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Au

commencement
était la relation...
mais après ?

SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2016


R E V U E D U M A U S S N° 4 7

La Découverte • M|A|U|S|S
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
N° 47 PREMIER SEMESTRE 2016

Au commencement
était la relation…
       Mais après ?
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales
Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou
idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement
d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie,
l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le
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Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 13 rue des Croisiers, 14000 Caen.

Revue à comité de lecture international,


publiée avec le concours du Centre national du Livre.

ISBN : 978-2-7071-9051-2
ISSN : 1247-4819
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
N°47 PREMIER SEMESTRE 2016

Au commencement était la relation…


Mais après ?

Alain Caillé 5 Présentation


et Philippe Chanial
I. Au commencement était la relation… Mais après ?

1. Entrées en relation

Nathalie Heinich 29 De l’objet à la relation : une révolution copernicienne


Martin Buber 32 Au commencement était… Martin Buber.
Libres extraits de Je et tu
Robert Misrahi 35 Martin Buber, philosophe de la relation
Luigino Bruni 44 Les relations en tant que biens

2. Tout n’est-il que relation ?


A) La nature
Michel Bitbol  65 La mécanique quantique comme théorie
essentiellement relationnelle
Augustin Berque 87 La relation perceptive en mésologie : du cercle
fonctionnel d’Uexküll à la trajection paysagère

B) Le social ? Le sujet ?
Laurence Kaufmann 105 La « ligne brisée » : ontologie relationnelle, réalisme social
et imagination morale
Francesco Callegaro 129 Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ?
Vincent Descombes et les leçons du don
Mireille Chabal 165 Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle

Aldo Haesler 187 Esquisse d’une théorie relationniste


du changement social
Alexis Dirakis 201 Anthropologie et sociologie de la relation
chez Helmuth Plessner
Gildas Renou 221 La relation, l’incertitude et la contestation politique.
Limites de l’anthropologie d’Arnold Gehlen pour la
sociologie des institutions
Albert Piette 257 De la relation à l’existence : sciences sociales
ou sciences humaines
Stéphane Vibert 287 Le bain acide des relations de pouvoir.
Critique de la socioanthropologie potestative
Alain Caillé 305 Pouvoir, domination, charisme et leadership

3. Relation, don et reconnaissance


Alain Caillé 321 La lutte pour la reconnaissance par le don
et Thomas Lindemann entre acteurs collectifs (I)
Davide Sparti 337 La reconnaissance est-elle un devoir ?
Arendt, Cavell et la problématisation d’un concept
Jean-Baptiste 355 Une relation effacée
Lamarche
Bernard Petitgas 369 Ce qui se donne en prison. Relations
et socialisations en institution totalisante
Père Joseph Wresinski 381 Le partage
Vincent Laupies 387 La complexité évangélique du don
Massimiliano 399 Au début était la relation ? Convenientia et aptum
Marianelli chez Augustin d’Hippone

II. Libre revue


Michel Terestchenko 413 Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité
Jean-Paul Rogues 437 Georges Haldas : le scribe assis

Bibliothèque 457
Résumés & abstracts 469
Liste des auteurs 483
Présentation

Au commencement était la relation…


Mais après ?

Alain Caillé et Philippe Chanial

La question des commencements n’est pas d’une simplicité


biblique. Chacun connaît le Prologue de l’Évangile de Jean : « Au
commencement était le Verbe. » L’apôtre y célèbre tout d’abord
le Verbe (logos) de Dieu dont jaillit toute réalité, ce Verbe de
vie qui, dans la Genèse, crée toutes choses en les nommant. Il
témoigne aussi de la présence vivifiante de cette Parole révélée,
faite chair dans la personne du Christ, de ce Verbe incarné qui habite
désormais, « plein de grâce et de vérité », la vie de chacun et lui
donne sens. Mais l’on se rappelle aussi comment Faust, ouvrant le
Nouveau Testament, corrigea – blasphéma – cette parole d’évangile.
Refusant de placer le Verbe aussi haut, il lui substitua, pour mieux
marquer l’impuissance du logos à saisir l’« océan de la vie » et son
tumulte, cette autre formule bien connue : « Au commencement
était l’Action1. »

1. Freud d’ailleurs ne concluait-il pas Totem et Tabou et son analyse de l’acte


fondateur de la culture – celui du meurtre du père – par cette même formule de
Goethe ? Et rappelons également que cette formule sera convoquée par Husserl dans
sa Krisis [1935] pour justifier le retour au monde de la vie (Lebenswelt), mais aussi
par le dernier Wittgenstein pour étayer la notion de « forme de vie » [Rigal, 2003].
6 Au commencement était la relation… Mais après ?

C’est encore une autre voie que ce numéro se propose de


questionner. Plus radicale et déroutante encore. Nous l’empruntons,
dans sa formulation, au philosophe et théologien Martin Buber,
grande figure de ce que Michaël Löwy a nommé le « judaïsme
libertaire ». Et si au commencement n’était ni la performativité du
Verbe selon Jean ou de l’Action selon Goethe, mais la Relation ?
Et si, contrairement à nos évidences les plus élémentaires, il nous
fallait renoncer à l’ambition d’accéder à la constitution intime des
choses et des êtres, à ce qu’elles sont censées être dans l’« absolu »,
indépendamment des interactions qui les constituent ? On affirmerait
ainsi que la texture même de tout ce qui existe – la nature, le social, la
subjectivité – est fondamentalement et exclusivement relationnelle,
et ne peut être appréhendée qu’en ces termes.
Pour mieux saisir le statut de cette hypothèse, faisons un détour
par l’Inde bouddhiste. On sait combien le bouddhisme s’est attaché
à dissoudre radicalement toutes les entités, tant du côté du sujet
que de l’objet, pour souligner que tout ce qui est n’advient que par
interdépendance, de façon labile et mouvante. Dans cette tradition,
Nagarjuna, logicien indien, fondateur de l’École du milieu, au
iie-iiie siècle de notre ère [in Bitbol, 2010] nous propose une autre
histoire de père et de fils que celle de Jean. Pourquoi, s’interroge-t-il,
considérons-nous qu’un fils n’existe que parce que son père l’aurait
engendré ? Parce que, sur le modèle de la cause et de l’effet, nous
posons que ce père doit bien tout d’abord exister, comme élément
premier. Sans père, pas de fils. Très bien, nous dit-il. Mais n’est-ce
pas tout autant la naissance de l’enfant qui fait de cet homme un
père, qui l’« engendre », le « crée » en tant que père ? Sans fils, pas
de père… Bref, ne se produisent-ils pas réciproquement l’un l’autre,
l’un par l’autre, aucun des deux ne préexistant à cette relation ?
De même, de la gravitation newtonienne à la physique quantique
en passant par la thermodynamique du xixe siècle, les sciences de
la nature n’ont cessé d’accorder la primauté aux relations sur les
éléments qu’elles relient. Et, à leur façon, nous y reviendrons, les
sciences sociales, notamment le structuralisme ou, tout autrement,
l’interactionnisme, en retiendront la leçon. Par d’autres chemins,
qu’elles soient d’inspiration phénoménologique, herméneutique,
pragmatique ou pragmatiste, dialogique etc., les philosophies
contemporaines ne nous ont-elles pas appris, elles aussi, à travers
le thème, polymorphe, de l’intersubjectivité, à prendre nos distances
Présentation 7

avec une conception idéalisée de la subjectivité qui veut voir dans


l’individu souverain et émancipé sa figure de gloire ? Et, aujourd’hui,
dans leur prolongement, les théories de la reconnaissance, du care,
à l’instar du paradigme du don, n’accordent-elles pas à la relation
le même caractère originaire, la même dimension constitutive ?
Enfin, la psychanalyse bien comprise a-t-elle un autre objet que
ces relations qui nous font (et nous défont) ?
Allons plus loin. Dans le monde globalisé qui est désormais
dans le nôtre, à l’ère de l’anthropocène et, plus encore, au sein de
cette « société en réseau » [Borel, 2014] du « tous connectés » et,
bientôt, du « tout connecté », notre présent et, plus encore, notre
futur semblent s’écrire sous le signe d’un relationnisme généralisé.
Qu’il s’agisse des rapports entre les sujets humains ou avec leurs
artefacts ou leur environnement, rien ne semble en effet échapper à
l’empire de la relation. Comme si la relation de tous (et tout) avec
tous (et tout) était devenue l’universel en soi, enfin réalisé.
Il n’est pas illégitime de s’en réjouir. L’Association universelle
n’était-elle pas au cœur des grandes utopies socialistes, depuis Saint-
Simon et Fourier (et même Marx) ? Pour autant, nous ne manquons
pas de raisons de nous méfier de ce relationnisme généralisé, de ce
panrelationnisme. Ne peut-il pas, par exemple, tout autant conduire
à défendre les vertus d’un pancapitalisme, d’un Monde-marché régi
par les seules relations économiques et dominé par les géants du Web,
les fameux GAFA, autant ou plus que celles du multiculturalisme,
du métissage, d’une économie résolument solidaire, d’une société
authentiquement ­convivial(ist)e ? On devine le problème. En
effet, si le fait – indubitable – de la relation conduit seulement à
poser que tout dépend de tout (et réciproquement), que tout est lié,
interdépendant, comment en déduire une quelconque éthique ? Et
a fortiori une quelconque politique ? Car la relation ainsi pensée
est axiologiquement neutre, normativement amorphe. À l’évidence,
toutes les relations ne se valent pas. La violence, la domination et
l’exploitation sont aussi des relations. Et les fils qui nous relient
les uns aux autres ne sont pas nécessairement sources de bienfaits.
Après tout, comme Charles Gide et les solidaristes le soulignaient
il y a plus d’un siècle déjà, la solidarité qui nous unit, c’est aussi,
tel un château de cartes, la solidarité dans la faillite économique ou,
tout autrement, sur le modèle de la contagion, la solidarité dans le
microbe, les maladies infectieuses, voire le péché originel…
8 Au commencement était la relation… Mais après ?

Par ailleurs, peut-on penser dans les mêmes termes les relations
interhumaines et celles que nous nouons avec la nature ou, plus
généralement, avec les non-humains ? De même, le relationnisme
de la physique quantique est-il comparable et converge-t-il avec
celui défendu en sciences sociales ? Comment alors – et tel est l’un
des enjeux de ce numéro –, définir et donner un certain tranchant à
cette notion polysémique de relation ? Comme le souligne Albert
Piette [2014], « système », « structure », « rapports sociaux »,
« interaction », « intersubjectivité » etc., tous ces termes ne disent-
ils pas tous, à leur façon : « relation » ? Un exercice de clarification
s’impose donc, car la relation pourrait bien n’être qu’un « mot-
valise », un signifiant vide. Et le « tout relation » un simple slogan,
tout aussi vide.
Il ne s’agira donc pas de faire ici l’éloge, sans reste, du
relationnisme. Car restes il y a. À privilégier ainsi la relation, le
« entre », ne néglige-t-on pas – jusqu’à leur refuser toute existence –
la consistance des termes mis en relation ? Ne sont-ils, ne doivent-
ils être considérés que comme de simples effets de relations ?
Après tout, le déconstructionnisme contemporain, avec tout ce qu’il
comporte de problématique, n’est-il pas, lui aussi, un relationnisme ?
Un relationnisme radical ? La question est alors donc de savoir
jusqu’où suivre, au nom du relationnisme, cette propension de la
pensée contemporaine à dissoudre toute substantialité – des choses,
des collectifs ou des sujets – dans la relationalité pure. Comment
faire droit, à l’inverse, à la singularité (à la conscience de soi, à
l’intériorité) et à l’épaisseur des personnes, des institutions et des
structures symboliques ?
Questions complexes, qu’on ne saurait épuiser ici. Mais, à en
suivre le déroulé, on voit se former une hypothèse : n’est-ce pas
dans le langage du don qu’il faut retraduire – pour mieux le clarifier,
en poser les limites et en approfondir toute la portée normative –
l’impératif relationniste ? Et si le don, ce fameux « roc » selon
Mauss, constituait, par son ambivalence même, la matrice de toute
relation humaine et sociale bien comprise ? Resterait alors à mieux
comprendre le rapport entre la relationalité proprement humaine et
sociale, d’une part, et la relationalité physique de l’autre. Mais avant
de développer ces points critiques et esquisser une reformulation
maussienne du relationnisme, commençons pas à pas à entrer en
matière, c’est-à-dire… en relation.
Présentation 9

Entrées en relation

On ne peut pour cela trouver meilleur guide que la sociologue


Nathalie Heinich. En quelques pages percutantes, elle nous invite
à prendre la pleine mesure de la « révolution copernicienne » qui,
aujourd’hui, bouleverse tout autant la physique que la sociologie,
l’anthropologie et l’économie. Rompant avec toute pensée
substantialiste au profit d’une pensée résolument relationnelle,
ce changement radical de paradigme, au sens de Thomas Kuhn,
consiste à ne plus tabler sur des entités préexistantes, liées par des
relations, pour mieux montrer comment ces entités se constituent
dans et par la relation qui les unit : « C’est la relation qui fait
l’objet, et non pas l’objet qui fait la relation ». Tel est le cœur de la
sociologie de Norbert Elias dont Nathalie Heinich est le meilleur
connaisseur français. Au-delà d’un simple interactionnisme, Elias
souligne en effet, à l’instar de Martin Buber, combien « l’énoncé
des pronoms personnels signifie de la façon la plus élémentaire
que les hommes dépendent fondamentalement les uns des autres »
[1981, p. 149] et, à travers la notion de configuration, combien ce
sont ces réseaux d’interdépendance qui façonnent tant les sujets
que les groupes et les sociétés humaines2 ?
Pour autant, ce recouvrement partiel des notions de relation et
d’interdépendance mérite d’être questionné. Revenons pour cela
à celui auquel nous avons emprunté le titre de ce numéro, Martin
Buber, et à son grand petit livre, Je et Tu, dont nous donnons ici
quelques passages saisissants. Ce n’est pas sans raison que Robert
Misrahi, dans sa présentation de la traduction française, le consacre
philosophe de la relation, mais aussi de la réciprocité. En effet, selon
Buber, « le monde est double pour l’homme » car son attitude face
à lui est double, à l’instar des deux « mots-principes » qui, une fois
prononcés, fondent deux sphères distinctes d’existence. Le monde
en tant qu’expérience, le monde empirique des objets et des choses

2. C’est en ces termes qu’il faut interpréter sa critique, teintée d’ironie, des
mythes, religieux ou scientifique, des origines : « Et si vraiment on a besoin […] d’un
mythe des origines, il serait temps en tous cas de réviser les mythes traditionnels : au
commencement, pourrait-on dire, étaient non pas un individu isolé, mais plusieurs
individus qui vivaient ensemble, qui se causaient mutuellement du plaisir et de la
souffrance, comme nous, qui s’épanouissaient ou déclinaient les uns par et avec les
autres […] » [Elias, 1991, p. 57].
10 Au commencement était la relation… Mais après ?

– qui est aussi celui de la « volonté utilitaire » et de la « volonté


dominatrice » – relève du « Je-Cela », le « mot qui sépare ». Ainsi
l’homme qui dit Je-Cela « se plante en observateur devant les
choses au lieu de les placer en face de lui pour l’échange vivant des
fluides réciproques » [p. 62], pour devenir, lui-même, une chose
parmi les choses. Or, il est pour Buber un autre monde, originaire,
le « monde de la relation », que fonde l’autre mot-principe, le
Je-Tu. Qu’il s’agisse de la sphère des relations de l’homme avec
d’autres hommes, avec la nature ou avec les entités spirituelles,
dans cette seconde attitude, que Robert Misrahi nomme l’« attitude
relationnelle », prime cette ouverture vivante, inconditionnelle et
immédiate à l’autre par laquelle, « en même temps qu’est posé le
Tu, est posé le Je ». C’est en ce sens, précise encore Misrahi, que
« le sujet n’est pas antérieur à la relation, il lui est exactement
contemporain ». Ici, et de façon manifeste et explicite dans la
rencontre interhumaine, se manifeste, explique Buber, « une
réciprocité de dons ; tu lui dis Tu et tu te donnes à lui ; il te dit Tu
et il se donne à toi ».
On voit ainsi déjà comment cette formulation buberienne du
relationnisme permet d’articuler une critique de l’utilitarisme, qui
chosifie le monde comme l’homme, et une valorisation de la relation
conçue non comme une simple interdépendance de fait, dépourvue
de dimension éthique, mais comme un mouvement réciproque de
dons et de reconnaissance mutuelle3.
C’est dans cet esprit qu’on lira le texte de Lugino Bruni. Dans
le présent extrait de son ouvrage La Blessure de la rencontre.
L’économie au risque de la relation [2014], l’auteur, promoteur
de la tradition italienne de l’« économie civile », montre combien
l’économie moderne se singularise par son évitement de tout contact
avec l’autre. Dans le huis clos du marché, l’enfer, c’est les autres !
En effet, le marché est justement ce tiers neutre qui, vecteur d’une
relationalité indirecte et anonyme (la fameuse « main invisible »)

3. Pour pointer davantage les airs de famille entre Buber et Mauss, il faut ici
rappeler combien le socialisme buberien, d’inspiration libertaire, mérite d’être lu
comme une manière d’inscrire le rapport Je-Tu dans les formes concrètes d’une vie
collective régie non par l’État et le marché (incarnant chacun le rapport Je-Cela),
mais, dans le sillage de Proudhon, Kropotkine et Landauer, par des structures
communautaires de voisinage, de travail et d’entraide, fondées sur la libre association
et où chacun considère autrui comme son égal [voir Buber, 2016].
Présentation 11

et d’une interdépendance mécanique, nous immunise contre les


blessures que la rencontre directe du Je et du Tu pourraient engendrer.
Mais aussi contre le bonheur qu’elle pourrait, comme dans le libre
don réciproque, receler. Or comment penser ce bonheur si étranger
aux savants calculs de la théorie économique néoclassique4 ? Bruni
suggère d’approfondir la précieuse notion, développée depuis une
trentaine d’années tant en philosophie, en sociologie et en économie,
de « bien relationnel ». Il existe des biens, en effet – par exemple
l’amitié, l’amour réciproque, l’engagement civique –, dans lesquels
c’est la relation même qui constitue le bien. Et n’est-ce pas ainsi, en
reconnaissant en quoi le bien réside dans la relation en soi, pour elle-
même, que pourrait être, enfin, racheté la faute d’Adam… Smith ?

Tout est-il relation ?

Cette entrée en matière pourrait être lue comme un plaidoyer


gentillet pour un relationnisme généralisé, appelant à noyer toutes
choses dans les eaux chaleureuses de la relation altruiste. Contre
cette tentation iréniste, il nous faut reprendre, avec plus de précision,
mais aussi de circonspection, quelques-unes des hypothèses
précédemment soulevées.

La nature ?

Commençons par la nature à travers deux regards sur sa texture


relationnelle. Comme le souligne le philosophe des sciences Michel
Bitbol, « l’idée que notre science peut seulement accéder à des
relations, et non pas aux hypothétiques déterminations absolues de
ce qui est, remonte à un passé très ancien ». En revanche, si véritable
« révolution copernicienne » il y a eu, pour reprendre la formule de
Nathalie Heinich, on la doit, dans sa systématicité, à la physique
quantique. En effet, « tandis que l’édifice de la physique classique
s’appuie sur un cercle de propriétés, l’édifice de la physique
quantique dépend d’un cercle de pures relations ». Thèse radicale

4. Et pourtant si évident. Comme le montrent bien des enquêtes, rappelle Bruni,


l’argent ne fait pas le bonheur lorsque l’augmentation du revenu se fait au détriment
de la qualité des relations avec les autres, par exemple les relations familiales.
12 Au commencement était la relation… Mais après ?

puisque doublement relationnelle. Non seulement la connaissance


elle-même est relationnelle, relation d’interdépendance entre le
sujet connaissant et son « objet5 », comme le montre la relation
d’incertitude d’Heisenberg, mais, plus encore, si la physique
quantique « dénote de pures relations », seules ces relations (ou
les corrélations) ont une réalité physique, et ce qu’elles corrèlent
n’en a pas ! Relativisme transcendantal audacieux, on le voit, qui
n’est pas sans rappeler la dissolution bouddhiste de toutes les entités
évoquées plus haut6.
Sondons une tout autre discipline, l’ancêtre de l’écologie, la
mésologie, « sciences des milieux ». Si le géographe, philosophe
et orientaliste Augustin Berque nous invite à faire revivre cette
science, c’est pour montrer combien, à la différence de la science
moderne de l’environnement, elle ne conçoit pas le milieu comme
un objet en général ni une « mécanique d’objets aveugles » mais
comme un « ensemble relationnel », toujours spécifique, comme
une réalité sensible. Contre l’ontologie dualiste traditionnelle, cette
perspective inspirée de la phénoménologie de Jakob von Uexküll et
du philosophe japonais Tetsurō Watsuji, refuse de considérer le sujet
et son milieu comme deux en-soi distincts, ils « forment un contre-
assemblage indissociable où se cosuscitent l’action et la perception,
le sens et le fait ». Ainsi, seule une pensée résolument relationnelle
peut, par exemple, nous permettre de comprendre comment les
monts et les eaux peuvent être perçus en tant que paysage. En effet,
la réalité (ou la beauté) d’un paysage n’est ni proprement objective,
ni proprement subjective, mais plutôt « trajective », c’est-à-dire
instituée par la relation entre un sujet – individuel ou collectif,
présent ou passé – d’une part, et, d’autre part, l’environnement de
ce sujet [Berque, 2006, p. 856].
Que conclure, provisoirement du moins ? Ne touche-t-on
pas déjà à cette tension entre un relationnisme radicalement
« constructiviste », selon lequel il n’existe que des relations, et
un relationnisme que l’on pourrait, en première approximation,
nommer « constitutiviste », pour lequel l’accent mis sur ce qui est

5. L’auteur pointe ici le caractère suggestif de la notion de « perturbation » selon


laquelle « l’action de l’objet sur l’agent de mesure a pour exacte réciproque une
influence “perturbante” de l’agent de mesure sur l’objet ».
6. Et, d’ailleurs, l’auteur s’attache justement à scruter avec minutie ces troublants
airs de famille [Bitbol, 2010].
Présentation 13

mis en forme et en sens par la relation ne suppose pas que l’on doive
faire l’économie des termes qu’elle unit. Or n’est-ce pas une même
tension que l’on retrouve dans le champ des sciences sociales ?
Poursuivons l’enquête.

Le social ? Le sujet ?

Apparemment, les sciences sociales semblent n’avoir guère


accordé de dignité théorique véritable à la texture intrinsèquement
relationnelle du social. Comme si, au commencement était le
tout social ou l’individu. Le tout dont les relations ne seraient
que l’émanation. Ou, à l’inverse, l’individu et les relations qu’il
noue avec autrui comme autant de contrats régis par un calcul
d’intérêt plus ou moins bien compris. « Au Commencement était
la relation… » Il est tentant de voir dans cette formule sinon la
Loi et les Prophètes, du moins la reconnaissance d’un « tiers
paradigme » trop longtemps exclu par ses concurrents holistes et
individualistes [Caillé, 2000]. Telle est notamment l’invitation faite
par Bruno Latour [2012, p. 312-313], invitation à se débarrasser
tout autant d’une « subjectivité insaisissable » que d’une « structure
inassignable ». L’invitation est tentante. Mais cependant pas
irrésistible.
N’est-ce pas, en effet, au nom du relationnisme que la théorie
de l’acteur-réseau appelle à en finir avec tout privilège accordé aux
relations interhumaines – celles que nous avions pris la (mauvaise)
habitude nommer « sociales » ? Malgré de récentes inflexions,
la « méthode associative » latourienne ne consiste-t-elle pas à
déconstruire toute entité (objet, institution, individu, croyance, etc.)
pour en faire un simple « nœud relationnel » ? Et, au-delà de Bruno
Latour, le paradigme relationniste – voire le relationist turn qui se
serait opéré en sciences sociales depuis les années 1990 – n’est-il
pas présenté avant tout comme un anti-essentialisme ? Tel est le cas
du fameux Manifeste pour une sociologie relationnelle d’Emirbayer
[1997], souvent évoqué et qu’il faut lire, d’abord, comme un
manifeste nominaliste radical. L’« impératif anticatégorique »
qu’il y défend le conduit à considérer qu’en sciences sociales il
y a toujours « trop de sujet », indûment essentialisé, et jamais
assez de contingence, de labilité et de processualité. Peu importe
alors que l’on mette en scène des sujets individuels (calculateurs
14 Au commencement était la relation… Mais après ?

ou non) ou des sujets collectifs. L’ennemi, c’est l’essentialisme


sous toutes ses formes. Réelles ou supposées7. Le contraste est ici
frappant entre le relationnisme des classiques (Simmel, Mauss,
Elias, Mead, etc.) et celui des modernes8. Alors que le premier
faisait droit à l’interrogation philosophique, le second, comme le
reconnaît Emirbayer lui-même, est marqué par un profond déficit
normatif et, avec lui, sommes-nous tentés d’ajouter, par un déficit
anthropologique. Sans jeter le bébé relationniste avec l’eau du bain
déconstructionniste, c’est bien ce double déficit que les articles que
nous avons réunis se proposent, diversement, de combler.
Laurence Kaufman pose ici la question essentielle : au
commencement de quoi la relation peut-elle être située ? Du sujet
tout d’abord, répond-elle. De ces êtres intrinsèquement sociaux que
nous sommes. En effet, d’un point de vue tant phylogénétique et
ontogénétique, ne sommes-nous pas, comme espèce et comme
sujets singuliers, des enfants de la relation ? Enfin, d’un point de
vue cette fois socio-logique, c’est au commencement de la société,
du monde social qu’est la relation. Banalité ? Oui et non. En effet,
pour une sociologie résolument relationnelle, il ne s’agit pas de
penser les relations externes entre des éléments indépendants, mais
des relations internes qui affectent l’identité des termes qu’elles
unissent. Or ces relations internes peuvent être saisies de deux
façons. Dans une perspective structurale, ces relations dénotent
des systèmes relatifs de rôles, de statuts, de places interdépendants
qui assignent certaines positions aux parties d’un tout. À l’inverse,
dans une perspective intersubjectiviste ou interactionnelle, de Mead
à Honneth, en passant par Goffman, Garfinkel ou Habermas, la
relation entre les sujets se voit reconnaître un pouvoir instituant
propre irréductible à une simple logique de reproduction sociale.

7. De même, autre aporie de ce relationist turn, théories du capital social, de


l’échange social et, surtout, network analysis, ne participent-elles pas d’un utilitarisme
généralisé où, par la mobilisation des relations, conçues comme autant de ressources
mobilisables au profit des stratégies et des calculs des acteurs, ça maximise à tout crin ?
8. Comme nous l’évoquions pour les « sciences dures », en sciences sociales
également, affirmer un tel primat de la relation n’a rien de bien original, sauf à se
satisfaire de l’opposition, en fait assez paresseuse, entre individualisme et holisme
et si peu pertinente pour comprendre les classiques de la sociologie. En effet, sous
bien des aspects que nous ne pouvons discuter ici, ces sociologies classiques sont
déjà bel et bien relationnelles.
Présentation 15

Faut-il alors choisir entre ces « relations structurales sans sujets »


et ces « relations intersubjectives sans structure » ? Non, suggère
l’auteur, du moins si l’on suit la voie médiane proposée par Mauss
dans son analyse du don, cette « ligne brisée de la réciprocité ». Pour
Mauss, en effet, les relations de dons sont « simultanément sociales
et morales, structurelles et intersubjectives, contraintes et libres,
matérielles et idéelles […] elles ne s’épuisent donc ni dans la ligne
directe qui caractérise la dyade éphémère de l’intersubjectivité pure,
ni dans la relation structurale entre des statuts complémentaires
– même si, d’une certaine manière, elles les englobent et les
impliquent ».
Ce qui ouvre alors, paradoxalement, avec et au-delà de Mauss,
à une reformulation des enjeux normatifs d’une sociologie
relationnelle. Et si, au commencement de la morale, n’était pas
la relation mais, au contraire, cette capacité à s’en abstraire pour
imaginer, comme y invitait Durkheim, l’« homme en général », et
ainsi défendre l’égale dignité de tous à entrer dans le cercle de la
réciprocité ?
Pour Francesco Callegaro, il peut paraître également bien banal
d’affirmer que le social est relationnel pour prétendre asseoir un
nouveau paradigme, relationniste, en sciences sociales. En effet, les
sciences naturelles ne dégagent-elles pas tout autant, on l’a vu, de
multiples systèmes de relations ? La question essentielle est donc
de distinguer ce système spécifique de relations qu’est censé être
le « social ». À partir d’une critique interne de la logique triadique
des relations développées par Vincent Descombes, il montre
non seulement comment celui-ci cherche à penser le social en se
focalisant sur le don qu’il considère, à la suite de Mauss, comme le
phénomène social par excellence, mais aussi dans quelle mesure la
triple obligation constitutive du don appelle la référence à un tiers
qui excède la relation, soit « une instance normative assurant un
ordre de justice » qui n’est pas sans rappeler, ici aussi, la sociologie
morale durkeimienne. Ce point d’arrivée, la question du tiers,
constitue au contraire le point de départ de l’analyse développée par
Mireille Chabal. Critiquant, à la lumière de la logique dynamique
du contradictoire de Lupasco, l’interprétation de la réciprocité
anthropologique comme interaction, elle montre en quoi celle-ci
n’est pas la réciprocité de consciences qui préexisteraient à leur
16 Au commencement était la relation… Mais après ?

relation, mais la relation qui fait de nous des sujets et qui, en


produisant un Tiers entre les partenaires, produit le sens.
Tout se passe, on le voit, comme si le relationnisme, en sciences
sociales, était marqué par un théorème d’incomplétude. Comme si
les relations ne se suffisaient pas à elles-mêmes, voire ne tenaient
pas toute seules. C’est dans cet esprit qu’Aldo Haesler, guère
convaincu lui non plus par le relational turn contemporain, livre
ici un plaidoyer pour un « relationnisme complexe ». Complexe,
précise-il, au sens où il s’agit de « fédérer deux domaines que sont
les relations humaines, véritable noyau dur du programme, et les
institutions qui leur servent de cadre ». Complexe également au
sens où il défend, d’un point de vue à la fois anthropologique, le
« statut matriciel » de la relation interhumaine – sur le modèle
de ce « roc » que constitue le don pour Mauss – pour mieux en
appréhender, dans la perspective d’un « humanisme minimal » et
d’une théorie relationnelle du changement social, quelques-unes de
ses implications morales et politiques. À ce titre, l’auteur renoue,
en l’actualisant, avec toute la puissance de la tradition allemande
de l’anthropologie philosophique, si proche (et contemporaine) de
l’œuvre de Buber.
Cette tradition est ici présentée et discutée tout d’abord par Alexis
Dirakis, dans une remarquable synthèse de la « biophilosophie
interactionniste » d’Helmuth Plessner. Elle peut être lue comme
une critique précieuse du panrelationisme contemporain et, contre
tout irénisme, comme une remarquable analyse de l’ambivalence
du désir humain au cœur de toute intersubjectivité. Gildas Renou,
quant à lui, explore les limites de l’anthropologie d’Arnold Gehlen
afin d’esquisser une perspective relationnelle et dynamique des
institutions, sensible à ce que le « tropisme conservateur » du
sociologue allemand a tenté de congédier : la force créatrice de
l’incertitude dans la vie sociale et politique et la tension irréductible
entre les besoins humains d’attachement mais aussi de détachement
envers autrui.
Cet appel à un « humanisme minimal », défendu par Aldo
Haesler, et les discussions autour de Plessner et Gehlen invitent
à approfondir l’ancrage anthropologique de toute perspective
relationnelle. Telle est bien l’ambition d’Albert Piette. À ce détail
près que l’anthropologie qu’il défend invite à en finir avec le
relationnisme… Synthétisant la « lettre » particulièrement acérée
Présentation 17

qu’il adressait récemment à ses collègues anthropologues, l’auteur


ne conteste pas le fait de la relation mais ce « tout-relation », presque
réflexe, qui domine selon lui dans les sciences sociales. Cette aporie
relationniste est sévèrement critiquée tant chez Goffman, du fait
de l’accent mis sur les interactions et les conduites visibles au
mépris de l’expérience vécue, que chez Lévi-Strauss, au regard de
son obsession structurale qui le conduit à délaisser la subjectivité,
ou dans la théorie de l’habitus de Bourdieu et (surtout) dans
le connexionnisme généralisé de Latour. D’où sa proposition
provocatrice : laissons à la sociologie le soin de faire la science
des liens pour mieux consacrer l’anthropologie, conformément à
son étymologie, comme la science de l’homme, de l’individu, de
la singularité des existences. Bref, une science non de la relation
mais de la séparation.
Cette invitation à écrire tout autrement, en sciences sociales, le
plein et le délié – relation et séparation, attachement et détachement
– ne manque pas d’être suggestive et stimulante. Récupérer
l’individu pour mieux retrouver, à leur juste place, les relations.
Pourquoi pas ? Mais cela ne conduit-il pas à renouer, même si c’est
de manière profondément originale, avec un certain individualisme
méthodologique ? À ce compte, la proposition inverse n’est-elle pas
a priori tout aussi légitime ? L’alternative aux apories d’un certain
relationnisme n’est-elle pas à chercher dans un holisme renouvelé ?
Après tout, le déjà-là qu’il s’agit de sauver du réductionnisme
relationniste pourrait être non pas tant l’individu que les totalités
sociales dans lesquels il s’inscrit. Non pas les parties mais le tout.
Or n’est-ce pas justement tout déjà-là qu’une tendance forte, sinon
dominante, de la pensée contemporaine appelle à congédier ?
Telle est la conviction de Stéphane Vibert dans sa sévère
critique de ce qu’il nomme la « socioanthropologie potestative ».
Il désigne par ce terme cette reductio ad potestatem, ce postulat
fondamental, largement répandu aujourd’hui dans les théories
« critiques », selon lequel ce seraient, en dernier lieu, les relations
de pouvoir qui définiraient le cœur de toute réalité collective. Bref,
au commencement étaient les relations… de pouvoir. Au nom d’un
« anti-essentialisme banal », toute catégorie à vocation totalisante se
voit ainsi soupçonnée de constituer un instrument de discrimination
ou d’uniformisation. D’où le succès, de Deleuze à Latour, des
métaphores du « flux », de la « connexion » et du » réseau », et de
18 Au commencement était la relation… Mais après ?

cette « rhétorique apologétique du divers, de l’aléatoire » empruntés


notamment à Foucault et Derrida. Or, suggère l’auteur, plutôt que
de s’acharner ainsi à dévoiler, sous tout « symbolisme », un « réel »
composé de rapports de forces premiers, ne faut-il pas faire droit
à une intelligence du monde social comme ordre de sens, comme
réalité symbolique « déjà-là » ? C’est alors que la question du
pouvoir pourrait être tout autrement pensée, avec Arendt, comme
« pouvoir des commencements ?
N’avons-nous alors d’autre choix que de renouer avec une forme
ou une autre d’individualisme (Piette) ou de holisme (Vibert) ? À
l’évidence, comme le suggérait Laurence Kaufmann à la suite de
Mauss, c’est en réalité une voie médiane, certes étroite, qu’il nous
faut tracer. Une voie du milieu.
Telle est l’ambition du texte d’Alain Caillé qui, sur la question
abordée par Stéphane Vibert, mobilise sa théorie anti-utilitariste
de l’action pour retraduire et formaliser les relations de pouvoir et
de domination en clé de don. Ainsi souligne-t-il que « la relation
de pouvoir s’exerce dans le cadre d’une certaine horizontalité du
rapport social et d’un esprit de réversibilité et de réciprocité qui
n’est pas sans évoquer le don maussien […] Ce qui caractérise, au
contraire, la domination, c’est la verticalisation du pouvoir, qui vient
désormais définitivement d’en haut, l’affirmation d’une asymétrie
radicale entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, l’absence
ou la perte d’un sentiment de commune humanité et de commune
socialité. Et la perte corrélative de l’esprit du don ».
À partir de cet exemple des relations de pouvoir, et dans le
prolongement des contributions précédentes, il est tentant de
généraliser le propos. Comme le suggérait Laurence Kaufmann,
Mauss n’a t-il pas en effet, dans l’Essai sur le don, posé « les
jalons de l’armature définitionnelle de ce que “être en relation
veut dire” » ? Et la clé de voûte de cette armature n’est-elle pas la
réciprocité ? En effet, la triple obligation maussienne ne caractérise-
t-elle pas toutes les relations sociales lorsqu’elles sont appréhendées,
précisément, sous leur angle relationnel ? Peut-on en effet parler
de relation lorsqu’à la libre obligation de réciprocité, chère à
Mauss, se substitue un rapport d’instrumentalisation – d’utilité ou
de domination – ou de pure violence ? La relation bien comprise
désignerait donc une certaine qualité de lien, subjectivante et non
réifiante, qui suppose la reconnaissance de l’autre comme sujet, sur
Présentation 19

le modèle du Je-Tu – et non du Je-Cela – constitutif du « monde de


la relation » pour Buber. C’est en ce sens que le don peut être pensé
comme à la fois la partie et le tout. Une forme de relation parmi
d’autres et, en même temps, une relation sociale totale, pour le dire
en termes maussiens, ou la « forme sociale de toutes les formes
sociales », pour évoquer Simmel [Chanial, 2010]. Opérateur et
symbole de l’alliance, n’est-il pas, tout à la fois, force d’association,
de socialisation et d’individuation, instituant conjointement, par la
reconnaissance réciproque, le Je, le Tu et le Nous9 ?

Relation, don et reconnaissance

Accorder un tel privilège au don conduit ainsi à poser


l’irréductibilité de la relation interhumaine au simple fait de
l’interdépendance. Et, s’il est ainsi, n’est-ce pas avant tout parce
que la relation est traversée par une demande, tout aussi irréductible
– irréductible à la seule poursuite de l’intérêt – de reconnaissance ?
D’où la primauté de la relation bien comprise, et, par là, de l’appât
du lien sur l’appât du gain. En effet, avant de pouvoir calculer,
contracter, etc., il faut déjà exister comme sujet, être quelque chose
ou quelqu’un plutôt que rien ou personne.
Pour autant, les théories consacrées de la reconnaissance laissent
tout un ensemble de questions ouvertes que s’attachent à discuter
deux contributions décisives. Alain Caillé et Thomas Lindemann,
proposant d’étendre aux relations entre acteurs collectifs (peuples,
nations, cultures, États) la théorie hégélienne de la lutte pour la
reconnaissance, soulèvent un point aveugle de l’approche par la
reconnaissance, notamment d’Axel Honneth. Sauf à justifier toute
demande de reconnaissance ou à sombrer dans la tautologie, ne

9. Ou, pour généraliser le propos de Mauss dans les termes de Georg Simmel,
ne peut-on dire que ce sont les relations, toutes ces formes d’action réciproque
(Wechselwirkung) qui constituent – voire qui sont – la société et qui, dans un processus
circulaire, façonnent l’individu dans la mesure où c’est en agissant les uns avec (et
contre) les autres que ces individus qui produisent la société en deviennent les produits,
accédant ainsi aux conditions de leur socialisation et de leur individualisation [Simmel,
1999, p. 73-75] ? Par ailleurs, Simmel, en formalisant les a priori de l’association
(adsociation), soulignait également combien ceux-ci non seulement déterminent les
conditions réelles de constitution des différentes formes d’association humaine mais
aussi « représentent les conditions idéales, logiques de la société parfaite ».
20 Au commencement était la relation… Mais après ?

faut-il pas préciser ce que les sujets sociaux veulent voir reconnu,
et par qui, en tant que quoi et à quel titre ? Mobilisant le paradigme
du don, les auteurs suggèrent que « le désir premier des acteurs
sociaux, parallèlement à la satisfaction de leurs intérêts, est de
voir reconnaître leur valeur ». Or en quoi consiste cette valeur
sinon dans « la valeur des dons qu’ils ont faits, font ou pourraient
faire, telle qu’estimée par la société dans laquelle ils agissent » ?
En ce sens, à l’instar des sujets individuels, cultures, sociétés,
États rivalisent avant tout pour faire reconnaître leur valeur en
apparaissant comme donnant quelque chose de spécifique ou comme
ayant reçu un don unique. D’où la conflictualité intrinsèque des
relations interhumaines, individuelles ou collectives. Conflictualité
réglée, sur le modèle du don agonistique maussien, dans lequel la
rivalité unit ceux qui rivalisent pour donner. Mais n’entre-t-on pas
dans la guerre ouverte, la violence, voire la lutte à mort, lorsque
les acteurs, ne voulant plus admettre aucune autre légitimité que
la leur, basculent de la lutte pour la reconnaissance dans la lutte
de reconnaissance ?
Soulignant lui aussi le caractère agonistique des processus de
construction identitaire, Davide Sparti en tire des conséquences
plus radicales encore au regard des théories classiques de la
reconnaissance. À la différence de Taylor ou de Honneth, il montre,
à partir d’Arendt et de Cavell, que l’on ne saurait se satisfaire
d’une opposition tranchée entre réification et reconnaissance, sauf
à considérer qu’existeraient préalablement à la relation des identités
en attente de reconnaissance. Or, parce qu’elle est indexée à nos
actions et à nos relations, notre identité ne se dissimule pas en nous,
mais n’existe qu’entre nous, dans un monde résolument pluriel,
« constitué d’autres êtres humains qui participent, se répondent,
réagissent et, parfois, s’opposent à nous ». L’identité est donc bel et
bien « relationnelle », « tant et si bien que nous “sortons” de chaque
interaction marqués par un imprévisible mélange de reconnaissance
et de méconnaissance ».
Or n’est-ce pas cette relationalité de la subjectivité que la
psychanalyse aurait tenté d’« effacer » ? En effet, suggère Jean-
Baptiste Lamarche, dans une contribution particulièrement
originale, Freud ne concevait-il pas la cure comme un espace de
relation à soi, coupé du rapport à autrui, comme une scène qui,
en neutralisant la volonté socialisée, produite par les différentes
Présentation 21

relations et contraintes sociales dans lequel le patient est pris, devait


lui permettre d’exprimer et de reconnaître sa volonté première, sa
« vérité intérieure », jusque-là refoulée ? Or, montre l’auteur, non
seulement c’est bien une relation qui se noue entre le psychanalyste
et son patient mais, plus encore, cette relation présuppose tout un
ensemble de symboles et de significations, rattachés justement à
d’autres relations que celles nouées dans l’intimité du cabinet.
Celles-là mêmes qui façonnent ce monde qui préexiste à la cure10.
C’est dans un tout autre espace de relations que Bernard Petitgas
nous invite à pénétrer, l’univers carcéral. On pourrait penser que,
dans ce lieu d’enfermement, coupé de l’extérieur et au sein duquel
tous les aspects de la vie des détenus sont soumis à une discipline
mortifiante et dépersonnalisante, à une violence endémique, la
richesse des relations interhumaines s’effacerait également. Or,
montre-il, si les détenus, souvent, « s’ignorent, se jalousent, se
mentent, s’insultent, se frappent, s’escroquent et parfois se violent
et se tuent », de la même façon ils « s’entraident, se parlent, se
soutiennent, deviennent amis, certains, amants, se dépannent, se
soignent, s’épanchent, pleurent et rient ensemble ». Proposant
de rendre compte de cette complexité et de cette ambivalence
relationnelle, l’auteur montre comment, par de multiples pratiques
de don, notamment lors de l’entrée puis de la sortie de prison, le
travail de symbolisation des menus objets échangés vient, à son
tour, symboliser la qualité de certaines formes de relation et de
reconnaissance mutuelle. Des biens qui font lien. Et des liens qui,
en quelque sorte, libèrent.
Cette force socialisatrice du don est également au cœur de ce texte
inédit du fondateur d’ATD-Quart monde, le Père Joseph Wresinski,
consacré au partage. La force de ce texte autobiographique est de
marquer combien le déni de confiance et de reconnaissance subi
par les plus pauvres consiste à leur refuser le statut de donateur.
Le « bon » pauvre, c’est celui reçoit, toute honte bue, qui utilise
méticuleusement ce qu’on lui donne, comme un « bon bourgeois ».
Interdit de partage et de don, il tend à devenir incapable de toute
solidarité et la proie facile de tous les racismes, de tous les
autoritarismes. Comment alors faire entrer les pauvres dans le

10. L’auteur����������������������������������������������������������������������
rejoint ici la critique relationniste de la psychanalyse par Norbert
Elias [2019].
22 Au commencement était la relation… Mais après ?

cercle de la réciprocité, les ouvrir au don, ce « don d’amour et


d’honneur » ?
Vincent Laupies, dans un texte synthétique d’une rare limpidité
sur ce que nous disent les Évangiles, pointe toute la « complexité
évangélique du don » en en soulignant la dimension fondamentale-
ment relationnelle. « Loin de la conception derridienne qui exclut
la réciprocité », insiste l’auteur, le don évangélique participe au
contraire de toutes les tensions propres au don maussien. Intéressé
et désintéressé, contraint et libre, c’est un don impur, fragile. Il est
avant tout « mouvement, souplesse, émergence, respect de l’autre »
qui ne mérite d’être valorisé que dans la mesure où il est propre
à susciter « le développement des relations, humaines ici-bas et
divines dans l’au-delà ». Car sa seule finalité est de nourrir l’amour.
Massimiliano Marinelli, pour sa part, montre comment, dans la
théologie chrétienne, depuis saint Augustin, la relation a été pensée
comme convenentia, convergence de tous vers l’unité divine et plu-
ralisation de celle-ci, relation harmonieuse de l’Un et du multiple.

Brève conclusion

Au terme du parcours complexe que nous venons d’effectuer, que


retenir ? Amorçons une esquisse de conclusion. Au commencement,
y a-t-il bien la relation ? Et, après, en tout moment, en tout lieu, en
toute chose, en tout sujet, n’y a-t-il que relation, relations, relations
de relations, etc. ? À une telle question, il est d’abord plus que
tentant de répondre oui, comme nous y invitent nombre de textes
ici réunis. D’un point de vue scientifique, comment ne pas être
relationniste, d’une manière ou d’une autre ? Pourtant, tout au long
de cette présentation, un doute s’est fait jour. Faut-il l’être jusqu’au
bout ? Et comment ? Et, d’ailleurs, faut-il se limiter à un point de
vue « scientifique » ? Reprenons. En ce qui concerne les sciences
de la nature, l’argumentaire présenté par Michel Bitbol semble
irréfutable. Il montre que le monde de la physique ne peut être
appréhendé qu’à travers une double relationalité : la relationalité
du physicien et de son objet, la relationalité intrinsèque des corps
physiques qui n’ont pas d’autre substantialité que le faisceau des
relations qui les constitue. Soit, mais qu’en est-il des relations
entre sujets humains et sociaux ? Des relations qui ne sont pas
Présentation 23

seulement physiques mais, autant ou plus, symboliques, traversées


et structurées par une exigence de sens ? Comme les objets du monde
physique, ces sujets sont pris dans une série d’interdépendances
objectives, de « configurations, » dirait Norbert Elias, sans lesquelles,
indubitablement, ils ne seraient pas ce qu’ils sont. Ce sont ces
interdépendances systématiques, ces configurations qu’étudient
et dont rendent compte, à juste titre, toutes les écoles des sciences
sociales qui, d’une manière ou d’une autre, s’inspirent des sciences
dites « dures ». Mais cela n’empêche pas qu’en instaurant ou en
tentant d’instaurer une relation significative à eux-mêmes, les sujets,
ou, plutôt, les individus tentant de devenir sujets, d’accomplir de
manière réflexive leur individuation en société, créent une nouvelle
relation, une méta-relation englobante de toutes les relations qui les
ont constitués, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la position de
l’expérimentateur de la physique quantique, pris dans une relation
d’incertitude vis-à-vis de son objet : lui-même, en l’occurrence.
Dans le fil de ces remarques, on comprend bien l’une des raisons
de la complexité et de l’obscurité relative de la discussion menée
ici. C’est que le même mot, « relation », sert à désigner deux
réalités d’ordres bien différents : d’une part, le fait, objectif, de
l’interdépendance entre tous les objets et tous les sujets (si on
veut adopter ce vocabulaire), et, de l’autre, la relation proprement
humaine entre sujets soucieux d’affirmer leur singularité, leur
humanité et leur socialité. De même, il conviendrait de distinguer
entre ce que l’on pourrait appeler des relations constructives – la
résultante de l’ensemble des rapports d’interdépendance – et des
relations constitutives, celle dont un sujet s’empare de manière
réflexive, à un méta-niveau, pour se constituer comme sujet.
On voit ici se former une relation de hiérarchie enchevêtrée,
une transcendance croisée. Qu’est-ce que le paradigme du don,
à nouveau évoqué ici d’une manière qui a pu surprendre, a à
voir avec cette histoire ? À peu près tout, en réalité, si l’on pose
que les individus ne deviennent sujets qu’en entrant dans une
relation de don – au sens maussien du terme –, une relation de
don agonistique avec eux-mêmes et avec les autres humains. C’est
ainsi, à travers cette relation éminemment relationnelle qu’est le
don, qu’ils prennent une épaisseur, une autoconsistance qui leur
permet de conquérir une marge d’autonomie dans le flux incessant
des interdépendances.
24 Au commencement était la relation… Mais après ?

Une fois ceci posé, il est possible de faire retour vers le monde de
la nature et de se demander dans quelle mesure le monde du vivant,
et même une partie du monde physique, n’accède pas à une forme
de subjectivité, comme l’hypothèse de l’animisme méthodologique,
esquissée dans un précédent numéro du MAUSS [2013], nous y
invitait.

Libre revue

Après ce long et, parfois, aride périple, dans le monde de la


relation, les deux articles qui concluent ce numéro offriront au
lecteur une oasis littéraire bien méritée. Dans le premier, Michel
Terestchenko poursuit son questionnement sur la littérature et la
question du bien, déjà engagé dans cette revue. Après notamment
Romain Gary, Ludmila Oulitskaïa puis Dostoïevski, il propose
ici une relecture du Billy Budd d’Herman Melville, de ce récit
d’un « mystère d’iniquité » où ce jeune et beau gabier de misaine,
l’innocent parfait, est vaincu par les forces du mal. À moins qu’il
n’en triomphe…
Prolongeant ses travaux consacrés à l’œuvre d’Henri Raynal,
Jean-Paul Rogues nous invite à lire l’œuvre de George Haldas, elle
aussi toute dédiée à porter témoignage de la générosité de ce qui est. Il
souligne combien la parole poétique de Haldas relève du don. Elle est
celle de ce « scribe assis » qui ajoute sa part modeste pour restituer
un peu plus que ce qui a été reçu. Accès à la révélation, recherche
de sens, elle est aussi et avant tout affirmation, dans les plus infimes
détails de la vie quotidienne, de la valeur de la relation humaine.

Références bibliographiques

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des sciences humaines, PUF, Paris.
Bitbol Michel, 2010, De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une
science des relations, Flammarion, Paris.
Buber Martin, 2016, Utopie et socialisme, L’Échappée, Paris
— 2012, Je et Tu, Aubier, Paris.
Présentation 25

Caillé Alain, 2000, Anthropologie du don, Desclée de Brouwer, Paris (rééd. La


Découverte, 2007).
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proquement, La Découverte, Paris.
Elias Norbert, 2009, Au-delà de Freud, La Découverte, Paris.
— 1991, La Société des individus, Fayard, Paris
— 1981, Qu’est-ce que la sociologie ?, Pandora, Paris.
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Latour Bruno, 2012, Changer la société, refaire de la sociologie, La Découverte,
Paris.
Revue du MAUSS semestrielle, 2013, Que donne la nature ?, n° 42, La
Découverte, Paris.
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Rigal Élisabeth, 2003, « Au commencement était l’action : Wittgenstein et
Husserl », Noesis, n° 5, « Formes et crises de la rationalité au xxe siècle »,
t. I, <http://noesis.revues.org/1498>.
Simmel Georg, 1999, Sociologie, PUF, Paris.
I.
Au commencement
était la relation…
Mais après ?
1. Entrées en relation

De l’objet à la relation :
une révolution copernicienne

Nathalie Heinich

En juillet 2012, on a appris que l’existence du boson de Higgs


venait d’être confirmée expérimentalement, cinquante ans après avoir
été postulée théoriquement. Sans doute ce décalage est-il dû, au moins
en partie, au fait que son existence est trop brève pour qu’il puisse être
détecté directement : il ne s’offre à la perception que par ses effets.
Voilà une première entrée dans la pensée relationnelle : si l’on
cherche l’objet, la substance, l’on ne voit rien ; en revanche, si l’on
s’intéresse à sa relation au monde, et notamment à ses conséquences
sur ce qui l’entoure, alors l’on est forcé de constater qu’il y a bien
quelque chose.
Étrange coïncidence : cet été-là, j’étais justement en train de
préparer un livre sur le « paradigme » de l’art contemporain, où
j’expliquais qu’à la différence de l’art moderne et de l’art classique,
l’œuvre en art contemporain ne réside pas dans l’objet proposé
par l’artiste mais dans tout ce que provoque cette proposition :
changements de perception, modifications de l’espace visuel,
discours, commentaires, légendes… Tel le fameux urinoir de
Marcel Duchamp (Fountain), dont l’original a été perdu (ce n’est
donc pas lui qui fait œuvre) mais qui est devenu une icône de l’art
contemporain par son statut emblématique et les innombrables
interprétations (y compris la vandalisation) dont il fait l’objet – donc
par les « relations », à tous les sens du terme (liens et récits), qu’il
suscite [Heinich, 2014a].
30 Au commencement était la relation… Mais après ?

Il se trouve qu’en cet été 2012 également, je lisais un livre de


l’anthropologue Michael Houseman sur le rituel [Houseman, 2012],
où il met en évidence sa nature foncièrement relationnelle, contre les
interprétations substantialistes qui en sont souvent faites : ce ne sont
ni les objets ni même les actes qui comptent, mais les liens qu’ils
permettent de tisser entre les participants. Et, ce même été encore,
je lisais la somme de l’économiste André Orléan sur la notion de
valeur en économie [Orléan, 2011], où il revient sur « l’économie
des conventions » et son postulat de base : la valeur n’est pas
dans l’objet mais dans l’échange. Voilà donc que la physique,
la sociologie de l’art, l’anthropologie et l’économie convergent
sur ce qu’on peut nommer, à la suite de Kuhn [1972 (1962)], un
« changement de paradigme » : c’est la relation qui fait l’objet, et
non pas l’objet qui fait la relation.
Or – le croira-t-on –, c’est en juin de cette même année que je
présentais à Amsterdam, lors d’un colloque consacré à Norbert Elias,
une communication où j’insistais notamment sur cette spécificité
de la pensée éliasienne qu’est la focalisation sur les relations plutôt
que sur les objets [Heinich, 2014b]. Et, dans « relations », il ne faut
pas entendre seulement, chez Elias, les « interactions » chères à
une certaine sociologie américaine mais aussi, plus radicalement,
les « interdépendances » en vertu desquelles on n’a pas affaire à
des objets préexistants qui seraient liés entre eux par des relations
mais à des objets qui se constituent dans et par la relation. C’est
là une dimension essentielle de cette « révolution copernicienne »
en sciences sociales qu’Elias appelait de ses vœux, et qui permet
notamment de penser la formation réciproque de ce que nous
nommons « in­dividu » et « société » en tant que processus, à la
fois dé-substantiali­sé et évolutif, contextualisé, historicisé [Elias,
1990 (1987)].
Ce passage d’une pensée substantialiste à une pensée
relationnelle, qui fait la principale originalité d’Elias – mais qui l’a
rendu aussi tellement difficile à intégrer par la tradition intellectuelle
de son époque –, on le trouvait déjà dans la conception du don
proposée par Marcel Mauss [1950]. En effet, si l’on se focalise sur
l’objet donné ou échangé, l’on a du mal à comprendre la logique
d’un don qui se présente comme intransitif, donc gratuit, alors
que la dimension temporelle le fait apparaître comme transitif
puisqu’appelant un contre-don (d’où le recours de certains
De l’objet à la relation : une révolution copernicienne 31

sociologues et anthropologues à la notion de « mauvaise foi »


ou d’« idéologie » pour rendre compte de cette contradiction
apparente). Mais il suffit de renverser la perspective, en observant
les relations qui s’opèrent grâce à la circulation de l’objet, pour que
la contradiction s’évanouisse : la nécessité de rendre le don, mais
pas tout de suite, n’est rien d’autre que la nécessité d’entretenir un
lien, qui serait interrompu pour peu que le don soit rendu trop vite,
ou pas du tout. Bref, l’objet n’est que le prétexte à l’entretien du lien,
et le don est l’acte permettant cet entretien : c’est bien le lien – la
relation – qui intéresse les acteurs, et non pas l’objet.
« Lorsque le sage lui montre la lune, l’imbécile regarde le
doigt » : lorsque l’acteur lui montre l’objet, ce n’est pas celui-ci que
le sociologue ou l’anthropologue doit regarder s’il veut éviter d’être
imbécile, mais le doigt qui le désigne – autrement dit l’instrument
de la relation, dont la lune n’est que le prétexte. C’est cela, la
« révolution copernicienne » prônée par Elias lorsqu’il pratique et
théorise la pensée relationnelle, et que les chercheurs d’aujourd’hui
commencent enfin à réaliser. Mais, pour le comprendre, encore
faut-il ne pas se laisser aveugler par la lune, ni craindre de passer
pour un imbécile…

Références bibliographiques

Elias Norbert, 1990 (1987), La Société des individus, Fayard, Paris.


Heinich Nathalie, 2014a, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une
révolution artistique, Gallimard, Paris.
— 2014b, « Sublimer le ressentiment : Elias et les cinq voies vers une autre
sociologie », Revue du MAUSS semestrielle, n° 44, 2e sem. (repris in Dans
la pensée de Norbert Elias, CNRS éditions, Paris, 2015).
Houseman Michael, 2012, Le Rouge e(s)t le noir. Essais sur le rituel, trad.
Guillaume Rozenberg, Presses universitaires du Mirail, Toulouse.
Mauss Marcel, 1950, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie,
PUF, Paris.
Orléan André, 2011, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, Paris.
Kuhn Samuel Thomas, 1972 (1962), La Structure des révolutions scientifiques,
Flammarion, Paris.
Au commencement était… Martin Buber
Libres extraits de Je et tu1

Martin Buber

Le monde en tant qu’expérience relève du mot fondamental


Je-Cela.
Le monde fondamental Je-Tu fonde le monde de la relation…

Dire Tu, c’est n’avoir aucune chose pour objet. Car là où il y a


une chose, il y a une autre chose, chaque Cela confine à un autre
Cela. Cela n’existe que parce qu’il est limité par d’autres Cela. Mais
dès qu’on dit Tu, on n’a en vue aucune chose. Tu ne confine à rien.
Celui qui dit Tu n’a aucune chose, il n’a rien. Mais il s’offre à
une relation…

Relation est réciprocité. Mon Tu agit en moi comme j’agis en


lui. Nos élèves nous forment, nos œuvres nous édifient…

Que de choses nous apprenons des enfants, des animaux ! Nous


vivons dans le torrent de la réciprocité universelle, unis à lui par
un lien ineffable…

Au commencement était la relation.

1. Titre original : Ich und Du. Ouvrage publié en 1923, cité d’après
l’édition revue et augmentée, traduit et publié chez Aubier, Paris, 2012. Tous
les extraits, librement composés, sont tirés de la première partie de l’ouvrage :
« Les mots-principes ».
Au commencement était… Martin Buber. Libres extraits de Je et tu 33

Considérons le langage des « primitifs », c’est-à-dire de ces


peuples qui sont restés pauvres de réalisations objectives et dont
la vie se construit à l’intérieur d’un cycle étroit d’actes fortement
imprégnés de présence. Les noyaux de ce langage, les mots-phrases,
les formes prégrammaticales qui donneront par éclatement la
multiplicité des catégories verbales se distinguent par la totalité
de la relation qu’ils expriment. Où nous disons : « très loin », le
Zoulou dit un mot-phrase qui signifie « Là où on s’écrie : Ô ma
mère, je suis perdu ! ».
Ce qui importe, ce ne sont pas ces produits de la dissociation et
de la réflexion, c’est la véritable unité primitive, la relation vécue…

Il n’est pas vrai que l’enfant commence par percevoir l’objet


avec lequel il se met en relation ; au contraire, c’est l’instinct de
relation qui est primitif, c’est lui qui se creuse et gonfle d’avance
comme la main où vient se blottir le partenaire ; ensuite seulement
s’établit la relation avec ce partenaire, sous une forme préliminaire
et non encore verbale du Tu ; mais la transformation en un objet est
un résultat tardif, né de la dissociation des expériences primitives,
de la séparation d’avec le partenaire – phénomène comparable à
la naissance du Je. Au commencement est la Relation, qui est une
catégorie de l’être, une disposition d’accueil, un contenant, un
moule psychique ; c’est l’a priori de la relation, le Tu inné…

Les relations réelles sont des incarnations du Tu inné dans le Tu


rencontré : ce Tu est conçu comme le partenaire unique, celui que
l’on accueille exclusivement, auquel on peut enfin adresser le mot
fondamental, tout cela étant fondé sur l’a priori de la relation…

L’homme devient un Je au contact du Tu. Le partenaire paraît et


s’efface, les phénomènes de relation se condensent ou se dissipent,
et c’est dans cette alternance que s’éclaircit et croît de proche en
proche la conscience du partenaire qui demeure, la conscience
du Je. Sans doute, elle apparaît encore engagée dans la trame des
relations, dans sa relation avec le Tu ; elle est la conscience graduelle
de ce qui tend vers le Tu sans être le Tu, mais elle s’affirme avec
une force croissante, jusqu’à ce que le lien se rompe et que le Je
se trouve, l’espace d’un éclair, en présence de lui-même, détaché
de soi, comme s’il s’agissait d’un Tu étranger, mais pour aussitôt
34 Au commencement était la relation… Mais après ?

reprendre possession de soi et dorénavant s’offrir consciemment


à la relation.
Alors seulement la seconde base du langage peut se constituer.
Car sans doute le Tu de la relation a pâli bien des fois sans devenir
encore le Cela d’un Je, l’objet d’une expérience impersonnelle
comme il le sera plus tard ; mais il est devenu en quelque sorte le
Cela en soi, provisoirement mis en réserve, et qui attend pour naître
que se produise un nouveau phénomène de relation…

L’homme devenu un Je, qui dit Je-Cela, se plante en observateur


devant les choses au lieu de les placer en face de lui pour l’échange
vivant des fluides réciproques…

Tu n’as de présence qu’autant que tu possèdes ce monde de la


relation ; tu peux faire de lui ton objet, tu peux l’expérimenter et
l’utiliser, tu es même contraint de le faire et de le refaire, mais alors
tu n’as plus de présence. Entre lui et toi il y a réciprocité de dons :
tu lui dis Tu et tu te donnes à lui ; il te dit Tu et il se donne à toi…

Voici cependant la haute mélancolie de notre destinée : dans le


monde où nous vivons, le Tu devient immanquablement un Cela.
Si exclusive qu’ait été sa présence dans la relation immédiate, dès
qu’il a épuisé son action ou que cette action a été contaminée par
des moyens, il devient un objet parmi les objets, l’objet principal
peut-être mais un objet quand même, soumis à la norme et à la loi…

Et si tu veux que je te le dise avec tout le sérieux de la vérité :


l’homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s’il ne vit qu’avec le
Cela, il n’est pas pleinement un homme…
Martin Buber, philosophe de la relation1

Robert Misrahi

De Martin Buber, on pourrait dire qu’il est essentiellement le


philosophe de la réciprocité. Rarement cité, il est pourtant à l’origine
d’une attention toute particulière accordée à la problématique de l’autre
dans les philosophies existentielles du xxe siècle. Publié à Heidelberg
en 1923, le Je et Tu (Ich und Du) suscita, influença ou accompagna
les réflexions de Husserl sur la coexistence des intentionnalités
(dans les Méditations cartésiennes de 1929), celles de Scheler sur
la « sympathie », celles de Jaspers sur la « communication », de
Heidegger sur le mit sein, de Sartre sur le « pour-autrui » et de Lacan
sur « l’autre ». Si tous n’ont pas forcément lu ou médité Martin
Buber, chacun au moins, par son cheminement autonome, exprime
l’importance primordiale de la réflexion sur l’autre. Notamment
Lévinas, qui publie un entretien avec Buber sur le dialogue. Chez
Lévinas, la philosophie du visage comme signe divin fait écho à la
doctrine bubérienne du Face-à-Face.
Plus précisément, le philosophe de la création poétique et de
la vérité scientifique qu’est Gaston Bachelard sait dire le centre
incandescent de l’œuvre de Buber, et cela précisément dans la
« Préface » au Je et Tu :
« Il faut avoir rencontré Martin Buber pour comprendre dans le temps
d’un regard la philosophie de la rencontre, cette synthèse de l’événement

1. Ce texte est un extrait de la présentation de la réédition de l’ouvrage de Martin


Buber, Je et tu, Aubier, « Philosophie », Paris, 2012 (1923). Nous remercions Robert
Misrahi et son éditeur de nous avoir autorisés à le republier. (Ndlr.)
36 Au commencement était la relation… Mais après ?

et de l’éternité. Alors on sait d’un seul coup que les convictions sont
des flammes et que la sympathie est la connaissance directe des âmes.
C’est ici qu’intervient la catégorie bubérienne la plus précieuse : la
réciprocité. »

[…]

La réciprocité

La composition même de Je et Tu justifie le privilège et la


portée fondatrice ici accordés à l’idée de réciprocité. Dans un
ouvrage d’une centaine de pages et divisé en trois parties, seule la
troisième partie est consacrée au « Toi éternel », et elle ne comporte
qu’une trentaine de pages. Les deux premières parties étudient
respectivement « Les mots-principes » et « Le monde de l’homme ».
Tout se passe comme si, en fait, Buber partait du sujet humain
et considérait que le socle et le commencement de sa philosophie
étaient bien la relation à l’autre homme et non pas la relation à une
transcendance. Rendre le rapport à cette transcendance plus humain
et plus intramondain ne peut se faire qu’après avoir élucidé le sens et
le contenu de la relation humaine entre une conscience qui se saisit
comme un Je et pose en même temps une autre conscience comme
un Toi. C’est la relation humaine qui est le socle, le paradigme et
le modèle de toute relation.
Ce privilège accordé à l’humain, dans la démarche de Buber
lui-même, est confirmé par le propos explicite de la première partie
de l’ouvrage. Elle est intitulée : « Les mots-principes ».
Ici encore se marque l’originalité anticipatrice de notre
philosophe : il commence sa réflexion sur l’autre en analysant
un contenu décisif du langage. Ces thèmes, qui vont se déployer
dans la seconde partie du xxe siècle, « l’autre » et « le langage »,
voilà que nous les découvrons au fondement même de la réflexion
bubérienne. Notre découverte ne s’arrêtera pas là : la réflexion sur
le langage devient ainsi le matériau d’une réflexion critique sur les
sciences humaines. Certes, Buber n’est pas Husserl et le texte qui
nous occupe n’a pas l’ampleur ni la profondeur du livre La Crise
des sciences européennes et la phénoménologie (1935). Il n’en
reste pas moins vrai que Buber nous introduit à une philosophie
de la relation véritable par une approche « linguistique » ou, plus
Martin Buber, philosophe de la relation 37

précisément, par une référence à la langue parlée qui permettra une


critique du scientisme réducteur.
Le philosophe ne se propose pas de développer une analyse
scientifique du langage ; c’est la parole vivante qu’il prend en
considération. Et si l’homme est d’abord l’être qui parle, il est aussi
celui qui parle à la lumière ou dans la perspective de certains mots
ou de certaines expressions. Ces mots ne sont pas de simples signes
purement formels ou des déclencheurs préétablis de réflexes ou
de comportements. Les mots que Buber va décrire sont le corrélat
concret de certaines attitudes actives de la conscience. On parle selon
l’attitude que, en nous-mêmes, nous adoptons à l’égard d’autrui.
Comme pour les philosophes existentiels ou phénoménologues, la
conscience n’est pas pour Buber l’épiphénomène d’un événement
physiologique, elle n’est pas le reflet d’un mécanisme. Bien au
contraire, elle est la source active d’une attitude, c’est-à-dire d’une
manière d’être qui est en même temps une manière d’agir et de se
rapporter au monde. Or c’est en éclairant la signification profonde
de certaines expressions verbales que Buber élucide le sens de telle
ou telle attitude adoptée activement par la conscience. Ce n’est pas
dire que les mots induisent des manières d’être et de penser par leur
seul pouvoir, c’est dire que l’attitude et les mots qui l’expriment
sont contemporains, ces mots, ce langage étant la conscience même
des attitudes affirmées par la conscience. Ce n’est pas dire, non
plus, que le langage révèle l’inconscient ; c’est la conscience elle-
même qui se révèle dans les mots qu’elle emploie. Et c’est à ce
titre que l’analyse du langage est ici révélatrice. Parce qu’il y a
une unité foncière entre la conscience et les mots qui l’expriment,
l’analyse des mots employés permettra une meilleure élucidation de
la conscience qui parle. Husserl dira : « La conscience s’apprend. »

Les mots-principes

Quels sont donc, pour Buber, les mots-clés qui vont nous éclairer
sur certaines attitudes fondamentales de la conscience ?
Il nous propose deux couples de termes désignant et exprimant
deux attitudes profondes de la conscience. Il s’agit du Je-Cela, et du
Je-Tu. Ces couples sont des « mots-principes ». Ils valent en effet
comme principes directeurs d’une attitude intentionnelle (orientée
38 Au commencement était la relation… Mais après ?

et volontaire), attitude de la conscience qui, en même temps, exerce


une action dans le monde. Ces mots-principes ne comportent pas
d’efficacité automatique, ils expriment, en même temps qu’ils
l’éclairent, une attitude que la conscience choisit elle-même d’adopter.
En outre, écrit Buber, « les mots-principes n’expriment pas une chose
qui existerait en dehors d’eux, mais une fois dits, ils fondent une
existence ».
C’est ainsi qu’en se rapportant à une chose et en disant « cela », ce
qui est dit n’est pas seulement « cela », « cette chose », c’est en réalité :
« Je-cela ». La conscience se constitue elle-même en retour sur le
modèle de l’objet auquel elle se rapporte et selon la modalité d’être
qu’elle lui attribue. Lorsqu’elle se rapporte à une chose, soit pour la
connaître et la réduire à des lois et des définitions, soit pour l’utiliser
et l’inscrire dans un cycle de moyens et de fins, elle se situe ipso facto
elle-même dans un registre empirique. Se rapporter au monde selon
l’objectivité c’est se faire soi-même chose et objet. Une manière de
poser le monde est en même temps une manière de poser le sujet qui
se rapporte à ce monde. Se rapporter à un monde de déterminations
c’est se faire soi-même, intérieurement et extérieurement, pur objet.
Buber écrit : « Choses externes, ou choses internes, choses parmi
les choses. » (Et Sartre dira, à propos du poète Ponge, que l’homme
« est chose parmi les choses ».)
Dans ce rapport de choséité avec le monde, rapport qui en retour
chosifie et « objectivise » le sujet lui-même, aucune relation interne et
réciproque ne s’établit entre l’homme et le monde. (Ici, nous pouvons
songer aux critiques contemporaines de la « réification » et de la
« marchandisation » de l’homme, par exemple, ou à la critique du
« scientisme » réducteur faite par toutes les morales.) Buber écrit :
« L’homme qui a la connaissance empirique du monde ne participe
pas au monde. » Ce monde ne partage pas l’expérience vécue par
l’homme qui le connaît. Il reste indifférent, il ne se soucie pas de lui,
« il n’y met pas du sien ».
Il y a implicitement, dans cette approche bubérienne, une critique
de l’utilitarisme qui objectivise et chosifie le monde. Est également
présente implicitement une critique des sciences « humaines » qui
dégagent les lois de fonctionnement d’un être qu’elles ont d’abord
réduit à l’état de choses (songeons à Durkheim, qui voulait considérer
les faits sociaux « comme des choses »). Dans cette perspective
« réaliste » ou utilitariste, l’homme reste seul face au monde, dit
Martin Buber, philosophe de la relation 39

Buber. (Songeons aussi au philosophe existentiel Nicolas Berdiaev


qui, en 1934, dans Cinq méditations sur l’existence, dénonçait
lui aussi la solitude de l’homme dans le monde contemporain de
l’objectivité.)
Il en va tout autrement lorsque le sujet (comme nous dirions)
se situe dans la perspective du Je-Tu, lorsqu’il prononce le mot Toi
et induit par là même le mot, c’est-à-dire l’attitude Je-Tu. Ce qui
surgit alors, c’est l’intention relationnelle, ce que nous appellerions
aujourd’hui l’« ouverture à l’autre ». Dans l’attitude activement
relationnelle, la conscience se pose explicitement comme étant reliée
à une autre conscience et non pas placée devant une chose ou un
mécanisme. Nous ne sommes pas là en présence d’une connaissance,
mais en présence d’un acte concret de la conscience. Pour mieux saisir
la nature de cet acte, nous aimerions employer le terme « intuition »,
en précisant : intuition active et intuition orientée (comme lorsque
nous cherchons un objet). Buber utilise à bon droit l’expression : « se
tourner vers… ». Dans l’attitude Je-Tu, que nous appelons l’attitude
relationnelle, la conscience se tourne effectivement et activement vers
autrui ; et ce mouvement actif fait surgir à la fois la présence forte
de l’autre et la conscience de soi comme sujet.
Au-delà du rapport abstrait à un monde muet, on entre ainsi dans
le monde vivant de la relation. C’est à ce moment et en ce lieu que
surgit la réciprocité. Dans le Je-Tu, le mouvement est immédiatement
réciproque puisque ce sont deux consciences qui, face à face, se
situent ensemble dans la double perspective de l’affirmation de l’autre
comme Toi et de sa propre affirmation comme Je. (C’est Husserl
qui, plus tard, soulignera le fait que ces deux mouvements, de l’une
et l’autre conscience, sont des mouvements inverses et que c’est en
cela qu’ils se reconnaissent et « coexistent ».)
Pour Buber, cette relation réciproque n’est pas le moins du monde
une fusion dans laquelle disparaîtraient les individus pour laisser
émerger un nouvel être. S’il critique, à propos de la religion, les
mystiques fusionnelles (Thérèse d’Avila ou Angelus Silesius), c’est
à propos de la relation humaine que Buber confère au sujet, au Je,
une existence ferme et dense. Car, en même temps qu’est posé le
Tu, est posé le Je. Le sujet n’est pas antérieur à la relation, il lui est
exactement contemporain. C’est par l’autre que le sujet entre vraiment
dans l’existence.
40 Au commencement était la relation… Mais après ?

Mais l’expression Je-Tu, cette parole, n’est pas une force qui
agirait par elle-même, elle est l’expression et l’orientation active
d’une conscience qui parle et qui, en parlant, s’adresse à une autre
conscience. L’autre est alors perçu non plus comme une chose ou
un instrument mais comme une conscience qui est pleinement un
Je, c’est-à-dire, dans le langage bubérien, une personne. Dans la
réciprocité, chaque conscience est concernée par l’autre : chacune, en
posant l’autre comme un Tu, se pose elle-même comme sujet, pouvant
ainsi valablement devenir elle aussi un Toi. C’est en se reconnaissant
réciproquement que les consciences se créent et s’affirment.
Il y a donc deux ordres de l’être, ou, si l’on préfère, deux registres
de l’existence connotés par les deux couples verbaux antithétiques, le
Je-cela et le Je-Tu : le monde empirique des choses et le monde humain
de la relation. Le Je lui-même y est alors ou chose ou conscience.
Mais pour que se produise l’émergence du Je, chaque conscience a
dû entrer dans une relation vive et intense. Nous devons animer le
terme de « réciprocité ». Il n’a pas les sens juridique ou commercial
d’échange mutuel équitable, c’est-à-dire de pure rationalité et de
pure réversibilité ; il désigne au contraire un acte de la conscience
intuitive et qualitative, un engagement vif et intense.
Je et Tu ne se borne pas à rappeler qu’« au commencement est la
relation », cette vérité concernant aussi bien la relation interpersonnelle
que l’histoire de l’humanité et de la société. Si la philosophie de Buber
est aussi une éthique, c’est-à-dire l’élévation réfléchie de la relation
véritable au niveau d’une valeur à déployer et réaliser toujours plus,
cette éthique se donne d’abord pour tâche préalable l’analyse et la
description de la nature même de la réciprocité. Ce livre n’est pas un
simple appel, il est l’analyse et la connaissance de ce à quoi il appelle.
Tout d’abord, la relation au Toi émerge dans la rencontre : « Toute
vie véritable est rencontre. » Mais celle-ci n’est pas un événement
empirique, le simple croisement de séries causales et de « hasards ».
Elle est un acte. Elle est l’acte simultané et réciproque de deux
consciences qui, dans le face-à-face, s’engagent activement à l’égard
de l’autre. Selon Buber, cette rencontre ne se situe pas à l’intérieur des
consciences mais entre elles, dans un autre lieu que la choséité inerte.
Et cet acte non spatial est immédiat. Il n’est pas le fruit d’un
processus temporel ou d’une élaboration réflexive. Il est, comme le dit
très précisément Buber, une décision. Une décision radicale dont nous
Martin Buber, philosophe de la relation 41

savons déjà qu’elle est le mouvement intuitif de se tourner vers autrui.


Le terme contemporain, accueil, est beaucoup trop condescendant.
Dans la relation authentique, personne n’est en situation de supériorité
ou de consentement. D’une façon beaucoup plus spontanée et
radicale, chacun affirme l’autre dans une reconnaissance immédiate
et désintéressée. S’il s’affirme lui-même en même temps, c’est de
surcroît.
Un élément nouveau apparaît : c’est la présence. La rencontre
est l’acte immédiat par lequel surgit la présence. La réalité de l’autre
surgit avec éclat parce qu’il entre dans la présence. Il est là, « en
chair et en os » (dira Husserl), présent, actuel et réel. Et Buber relie
cette présence forte de l’autre conscience à l’expérience partagée du
temps vécu : la rencontre se fait au présent, dans le temps présent.
C’est même la rencontre active qui crée, avec la présence de l’autre,
la réalité du temps comme présent. Celui-ci est vivant et intense par
la présence même de l’autre conscience. Selon Buber, les choses nous
renvoient toujours au passé (par les définitions, les coutumes, les lois
de répétition auxquelles ces choses sont soumises). Seule la relation
vivante à une autre conscience fait émerger la double présence et de
l’autre lui-même et du temps comme vécu actuel et significatif. La
donation du temps, l’accès à l’expérience riche et féconde du temps
présent n’est évidemment réel que s’il est mutuel. En cela aussi
consiste la richesse de la réciprocité.
Buber montre ensuite que l’acte de la rencontre comme
connaissance et affirmation est un acte total. Il est en même temps
un acte de totalisation (selon le terme employé par Sartre pour en nier
la possibilité). L’acte total, chez Buber, est cet acte de la rencontre
par lequel l’autre est affirmé et connu dans l’unité et la totalité de son
être. Sa présence est une présence totale. La pseudo-connaissance
psychologique qui répertorie des zones d’ombre dans la conscience
(de l’autre et de soi-même) commence en fait par chosifier la
conscience et en faire un être empirique avec des séquences causales
et des éléments constituants. Bien au contraire, Buber montre bien
que, dans la présence de l’autre, c’est lui-même tout entier qui est
présent, et pleinement présent. Pour le dire autrement, avec Buber, la
rencontre est la connaissance immédiate et totale de l’autre comme
personne.
42 Au commencement était la relation… Mais après ?

Aux sources du personnalisme

Il y a certainement là les bases de ce qui, avec Berdiaev,


Gabriel Marcel Emmanuel Mounier ou Paul Ricœur, deviendra le
« personnalisme ». Nous découvrons toujours plus la fécondité de la
pensée de Buber. Mais nous devons aussi insister sur l’originalité de
son style : à la fois neuf, suggestif et vibrant. Buber, pourrait-on dire,
est un philosophe existentiel qui est aussi un philosophe romantique,
accordant une grande importance à l’intensité de l’expression verbale.
C’est dans la deuxième partie de Je et Tu, « Le Monde de
l’homme », que Buber analyse l’idée de personne. Quand elles
se rencontrent et s’affirment mutuellement comme présence et
totalité, les consciences deviennent des personnes. C’est-à-dire des
consciences de soi, des Je affirmant simultanément leur identité
unifiée, leur intensité existentielle, leur liberté et leur valeur. Alors,
peut « … se communiquer le bonheur et la flamme ».
Buber reste lucide : « Voici cependant la haute mélancolie
de notre destinée : dans le monde où nous vivons, le Tu devient
immanquablement un Cela. » Mais il peut y avoir alternance des
deux attitudes : chute dans l’objectivation de l’autre (saisi comme
système de propriétés et de causalités) et renaissance de la réciprocité
et de l’affirmation du Tu comme totalité singulière et effectivement
présente et valable.
Selon Buber, c’est la relation personnelle à Dieu, révélé comme
une personne, qui permettra de dépasser l’emprise du Cela, c’est-à-
dire de l’objectivation dans l’existence humaine.
Ici (dans la troisième partie de Je et Tu) apparaît un nouveau
concept, celui de revirement. Pour Buber, Dieu ne saurait être
une chose, un objet, un Cela que l’on atteindrait par un processus
cumulatif de connaissances et de propriétés. L’homme véritablement
religieux doit opérer un revirement, c’est-à-dire un retour vers les
tâches humaines de la responsabilité, tâches qui ne seront pleinement
accomplies que dans la perspective du Je-Tu. C’est-à-dire dans la
perspective des relations réciproques entre des personnes, et non des
rapports utilitaires entre des humains réduits à n’être que des objets.
Il est possible de donner à cette conception bubérienne du
revirement une signification humaniste. Ce retour sur les tâches
humaines destiné à rencontrer Dieu comme un Toi dans le Face-
À-Face, peut revêtir le sens d’une conversion. Le revirement serait
Martin Buber, philosophe de la relation 43

alors, dans une approche éthique, le renversement qui ferait passer


l’homme d’une attitude objectivante à l’égard d’autrui, à une attitude
généreuse et ouverte qui reconnaîtrait en l’autre, en même temps
qu’une personne et un sujet, un Tu en relation pleine et totalisatrice
avec le sujet lui-même comme Je. Il s’agit d’une reconnaissance
authentiquement réciproque.
Quelle que soit la signification que l’on attribue au terme bubérien
de revirement, il implique un nouveau primat donné à la responsabilité.
Dans l’amour, écrit Buber, « un Je prend la responsabilité d’un Tu »
car, par la reconnaissance réciproque, « c’est chaque fois le miracle
d’une présence exclusive ». Et la responsabilité commande des tâches
précises, des tâches au service de l’autre, au service de sa vie concrète
et de sa vraie vie.
C’est ainsi que, dans d’autres ouvrages, Buber proposera une
politique tout entière fondée sur la valorisation de la relation vraie.
Les Chemins de l’utopie (Pfade in Utopia) montreront le lien entre
une philosophie de la réciprocité et une politique « utopique » de
la justice.
Qu’il s’agisse du sentiment religieux, de la politique sociale ou
de l’existence interindividuelle, un acte fondateur est à la source de
toutes les actions libératrices : il s’agit de la décision, et elle a pour but
de réaliser effectivement ce qui est projeté. Mais la réalisation n’est
pas d’abord la mise en œuvre pratique et matérielle, elle est la prise
au sérieux de la décision fondatrice. C’est cette prise au sérieux (dans
le for intérieur, dirions-nous) de l’affirmation du Tu qui permettra
et constituera la réalisation même du Je. La réalisation bubérienne
est l’effective constitution du sujet lui-même par l’instauration du
Je-Tu, c’est-à-dire d’une relation personnelle et réciproque entre deux
consciences qui, par là même, se construisent ensemble.
On le voit : non seulement la philosophie de la réciprocité a
déjà déployé sa fécondité dans le passé récent et le présent de la
pensée philosophique, mais elle pourrait contribuer à fonder dans
l’avenir, de manière plus pertinente et plus vivante que ne sauraient
le faire de simples programmes électoraux, les idées sociales de
solidarité et d’entraide. Il devient en effet possible de fonder une
nouvelle philosophie éthique et politique sur l’existence vive et sur
la réciprocité.
Les relations en tant que biens1

Luigino Bruni

« L’objectif déclaré de la recherche du Dr Adam Smith porte


sur la nature et sur les causes de la richesse des nations.
Cependant, de temps à autre il associe à cette recherche une
autre recherche, peut-être plus intéressante encore ; j’entends
par là une recherche sur les causes qui déterminent le bonheur
des nations ou le bonheur et l’aisance des ordres inférieurs de
la société.[…] Je sais bien que ces deux sujets sont liés entre
eux de manière suffisamment étroite, et que les causes qui
tendent à augmenter la richesse d’un État tendent, en règle
générale, à augmenter le bonheur des classes inférieures du
peuple. Mais peut-être le Dr Smith a-t-il estimé que ces deux
recherches étaient liées entre elles plus étroitement qu’elles
ne le sont en réalité. »
Thomas Robert Malthus

Les relations, les biens que l’économie


traditionnelle ne réussit pas à voir

La conception du bonheur véhiculée par les théories


économiques actuelles est très éloignée de l’idée classique de
bonheur qui, elle, est étroitement liée aux vertus et bien différente
du plaisir. Elle est surtout très éloignée d’Aristote et de son idée

1. Chapitre VI du livre de Luigino Bruni, La Blessure de la rencontre. L’économie


au risque de la relation, Nouvelle Cité, Paris, 2014, p. 153 à 178. Nous remercions
chaleureusement l’auteur et son éditeur de nous avoir autorisés à publier cet extrait.
Les relations en tant que biens 45

de bonheur, l’eudaimonia, et se rapproche de la théorie du bonheur


énoncée par Jeremy Bentham, qui conçoit le bonheur comme un
simple synonyme de plaisir. Or, nous l’avons constaté, la tradition
aristotélicienne assimilait le bonheur au bien suprême, au but ultime
de la vie, un concept que l’on rend aujourd’hui principalement par
l’expression « épanouissement humain » (human flourishing, en
anglais, afin de le distinguer de la happiness2). D’où la nature civile
et fragile du bonheur dans la tradition aristotélicienne.
C’est sur ce point que l’idée de bonheur chez les anciens et
celle des modernes (ou, au moins, de nombre d’entre eux) diffèrent
profondément entre elles. De fait, chez les économistes modernes,
le bonheur correspond au plaisir hédoniste, sans aucune référence
à la fragilité constitutive de la vie bonne. Mais les paradoxes du
bonheur dénoncent actuellement la mascarade d’une telle conception
du bonheur-plaisir. Lorsque l’extension des marchés se fait au
détriment de la qualité des relations interpersonnelles, lorsque les
liens économiques érodent les autres liens sociaux, alors les biens
peuvent se transformer en maux et devenir source non plus de
bien-être, mais de mal-être. Les données relatives au rapport entre
le bonheur et les dimensions de la vie familiale sont des données
empiriques très révélatrices à cet égard  : si, d’une part, le fait d’être
marié est associé de façon significative au bonheur subjectif, le
fait d’être divorcé et, plus encore, d’être séparé, constitue la cause

2. Le mot grec eudaimonia se compose de eu (bon) et de daimon (démon). Ce


mot, apparu à l’époque de la mythologie, préphilosophique, sert à indiquer que seul
celui qui a un bon démon à ses côtés, un sort favorable, peut atteindre l’eudaimonia.
Le bonheur et la chance étaient, de fait, deux concepts identiques. Ce sens originel
s’est maintenu dans certaines langues germaniques modernes : en allemand, Glück
signifie à la fois bonheur et chance, tandis que happiness vient de to happen, arriver, se
produire (contrairement au mot latin felicitas qui, lui, provient du préfixe fe renvoyant
à fecundus, femina, ferax, c’est-à-dire à la fécondité de l’art de cultiver les vertus).
Avec Socrate, et plus encore avec Platon et Aristote, le mot eudaimonia perd son
sens ancien pour en prendre de nouveaux, entre autres celui de chance ; il devient
le bien suprême, parfait en soi, que l’on doit atteindre par la pratique des vertus.
Les vertus deviennent la route qui mène au bonheur. Ce qui ne signifie pas qu’elles
sont instrumentales : elles représentent des fins en soi qui, lorsqu’on les pratique,
engendrent indirectement le bonheur (elles sont donc à la fois le chemin et le but). La
tragédie grecque et l’éthique de Platon et d’Aristote peuvent être interprétées comme
une tentative visant à dissocier le bonheur de la chance grâce aux vertus. C’est la
raison pour laquelle de nombreux philosophes néoaristotéliciens préfèrent aujourd’hui
employer l’expression human flourishing, « épanouissement humain », en lieu et place
de happiness, pour exprimer le sens aristotélicien d’eudaimonia.
46 Au commencement était la relation… Mais après ?

principale de l’absence de bonheur, qui pèse plus lourd que le fait


d’être au chômage ou de subir une diminution d’un tiers du revenu
familial (voir ci-après).

Effets sur le bonheur


Indice de diminution
du bonheur
Revenu
Diminution du tiers du revenu familial 1
Vie professionnelle
Au chômage (et non pas salarié) 3
Insécurité (et non pas sécurité) de l’emploi 1,5
Le taux de chômage augmente de dix pour cent 1,5
L’inflation augmente de dix pour cent 0,5
Situation familiale
Divorcé (et non pas marié) 2,5
Séparé (et non pas marié) 4,5
Veuf (et non pas marié) 2
Santé
Source  : Layard (2007). Les valeurs sont traitées de façon à pouvoir les rendre
comparables entre elles.

Un des indicateurs qui révèlent aujourd’hui une crise de la


théorie économique néoclassique, c’est son incapacité à prendre en
considération les relations humaines fondées sur des motivations
intrinsèques. La science économique conventionnelle, notamment,
laisse de côté les relations non instrumentales  ; par conséquent, il
n’y a pas de place pour ce que l’on appelle désormais les « biens
relationnels ».
La raison de cette incapacité est facile à deviner  : comme nous
allons le voir, le bien relationnel est le fruit de motivations non
instrumentales (gratuité) ; or la théorie économique néoclassique
traite les biens comme des moyens et jamais comme des fins en
soi. L’économie contemporaine ne voit que des individus qui font
des choix, ignorant les relations qui donnent naissance à quelque
chose. Les relations n’étant considérées que dans un deuxième
temps lors de l’analyse, elles ne peuvent être qu’instrumentales. Si
nous voulons étudier les relations non instrumentales en économie,
et nous devons le faire, encore faut-il avoir les bons outils  : nous
avons besoin d’une science qui soit dès le début relationnelle (sans
devenir holistique pour autant !).
Les relations en tant que biens 47

Par conséquent, le problème ne réside pas tant dans


l’individualisme que dans le solipsisme et le « narcissisme
méthodologique ».
Dans ce chapitre, je présente donc une vision du bonheur
qui s’inscrit directement dans la tradition classique aristotélico-
thomiste, qui part d’une thèse anthropologique, à savoir la nécessité
d’établir des relations interpersonnelles non instrumentales pour
une vie bonne ou heureuse3. Pour cette raison, le concept clé sur
lequel s’appuie cette théorie du bonheur, ou de l’épanouissement
humain, est le concept de bien relationnel.

Les biens relationnels

La catégorie de bien relationnel a été introduite presque


simultanément par quatre auteurs dans le débat théorique  : la
philosophe Martha Nussbaum [1986], le sociologue Pierpaolo
Donati [1986], les économistes Benedetto Gui [1987] et Carole
Uhlaner [1989].
Benedetto Gui définit les biens relationnels comme des
« “biens” non matériels, qui ne sont cependant pas des services
qui se consomment individuellement, mais sont liés aux relations
interpersonnes » [1987, p. 37].
Carole Uhlaner suit la même ligne de pensée lorsqu’elle les
définit comme des « biens que l’on peut posséder uniquement grâce
à une entente mutuelle qui s’instaure suite à des actions conjointes
et appropriées, effectuées entre une personne et d’autres personnes
non arbitraires »[1989, p. 254].
Ces deux économistes définissent donc comme biens relationnels
les dimensions des relations qui ne peuvent être ni produites ni
consommées par un seul individu, parce qu’elles dépendent des
modalités et des motivations des interactions avec les autres, et
parce que l’on peut en jouir uniquement si elles sont partagées dans
la réciprocité4. Benedetto Gui [2002, 2005] propose notamment

3. Cette théorie du bonheur doit beaucoup, entre autres, à la philosophie


personnaliste, notamment dans sa version communautaire, de Jacques Maritain à
Giuseppe Maria Zanghì.
4. L’approche économique des biens relationnels amène pourtant à considérer
ces derniers comme des réalités distinctes de la relation elle-même. Gui exprime de
48 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’analyser chaque forme d’interaction comme un processus de


production particulier qu’il appelle « rencontre ». Il affirme que,
lors d’une rencontre « entre un vendeur et un acheteur potentiel,
entre un médecin et un patient, entre deux collègues de travail, et
même entre deux clients d’un même magasin » [2002, p. 27], outre
les résultats habituels (une transaction, une mission de production
ou une prestation de service), on obtient d’autres types particuliers
de résultats intangibles, de nature relationnelle, qui sont précisément
les biens relationnels.
En résumé, pour Benedetto Gui et Carole Uhlaner, les biens
relationnels ne correspondent pas à la relation même  : l’amitié
se définit non pas comme un bien relationnel mais comme une
interaction répétée, une série de rencontres et d’états affectifs dont
le bien relationnel n’est qu’une composante5.
Martha Nussbaum, qui emploie l’expression « bien relationnel »
dans un sens différent de celui de Gui, définit l’amitié, l’amour
réciproque et l’engagement civil comme trois biens typiquement
relationnels, dans lesquels c’est la relation même qui constitue le
bien, car ces biens apparaissent et disparaissent avec elle. Pour
la philosophe américaine, de formation néoaristotélicienne mais
également attirée par la pensée d’Amartya K. Sen et de John Stuart
Mill, les biens relationnels sont donc les expériences humaines où
le bien est la relation en soi.
Dans toutes les définitions du bien relationnel dont nous
disposons actuellement, la dimension de la réciprocité est ainsi
fondamentale. Enfin, le pourquoi, c’est-à-dire ma propre motivation
et celle de l’autre, constitue un élément essentiel dans les biens

façon explicite cette méthodologie destinée à préserver la continuité avec la science


économique, qui envisage le bien comme une réalité différente de l’acte de consommer.
D’après sa théorie, qui est de loin la plus développée d’un point de vue analytique, le
bien relationnel se distingue des caractéristiques subjectives (des états affectifs et des
motivations des agents), même si, dans ses travaux les plus récents, cette différence
est plus nuancée [Gui et Sugden, 2005].
5. Le sociologue Pierpaolo Donati [2005] parle de biens relationnels dans
une approche relationnelle des relations sociales qui affirme se distinguer du
réductionnisme de l’holisme et de l’individualisme. Dans ce contexte, les biens
relationnels se définissent comme des réalités découlant de l’action. Par conséquent,
ils ne sont pas la conséquence des choix de l’agent, ni de son environnement, mais
le produit ou la conséquence des relations concrètes, capables de modifier la volonté
même des agents. C’est précisément en raison de ces rétroactions que l’on ne saurait
les réduire à la volonté de l’agent.
Les relations en tant que biens 49

relationnels (comme le disait déjà Aristote, l’amitié la plus élevée


qui contribue à l’eudaimonia ne peut jamais être instrumentale
parce que c’est une vertu6). Robert Sugden, qui suit la même ligne
théorique que Gui, écrit  :
«  Les biens (ou maux) relationnels constituent les composantes
affectives et communicatives des relations interpersonnelles. Je propose
une stratégie théorique pour analyser la composante affective des
relations interpersonnelles. Le but consiste à comprendre certains
des mécanismes à travers lesquels les relations interpersonnelles
engendrent des états affectifs qui ont ou non de la valeur pour les
personnes engagées dans cette relation spécifique7 » [2005, p. 53].

Le discours de Martha Nussbaum [2009 (1986), p.  344] sur la


fragilité des biens relationnels, que nous avons déjà introduit dans
le premier chapitre, est également important.
Personnellement, je suis convaincu que, si nous voulons mieux
saisir la particularité des biens relationnels, la première chose à

6. C’est la raison pour laquelle le recours à la traditionnelle catégorie


d’« externalité » pour définir les biens relationnels ne se révèle pas très efficace.
Gui – et nous l’approuvons sur ce point – préfère s’en abstenir, d’une part, afin de
sauver la nature du « bien » et, d’autre part, parce que la non-intentionnalité constitue
normalement une caractéristique essentielle des externalités, généralement absente
dans les biens relationnels (souvent, on recherche expressément une atmosphère
particulière ou un sourire lors d’une rencontre, avec parfois un certain prix à payer).
7. Robert Sugden propose une analyse de la « technologie » des biens relationnels
(et non pas tant des apports et des résultats de la rencontre) en termes d’émotions
et d’états affectifs, allant ainsi au-delà de la théorie classique du choix rationnel,
entièrement axée sur des préférences et des croyances. Sugden construit son
raisonnement à partir d’une relecture originale de la Théorie des sentiments moraux
d’Adam Smith, et plus particulièrement de sa théorie de l’affinité (fellow-feeling) qui,
d’après Smith (mais également d’après Sugden), est une tendance anthropologique
générale des êtres humains et une chose bien différente de l’altruisme [Sugden,
2005]. Le fellow-feeling est une « sympathie réciproque » (Smith supposait que l’être
humain retire du plaisir de toutes les formes de fellow-feeling). Pour revenir aux
biens relationnels, Sugden soutient, dans ce cadre smithien, qu’ils sont le fruit de la
perception d’une correspondance de sentiments et que l’on peut en jouir dans chaque
activité conjointe, même de nature économique. On peut en conclure que la valeur
ajoutée et intrinsèque de la socialité qui, dans la théorie de Sugden, est précisément le
bien relationnel, est présente quand les interactions sociales permettent aux personnes
de prendre conscience de leur fellow-feeling mutuel. Dans cette approche, il est moins
important de faire la distinction entre « état des sentiments » et « bien relationnel »,
ce dernier étant perçu comme une composante distincte des sentiments des sujets.
Pour Sugden, la « technologie de production » des biens relationnels supposerait que
l’on s’identifie à l’autre, que l’on exprime et cultive la correspondance de sentiments.
50 Au commencement était la relation… Mais après ?

faire est de nous libérer du schéma qui oppose bien public et bien
privé, mais aussi de l’idée de bien en tant que moyen. Car, tant que
nous essaierons de ranger les biens relationnels parmi les biens
privés (comme une paire de chaussures ou un sandwich, qui sont
des biens « rivaux  » dans leur consommation et susceptibles de
s’exclure) ou, en guise d’alternative, parmi les biens publics (c’est-
à-dire des biens non rivaux qui, fondamentalement, ne peuvent pas
s’exclure8), nous ne sortirons pas du paradigme non relationnel.
En effet, la définition du bien privé ainsi que celle du bien public
n’impliquent pas de relations entre les différents sujets  : la seule
différence entre les deux types de biens réside dans la présence
ou l’absence d’« interférences  » dans leur consommation. Par
conséquent, la consommation du bien public n’est rien d’autre qu’une
consommation à laquelle des individus se livrent indépendamment
les uns des autres (par exemple, deux personnes ou plus empruntent
la même route non embouteillée ou bien admirent le même tableau
dans un musée, sans que la consommation de l’un empiète sur celle
de l’autre) ; c’est ce qu’affirme l’hypothèse de la non-rivalité. Par
conséquent, les tentatives visant à ranger le bien relationnel dans
les biens publics sont déviantes à mes yeux, et je préfère envisager
le bien relationnel comme une troisième catégorie par rapport aux
biens économiques traditionnels, classés en biens « privés » et en
biens « publics »9.
À la lumière de ce propos, et sans prétendre concilier les diffé­
rentes positions sur les biens relationnels que je viens d’exposer, je
définirai les caractéristiques de base d’un bien relationnel comme
suit  :
a) Identité  : l’identité des personnes concernées constitue un
ingrédient fondamental. Carole Uhlaner affirme pour cette raison
que « les biens qui se présentent dans les échanges où chacun peut
offrir de façon anonyme ne sont pas relationnels » [1989, p. 25510] ;

8. En réalité, c’est la non-rivalité qui fait du bien un bien public : l’impossibilité


de l’exclure est essentiellement une question technologique et de coût. Tout bien public
(produit) pourrait, du moins en principe, être refusé à ceux qui n’ont pas contribué
à sa production.
9. Sur les biens relationnels, voir également Giovanni Tondini et Luca Zarri
[2004], et Michele Biavati et al. [2002].
10. Carole Ulhaner emploie ici le terme « relationnels » dans son sens attributif
et non prédicatif.
Les relations en tant que biens 51

b) Réciprocité  : ces biens étant faits de relations, on ne peut


en jouir que dans la réciprocité. « L’activité en tant qu’échange, le
sentiment réciproque et la conscience mutuelle constituant une part
très profonde de l’amour et de l’amitié, Aristote ne peut admettre
qu’il reste une chose digne du nom d’amour ou d’amitié lorsqu’on
supprime les activités partagées et leurs formes de communication »
[Nussbaum, 2009 (1986), p 344] ;
c) Simultanéité  : à la différence des biens ordinaires présents sur

le marché, publics ou privés, dont la production est techniquement


et logiquement distincte de la consommation, les biens relationnels,
au même titre que beaucoup de services à la personne, sont produits
et consommés simultanément ; le bien est à la fois produit et
consommé par les sujets qui en bénéficient. Même si la contribution
à la production de la rencontre peut être asymétrique (pensons,
par exemple, à l’organisation d’une fête entre amis ou à la gestion
d’une coopérative sociale), le passager clandestin (free rider) pur
est impossible dans l’acte de consommation du bien relationnel
car, pour que l’on puisse en jouir, on doit se laisser entraîner dans
une relation présentant les caractéristiques dont nous sommes en
train de dresser la liste11 ;
d) Motivation  : la motivation derrière le comportement est une
composante essentielle des relations fondées sur une réciprocité
authentique. La rencontre même, par exemple un dîner, crée soit
des biens relationnels, soit de simples biens « standards », selon la
motivation qui anime les sujets. Lorsque la relation n’est pas une fin
en soi mais uniquement un moyen d’obtenir quelque chose d’autre
(faire des affaires), on ne peut pas parler de biens relationnels12 ;
e) Fait émergent  : le bien relationnel est issu d’une relation [voir
Colozzi, 2005]. La catégorie de « fait émergent » illustre peutêtre -

11. On pourrait citer l’exemple d’une excursion entre amis. Au moment de la


production de la rencontre (l’organisation de l’excursion), l’engagement des différents
participants peut être asymétrique ; cependant, si, au cours de cette excursion, l’un
ou l’autre ne parvient pas à entrer dans une relation de réciprocité, une relation
authentique, avec les autres, autrement dit, s’il ne s’investit pas dans la consommation
de ce bien, il aura joui d’un bien de marché ordinaire (une excursion touristique),
mais pas de biens relationnels.
12. Cela ne signifie pas qu’il est impossible de créer un bien relationnel authentique
dans une relation d’affaires, mais que, lorsque cela se produit, cela apporte en quelque
sorte une nouveauté au sein d’une relation instrumentale, que l’on ne peut pas attribuer
uniquement ou principalement à l’instrumentalité.
52 Au commencement était la relation… Mais après ?

la nature d’un bien relationnel mieux que ne le fait la catégorie


économique de « production ». En affirmant que l’on a affaire à un
fait émergent, on met en évidence le fait que le bien relationnel est

un élément tiers qui dépasse les contributions des sujets impliqués


et qui, souvent, ne figurait même pas parmi leurs intentions initiales.
C’est pour cela qu’un bien relationnel peut apparaître même lors
d’une transaction normale sur le marché quand, à un moment donné,
en plein milieu d’un échange économique instrumental ordinaire,
il se produit quelque chose qui pousse les sujets à transcender la
raison pour laquelle ils s’étaient réunis13 ;
f) Gratuité  : la gratuité constitue une caractéristique synthétique
des biens relationnels, dans la mesure où le bien relationnel en est
un seulement si la relation n’est pas « utilisée  » à d’autres fins, si
elle est vécue comme un bien en soi et se fonde sur des motivations
intrinsèques14. Voilà pourquoi, comme l’affirme Martha Nussbaum,
le bien relationnel est un bien sous-entendant que la relation est le
bien, une relation qui n’est pas une rencontre intéressée, mais une
rencontre où l’on vit la gratuité15. Le bien relationnel présuppose

13. Je pense, par exemple, à une réunion de travail normale lors de laquelle
un des participants reçoit un coup de téléphone de chez lui. La rencontre est alors
interrompue et l’intéressé engage un dialogue sur ses enfants et sur des sujets privés,
qui n’étaient pas à l’ordre du jour. Dans ces instants-là, les sujets peuvent créer et
consommer des biens relationnels. On peut imaginer des situations analogues dans
le cas des « maux relationnels ».
14. En conclusion, après tout ce qui a été dit, il devrait être clair que, dans cet essai,
j’établis un lien très étroit entre les concepts de gratuité et de motivations intrinsèques.
Ce lien est, à mon sens, plus important que le lien entre gratuité et altruisme, car on
peut très bien poser un acte gratuit mais non altruiste (il suffit de penser au sportif ou
au scientifique), qui produit des externalités positives peut-être plus grandes que celles
découlant d’un acte altruiste non fondé sur des motivations intrinsèques. En effet, je
crois que, chez les êtres humains, il existe un mécanisme psychologique qui nous fait
éprouver du plaisir chaque fois que nous voyons les autres (ou nous-mêmes) accomplir
un acte pour des motifs intrinsèques (et non instrumentaux), indépendamment du
fait que nous retirons un bénéfice direct de ce comportement. C’est ce mécanisme
psychologique qui nous inspire, par exemple, de l’estime pour le missionnaire qui vient
en aide aux lépreux, et non pour l’entreprise qui pratique le cause-related-marketing,
ou qui nous pousse à blâmer le sportif trop sensible aux offres alléchantes d’argent.
15. Le bien relationnel, ainsi défini, possède des caractéristiques qui le font
ressembler à un bien public local (on le consomme à plusieurs) ou à une externalité (il
naît d’une relation et n’est pas toujours intentionnel) ; toutefois, on ne peut l’assimiler
à ces derniers. Par exemple, le bien relationnel n’est pas seulement non rival : on
peut même le définir comme antirival (j’emprunte cette expression à Luca Zarri).
Les relations en tant que biens 53

la présence de motivations intrinsèques vis-à-vis de cette relation


particulière ;
g) Bien  : enfin, on peut résumer la définition d’un bien relationnel
en insistant sur le substantif. En effet, il s’agit d’un bien et non d’une
marchandise (pour employer le langage de Marx) : autrement dit,
il a une valeur (parce qu’il satisfait un besoin) mais pas de prix
fixé par le marché (justement parce qu’il est gratuit), même s’il a
toujours un « coût d’opportunité16 ».
Pourtant, à présent que nous avons énuméré ces caractéristiques,
nous ne pouvons que constater combien il est difficile d’étudier
les relations humaines fondées sur des motivations complexes en
s’appuyant sur la théorie économique. En effet, l’économie observe
le monde en adoptant la perspective de l’individu qui choisit les
biens  : la relation lui échappe (ou bien elle la conçoit comme un
moyen ou comme un lien), justement parce que le bien relationnel
n’est pas une somme de biens ou de relations individuelles (il y
a une contradiction dans les termes  !), et parce que l’autre avec
lequel on interagit n’est ni un bien ni un lien.

Relations primaires et secondaires

Enfin, si l’on veut élaborer une théorie des biens relationnels,


il peut se révéler utile de les classer en deux grandes familles.
Pierpaolo Donati propose de les appeler biens relationnels
« primaires  » et « non primaires  » ou « secondaires » (il s’agit
d’une simple dénomination qui ne se réfère pas à leur contenu17).

16. Il convient de faire attention au « coût d’opportunité », un instrument classique


utilisé pour mesurer la valeur des relations. L’idée de coût d’opportunité, très puissante,
issue de l’école autrichienne (même si on la trouve déjà chez l’Italien Francesco
Ferrara) et certainement de grande portée en économie, recèle cependant un danger
car elle risque de transformer toutes les dimensions de la vie en réalités mesurables en
argent : combien vaut une heure de prière ? Si nous renonçons à une certaine somme
d’argent en priant au lieu de travailler, alors nous devons en déduire que la prière du
manager vaut mille fois plus que celle d’une femme au foyer, et infiniment plus que
celle d’un chômeur ! Nous devons donc recourir à ces instruments avec la plus grande
prudence, si nous voulons éviter la marchandisation du monde.
17. J’ai introduit cette distinction avec Luca Zarri dans un article datant de 2007.
Je tiens à souligner que la distinction entre biens relationnels primaires et non primaires
se rapporte essentiellement à leur degré et non à leur substance. Je l’introduis ici
en tant qu’idéaltype, même si, dans la réalité, les différences sont moins marquées.
54 Au commencement était la relation… Mais après ?

Il est en effet facile de comprendre que le bien relationnel produit


lors d’un échange commercial, lorsqu’on va par exemple chez le
coiffeur, a peu de chose à voir avec le bien relationnel résultant
d’une relation entre une mère et son fils ou entre deux amis.
Le bien relationnel non primaire peut donc se définir comme un
résultat (outcome) qui s’ajoute aux autres composantes découlant
de l’interaction-rencontre. Par conséquent, la valeur éventuellement
nulle de ce résultat de la relation n’annule pas le bénéfice que nous
retirons de cette rencontre (par exemple, le coiffeur antipathique
dans une ville où je ne suis que de passage me coupera correctement
les cheveux même s’il ne me procure pas un bien relationnel18)il
modifie sa valeur mais non sa nature puisque, même lorsque la
 :

rencontre n’engendre pas un tel bien, elle garde son utilité pour les
personnes qui y participent. Dans le cas présent, le bien relationnel
est le terme d’une somme. Pour donner simplement un exemple,
nous pouvons exprimer la valeur d’une rencontre par l’expression P1
+P2 +Br, où seul le troisième élément (Br) est le bien relationnel  ;
son éventuelle valeur nulle peut très bien ne pas modifier celle
   

des deux autres termes19. Dans le cas des biens relationnels non
primaires, l’absence de bien relationnel n’annule pas la valeur du
bien en jeu. Donc, même si cette rencontre particulière n’a engendré
ni un bien ni un mal relationnel, elle peut encore produire des biens
économiques et avoir une utilité pour les agents impliqués dans cette
rencontre. Ainsi, pour donner un deuxième exemple, si je vais voir
un médecin techniquement compétent sans que cela produise un
bien relationnel, le bien économique « visite médicale » continue
d’exister et conserve sa valeur (même si elle est inférieure à celle de

18. Le possible lien entre le bien relationnel et la qualité objective du service


est une autre question : lorsqu’il règne un climat agréable, même la séance chez le
coiffeur se passe mieux. On pourrait citer encore bien d’autres exemples, celui d’une
visite médicale ou d’une consultation, etc.
19. Je me rends bien compte que je fais là des simplifications extrêmes qui tiennent
uniquement si l’on reste sur un plan purement abstrait. Dans la réalité, nous le savons,
la valeur du bien relationnel modifie toujours la valeur des autres composantes, et
vice-versa : si, par exemple, la relation affective entre un professeur d’université et
son étudiant n’est pas bonne, l’apprentissage objectif s’en ressent fortement. Nous
utilisons donc ces formules comme des paraboles, qu’il faut exprimer autrement en
passant de la formule à la réalité.
Les relations en tant que biens 55

ma visite chez un médecin qui produit aussi un bien relationnel)20.


Une consultation juridique, le café que l’on va boire avec ses amis
au bistro près de chez soi constituent d’autres exemples de biens
relationnels non primaires21.
En revanche, dans le cas du bien relationnel primaire, la
composante relationnelle de la rencontre ne peut s’annuler sans
détruire le bien même, autrement dit, en annulant sa valeur. C’est la
raison pour laquelle on peut représenter le bien relationnel primaire
(toujours à titre d’exemple) par une fonction plus complexe, qui peut
prendre la forme d’un produit. La composante « bien relationnel
primaire », notamment, pourrait être formalisée – simplement
pour exprimer une intuition – à l’aide d’un paramètre qui agit
comme un multiplicateur de toute la somme dont les termes sont
les composantes non relationnelles de l’interaction (telles qu’un
échange d’informations ou de services matériels de différents types) :
Br (P1 +P2 +…)22. En effet, un bien relationnel primaire possède
toujours d’autres composantes non relationnelles engendrées par la
 

rencontre  : les composantes non relationnelles, ou instrumentales,


sont toujours présentes même lors d’une interaction possédant une
forte valeur relationnelle, telles que l’interaction au sein d’une
famille ou d’une relation d’amitié qui s’est consolidée au fil du
temps.

20. Ce discours ne vaut pas pour toutes les visites médicales. Si, par exemple, une
séance chez le psychologue n’engendre pas de bien relationnel, il est très probable
qu’elle perde toute sa valeur.
21. Ces biens non primaires présentent une seconde caractéristique : le bien
relationnel peut acquérir une valeur monétaire remplacée par le bien lui-même. Je
citerai à ce propos une expérience personnelle. De retour d’un voyage, je pouvais
choisir de passer par Rome, où vit ma famille, ou d’aller directement à Milan où
j’assurais des cours le lendemain. Je me suis alors demandé : quelle est la différence
de prix entre les deux solutions ? Comme elle n’était pas trop élevée, j’ai préféré
aller voir ma famille, même si je ne pouvais rester que quelques heures. Lors d’une
hypothétique vente aux enchères, j’aurais pu mesurer la valeur qu’avait pour moi le
bien relationnel « revoir ma famille » ; autrement dit, elle était égale à la différence
maximale que j’étais prêt à payer entre le prix d’un vol direct pour Milan et celui d’un
vol pour Rome. Est-ce une manière légitime de mesurer les biens relationnels (bien
évidemment, une fois éliminé l’« effet de revenu », pour s’abstenir d’affirmer que les
gens riches aiment plus leur famille que les pauvres) ? Peut-être est-ce le cas, pourtant
je ne crois pas que cela vaille pour les biens relationnels primaires.
22. On pourrait ajouter les biens relationnels non primaires aux termes de la
somme. En outre, on peut compliquer la fonction en établissant un rapport entre les
éléments, comme dans l’exemple précédent du coiffeur antipathique.
56 Au commencement était la relation… Mais après ?

Toutefois, en ce qui concerne le bien relationnel primaire, la


relationalité (substance) joue un rôle essentiel qui permet aux autres
composantes non relationnelles (accidents) d’avoir une utilité. Dans
le cas où celle-ci est absente, la somme des termes évoqués plus
haut ne produit de fait aucun effet en termes de bien-être. Autrement
dit, lorsque la composante affective et communicative de la relation
manque dans les biens relationnels primaires classiques tels que les
relations familiales ou les amitiés profondes, non seulement cela
modifie la valeur du bien consommé (comme dans le cas des biens
relationnels non primaires), mais c’est toute la relation qui perd sa
valeur23. Lorsque les liens affectifs n’existent plus dans un couple,
les composantes matérielles de l’interaction n’ont plus aucune
valeur. Si je ne me sens pas aimé par ma femme ou que je sais qu’elle
me trompe, même la nourriture qu’elle me prépare n’a ni valeur ni
utilité pour moi, et peut-être vais-je même préférer aller dîner seul
à l’extérieur. En outre, les biens relationnels primaires se laissent
difficilement remplacer par une valeur monétaire équivalente, car
on ne peut les transformer en argent sans que leur nature s’en trouve
modifiée en profondeur24.

« L’enfer, c’est les autres »

Nous voici arrivés au point crucial. À la lumière de ces


considérations, comment expliquer le paradoxe du bonheur en
intégrant dans notre discours les biens relationnels, en particulier
les biens primaires  ? Lorsque notre revenu et notre consommation
augmentent, il peut arriver et, de fait, il arrive que ce que nous
gagnons en bien-être grâce à l’augmentation de notre revenu soit
inférieur à ce que nous perdons parce que nos biens relationnels
diminuent. Lorsque, par exemple, l’augmentation du revenu se fait
au détriment de la qualité de la relation avec les autres, on peut se

23. Il est intéressant ici de remarquer que le sens qu’a la phrase : « Cette relation
n’a plus de valeur pour moi » dans le langage commun coïncide avec celui qu’elle a
dans le langage technique.
24. Il convient enfin d’observer que, de primaire, un bien relationnel peut
devenir secondaire et vice-versa quand, par exemple, une relation avec un collègue
se transforme au fil du temps en une amitié profonde ou débouche sur un mariage.
Par conséquent, cette distinction doit être considérée comme dynamique.
Les relations en tant que biens 57

retrouver plus riche et moins heureux, surtout une fois dépassé


un certain seuil de revenu par tête, comme on le constate dans les
économies avancées des pays du Nord. Il est pertinent de supposer
que l’effet d’ensemble du revenu sur le bonheur est positif pour
les bas niveaux de revenu, mais qu’au-dessus d’un certain seuil, il
devient négatif. Examinons à ce propos un simple modèle.

L’augmentation du revenu agit sur le bonheur dans deux


directions  : a) directement, car avoir un plus haut revenu élargit
mon éventail de choix sur le marché et augmente mes possibilités
en matière de santé, d’instruction, de confort etc., ce qui, en soi,
devrait globalement accroître mon bonheur subjectif si cela n’avait
pas des effets collatéraux  ; b) indirectement, car l’augmentation du
revenu interfère avec d’autres domaines de la vie, symbolisés par le
signe « X »  : les biens relationnels (notamment les biens primaires)
et, en général, toutes les activités fondées sur la gratuité, sur des
motivations intrinsèques, y compris la vie intérieure et la prière.
En d’autres termes, l’augmentation du revenu découle
généralement d’une augmentation du temps de travail.
Même si cela ne se produit pas toujours, cette augmentation
des heures de travail modifie souvent la répartition des ressources
entre activités instrumentales et activités à motivations intrinsèques.
Les activités instrumentales, auxquelles on associe l’augmentation
du revenu, ont un impact sur le bonheur, qui varie cependant en
fonction du montant du revenu  : en effet, on accorde une grande
importance au revenu quand il est faible, alors qu’il compte moins
58 Au commencement était la relation… Mais après ?

quand il est élevé. Malheureusement, un haut revenu qui, en soi,


pèse peu sur le bonheur, joue beaucoup sur notre absence de bonheur
et sur nos motivations intrinsèques.
Imaginons alors un bonheur qui dépendrait du revenu (R) et de
la valeur X, à savoir, Ba = f (Ra, X). Nous pouvons ainsi tracer le
graphique suivant  :

Jusqu’à un certain seuil critique, le revenu et les relations de


gratuité peuvent être considérés comme des biens complémentaires ;
au-delà, ils deviennent rivaux, si bien que le revenu peut évincer
les relations non instrumentales.
À ce stade, une question nous vient tout naturellement à l’esprit  :
pourquoi des êtres rationnels, qui apprennent de leurs erreurs, ne
parviendraient-ils pas à comprendre que, lorsqu’ils ont franchi la
zone critique, ils se sentiraient mieux avec un revenu plus faible et
plus de gratuité-relationalité  ? Pourquoi ne font-ils pas repartir la
courbe en arrière de façon à pouvoir s’arrêter à son point culminant ?
Je me bornerai à quelques considérations25.
Dans les économies avancées d’aujourd’hui, nous assistons,
dans le domaine des biens relationnels, à une augmentation
constante de la production et de la consommation de véritables
substituts à bas coût, que nous pouvons désigner comme des
biens pseudo-relationnels. La consommation de relations feintes,
comme celles que nous proposent la télévision et Internet de plus
en plus souvent ces dernières années, en constitue un exemple
particulièrement éloquent. La récente explosion des reality-shows

25. Pour une analyse plus approfondie, je renvoie le lecteur à Bruni [2004].
Les relations en tant que biens 59

dans de nombreux pays du monde occidental représente un des


symptômes macroscopiques les plus flagrants de cette tendance  :
« Quand je vais voir ma mère, elle me parle des protagonistes d’un
talk-show comme si c’étaient ses amis de quartier », me confiait un
collègue il y a quelque temps, avant d’ajouter  : « En réalité, ma
mère est seule devant une boîte noire », bien qu’elle ait l’impression
de se trouver en nombreuse compagnie. En effet, de l’avis des
téléspectateurs, il s’agit de vraies relations simulées (d’un bien
pseudo-relationnel).
Les sites internet consacrés aux rencontres (amitié et relations
sentimentales) sont un autre exemple de consommation pseudo-
relationnelle. La relation virtuelle simule la relation réelle en
reproduisant certains de ses attributs essentiels que nous avons
évoqués plus haut  : l’identité de l’autre compte dans une certaine
mesure (en tant que consommateur, je choisis les programmes
télévisés que je veux suivre et les personnes avec lesquelles je
veux interagir lors d’un chat) ; la simultanéité entre également en
jeu (en chattant, nous produisons et consommons le bien à travers
notre interaction). Il manque seulement la douloureuse fragilité de
la relationalité en chair et en os, cette « blessure » qui constitue
l’élément clé de tout notre propos.
Ce n’est pas un hasard si, dans l’étude réalisée à partir de l’enquête
World values survey [Bruni et Stanca, 2008] et que nous avons déjà
citée, nous avons observé un effet significatif des biens relationnels
sur la satisfaction à l’égard de la vie26 ainsi qu’un effet d’éviction
(crowding-out) de la consommation de télévision (biens pseudo-
relationnels) sur la relationalité27. Ce sont les résultats d’une analyse
empirique où des indicateurs utilisés possèdent les caractéristiques
de l’identité et de l’authenticité associées aux biens relationnels. Le
premier ensemble de ces indicateurs concerne l’engagement actif
sur le front du volontariat individuel dans le cadre d’associations à
caractère religieux et social, sportif et récréatif, éducatif, syndical,
politique, environnemental et professionnel. Quant au deuxième

26. Ce résultat concorde avec celui obtenu par Stephan Meier et Alois Stutzer
[2004].
27. Ces deux résultats sont robustes compte tenu des indicateurs utilisés, des
indicateurs alternatifs de relationalité, et des estimations obtenues grâce à des variables
instrumentales.
60 Au commencement était la relation… Mais après ?

ensemble d’indicateurs, il se rapporte au temps passé au sein de


groupes sociaux spécifiques (famille, amis, collègues etc.)28.
La télévision et Internet sont des produits de marché qui non
seulement nous prennent le temps et l’énergie que nous consacrons
à nos relations avec les autres (il en serait de même pour la lecture
ou un moment passé à courir au parc) mais également ils nous
vendent, comme nous l’avons vu, des pseudo-relations avec les
autres, infiniment moins risquées, à un prix bien inférieur. Alors
qu’il suffit d’un simple clic pour regarder un programme télévisé
ou engager une relation avec un ami virtuel et pour se déconnecter,
l’investissement et le risque représentés par une relation d’amitié, ou
encore un mariage, sont mille fois plus grands. Si je perds la capacité
(qui est une question culturelle et spirituelle) à distinguer les vrais
biens relationnels des faux, si je ne vois que les risques et les coûts
(extrêmement asymétriques) sans considérer le rendement en termes
de bonheur, alors, le jour n’est pas si loin où les marchandises
prendront la place des biens, y compris des biens relationnels, et ces
marchandises nous offriront constamment de nouveaux substituts
aux biens relationnels.
En outre, le développement économique et technologique agit
dans deux directions qui ont toutes deux leur importance dans notre
propos. En premier lieu, si la technologie tend à réduire les coûts
des biens de marché ordinaires, elle ne le fait pas avec les biens
relationnels dont la « technologie », les coûts et les risques n’ont
presque pas changé au cours des derniers millénaires. Il en résulte
que le coût relatif des biens relationnels tend à augmenter dans les
pays aux technologies avancées, comme le sont ceux où le paradoxe
d’Easterlin s’est vérifié. Cultiver des relations qui aient un sens est
aujourd’hui très coûteux dans les économies modernes de marché,
parce que nous trouvons des substituts aux biens relationnels dont
le coût est infiniment plus bas.
C’est cela le vrai risque que cachent aujourd’hui nos écrans de
télévision et les nouvelles technologies, parce qu’ils se présentent
comme une nouvelle forme de relations qui nous promettent le

28. Pour saisir pleinement la portée et le sens des effets évoqués plus haut, il faut
tenir compte du fait que la consommation de télévision constitue l’activité à laquelle
nous consacrons le plus de notre temps libre dans le monde, avec une consommation
quotidienne de 217 minutes en moyenne en Europe occidentale et de 290 minutes
aux États-Unis.
Les relations en tant que biens 61

bonheur (la bénédiction) sans blessure. Alors que je ne risque rien


en passant trois heures devant la télévision, je prends un grand risque
en investissant ce temps dans mes relations avec les autres car, s’ils
n’y répondent pas, non seulement cet investissement ne m’apporte
rien, mais j’en retire un mal relationnel. Malheureusement (ou
heureusement  ?), les faux biens relationnels offerts par la télévision
et Internet ne nous sont pas d’un grand secours dans les moments
les plus importants de la vie. Nul besoin de rêver d’un monde
prémoderne ou hostile à la technologie (ce n’est certainement pas
le propos de ce livre). Il nous suffit simplement de réfléchir à ce
risque  : à la longue, cette absence de blessure peut nous amener
vers une vie faite uniquement de relations virtuelles, qui nous
fascinent beaucoup parce qu’elles ne nous coûtent pas grand-chose.
C’est comme une belle pomme qui nous fait envie alors qu’elle est
peut-être empoisonnée.
Nous devons prendre encore un élément en considération  :
l’efficience accrue des marchés entraîne une forte tendance à séparer
les biens relationnels des biens de consommation ordinaires. Il y
a quelques décennies, pour citer encore un exemple, lorsque l’on
voulait consommer de la musique, il fallait aller au théâtre, à l’opéra,
dans une salle de danse ou à une fête avec des amis  ; on éprouvait
un besoin de communauté, avec tous les risques que cela comportait.
Puisqu’au sein d’une communauté, on ne peut séparer la musique
du bien relationnel, on se devait d’écouter de la musique avec les
autres. Or à présent le marché permet de dissocier ces deux biens, et
la consommation de musique est ainsi séparée des biens relationnels.
Le même discours vaut pour tous les biens récréatifs et culturels,
mais nous observons cette tendance à dissocier le bien relationnel
et le bien de consommation individuel dans toutes les formes de
consommation, à des degrés divers. Où est le problème, objecteront
alors certains  ? N’avons-nous pas une plus grande liberté de choix,
autrement dit, notre bien-être n’a-t-il pas augmenté  ? Aujourd’hui
encore, je peux aller danser ou me rendre au stade et, si je ne
veux pas, j’écoute de la musique tout seul ou je regarde le match
à la télévision ! Nous sommes plus libres, donc plus heureux !
Malheureusement, il n’en va pas ainsi  : la logique des prix et des
coûts appliquée aux relations humaines et la transformation des
valeurs en prix produisent pour nous et pour les autres des coûts
sociaux, éthiques et spirituels que nous ne savons pas évaluer.
62 Au commencement était la relation… Mais après ?

Pourtant, nous n’avons qu’à examiner de près notre existence pour


nous rendre compte qu’elle laisse de moins en moins de place aux
relations authentiques et qu’elle est en train de perdre son sens.
Les biens relationnels étant faits de relations, nous ne pouvons
en jouir que dans la réciprocité. C’est là que réside toute leur beauté,
mais aussi leur vulnérabilité.
Le bien relationnel est tributaire de la réponse de l’autre car,
si l’autre ne répond pas, on n’en retire aucun bien relationnel ou,
pire, un « mal relationnel ».
L’antinomie de la « vie bonne » associée à la blessure de la
rencontre a traversé toutes les époques de la pensée occidentale
jusqu’à la modernité. Celle-ci a essayé, en recourant aux marchés,
de triompher de la fragilité de la vie bonne en renonçant, de fait,
à une vie pleinement civile  ; ainsi espérions-nous ne pas avoir à
nous exposer aux paradoxes inhérents à la vulnérabilité de la vie
bonne, afin de ne pas nous retrouver face à un autre susceptible de
nous blesser.
Un destin triste que Jean-Paul Sartre illustre bien  : dans Huis
clos, il représente l’enfer sous forme d’une pièce aux portes closes
(comme par hasard, cela nous rappelle la pièce où trône le Big
Brother téléviseur), où les trois personnages ne parviennent pas à
se rencontrer par peur de se perdre. Il s’agit d’une représentation
tragique mais très efficace de la condition de l’homme d’aujourd’hui,
de notre rejet des autres et du besoin que nous avons qu’ils soient
ici, tout cela résumé dans la terrible exclamation « L’enfer, c’est les
autres » qui, à elle seule, exprime le propos que nous avons tenté
de développer jusqu’ici.
Lorsqu’une civilisation coupe la corde qui relie les personnes les
unes aux autres, ou bien lorsqu’elle l’effiloche jusqu’à la réduire à
un simple fil, le lien contractuel du marché, elle entre de fait dans
une crise mortelle sans même s’en apercevoir. Par conséquent, la
crise culturelle que traverse l’Occident, et l’éventuelle sortie de cette
crise, se jouera inévitablement sur le terrain du marché.
Les relations en tant que biens 63

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2. Tout n’est-il que relation ?
A. La nature ?

La mécanique quantique comme théorie


essentiellement relationnelle1

Michel Bitbol

« L’objectivité de la science a nécessairement


pour prix sa relativité (et qui veut l’absolu doit
le chercher dans le subjectif). »
Karl Popper (d’après H. Weyl)

Introduction

L’idée que notre science peut seulement accéder à des relations,


et non pas aux hypothétiques déterminations absolues de ce
qui est, remonte à un passé très ancien. Elle a été avancée, de
Protagoras à Pyrrhon, comme argument sceptique apte à saper les
fondements de la connaissance. Mais elle a aussi été prise, de Kant
à Einstein, comme point de départ d’une entreprise de refondation
épistémologique. En dehors des cercles sceptiques, ou à distance des
moments de lucidité favorisés par les révolutions scientifiques, le
système des relations constituant chaque domaine de connaissance
a cependant eu tendance à retomber dans l’oubli au profit de ses
invariants réifiés.

1. Cet article est une version revue de celui paru initialement sous le titre :
« Relations et corrélations en physique quantique », in Michel Crozon et Yves
Sacquin (dir.), Un siècle de quanta, EDP sciences, 2003. Il faisait partie du chantier
d’élaboration de Michel Bitbol, De l’intérieur du monde, Flammarion, Paris, 2010.
66 Au commencement était la relation… Mais après ?

L’avènement de la mécanique quantique a enrayé ce mouve-


ment de flux et de reflux, d’affirmation puis de négligence, du
caractère relationnel de la connaissance. L’oubli, pour ne pas dire
l’escamotage volontaire, des relations constitutives est à coup sûr
resté une tentation en physique microscopique. Cette tentation
a pris, entre autres, la forme d’une quête de théories à variables
cachées supposées accéder à des propriétés intrinsèques (c’est-à-dire
absolues). Mais, face à cela, la thèse suivant laquelle la mécanique
quantique renvoie plus exclusivement et plus radicalement à des
relations que toutes les théories physiques antérieures n’a cessé
de ressurgir et de se renforcer. Bohr et Heisenberg en ont été les
premiers promoteurs à l’époque de l’élaboration de la théorie
quantique2. Elle a ensuite trouvé des relais chez des physiciens aussi
éloignés de l’interprétation de Copenhague que l’était Hugh Everett,
avec sa « relative state interpretation of quantum mechanics » de
1957 (injustement confondue avec la « many-worlds interpretation
of quantum mechanics » formulée par Graham et de Witt à la fin
des années 1960). Et elle a été réintroduite plus récemment sous des
formes profondément retravaillées par Karl Popper, Arthur Fine,
Simon Kochen, Martin Davis [1977], Mioara Mugur-Schächter
[1992], Paul Teller [1986], David Mermin [1998], Carlo Rovelli
[1997], Reginald Cahill3, etc. Le plus troublant est sans doute que
l’approche relationnelle est aussi présente en filigrane dans toutes
les interprétations de la mécanique quantique dont la motivation
était d’en faire l’économie, par le biais des inévitables traits
contextualistes ou holistiques [Esfeld, 2012] qui leur sont associés.
Mon but est ici de classifier les interprétations relationnelles de
la mécanique quantique et d’en discuter la portée philosophique.
Pour mener ce projet à bien, deux préliminaires sont requis. Le
premier est de se donner un critère de classification des genres

2. Voir, par exemple, Heisenberg [2000], p. 137 : « Le sujet de la recherche


n’est donc plus la nature en soi mais la nature livrée à l’interrogation humaine », ou
p. 142 : « S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes
de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de
nos rapports avec la nature ».
3. Voir l’article « Random reality » New Scientist magazine, 26 février 2000, sur
le récent travail de Reginald T. Cahill et Christopher M. Klinger. Selon ces auteurs, il
est possible de déduire les lois de la physique à partir de l’hypothèses selon laquelle le
monde est fait de « pseudo-objets » aléatoires et purement relationnels, « seulement
définis par la force de leurs connexions mutuelles ».
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 67

de relations mis en œuvre. Le second est d’expliquer pourquoi le


caractère de part en part relationnel de la connaissance scientifique
a été plus facile à ignorer en physique classique qu’en physique
quantique.

1. Relations cognitives et relations objectales

Les relations qui interviennent dans l’interprétation de la


mécanique quantique sont de deux types. Les unes connectent le
sujet connaissant et ce qu’il vise à connaître par l’intermédiaire
d’appareillages expérimentaux. Nous les appellerons relations
cognitives ou transversales. Les autres relient entre eux des
phénomènes actuels ou virtuels, pris pour objets de connaissance.
Nous les appellerons des relations objectales ou latérales.
Deux façons d’établir un lien entre ces types de relations sont
par ailleurs concevables. L’une consiste à donner aux relations
cognitives la priorité sur les relations latérales, en notant que si
la connaissance n’est concernée que par de pures relations entre
phénomènes, c’est parce que les phénomènes eux-mêmes résultent
d’une relation cognitive et ne donnent en rien accès à ce que les
choses sont supposées être dans l’absolu. L’autre consiste au
contraire à donner aux relations objectales la priorité sur les relations
cognitives en réduisant les relations cognitives à un cas particulier
de relation objectale : la relation entre le corps humain ou ses
instruments d’une part, et le monde qui l’environne d’autre part.
La première approche est caractéristique de la philosophie
transcendantale, dont la méthode revient à défléchir toute question
portant sur l’objet de la connaissance vers le mode même de
fonctionnement de cette connaissance. C’est elle que choisit Kant,
lorsqu’il signale : (a) que les relations entre objets spatio-temporels
sont secondaires à la relation cognitive mise en place à travers les
formes a priori de notre sensibilité4, et (b) que, réciproquement,
si la connaissance scientifique ne fait que représenter des relations

4. Critique de la raison pure, B59, in Œuvres philosophiques, Kant [1980], p.


801 : « […] Si nous faisions abstraction […] de la constitution subjective des sens en
général, la manière d’être tout entière et tous les rapports des objets dans l’espace et
dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes, disparaîtraient […]. »
68 Au commencement était la relation… Mais après ?

objectales ou latérales, cela implique qu’elle n’accède pas à la


constitution intime de la chose en soi mais seulement au résultat
de la relation cognitive établie entre nous et cette dernière [Albert,
19855].
La seconde approche est quant à elle typique de l’entreprise
de naturalisation de l’épistémologie puisqu’elle demande de
concevoir la relation constitutive de la connaissance sur le modèle
des relations entre objets naturels connus. Prise isolément, cette
approche ne va pas sans de graves difficultés, dont la raison est
le caractère circulaire, dogmatique ou à jamais inachevé de toute
tentative d’autofonder une démarche épistémique sur ses propres
résultats6. Rien n’empêche cependant de faire jouer à l’approche
naturalisante un rôle plus modeste mais non négligeable. Le rôle
d’une représentation du processus cognitif qui ne prétende pas être
fondatrice du savoir qui en résulte, mais seulement être contrainte
par une condition de compatibilité avec lui.
La réflexion sur la mécanique quantique porte de nombreuses
traces de cette analyse bidirectionnelle des relations qui interviennent
dans les sciences physiques. Le plus simple, pour s’en apercevoir,
est de se souvenir de la dualité non réductible des théorèmes qui
circonscrivent les limites d’acceptabilité des théories à variables
cachées. Les uns, comme le théorème de Kochen et Specker, imposent
aux théories à variables cachées aptes à reproduire les prédictions
de la mécanique quantique d’être contextualistes, c’est-à-dire de
ne porter que sur des déterminations immédiatement modifiées
par la procédure même de leur mise en évidence expérimentale.
Les autres, comme le théorème de Bell, imposent aux théories
à variables cachées compatibles avec les prédictions quantiques
d’être non locales, c’est-à-dire de porter sur des déterminations
qui s’influencent mutuellement et immédiatement à distance.
Le contextualisme exprime la nécessité dans laquelle se trouve
la microphysique de ne pas ignorer la relation transversale ou
cognitive qui la permet ; et la non-localité traduit un genre inédit

5. Ibid., B67, p. 807 : « […] comme le sens externe ne nous donne rien d’autre que
la représentation de rapports, il ne peut contenir dans sa représentation que le rapport
d’un objet au sujet, et non l’intérieur de l’objet, ce qu’il est en soi. »
6. L’écartèlement entre circularité, dogmatisme et régression à l’infini est appelé
« trilemme de Munchhausen » par Hans Albert.
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 69

(mais mal caractérisé par le concept de « non-localité ») de relation


latérale ou objectale.
La même dualité se retrouve par ailleurs, en dehors de toute
référence aux théories à variables cachées, dans la coexistence de
deux courants d’interprétation de la mécanique quantique standard.
L’un de ces courants souligne par-dessus tout, avec Bohr,
l’impossibilité de séparer dans le phénomène ce qui revient à un
objet et ce qui revient au dispositif expérimental. L’idée est ici que
le phénomène porte la trace ineffaçable de la relation cognitive
d’où il émerge ; qu’on ne peut pas faire suffisamment abstraction
de la relation cognitive pour détacher de son produit phénoménal
une détermination traitable comme si elle appartenait en propre à
un objet.
L’autre courant se focalise sur les corrélations latérales entre
phénomènes, telles que les prédit le formalisme de la mécanique
quantique à travers ses traits d’intrication (entanglement), et ravale
la relation cognitive au rang de simple cas particulier macroscopique
de ce genre de corrélations.
L’insistance du premier courant sur le caractère constitutif des
relations cognitives lui confère beaucoup d’affinités, comme l’a
montré Jean Petitot, avec la démarche transcendantale. La primauté
qu’accorde le second courant aux relations latérales ou objectales
par rapport à la relation transversale ou cognitive le rapproche en
revanche du projet de naturalisation de l’épistémologie.
Mais avant d’approfondir la double structure relationnelle de
la mécanique quantique, nous devons à présent rappeler celle de la
physique préquantique. C’est seulement au prix de ce détour que
nous pourrons établir en quoi consiste l’excès de la constitution
relationnelle de la physique quantique par rapport à celle des
théories physiques antérieures.

2. Les relations constitutives de la physique classique

L’acte de naissance de la mécanique classique a été la remise en


cause de l’ontologie de lieux naturels, qui prévalait dans la physique
aristotélicienne, au profit d’une explicitation des relations spatiales
entre corps matériels. Le « lieu », antérieurement détermination
absolue de chaque étant, est désormais relatif au repère considéré.
70 Au commencement était la relation… Mais après ?

La position d’un corps, remplaçant son « lieu » propre, est ce qui le


relie à un réseau d’autres corps. Il est vrai que la charge d’« être »,
auparavant attribuée aux lieux, semble dans une certaine mesure
(partielle) avoir été transférée au mouvement. Le principe de
relativité des vitesses de Galilée ne vaut en effet que sur un plan
cinématique, pour les déplacements rectilignes uniformes. Dès
que la dynamique entre en jeu, c’est-à-dire dès qu’il est question
des forces aptes à faire varier la vitesse d’un corps, le mouvement
apparaît en mécanique classique avoir une « réalité physique
et métaphysique » [Leibniz, 1971]. Newton insiste ainsi sur le
caractère absolu des mouvements de rotation (en donnant le célèbre
exemple du seau tournant rempli d’eau, dont la surface adopte la
forme d’un paraboloïde). Mais cette ontologisation du mouvement
au sens dynamique, a elle-même été l’objet de vigoureuses critiques
durant les deux siècles qui ont suivi l’élaboration théorique de
Galilée et Newton. Elle l’a été sur un mode néoleibnizien par
Ernst Mach, qui a attribué les forces d’inertie à des relations entre
chaque corps et l’ensemble des masses de l’univers [Mach, 1925].
Elle l’a également été sur un mode transcendantal par Kant et ses
successeurs. Ces derniers ont souligné la vertigineuse réciprocité
des déterminations de temps égaux mesurés par le biais de corps
en mouvement périodique ou inertiel, et de la définition des
mouvements inertiels comme parcours d’espaces égaux en des
temps égaux [Cassirer, 2000, p. 43 ; Friedman, 1992, p. 143]. Ils
en ont inféré que le principe d’inertie ne devait être considéré que
comme un étalon pour la formulation de lois d’évolution plutôt que
comme l’énoncé d’une propriété intrinsèque des corps massifs. Dès
lors, la physique de Galilée et de Newton désontologise selon eux
le mouvement tout autant qu’elle a désontologisé le lieu.
De façon plus générale, la mécanique classique, prolongée par
la théorie de la relativité, repose sur un renversement complet de la
conception naïve de l’objectivité. Sans toujours en être conscient,
le physicien galiléo-newtonien, puis einsteinien, n’identifie plus
une détermination objective à une détermination absolue. Il
cherche simplement à quelles règles il faut soumettre les relations
(latérales) entre phénomènes pour que la nature (transversalement)
relationnelle de ces phénomènes puisse être mise entre parenthèses
[Petitot, 1997 ; Bitbol, 1997]. Dans ce processus, le scepticisme
est d’une certaine manière vaincu. Mais il n’est pas vaincu par
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 71

la démonstration que les sciences parviennent à la connaissance


d’un en-soi. Il l’est par la mise en évidence de l’aptitude qu’a la
physique à atteindre l’objectivité en établissant directement un
réseau approprié de relations légales latérales entre phénomènes
sans jamais avoir besoin de faire référence à un absolu (si ce n’est
peut-être à titre de focus imaginarius mobilisateur).
Se retournant vers les relations cognitives génératrices des
phénomènes après avoir ordonné leurs relations mutuelles, la science
classique a aussi produit une théorie de la connaissance naturalisée
isomorphe à la théorie transcendantale de la connaissance avancée
par Kant. C’est Hermann von Helmholtz qui l’a développée dans son
Traité d’optique physiologique, en essayant de traiter des relations
transversales-cognitives par les mêmes méthodes que celles qui
valent pour les relations latérales. Tirant ainsi l’enseignement
conjoint des sciences biologiques, physiques et chimiques,
Helmholtz se trouve forcé de conclure que « […] les propriétés
des objets naturels, en dépit de ce terme, n’indiquent nullement une
quelconque propriété en soi et pour soi de l’objet particulier, mais
toujours une relation à un second objet (y compris nos organes des
sens)7 ». Certaines propriétés traduisent des relations transversales
entre objets et structures cognitives ; tel est par exemple le cas des
propriétés chromatiques, qui expriment une relation aux organes
visuels, ou bien de la température, qui exprime une relation avec
une classe d’instruments thermométriques. D’autres propriétés
traduisent des relations mutuelles (latérales) entre les corps ; tel est
le cas des propriétés chimiques, manifestées dans des « réactions »
de corps mis en présence les uns des autres.
Il y a cependant quelque chose de troublant, parce qu’au fond
incomplet, dans cette affirmation du caractère universellement
relationnel du champ d’investigation des sciences de la nature sous
leur forme classique. On déclare, au nom d’une démarche réflexive
portant sur la connaissance, que les déterminations d’un objet
expriment en vérité une relation à un second objet ; mais on continue
dans la pratique irréfléchie de l’élaboration de la science classique
à les qualifier de propriétés sans que cela soulève la moindre
difficulté. On généralise l’idée de relativité des déterminations des

7. H. Helmholtz, Handbuch der physiologischer optik (2e éd.), 1896, cité et


traduit dans Ernst Cassirer [. p. 68].
72 Au commencement était la relation… Mais après ?

corps dans le cadre d’une théorie de la connaissance naturalisée,


en affirmant que « […] toutes les propriétés que nous pouvons leur
attribuer ne font qu’indiquer les effets qu’elles produisent soit sur
nos sens, soit sur d’autres objets naturels » [ibid.]. Mais, ce faisant,
on vide de toute signification la représentation des deux pôles, ou
relata, de la relation invoquée, alors même que cette représentation
est indispensable à la théorie de la connaissance naturalisée dont
on se sert. Remarquons en effet qu’affirmer la relativité de toutes
les déterminations, c’est s’affranchir de la distinction galiléenne et
lockienne entre qualités primaires, absolues, et qualités secondaires,
relatives, en universalisant cette dernière classe de qualités.
Or c’est seulement à condition de faire cette distinction que la
représentation des pôles d’une relation constitutive des qualités
secondaires est légitime. C’est seulement si l’on dispose d’une
catégorie de déterminations absolues, comme les propriétés spatio-
cinématiques de Galilée et de Locke, qu’il est possible de traiter
comme autonomes les termes de la relation dont résulte une autre
classe de déterminations, celle des qualités secondaires.
On est ainsi porté à soupçonner que, dans la science classique,
l’assimilation de déterminations relationnelles à des propriétés
inhérentes a beau avoir été reconnue incorrecte en droit, chacun
la considère avec quelque raison comme inoffensive en fait et, de
surcroît, indispensable à titre d’armature intellectuelle préalable.
Tant et si bien que la proclamation du caractère universellement
relationnel des processus faisant l’objet d’une description
scientifique reste confinée au cercle étroit des théoriciens de la
connaissance.
Comment expliquer ce curieux auto-affaiblissement de la thèse
relationnelle en théorie classique de la connaissance ? Sans doute
par le succès trop complet de l’entreprise d’objectivation, c’est-
à-dire de mise entre parenthèses de la nature relationnelle des
phénomènes. La science classique, complétée par les théories de
la relativité, a si bien réussi dans son entreprise de détachement de
structures invariantes à l’égard de la variété des rapports cognitifs
qu’elle a pu se croire libérée d’un devoir de mémoire intransigeant
et permanent à propos du rôle constitutif que jouent ces rapports.
Il est vrai qu’il n’était plus question d’atteindre d’hypothétiques
propriétés intrinsèques dans leur essence. Mais le désir de la science
classique, largement exaucé dans son domaine de validité, consistait
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 73

à extraire des faisceaux convergents de relations suffisamment


stables pour pouvoir les traiter comme s’ils correspondaient à des
propriétés, et de rendre le comme si assez parfait pour ne même
plus avoir à l’expliciter.
Dans le vocabulaire emprunté par Paul Teller [1986] à Donald
Davidson [1993], les réflexions précédentes se traduisent ainsi :
ce que les physiciens classiques sont parvenus à faire, c’est à
dé-convoluer si bien les relations « non survenantes » constituant
les phénomènes que rien ne leur interdisait de les assimiler à des
relations « survenantes » entre propriétés.
Mais qu’est-ce exactement que la « survenance », et comment
intervient-elle dans cette situation ? Selon Davidson, une classe
d’entités B est survenante (« supervenient » en anglais) sur une classe
d’entités A, si (a) toute modification d’une entité B est conditionnée
par certains changements dans l’entité A correspondante, mais que
(b) il existe des changements de l’entité A, même profonds, qui
laissent l’entité B invariante.
Imaginons maintenant que les entités A et B sont respectivement
des propriétés et des relations. Un exemple simple est celui de
la relation « être à la distance D de ». Cette relation dépend des
coordonnées spatiales des deux objets comparés (traitées à tort ou à
raison comme propriétés de ces objets). Elle ne peut changer que si
au moins une des coordonnées change (clause (a)). Mais elle persiste
si les coordonnées varient conjointement sous l’effet du même
opérateur de translation, de rotation ou de symétrie (clause (b)).
En généralisant, dire que des relations « surviennent » sur des
propriétés d’objets, c’est énoncer leur caractère dérivé et secondaire
par rapport à ces propriétés. C’est aussi indiquer que le contenu
d’information de chaque relation spécifiée est plus pauvre que celui
des propriétés reliées (parce que de nombreux couples de propriétés
donnent lieu à la même relation).
Mais s’en tenir là, comme le font les théoriciens de la
connaissance qui participent du paradigme de la science classique,
cela revient à refuser de s’interroger sur l’origine du supplément de
richesse des propriétés par rapport à chaque relation particulière.
Or cette origine n’est vraisemblablement autre que la capacité qu’a
le concept formel de propriété d’exprimer une infinité de relations
(cognitives ou objectales) possibles, par-delà la relation actuelle
dans laquelle l’objet est engagé. Dire qu’une chose a une propriété,
74 Au commencement était la relation… Mais après ?

c’est anticiper le résultat des rapports dans lesquels il est possible


à cette chose d’entrer. Attribuer une propriété à une chose, cela
signifie lui reconnaître une disposition à produire des effets dans
toutes sortes de relations possibles avec d’autres choses8. C’est
ce que suggère par exemple le premier Wittgenstein, selon lequel
nous ne pouvons « […] nous figurer aucun objet en dehors de la
possibilité de sa connexion avec d’autres » [Wittgenstein, 1993,
p. 34]. L’autonomie des choses et des propriétés n’est donc à ses
yeux qu’un faux-semblant dû au nombre illimité de possibilités de
connexions qui les définit9 : « La chose est indépendante en tant
qu’elle peut se présenter dans toutes les situations possibles, mais
cette forme d’in-dépendance est une forme d’inter-dépendance avec
l’état de choses, une forme de non-indépendance » [ibid.]. Autrement
dit, l’indépendance des choses et propriétés est le nom que nous
donnons à l’ouverture indéfinie des réseaux d’interdépendance où
ils peuvent entrer.
Nous venons de nous apercevoir que la strate de propriétés
(couche n° 1) par-dessus laquelle « surviennent » les relations
invoquées par la théorie classique de la connaissance (couche n° 2)
est implicitement conçue comme reposant sur une strate inférieure
(couche n° 0) de relations non survenantes (c’est-à-dire primitives,
dénuées de propriétés sous-jacentes opérant comme relata). Si
cette couche de relations préalables de type non-survenant a pu
rester quasiment ignorée (ou mise entre parenthèses) par la science
classique, c’est en raison de son extrême plasticité, de la facilité
avec laquelle on pouvait en extraire des effets invariants sous de
larges plages de variation des rapports cognitifs. Un phénomène
par définition relationnel, mais qui reste invariant quelle que
soit sa position dans une séquence de rapports expérimentaux,
et quelle que soit la manière dont il est associé avec d’autres
rapports expérimentaux, peut être détaché sans inconvénient de
ses conditions cognitives de manifestation et tenu pour le simple
reflet d’une propriété. Cette opportunité de détachement persiste
même quand le phénomène considéré est sensible à des variations de

8. Cette façon de concevoir les propriétés est défendue par Simon Blackburn
[1993]. À propos du point de vue opposé de Quine, et de l’antinomie qui en résulte,
voir Michel Bitbol [1998, p. 263].
9. Ces possibilités de connexion définissent au moins ce que Wittgenstein appelle
la « forme » de l’objet (Tractatus, 2.0141).
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 75

configuration expérimentale, pour peu que ses modifications puissent


être attribuées à des propriétés perturbantes qui prennent en charge
la clause d’invariance par délégation. Ce ne serait que si chaque
phénomène était étroitement associé à un rapport expérimental
particulier, s’il était hautement dépendant de sa position dans une
séquence de tels rapports, et si toutes les explications de cette
dépendance en termes de perturbations s’avéraient inacceptables
ou artificielles, que son caractère relationnel ne pourrait plus être
escamoté. Ces dernières conditions, qui rendent quasi inévitable le
retournement réflexif des chercheurs sur les relations constitutives
des phénomènes, sont précisément remplies par la physique
quantique.

3. Les relations transversales-cognitives


en physique quantique

La « réduction aux observables » pratiquée par Heisenberg en


1925 était une façon de demander aux chercheurs d’éviter de faire
tourner à vide des schémas de propriétés hérités des procédures
de constitution passées. Ce qu’a rappelé à juste titre ce moment
révolutionnaire (et que les physiciens avaient fini par oublier tant
ils étaient anesthésiés par le succès des procédures constitutives
antérieures), c’est que l’établissement de relations latérales entre
propriétés présuppose des relations transversales-cognitives ; car
des propriétés n’ont aucun titre à être invoquées si ce n’est en
tant qu’invariants de faisceaux de relations cognitives possibles.
Recommandant de ne pas tenir coûte que coûte à des « relations
(latérales) entre quantités qui sont apparemment inobservables
en principe (c’est-à-dire qui ne semblent être gagées sur aucune
relation cognitive possible) » [Heisenberg, 1925], l’article
fondateur de la mécanique matricielle ne faisait que prescrire un
retour réflexif sur les relations cognitives constituantes. Face à une
communauté de physiciens habituée à compter sur des entités et
propriétés pré-objectivées (grâce à des procédures de constitution
immémoriales et stéréotypées), Heisenberg a affirmé la nécessité
de renouveler la procédure d’objectivation, quitte à faire éclater
le cadre ontologique de la physique classique. Dans la mécanique
matricielle de Heisenberg, comme l’ont souligné Alain Connes
76 Au commencement était la relation… Mais après ?

[1990] et Jean Petitot10, le domaine d’objectivité n’était plus spatial


mais spectral. Les phénomènes objectivés, c’est-à-dire ceux qui sont
les invariants des relations cognitives disponibles, n’étaient plus
isomorphes à des corps matériels localisés, mais aux intensités et
aux fréquences du spectre d’un rayonnement étendu.
La pleine mesure de la révolution non seulement scientifique, mais
aussi gnoséologique, de 1925, tarda à être prise par ses auteurs eux-
mêmes. Ainsi, en 1927, Heisenberg ne se contenta pas de dériver son
« principe d’indétermination » à partir des relations de commutation
de la mécanique matricielle, qui sont l’expression formelle de
l’indissoluble relativité des déterminations microscopiques à l’égard
de conditions expérimentales partiellement incompatibles. Il voulut
en fournir également une autre démonstration, faisant appel à une
représentation antérieure, semi-classique, de l’interaction entre
l’agent de mesure et l’objet microscopique sur lequel s’exerce
la mesure. Ce qui empêche de connaître complètement les deux
groupes de variables composant l’état initial (classique) d’une
particule, selon le Heisenberg de 1927, n’est autre qu’une
perturbation incompressible de l’objet par l’agent de mesure. Le
problème est qu’en adoptant cette approche Heisenberg reculait en
deçà de sa grande idée novatrice de 1925. Car faire intervenir une
« perturbation » est une manière de réactiver la stratégie utilisée dans
la vie courante et en physique classique afin d’escamoter le caractère
(transversalement) relationnel des phénomènes et de pérenniser
le concept formel de propriété. L’image de la perturbation évite
d’avoir à reconnaître le caractère non survenant des relations
cognitives en imputant la relativité même des déterminations à
des relations survenantes entre propriétés perturbées (celles de
l’objet) et propriétés perturbantes (celles de l’agent de mesure).
Mais Bohr a progressivement surmonté cette inertie épistémo-
logique en délaissant l’image de la perturbation. De plus en plus,
en dépit de quelques maladresses d’expression, une relativité
primitive (c’est-à-dire non survenante) des phénomènes vis-à-vis
de leurs conditions de manifestation a pris le pas chez lui sur toute
velléité de se figurer une relation survenante entre un objet perturbé

10. Jean Petitot, « L’intelligibilité spectrale de la mécanique quantique », 2000,


texte inédit d’un exposé au séminaire Arguments transcendantaux en philosophie de
la physique, organisé par Michel Bitbol, Sandra Laugier et Pierre Kerszberg.
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 77

et un agent de mesure perturbant. L’indivisibilité principielle du


phénomène prenait l’ascendant, dans les conceptions de Bohr, sur
la perturbation des propriétés dans le processus expérimental de
génération des phénomènes.
La tâche du physicien et du théoricien de la connaissance s’en
trouve complètement inversée. Il n’est plus question de compter
sur une ontologie patrimoniale (héritée de la vie courante et de la
physique classique) pour éclairer les nouvelles relations cognitives
mises en jeu par la physique microscopique. Il n’est plus question
de considérer que ces relations cognitives surviennent sur des
propriétés préexistantes. Il s’agit plutôt de partir du produit de ces
relations, traitées comme primaires, ou comme non survenantes,
pour explorer les opportunités d’une constitution d’objectivité
renouvelée.
À la réflexion, cependant, le concept de relation cognitive non
survenante demeure très délicat à manipuler. L’histoire de son
élaboration par Bohr et par ses successeurs, qui est celle d’une
alternance de rejets explicites et de réadmissions implicites des
connotations du mot « relation », en témoigne. La difficulté propre
à ce concept est double. D’une part, l’un des relata de la relation
cognitive (si cela a même un sens de l’individualiser) n’est autre
que nous-mêmes ; soit directement par le biais de notre équipement
neurosensoriel, soit indirectement à travers une instrumentation
expérimentale construite selon des règles qui sont en totalité ou en
partie appropriées à l’environnement mésoscopique immédiat de
l’homme. D’autre part, pour cette espèce de relation non survenante
comme pour n’importe quelle autre, l’acte consistant à décrire, ou à
se représenter, les relata préalablement à la relation, est proscrit. À
la distension et à la dualité habituelles qu’on associe naturellement
à une relation, devraient dès lors être substituées une unicité de plan
structural : le plan d’immanence de l’expérimenté.
Ce qui fait illusion, laissant croire qu’une dualité de type sujet-
objet est toujours à l’œuvre, est qu’on traite un corps matériel
d’échelle mésoscopique (l’appareillage expérimental), comme s’il
était l’un des pôles de la relation cognitive sur laquelle repose la
physique microscopique. On peut d’autant plus facilement le faire
que rien n’empêche de décrire le comportement de l’appareil dans
le cadre du paradigme classique, qui implique de lui attribuer des
propriétés. Mais si l’on admet que l’appareil est l’un des pôles
78 Au commencement était la relation… Mais après ?

préexistants de la relation cognitive, comment empêcher que


s’esquisse la figure d’un second pôle préexistant, celui de l’objet ?
Et comment éviter que, par simple mimétisme à l’égard du premier
pôle supposé, cette figure ne s’approche (fût-ce par fragments) du
modèle archétypal du corpuscule matériel doté de propriétés ? Bohr
lui-même a parfois cédé à la tentation, en affirmant (1) que la variété
des moyens instrumentaux d’investigation permet de recueillir des
renseignements « complémentaires » à propos d’un certain objet,
et (2) que cet objet est la cause des phénomènes de type impact sur
un écran [Bohr, 1987, p. 3-4].
Le remède le plus radical à ces glissements consisterait à s’abstenir
complètement de singulariser des relata, et même à éviter de traiter
l’appareil comme terme autonome d’une relation cognitive. Ce
remède n’est cependant pas dénué de défauts. Car il semble réduire
à néant la problématique relationnelle elle-même. Y a-t-il encore
un sens à parler de relations si l’on s’interdit jusqu’à l’évocation de
leurs pôles ? Que peut-il rester de l’opérativité du concept de relation
cognitive, dans un discours scientifique volontairement restreint à
un plan immanent de pratiques, de configurations instrumentales
et de phénomènes résultants (ou au moins dans lequel la visée
transcendante n’est admise qu’avec le statut subalterne de procédé
heuristique) ? La réponse à ces questions de fond est qu’il y a bien
encore un sens à mobiliser le concept de relation si la structure
interne du plan d’immanence s’identifie à celle qui résulterait (au
conditionnel irréel) de relations externes entre ses procédures et
un hypothétique domaine transcendant ; si, en d’autres termes,
certains traits propres à ce plan d’immanence sont interprétables
comme la trace qu’y aurait laissée un ensemble de relations
cognitives. Mais qu’est-ce à dire exactement ? Quels sont les traits
du plan d’immanence qui autoriseraient qu’on les lise comme la
marque cryptée du caractère relationnel de la connaissance ? Ces
traits sont au nombre de deux : (1) la fragmentation du champ
des phénomènes en classes d’équivalence associées aux classes
particulières de pratiques, d’instrumentations ou de situations dans
lesquelles ils se manifestent, et (2) la possibilité d’établir des règles
de transformations, dotées d’une structure de groupe, entre les
éléments descriptifs ou prédictifs de ces classes d’équivalence.
La partition des phénomènes se laisse en effet interpréter comme
révélant leur relativité vis-à-vis de sous-ensembles de configurations
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 79

instrumentales ou de situations. Et l’établissement d’un groupe


de transformations ouvre la possibilité de traiter les éléments
transformés comme autant d’aspects d’une seule entité (l’invariant
du groupe), appréhendée sous une pluralité de rapports distincts.
Aller au bout de cette approche, qui consiste à tenir partitions
et groupes de transformation pour les marques seulement internes
d’une structure relationnelle de la connaissance, suppose de
transfigurer patiemment la signification de celles des expressions
qui connotent le rapport externe entre deux choses autonomes.
Comme nous l’avons vu, lorsqu’un physicien affirme mesurer
une variable sur un système physique au moyen d’un appareil de
mesure, il a si bien planté le décor d’une relation externe bipolaire
que rien ne semble pouvoir entraver la tendance qu’ont ceux qui
l’écoutent à hypostasier ces pôles. Le travail de transfiguration
sémantique doit alors porter en priorité, et alternativement, sur les
deux prétendus relata. D’abord l’appareil, puis le système physique
qui est son corrélat.
En premier lieu, il doit être clair que, lorsqu’on décrit un
appareillage expérimental, ce qui se trouve détaillé n’est pas
nécessairement la configuration de l’un des pôles d’une relation
cognitive externe. Cela peut être, et c’est toujours au minimum, le
cadre de présuppositions structurales sur fond duquel une occurrence
interne au plan d’immanence des pratiques de laboratoire devient
interprétable comme résultat de mesure. La constitution de
l’appareillage est, dans cette dernière perspective, ce qui définit
un système d’oppositions entre résultats expérimentaux. Elle
délimite une classe d’équivalence de phénomènes et fixe l’échelle
de graduation sur laquelle ils se répartissent. Mais en aucun cas
elle n’a à être conçue comme structure réceptrice d’autre chose, ni
même comme élément en interaction avec un quelque chose d’autre
ayant une autonomie et des caractéristiques propres. L’appareillage
peut parfaitement jouer le rôle de ce relativement à quoi la partition
interne de l’ensemble des phénomènes est établie, sans pour autant
devoir être pris pour un pôle individualisé externe de la relation
correspondante.
En second lieu, il faut réaliser que si l’on continue à parler,
en physique quantique, d’un système physique sur lequel porte la
mesure, ou en interaction avec lequel est l’appareil de mesure, c’est
avant tout en raison d’une extrapolation discutable de la catégorie
80 Au commencement était la relation… Mais après ?

de causalité. La question que l’on se pose ici, et à laquelle on croit


répondre par l’invocation du système physique, est la suivante :
qu’est-ce qui cause le phénomène révélé à l’échelle macroscopique
par l’appareillage ; quelle est la cause des impacts sur les écrans, des
décharges dans les compteurs Geiger ou des traces dans les chambres
à bulles ? Tenir les relations cognitives pour causales était déjà
problématique dans la philosophie de Kant, marquée par la physique
classique. En tant que concept pur de l’entendement, la catégorie de
causalité était normalement réservée par Kant aux relations latérales
entre phénomènes, et ce n’est qu’avec d’infinies précautions qu’il
qualifiait parfois la chose en soi de cause « intellectuelle » plutôt
qu’empirique, ou bien encore de fondement, des phénomènes11. Dans
le cadre de la physique quantique, les raisons d’éviter l’application
de la catégorie de causalité à la production des phénomènes sont
encore plus fortes. La causalité suppose une succession ou, du
moins, une dissymétrie. Mais, pour le phénomène quantique, aucune
dissymétrie entre ce qui agit et ce sur quoi s’exerce l’action, entre
la cause et l’effet, n’est identifiable. L’image suggestive, bien
qu’inexacte, de la « perturbation », le laisse déjà deviner. Dans
cette image, l’action de l’objet sur l’agent de mesure a pour exacte
réciproque une influence « perturbante » de l’agent de mesure sur
l’objet. La perturbation étant par ailleurs incontrôlable, elle ne
peut être soustraite de l’effet final (le phénomène) afin d’isoler, de
« purifier » en quelque sorte, l’action de l’objet. Aucune dissymétrie
causale ne peut donc être reconstituée à partir de là, même si un
préjugé dissymétrique continue à opérer en sous-main. Quant au
concept bohrien de phénomène holistique, qui a progressivement
pris le pas sur l’image auxiliaire de la perturbation, il ne laisse même
pas subsister l’espace d’une différenciation et, à plus forte raison,
d’une dissymétrie entre la cause productrice supposée et son effet
manifeste dans les dispositifs expérimentaux. Grete Hermann [1996,
p. 90], tirant les ultimes conséquences de ce holisme, en a inféré que
les causes d’un phénomène ne le déterminent que de façon relative
aux circonstances expérimentales mêmes de son occurrence ;
qu’elles ne lui sont donc ni logiquement ni chronologiquement

11. Kant, Critique de la raison pure, A538/B566, Œuvres philosophiques. I,


[1980] p. 1172. Voir également la discussion par Bernard d’Espagnat de sa notion de
« causalité élargie » [Bitbol et Laugier, 1997].
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 81

antérieures. C’est cette absence d’antériorité qui explique selon elle


qu’en physique microscopique on ne puisse généralement prédire
de façon certaine un phénomène en s’appuyant sur ses causes. Mais
on peut tout aussi bien en conclure que le concept dissymétrique
et transcendant de « cause productrice du phénomène » est ici
totalement inapproprié et devrait se voir remplacé par celui,
symétrique et interprétable sur un plan immanent, de relation
cognitive non survenante.

4. Les relations latérales-objectales en physique quantique

Ce pur et simple remplacement du concept de causalité


dissymétrique par celui de relation cognitive non survenante est
également suggéré de façon insistante lorsqu’on adopte une stratégie
de naturalisation de l’épistémologie. Car, dans cette approche, la
relation cognitive est conçue sur le modèle des relations latérales
entre entités connues. Or, en mécanique quantique, ces relations
latérales sont aussi, manifestement, de type non survenant. Il n’y
est pas question (sauf à recourir aux variables cachées) de supposer
que des propriétés préexistent aux relations, ou que des relata sont
ontologiquement antérieurs à ce qui les relie.
Depuis quelques années déjà, plusieurs philosophes de la
physique ont remarqué à quel point il est facile de comprendre
le symbolisme des théories quantiques si l’on admet que celui-ci
dénote de pures relations sans jamais fixer ou identifier des termes
entre lesquels s’établiraient ces relations. Pour Paul Teller [1986], les
paradoxes que recèle la mécanique quantique lorsqu’elle est censée
traiter des « états de systèmes physiques » se dissolvent presque
immédiatement si on la comprend comme compte rendu d’un réseau
de relations non survenantes. Des relations, par conséquent, qui
ne sont pas secondaires aux propriétés de leurs termes mais qui
ont une complète autonomie par rapport au concept formel de
propriété. Cela apparaît peu conforme aux habitudes d’expression
et de pensée adaptées à l’environnement macroscopique, mais cela
devient hautement vraisemblable dans le champ d’investigation
microscopique.
David Mermin [1998] et Carlo Rovelli [1997] ont ainsi
réinterprété avec succès la mécanique quantique (et en particulier
82 Au commencement était la relation… Mais après ?

son trait remarquable de non-séparabilité) en admettant que : « Les


corrélations ont une réalité physique ; ce qu’elles corrèlent n’en
a pas » [Mermin, ibid.].
Un exemple est celui des célèbres corrélations d’Einstein,
Podolsky et Rosen. La position relative d’une paire d’électrons
et la somme de leurs quantités de mouvement peuvent être
parfaitement définies sans accorder le moindre sens opératoire
à l’idée que chaque électron possède séparément une position et
une quantité de mouvement précises. Les conditions d’assertion
de propositions conditionnelles comme « si A est trouvé en x, B
sera certainement trouvé en x* » peuvent être remplies sans que
les conditions d’assertion des propositions catégoriques « A est en
x » et « B est en x* » le soient. La relation entre les positions et les
quantités de mouvement des électrons est autonome par rapport à
toute attribution de propriétés correspondantes à chacun d’entre eux.
Dans les corrélations d’Einstein, Podolsky et Rosen, il n’y a en
somme qu’une seule façon de considérer les relatifs (par exemple
les coordonnées x et x*) : comme réciproquement codépendants.
En aucun cas ils ne peuvent se voir attribuer la part d’indépendance
qu’on assigne traditionnellement aux termes d’une relation.
L’« être » de la coordonnée x ne consiste en rien d’autre que d’être
rigidement liée à x* par la relation :
x-x*= X (où X désigne la position relative selon l’axe des x).
La coordonnée microscopique « x » n’a donc pas d’« être »
propre. Ce n’est pas en tant que propriété qu’on peut la faire
intervenir dans diverses relations ; c’est au contraire en tant qu’elle
est impliquée dans une relation qu’on veut, à tort, la couler dans le
moule du concept formel de propriété.

Conclusion

Tandis que l’édifice de la physique classique s’appuie sur un


cercle de propriétés, l’édifice de la physique quantique dépend d’un
cercle de pures relations, c’est-à-dire de relations non survenantes.
Le cercle de propriétés sur lequel repose la physique classique
inclut : (a) les propriétés des corps matériels et des champs
décrits par les théories de la mécanique et de l’électromagnétisme
classique ; (b) les propriétés des appareils de mesure qui permettent
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 83

de tester ces théories. Entre les deux ordres de propriétés citées, il


y a bien un cercle épistémologique [Bitbol, 2000 ; 2001]. Car les
théories classiques sont mises à l’épreuve de l’expérience par des
appareils que l’on suppose faits de corps matériels et de champs
dont les propriétés obéissent elles-mêmes à ces théories. Ce cercle
est par ailleurs conforme à ce qu’exige une théorie naturalisée de
la connaissance : les relations cognitives y sont homogènes aux
relations objectales puisque ce sont dans les deux cas des relations
survenantes entre propriétés. Les relations objectales établissent
un rapport entre les propriétés de tous les corps matériels et de
tous les champs. Et les relations cognitives établissent un rapport
du même ordre entre les propriétés de deux classes particulières de
corps matériels et de champs : ceux qui composent l’objet et ceux
qui composent l’appareil.
Une bonne part des « paradoxes » de la physique quantique vient
de ce qu’on n’a pas su, ou pas pu, rétablir une pleine homogénéité
dans son cercle épistémologique. À travers le concept de « non-
séparabilité », la spécificité des relations latérales-objectales
de la physique quantique sautait aux yeux. Leur caractère non
survenant a tardé à être explicité mais il était à peu près perçu.
En revanche, le statut de la relation cognitive est resté ambigu.
Tantôt, il était conçu sur le modèle classique (dans l’image de la
« perturbation » des propriétés de l’objet par les propriétés de
l’agent de mesure). Tantôt on tentait de le mettre aux normes du
nouveau type de relation objectale (dans la théorie quantique de
la mesure de von Neumann).
Mais, même dans ce dernier cas, on ne saisissait pas toutes les
implications de la nature non survenante des relations cognitives.
L’un des signes de cette incompréhension est qu’on attendait d’une
description de cette relation dans le cadre de la théorie quantique
qu’elle permette la définition de certaines propriétés et l’affirmation
d’énoncés uniques. On espérait au moins qu’elle fixe une propriété
univoque de l’appareil à l’issue de la mesure, exprimée par un
énoncé catégorique : la propriété qui consiste à afficher une position
d’aiguille sur un cadran, ou une inscription bien définie sur un
écran, traduite par l’énoncé catégorique d’un résultat de mesure
déterminé (tel est un énoncé possible du « problème de la mesure »
de la mécanique quantique, illustré par le paradoxe du chat de
Schrödinger).
84 Au commencement était la relation… Mais après ?

Or, sauf à faire intervenir un deus ex machina, comme le « terme


de réduction spontanée » de Ghirardi, Rimini et Weber, ou bien la
« conscience » de Wigner, cet espoir a été déçu. Du haut en bas de
l’échelle des grandeurs spatiales, dans son traitement des relations
cognitives comme dans sa description des relations objectales, le
formalisme quantique n’indique que de pures corrélations. Des
corrélations que le langage courant peut tout au plus traduire par une
liste d’énoncés conditionnels, comme, par exemple : « Si la trace se
situe au niveau de la première graduation, alors cela signifie telle
ou telle chose pour l’objet mesuré ; mais si elle est sur la deuxième
graduation, alors cela entraîne telle ou telle autre chose, si elle est
sur la troisième, alors […]  » [Schrödinger, 1992, p. 121].
Les théories de la décohérence elles-mêmes n’ont pas
fondamentalement changé cette situation. Tout ce qu’elles ont
montré est que la structure particulière des corrélations quantiques
(impliquant des termes de forme interférentielle) se rapproche
asymptotiquement, à l’échelle macroscopique, de la structure des
corrélations de la théorie classique des probabilités. Cela permet
bien de traiter approximativement ces corrélations comme si elles
reflétaient des relations survenantes entre propriétés macroscopiques.
Mais, d’une part, le « comme si » reste inéliminable, ce qui interdit
d’ignorer le caractère essentiellement non survenant des relations
quantiques. Et, d’autre part, aucune propriété singulière n’émerge
des calculs de décohérence, montrant une nouvelle fois que le
formalisme de la théorie quantique ne saurait sortir par lui-même du
cercle des relations. Les théories de la décohérence (corroborées par
l’expérience) montrent simplement la compatibilité approximative,
à l’échelle macroscopique, du cercle de propriétés de la physique
classique et du cercle de relations non survenantes de la physique
quantique.

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La relation perceptive en mésologie : du cercle
fonctionnel d’Uexküll à la trajection paysagère

Augustin Berque

Les fondateurs de la mésologie

Le terme « mésologie » – « science des milieux », du grec meson,


milieu, et logos, science –, encore assez peu courant, a été proposé
le 7 juin 1848 à la séance inaugurale de la Société de biologie par
l’un de ses deux fondateurs, le médecin Charles Robin (1821-1885),
disciple d’Auguste Comte. Il figure dans la première édition du
Petit Larousse (1906), avec la définition suivante : « Partie de la
biologie qui traite des rapports des milieux et des organismes ».
Dans l’histoire des sciences, bien que la mésologie ait eu pignon
sur rue au xixe siècle, elle a été évincée par l’écologie, plus tard
venue (le terme Ökologie est créé par Haeckel en 1866), mais dont
l’optique était plus strictement définie. La mésologie, en effet,
s’est dissipée dans le champ trop vaste qu’elle s’était donné, et qui
équivaudrait aujourd’hui à un composé de médecine, d’écologie et
de sociologie. Le terme a disparu des dictionnaires au xxe siècle.
Pourquoi ai-je donc repris ce terme [Berque, 1986] ? Parce que,
dans une autre optique que celle de Robin, qui était strictement
positiviste, c’est celui qui m’a paru convenir pour traduire
l’allemand Umweltlehre et le japonais fûdogaku 風土学, dans le
sens que leur ont donné respectivement le naturaliste Jakob von
88 Au commencement était la relation… Mais après ?

Uexküll1 (1864-1944) et le philosophe Watsuji Tetsurô2 (1889-


1960). Il ne s’agit plus seulement des « rapports des milieux et des
organismes », mais de la relation mésologique, laquelle se fonde sur
une distinction capitale : pour Uexküll comme pour Watsuji, cette
relation suppose que l’être concerné – un être vivant en général,
dans le cas d’Uexküll, ou un être humain en particulier, dans le cas
de Watsuji – est un sujet (Subjekt, shutai 主体), non pas un objet.
Un machiniste, comme dit Uexküll, et non pas une machine.
Différence radicale, donc, avec l’écologie : c’est du point de vue
de l’être en question qu’il s’agit de saisir sa relation avec le milieu
qui lui est propre, et qui est donc autre chose que l’environnement
général. Tant Uexküll que Watsuji soulignent cette différence, et
l’instituent conceptuellement. Watsuji distingue ainsi le milieu
humain (fûdo 風土) de l’environnement naturel (shizen kankyô 自
然環境), tout comme3 Uexküll distingue l’Umwelt (le milieu) de
l’Umgebung (le donné environnemental brut, non approprié par
un certain être vivant).
Par conséquent la mésologie, qui étudie les milieux (Umwelten,
fûdo), lesquels sont toujours propres ou singuliers, est autre chose
que l’écologie, qui étudie l’environnement (Umgebung, kankyô)
en tant qu’objet, toujours général. Prendre en compte le sens qu’a
son milieu pour l’être concerné (qu’il soit individuel ou collectif,
organisme, personne, culture, espèce…) fera d’Uexküll le précurseur
de la biosémiotique, ce qu’il nomme pour sa part Bedeutungslehre
(étude de la signification), tandis que Watsuji pose que la mésologie
est une herméneutique (kaishakugaku 解釈学). Bref, il s’agit de
sens, du sens qu’ont les choses pour un certain être qui les perçoit
et agit sur elles dans ce sens-là, non pas d’une mécanique d’objets
aveugles.

1. Dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre
[von Huxküll, 1956 (1934)]. Livre traduit par Philippe Muller [1965] et par Charles
Martin-Freville [2010]. Nota bene : cette dernière traduction ne comporte pas la
Bedeutungslehre.
2. Dans Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu [1979 (1935)]. Traduit par Augustin
Berque [2011]. Nota bene : dans l’anthroponymie d’Asie orientale, le patronyme
précède le prénom.
3. Il est vraisemblable que Watsuji a entendu parler d’Uexküll lors d’un séjour
qu’il fit en Allemagne en 1927-1928, mais ce n’est là qu’une supposition.
La relation perceptive en mésologie… 89

Ce n’est pas là seulement de la phénoménologie, bien que


Watsuji pour sa part, se référant à Heidegger, parle expressément
de phénoménologie herméneutique. La relation mésologique ne se
borne pas à une cosmophanie – l’apparaître d’un certain monde –,
elle est ontogénétique aussi, car elle institue l’être en ce qu’il est,
physiologie comprise. Le monde de la tique – l’exemple fameux
donné par Uexküll – non seulement suppose mais institue la tique,
laquelle est une espèce animale, biologiquement telle. La relation
entre la tique et son milieu est pour Uexküll un « cercle fonctionnel »
(Funktionskreis) où se répondent « monde sensible » (Merkwelt) et
« monde agible » (Wirkwelt), et où, d’une part, le « monde intérieur
du sujet » (Innenwelt des Subjektes) – c’est-à-dire la tique – combine
« organe sensible » (Merkorgan) et « organe actif » (Wirkorgan),
tandis que, d’autre part, l’« objet » (Objekt) – le mammifère visé
par la tique – relève d’un « contre-assemblage » (Gegengefüge4)
combinant « porteur de signe sensible » (Merkmalträger) et
« porteur de signe agible » (Wirkmalträger), à quoi, chez la
tique, correspondent respectivement « récepteur » (Receptor) et
« effecteur » (Effektor5).
En un mot donc, le sujet et son milieu forment un contre-
assemblage indissociable, où se cosuscitent l’action et la perception,
le sens et le fait. Il est évident que cette relation implique une
ontologie radicalement autre que celle du dualisme moderne, dont
Descartes proclama la devise en écrivant : « Je connus de là que
j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que
de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend
d’aucune chose matérielle » [Descartes, 2008 (1637), p. 38-39].
Pour Uexküll au contraire, le sujet et l’objet ne sont pas deux
en-soi distincts et ontologiquement indépendants, comme le sont
pour Descartes la res cogitans et la res extensa, ils sont ineinander
eingepäßt, « ajustés l’un à l’autre », « emboîtés l’un en l’autre »
[Uexküll, ibid.]. Pour Watsuji, la relation sujet-milieu, qu’il appelle
fûdosei 風土性, est même « le moment structurel de l’existence
humaine6 » (ningensonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機),

4. Muller [1965] et Martin-Freville [2010] traduisent ici « milieu », ce qui est


logique mais affaiblit l’idée de Gegengefüge.
5. Voir fig. 3, ibid. p. 27.
6. Watsuji, op. cit. p. 3, première ligne de l’ouvrage.
90 Au commencement était la relation… Mais après ?

ce que j’ai traduit par médiance, à partir du latin medietas qui


signifie « moitié ». Il s’agit en effet du contre-assemblage ou du
couplage dynamique (Strukturmoment) des deux « moitiés » qui
font un être humain, l’une individuelle (ce que Leroi-Gourhan, on
le verra plus bas, nomme le « corps animal »), l’autre collective
(le « corps social », selon Leroi-Gourhan). Watsuji met à profit la
langue japonaise pour montrer que le mot même qui signifie « être
humain », ningen 人間, accole en un « moment structurel » un
côté individuel, le hito 人, et un côté relationnel, l’aida 間 ou plus
concrètement l’aidagara 間柄, que l’on peut rendre en l’occurrence
par « corps social », ou plutôt par « corps médial », car il ne s’agit
pas seulement de relations entre les humains, mais aussi avec les
choses, à savoir effectivement un milieu : cette chose qui n’est pas
une somme d’objets mais un ensemble relationnel comprenant
l’existence – l’ek-sistance – du sujet.
L’individuel, donc, qu’il s’agisse de l’organisme vivant ou de la
personne humaine, est indissociable de son milieu, dans ce contre-
assemblage structurel qu’est la médiance. Or, pour révolutionnaire
qu’il soit par rapport au paradigme moderne, ce contre-assemblage
n’est pas une idée si neuve. Il fut envisagé par Platon, dans le
Timée, à propos de la genesis (l’être relatif, projection de l’être
absolu dans le monde sensible, kosmos aisthêtos) et de sa relation
à ce que Platon appelle la chôra, laquelle est à mes yeux l’ancêtre
de la notion de milieu au sens d’Uexküll ou de Watsuji7. En effet,
l’idée de médiance est en germe dans la relation ambivalente de
la genesis et de la chôra, où la seconde est à la fois l’empreinte
(ekmageion, 50 c 1) et la matrice (mêtêr8, 50 d 2, tithênê9, 52 d 4)
de la première. Or cette médiance fait de la chôra un « troisième
et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3) – troisième et autre que
l’être et le non-être, A et non-A –, relevant d’un « raisonnement
bâtard » (logismô tini nothô, 52 b 2), « difficilement croyable »
(mogis piston, 52 b 2), ce qui fait que « l’on rêve en la voyant »
(oneiropoloumen blepontes, 52 b 3). Le rationalisme platonicien va

7. J’ai argumenté cette interprétation dans le premier chapitre d’Écoumène.


Introduction à l’étude des milieux humains [Berque, 2000], et plus en détail dans
« La chôra chez Platon » [Berque, 2012].
8. « Mère ».
9. « Nourrice » (ce mot est de même racine que le français téter ou que l’anglais
tit, nichon).
La relation perceptive en mésologie… 91

donc renoncer à penser le triton allo genos de la chôra, qu’il n’aura


finalement cernée que par des métaphores, c’est-à-dire justement par
l’alliance bâtarde de A et de non-A. Et, après Platon, dans l’histoire
de la pensée occidentale, en particulier dans la science moderne,
cette forclusion de l’idée de milieu – sinon comme Umgebung – va
durer plus de deux mille ans10.

Mésologues sans le dire

Ainsi, la méso-logique – logique reconnaissant le triton allo


genos des milieux – propre à la mésologie a été forclose par le
rationalisme ; c’est ce que l’on appelle en logique le principe du
tiers exclu, en anglais excluded middle. Pas moyen, donc, de penser
rationnellement les milieux, sinon dans l’alternative du dualisme :
ou bien déterminisme (du sujet par l’objet), ou bien subjectivisme
(projection du sujet sur l’objet). Au xxe siècle, cependant, cette
alternative s’est brouillée. Témoin, entre autres, la première des
disciplines concernées, la géographie, avec ce que l’on a appelé le
possibilisme à propos de l’école vidalienne11, laquelle professait
qu’à conditions naturelles comparables, des sociétés différentes
peuvent avoir des genres de vie différents. C’était là récuser le
déterminisme environnemental et, en même temps, subodorer
qu’à une même Umgebung peuvent correspondre des Umwelten
différentes ; mais tant Vidal de la Blache que Lucien Febvre restaient
positivistes. Le possibilisme en question ne remettait pas en cause
le dualisme, et moins encore la logique du tiers exclu. Il n’était
pas encore touché par la phénoménologie, qui aura été en fait le
primum mobile de la prise en compte des milieux en tant que tels,
c’est-à-dire autre chose que l’environnement.
Sans revenir sur cette vaste inflexion de la pensée moderne que
fut l’avènement de la phénoménologie, retenons que de nombreux
auteurs au siècle dernier, comme Monsieur Jourdain de la prose,
ont fait de la mésologie sans le savoir, c’est-à-dire en raisonnant

10. Je schématise, bien entendu. Pour plus de précisions sur l’histoire de la notion
de milieu, voir Canguilhem [2009 (1965), p. 165-198].
11. Fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918). Le terme de « possibilisme »
est dû à l’historien Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine, introduction
géographique à l’histoire [1922].
92 Au commencement était la relation… Mais après ?

selon le principe de l’empreinte-matrice12. N’en donnons ici que


deux exemples :
Dans Le Geste et la parole13, André Leroi-Gourhan (1911-1986)
a montré que notre espèce a émergé dans un double processus : d’une
part, extériorisation et développement de certaines des fonctions du
« corps animal » en un « corps social » composé de nos systèmes
techniques et symboliques, d’autre part, effet en retour de ce corps
social sur le corps animal, entraînant l’évolution de ce dernier en
Homo sapiens sapiens. Du point de vue de la mésologie, cette thèse
peut se résumer en trois termes : anthropisation, par la technique,
de l’environnement naturel en un milieu humain ; humanisation,
par le symbole, de l’environnement naturel en un milieu humain ;
et hominisation, par effet en retour de ce milieu doublement humain
sur le corps animal. Pour dire la même chose, je parle aussi14 de
cosmisation du corps par la technique (ce qui par exemple, à travers
des robots, étend nos pieds et nos mains jusqu’à la planète Mars),
et de somatisation du monde par le symbole (ce qui, par exemple,
se traduit par l’efficace des « mauvais sorts » de la sorcellerie dans
les sociétés où celle-ci existe). Autrement dit, nous avons bien là
médiance : contre-assemblage dynamique du corps animal et du
corps médial (le milieu), ce qui, chez le vivant en général, n’est autre
que le Gegengefüge dont parle Uexküll. Toutefois, cette référence
à la mésologie est absente du propos de Leroi-Gourhan.
Cette référence est non moins absente du propos d’Imanishi Kinji
(1902-1992), le grand naturaliste japonais, bien que ses vues, pour

12. Avant que je ne découvre au printemps 1985 le terme « mésologie » dans le


Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, ce fut du reste aussi mon cas :
j’ai organisé à l’EHESS, en 1983-1984, un séminaire sur le thème de l’empreinte-
matrice dans la relation paysagère, dont j’ai publié l’argument : « Paysage-empreinte,
paysage-matrice. Éléments de problématique pour une géographie culturelle » [Berque,
1984, p. 33-34].
13. Leroi-Gourhan [1964].
14. Mais c’est là diverger de Leroi-Gourhan sur un point capital : pour celui-ci,
les systèmes symboliques sont comme les systèmes techniques une extériorisation
des fonctions du corps animal, alors que pour la mésologie, ils sont au contraire une
rétrojection du corps médial (ou social, comme dit Leroi-Gourhan) dans le corps
animal, d’abord sous forme de connexions neuronales. Sans cette rétrojection, le
corps médial, pure extériorisation, se détacherait indéfiniment du corps animal, et
nous n’aurions donc pas de monde où ek-sister, justement. Ce va-et-vient, qui produit
la médiance, est la trajection (voir plus bas).
La relation perceptive en mésologie… 93

l’essentiel, recoupent celles d’Uexküll ou de Watsuji15. Dès le début,


son œuvre est en effet dominée par une conception qu’il résume
par la formule récurrente « subjectivation de l’environnement,
environnementalisation du sujet » (kankyô no shutaika, shutai no
kankyôka 環境の主体化、主体の環境化). Imanishi n’invoque
là ni Uexküll ni Watsuji, mais l’on y reconnaîtra facilement le
contre-assemblage ou le moment structurel dont ceux-ci ont fait le
principe de la mésologie, tout comme le processus de cosmisation/
somatisation dont je parle à propos de Leroi-Gourhan, et qui est à
mes yeux l’essence de la relation mésologique. C’est de manière
tout à fait analogue à ce que montre Uexküll, et suivant un principe
mésologique que nous verrons plus loin (« est perçu ce qui fait
sens pour l’être concerné, tandis que le reste des données de
l’environnement ne l’est pas »), qu’Imanishi écrira par exemple :
« Quel objet, à quel moment, advient dans le lieu de vie (seikatsu no
ba ni tôjô shite kuru 生活の場に登場してくる), la chose est quasi
déterminée. Si l’objet ne coïncide pas avec le moment propice, il n’a
aucun sens pour le vivant, c’est comme s’il n’existait pas (sonzai shinai
to dôyô 存在しないと同様) » [1972 (1941), p. 98].

Cette advenue (tôjô登場) – Heidegger aurait là sans doute


compris Ereignis – qui fait exister (ek-sister) les choses du lieu
de vie (le milieu) hors du donné environnemental brut, tel est le
processus auquel nous allons nous attacher, en le centrant sur la
perception, autrement dit sur la question du sens.

Percevoir en tant que quelque chose

Est perçu en effet ce qui fait sens pour l’être concerné, tandis
que le reste des données de l’environnement ne l’est pas. À la
distinction fondatrice entre milieu et environnement répond donc

15. Entomologiste, écologue, primatologue, anthropologue et grand alpiniste,


Imanishi est peu connu en Occident, bien qu’un Frans De Waal [2001, p. 119] ait
reconnu les « enormous accomplishments of (his) approach to primate behavior,
which amount to a paradigm shift adopted by all of primatology and beyond »,
paradigme qui, en primatologie, est « now all but taken for granted », si bien que les
jeunes primatologues occidentaux ignorent jusqu’au nom d’Imanishi. De celui-ci,
on pourra lire en français Le Monde des êtres vivants [Imanishi, 2011] et La Liberté
dans l’évolution [Imanishi, 2015].
94 Au commencement était la relation… Mais après ?

ici la distinction entre information et signification. L’information


est une donnée de l’environnement, une Umgebung, tandis que
la signification (Bedeutung) est constitutive d’un certain milieu,
lequel est propre à un certain être. C’est dire qu’elle est sélective :
comme l’a montré Uexküll, ce n’est qu’une petite partie de
l’Umgebung qui devient Merkmalträger, signe sensible porteur
de signification. De nos jours, les sciences cognitives permettent
même de quantifier cette sélectivité (pour le cerveau humain dans
l’exemple ci-dessous) :
« Thus, of the unlimited information available from the environment,
only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited
number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons
in each) only 6x106 bits/sec leave the retina and only 104 make it to
layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual
cortex receives an impoverished representation of the world, a subject
of more than passing interest to those interested in the processing of
visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of
the bandwidth of conscious awareness itself (i. e. what we “see”, are in
the range of 100 bits/sec or less » [Raichle, 2010, p. 180-190, p. 181].

L’auteur de ces lignes, Marcus E. Raichle, ne distingue pas


entre information et signification, donc entre environnement et
milieu. Or cette double distinction est essentielle pour comprendre
la perception. Dénonçons, en passant, la machinique stupidité de
ceux qui déplorent que nous n’utilisions (en apparence) que 20 %
des facultés de notre cerveau. Les 80 % « inutilisés » (dans cette
optique de machine) s’affairent justement à ce qui distingue un
cerveau humain de la mécanique d’un ordinateur, c’est-à-dire à
vivre et donc à créer du sens ; par exemple à être dans la lune, ou
à rêver. Pour ces tâches essentielles à notre être, le cerveau, avec
2 % du poids de notre corps, consomme 20 % de son énergie. Ce
qui fait sens, c’est le couplage médial (le Gegengefüge) cerveau-
ordinateur, non pas le seul ordinateur. Dans cette médiance, c’est
le cerveau qui est le foyer, parce qu’il est vivant ; l’ordinateur n’est
qu’un adjuvant qu’il se donne pour travailler à sa place – ce qui
du reste, à terme, ne devrait pas manquer de se retourner contre
ce roi fainéant… Depuis l’homme de Cro-Magnon, au moins en
volume, notre cerveau a en effet diminué de 15 %16, ce que l’on

16. Soit en moyenne de 1550 à 1350 cm3. Science & Vie, avril 2011, p. 20.
La relation perceptive en mésologie… 95

peut raisonnablement imputer au déploiement de notre corps médial


et à sa rétroaction sur notre corps animal.
Quoi qu’il en soit de ces perspectives, le fait est que la perception
trie et traite l’information pour en faire de la signification. Les
données physiques de l’environnement deviennent ainsi le sens
d’un certain milieu. Or c’est là un très vieux principe. Il était déjà
entrevu par l’auteur du premier traité sur le paysage dans l’histoire
de l’humanité, le peintre Zong Bing (宗炳, 375-443), qui pose dans
les premières lignes de son Introduction à la peinture de paysage
(Hua shanshui xu 畫山水序), probablement écrite vers 440 :
至於山水、質有而趣靈 Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling 17.
Quant au paysage, tout en ayant substance, il tend vers l’esprit.

C’est là ce que j’appelle le principe de Zong Bing. Transposons :


à partir de la substance ou de l’en-soi que sont « les monts et
les eaux » (shan-shui), l’information de l’Umgebung va prendre
la signification d’un certain milieu : en l’occurrence, le sens de
« paysage » (shanshui), qui effectivement apparaît à cette époque,
pour la première fois dans l’histoire humaine.
Ici, les monts et les eaux – l’environnement – sont perçus en tant
que paysage (l’aspect ou la cosmophanie d’un certain milieu18). Tout
tourne donc autour de cet « en tant que », qui est un processus à la
fois ontogénétique et cosmogénétique – autrement dit un contre-
assemblage mésologique : les objets de l’environnement se mettent
à exister en tant que quelque chose, dans un monde qui fait sens
– un milieu. Ils deviennent des choses concrètes, à partir des simples
objets que sont les en-soi abstraits de l’extensio cartésienne. Dans
son séminaire de 1929-193019, largement consacré à Uexküll, Martin
Heidegger (1889-1976) a détaillé cet en-tant-que (als). Je reviendrai
plus loin là-dessus, mais restons-en pour le moment à la question
du paysage.

17. On trouvera le texte chinois complet, avec traduction et commentaires, dans


Hubert Delahaye, Les Premières peintures de paysage en Chine, aspects religieux
[1981]. Nota Bene : je ne reprends pas ici la traduction de Delahaye.
18. J’ai détaillé ce processus, son contexte historique et ses suites dans Histoire
de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident [Berque, 2010], ainsi que dans Thinking
Through Landscape [Berque, 2013].
19. Ultérieurement publié sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik
[Heidegger, 1983].
96 Au commencement était la relation… Mais après ?

Zong Bing quant à lui n’a pas parlé d’en-tant-que, mais de qu


趣, « tendre-vers » (i. e. vers une certaine signification). Après
lui toutefois, l’esthétique de l’Asie orientale a joué de ce tendre-
vers-une-certaine-signification, jusqu’à en faire en japonais le
concept de mitate 見立て, « instituer par le regard », autrement
dit « voir comme » (ce que l’on pourra rapprocher de la notion de
métaphore vive chez Paul Ricœur [1973, particulièrement p. 269
sqq.])20. Il s’agira par exemple de voir tel paysage comme si c’en
était un autre, célèbre en littérature ou en peinture. Dans toute
l’Asie orientale se sont ainsi retrouvés les « huit paysages » (ba
jing 八景) de la Xiang et de la Xiao, qui sont des affluents du lac
Dongting, au Hunan. Dans ces parages, depuis les Song du Nord
(960-1127), la tradition chinoise avait institué huit scènes locales en
modèles de paysage : « lune d’automne sur le lac Dongting », « pluie
nocturne sur la Xiao et la Xiang », « cloche du soir au monastère
dans la brume », « village de pêcheurs au soleil couchant », « oies
sauvages descendant sur un banc de sable », « voiles revenant d’un
rivage éloigné », « village de montagne après l’orage », et « neige
sur le fleuve au crépuscule ». Les pays voisins, à la suite, se sont
découvert des vues comparables, et ont démultiplié ces mitate – ces
en-tant-que.
N’était-ce là qu’un jeu de lettrés ? Certes, mais nous savons
que le jeu est symbole de monde [Fink, 1966]. Il est symbole de
l’en-tant-que (als) qui instaure une Umwelt à partir de cette matière
première qu’est l’Umgebung. Le voir-comme du mitate, c’était bien
cet en-tant-que, instituteur de mondes. Mais encore ?

Méso-logique de la ternarité perceptive

Dans ses Streifzüge, Uexküll utilise bien la conjonction als


(en tant que), mais il n’en fait pas un concept. Il parle, lui, de Ton,
ce qui signifie ton, timbre, son, accent, genre, coloris ; mais ce
terme, il l’emploie exactement dans le sens où je parle ici d’en-
tant-que. Il montre que, selon l’animal concerné, un même objet
de l’environnement existera selon des en-tant-que différents : en

20. Pour le mitate, voir Berque [1986, p. 81 sqq.], ou plus particulièrement


Berque [1995, p. 91 sqq.].
La relation perceptive en mésologie… 97

tant qu’abri (Schutzton), en tant qu’aliment (Fresston), en tant


qu’obstacle (Hinderniston), en tant que logis (Wohnton), etc.
C’est en traitant d’Uexküll que Heidegger, dans ses
Grundbegriffe, a centré son examen sur le als au point d’en faire
un « concept fondamental » (Grundbegriff) de la métaphysique. Il
le rapproche également de la logique, dans la relation prédicative
« a est b ». Effectivement, la « tonation » (Tönung) dont parle
Uexküll revient à poser que tel objet de l’environnement (a) est
telle réalité du milieu (b) d’un certain animal ; par exemple, selon
l’espèce, un abri ou un aliment. Quelques années plus tard, et du
reste sans plus parler de als ni d’Uexküll, Heidegger poursuivra
la même idée dans L’Origine de l’œuvre d’art (Der Ursprung des
Kunstwerkes, 1935), où le als devient un « litige » (Streit) entre
« la Terre » (die Erde) et un certain monde (eine Welt). Quoique
Heidegger ait cultivé l’obscurité de ces images, il est clair en effet,
du point de vue de la mésologie, que « la Terre » n’est autre que
l’Umgebung d’Uexküll, et « un monde » l’Umwelt qui existe pour
un certain animal. Heidegger écrira par exemple :
« Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait,
nous l’avons nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son
sein [das Hervorkommend-Bergende]. La Terre est l’afflux infatigué
et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la Terre et en elle, l’homme
historial fonde son séjour dans le monde » [Heidegger, 1962, p. 4921].

Ce passage combine trois métaphores sibyllines. D’abord,


qu’est-ce « la Terre » (die Erde) ? Et qu’est-ce qui « est là pour
rien » ? Enfin, qu’est-ce que « ressortant, reprendre en son sein » ?
Mais surtout, quelle est la nature de l’opération en question, ce
« jaillissement premier » (Ursprung) que Heidegger attribue à
l’œuvre d’art et, pour finir, à la poésie ?
Ce n’est pas en commentateur de Heidegger que je répondrai
ici à ces questions, mais du point de vue de la mésologie, et plus
particulièrement de la relation perceptive. Autrement dit, du point
de vue même de l’en-tant-que d’où « prime-jaillit » (urspringt) la
réalité perçue.

21. Traduction Wolfgang Brokmeier, modifiée sur un point : je n’écris pas « la
terre » mais « la Terre », car du point de vue de la mésologie, c’est bien de notre
propre planète-biosphère-écoumène qu’il s’agit. Sur cette triplicité onto-géographique,
voir Berque [2000].
98 Au commencement était la relation… Mais après ?

De ce point de vue, il est d’abord évident que « ce qui est là


pour rien22 », c’est l’Umgebung tant que ses objets – « the unlimited
information available from the environment », dirait Raichle – ne
sont pas sélectionnés, traités et « pro-duits » (hergestellt) en choses
de l’Umwelt par l’en-tant-que : le als : le « litige » (Streit) entre
Terre et monde qui s’incarne dans l’œuvre23.
En tant que als ou que Streit, qu’est-ce alors que « l’œuvre »
(das Werk) ? Voyons d’abord ce que Heidegger en a préfiguré
d’un point de vue logique dans les Grundbegriffe. Il en parle là
en effet dans des termes on ne peut plus explicites, à la différence
de l’Ursprung, ce texte poétique et sciemment obscur. Ainsi le als
est-il défini, p. 416, comme « moment structurel de l’apparaître »
(Strukturmoment der Offenbarkeit) et comme « articulation de la
structure relationnelle et des membres de la relation avec l’énoncé »
(Zusammenhang des Gefüges der Beziehung und Beziehungglieder
mit dem Aussagesatz). L’approche est ici grammaticale et logique,
mais sachant que le propos des Grundbegriffe est en grande partie
une exploitation métaphysique de la mésologie d’Uexküll, on ne
refusera pas de voir que le « tenir-ensemble » (Zusammenhang) en
question traduit le « contre-assemblage » (Gegengefüge) de l’être
et de son milieu chez Uexküll, et équivaut de ce fait au moment
structurel de l’existence humaine chez Watsuji. C’est bien l’en-tant-
que du als qui fait apparaître avec évidence (offenbar) les étants
du monde sensible en tant que tels, i. e. en tant que quelque chose
(das Seiende als solches, etwas als etwas, p. 416), à partir du donné
brut de l’Umgebung. Autrement dit, c’est l’opération qui fait passer
de l’environnement brut au milieu perçu, et de l’information à la
signification.

22. Cette traduction de Brokmeier est excellente, mais assez cavalière. Le texte
allemand dit ici : doch zu nichts gedrängten, soit « pourtant forcé à rien ». En termes
géographiques, cela signifie que cette terre est inexploitée, laissée à elle-même, en
friche. Bref, c’est bien l’en-soi de l’environnement tant qu’il n’est pas médié en un
milieu par l’existence humaine.
23. On sait, il est vrai, que Heidegger a du même pas distingué l’Umwelt – propre
à l’animal qui selon lui est « pauvre en monde » (weltarm) – de la Welt (le monde)
– propre à l’humain, qui selon lui est « formateur de monde » (weltbildend) ; mais
cela ne change rien au principe du als (ou du Streit), qui fait qu’en ek-sistant hors
de l’environnement vers un certain milieu, un objet universel et abstrait devient une
chose concrète et singulière, perçue ou agie, donc existant en tant que quelque chose
(als etwas, comme Heidegger l’écrit dans les Grundbegriffe [1983, p. 416]).
La relation perceptive en mésologie… 99

Heidegger ne poussera guère plus loin l’exploitation logique


de ce als, mais c’est ce qu’aujourd’hui la mésologie permet
justement de faire, et du même pas de rendre clairement compte
de ce mystérieux Hervorkommend-Bergende dont parle l’Ursprung.
Il s’agit du processus qui produit la médiance : la trajection24. Ce
processus est analogue à la prédication « S en tant que P », i. e. « le
sujet S est le prédicat P » ; par exemple « Socrate (S) est mortel
(P) », mais il est bien plus général car il équivaut à la saisie de S
(l’hupokeimenon : l’Umgebung : la Terre) par les sens, par l’action,
par la pensée, par la parole, ce qui en fait la réalité des choses
propres à un certain milieu.
Dans les milieux concrets du monde sensible, la réalité r se
définit en effet par la formule r = S/P, « S en tant que P ». Cela
veut dire qu’elle n’est ni proprement objective (l’en-soi de S), ni
proprement subjective (un pur prédicat P), mais trajective : S saisi
en tant que P par un certain être I (l’interprète de S en tant que P) ;
ce qui fait que, concrètement, il s’agit de la relation ternaire S/I/P
(« S est P pour I »), non de la binarité abstraite S/P (« S est P ») à
quoi s’en tient la logique proprement dite. Par exemple, la même
longueur d’onde électro-magnétique λ = 700 nm (S) est perçue
en tant que couleur rouge (P) par l’œil humain (I), mais pas par
l’œil bovin (I’), les bovins ne percevant pas le rouge. Le rouge est
une réalité trajective, car ce n’est ni l’en-soi de S, ni un fantasme
(P sans S), mais la relation concrètement ternaire S/I/P.
Cette ternarité propre à la trajectivité des milieux concrets fait
bien de celle-ci le triton allo genos dont Platon parlait à propos de
la chôra. La logique aristotélicienne a forclos pour deux millénaires
ce « troisième et autre genre », qui n’est ni A (la substance de S) ni
non-A (l’insubstance de P) 25, mais leur trajection en S/P, c’est-à-dire
à la fois A et non-A. Or ce « ni… ni » et cet « à la fois » sont au
beau milieu de la méso-logique des réalités concrètement perçues

24. J’ai introduit ce concept à propos du milieu nippon dans Le Sauvage et


l’Artifice [Berque, 2000], mais ne l’ai pleinement déployé que trente ans plus tard
dans Poétique de la Terre [Berque, 2014].
25. Rappelons que, dans l’histoire de la pensée occidentale, le rapport sujet-
prédicat en logique est homologue au rapport substance-accident en métaphysique ; et
que, pour Aristote, le prédicat n’est pas une substance (ousia ou « le se-tenir-dessous »,
hupostasis), ce qu’est en revanche le sujet, ce « gisant-dessous » (hupokeimenon)
des prédicats, i. e. des interprétations auquel il peut accidentellement être soumis.
100 Au commencement était la relation… Mais après ?

dans une Umwelt. Il s’agit des troisième et quatrième lemmes


du tétralemme (A ; non A ; ni-A ni non-A ; à la fois A et non-A),
et plus particulièrement du syllemme (le « prendre ensemble »,
sullambanein) qu’est le 4e lemme (à la fois A et non-A)26. Par
exemple, le rouge n’est ni l’en-soi de λ = 700 nm ni un fantasme
(3e lemme), mais leur trajection dans la réalité contingente de l’en-
tant-que-rouge (4e lemme, à la fois A et non-A : c’est rouge pour
nous, ce n’est pas rouge pour une vache). La même herbe (S) existe
– ek-siste ou se manifeste (kommt hervor) hors de l’Umgebung – sur
le mode de l’obstacle (Hinderniston : S/P) pour la fourmi (I), mais
sur le mode de l’aliment (Fresston : S/P’) pour la vache (I’). Mais
dans le moment structurel (Strukturmoment) même qu’est le als
de cette ek-sistance (Hervorkommen) en tant que quelque chose,
elle se « garde » (birgt) en son en-soi, celui de l’herbe qu’elle reste
néanmoins. De même que, dans la trajection paysagère, la substance
(zhi 質) des monts et des eaux (shan-shui) « garde » bien l’identité
de ce qu’elle est en soi (la Terre, S), tout en (er 而: le syllemme du
4e lemme) « allant prendre » (qu 趣27) la signification selon quoi
(als) elle est perçue : le paysage (shanshui) propre à un certain
monde humain (P). Ailleurs ou en d’autres temps, c’eût été une
autre réalité (S/P’) ; car s’il y a toujours eu des monts et des eaux,
ce n’est qu’à un certain moment de l’histoire (au ive siècle en Chine
du Sud) qu’ils sont advenus en tant que « paysage ». Voilà bien la
méso-logique du Hervorkommen-Bergende, qui revient en somme
au principe de Zong Bing. À la fois information (Umgebung, shan-
shui) et signification (Umwelt, shanshui), la relation perceptive,
pour être comprise, suppose donc le triton allo genos de la chôra,
autrement dit le tétralemme.

26. Sur le tétralemme et son usage dans le bouddhisme du Grand Véhicule, voir
Yamauchi [1974]. Contrairement à l’usage dominant, qui place « ni A ni non-A » en
4e position et ne mène donc littéralement à rien, Yamauchi le place en 3e et en fait donc
l’articulation menant à tous les possibles du 4e lemme (à la fois A et non-A). J’adhère
pleinement à cette interprétation, et y vois l’essence logique de la mésologie, entre
autres celle du possibilisme géographique.
27. L’étymologie du sinogramme qu 趣 combine en effet l’élément zou 走, aller,
et l’élément qu 取, prendre.
La relation perceptive en mésologie… 101

Conclusion : milieu, perception et mythe

On se souviendra sans doute que Jacques Derrida (1930-


2004), à propos de la chôra, a rapproché le texte platonicien de
la notion de mythe [Derrida, 1993]. Il l’a fait dans le sens d’un
métabasisme (le sans-base d’une clôture de la chôra sur elle-
même) que la mésologie récuse radicalement puisqu’elle suppose
nécessairement la Terre (S) comme base de toute œuvre humaine
(S/P). Le fait est cependant que la réalité S/P tient non moins
nécessairement du mythe. C’est en ce sens que j’interpréterai
ce mystérieux « ce vers où l’œuvre se retire » que Heidegger,
comme on l’a vu plus haut, a nommé « la Terre ». Or si l’œuvre
est bien une saisie de la Terre (S) en tant qu’un certain monde
(P), produisant la réalité trajective S/P, comment cette trajection
peut-elle s’hypostasier (se substantialiser) derechef en Terre ?
S’agissant d’un rapport avec le mythe, il ne sera pas inutile
de revenir aux Mythologies28 de Roland Barthes (1915-1980). Il
y est question, comme on le sait, d’une « chaîne sémiologique »,
où Barthes interprète le signe comme relation entre signifiant et
signifié, selon la formule « Sã/Sé = signe », et montre que, dans le
mythe, cette relation est « doublée » : « Le mythe se constitue à
partir d’une chaîne pré-existante : le signe de la première chaîne
devient le signifiant du second […] », ce que Barthes illustre par
une phrase figurant comme exemple d’une grammaire : « C’est un
signe composé de signifiant et de signifié, mais qui devient dans
son contexte de grammaire un nouveau signifiant dont le signifié
est : “Je suis ici comme exemple d’une règle grammaticale” »
[Barthes, 1957, p. 222-223].
L’effet de ces chaînes sémiologiques est, selon Barthes, que
ce qui est historique se trouve mythiquement déshistoricisé et,
de ce fait, naturalisé. Tel est le mythe : une histoire travestie en
nature. Au vu de ce qui précède, on comprendra : un prédicat P
travesti en sujet S, un accident travesti en substance ; et c’est
effectivement ce qui se passe dans l’histoire des milieux humains,
tout comme dans l’évolution des milieux vivants29, où il y a, par

28. Barthes [1957].


29. Plus de détails sur ce point dans Berque [2014, particulièrement le chap. X :
« Histoire, évolution, trajection »].
102 Au commencement était la relation… Mais après ?

« calage trajectif30 », indéfiniment hypostase (substantialisation)


de S/P en S’ par rapport à un prédicat postérieur P’, puis de cet
(S/P)/P’ en S’’ par rapport à un prédicat ultérieur P’’, et ainsi de
suite, selon la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, indéfiniment. Et, de
fait, on peut représenter les chaînes sémiologiques barthésiennes
exactement de la même façon : (((Sã/Sé)/ Sé’)/ Sé’’) / Sé’’’… et
ainsi de suite, indéfiniment.
Plus simplement dit, cela signifie que, dans les chaînes
sémiologiques, tout comme dans les chaînes trajectives, il y a
toujours interprétation d’interprétations, on-dit d’on-a-dit, perçu
de perceptions, etc. ; d’où, indéfiniment, naturalisation de l’artifice,
hypostase des prédicats, autrement dit ce que Heidegger appelle le
retrait de l’œuvre dans la Terre. Du point de vue de la mésologie,
cela conduit certes à admettre que la réalité des milieux est
toujours quelque peu mythique31, mais n’équivaut pas pour autant
au métabasisme, car le zhi 質, le S ou le Sã initial, la Terre, gît
toujours néanmoins (er 而, 4e lemme) là, sous nos pieds comme
devant nos yeux.

Palaiseau,
11 novembre 2015

30. Cette expression m’a été inspirée par une notion bouddhique (sk niśraya,
jp eji 依止, lu également eshi) dont Frédéric Girard [2008, vol. I, p. 212] donne les
traductions suivantes : appui ; prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ;
résider chez un maître. Il ajoute cette citation du Mahāyānasūtrālamkāra : « C’est
parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur
est le point d’appui du postérieur (qian wei hou yizhi 前為後依止 ). » En somme,
pour s’établir, une relation se cale sur une autre, qui la précède, et toutes se calent
mutuellement, indéfiniment et sans qu’il y ait besoin d’en substantifier les termes.
Du point de vue des chaînes trajectives, en revanche, il y a bien substantification,
mais toujours relative.
31. Du point de vue de la physique, c’est admettre avec Bernard d’Espagnat
[1979 ; 1994] que nous n’atteignons jamais au Réel (l’en-soi pur de l’objet), mais
seulement à un « réel voilé », c’est-à-dire entaché par la relation de la méthode avec
l’objet, comme l’avait déjà montré Werner Heisenberg [1962].
La relation perceptive en mésologie… 103

Références bibliographiques

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humaine, essai de mésologie, Belin, Paris.
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— 2010, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Le Félin, Paris.
— 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris.
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synthèse, Hazan, Paris.
— 1986, Le Sauvage et l’Artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard,
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— 1984, « Paysage-empreinte, paysage-matrice. Éléments de problématique
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B. Le social ? Le sujet ?

La « ligne brisée » : ontologie relationnelle,


réalisme social et imagination morale

Laurence Kaufmann

« Autrui, pièce maîtresse de mon univers. »


Michel Tournier, Vendredi et
les limbes du Pacifique, 1967

Introduction

Les égarements de Robinson

Aucune expérience de pensée n’illustre mieux que le parcours


solitaire de Robinson, remarquablement ressaisi par Michel Tournier
[1972], le rôle décisif des relations sociales et des formes instituées
dans la constitution et la maintenance du « sens de soi ». Échoué
sur une île déserte après le naufrage qui a détruit son navire et tué
ses compagnons de route, Robinson se retrouve dans une solitude
qui le mène aux confins de la folie. En l’absence d’une altérité
possible ou virtuelle qui lui permettrait de jauger et de comparer
le flux chaotique de ses sensations, la réalité ou plutôt l’irréalité
du monde qui l’entoure s’épuise dans les hallucinations délirantes
et les égarements compulsifs auxquels succombe son esprit. « Ici,
il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité »
[Tournier, 1972, p. 53]. Constamment recroquevillé sur ses propres
étreintes, il assiste, impuissant, à la dissolution de son identité,
106 Au commencement était la relation… Mais après ?

c’est-à-dire de son « état civil » qui, sans inter-dit, n’a plus lieu
d’être. Dans le silence de son île Speranza, la présence et l’absence
finissent par s’annuler dans une même inintelligibilité. Confronté
aux seuls échos de ses délires intérieurs, Robinson s’engage dans
un procès de déshumanisation qui le fait régresser dans un état
proche de l’animalité.
Mais, dans un ultime sursaut d’humanité, Robinson parvient
à échapper à cet état de nature qu’il entrevoit comme définitif en
reconstruisant pièce par pièce un état de société. Afin de contrecarrer
la bestialité retrouvée de ses instincts, afin d’endiguer la démence
qui le menace, il réactive les manières de faire civilisées et les
usages établis dont il parvient péniblement à retrouver la trace dans
les recoins enfouis de sa mémoire. Il construit une clepsydre qui
structure ses journées selon un rythme temporel et une organisation
bien définis. Il élabore des frontières qui lui permettent de délimiter
un territoire dont le quadrillage minutieux par des paramètres fixes
sont autant de traces concrètes de sa présence. Il échafaude un
fort où, vêtu d’un uniforme de circonstance, il monte la garde
tous les jours à la même heure, surveillant les allées et venues
des animaux sauvages qu’il baptise soigneusement au cours de
cérémonies solennelles. Il ouvre des sessions politiques au cours
desquelles les actes du gouvernement sont sévèrement critiqués
par les citoyens soumis à sa législation. Il tient soigneusement un
journal dont le nom même, Log, sonne le rappel de la rationalité du
dialogue comme de l’entendement humain, et dans lequel il écrit
jour après jour les faits marquants de sa journée, mais aussi ses
humeurs, ses angoisses et ses espérances. L’échange réglementé
avec la nature âpre et ténébreuse qui l’environne, une nature
dûment balisée par une chaîne de règles, de statuts et d’obligations,
parachève la resocialisation de Robinson. Car une fois son identité
d’être civilisé reconquise par un contrat social conclu en solitaire,
son existence n’a plus besoin d’être attestée par des semblables en
chair et en os. Les objets, les règles et les activités qu’il a institués
suppléent à l’absence de tiers en incarnant « l’autrui-a-priori »
nécessaire à l’ébauche d’une relation objective et stable à la réalité
qui l’entoure1.

1. Cette réflexion est inspirée des commentaires que Gilles Deleuze [1969,
p. 350‑373] fait sur le livre de Tournier.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 107

Une telle relation est sociale dans la mesure où elle rétablit le


jeu standard des pratiques normatives, telles que régir, commander,
corriger ou enseigner, que Robinson a acquises durant son éducation.
Ces pratiques normatives impliquent des rôles complémentaires que
Robinson remplit à tour de rôle, passant du rôle de gouverneur à
celui de gouverné, de celui de législateur qui instaure des règles
au rôle du particulier qui leur est assujetti. Cette relation est donc
sociale dans la mesure où elle renvoie à une structure logique de
rôles préfixés, régie par des règles2. Même si c’est le même individu
empirique, en l’occurrence Robinson, qui est à la fois l’auteur et le
destinataire des institutions qui régissent son existence, les relations
dans lesquelles il est enchâssé n’en sont pas moins sociales et ce,
même en l’absence de semblables concrets. Dûment objectivées dans
des règlements et des objets extérieurs, ces relations comportent
la puissance obligeante d’un « Il faut » qui est sinon partagé, du
moins partageable par les membres potentiels de la société qu’il
forme, pour l’instant, à lui tout seul. Et c’est bien la partageabilité
virtuelle de l’état de société que s’est reconstruit Robinson que vient
attester la venue d’un nouvel individu sur Speranza : le « sauvage »
Vendredi.
Robinson, réactualisant à l’égard du nouveau venu le rapport
d’exploitation colonialiste qui caractérisait sa communauté
d’origine, soumet Vendredi à des tentatives plus ou moins réussies
d’enseignement, d’asservissement et d’acculturation. Ce n’est que
plus tard que la relation sociale de complémentarité asymétrique
qui les unit, celle de maître et d’esclave, va se transformer en un
tout autre type de relation sociale : une relation intersubjective.
Robinson apprend en effet à considérer Vendredi comme un frère,
un semblable plein d’humanité à l’égard duquel il développe amitié,
respect et sollicitude. La relation ainsi tissée n’est plus sociale au sens
de la participation à un système organisé de rôles complémentaires
et interdépendants qui fait office d’« autrui généralisé » [Mead,
1967 (1934)]. Elle est sociale au sens de l’échange avec un autrui
concret, doté d’un corps sensible et d’un esprit subjectif, caractérisés

2. On reconnaît ici l’argument que Baker et Hacker [1984] opposent à


l’interprétation « communautariste » du problème de Robinson que propose Saul
Kripke.
108 Au commencement était la relation… Mais après ?

par des émotions, des désirs et des projets propres, avec lesquels
Robinson doit désormais composer.

« Au commencement était la relation »

Le parcours de Robinson, qui a suscité maintes expériences


de pensée philosophiques, illustre de manière paradigmatique
deux manières de concevoir la relation sociale, l’une structurale,
l’autre intersubjective. C’est sur l’une ou/et l’autre de ces relations
sociales qu’insistent nombre de sociologies de la relation dont le
postulat – « au commencement était la relation » – constitue le
point de départ de ce volume de la Revue du Mauss : sans relations,
normatives ou/et intersubjectives, il n’est pas possible de « faire
société ».
À certains égards, une telle affirmation peut paraître triviale.
Après tout, la sociologie porte par définition sur les comportements
orientés vers autrui ou les formes d’interactions réciproques, plus
ou moins engageantes et obligeantes, qui meublent le monde
social. Mais ce n’est pas cette affirmation triviale que défendent
les tenants d’une véritable sociologie de la relation. La thèse qu’ils
soutiennent est de nature ontologique : le monde social est produit
et reproduit par des relations, non par des individus autosuffisants et
indépendants les uns des autres. Une telle thèse fait office, comme
le dit Philippe Chanial [2007], de « contre-Hobbes sociologique ».
En effet, pour Hobbes et le cadre de pensée moderne, économique
et politique qu’il a si bien explicité, les individus sont des êtres
monadiques, obnubilés par leurs intérêts et désirs propres, qui ne
s’intéressent à leurs semblables qu’au terme d’un calcul rationnel de
coûts et bénéfices. Pour les sociologues de la relation, en revanche,
établir des liens, partager une activité avec autrui ou s’ajuster aux
comportements de ses semblables est une fin en soi. Par ailleurs,
dans le pacte contractuel de type hobbesien, les individus ne sont
reliés que par des relations externes, contingentes et a posteriori, qui
ne transforment pas leur identité intrinsèque. Tout comme la relation
de causalité physique qui relie, le temps de leur collision, deux
cyclistes, ou la relation de comparaison qui permet d’évaluer quelle
personne est la plus âgée ou la plus intelligente dans une assemblée,
les relations externes ne relient les individus, « isolés les uns des
autres par la pensée et la conscience », qu’à « la superficie de leur
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 109

être3 ». À l’opposé des relations externes qui relient des éléments


a priori disjoints, les relations internes que visent à mettre en
évidence les sociologies de la relation ne laissent pas intacts les êtres
qu’elles associent4. Au contraire, les relations internes déploient une
configuration holistique qui affecte l’identité des termes qu’elle
relie et établit entre eux une dépendance générique. Autrement
dit, la relation interne constitue un seul et unique fait relationnel,
par définition transitif, que ce soit la relation de parenté qui fait
d’Émile un oncle et de Marcel un neveu, la relation de connexion
qui fait de Caïn un meurtrier et d’Abel une victime ou encore la
relation dialogique qui fait d’ego et d’alter les coénonciateurs d’un
discours collectif en Nous qui s’autonomise et perd la trace de leurs
contributions respectives5.
Une fois esquissé le type de relations, en l’occurrence interne,
qui est au cœur d’une ontologie relationnelle du social, encore
faut-il se demander « au commencement de quoi » une telle relation
peut-elle se situer. Une telle proposition peut se comprendre de
manière descriptive ou de manière normative. Descriptivement
parlant, elle renvoie à la constitution relationnelle des êtres
sociaux et de leurs capacités émotionnelles et cognitives – une
constitution relationnelle qui se décline à son tour, nous le verrons,
sous un mode phylogénétique, ontogénétique ou encore « socio-
logique ». Normativement parlant, une telle proposition ne place
pas, bien évidemment, « au commencement » n’importe quelle
relation sociale ; elle sélectionne, parmi les différents types de
relations sociales décrites par les sciences sociales, celle qui pourrait
constituer le fondement idéal de l’ordre social.
Après avoir présenté les principales déclinaisons descriptives
d’une ontologie qui place la relation « au commencement » du sujet
et de la société, cet article se propose de revenir sur ses déclinaisons
normatives. Notre hypothèse est que, pour conserver une portée

3. Les termes entre guillemets sont d’Octave Mirabeau dans son magnifique
Discours du 14 janvier 1791, intitulé « Projet d’adresse aux Français sur la Constitution
civile du clergé ».
4. La distinction entre relations externes et internes a été initiée au départ par
Bertrand Russell ; nous reprenons ici certains des points discutés par Descombes
[1996].
5. Les caractéristiques de la relation dialogique sont fort bien explicitées dans
les travaux de Francis Jacques [1979], malheureusement peu connus des sociologues.
110 Au commencement était la relation… Mais après ?

réaliste à une anthropologie potentiellement normative qui puisse


faire office de « contre-Hobbes sociologique » [Chanial, 2007],
il ne faut pas monter trop vite dans l’abstraction et l’idéalisation
morales. Dans le cours de la vie ordinaire, la normativité n’est
jamais désincarnée ; elle est encapsulée dans des activités pratiques
et indexées sur des relations sociales qui mêlent inextricablement
orientations morales et affiliations sociales. Ainsi, dans les relations
d’échange si bien décrites par Marcel Mauss [2007 (1925)], ce qui
est bien ou mal de donner ou de rendre à autrui dépend de la place
sociale et de l’appartenance collective du donateur et du donataire.
Cela étant, le fait que « savoir-faire » social et « devoir-faire »
moral soient entremêlés dans les différents espaces de la vie sociale
n’invalide pas l’élaboration d’une morale de haut niveau abstraite
et transsituationnelle. Au contraire, seule une morale abstraite
que j’appellerai une « morale par imagination » peut prétendre
délaisser les critères restreints et sélectifs des appartenances et des
positionnements sociaux [Kaufmann, 2016].

La constitution relationnelle

Retour sur une relation générique

Nous l’avons brièvement mentionné, la constitution relationnelle


des êtres sociaux peut être appréhendée, descriptivement parlant,
sous un mode phylogénétique, ontogénétique ou encore « socio-
logique ». Du point de vue phylogénétique, une telle constitution
relationnelle est bel et bien avérée. La plupart des travaux en
sciences cognitives s’accordent en effet pour décrire les évolutions
les plus récentes du cerveau des primates humains et non humains
comme le produit au long cours de l’adaptation à la vie en groupe
– une vie qui leur procure de nombreux avantages en termes de
survie, notamment en ce qui concerne la recherche de nourriture,
la lutte contre les prédateurs et la protection de la progéniture
[Dunbar, 1998 ; Humphrey, 1976]. Le cerveau éminemment social
des primates est le fruit de l’adaptation aux contraintes liées à la
gestion des relations sociales complexes au sein de leur groupe
d’appartenance, notamment les relations de protection, d’échange,
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 111

de compétition ou de dominance [Kaufmann et Clément, 2007]. Si


ces relations sociales de base sont « au commencement » de l’esprit
humain, elles sont bien entendu aussi « au commencement » de
la société elle-même. Comme le suggère le primatologue Robert
Hinde [1976], la société dans sa forme « primitive » est constituée
de deux niveaux relationnels : l’un renvoie au niveau abstrait des
patterns interactionnels qui permettent aux individus d’identifier et
d’anticiper le type de relations sociales auquel ils sont confrontés
(échange, coopération, domination, compétition, etc.), l’autre
renvoie au niveau concret des occurrences interactionnelles de
ces types relationnels, tels que donner de la nourriture en échange
d’un épouillage (relation de « coopération ») ou chasser un rival
(relation de « compétition »).
Par ailleurs, la déclinaison descriptive de la proposition « au
commencement était la relation » peut aussi se comprendre de
manière ontogénétique. En effet, les travaux en psychologie du
développement ont aujourd’hui abandonné la « psychologie à
un esprit » qui sous-tendait les métaphysiques substantialistes
du sujet. Dans la « psychologie à deux esprits » qui prédomine
actuellement, la relation est un des constituants indispensables du
développement concomitant du « sens de soi-et-de-l’autre » [Stern,
2005]. Loin d’être une unité substantielle, un substrat privé ou une
pure conscience, le petit d’homme est une unité relationnelle qui
se construit de manière indirecte, via les accordages affectifs, les
attributions mentales et les usages sociaux qui lui permettent mais
aussi l’obligent à situer son point de vue parmi d’autres [Mead,
1967 (1934) ; Rochat, 2003]. Du point de vue ontogénétique, c’est
donc au commencement du sujet qu’est la relation car, comme le
dit Philippe Rochat [2003], le sens de soi n’est pas « égologique »
mais « écologique » : il repose sur le sens de sa place dans le monde
physique et social. Ce sens de soi est phénoménologique puisqu’il
repose sur les informations proprioceptives et kinesthésiques ainsi
que sur les affects et les représentations que suscite le partage
intersubjectif des expériences avec autrui. Mais le sens de soi
est aussi sémantique, le soi devenant suffisamment décentré et
conceptualisé pour pouvoir se situer parmi d’autres soi, semblables
ou au contraire dissemblables en fonction de leur apparence, de
leur statut ou de leur groupe d’appartenance [Kaufmann, 2013].
Quant au sens de soi moral, il est tout aussi relationnel : après
112 Au commencement était la relation… Mais après ?

avoir conquis la symétrie sémantique qui permet non seulement


d’appréhender soi-même comme un autre mais l’autre comme
se concevant lui-même comme un soi, l’individu doit réinstaurer
l’asymétrie pragmatique qui lui permet de parler et d’agir « en-tant-
que-je ». Une telle asymétrie est un des ressorts clés du processus
de subjectivation : elle manifeste le positionnement de soi en tant
que sujet responsable et raisonnable, apte en tant que tel à rendre
compte de ses actes à la première personne [Ricœur, 19906].
Enfin, la déclinaison descriptive de la proposition « au
commencement était la relation » peut se comprendre sous un
mode socio-logique qui est d’ailleurs parfaitement compatible avec
ses contreparties phylogénétique et ontogénétique. La description
socio-logique, que nous allons favoriser dans les pages qui suivent,
porte sur le fonctionnement des relations internes qui sont au
principe d’une véritable ontologie relationnelle du monde social.

Pour une socio-logie des relations internes

Comme l’exemplifie le parcours de Robinson, il existe deux


grandes manières, l’une structurale, l’autre intersubjective, de
concevoir les relations internes, la modification des identités qu’elles
impliquent et le rôle qu’elles remplissent dans le monde social.
Les relations internes de complémentarité statutaire que souligne,
notamment, le holisme structural de Vincent Descombes consistent
en un système relatif de positions ou de places interdépendantes.
Ainsi, bien que Monsieur Martin soit indépendant de l’existence de
sa femme en tant qu’unité d’être biologique, il est, en tant qu’époux,
le terme relatif et non pas absolu d’un système relationnel qui lui
assigne une valeur de position. Si l’on suit Descombes, la relation
sociale se caractérise ainsi par une normativité interne ; elle confère
aux individus le rôle de « particuliers » ou d’« attributaires », au
sens juridique du terme : ils sont les « parties » constitutives d’une
totalité structurale qui leur impute les droits et les obligations liés
à leurs statuts, par exemple celui de « conjoint ». La normativité
interne à ce type de relations sociales est pour ainsi dire verticale
et « top-down » : elle relève d’un principe de niveau supérieur,
celui de la règle impersonnelle de l’institution du mariage, qui

6. Ces points sous-tendent les arguments de Paul Ricœur [1990].


La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 113

distribue des statuts complémentaires aux deux termes de niveau


inférieur qu’elle constitue et définit (époux et épouse). En d’autres
termes, la normativité interne de la relation sociale repose ici sur
un ordonnancement impersonnel, celui, hiérarchique, qui impose
des conditions préalables « quant au type des occupants légitimes
des différentes places prévues » [Descombes, 1996, p. 171].
Un tel ordonnancement structural confère une priorité logique
et ontologique aux relations, puis aux actions – « d’abord les
relations (pour définir les parts de chacun au sein d’un ordre),
ensuite les actions et les passions, enfin les personnes travaillant
à s’individualiser par leurs appropriations » [Descombes, 1991,
p. 576]. C’est dire si la relation sociale sur laquelle insiste le holisme
structural n’est en rien une relation intersubjective entre des sujets
de pensée, d’action et de parole. C’est une relation tout à la fois
conceptuelle et juridique entre des rôles complémentaires (mari-
femme, acheteur-vendeur, etc.).
Aussi essentielle soit-elle, une telle conception structurale de la
relation sociale a deux conséquences pour le moins problématiques.
D’une part, le pouvoir dont elle est la dépositaire est un pouvoir
d’assignation qui réduit les personnes à des particuliers et substitue à
leurs propriétés intrinsèques les propriétés formelles de l’institution
dont elles sont les « suppôts » [Kaufmann et Quéré, 2001]. D’autre
part, le pouvoir propre de la relation sociale est de reproduire les
institutions préétablies ainsi que les droits et les obligations qui
meublent « l’esprit objectif » d’une société donnée. Contrastant
avec cette réduction quelque peu exsangue du sujet à « un agent
dont l’action trouve dans l’institution son modèle et sa règle »
[Descombes, 1996, p. 307], d’autres approches tentent de doter la
relation d’un pouvoir génératif, d’une force proprement instituante.
Loin de se réduire au rôle de reproduction ou d’instanciation
des règles internes mais hétéronomes qui régissent les totalités
structurales, les relations sociales ont le pouvoir de produire des
droits et des obligations de leur propre chef.
Par-delà leurs différences, c’est bien la quête du pouvoir
instituant des relations sociales et des sujets qui les animent et les
produisent qui sous-tend les théories de l’interaction (Goffman),
de l’action (Garfinkel), de la reconnaissance (Hegel, Honneth) et
de la communication (Habermas, Jacques). Ces différentes théories
soulignent, chacune à leur manière, la dynamique de subjectivation
114 Au commencement était la relation… Mais après ?

qui permet aux individus de se produire comme des sujets de pensée


et d’action et la dynamique d’objectivation qui permet à ces sujets
de produire de manière concertée un univers sémantique, pratique
et axiologique commun. Cette dynamique relationnelle, doublement
constituante, est fort bien synthétisée dans les réflexions de Norbert
Elias [1981] sur les configurations pronominales et les types de
regroupement social qui leur sont corrélatifs. L’alliance constitutive
entre un Je et un Tu permet à l’individu de dépasser son monde
phénoménal, qui se décline par définition à la première personne
(Je), pour s’ajuster au point de vue d’autrui (Tu) et constituer une
communauté d’attention et de sens (Nous) vis-à-vis d’un coréférent
extérieur commun (Il)7. Sous cet angle, comme nombre d’auteurs
l’ont souligné, de Mead à Habermas en passant par Simmel, la relation
sociale implique un processus de socialisation et d’individuation
réciproque : elle permet aux individus de s’autoconstituer comme
un agent collectif en référence à un tiers, que ce soit un projet, un
objet, une tierce personne ou une norme, mais aussi de contraster
potentiellement leurs expériences subjectives vis-à-vis de ce même
référent. Le pouvoir génératif ou performatif de la relation sociale
ne s’arrête pas, toutefois, à ce procès de subjectivation individuelle
et collective. Comme le dit Georg Simmel [1999 (1908)], la relation
permet également de constituer des réalités nouvelles car elle se
concrétise en un « corps » qui désormais s’en distingue, que ce soit
à l’échelle restreinte d’un groupe familial (le prénom d’un enfant,
les valeurs éducatives, etc.) ou à l’échelle élargie d’une communauté
nationale (par exemple, l’opinion publique, la nation).
Dans les grandes lignes, les théories qui tiennent à mettre en
évidence le pouvoir instituant de la relation sociale s’accordent sur
la dynamique relationnelle qui permet et oblige tout à la fois les
individus, via une série de médiations qui comprend nécessairement
le regard d’autrui, à prendre la position de sujet, à endosser un point
de vue en Nous et à mettre en commun le sens et la référence. La
normativité interne à la relation sociale que ces différentes théories
dépeignent n’est pas hétérodéterminée et verticale, comme dans
le cas des relations structurales propres aux institutions du sens
dont parle Descombes ; elle est autodéterminée et horizontale

7. Une telle configuration est extrêmement bien décrite par Francis Jacques
[1979], qui propose une version dialogique de la relation sociale.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 115

puisqu’elle est inhérente à l’ajustement réciproque et au détour par


le point de vue d’autrui qu’exige toute situation d’interaction et de
communication. Ces théories divergent, en revanche, sur le degré
d’idéalité morale et la puissance de subjectivation qu’elles confient à
la relation sociale paradigmatique à leur principe. Ainsi, les théories
de l’intersubjectivité définissent les relations comme le lieu de la
rencontre entre des sujets au sens fort du terme et donc comme la
source d’une éthique, sinon d’une politique, du décentrement et du
respect mutuels. En revanche, pour les théories interactionnelles, la
relation est le lieu des contraintes rituelles, des attentes normatives
et des ajustements situés qui rendent possible la constitution d’un
monde commun et désamorcent l’imprévisibilité, voire les menaces
potentielles qu’engendre la coprésence des corps.

Lorsqu’elle se décline sous le mode descriptif d’une socio-logie,


la proposition « au commencement était la relation » oscille ainsi
entre les deux grands types de relations internes que nous venons
brièvement d’esquisser. On l’a vu, la logique de reproduction
sociale qui régit les règles des relations structurales se distingue
nettement de la logique de production sociale, voire morale, des
relations interpersonnelles. Dans leurs versions extrêmes, ces
deux types de relations paraissent même aux antipodes l’un de
l’autre. En effet, dans leur déclinaison idéalisée, les relations
intersubjectives se présentent bien souvent comme « molles »
et sans structure prédéfinie. Si l’on suit Cyril Lemieux [2009],
par exemple, les relations intersubjectives d’amour et d’amitié
reposent uniquement sur des « attractions » « qui se suffisent à
elles-mêmes » ; lieu par excellence de l’engagement spontané et
désintéressé, elles ne connaissent que « la grâce » et ignorent « le
devoir », synonyme de « perte d’innocence ». À l’opposé de ces
relations intersubjectives « sans devoir » entre des sujets libres
et orientés vers autrui, les relations structurales tendent, elles, à
enfermer les suppôts abstraits qu’elles relient dans un ordre de
sens désincarné qui échappe à la volonté et à l’action des sujets
individuels. Face à ces relations structurales sans sujets et ces
relations intersubjectives sans structure, il n’est pas étonnant que les
travaux de Marcel Mauss sur les échanges et le don aient à ce point
retenu l’attention des sociologues de la relation : tout en insistant
sur le pouvoir instituant de la relation sociale, Mauss ne néglige
116 Au commencement était la relation… Mais après ?

pas sa dimension structurale. C’est sur cette vision médiane de la


relation que nous allons maintenant nous attarder.

L’échange : une voie médiane

La règle de réciprocité

Plutôt que d’osciller entre une définition du social comme collectif


anonyme toujours déjà institué ou comme partage intersubjectif des
expériences et des attentions mutuelles, les relations d’échange
dépeintes par Mauss intègrent tout à la fois l’un et l’autre. Elles sont
simultanément sociales et morales, structurelles et intersubjectives,
contraintes et libres, matérielles et idéelles. Surtout, les relations
d’échange que décrit Mauss manifestent l’essence même d’une
socio-logie de la relation : la réciprocité, au sens d’une chaîne
d’actions et de réactions régie par des attentes mutuelles et des
projections de réponse.
La clause de réciprocité qui caractérise l’échange maussien se
retrouve, chacune avec ses travers, dans les modèles structuraliste
et intersubjectiviste. Ainsi, pour Descombes [1996, p. 257], il
n’y a pas de don sans une règle du don qui définisse de manière
intrinsèque les positions nécessaires à son accomplissement : l’objet
échangé, le donateur et le donataire. Mais, comme le rappelle
très justement Alban Bouvier [2014], la règle du don décrite par
Descombes est une contrainte de nature conceptuelle, logique ou
encore définitionnelle ; elle n’est pas encore une contrainte de type
moral, social ou juridique car elle n’indique pas qui est soumis à
cette pratique, qui doit donner à qui et qu’est-ce qui doit être donné.
Lorsque j’accepte un cadeau, dit Bouvier, il y a effectivement un
don, un donateur et un donataire mais, si je l’accepte, ce n’est pas en
raison d’une contrainte conceptuelle mais d’une obligation sociale.
Or c’est précisément la force de l’obligation sociale ou plutôt des
obligations sociales puisqu’il s’agit de la triple obligation de donner,
de recevoir et de rendre qui préoccupe Mauss. Comment expliquer,
dit-il, la « force du lien » qui oblige ? Si la description structurale
ne peut guère répondre à cette question, il en est de même pour la
description intersubjectiviste du don comme attention désintéressée
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 117

et inconditionnelle portée à autrui. Une telle description mise sur


l’horizontalité primordiale et l’« expérience de l’être-en-commun »
qui caractérisent, pour des auteurs comme Jean-Luc Nancy [1990],
la communauté au sens minimal de l’« être-avec » d’un Je et d’un
Tu. Et pourtant, une relation dyadique directe et horizontale aussi
minimale entre deux êtres ne suffit pas à « faire société » ; elle ne
suffit même pas, si l’on suit Simmel [1999 (1908)], à maintenir
un Nous car l’interdépendance uniquement personnelle qu’elle
implique n’aboutit pas à une structure « supraindividuelle » qui se
développerait au-delà de l’identité particulière de ses constituants.
En effet, un véritable Nous est nécessairement « triadique » : il
relie les individus qui le composent par l’intermédiaire de leur
rattachement à des « tiers » communs, que ce soit une règle, un
objet, une tierce personne ou simplement la représentation du Nous
qu’ils constituent ou croient constituer [Simmel, 1999 (1908)] ;
Kaufmann, 2010]. Le tiers substitue à la relation immédiate, à la
« ligne droite » qui lie A et B la relation médiate, « la ligne brisée »
qui leur vient de leur rapport commun à C [Simmel, 1991]. Cette
forme indirecte de relation peut rompre la réciprocité immédiate
de l’ajustement intersubjectif des êtres qu’elle relie – si tant est que
celle-ci existe – en les englobant dans une unité plus vaste. Mais
cette forme de relation indirecte peut aussi rapprocher des êtres qui
n’ont pas de contact direct ou qui sont d’emblée séparés par des
« cassures » [Simmel, 1999 (1908)].

De manière tout à fait intéressante, c’est bien cette socio-logique


de la « ligne brisée » que mettent en œuvre les échanges décrits
par Mauss. Dons et contre-dons (talisman, cuivre, nourriture, etc.)
font office de médiations tierces, désamorçant les cassures et les
conflits potentiels, que ce soit entre tribus, clans, confréries, familles
ou personnes, en instaurant entre eux une relation indirecte qui est
par nature pacificatrice. La force de l’échange maussien tient en
effet à l’élargissement spatial et temporel de la réciprocité à des
tiers. Comme le montre bien Marcel Hénaff [2010], la réciprocité
est tout sauf immédiate ou simultanée, notamment dans les dons
cérémoniels ; elle est le plus souvent différée et indirecte, intégrant
sans cesse des groupes et des personnes nouvelles dans un jeu public
et ritualisé d’offres et de réponses, de « défis et de répliques » qui
peut s’échelonner sur plusieurs générations.
118 Au commencement était la relation… Mais après ?

Loin d’être sans devoir, ce jeu d’offres et de réponses, ce « lien


bilatéral et irrévocable » que constitue la réciprocité de l’échange
est réglé : il implique, dit Mauss [2007 (1925)], un « mélange
étroit de droits et de devoirs symétriques et contraires ». C’est
bien parce qu’elle bénéficie de la force tout à la fois possibilisante
et contraignante de la règle que la relation d’échange fait lien. La
relation d’échange est en effet possibilisante. Elle instaure une
morale et une économie de l’échange qui est synonyme, comme le
dit Mauss, d’« alliance et de communion ». Le jeu social ritualisé de
défis et de ripostes que constitue l’échange de dons permet de créer
des alliances, de transformer les ennemis en amis, bref de « stabiliser
les relations, c’est-à-dire de les socialiser » [Hénaff, 2010]. Moyen
indispensable de constituer et de maintenir des coalitions, le don
se manifeste dans l’« attente d’un retour » moins pour décrocher
plus de richesses, de pouvoir ou de prestige que « pour obtenir ce
qu’il signifie » : « l’acceptation ou la confirmation de l’alliance
proposée » [Dzimira, 2006]. La relation d’échange éloigne le spectre
de la rupture relationnelle, ainsi que l’horizon de la guerre et de
la violence physique ou destructrice, en élargissant le cercle des
personnes avec lesquelles il est possible de nouer des échanges
et d’attendre des retours. L’échange de dons et même d’injures
dont parle Mauss répond ainsi au même type de « mécanisme
social » primitif que l’échange « phatique » de « mots vides » dont
parle Bronislaw Malinowski [1923]. L’échange de « mots sans
signification », dit Malinowski, permet de rompre avec la « tension
étrange et déplaisante du silence », de « rassurer l’étranger » de nos
intentions bienveillantes, d’établir « une forme de camaraderie »,
bref de créer du lien social. Tout comme les mots de Malinowski, les
dons de Mauss ont donc une fonction performative ou « phatique » :
ils instaurent une alliance, symbolisent une relation et attestent
publiquement du lien établi entre des personnes ou des groupes.
Mais la relation d’échange bénéficie également d’une force
contraignante : elle permet au donateur d’imposer au donataire, par
le seul fait de son don, une alternative à laquelle il ne peut échapper :
répondre, ou bien alors s’abstenir et enfreindre la règle de l’échange
au point de s’exclure lui-même de la communauté – l’homme qui n’a
pu rendre un potlatch, dit Mauss, « perd son rang » et risque même
de perdre celui d’homme libre. La relation d’échange enferme les
groupes et les personnes qu’elle relie dans une alternative à laquelle
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 119

ils ne peuvent échapper : faire ce qu’ils doivent faire, c’est-à-dire


agir de manière appropriée et pertinente, ou bien alors commettre
une faute qui risque de leur être socialement fatale. La relation
d’échange a ainsi le pouvoir exorbitant d’enfermer ou d’enchaîner
ceux qui y participent dans un jeu dont ils ne peuvent sortir sans
risque. Sous ces auspices polémologiques, les jeux d’échange sont
bien, comme le dit Alain Caillé [2010], des « guerres par le don »
qui déploient un véritable champ de bataille symbolique dans lequel
chacun mesure la force de l’adversaire et tente de marquer des
coups. « Être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort
et le plus riche, voilà ce qu’on cherche et comment on l’obtient »,
dit Mauss. C’est dire s’il ne faut pas confondre réciprocité et
symétrie ; en effet, la dépendance réciproque qui relie le maître et
l’élève, l’expert et le profane ou le donateur et le donataire n’exclut
pas l’asymétrie des capacités, l’inégalité des contributions et les
rapports de distinction [Corroyer, 2016].
La double dimension possibilisante et contraignante de l’échange
montre bien que la « force du lien » qu’elle instaure n’est pas d’ordre
moral ou légal. Comme le souligne Hénaff [2010], l’obligation que
le don instaure est du même ordre que celui d’un jeu auquel l’on veut
et l’on doit jouer : quand l’on reçoit la balle dans un jeu de balles,
dit Hénaff, on ne la renvoie pas « parce qu’il serait moral de le faire,
ou illégal de ne pas le faire mais, tout simplement, pour rester dans
le jeu ». Autrement dit, la normativité interne propre à ce jeu social
essentiel qu’est l’échange est plus de l’ordre d’un « doit logique »
(must) que d’un « devoir être » moral (ought to) : elle est constitutive
de la chaîne d’actions et de réactions qui rendent certaines réponses
socialement appropriées ou inappropriées [Kaufmann, 2012]. Or, ce
qui rend ces réponses appropriées ou non, dans le jeu de l’échange,
est la position sociale et le groupe d’appartenance des individus ou
des groupes impliqués. Dans quel sens un jeu aussi social peut-il,
dès lors, devenir exclusivement moral ? C’est cette question qui
va maintenant nous intéresser.

La normativité interne de la relation d’échange

Si l’échange maussien a attiré, à juste titre, l’attention des


sociologues de la relation, c’est parce qu’il pose les jalons de
l’armature définitionnelle de ce qu’« être en relation veut dire ».
120 Au commencement était la relation… Mais après ?

En effet, « donner, recevoir et rendre » caractérise toutes les relations


sociales lorsqu’elles sont appréhendées, précisément, sous leur
angle relationnel. La félicité d’une relation sociale, lorsqu’elle est
une relation et non un rapport de pure utilité ou de pure violence,
est toujours conditionnelle : elle escompte une réaction, anticipe
une réponse appropriée, bref elle présuppose un répondant qui est
tout à la fois « libre et obligé », dirait Mauss, de s’exécuter. Une
telle condition de félicité sous-tend toutes les relations sociales qui
peuvent être décrites comme des relations d’échange, à savoir les
relations de don et contre-don, bien sûr, mais aussi les relations
de subordination-domination, les rapports d’antagonisme et de
coopération ou même les relations en groupe et hors groupe 8.
Toutes ces formes d’interactions réciproques dans lesquelles les
individus s’associent et interagissent les uns avec les autres sont
récurrentes et universelles : elles se retrouvent aussi bien, comme
le dit Georges Simmel [1999], dans une « bande maffieuse que dans
une communauté religieuse ».
Que fait la relation sociale dans ce sens générique, simmélien
ou maussien, du terme ? Elle domestique la violence potentielle des
individus ou des collectifs à l’égard des personnes ou des groupes
étrangers, inconnus ou simplement trop distants en les réinscrivant
dans les circuits réglés de l’échange. Un tel processus rompt avec
la « ligne droite » des interactions réciproques et leur violence
potentielle en instaurant la « ligne brisée » des rapports de place
induits par les échanges. L’instauration de cette relation indirecte, qui
relie et sépare tout à la fois les partenaires de l’échange, effectue un
travail de médiation, de confinement et de contenance. En d’autres
termes, la relation d’échange régule la proximité et la distance entre
les êtres individuels et collectifs de manière à empêcher sa propre
disparition. Car trop de distance spatiale ou sociale est synonyme
au mieux de cécité émotionnelle et de torpeur morale, au pire de
violence et d’hostilité. À l’inverse, trop de proximité efface les
pôles de la relation et les englue dans une communauté fusionnelle

8. C’est bien sur ce point qu’insiste, d’une différente manière, David Graeber
[2010] lorsqu’il fait du don une notion composite, régulée par différents ordres
normatifs et animée par différentes logiques de circulation des biens, y compris
hiérarchisées.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 121

qui tourne en rond et ne laisse pas de place à des différences ou


du différend.
C’est dire si l’échange maussien a une portée indissociablement
sociale et morale : une portée morale car il indique la manière
dont les êtres individuels et collectifs devraient agir les uns envers
les autres ; et une portée sociale car il régule la distance spatiale,
affective ou symbolique qui lie et sépare ces êtres dans un seul
et même tissu relationnel. Comme le suggère de manière aussi
originale que convaincante, dans un cadre non maussien, Michel
Meyer [2013], la morale pratique qui gouverne les activités
ordinaires règle la distance ou la proximité entre les êtres : pour
une distance donnée, chacun sait ce qu’il est bien ou mal de faire
à autrui. La morale ordinaire de l’échange s’accompagne donc
d’une forme de réalisme social : loin d’être régie par des principes
abstraits et impersonnels, l’évaluation morale du contenu d’un
acte et de ses conséquences bénéfiques ou maléfiques (le quoi ?)
passe par l’évaluation sociale de l’agent et du patient que ce même
acte implique (le qui ?) [Kaufmann, 2016]. Sous les auspices d’un
tel réalisme social, la normativité interne des relations sociales
paraît fort peu morale, au sens absolu d’une évaluation a priori des
conduites intrinsèquement bonnes ou mauvaises, justes ou injustes,
prosociales ou antisociales. Elle se contente d’indiquer qui a des
obligations vis-à-vis de qui, qui a le droit d’imposer des obligations
sur qui, qui a le droit de réclamer des droits sur quel type de biens
et quelles sont les mesures de rétorsion appropriées aux violations
de tel ou tel type d’obligation.

L’éveil du sens moral

Si la logique déontique de l’échange est par définition hybride,


mêlant orientations morales et affiliations sociales, dans quel
sens peut-elle être exclusivement morale et répondre, comme le
dit Chanial [2007], à la quête normative d’un « contre-Hobbes
sociologique » qui trouverait, au cœur des relations humaines, les
ressorts d’une morale intrinsèque ? La réponse dépend bien entendu
du sens de « moral ». On le sait, pour Durkheim [1934 (1902-1903)],
les faits moraux renvoient à des systèmes de commandements
qui impliquent une forme de dévotion et d’attachement à l’égard
de l’autorité collective qui s’en porte garante. La force de cet
122 Au commencement était la relation… Mais après ?

attachement, si l’on suit Durkheim, est la marque distinctive


des faits moraux : phénoménologiquement parlant, les normes
morales se présentent comme des biens supérieurs, des principes
transcendants et irrépressibles. C’est donc l’engagement majeur et
intransigeant vis-à-vis de certains préceptes, ainsi que l’intensité
des affects que suscite leur transgression, qui caractérisent ce que
nous appellerons la posture morale.
Cette définition durkheimienne, si elle est descriptivement
ajustée, est pour le moins problématique du point de vue normatif.
La morale n’est plus que le résultat éminemment relatif et relativiste
d’un processus social et politique endogène qui conduit les membres
d’une communauté à compter certaines règles sociales comme
morales, c’est-à-dire comme sacrées et inviolables. Dans la mesure
où elle repose sur la supériorité du collectif et la transcendance de
la société, la morale durkheimienne est entièrement à la merci du
diktat des autorités qui s’en font les représentants. Or les autorités
en question ont une fâcheuse tendance à moraliser des conventions
arbitraires et parfois injustes et, inversement, à conventionnaliser
la morale en considérant que, dans tel ou tel contexte particulier,
attenter à l’intégrité psychique ou physique d’autrui est moralement
acceptable voire désirable9.
De quelle autre manière, moins problématique, est-il possible
de caractériser la morale ? Une des caractérisations alternatives
de la morale est esquissée par Durkheim lui-même, bien que ce
soit sa définition formelle de la morale comme pure déférence à
l’autorité qui a généralement été retenue par ses commentateurs
[voir, par exemple, Hookway, 2015]. En effet, Durkheim propose
bien un contenu à la morale : c’est celui des « intérêts généraux
de l’humanité », « l’homme moralement complet » étant celui qui
parvient à se « hisser à la hauteur du genre humain, même si ce
dernier est une abstraction » [Durkheim, 1934, p. 56-57]. C’est
une telle conception que l’on retrouve potentiellement chez Mauss
quand la relation indissociablement sociale et morale de l’échange

9. Ainsi, pour Durkheim, force est de constater que des maximes telles que « tu
ne tueras pas » n’ont en elles aucune vertu magique qui les imposerait au respect ; ce
qui fait leur efficacité est l’autorité qui les cautionne et les soutient et c’est bien pour
cela, dit-il, que « tuer est un crime en période de paix et non en période de guerre »
ou que « le Christ et Socrate furent des êtres immoraux pour la plupart de leurs
concitoyens » [Durkheim, 1924].
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 123

s’élève et revêt la forme supérieure d’une morale du don. Quand


l’échange prend l’« ascenseur moral », le mode de réciprocité
qu’il implique n’est plus celui d’une logique des appartenances
et des coalitions mais celui d’une logique du renoncement à son
quant-à-soi. La réciprocité de l’échange devient morale, autrement
dit, quand elle étend à n’importe qui le potentiel de confiance et
de reconnaissance mutuelle qu’elle contient en puissance. Pour
étendre ainsi indéfiniment les frontières de la réciprocité, la relation
d’échange doit perdre l’aspect cérémoniel qui l’indexe à des êtres
socialement situés et devenir un don gracieux, unilatéral ou solidaire,
mû par la seule compassion envers un semblable10. Bien que la
relation d’échange soit tout à la fois sociale et morale, intéressée
et désintéressée, elle peut donner lieu à une morale substantielle et
transsituationnelle lorsqu’elle n’est plus motivée par des structures
d’autorité et des prescriptions communautaires. Pour échapper aux
rapports d’allégeance et d’affiliation, la relation d’échange doit
donc subir un travail d’abstraction qui l’arrache de son milieu social
d’origine et dissocie le lien entre appartenance sociale et obligation
morale. Ce n’est que par ce travail de décrochage que la normativité
interne de la relation d’échange peut devenir une véritable morale
normative qui permette, comme le dit Mauss, de « diriger notre
idéal » et de « déterminer le principe de notre vie ».

Conclusion
S’abstraire des relations sociales : une conquête morale ?

Saisir la proposition « au commencement était la relation »


sous sa déclinaison descriptive et « socio-logique » – et non pas
ontogénétique ou phylogénétique – nous a permis de montrer que
les relations d’échange que Mauss consacre comme « un des rocs
humains » de nos sociétés ne s’épuisent pas dans les deux grands
types de relations internes que Robinson va progressivement
redécouvrir11. Les relations d’échange ne s’épuisent ni dans la ligne

10. Pour la distinction entre don cérémoniel, solidaire ou unilatéral, voir Hénaff
[2010].
11. Si cette sociomorale de l’échange est universelle, elle est sans doute également
naturelle. En effet, pour le sociologue qui va faire un tour dans la nature, suivant en
124 Au commencement était la relation… Mais après ?

directe qui caractérise la dyade éphémère de l’intersubjectivité pure,


ni dans la relation structurale entre des statuts complémentaires –
même si, d’une certaine manière, elles les englobent et les impliquent.
Si les relations d’échange produisent « plus de société », pour
reprendre l’expression de Simmel, c’est qu’elles instaurent la « ligne
brisée » de la réciprocité, à la fois possibilisante et contraignante,
entre des individus et/ou des collectifs, éloignant ainsi le spectre
de la pure instrumentalisation ou violence mutuelles. Une telle
réciprocité n’est pas synonyme d’égalité ou de symétrie, et encore
moins d’innocence : elle met en jeu des logiques de différenciation,
horizontales ou verticales, et des phénoménologies troubles, mêlées
de ressentiment, de colère, de honte et de jalousie. Surtout, une
telle réciprocité reste socialement indexée : c’est la proximité ou
la distance sociale qui rend tel groupe ou telle personne digne
d’entrer dans le cycle des échanges et des garanties symboliques
qu’ils procurent.
Ce n’est qu’après avoir adopté, comme le fait Mauss, une
approche descriptive des relations d’échange et des orientations
normatives effectives qui les sous-tendent que l’on peut adopter
une approche normative qui porte sur ce qui devrait idéalement
orienter la vie des êtres humains. Extraire cet idéal normatif des
logiques d’affiliation, de prestige et de hiérarchie qui régissent la
morale ordinaire implique un travail de reconstruction analytique
qui disjoigne « devoir-faire » moral et « savoir-faire » social.
Seule une telle abstraction permet de transformer la question que
soulèvent la morale pratique et in situ des agents sociaux – « que
dois-je faire dans cette relation ? » – en une question exclusivement
morale qui vise à répondre, dans l’absolu, à la question « que dois-je
faire ? ». Pour une sociologie de la relation, notre conclusion est donc
paradoxale : pour être vraiment morale, la morale naturellement
relationnelle des êtres sociaux doit devenir arelationnelle. Elle doit
délaisser les critères restreints et sélectifs du positionnement et de
l’appartenance sociale, potentiellement grégaires ou exclusifs, pour
constituer un domaine normatif autonome qui serait valide pour
quiconque. Une telle morale arelationnelle est le seul moyen de
développer une éthique et une politique du semblable à même de

cela l’encouragement naturaliste de Bernard Conein [2001], ce sont bien les formes
élémentaires d’interaction réciproque qui semblent ontologiquement premières.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 125

lutter contre les critères sélectifs de la proximité et de la distance


sociale qui rendent tel ou tel être (in) digne d’entrer dans le cercle
de la réciprocité. En élargissant « ce que semblable veut dire » à
une communauté universelle et indéfiniment inclusive, la morale
prend congé d’un social « trop » relationnel qui risque de la miner
de l’intérieur en suspendant de manière irrévocable la valeur des
êtres à leur condition sociale. Si « au commencement du social est
la relation », au commencement de la morale est donc l’absence
de relation. Une telle morale, qui est par définition une « morale
par imagination », n’identifie plus les personnes en fonction de
leur position dans une architecture relationnelle. Délaissant toute
forme de réalisme social et par là même toutes relations internes,
la morale les identifie uniquement par un attribut catégoriel, une
propriété commune : celle d’être humain. Une telle morale par
imagination tisse entre les êtres une relation externe de mise en
équivalence de type « ensembliste » : tout comme l’ensemble
des choses blanches est formé grâce à la propriété qu’elles ont en
commun, en l’occurrence la blancheur, les personnes sont reliées
par la propriété d’être humain. À une différence près, cependant,
et qui n’est pas des moindres : à la différence de la blancheur, la
propriété d’être humain n’est pas une propriété contingente et a
posteriori ; elle est nécessaire et a priori.
Bien entendu, c’est uniquement à l’échelle de l’humanité qu’une
telle mise en équivalence catégorielle représente une conquête
morale. Le travail d’élévation catégorielle et le raisonnement
« ensembliste » ne peuvent s’arrêter à mi-chemin sans indûment
rétrécir les frontières de la communauté morale : une communauté
qui perd, du coup, ses qualités « purement » morales. C’est
bien une telle socialité, qui est aussi une forme d’immoralité,
qui caractérise le « patriotisme centrifuge », pour reprendre
l’expression de Durkheim [1934], des ensembles nationaux.
Restreindre l’ensemble de l’humanité à des ensembles nationaux
revient à réinstaurer une relation d’appartenance exclusive, à
retisser les frontières entre un Nous digne de notre attention
morale et des Eux dont le sort, au mieux, nous indiffère. Sous ces
auspices restrictifs, le raisonnement ensembliste ne signifie pas le
commencement de la morale mais sa disparition. Normativement
parlant, le seul ensemble arelationnel qui est digne d’une posture
morale est donc celui que constitue l’« homme en général » : cet
126 Au commencement était la relation… Mais après ?

« être de raison » que les facultés d’abstraction et l’« esprit de


géométrie » des démocrates ont inventé en 1789 et dont nous
sommes bon an, mal an, les héritiers12.

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12. C’est contre l’« esprit de géométrie » des démocrates, qui font miroiter des
illusions aussi abstraites que l’homme en général, la nature, la justice ou la liberté,
que s’érigeaient des contre-révolutionnaires comme Bonald. « L’homme en général
n’existe pas, seuls existent des hommes concrets », disait également de Maistre. Pour
une présentation de la pensée contre-révolutionnaire, voir Boffa [1992].
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 127

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Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ?
Vincent Descombes et les leçons du don

Francesco Callegaro

Lorsqu’on réfléchit au social, en s’avançant dans ce champ qu’a


ouvert une longue tradition philosophique, réinvestie et subvertie
par les sciences sociales, on se retrouve à coup sûr renvoyé au
problème central et fort énigmatique des relations. Quelle que soit
la sphère d’action prise en considération, quel que soit le domaine
privilégié, quel que soit le niveau d’analyse adopté, il est en effet
toujours question, dans notre vie active, d’un lien de dépendance et
d’association aux autres où est censée s’éprouver la nature sociale de
l’homme. Sans vouloir abuser du recours rhétorique à une supposée
évidence phénoménologique, il y a là un socle expérientiel solide
où doivent toujours s’ancrer les théories sociales les plus élaborées,
y compris celles qui cherchent à dépasser les frontières rigides
entre société et nature. Avant même que la réflexion ne se saisisse
de concepts tels que « société » ou « social », pour les articuler
aux fins de l’enquête, nous savons donc déjà qu’on y rencontrera
des relations.
De ces théories, on s’attend alors qu’elles nous disent plus
précisément de quelles relations il s’agit, en allant au-delà de ce
que le sens commun nous laisse entrevoir de leur spécificité. On
voit du coup ce qu’il peut y avoir d’insatisfaisant dans le fait de
déclarer, comme s’il s’agissait d’une découverte théorique majeure,
que le social est relationnel. Ce type d’affirmations se rencontre
souvent dans la littérature scientifique, aussi bien en anthropologie
130 Au commencement était la relation… Mais après ?

[Lévi-Strauss, 2012 (1950)] qu’en sociologie [Bourdieu, 1994]. Or


ces formulations sont forcément incomplètes. C’est que le monde,
si l’on s’accorde à désigner par ce terme la totalité plus ou moins
bien agencée d’objets et d’agents, d’événements et d’actions, est
peuplé de relations qui, à l’évidence, n’ont rien de spécifiquement
social. On ne peut par conséquent pas se contenter d’affirmer que
la vie sociale se caractérise par sa nature relationnelle, quand bien
même on y rajouterait une référence supplémentaire au caractère
systématique et réciproque de ces connexions.
Lorsque les sciences naturelles découpent la nature du monde,
ce sont des systèmes de relations (causales, fonctionnelles,
etc.) qu’elles dégagent, et elles sont bien dans certains cas
systématiques et réciproques. Aussi, ceux qui se sont employés,
dans ces dernières années, à dépasser la frontière entre nature et
société, en soulignant la présence diffuse d’un côté et de l’autre
d’une multitude d’agencements pris dans des boucles d’actions et
réactions, remarquent aujourd’hui qu’il nous faut encore penser la
différence de principe entre ces innombrables associations d’actants,
humains et non-humains, et la forme de lien dont seuls les humains
semblent capables : celle qui fait d’une multitude d’agents une
« société » [Latour, 2015, p. 193 et suiv.]. Il reste donc à distinguer,
sur le fond d’une appartenance commune des humains au monde,
ce système spécifique de relations qu’est censé être le social.
La tâche analytique, où se mesure la contribution distinctive
d’une théorie sociale, consiste ainsi à spécifier le sous-ensemble
de relations entre les hommes qui caractérisent en propre le social
dans sa différence de principe avec la nature, entendue comme
le corrélat objectif des descriptions et explications fournies par
les sciences naturelles (physique, biologie, géologie, etc.). On ne
conçoit pas de science sociale, aussi subversive qu’elle entende être
des découpages ordinaires entre société et nature, qui se soustrairait
à cette entreprise de démarcation, dont on a n’a pas du mal à
reconnaître qu’elle a quelque chose d’inévitablement philosophique.
On peut alors procéder de deux manières. La première voie
consisterait à se situer dans le sillage des sciences sociales et à
prendre appui sur ce qu’elles nous apportent depuis presque deux
siècles pour chercher à expliquer ce qu’il y a de social dans les
relations sociales. L’élucidation conceptuelle du sens du social est
en effet au fondement même de l’œuvre des grands sociologues de
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 131

la période classique – le premier chapitre des Règles de la méthode


de Durkheim ou l’ouverture d’Économie et société de Weber en
portent témoignage – et ne cesse depuis de l’être, puisqu’elle est
constitutive de toute démarche proprement sociologique [Pour une
illustration récente, voir Lemieux, 2009].
Il ne faut pourtant pas se tromper sur la signification qu’une
telle entreprise de démarcation acquiert lorsqu’elle est mise en
œuvre dans les sciences sociales. Les rares philosophes qui se sont
mesurés aux acquisitions théoriques de ces sciences se sont en
effet souvent bornés à discuter les parties les plus philosophiques
des œuvres sociologiques, comme si l’on pouvait comprendre les
concepts forgés par les sociologues abstraction faite des enquêtes
où ils ont été mis à l’épreuve [Pour un exemple, voir Adorno, 2011].
Une démarche plus fidèle au caractère malgré tout empirique des
sciences sociales supposerait d’entrer plus résolument dans le cercle
évolutif entre théorie et expérience, pour extraire la détermination
du sens du social des enquêtes elles-mêmes [voir Karsenti, 2013].
À se focaliser ainsi sur la détermination sociologique du sens du
social, on risque pourtant de donner pour sûre une compréhension
préalable et non examinée de ce que recouvre le terme même
de « relation », et de ne pas mesurer, ce faisant, l’inflexion que
subit ce concept d’origine métaphysique lorsqu’il s’applique à
la vie sociale. Il y a donc une deuxième manière de procéder, en
philosophie, si l’on cherche à comprendre la nature des relations qui
constituent le social. Elle consiste à se demander non pas ce qui fait
que les relations sociales sont sociales mais ce qui fait qu’elles sont
relationnelles. Sans doute, cette deuxième voie, en raison même
de la généralité de la catégorie prise à objet, ne saurait à elle seule
suffire et l’on verra qu’au bout du chemin le retour à la première
s’impose. Une réflexion théorique sur la nature des relations n’en
est pas moins une étape préliminaire indispensable, si l’on veut
résister à l’usage indiscriminé et par là-même confus de ce concept.
Pour conduire cette réflexion, je m’appuierai dans ce qui suit
sur les analyses proposées par Vincent Descombes dans un ouvrage
désormais classique, Les Institutions du sens, où ce dernier a
développé une perspective philosophique, le « holisme structural »,
dont on peut estimer qu’elle vise à prouver le bien-fondé du principe
posé par Émile Durkheim au fondement de toute orientation
proprement sociologique : le tout est autre chose que la somme
132 Au commencement était la relation… Mais après ?

des parties. C’est en effet à travers une incursion philosophique


dans la logique des relations que Descombes parvient à montrer la
signification de ce principe sociologique, avant de prendre appui sur
une série de distinctions conceptuelles pour clarifier la controverse
scientifique entre Mauss et Lévi-Strauss au sujet du don, où s’est
décidé le destin de l’École française de sociologie.
En revenant sur les deux temps qui scandent son analyse, on
verra qu’à terme c’est une conversion sociologique de la philosophie
qu’opère Descombes, l’élucidation de la catégorie de relation, jadis
confinée dans l’espace fermé de la métaphysique, s’ouvrant au
travail d’enquête des sciences sociales en vue d’une coopération
disciplinaire qui devrait permettre, une fois bien conduite, d’atteindre
une meilleure intelligence du social [voir Lemieux, 2012].

Relations externes et relations internes

La question des relations est depuis toujours un chapitre


fondamental de toute réflexion logico-métaphysique. En ce sens,
on trouve des analyses de cette catégorie tout au long de la tradition
philosophique, depuis la philosophie grecque jusqu’à la philosophie
moderne, en passant par la philosophie médiévale. Tout en valorisant
cet héritage, et sans méconnaître ce que la prise en compte de cette
histoire faite de disputes nous permet d’appréhender des impasses
récurrentes de la pensée, Descombes choisit de se placer avant tout
dans une perspective méthodologique et théorique déterminée, celle
de la philosophie analytique contemporaine. C’est à cette philosophie,
qui privilégie l’analyse logique des énoncés pour résoudre les
embarras conceptuels qui paralysent la pensée, qu’il demande la
distinction la plus générale qu’on puisse introduire dans le champ des
relations. L’entrée dans une réflexion philosophique sur le social se
fait ainsi à travers la distinction entre relations externes et relations
internes [voir aussi Winch, 2009].
Une relation externe se définit par le fait que sa réalité dépend de
celle des termes reliés, qu’elle n’affecte pas, puisqu’elle s’y fonde.
Pour cette raison, le critère d’une relation externe c’est la subsistance
des termes en dépit de la relation : si l’on supprime la relation, en
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 133

supprimant l’un des deux termes, l’autre ne cesse pas pour autant
d’être ce qu’il est, aussi bien dans ses propriétés internes que dans ses
propriétés accidentelles mais non relatives. C’est dans cette classe de
relations qu’il faut placer, par exemple, les relations spatiales, comme
la relation de proximité, qu’on exprime en disant « A est à côté de
B ». En utilisant un vocabulaire moral, inadéquat pour les choses
bien qu’adéquat pour les hommes, on pourrait dire des termes d’une
relation externe qu’ils sont indifférents les uns aux autres : c’est nous
et seulement nous qui établissons une relation entre les deux termes,
après les avoir comparés. En ce sens, les relations externes sont
des relations de raison, comme on l’aurait dit au Moyen Âge, parce
qu’elles dépendent d’un travail intellectuel de comparaison entre
deux entités qui restent, à ce niveau de considération, indépendantes.
À l’inverse, les relations internes se définissent par le fait que la
relation constitue les termes qu’elle relie, si bien qu’un changement
de la relation affecte inévitablement les deux termes reliés. L’épreuve
d’une relation interne, c’est donc la non-subsistance des deux termes
après la suppression de la relation ou de l’un des deux. Il est frappant
de constater que lorsqu’ils cherchent à donner un exemple d’une
relation interne, au cours d’une discussion qui se veut purement
logique, les philosophes citent souvent le cas d’une relation sociale,
comme celle qui relit les époux entre eux. Sans l’époux, pas d’épouse,
et inversement. On voit que le rapport entre la relation et les propriétés
est, dans les deux cas, exactement opposé. Alors que, dans une relation
externe, c’est la propriété qui fonde la relation (la « proximité »
dépend de la position dans l’espace), dans une relation interne, c’est
au contraire la relation qui constitue des propriétés (le « mariage »
définit les statuts d’« époux » et d’« épouse »).
Il semble donc que ce soit dans la classe des relations internes qu’il
faille placer des relations sociales telles que les relations d’alliance ou
encore de parenté. Non pas, bien sûr, que toutes les relations internes
soient des relations sociales – il y en a qui, à l’évidence, ne le sont
pas. L’introduction du concept de relation interne permet pourtant
de commencer à comprendre ce qui change lorsqu’on se place d’un
point de vue proprement social. Il s’agit de lier « intimement » les
individus, auxquels on fait référence par des noms propres, de telle
sorte qu’on ne puisse les penser les uns sans les autres. Tout au
contraire, si l’on devait analyser le social dans la perspective des
relations externes, il faudrait en conclure qu’il ne représente qu’un
134 Au commencement était la relation… Mais après ?

accident de la vie humaine, comme l’est le fait pour quelqu’un d’être


assis à côté de quelqu’un d’autre. On voit mal comment les sciences
sociales pourraient s’accommoder d’une telle réduction ontologique
de leur objet d’étude.
Un exemple évoqué par Descombes permettra de clarifier
davantage ce changement de perspective. Comment faut-il analyser
les relations de voisinage ? Du point de vue des relations externes,
« être voisin de » devrait être compris comme une relation spatiale
de proximité : il n’y aurait rien de plus dans ces relations que le fait,
pour plusieurs individus, de partager à une plus ou moins grande
distance le même espace. Mais alors il pourrait n’y avoir personne à
cette place du « voisin » : l’absence de l’autre ne changerait rien pour
celui qui est voisin de son voisin. Bien entendu, ce n’est pas ainsi
que nous concevons les relations de voisinage. Analyser le voisinage
dans la perspective des relations internes, c’est alors comprendre ce
qui change lorsqu’une simple relation spatiale de coprésence entre
(au moins) deux individus est pensée et par là même constituée à
l’aide d’un couple de concepts réciproquement dépendants, de telle
sorte que l’un ne peut pas se penser sans l’autre. On verra que, dans
ce changement de pensée, c’est d’un changement pratique qu’il est
en fait question, l’introduction d’un concept social de « voisinage »
se traduisant par une transformation effective de l’action.
Il suffit de transposer l’exemple sur un autre terrain pour mesurer
la portée du déplacement. Qu’est-il engagé dans le concept de citoyen
et donc dans les relations de citoyenneté ? C’est sans doute aux
sociologues politiques de nous le dire, mais l’adoption implicite
d’une perspective logique axée sur les relations externes ou internes
n’est pas sans conséquence sur la théorie politique qu’on proposera.
À réduire la citoyenneté au fait de vivre les uns à côté des autres sur
un même territoire, par exemple, on se trouvera exposé au paradoxe
d’une relation externe : on pourrait être citoyen tout seul, puisqu’on
pourrait très bien être le seul habitant du territoire. Adopter le point
de vue des relations internes permet de voir, en revanche, que poser
un citoyen suppose d’en poser d’emblée d’autres, même inconnus
ou absents, quelle que soit la forme d’activité qui vient traduire dans
le réel la relation interne qui les lie les uns aux autres.
On reviendra sur cet exemple, mais, pour avancer, il faut d’abord
préciser ce que veut dire « ne pas pouvoir se penser sans l’autre ». Il
y a en effet plusieurs manières d’avoir en vue l’autre dans sa pensée,
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 135

qu’il ne faut pas confondre si l’on entend spécifier ce qu’il y a de


relationnel dans le social. Le concept de relation interne qu’on vient
d’introduire ne saurait à lui seul suffire. D’ailleurs, comme on vient
de le noter, si toute relation sociale est une relation interne, l’inverse
n’est pas vrai. Les relations internes s’établissent d’abord entre des
concepts et si certains de ces concepts nous sont indispensables pour
penser et par là même constituer les relations sociales, les concepts
n’ont pourtant pas, que l’on sache, de vie sociale.

Relations mentales et relations réelles

En répondant à la critique que Bertrand Russell a formulé à


l’endroit de ce qu’il appelait « la doctrine des relations internes »,
Descombes apporte une deuxième distinction, qui permet de
préciser davantage le type spécifique de relation interne qu’il faut
avoir à l’esprit pour comprendre ce qu’il y a de relationnel dans le
social. L’exemple discuté n’est rien moins que l’amour, reconduit
à la clarté apparente de son expression linguistique à la troisième
personne : « A aime B ». Comment faut-il comprendre les relations
d’amour ? Il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un rapport aussi intime
qu’on le croit depuis que le romantisme en a fait pour nous un idéal.
Tout dépend en effet de ce qui se trouve engagé dans le concept
qu’on exprime à l’aide du mot et de l’interprétation que l’on en
donne, lorsqu’on l’explicite.
Dans une perspective empiriste comme celle de Russell, par
exemple, l’amour est d’abord conçu comme un état vécu du sujet :
à ce titre, il s’agit d’une propriété intrinsèque qu’il peut constater en
lui-même, quoi qu’il en soit de l’autre. L’on a beau dire alors qu’il
n’y a pas d’amant sans aimé, pas d’erastes sans eromenos, s’il s’agit
d’un état vécu, et alors même qu’on l’aurait crié à haute voix à la
première personne, l’autre est présent à l’esprit mais il n’est pas à
son tour impliqué dans la relation. L’autre est si peu impliqué qu’il
pourrait, en fait, ne pas ou ne plus exister. Dans cet état amoureux
vivement éprouvé, il pourrait donc être question d’une idéalisation
imaginaire qui subsiste indépendamment de l’existence effective
de l’autre et, a fortiori, de toute relation concrète avec lui. Bref,
nous avons bien ici une relation interne « aimant-aimé », mais elle
n’existe qu’en pensée et dans la pensée de l’un des deux termes
136 Au commencement était la relation… Mais après ?

de la relation. En ce sens, la relation n’est réelle, comme le fait


remarquer Descombes, que de l’un des deux côtés :
« La seule relation réelle est cette propriété par laquelle c’est de B que
A est préoccupé quand il éprouve de l’amour pour B. Dans l’autre sens,
la relation converse n’est, par elle-même, qu’une relation de raison, ce
qui veut dire que la relation figure dans notre discours, mais pas dans
la réalité de B » [Descombes, 1996, p. 192].

Les relations sociales ne peuvent manifestement pas appartenir


à cette classe de relations, celles que Descombes désigne comme
étant « purement mentales ». Si toutes les relations sociales, en
tant qu’elles sont internes, comportent une dimension mentale,
et plus précisément intentionnelle, pour autant que, comme on le
verra mieux par la suite, elles supposent le maniement implicite, au
cours de l’action, des concepts qui les constituent, elles ne peuvent
pourtant pas être purement mentales.
On voit par là ce qu’il peut y avoir d’égarant dans les tentatives
qui sont faites aujourd’hui pour penser le social à partir d’un
investissement sentimental que chacun ferait, par-devers soi, d’un
même objet, sur le modèle des analyses psychologiques proposées
par Tarde de la foule et du public. Le fait que plusieurs individus
éprouvent les mêmes sentiments pour le même leader ou pour la
même idole n’établit entre eux aucune relation réelle. Si l’on devait
appeler « sociales » des relations de ce type, il faudrait en conclure
qu’un individu solitaire qui se croirait en relation avec le monde
entier le serait vraiment, alors même qu’il serait, de fait, le dernier
homme sur terre. En ce sens, si les multiples « publics » d’Internet
constituent des relations sociales dans et par leurs échanges, c’est
que bien autre chose en est jeu que le simple fait pour tout individu
de se croire en relation à d’autres dans l’investissement d’un même
objet, chacun étant en fait seul face à son ordinateur. Il manque
quelque chose et quelque chose d’essentiel.
Pour saisir cet élément supplémentaire, il faut d’abord changer
notre conception de l’esprit. Il y a en effet une autre interprétation
possible de l’amour, celle que Descombes signale en reprenant à
son compte l’une des leçons principales de la philosophie de l’esprit
de Ludwig Wittgenstein. Au lieu de le réduire à certaines émotions
éprouvées par A lorsqu’il pense à B, il faut prendre l’amour « dans
le sens plus riche d’une conduite, qui comporte par exemple le fait
de combler de prévenances et d’attentions la personne aimée »
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 137

[Descombes, 1996, p. 192]. Il n’y a d’amour, ainsi entendu, que s’il


y a des preuves d’amour, manifestées dans le cours de l’action. Il faut
donc déplacer l’amour de la catégorie des états mentaux qu’un sujet
peut entretenir sans avoir forcément à agir, comme la « douleur »
ou le « plaisir », à celle des dispositions qui s’éprouvent toujours
dans le champ de l’action, selon des critères publics vérifiables par
les autres. L’amour, ainsi conçu comme une conduite gouvernée
par des tendances à agir, peut alors donner lieu à des relations non
seulement internes mais encore réelles, parce qu’il conduit à des
actions où l’autre ne peut manquer d’être impliqué, dans la mesure
où elles lui sont effectivement adressées [Sur la notion de tendance
à agir, voir Lemieux, 2009].
L’action ou la série d’actions qui traduisent la tendance
établissent ainsi une connexion réelle entre les termes auxquels
correspondent, dans la pensée et dans le discours, deux concepts
internement liés. On voit mieux alors ce qu’il y a d’ambigu dans
le fait de « ne pas pouvoir se penser sans l’autre ». Penser à l’autre
n’établit en effet de relation réelle que si cette pensée se traduit en
actions, au lieu de rester enfermée dans l’esprit, au titre d’un état
mental vivement éprouvé. C’est donc d’une autre pensée qu’il
s’agit, qu’il faut dire pratique puisqu’elle engage toujours le corps
et les objets du monde pour rejoindre l’autre par des actions. En ce
sens, l’autre en question cesse d’être un pur objet de pensée, plus
ou moins imaginaire, pour devenir un partenaire réel de l’action,
fût-ce sous la forme passive d’un objet d’amour. Les relations
sociales seraient donc des relations internes entre deux individus,
ou plus exactement deux agents, reliés par une connexion tout aussi
mentale que réelle, établie par les concepts utilisés dans une pensée
ayant une dimension forcément pratique.
Cette deuxième détermination ne peut pourtant pas suffire.
Comme Descombes lui-même le souligne, les « dispositions
d’esprit », si elles ne se conçoivent pas sans la référence à leur
« exercice dans un contexte extérieur approprié », n’impliquent
pas encore des « relations effectives » [Descombes, 1996, p. 206].
Toute tendance recèle en elle-même le monde où elle est appelée à
se déployer, donc aussi la possibilité d’une relation réelle à l’autre
en tant que partenaire de l’action, mais cette relation peut rester à
l’état virtuel et ne pas passer à l’acte. Bref, si toute tendance à agir
implique par principe une relation interne et réelle, elle ne l’implique
138 Au commencement était la relation… Mais après ?

que comme une possibilité dont le degré d’effectivité est variable.


L’exemple de l’amour, dont on sait à quel point il dépend des aléas
des circonstances et du hasard des rencontres, est ici éclairant.
Même compris comme une tendance corporelle à agir, l’amour ne
fait pas forcément lien, au sens d’une relation effective.

Relations dyadiques et relations triadiques

Pour surmonter cette difficulté, Descombes reprend à son


compte la logique des relations développée par Charles S. Peirce,
tout en lui donnant une tournure qui permet de l’acheminer dans
la direction d’une réflexion philosophique sur le social. Le point
de départ est la discussion, amorcée par la scolastique, sur la
réalité des relations, et notamment sur la réalités des relations de
ressemblance entre deux individus partageant les mêmes qualités
(couleur, taille, etc.) Le cas d’école vient d’Occam : si je peins le
mur de ma maison de blanc, faut-il dire qu’il acquiert une nouvelle
propriété, celle qui consiste à ressembler à tous les murs blancs
existants et, inversement, que j’ai changé par là même tous les
murs blancs existants, puisqu’ils sont à présent ressemblants à
celui de ma maison ? Les réponses varient, on s’en doute, sans
forcément dépendre du partage établi entre nominalistes et réalistes.
Ce qui importe, c’est l’innovation introduite par Peirce lorsqu’il
cherche à faire de la relation de ressemblance une simple relation
de raison. Descombes résume ainsi cette innovation : « Si la relation
de ressemblance est à ses yeux une relation de raison, c’est qu’elle
ne suppose aucune connexion positive des deux choses et qu’elle
ne les unit dans aucun système. Leurs destinées restent séparées »
[ibid., p. 213]. C’est donc l’absence d’une connexion positive et
systémique entre les deux termes qui nous empêche de voir, selon
Peirce, dans la relation de ressemblance autre chose qu’une relation
établie après coup par la raison.
Le réel de la relation réelle s’est donc chargé ici d’une
signification précise et exigeante. Si entre deux murs blancs il y a
bien quelque chose de commun, s’il y a donc, comme s’exprime
saint Thomas, une radix relationis que la raison peut découvrir en
la dégageant, il n’y a pourtant pas de relation effective, faute d’une
jonction systémique entre les deux. Peirce refuse ainsi qu’on puisse
parler d’une relation réelle en présence d’une « simple communauté
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 139

de caractère ». On voit bien ce qui se trouve par là liquidé d’une


définition possible du social. Le renvoi à la similitude des traits et
au partage d’un certain nombre de qualités constitue en effet une
définition possible de la « solidarité » rattachant les agents les uns
aux autres. C’est sur cette base qu’on a pu voir dans la nation une
simple communauté de caractères. Or, avant même d’engager à ce
sujet une discussion normative, il faut remarquer que ces formes
de solidarité, à supposer qu’elles existent, ne sauraient établir entre
les individus des relations réelles. L’effet de retour sur les agents du
« discours identitaire », comme on aime à s’exprimer aujourd’hui,
ne change rien au fait qu’il s’agit de traits qu’un seul individu
pourrait avoir. De tels liens ne rattachent donc pas « intimement »
les individus les uns aux autres, bien qu’on puisse fortement le
croire [voir Descombes, 2013].
Quel est alors le modèle, pour Peirce, d’une relation effective,
établissant une connexion positive et systémique entre les termes
qu’elle relie ? On pourrait s’en étonner, il s’agit du meurtre. « Caïn
a tué Abel » : tel est l’exemple choisi par Peirce pour mettre en
évidence les propriétés sui generis d’une relation qui ne serait pas
purement de raison. C’est que, dans le meurtre, nous n’avons pas
affaire à deux faits séparés qu’il s’agirait d’agréger après coup,
comme la propriété commune dans la ressemblance, mais à un
seul fait de relation, susceptible de recevoir deux descriptions
différentes mais équivalentes, selon que l’on adopte le point de
vue de l’agent – le meurtrier, Caïn – ou du patient – la victime,
Abel. Dans le meurtre, la pensée rejoint donc l’expérience par le
biais de l’action : la dépendance réciproque des concepts – pas
de « meurtrier » sans « victime », et inversement – se superpose
et reflète la connexion réelle que réalise manifestement l’acte.
Inversement, cette connexion réelle s’exprime et devient intelligible
par des concepts qui montrent de quel type de relation il s’agit, le
contact ne suffisant pas à l’établir. Comme le résume Descombes,
en stylisant logiquement la thèse principale de Peirce :
« Tout à l’heure, nous trouvions un rapport entre deux faits, qu’on
pouvait symboliser par des caractérisations de deux objets notés a et
b : Fa, Fb, d’où l’on concluait qu’il y avait un rapport de ressemblance
(du point de vue de la propriété notée F) entre a et b. Dans le cas
présent, nous avons d’abord un rapport aRb, ensuite des faits distincts
140 Au commencement était la relation… Mais après ?

qui en résultent : ces faits s’expriment par des prédicats opposés et


complémentaires » [Descombes, 1996, p. 215].

Ce type de prédicats, opposés et complémentaires, Peirce les


a désignés comme étant dyadiques. C’est qu’ils introduisent les
individus auxquels ils s’appliquent dans une « dyade », c’est-à-
dire dans un système formé par deux termes inséparables, dans
le discours aussi bien que dans la réalité. En ce sens, Descombes
fait remarquer qu’une dyade n’est pas simplement une « paire »
quelconque, mais une « paire ordonnée » [Descombes, 1996,
p. 225]. Ordonnée selon les concepts qui permettent de faire
apparaître, dans notre discours, le système qu’ensemble ils forment.
Pour cette raison, nous n’avons plus affaire à deux sujets, mais à un
seul, celui constitué par les deux individus lorsqu’on les considère
du point de vue de l’action (meurtre), donc sous une description
(meurtrier, victime). Si Caïn, en tant qu’individu humain, n’est
pas intrinsèquement lié à Abel, il l’est en tant que meurtrier, si le
fait de relation est établi. Cette présence constitutive de l’autre sur
le plan de l’action, de l’action réelle saisie sous une description,
peut bien sûr être masquée : en dérelativisant les termes, souligne
Descombes en reprenant une idée de Leibniz, on peut laisser « la
relation dans l’ombre » [Descombes, 1996, p. 207]. On peut ainsi
dire, par exemple, de Caïn qu’il est un meurtrier, sans spécifier de
qui. La tâche expressive de la logique consiste alors à expliciter ce
qui est resté implicite, en nous permettant de mieux comprendre
la logique complète de l’action.
Cette logique est-elle forcément sociale ? Elle peut sans doute
permettre d’approfondir la compréhension de ce qui se présente
à nous comme social. Revenons sur l’exemple de la citoyenneté,
pour essayer d’enrichir notre description de la relation qu’elle
implique. Peirce croit y voir une relation de raison, parce qu’il
prend le statut de citoyen comme une qualité qui rendrait deux
individus ressemblants : « Rumford et Franklin étaient tous deux
citoyens américains (et ils se ressemblaient en cela), mais chacun
d’eux l’aurait été tout autant si l’autre n’avait jamais vécu »
[Descombes, 1996, p. 212]. On revient ainsi à la lecture de la
relation de citoyenneté comme d’une relation externe, établie par
la raison sur la base d’une ressemblance constatée entre plusieurs
individus partageant une même propriété.
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 141

C’est là une interprétation possible qu’on doit contester, si l’on


s’engage dans une perspective sociologique, en appliquant l’idée
de relation interne, réelle et (au moins) dyadique. Il nous faut alors
penser que « citoyen » est un prédicat à analyser comme faisant
partie d’un couple où un autre y figure déjà qui lui est opposé et
complémentaire. La racine de cette dépendance réciproque des
concepts est à chercher dans la connexion réelle entre les agents,
en raison d’une activité qu’ils ne peuvent faire tous seuls, mais
seulement en agissant les uns avec les autres. Bref, il faut déplacer la
citoyenneté de la catégorie de la qualité qui rend ressemblants deux
individus à la catégorie de l’action qui les rend interdépendants.
Il n’y aurait pas lieu, ainsi, de penser un citoyen sans ses autres
concitoyens et sans le système qu’ensemble ils forment. On peut
estimer que la définition aristotélicienne du citoyen démocratique
comme de celui qui est capable, tour à tour, de gouverner et d’être
gouverné répond à cette autre conception : en cela, elle est déjà, en
quelque sorte, sociologique [Descombes, 2004, chap. XXV-XXVI].
Toutefois, si l’on peut sans doute tirer profit du concept de relation
dyadique, pour mettre en évidence des traits du réel autrement
obscurcis, comme dans l’exemple de la citoyenneté, il n’en reste
pas moins qu’il n’y a rien dans ce type de relations de proprement
social. Les hommes n’ont pas, pour reprendre l’exemple biblique,
le privilège du meurtre. Il nous faut donc pousser plus loin l’analyse
logique, si l’on veut sortir, pour ainsi dire, de l’état de nature.
C’est sur ce point surtout que Descombes emboîte le pas à
Peirce. Ce qu’il retient du renouvellement apporté par le père du
pragmatisme, c’est avant tout l’insistance mise par ce dernier sur
l’irréductibilité, logique et ontologique, des relations triadiques
aux relations dyadiques :
« (Peirce) ne montre pas seulement qu’un terme en apparence dyadique
peut être en réalité triadique, mais que le triadique est tout aussi
irréductible au dyadique que le relatif dyadique à l’absolu monadique.
Si une transition est possible de Un à Deux et de Deux à Trois, ce
sera parce que le terme considéré était déjà implicitement d’ordre
supérieur » [Descombes, 1996, p. 226].

La question est donc de savoir en quoi consiste ce changement


d’ordre qu’introduit le passage aux relations triadiques, comprises
comme la forme minimale de la multiplicité polyadique. Il s’agit
142 Au commencement était la relation… Mais après ?

notamment de voir si ce qui émerge, en elles et par elles, c’est « la


forme logique propre au domaine de l’homme » [ibid., p. 227].
Pour comprendre les thèses centrales de Peirce sur l’irréductibilité
du triadique (polyadique), il nous faut revenir à l’exemple du meurtre
et analyser ce qui se passe si l’on change la description de l’action,
en disant par exemple : « A a assassiné B ». Assassiner n’est pas en
effet la même chose que tuer, parce que cet acte peut receler des
significations fort différentes, alors que les gestes accomplis sont en
fait les mêmes : l’intention, prise dans le sens de la structure finalisée
de l’acte, fait ici toute la différence. En ce sens, quoi qu’il en soit
des raffinements qu’apporte le droit, toute société doit pouvoir faire
cette différence parce qu’elle est immanente à l’action. Il s’ensuit
que la proposition n’est dyadique qu’en apparence, son sens étant
en réalité triadique. En disant « A a assassiné B », on est en train
de dire que « A a fait X dans l’intention de mettre à mort B ». Il y a
donc d’une part, le fait brut, à savoir que A a bel et bien tué B, et,
d’autre part, l’enrichissement descriptif qu’apporte l’attribution à
l’agent d’une intention.
Cette description est plus riche parce qu’elle précise en quel
sens cet événement n’est pas seulement un fait naturel mais une
action intentionnelle. Le changement d’ordre auquel nous introduit
le triadique est donc bien la sortie hors de l’état de nature. La thèse
de Peirce est ainsi double. Ce denier ne se borne pas en effet à
souligner l’irréductibilité logique des deux propositions, mais il
l’explique en nous renvoyant à celle qui sépare deux domaines de
l’être : celui qui correspond aux descriptions physiques et celui qui
correspond aux descriptions intentionnelles. En ce sens, les relations
triadiques auraient intrinsèquement quelque chose de mental et
plus précisément d’intentionnel. Le mental dont il est ici question
n’est pas constitué par des états, mais par des dispositions qui se
traduisent en intentions : l’irréductibilité du mental au physique est
la même, selon Peirce, que celle du possible à l’actuel. À la racine,
elle nous renvoie à l’irréductibilité des concepts investis dans une
intention, en tant qu’elle précipite dans le présent une tendance
générale à agir.
Soit par exemple une relation (au moins) triadique, comme le
contrat : « A signe un contrat B avec C ». La simple description
physique des gestes accomplis ne nous dit pas qu’il s’agit d’un
contrat, ne serait-ce que parce qu’il pourrait s’agir d’une pantomime.
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 143

En disant que le principe du contrat repose sur l’intention,


Descombes entend avant tout souligner, avec Peirce, ce qu’il faut
ajouter à la description des gestes pour avoir un contrat : l’intention
d’en signer un, ce qui suppose d’avoir à disposition le concept en
question. On ne peut signer intentionnellement un contrat sans
avoir la moindre idée de ce qu’est un contrat, bien qu’on puisse
en avoir une connaissance tout à fait sommaire. Le concept investi
par des intentions pratiques se comporte ainsi comme une règle à
l’aune de laquelle on mesure tout ce qui arrivera : loin de pouvoir
être dérivé des gestes accomplis, il donne une signification à ce qui
arrive et surtout à ce qui arrivera. De ce point de vue, non seulement
la description physique ne nous dit rien de ce qui touche au plan
mental des intentions en action, mais elle ne peut pas non plus le
faire puisque les engagements pris débordent du présent où elle
se déroule.

Relations intentionnelles et relations sociales

Avec cette analyse des relations internes, réelles et triadiques, on


semble être arrivés au terme. Il suffit de reprendre l’exemple scolaire
des relations entre époux pour voir le gain d’intelligibilité obtenu à
travers cette analyse progressive. Locke déjà avait fait du mariage
l’exemple par excellence de la relation, qu’il voulait pourtant
externe. Son explication était la suivante. La relation dériverait
d’une comparaison que fait l’esprit entre deux individus qui, pris en
eux-mêmes, ne se présentent que comme des êtres humains, Titus
et Sempronia. On découvre alors qu’ils ont tous les deux participé
à la même cérémonie qui, tel est le hasard, les concernaient tous
les deux l’un par rapport à l’autre : le contrat et la cérémonie du
mariage fonderaient ainsi la relation d’époux à épouse. Mais on
est alors renvoyé d’une relation à l’autre. La réduction n’a donc
pas lieu, puisque ce qui se présentait comme une relation dyadique
entre époux, « Titus est le mari de Sempronia », celle que Locke
tente de composer à partir de deux propriétés distinctes, repose
sur une relation triadique qui, elle, n’est pas décomposable en
deux faits atomiques, à moins de faire disparaître le fait même : le
contrat de mariage, en tant qu’acte intentionnel prenant place dans
un certain contexte cérémoniel. Au lieu de dire « A est le mari de
B », il faudrait donc aller jusqu’à expliciter la logique complète de
144 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’action : « A a signé un papier avec l’intention de se marier avec


B (dans le contexte C) ».
On voit une fois de plus que les actions intentionnelles se
présupposent toujours à elles-mêmes. Si l’on peut certes être forcé
à se marier, ne pas savoir pourquoi on se marie, ou ne pas connaître
tout ce que présuppose ou implique le mariage, d’un point de vue
moral et juridique, on ne peut pas se marier sans en avoir l’idée,
parce que l’idée, fût-elle une simple prénotion, constitue l’acte
même. Il faut alors tirer la conséquence de ce passage du dyadique
au triadique. Les relations triadiques changent en effet la nature
du système formé par la paire. Comme le montre l’exemple du
mariage, l’amplification descriptive, inverse de la derelativisation,
fait apparaître ce qui fait tenir ensemble les deux termes : la jonction
n’est pas opérée, ici, par contact direct, comme dans le cas du
meurtre, mais par la médiation d’un concept qui, investi par une
intention, est mis en œuvre dans un contexte cérémoniel. De fait,
les relations sociales qu’on a analysées plus haut comme étant au
moins dyadiques, à l’instar de la citoyenneté, sont des relations qu’il
faut déployer jusqu’à saisir l’élément tiers de l’intention, puisqu’il
s’agit de systèmes d’actions toujours intentionnelles. Il faudrait pour
cela expliciter, par exemple, l’intention qui préside à la relation
de gouvernement entre citoyens. Les relations sociales seraient
ainsi des relations internes, réelles et triadiques, telles qu’elles
surgissent lorsqu’on prend en considération la dimension mentale et
intentionnelle – au xixe siècle, on aurait dit « morale » – de l’action.
Il y a pourtant une dernière difficulté à lever. Comme on vient de
le voir, ce que le passage du dyadique au triadique permet de saisir
c’est le changement d’ordre qu’introduit le mental, compris comme
la structure intentionnelle qui préside à l’agir. De fait, cette structure
intentionnelle, dégagée par Élisabeth Anscombe, est bien en elle-
même triadique : « A en faisant X fait Y » [voir Anscombe, 2004].
Descombes clarifie la différence entre les deux registres logiques,
dyadique et triadique, en distinguant deux régimes de l’action.
D’une part, l’action dynamique. Il s’agit d’une « action locale, par
contact ou action transitive directe » : elle « se satisfait d’une forme
logique dyadique » ; d’autre part, l’action intentionnelle. Il s’agit
de « l’entreprise d’une action à distance moyennant une action
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 145

locale » : elle exige par conséquent « une multiplicité logique au


moins égale à trois » [Descombes, 1996, p. 229]. C’est la différence,
simple en apparence, entre « A a tué B » et « A a tiré un coup de
mitraillette dans l’intention de mettre à mort B ». Or, si cela est
bien clair, il est tout aussi clair que l’ordre du mental qu’on fait
surgir par des descriptions triadiques ne saurait être superposé
comme tel à l’ordre social. Sans entrer dans l’épineuse question de
l’intentionnalité du vivant – il va de soi que bien des êtres vivants
sont capables d’actions non seulement dynamiques mais aussi
intentionnelles, ou du moins que nous sommes justifiés à décrire
leur comportement à l’aide d’un langage intentionnel – il y a bien
des actions accomplies par les hommes qui sont intentionnelles
sans être pourtant sociales.
On touche ici au dernier écueil, celui où s’éprouve la capacité
d’une théorie sociale de démarquer les relations sociales parmi
toutes les relations qui peuvent exister dans la nature, physique et
vivante. Que faut-il de plus aux relations triadiques, telles qu’elles
apparaissent dans les descriptions d’actions intentionnelles, pour
qu’elles nous introduisent non seulement dans le domaine de
l’homme, pris dans son sens générique, mais aussi dans le domaine
du social ?
On ne peut répondre à cette question qu’à l’épreuve d’un
fait social paradigmatique comme le don. C’est ainsi que, pour
formuler la distinction décisive, Descombes quitte le chemin d’une
philosophie qui se bornerait à l’analyse logique des énoncés et
ouvre la voie d’une autre philosophie qui, pour penser le social,
se met à l’école des sciences sociales. Après avoir quitté le plan
de l’analyse logique, Descombes cherche ainsi à penser le social
à l’aide des sciences sociales en se focalisant sur les pratiques de
don, qu’il considère, à la suite de Mauss, comme le phénomène
social par excellence. Il vise par là à préciser davantage la nature
des relations triadiques, en explicitant la portée philosophique des
études sociologique du don, telle qu’elle ressort si l’on revient à
l’étude de Mauss pour saisir l’écart qui sépare sa perspective de
celle de Lévi-Strauss. La dispute entre logiciens cède le pas à la
controverse entre sociologues.
146 Au commencement était la relation… Mais après ?

II

Les embarras de la philosophie face au don

La relation de don se présente, à la surface du langage, comme


une relation triadique, au sens de Peirce. Non seulement nous
disons « A donne C à B », mais nous entendons : « A transfère
C dans l’intention de faire un don à B ». Nous avons donc une
relation interne, réelle et intentionnelle de donateur à donataire par
la médiation d’une chose donnée. Il y a pourtant ici une première
difficulté qui tient à l’équivoque du verbe, en français et en anglais
[voir Athané, 2011]. Les philosophes sont tombés dans ce piège. On
peut mettre en évidence cette difficulté en revenant, avec Descombes,
sur l’analyse proposée par Russel de l’énoncé : « A donne un livre
C à B » [Russell, 1969, p. 54]. Selon Russel, on serait justifié à
proférer un tel énoncé de manière sensée à condition d’observer
une séquence scandée de faits et d’actions dynamiques : voir A et
B, puis A qui tend C à B, enfin A abandonnant C dans les mains
de B. Or une telle description du transfert physique, parce qu’elle
laisse de côté l’intention, ne peut saisir la signification de l’acte : la
même séquence peut traduire différentes intentions, voire aucune
– le livre pourrait tout aussi bien être tombé des mains de A et avoir
été attrapé par B au dernier moment. Descombes en conclut que « la
description d’un acte de donner est une description intentionnelle »
[Descombes, 1996, p. 239]. Le problème est que l’inverse n’est
pas vrai. Dare n’est pas donare. L’acte de giving ne constitue pas
forcément un gift. En clair, tout transfert intentionnel d’un objet
n’est pas un don : il pourrait s’agir, par exemple, d’une vente ou
d’un prêt. Nous avons ici l’illustration d’une première difficulté
que la logique peircienne des relations ne peut pas nous aider à
résoudre. Tout à l’heure, il s’agissait de passer du plan dyadique des
relations naturelles (tuer) au plan triadique des relations mentales et
intentionnelles (assassiner). À présent, le problème est d’une autre
nature, puisqu’il s’agit d’introduire une démarcation entre deux
actions intentionnelles, avec une même base physique : l’une qui
serait une vente ou un prêt, l’autre qui serait un don.
On s’aperçoit d’autant plus de l’insuffisance de l’analyse logique
des relations si l’on voit ce que Peirce lui-même dit du don, qu’il
considère comme l’exemple par excellence de la relation triadique,
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 147

telle qu’il la définit. Ce que Peirce vise à prouver c’est précisément


la thèse centrale que nous avons vue plus haut : « Si vous prenez
n’importe quelle action triadique ordinaire, vous découvrirez
toujours en elle un élément mental. L’action brute est de l’ordre
du Second, toute mentalité inclut le Trois » [Peirce, 1958, § 321].
Et, en effet, l’exemple donné par Peirce est bien : « A donne B
à C ». Peirce s’aventure ainsi à fournir une analyse de la relation
de don en tant que relation triadique. Or, cette analyse permet de
montrer ce qui déborde du cadre de sa logique, appelant en creux
l’intervention des sciences sociales :
« Qu’est-ce en effet que donner ? Cela ne consiste pas dans le fait que
A se décharge de B et qu’ensuite C prenne B. Il n’est pas nécessaire
qu’un transfert matériel quelconque ait lieu. Donner consiste en ceci
que A fait de C le possesseur de B selon la Loi. Avant qu’il puisse être
question d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou
d’une autre une loi – quand bien même ce ne serait que la loi du plus
fort » [Peirce, 1958, § 321].

Dans les termes introduits plus haut, propres à sa logique


des relations, Peirce se refuse ici à analyser un don comme la
conjonction de deux faits de relation dyadiques. La relation triadique
est un ordre irréductible du réel qui s’instaure comme tel parce que
l’intention de don implique déjà la place de celui qui va recevoir
la chose donnée. Le primat de la médiation intentionnelle est tel
qu’il peut y avoir don sans transfert matériel, celui-ci n’étant que
la traduction de la visée qui lui donne son sens.
Il n’en reste pas moins que nous ne savons pas si le don visé est
un don, et pas un autre type de transfert intentionnel d’une chose.
Il manque encore quelque chose pour faire cette démarcation au
sein de l’intentionnel : c’est précisément ce qui constitue la chose
transférable en chose donnée. Cette démarcation, Peirce semble
la fournir, lorsqu’il précise que le Tiers qu’il s’agit de prendre en
considération n’est pas seulement l’esprit – l’intention qui préside
à l’action – mais encore la loi, voire la Loi. On serait tenté d’y voir
le signe et le point d’émergence d’une appréhension philosophique
de ce qu’il y a de proprement social dans le don. C’est ainsi que
Descombes entend la remarque de Peirce : « Il revient au même de
ne pas atteindre le fait triadique du don et de ne pas pouvoir saisir
un fait présupposant une institution ou une loi » [Descombes, 1996,
p. 240]. Sans doute y a-t-il quelque chose de nouveau qui pointe ici,
148 Au commencement était la relation… Mais après ?

mais il faut bien voir que c’est au prix d’un double débordement
par rapport à ce qu’autorise l’analyse de la logique des relations
qu’on a résumée plus haut.
Tout d’abord, on ne saurait confondre actions intentionnelles et
actions normatives. C’est une chose de dire que l’action est faite
avec une intention, c’en est une autre de dire qu’elle se place sous
le coup d’une loi. La formulation de Peirce montre qu’un élément
supplémentaire apparaît au niveau même de l’énonciation : « A fait
de C le possesseur de B selon la Loi. » Tout à l’heure, il s’agissait
d’ajouter, au moins implicitement, à la description physique le
« selon l’intention » qui caractérise l’action intentionnelle ; à
présent, il s’agit d’ajouter à cette description déjà intentionnelle,
donc triadique au sens de Peirce, encore autre chose : « selon la
Loi ». Il semble donc que, pour comprendre le don, il nous faille
prendre en considération des relations non seulement intentionnelles
mais encore normatives. C’est seulement en ce sens qu’on peut
passer de l’intentionnel à l’institutionnel. Mais il y a plus. Peirce
ne se borne pas en effet à dire : « Avant qu’il puisse être question
d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre
une loi », puisqu’il précise : « Quand bien même ce ne serait que
la loi du plus fort. » Par cette incise, Peirce ne fait pas seulement
apparaître les limites sociologiques de sa conception du triadique,
mais il soulève encore le problème central que seule une analyse du
don dans la perspective des sciences sociales nous permet d’aborder.
Y a-t-il un sens quelconque à s’imaginer que la pratique du don
puisse reposer sur une loi qui est en fait la loi du plus fort ? Peirce
semble ici confondre les relations normatives avec des rapports de
force à l’endroit même qui doit permettre de les distinguer.
On voit par là ce qu’il faut attendre des études sociologiques
des pratiques de don, en tant qu’elles soulèvent des questions et
cherchent à résoudre des problèmes qui débordent d’un cadre
strictement logico-philosophique. Elles doivent nous donner les
instruments conceptuels nous permettant de tracer la frontière entre
l’acte de donner et d’autres types de transfert intentionnel d’une
chose ; à son tour, établir cette distinction suppose de préciser la
nature de cette loi qui vient constituer le don dans sa différence de
principe avec la conflictualité réglée par des purs rapports de force.
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 149

Relations intentionnelles et relations obligatoires

Le problème auquel se trouve confronté tout sociologue,


lorsqu’il observe une pratique régulière, c’est d’arriver à restituer
une signification sociale à une suite scandée d’actions qui remontent
à la présence, chez les acteurs, d’une tendance corporelle à agir.
Dans les termes introduits plus haut, il s’agit donc d’abord, pour
le sociologue observateur, d’arriver à forger les concepts qui lui
permettent de décrire et comprendre une action dynamique comme
étant à la fois intentionnelle et sociale. C’est par le renvoi à une règle
que cette jonction de l’intentionnel et du social s’opère. Tel était
l’objectif de l’Essai sur le don. Comme le souligne Descombes, il
s’agissait avant tout, pour Mauss, d’arriver à « expliciter la règle que
les indigènes suivent et à nous la rendre intelligible » [ibid., p. 250].
Il faut pourtant préciser de quelle règle il s’agit, puisque de règles,
il y en a de plusieurs sortes. Comme nous l’avons vu plus haut, on
peut dire du concept lui-même qu’il est, une fois investi par une
intention, une sorte de règle qui mesure à l’avance les événements
à venir comme lui étant ou pas conformes. Nous savons pourtant
qu’il faut quelque chose de plus à l’action intentionnelle pour être
sociale : le renvoi générique à la présence d’une règle ne saurait
donc suffire. C’est à l’enquête sociologique sur le don de nous dire
de quel genre de règle ce dernier relève, avant et afin de préciser
en quoi cette règle consiste.
Pour mener à bien cette tâche première de tout travail
sociologique, l’observateur doit se plonger, comme le souligne
Descombes, dans « la rhétorique des acteurs » : Mauss s’est ainsi
efforcé, dans son Essai, de « rapporter les règles dans les termes
mêmes où elles se présentent dans le langage de ceux qui les
observent » et cela afin de ne pas « substituer un modèle de sa
confection à la réalité dont il cherche à rendre compte » [ibid.].
Or, ce qui apparaît lorsqu’on prend au sérieux la rhétorique des
acteurs, c’est tout d’abord la nature même de la règle de don en
tant que condition des relations établies par cette pratique : par
leur comportement complexe, les indigènes manifestent en effet
qu’une telle pratique est ordonnée par des obligations d’un genre
particulier. C’est qu’autour du don circulent toute une série d’autres
phénomènes, et notamment des plaintes et des reproches. L’acte
de donner, pris dans le sens d’un fait anthropologique pensé et
150 Au commencement était la relation… Mais après ?

observé par les sciences sociales, a donc ceci de caractéristique :


s’il est libre, comme tout acte intentionnel, il est pourtant constitué
par des obligations, manifestées empiriquement par des sanctions
d’abord négatives.
Les règles dont il est question dans le don semblent alors avoir
un statut double et à première vue paradoxal, du moins si l’on s’en
tient à la distinction tranchée, introduite par Wittgenstein, entre
« règles constitutives » et « règles régulatives » [Descombes, 2007 ;
Lemieux, 2016, à paraître]. En effet, alors qu’elle sert à constituer
le sens des actes, la règle du don est en même temps prescriptive.
Même s’il n’insiste pas sur cette double nature de la règle du don,
Descombes la fait ressortir dans sa reprise philosophique du travail
sociologique de Mauss. D’une part, la règle du don est forcément
donnée avant l’échange, comme une sorte de définition préalable
des coups à jouer : en ce sens, « sans la règle, il n’y a pas de don »
[Descombes, 1996, p. 257]. Sous cet aspect, la règle apparaît comme
constitutive, puisqu’elle définit les actes qui comptent comme
moments d’un don. Mais, en même temps, une fois posée, la règle
formule bien des prescriptions, puisqu’on ne comprendrait pas
autrement la présence de sanctions et de corrections : elle apparaît
alors aussi comme une « norme que les gens suivent parce qu’ils
veulent s’en servir pour se diriger dans la vie » [Descombes, 1996,
p. 257].
On peut dès lors déjà estimer, avant même que l’enquête nous
en dise davantage, que c’est ce troisième élément qui permet de
combler le fossé qui sépare l’intentionnel du social : ce dernier
se manifeste lorsque l’action se déroule non seulement selon une
intention, mais aussi et surtout selon une loi, comprise comme un
ensemble d’obligations constitutives internes à la pratique elle-
même. On voit alors l’attente à laquelle Mauss doit répondre : nous
voulons savoir quel est le contenu de cette loi.
C’est à cet endroit précis que se situe la découverte majeure
de Mauss, désormais admise comme une sorte d’évidence non
questionnée, en raison du succès même de son Essai, mais dont
les difficultés philosophiques qu’on vient d’évoquer permettent
d’apprécier la teneur et la portée. Ce que Mauss a mis en évidence,
c’est que l’acte de donner relève d’une sorte de mélodie pratique,
pour autant qu’il se compose toujours de « trois thèmes » qui font
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 151

partie d’un « même complexus ». Il s’agit, on le sait, des trois


obligations constitutives de donner, de recevoir et de rendre.
On pourrait alors dire, en nous plaçant du point de vue de la
logique peircienne des relations, qu’il s’agit d’une relation triadique
dédoublée : A donne B à C qui, après un temps, donne D à A. En
ce sens, Descombes a raison de souligner que si « nous pouvons
comprendre qu’un don exige deux opérations (celle du donateur
et celle du donataire), nous pouvons, par extension, concevoir une
règle plus complexe qui unisse don et contre-don. La relation va
maintenant lier dans une règle deux opérations, l’une de donner à
quelqu’un qui reçoit, et l’autre de rendre quand on a reçu à quelqu’un
qui a donné » [Descombes, 1996, p. 246]. Pourtant, c’est précisément
cette extension de la logique qui ne se justifie pas logiquement :
en apparence, il n’y a rien dans la première triade intentionnelle,
A transfère B à C, qui impose la seconde, C donne D à A. La thèse
centrale de Mauss suppose même d’inverser ce que la logique
semble suggérer. D’un point de vue sociologique, on ne saurait en
effet concevoir un acte de don unilatéral. Loin de pouvoir dériver
par composition l’acte polyadique de « donner, recevoir, rendre » de
l’acte logiquement triadique de « donner », Mauss nous montre au
contraire que nous devons d’emblée considérer sociologiquement
la mélodie polyadique par elle-même, en tant qu’elle nous introduit
à un autre ordre du réel : l’ordre social saisi dans sa différence de
principe avec tout acte simplement intentionnel.
Cet écart se résume au fond à la présence même des obligations
constitutives, c’est-à-dire au fait que l’acte intentionnel et donc
libre de donner n’est en réalité qu’une réponse obligée à une chaîne
d’actes qui précèdent et suivent l’acte singulier, tant au moins que
les acteurs continuent à se conformer à la règle en question. Bref,
si on prend le don, en tant qu’acte intentionnel et obligatoire, alors
il faut prendre le contre-don et toute la mélodie pratique qu’il
présuppose et implique. En ce sens, il faut aller jusqu’à voir dans
le premier don, celui que la logique croit pouvoir analyser par lui-
même en tant qu’ordre autonome d’action, comme un contre-don,
puisqu’il n’y a jamais, si l’on croit Mauss, un « donner » qui ne soit
en un sens un « rendre » à l’autre ce qu’on a « reçu ». Pour cette
raison, l’échange différé de dons au cours d’une relation à deux
ne se comprend qu’en le renvoyant à un plus vaste échange dans
le temps long d’une relation qui engage non seulement plusieurs
152 Au commencement était la relation… Mais après ?

acteurs mais aussi différentes générations. Le temps du don apparaît


ainsi comme étant social seulement dans la mesure où il est aussi
historique.
On voit par là où il faut placer le triadique si l’on intègre une
philosophie de la logique à une philosophie des sciences sociales. Il
n’est pas dans le nombre des actants : dans le don, sociologiquement
compris, il y en a plus que trois, sans que l’on sache s’expliquer
logiquement pourquoi. Il y a ici une nécessité qui ne relève pas de
la logique mais bien d’un réel que seule la sociologie fait ressortir.
Mais le triadique sociologique n’est pas non plus, en fait, dans le
nombre des actes : s’il y a bien trois thèmes, l’étude de Mauss nous
révèle qu’ils font toujours partie d’un seul et même complexus, et
par là d’un seul et même don qui se tisse au fil du temps tout au
long de l’histoire d’une société et des groupes qui la composent.
Or ce même complexus ne tient ensemble que parce qu’il y a
des obligations qui, tout à la fois, débordent de l’acte physique
et intentionnel qui consiste à transférer une chose à quelqu’un,
tout en le constituant comme cet acte social et, plus précisément,
sociohistorique, qu’est le don. C’est donc ici qu’il faut placer, en
dernier lieu, le Tiers si on le comprend sociologiquement : il s’agit
de la règle obligatoire elle-même, en tant qu’elle est utilisée par
plusieurs acteurs pour constituer plusieurs actes diachroniques en
un seul.
Descombes souligne ainsi le pas supplémentaire, décisif, où
commence à s’éclairer véritablement en quel sens le tout est autre
chose que la somme des parties. Tout à l’heure, avec Peirce, il
s’agissait de voir dans l’intention l’élément qui permettait de joindre
deux termes, en eux-mêmes indépendants, en un même système
d’action les rendant interdépendants. Nous voyons à présent ce
qu’il faut de plus pour que ce système d’action nous apparaisse
comme social :
« Le holisme, dans sa définition philosophique la plus générale, est
l’idée que le tout ne résulte pas de la présence des parties (comme
leur résultat collectif), mais qu’il est donné avant qu’elles ne le soient
actuellement. Ici, cette préséance du tout sur les parties est à comprendre
comme la présupposition d’une règle pour que le fait en question soit
donné : pour que A puisse être décrit comme donnant C à B, il faut
que les faits bruts se produisent dans le contexte d’une règle de don »
[Descombes, 1996, p. 242].
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 153

Telle est la première leçon philosophique du don. Non seulement


les relations sociales sont libres et obligatoires, mais elles sont libres
parce qu’elles sont obligatoires. C’est la présence d’une obligation
constitutive qui rend possible cet acte intentionnel autrement
impensable qu’est le donner, puisque faute de la règle elle-même
l’individu ne saurait pas ce qu’il faudrait faire pour donner librement
ni ce qu’il faudrait répondre en cas d’écart significatif. La présence
d’une obligation constitutive au sein de l’action, en tant que point
d’appui pour la compréhension, la justification et la critique des
actes, représente ainsi la porte d’entrée dans un social qu’il faut
saisir non seulement dans la différence des places – donateur,
donataire – mais aussi dans la différence des générations, puisque
la règle, comme le don qui l’incarne, est toujours reçue et relancée.
Le « holisme » ainsi entendu n’a rien de déterministe, l’association
des parties en interaction étant soudée en une totalité dynamique – la
société engagée dans l’histoire – par des obligations constitutives
et non par des forces causales. 
Le don ne saurait pourtant être considéré comme un phénomène
social paradigmatique s’il venait simplement nous témoigner du
fait que les relations sociales ne sont pas seulement intentionnelles
mais encore obligatoires, et intentionnelles parce qu’obligatoires.
D’un point de vue sociologique, cela est vrai de tout fait social.
C’était du moins ainsi que Durkheim avait essayé de démarquer le
social, en le faisant remonter à la présence d’une « contrainte » qui
n’a rien de physique et tout de mental, puisqu’elle dépend toujours
de la libre acceptation d’une norme. À ce titre, Mauss ne semble
avoir fait autre chose que mettre à l’épreuve du don la détermination
durkheimienne du social par le normatif [Callegaro, 2015]. Le pas
supplémentaire accompli par Mauss par son recentrage sur le don
doit donc être placé ailleurs. Il consiste surtout à avoir mis en avant,
dans et par l’analyse du don, un régime spécifique de normes en tant
que foyer de production et reproduction du social à même l’action.
À travers le don, ce sont les relations de réciprocité qui sont placées,
par Mauss, au cœur du social. Or c’est sur l’explication à donner
de ce privilège apparemment accordé à la réciprocité que porte la
controverse retardée entre Mauss et Lévi-Strauss. Cette controverse,
il faut la dire retardée parce qu’elle n’est pas apparue ainsi à l’époque
de l’Introduction à Sociologie et anthropologie, Lévi-Strauss ayant
fait le possible pour figurer comme un héritier fidèle de son maître
154 Au commencement était la relation… Mais après ?

Mauss. Il revient à Descombes d’avoir su démasquer l’opération


rhétorique d’appel au précurseur, en formulant les principes d’une
divergence théorique fondamentale où se profilent « deux versions
incompatibles du holisme structural » [Descombes, 1996, p. 256].

Relations causales et relations normatives

Quelle est l’objection adressée par Lévi-Strauss à Mauss, au


moment où il doit hériter son enseignement et poursuivre à sa
manière le projet sociologique de l’École française ? À la surface,
Lévi-Strauss semble reprocher à Mauss de n’être pas allé jusqu’au
bout de son intention. Faute d’une logique et d’une psychologie
adéquates, il n’aurait pas su dégager la « structure » présidant aux
actions successives dont se compose la mélodie unitaire du don.
Dans cette perspective, Lévi-Strauss n’aurait fait que reprendre
le projet sociologique de l’École française, pour lui donner les
moyens logiques et psychologiques de son ambition holiste : le
structuralisme ne serait que le holisme sociologique bien compris
et mieux fondé. Descombes a raison de trouver cette critique pour
le moins « surprenante », voire tout à fait « injustifiée » [ibid.,
p. 248-249]. Il rappelle ainsi les différentes opérations accomplies
par Mauss, dans son Essai, pour étayer sa thèse holiste, à savoir
que donner, recevoir et rendre sont bien trois thèmes d’un même
complexus où se met en scène et se reproduit la société dans
son ensemble. Le problème se situe à un autre niveau. Or, à ce
niveau, ce qui apparaît, ce n’est plus la continuité apparente d’un
même effort, mais bien une rupture décidée qu’il faut qualifier
de paradigmatique, puisqu’elle visait à changer les présupposés
théoriques de la sociologie, pour réorienter la recherche dans la
direction d’une anthropologie qui ne serait même plus, de fait, une
science sociale.
Si Lévi-Strauss attribue à Mauss l’adoption d’un point de vue
empiriste et atomiste, en contradiction avec son holisme de principe,
c’est qu’il lit d’abord l’Essai comme une tentative d’expliquer
la pratique sociale du don. Mauss aurait essayé, selon Lévi-
Strauss, de faire tenir ensemble les morceaux épars de la structure
– « donner », « recevoir », « rendre » – en passant du plan descriptif
et compréhensif où l’on fait apparaître les règles qui fournissent
les raisons de l’action au plan explicatif où l’on essaye d’en rendre
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 155

compte par des causes. C’est ainsi qu’il serait tombé dans le piège
indigène du hau – l’esprit de la chose – dont il n’aurait su donner une
autre traduction rationnelle qu’en nous renvoyant à une énigmatique
« force morale » reliant entre elles les actions et les individus. C’est
cette acceptation de la rhétorique des acteurs que conteste Lévi-
Strauss, non pas parce qu’il voudrait s’en tenir au plan descriptif
et compréhensif, mais parce qu’il estime qu’il faut chercher, si l’on
tient à l’ambition de la science moderne, une autre explication :
l’obligation éprouvée, parce que déclarée, de rendre la chose serait
à concevoir comme l’effet non pas des passions sociales mises en
jeu dans le don mais d’une autre règle sous-jacente. Il s’agirait,
plus précisément, de « l’exigence de la Règle comme Règle » et
de sa traduction dans un principe de « réciprocité » qui permet de
surmonter « l’opposition du moi et d’autrui ». C’est du point de
vue d’une telle règle de réciprocité, agissant à l’insu des acteurs,
qu’il y aurait lieu de rendre compte du « caractère synthétique du
Don » [Lévi-Strauss, 2012 (1950)].
En ce sens, le mot indigène, hau, n’aurait pas d’équivalent dans
notre langue, non pas parce que nous manquons de pratiques de don,
mais parce qu’il n’aurait en fait aucun sens. Signifiant flottant, il ne
ferait que pointer une place vide que seule une nouvelle « science
de l’esprit » serait en mesure de remplir, en faisant apparaître le
principe causal qui l’explique. On sait que Lévi-Strauss, pourtant si
attentif aux avancées de la science, ne faisait par là que pointer à son
tour une place vide, celle d’une science à venir, imaginée comme
une psychologie des profondeurs fort différente de la psychanalyse
et dont la psychologie cognitive nous donne aujourd’hui une vague
idée. On est forcément ici en présence d’un autre paradigme. Si le
don est le phénomène social par excellence, l’explication fournie ou,
plus exactement, le renvoi spéculatif à une explication naturaliste
possible, fait reposer la totalité des faits sociaux sur un esprit conçu
comme une « pensée symbolique » dont l’énigme nous serait livrée
par une étude du cerveau.
Quoi qu’il en soit des opinions que l’on entretient au sujet des
prédispositions naturelles à la vie sociale et des espoirs qu’on ne
cesse de porter sur le développement d’une psychologie cognitive
à même de nous les faire connaître, il faut se demander si, dans
la substitution proposée par Lévi-Strauss, il n’y avait pas dès le
départ un vice logique qui aurait dû permettre de prévoir l’échec
156 Au commencement était la relation… Mais après ?

du premier programme structuraliste. C’est ce que Descombes met


en évidence, avec la sagesse rétrospective que le temps autorise, en
nous invitant à saisir l’erreur de principe commise par Lévi-Strauss
lorsqu’il a cherché à voir dans les obligations, manifestées par les
acteurs, l’effet de surface d’une « nécessité inconsciente », comprise
comme l’expression d’une contrainte psychologique exercée par
des mécanismes ultimement cérébraux. De fait, Lévi-Strauss a fait
passer un approfondissement scientifique indispensable pour ce qui
nous apparaît, après Peirce et Wittgenstein, comme une confusion
conceptuelle entre des ordres de réalité irréductibles. Alors que
la sociologie doit se proposer d’approfondir la compréhension de
ce qu’il y a de social dans l’intentionnel, Lévi-Strauss a proposé,
souligne Descombes, une régression impossible « de l’intentionnel
au naturel, des faits idéologiques aux faits bruts, de la relation
triadique à des chaînes de relations dyadiques (causales) »
[Descombes, 1996, p. 250].
Par là même, Lévi-Strauss a confondu les différents registres
de la nécessité, qu’une pensée sociologique consciente de sa tâche
propre doit au contraire savoir distinguer. La nécessité dont il est
question lorsqu’on invoque la règle dans le don est en effet d’ordre
moral, au sens à la fois mental et déontique : point d’appui d’une
action intentionnelle, elle l’ordonne tout en lui donnant un sens.
Parce qu’une règle de ce type ne se soutient que du maniement
des sanctions par les acteurs, elle peut certes rester implicite et
inarticulée – à tel point qu’il revient au sociologue de la dégager
complètement –, elle ne saurait être totalement méconnue, comme
l’est un mécanisme infra-conscient inscrit dans les circuits du
cerveau. Les règles sociales, pour autant qu’il s’agit de normes,
sont donc des faits idéologiques irréductibles qu’il faut décrire,
comprendre et expliquer de l’intérieur, bien qu’elles aient des
conditions d’existence d’ordre matériel non seulement dans le
milieu interne de l’organisme mais aussi dans le milieu externe de
l’environnement.
On peut donc, on doit même exiger des explications de ces faits
idéologiques, mais elles doivent être homologues à ce qu’elles
expliquent, à moins qu’il ne s’agisse de poser un tout autre problème,
d’ordre par exemple phylogénétique. En ce sens, on peut sans
doute trouver que le renvoi de Mauss à la présence d’une force
morale n’explique encore rien, mais il faut alors proposer une autre
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 157

explication qui reste dans le registre intentionnel et normatif qui


caractérise toute action sociale. Renvoyer aux structures de l’esprit,
conçues comme des mécanismes psychologiques infraconscients,
laisse entendre que nous avons franchi une étape dans l’avancée
de la science, alors que rien n’a été en réalité expliqué, au niveau
même où la question était posée.
En revenant philosophiquement sur l’étude de Mauss, pour
préciser davantage l’écart qui sépare sa perspective sociologique de
celle psychologique de Lévi-Strauss, Descombes nous donne ainsi
des indications précieuses de la direction qu’il faudrait prendre. Que
veut dire inscrire la règle de réciprocité du don dans le registre de
la nécessité morale – mentale et déontique ? Pour le voir, il faut
prendre en considération la signification de la négation, en tant
que formulation d’une impossibilité : « Tu ne peux pas… » Dans
le cas de la nécessité logique, cette négation indique un obstacle
qui est en fait inexistant parce qu’il est dépourvu de sens : en disant
« tu ne peux pas dire de ce cercle qu’il est carré », on ne prive
l’autre d’aucune possibilité, puisque l’usage d’un concept exclut
d’emblée la possibilité de recourir à l’autre. Dans le cas d’une
nécessité physique, la négation indique en revanche un obstacle
tout à fait réel et compréhensible mais qui est en fait au-dessus de
nos forces, étant donné notre constitution biologique : en disant « tu
ne peux pas traverser l’océan en nageant », on ne fait que rappeler
à l’autre les limites que lui assigne son corps. Lorsqu’on dit à
quelqu’un « tu ne peux pas ne pas lui rendre, s’il t’a donné », c’est
un troisième genre de nécessité qu’on signale. Elle n’est pas interne
au langage et à toute réalité, comme la nécessité logique, ni inscrite
dans le réel naturel, comme la nécessité physique. Le rappel d’une
règle déontique – si tant est qu’on tient compte de sa dimension
constitutive – nous introduit donc à un autre ordre de réalité.
C’est ce qui avait fait dire à Durkheim de ce troisième genre de
nécessité, la nécessité morale, qu’elle représente la voie royale pour
entrer dans le social. Or la nécessité morale a ceci de caractéristique
que la négation y est à la fois prévue et exclue. L’acte contraire à
la règle est en effet pensable et physiquement réalisable : on peut
garder pour soi ce qu’il faudrait rendre. Il est même en un sens
requis par la règle, mais seulement au titre d’une négation qui
l’accompagne comme son ombre. On a pris souvent cette négation de
la négation opérée par les règles dotées de nécessité morale comme
158 Au commencement était la relation… Mais après ?

si elle impliquait une restriction de l’horizon du possible : c’est


ainsi qu’on a réduit la « contrainte » durkheimienne à une sorte de
contrainte physique interférant avec une supposée liberté naturelle
des agents. C’était oublier la dimension constitutive de ces règles
obligatoires, qui créent les possibilités mêmes qu’elles ordonnent.
Pour être sanctionné faute d’avoir rendu, il faut d’abord qu’on ait
été introduit à la pratique globale qui rend possible le fait même
de donner, ce qui est loin de représenter, si l’on a compris Mauss,
une possibilité naturelle, inscrite dans les tendances spontanées à
agir du corps propre.
La présence d’une négation de la règle – d’une faute
sanctionnable – a donc une vertu propre, c’est de mettre en évidence
à la fois la règle et ce qu’elle suppose. Le sociologue lui-même, on
l’a rappelé plus haut, doit s’y appuyer, s’il veut repérer les normes
qui président au déroulement de l’action. Descombes précise en
ce sens que lorsqu’il s’agit des obligations constitutives, la faute
s’opposant à la règle apparaît comme « contraire aux principes,
idéaux, fins dont l’agent tient compte quand il se soucie de conserver
un statut moral » [Descombes, 1996, p. 252, note]. On entrevoit
par là la brèche qui s’ouvre à une explication qui voudrait aller
au-delà du sens commun des acteurs, sans pourtant trahir le langage
normatif qui caractérise leur rhétorique. Cette explication doit
d’abord approfondir la compréhension de ces idéaux qui se tiennent
derrière la règle et la supportent comme ce à quoi elle renvoie. Dire
règle, ce n’est pas dire la même chose qu’idéal. Alors qu’une règle
prescriptive est faite, lorsqu’elle est énoncée, pour qu’on puisse
trancher par oui ou par non le fait de savoir si elle a été respectée,
l’idéal laisse, par lui-même, toujours place à l’incertitude d’un oui
et non. Il est, pour cette raison, bien plus difficile à articuler que
la règle, étant par nature vague et indéterminé. C’est sans doute
vers cet horizon d’idéaux qu’entendaient diriger notre attention
Durkheim et Mauss en faisant référence à la « force morale » qui
se tient en dessous de la règle de droit. On touche là le dernier point
à analyser, pour expliciter la seconde leçon du don.

Relations symétriques et relations asymétriques

La mise à jour de la controverse entre Mauss et Lévi-Strauss


opérée par Descombes a ce premier effet théorique : elle fait ressortir
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 159

davantage ce contraste logique entre nécessité morale (mentale


et déontique) et nécessité physique, contrainte par des normes
et contraintes par des mécanismes, qui est au fondement même
de toute démarche sociologique. Cette distinction se présente,
chez Lévi-Strauss, sous la forme d’une confusion qui mine à la
racine la prétendue avancée structurale. Descombes résume ainsi
cette confusion : « Lévi-Strauss semble dire que les indigènes
appréhendent sur le mode déontique, comme une obligation, une
nécessité qui est en réalité naturelle ou physique » [Descombes,
1996, p. 252, note]. Or, dans ce déplacement, depuis un régime de
la nécessité à un autre, ce n’est pas seulement une confusion logique
qui a été commise, c’est aussi un obscurcissement sociologique qui
s’est par là même produit.
Une fois déplacée (illusoirement) sur le plan de mécanismes
infraconscients, il est en effet une question à propos de cette règle
de réciprocité qu’est le don qui finit par perdre son sens : c’est
celle des fondements normatifs mêmes de la règle. Cette question
perd doublement son sens parce que, transformée en un mécanisme
psychique, la Règle, comme l’écrit Lévi-Strauss, avec une majuscule
qui signale bien son caractère de socle ultime, devient le fondement
dont on ne saurait demander quel est le fondement et ceci d’autant
moins qu’elle se présente comme un fait naturel et non normatif. À
l’inverse, les règles, une fois qu’on les considère par elles-mêmes, à
savoir comme des exigences qui ne sont jamais totalement tacites,
mais au mieux implicites, ne se soutiennent pas par elles-mêmes :
investies dans une action intentionnelle, elles renvoient toujours à
ces idéaux qui mettent un terme à la chaîne du désirable. C’est ici
qu’on s’attend à ce que les sociologues nous apportent davantage
de lumières, les acteurs engagés dans l’action ne se souciant pas
très souvent d’aller jusqu’à articuler les idéaux dans leur travail
d’explicitation.
On peut alors comprendre autrement le renvoi en effet vague au
ciment affectif et mystique que présuppose la règle du don si l’on
s’arrête sur ces faits qui, dans l’Essai de Mauss, nous permettent
d’en préciser la nature. Il s’agit de faits religieux, ces mêmes faits
que Lévi-Strauss a été conduit à négliger, faute de faire face à ce
que la règle, prise par elle-même, a d’insoutenable. De fait, ce que
Mauss a mis en évidence, c’est que l’obligation propre à la règle
de réciprocité du don ne règne pas seule. À tirer la leçon de son
160 Au commencement était la relation… Mais après ?

texte au sujet du social, il faut dire au contraire qu’il nous invite


à ne pas absolutiser la réciprocité : à ne pas croire, autrement dit,
qu’on puisse en faire le principe générateur de toutes les relations
sociales. C’est que la réciprocité ne se soutient que si elle est à son
tour globalement niée et cela d’une double façon. À l’intérieur
des relations entre les hommes, cette négation du don se présente
sous la forme de ces objets qu’on ne peut ni échanger (pour les
consommer) ni donner (pour les faire circuler), mais qu’il faut
garder pour les transmettre [Weiner, 1992 ; Godelier, 1996]. Or
ces objets inaliénables, dont on n’a pas de peine à imaginer qu’ils
soient suprêmement précieux pour le groupe, qu’ils permettent
de constituer dans le temps en tant que son identité collective s’y
projette, ont ceci de spécifique qu’ils sont sacrés. Cette présence
du religieux au cœur du social permet de comprendre pourquoi le
don en tant que pratique sociale ne peut pas non plus se soutenir
sans une deuxième négation, qui s’opère cette fois-ci à l’extérieur,
ou plus exactement à la frontière, du groupe. Elle prend la forme
du sacrifice qu’il faut toujours réserver aux dieux, avant de pouvoir
faire circuler quoi que ce soit entre les hommes.
On voit par là que la double négation du circuit social du don
– sacraliser certains objets, sacrifier aux dieux – vient d’une source
commune, la religion du groupe. Descombes relève ainsi ce qui s’est
perdu de vue dans la lecture imposée par Lévi-Strauss de l’Essai
de Mauss : il s’agit de tout ce qui touche au religieux. Ayant fixé
une définition abstraite du « social », d’après laquelle ce dernier
se ramène à l’« échange réciproque », Lévi-Strauss a été forcé de
laisser de côté ce qui apparaît, aux yeux mêmes des acteurs, comme
le fondement même des relations qu’ils entretiennent : leur religion
commune [Karsenti, 2012]. On aurait tort d’y voir seulement un
oubli de circonstance qu’on pourrait aisément corriger en ajoutant à
la description les faits religieux oubliés. Le social se présentant, du
point de vue même de Lévi-Strauss, comme un système, l’oubli de
ces faits ne conditionne pas seulement la description, mais encore
l’explication, pour autant que dans les faits religieux un autre ordre
de relations apparaît qui, opposé à l’autre, prétend le fonder. Il s’agit,
fait remarquer Descombes en reprenant un concept central de Louis
Dumont, des « relations hiérarchiques » en tant que traduction
sociale des « relations d’ordre ». Comme il le souligne, ce genre de
relations se caractérise par le fait que les agents ne se trouvent pas
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 161

assignés, à la différence des relations de réciprocité, à des places


symétriques : « Une relation d’ordre est une relation asymétrique :
si A est plus grand que B, B n’est pas en même temps plus grand
que A » [Descombes, 1996, p. 264]. Telle est la relation entre les
acteurs et les puissances supérieures auxquelles ils nous renvoient
lorsqu’on leur demande à qui sont réservés les sacrifices et pourquoi
les objets soustraits au don sont sacrés.
Faut-il dès lors prendre au pied de la lettre ce renvoi et s’y
appuyer pour expliquer la pratique du don dans les termes religieux
mêmes des indigènes ? C’est un pas que les chercheurs en sciences
sociales, soucieux de s’inscrire dans un monde moderne qu’ils
estiment désormais séculier, ne sont pas disposés à accomplir.
Même ceux qui, comme Maurice Godelier, ont souligné les limites
de la solution structuraliste, résistent ainsi à ce déplacement de
l’explication sociologique sur le plan des représentations religieuses
[Descombes, ibid., p. 259]. On semble alors pris dans une impasse.
Si l’on cherche une explication rationnelle, scientifique, on risque de
sortir, comme Lévi-Strauss, du langage normatif qui caractérise les
échanges accompagnant les pratiques du don : pour être formulée
dans le langage naturaliste de la science moderne, l’explication
psychologique n’en est pas moins apparente, puisqu’elle ne
répond pas à la question de départ qui concerne le fondement des
normes acceptées et suivies par les acteurs. Mais si l’on cherche
l’explication rationnelle de la règle dans le langage des indigènes,
on a beau passer des règles morales et juridiques aux représentations
religieuses qui en sont au fondement, on n’obtient pas une véritable
explication causale, intelligible même pour nous qui n’adhérons
plus aux croyances des acteurs en question.
La seule manière de sortir de cette alternative entre psychologie
individuelle et religion collective, c’est de reprendre la perspective
ouverte par Durkheim et prolongée par Mauss : il faudrait voir
dans le religieux le social lui-même, mais exprimé sous une forme
symbolique qui demande à être déchiffrée pour qu’elle nous
devienne accessible. C’est ce que fait en dernier lieu Descombes,
en nous invitant, à la suite de Dumont, à voir dans le don un
moment d’une bien plus vaste symphonie pratique composée par
des relations réciproques et des relations hiérarchiques, symétriques
et asymétriques. Il faut alors voir ce qui, pour les modernes, peut
venir occuper cette place qui n’est pas seulement celle de la règle,
162 Au commencement était la relation… Mais après ?

mais encore celle des puissances plus grandes qui la fondent. On


dira, en termes durkheimiens, que c’est la société elle-même avec
ses idéaux propres. Il faut pourtant se demander ce qui se trouve
par là introduit.

Relations de domination et relations de justice

Lorsque les modernes se trouvent confrontés aux relations


hiérarchiques, ils ont en effet tendance à y voir des relations de
pouvoir où se produisent et se reproduisent des inégalités héritées
qu’on juge arbitraires. C’est ainsi que, dans une étude fort pénétrante,
proche des analyses proposées ici, François Athané explique le
défaut principal de la théorie sociale de Lévi-Strauss, fondée sur
une généralisation indue des relations de réciprocité. En plus de
confondre le don et l’échange, cette théorie laisse de côté « la
possibilité de transferts irréductibles à un cycle de réciprocité »,
c’est-à-dire de « transferts unilatéraux » comme le sont « l’impôt
payé par un particulier à l’État » ou « le tribut qu’une cité vaincue
verse à ses vainqueurs » : le postulat de réciprocité posé par
Lévi-Strauss au fondement du social finirait ainsi par éluder « la
possibilité de transferts produisant ou exprimant une domination
entre les hommes » [Athané, 2011, p. 140]. Suivant les études
d’Alain Testart, Athané définit les transferts ayant lieu sur l’axe
des relations hiérarchiques, où un dû apparaît qui n’est pas un don
ni un contre-don, comme des « transferts d’un troisième type ». La
différence décisive entre un dû et un don tiendrait, dans le cadre de
cette analyse, au fait que l’un est exigible alors que l’autre ne l’est
pas. L’exigibilité des transferts de troisième type, comme l’impôt
ou le tribut, est alors renvoyée à l’exercice possible de la « force » :
« Quelque bien ou prestation est exigible si et seulement si le groupe
social reconnaît comme légitime que, pour l’obtenir, recours puisse
être fait, en dernière instance, à la contrainte physique » [Athané,
2011, p. 188].
L’exigibilité serait donc une modalité spécifique de l’obligation,
celle qu’impose, en ce qui nous concerne, un État disposant d’un
monopole légitime de la violence. Tel serait le « sens fort »
de l’obligation : il permettrait, selon Athané, de mieux cerner la
thèse de Mauss, en introduisant « une distinction plus précise entre
le dû (dette ou tribut) et le don » [ibid., p. 144-145]. Toutefois,
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 163

même en admettant cette distinction entre don et dû, il faut encore


distinguer entre l’obligation juridique fondée sur la possibilité
d’un recours justifié à la contrainte physique, légitimé par des
normes partagées, et les rapports de domination reposant sur le seul
exercice de la force ou sur des normes sociales ne fournissant plus
une justification adéquate de l’obligation juridique aux yeux des
acteurs. Les relations hiérarchiques, y compris lorsque l’usage de
la force est une possibilité prévue, ne sont pas coextensives avec
les rapports de domination.
Tout ce qui est dû de façon unilatérale n’est donc pas forcément
extorqué et ce n’est que parce que cette possibilité existe qu’on peut
ensuite repérer et critiquer les cas où ce qui est en apparence dû est
en fait extorqué. D’un point de vue sociologique, les relations de
domination se caractérisent ainsi par le fait que la contrainte y perd
de son autorité normative, se fondant davantage sur la menace de la
force, les détours de la ruse ou sur l’exploitation d’une supériorité
indue que sur la validité de la règle acceptée par les acteurs. En ce
sens, pour identifier et mettre en question les formes de domination
présentes dans les relations sociales, c’est encore au social qu’il faut
faire appel, mais en tant qu’il supporte aussi une exigence de justice
irréductible à la domination, celle-là même que les relations de don
mettent idéalement en jeu entre les hommes et que les rapports de
pouvoir subvertissent. Telle est la dernière et véritable leçon du don :
« Le don ne peut avoir lieu qu’au sein d’un ordre de justice, lequel
ne peut s’établir qu’entre des personnes autonomes » [Descombes,
1996, p. 242].

Il resterait à préciser en quoi consistent pour nous ces relations


de justice, sachant que nos sacrifices ne s’adressent plus aux dieux
ou à Dieu, mais à des groupes et à la société dans son ensemble.
Peut-être s’agit-il juste pour la sociologie de voir de plus près ce
qui se cache dans cet acte social en apparence simple, et pourtant si
difficile à réaliser pour certains, qui consiste à toujours payer quand
il faut ses impôts [Durkheim, 2010 (1950), p. 190].
164 Au commencement était la relation… Mais après ?

Références bibliographiques

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Réciprocité anthropologique
et réciprocité formelle

Mireille Chabal

Pierre rencontre Paul et le salue, Paul lui rend son salut : leur
salut est réciproque. On parle aussi d’échange de saluts, voire
d’interaction. Mais est-ce un échange, est-ce une interaction ? Et
jusqu’à quel point la réciprocité formelle, mathématique, binaire,
s’y applique-t-elle ?
Dans un triangle, si le carré d’un côté est égal à la somme des
carrés des deux autres côtés, alors ce triangle est rectangle : c’est
la réciproque du théorème de Pythagore ; la conclusion devient
l’hypothèse, l’hypothèse devient la conclusion. La réciprocité
logique, qu’on appellera formelle, est la réversibilité de l’hypothèse
et de la conclusion (d’un théorème) ou bien celle du sujet et de
l’attribut (d’une proposition), ou encore de la cause et de l’effet
(d’un phénomène).
Si l’on s’intéresse à la subjectivité de Pierre et de Paul, ne
faut-il pas prendre en compte une réciprocité anthropologique
plus complexe que la simple réciprocité formelle ? La réciprocité
anthropologique relèverait d’une logique plus fine que la logique
usuelle d’identité, elle ferait apparaître entre les partenaires un
Tiers qui les humaniserait, elle serait anthropogène, elle ferait de
nous des êtres de parole.
Aristote l’avait aperçue : nous sentons ensemble, disait-il,
énonçant un cogito, ou plutôt un sunaisthanometha pluriel et
166 Au commencement était la relation… Mais après ?

affectif1. Cette affectivité commune est parfois comprise comme une


fusion. Nous l’interpréterons plutôt comme fusion et différenciation
à la fois, Tiers contradictoire en lui-même, et nous essaierons de
montrer que c’est cela qui produit le sens.
Le recours à une logique plus générale que la logique classique
d’identité, la logique dynamique du contradictoire, que Stéphane
Lupasco a proposée en 1951, est resté longtemps tabou parce
qu’on a cru celle-ci irrationnelle. Cependant, depuis deux ou
trois décennies, sans doute sous l’influence de Lacan2, ce tabou
semble se fissurer3. Nous tâchons de montrer pourquoi la logique
du contradictoire de Lupasco est éclairante dans les faits humains.
Nous prenons donc nos distances avec la réduction par Lévi-Strauss
de la réciprocité anthropologique, sous sa forme du donner-recevoir-
rendre de Mauss, à un échange, et, également, avec la réduction de
la réciprocité anthropologique et anthropogène à une interaction,
la Wechselwirkung kantienne chère à Simmel.

Mise à l’écart de la réciprocité, comprise


comme réciprocité formelle

L’idée de réciprocité appliquée aux dons et à bien d’autres relations


humaines est souvent récusée parce qu’elle est comprise comme la
réciprocité formelle qui préside à l’échange : je donne si tu donnes.

1. Éthique à Nicomaque (IX,9,1170 a 29-1170 b13) ou (IX IX 9-10), commenté


par Dominique Temple et Mireille Chabal [1995, p. 208].
2. Lacan, qui connaissait personnellement Lupasco, a fait connaître le « Tiers
inclus » sous le nom de l’Autre (le grand Autre), que les commentateurs interprètent
comme l’ordre du langage ou l’Inconscient. Le Tiers inclus de Lupasco est une notion
logique, qu’on ne peut ramener à une réalité matérielle ou symbolique (le langage,
l’argent, l’État, le phallus, etc.) mais qui reçoit cependant une interprétation ontologique
comme les quatre autres termes de sa logique (actualisation, potentialisation,
implication positive, implication négative). Lupasco applique la notion logique de
Tiers inclus à la fois au vide quantique et au psychisme.
3. On voit apparaître des allusions au « Ttiers inclus » sous diverses plumes.
De son côté, Lucien Scubla a introduit la problématique du Tiers dans les sciences
sociales dès 1984 dans son séminaire au CREA, Logiques de la réciprocité, jamais
deux sans trois ? [Scubla, 1985]. Les références sont Lévi-Strauss, Hocard, Girard.
Le Tiers n’y est pas conçu comme le contradictoire mais la question est posée d’une
structure ternaire (avec trois partenaires ou avec un Tiers extérieur les surplombant)
qui s’imposerait à la structure binaire de la réciprocité.
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 167

Voici par exemple Hans Jonas : nos devoirs envers les générations
futures, à établir comme un impératif catégorique, ne sauraient se
fonder sur la réciprocité : par définition, qu’ont-elles fait pour moi4 ?
Voici Emmanuel Lévinas : je suis responsable de l’autre, jusqu’à me
substituer à lui, répondre de ses actes, mais il n’y a pas réciprocité.
Nos places ne sont pas réciproquables [1988a, p. 6]. Voici Jacques
Derrida : le don, pour être un don, doit être sans réciprocité. Il doit
être ignoré de celui qui reçoit et il faudrait qu’il le soit même de
celui qui donne [1991 ; 1992 ; 1994]. Voici Pierre Legendre : la
réflexivité ne doit pas être confondue avec la réciprocité qui ne
comporte pas de Tiers5. Voici Michel Henry : la réciprocité qui
n’est qu’humaine est la marque du néant6 !
Ces auteurs – mais l’on pourrait continuer – entendent par
réciprocité la réciprocité formelle qui, en effet, est une permutation
binaire ne laissant pas de place à un troisième terme. Leur critique
ne concerne pas une réciprocité anthropologique où les dynamismes
antithétiques donneraient lieu à une résultante, un Tiers psychique,
spirituel.

4. Hans Jonas [1993, p. 64]. Les devoirs envers les générations futures ne peuvent
se fonder sur aucune sorte de contrat tel que l’exprimerait la boutade : « L’avenir,
qu’a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu’il respecte, lui, mes droits ? » Jonas
parle de réciprocité formelle mais, de plus, n’envisage comme réciprocité que la
réciprocité directe, il ne compte pas comme réciprocité la réciprocité ternaire entre
les générations qu’avait aperçue Marcel Mauss : les enfants feront pour leurs enfants
ce que leurs parents ont fait pour eux. (Dans La cohésion sociale dans les sociétés
polysegmentées (1931), Mauss classe cette structure de réciprocité dans la « réciprocité
alternative indirecte ». )
5. Pierre Legendre [1994, p. 81] écarte la « réciprocité » au profit de la réflexivité
car il comprend la première comme la réciprocité formelle, très explicitement coupée
du Tiers : « Il faut préciser qu’au niveau de la dialectique spéculaire la réflexivité n’est
pas la réciprocité. La réflexivité suppose le détour par un lieu tiers et se joue sur deux
registres distincts ; la réciprocité n’est pas ternaire, elle suppose l’interchangeabilité
des termes, sur fond d’homogénéité de registre. Exprimée remarquablement par la
formule d’une enfant : “mon père me ressemble”, la relation de réciprocité est coupée
de la problématique du Tiers et met en scène deux pions interchangeables. Dans
l’idéologie contractualiste contemporaine, la réciprocité ainsi entendue est devenue
valeur politique à travers le discours du sujet-Roi ; elle tend à défaire toute mise
en scène du principe d’altérité, fondement de l’écart et de la limite pour le sujet. »
6. Selon Michel Henry [2002], la Parole du Christ condamne la réciprocité
« naturelle » dans les relations humaines parce qu’elle ne fait intervenir, pense-t-il,
que les termes de cette relation. Mais il reconnaît une réciprocité nouvelle instaurée
par le Christ entre les hommes, et une réciprocité entre le Père et le Fils où le Tiers
est l’Esprit.
168 Au commencement était la relation… Mais après ?

Mais pourquoi s’obstiner, face à un tel consensus, à appeler


« réciprocité » la réciprocité anthropologique ? Ne devrait-on pas
lui donner un autre nom, par exemple mutualité ou convivialité ?
Mais, outre le fait que l’usage du terme de réciprocité (avec son
ambiguïté) est bien établi en anthropologie, mutualité limite la
réciprocité à une seule de ses structures, la structure partage, et
convivialité à une seule de ses formes, laissant tomber la réciprocité
négative, si importante d’un point de vue théorique7.

Critique de l’interprétation de la réciprocité


anthropologique comme échange d’objets

La relation de réciprocité au sens anthropologique peut ou non


utiliser des objets. Dans l’humanité primitive (que nous ne pouvons
que conjecturer, les sociétés dites primitives n’étant pas des fossiles
vivants [Lévi-Strauss, 1952]) on peut penser que les choses, les
objets, les personnes qui circulaient, en même temps que bien
réelles, étaient des symboles. Chez les Houaïlou, observe Leenhardt
[1971, p. 215], la parole se dit No, comme l’offrande rituelle. Loin
que les femmes et les signes soient « échangés » comme des biens,
on peut penser, contre les interprétations utilitaristes de Lévi-
Strauss8, mais grâce à ses observations, que les biens et les signes
eux-mêmes sont comme les femmes ou les hommes les symboles
des expériences les plus sacrées9, les symboles du Tiers né de la
réciprocité anthropologique.
Pierre rencontre Paul et le salue, Paul rend son salut à Pierre.

7. Voir infra, note 11. Sur les structures, Dominique Temple [1998, p. 234-243].
8. Par exemple, chaque fois qu’il évoque la fameuse rencontre des Nambikwara,
Lévi-Strauss la justifie par le désir de se procurer grâce à l’échange certains biens
convoités : « Les petites bandes nomades des Indiens Nambikwara du Brésil occidental
se craignent habituellement et s’évitent ; mais en même temps elles souhaitent le
contact, parce que celui-ci leur fournit le seul moyen de procéder à des échanges et de
se procurer ainsi les produits ou articles qui leur manquent. Il y a un lien, une continuité,
entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges
sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions
malheureuses » [Lévi-Strauss, 1967, chap. V, « Le principe de réciprocité », p. 78].
La description de la rencontre des Nambikwara, évoquée ici dans Les Structures
élémentaires de la parenté, figure dans Tristes Tropiques, et surtout elle est développée
dans La Vie familiale et sociale des indiens Nambikwara.
9. Lévi-Strauss le dit de la nourriture [1967, p. 43].
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 169

Ici aucun objet ne circule. Les signes (gestes ou mots) qu’on


est censé « échanger » ne se laissent réduire à des objets d’échange
que par parti pris. C’est seulement la grammaire, en français, qui
peut faire du salut ou du bonjour un complément d’objet. On est
dans le langage, le langage silencieux si aucun mot n’est prononcé.
Si Pierre et Paul entament une conversation, les paroles qui vont
et viennent, ne sont pas non plus des objets qu’ils échangent. Sans
doute la confusion est tentante, comme le remarque Benveniste :
« Assurément, dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de la parole
suggère un échange, donc une “chose” que nous échangerions, elle
semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que
nous sommes prompts à hypostasier en un “objet” » [1966, p. 259]

Mais parler, ce n’est pas échanger des signes ou des symboles


comme des objets, dans un va-et-vient dont la réciprocité formelle
serait la clé. D’abord parce qu’on n’aliène pas l’idée, le mot, le
signe… comme une chose ; à vrai dire, on ne l’aliène pas : je ne
m’approprie jamais mon idée autant que lorsque je la communique.
Surtout parce qu’il faut que du mouvement vice versa surgisse le
sens comme un Tiers irréductible aux termes qui circulent. Le sens
est contenu dans le langage, mais il l’est parce que des actes de
parole l’ont créé et l’y ont déposé, et le réactivent tous les jours.
Le petit « drame » de la rencontre qui a précédé le salut
réciproque est si fugitif qu’on ne l’apercevrait pas, sauf circonstances
exceptionnelles : par exemple Pierre et Paul ne se connaissent
pas et se rencontrent dans un lieu désert. Mais le regard éloigné
de l’ethnologie nous permet d’observer cet instant d’incertitude
réciproque où l’incertitude de l’un sur les sentiments de l’autre
nourrit son incertitude sur ses propres sentiments. Lévi-Strauss l’a
analysé dans le cas du rapprochement obligé dans un espace exigu
et pour un certain temps de deux étrangers, par exemple à une même
table dans les petits restaurants languedociens10. La promiscuité
contredit la norme de réserve en vigueur entre inconnus. Cette
contradiction crée une gêne qui, si elle se prolongeait, observe-t-il,
deviendrait de l’angoisse. Mais le « drame » est dénoué quand l’un
prend l’initiative de verser le contenu de sa carafe de vin dans le
verre de l’autre. Aussitôt celui-ci répond par le geste réciproque

10. Claude Lévi-Strauss [1967, chap. V, p. 69]. Ce passage célèbre est souvent
cité, par exemple par Vincent Descombes [1996].
170 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’offrir son vin. Exemple crucial choisi par Lévi-Strauss ! car,


ici, il y a circulation matérielle, « échange » si l’on veut, au sens
opératoire, nul au sens économique, mais plein de sens : « D’un
point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a
perdu, commente Lévi-Strauss. Mais c’est qu’il y a bien plus dans
l’échange que les choses échangées. »
Un échange plein de sens ou bien plus qu’un échange ? Dans
une région viticole et de culture chrétienne, le vin est symbole
institué de convivialité et communion, cela peut justifier la notion
d’échange symbolique, l’échange de symboles déjà constitués. Mais
le geste réciproque d’offrir son vin n’est-il pas plutôt une invention
créatrice du sens ? Lévi-Strauss souligne que l’acceptation de l’offre
du vin autorise l’offre de la conversation. Et lui-même rapproche
cette « situation fondamentale » de la situation d’origine, réelle ou
mythique, de la rencontre des premiers hommes :
« […] L’attitude respective des étrangers du restaurant nous apparaît
comme la projection infiniment lointaine, à peine perceptible, mais
néanmoins reconnaissable, d’une situation fondamentale : celle dans
laquelle se trouvent des individus ou des bandes primitives, entrant
en contact pour la première fois ou exceptionnellement, avec des
inconnus » [ibid., p. 70].

C’est la rencontre des Nambikwara (voir supra, note 8). Le


moment de la rencontre est retardé pendant plusieurs semaines.
Les deux bandes étrangères « craignent la prise de contact et en
même temps elles la désirent ». Lévi-Strauss souligne qu’elle ne
peut avoir lieu par hasard « car, depuis plusieurs semaines, elles
guettent la fumée verticale de leurs feux de campement qui s’élève,
parfaitement discernable à plusieurs dizaines de kilomètres, au
milieu du ciel clair de la saison froide. » « Pendant des jours ou
des semaines, on s’évite. » Un soir, « les femmes et les enfants se
dispersent dans la brousse et les hommes partent pour affronter
l’inconnu ». La rencontre commence par une longue suite de
protestations contradictoires des deux groupes : « Nous sommes
très irrités ! — Nous ne sommes pas irrités, nous sommes vos
frères ! vos amis ! » Puis un campement commun s’organise, chaque
groupe se reforme autour de ses feux. Commencent les chants et
les danses, « au cours desquels chaque groupe déprécie sa propre
exhibition au profit de celle des autres : « Les Tamandé chantent
bien ; bien chanter pour moi, c’est fini ! » Mais tout au long de la
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 171

nuit ces manifestations aimables s’accompagnent de gestes stylisés


d’hostilité, de débuts de rixes, d’agressions simulées, « dans un
extraordinaire vacarme », comme si le jeu était de prolonger le
moment indécidé de la rencontre : ami, ennemi ? Vers le matin,
« toujours dans le même état d’irritation apparente, et avec des
gestes sans douceur, les adversaires se [mettent] alors à s’inspecter
mutuellement, palpant rapidement les pendants d’oreille, les
bracelets de coton ».
Puis, la ronde des présents commence dans le cas où la fête
l’emporte sur la guerre. Lévi-Strauss interprète ces dons comme des
échanges, au sens utilitariste, de même les mariages dans lesquels
les deux bandes scellent leur alliance : les Nambikwara décident
de s’appeler beaux-frères et des mariages deviennent possibles
selon leur système de parenté. Selon Lévi-Strauss, les raisons de
ce rapprochement seraient le désir de se procurer certains biens ou
des femmes, biens par excellence. Nous dirions plutôt avec nos
catégories [Temple et Chabal, 1995] que la réciprocité d’origine
propre à la « situation fondamentale » (amis ? ennemis ?) est elle-
même objet de désir et fait place à la réciprocité « positive » (la
réciprocité des dons), et même à la réciprocité « symétrique »,
grâce à l’alliance, en repoussant dans la virtualité la réciprocité
« négative11 ». La guerre potentielle apparaît comme une composante
essentielle de la situation fondamentale ou contradictoire.
Pour Lévi-Strauss, conformément à la logique classique,
le contradictoire reste l’insupportable qu’il faut dépasser ou
neutraliser. Mais ses observations nous permettent d’outrepasser
sa pensée : ne devrait-on pas voir dans la « situation fondamentale »,
contradictoire, la matrice du sens, puis du langage qui le prend
en charge ? C’est en se relativisant mutuellement, en effet, que
les contraires coexistants prennent sens et cette confrontation des
contraires est rendue possible par la réciprocité anthropologique.
Comme l’écrit Dominique Temple :
« […] Où naît la parole, partout se trouve la même matrice : la relation
de réciprocité. En remettant les clefs de l’avènement de la conscience à

11. La guerre primitive n’est pas la guerre de tous contre tous, le chaos. Ce n’est
pas non plus le « don du meurtre » comme il est dit pour subsumer la réciprocité
négative sous le don. Dans le don, c’est celui qui agit, le donateur, qui se dit vivant, dans
la réciprocité de vengeance c’est celui qui subit qui acquiert une âme de vengeance,
la conscience d’être vivant.
172 Au commencement était la relation… Mais après ?

la biologie et à la psychologie, le maître de l’anthropologie structurale


fait preuve de trop de modestie. Personne d’ailleurs n’a apporté plus
d’arguments que lui pour étayer l’idée que la fonction symbolique prend
siège dans la relation de réciprocité » [Temple, 1997, p. 9].

… à condition de ne pas réduire comme Lévi-Strauss la relation


de réciprocité à une simple permutation binaire.

Le je et le tu

La réciprocité du bonjour de Pierre et Paul, ou de l’offrande du


vin dans l’exemple de Lévi-Strauss, peut se comprendre comme
la réversibilité à l’œuvre dans le langage spécifiquement humain :
la réversibilité du je et du tu.
Benveniste remarque que le « je » ne se comprend que par
contraste avec un « tu » :
« La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par
contraste » [Benveniste, 1996, p. 260].

Mais le contraste ne suffit pas pour que la conscience de soi


naisse ! car il suffirait que le sujet s’oppose à l’objet, ou le même
à l’autre. Une situation contradictoire où les sujets adviennent en
se reconnaissant comme mêmes et autres à la fois est nécessaire.
Lévinas voulant faire droit à l’absolu de l’altérité de l’autre a montré
qu’autrui et moi ne sommes pas interchangeables : je dois me
sacrifier à autrui, je suis son otage, mais je ne dois pas exiger de
l’autre qu’il soit mon otage ou qu’il se sacrifie à moi. Mais, dans
le discours, le je et le tu sont essentiellement interchangeables.
Comprendre que je désigne celui qui a la parole, se mettre en
imagination à la place l’un de l’autre, c’est cela dire « je » : c’est
comprendre que, comme le disent les enfants, c’est celui qui le dit
qui l’est.
Mais écoutons Benveniste :
« C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne,
car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de
celui qui à son tour se désigne par je » [ibid.].

À propos de la polarité des personnes, Benveniste souligne :


« Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type
d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage,
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 173

l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie :


“ego” a toujours une position de transcendance à l’égard de “tu” ;
néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont
complémentaires, mais selon une opposition “intérieur/extérieur”, et
en même temps ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle ;
on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le
langage » [ibid.].

Benveniste y voit le fondement linguistique de la subjectivité.


Cette thèse met en rapport la naissance de la subjectivité avec la
réciprocité au lieu de présupposer une conscience individuelle assise
en elle-même avant de s’ouvrir à l’autre. Il n’est pas nécessaire,
dit-il, de supposer « un terme originel » (qu’il conçoit comme le
moi, ou au contraire la société) antérieur à la dualité du moi et de
l’autre ou à celle de l’individu et de la société. Reste à comprendre
alors d’où vient la transcendance de l’ego. N’y aurait-il pas tout
de même un « terme originel », à concevoir non comme l’unité
de l’homogène (l’individu ou la société) mais comme l’Un du
contradictoire, le Tiers ? Benveniste ne prend pas en compte la
« situation fondamentale » aperçue par Lévi-Strauss que nous
interprétons comme matrice du sens. Si un Tiers, le sens, naît de
la situation contradictoire, le Je prend en charge son efficience
comme, dans certaines langues, celle-ci peut s’exprimer par un Il.
Benveniste conclut ce passage :
« C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et
les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement
linguistique de la subjectivité » [ibid.].

Critique de l’interprétation de la réciprocité


anthropologique comme interaction

Peut-on ramener cette réalité dialectique englobant les deux


termes à une interaction en utilisant la notion kantienne ? Le salut
réciproque de Pierre et Paul est-il une interaction ? Une relation
entre deux termes qui se retourne : l’action de Pierre vers Paul se
retourne en l’action de Paul vers Pierre.
On est tenté de reconnaître la troisième catégorie de la relation
de Kant, la relation de la communauté (Gemeinschaft) qu’il explicite
entre parenthèses : action réciproque de l’agent et du patient
174 Au commencement était la relation… Mais après ?

(Wechselwirkung zwischen dem Handelnden und Leidenden). On


est dans la Table des Catégories a priori, susceptibles de s’appliquer
à tout contenu : « communauté » ne renvoie pas spécialement à des
êtres humains, de même « agent » et « patient », mais ne les exclut
pas. Kant donne comme exemple :
« Un corps dont les parties s’attirent réciproquement les unes les autres
et aussi se repoussent » [Kant, 2006, § 11].

Cette action réciproque est pensée comme l’action-réaction,


physique dans l’exemple de Kant qui se réfère à la physique de
Newton, biologique dans d’autres exemples. Kant accorde à cette
catégorie un commentaire spécial (dans la deuxième édition de la
Critique de la raison pure) car il reconnaît que son rapport avec
la forme d’un jugement disjonctif, qui lui correspond dans la table
des jugements, ne saute pas aux yeux. Il la commente donc comme
l’action en retour de l’effet sur sa cause.
Kant insiste sur l’idée de totalité, qui justifie la notion de
« communauté » :
« Or, on pense une semblable connexion [la connexion des différentes
parties d’un jugement disjonctif] dans une totalité constituée par les
choses, de fait, quand l’une n’est pas, comme effet, subordonnée à
l’autre en tant que cause de son existence, mais lorsqu’elle lui est
coordonnée en même temps et réciproquement comme cause du point
de vue de la détermination des autres (par exemple, dans un corps
dont les parties s’attirent réciproquement les unes les autres et aussi se
repoussent (z.B. in einem Körper, dessen Theile einander wechselseitig
ziehen und auch widerstehen) ; c’est là une tout autre sorte de liaison
que celle qui se rencontre dans la simple relation de la cause à l’effet
(du fondement à la conséquence), où la conséquence ne détermine pas
réciproquement à son tour (nicht wechselseitig wiederum) le fondement
et ne constitue donc pas avec celui-ci (comme le créateur du monde
avec le monde) un tout » [Kant, ibid., p. 167].

La réversibilité de la cause et de l’effet signifie que les deux


forment un tout, comme l’action et la réaction.
Dans la réciprocité anthropologique, également, celui qui agit
doit subir… Mais la réaction de Paul est d’une autre nature qu’une
réaction physique ou biologique : il pourrait ne pas répondre,
cela arrive ! son acte et celui de Pierre ne forment pas un tout, la
subjectivité apparaît, Paul devient à son tour sujet de la parole.
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 175

Comment en rendre compte ? Suffit-il d’ajouter que l’interaction


est dialectique ?
Nous nous appuierons sur les travaux de Jean Piaget pour en
discuter. Jusqu’à quel point la notion d’interaction, à condition
d’être dialectique, rend-elle compte de la réciprocité subjectivante ?

L’interaction comme dialectique

Piaget cherche à dégager la structure logique, formelle, de


l’« échange » en général, quoi que ce soit que l’on « échange » :
temps, travail, objets ou idées. Cependant, si, pour lui, les échanges
d’idées sont semblables aux échanges d’objets (thèse sur laquelle
nous avons émis des doutes), il ne s’agit nullement de réduire
les uns ni les autres à de simples transferts. Piaget les interprète
comme des interactions dialectiques. Il cite Marx pour commenter
« dialectique », cela mérite d’être regardé de près.
Dire que les échanges sont dialectiques, c’est dire qu’ils sont
des interactions qui modifient, à mesure, les termes reliés. De même
que l’homme modifie sa propre nature en agissant sur la nature
extérieure, a fortiori les interactions entre sujets modifient ces
derniers.
Le passage célèbre du Capital que cite Piaget [1950, p. 20212]
parle, à propos du travail humain, d’« échange de l’homme avec
la nature ». Si l’homme se transforme lui-même en transformant
la nature, si leur « échange » est dialectique, alors, pense Piaget,
à plus forte raison les « échanges » interhumains doivent modifier
les protagonistes.
Remarquons cependant que la traduction française que cite
Piaget induit une confusion entre deux sortes d’échange, exprimés
en allemand par deux mots différents : pour l’« échange » avec la
nature, Marx parle de Stoffwechsel mit der Natur. Stoffwechsel est
utilisé en physiologie pour désigner le métabolisme. L’échange
des marchandises, thème majeur du Capital, reçoit un autre nom :
Austauschung, Austauschprozess. La phrase du texte original sur

12. Piaget cite ce passage du Capital avec pour référence : « éd. Kautsky, p. 133,
cité par Goldmann, “Marxisme et psychologie”, Critique, Juin-Juillet 1947, p. 119. »
Le passage de Marx est au livre I, 3e section, ch. VII.
176 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’« échange avec la nature » a d’ailleurs été supprimée dans les


éditions ultérieures, et notamment la traduction française revue par
Marx. A priori, l’interaction de l’homme et de la nature n’est pas
identique à la simple permutation qu’est, dénonce Marx, l’échange
capitaliste des marchandises. Celui-ci ne relève pas à ses yeux
d’une communication qui serait humaine, qu’il appelle, dans les
Manuscrits de 44, « réciprocité » [1968, p. 33-34]. Dans l’échange
tel que l’analyse le début du Capital, la valeur créée par le travail est
fétichisée dans la marchandise comme valeur d’échange, la relation
des producteurs est occultée, elle revêt « la forme fantastique d’un
rapport des choses entre elles » (Le Capital, L. I, t. I, chap. I, IV).
Piaget, pour sa part, arrive à des conclusions similaires à
propos du libéralisme économique dont il esquisse une critique :
le libéralisme économique consiste dans son principe à considérer
l’économie comme un système autorégulé, à le laisser fonctionner
par cette autorégulation. Or, contrairement à ce qui se passe dans
la coopération, que ce soit la coopération d’action ou de pensée,
ce qui relève de simples régulations est sans norme, et ce sont la
plupart des échanges selon Piaget !
« La coopération implique un système de normes, à la différence du
soi-disant libre-échange dont la liberté est rendue illusoire par l’absence
de telles normes » [Piaget, 1950, p. 269].

Il faut rappeler que, dans toute l’œuvre consacrée à la


psychologie génétique, Piaget a insisté sur l’interdépendance de
la socialisation et de la pensée opératoire : l’action solitaire du
sujet sur l’objet ne débouche pas sur la capacité d’effectuer une
« opération ». En effet, une opération rationnelle ou logique est une
transformation essentiellement réversible. Par exemple, multiplier
un nombre par trois, en sachant revenir, par une division par trois,
au premier nombre. Ou encore comprendre que le volume du
liquide transvasé dans des récipients de formes différentes n’a pas
changé : le comprendre, c’est opérer mentalement la réversibilité du
transvasement. Or l’enfant ne devient capable de pensée opératoire
que par une « décentration graduelle eu égard aux formes initiales
de représentation qui sont égocentriques » [ibid., p. 240]. Le
rapport aux objets ne produit qu’un début de « décentration ».
La décentration qui rend possible les opérations consiste en une
inversion fondamentale du primat du point de vue propre en celui de
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 177

« la réciprocité de tous les points de vue possibles » [ibid., p. 241].


Le passage de l’action irréversible aux opérations réversibles va de
pair avec le passage de l’égocentrisme à la coopération.
La coopération concrète dans le travail et la capacité logique
d’effectuer des opérations, des transformations réversibles,
s’acquièrent simultanément. Le groupement d’opérations, défini
par Piaget, apparaît comme inséparable de la notion d’opération :
des opérations sont des actions réversibles et composables en
groupements. Co-opération et opération vont de pair :
« Les groupements opératoires exprimeront aussi bien les ajustements
réciproques et interindividuels d’opérations que les opérations
intérieures à la pensée de chaque individu » [Piaget, ibid., p. 263].

Dans le cas d’un « échange d’idées », indépendant d’une action


concrète immédiate, si chacun tient compte de ce que dit l’autre et
de ce qu’il a dit lui-même antérieurement, si l’échange n’est dévié
ni par l’égocentrisme ni par la contrainte, l’échange d’idées est
une sorte de coopération de pensée, dans le prolongement de la
coopération d’action que Piaget appelle « échange d’action ». Entre
un tel échange qui obéit à des normes et l’échange sans norme où
l’on ne respecte pas ce qui a été précédemment dit ou admis, par
soi ou par l’autre, la différence est, dit Piaget, la réciprocité.
La réciprocité est dans la logique opératoire de Piaget une des
formes de la réversibilité [1949, p. 9613]. Ici la réversibilité apparaît
comme la source de la cohérence, elle consiste dans l’actualisation
possible à tout moment des valeurs virtuelles qui, dans le schéma de
l’échange proposé par Piaget, traduisent la conservation des validités
reconnues antérieurement [Piaget, 1950, p. 268]. Finalement, la
réciprocité désigne une égalité des partenaires, dont les points de
vue sont substituables l’un à l’autre. On ne sort pas, malgré tout,
d’une définition logique, formelle, de la réciprocité.
Un « échange d’idées », tant qu’il ne respecte pas de norme,
n’obéit qu’à des « régulations ». L’équilibre se fait par évaluations
approximatives, compensations approchées. Identiques apparaissent
à Piaget, en tant que régulations, la fluctuation des prix autour d’un
équilibre statistique entre l’offre et la demande et « le mécanisme
spontané des intérêts en n’importe quelle interaction d’échange non

13. D’autres formes de réversibilité existent : la complémentarité (opérations


inverses) et la corrélativité.
178 Au commencement était la relation… Mais après ?

économique ». C’est seulement lorsque les échanges respectent


des normes qu’on passe des « régulations » aux « groupements
opératoires » avec réversibilité complète des opérations, réciprocité,
à la place des équilibres homéostatiques.
Les « échanges » qui se réduisent à des régulations, sans normes,
et ceux qui constituent des groupements d’opérations ne sont pas
de même nature.
Mais les normes de l’échange réglé ne sont que les principes
d’identité et de non-contradiction. La « logique de l’échange »
coïncide en définitive avec la logique tout court selon Piaget, la
logique d’identité. Dans la pensée logique comme dans les actions
concrètes, le groupement résultant de l’équilibre des opérations
individuelles apparaît identique au groupement exprimant l’échange
interindividuel :
« Ce sont, dit Piaget, les deux faces d’une même réalité » [ibid., p. 271].

On comprend alors ce que veut dire Piaget quand il rapproche


l’« action sur autrui » de l’« action sur les objets ». Il ne les confond
pas, mais leur logique est identique :
« Le groupement est la forme commune d’équilibre des actions
individuelles et des interactions interindividuelles, parce qu’il n’existe
pas deux manières d’équilibrer les actions, et que l’action sur autrui est
inséparable de l’action sur les objets » [Piaget, ibid., p. 265].

Il demeure que cette pensée opératoire, cette pensée logique, s’est


formée dans le dialogue, grâce au dialogue, mais celui-ci est ramené
à une interaction entre moi et autrui. Dialoguer, pour Piaget, c’est
interagir. Avancer une proposition, c’est « agir sur les propositions
du partenaire » en l’obligeant « à respecter les propositions
antérieurement reconnues, et à les appliquer à ses propositions
antérieures ». La coopération en général repose sur « l’égalité et la
réciprocité des partenaires » et elle diffère essentiellement du simple
échange spontané, de l’échange sans norme, du « laisser-faire » tel
que le conçoit le libéralisme économique [ibid., p. 269].
Piaget ne reconnaît qu’une logique, la logique d’identité, et
qu’une réciprocité, la réciprocité formelle. La psychologie génétique
et l’épistémologie génétique n’ont pu sur cette base envisager la
genèse de la subjectivité elle-même.
À son analyse, il manque le Tiers.
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 179

La réciprocité primordiale

Imaginons deux inconnus, un chemin désert, appelons-les « M »


et « N ». Il n’est pas question de saluer celui qui s’avance, à trente
mètres, ni même vingt. Il faut la bonne distance (mesotès), où l’on
est sûr de reconnaître les visages, de percevoir les mimiques. Cette
bonne distance varie suivant les cultures, et semble-t-il, suivant les
individus14. On s’approche et l’on guette (avec une inquiétude et un
espoir fugitifs) le signe d’intelligence que l’autre va faire. Alors on
se décide le premier et l’on fait un signe de salut, et l’autre répond
instantanément.
On est bien dans le langage. Le langage met un terme au
« drame » de la rencontre, drame minuscule, écho très affaibli de
la « situation fondamentale », contradictoire, où nous pressentons
que surgit le sens. Grâce à son déploiement dans la rencontre
des Nambikwara, nous savons qu’elle met en jeu des sentiments
contradictoires coexistants, désir et inquiétude, amitié et inimitié,
plaisir et déplaisir, avant de basculer dans la fête ou la guerre.
Lévi-Strauss a vu qu’elle était une situation contradictoire et lui
a associé l’affectivité : si cette situation se prolongeait sans évoluer,
l’affectivité se changerait en angoisse. Lévi-Strauss pense que la
contradiction doit être dépassée. Mais il est possible d’envisager
une autre thèse. Si la réciprocité primordiale est la matrice du sens,
les hommes font tout, non pour supprimer la situation contradictoire
ni la prolonger inchangée, mais pour la renouveler, la reproduire
sur un autre plan, par exemple celui du langage. Et le sens apparaît
comme ce qui est en soi contradictoire, à l’inverse de ce que dit la
logique d’identité pour laquelle le contradictoire c’est le non-sens.

La logique dynamique du contradictoire de Lupasco

On sait que, dans la logique classique, si A et non-A sont deux


termes contradictoires entre eux, le principe du tiers exclu peut
s’écrire : AV ~ A (A ou non-A). Ce qui est exclu, c’est qu’on puisse

14. D’après Edward T. Hall, Le Langage silencieux.


180 Au commencement était la relation… Mais après ?

avoir autre chose que A ou non-A. Il en résulte la possibilité de la


démonstration par l’absurde : si non-A est faux alors A est vrai15.
Le principe de non-contradiction exclut que l’on ait ensemble
A et non-A. Peu importe que A et non-A soient des propositions
ou des états de choses, le principe de non-contradiction exclut
qu’on puisse les avoir ensemble (ou les affirmer ensemble). Le
principe d’antagonisme de Lupasco16 dit qu’on les a toujours
ensemble !… mais de telle façon que l’actualisation de l’un
potentialise l’autre et vice-versa. L’actualisation d’un phénomène
est redoublée, partout dans la nature, de la potentialisation du
phénomène antagoniste, à condition que l’on considère non des états
mais des dynamismes. À l’actualisation, Lupasco donne le statut
du réel, à la potentialisation celui de la « conscience élémentaire ».
La place faite à l’idée de potentialisation est la trouvaille de
Lupasco. Le sens de la négation change : le terme antithétique, non-
A, est non pas ce qui disparaît si l’on a A, mais ce qui est potentialisé
par l’actualisation de A. C’est la potentialisation qui permet de voir
le contradictoire présent même dans un développement unilatéral.
Elle est ce qui manque à la dialectique hégélienne pour justifier
l’idée de Hegel que le réel est contradictoire. Les actualisations et
potentialisations antithétiques présentent tous les degrés possibles.
Qu’on suppose une actualisation/potentialisation absolue, alors on
ne considère plus un dynamisme mais un état, et la logique classique
d’identité retrouve tous ses droits : la logique d’identité usuelle est
un cas particulier d’une logique plus générale qui est la logique

15. Le « tertium datur » signifie le dépassement du principe du Tiers exclu (Tertium


non datur). Toutes les logiques modales ou polyvalentes affaiblissent le principe du
tiers exclu. Mais le tiers est généralement compris comme une troisième valeur (ou
bien toute une échelle de valeurs) en plus de vrai et faux. Si on a n valeurs, le principe
du Tiers exclu devient le principe du n + 1° exclu. Le contradictoire en soi continue
d’être exclu. Voir Lupasco [1945]. Il vaut mieux garder l’expression « Tiers inclus »
pour ce qui est en soi contradictoire, le sens que lui a donné Lupasco.
16. « À tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc
au jugement qui le pense, à la proposition qui l’exprime, au signe qui le symbolise :
e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un
anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une
proposition, un signe contradictoire : non-e ; et de telle sorte que e ou non-e ne peut
jamais qu’être potentialisé par l’actualisation de non-e ou e, mais non pas disparaître
afin que soit non-e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc
une non-contradiction rigoureuse (comme dans toute logique, classique ou autre, qui
se fonde sur l’absoluité du principe de non-contradiction) », [Lupasco, 1951, p. 9].
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 181

dynamique du contradictoire, rendue nécessaire par une science


de plus en plus fine de la matière-énergie.
En formalisant sa logique, Lupasco s’aperçoit que le
« contradictoire », ce qu’il avait appelé « état T » (comme Tiers
inclus) est susceptible d’un développement propre. À partir de ce
qui est en soi contradictoire, il est possible de déployer un troisième
devenir entre ceux des actualisations respectives des contraires et,
dans ce devenir, ce qui est en soi contradictoire au lieu d’être de
plus en plus réduit au bénéfice de ce qui est non contradictoire se
déploie aux dépens de la non-contradiction.
Les analyses de Lupasco montrent que ce devenir rend compte
de la matière-énergie microphysique et aussi de la matière-énergie
psychique.
On entend d’habitude par la « logique de l’esprit humain » la
logique d’identité avec laquelle l’esprit humain raisonne dans toutes
les cultures, étant entendu que l’imaginaire, le mythe, le rêve… ne
relèvent pas de cette logique d’identité. Mais la « logique de l’esprit
humain » peut être comprise autrement si l’on ouvre la boîte noire du
cerveau, et si l’on considère les phénomènes neurobiologiques qui
rendent possibles et le raisonnement rationnel et la pensée mythique
et l’affectivité : cette fois la « logique de l’esprit », c’est la logique
de ces phénomènes et elle fait apparaître des états contradictoires.
La logique du psychisme est différente de la logique du vivant : cette
dernière est orientée par la néguentropie, la différenciation, comme
la logique du physique l’est par l’entropie, l’homogénéisation.
La logique de l’esprit est une troisième dynamique, celle du
contradictoire, du Tiers inclus17.
Lupasco a étudié cette logique du psychisme en s’appuyant sur
les connaissances neurobiologiques disponibles, en anticipant celles
qui le sont à présent, il a dévoilé les matrices internes, pourrait-on
dire, du « contradictoire » [Lupasco, 1974]. Mais celles-ci ont
des conditions psychologiques, linguistiques et finalement

17. On peut le résumer dans un schéma tri-polaire :


Esprit
« Mort » ^ « Vie »
« Mort » : entropie, homogénéisation, inclusion, implication, lumière, continu,
onde…
« Vie » : néguentropie, hétérogénéisation, exclusion, implication négative,
matière, discontinu, particule…
182 Au commencement était la relation… Mais après ?

sociologiques, anthropologiques donc, qu’on pourrait dire les


matrices externes du contradictoire.
Lorsque nos deux inconnus M et N se rencontrent, ce n’est pas
la naissance du langage ! mais celle-ci est rejouée. Imaginons-les
sur un sentier de montagne, loin de toute zone habitée. Entre l’un et
l’autre, qui se croyaient seuls, surgit, bref mais intense, un moment
d’émotion contradictoire : désir et inquiétude, plaisir et agacement.
Cette émotion est immédiatement ressentie comme commune,
elle est un « état T » entre eux deux : je sens la conscience de
l’autre, sa présence sinon son contenu, aussi immédiatement que
la mienne, nous sentons ensemble, sunaisthanometha. On peut
parler de réciprocité primordiale. Mais M salue N : offre d’amitié.
L’actualisation saluer est conjointe en lui à la potentialisation
être salué. On se souvient que, dans les catégories de Lupasco,
la potentialisation est la « conscience élémentaire » de ce qui
s’actualise. Pour que naisse une conscience de conscience,
contradictoire, cette conscience élémentaire doit être relativisée
par la conscience élémentaire antithétique, saluer, or justement,
cette potentialisation, N en face de lui, en est le siège, puisqu’il
actualise être salué. Le terme passif être salué n’est pas seulement
le corrélat d’une action, comme si M s’amusait à saluer la mer, le
soleil levant ou le printemps. C’est un subir qui affecte N, qui permet
de définir une intentionnalité, une relation de N vers M symétrique
et inverse de la relation de M vers N.
La réaction de N est immédiate : il actualise ce qui était sa
conscience élémentaire, la potentialisation dont il était le siège,
saluer, et il a aussitôt la conscience élémentaire antithétique, être
salué. La réponse est instantanée car N, dans la bonne distance, a pris
l’initiative en même temps que M : chacun a les deux consciences
élémentaires antithétiques qui se relativisent et prennent sens
l’une par rapport à l’autre ; il a dans le langage de Lupasco une
« conscience de conscience »… qui est aussi celle de l’autre et
qui, sans l’autre, est impossible. Les consciences de conscience
des deux protagonistes sont elles-mêmes antithétiques puisque les
actualisations-potentialisations sont symétriques et inversées : entre
elles naît un nouvel état T.
La réciprocité du salut de M et N n’est pas le retournement
d’une relation entre deux termes, mais le retournement d’une
relation entre deux relations : les relations de M vers N et de N
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 183

vers M et celles, en retour, ou simultanément de N vers M et de


M vers N.
La réciprocité est ce qui permet d’intervertir les rôles, de changer
de place avec le partenaire dans le face-à-face, mais tout aussi bien
dans d’autres structures de réciprocité que le face-à-face… dont
nous ne traitons pas ici.

Conclusion

Toutes les prestations réciproques entre humains ne se laissent


pas ramener à des « échanges » d’objets, ni décrire par la simple
réciprocité formelle. La réciprocité des dons et contre-dons,
par exemple, n’est pas une forme archaïque de l’« échange », à
l’encontre de ce que maintenait finalement Marcel Mauss, malgré
toutes ses précautions verbales18, et malgré les avancées qu’il
a permises dans la compréhension de la réciprocité. La règle
d’exogamie n’est pas une règle d’« échange » des femmes soumis
au principe de réciprocité formelle, tel que le théorisait Lévi-
Strauss, mais la règle d’alliance inaugurant par excellence, avec
la règle de filiation, la réciprocité anthropologique, origine de la
civilisation. Le langage lui-même ne se laisse pas réduire à un
échange d’objets compris par métaphore ou cynisme ou dérision
sur le modèle de l’échange marchand19, ni à une interaction, au
sens physique, relevant toujours, et fût-elle dialectique, de la
réciprocité formelle.
La réciprocité au sens anthropologique n’est pas la réciprocité
de consciences qui préexisteraient à leur relation mais elle est
la relation qui fait de nous des sujets, non des sujets-Rois, non
divisés, ces moi illusoires, fantoches, qui tiennent le haut du pavé,
démasqués autrefois par Platon, dont la psychanalyse nous apprend
à nous méfier.

18. « Ce qu’on appelle si mal l’échange… », [MAUSS, p. 266]. « On peut, si on
veut, appeler ces transferts du nom d’échange… » (p. 202) ; « C’est de façon purement
didactique et pour se faire comprendre d’Européens que M. Malinowski range le kula
parmi les “échanges cérémoniels avec paiement (de retour)” : le mot paiement comme
le mot échange sont également européens… » (p. 176, note 4).
19. Par exemple, dans les analyses où Pierre Bourdieu file la métaphore du marché
des idées : Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques [1982].
184 Au commencement était la relation… Mais après ?

L’anthropogenèse n’a pas eu lieu seulement aux origines de


l’humanité. Elle tisse en permanence le lien social, à travers
la vie familiale, amicale, associative, sportive, scientifique,
politique, numérique… La réciprocité, au sens anthropologique
et anthropogène, anime aussi l’économie que l’on dit souterraine,
parallèle, informelle… que la science peine à reconnaître
comme « économie politique », croyant qu’il n’existe qu’un
système économique, qu’elle appelle à juste titre « naturel »
(système d’interactions physiques ou biologiques), l’économie
d’échange. Pourtant, même le système économique capitaliste a
été obligé d’admettre en son sein un secteur non marchand, la
redistribution de l’État, une forme d’organisation de la réciprocité
anthropologique.
Si l’échange est réductible à la réciprocité formelle ou
l’interaction, les rapports humains, pour être humains, ne peuvent
s’y réduire. Ils relèvent de la réciprocité anthropologique ou
anthropogène qui produit un Tiers entre les partenaires, qui produit
le sens.

Références bibliographiques

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Temple Dominique, Chabal Mireille, 1995, La Réciprocité et la naissance des
valeurs humaines, L’Harmattan, Paris.
Esquisse d’une théorie relationniste
du changement social

Aldo Haesler

Depuis plusieurs décennies, on évoque un paradigme relationnel


ou un « tiers paradigme » en sciences sociales. Les sociologues
américains, toujours prompts à publier des synthèses, des manifestes
et à imaginer des « tournants » parlèrent dès les années 1990 d’un
relational turn. Dans la foulée, des fondateurs se déclarèrent des deux
côtés de l’Atlantique, on organisa des colloques, des conférences
et des réseaux de recherche se formèrent ; on redécouvrit en Georg
Simmel un père fondateur injustement méconnu tout au long du
xxe siècle ; et peu à peu un champ se dessina, dans lequel chacun
réclama sa part. Il en résulta un beau désordre qui n’est pas près de
se dissiper. Toujours est-il que tous ces protagonistes s’accordent sur
une chose au moins, qui est de réfuter toute forme de substantialisme
dans l’explication sociologique ; un substantialisme de l’individu
comme réductionnisme par excellence, mais aussi un substantialisme
de la société comme forme d’hypostase d’un (hyper) objet à jamais
inaccessible à l’entendement humain. Une fois cela dit, les voix
discordent et s’engagent les luttes de reconnaissance, sans qu’il
n’émerge pour l’heure un consensus quant aux concepts à employer,
aux méthodes à suivre et aux domaines à explorer.
188 Au commencement était la relation… Mais après ?

Nous proposons ici non pas une synthèse (de travaux assez
anciens), mais une esquisse de programme de recherche qui
s’articule autour des contenus suivants :
– nous proposons un relationnisme complexe, un programme
« fort » pour articuler les deux domaines hétéronomes que sont
les relations humaines, véritable noyau dur du programme, et les
institutions qui les médiatisent et les encadrent ;
– l’interrelation entre les deux sphères (ou ordres) des relations et
des institutions doit être étudiée dans le temps, pour en dégager des
régularités structurales ;
– la pertinence de ce programme se révélera à sa capacité heuristique,
dans la mesure où elle permettra de faire progresser le débat enlisé
sur le changement social, à donner une grille de lecture visant à
ordonner le matériau historique et à en ouvrir sur des questions
plus plausibles ;
– et où elle permettra un autre diagnostic sur la modernité avancée
que ceux aujourd’hui en cours.

II

Commençons par un incipit peu courant. Il s’agit du sociologue


et philosophe belge Eugène Dupréel (1879-1967), fondateur de
l’École de Bruxelles (Chaïm Perelman, Michel Meyer) qui eut une
certaine influence dans son pays d’origine, mais dont la réception
fut en général assez modeste 1. Eugène Dupréel semble avoir
été le premier à concevoir un modèle d’explication sociologique
relationniste dans les années 1930, publié plus tard sous le titre
de Sociologie générale en 1948. Il vaut la peine qu’on s’y attarde
quelques instants.
Soit deux groupements sociaux « X » et « Y » ; plus leur cohésion
respective repose sur des rapports complémentaires positifs, plus ils
auront tendance à développer entre eux des rapports antagonistes.
On voit que Dupréel a lu Carl Schmitt, du moins son théorème
sur la codépendance des amis et des ennemis. Cette loi a une
portée générale. Elle se retrouve dans toute forme de groupement

1. On mettra à part l’article très complet de Jacques Coenen-Huther [2006] qui


tente de rendre justice à cet auteur.
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 189

social (du groupe restreint aux macrosystèmes sociaux) et vaut


pour toute espèce de système vivant (végétal, animal et humain).
Qu’est-ce qu’un rapport complémentaire positif ? Prenons le cas
d’un juge, d’un gendarme et d’un prévenu. Il y a là trois rapports
qui donnent lieu à une structure sociale ; une structure sociale étant
la forme que prend une situation sociale qui la rend prévisible
et observable de l’extérieur. Ces trois rapports – entre juge et
prévenu (1), juge et gendarme (2), gendarme et prévenu (3) – sont
dits complémentaires quand deux rapports parmi eux se renforcent
et renforcent par là même le troisième rapport. Ainsi, dans notre
exemple, à mesure que (1) et (2) se renforcent (leur évidence devient
routine), le rapport (3) aura tendance lui aussi à perdre de son
caractère problématique et à devenir lui-même une routine. En
termes clairs : le prévenu qui s’est montré rétif face au gendarme
acceptera d’autant mieux ses injonctions que les rapports du prévenu
au juge et du juge au gendarme seront devenus routiniers. On peut
comprendre ce processus de deux manières différentes : de manière
absolue, les rapports (1) et (2) vont engendrer un rapport (3) ; il y a
innovation sociale ; de manière relative, les rapports (1) et (2) vont
« déproblématiser » un troisième rapport (3) qui pose problème ; il
y a régulation sociale. L’une des vertus de ce processus est qu’avec
l’instauration (ou la régulation) d’un troisième rapport se crée une
structure sociale qui se caractérise non seulement par sa stabilité
mais par une émulation réciproque : le troisième rapport viendra à
son tour renforcer les deux rapports initiaux. Or ce renforcement
aura tendance à se faire agréger d’autres rapports, jusqu’à une
limite dictée par la nature même du groupement social dans lequel
ils sont à l’œuvre. Dans notre cas, fort simple, ce groupement
se limite à la situation qui porte le nom de comparution. Mais
on peut aisément s’imaginer des cas plus complexes, mettant en
scène des rapports plus nombreux et plus enchevêtrés. L’intérêt
de ce que nous voulons nommer ici « loi de Dupréel » est de dire
qu’à mesure qu’un groupement social se forme sur la base de
ce type de complémentarité, il aura tendance à développer des
rapports négatifs (de rejet, de concurrence, de conflit latent ou
réel) avec des groupements de même nature. Il faut évidemment
traduire les propos de Dupréel en langage plus actuel et en pointer
les limites : ce qu’il appelle les instincts sociaux, base faible et ô
combien sujette à caution ; l’absence de concepts sociologiques
190 Au commencement était la relation… Mais après ?

élémentaires, comme celui de norme sociale (alors qu’il nous parle


si souvent de valeurs), de différenciation ou d’intégration sociales,
sans parler de l’absence de toute représentation du pouvoir et de
ses formes. Ce qui pour une sociologie générale est proprement
rédhibitoire. Mais il faut tout aussi bien insister sur son caractère
novateur. Il n’aura pas fallu attendre le slogan de Carl Schmitt
sur le rapport entre amis et ennemis pour savoir que l’une des
méthodes les plus probantes pour réaliser une bonne intégration
sociale à l’intérieur d’un groupement quelconque est de désigner un
autre groupement comme un groupement ennemi. Cela fait partie
d’une sorte de prescience du social qui a dû exister dès l’aube des
premières organisations humaines, et il est fort probable que de
telles désignations se retrouvassent déjà chez les hominiens. Or c’est
le processus inverse que vise Dupréel : c’est grâce à l’intégration
sociale réalisée par les rapports complémentaires positifs que les
groupements sociaux tendent à se distinguer et, à terme, à s’opposer.
L’ennemi n’est pas tant celui qui fait que je me conforte auprès
de mes amis ; ce sont plutôt les amis qui me permettent de me
distinguer des non-amis, qui deviendront parfois des ennemis. Ce
qu’il y a de remarquable, dans la méthode adoptée par Dupréel,
c’est qu’il parvient à expliquer un grand nombre de phénomènes
sociaux à l’aide d’outils terminologiques très peu nombreux, à la
limite avec les deux formes de rapports complémentaires ; il y a là
une économie de l’explication qui est unique en sociologie.
Il ne s’agit pas ici d’ajouter un chapitre à l’histoire de l’éclosion,
lente et incertaine, de ce tiers paradigme, mais de montrer l’intérêt
d’une approche comme celle de Dupréel en termes de pertinence
explicative et de parcimonie conceptuelle. En effet, il est important de
souligner ceci : alors que les paradigmes classiques – individualisme
et holisme méthodologiques – ne cessent d’ajouter « entité sur
entité » à mesure que l’explication sociologique se complexifie,
multipliant ainsi les entorses faites au « rasoir d’Occam » (tel le
fameux « courant suicidogène » chez Durkheim), le modèle de
Dupréel révèle une réelle productivité heuristique. Avec une notion
relativement banale, il parvient à dessiner un monde social où il y
aurait des « lois », où l’origine des normes et des valeurs pourrait
être expliquée et où le statut et le fonctionnement des institutions
pourraient être clairement situés. Il est clair, cependant, que cette
supériorité épistémologique se paie par le recours à une notion
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 191

particulièrement polysémique et floue de relation, qui demande


révision. Et c’est ce qu’ont fait des auteurs plus contemporains,
qui vont traiter la notion de relation de manière diamétralement
opposée :
– soit un usage pauvre, où la relation est une simple mise en contact
d’entités diverses par où passent des énergies, des informations,
des virus ou des signaux divers ;
– soit un usage riche, probablement issu de considérations
théologiques (la relation à Dieu), où elle est développée dans
toute sa richesse phénoménale. Cet usage riche sera ici réservé à
la relation humaine et à elle seule.

III

S’il fallut près d’un demi-siècle d’efforts pour que s’enracine la


simple possibilité d’une telle sociologie, deux démarches actuelles
sont en train d’établir une sorte d’hégémonie dans ce champ
en formation : celle initiée par Bruno Latour avec sa méthode
« associative », et celle, un peu plus ancienne, de Harrison White,
avec la théorie des réseaux sociaux. Les deux partent d’une
conception pauvre de la relation, qu’on peut considérer comme
un simple contact, mais qui leur permet de développer tout un jeu
d’associations formelles entre humains et non-humains, mettant en
scène l’intégralité des choses de ce monde (Latour) ou l’écheveau
complexe de tous les graphes sociaux possibles (White). Alors que
l’associationnisme formel de Latour déborde de loin le domaine
de la sociologie par une stratégie de percolation assez astucieuse,
White et ses épigones s’en tiennent à une sociologie quantitative
de stricte observance dont le modèle est celui des sciences dures.
En dépit du concours que lui apportent désormais de nombreux
domaines des sciences dures, comme les neurosciences, la
paléoanthropologie, les psychologies évolutionnaires ou la
primatologie, d’une part, et un spectre très large d’interrogations
philosophiques (en philosophie analytique, anthropologie
philosophique et phénoménologie), de l’autre, les diverses
démarches partant d’un usage riche de la relation semblent céder le
pas à ces tendances hégémoniques. Or l’enjeu ici n’est pas purement
doctrinal, tant s’en faut. Car même s’il est parfois difficile de prendre
192 Au commencement était la relation… Mais après ?

au sérieux l’« âge de la singularité » dont nous parle le gourou


des transhumains, Ray Kurzweil, s’il y a une différence à faire
valoir entre l’intelligence des machines et celle des humains, c’est
au niveau de cette relation humaine complexe qu’elle se situe. Il
n’est pas certain que le fait de l’évacuer fasse le jeu des visions
transhumanistes, mais il y a bel et bien une congruence entre cette
réduction de la relation et ces visées technicistes ; une congruence
qu’il sera trop tard de déplorer quand, en 2025, au seuil de cet
« âge », l’intelligence des machines aura mis à l’encan celle des
humains2.

IV

Pour tâtonnante qu’elle soit, la perspective d’un relationnisme


complexe n’en conserve pas moins des arguments à faire valoir en
vue de défendre un programme humaniste minimal. Formulons-en
un premier élément qui a trait à l’usage du terme de relation et
au statut éminent de la relation humaine. À l’instar de l’éthique
matérielle des valeurs de Max Scheler, il convient tout d’abord
d’établir une hiérarchie des relations. Ainsi, nous proposerons :
H – H > H – NH > NH – NH (H : humains, NH : non-humains),
en réservant le terme de relation à H – H et en nommant rapports
les deux autres catégories. Cette hiérarchie repose sur le fait que seul
l’humain est doté d’une conscience incorporant à la fois sa propre
conscience (la conscience de sa propre conscience), la conscience
d’autrui et une articulation entre les deux que nous nommerons
méta-conscience3. La hiérarchie des rapports se fait donc au
niveau de la complexité et de la réflexivité de ceux-ci : un prix
(NH – NH) est une simple donnée chiffrée, une facticité pure ; un

2. On notera en passant, que la théorie systémique de Niklas Luhmann s’est elle


aussi en partie constituée par forclusion de cette source de désordre (pardon : de
complexité) qu’est la relation humaine.
3. Une question soulevée depuis un certain nombre d’années au sein de la
philosophie analytique de l’intentionnalité collective est de savoir si cette méta-
conscience est individuelle (Michael Bratman) ou si elle fait partie d’une « sujet
pluriel » (Margaret Gilbert). On s’imagine la difficulté de telles enquêtes, et il est
significatif que ni Latour ni White ne se préoccupent de telles questions. Pour une
synthèse particulièrement bien informée, on s’appuiera sur l’ouvrage de Hans Bernhard
Schmid et David Schweikhard [2009].
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 193

mode d’emploi (H – NH) est déjà passible d’interprétation, mais ce


n’est que la relation H – H qui ouvre l’horizon de tous les possibles
et compossibles imaginables. À cela s’ajoute une conséquence
logique : à mesure qu’un rapport devient « simple », son degré de
systématicité augmente. Alors qu’un système de prix (NH – NH)
peut avoir une dimension quasi universelle, un corpus technique
ou juridique, une gestion des ressources ou de routines d’usage
(H – NH) prend généralement une tournure plus locale, souvent
nationale. Quant à systématiser des relations humaines, c’est non
seulement chose impossible, mais en raison de leur singularité ce
serait nier leur caractère constitutif4.
Au centre de la relation H – H, il y a le phénomène du don.
La logique du don est, par sa complexité, la seule pratique en
accord avec l’exception humaine ; ce que les « sauvages » ont
mis en vigueur avec une apparente spontanéité n’est rien d’autre
que la réponse empirique au jeu entre consciences et méta-
conscience. Il y a là un invariant anthropologique qui a trop
souvent été mis sur le compte d’une morale et non d’une nécessité
d’ordre anthropologique5. Il est clair que cette logique a aussi des
conséquences morales, qu’elle permet de juger d’un bien agir ou
de son contraire, mais, qu’il s’agisse d’une réponse logique face à
la complexité des états mentaux de l’être humain, voilà qui ouvre

4. Niklas Luhmann pense avoir réglé le problème en parlant à ce propos de


« double contingence » – ce qui n’est rien d’autre que ce qu’en théorie économique
on appelle des « anticipations croisées ». Il en oublie pourtant l’élément majeur qu’est
la méta-conscience. Si, dans le marcher ensemble, il y a coordination des pas et de
la vitesse de la marche, c’est qu’il existe une méta-conscience qui régule les deux
consciences (de soi et d’autrui) ; sans elle, nous nous perdrions dans des supputations
croisées sans fin. On sait que ce problème de la coordination avait été une critique
adressée pas Talcott Parsons à Max Weber qui définissait l’action sociale comme
visée intentionnelle à l’égard du comportement d’autrui, sans prendre en compte le
fait que lui aussi avait une telle visée et avait conscience de la mienne. La sociologie
classique règle ce problème en convoquant des « valeurs » censées focaliser l’action
en vue d’une coopération commune. La sociologie relationnelle fait un pas de plus,
rasoir d’Occam oblige, en remplaçant ces valeurs par la méta-conscience.
5. Ce qui a conduit les théoriciens du don à une trop grande modestie peut-
être, alors qu’il eût été de bonne rigueur de radicaliser les découvertes par Marcel
Mauss en vue d’une sociologie anthropologique, telle qu’elle fut revendiquée en
Allemagne par Wolf Lepenies, Christoph Wulf ou Dietmar Kamper. Mais quand
on connaît les « cérémonies de dégradation » (Harold Garfinkel) en vigueur dans
le monde académique français – et en sociologie particulièrement –, cette modestie
peut s’expliquer.
194 Au commencement était la relation… Mais après ?

des perspectives, notamment vers les neurosciences, qu’il serait


imprudent de négliger. La relation H – H est un rapport matriciel,
à la fois relationnement, institution de lien social, mais surtout
seule forme sociale, au sens que Simmel lui a donné, qui organise
à la fois les états mentaux de l’humain, son « décalage » au sens
de Georges Guille-Escurret [1994], et le cadre institutionnel qui en
permet ou non l’exercice.

Comment élaborer une théorie relationniste qui tiendrait compte


de cette exception ? Comment distinguer entre relations, rapports
et institutions ; ces dernières devant être comprises comme des
cadres de l’action ?
Un modèle sociologique élémentaire doit comprendre au
moins trois éléments : les humains (H), les collectifs (C) et leurs
environnements et constituants matériels (N, comme nature)6. Si
l’on croise ces trois éléments, on obtient cinq rapports (en éliminant
le rapport N – N qui n’entre pas dans le cadre d’une sociologie7).
Ces cinq rapports (dont le premier est relation) – (H – H), (H – C),
(C – C), (C – N), (H – N) – couvrent tous les rapports imaginables
à l’œuvre dans une société humaine. Outre le fait de présenter un
outil de classification commode, cette catégorisation nous permet de
formuler un programme de recherche pour une théorie relationniste
du changement social :
– nous appellerons société l’ensemble des relations et rapports
dans un temps donné qui sont dans un rapport d’isomorphie, à
savoir une similarité de structure ; une société présente une stabilité

6. La question de la transcendance ne peut pas être évacuée purement et


simplement. Mais il est un fait qu’il y eut des sociétés ayant vécu avec un monde
transcendant « mort » (Aborigènes) ou un monde en déshérence progressive avec la
transcendance religieuse (modernité) ; une transcendance ne parvenant pas ou plus à
focaliser les actions humaines (à double contingence) autour de valeurs communes.
Mais on peut invoquer un autre type de transcendance, celui de la société elle-même,
comme le firent un certain nombre de sociologues avec et après Durkheim.
7. Les rapports intercellulaires entrent cependant dans la science des associations.
Or, sauf à doter les cellules de conscience (et à frelater le concept de conscience jusqu’à
lui donner un statut purement mécanique), il paraît incertain de leur attribuer encore
une « double contingence », voire de méta-conscience…
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 195

structurale qui se distingue à la fois des phénomènes de foule et de


l’état de système. Les foules ne présentent aucune ou une forme
très réduite d’isomorphie, alors que le système exclut d’emblée
les relations H – H ;
– si l’un de ces rapports présente un déséquilibre, celui-ci est soit
intégré par les autres rapports, soit il aboutit à une reconfiguration
de l’isomorphie ; il s’agit là d’un changement social endogène.
Or, dans la mesure où une cause exogène (changement climatique,
démographique, astronomique ou autre) affecte l’un ou l’autre de
ces rapports, le mécanisme d’intégration ou de changement vaut
également pour une cause exogène. Cela explique d’une part la
formidable résistance d’une société aux perturbations endogènes
et exogènes8, en même temps que ce modèle rend compte de
l’adaptation par ajustements progressifs d’une isomorphie à l’autre.
Expliquons-nous sur ces points. Qu’appelle-t-on isomorphie ?
Et en quoi cette isomorphie nous permet-elle de convoquer le
concept de société, comme nous le faisons, et d’en tirer des éléments
d’explication du changement social  ? Une isomorphie est une
similarité de structure. Elle en appelle donc à une morphogénèse.
En toute abstraction, une telle morphogenèse aurait à expliquer
comment ces cinq rapports se sont formés à partir de la relation
matricielle H – H en prenant en compte les quatre autres rapports qui
en forment le cadre institutionnel. Ces institutions répondent à des
logiques propres dont la compatibilité est de moins en moins assurée
à mesure que le système social se complexifie. C’est certainement
Luhmann qui a étudié avec le plus de rigueur ces interdépendances
– sans toutefois prendre en compte la particularité de la relation
H – H. On voit la difficulté d’une telle démarche. Plutôt que d’en
parler ici en termes abstraits, nous nous contenterons d’expliquer
cette similarité par le recours à un matériau historique.
Procédons tout d’abord à une clarification terminologique. Les
relations (humaines) et les rapports (institutionnels) ne sont ni
immédiats ni spontanés ; ils nécessitent des objets, des rituels ou des
instances de médiation. Ces instances mettent en place des modes de
communication dont les supports peuvent être des humains, des biens
ou des messages. C’est ce qui permet de parler d’échange. Il existe

8. Explicitée le plus clairement par Pitirim Sorokin [1957], l’un des derniers
sociologues classiques à s’être préoccupé de changement social.
196 Au commencement était la relation… Mais après ?

deux catégories d’échange, selon leur visée : une visée acquisitive,


où il est simplement question d’une optimisation des termes de
l’échange (communément appelé échange marchand) et une visée
intégrative dont la visée est la perduration des ordres respectifs
(dont les appellations varient : échange-don, échange symbolique,
voire non marchand). On s’accorde, depuis les travaux d’Arnold
J. Toynbee, à distinguer trois régimes sociétaux : les sociétés
nomades (S1), les sociétés traditionnelles (S2) et la société moderne
(S3). Trois ruptures ont préludé à ces régimes : l’hominisation,
la révolution néolithique et la révolution copernicienne. Chaque
régime sociétal repose sur une isomorphie spécifique :
S1 : sur une prééminence de l’échange symbolique, à
différenciation segmentaire.
S2 : sur un double registre des échanges, à différenciation
statutaire.
S3 : sur la prééminence de l’échange marchand, à différenciation
fonctionnelle9.
Il est aisé de reconnaître ces isomorphies. Prenons le cas
classique de l’étude de Mauss. Si l’échange-don est un fait social
total, c’est que la même forme d’échange peut être reconnue dans
les relations C – C (système de la kula ou du potlatch) que dans
les sacrifices faits à la nature (C – N) ou dans la subjectivation des
biens symboliques (H – N). Il en est de même pour l’intégration
sociale (H – C) dont l’aspect ritualisé relève toujours de la même
logique de don et de contre-don. De même pour les sociétés
traditionnelles (S2). Chaque rapport peut être lu selon un double
registre des échanges : ainsi, l’intégration sociale (H – C) se fait
par une logique symbolique à l’intérieur de la maisonnée et une
circulation marchande à l’extérieur ; les rapports entre souverainetés
(C – C) sont soit des alliances, soit des échanges à somme nulle
(guerres, commerce) ; l’économie domestique est distributive
et encastrée, alors que l’économie internationale suit la loi des
avantages comparatifs. Et, pour finir ce (trop) rapide aperçu, il est

9. On reprend ici la théorie de la différenciation sociale de Luhmann [1997] auquel


on doit ces trois formes. Une société S1, une fois atteint un seuil démographique
critique, change par segmentation du groupe ; une société S2 se complexifie par
augmentation de ses niveaux hiérarchiques ; la société moderne évolue au fil de la
spécialisation de ses sous-systèmes fonctionnels.
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 197

aisé de reconnaître que la société moderne connaît une hégémonie


grandissante de l’échange marchand dans les cinq rapports.

Construit de la sorte, le modèle pentagonal révèle un certain


nombre de régularités remarquables :

1. H – H est matriciel en ce qu’il définit les rapports d’intégration


sociale (H – C) qui, eux, définiront les relations diplomatiques
(C – C), ceux-ci les rapports adaptatifs à l’univers matériel
(C – N) qui à leur tour donneront forme au rapport à la nature
(corps, environnement). Il y a stabilité (ou homéostasie) quand
ce dernier rapport (H – N) vient rejoint le rapport matriciel
d’origine.
2. La forme de ce pentagone est logique, c’est-à-dire nécessaire,
non seulement par cette chaîne de déterminations mais en
permettant de situer les trois ruptures majeures qui ont mené
d’une isomorphie à l’autre : l’hominisation est le résultat
d’une forme particulière d’intégration sociale (H – C) qu’est
l’organisation sociale réflexive et donc artificielle d’une forme
spécifique de société ; la révolution néolithique résulte d’une
pression démographique qui modifie les rapports diplomatiques
entre tribus (C – C) ; et la révolution copernicienne réorganise
l’adaptation des sociétés à leur environnement matériel (en se
rendant maître et possesseur de la nature)10.

10. Si l’on suit cette logique circulaire à la manière des prospectivistes, il est
possible d’entrevoir, toujours en suivant le sens des aiguilles d’une montre, une
prochaine rupture au niveau du rapport H – N, qui est à la fois le monde des hybrides
latouriens, des singularités kurzweilliennes et de toute forme d’« augmentation » de
l’humain.
198 Au commencement était la relation… Mais après ?

3. Quand un rapport entre en crise, le déroulement de celle-ci suit


non pas le tour circulaire (en suivant les aiguilles d’une montre),
mais le pentagramme. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple11,
pour réguler l’augmentation de la pression démographique
et éviter des conflits entre bandes nomades (C – C), il fallut
produire davantage de biens symboliques (H – C), ce qui eut
pour conséquence d’altérer l’intégration sociale (H – C) qui
prit un tour plus méritocratique (production de greniers), pour
finir par mettre en place une économie d’exploitation de (et non
plus de symbiose avec) la nature. La crise trouve son terme dans
une nouvelle forme de relations humaines qui n’est autre que la
différenciation statutaire.
Voilà, en un raccourci presque caricatural, un aperçu de
l’heuristique que permet un tel modèle. Certes, c’est d’un
changement social de très longue durée qu’il s’agit ici ; et le pari
qui est tenté est celui d’une démarche déductive de l’explication du
changement ; une démarche déductive qui fait de l’élucidation des
trois grandes ruptures civilisationnelles le cadre à partir duquel des
changements sociaux de durée plus brève devraient être compris.

VI

La relation H – H se distingue des quatre autres rapports de


manière fondamentale. C’est un « rapport » centripète qui trouve
sa meilleure réalisation dans la dyade et procède généralement par
exclusion du tiers et par exclusion de toute forme de médiation. Ce
côté fusionnel lui est en même temps fatal. Même si la dyade ne
débouche que rarement sur une « folie à deux », l’idée platonicienne
de la copule idéale demeure sa visée ultime. C’est bien pour cette
raison que toutes les sociétés humaines ont dû instituer des obstacles
sous forme de tiers objectivant, de lois, de rites ou de normes, pour
empêcher cette fusion. Et c’est à partir du moment où ces obstacles
sont devenus « culture objective », au sens que Simmel donne à ce
terme, que l’on peut parler d’institutions. Ce dispositif pulsionnel
recèle une énergie et une créativité uniques, car c’est dans son cadre

11. On l’a explicité de manière plus détaillée dans des travaux antérieurs [par
exemple, Haesler, 1989].
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 199

que se forment les émotions, les actes de résistance, les projets


originaux, à la fois dans son for intérieur et en réaction aux pressions
institutionnelles. Et que dire de l’endurance aux épreuves extrêmes,
sinon que l’humain est plus fort que n’importe quel cheval, comme
le disait Varlam Chalamov, parce qu’il tient sa nourriture d’un rapport
électif à un autre, fût-il fantasmé. En même temps, sa fragilité est tout
aussi remarquable ; il suffit du plus petit doute et l’union éclate, et
c’est pour se prémunir contre cette fragilité qu’on va parfois jusqu’au
déni de soi – mais que vaut ce soi en dehors de la relation ? – pour la
préserver. Vue à partir de l’ambivalence fondatrice qui la caractérise,
la relation H – H a réussi à perdurer à travers les temps grâce à la
praxis du don qui est à la fois la médiation la plus proche de sa nature
et la plus efficace à mettre en œuvre12.
Il est dans la nature des institutions de persévérer selon leur logique
propre, surtout sous le régime de la différenciation fonctionnelle.
En vertu de la quadripartition canonique en sciences sociales, on
distinguera les institutions suivantes : sociales et juridiques (H – C),
politiques et culturelles (C – C), économiques (C – N), scientifiques
et sanitaires (H – N). Elles entrent en œuvre dès lors que la praxis
du don se heurte à une trop grande complexité : dès lors qu’une
différenciation segmentaire n’est plus possible dans un espace
donné, qu’une hiérarchisation rencontre des problèmes croissants
de légitimation, les systèmes sociaux se trouvent alors réduits à
involuer ou vont le chemin de la différenciation fonctionnelle. C’est
ainsi que s’établit une tension croissante entre les deux ordres :
à mesure que les institutions se spécialisent, l’ordre relationnel
rétrécit ; mais c’est parce qu’il rétrécit, qu’il dévoile paradoxalement
sa logique13. Mais là est aussi le danger de la fusion. À mesure
que l’ordre relationnel ne va plus se référer qu’à lui-même, les
institutions se spécialisent davantage en colonisant des espaces
jusque-là libres, communs ou relationnels.
Reste le cas particulier de l’espace public qui va servir de
médiateur entre ces deux ordres sous le régime de la modernité.

12. On peut faire un pas de plus, comme Genevieve Vaughn [2015], et faire
reposer cette structure sur le don maternel initial.
13. C’est sur ce cas de figure qu’a travaillé le sociologue allemand René König
[1982]. C’est en devenant nucléaire, que la famille révèle, selon, lui sa véritable
fonctionnalité. Dans un trait d’ironie peu évident, on avait parlé à ce propos de
« réduction épiphanique » ?
200 Au commencement était la relation… Mais après ?

En compensant en partie, mais en partie seulement, le retrait des


« institutions totales » caractéristiques des sociétés traditionnelles,
l’espace public moderne ouvre un tiers espace de la négociation
argumentée. Ni espace relationnel, ni espace institutionnel, le
principe de publicité va introduire un nouveau régime d’expressivité
(de la parole surtout) maintenant un équilibre précaire entre les deux
logiques (centripète et centrifuge) à l’œuvre dans la modernité.
Sous l’effet de cette double tension, il aura tendance à se morceler
et à perdre la puissance émancipatrice qui le caractérisait à ses
origines. Toujours est-il qu’il est parfaitement accessible à une
analyse relationnelle, même si sa difficulté excède le format d’un
article introductif comme celui-ci.

Références bibliographiques

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Anthropologie et sociologie de la relation chez
Helmuth Plessner

Alexis Dirakis

Qu’il s’agisse de la réciprocité et de ses formes de médiation, de


l’être-par-autrui ou de l’être-pour-autrui, de la triple obligation du
don, de la constitution du sujet humain par le Tu ou le Je spéculaire
qui en est la métaphore… la reconnaissance du primat ontologique
de l’Autre au tournant du xxe siècle incarne l’une des principales
avancées parmi les sciences humaines. Et elle en détermina
profondément l’évolution intellectuelle jusqu’à nos jours ; à travers
les œuvres de Georg Simmel, Sigmund Freud, Max Scheler, George
Herbert Mead, Marcel Mauss, Martin Buber, Theodor Litt, Karl
Löwith, Jacques Lacan, Emmanuel Lévinas ou encore René Girard
pour ne citer qu’eux. Cette considération de la relation dans sa
fonction psychogénétique, transcendantale ou éthique fut également
associée à une considération soulignant à contre-pied et avec une
même insistance les risques et périls inhérents aux interactions
humaines. En effet, outre la bipolarité entre Ego et Alter constitutive
de leur nature respective, la pensée relationnelle fut également
l’opportunité de théoriser la dualité ou la contradiction même de
ce rapport : positif, transcendantal, empathique et salvateur d’une
part, négatif, aliénant, délétère ou tragique, d’autre part. Cette
double logique contradictoire de la relation, à la fois constitutive
et dépersonnalisante, suscita de nombreux développements
conceptuels, certains génétiques – une tendance relationnelle
incarne l’aboutissement de celle dont elle marque la fin (tel que
202 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’illustre la résolution de l’Œdipe par la constitution du Surmoi chez


Freud) –, exclusivistes – la contradiction relationnelle marque une
tension latente (entre la « sphère du Tu » et l’abandon de soi en
l’autre chez Scheler) – ou, enfin, dialectique – la double logique
relationnelle relève d’une inextricable constance (le « désir du désir
de l’autre » et la « participation jalouse » chez Lacan, le mimétisme
et la violence mimétique chez René Girard).
Cette perspective relationaliste, critique, exprime en d’autres
termes une défiance envers la dépendance mutuelle des êtres sans
nullement en contredire la dimension constitutive de la singularité
humaine. Sous l’influence certaine de l’anthropologie freudienne,
mais aussi et surtout parce que sa pensée demeure hantée par la
fragilité de l’équilibre humain, l’analyse du relationnel par Helmuth
Plessner (1892-1985) demeura marquée par la conscience de
cette ambivalence essentielle. Nous nous efforcerons ci-dessous
d’en présenter les principales dimensions, anthropologiques et
sociologiques, pour souligner en tant que contribution à cette
thématique fondamentale pour l’histoire et l’actualité des sciences
humaines, mais également pour préciser les ressorts éthiques de
cette double considération – à la fois positive et négative – du
relationnel.

Une biophilosophie interactionniste

La pensée plessnerienne s’articule à une architectonique


complexe et pluridisciplinaire dont le socle biophilosophique
est éminemment interactionniste. Faisant sienne la définition
simmelienne du vivant comme constitution autonome d’une
frontière organique [Simmel, 1910], Plessner souligne la dynamique
relationnelle de l’organisme à lui-même et à son environnement.
L’être vivant se singularise par un rapport dedans-dehors, une
double orientation vers l’intérieur et l’extérieur dont sa frontière
(Grenze) est la zone neutre de médiation. Dans ce mouvement,
l’organisme dépasse sa frontière par son ouverture au milieu, à
cet « au-delà de soi ». Cette dynamique d’extériorisation suppose,
comme son envers, celle d’une intériorisation, d’un retour de l’être à
lui-même : un « contre-soi ». C’est à partir de cette « transcendance
à double sens », d’un corps à la fois extérieur et intérieur à lui-même,
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 203

que Plessner développera le concept clé de sa biophilosophie : la


positionalité [Plessner, 1928, p. 129-130].
Le concept de « cercle vital » (conceptualisé par Hans Driesch)
permet à Plessner de préciser la dynamique de médiation de
l’organisme à son milieu et d’appropriation de celui-ci. L’être vivant
est soumis à un rapport avec ce qui lui est extérieur et contraint d’y
trouver les conditions de sa conservation. Cette relation per hiatum
entre organisme et milieu, que caractérise le « cercle vital », suppose
l’impossible concordance de l’être vivant à lui-même. Celui-ci
ne manifeste pas seulement un manque dont il pourrait trouver
compensation. Il témoigne d’une dépendance ontologique, i. e.
insurmontable, à ce qui lui est éminemment autre : « L’organisme
n’est unité qu’en tant que corps médiatisé en soi par quelque chose
d’autre que ce qu’il est lui-même, en tant que membre d’un tout
qui lui est supérieur » [ibid., p. 195].

Le stade politique du vivant

Le stade humain de la vie incarne la forme ultime car sans


commune mesure de la dynamique relationnelle. Doublement.
Par sa positionalité excentrique, l’humain bouleverse les deux
termes du hiatus entre organisme et environnement. D’une part,
l’excentricité de l’organisme à son accomplissement (en tant que
corps à la fois extérieur et intérieur à lui-même) devient réflexive,
consciente d’elle-même. Cette conscience bouleverse la nature
même de son accomplissement comportemental. L’excentricité est
de prime abord l’expérience d’une rupture, d’un décalage de l’être
dans son rapport à sa corporéité. Avant d’en jouir, l’excentricité
est éprouvée. Elle est l’épreuve d’une inadéquation de l’être à son
existence et aux modalités de sa survie. L’homme demeure dans
l’embarras de son incarnation physique qu’il transcende et pour
cette raison handicape. Par sa forme humaine, la vie engendre l’être
le plus précaire ; crises, hiatus, ruptures sont les mots-clés de cette
condition lacunaire. Sa corporéité ne lui est plus donnée, héritée,
donnée et structurée naturellement par instincts et pulsions mais se
doit d’être acquise, assimilée, appropriée, bref, socialisée.
D’autre part, l’excentricité humaine comme réflexivité – toujours
conditionnelle – bouleverse la perception de l’environnement
204 Au commencement était la relation… Mais après ?

et sa nature même. Si la posture frontale de l’animal face à son


environnement absorbe sa conscience réduite à une conscience
perceptive, l’appréhension humaine du monde extérieur s’en
distingue radicalement. Contrairement à l’animal, l’être humain
n’est pas spécialisé ni ne possède d’environnement naturel ;
un environnement dont les limites concorderaient pleinement
et exclusivement à sa téléologie organique. Le stade humain
de la vie inaugure une ouverture au monde (Weltoffenheit). Le
concept de « monde » dans sa signification anthropologique peut
être ramené à trois phénomènes systémiques. En premier lieu,
la capacité de penser l’en soi du monde, de l’objectiver comme
espace-temps homogène, constant et universel, comme arrière-
plan au regard duquel tout environnement n’incarne qu’une vue
signifiante, fragmentaire et exclusive [Plessner, 1946, p. 58]. Cette
distanciation à l’environnement immédiat autorise, en second lieu,
une appropriation créative et luxuriante de celui-ci par l’homme.
Sans environnement biologiquement hérité, l’être humain demeure
contraint à l’édification de son propre milieu pour déterminer et
maintenir les cadres de son existence [Plessner, 1961, p. 192].
En d’autres termes, l’artificialité lui devient naturelle. Enfin,
l’objectivation de l’environnement et la capacité corrélative de
s’en émanciper autorisent l’homme à migrer d’un environnement,
d’une culture, d’un champ du réel à un autre, ne serait-ce qu’en
pensée [Plessner, 1946, p. 63 et sq.].
D’un point de vue relationnel, l’ouverture au monde accompagne
l’expérience de sa béance qui n’est pas exclusivement cosmologique,
matérielle, mais également (inter) subjective. La béance du
monde est aussi celle que l’homme est à lui-même et à autrui.
L’acosmie humaine prescrit, certes, la constitution artificielle de
mondes de substitution à l’environnement animal mais également,
intellectuellement et spirituellement, l’édification d’un monde
commun, d’une herméneutique sociale, d’un système de sens.
Or c’est de sa relation à autrui que se sédimente, s’organise et se
structure un système de significations, une sphère de familiarité,
une délimitation d’un Nous toujours singulière. C’est dans cette
mesure également, parce qu’il demeure contraint à la redéfinition
incessante de sa condition, de son identité individuelle et collective,
que l’homme, caractérisé par son excentricité à lui-même et au
monde, est un être éminemment historique et politique : « [La
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 205

politique] ne correspond pas en premier lieu à un domaine, mais au


contraire à l’état même de la vie humaine […]. Elle est l’horizon
au sein duquel l’homme acquiert les relations de sens à son soi
et au monde, elle est l’a priori global de son dire et de son agir »
[Plessner, 1931, p. 201].

Une ontogenèse spéculaire

Le sujet humain, dans sa forme primitive, se caractérise


selon Plessner par une indifférenciation originelle. L’absence
de délimitation, de contours à l’être induit à la fois une fusion
originelle avec le donné et la réduction égocentrique de celui-ci :
la « compacité du tout-relier-à-soi » [Plessner, 1967, p. 319]. Au
cours des années 1960, Plessner fait sienne la célèbre métaphore
du miroir pour conceptualiser le fondement relationnel de toute
réflexivité humaine (i. e. de son excentricité). Selon cette approche
ontogénétique, c’est par son image spéculaire que le sujet parvient à
se détacher de son environnement humain et objectal pour discerner
les contours irréductibles de son être. L’Autre (ἄλλος, allos) suscite
en l’être une révolution excentrique de sa primitivité fusionnelle. Le
paradoxe hégélien de toute « allogenèse » réside dans la constitution
nécessairement aliénante (au sens de « verfremdend » et non pas de
« entfremdend ») de l’identité. C’est ici de même par identification à
son image spéculaire que l’homme bénéficie d’un retour constitutif
sur soi et que lui sont révélées sa spatialité propre et son intériorité.
Le principe allogénétique du miroir suppose une capacité
proprement humaine dont les neurosciences et la psychologie
cognitiviste ont depuis fait l’un de leurs plus féconds objets de
recherche : la réciprocité des perspectives. Selon ce principe
– initialement conceptualisé par Theodor Litt –, la réciprocité des
perspectives sert à caractériser la résonance et la réversibilité de
la relation intersubjective (par contraste, donc, avec la relation
unilatérale du sujet à l’objet). Cette liaison immédiate des
consciences entre elles, au fondement de l’humain, permet à Plessner
de reformuler la dimension intersubjective du monde commun mais
également la condition allogénétique de l’excentration au monde.
Il existe ainsi une interdépendance structurelle – dont la personne
humaine est à la fois le produit et le vecteur – entre excentricité,
206 Au commencement était la relation… Mais après ?

réification, réciprocité des schémas corporels, compréhension et


somatisation d’intentionnalités étrangères. C’est parce que l’homme
est un être-par-autrui qu’il manifeste une extériorité à sa situation.
Cette distance à soi lui permet de réifier sa condition en tant que
corps parmi les corps. La conscience d’appartenir au monde
extérieur inaugure une instrumentalité dont ne témoigne aucun
autre être vivant. Or l’Autre incarne à la fois le biais excentrique et
le modèle de cette instrumentalité. La capacité de réification permet
au sujet de circonscrire l’intentionnalité d’autrui et d’orienter son
accomplissement comportemental à partir de celle-ci. La distance
excentrique à soi, la non-identité, le libère du particularisme de
sa vie intérieure. Il lui est donné de se mettre à la place d’autrui,
d’en partager la vie intentionnelle et d’en reproduire la traduction
physique, c’est-à-dire l’expressivité.
La réciprocité des perspectives inaugure ainsi un processus
mimétique dont dépendra la capacité de somatisation, d’incorporation
d’attitudes et de comportements étrangers et in fine l’élaboration
par le sujet d’un habitus, d’une synthèse personnelle de rôles
socialement pertinents. C’est parce que l’être humain se positionne
excentriquement à sa situation que la réciprocité des schémas
corporels devient non seulement possible mais nécessaire à sa nature
lacunaire : son indétermination originelle trouve compensation dans
la somatisation d’orientations comportementales extérieures, de
« techniques du corps » dans un vocabulaire maussien.

Les deux antagonismes de la grammaire relationnelle

L’amorphisme ontologique de la vie humaine la contraint à


se donner forme. Cette contrainte trouve sa résolution dans la
structuration prothétique et extérieure que lui fournissent rôles,
habitus et techniques du corps. D’un point de vue relationnel, cette
structuration autorise une anticipation réciproque entre personnes.
Plessner souligne dans son ouvrage de 1924, Les Limites de la
communauté (Grenzen der Gemeinschaft), une seconde dimension
fondamentale de cette mise en forme au regard de la dynamique qui
la lie à autrui : la reconnaissance. Selon cette anthropologie de la
reconnaissance, la capacité de l’homme à se donner forme se doit
de trouver satisfaction dans son exposition au jugement d’autrui :
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 207

« Quelqu’un ne devient quelque chose que dans la possibilité de sa


reconnaissance par autrui » [Plessner, 1924, ibid., p. 83].
L’homme est ainsi contraint à l’affirmation de qui il est en
ne disposant pour seul instrument que la précaire et superficielle
représentation de ce qu’il est. Cette ambivalence est fondamentale.
Malgré son désir d’exposition au regard d’autrui, il se doit de résister
à cette tendance démonstrative en ce qu’elle contredit la conscience
de son irréductibilité, la conscience d’excéder la forme, le rôle ou le
masque, dont il se pare. La personne humaine est en effet tiraillée
entre ces deux aspirations contradictoires : entre, d’une part, son
désir d’ostentation, motivé par sa volonté d’être perçu, identifié et
reconnu pour sa valeur propre – la réification caricaturale de son
être en tant qu’objet de connaissance, en tant que forme devenue
manifeste, en est ici le prix ; et, d’autre part, la blessure narcissique
qu’incarne toute détermination et jugement (même élogieux !) à
son endroit.
La représentation de soi, motivée par le désir de reconnaissance,
oscille ainsi entre deux extrêmes que sont la vanité et la pudeur,
entre lesquelles la personne se doit de trouver une juste mesure.
Cet antagonisme trouve sa résolution dans les rôles sociaux. En
se faisant masque, le rôle assure une issue socialement pertinente
au devoir de (re) connaissance et à son ambiguïté dialectique. Il
expose en effet la personne sans se confondre avec celle-ci. Il la
présente tout en la contenant. Il réussit à la doter d’une forme à la
fois décisive, en tant que « point d’attachement » identificatoire pour
soi et pour autrui, tout en accusant sa dimension superficielle car
collective (c’est-à-dire irréductible à la personne qu’il manifeste).
L’irréalisation par le masque, c’est-à-dire la soumission à son
impersonnalité, est ainsi le prix paradoxal d’une exposition subtile
et protégée de la personne, dans laquelle elle se nie comme telle
par la forme collective et extérieure de sa figuration.

Plessner décline de même une autre tension inhérente à la


relation humaine. L’homme se voit contraint à la pudeur non pas
seulement de par la conscience aiguë de son insondabilité. La
seconde raison qui lui impose de demeurer « hors d’atteinte » est
le risque du ridicule. Le ridicule est en effet latent chez l’homme de
par l’éventualité de son échec à perdurer dans sa représentation, de
par sa possible faillite à se maintenir dans le jeu des apparences. Le
208 Au commencement était la relation… Mais après ?

premier risque qu’encourt l’homme n’est pas tant l’inadéquation de


sa forme (individuelle) au contexte (social) que l’irruptivité (c’est-
à-dire l’absence patente de maîtrise) de sa manifestation.
La possibilité du ridicule est en effet indissociable de celle du jeu
des formes, de la médiation figurative à soi, dont il révèle l’échec.
Or, souligne Plessner, ce n’est pas tant la représentation par elle-
même (le rôle ou le masque par lequel nous paraissons) qui nous en
protège, que la distanciation, plus précisément la dissimulation de
la personne que suppose et accompagne toute figuration. Prendre
forme, ou plus précisément, se donner forme c’est en effet imposer au
monde intérieur (au psychique) une conditionnalité, une médiation,
une stylisation de ses mouvements garante de son ineffabilité.
Le respect mais également l’attrait pour autrui incarnent le
sentiment antinomique au ridicule. Ils trouvent logiquement
leur condition dans le voilement, la dissimulation, la médiation,
l’irréalisation. L’ambivalence entre actualité et potentialité, être et
devenir, ou encore entre le perceptible et l’invisible, assure ici une
fonction esthétique au fondement du désir humain. Plessner souligne
en effet l’universalité de la force attractive que ne manquent jamais
de susciter la distance et le voilement, le charme de l’insinuation.
L’homme oscille ainsi entre son penchant pour le réel et son
penchant pour l’illusion. La première tendance caractérise le
désir de se montrer sous son vrai jour, de faire tomber le masque,
l’aspiration au contact, mais également l’effort par l’introspection
et la rétrospection de questionner l’insondabilité de son propre
monde intérieur. Naissent alors en la personne la crainte de son
propre abîme et l’angoisse de se dévoiler à elle-même. Dans sa
relation à autrui, elle ressent de même une « répugnance envers
la révélation – d’une certaine façon ardemment désirée – de son
âme, de la crainte face à la demande de s’exposer, une peur de
se perdre » [ibid., p. 69]. La seconde tendance est de nouveau
indissociable de la pudeur, non pas au sens de la Schamhaftigkeit,
du sentiment latent de honte qu’accompagne l’exposition de
soi, mais au sens de la Keuschheit, de la chasteté. La chasteté
n’est pas à confondre avec l’abstinence sexuelle, la continence,
mais représente plus précisément la modération, le contrôle des
tendances et pulsions, c’est-à-dire leur intégration réussie à la
médiation personnelle, et par là même la mise à distance d’autrui
que motive la crainte du contact. La chasteté traduit ainsi de façon
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 209

prédominante la tendance à l’illusion comme jeu de sublimation


du réel et « capacité de symbolisation » [ibid., p. 69]. Refoulement,
sublimation, symbolisation, illusion, ces tendances autorisent le jeu
subtil de l’attraction par dissimulation, le charme de la médiation,
la proximité dans la distance mais également la distance dans la
proximité : une distance garante du respect, c’est-à-dire de l’illusion
même dotant la personne d’une « aura ».

Le cérémoniel. La relation par irréalisation

L’irréalisation de la personne par le rôle est soutenue par


deux dimensions de la vie sociale permettant de consolider son
« inattaquabilité » : le cérémoniel et le prestige. Outre la médiation
individuelle et intérieure (somatique) par le rôle, la personne
dispose également du cérémoniel comme soutien extérieur à son
« irréalisation » dans sa confrontation à autrui. Le cérémoniel est
à la fois formel et abstrait, objectif et réglementé. Il offre en tant
que tel une structure, une règle de conduite codifiée, un cadre
institutionnel et extérieur à l’orientation comportementale. Le jeu
de rôle cérémoniel, comme renoncement patent à l’individualité,
autorise en outre l’élaboration de relations stables entre personnes.
Cette forme sociale se caractérise en effet par une seconde fonction
essentielle à l’existence et à son impératif de reconnaissance : la
garantie pour la personne d’un ancrage relationnel durable, de son
appartenance à un cercle.
Enfin, la délégation du comportement au collectif par le
cérémoniel permet de dépasser l’ambivalence conflictuelle au
fondement de la relation humaine entre, d’un côté, la tendance à
la promiscuité fusionnelle, à la « reconnaissance totale », à la mise à
nu et, d’un autre côté, l’aspiration à une distance « anonymisante »,
à l’invisibilité, au respect et à la chasteté. L’irréalisation
cérémonielle, c’est-à-dire le contournement de l’intentionnalité
propre par sa substitution institutionnelle et l’uniformisation des
modes d’interactions, permet en effet l’anticipation réciproque
des sujets, un cadre contraignant propice à la préservation de
leur juste distance, bref, l’émergence d’un espace de rencontre
et d’affiliation protecteur. Par sa force structurante, le cérémoniel
inhibe ainsi les possibles discordes, il devient l’opportunité d’une
210 Au commencement était la relation… Mais après ?

relation interpersonnelle non conflictuelle, stable et durable, mais


également d’une relation ouverte à « une abondance indéterminée
de personnes ».

Le prestige. L’agôn

Le cérémoniel, de par la forme figée qu’il impose à l’orientation


comportementale, ne permet nullement l’épanouissement de
l’individualité. La personne y est intégralement soumise à son
intégration holistique. Les relations qui s’y nouent sont figées. Le
prestige incarne à l’inverse la capacité du sujet à se confronter à des
relations indéterminées, « dynamiques », non codifiées. Il suppose
cette capacité d’adaptation et de création de nouvelles formes
d’interaction. Sans l’appui extérieur du cérémoniel, le prestige
permet cependant de garantir individuellement à la personne une
sphère de chasteté, une intouchabilité dans son rapport à autrui en
imposant respect et attention.
Le prestige est à la fois la forme la plus exacerbée et la plus
individuelle de l’aura. Si l’aura est consubstantielle au jeu de
rôle, si elle relève, en d’autres termes, d’une origine collective
et extérieure, le prestige en incarne l’appropriation personnelle.
Il est le détournement et l’usage du pouvoir de celle-ci à des fins
personnelles.
La notion de prestige restitue en outre la dimension rivale,
agonale de la relation humaine. Elle permet à Plessner d’expliciter
l’inspiration nietzschéenne de sa philosophie sociale et son usage du
concept de volonté de puissance [ibid., p. 130]. Le prestige incarne
un pouvoir à disposition de l’individu dans la lutte qui l’oppose à
ses contemporains. Elle est une lutte pour la reconnaissance, mais
une reconnaissance cette fois culturelle. Si elle incarne une forme
de revanche de l’individu sur son irréalisation par le rôle, elle ne
vise nullement à la révélation de son vrai visage. La rivalité est
au contraire animée par la volonté d’élever son masque, c’est-à-
dire la forme idiosyncrasique du jeu de rôle personnel, au rang de
modèle culturel.
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 211

La diplomatie. La violence sublimée

Plessner distingue enfin deux autres formes de médiation à


autrui caractéristiques de l’espace social lié à la société moderne :
l’Öffentlichkeit, l’espace public. Cet espace se singularise comme
« système ouvert de relations entre des hommes sans attaches »,
comme « lieu où se rencontrent des personnes sans lien de valeur ».
Cette ouverture et cette neutralité de l’espace public n’induisent ni
n’imposent pas pour autant un dépassement ou un renoncement à
tout ethos, pas plus qu’ils ne constituent une sphère transnormative
où chacun peut librement affirmer ses valeurs personnelles, privées
et communautaires. C’est parce qu’il doit se prémunir de leur
possible collision, de la violence qui naît de la rencontre de leurs
irréductibles contradictions, c’est parce qu’il est, en d’autres termes,
le fragile pari d’un espace d’ « irréalisation collective » que l’espace
public suppose une éthique spécifique dont la diplomatie et le tact
sont l’idéal.
L’espace public induit une tension entre la vie et la norme,
la personne publique et la personne privée. Celle-ci demeure en
effet tiraillée entre, d’une part, ce que lui commande sa raison,
sa morale, sa religion, ses mœurs, ses goûts et, d’autre part,
leur possible transgression ou incompatibilité dans la situation
qui est lui présente. Cette inadéquation entre norme et situation,
volonté et contexte, nécessite un incessant réajustement, un
équilibre toujours approximatif et précaire. Or tel est précisément
l’ethos caractéristique de l’espace public. Celui-ci suppose en
effet une capacité individuelle d’adaptation et d’improvisation,
un rapport ludique au contexte, au commerce entre personnes et
groupes formels. Un rapport qui ne consiste plus seulement à jouer
des formes pour se prémunir d’autrui (le cérémoniel), ni à exceller
dans le jeu social pour prétendre à une reconnaissance culturelle
(le prestige), mais un rapport me permettant de faire valoir mes
intérêts comme acteur irréalisé sans préjudice pour autrui ni pour
la sphère qui, à cette seule fin, nous lie pour un temps. Bref, la
sphère publique inaugure comme sa condition, au sein d’une même
culture, le sens diplomatique.
Malgré l’éthique personnaliste qu’elle défend, cette philosophie
sociale ne fait de nouveau nullement preuve d’angélisme. Car
si la diplomatie réussit à l’élaboration d’un compromis, d’un
212 Au commencement était la relation… Mais après ?

accord entre personnes étrangères, si elle laisse « intacte la dignité


de l’autre », elle suppose également l’usage de la menace et de
la ruse. Ses stratégies demeurent, certes, soumises à la logique
même de l’espace public et représentent, en tant que telles, une
forme sublimée de l’extorsion et du mensonge. Cependant, dans
la poursuite d’une maximisation de ses profits, dans son usage de
la ruse et de la menace et, enfin, de par la nature approximative
de son jeu, l’art diplomatique consiste toujours à « parvenir à des
accords à l’extrême limite du conflit ouvert et du recours à la force »
[Paetzold, 1995, p. 194].

Le tact. Par-delà bien et mal

La seconde et dernière forme de médiation à autrui que suppose


l’espace public, comme système ouvert de relations entre anonymes,
est le tact. La diplomatie se joue entre personnes irréalisées (entre
fonctionnaires, « agents », hommes d’affaires, acteurs sociaux de
toute sorte). Le tact, au contraire, s’exerce « sans les moyens figés
de l’artificialité, dans le pur rapport réciproque », c’est-à-dire entre
personnes naturelles [ibid., p. 109]. Si l’objectif du jeu diplomatique
est l’accord, la finalité du tact est l’équilibre fragile, jamais acquis,
du respect mutuel entre personnes en tant que telles. Il incarne, écrit
Plessner, « le respect éternellement soucieux de l’âme étrangère » et,
pour cette raison, « la première et dernière vertu du cœur humain »
[ibid., p. 107].
La sagesse du tact consiste dans « le ménagement d’autrui par
respect de soi et le ménagement de soi par respect d’autrui. Aussi
paradoxal que cela puisse sembler, cette sagesse fonde le droit au jeu
interpersonnel […], le droit à la superficialité absolue par laquelle
nous rendons agréable, captivant et abondant ce qui, sans elle, ne
serait qu’endurable » [ibid., p. 109].
Le tact se caractérise ainsi par une légèreté, « une superficialité
absolue », une habile souplesse des relations entre personnes
anonymes. Or cette superficialité ne se confond nullement avec
la frivolité ou la futilité désinvolte. Elle suppose, au contraire,
une conscience aiguë des états d’âmes d’autrui car c’est de leur
perception dont dépendent l’adaptation et la réalisation possible de
cet équilibre qu’est le respect mutuel. Le sens du tact implique en
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 213

outre la retenue, la suggestion, l’insinuation, l’allusion, une certaine


dissimulation bienveillante, en un mot : le raffinement. Celui-ci
assure, de nouveau, la fonction de prémunir la relation contre le
risque qui lui est consubstantiel, tel que Plessner le définit et ne
cessera de le rappeler : l’insoutenable proximité ou l’aliénation
qu’incarne à l’inverse une trop grande distance à autrui.
Cet art de la prévenance, cette capacité de s’ajuster
respectueusement à l’individualité étrangère, suppose enfin
une liberté, non pas envers mais pour autrui, une liberté dans
l’exagération et la simulation – toujours complices – des affects et
des émotions ; dès lors que le tact se situe « au-delà du bien et du
mal, du vrai et du faux » [ibid., p. 107].

Une sociologie critique de la relation

Il ressort de cette sociologie critique de la relation cinq types


de tensions inhérentes à l’interaction humaine qui en annonce le
possible dépérissement en tant que condition de l’humain et de son
épanouissement comme être social. Résumons.

L’indétermination

La première tension dans la médiation à autrui est


l’indétermination constitutive de l’orientation humaine. Cette
dimension se déduit de la célèbre figure du Mängelwesen, l’être
lacunaire, que l’anthropologie plessnerienne reprend à son compte
– bien qu’elle en déborde largement le principe. En d’autres
termes, les modalités de ma confrontation à autrui ne me sont
pas prédonnées. Or l’impératif vital de demeurer dans un rapport
immédiat et spontané au monde m’impose doublement de situer
autrui et de me soumettre réciproquement à cette même nécessité
pour celui-ci. Outre le rapport à soi, la dimension indéterminée de
l’Homo excentricus caractérise tout aussi essentiellement sa sphère
relationnelle et y induit, selon une même logique, la nécessité
compensatrice de son dépassement. On retrouve en outre ce principe
d’incertitude et d’indétermination relationnel au fondement de
nombreuses théories sociales, et parmi les plus célèbres : la double
contingence chez Parsons et Luhmann, la nécessité d’une anticipation
214 Au commencement était la relation… Mais après ?

réciproque chez Mead, d’une définition partagée de la situation chez


Goffman, d’une réciprocité des perspectives chez Litt, etc. Or,
selon Plessner, l’indétermination originelle de la relation trouve
sa solution individuellement dans l’habitus et collectivement dans
le cérémoniel. Ces deux structures abolissent en effet l’insondable
ambiguïté et l’inhibante incertitude du rapport à autrui. Elles en
autorisent ainsi une stabilisation socialement pertinente, en d’autres
termes : une anticipation spontanée. Le tact, autre figure de la
médiation à autrui, est également une réponse à l’indétermination de
la relation, mais non pas par l’imposition d’une structure à celle-ci
ou par le jeu d’une irréalisation réciproque. C’est au contraire
le rapport d’indétermination qui en constitue la logique même.
Un rapport dont il n’est qu’une stylisation par la superficialité,
la délicatesse et la prévenance excessive qui le caractérisent.
Cette stylisation de la double contingence, cet équilibre fragile et
incessamment renouvelé, autorise ainsi la neutralisation du risque
qui lui est inhérent – l’absence d’une juste distance – sans en inhiber
la dynamique propre. Le tact est, en d’autres termes, l’acceptation,
certes conditionnelle mais explicite, de l’indétermination dont il
fait une opportunité. La diplomatie et le prestige, enfin, imposent
à cette indétermination des cadres formels ou informels (l’accord
et l’autorité) tout en l’entretenant en vue de leurs propres finalités
(le pouvoir, la flexibilité et la reconnaissance). Ces deux modalités
de la relation humaine demeurent ainsi ouvertes à l’indétermination
dont ils sont le jeu, mais dans une bien moindre mesure que le tact,
car elles supposent, préalablement à celui-ci, l’irréalisation de la
personne (en tant qu’« agent formel » ou acteur prestigieux de son
rôle social).

La promiscuité

La principale menace pour la relation humaine renvoie néanmoins


au fondement de l’éthique plessnerienne : la juste distance. L’œuvre
de Plessner se fonde en effet sur une ontologie de la réalisation
frontalière qui, en tant que forme vivante, manifeste une fragilité
constitutive. Or le stade humain de l’organique, c’est-à-dire le
stade intersubjectif et politique de la vie, se singularise par une
dépendance de la réalisation frontalière envers autrui dont celui-ci
est doublement la condition de possibilité (comme condition de
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 215

l’être-par-autrui, de la constitution d’une image spectrale, de la


reconnaissance, etc.) et le possible péril. La première violation de la
frontière que toute personne est à elle-même ne se manifeste ni dans
la démesure de la violence humaine, ni dans la méconnaissance ou
la déconsidération de l’individu mais, tel que le souligne Plessner
avec une surprenante insistance : dans le zu nahe, le zu eng, la trop
grande proximité.
La promiscuité caractérise une première forme de cette
violence envers la juste distance entre personne. Elle résulte de
l’aspiration au rapprochement, au partage de l’intimité et de la
familiarité. L’homme ne désire pas seulement être perçu et reconnu,
et pour cela consent à son exposition ou au dévoilement partiel
de son être. Il aspire également à la proximité, au contact, plus
précisément – car il s’agit toujours chez Plessner d’un juste milieu –
à l’effleurement. Cette exigence suppose ainsi l’entretien subtil du
désir d’autrui, l’éveil continu de son intérêt, une force individuelle
d’attraction (l’aura) dont l’irréalisation par le rôle autorise une
forme élémentaire. Mon être-par-autrui est indissociablement désir
d’autrui, non pour lui-même, mais par désir de son désir. Au regard
de cette scène primitive, la promiscuité représente la corruption
du désir de proximité. Dans cette démesure, l’homme n’est plus
révélé, reconnu, effleuré mais touché, confondu, mis à nu, c’est-à-
dire, pour Plessner, blessé dans sa dignité même. La promiscuité
se traduit par une déréalisation de la personne, une violation de son
espace non pas seulement d’affirmation mais, plus élémentairement,
de positionnement. La promiscuité est son asphyxie. Rompre la
distance c’est pour autrui se condamner à l’inéluctable déception
de la transparence et pour l’individu voir miner les conditions de
sa réalisation et se confondre dans le ridicule – dès lors que la
dignité de son être trouve sa condition première dans l’apparence,
la mise en scène, le jeu des formes, les stratégies d’évitement et
de dissimulation.

Le démasquage

Outre la promiscuité recherchée par le sujet, l’Autre concourt


également à la déréalisation de la juste distance interpersonnelle.
Celle-ci ne résulte pas seulement d’une corruption malheureuse
du désir de proximité, de la volonté d’exposition de la personne.
216 Au commencement était la relation… Mais après ?

Autrui se fait lui-même le complice de cette indiscrétion. L’Autre


ne se contente pas en effet de répondre à l’appel que représente
toute exposition de soi, ni de se soumettre respectueusement au
pouvoir séducteur de l’aura. Une tendance profanatrice le meut.
Une tendance d’autant plus affirmée que sa victime excelle dans
le jeu de rôle, dans l’affirmation de son insondabilité. La lutte pour
la reconnaissance trouve ainsi son corollaire négatif dans une lutte
au dévoilement, dans la propension à démasquer toute prétention
à l’irréalisation, dans le désir de triompher du mystère que se doit
d’entretenir la personne.
Le démasquage et la promiscuité visent une immédiateté, une
accessibilité, une visibilité dont Plessner s’évertue à dénoncer le
caractère intenable pour la personne humaine. Parce qu’il ne peut
y avoir de réalisation sans médiation (à soi et à autrui), parce que
l’existence humaine se singularise par la luxuriance de ses formes,
l’absence de médiation, le renoncement au jeu figuratif, représente
– Plessner nous le fait suffisamment comprendre – le renoncement
même de l’homme à son humanité et sa condamnation au ridicule.
Le prestige, le jeu des masques, le cérémoniel, la diplomatie, le
tact, chacun de ces modes relationnels – articulé à la distinction
entre sphère privée et sphère publique – manifeste une dimension
prothétique dans notre confrontation à autrui, une préservation de
la juste distance garante d’illusion, de pudeur, d’intouchabilité,
d’inattaquabilité, de chasteté…

La méconnaissance

Si la promiscuité tend à atrophier l’espace (positionnel) de la


personne, la méconnaissance, la trop grande distance suscitent
l’offense et la négligence. L’homme désire être perçu et considéré
pour ce qu’il prétend être car « rien ne fait plus souffrir l’âme que
de ne pas être comprise » [ibid., p. 64]. Le sociologue souligne
ainsi la nécessité de la (re) connaissance, le besoin vaniteux d’être
identifié, d’exercer une force d’attraction par le jeu des illusions, de
concéder à l’orgueil une certaine exposition de soi. La vanité, sur
laquelle insiste longuement Plessner, ne relève donc nullement d’une
dimension condamnable d’un point de vue éthique ou moral. Elle
assure, au contraire, une fonction ontogénétique et affective dont
la dynamique s’apparente à celle du narcissisme dans le discours
Anthropologie et sociologie de la relation chez Helmuth Plessner 217

psychanalytique. Le phénomène de la vanité nous permet ainsi


d’expliciter, au sein de l’anthropologie plessnerienne, l’être-par-
autrui comme être-pour-autrui et de souligner, en outre, que, pour
l’être allogénétique, la méconnaissance s’apparente à un abandon
et à une aliénation de soi.

La violence (physique)

La rivalité agonale enfin, que suppose la lutte pour la


reconnaissance, peut dans sa forme paroxysmique dégénérer en
un conflit ouvert. Plus qu’une régression, le recours à la violence
pure incarne au contraire une réaffirmation de sa forme primitive :
une lutte non médiatisée, spontanée, directe. L’homme ne saurait
prétendre à sa simple éradication car la violence demeure un
invariant de sa condition, la traduction humaine de la volonté de
puissance au fondement de la vie : le désir d’accroissement et
d’expansion du pouvoir. Selon ce principe nietzschéen, l’homme
ne peut persévérer immanquablement dans le refoulement, la
sublimation, la canalisation de cette violence afin de l’intégrer au
cercle vertueux de la juste mesure. L’enjeu éthique et esthétique
de la médiation révèle ainsi sa dimension proprement politique. La
pulsion civilisatrice, le Zivilisationstrieb, le jeu diplomatique des
formes qu’elle impose, consiste précisément à contenir l’expression
éruptive de la volonté de puissance pour la soumettre à l’intérêt
personnel et collectif. En outre, si Plessner nous met en garde dès
1924 contre le risque d’une « lutte ouverte d’extermination de
l’homme contre l’homme », il ne demeure pas moins conscient, à
l’encontre des utopies de la non-violence, de la part irréductible de
la violence humaine [Plessner, 1924, p. 113 et sqq.].

Conclusion

L’analyse plessnerienne des antagonismes de l’âme et des


tensions inhérentes à la relation humaine nous permettent ainsi
de saisir l’articulation d’une première conception du relationnel
– soulignant la structuration allogénétique de l’homme : une
anthropologique qui voit en l’Autre la condition de possibilité de
l’humain et du politique – à une seconde conception restituant à
218 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’inverse le désir ambivalent, conflictuel et potentiellement délétère


pour la personne humaine au cœur de toute intersubjectivité.
En outre, ces dimensions positives et négatives du relationnel
ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais s’inscrivent dans
un jeu de complémentarité. Toutes les dimensions sociales ici
évoquées (le masque, l’habitus, l’aura, le cérémoniel, le prestige,
la diplomatie et le tact) incarnent en effet doublement une
condition de la vie sociale et une réponse aux menaces qui lui sont
consubstantielles (l’indétermination, la promiscuité, le démasquage,
la méconnaissance et la violence). En d’autres termes, les effets
pernicieux de la relation ne sont pas extérieurs à la vie sociale mais
au contraire coextensifs et structurants de son jeu.
La relecture de l’anthropologie et la sociologie plessnerienne,
outre l’éventail des phénomènes relationnels dont elle offre une
lecture à la fois originale et globale, nous invitent ainsi à une certaine
distance critique envers la tendance pan-relationiste qui aujourd’hui
demeure très prégnante dans les sciences humaines et sociales.
D’une part, en précisant anthropologiquement l’irréductible
singularité de la relation humaine – tandis que le tout-relationisme,
au nom d’un égalitarisme méthodologique, tend à dissoudre la
centralité de l’humain, et avec celle-ci la prééminence de la relation
humaine dans un ensemble diffus, un interactionnisme global sans
discrimination de nature entre humains et non-humains, personnes
et artefacts, sujets et objets. D’autre part, en refusant l’appréhension
du relationnel comme pure positivité, comme stabilisation factuelle
sans considération de sa valeur et de sa nature propres, ni de ses
propensions contradictoires. Or c’est dans la dimension critique de
son relationisme que résident l’originalité et certainement la plus
grande actualité de cette théorie de la relation humaine.

Références bibliographiques

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Mohr, Tübingen, p. 57-70.
La relation, l’incertitude et la contestation politique
Limites de l’anthropologie d’Arnold Gehlen
pour la sociologie des institutions

Gildas Renou

La catégorie « institution » constitue, depuis plus d’un siècle,


l’un des concepts clés des sciences humaines et sociales. Elle offre
une résolution à un problème central : celui de la relation entre le
niveau des conduites individuelles et le niveau sui generis de la
société, déposé dans des formes héritées qui contraignent les actions
individuelles. En 1901, Marcel Mauss a fait de cette catégorie l’une
des pièces centrales du dispositif théorique de l’École française de
sociologie. Il écrit, avec Fauconnet :
« Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu
trouve préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement
par la voie de l’éducation. Il serait bon qu’un mot spécial désignât
ces faits spéciaux, et il semble que le mot institutions serait le mieux
approprié » [Mauss et Fauconnet, 1901].

L’année suivante, Émile Durkheim ratifie ce choix dans la


seconde préface des Règles de la méthode sociologique :
« On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler
institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués
par la collectivité » [Durkheim, 1902].

Le concept d’institution est dès lors devenu le synonyme de


l’empreinte de la préexistence des sociétés sur les existences
222 Au commencement était la relation… Mais après ?

humaines. Dans l’optique durkheimienne, cette empreinte


institutionnelle se présente comme un modelage contraignant des
pratiques, mais aussi comme l’expression d’une légitimité émanant
de la source de tout prestige : la société [Durkheim, 1912].
Comme Mauss et Durkheim avant lui, le théoricien allemand
Arnold Gehlen (1904-1976) a développé une théorie des institutions
sociales fondée sur une véritable anthropologie sociale, c’est-à-dire
une conception articulée de la nature de l’être humain comme être
social. L’anthropologie sociale de Gehlen constitue une référence
centrale du débat germanophone en sciences humaines et sociales
depuis 1945. Le nom et les écrits de Gehlen restent pourtant à ce
jour peu connus en France [Raulet, 2008 ; Agard, 2014]. Toutefois,
de nombreux éléments de sa théorie sont en circulation dans la
sociologie internationale. Ses idées ont été promues et diffusées
par quelques auteurs influents qui s’en sont réclamés, en particulier
par Peter L. Berger et Thomas Luckmann. Leur programme de
sociologie de la connaissance s’appuie massivement sur la théorie
gehlenienne. La Construction sociale de la réalité consacre la
plus grande partie de son chapitre II à une exposition de l’apport
anthropologique gehlenien [Berger et Luckmann, 1966], une
influence qui a été sous-estimée en France au profit de l’autre
influence de cet ouvrage, la phénoménologie sociale de Schütz.
L’idée selon laquelle les institutions sont les outils du processus
du contrôle social sur la vie pulsionnelle, qu’elles contrôlent les
conduites humaines « en établissant des modèles prédéfinis et
ainsi les canalisent dans une direction bien précise, au détriment
de beaucoup d’autres qui seraient théoriquement possibles » est
pourtant directement issue des écrits de Gehlen, étudiés de près par
Peter Berger dans les années précédant la rédaction de leur ouvrage
[Berger et Kellner, 1965].
Nous étudierons ici la conception de l’institution développée
par Arnold Gehlen et en discuterons la portée et les limites afin
de réévaluer le rôle que peut jouer la catégorie « institution » dans
les sciences sociales et politiques contemporaines, en fonction des
postulats anthropologiques qui y sont attachés. On s’attachera d’abord
à saisir les caractéristiques saillantes de la conception gehlenienne des
institutions qui s’inscrit dans un contexte épistémologique particulier :
l’espace intellectuel germanophone des années 1920-1930, marqué
par la formulation d’une tentative d’articulation entre les sciences
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 223

naturelles et humaines, la « nouvelle anthropologie philosophique ».


Nous tâcherons ensuite d’identifier les principales implications de la
conception de Gehlen et ses lacunes. Celle-ci souffre en particulier
d’une définition étroitement fonctionnaliste des institutions : elles
sont vues comme chargées de prévenir le chaos, tant psychique que
social, rendu possible par la constitution biologique défaillante de
l’espèce humaine. À rebours de cette conception fonctionnaliste, on
esquissera un modèle davantage relationnel et dynamique permettant
de saisir une gamme étendue de ce que permettent les institutions
dans la vie sociale, à la lumière d’avancées récentes des sciences
humaines. Cette perspective attirera l’attention sur le caractère parfois
salutaire des phases de mise à distance – et donc de mise en doute –
de l’évidence et de la légitimité des institutions héritées. Car, sans
ces phases de doute, puis de tâtonnement et d’expérimentation, le
renouvellement des formes de relations aux autres serait impossible,
la conformation aux institutions condamnant alors la vie sociale
à la répétition immobile du même ordre. Cette réévaluation de
l’importance des phases d’incertitude touche à la fois le domaine de
l’ontogenèse des agents sociaux (ce qui dessine autrement ce qu’on
entend habituellement sous le concept de « socialisation ») et celui
de la vie politique, en particulier vue sous l’angle de la possibilité de
la contestation d’un ordre oppressif. Elle conduira ainsi à envisager
une articulation entre la sociologie des institutions et la sociologie
de la contestation politique.

L’anthropologie de Gehlen, une tentative d’articulation


des sciences naturelles et des sciences sociales

Malgré des affinités, le modèle anthropologique de Gehlen


diffère prima facie considérablement de celui de ses prédécesseurs
institutionnalistes de l’École française de sociologie. Ces derniers,
d’ailleurs, ne semblaient d’ailleurs pas intéresser le théoricien
allemand14. De nombreux aspects opposent Gehlen et Durkheim.

14. Non seulement Gehlen les cite peu, mais il semble les connaître mal. Dans
un article d’encyclopédie, Gehlen considère qu’« avec et depuis Durkheim, toute
la sociologie française a privilégié le point de vue [de] l’étude de la vie psychique
individuelle », ce qui constitue un contresens quand on connaît l’antipsychologisme
de Durkheim [Gehlen, 1990, p. 309].
224 Au commencement était la relation… Mais après ?

Durkheim déploie une vision optimiste, voire émancipatrice,


de la vie sociale, en opérant en quelque sorte un rousseauisme
inversé. Pour Durkheim, l’homme naît misérable et séparé de ses
semblables par ses limites corporelles et perceptuelles ; la société
l’élève vers l’universel, cette forme privilégiée de communication
humaine s’opérant par la médiation abstraite des catégories de
pensée. L’institutionnalisme de Gehlen est marqué a contrario
par une conception pessimiste et tragique de la vie sociale, qui
s’ancre profondément dans la culture intellectuelle allemande du
xviiie siècle, sensible aux critiques radicales portées à l’anthropologie
théologique chrétienne. Alors qu’une visée universelle caractérise la
pensée française à partir de la fin du xviiie siècle et qu’elle infuse la
pensée durkheimienne (via Condorcet puis Comte), l’universalisme
a été, dans le contexte culturel allemand, contrebalancé par l’idée
d’une hétérogénéité réciproque et irréductible des langues et des
cultures, une idée dont Herder a été le promoteur [Herder, 2000].
Cette pensée « perspectiviste » des cultures n’est pas une antithèse
des Lumières. Elle peut même être considérée comme une forme de
prolongement en ce qu’elle a pensé une pluralisation des manières
d’être humain selon les cultures, mais aussi selon les personnes
[Caisson, 1991 ; Taylor, 1998 ; Desroches, 2003], préfigurant
ainsi l’anthropologie culturelle du xxe siècle. D’un autre côté, une
lecture réactionnaire de Herder, entendue ici comme la hantise d’un
universalisme menaçant d’uniformisation, a constitué, sous une
forme appauvrie et férocement nationaliste, un élément majeur des
pensées antilibérales allemandes. Une première formulation date
probablement des années 1808-1910, dans le contexte anti-français
qui anime le nationalisme des Discours à la nation allemande de
Fichte (1808-1809) et l’ouvrage de Friedrich L. Jahn, La Nationalité
allemande, publié en 181015. Plus tard, les intellectuels promoteurs
du pangermanisme sous l’empire wilhelminien (Houston S.
Chamberlain, Otto R. Tannenberg), puis sous la République de
Weimar jusqu’au nazisme (Alfred Rosenberg) reprennent cette
transformation agressive et raciste du perspectivisme herderien, tout

15. S’autorisant de la légitimité intellectuelle de Herder, Jahn défend la supériorité


ethno-raciale du peuple allemand. Il y inaugure aussi la funeste idée selon laquelle
« plus un peuple est pur, meilleur il est ; plus il est métissé, plus il tient de la horde »
[Kashuba, 2004].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 225

comme les auteurs de la « révolution conservatrice » des années


1920. Ces mouvements intellectuels développent une conception
de l’Histoire comme une incessante lutte des peuples, légitimant
la banalisation des modes violents de résolution des différends et,
symétriquement, en disqualifiant les outils (notamment juridiques)
de coexistence entre les sociétés.

Le contexte d’émergence d’une anthropologie


hyperconservatrice

C’est dans le contexte intellectuel et politique spécifique des


années 1930, en Allemagne, qu’Arnold Gehlen a été formé et qu’il
a développé sa propre théorie de l’institution, fortement articulée
à une véritable théorie de l’être humain en société. Le sociologue
contemporain Hans Joas l’a qualifiée d’« hyperconservatrice »
[Joas, 2006]. Cette qualification semble juste tant Gehlen met
l’accent sur l’inscription de toute existence humaine dans une
histoire et dans des normes du groupe d’appartenance, dont la
valeur dépasse l’horizon subjectif des personnes qui le composent.
En retour, le groupe fournit les institutions nécessaires à la vie
psychique de ses membres. On note une complémentarité entre la
valorisation anthropologique des institutions et le souci politique
du salut du groupe, indépendamment de chacun de ses membres.
Cette complémentarité est repérable dans l’ouvrage majeur de
Gehlen qui paraît en 1940 : L’Humain. Sa nature et sa place
dans le monde (Der Mensch. Seine Natur und seine Stelle in der
Welt)16. Notons toutefois que, si la définition culturelle du Volk
allemand a été ethnicisée par le régime nazi en prenant la forme
d’une exclusion juridique des Juifs et des Slaves de la patrie, la
conception gehlenienne de l’entité collective intégratrice n’est
jamais exposée en termes raciaux, même dans les textes publiés
entre 1933 et 1945. Toutefois, sur le plan professionnel, Gehlen
s’est fortement engagé dans une participation active aux institutions
du régime hitlérien. Sollicité dès 1933 par Alfred Rosenberg,
l’idéologue officiel du NSDAP (le parti nazi), Gehlen a accepté de
collaborer au service de promotion des écrits allemands instauré

16. Cet ouvrage, qui n’est pas encore traduit en français, n’a été traduit en anglais
qu’en 1988.
226 Au commencement était la relation… Mais après ?

par le régime nazi [Klingemann, 1995, p. 62]. La même année,


il profite de l’exclusion politique du théologien Paul Tillich de
l’université de Francfort pour obtenir une chaire universitaire. Dans
ses écrits de la période du IIIe Reich, on ne trouve pas de textes
antisémites mais des glorifications de l’homogénéisation culturelle
du peuple allemand au travers de l’idée de Reich. Pour Gehlen, le
Reich offrirait aux Allemands le cadre psychique commun sans
lequel leur existence personnelle serait devenue précaire. Gehlen a
conservé, bien après la chute du IIIe Reich, une conception mettant
la pérennité de l’ordre social et politique au-dessus de toute autre
considération morale. L’idée de justice (sociale ou autre) est absente
de sa réflexion. Ce conservatisme viscéral le conduit à écrire, en
1969, cette condamnation conjointe des nazis et de leurs adversaires,
dans Moral und Hypermoral :
« Après 1933, l’intégrité du Reich allemand en tant qu’institution n’a
pas seulement été lésée, le Reich lui-même a été détruit de l’intérieur
et de l’extérieur, aussi bien par les nationaux-socialistes que par leurs
adversaires. Par conséquent, ceux qui ont alors joué un rôle actif ne
peuvent se disculper […] même s’ils ont agi dans la conscience d‘une
légitimité supérieure, humanitaire par exemple » [cité par Habermas,
1991, p. 260].

À la chute du régime nazi, après une interruption de deux ans


qui vaut comme une condamnation pour sa collaboration, Gehlen
redevient professeur de sociologie et de psychologie (1947). Il
est nommé à l’École supérieure des sciences administratives
(Deutsche Hochschule für Verwaltungswissenschaften) installée à
Spire (Speyer) dans le Palatinat, l’équivalent de l’École nationale
d’administration de la nouvelle République fédérale Allemande.
En 1962, il fut nommé professeur de sociologie à l’université
technologique d’Aix-la-Chapelle (Aachen). Durant les années
1960, il se fait connaître pour l’expression de positions opposées
aux mouvements de jeunesse revendiquant une libéralisation des
mœurs. Notons son soutien inattendu à la répression du « Printemps
de Prague » par les chars soviétiques, en août 1968, justifié par
la lutte contre la « mentalité humanitaire du libéralisme » qui
animerait légitimement les « États de l’Est »17. Principale figure

17. Lire Moral und Hypermoral [Gehlen, 1969] et son commentaire par Jürgen
Habermas [1971, p. 282].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 227

intellectuelle de la droite conservatrice dans l’Allemagne d’après-


guerre, Gehlen a occupé en quelque sorte une position symétrique
à celle de Theodor W. Adorno, représentant de la tradition de
l’Aufklärung et de la pensée critique dans la République fédérale
d’Allemagne des années 1950.

L’anthropologie philosophique : un débat


intellectuel allemand

L’entreprise théorique d’Arnold Gehlen prend sa source


dans l’entre-deux-guerres, dans un paradigme propre à l’univers
intellectuel allemand : l’anthropologie philosophique.
« Spécialité nationale [allemande], l’anthropologie philosophique se
définissait comme la partie empirique d’une philosophie de plus en
plus honteuse de son passé spéculatif et l’aspect le plus philosophique
d’une science sociale qui en était encore en quête de ses fondements
transcendantaux », écrit le sociologue Wolf Lepenies [1983].

Les principaux spécialistes s’accordent sur sa fondation, dans


les années 1920, par trois auteurs pionniers : Scheler, Plessner et
Alsberg [Raulet, 2002, 2008 ; Fischer, 2009 ; Bimbenet et Sommer,
2014]. Le plus connu est le philosophe Max Scheler (1874-1928).
Les deux autres sont moins connus : il s’agit du sociologue Helmuth
Plessner (1892-1985) et du médecin bactériologiste Paul Alsberg
(1883-1865). Deux livres de Plessner [1924 ; 1828]18 et le seul
livre d’Alsberg, titré L’Énigme de l’humanité [Alsberg, 1922], ont
précédé l’ouvrage habituellement considéré comme séminal de
Max Scheler (1928)19.
L’anthropologie philosophique allemande « traditionnelle »
visait à répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Mais
la forme prise par cette démarche apparaît, aux yeux de ces savants

18. La perspective de Plessner reste sous-estimée, notamment en France où un


seul de ses livres a été traduit à ce jour [Plessner, 1995]. La revue Le Débat a publié
en 2014 un article tardif de Plessner, assez représentatif de sa démarche [Plessner,
2014 (1969)]. Notons que l’insistance de Plessner sur le rôle des « membranes » dans
le monde biologique et social semble préfigurer, voire influencer, la récente théorie
des sphères de Peter Sloterdijk.
19. On peut considérer qu’après-guerre cette tradition de l’anthropologie
philosophique a été prolongée par divers auteurs formés dans le contexte allemand
d’entre-deux-guerres, notamment par Hannah Arendt, Hans Jonas, Martin Buber,
voire Hans Blumenberg [Bimbenet et Sommer, 2014].
228 Au commencement était la relation… Mais après ?

des années 1920, comme remplie de questionnements relevant d’une


métaphysique datée. Sont par exemple visées L’Anthropologie du
point de vue pragmatique de Kant (1798), ou encore les œuvres
de Schelling et de Hegel. Les promoteurs de la « nouvelle »
anthropologie philosophique pointent le coût intellectuel de la
reprise philosophique du dualisme cartésien, selon lequel « l’homme
est une machine habitée par un esprit immortel ». Ce dualisme aurait
fortement éloigné la réflexion anthropologique d’une curiosité
empirique et d’un commerce soutenu avec les autres sciences,
en particulier les sciences de la nature. Si le cartésianisme a eu
pour vertu de faire sortir le questionnement anthropologique de la
théologie, il aurait aussi découragé toute investigation sérieuse sur
le corps, même socialisé. Or, au début du xxe siècle, les promoteurs
d’une anthropologie plus réaliste considèrent ne pas pouvoir
concevoir leur recherche en continuant à comparer l’humain à un
modèle divin. Pour les pionniers Plessner et Alsberg, formés à la
fois en biologie et en philosophie, il devient décisif de fonder une
véritable science de l’homme à partir d’éléments scientifiquement
fondés qui permettent de répondre à la nouvelle question pertinente :
« Qu’est-ce qui distingue l’Homme de l’Animal ? » [Dirakis,
2016]. Cet enjeu, nommé « différence zooanthropologique », a
profondément structuré le débat intellectuel allemand des années
1920-1930 [Sommer, 2014].
Dans ces années 1920, les sciences naturelles, en particulier
dans les universités germanophones, ont apporté de nouvelles
connaissances sur le monde et la vie des animaux. L’image de
la place de l’humain dans le règne vivant a peu à peu changé, en
particulier avec la publication des thèses de Charles Darwin sur
l’évolution des espèces. L’Origine des espèces (1859) a produit un
choc sur les sciences humaines, cependant divers selon les espaces
intellectuels nationaux. En Angleterre, Herbert Spencer a développé
une sociologie évolutionniste d’inspiration anti-Étatiste, dès les
années 1870. Aux États-Unis, la sociologie naissante, qui donnera
naissance à l’École de Chicago, est également imprégnée des
influences de Darwin, Spencer et Malthus, comme en témoignent
les textes de William I. Thomas, Charles Cooley, Thorstein
Veblen et Albion Small [Céfaï, 2001]. En France, l’influence du
darwinisme et, plus généralement, du naturalisme est bien moindre,
en particulier en raison de la centralité de l’héritage intellectuel
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 229

d’Auguste Comte [Heilbron, 2006 ; Karsenti, 2006]. Parmi quelques


rares autres comme Espinas, Gabriel Tarde s’est toutefois déclaré
disciple critique du naturaliste anglais20. Les idées darwiniennes
ne sont pas les seules à aiguillonner les promoteurs de la nouvelle
anthropologie philosophique allemande. Les découvertes de Freud
ont un retentissement considérable dans le monde intellectuel
germanophone. Les écrits d’Alsberg, de Plessner et de Scheler
décrivent donc une transformation qui modifie profondément
l’image de l’homme au sein du vivant, tirant les conséquences des
avancées des diverses sciences :
« Notre savoir de l’homme s’est énormément transformé avec la
découverte de restes crâniens pré- et protohistoriques, avec aussi
l’anthropologie culturelle que la psychanalyse a approfondie et, surtout,
les recherches en éthologie. Sauf que la philosophie n’y a joué aucun
rôle. Mais, à la longue, elle ne peut se soustraire à l’obligation de
prendre connaissance des faits. Car la question relative à la nature de
l’homme a été pour elle, depuis toujours, centrale » [Plessner, 2014,
p. 112].

Cette redéfinition de l’interrogation anthropologique a trouvé


une formulation philosophique retentissante chez Max Scheler dans
un ouvrage intitulé Die Stellung des Menschen im Kosmos (Situation de
l’homme dans le monde), publié en 1928, juste avant la mort de son
auteur [Scheler, 1979]. Ce texte, présenté par son auteur comme « un
résumé rapide et très condensé de mes idées », est considéré comme
son testament intellectuel [Leonardy, 1981]. Rencontrant un succès
plus large que les tentatives antérieures de Plessner et Alsberg, il a
influencé de nombreux auteurs21. Dans cet ouvrage, Scheler se pose
les questions suivantes, qui deviendront constitutives du paradigme
de la nouvelle anthropologie philosophique :
« Existe-t-il plus qu’une simple différence de degré entre l’homme et
l’animal ? Y a-t-il aussi une différence d’essence ? En d’autres termes,
existe-t-il en l’homme quelque chose qui dépasse les formes psychiques

20. « Son erreur [celle de Charles Darwin], s’il m’est permis d’apprécier ce grand
homme en m’autorisant d’autres grands naturalistes, me semble avoir été d’appuyer
beaucoup plus sur la concurrence vitale, forme biologique de l’opposition, que sur
le croisement et l’hybridité, formes biologiques de l’adaptation et de l’harmonie »
[Tarde, 1902].
21. Ainsi Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, est l’auteur d’une thèse de doctorat en
philosophie, soutenue en 1953, portant sur l’« Évaluation des possibilités de construire
l’éthique chrétienne sur la base du système de Max Scheler » [Wojtyla, 1979].
230 Au commencement était la relation… Mais après ?

essentielles que nous avons successivement considérées, et qui s’en


distingue radicalement ? Quelque chose de spécifiquement humain,
qui soit d’une autre nature que le choix et l’intelligence en général, et
qui leur soit irréductible ? » [Scheler, 1979, p. 51].

Scheler entreprend donc de faire dialoguer la psychanalyse


freudienne, l’évolutionnisme darwinien, la psychologie de la forme
(surtout les travaux de Kohler sur l’intelligence des chimpanzés22)
avec la tradition philosophique et la phénoménologie. Mais, bien
vite, Scheler entend établir une frontière étanche entre l’Homme
et l’Animal. L’argument central est le suivant : le vitalisme ou le
naturalisme ne sauraient être un principe de compréhension de
l’humain. La particularité de l’humain serait, de façon paradoxale,
d’aller à l’encontre de la vie, à la différence des autres animaux.
Pour Scheler :
« Ce qui constitue l’homme comme tel est un principe opposé à toute
vie en général, et qui pris en lui-même n’est pas réductible à l’évolution
naturelle de la vie ; s’il se ramène à quelque chose c’est seulement au
fondement ultime du monde – donc à la même réalité fondamentale
dont “la vie” est aussi une manifestation partielle » [ibid., p. 52-53].

Ce principe n’est pas la raison, (le logos des Grecs de l’Antiquité)


mais ce qu’il choisit de nommer l’« esprit » (Geist), dans un texte
dont les formulations, parfois prosélytes23, semblent discuter avec
les concepts proposés par Heidegger l’année précédente, dans Sein
und Zeit. L’homme est un « être spirituel qui n’est plus assujetti au
désir ni lié au milieu, il est libéré du milieu, nous dirons qu’il est
ouvert au monde, qu’il a un univers » et non pas un environnement,
un milieu (Umwelt)24, il dispose d’un accès au monde réel et n’est

22. La publication des travaux de Kohler sur l’intelligence pratique de


primates [Kohler, 1917] a suscité un débat intellectuel massif pendant les années
1920 dans l’espace intellectuel allemand, bien au-delà des cercles de primatologues
et des psychologues.
23. Le chapitre VI consacré à une « contribution à la métaphysique de l’homme »,
qui est en réalité un texte apologétique chrétien qui fait de la réalisation de lui-même par
l’homme est « l’unique formation de Dieu qui nous soit accessible », car « l’avènement
de l’homme et de l’avènement de Dieu dépendent réciproquement l’un de l’autre »
[Scheler, 1979, p. 116-117].
24. Le débat sur la notion d’environnement ou de milieu (Umwelt) a été lancé en
Allemagne par le succès de la thèse de Jakob von Uexküll sur la sémiotique des espèces
animales, qui a intrigué de nombreux philosophes comme Heidegger, Cassirer, etc.
[Uexküll, 1908]. L’acception du concept par Scheler laisse supposer une opposition à
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 231

pas soumis aux illusions du monde phénoménal des perceptions. Il


« peut saisir en principe l’être-tel (Sosein) des objets » qui lui font
obstacle, « sans la limitation qu’impose à ce monde objectif […]
le système des tendances vitales ainsi que les fonctions et organes
sensoriels qui en sont le prolongement ». L’esprit, pour l’humain,
est donc une capacité à entretenir un rapport d’objectivité avec
le monde : « [L’esprit] est l’aptitude à être déterminé par l’être-
tel des choses mêmes et à y répondre. » « L’homme est seul à
posséder pleinement la catégorie de chose et de substance concrète,
que les animaux supérieurs eux-mêmes paraissent ne pas avoir
complètement. » Pour Scheler, l’homme se distingue radicalement
de l’animal sur un autre aspect, complémentaire du premier : il
est un être moral en ce qu’il peut s’opposer à ses aspirations, ses
appétits, ses pulsions.
Gehlen s’inscrit pleinement dans le prolongement des thèses
de Scheler quand il résume ainsi sa propre conception : l’homme
« est celui qui dit non à la vie en elle-même, il en a tout au moins la
possibilité, et il est en principe capable de se comporter en ascète ou
du moins en régulant les pulsions qu’il ressent. Ce n’est que par ce
renoncement à soi que l’esprit parvient à son énergie propre ». Mais
Gehlen développe une perspective davantage soucieuse d’inscrire
la science de l’homme dans une compréhension élargie de l’ordre
du vivant, d’où un abandon presque complet du vocabulaire de la
métaphysique et, symétriquement, le recours systématique à des
connaissances empiriques issues de l’éthologie, de la zoologie,
etc. De nombreuses formulations de Gehlen l’autopromeuvent
comme l’artisan pionnier d’un virage naturaliste et empirique de
l’anthropologie philosophique inaugurée par Scheler. Ce faisant,
Gehlen minore largement le fait que cette voie a été inaugurée
par Alsberg et Plessner. À partir de 1933, Plessner et Alsberg ont
été victimes des persécutions nazies en raison de leur origine
juive. Contraints à l’exil en 1934, respectivement aux Pays-Bas
et en Grande-Bretagne, ils ne pourront dès lors pas défendre leur
approche et leur antériorité intellectuelle dans l’espace universitaire
allemand. C’est justement le moment auquel Gehlen, membre du

l’application de l’approche biologique au monde humain. Sur le débat savant relatif à


la notion écologique de « milieu », voir Feuerhahn [2009]. Voir aussi l’usage d’Uexküll
dans la perspective « mésologique » du géographe Augustin Berque [2010].
232 Au commencement était la relation… Mais après ?

NSDAP, accède à une position académique centrale : il devient


professeur à Francfort, puis à Leipzig. Sa carrière ascendante se
poursuit jusqu’à la chute du régime nazi.

L’institution, indispensable compensation


culturelle d’une lacune organique

Plutôt que de reconnaître la genèse collective du virage de la


nouvelle anthropologie philosophique par toute une génération de
chercheurs, Gehlen préfère inscrire sa démarche propre dans le
sillage d’un prestigieux aîné, Herder :
« L’anthropologie philosophique n’a pas progressé d’un pas depuis
Herder, et c’est dans les grandes lignes la même conception que je veux
développer, avec les moyens de la science moderne. L’anthropologie
philosophique n’a d’ailleurs pas besoin de progresser, car cette
conception est la vérité25. »

Quelle est cette base si sûre que Gehlen tire d’Herder ? Très
probablement ces phrases écrites dans le Traité sur l’origine de la
langue, une réponse apportée à la question posée par l’Académie
des sciences de Berlin relative à la possibilité d’une « invention
du langage » par les humains par les seules « facultés naturelles ».
Dans ce texte, Herder dessine un tableau tragique des capacités de
l’être humain :
« Considéré comme un animal sans instinct, l’homme est l’être le plus
misérable. […] Nul odorat et nul flair qui le jette sur les plantes, afin
qu’il puisse assouvir sa faim ! Nul aveugle et mécanique instituteur qui
construise son nid à sa place ! Faible et dépendant, exposé au conflit des
éléments, à la faim, à tous les dangers, aux griffes de tous les animaux
les plus forts, voué à mourir de mille morts, ainsi se présente-t-il. »

Le programme de Gehlen découlerait d’une fidélité à la


lucidité du précurseur : il s’agira pour lui d’explorer les intuitions
anthropologiques d’Herder et, au premier chef, la thèse de l’Être
incomplet (Mängelwesen), en mobilisant les avancées des sciences
de la vie réalisées depuis le début du xxe siècle. La lecture que retient
Gehlen du Traité de Herder semble univoque, sinon biaisée. Herder

25. Gehlen 1940, p. 98, traduction proposée par Mario Marino dans un article
érudit, plutôt favorable aux idées de Gehlen [Marino, 2005].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 233

n’est pas si pessimiste quant à la position originelle de l’humain ; il


refuse même de définir par la négativité ce qui caractérise l’humain :
« Les manques et les lacunes ne sauraient être le caractère de l’espèce
humaine, ou alors c’est que la nature fut à son égard la plus dure marâtre
alors qu’elle est la plus tendre mère à l’égard de tout insecte » [Herder,
1977 (1772), p. 69].

L’enrôlement anthropologique des découvertes


en sciences de la vie

À côté de sa reconnaissance d’Herder comme le véritable


prédécesseur de son approche, Gehlen ne cesse de revendiquer le
lien entre « l’étude biologique de l’homme et l’étude scientifique
de la culture » [1990, p. 26]. Il reprend à son compte la thèse de
l’inscription de l’espèce humaine dans le monde animal et la théorie
(développée par Scheler et Plessner) de l’« ouverture au monde »
comme caractéristique fondamentale de l’humanité. Gehlen
radicalise toutefois l’amaigrissement métaphysique entamé par
Plessner et fait l’impasse sur l’hypothèse schélerienne de l’« esprit »
comme caractéristique de l’humain. L’ouverture au monde n’est
plus la garantie métaphysique d’un accès privilégié à l’objectivité
et à la moralité, mais une donnée empirique, apportée par les
sciences naturelles et la biologie (zoologie et psychologie) de son
époque, renvoyant d’abord à la capacité d’apprentissage. Cette
nouvelle orientation de l’anthropologie résulte pour Gehlen des
résultats dégagés par une « sorte de travail d’équipe, d’une équipe
toutefois qui ne s’est pas donné le mot » [Gehlen, 1990, p. 22]. Il
se pose en quelque sorte en théoricien qui parvient à donner un sens
anthropologique profond à des apports empiriques mis au jour par
des savants en sciences biologiques et zoologiques qui n’auraient
pas véritablement saisi la pleine portée de leurs découvertes.
Gehlen s’appuie d’abord sur les travaux du biologiste et
anatomiste néerlandais Louis Bolk. Ce dernier a développé
l’hypothèse de la « fœtalisation » de l’évolution humaine26. À la

26. La référence à la thèse de Bolk relative à la faiblesse native de l’animal


humain a été reprise par de nombreux auteurs, en dehors de l’anthropologie
philosophique allemande. Citons le biologiste Stephen J. Gould, le psychanalyste
Jacques Lacan et, plus récemment, le philosophe Bertrand Ogilvie.
234 Au commencement était la relation… Mais après ?

différence des autres mammifères, y compris des primates, l’humain


conserve à l’âge adulte une plasticité généralement possible
seulement aux juvéniles des autres espèces. L’anthropogenèse se
caractériserait donc par un retardement systématique, et cumulé
sur des générations, de la maturation adulte. « Le rythme de la
vie humaine est un retardement historique » [Bolk, 1961, p. 246].
L’allongement progressif de la phase de développement est la
condition de possibilité de la persistance de traits juvéniles, dont la
capacité d’apprentissage. Gehlen s’appuie également sur les travaux
d’Otto Storch, zoologiste autrichien, qui a opposé la « motricité
innée » des animaux à la « motricité acquise » des humains. Enfin,
il s’appuie sur les apports du zoologue bâlois Adolf Portmann
[1956 ; 2012], dont l’importance est aujourd’hui réévaluée après une
période d’oubli [Dewitte, 2012]. Portmann a développé l’hypothèse
de la néoténie de l’humain : à la différence des petits des autres
mammifères, le petit d’homme est à sa naissance un être prématuré
et inachevé. Gehlen en retire la conclusion suivante : « Certains
processus de croissance et de maturation qui […] s’effectueraient
[sans cette prématurité] dans le sein maternel se trouvent exposés
à de nombreuses stimulations du monde extérieur. » Il doit tout
apprendre puisqu’il ne sait presque rien faire à l’état de nouveau-né,
mis à part téter. L’idée d’« ouverture au monde » dont parlait
métaphysiquement Scheler trouve pour Gehlen, grâce aux travaux
de Portmann, un sens empirique et scientifiquement fondé dans
la compréhension de l’ontogenèse psychique et cognitive du petit
humain. La capacité d’apprentissage des humains posséderait donc
pour Gehlen un indissociable revers : un rapport incertain et fragile
à ce qu’on peut nommer la réalité du monde.

Le déficit instinctif de l’espèce humaine

Gehlen propose en effet une pièce conceptuelle différente de


ses prédécesseurs à la place – stratégique – de ce qui différencie
l’humain de l’animal. Cette pièce renvoie à un manque, un déficit,
une débilité. L’humain est avant tout est un être « abandonné par
ses instincts », écrit Gehlen dans son livre paru en 1940 : Der
Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt (L’Humain. Sa
nature et sa place dans le monde). Gehlen y décrit la constitution
biologique des humains comme déficiente sur le plan de la structure
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 235

éthologique, et développe l’idée du déficit instinctif des humains.


Imparfaite sur le plan biologique, le patrimoine de l’espèce humaine
a donc dû, être complété et réparé par une refondation dans la vie
sociale. Les institutions vont jouer ce rôle.
La culture inculquera donc une seconde nature qui devra être
à peine moins mécanique que la première. « La culture humaine
consiste essentiellement à créer un ordre, à stabiliser. » Le sens
de toute culture est « d’arracher au chaos qui visiblement est
toujours présent dans le cœur de l’homme, une certaine stabilité,
un certain ordre, on s’efforce de préserver, au-delà du temps, un
peu de rationalité et de continuité ». C’est la culture (c’est-à-dire
les institutions) qui garantira la rationalité et la moralité, et non
la conscience ou la réflexivité vues comme trop fragiles. Comme
il n’a pas d’armature mentale de type instinctuel, l’humain est en
proie à un chaos intérieur menaçant.
« La possibilité de succomber à la tentation devient l’une de ses
caractéristiques essentielles. »[…]

« L’intériorité humaine est un domaine trop fluctuant pour qu’on puisse


fonder sur elle une confiance réciproque. Les institutions servent de
points d’appuis, d’appuis extérieurs » [Gehlen, 1990, p. 25].

La vision anthropologique de Gehlen s’avère fondamentalement


pessimiste, elle entend même explicitement rompre avec l’optimisme,
irraisonné selon lui, des Lumières quant à la nature humaine et à
l’illusion d’une capacité d’autonomie individuelle via l’usage libre
de l’entendement. Gehlen est frappé par les découvertes de Freud
sur la sexualité, horrifié même. Il cite souvent les travaux d’Helmut
Schelsky27 [1966] sur la sexualité humaine qui aurait démontré la
menace du « débordement de [la] vie pulsionnelle de l’homme »
et, par conséquent, l’importance de l’encadrement institutionnel
de ces pulsions, sans lequel toute vie sociale serait impossible.
Pour Gehlen :

27. Helmut Schelsky (1912-1984), philosophe et sociologue, s’est aussitôt engagé


dans le mouvement national-socialiste. Il a été l’élève de Gehlen (travaux sur « la
communauté dans la philosophie du droit de Fichte ») puis son assistant à Königsberg.
Il a été professeur de sociologie à Strasbourg en 1943-1944. Rapidement réintégré
dans l’université allemande après la chute du IIIe Reich, il est devenu professeur de
sociologie à Hambourg, en 1949. Il a été l’un des sociologues majeurs de la RFA
d’après-guerre [Kaesler, 2005].
236 Au commencement était la relation… Mais après ?

« Les institutions mettent sur des rails et limitent l’inimaginable


plasticité, l’inimaginable disponibilité de l’homme. »[…]

« De même que la pulsion du langage, les efforts que fait le petit enfant
pour s’exprimer se cristallisent en articulations qui lui sont données
de l’extérieur, nos pulsions se cristallisent dans les figures que nous
impose la vie en société » [1990, p. 55-56].

De façon assez pionnière, Gehlen conçoit donc l’humain comme


« par nature un être de culture ». Les institutions d’une société sont
les « formes établies d’action commune » (définition que pourraient
accepter Durkheim et Commons), c’est-à-dire les usages prescrits
à tous qui s’avèrent d’indispensables « appuis extérieurs » à la vie
morale : « Ce n’est que par elle (la culture instituée) que l’on peut
se fier à la morale intérieure » (p. 25).
C’est pourquoi, pour Gehlen, il faut toujours défendre les
institutions sans la protection desquelles le chaos, l’irrationalité,
sinon la folie, risquent d’affleurer : « Si l’on détruit les institutions
d’un peuple, on libère toute l’insécurité élémentaire, toute la
possibilité de succomber à la tentation, tout le chaos qui sont en
l’homme. » Elles seules peuvent donner un sens « aux éléments
non modifiables du monde […] dont il faut s’accommoder, par
exemple la mort » (p. 23-24).
Les institutions
« ne nous imposent pas seulement des règles de comportement, elles
déterminent aussi notre sens des valeurs, nos décisions volontaires ; qui
s’appliquent alors comme d’elles-mêmes sans être freinées ni mises en
doute, c’est-à-dire comme si elles allaient de soi, sans qu’aucune autre
possibilité puisse être imaginée, donc finalement avec l’évidence du
naturel. Vu de l’intérieur de l’individu, ceci signifie que “la bienfaisante
certitude” [en français dans le texte], l’assurance exempte de doute le
décharge et l’aide à vivre, car, sur ce soubassement […] les énergies
spirituelles peuvent en quelque sorte s’orienter vers le haut […] »
(p. 83).

Les institutions sont vitales pour la survie de la civilisation et de


l’espèce :
« Même si les institutions nous réduisent en quelque sorte à l’état de
schémas, même si elles impriment leur marque non seulement à notre
comportement mais aussi à notre pensée et notre sensibilité, et les
rendent typiques, c’est quand même d’elles que nous tirons les réserves
d’énergie qui nous permettent de manifester notre caractère unique
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 237

à l’intérieur même de la vie que nous menons, c’est-à-dire d’agir de


façon fructueuse, inventive, féconde. »

La hantise de Gehlen est l’advenue d’un monde sans institutions,


sans ces œillères indispensables qui permettent aux individus
d’échapper au poison du doute :
« Posons-nous la question de savoir ce qui se passe en fait quand les
institutions sont détruites ou ébranlées. C’est ce qui arrive dans toutes
les catastrophes historiques, les révolutions […]. Les individus ainsi
touchés perdent leurs certitudes, au plus profond d’eux-mêmes. »

Pour Gehlen, l’incertitude est synonyme d’angoisse


insoutenable. L’exagération de la subjectivité caractérise les
sociétés contemporaines qui tendraient à se dés-instituer. Le
« subjectivisme » désigne cette pathologie sociale contemporaine :
« L’individu agit comme si les qualités qui sont fortuitement les siennes,
les convictions et les pensées qu’il s’est formé en propre, ses réactions
affectives avaient une signification qui dépassaient sa personne. »

L’individu contemporain, sans l’appui des institutions, ne peut


« réagir autrement qu’en exagérant ce qui lui reste d’intériorité »
[1990, p. 85].

Au-delà de la fonction anthropologique des institutions :


vers une approche relationnelle et dynamique

Pourquoi s’intéresser et discuter aujourd’hui les travaux et les


thèses déjà anciennes d’Arnold Gehlen ? D’abord parce que, même si
elle est apparue dans le contexte intellectuel révolu des années 1920-
1930, la théorie des institutions développée par Gehlen continue
d’occuper une place centrale dans le débat germanophone en
sciences sociales. Gehlen a influencé de nombreux auteurs d’après-
guerre, comme le sociologue Niklas Luhmann [Rottleuthner, 1999]
ou le philosophe Hans Blumenberg28 [2011], etc. Son influence
va bien au-delà du champ politique de la tradition intellectuelle
conservatrice. De nombreux théoriciens apparentés à la théorie

28. On peut considérer que l’idée luhmannienne d’une cognition comme


« réduction de la complexité » est une reformulation de l’idée gehlenienne de
« décharge » ou « délestage » (« Entlastung »), comme le suggère Olivier Agard [2014].
238 Au commencement était la relation… Mais après ?

critique, comme Axel Honneth ou Christoph Wulf, nourrissent un


intérêt pour cette théorie [Honneth et Joas, 1988 ; Wulf, 2003 ;
Honneth, 2009], tâchant notamment d’en combiner les apports avec
le pragmatisme américain. D’autres, comme Berger et Luckmann,
s’en sont servis comme une base anthropologique d’une théorie
sociologique des institutions qui a connu un succès international
considérable. L’importance durable de Gehlen peut s’expliquer par
le fait que Gehlen a proposé une théorie qui ne s’appuie ni sur une
anthropologie d’origine religieuse, ni sur le récit moderniste de
l’émancipation individuelle. Il a proposé une théorie de l’homme
en société qui s’inscrit dans les avancées cumulées des sciences
de la nature et de la culture de son temps [Berger et Kellner,
1965]. D’une certaine façon, Gehlen a anticipé le mouvement
scientifique récent consistant à replacer « l’humain dans la galerie de
l’évolution » [Flahault, 2008], signant par-là « la fin de l’exception
humaine » dans les sciences sociales [Schaeffer, 2006]. Même si
ses sources scientifiques sont souvent rendues en partie obsolètes
par le renouvellement des sciences sociales et naturelles, on doit
reconnaître que Gehlen a eu très tôt l’intuition qu’une analyse
précise des relations entre la transmission culturelle et le domaine
de la cognition peut contribuer à une compréhension renouvelée
de la place des institutions dans la vie sociale [DiMaggio, 1997 ;
Zerubavel, 1997 ; Flahault, 2015].
Une réserve majeure s’impose toutefois à la reprise de
l’institutionnalisme gehlenien. En considérant que la culture est
une seconde nature d’un type également mécanique, Gehlen a
remplacé un déterminisme biologique par un déterminisme
psychologique et culturel dont il a déduit un argument moral et
politique. Dans cette perspective, il a développé une acception
limitée de la culture, le plus souvent assimilée à cet ensemble de
prothèses de soutien psychique (« les institutions ») qui permettent
de faire face à l’incertitude constitutive de la condition humaine.
Ces limites nous semblent découler d’une véritable hantise qui se
révèle comme l’un des motifs profonds de sa pensée : la frayeur
face à la conséquence morale de la modernité technico-politique,
le « subjectivisme », cet « enfermement en soi » vu comme le
grand péril de l’ère industrielle [Gehlen, 1956, 1957]. Caractérisé
par la tendance à exagérer la valeur de l’intériorité personnelle,
l’époque contemporaine tendrait à exiger la publicité du « brouhaha
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 239

personnel », à ériger cette autorité naïve comme la valeur universelle


dans tous les domaines. Gehlen dénonce ainsi l’art contemporain
avec virulence : il se serait indûment émancipé de la soumission à
des principes supérieurs à l’individu, comme « le métier » [Gehlen,
1990, p. 87].
Gehlen tend ainsi à résumer l’enjeu de la vie sociale à celui
de la résolution d’un double problème : celui de l’angoisse
individuelle face à l’incertitude du monde ; celui de l’ordre social
face à l’excès de pulsions chaotiques et asociales qu’il s’agit de
canaliser via les institutions. Cette préoccupation n’est pas isolée
dans la littérature en théorie sociale ; elle rejoint certains aspects
d’importantes contributions psychanalytiques et juridiques à la
théorie des institutions29. Toutefois, ce tableau anthropologique
semble trop étroit, et sa reprise non interrogée, par exemple chez
Berger et Luckmann, est devenue problématique. Cette perspective
élude en effet l’importance des relations sociales (interpersonnelles
et intergroupales) dans la vie sociale comme dans la vie individuelle
(notamment dans l’ontogenèse des agents) pour privilégier le seul
modelage de l’agent social individué par l’instance « société-
culture ». En ce sens, il n’y a pas de relations sociales dans le modèle
de Gehlen, à l’exclusion de la relation de soumission individuelle à
un ordre institutionnel envisagé comme intégré. Toute interaction
sera d’abord interprétée comme une opération de réduction, par la
société, de l’incertitude et des énergies pulsionnelles individuelles.
Les processus de socialisation (infantile ou institutionnelle) tendent
ainsi à être ramenés à des opérations de dressage des corps et de
formatage des esprits, une approche éloignée des processus que
les travaux « relationnistes » des dernières décennies ont mis en
évidence pour saisir l’ontogenèse de la vie sociale.

29. L’anthropologie de Gehlen présente des affinités avec d’autres élaborations


anti-individualistes, comme l’anthropologie dogmatique de l’historien du droit Pierre
Legendre, marquée par le souci de transmission intergénérationnelle d’un monde
ordonné sur le plan symbolique, afin de prévenir les pathologies à la fois sociales et
psychiques liées à la dévalorisation de la figuration généalogique [Legendre, 2001].
Il n’est sans doute pas anodin que la première traduction de Gehlen a paru dans une
collection de philosophie, dirigée par le psychanalyste (et spécialiste de l’École de
Francfort) Paul-Laurent Assoun.
240 Au commencement était la relation… Mais après ?

Vers une redéfinition relationnelle de l’institution sociale

Goethe, dans son Faust, invitait à reconnaître l’antériorité de


l’action sur la parole, contredisant le fameux verset johannique30.
D’une certaine façon, l’anthropologie gehlenienne a tenté de réaliser
le programme goethéen avec les ressources intellectuelles de son
temps. Le point de départ de la recherche de Gehlen visait en effet à
traiter l’humain comme d’un « être primairement agissant », l’« action
étant comprise comme l’activité orientée vers la transformation de la
nature au profit de l’homme » [1990, p. 18]. Dans cette perspective,
il se référait explicitement au primat de l’action que propose le
livre de Dewey, Human Nature and Conduct (1922). La formule
« au commencement était la relation » va plus loin que le simple
appel à l’action. Elle donne à penser la préexistence de la relation
interindividuelle sur l’action individuelle : toute action sociale
s’inscrit dans un espace relationnel, préalablement constitué, qui
la rend possible. La sociologie des institutions n’a pas encore tiré
toutes les conséquences de la compréhension, développée par vagues
successives tout au long du xxe siècle, des processus de construction
du soi (et de l’action) comme passant nécessairement par la médiation
d’autrui. Cette idée a été explorée de façon diverse en psychologie
sociale (George H. Mead), en sociologie (Georg Simmel, Norbert
Elias, Pierre Bourdieu, Mustafa Emirbayer, Alessandro Pizzorno),
en anthropologie (Marcel Mauss et ses héritiers du MAUSS), en
psychanalyse (Donald Winnicott, John M. Bowlby). S’opposant aux
perspectives substantialistes, les perspectives « relationnistes » du
social ont trouvé ces dernières décennies des validations empiriques
significatives dans les études de psychologie du développement
de l’enfant [Tomasello, 1999 ; Stern, 2003 ; Trevarthen, 2011],
qui insistent sur l’importance du nexus relationnel au principe du
développement de la communication humaine primaire. Ces apports
permettent une meilleure définition, au sens optique du terme, de
la place des institutions dans l’ontogénèse du moi comme dans
le développement de la vie culturelle dans les sociétés humaines
[Flahault, 2006, 2015]. Ils invitent ainsi à une redéfinition profonde

30. La formule de Goethe a eu des répercussions philosophiques majeures au


xxe siècle.
En particulier, Wittgenstein et Husserl se sont référés à cette idée dans
des passages décisifs du déploiement de leurs propres investigations [Rigal, 2010].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 241

du concept sociologique d’institution tel qu’il a été forgé par la


pensée institutionnaliste, de Durkheim à Gehlen, en passant par
Veblen, Commons et Hughes.
La redéfinition du concept d’institution à la lumière des
limites des théories classiques et des apports des courants récents
constitue en effet un enjeu majeur de l’agenda des sciences sociales
contemporaines. Pour contribuer à ce chantier scientifique, on
suggère de viser à élaborer une redéfinition descriptive du
concept, et non pas, comme chez Gehlen (comme chez Parsons ou
Luhmann), de mettre en œuvre une définition fonctionnelle, dans
laquelle les institutions remplissent un rôle déterminé a priori,
résolvant d’un seul coup l’interrogation concernant la différence
zooanthropologique. De façon descriptive, les institutions peuvent
être envisagées comme des artefacts culturels, développés et transmis
par les membres des sociétés à des fins variables et ouvertes. À ce
titre, on peut les concevoir comme des « équipements » de la vie
sociale [Thévenot, 2004] à partir desquels des capacités d’action, de
coopération et de cognition se développent et se tissent [Vygotski,
1933], décuplant ainsi la dimension relationnelle de la vie sociale
à mesure qu’elles se multiplient. Elles constituent en cela l’une
des extensions culturelles de l’environnement matériel de la vie
sociale, c’est-à-dire des types particuliers d’outils requérant une
appropriation toute technique, susceptibles aussi de détournements
ou d’innovation. Ces outils institutionnels n’ont pas à se voir
attribuer une fonction anthropologique ; ils permettent des usages
plus ou moins variés, parfois imprévus. Certains acteurs peuvent
toutefois viser à restreindre la variété des appropriations possibles
des innovations institutionnelles afin d’accroître leur maîtrise sur
un espace de relations.
Les outils institutionnels peuvent donc être sociologiquement
saisis comme des façons de coordonner différentes actions et
différents agents et de rapporter des faits (ou des situations) les
uns aux autres, selon des principes d’ordre et de commensuration
qui se matérialisent dans les objets et dans les lieux de vie, en
re-présentant ces entités dans des processus pratiques. Certains
principes restent d’usage localisé. D’autres, plus sophistiqués,
prennent la forme de constructions politiques organisées selon des
principes de grandeur publique, offrant ainsi une robuste capacité
à représenter légitimement la réalité dans les espaces publics
242 Au commencement était la relation… Mais après ?

[Boltanski et Thévenot, 1991]. Cet aspect a été exploré dans le


domaine économique par les travaux se réclamant de la « théorie
des conventions » [Thévenot, 1986 ; Eymard-Duvernay et al.,
2006], mais aussi dans la sociologie des représentations statistiques
[Thévenot, 1994 ; Desrosières, 2000]. Les institutions permettent
aussi d’augmenter la prévisibilité des relations interpersonnelles,
notamment via la formalisation de « rôles sociaux », un aspect qui
a été particulièrement travaillé en sociologie politique [François,
1990 ; Lagroye et Offerlé, 2011]. Elles offrent enfin (mais la liste
des usages reste ouverte) des possibilités de coordination de l’agent
avec lui-même [Thévenot, 2006], ce que l’on peut saisir comme
une « subjectivation », voire un « gouvernement de soi » [Foucault,
1988]. Ce pouvoir d’agir de soi-même peut aussi, revers de la
médaille, se transformer en assujettissement contraignant quand il
est repris et instrumenté par des organisations puissantes, comme
les travaux de Foucault l’ont documenté [Pizzorno, 1989 ; Hansen,
2015]. La stabilisation de la réalité ne constitue donc que l’un des
usages des institutions sociales, certes important si l’on se place
sur le plan de l’ontologie sociale [Boltanski, 2009 ; Searle, 2010].
Cette ébauche de redéfinition descriptive à la lumière d’apports
issus de divers champs des sciences sociales ne postule donc
pas une finalité anthropologique générale commune à toutes les
institutions. Elle tente plutôt de clarifier ce que les institutions font
à la vie sociale. Ce déplacement de perspective permet de mesurer
combien il est réducteur d’envisager l’existence des institutions par
le seul prisme de la prévention du chaos subjectiviste, une fonction
apparaissant alors comme une projection théorique discutable.
Or cette décision gelhenienne qui consiste à placer l’impératif de
stabilisation et de sécurisation sémantique et psychique au centre de
l’étude des formes sociales et culturelles n’est pas sans conséquence
sur la théorie des institutions qui en découle. Quelles sont-elles ?
Première implication : cette perspective tend à ne pas voir
le travail des sociétés sur elles-mêmes via la critique ou la
contestation politique. Or ces opérations peuvent être saisies
comme des opérations de requalification de la réalité via des
formes institutionnelles ajustées afin, par exemple, de corriger
des institutions déficientes, devenues inefficaces ou injustes, ou
du moins éprouvées et dénoncées comme telles. Pour Gehlen,
les institutions les meilleures seraient immobiles et indiscutées.
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 243

L’obsession antisubjectiviste le conduit esquiver la réflexion sur


la nécessaire transformation des institutions, un enjeu que Mauss
avait davantage repéré que Durkheim. La pérennité de la vie sociale
passe en effet par la transformation périodique des institutions qui,
paradoxalement, doivent être réinterprétées et presque réinventées
pour se perpétuer.
« Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse :
les règles de l’action ne sont ni comprises ni appliquées de la même
façon à des moments successifs […]. Ce sont donc les institutions
vivantes, telles qu’elles se forment, fonctionnent et se transforment
[…] qui constituent les phénomènes proprement sociaux, objets de la
sociologie » [Mauss et Fauconnet, 1901].

Au contraire, pour Gehlen :


« Les hommes trouvent en elles (les institutions) la règle de
conduite définissant ce qu’il faut faire et ne pas faire, et en tirent cet
extraordinaire bénéfice qu’est la stabilisation de la vie intérieure si
bien qu’ils ne sont plus contraints à chaque instant de s’affronter sur
le plan de l’affectivité ou de trouver en eux-mêmes la force de prendre
des décisions fondamentales » [1990, p. 82]31.

Les implications de cette valorisation sont évidentes : la


soumission et l’obéissance aux formes collectives sont connotées
positivement alors que le dissensus et la désobéissance individuelle
peuvent être traités comme des fautes morales contre la société.
L’idée de recours face à l’injustice institutionnelle (c’est-à-dire la
légitimité d’une instance tierce) reste impensée. L’affinité entre
l’institutionnalisme gehlenien et la valorisation conservatrice (et
prélibérale) de l’ordre social devient manifeste32.

31. Cette idée est reprise par Berger et Luckmann : l’accoutumance découlant
de l’institutionnalisation « libère l’individu de toutes ses décisions » [Berger et
Luckmann, 1986, p. 77].
32. On n’a peut-être insuffisamment pris au sérieux la difficulté assez similaire que
pose la sociologie durkheimienne pour penser la légitimité d’une résistance politique
à un ordre politique inique, à force de valoriser l’obéissance aux normes collectives
spontanément envisagées comme bénéfiques. « Bien agir, c’est bien obéir », disait
par exemple Durkheim dans son Éducation morale. Mais quand est-il légitime de
cesser d’obéir ? Le corpus durkheimien est peu disert sur ce problème. La sociologie
politique des institutions qui s’est développée en France dans le domaine de la science
politique (autour d’une articulation nouvelle des concepts de rôle et de légitimation)
a proposé une solution à l’insuffisance politique léguée par l’institutionnalisme
durkheimien [François, 1990 ; Lagroye, 2002 ; Lagroye et Offerlé, 2011]. À côté de la
théorie de Berger et Luckmann, elle s’appuie sur la théorie des « actes d’institution »
244 Au commencement était la relation… Mais après ?

Cette affinité engendre aussi un angle mort intellectuel. La


plupart des ordres institutionnels (étatiques, économiques, religieux,
etc.) ont été soumis durant les dernières décennies à de profonds
processus de libéralisation politique qui ont affecté jusqu’aux formes
de leur légitimité : ils visent aujourd’hui souvent explicitement
des types de bien communément reconnu et doivent une place
à l’expression de critiques et de contestations, sous certaines
conditions cependant. La sociologie des institutions a beaucoup
progressé en étudiant ces conditions de félicité des contestations, en
particulier en prenant au sérieux les formes prises par la mobilisation
des divers types de légitimité recevables pour asseoir la critique des
institutions, voire les transformer [Boltanski et Thévenot, 1991 ;
Lamont et Thévenot, 2000].
Il existe une seconde implication de la survalorisation gehlenienne
de la stabilisation institutionnelle des significations. Elle consiste
en une réduction de l’expérience du monde à la confirmation de ce
qui est déjà su, connu et valorisé, ne laissant par conséquent pas de
place positive à l’épreuve du doute sur ce qui vaut et sur ce qui est.
Selon Gehlen, nous l’avons vu, quand les institutions sont détruites,
les individus « perdent leurs certitudes au plus profond d’eux-
mêmes » [1990, p. 83]. La certitude confiante, aveugle même, est
ainsi envisagée comme le bien le plus précieux. Cette valorisation
morale et politique de l’obéissance aux institutions dépasse même
celle de l’institutionnalisme durkheimien des développements sur
l’anomie dans le Suicide, ou ceux sur la religion dans les Formes
élémentaires. Gehlen exprime un souci, autant intellectuel que
politique, d’une limitation a priori de l’hétérogénéité des objets
de certitude et de la pluralité des « communautés de confiance »
acceptables au sein d’une même société. Cette tendance à concevoir
la socialisation comme l’unification et l’intégration cognitive
et psychique des agents sociaux ne va pourtant pas de soi. Elle
peut être critiquée à l’aune de plusieurs courants intellectuels,

de Bourdieu [Bourdieu, 1982] qui offre un puissant antidote critique au fidéisme


institutionnel de Durkheim, remettant en question la naturalité de la coupure que le
nomos institutionnel, par définition arbitraire, a introduit dans le « continuum naturel »
[Dubois, 2007]. Bourdieu envisage en effet d’abord les institutions sociales comme
des agents de « domination symbolique », au sens où « elles permettent de faire
l’économie de la réaffirmation continue des rapports de force par l’usage déclaré de
la force » [Bourdieu, 1976].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 245

particulièrement attentifs à la pluralité des attachements et des


cercles de reconnaissance dans lesquels les existences des agents
sociaux s’inscrivent, des plus modestes aux plus institutionnalisés.
Parmi eux, les auteurs pragmatistes ont apporté une contribution
majeure en explorant l’idée selon laquelle les vérités ne sont pas des
lois fixes mais des outils donnant de meilleures prises pour agir ; ce
faisant, ils ont contribué à accorder une place positive à l’hésitation
face à l’incertain, donc à la capacité des agents sociaux à « prendre
des décisions fondamentales », non pas tant « en soi-même » que
dans une véritable relation au monde que Gehlen croyait impossible
aux humains, dans la mesure où il considérait l’instinct comme le
parangon du rapport compétent au monde.
Les agents sociaux n’ont pas seulement un rapport idéel ou
représentationnel à la réalité, comblant le manque de certitude
engendré par un déficit instinctif natif. Ils ne cessent d’explorer
le monde qui les entoure, de tirer des enseignements de leurs
expériences pour le futur : en un mot d’apprendre d’une façon
qui n’est pas celle de la conformation à une règle. Pour ce faire,
ils interprètent les signes d’inégale fiabilité qu’offre le monde
environnant, qu’il soit matériel ou social, et ils se lancent dans
l’action sans l’assurance d’une garantie absolue. Les pragmatistes
américains ont été sensibles à cet aspect productif et génératif de
l’incertitude. L’empirisme radical de William James [Madelrieux,
2008] puis la théorie de l’enquête de John Dewey [Chanial, 2006 ;
Zask, 2009] ont donné une place importante à l’étude des dynamiques
de la confiance dans les conduites, depuis le tâtonnement personnel
jusqu’à la croyance partagée. La sociologie pragmatique française a
fortement interrogé la valorisation implicite de l’ordre social dans
les théories sociologiques dominantes au xxe siècle (comme celle
de Parsons), en proposant d’enquêter sur les moments critiques
où les certitudes s’affaissent face à des versions contradictoires
d’une même réalité, comme les moments de disputes [Boltanski et
Thévenot, 1991] ou les conflits d’authenticité sur les objets [Bessy
et Chateauraynaud, 1995].
Approfondissant cette voie, Thévenot a proposé une
caractérisation éclairante de la « dynamique de l’engagement »
de formes (instituées ou non), envisagée comme un processus
fiduciaire à deux faces. La première face de cette dynamique renvoie
à ce qui est valorisé par Gehlen mais aussi par l’institutionnalisme
246 Au commencement était la relation… Mais après ?

classique durkheimien et par les économistes institutionnalistes


contemporains [Williamson, 2000] : l’assurance engendrée par
la forme offrant une certaine prévisibilité de l’avenir. La seconde
face est en revanche systématiquement ignorée ou dévalorisée
par les divers institutionnalismes : c’est le doute, le scepticisme
quant à la valeur de la forme (ou de l’institution). Pour Thévenot,
le doute concerne d’abord l’ampleur du sacrifice – cognitif ou
moral – requis par l’adoption de toute forme, de l’ordre public
légitime à la routine personnelle non interrogée [Thévenot, 2006].
Cette dynamique à deux moments vaut autant avec des formes de
type « conventions » (les formats de généralité à usage public)
qu’avec les formes « pratiques » que sont les habitudes et les
usages contractés dans l’environnement proche [Breviglieri,
2006]. Cette caractérisation de la double dynamique propre à
tout usage de formes institutionnelles s’avère précieuse pour
apprécier la limite sociologique de la théorie de Gehlen et, nous
semble-t-il, de la plupart des modèles institutionnalistes hérités du
xxe siècle. Au lieu de désigner le doute sur la valeur des institutions
comme une catastrophe sociale (désordre pulsionnel, chaos…)
et un péril psychique (panique, angoisse, etc.), la sociologie des
institutions se rend alors capable d’intégrer, au sein de sa réflexion,
les moments de doute et de scepticisme. Ces derniers rendent
en effet possible, d’une part, l’exercice d’un rapport évaluatif
dynamique de l’agent au monde environnant, d’autre part, la
critique à l’endroit de formes instituées à l’origine d’une injustice.
Les activités ordinaires des agents sociaux sont fréquemment
confrontées à ces ruptures dans la dynamique de confiance envers
les institutions de la vie sociale et d’une recherche de formes
adéquates pour prendre en charge « institutionnellement » ce qui
a été opprimé ou oublié. Une sociologie de l’action véritablement
relationnelle doit donc traiter sérieusement des phases d’ouverture
au doute ; on peut soutenir, à rebours de la thèse de Gehlen,
qu’elles sont aussi porteuses de bienfaits. Sur le plan cognitif,
elles offrent des possibilités d’apprentissage et d’exploration ;
sur le plan politique, elles permettent l’établissement collectif de
nouvelles formes de vie.
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 247

L’activité politique, un art de la composition


en situation d’incertitude

La valorisation sociologique du doute inquiet comme instance


d’où peuvent émerger de la production de nouvelles formes de
coexistence trouve sans doute son origine dans une attention au
différend, donc à l’irréductibilité tragique du politique ne pouvant
concilier entre des biens sans commune mesure [Centemeri, 2015a,
2015b]. Cela conduit à prendre au sérieux la mise en doute de la
valeur absolue de l’obéissance à l’institution. Ce faisant, cette
attention se rapproche de la perspective ouverte par l’hypothèse
de Mauss sur le don et sur le cercle vertueux de réciprocité qu’il
rend possible [Caillé, 2000, 2006 ; Chanial, 2010]. Elle conduit
en effet à reconnaître la dépendance des sociétés humaines
envers certaines formes culturelles qui, comme le don, permettent
d’alimenter positivement la dynamique de la socialité [Heurtin,
2009]. Elle invite à prendre anthropologiquement au sérieux les
quêtes individuelles de reconnaissance sociale [Honneth, 1999 ;
Caillé et Lazzeri, 2007 ; Pizzorno, 2008] ainsi que l’alternance
entre les besoins d’attachement et le détachement envers autrui
[Pattaroni, 2005 ; Doidy, 2008], des aspects absents de la réflexion
théorique de Gehlen. Cette attention au différend rend possible,
enfin, l’exploration d’un domaine d’investigation sous-investi par
la sociologie des institutions : l’étude des activités de composition
politique envisagées comme les expressions non pas d’un ordre social
préexistant et mécaniquement reproduit, mais d’un engagement
dans l’élaboration d’une figuration collective plus juste. Les théories
institutionnelles classiques et contemporaines, traditionnellement
focalisées sur l’étude des organisations et les bureaucraties privées
ou publiques [Powell et DiMaggio, 1991 ; Scott, 1995 ; Selznick,
1996], ont laissé de côté l’étude de la contestation politique, à
l’exception d’une attention pour la dimension organisationnelle
des mouvements sociaux [Davis et al., 2005]. Or, à côté de la
définition stricte du politique comme renvoyant à l’ensemble de
rôles spécifiques assignés au gouvernement des hommes et des
choses, une perspective élargie envisage l’activité politique comme
un registre spécifique d’agir et de dire, capable de produire non
pas la vérité, mais une meilleure coexistence des personnes et des
groupes [Cassin, 2001 ; Anspach, 2004]. Pour l’étudier, il importe
248 Au commencement était la relation… Mais après ?

de reconnaître et d’étudier l’art de la re-figuration institutionnelle


continuelle que développent les individus et les groupes sociaux afin
de rendre vivables et justes les institutions dans lesquelles ils vivent.
Cet art de la re-figuration politique ne s’opère pas de façon première
par l’opération de table rase 33, mais plutôt par la contestation
via des « arts de composition » [Renou, 2012 ; Thévenot, 2014]
qui élaborent, en pratique et en parole, la représentation d’une
coexistence plus juste des personnes et des groupes sociaux.
Un tropisme conservateur a conduit à valoriser, dans l’analyse
sociologique classique des institutions, l’obéissance à des formes
préexistantes, stabilisées et héritées, aux dépens des processus
incertains d’émergence, vus comme porteurs de désordres
dangereux. Nous avons mis en lumière le coût intellectuel de ce
tropisme dans la théorie sociale de Gehlen, ce qui nous a conduits
à suggérer de sortir d’une vision fonctionnaliste pour préférer la
mise en évidence de la variété des usages dans la vie sociale. Cette
redéfinition conduit aussi à réarticuler la sociologie des institutions à
la contestation politique, deux enjeux traditionnellement séparés par
la présomption de soumission aux règles par les institutionnalismes
sociologiques classiques. Cette articulation peut prendre la forme
de l’étude des arts de composition politique, ces activités souvent
conflictuelles de réarrangement des places reconnues aux personnes,
aux groupes et aux entités auxquelles ils tiennent. Par cette attention,
la sociologie des institutions se donne les moyens de (ré) entendre,
dans le concept même « institution », le sens actif, voire poïétique,
qu’il a peu à peu perdu avec sa routinisation juridique, puis
sociologique [Guéry, 2003] : celui d’une interruption de l’ordre
quotidien des activités par un mouvement de suspension, puis de
relance, sur de nouvelles bases, de la dynamique de la mise en
commun des expériences personnelles. Les institutions ne seraient
donc pas d’abord des instruments de canalisation des pulsions et de
stabilisation de la réalité, comme le postulaient Gehlen puis Berger
et Luckmann. Elles renverraient plutôt à des outils de figuration et
de mise en présence de réalités partagées. Au sein de ces figurations,

33. Sur ce point également, Mauss et Fauconnet étaient précurseurs : « Les


révolutions n’ont jamais consisté dans la brusque substitution intégrale d’un ordre
nouveau à l’ordre établi ; elles ne sont jamais et ne peuvent être que des transformations
plus ou moins rapides, plus ou moins complètes. Rien ne vient de rien […] » [Mauss
et Fauconnet, 1901].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 249

une place particulière doit être ménagée pour l’étude d’un registre
particulier : les activités d’institution politique, entendues comme
les activités de re-figuration de la réalité partagée [Rancière, 1994].
Celles-ci s’expriment via la contestation des figurations dominantes
par des « contre-figurations », en proposant un tableau alternatif
des interdépendances pertinentes pour représenter des réalités
rendues invisibles par les figurations dominantes, mais qui pourtant
comptent pour les agents sociaux. Ces activités, qu’on peut nommer
d’institution par contestation, se déploient depuis les modestes
relations quotidiennes de travail, ou de voisinage, jusqu’aux
relations internationales. Leur exercice est rendu moins aisé et
moins visible par la diffusion du « gouvernement par l’objectif »
qui, tant dans les domaines économiques que dans l’action publique,
tend à corroder le nécessaire pluralisme des principes d’autorité
et de pouvoir [Thévenot, 2015]. Ces formes de contestation ne
cessent pourtant de participer à l’indispensable mise en visibilité
des « parties communes » de la vie sociale. C’est pourquoi leur
exploration sociologique importe tant, aujourd’hui34.

Références bibliographiques

Agard Olivier, 2014, « Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme


en RFA », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 46, 2,
p. 317-330.
Alsberg Paul, 1922, Das Menschheiträtsel, Sibyllen Verlag, Dresde.
Anspach Mark R., 2004, « Violence et don. La preuve par Troie », Revue du
MAUSS semestrielle, n° 23, p. 57-62.
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Berger Peter L., Luckmann Thomas, 1966, The Social Construction of Reality.
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(trad. P. Taminiaux, 1986, La Construction sociale de la réalité, Méridiens
Klincksieck, Paris).
Berque Augustin, 2010, « Le sauvage construit », Ethnologie française, vol. 40,
p. 589-596.

34. Je remercie Laura Centemeri, Philippe Chanial, Jean-Philippe Heurtin,


François Flahault, Wiebke Keim, Johann Michel et Laurent Thévenot pour leurs
remarques.
250 Au commencement était la relation… Mais après ?

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De la relation à l’existence :
sciences sociales ou sciences humaines

Albert Piette

Préambules sur le contexte

Le contexte est, selon le Robert, « l’ensemble des circonstances


dans lesquelles s’insère un fait ». Considérons trois enjeux
contextuels qui motivent cette réflexion sur la place des relations
en sciences humaines et sociales.

1. L’étreinte concevante et fécondante dit au moins deux choses.


D’une part, le conçu n’est pas encore au moment de celle-ci, et
quand il est, il est un être différent des deux êtres qui le précèdent,
plus que la somme des deux qui le précèdent. Un individu naît de
la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovocyte. La rencontre
de l’un et de l’autre constitue un œuf, une cellule nouvelle,
unique, au moins par son génome. Un volume d’être, unique,
se développe in utero à partir des potentiels génétiques reçus et
selon ce que ce volume d’être intègre des diverses informations,
d’abord de la paroi intra-utérine, puis du placenta, capables de
modifier la vie de ladite cellule. Avant de se diviser, celle-ci,
unique, vivrait entre douze et vingt-quatre heures. Ce volume
d’être se développera physiologiquement, neurologiquement,
cognitivement, affectivement, socialement, culturellement à partir
de ces premiers instants et continuera ainsi sa constitution, disons
258 Au commencement était la relation… Mais après ?

son existence, jusqu’à sa mort. D’autre part, l’étreinte n’absorbe


pas les deux individus en train de s’éteindre. Qu’on le veuille ou
non, chacun est et reste séparé d’avec l’autre, avec son corps et son
état d’esprit. Le clin d’œil de Pascal Quignard n’est pas anodin :
« Ce sont deux incomplétudes qui s’explorent. Ce sont deux inconnus
qui “voyagent ensemble” (en latin co-ire) dans la dimension à jamais
inconnue. […]. Toujours l’union échoue. Toujours ces membres se
désassemblent. Toujours vulve et pénis déboîtent. Toujours ces deux
êtres se retrouvent sur deux rives qui s’opposent. Ils croient parler
la même langue – ils parlent en effet la même langue mais ils ne la
parlent pas à partir d’une même nudité. Ils ne donnent pas le même
sens aux mots qu’ils emploient. Ils se tiennent sur deux rives différentes
et éloignées. Ils prêtent l’oreille : ils ne comprennent pas tout. Ils
s’accrochent et ils tremblent. Ils plissent les yeux : ils ne voient pas
tout » [Quignard, 2009, p. 201].

Et pourtant y a-t-il plus relationnelle qu’une étreinte ? Et que va


faire chacun des étreignants, après l’étreinte ? Il, elle, continue, selon
d’autres instants, dans d’autres situations, comme des « individus
extrêmes », selon l’expression d’Alain Prochiantz, désignant « notre
capacité d’inscrire ce qui est appris, de le retenir, et ce tout au
long de notre existence » ainsi que de nommer, d’être nommés
[Prochiantz, 2012, p. 148].

2. Ne faudrait-il pas distinguer les sciences humaines et les


sciences sociales ? Celles-ci sont celles de la relation et du lien.
Celles-là seraient celles de l’individu et de la séparation. La
sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie sociale (ces deux dernières
ne sont que des sociologies), l’économie sont des sciences sociales.
L’anthropologie, sans qualificatif, serait une science des humains.
Les sciences sociales ou les sciences humaines convoqueraient ainsi
des entités différentes, elles auraient des ontologies différentes.
Les premières sollicitent en particulier société, culture, action,
relation. Les secondes travailleraient sur individu, existence,
présence. Certes, des individus humains apparaissent en sciences
sociales mais ils subissent trois transformations. D’une part,
les opérations homogénéisantes, souvent très précoces dans le
processus de recherche, par lesquelles les humains sont décrits et
analysés comme partageant un ensemble de traits socioculturels. Il
s’agit d’une modalité de travailler sur les humains, sans eux, sans
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 259

chacun d’eux, au profit d’une entité sociale et culturelle n’existant


pas. D’autre part, la réduction des humains à quelques compétences
(interactionnelles, cognitives, psychologiques), elles-mêmes
homogénéisables à l’ensemble des membres de l’entité destinée à
être décrite et explicitée, une activité, une action, un événement.
Chacun, absorbé avec d’autres, est associé à un « en tant que » :
non seulement en tant qu’il est membre d’un groupe mais aussi
qu’il accomplit une action, qu’il vit une expérience, ou qu’il est
régi par une structure sociale ou cognitive ou encore qu’il mobilise
tel ou tel schème mental. De surcroît, l’humain lui-même peut,
selon les approches, être jusqu’à suspendu et contourné au profit
de l’action, de l’expérience ou de la relation devenus les objets
d’intelligibilité. Avec les sciences sociales, l’anthropologie sociale
et culturelle pratique une sorte de « détournement socio-culturalo-
cognitivo-expérientio-relationnel » des humains – j’ajouterais
« non humaniste » pour désigner le poids pris ces dernières années
par les non-humains et qu’il serait dommage qu’après les ensembles
socioculturels les « non-humains » s’imposent comme objets
privilégiés de l’anthropologie une nouvelle fois aux dépens de
l’individu humain. Mise dans des ensembles, mise entre parenthèses
au profit d’autres entités, fragmentation ou réduction : les modes de
désanthropocentration de l’anthropologie sont nombreux, mêlant
les arguments méthodologiques (à partir des diverses difficultés
de maintenir une focalisation sur des individus du début à la
fin de l’opération de recherche), politiques (l’individu comme
« vilain canard » cause de beaucoup de maux sociopolitiques et
environnementaux) ou théorico-ontologiques (posant que c’est
l’acte, la relation, l’inconscient, la société ou la nature qui sont
premiers et pas l’individu lui-même). Contre le risque de cette
dilution de l’entité individuelle, il me semble que l’humain en
tant qu’il existe, qui est présent et qui continue vers d’autres
instants, peut se poser en objet privilégié de l’anthropologie,
en opposition à toutes les sciences sociales travaillant avec une
ontologie des relations, selon laquelle chaque unité s’épuise dans
l’interdépendance avec les autres ou dans son réseau de connexions.

3. Ainsi, ce que je considère comme l’erreur historique de


l’anthropologie est d’avoir privilégié une ontologie des relations
et de s’être moulé dans les sciences sociales, pensant sauver
260 Au commencement était la relation… Mais après ?

son objet dans la diversité des cultures, avec une tentation très
majoritaire, sous des formes diverses, plus ou moins explicites,
du point de vue exotisant et nostalgisant. La relation semble
bien incontournable dans les propositions théoriques passées
et actuelles de l’anthropologie. Ainsi, Alfred Gell note :
« Anthropological theories are distinctives in that they are typically
about social relationships. » Il continue : « Le but de la théorie
anthropologique est de donner un sens au comportement dans le
cadre des relations sociales » [Gell, 2009, p. 13]. Marilyn Strathern
propose, quant à elle, d’appréhender « persons as simultaneously
containing the potential for relationships and always embedded in a
matrix of relations with others » [Strathern, 1996, p. 60-66]. Selon
une autre perspective, Lévi-Strauss indiquait que l’ambition de
l’anthropologie est d’associer à la vie sociale « un système dont tous
les aspects sont organiquement liés » [Lévi-Strauss, 1974, p. 39935].
Système, structure, rapport, interaction, activité et même personne,
comme on vient de le voir : ces termes disent tous à leur manière
relation, dans un contexte théorique très tenace [Venkatesan et
al., 2012]. Aujourd’hui, l’anthropologiquement correct et le
politiquement correct se joignent pour faire de la relation un
thème et une méthode qui semblent bel et bien incontournables,
instaurant peu de débats critiques. Ce qui est depuis quelques
années dénommé « tournant ontologique » me semble constituer
un entérinement de ce point de vue relationniste, dans l’intérêt
accordé aux modalités de catégorisation des êtres non humains,
dans la valorisation des ontologies relationnistes des systèmes de
pensée indigènes ou encore dans le primat théorique donné aux
relations sur l’individu vu comme réductible à celles-ci. C’est la
perspective que je développe, comme si le tournant ontologique
avait besoin et d’ontologie et d’un tournant. Ce qui est indiqué
comme « ontologique » a besoin d’un tournant en construisant
l’anthropologie comme une onto-logie, une science des êtres, et
ledit tournant pourra ainsi tourner.
Tentons de tracer un chemin dans les différentes expressions du
relationnisme [voir aussi Piette, 2014]. À chacune, je vais y associer

35. Notons ce diagnostic concernant la sociologie : « Depuis ses débuts,


l’attention de la sociologie a porté sur “les relations sociales” et c’est toujours le
cas  [Donati, 2004, p. 235].
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 261

des auteurs. D’autres auraient pu être choisis. Partant avec eux de


la relation, c’est vers l’individu que je reviendrai à chaque fois, en
l’associant à des exo-actions et à des endorelations. Cela permettra
de remettre les relations à leur place et l’existence au centre. À ce
propos et en rapport avec l’idée que les êtres sont des individus
séparés, l’étymologie du mot « relation » semble très pertinente
[Gaffiot, 1934]. En latin, relatum est un participe passé. Il existe
pour deux verbes. C’est le premier qui a engendré relation. Mais
les deux sont intéressants. Refero, retuli, relatum signifie rapporter,
raconter mais aussi porter en arrière, se retirer, porter une chose au
point où elle est partie. Il y a aussi relaxo, relavi, relatum qui signifie
desserrer, relâcher, détendre, être dans un moment de relâche. Cette
étymologie permet de défaire relation du lexique du lien (ligo,
ligatum, ligamen, etc.). Il s’agirait bien de désigner ce qui est un
départ et un retour vers soi, et d’intégrer dans ce mouvement une
forme de distance, comme l’étymologie le dit aussi.

Goffman

Commençons par l’interactionnisme. La focale semblerait


y poser sur l’individu en relation. L’action serait bien alors
l’extériorisation, l’expression de capacités relationnelles. Elle
est une action exprimée par l’individu en vue de communiquer,
informer, négocier, interagir. Dans la lecture interactionniste,
considérer et regarder l’action comme une interaction suppose
seulement de retenir l’ensemble des signes pertinents, suffisamment
significatifs et acceptables par les autres acteurs pour constituer le
point de départ de leur réponse. L’interactionniste s’intéresse aux
regards, aux gestes, aux postures et aux énoncés verbaux, seulement
en tant qu’ils sont des « signes externes d’une orientation et d’une
implication » [Goffman, 1974, p. 7]. Les gestes et postures donnent
des informations sur ceux qui les accomplissent, en particulier
aux autres qui y trouvent des indications sur l’identité de leurs
partenaires et évaluent la normalité de leurs actes.
Surgit alors le danger de telles analyses : il réside dans la
focalisation trop stricte sur le concept de rôle car même les écarts
ou la distance qu’il permet sont interprétés aussi comme un rôle,
de manière un peu figée. De plus, et c’est important, si des rôles ou
262 Au commencement était la relation… Mais après ?

des positions sociales fondent certes des relations ou des actions


diverses, ils n’impliquent pas tout de la présence de tel individu
à l’instant t de son acte. Richard Sennett a justement écrit que
« dans le monde de Goffman, les gens ont des conduits, mais pas
d’expérience » [Sennett, 1979, p. 74]. Avec l’interactionnisme,
nous sommes devant un habitus disciplinaire qui consiste à
regarder, à théoriser et à décrire, selon une contrainte de sélection,
ce qui est partagé et associé par les acteurs au nom de la pertinence
spécifique des messages échangés dans l’interaction. L’individu
est bon à penser quand il exprime, quand il communique,
quand il identifie, quand il perçoit comme, quand il est perçu
comme. C’est la strate, c’est-à-dire les gestes, les paroles, la
posture, le point de vue attendu dans la situation qui intéresse
l’interactionnisme, ou aussi les perturbations du rôle conforme,
avec alors la gestion pertinente de celles-ci. Ce type de discours
sous-tend une anthropologie tout aussi spécifique : un homme
exprimant, communiquant, manipulant, travaillant, percevant.
Certes, tout observateur peut repérer en situation, dans les modes
de présence humaine, un jeu d’expressions et d’impressions,
des perceptions réciproques. Mais il y a aussi d’autres choses,
et même en grandes quantités, par lesquelles une théorie de
l’interaction doit être nuancée : en particulier, les gestes, les
mouvements, les pensées, les états d’esprit, non pertinents dans
le cours de l’interaction sans être impertinents, justement des
restes qui ne sont pas « expressifs » et qui ne sont pas vus comme
tels. En fait, tout interactionnisme, au sens large, absorbe les
présences de chaque individu dans ce qui les relie et aussi dans
ce qui compte, exclusivement ce qui compte, dans leur rapport
aux choses, à l’espace ou à l’environnement.
Tentons de parler d’« exo-actions ». Le préfixe « exo » indique
bien qu’il s’agit d’expressions émanant de l’individu lui-même,
et que, de fait, ces actions adressées à d’autres sont des formes
de sa présence. Peut-être devrais-je parler plus justement d’exo-
actions pour bien indiquer qu’il s’agit des actions de l’individu,
donc d’un terme de la relation36. Mais nous pouvons aller plus loin
sur les caractéristiques des exo-actions. Elles ne sont donc pas

36. Cette opposition entre endorelations et exorelations ne recouvre pas celle


couramment utilisée en philosophie entre relations internes et relations externes.
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 263

indépendantes de leurs porteurs puisque ce sont eux-mêmes qui les


accomplissent, mais leur effectuation concrète n’est pas pour autant
absolument déterminée à partir de caractéristiques identitaires,
des rôles ou statuts de ceux-ci, et surtout pas uniquement à partir
de celles pertinentes dans la situation. Les exo-actions attendues
dans le cours d’une action ne se font pas, pour l’accomplisseur lui-
même, sans une réserve d’autres actions possibles qui peuvent ou
non laisser des traces parfois infimes dans un moment de présence.
J’ai souvent utilisé la notion de mode mineur pour désigner cette
présence d’« autres choses » [Piette, 1996 ; 2011]. Mais ceci n’est
pas secondaire pour qui veut comprendre de façon réaliste la
présence des humains.
Par ailleurs, le point de vue interactionniste indique que
l’individu x, d’une part, est modifié par ses perceptions, ses
actions qui ont pour cible d’autres individus ou entités diverses
de la situation, par les actions, regards et paroles des autres, et que,
d’autre part, il peut lui-même par son attitude modifier celle des
autres. Je dirais que les exo-actions sont une extériorisation, une
expression des entités individuelles, pouvant certes les modifier
mais très rarement totalement. Les individus conservent le plus
souvent un sentiment de continuité et ils restent reconnaissables
pour les autres. Beaucoup de ces exo-actions, celles de l’individu
les faisant ou celles des autres le concernant, ne sont d’ailleurs
pas si « essentielles » à son existence, instant après instant. Sans
doute, rien n’eût été vraiment pareil si les exo-actions n’avaient
pas été celles qu’elles ont été, mais avec des degrés très variables
de différences entre avant et après. Chacune de ces actions
n’atteint pas tout le volume d’être dans son entièreté – de celui
qui les réalise ou de celui à qui elles s’adressent – mais seulement
telle ou telle strate et aussi avec des conséquences très diverses,
parfois très mineures. Disons que ces exo-actions sont plus ou
moins implicatrices, engendrant des changements qui ont des
impacts divers, ponctuels ou durables, brutaux ou progressifs, sur
la continuité de l’existence des individus concernés. Seule une
observation détaillée d’une personne peut saisir ce mouvement
de continuité et changement.
264 Au commencement était la relation… Mais après ?

Lévi-Strauss

Voyons le structuralisme de Lévi-Strauss, selon lequel les


éléments pris indépendamment les uns des autres n’ont pas
d’intelligibilité :
« Les anciens philosophes constataient que, dans chaque langue,
certains groupes de sons correspondaient à des sens déterminés, et
ils cherchaient désespérément à comprendre quelle nécessité interne
unissait ces sens et ces sons. L’entreprise était vaine, puisque les mêmes
sons se retrouvent dans d’autres langues, mais liés à des sens différents.
Aussi la contradiction ne fut-elle résolue que le jour où l’on s’aperçut
que la fonction significative de la langue n’est pas directement liée aux
sons eux-mêmes, mais à la manière dont les sons se trouvent combinés
entre eux » [Lévi-Strauss, 1974, p. 229-230].

C’est clairement la position structuraliste mettant au centre de


son analyse l’interdépendance, le système et la structure. Chez
Lévi-Strauss, les termes des relations ne sont donc compréhensibles
et descriptibles qu’à travers leur interdépendance avec d’autres
dans un ensemble. Empiriquement, en anthropologie structurale,
ce sont en effet des liens et des interdépendances qui deviennent
objets d’étude.
« Comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de
signification ; comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à la
condition de s’intégrer en systèmes, les “systèmes de parenté”, comme
les “systèmes phonologiques”, sont élaborés par l’esprit à l’étage de
la pensée inconsciente » [Lévi-Strauss, ibid., p. 40-41].

L’opération de signification ne dépend donc pas d’un rapport


privilégié entre le signe et le réel mais d’une relation spécifique
entre les signes. Ayant mis entre parenthèses les vécus et les
subjectivités, l’anthropologie structurale cherche malgré tout
à isoler des éléments distinctifs de base et leurs modalités de
combinaison dans tel ou tel système d’activité. Cette capacité de
signification qu’ils détiennent, par exemple un son par rapport à
un autre, le rôle, la position de père par rapport à celle de fils, je
la mettrais dans le stock « endorelationnel », interne, de chaque
élément relatif à un système. Cela désigne la caractéristique, le
potentiel de signifier nécessairement par rapport à autre chose.
Certaines de ces potentialités logiques et signifiantes peuvent
d’ailleurs devenir déterminantes pour une partie de l’identité de
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 265

la personne, comme être le père ou le fils de, ainsi que certaines


de ses actions.
En outre, la séduction qu’exerce ce projet de la linguistique
structurale chez Lévi-Strauss est liée à son ambition de passer de
l’état des phénomènes linguistiques conscients au repérage de leur
infrastructure inconsciente. En effet, lorsqu’il s’agit des humains,
des « éléments » humains, Lévi-Strauss ajoute un inconscient
structural, présent dans chacun de ceux-ci, qui fonctionne selon un
ensemble de règles logiques présidant aux échanges des individus.
Cet inconscient structural, capacité cognitive ultime, est dans le
cerveau et il fonctionne selon le principe de la logique binaire
opposant, combinant les termes et leurs propres caractéristiques.
Disons qu’il « relationne », qu’il active ces potentialités
endorelationnelles de signification.
Ainsi la relation, comme capacité interne, résiderait dans
un cerveau ordonnateur et structurateur, permettant à l’individu
d’échanger, d’opposer, de créer des interdépendances. En dernier
lieu, ce qui devient central est cet inconscient structural. Et il
appartient à chaque être humain. Le terme, ou l’individu, est lui-
même relationnel et présenté comme tel. En même temps qu’il est
doté d’une telle capacité relationnelle, il est pensé comme relatif
à un ensemble choisi, par exemple un système de parenté. La
capacité relationnelle est au cœur de l’individu, « passivié », qu’elle
fait agir, mais un individu mutilé. Car – c’est bien connu dans
les théories de Lévi-Strauss –, peu importe le « moi », l’« enfant
gâté » qui éprouve, perçoit, ressent aussi la possession de ces
endorelations ou peut-être ces opérations cognitives. Et comment
le fait-il ? De manière furtive, parmi beaucoup d’autres choses, de
manière ponctuellement forte, dans le flux quotidien… Il est facile
de montrer qu’un individu qui existe ne peut être décrit et compris
seulement à partir de positions relatives dans des systèmes.
266 Au commencement était la relation… Mais après ?

Bourdieu

Il est une expression bien connue : avoir des relations. Elle


signifie posséder un stock, un « capital » de relations sociales. Cela
désignerait, à partir du point de vue bourdieusien, les expériences
sociales et les stocks relationnels de tel individu, accumulés au fil de
l’existence. Ce sont d’autres endorelations, cette fois plus sociales
que cognitives. Elles correspondent à des dispositions qui rendent
possibles en situation des exo-actions, en l’occurrence un ensemble
de conduites, d’attitudes, des manières de penser, de juger. Ces
choses sont bien connues en sciences sociales. Derrière toute
confrontation entre deux êtres humains, il y a une confrontation
entre « habitus », donc entre endorelations. Telles endorelations
exprimées dans des exo-actions sont elles-mêmes en rapport de
distinction avec d’autres. Selon l’inspiration bourdieusienne, chaque
individu n’existe que relativement. Doublement relativement, par
ses endorelations et par ses exo-actions. Et ceci vaut non seulement
pour les hommes mais aussi pour les choses diverses de la vie qui
n’ont ainsi d’intelligibilité que relative, les unes par rapport aux
autres, dans leurs rapports de différence [par exemple, Bourdieu,
1977].
L’étude minutieuse de l’acquisition et des modifications des
endorelations au fur et à mesure des jours et des situations me semble
néanmoins essentielle. Mais, dans ce cas, plus que le « entre » ou le
« relatif », ce sont les individus qui redeviennent centraux. Chaque
individu, pourrions-nous ajouter. Bernard Lahire fait d’ailleurs
de l’individu singulier sa focale d’analyse, en vue d’étudier les
variations interindividuelles des trajectoires sociales s’activant ou
restant en veilleuse selon le contexte de la situation et des actions
en cours [Lahire, 2013]. Mais la difficulté méthodologique n’est pas
mince. Certes, il est parfois facile de faire un lien entre un geste,
une parole et telle disposition sociale acquise. Un lien de causalité,
dans le fond. Souvent, d’ailleurs, ce lien entre un acte et telle
endorelation activée dans le contexte d’une situation n’est pas si
évident pour le porteur ou pour l’observateur, mais il existe. Le fait
que nous réagissons différemment dans des circonstances identiques
n’élimine pas la possibilité que nos réactions soient associées à des
dispositions sociales qui s’exprimeraient différemment selon les
situations. Ces possibilités de différences pourraient donc aussi être
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 267

attribuables au stock endorelationnel. Mais jusqu’à quelle limite


des détails gestuels et verbaux cette lecture est-elle possible et
pertinente ? Tous les gestes et toutes les paroles sont-ils insérables
dans ce schéma ? Je ne le croirais pas. Il suffit de regarder en détail
un individu dans une situation, de s’étonner de ses mouvements,
de ses pensées, de ses associations de pensée pour comprendre que
l’ensemble de son volume d’être ici présent n’est pas réductible à
une somme d’endorelations sociales acquises.

Latour

Aujourd’hui, les théories de Latour sont sans doute celles qui


radicalisent le plus le primat des relations et la suspension de la
présence des individus. Bruno Latour met au centre de son analyse
la relation qui relie et qui connecte. L’entité latourienne ne se
définit pas autrement que par ses relations : son action de modifier
un objet ou de subir l’effet de celle-ci. Elle semble décrite comme
si elle existait à chaque instant dans son plein déploiement, en
connexion avec d’autres entités. Et le moindre changement dans
un objet en fera un acteur nouveau. Nous sommes loin de ce qui a
été dit plus haut sur les exo-actions et la subtilité des continuités
dans une existence. Cible et relais de connexions, de trajectoire,
l’individu y apparaît avec peu de ressources, si ce n’est celles de
la pertinence et de l’attention par rapport au réseau dans lequel il
se trouve, aux modes d’énonciation de celui-ci, aux croisements
avec d’autres réseaux.
Les propos de Latour sont radicaux dans leur expression
relationniste :
« Mais qu’en est-il de moi, de moi-même, enfin de mon ego ? Ne
suis-je pas, au fond de mon cœur, dans les circonvolutions de mon
cerveau, dans le sanctuaire de mon âme, dans la vivacité de mon esprit,
“un individu” ? Bien sûr que j’en suis un, mais seulement à partir du
moment où j’ai été individualisé, spiritualisé, intériorisé » [Latour,
2006, p. 309-310].

Étonnante formulation quasi structuraliste ! Mais précisément :


comment suis-je quand je suis individualisé, intériorisé, quand je
fais, je vis, etc. ? Latour ne répond pas vraiment et continue :
268 Au commencement était la relation… Mais après ?

« En se débarrassant à la fois d’une subjectivité insaisissable et d’une


structure inassignable, il devient peut-être possible, enfin, de mettre
au premier plan le flux des autres conduits, plus subtils, qui nous
permettent de devenir des individus et d’acquérir une intériorité »
[Latour, 2006, p. 312-313].

Dans Enquête sur les modes d’existence, Latour maintient cette


position :
« […] des réseaux de production des “intériorités” et des “psychismes”
qui auraient une matérialité, une traçabilité une solidité semblables à
celles des réseaux déjà repérés pour la production des “objectivités” »
[Latour, 2012, p. 191].

Et il écrit :
« Au lieu de situer l’origine d’une action dans un moi qui dirigerait
ensuite son attention vers des matériaux pour conduire et maîtriser
une fabrication en fonction d’une fin préalablement pensée, mieux
vaut inverser le point de vue et faire émerger de la rencontre avec ces
êtres qui vous apprennent ce que vous êtes quand vous le faites l’une
des futures composantes des sujets (avoir une compétence, savoir s’y
prendre, posséder un savoir-faire). La compétence, là encore, comme
partout, suit la performance, elle ne la précède pas. Au lieu de l’Homo
faber, il faudrait mieux parler d’un Homo fabricatus » (p. 234).

C’est très structuraliste ! « Le sujet a été déchaussé : on vient


à lui sans partir de lui » (p. 372).
Le lecteur circule en effet dans un lexique structuralo-
relationniste. C’est plutôt structuraliste quand le texte privilégie
la voix passive et la mise entre parenthèses de l’individu. Ce qui
rappelle les « je suis agi, je suis pensé » de Lévi-Strauss. Latour
propose ainsi de suivre les réseaux qui équipent, les fabriques
d’intériorité, les « êtres psychotropes » qui modifient les êtres,
qui produisent de la subjectivité et des habilités. Les individus y
sont seconds et secondaires. Le texte est plutôt relationniste quand
il valorise « le faire faire », se focalise sur l’activité, le « entre »,
les traductions, les trajectoires, les translations, les « passes », les
attachements, les réseaux. Ce qui compte, dit Latour, est ce qui
précède et ce qui suit (p. 287). « Au lieu de s’attacher à trouver
dans chaque cours d’action la proportion d’Individu et de Société,
mieux vaut suivre l’acte organisant dont le sillage laisse derrière
lui ces figures déformées et passagères » (p. 402). Qu’est-ce qui
est plus latourien que cette proposition : « On dira simplement
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 269

que Pierre et Paul, ainsi que leurs amis et ennemis, se trouvent


enchaînés, attachés, reliés, intéressés… » (p. 428) ?
C’est en effet bien différent, d’une part, de dire, comme je
le ferais, que les hommes ont des capacités ou des dispositions
relationnelles, qu’ils sont indépendants les uns des autres même
si certains de leurs rôles sont interdépendants (mari, père, épouse,
fils, etc.), qu’ils concrétisent en situation leurs dispositions
relationnelles ou leurs rôles, que ces expressions, certes, les forment
et les identifient, mais aussi que les volumes d’être en situation sont
plus ou moins que les relations directement exprimées, et, d’autre
part, de dire que les relations constituent les entités, les font, leur
sont déterminantes, que celles-ci sont toutes interconnectées et
forment la société, comme le dit Latour.

L’idée de relation a fait émerger au moins trois directions


différentes : la relation comme interaction – cela implique une
focalisation sur l’interactionnellement pertinent et un resserrement
sur le « entre » ; l’individu comme relation (comme relationnel ou
constitué dans et par la relation, voire comme relationné), c’est-à-
dire quasi inexistant quant à ses autres propriétés ; l’individu relatif
dans un système. Il pourrait cependant y avoir un autre point de vue,
très différent, comme je l’ai fait remarquer à différents moments
de ma critique : l’individu singulier comme volume d’être, plus
que relatif et plus aussi que relation. Les exo-actions, c’est-à-
dire les exo-actions de tel individu sont bien les actes, gestes et
paroles réalisés, accomplis, montrés par lui-même. Ils ne lui sont
pas nécessaires mais implicateurs. Ce sont des qualifications, des
caractérisations de l’individu. Mais le risque est de se placer au
centre des situations, entre les relata et de manquer l’entièreté du
volume d’être de chacun pour ne se focaliser que sur les dimensions
pertinentes relatives à l’interaction. Considérons plutôt qu’il y a des
individus avec leurs actions qui sont plurielles et changeantes. Des
actions implicatrices, plus ou moins implicatrices, parfois aussi non
implicatrices. Il y a aussi cette réserve d’être qui peut laisser des
traces dans la façon d’être présent, des exo-actions non directement
pertinentes dans la situation en cours. Ainsi, je n’accepte pas de
réduire la présence de l’individu à un « rôle ». Ni de ne voir dans
un moment de présence seulement des exo-actions saillantes et
pertinentes dans la situation, ou un effet de cerveau « relationnant ».
270 Au commencement était la relation… Mais après ?

Se rapprocher de l’individu permet de mieux observer ce


volume d’être en relation et en retrait de celle-ci, les modalités et
les intensités toujours variables de la présence et de l’absence dans
l’action. C’est penser ses modalités d’engagement et de dégagement
dans l’action, l’exo-action qu’il accomplit, qui elle-même peut
atteindre plus ou moins intensément un autre individu, ainsi que
des expressions d’autres choses qui viennent s’infiltrer. Cela permet
également de repérer les endorelations qui sont des sédimentations,
des traces et des dispositions accumulées dans un volume d’être.
Être père ou époux : ce sont des formes d’endorelation dont
l’expression est parfois visible, directe dans telle situation, parfois
non visible dans une autre mais pouvant parfois laisser des traces
mineures. Les exo-actions actualisent des endorelations et vont
se fondre dans celles-ci. Et est-ce que toutes ces exo-actions sont
une actualisation d’endorelations incorporées et intériorisées ?
Probablement que non, je viens de le suggérer. Il est impossible
de mesurer toutes les endorelations et de faire le lien entre toutes
les actions, attitudes, gestes avec le stock d’endorelations. Et si
c’était possible de faire le lien, je le répète, il y aurait des restes
par rapport aux trajectoires sociales.
Dépasser le relationnisme, c’est d’abord s’opposer au « tout
relation », à la relation comme thème de recherche (des rôles,
des rapports, des liens) et à la relation comme lecture théorique,
réduisant l’individu à des trajectoires, à des interdépendances ou à
des saillances situationnelles. Et, ensuite, c’est penser l’individu en
train d’exister, dans ses nuances, pendant, avant et après le moment
de ladite interaction. Et si c’était en évitant le relationnisme que
l’on dépasserait l’alternative entre individu et relation, que l’on
décrirait au mieux des individus en relation, sous des modes et
des degrés relationnels variés, activés et en retrait, et aussi en tant
qu’ils sont ou ne sont pas, se sentent ou ne sentent pas en relation !

L’ethnographie comme relationnisme méthodologique

Il y a une relation que je n’ai pas évoquée, celle que le chercheur,


l’ethnographe, construit, au fur et à mesure de son terrain, avec
les gens qu’il observe. La relation est cette fois au centre de la
méthode de travail : la relation ethnographique, le travail de terrain,
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 271

comme on dit, la rencontre avec les gens, la participation à leurs


activités jusqu’à devenir l’un d’entre eux. Ce travail de terrain
consacre la relation du chercheur avec les gens qu’il observe :
les influences relationnelles dans la posture ethnographique,
l’importance de l’empathie, de la finesse psychologique, de la
sensibilité du chercheur, selon les caractéristiques des personnes
qu’il observe ou interroge.
De fait, les anthropologues sociaux revendiquent très souvent
et de plus en plus explicitement le jeu « interactionnel » dans leur
travail de terrain, qui est le fondement même de l’ethnographie.
L’ethnographie se présente explicitement comme une affaire de
relations et une rencontre sociale [par exemple Denzin, 1970].
Pas question, dans cette perspective, de prétendre à l’extériorité
du chercheur : celui-ci acquiert d’emblée une place dans l’espace
social indigène. C’est directement à partir de son assignation à telle
ou telle place que le chercheur repère les classifications locales,
l’espace des positions et des relations. Il peut accepter, rejeter,
modifier ces définitions de lui-même et tenter de faire accepter sa
propre définition de son rôle. Des gens se forment une image du
chercheur, lui attribuent un rôle à partir desquels ils réagissent.
Lui-même impute du sens aux actions verbales ou non verbales
des autres et découvre les catégories signifiantes à travers un travail
permanent de redéfinition. Plutôt qu’une source de distorsion
éliminée, la manière dont le chercheur perçoit et est impliqué
dans le fieldwork est partie intégrante du jeu relationnel. C’est
l’ethnographie : de l’interactionnisme en acte, du relationnisme
méthodologique.
Au contraire, c’est, d’une part, la mise entre parenthèses du jeu
corrélationniste ne dissociant pas le sujet et l’objet et, d’autre part,
la réalité indépendante de l’objet d’étude, l’homme, l’individu, qui
constitue l’horizon d’une anthropologie non relationniste.
La critique du relationnisme implique donc, nous l’avons vu,
de se désolidariser d’une part de la focale ethnographique sur les
relations et interactions comme ensembles abstraits construits par le
chercheur – les rapports sociaux, les échanges divers, les activités
entre les hommes, etc. ; d’autre part, de la théorisation de l’individu
comme entité relationnelle engagée dans une action, une activité.
Il s’agit au contraire de privilégier une pensée de l’individu dans
des situations successives, comme entité singulière chaque fois
272 Au commencement était la relation… Mais après ?

irréductible à celles-ci. D’un point de vue méthodologique, cela


suppose de bousculer le « mythe » de l’observation participante
et de pratiquer la nécessaire intrusion individuelle. Plus que toute
autre méthode, alors même qu’elle revendique la proximité avec
l’expérience et l’ambition d’exhaustivité, l’ethnographie mérite
des critiques. D’abord, elle constitue une opération, contrairement
à ses principes de proximité-exhaustivité, de perte non maîtrisée
de données, de la phase d’observation à celle de l’écriture, avec
une sélection particulièrement regrettable de beaucoup des notes.
Ensuite, elle ne s’interroge pas assez sur cette situation ancrée depuis
quelques décennies dans les sciences sociales, et elle se replie trop
sur elle-même, toujours engluée dans les problèmes relationnels de
l’observateur et de l’observé. Enfin, en étant fidèle à ses principes
de proximité et d’exhaustivité, elle pourrait avantageusement se
transformer en exercices radicaux d’observation à l’œil nu, filmée
ou photographiée, de l’existence au sens fort du terme : en tant
qu’expérience continue d’instants et de situations.
Et si l’interrogation se modifiait et devenait : comment sont
les hommes quand ils sont ou ne sont pas en relation, avec les uns
puis avec les autres ? L’anthropologie deviendrait une observation
rapprochée des existences concrètes et des détails de celles-ci.
L’individu, l’existence constitueraient alors le choix d’analyse à
tenir à travers toutes les étapes de la recherche, en particulier des
prises de notes jusqu’au texte final. Ce serait des observations
de suivis d’individus. Et l’anthropologue reste à l’extérieur des
activités de l’individu. À proprement parler, il n’entre pas en
relation avec lui. Ce qui n’exclut pas – bien sûr – qu’il puisse
aussi lui parler ou poser des questions.

Des individus séparés

Serait relationniste, comme je l’ai indiqué, une perspective qui


considère qu’il n’y a que des relations et que tout s’explique par les
relations. Serait relationniste aussi une théorie qui, tout en partant
des individus, se focalise sur le « entre » individus ou exclusivement
sur leur action relationnelle, ainsi qu’une méthode qui valorise le
jeu relationnel pour produire des connaissances.
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 273

Ma position ne serait donc pas relationniste. Elle considère qu’il


n’y a que des individus en situation, certes capables d’agir et de
s’adresser à d’autres individus. Elle met nettement l’accent sur la
singularité des individus au-delà de leur positionnement relationnel
dans la situation en cours ou comme somme de trajectoires. Ce qui
ne veut pas dire que les relations, les exo-actions, des individus
ne sont pas décrites et observées, même très finement dans la
complexité de leur simultanéité hétérogène à l’instant t et à partir
de l’existence individuelle se continuant dans le cours du temps.
Mais c’est moins la complicité relationnelle, le jeu interactionnel
qui compte que l’observation de l’individu. Comment est
réellement cet homme à l’instant t et après ? C’est la question
d’une anthropologie qui se veut réaliste. Elle revendique ainsi
l’existence d’une réalité à décrire, indépendante de l’observateur,
et ne met pas un accent sur une méthode relationniste comme c’est
le cas avec l’ethnographie. Je ne rejette pas celle-ci, j’en ferais
seulement une étape de départ, une exploration du contexte. Mais
ce qui importe est de dire comment cet homme est réellement,
à tel moment. Alors que, dans les enquêtes de terrain, le travail
d’observation est souvent circonscrit à un espace, à un événement,
à un monde spécifique, l’attention phénoménographique (je préfère
ce mot à ethnographique) oriente donc l’observateur vers une
autre perspective : suivre une même personne tout au long de
ses journées, dans diverses situations et activités, et garder dans
l’écriture cette continuité des moments. Une sorte de « filature » !
Ce type de méthodologie existe, appelée « shadowing » :
« The researcher follows a person as his or her shadow, walking in his
or her footsteps over a relatively long period of time, throughout his
or her different activities, to collect detailed-grained data » [Meunier
et Vasquez, 2008, p. 168].

Cette méthode est par exemple bien pratiquée dans les sciences
des organisations, comme l’indique le livre synthétique de Barbara
Czarniawska [2007], une spécialiste des Management Studies.
Mais cette méthode reste très marginalisée en sciences sociales,
a fortiori si le suivi sort de l’espace professionnel ou public pour
pénétrer dans les sphères privée et domestique des individus,
ou encore si le suivi se réalise avec une caméra. Il s’agit certes
d’une méthode pour le moins intrusive et inconfortable bien sûr,
274 Au commencement était la relation… Mais après ?

mais celui qui l’a pratiquée en sort fortement enrichi quant à sa


découverte et des données qu’il a désormais à sa disposition. Il
s’agit effectivement de suivre, d’observer, de prendre des notes.
Le suivi avec enregistrement filmique est possible, mais sans
doute sur des durées plus brèves. Il me semble que la méthode
du shadowing n’est pas assez pensée dans sa force heuristique et
comme enjeu capital pour comprendre l’acte d’exister et d’obtenir
des descriptions justes.
Lorsque la focale se porte sur l’individu (en relation), sur
un individu à la fois, l’anthropologue va observer : les éléments
associés à ce qui est pertinent dans la relation, ce qui est directement
visible (exorelations), et aussi à ce qui n’est pas pertinent, les
strates qui concernent des traces des relations passées, comme les
trajectoires sociales (endorelations) ainsi que les strates qui laissent
percevoir des éléments non relationnellement pertinents, les restes
et les restes des restes. Et l’observation se fait à partir du suivi sur un
temps variable de ce même individu, en repérant les modalités, les
modulations, les modalisations d’intensité, de présence, d’absence.
Ce suivi est une observation, je dirais extérieure et la plus juste
possible. Cela participe d’un ontisme réaliste. Ontisme désigne une
focale sur des individus ; réaliste précise qu’ils existent comme
situés, présents en situation. Le point de départ de l’observation,
le « particulier de base », comme dirait Strawson, est tel individu
humain présent en situation. Il est visible et tangible, observable
et introspectable. Ce suivi d’un individu et son observation ne me
semblent pas des opérations relationnistes, telles que nous les avons
vues pour le travail ethnographique qui peut rester un préalable
nécessaire, avant ces shadowings, selon la nécessité des thèmes
de recherches choisis.
Mais qu’est-ce qu’un individu ? Précisons l’idée fondatrice
d’une telle méthodologie. Il y a des individus, ceux-là, ceux-ci,
chacun, que n’importe qui peut repérer et désigner comme tels.
Ce sont des « êtres humains » dans toutes les parties du monde. Il
n’est pas question de réduire distance, subjectivation, individuation
à des contextes sociaux, notamment ceux de la « modernité » qui
la favoriseraient par la diversification des institutions. Disséqué si
l’on peut dire, un individu fait bien sûr voir des éléments culturels,
des trajectoires sociales, des expériences relationnelles. Mais son
volume, ai-je dit, laisse voir d’autres éléments. Chaque individu
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 275

est différent par rapport aux autres individus que les sociologues
désignent comme appartenant à un même groupe social, les
ethnologues ou les anthropologues sociaux à un même groupe
culturel, les biologistes à une même espèce. Cette singularité n’est
pas ce qui est regroupé et désigné comme partagé, pertinent et
sollicité par les membres du groupe, de l’activité, de l’interaction,
ni ce qui est stabilisé à l’instant t de la vie de l’individu.
L’individu humain repérable par un nom propre et une référence
démonstrative (celui-ci, celui-là) possède ainsi sa singularité, faite
de caractéristiques infinies (dont il serait impossible de faire la
somme), comprenant tout aussi bien des éléments permanents
de cette unité, les gènes, des éléments plutôt stables comme des
traits physiologiques, des dispositions sociales ou des tendances
psychologiques qui sont des résultats progressifs d’années de vie,
mais aussi des détails circonstanciels, des gestes sans importance,
telles paroles prononcées ici et maintenant. De cette réalité
concrète, ne nous focalisons donc pas seulement sur ce qui est
partagé avec d’autres ou pertinents dans une activité, ou stables
dans une continuité, n’excluons pas les « accidents » toujours
foisonnants. Un volume d’être repéré en quelques instants est
une présence complexe d’actions, de ressentis, de traces visibles
ou moins visibles de trajectoires, de pensées diverses et de gestes
mineurs, tout cela se mélangeant, se modifiant et se nuançant.
L’individu, unité numérique, est associé à une continuité
corporelle identifiable mais aussi une continuité mentale, chacun,
plus que tout autre, capable de la ressentir, aussi à travers le temps.
S’éprouve-t-il joyeux, c’est lui qui éprouve sa joie, cette joie-là.
Un autre ne pourra l’éprouver à sa place. Élément central de cette
singularité est le passage de la mort, que personne ne peut accomplir
pour un autre. Tout au plus peut-on accompagner à mourir. Nous
sommes chacun « numerically one », de la naissance à la mort ».
C’est ce que Martha Nussbaum nomme, après Stanley Cavell, le
principe du separateness [Nussbaum, 1990, p. 223]. Elle insiste
ainsi sur la conscience de chacun comme distinct des autres. La
faim ou la douleur qu’untel éprouve lui rappelle que c’est lui qui
souffre et non un autre. Même dans les interactions fusionnelles,
la séparation des individus n’est pas dépassée. Quel effet cela
fait-il d’être cette entité capable ainsi de se reconnaître, de se sentir
exister ? D’éprouver le sentiment qu’il fait ceci, qu’il est triste ou
276 Au commencement était la relation… Mais après ?

joyeux ? Que c’est bien moi qui suis en train d’écrire, assis devant
un ordinateur, de sentir avec des degrés différents que je suis fragile
dans le temps ?
Ainsi, je ne peux pas associer exclusivement être humain et
relationnalité, celle-ci étant, me semble-t-il, toujours intégrée à, ou
couverte par une solitude, une solité devrais-je dire, existentiale.
Ce que Donald Winnicott écrit, dans une autre perspective, sur
« la capacité d’être seul » ou l’« état de non-communication »
me semble très juste. Il valorise la capacité du jeune enfant de se
soustraire, d’être seul… en présence de sa mère, et défend l’idée
d’une sorte de solitude essentielle, d’un « isolement permanent ».
« Au cœur de chaque personne se trouve un élément de non-
communication », écrit-il. Et même ceci : « Chaque individu est
un élément isolé en état de non-communication permanente »
[Winnicott, 2012, p. 92-93].
J’ai d’ailleurs toujours pensé que les gestes mineurs que chacun
fait, sans qu’ils n’aient rien à voir avec les enjeux de la relation
en cours, sont l’expression, parfois infime, de ce retrait partiel
mais permanent par rapport aux autres, à leurs enjeux. En fait, à
travers les exo-actions, une présence humaine dégage des halos
sonores et visuels. Ceux-ci se propagent avec des effets de genre et
d’intensité divers. Mais ce ne sont pas des lignes interconnectantes
ou interactionnelles qui se dirigeraient d’une présence ou d’une
particule à une autre. Ainsi, le plus souvent, ces halos atteignent
à peine ou n’atteignent pas les autres présences. L’homme est
une présence rayonnante, créant et transportant son halo avec
des rais. Ceux-ci peuvent atteindre on ne pas atteindre une autre
présence avec des intensités variables, ponctuelles ou durables.
Les rais touchent à peine et pas complètement les autres présences.
Ainsi, ce qu’il importe de décrire est l’ombre de la relation, son
imperfection, la complexité millimétrique nuancée et modalisée de
chacun dans la continuité des relations. Mais les sciences sociales
ne sont pas millimétriques, ne visent pas les nuances des présences,
leur continuité, c’est-à-dire l’existence : comment les gens sont.
Dans cet exercice de focalisation sur un individu, je le répète,
ce n’est pas d’abord la peur, la joie ou l’attention de X qui
m’intéressent, mais X en tant qu’il a peur, est joyeux ou attentif,
avec ses états d’esprit, les mêlant à d’autres, les nuançant, les
mitigeant, et continuant vers des ici et maintenant différents.
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 277

Lorsqu’il s’agit d’existence, ce n’est pas seulement l’action ou


l’émotion qui sont en jeu, mais aussi les modalités d’être présent
dans l’accomplissement ou le ressenti de celles-ci, et de continuer
après.
Ainsi, la seule observation ne suffit pas. L’anthropologue des
existences pratique aussi des entretiens très introspectifs, dans le
but de savoir comment l’individu était à tel moment, quelles étaient
ses pensées ou ses émotions, dans le but d’approcher ses ressentis,
plus ou moins détachés ou non. Diverses modalités de compléter ces
informations existent : en particulier, des diaries que le chercheur
aurait pu demander ou existant déjà, sous toutes les formes possibles,
ainsi mises à la disposition de l’anthropologue capable de suivre les
variations d’états d’esprit. Ces notes peuvent ou non concerner des
situations bien circonscrites autour d’une thématique précisée. Sont
aussi possibles des formes d’enregistrement par les gens eux-mêmes
à qui l’observateur a demandé de s’observer et de s’enregistrer
mutuellement. Il est important que l’auto-observation par les gens
soit suivie immédiatement de leur notation sur leurs états d’esprit et
leurs ressentis. Des enquêtes sur les volumes d’être ne sont certes pas
faciles. Il est aussi possible à une personne d’expliciter, par exemple
sur la base d’images photographiques ou filmiques qui constituent
une ressource exceptionnelle, comment elle était, selon le rythme des
situations, selon ses gestes, ses paroles et la direction de ses regards.
Un artiste ou un professeur, un enfant ou un vieux, à Paris ou à
Tôkyô : comment sont-ils, en tant qu’ils sont ici, puis là, quand ils
sont dans telle situation, puis dans tel autre environnement, quand
ils sont conscients de, se rapportent à telle ou telle chose ? Certes,
la complicité créée dans les entretiens introspectifs est à l’évidence
un appui utile. Mais ces questions me semblent permettre d’aller
au-delà d’une réponse, d’emblée trop exclusivement relationnelle,
en termes d’être dans un monde, dans un milieu, conscient de.
Comment est chacun quand il est en situation avec les autres, quand
il parle ou qu’une parole lui est adressée, quand il partage ou ne
partage pas, s’ajuste ou ne s’ajuste pas, quand il a des attentes et
des obligations, quand les autres ont des attentes, leurs propres
attentes, des obligations diverses ayant des effets sur lui ? Bref,
comment chacun est, dans, à côté des relations ? Entre la présence
et l’absence, l’activité et la passivité ?
278 Au commencement était la relation… Mais après ?

D’autres méthodologies, complémentaires, seront de plus en


plus utilisées : capteurs et détecteurs divers, caméras embarquées.
C’est en tout cas moins la relation nouée avec l’individu qui prime
que les résultats fournis par les appareillages, même si ce sont ses
singularités et particularités que l’on cherche. Dans le film, c’est
moins pour moi la relation tissée entre le cameraman et la personne
qui compte que le document qui permet de revoir et réentendre. Ce
qui ne signifie pas qu’il ne faut pas un préalable relationnel pour
filmer, photographier, mais l’enjeu de connaissances n’est pas la
relation produite entre le filmeur ou le filmé. Dans une perspective
relationniste, il n’est d’ailleurs pas rare, cela a été dit, que le contenu
ethnographique, aussi sans l’intermédiaire du film, consiste dans
le récit de la relation entre l’ethnographe et les gens, et non dans
l’attitude, les paroles, les gestes de ceux-ci. Affiner l’exercice
d’observation consisterait pour l’anthropologue non seulement à
regarder le plus longtemps possible un individu à la fois dans sa
présence et dans l’enchaînement des situations, à interroger bien
sûr, mais aussi, et c’est très important, à rester tout au long de la
recherche au plus près de ses notes, voire à ne faire aucun tri dans
celles-ci, jusqu’à l’écriture finale. La double fidélité au temps
réel et aux notes de terrain permet au chercheur de s’intéresser à
d’autres éléments, aux à-côtés, aux restes, de leur donner une place
théorique centrale, et de redécouvrir la présence des hommes en
train d’accomplir des actions, nous dirons d’exister.
Qu’est-ce donc que la phénoménographie ? Un premier repérage
peut consister, d’une part, en une mise à plat de ce qui peut exister
dans une situation ou un contexte, et, d’autre part, en un regard
polyfocal qui remarque une hiérarchisation entre des enjeux de
sens. C’est alors que le véritable travail d’observation commence,
par une focalisation sur des êtres humains, leurs actions, leurs gestes
et leurs états d’esprit, mais pris séparément et suivis de situation
en situation. Cette observation vise à ne pas d’emblée éliminer les
éléments secondaires, périphériques ou non pertinents. Par le fait
même, elle tend à repérer dans les présences humaines le plus de
détails possibles, en particulier l’association d’un élément à son
contraire. Selon les objectifs de l’anthropologue, l’observation
combine la continuité de l’existence et des modes de présence avec
des focalisations détaillées sur des instants particuliers et des zooms
plus larges pour saisir la continuité des situations. C’est un équilibre
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 279

entre zooms plus ou moins éloignés et plus ou moins rapprochés


qui est recherché, afin d’écrire l’existence, et pas seulement une
activité, une situation, un événement. L’écriture finale privilégiera
une présentation référentielle intégrant par des images ou des
retranscriptions de conversations les indices des présences.

La relation comme être : la pararelation

Ce suivi d’individus n’est pas sans une conséquence pour le


propos de cet article. Car l’individu, celui que l’anthropologue
observe et suit, pourra lui dire qu’il voit, qu’il perçoit, qu’il ressent
une relation. L’anthropologue le remarquera d’ailleurs. Et alors
une relation existera dans la situation. Ainsi, et seulement ainsi
reviendront les relations comme des étants perçus par cet individu
dans une situation. Par exemple, un rapport hiérarchique, une
différence sociale, un couple d’amoureux. Or, nous l’avons vu,
l’interaction est trop souvent présentée comme un objet construit
par le chercheur, à partir des actions et réactions de ceux-ci. Ainsi,
elle est déconnectée de ses modes de présence comme entité
située, à côté des autres présents que sont les humains. Je l’ai dit.
À l’inverse, l’objectif de la phénoménographie est non seulement
la présence d’un humain en situation, dans son interaction et
dans ses restes par rapport à celle-ci, quand il quitte la scène vers
d’autres situations, vers d’autres moments, mais aussi la relation
– et j’insiste – comme entité présente et perçue par un individu
dans ce lieu et, éventuellement, dans d’autres lieux successifs. Cette
relation-là n’est qu’une forme, une partie, un élément de l’ensemble
de la situation, mais elle est bien une forme, une partie, un élément
et non le « vide entre ».
Dans une réunion de travail, l’individu fait partie d’un groupe,
il le constitue. Il ressent ou ne ressent pas la présence d’une
relation. Un peu plus tard, au cirque, il regarde avec attention
la relation du dompteur avec ses tigres. Ces relations qu’il
rencontre au fil des moments d’une journée, il les perçoit, il les
éprouve et les ressent plus ou moins fortement, plus ou moins
faiblement. Souvent seulement implicite, la relation est parfois
objet d’attention ou simple toile de fond pour notre individu. Elle
n’est pas cet ensemble décrété, décrit et analysé de l’extérieur
280 Au commencement était la relation… Mais après ?

par l’observateur. Dirions-nous que c’est l’indigène, son action


et son point de vue qui me disent qu’il y a relation, comment
il la perçoit et la vit ? La relation est un peu comme la divinité
dont l’observateur doit poser la présence pour donner quelque
cohérence aux gestes et paroles des gens qui s’adressent à elle
dans un culte. Et alors l’observateur découvre ce que les gens
appellent une divinité, ses modes de présence et ses actions,
dans toute leur étendue et variété, quand ils s’adressent à elles,
quand ils ne s’adressent pas elle. La relation est ainsi un individu
perceptible et situé. C’est bon pour l’anthropologue incrédule !
Seul, de l’extérieur de la scène, il était sceptique, il ne pouvait
toucher des relations, les encercler de ses bras. Il fait désormais
confiance, non plus à l’observateur qui l’a précédé, mais à
l’individu qu’il connaît, qu’il voit, qu’il peut toucher. Et il suit
son regard, ses actes, ses paroles. Et les relations réapparaissent.
Ces relations qui existent à côté d’un individu, même s’il peut
aussi les éprouver de l’intérieur, appelons-les des « pararelations »,
le préfixe « para » désignant ce qui est « à côté de », comme
Le Robert le précise. Dans cette perspective, il est important de
rappeler que beaucoup de formes de coordination sont détectables
et détectées quasi automatiquement par les hommes (ou d’autres
animaux) qui, par le fait même de cette perception, attribuent à
la relation (en l’occurrence) une existence. « Grâce notamment
au façonnement évolutionnaire des esprits, un certain nombre de
relations sociales de base sont automatiquement détectées dès que
celles-ci “prennent forme” dans l’environnement social », comme
l’expliquent avec beaucoup de force Laurence Kaufmann et Fabrice
Clément [2007]. Elles auraient ainsi des propriétés « tangibles et
persistantes » et constitueraient « des totalités individuées » offertes
par exemple à la vue, à l’ouïe, au toucher. La relation constitue bien
une entité présente et perceptible en situation, perceptible, j’insiste,
par les gens. Un « individu » concret existant !
C’est donc l’individu humain qui perçoit ou utilise les
autres êtres, en l’occurrence des relations, en tant qu’elles sont
perçues et présentes dans ladite situation. Il s’agit d’une sorte de
valorisation extrême du point de vue de l’« indigène », classique
en ethnographie. Il est même posé à son paroxysme puisque c’est
lui qui montrera à l’observateur qu’il rencontre en situation de la
culture, du social, une relation, etc., et sous quelles formes, selon
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 281

quelles intensités ou modalités de présence. Dans ce cas, la culture


serait loin d’être le tout global des ethnologues, de l’observateur
extérieur, mais celle de l’individu que l’anthropologue observe. La
culture, quand elle est décrite par l’observateur, est très souvent
décrite de l’extérieur. L’ethnologue réalise cette opération en ayant
par le processus de recherche abstrait la culture de sa présence en
situation. C’est comme si, par rapport à la culture, l’ethnologie dans
sa version classique se posait moins relationnelle que le point de
vue de l’ontisme puisque celui-ci ne conçoit la culture que comme
présence située par l’indigène-particulier de base.
Ainsi, à partir d’un ontisme réaliste, elle devient un « être »,
en tant qu’elle est un élément d’une situation, perçu, vécu par des
individus. Une « forme » dans une situation. Que l’observateur
voie des relations me semble secondaire. Ce qui compte est qu’il
regarde des gens percevoir ou ressentir des relations. La relation
est ainsi une entité en situation, avec ses caractéristiques, comme
peuvent l’être une divinité ou un État. J’avais récupéré l’individu.
La relation est aussi retrouvée. Car, en effet, elle existe, selon des
modalités propres. Et bonne à suivre et à observer. Ainsi, cette
relation du tigre et du dompteur, l’anthropologue peut quitter
son individu pour l’observer, située dans d’autres spectacles, en
répétition, avec ses modes de présence et les types de perception
qu’elle implique.
C’est d’abord l’individu observé qui perçoit les relations,
j’insiste vraiment sur ce point : les relations sont là ! Les relations
étaient perdues, abstraites par l’observateur, elles sont maintenant
quasi montrées du doigt par les gens eux-mêmes. Et je peux
tenter d’observer leurs modes de présence et dégager leurs traits
comparés d’une situation à l’autre. J’observe ainsi un individu
et je vois les types et les modes de présence des relations qu’il
rencontre. Par exemple, X perçoit et ressent à tel moment un
rapport hiérarchique. Il le vit directement ou le constate entre
collègues. Questions : quand, comment, où X rencontre-t-il des
rapports hiérarchiques au fil des jours ? Dans une journée, combien
de fois X perçoit, ressent, éprouve un rapport hiérarchique ?
Comment sont présentes ces hiérarchies, les mêmes ou d’autres ?
Sans aucun doute, avec des « poids » différents, au centre de la
situation, secondaires, en toile de fond ?
282 Au commencement était la relation… Mais après ?

Et je peux aussi abandonner cet humain et décider de retrouver,


de suivre ces relations, situées bien sûr, dans d’autres situations,
et de comparer leurs modes de présence et d’existence. Ces types
de hiérarchie, l’anthropologue peut en effet les repérer, en dehors
de la présence de X, mais toujours selon une variété de formes de
présence situées dans des espaces-temps, j’insiste sur ces mots. Où,
comment et par qui ces relations y sont alors détectées, perçues ou
ressenties ? Ontographier une relation consisterait ainsi à la suivre
elle-même dans des situations où elle existe comme un élément
de celles-ci, à côté d’autres individus. Un autre cas de figure est
aussi possible : à propos de l’amour (comme relation) de X et de Y,
l’anthropologue peut décider de suivre X, ce qu’il dit, fait, éprouve
de situation en situation (donc en l’absence de l’un de Y) et de
percevoir ainsi la place, la consistance, les modes d’apparition, de
disparition et de présence de cet amour. L’anthropologue peut faire
la même expérience avec Y… Dans une autre situation, la relation,
le professeur la perçoit, la ressent, quand il fait un cours devant un
groupe d’étudiants. Comment s’éprouve-t-il en relation ? Il faudrait
le décrire, mais aussi avant, après, et détaché, comme on l’a dit.
Il sent la présence – elle est aussi à décrire – d’une relation avec
ceux-ci, ainsi qu’ils constituent un groupe. Qu’il peut retrouver
parfois dans son entièreté, parfois disloquée, réduite à quelques-uns
de ses éléments, qui est aussi présente dans d’autres situations où
il n’est pas. Je peux donc suivre cet individu et observer quand et
comment des relations, diverses, sont présentes au fil de sa journée.
Sous forme de pensées, de ruminations angoissantes, d’objets de
conversation ? Et je peux aussi saisir cette relation et interroger
ses modes de présence dans d’autres situations que l’amphithéâtre.
Quand le même enseignant discute avec un collègue au café, il
me semble que la relation est d’abord une sorte de schème ou de
script mental, présent chez chacun des individus, différent de l’un
à l’autre, sans doute complémentaire, à partir de leurs expériences
antérieures. Et ce script se concrétise quasi automatiquement
à partir d’une capacité inhérente aux êtres humains et dans la
continuité des actes des deux existences concernées. Cette relation
dans laquelle il se trouve, est-elle un « être » présent pour lui,
comme le groupe d’étudiants qu’il percevait et à qui il s’adressait
en salle de cours, comme la culture, le social, la société, l’ambiance
ou l’État peuvent l’être dans divers espaces-temps ? Est-ce, dans ce
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 283

café, seulement une réalisation automatique à laquelle il ne pense


pas, une présence implicite qui pourra devenir un objet possible
de pensée, ponctuellement réactivable ? Pourquoi ne pas parler
de présence virtuelle de la relation pour les deux collègues ? Au
sens indiqué par Philip Pettit à propos de l’exemple de la place de
l’égocentrisme dans les actions humaines :
« L’égocentrisme ne devrait avoir aucune présence réelle dans la
détermination de ce que les individus font ; il ne devrait pas peser dans
la délibération ni avoir aucune influence sur la décision. Mais il serait
toujours virtuellement présent dans la délibération, puisque des alarmes
sont prêtes à résonner dès lors que les intérêts de l’agent risquent
d’être compromis et que ces alarmes déclencheront l’égocentrisme
et lui confieront un contrôle plus ou moins fort sur la délibération.
L’agent sera guidé par son pilote culturel, pour autant que ce pilote
ne le conduise pas vers un terrain d’atterrissage trop dangereux du
point de vue de ses intérêts personnels. Qu’un tel terrain soit en vue,
et l’agent reviendra rapidement en pilotage manuel ; il commencera
rapidement à compter les pertes et profits les plus personnels qui sont
en jeu dans la décision considérée » [Pettit, 2004, p. 61-62].

Une même analyse pourrait être faite à propos de la relation, de


son pilotage automatique, jusqu’au moment où tel ou tel problème
surgit. Mais la même relation serait aussi un être bien concret
pour un autre individu qui la percevrait comme telle, par exemple
pour le serveur du café où se déroule la très sérieuse conversation
et qui la repère comme une entité valant plus que la somme des
deux individus. Il importe ainsi de bien repérer ces différences qui
constituent les caractéristiques et les particularités de chaque être
ou individu présent dans une situation. Script virtuellement présent,
concrétisation implicite, repère perceptible font des caractères
ontographiques de la « relation ». La relation est ainsi un être
particulier, concret, temporel et intermittent. Il est aussi un être
dépendant (des relata), certes actuel mais aussi virtuel comme
je viens de l’indiquer [Nef, 1998, p. 77 et suiv.]. Si quelqu’un
que j’observe perçoit un couple d’amoureux, assiste à une scène
de violence ou repère la condescendance du salarié, il a vu des
relations. Chacune de celles-ci est située dans l’espace et le temps.
Les acteurs de ces relations peuvent aussi ressentir la relation,
l’éprouver au moment même où elle se manifeste ou après. Et
quand, justement, tel type de relations leur apparaît-il ? Et quelle
est sa vie, son existence lorsqu’une relation n’apparaît pas, n’est
284 Au commencement était la relation… Mais après ?

pas perçue ? Peut-être un objet juridique d’attention ou une simple


toile de fond dans d’autres circonstances, mais toujours en situation.
Il apparaît que les relations deviennent des compagnons,
parfois peu sympathiques, de notre individu, bonnes à observer
selon ses caractéristiques situées et ses modes de présence. Une
différence sociale dans le métro, un rapport de domination dans
sa profession, un groupe auquel il s’adresse. Ces relations, durent-
elles, ont-elles des conséquences dans les situations suivantes,
proches ou lointaines ? C’est un monde plus vrai qui est alors
décrit, plus fluide, dirais-je.

*
* *

Avec la focale sur l’existence singulière, se profile l’horizon


d’une anthropologie comme passerelle entre les descriptions
des psychologues et des sociologues, entre la littérature et les
sciences cognitives. L’anthropologie serait alors une observation
extérieure face à des individus observables et introspectables,
et une comparaison d’individus humains singuliers, avec des
méthodes transmissibles de l’observation à l’écriture. Et si
c’était cela l’anthropologie : une anthropographie d’individus
à comparer selon diverses caractéristiques, socioculturelles, y
compris bien sûr selon les conceptions variables de la personne
dans tel ou tel coin du monde, mais aussi selon des caractéristiques
psychologiques, générationnelles ou autres. La méthode aurait, me
semble-t-il, à modérer la place du jeu relationnel dans l’obtention
des données, pour privilégier des observations détaillées et
détaillistes, filmées, webcamisées, profitant des dernières avancées
informatico-visuelles, ou aussi à l’œil nu, d’existences singulières,
et non d’activités fragmentées. L’anthropologie, ce serait donc
surtout l’observation en direct d’individus. En amont, en phase
d’exploration, l’ethnographie constitue certes un repérage parfois
nécessaire, et en aval, pour confirmer et asseoir des informations,
des expériences en laboratoire peuvent devenir des ressources
importantes.
Mon idéal serait celui-ci : laisser aux sciences sociales
(sociologie et anthropologie sociale) l’étude des phénomènes
sociaux et culturels, et accorder à l’anthropologie (existentiale) la
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 285

spécificité d’être la science empirique et théorique des humains,


des individus séparés, de leurs singularités vivantes, existantes,
présentes avec leurs particularités, bien sûr aussi sociales et
culturelles. Pour être générale, l’anthropologie comparerait des
hommes entre eux et avec d’autres êtres, d’autres existants, eux
aussi présents dans diverses scènes de la vie, ainsi qu’avec d’autres
espèces existant ou ayant existé. Alors que l’anthropologie sociale
serait une science des liens et des relations, l’anthropologie serait
bien celle de la séparation.

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Le bain acide des relations de pouvoir
Critique de la socioanthropologie potestative

Stéphane Vibert

Prologue : Latour et le relationnisme

Dans un ouvrage récent [Piette, 2014], l’anthropologue Albert


Piette a cru bon d’adresser une « lettre » à ses collègues afin de les
mettre en garde contre l’hégémonie délétère du « relationnisme »
qui serait désormais perceptible au sein de leur discipline. Plus
précisément, sous ce néologisme, ce n’est pas tant l’analyse des
relations sociales comme telles qu’il vise – car ainsi qu’il le
reconnaît aisément, le monde est bien parcouru d’une multitude
de relations (entre individus, entre objets, entre variables, entre
époques, etc.) –, mais la réduction de tout objet d’étude aux relations
qui le constituent. L’auteur indique fort à propos que cette référence
généralisée à la relation – comme thème de recherche, concept
ou méthode – masque mal une extraordinaire polysémie, qui
engendre un mot-valise susceptible de justifier des épistémologies
fort diverses, voire contradictoires, à l’instar des exemples donnés
dans les premières pages, où il est rappelé que l’interactionnisme
de Goffman, le structuralisme de Lévi-Strauss ou la théorie de
l’habitus bourdieusien comprennent tous peu ou prou leur objet
comme prioritairement formé et défini par des relations, qu’elles
soient endorelations (dispositions internes à l’individu, innées ou
acquises) ou exorelations (rapports au monde, sous forme de rôles,
de communications et d’actions).
288 Au commencement était la relation… Mais après ?

En fait, on s’aperçoit rapidement à la lecture de l’ouvrage


que cette dénonciation du « tout-relation » vise un adversaire
privilégié – la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour – et
s’appuie sur un contre-argument tout à fait traditionnel dans
la pensée socioanthropologique : l’irréductibilité de l’individu
substantiel. Certes, l’auteur n’en revient jamais à la classique théorie
de l’acteur rationnel, mais il s’agit bel et bien d’un individualisme
méthodologique renouvelé, complexifié et enrichi à l’aune d’une
phénoménologie à tonalité existentialiste, conçue comme réaliste et
empirique. Car, derrière les « relations », argumente Albert Piette,
subsiste une entité irréductible : « l’individu singulier comme
volume d’être » [2014, p. 18], comme être concret, spécifique et
singulier, imprévisible et personnel, toujours à la fois présent/absent
dans ses actions, en retrait de ses manifestations dans le monde.
Pour l’auteur, dire « antirelationnisme : c’est d’abord s’opposer
au tout relation » (p. 20), à la relation comme thème et théorie,
réduisant l’individu à des trajectoires, des interdépendances et des
saillances situationnelles.
Si on laisse de côté le problème de la plurivocité du terme
« relation », difficulté qui après tout concerne la totalité des « quasi-
concepts » les plus fondamentaux des sciences sociales (culture,
communauté, identité, structure, etc.), il faut admettre que la position
« relationniste » a récemment gagné en vigueur grâce à la notoriété
de l’action-network theory, qui se révèle une version d’ailleurs assez
radicalisée de l’approche relationniste, puisque Latour déconstruit
toute entité existante (qu’elle soit individu, objet, institution,
croyance) pour en faire un nœud relationnel, ne subsistant que par
la puissance des connexions qui lui donnent vie et sens, bref en tant
qu’effet d’objectivation processuelle. Et, de fait, il est des pages
extrêmement significatives chez Latour où le sujet humain est défini
à partir d’un équipement conçu comme « le résultat provisoire de
tout un assemblage de plug-ins aux provenances les plus diverses »
[Latour, 2006, p. 305]. Adossée à un plan d’immanence radicale, le
monde de l’acteur-réseau s’avère une immense carte horizontale, à
l’aune de cette « ontologie plate » dont les seules différenciations sont
engendrées par la robustesse quantitative de certaines constructions,
qui ont réussi, grâce à l’accumulation intéressée de médiations, à
apparaître (temporairement) plus « vraies », plus « justes » ou tout
simplement « meilleures ».
Le bain acide des relations de pouvoir… 289

Cette dimension uniforme a en tout cas été considérée – au


bout de trente ans, quand même – comme un aspect suffisamment
problématique pour contraindre Latour à réviser son ontologie de
façon importante. Son Enquête sur les modes d’existence s’éloigne
en effet fortement de la théorie de l’acteur-réseau telle qu’élaborée
et défendue jusqu’alors. Latour ne va pas jusqu’à la renier, au
contraire (elle reste l’outil d’enquête par excellence, qui permet
d’appréhender des types de pratiques associatives hétérogènes et
mouvantes conduisant à un mouvement de flux continus en cas de
connexion réussie), mais, poursuivant sa réflexion, il va l’intégrer
dans un cadre plus large, et donc la relativiser, ce qui contribue à
en modifier le sens. Dorénavant, il concède à l’ontologie du réseau
un défaut majeur : sous couvert de respecter la multiplicité et la
pluralité des étants, le réseau aboutit à ramener toutes les réalités
vécues à une identité formelle, selon d’ailleurs un réductionnisme
symétrique à celui de la « pensée critique » accusant le « système »
d’être la cause de toute inégalité ou domination. Quels que soient
les segments envisagés (droit, science, économie, religion), ils
paraissent au final tous identiques, comme vidés de leur « tonalité
propre » [Latour, 2012a, p. 48]. Pire, si la notion de « réseau » s’avère
incapable de respecter les valeurs qui circulent et qui contribuent
à définir un « mode de liaison » spécifique, elle débouche surtout
sur une vision du social réduite à un quasi-utilitarisme généralisé.
Évoquant sa propre approche par l’acteur-réseau, Latour admet
que « ce n’est donc pas tout à fait sans raison qu’on accuse cette
théorie de machiavélisme : tout peut s’associer avec tout, sans
qu’on sache comment définir ce qui peut réussir et ce qui peut
rater. Machine de guerre contre la distinction entre force et raison,
elle risquait de succomber à son tour à l’unification de toutes les
associations sous le seul règne du nombre de liens établis par ceux
qui ont, comme on dit, “réussi” » [ibid., p. 76]. Effectivement, à la
lecture de certains ouvrages précédents de l’auteur, il était possible
de s’interroger : pourquoi les réseaux existent-ils ? Que veulent-ils
et comment prospèrent-ils ? Au sens matériel et formel, selon les
descriptions données, un réseau ne semblait avoir réellement qu’une
seule finalité : s’étendre. S’étendre afin de persévérer dans l’être,
donc s’imposer pour subsister. Et, comme moyen d’extension,
en vue de se solidifier, se stabiliser – puisque le contexte ou
l’histoire n’existent pas en tant que tels mais seulement au sein
290 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’un « plasma » mystérieux qui représente tout ce qui n’est pas


encore formaté, mobilisé ou subjectivé [Latour, 2006, p. 351] –,
le réseau n’a donc d’autre choix que celui d’enrôler, d’intéresser,
de connecter, d’associer toujours plus de nœuds, encore et encore.
Comment le fait-il ? Il doit susciter l’« intérêt » d’autres entités
censées le rejoindre dans son maillage élargi. C’est par ce biais que
se dévoile un soubassement utilitariste implicite, arrimé au cadre
vitaliste du « plan d’immanence » deleuzien. Afin de persévérer
dans leur être et de vaincre leurs concurrents et adversaires, les
réseaux doivent mobiliser des ressources, minimiser les contraintes,
conquérir des positions et reconfigurer des problèmes, bref, agir
stratégiquement pour asseoir une position de domination. Pourquoi
donc certains réseaux l’emportent-ils sur d’autres réseaux ? Pur
hasard ou contingence ? Non, pas exactement : grâce à leur taille,
leur population, leur extension, leur solidité, leur complexité
favorisée par la multiplication des lieux de traduction, s’effectue
une sélection progressive des vérités et théories. La loi du plus fort,
d’une certaine manière. Ne serait-on pas, là encore, en présence
d’une sorte d’évolutionnisme où les réseaux les plus performants
s’imposent par « faits de réalité » interposés ?
Dans son ouvrage sur les « modes d’existence » [2012a],
Latour cherche donc à délayer ce métalangage du réseau, en le
convertissant de trame ontologique fondamentale en dispositif
d’enquête et simple modalité de libre association, une « forme »
d’agencement dans laquelle il convient de réinjecter du « contenu »
en valeur (les « propositions ») afin de dessiner plus adéquatement
une cartographie des ontologies plurielles, à partir de régimes
d’énonciation différenciés et incompatibles. Si nous avons voulu
passer par la description de cette évolution propre à la théorie
latourienne de l’acteur-réseau, ce n’est pas pour commencer la
discussion critique que cet immense travail mérite, et qui dépasse
de loin nos compétences37, mais pour y trouver les symptômes d’un
« relationnisme » qui, partant d’une mise en lumière parfaitement
judicieuse des propriétés relationnelles de la vie sociale, en arrive
– parfois implicitement, parfois très explicitement – à ériger les

37. Voir à ce sujet la synthèse effectuée par Bruno Latour lui-même du parcours
intellectuel l’ayant mené à cette enquête sur les modes d’existence [2012b], ainsi que
l’article de Patrice Maniglier [2012] sur l’ouvrage.
Le bain acide des relations de pouvoir… 291

« relations de pouvoir » en présupposé central de toute existence


collective. C’est cette « sociologie critique » au sens large que
l’anthropologue Marshall Sahlins, pourtant peu suspect de tendances
conservatrices, avait en point de mire lorsqu’il entreprit de blâmer
« l’obsession de nos chercheurs en sciences sociales et culturelles
pour la notion de “pouvoir”, une forme de fonctionnalisme du
pouvoir qui réussit à dissoudre toute forme de diversité culturelle
dans le bain acide des “effets de domination” » [Sahlins, 2009, p. 17].
Si même la première sociologie de Bruno Latour, qui avait
pour but de donner une nouvelle légitimation au discours des
« acteurs eux-mêmes » [Latour 2006, p. 36], à forte distance de
tout énoncé surplombant le social, a fini par se trouver prise dans
les rets des « rapports de force » comme métalangage unificateur
et homogénéisant, que dire alors de cette « sociologie critique »
– visée précisément par Latour lorsqu’il invalidait « l’explication du
social par le social » – présentée comme arme intellectuelle contre
les classes dominantes et leur discours de légitimation culturelle ?
En France plus qu’ailleurs – en raison du prestige et de la puissance
institutionnelle de l’école de Pierre Bourdieu –, la « sociologie »
a souvent fini par être assimilée à cette entreprise de dévoilement
d’une oppression élitiste, et ce à travers une multitude d’objets
illustrant et incarnant la « violence symbolique » à la source de
toute hiérarchisation socioculturelle (famille, école, art, littérature,
science, droit, médias, goût, travail, langage, corps, genre, État,
politique, guerre, télévision, styles de vie, mode, opinion publique,
religion, sport), poussant jusqu’à une explication « sociale » (tenant
parfois lieu d’excuse) de la délinquance, voire du terrorisme chez
certains épigones zélés. La fonction « critique » des sciences sociales
s’est historiquement présentée sous les traits d’une dénonciation
« progressiste » (humaniste, socialiste, anarchiste ou marxiste) d’un
système libéral démocratique mensonger, aliénant et inégalitaire, à
travers la mise au jour d’une « dialectique négative » [Vibert, 2014]
qui détourne la visée émancipatoire portée par la science rationnelle
et sa connaissance des lois du social.
Or cette sociologie critique, à travers la multiplicité de ses
déclinaisons, s’avère en dernière instance fondée sur un postulat
implicite, ininterrogé et omniprésent, quasi ontologique : la
« relation de pouvoir » qui gît au cœur de toute existence collective
et structure les communautés humaines, quelles qu’elles soient.
292 Au commencement était la relation… Mais après ?

Les relations de pouvoir au fondement de l’ordre social

Le fameux slogan du « tout est politique », lancé dans les années


1960 afin de permettre la remise en question de la frontière privé-
public et la transformation des rapports de genre au sein de l’ordre
domestique, a promu une extension inédite des principes indivi-
dualistes, désormais appelés à régir sans partage les interactions
sociales. « Quand les droits de l’homme deviennent une politique »,
pour reprendre l’expression de Gauchet [2002], ils s’imposent alors
tel un instrument de contractualisation générale du social, reposant
en dernier lieu sur une tension entre les desiderata de la subjectivité
autonome et la normativité juridique indiquant les limites de son
extension ainsi que la véracité du consentement éclairé. De fait, les
notions floues et ambiguës, et souvent contradictoires, de « liberté »,
d’« autonomie » et de « dignité » individuelles, sans parler de l’« éga-
lité » entre les personnes, nourrissent une dynamique infinie de
revendications, mais aussi une dénonciation de différences considé-
rées désormais comme des discriminations potentiellement illégales
(selon l’appartenance religieuse, l’orientation sexuelle, l’origine
ethnique, le handicap physique, etc.). Le maintien, voire l’aggrava-
tion des inégalités économiques au sein de sociétés idéologiquement
égalitaires suscite à la fois scandale et fatalisme, la conscience de
cette injustice flagrante n’appelant souvent comme réponse qu’un
constat d’impuissance, tout au plus un vote défouloir de protestation.
Dans ces conditions, la société peut parfois apparaître sous
l’apparence d’un espace conflictuel où les protagonistes se présentent
comme autant de puissances individuelles ou collectives, de force
et de capacités disproportionnées, visant à s’arroger tout ce qui
peut renforcer leur situation matérielle et symbolique, à acquérir
ou protéger ce qui leur tient de « capital », matériel, social ou
symbolique. Ce véritable « état de nature » socialisé par le langage
et médiatisé par l’argent trouve dans le quasi-concept de « pouvoir »
le seul motif d’explication causale pour la conduite des agents,
contribuant à donner à la fois les raisons et les finalités de leurs
actions, quelle que soit leur position dans la structure sociale. Cet
utilitarisme vulgaire généralisé – chacun poursuit son intérêt dans
un univers d’opportunités et capacités inégales – érige la « lutte de
tous contre tous » non seulement en description du fonctionnement
ordinaire mais également en norme commune de comportement.
Le bain acide des relations de pouvoir… 293

De ce fait, le système social se voit compris comme la cause et le


produit d’un différentiel de pouvoir entre individus, classes, sexes,
générations, majorité et minorités, selon une boucle rétroactive
qui n’oblitère pas la distinction – décryptée par les sociologues –
entre la base matérielle (socio-économique) de la domination et sa
naturalisation idéologique (étatique, langagière, institutionnelle,
administrative, scolaire, juridique, etc.) qui, une fois renommée
« violence symbolique », favorise l’acquiescement plus ou moins
tacite des dominés à leur asservissement disciplinaire, soit en leur
faisant accepter comme « normale » et acceptable (selon le point de
vue fallacieux du « mérite » et de la « responsabilité » personnels)
leur déchéance, soit en détournant leur courroux occasionnel vers
des substituts tenant lieu de bouc émissaire, rendus responsables
de la dégradation de leur situation ou de leur déclassement (les
immigrés). La société se voit ainsi décrite sur le modèle d’un champ
de forces, composé d’atomes dont les volontés et les désirs se
heurtent, s’entrechoquent, jusqu’à finir par composer une structure
mécanique ne tenant que par le strict dessein continué du pouvoir des
uns sur les autres, qui se stabilise et se réifie au sein de contraintes
idéelles et matérielles (les « institutions »), engendrant la fabrique
du consentement.
On perçoit sans peine combien ce mécanisme général de com-
préhension, simplifié à l’extrême ici afin de mettre à nu sa logique
profonde, place avantageusement ceux qui s’en font les démystifi-
cateurs officiels et les contempteurs « scientifiques » tant du côté
de la vertu morale et politique (par la dénonciation de l’injustice
et la défense des plus faibles) que de la vérité sociologique (par
le dévoilement de l’ordre réel sous le mensonge symbolique). Il
faut dire que, souvent, ils négligent de soumettre les conditions de
possibilité de leur propre discours à la grille interprétative qui leur
sert de raisonnement, leur critique généralisée de l’« Institution »
ne prenant guère en compte les institutions concrètes (scolaires,
juridiques, médiatiques) leur ayant permis de forger ce position-
nement, de l’assumer publiquement et de le défendre dans l’espace
délibératif (souvent grâce à un statut professionnel assuré). Quand
ils tentent d’intégrer cette autocontradiction performative, il leur
reste à déclarer un « intérêt particulier à l’universel » (au contraire
de leurs adversaires engoncés dans leurs préjugés, leurs intérêts éco-
nomiques et leur quête de prestige), tour de passe-passe r­ hétorique
294 Au commencement était la relation… Mais après ?

qui, s’il ne restaure pas la « pureté » ineffable de l’engagement


émancipatoire, n’en réinstitue pas moins une distinction appréciable
entre les bons et les mauvais sociologues, ceux qui font profession
de science et les idéologues.
Dans les discussions universitaires, cette vulgate des « relations
de pouvoir » semble être devenue l’ultima ratio de toute explication
dite « sociologique », laquelle se révèle à la fois fort commode,
potentiellement universalisante (elle est applicable dans toute société
et de tout temps, faisant fi des ethnocentrismes et anachronismes
nécessaires à son usage) et, nous l’avons dit, psychologiquement
extrêmement bénéfique. Depuis une trentaine d’années (même
si le terme est repérable dès le début du xxe siècle), les sciences
sociales anglo-saxonnes – et notamment celles qui se veulent
« appliquées » (travail social, service social, criminologie, études des
femmes, cultural studies, community studies, sciences de la santé,
éducation, administration publique) – se sont enrichies du concept
d’empowerment, particulièrement adéquat pour appréhender la
doléance socio-économique, politique et symbolique de tout groupe
considéré en situation d’infériorité. Il s’agit, comme on le sait, de
retrouver de la « capacité d’agir », de « l’habilitation », bref du
pouvoir sur son existence, à la fois théoriquement et pratiquement,
selon un processus de transformation du rapport asymétrique et
injuste qui « construit » le sujet (individuel et collectif) comme
tel. Cette stratégie de l’empowerment répond pratiquement au
déplacement opéré par Foucault quant aux « relations de pouvoir »
comme « action sur l’action », indissociable d’ailleurs de toute
vie en société. Puisque « les relations de pouvoir s’enracinent
dans l’ensemble du réseau social » [Foucault, 1984, p. 318],
elles appellent en retour décryptage et surtout opposition, lutte,
insoumission, jusqu’au renversement éventuel.
Que le pouvoir soit perçu au niveau microsociologique de l’État,
au niveau méso-sociologique des institutions et organisations,
ou au niveau microsociologique des interactions personnelles,
il n’exprime dans ce sens qu’un rapport conflictuel de volontés,
désirs et intérêts, lesquels visent l’accroissement de leurs capacités
d’agir et de leur espace de contrôle par la contrainte ou l’influence,
jusqu’au moment où une résistance se produit, offerte par un autre
atome individué ayant développé une puissance concurrente ou
construit un réseau de soutien efficace.
Le bain acide des relations de pouvoir… 295

Une socioanthropologie « potestative » et postmoderne

Si l’on voulait trouver un qualificatif capable de rendre compte


de ce postulat fondamental des « relations de pouvoir » définissant
le cœur de toute réalité collective – postulat qui suppose en dernière
instance une homologie entre ces deux ordres –, il serait possible
d’évoquer le terme de socioanthropologie potestative, en remettant
au goût du jour un ancien adjectif, aujourd’hui tombé en désuétude,
formé à partir du latin potestas, désignant une puissance, un pouvoir
ou une capacité de faire.
Cette compréhension réductionniste des sociétés humaines s’avère
évidemment susceptible d’une multitude de versions dissemblables,
parfois concurrentes, à partir d’une ontologie néanmoins commune.
En effet, la description des entités élémentaires composant le monde
peut prendre divers aspects, selon le regard théorique porté sur le
réel parcouru de forces : là où un certain monisme vitaliste verra
sur son « plan d’immanence » mouvant et hétérogène se former
et s’agiter des « productions désirantes », des acteurs-réseaux
configurés en associations provisoires et arrangements contingents,
un structuralisme rationaliste et critique peindra des agents aux
pratiques et stratégies plus ou moins conscientes, engagés dans des
champs, ayant mentalement et surtout corporellement intériorisé des
schèmes de perception, d’évaluation et d’action en fonction d’une
position socio-économique première. Reste qu’à partir de ce donné
originel, la composition sociale qui en résulte, l’effet d’émergence
(qui par rétroaction modifie plus ou moins la perception des agents)
ne se réalise que par les rapports de pouvoir qui font tenir ces
entités ensemble, soit dans un entrelacs de réseaux aux capacités
d’intéressement inégales, soit dans un système hiérarchisé selon
l’idéologie dominante.
Ainsi que nous l’avons dit à propos de la notoriété subite de
ce concept désormais incontournable d’empowerment dans les
disciplines appliquées, l’ontologie potestative paraît devenue
largement partagée et usuelle au sein des sciences sociales, fût-ce
de manière implicite. Si, dans la modernité scientifique le marxisme
et ses succédanés critiques conservaient une large primauté
dans le dévoilement des structures de domination bourgeoise,
c’est aujourd’hui sous l’égide d’un mouvement postmoderne
de déconstruction que se réalise la mise au jour des relations de
296 Au commencement était la relation… Mais après ?

pouvoir constituant le social. Toute catégorie à vocation totalisante


(« société », « culture », « communauté », « nation », mais aussi
« classe sociale », « femme » ou « handicap ») se voit comprise
comme un instrument épistémologique de discrimination, une
catégorie générale et abstraite accusée de porter en elle les marques
de l’essentialisation, de l’homogénéisation, de l’assimilation, de
l’uniformisation, de la fixité, de la clôture, etc. [Vibert, 2016a].
Cette critique « postmoderne » conjugue de façon originale les deux
versions principales de l’approche potestative indiquées plus haut :
la « société » existante est décrite comme un système idéologique
contrôlé par l’élite pour maintenir les minorités et subjectivités
dans l’assujettissement et la passivité, par l’intermédiaire d’une
normativité naturalisante à masque objectiviste, tandis que le
« réel » s’avère composé de multiplicités concrètes, affects, signes,
tendances, machines, échappant constamment à toute désignation
intrinsèque, ne s’agglomérant que temporairement par la médiation
de flux, de connexions ou de processus faisant circuler des forces
et énergies.
Certes, cet anti-essentialisme « banal », devenu un véritable
poncif de la science sociale (qui oserait aujourd’hui affirmer qu’il
n’est pas minimalement constructiviste ?), n’est à l’évidence pas
toujours bien compris et approprié par les acteurs sur le terrain,
apparemment arrimés à des « identités » auxquelles ils tiennent,
prisonniers qu’ils sont d’une fausse conscience encouragée par des
élites machiavéliques qui, naturellement, y trouvent leur compte. Les
appartenances collectives dévoilées comme fictions illusoires par la
théorie critique se voient accusées de rester en pratique de violents
instruments de domination et d’exclusion. En dissolvant l’idée
de « société » et ses avatars, ainsi que les contraintes normatives
d’intégration lui correspondant historiquement, la sociologie
et l’anthropologie potestatives entendent défaire la disposition
naturalisante et réifiante des catégories, en démontrant leur nature
labile et contextuelle, subordonnée aux relations de pouvoir qui les
constituent et leur donnent sens, avec comme fond – nous l’avons dit
– une conception ontologique du réel comme polymorphe, hybride,
fluctuant, hétérogène, ambivalent, etc. D’où le succès non démenti
d’un vocabulaire deleuzien récupéré par les sciences sociales : les
métaphores du flux et du réseau, les notions de lignes de fuite et de
créativité et, bien entendu, le célèbre rhizome (caractérisé par ses
Le bain acide des relations de pouvoir… 297

« connexions, multiplicités, hétérogénéité, lignes, devenirs, etc. »


[Bouaniche, 2007, p. 175]), appelé à devenir le bourreau conceptuel
de toutes les nostalgies agricoles de l’origine par l’enracinement
et la souche.
Cette hégémonie de la socioanthropologie potestative enfante
également des effets plus directement politiques. Car, ainsi que le
rappelle Pascal Michon, si les théories « critiques » de la société
(dénoncée comme autoritaire, hiérarchisée, homogène) s’avéraient
porteuses d’une profonde pertinence sociopolitique dans les années
1970, leur engagement contemporain en faveur d’un monde plus
« fluide », toujours plus singularisé, mouvant et pluriel, participe
d’une logique générale de désinstitutionalisation (toute institution
n’étant qu’une entreprise disciplinaire à la solde de l’idéologie
dominante), laquelle correspond parfaitement aux réquisits du
tout-puissant néolibéralisme marchand. De fait, par sa rhétorique
apologétique du divers, de l’aléatoire, de l’élémentaire et de
l’irréductible empruntée aux grands ancêtres Foucault, Derrida et
Deleuze, la science sociale potestative postmoderne…
« … ignore en effet, ou fait semblant d’ignorer, que l’épistémologie
dominante dans le monde fluide n’est plus celle de l’Un ou de l’Un-deux
dialectique, mais bien au contraire une épistémologie très proche de
celle promue par les penseurs du divers et des réseaux polymorphes,
ou encore par ceux de la différence ontologique et du divorce incessant
de l’unité avec elle-même. Aujourd’hui, la pensée la plus commune
s’appuie sur la notion de réseau, où il existe des communications
entre réseaux postérieures à leurs différenciations, plutôt que sur celle
d’arbre, où les événements sont hiérarchisés et liés les uns aux autres
par une logique causale stricte. De même, le moindre publicitaire sait
expliquer pourquoi l’être ne doit pas se concevoir comme présence à
soi, mais comme différence incessante d’avec lui-même, c’est-à-dire,
au fond, comme dynamisme et comme vitesse. C’est pourquoi, une
fois de plus, le maintien des positions critiques du passé implique en
réalité leur inversion de sens : ce qui était une façon de transformer le
champ du savoir est devenu une manière d’assurer sa consistance »
[Michon, 2007, p. 16].

La délégitimation systématique des catégories totalisantes,


sous l’apparence d’une libération des singularités et trajectoires
individuelles, engendre un fort déficit démocratique, qui n’est pas
sans rapport avec l’incapacité des sociétés humaines à s’appréhender
comme des communautés symboliques, historiques et culturelles,
298 Au commencement était la relation… Mais après ?

certes ouvertes et contingentes, mais définies par une consistance


et une cohérence indubitables, par distinction avec les associations
volontaires qui caractérisent les réseaux sociaux.

Autorité et pouvoir : la complication

Sans pouvoir faire autre chose ici que résumer grossièrement nos
hypothèses présentées dans d’autres textes [Vibert, 2011 ; 2012 ;
2016a ; 2016b], la contestation de cette approche potestative ne
peut s’ancrer que dans une socioanthropologie qui refuserait le
réductionnisme patent dévoilant sous tout « symbolisme » (pour
employer un terme lui-même source de grandes difficultés) un
« réel » composé de rapports de force premiers. C’est bien entendu,
si l’on en reste au contexte français, la perspective déployée par le
MAUSS à partir du don depuis des dizaines d’années, chevillée à
la figure tutélaire de Marcel Mauss. De façon complémentaire dans
notre esprit, nous proposons de ne pas abandonner une méthode dite
holiste (le mot ne doit pas faire peur), engagée à décrire et comprendre
les « modes de totalisation » [Vibert, 2016a] circonscrivant et
définissant les activités humaines. Ce concept holiste de « totalité »,
puisé dans l’anthropologie sociale de Louis Dumont [Vibert, 2004]
n’engage aucun déterminisme de type objectiviste : sans dénier
aucunement les pratiques de liberté ou d’égalité humaine à l’œuvre
dans l’histoire, il s’attache à en spécifier les conditions d’apparition
et d’existence, les limites et les expressions.
En effet, un « individu » doit d’abord être appréhendé à travers
son inscription sociale primordiale dans une totalité social-historique
comprise comme « unité synthétique a priori » [Freitag, 2011],
horizon de significations globales, une « société » conçue au sens
fort du terme comme système symbolique. Cette totalité signifiante,
ou « institution du sens », pour reprendre l’expression de Vincent
Descombes [1996a], se présente comme un esprit objectif, « une
forme de formes » non pas composée d’éléments donnés ex ante
mais instaurant des « totalités partielles » selon la courbure originale
qui anime telle ou telle collectivité humaine. La compréhension
de toute totalité sociale comme sens, domaine et condition du
sens suppose ainsi la mise au jour d’une « hiérarchie de valeurs »
susceptible d’orienter les perceptions, les jugements et les actions
Le bain acide des relations de pouvoir… 299

des membres de la société. Si, par-delà son intériorité inatteignable


par un savoir objectif, l’« individu » se révèle d’abord et avant tout
une valeur sociale – telle est l’intuition fondamentale de Dumont,
née de son expérience en Inde, comprise en comparaison avec le
cheminement occidental –, et non pas une réalité substantielle
anhistorique, alors il suppose pour s’affirmer certaines modalités
socioculturelles qui renvoient justement à la dimension holiste de
la vie en société : des institutions, des mœurs et coutumes, que
l’homme moderne ou postmoderne peut tenter de transformer,
d’aménager ou d’orienter, mais qu’il ne peut en aucun cas – pas
davantage que par le passé – créer volontairement et artificiellement,
ex nihilo pour ainsi dire.
Jadis, la socioanthropologie promue par l’école durkheimienne
s’est donnée pour objet d’étude les « institutions » au sens maussien,
institutions qui font autorité, en un lieu et à un moment donné,
comme manières de penser autant que manières d’agir :
« Qu’est-ce qu’en effet une institution sinon un ensemble d’actes
ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui
s’impose plus ou moins à eux ? Il n’y a pas de raison pour réserver
exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux
arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot
aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que
les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ;
car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en
degrés » [Mauss, 1969, p. 150].

Poursuivant cette tradition, Descombes insiste sur l’irréductibilité


du social aux rapports mécaniques et causaux de pouvoir et de
puissance :
« Le holisme anthropologique est donc la thèse qu’il y a des principes
d’intelligibilité des pratiques pour autant qu’elles font système et
qu’elles font système au point de vue du sens. La cohésion des pratiques
et des institutions n’est pas une interdépendance empirique, causale,
c’est une cohésion intellectuelle, comme il se doit pour des règles
et des principes normatifs. L’anthropologie sociale étudie l’esprit,
mais il s’agit d’un esprit social ou “objectif”, qui consiste dans des
institutions ou règles, et non pas dans des représentations au sens du
psychologisme ou du cognitivisme, c’est-à-dire des unités psychiques
dont la combinaison est censée produire par émergence la vie sociale
et la vie intellectuelle » [Descombes, 1996b, p. 83].
300 Au commencement était la relation… Mais après ?

Pour ce qui touche plus spécifiquement l’omniprésence


du « pouvoir » dans les recherches contemporaines, cette
socioanthropologie holiste devrait procéder minimalement par la
voie d’une distinction conceptuelle permettant de complexifier la
compréhension des phénomènes sociaux asymétriques, ceux-là
mêmes que l’ontologie potestative assimile uniment sous le
terme unique de « pouvoir ». Il s’agit de faire émerger une
opposition idéal-typique entre les deux notions d’autorité et de
pouvoir, sans les rabattre d’emblée l’une sur l’autre. La réflexion
sur la notion d’« autorité » contribue à favoriser un abandon de
la métaphore mécaniciste du rapport de force entre puissances
atomisées afin d’initier une approche non réductionniste, selon
laquelle les relations significatives en valeur (asymétriques ou
non) précèdent la constitution des entités en présence, ainsi que
leur mode d’interaction. Il ne s’agit plus tant de dévoiler sous toute
relation sociale l’inégalité de puissance qui définit les individus
en rapport, mais de comprendre « au nom de quoi » s’autorise la
normativité intrinsèque dans chaque situation, selon les multiples
médiations qui font signe vers la totalité sociale et définissent un
ordre du sens. Dans la filiation de Tocqueville, Arendt ou Merleau-
Ponty, l’ouvrage remarquable de Myriam Revault d’Allonnes, Le
Pouvoir des commencements [2006], propose une compréhension
de l’autorité à l’aune d’une production de la « générativité » du
lien social, selon la continuité des générations, la transmission,
la filiation, bref : l’institution d’une « durée publique » assurant
la permanence d’un monde commun. C’est cette idée-force
qui permet d’interroger l’incarnation de l’autorité, en tant que
dimension première et constitutive de tout être-ensemble social-
historique, dans des univers culturels extrêmement différents. À
partir d’une lecture de Benveniste qui trouve le véritable fondement
étymologique du terme d’auctor, détenteur de l’auctoritas, non
pas dans le verbe augeo traduit par « accroître, augmenter », mais
dans ses usages premiers plus proches d’un sens de « création »,
Revault d’Allonnes définit l’autorité comme le « pouvoir des
commencements », faculté de fonder et de garantir. En aucun cas
l’autorité n’est-elle alors une « augmentation » de ce qui existe déjà,
un simple attribut supplémentaire du pouvoir, un additif secondaire
et marginal qui infléchirait la nature d’une domination « naturelle »
et première, à laquelle elle apporterait une légitimité a posteriori,
Le bain acide des relations de pouvoir… 301

mais, tout au contraire, une dimension instituante et constitutive


de toute société, un principe générateur, foyer de sens matriciel
qui assure la cohérence du monde commun. Elle retrouve ainsi
la définition analytique d’Arendt, qui opposait l’autorité tant à la
force contraignante qu’à la persuasion argumentative. Un « toujours
déjà-là dont nous avons la charge et la dette », voici ce qui, pour
Revault d’Allonnes, révèle la « nature paradoxale de l’autorité : à
la fois obligation héritée et ressource pour l’action commençante »
[2006, p. 72]. À la suite de Merleau-Ponty, l’ouvrage se conclut
par une remontée « de l’autorité à l’institution », comme mode
d’inscription dans une durée publique apte à inscrire les êtres dans
un monde commun, appelant la socioanthropologie comparative à
persister dans sa fonction de « science des institutions ».

Conclusion

Proposition lapidaire, sans doute erronée, quelque peu


provocatrice : n’y aurait-il pas, dans l’histoire du savoir occidental,
jusqu’à démonstration du contraire, deux grandes ontologies
concurrentes, par-delà l’infinie diversité de leurs incarnations et
nuances, la dynamique de leur transformation historique, deux
grandes ontologies aux postulats et effets socioanthropologiques
antagonistes et incompatibles ? D’une part, l’intelligence du monde
social comme ordre du sens, comme réalité symbolique, par lequel
et au sein duquel se forment et se développent les divers pouvoirs et
puissances qui l’infirment ou le confirment ; d’autre part, la perception
de ce même monde social comme rapport vital et contradictoire
de forces, de désirs et d’intérêts, intrinsèquement inégaux, par
lequel émerge une idéologie collective, expression d’une capacité
(physique, intellectuelle ou morale) dominante, et naturalisée en
droit par le fait (ce que nous avons nommé « socioanthropologie
potestative ») ? Il ne s’agit évidemment pas, dans les cas concrets,
d’un choix exclusif : les deux dimensions se retrouvent toujours
peu ou prou chez chaque penseur d’envergure. Mais sans doute
est-il toujours possible de constater la prééminence de l’une
des deux dimensions sur l’autre, le « sens » ou la « puissance »
englobant son envers, à titre de condition de possibilité et de
priorité logique : autrement dit, soit le sens, premier et irréductible,
302 Au commencement était la relation… Mais après ?

permet l’expression de la puissance, soit la puissance, première et


irréductible, fonde le sens. Une alternative ontologique qui, par-delà
les fonctionnalismes, structuralismes (post- ou non), vitalismes,
existentialismes, culturalismes ou autres paradigmes formant nos
arrière-fonds analytiques, viendrait en quelque sorte fournir le
soubassement obligé des manières de concevoir l’objet « société »
et sa consistance essentielle.

Références bibliographiques

Bouaniche Arnaud, 2007, Gilles Deleuze, une introduction, Pocket, Paris.


Descombes Vincent, 1996a, Les Institutions du sens, Minuit, Paris.
— 1996b, « L’esprit comme esprit des lois » entretien, Le Débat, n° 90, p. 71-92.
Foucault Michel, 1984, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in Dreyfus
Hubert, Rabinow Paul, Michel Foucault. Un parcours philosophique,
Gallimard, Paris, p.297-321.
Freitag Michel, 2011(réed.), Dialectique et société, 3 vol., Liber, Montréal.
Gauchet Marcel, 2002, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris
Latour Bruno, 2012a, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie
des Modernes, La Découverte, Paris.
— 2012b, « Biographie d’une enquête. À propos d’un livre sur les modes
d’existence », Archives de Philosophie, tome 75 (4), p. 549-566.
— 2006, Changer de société. Refaire de la sociologie, La Découverte, Paris.
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Mauss Marcel, 1969, Œuvres. t. III. Cohésion sociale et divisions de la socio-
logie, Minuit, Paris.
Michon Pascal, 2007, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme
mondialisé, Les Prairies ordinaires, Paris.
Piette Albert, 2014, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Le
Bord de l’eau, Lormont.
Revault d’Allonnes Myriam, 2006, Le Pouvoir des commencements. Essai
sur l’autorité, Seuil, Paris.
Sahlins Marshall, 2009, La Nature humaine, une illusion occidentale, Paris,
Éd. de l’Éclat, Paris.
Vibert Stéphane, 2016a, à paraître, « La communauté des individus. Essais
d’anthropologie politique », Le Bord de l’eau, « Bibliothèque du MAUSS »,
Lormont.
Le bain acide des relations de pouvoir… 303

— 2016b, à paraître, « Une anthropologie holiste du politique ? Pour une


perspective non réductionniste du pouvoir et de l’autorité », in Barraud C.,
Iteanu A., Moya I., L’Anthropologie de Louis Dumont, éd. du CNRS, Paris.
— 2014, « La logique du capital et les conditions de la dialectique », SociologieS,
<http://sociologies.revues.org/4885>.
— 2012, « Une sociologie sans société est-elle possible ? », in Sénéchal Y.,
Roberge J., Vibert S. (dir.), La fin de la société. Débats contemporains
autour d’un concept classique, Athéna, Montréal, p. 251-276.
— 2011, « La “société moderne” : un oxymoron ? De l’ordre et du désordre
en sociologie », in Tahon M. B. (dir.), Sociologie de l’intermonde. La
vie sociale après l’idée de société, Presses Universitaires de Louvain,
Louvain, p. 185-210.
— 2004, Louis Dumont. Holisme et modernité, Michalon, « Le Bien com-
mun », Paris.
Pouvoir, domination, charisme et leadership

Alain Caillé

Comment penser les relations de pouvoir et de domination ?


L’autorité, le prestige, le charisme, l’influence, le commandement,
etc. ? Sur ces sujets si cruciaux, il existe une énorme littérature,
mais extraordinairement variable et non stabilisée, même quant au
vocabulaire, selon les disciplines, les écoles de pensée, les chapelles
ou les auteurs. En sociologie et en science politique, la typologie la
plus connue et populaire reste celle présentée par Max Weber dans
son Économie et société, le traité de sociologie générale encore le
plus achevé et systématique (dans son anti-systématisme) existant
à ce jour, un siècle après sa composition. Partant d’une distinction
entre la Macht, la possibilité d’imposer sa volonté contre toute
résistance, et la Herrschaft, la possibilité d’imposer une décision
grâce à la reconnaissance de sa légitimité par ceux qui obéissent,
Weber distingue trois types de pouvoir ou d’autorité légitime (voir
infra) : le pouvoir traditionnel, le pouvoir bureaucratique (ou
rationnel-légal) et, le plus célèbre des trois, le pouvoir ou l’autorité
charismatique. Dans le premier cas, l’obéissance repose sur la
croyance dans le caractère sacré de traditions immémoriales, dans
le deuxième, elle dépend de la position occupée par le donneur
des ordres au sein d’une organisation et des prérogatives que
cette position lui confère, dans le troisième, enfin, on obéit à une
personne singulière parce qu’elle est jugée extraordinaire, dotée
de pouvoirs et de qualités surnaturelles, surhumaines ou, à tout le
moins, exceptionnelles.
306 Au commencement était la relation… Mais après ?

Trois limites de la typologie wébérienne du pouvoir

Cette typologie est aujourd’hui encore précieuse et éclairante.


Mais elle souffre de trois limites.
Tout d’abord, conçue pour permettre d’appréhender la
spécificité historique des formes d’organisation modernes et
pour contribuer à une macrosociologie historique comparative,
où elle se montre très efficace, elle se révèle insuffisamment
souple et détaillée pour servir à la compréhension fine du mode de
fonctionnement des organisations contemporaines – entreprises,
administrations, associations, etc. –, qui relèvent toutes d’une
forme ou d’une autre de légitimité bureaucratique. En sociologie
historique, combinée avec d’autres critères, elle fait merveille en
permettant de distinguer, par exemple, dans le champ du pouvoir
traditionnel, la gérontocratie, le patriarcat, le patrimonialisme et,
dans celui de l’autorité charismatique, le magicien, le prêtre ou le
roi de droit divin. L’analyse de la bureaucratie par Weber demeure,
enfin, un des points de passage obligés de la sociologie des
organisations. Mais les conditions de l’efficacité organisationnelle
sont aujourd’hui bien différentes de celles que Weber mettait en
avant. Et c’est notamment pour cette raison que nous avons besoin
d’une typologie du pouvoir et d’un lot de concepts plus complets
et plus souples.
Par ailleurs, le fait que les traductions des concepts centraux de
Macht et de Herrschaft soient très diverses engendre un sentiment
de flou, entretenu par un certain flottement chez Weber lui-même.
C’est ainsi, par exemple, que si Herrschaft est le plus souvent
traduit en français par domination, on trouve aussi autorité ou
pouvoir, et, dans les traductions américaines, parfois chez le même
auteur à des périodes différentes, imperative control, rulership,
authority, domination ou leadership. Macht y est traduit par power
et en français par puissance. Cette indétermination relative est
sans doute entretenue par le fait que Weber lui-même envisage
(entre parenthèses) la possibilité d’employer un autre mot que
Herrschaft, celui d’Autorität. Et cela se conçoit d’autant plus qu’il
ne s’intéresse en rien à la Macht, trop vite peut-être qualifiée de
« sociologiquement amorphe », pour porter toute son attention
sur les différents modes de légitimation de la Herrschaft. La
Pouvoir, domination, charisme et leadership 307

question, dès lors, devient celle de savoir qui est légitime pour
commander et en fonction de quelle autorité. Il se produit donc
une sorte de télescopage, de coalescence entre Herrschaft, autorité
et légitimité1.
Enfin, comme l’observait déjà Raymond Aron, il est surprenant
que Weber ne tente pas de mettre en rapport ses types idéaux
de l’autorité, au nombre de trois, avec ses quatre types idéaux
de l’action sociale : l’action traditionnelle, l’action affective,
l’action instrumentale rationnelle par rapport aux moyens
(zweckrational) et l’action axiologique, rationnelle par rapport
aux valeurs (wertrational)2. Les trois premières correspondent
approximativement à l’autorité traditionnelle, charismatique ou
bureaucratique. Mais aucune forme de pouvoir ne répond à l’action
wertrational.
On tentera ici de dépasser ces trois limites en liant explicitement
et avec une certaine systématicité l’analytique du pouvoir à une
théorie elle aussi axiomatisée de l’action, la théorie anti-utilitariste
de l’action, inspirée de Marcel Mauss, qui présente des affinités
avec la typologie wébérienne tout en s’en détachant sur certains
points. Il en résultera une typologie beaucoup plus souple et vaste,
tout en restant, espérons-le, maîtrisable et donc utile.

1. Dans quelles sphères d’activité est-il légitime de parler de Herrschaft ? Weber


n’hésite pas à analyser sa manifestation dans l’ordre économique, mais, soucieux de
réserver la catégorie de Herrschaft au plan proprement politique il rechigne à parler de
Herrschaft économique. La puissance économique peut être un moyen ou un effet de la
Herrschaft, elle ne s’identifie pas à elle. A fortiori se refuse-t-il à parler de Herrschaft
dans d’autres champs et à attribuer du pouvoir à « tous ceux auxquels la loi confère
des droits », ce qui permettrait de soutenir, par exemple, qu’au prorata de ces droits
un ouvrier exerce un pouvoir sur son patron. « Avec une extension conceptuelle aussi
large, écrit-il, la Herrschaft ne serait pas une catégorie scientifiquement utilisable.
Une casuistique globale de toutes les formes, de toutes les conditions et de tous les
contenus de la Herrschaft en ce sens extrêmement large est ici impossible ». On est
là aux antipodes du choix d’un Michel Foucault qui voit au contraire du pouvoir et
de la domination partout. Sur cette discussion, et sur les citations de Weber données
ici, Cf. Catherine Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État, de Hegel à Max
Weber, Les éditions de minuit, 1992, p. 205-209. Pour notre part, nous en restons ici
à une analytique du pouvoir au sein des organisations.
2. Raymond Aron, 1967, p. 558 sq., cité par Philippe Raynaud [1987 p. 160 sq.].
308 Au commencement était la relation… Mais après ?

De quelques préalables

La théorie anti-utilitariste de l’action distingue quatre mobiles,


organisés en deux paires d’opposés, l’intérêt pour soi et l’intérêt
pour autrui (ou aimance ou empathie), d’une part, et l’obligation
et la liberté-créativité (ou générativité) de l’autre, chacun de ces
quatre mobiles pouvant bien évidemment se teinter de son opposé
! ou de ses complémentaires3.
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s’organise selon cette même quadruple polarité. Dans le registre
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de l’intérêt pour soi, l’instrument de coordination est le contrat,


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dans celui de l’obligation la loi (morale, juridique, etc.), dans celui
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%+*1'! de l’intérêt pour autrui la sympathie, et dans celui de la liberté-
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créativité la passion. On retrouve approximativement ici les quatre


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à la passion.
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développées
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Pouvoir, domination, charisme et leadership 309

La question du pouvoir est celle de savoir qui met en œuvre


telle ou telle forme de coordination. Qui décide, au nom de quoi ?
Qui permet de faire faire ce qui n’aurait pas été fait spontanément ?
Mais, est-ce bien la question du « pouvoir » ? Et, pourquoi pas, de
la puissance, de la domination, du leadership, de l’autorité, etc. ?
Une précision à la fois terminologique et théorique s’impose ici. Il
importe avant tout de bien distinguer le registre du pouvoir de celui
de la domination. Si l’on veut garder en tête la référence à Max
Weber, nous proposons, contrairement à l’usage majoritaire en
France, de traduire Herrschaft par pourvoir (et non domination) et
Macht par domination, voire par domination violente. L’essentiel
est de ne pas confondre pouvoir et domination, de ne pas laisser
entendre que toute forme d’exercice d’un pouvoir quelconque relève
de la domination, autrement dit d’une asymétrie insupportable
entre les acteurs. Entre, pour le dire en deux mots, les dominants
et les dominés. Il n’y a pas domination lorsque le pouvoir sur
des acteurs permet d’accroître leur pouvoir d’agir commun, leur
pouvoir de, et, moins encore, quand il se déploie sur le mode du
pouvoir avec. Pas de domination non plus lorsque les valeurs au
nom desquelles un ordre est donné sont partagées et respectées par
ceux qui les donnent comme par ceux qui les reçoivent. Encore
moins de domination lorsque ceux qui commandent un jour sont
appelés à obéir un autre jour, comme on le voit, par exemple, dans
la succession au pouvoir des partis politiques, tantôt majoritaires
tantôt minoritaires, ou des dirigeants d’une association, d’une
université, etc. La relation de pouvoir s’exerce dans le cadre
d’une certaine horizontalité du rapport social et d’un esprit de
réversibilité et de réciprocité qui n’est pas sans évoquer le don
maussien, sur lequel nous reviendrons. Ce qui caractérise, au
contraire, la domination, c’est la verticalisation du pouvoir, qui
vient désormais définitivement d’en haut, l’affirmation d’une
asymétrie radicale entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent,
l’absence ou la perte d’un sentiment de commune humanité et
de commune socialité. Et la perte corrélative de l’esprit du don.
Soit que plus rien n’existe qui évoque le don. Soit que celui-ci
se présente sous la forme du don empoisonné, fait pour écraser,
et où il s’agit, selon les termes de Philippe Chanial, de « donner
pour que l’autre ne puisse pas rendre ».
310 Au commencement était la relation… Mais après ?

Esquissons donc, pour commencer, une typologie des relations


de pouvoir qui nous permettra de faire apparaître de manière idéal-
typique deux types de puissants, deux modes d’exercice du pouvoir,
le pouvoir du manager, fondé sur la compétence et la légalité, et
celui du leader (ou meneur) fondé sur l’autorité et le charisme.

Typologie du pouvoir. Le leader et le manager

À partir des pôles de l’action collective et individuelle, on


distinguera donc :
- Dans l’ordre de l’intérêt pour soi, de la rationalité instrumentale
et du contrat (on retrouve le pouvoir rationnel légal de Weber),
de la négociation, a du pouvoir le gestionnaire. On lui obéit parce
que l’on croit que c’est lui qui, à partir de fins communément
partagées, sait obtenir la meilleure combinaison possible des
moyens.
- Dans l’ordre de l’intérêt pour autrui et de la sympathie, exerce
une influence, a du pouvoir, l’ami patron. On lui obéit parce
qu’on l’aime bien, et on l’aime bien parce qu’il aime bien,
« il est humain » et sait prendre en compte les difficultés et les
problèmes particuliers de chacun.
- Dans l’ordre de l’obligation (morale, juridique, économique),
met en œuvre la loi, a du pouvoir le directeur (on est assez
proche du pouvoir traditionnel de Weber). On lui obéit parce
qu’il incarne les valeurs fondatrices de l’organisation et qu’il
est le seul qui en a une vue générale.
- Dans l’ordre de la liberté-créativité, de la générativité (on
retrouve le pouvoir charismatique de Weber), innove, entreprend,
a du pouvoir l’innovateur. On lui obéit, ou plutôt on le suit parce
qu’il a de l’allant, il permet de sortir des routines, il apporte de
l’espoir en faisant miroiter des possibles à faire advenir.

Évidemment, tout dirigeant doit savoir combiner les quatre


registres de l’action, qui sont quatre modalités possibles de
la légitimité, et être, dans des proportions variables, un peu
gestionnaire, un peu ami, un peu directeur et un peu innovateur.
S’il le fait bien, il accroît le pouvoir d’agir du collectif. Il devient un
puissant. On lui obéit parce qu’il a de l’autorité. Cette autorité fait
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Pouvoir, domination, charisme et leadership 311
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qu’il n’a plus besoin de rappeler les raisons qu’il y a de lui obéir,
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4&12*-! ,&! $#""&+&$! +&1! $#*12-1! '()*+! A! #! ,&! +(*! 24:*$/! +&1! 12($%&1! ,&! 1#! +:9*.*0*.:B7! C#""&+2-1D-2(1!
les sources de sa légitimité . Rappelons-nous (avec la philosophe
4
E#6&%!+#!"F*+212"F&!G#--#F!H$&-,.I!'()&.1(0#"(&/!6*&-.!,(!+#.*-!&.$%#%/!'(*!1*9-*3*&!#(90&-.&$ J
7!2)!%)

Hannah Arendt) qu’auctoritas vient du latin augere, qui signifie


*3&.(0#"(+)1%*.")4.")&11#05()*&)-."//&'1%)!3&$"#)!.)10**%1("6)%')/3&.(0#"/&'()!%)*."7,8,%7!!

augmenter5. A de l’autorité celui qui accroît la puissance d’agir


!"#$%&'('

du collectif en s’autorisant de lui-même.


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! Il y a deux types principaux de puissants, dotés d’autorité : le


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0&-&($I7! M&! ,&'&$%#! %204*-&! &.! #$.*%(+&! +&1! '(#.$&! $&9*1.$&1! ,&! +)#%.*2-! &-! "$*6*+:9*#-.! +&($!
manager et le leader (ou meneur). Le manager combine et articule
,*0&-1*2-! 32-%.*2--&++&! 1($! +&($! ,*0&-1*2-! F(0#*-&/! &.! &-! 32-%.*2--#-.! "+(1! ,#-1! +&! $&9*1.$&! ,(!

les quatre registres de l’action en privilégiant leur dimension


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O&4&$/!12-!#(.2$*.:!&1.!,)#42$,!$#.*2--&++&D+:9#+&7!M&)*%&!%#/!#(!%2-.$#*$&/!%204*-&!&.!#$.*%(+&!"+(1!
fonctionnelle sur leur dimension humaine, et en fonctionnant plus
+&1!"&$12--&1!'(&!+&1!32-%.*2-17!>+!"$*6*+:9*&!+#!1A0"#.F*&/!+#!%$:#.*6*.:!&.!+#!"#11*2-7!<2-!#(.2$*.:!&1.!
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dans le registre du contrat et de la loi que dans celui de la sympathie
$#*12-1! &.! +&1! 32-%.*2-17! M&! +&#,&$! &K&$%&! (-! $P+&! "+(1! "2+*.*'(&! '()#,0*-*1.$#.*37! >+! 024*+*1&! +&1!

et de la créativité. Pour le dire dans le langage de Weber, son autorité


"&$12--&1/!+&1!*,:&1!&.!+&1!"#11*2-17!!!

est d’abord rationnelle-légale.


!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Le leader, au contraire, combine
et articule plus les personnes que les fonctions. Il privilégie la
B
! R*! ,&! +#*11&$! &-.&-,$&! "+(1! 2(! 02*-1! *0"+*%*.&0&-.! '()*+! "2($$#*.! &K&$%&$! ,&1! 1#-%.*2-1! &-6&$1! +&1!
$:%#+%*.$#-.1!L!$&-62*/!4+S0&/!$&3(1!!,&!"$202.*2-/!,)#(90&-.#.*2-!2(!,&!"$*0&1/!0*1&!5!+)*-,&K/!&.%7!!
sympathie, la créativité et la passion. Son autorité est charismatique.
J
! @200&! +&! $#""&++&! G#--#F! H$&-,.! ,#-1! 12-! %:+Q4$&! #$.*%+&/! T()&1.D%&! '(&! +)#(.2$*.:!U!V/! *-! 9&) 1#"/%) !%) *&)
1.*(.#%/!>,:&1/!W#++*0#$,/!XYZ[!EXYJBI/!!"7!X\]!
Le manager exerce un rôle plus administratif que politique, il gère
les choses, les raisons et les fonctions. Le leader exerce un rôle
plus politique qu’administratif. Il mobilise les personnes, les idées
et les passions.
Pour éviter toute équivoque, il est nécessaire de distinguer
entre autorité instituée et autorité effective. C’est de cette dernière
que font preuve le manager ou le leader, tels que nous les avons

4. Ni de laisser entendre plus ou moins implicitement qu’il pourrait exercer des


sanctions envers les récalcitrants : renvoi, blâme, refus de promotion, d’augmentation
ou de primes, mise à l’index, etc.
5. Comme le rappelle Hannah Arendt dans son célèbre article, « Qu’est-ce que
l’autorité ? », in Arendt [1972 (1954), p. 160].
312 Au commencement était la relation… Mais après ?

campés ici. Un gestionnaire, un patron, un directeur, et même un


innovateur s’il est bien placé dans la hiérarchie, sont évidemment
investis d’une certaine autorité par l’institution. D’un droit de
donner des ordres. Mais il s’agit là d’une présomption d’autorité, pas
nécessairement d’une autorité effective. Celle-ci doit être prouvée.
Disons-le autrement. Tout gestionnaire, tout directeur ou patron est
doté d’un pouvoir de commandement et de décision qui lui donne
une certaine autorité. Mais il s’agit là d’une autorité attachée à sa
fonction, non à sa personne. Une personne dotée d’une autorité
institutionnelle mais qui n’a pas d’autorité personnelle, créatrice,
aura tendance à faire preuve d’autoritarisme. Ou à s’effacer6.

Devenir leader

Comment devient-on puissant (manager ou leader) et obtient-on


de l’autorité ? Qu’est-ce qui fait que le puissant est suivi, qu’on lui
accorde sa confiance et son énergie ? La réponse est à chercher du
côté de la dynamique du don telle qu’il est possible de la penser
dans le sillage de la découverte par Marcel Mauss du caractère
socialement structurant de ce qu’il appelle la triple obligation
de donner, recevoir et rendre. Si le puissant convainc, et plus
particulièrement le leader, c’est parce qu’il est totalement investi et
impliqué dans son rôle ou sa mission qui deviennent indissociables

6. Il faudrait discuter la conception arendtienne de l’autorité, dont le présent


texte est à la fois très proche tout en s’en éloignant sur un point central. Au début de
son article sur l’autorité, Arendt [ibid., p. 123] écrit : « Puisque l’autorité requiert
toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de domination.
Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est
employée, l’autorité proprement dite a échoué. » En distinguant fermement pourvoir
et domination, quitte à les dialectiser plus tard (voir infra), nous reproduisons la
démarche d’Arendt, mais en imputant au registre du pouvoir ce qu’elle assignait à celui
de l’autorité, et ceci, notamment, en vue de pouvoir conserver une place à l’autorité
qu’Arendt tend à lui dénier. Dès les premières lignes de son article, en effet, elle assène
que « l’autorité a disparu du monde moderne » [ibid., p. 121]. Ce qui est incontestable
si on s’en tient comme elle à l’idée que l’autorité est liée à un enracinement dans la
tradition, ce qui était le cas à Rome où les détenteurs de l’auctoritas étaient supposés
descendre des ancêtres ayant participé à la fondation de Rome, les maiores [ibid.,
p. 160]. Mais on voit bien que le manager comme le leader ont une autorité puisqu’ils
« exercent une forme de pouvoir sans recourir à des moyens extérieurs de coercition ».
L’autorité prend sa source dans le charisme, qui peut être aussi bien le charisme de
l’efficacité, de l’avenir et de l’innovation que celui de la tradition.
Pouvoir, domination, charisme et leadership 313

de sa personne. Il s’y adonne pleinement en donnant de sa personne,


conformément à la thèse de Mauss selon laquelle donner, c’est
toujours donner quelque chose de soi7. Tentons d’aller plus loin
en mobilisant les belles analyses de Lewis Hyde, dans The Gift,
sur le rapport des artistes au don [Hyde, 1979]. L’artiste, montre
Hyde, est quelqu’un qui a le sentiment d’avoir reçu un don (le
don de la peinture, le don de l’écriture, de la musique, etc.). À
ce don, il se rapporte comme le font les membres d’une société
première ayant reçu un don. Ils ne peuvent pas le garder pour eux.
Il leur faut absolument le faire circuler, le donner au donateur
initial ou plus probablement à un autre sujet, et donner plus que
ce qu’ils ont reçu. Faisons donc l’hypothèse que devient leader,
gagne en autorité celui qui a le sentiment d’avoir reçu un don, à
lui personnellement adressé, et qui se sent obligé par ce don. Il fait
don de son investissement personnel dans son rôle, et s’il entraîne
les autres à leur tour, c’est parce que ceux-ci ne peuvent pas refuser
ce don qui leur est fait, et qu’ils se sentent obligés par lui à leur
tour. La même chose est vraie du manager qu’on admire pour son
efficacité et pour son dévouement à l’organisation.
L’autorité fonctionne donc sur le même mode que le don.
L’obtient celui qui donne quelque chose en plus de sa fonction. Le
gestionnaire fait son métier. Le manager et surtout le leader font plus
que leur job. Or cet « en plus », cette dimension surérogatoire, est
précisément ce qui caractérise le don. L’accroissement du pouvoir
d’agir du collectif est la résultante de la circulation des dons entre
les membres du collectif et de leur adonnement. Le puissant est
celui qui donne l’exemple de l’adonnement.

Les moments de la décision

La coordination des acteurs par le pouvoir est donc en dernière


instance une coordination par le don, régie par le cycle symbolique
du demander-donner-recevoir-rendre, et par la dynamique de

7. C’est la lecture de la thèse de Benjamin Pavageau, La Logique du don dans


le développement d’une identité de leader (thèse de doctorat ès gestion soutenue à
Nantes le 30 novembre 2015, sous la direction de Mathieu Detchessahar et Pierre-
Yves Gomez), qui nous a incité à penser le leadership en clé de don. Benjamin
Pavageau montre comment « l’accès au statut de leader s’opère par surimplication
et “don de soi” ».
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/%*1! )*'6)! ,)1! 7)7&6)1! /-! +%,,)+'(4! )'! /)! ,)-6! 3/%**)7)*'"! #)! 2-(113*'! )1'! +),-(! .-(! /%**)!
,$)?)72,)!/)!,$3/%**)7)*'"!!

! 314 Au commencement était la relation… Mais après ?


! !.0*2&2.,%0*/.*1#*/)-(0(&,*

!
l’adonnement. Cela ne signifie pas que toutes les décisions s’y
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236!,)!/%*=!685()!236!,)!+A+,)!1A7&%,(.-)!/-!/)73*/)6B/%**)6B6)+)>%(6B6)*/6)=!)'!236!,3!/A*37(.-)!
prennent par des dons librement consentis mais qu’il faut que ceux-ci
/)!,$3/%**)7)*'"!C),3!*)!1(5*(4()!231!.-)!'%-')1!,)1!/8+(1(%*1!1$A!26)**)*'!236!/)1!/%*1!,(&6)7)*'!

occupent une place significative dans la vie de l’organisation. Là où


+%*1)*'(1=!73(1!.-$(,!43-'!.-)!+)-?B+(!%++-2)*'!-*)!2,3+)!1(5*(4(+3'(>)!/3*1!,3!>()!/)!,$%653*(13'(%*"!#D!
%E!,)!/%*!F!.-$(,!)1'!2%11(&,)!/$3*3,A1)6!+%77)!-*!.-31(B+%*'63'!F!*)!1-44('!231=!%-!2,-1=!(,!43-'!)*'6)6!
le don – qu’il est possible d’analyser comme un quasi-contrat – ne
/3*1!,)!+0372!/)!,3!/(1+-11(%*=!/)!,3!*85%+(3'(%*!)'!/-!+%*'63'"!C)'')!/(1+-11(%*!*)!2)-'!1$%286)6!.-)!

suffit pas, ou plus, il faut entrer dans le champ de la discussion, de


/3*1!,)!+3/6)!/$-*!6322),!/)1!6@5,)1!/)!,$%653*(13'(%*"!G'!,%61.-)!+)!6322),=!,D!)*+%6)!*)!1-44('!231=!
3,%61! (,! 43-'! '63*+0)6! )'! 1)-,! 2)-'! ,)! 43(6)! +),-(! .-(! )1'! (*>)1'(! /-! 2%->%(6! /)! +%773*/)7)*'=! ,)!
la négociation et du contrat. Cette discussion ne peut s’opérer que
/(6)+')-6"!

dans le cadre d’un rappel des règles de l’organisation. Et lorsque ce


!"#$%&'('

! rappel, là encore, ne suffit pas, alors il faut trancher et seul peut le

! faire celui qui est investi du pouvoir de commandement, le directeur.

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Lorsque rien ne marche, que les !
dons ne circulent pas, que
les négociations échouent comme le rappel au règlement, quand
les commandements restent inopérants, la situation aboutit à la
diminution du pouvoir d’agir de tous, parce que le dirigeant se
révèle mauvais gestionnaire, mauvais directeur, non pas ami mais
ennemi de tous, et incapable d’innover. À la place d’un manager,
on a une girouette inconsistante et à celle du leader inspirateur
un stérilisateur d’initiatives et de passions. On bascule du cycle
symbolique du demander-donner-recevoir-rendre et de la dynamique
de l’adonnement dans le cycle diabolique de l’ignorer-prendre-
refuser-garder et dans la dynamique du découragement, du chacun
pour soi ou de la prédation.
Pouvoir, domination, charisme et leadership 315

Typologie de la domination

On sort du plan d’immanence à partir du moment où la différence


entre le détenteur du pouvoir et ceux qui doivent s’y plier est non
réversible. Monopolisation du pouvoir, d’un côté, assignation à
l’obéissance et à la soumission, de l’autre. On entre alors dans
le registre de la domination, qui se distingue du pouvoir par la
perte ou l’absence de la réciprocité et de la réversibilité. Là où la
coordination par le pouvoir fonctionnait selon la logique du don,
la domination est de l’ordre du prendre. Celui qui, dans la relation
de pouvoir, apparaissait comme un dirigeant, se présente ici sous
les traits d’un chef. Qui peut exercer sa domination selon quatre
modalités :

Les quatre types de domination

- Dans le champ de l’intérêt, rationnel règne la bureaucratie (le


chef donne unilatéralement des ordres censément rationnels et
à portée universelle) : domine le bureaucrate qui ne veut rien
savoir des cas particuliers, qui applique le règlement parce que
c’est le règlement et avec qui il est hors de question de discuter
ou de négocier.
- Dans le champ de l’intérêt pour autrui, règne le clientélisme (le
chef donne unilatéralement des présents qui lient) : domine le
parrain, celui qui met en scène une relation amicale et affective,
prétendument à parité, mais en réalité subordonnée à l’adhésion
inconditionnelle du client et qui ne fonctionne qu’à partir de la
menace de représailles.
- Dans le champ de l’obligation, règne la violence pure (le chef
donne unilatéralement des coups, la mort) : le despote. Le
moindre de ses ordres doit être exécuté, sous peine que l’on
soit soi-même immédiatement exécuté.
- Dans le champ de la créativité, règne l’idéologie, la violence
symbolique (le chef donne unilatéralement des croyances
obligées ou obligatoires) : domine l’idéologue, celui dont les
croyances ne souffrent pas la discussion et auxquelles il faut se
conformer sans la moindre hésitation apparente.
316 Au commencement était la relation… Mais après ?

L’équivalent du manager est le grand vizir. L’équivalent du


leader l’hégémon. L’un comme l’autre contribuent à un surcroît de la
domination. Lorsque la domination est établie de longue date, qu’elle
semble naturelle, qu’elle apparaît légitime, qu’elle ne s’exerce que
dans certains domaines et laisse de la liberté dans d’autres – comme
c’est fréquemment le cas dans le cadre des empires qui se bornent
à lever un tribut sans détruire les communautés dominées –, alors
par endroits revit le cycle du demander-donner-recevoir et rendre,
hybridé
! avec celui de l’ignorer-prendre-refuser-garder.
!"#$%&'(#()*#$"*$%)+(*,-()*$

! Les décisions en domination


"#$%! &#'%! ()! %*+$,*! +-.$/)! &)! (#! &0/$'#*$0'1! ()%! /0&#($*-%! &)! (#! &-,$%$0'! 2)34)'*! 5*+)!
+)2+-%)'*-)%!,0//)!%3$*!6!

Mais, dans le strict régime de la domination, les modalités de


!"#$%&'('

la! décision peuvent être représentées comme suit :


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$ Petite dialectique du pouvoir et de la domination


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On entre dans la domination par la conquête, dans un rapport


&:;0%*$($*-<! =)! +#220+*! &:-*+#'.)*->$'$/$*$-! )?$%*)! )'*+)! 2)32()%1! *+$@3%1! %0,$-*-%! &$AA-+)'*)%1! /#$%! $(!
2)3*! +-.')+! *03*! #3*#'*! #3!%)$'! &:3')! /5/)! %0,$-*-<! B3%83:9! (#! A$'! &3! CDCE/)! %$E,()! )'! ! F+#',)! )*!
à l’autre d’étrangeté et d’hostilité. Ce rapport d’étrangeté-inimitié
/5/)!#3>&)(91!(#!,(#%%)!034+$E+)!':-*#$*!2#%!,0'%$&-+-)!,0//)!A#$%#'*!2#+*$)!&)!(#!G@0'')H!%0,$-*-!)*!

existe entre peuples, tribus, sociétés différentes, mais il peut


+)%*#$*!&0',!2#+!2+$',$2)!)?2(0$*#@()!)*!,0+4-#@()<!I*!/5/)!#3!%)$'!&)!%0,$-*-%!#3%%$!&-/0,+#*$%-)%!
83)!()%!%0,$-*-%!0,,$&)'*#()%1!'0/@+)!&)!+#220+*%!%0,$#3?!+)%*)'*!&)%!+#220+*%!&)!&0/$'#*$0'<!=:)%*!
régner tout autant au sein d’une même société. Jusqu’à la fin du
'0*#//)'*!()!,#%!(0+%83:3')!)'*+)2+$%)1!%034)'*!-*+#'.E+)1!)'!+#,;E*)!3')!#3*+)!4$#!3'!/-,#'$%/)!
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Pouvoir, domination, charisme et leadership 317

xixe siècle en France, et même au-delà, la classe ouvrière n’était


pas considérée comme faisant partie de la (bonne) société et
restait donc par principe exploitable et corvéable. Et, même au
sein de sociétés aussi démocratisées que les sociétés occidentales,
nombre de rapports sociaux restent des rapports de domination.
C’est notamment le cas lorsqu’une entreprise, souvent étrangère,
en rachète une autre via un mécanisme de leverage buy out dans
le seul but de la dépecer et d’en retirer une rentabilité maximale
dans les meilleurs délais. À l’inverse, un hégémon traditionnel peut
être un simple pillard ou razzieur structurel, ou bien jouer un rôle
civilisateur. Et, bien souvent, de civilisateur civilisé, comme ça a été
le cas des Mongols en Chine ou des Romains adoptant et adaptant
la culture grecque. Lorsque la domination s’installe et se légitime,
elle laisse subsister des poches de pouvoir et revêt elle-même les
dehors du pouvoir. Inversement, l’horizontalisation des rapports de
pouvoir, le déni des hiérarchies, si caractéristique des organisations
contemporaines, peut apparaître comme un travestissement de
relations de domination.
Quand, donc, se trouve-t-on dans une relation de pouvoir, et
quand dans une relation de domination ? Le critère est double. Là
où dominent le cycle du demander-donner-recevoir-rendre, et la
dynamique de l’adonnement, là où s’accroît le pouvoir d’agir de
tous, le commandement s’exerce dans le registre du pouvoir plus
que dans celui de la domination. Là où domine le cycle de l’ignorer-
rendre-refuser-garder et où diminue la puissance d’agir de tous, on
est soit dans la domination, soit… dans l’impuissance.

Remarques conclusives

On a dégagé ici ce que Max Weber appelait des types purs.


La réalité est faite de l’infinité de leurs combinaisons, de leurs
hybridations et de leurs inversions. Les noms que nous avons donnés
à ces différents types sont bien sûr discutables, et d’autant plus que
leur signification varie avec l’évolution de la langue et celle de leurs
connotations. Il faut pour cette raison se méfier des traductions trop
rapides et des faux amis. Le power anglais ne peut pas se traduire
automatiquement par pouvoir (et réciproquement). À supposer
même que les noms assignés ici aux différentes figures du pouvoir
318 Au commencement était la relation… Mais après ?

et de la domination soient actuellement pertinents, peut-être ne le


seront-ils plus dans quelques années. Mais, ce qui importe, c’est la
place qu’ils désignent dans la structure générale dont nous avons
proposé une stylisation.

Références citées

Arendt Hannah, 1972 (1954), « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La Crise de la


culture, Gallimard, « Idées », Paris.
Aron Raymond, 1967, Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris.
Caillé Alain, 2014, Anti-utilitarisme et paradigme du don, Le Bord de l’eau,
Lormont.
— 2009, Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie
générale, La Découvert/MAUSS, Paris.
Colliot-Thélène Catherine, 1992, Le Désenchantement de l’État, de Hegel à
Max Weber, Minuit, Paris.
Hyde Lewi, 1979, Imagination and the erotic Life of Property, Vintage Books,
New York.
Raynaud Philippe, 1987, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne,
PUF, Paris.
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Types de légitimité
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3. Relation, don et reconnaissance

La lutte pour la reconnaissance par le don


entre acteurs collectifs (I1)

Alain Caillé et Thomas Lindemann

Il serait regrettable que l’essentialisme, le simplisme et les


approximations des thèses développées par Samuel Huntington
dans son célèbre Choc des civilisations interdisent de regarder
la réalité en face par peur de sembler lui donner ne serait-ce que
partiellement raison. Assurément les notions mêmes de civilisation,
de culture, de religion, d’ethnie, de nation, etc., sont floues. Elles
s’entrecroisent, se superposent et s’enchevêtrent de façon infiniment
variable selon les auteurs ou les écoles de pensée. L’idée même
d’appartenance des individus à une forme ou une autre d’identité ou
d’entité collective est également problématique au regard de l’idéal
démocratique des droits de l’homme qui refuse tout enfermement
des sujets dans un ordre social imposé. Et les réalités que toutes
ces notions sont censées capter se révèlent, bien entendu, encore
beaucoup plus instables et incertaines qu’elles, historiquement
et géographiquement, et leurs frontières largement labiles et
indéterminées.
Mais, de toutes ces incertitudes, il serait absurde de déduire que
there is no such thing as society, comme le disait Margaret Thatcher,

1. Ce texte est publié en deux parties (la partie II dans le n° 48). Il reprend des
éléments d’un article publié par Alain Caillé dans le n° 61 de Raisons politiques, 2016,
sous le titre : « Valeur, don et reconnaissance. De la sociologie classique aux relations
internationales », et d’une présentation effectuée par Florian Grosset et Thomas
Lindemann à l’International Studies Association (Nouvelle-Orléans), en février 2015,
sous le titre : « Coping with International Misrecognition : the Self-Recognition Tale ».
322 Au commencement était la relation… Mais après ?

ou, comme l’assènent sociologues ou anthropologues « constructi-


vistes » politiquement et scientifiquement corrects d’aujourd’hui,
que « les cultures n’existent pas, qu’il n’y a que des individus ». Ne
poussons pas l’inexistentialisme jusqu’à l’absurde. Ne serait-ce d’ail-
leurs que parce que les « individus » en question, eux, revendiquent
hautement, le plus souvent, leur appartenance à telle culture, telle
religion, telle région, tel pays ou telle nation dont ils demandent la
reconnaissance. À telle enseigne qu’il est piquant de constater que les
mêmes auteurs qui professent l’inexistence des cultures se retrouvent
souvent au premier rang pour défendre le multiculturalisme, entendu
par eux comme le droit des individus à défendre leur culture.
Plus généralement, il est difficile de ne pas voir que c’est au
nom de leur religion et/ou de leurs valeurs spécifiques qu’Al Qaeda,
Daesh ou Boko Haram mènent une lutte à mort contre l’Occident et
les « croisés », que les bouddhistes ont combattu les tigres tamouls
hindouistes au Sri Lanka, que la Bosnie musulmane a revendiqué
son indépendance contre les Serbes orthodoxes, que les multiples
variantes de sunnisme combattent les multiples variantes du chiisme,
ou que, dans un autre registre, nombre d’Écossais, de Catalans, de
Québécois etc., aspirent à former un État indépendant, etc.
Un marxisme actualisé n’hésitera pas à rechercher, en partie à
raison, derrière tous ces conflits, des intérêts tout matériels, mais
il aura radicalement tort de ne vouloir voir qu’eux. Quoi d’autre,
alors ? Qu’est-ce qui permet d’expliquer l’intensité, la violence,
la haine qui caractérisent ces conflits ? S’ils vont bien au-delà des
seuls conflits d’intérêts, c’est parce qu’ils ne naissent pas seulement
ou d’abord de questions d’avoir et de possession, mais parce que,
ce qui est en jeu, c’est l’identité même, l’être des sujets concernés.
L’identité, si l’on veut, des individus et des personnes participant de
ces identités collectives et les reproduisant. Si, à certains moments
et dans certains cas, le conflit tourne à la lutte à mort, c’est parce
que la lutte pour la reconnaissance devient lutte de reconnaissance.
Et cela est autant ou plus vrai encore des relations entre entités
collectives qu’entre individus, même si ces identités collectives
n’existent concrètement qu’à travers les individus qui s’en font les
porteurs (Träger), les interprètes et les champions.
Lorsque la lutte pour la reconnaissance devient lutte de
reconnaissance, on assiste à une exacerbation des identités
collectives. Il ne s’agit plus ni d’être reconnu par les autres, ni
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 323

même de se poser comme « reconnaisseur » suprême de toutes


les autres identités collectives, mais de se reconnaître soi-même,
pour soi-même et en soi-même. En voyant dans le « travail »
la possibilité pour le serviteur d’accéder à une reconnaissance
objective, Hegel avait pointé une autre reconnaissance possible que
la seule reconnaissance interpersonnelle. Une autre possibilité, non
relevée par lui et si dramatiquement présente aujourd’hui, est qu’à
un déni de reconnaissance infligé par les « autres significatifs », il
soit réagi à la fois à la manière du maître, par un mépris de la mort
(Todesverachtung) et en référence à une force « supra-humaine ».
Une force supra-humaine qui reconnaîtra mieux que le maître
d’hier aujourd’hui abhorré, et d’autant mieux qu’on en sera le seul
interprète autorisé. Une telle « autoreconnaissance » procure aux
acteurs la légitimité et l’estime de soi qui leur étaient refusées. Ainsi,
les récits autoglorificateurs et paranoïaques des dirigeants d’unités
collectives méprisées, comme la Corée du Nord, par exemple, sont
parfaitement « rationnels » si l’on prend en considération la nécessité
de construire une image valorisée auprès de leur population. Dans un
autre registre, Al Queda ou Daesch mettent en avant leur « pureté »
et leur mépris de la mort pour affirmer leur valeur par contraste
avec la « corruption » et la « lâcheté » occidentales. Tout ceci est
bien connu. Ce qui est beaucoup moins bien vu et compris, c’est
qu’ils se présentent également comme des donateurs suprêmes,
seuls à même d’apporter la vraie Foi et la vraie Loi. Le don par
excellence, face auquel les dons de l’Occident : droits de l’homme,
démocratie, liberté de mœurs, richesse matérielle, etc. apparaissent
comme des marchandises frelatées, comme de faux dons. Où l’on
voit qu’il convient ici de compléter Hegel par Mauss.
On se demandera donc à quelles conditions théoriques il est
possible d’étendre aux rapports entre peuples, nations, cultures ou
États la théorie hégélienne de la lutte pour la reconnaissance. Et
nous montrerons que ces analyses ne prennent toute leur portée
que complétées et retraduites dans les termes de l’anthropologie
générale qu’il est possible de dériver de Marcel Mauss. À l’instar des
sujets individuels, c’est en tant que donateurs, que sujets supposés
donner ou pouvoir donner, que ces entités collectives s’affrontent
ou se rapportent les unes aux autres. Qu’elles se reconnaissent ou
se méconnaissent, s’estiment, se respectent ou se méprisent et se
haïssent. Qu’elles s’allient ou se font la guerre.
324 Au commencement était la relation… Mais après ?

Reconnaissance, valeur et valeurs

Initié et impulsé, notamment, par un certain retour à Hegel


effectué par Axel Honneth dans le sillage critique de son maître
Jürgen Habermas, le discours savant actuel sur les luttes pour
la reconnaissance se caractérise par un biais normativiste qui
l’empêche de tenir toutes ses promesses. Contrairement à ce que le
titre du livre princeps de Honneth, La Lutte pour la reconnaissance,
laisse entendre, il ne s’agit pas tant pour lui de décrire, d’expliquer
et de comprendre ces luttes que de se demander à quelles conditions
une juste reconnaissance pourrait être accordée.

Limites des conceptions normativistes de la lutte


pour la reconnaissance

La question apparaît alors comme une simple transposition


de celle d’Habermas, cherchant le fondement d’une démocratie
rationnelle dans une situation de discussion idéale, non distorted,
ou de celle d’un John Rawls voulant déduire les normes d’une
justice globale à partir des choix effectués par un Homo œconomicus
rationnel placé derrière un voile d’ignorance. La réponse d’Honneth,
on le sait, est qu’une bonne et juste reconnaissance doit prodiguer
de l’amour – qui donne la confiance en soi –, l’égal respect pour
tous prodigué par le Droit – qui assure la dignité –, et de l’estime
sociale. Dans les lectures paramarxistes de cette thématique, la
non ou la mauvaise reconnaissance (misrecognition) fonctionnent
comme l’équivalent de l’exploitation. Si une juste reconnaissance
était assurée, laisse-t-on entendre, alors il n’y aurait plus de conflit,
et la société serait réconciliée avec elle-même.
Un tel idéal est à la réflexion bien difficile à atteindre puisque la
société ne peut être que très indirectement responsable de l’amour
reçu par des sujets individuels aspirant à être reconnus dans leur
singularité, et puisque, s’il est légitime de réclamer un égal respect
pour tous les membres d’une communauté politique fondée sur le
droit, il est clair que tous ne sauraient jouir d’un même quantum
d’estime dès lors que celle-ci sanctionne précisément la supériorité
de certaines prestations ou de certains talents sur ceux des autres. De
surcroît, nombre d’acteurs bien peu recommandables revendiquent
comme les autres un droit à la reconnaissance. Au nom de quoi la leur
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 325

refuser ? Encore plus problématique est la tentative honnethienne de


comprendre via une « grammaire morale » les motivations réelles
des luttes pour la reconnaissance.
C’est ce biais normativiste qui explique pourquoi Honneth ne
s’intéresse qu’aux premiers textes de Hegel consacrés à la question
de la reconnaissance, Le Système de la vie éthique (1802-1803) et
la Realphilosophie d’Iéna (1803-1804) – où il puise sa conception
tripartite de la reconnaissance –, et laisse totalement de côté la
célèbre dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de
l’esprit de 1807 qui confère une tonalité nettement plus dramatique
à la lutte pour la reconnaissance2. Or, avant même de se demander
quel type d’institutions sociales serait le mieux à même d’accorder
aux acteurs la reconnaissance qu’ils demandent, il convient de
s’interroger sur les ressorts de la lutte pour la reconnaissance.
Qu’est-ce qui l’anime et la déclenche ? Qu’est-ce que les sujets
sociaux veulent voir reconnus ? Ils veulent être aimés, respectés
et estimés, nous dit Honneth. Soit, mais aimés par qui, pourquoi
et en tant que quoi ? Respectés à quel titre ? Estimés pour quelle
raison ? Ou encore, nous est-il suggéré, ils veulent être reconnus en
tant que sujets désirant être reconnus. Mais cela ne saurait suffire
à rendre leur demande de reconnaissance légitime.
On sent donc bien qu’il manque quelque chose dans le discours
contemporain de la reconnaissance inspiré du premier Hegel.
Et, ce quelque chose, c’est précisément ce que fait apparaître la
dialectique du maître et de l’esclave. Ce que les sujets sociaux
veulent voir reconnu, c’est leur identité, leur conscience de soi
(Selbstbewusstsein) et leur valeur. Si le maître devient le maître
c’est, selon le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit, parce qu’il
a désiré affirmer sa valeur au risque de perdre la vie dans la lutte
à mort pour la reconnaissance, tandis que l’escla,ve est devenu
esclave en préférant sauver sa vie plutôt qu’affirmer à tout prix son
être et sa valeur propre. Mais à en rester là, il manque encore quelque

2. Et plus dramatique encore dans la lecture qu’en donne Alexandre Kojève


dans son Introduction à la lecture de Hegel qui a tant inspiré la pensée française de
la seconde moitié du xxe siècle, notamment chez Lacan. C’est Kojève qui traduit
l’allemand Knecht par esclave. « Servant » ou « serviteur » serait plus juste sur
le plan linguistique, mais esclave a l’intérêt de dramatiser de manière efficace la
dialectique en question.
326 Au commencement était la relation… Mais après ?

chose pour comprendre ce qui est à l’œuvre, au plus profond, dans


la lutte pour la reconnaissance, et pour échapper à la tautologie.
À la tautologie des théories normativistes de la reconnaissance
qui posent, plus ou moins explicitement ou implicitement selon
les variantes, que ce qui doit être reconnu et satisfait, c’est le désir
d’être reconnu. Mais également à la possible tautologie propre à la
dialectique du maître et de l’esclave, moins apparente, qui pose que
ce qui constitue la valeur que les sujets veulent voir reconnue, c’est
le désir d’affirmer leur identité et leur valeur. Le désir de voir leur
désir reconnu. Reste donc, pour sortir de cette double tautologie, à
se demander en quoi consistent l’« être » et sa valeur, ce qui rend
en somme existant et valeureux. Cet « être » et cette valeur pour
lesquels on est prêt à sacrifier sa vie – le choix du maître hégélien –
ou qu’on n’acceptera de perdre que pour sauver sa vie – le choix de
l’esclave selon Hegel. Entrons un peu dans le détail de l’analyse de
Hegel, pour les compléter par les apports de Mauss.

Les trois moments de la reconnaissance selon Hegel

La Phénoménologie de l’esprit retrace le cheminement de


la conscience vers le savoir absolu. Son propos n’est donc pas
d’analyser les luttes de groupes sociaux réels. Mais Hegel lui-même,
pour expliquer les conflits interétatiques, reprend dans les Principes
de la philosophie du droit certaines des catégories de la dialectique
du maître et de l’esclave exposées dans la Phénoménologie de
l’esprit. Il estime ainsi que la « valeur » d’une collectivité politique
se traduit par la capacité de ses « citoyens » à mettre en jeu leur
survie pour affirmer leur souveraineté [Hegel, 1998].
Inspirons-nous de l’analyse hégélienne en distinguant trois
moments de cette quête de la conscience de soi (Selbstbewusstsein) :
a) le moment de l’accès à la puissance d’agir objective ; b) le
moment de l’accès à la puissance d’agir subjective et autonome ; c)
la reconnaissance effective de cette puissance d’agir3. Ou encore :

3. « Puissance d’agir », nous employons comme d’autres cette formulation


spinoziste pour traduire l’anglais agency. Ce n’est pas là un concept hégélien. Toutefois,
Hegel se réfère à de nombreuses reprises à la nécessité pour la conscience de soi de
s’extérioriser, de prouver son effectivité réelle afin de s’assurer de son existence via
une activité produisant un monde « objectif » [Hegel, 1970, p. 138] ; (« Gewissheit,
als solche, welche ihm selbst auf gegenständliche Weise geworden ist »). Ainsi, mise
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 327

le soi désire à la fois agir, manifester son autonomie et être reconnu


comme sujet pleinement social, estimé à ce titre.
a) La puissance d’agir objectale (dans le rapport aux objets).
C’est dans le chapitre IV, section B, Selbstbewusstsein (conscience
de soi), que Hegel développe l’analyse de la reconnaissance, vue
comme une étape vers le savoir absolu, avant l’émergence de la
raison, de l’esprit, de la religion. Dans un premier temps de la
conscience de soi – la conscience d’avoir conscience –, la conscience
apparaît dédoublée. Elle a désormais deux objets : l’objet extérieur à
elle (la certitude sensible) et l’objet réfléchi qu’elle est à elle-même.
Elle reste à ce stade abstraite. Pour devenir active et s’assurer de
son existence, elle se saisit donc de la vie. Le désir (Begierde) est
pour Hegel cette attitude pratique de la conscience de soi qui entre
d’abord en contact avec le monde organique (manger, boire, se
reproduire). Négativité s’affirmant par la négation de ce qu’il n’est
pas, le désir passe d’abord par la consommation, la destruction
des objets consommés ou des autres sujets vus comme des objets.
b) La puissance d’agir autonome (comme sujet). Toutefois en
consommant l’objet (ou les autres réduits à l’état d’objet), le sujet
anéantit cela même par quoi il affirmait son identité. Il lui faut donc
réaffirmer en permanence son autoconsistance (Selbstbestandigkeit)
au-delà de la consommation [Markell, 2003 ; Hegel, 1971, p. 143].
Et, de cette autoconsistance, seul un autre sujet peut être garant.
La quête de reconnaissance via le désir du désir de l’autre devient
ainsi la condition nécessaire pour se rassurer sur l’existence de la
conscience de soi (Selbstbewusstsein). Celle-ci veut désormais
s’affirmer par la domination absolue sur un autre soi et non plus
via sa négation, sa destruction. C’est par le ravalement d’autrui au
rôle de serviteur, en le privant de son autonomie, que le sujet entend
faire reconnaître sa puissance. Le serviteur, lui, ne mène pas une
existence pour soi mais pour autrui. Le serviteur donne quelque
chose mais ne peut rien donner de « soi », c’est-à-dire quelque chose
qui lui appartiendrait en propre et qui pourrait révéler et exprimer

en rapport avec la question de l’objectivité (on pourrait dire, de l’objectalité), de la


subjectivité (du devenir sujet) et de la reconnaissance, cette expression nous semble
permettre de rendre aisément compréhensible aujourd’hui le questionnement hégélien
en le faisant entrer en résonance avec d’autres problématiques, et notamment la théorie
des capacités (capabilities) d’Amartya Sen et Matha Nussbaum. Nous exposons ces
trois moments en y intégrant tout de suite certains éléments d’analyse maussienne.
328 Au commencement était la relation… Mais après ?

sa propre conscience de soi. D’un point de vue sociologique, on


dira que la négation de l’autonomie de l’autre – son assignation
au pôle de l’hétéronomie – est à la racine du mépris social. À
l’inverse, la reconnaissance présuppose la reconnaissance d’une
autonomie. L’équilibre suppose que les deux acteurs soient à la
fois « donateurs » et « receveurs ».
c) La reconnaissance d’une puissance d’agir et de donner. La
sympathie. La reconnaissance aboutie repose sur une réciprocité
empathique des acteurs : le moi se reconnaît dans un autre lui-
même le reconnaissant : « Sie erkennen sich als gegenseitig
sich anerkennend. » La reconnaissance mutuelle est pour Hegel
inconditionnelle. Elle suppose qu’autrui soit devenu une fin en
soi à laquelle je m’identifie : « Chacun est à l’autre le moyen
terme par lequel chacun se médiatise et se syllogise avec soi-
même, et chacun (est) à soi et à l’autre essence immédiate étant
pour soi, qui en même temps n’est ainsi pour soi que par cette
médiation » [Hegel, 2002, p. 191]. Le caractère non instrumental de
la reconnaissance est encore plus affirmé dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, tome III, où Hegel remarque à propos de la
conscience de soi générale (paragraphe 436) que la reconnaissance
de soi dans l’autre rend possible la « spiritualité substantielle »
(wesentlichen Geistigkeit) dans la famille, la patrie et l’État ainsi
que les vertus d’amour, d’amitié et de vaillance [Hegel, 1970,
p. 226]. Pour Hegel, c’est donc uniquement lorsqu’autrui est perçu
comme un semblable que la reconnaissance peut être authentique.
Le détachement émotionnel à l’égard de l’autre ou le fait de le
considérer de manière purement instrumentale constituent les dénis
de reconnaissance les plus flagrants. À l’inverse, c’est l’accès à la
réciprocité de reconnaissance qui rend un sujet sympathique digne
d’amour, d’estime et de respect.
La prise en compte par Hegel du désir actionnel et émotionnel
représente une piste particulièrement stimulante, mais sa conception
reste spéculative. Tout se passe chez lui comme s’il ne préexistait pas
des valeurs sociales qui déterminent à un moment donné qui et quoi
doivent être reconnus. Et comment. Et pourquoi. Dans les sociétés
« réelles », toutefois, la reconnaissance de la puissance d’agir des
différents sujets n’est pas également répartie. Et tous ne sont pas
reconnus comme sujets. Ceci est d’autant plus vrai que les sociétés
complexes ne fonctionnent pas sur le mode d’un ou de plusieurs
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 329

duels, mais d’un rapport entre une multitude d’individus, de groupes


et d’entités institutionnelles. Les individus sont hiérarchisés en
fonction de la reconnaissance légitime socialement instituée dont
ils jouissent. De leur « capital symbolique », si l’on veut. De quoi
ce dernier dépend-il ? La disposition à « donner » sa vie, mise en
avant par Hegel, ne constitue qu’une modalité parmi d’autres de la
conquête de la reconnaissance dans les sociétés réelles. Qu’est-ce
qui fait donc la « valeur » qui vaut reconnaissance ?

La valeur en clé de don

La réponse à cette question ne se trouve pas chez Hegel ou chez


ses épigones mais, à l’état latent, dans l’Essai sur le don de Marcel
Mauss. Nulle part ailleurs, en effet, on ne trouve décrit, avec un tel
luxe d’informations ethnographiques empiriques, des pratiques aussi
proches de la fable philosophique imaginée par Hegel. De véritables
pratiques de lutte à mort pour le prestige, dans le cas du potlatch, ou de
manière moins exacerbée dans le cas du kula ou des multiples formes
de don agonistique relatées par Marcel Mauss. Le rapprochement entre
la Phénoménologie de l’esprit et l’Essai sur le don, rapprochement
qui s’impose de lui-même dans certaines pages de l’Essai4, permet
d’apporter une réponse simple, empiriquement fondée, à la question
de savoir en quoi consiste la valeur que les acteurs de l’échange
cérémoniel veulent voir reconnue. Ils désirent que l’on reconnaisse
leur générosité, leur capacité à donner et leur générativité. Ils veulent
être reconnus comme sujets ayant fait des dons ou susceptibles d’en
faire, et valant, très précisément, au prorata de ces dons, effectifs
ou potentiels5. Voilà donc une première réponse possible à ce qu’il
est possible de présenter comme la question centrale aussi bien de la
sociologie que de l’anthropologie. Même si elle est rarement formulée
explicitement comme telle, il est en effet possible de soutenir que la
question commune à toutes les grandes sociologies est celle de savoir

4. Et qu’avait bien effectué Claude Lefort dans son important article, « L’échange
ou la lutte des hommes » [1951], première critique, d’inspiration merleau-pontyenne,
du structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Réédité dans Claude Lefort [1978]. 
5. Pour éviter les équivoques possibles, précisons que le don maussien n’est
pas « gratuit », « altruiste » ni « charitable ». Geste politique par excellence, il est
un opérateur d’alliance qui transforme les ennemis en alliés, puis en amis. Gratuité,
altruisme, charité sont des élaborations religieuses plus tardives.
330 Au commencement était la relation… Mais après ?

ce qui fait la valeur – ou encore la « grandeur », comme diraient Luc


Boltanski et Laurent Thévenot – des différents groupes ou classes
sociales qui s’affrontent et se complètent au sein d’une société
donnée6. Là où l’économie politique s’interroge sur ce qui détermine
la valeur des biens, marchands ou non, la sociologie s’interroge, ou
devrait d’interroger plus explicitement et systématiquement, sur
les déterminants de la valeur des personnes. Une première réponse,
venons-nous de dire, est que les personnes valent au prorata des
dons qu’elles ont faits ou qu’elles sont supposées pouvoir faire. Tel
est en tout cas la réponse des sociétés archaïques et traditionnelles.
Cette réponse, plus précise et satisfaisante que la réponse
hégélienne, est cependant loin d’épuiser la question. Pour que les
donateurs aient de la valeur, encore faut-il, bien évidemment, que
leurs dons soient réputés en avoir. Dans les sociétés archaïques où
existent des paléomonnaies, instruments de mesure de la dette de
vie7, cette valeur est relativement facile à déterminer. Vaut plus que
d’autres celui qui a donné ou pourrait donner des monnaies de plus
de valeur que ses concurrents.
Mais, d’une part, cette valeur ne vaut que là où les paléomonnaies
en question ont cours, et elle peine à être reconnue là où circulent
d’autres paléomonnaies. Par ailleurs, ce système de valorisation
est loin d’être unique. Important dans les sociétés à Big Men qui
pratiquent l’échange cérémoniel, il est inexistant ou très secondaire
dans les sociétés à Great Men où le prestige va aux guerriers qui
ont le plus risqué leur vie et « donné » le plus de morts [Godelier,
1982]. D’autres valeurs encore entrent en concurrence avec celle
des guerriers ou des Big Men : celle notamment des chamanes ou
Medicine Men qui mettent leurs relations privilégiées avec les
entités invisibles, leur charisme, au service de la communauté. S’ils
font des dons, de santé, de prévisions, de voyance, s’ils apportent la
pluie qui ne venait pas, ou le gibier qui manquait, c’est parce qu’ils
ont un don. Voilà une autre dimension de la valeur que l’on veut
voir reconnue : non pas tant avoir fait ou pouvoir faire des dons
qu’avoir reçu et avoir un don. Être du côté de ce que la tradition

6. Alain Caillé a développé ce point dans « Reconnaissance et sociologie », in


Caillé [2007].
7. Voir Philippe Rospabé, La Dette de vie. Aux origines de la monnaie [1995].
Thèse reprise, dans le sillage explicite de Philippe Rospabé, par David Graeber dans
Dette. 5 000 ans d’histoire [2013].
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 331

phénoménologique allemande appelle la donation, la Gegebenheit.


Du côté de la grâce, de l’inspiration, du charisme, de la beauté, du
faste, du sacré, etc. En étant non pas tant généreux que générateur.
Enfin, et à l’inverse, il faut tenir compte de tous les dons qui
ne sont pas tenus pour tels, à commencer par le don des enfants
effectué par les femmes, dénié par tous les rituels d’initiation mas-
culin qui entendent faire des hommes les véritables donateurs, au
moins des garçons8.
On le voit, même dans le cas des petites sociétés archaïques,
des sociétés closes, l’appréciation de la valeur est affaire délicate.
Elle le devient encore infiniment plus dans le cas des sociétés
complexes et ouvertes où s’affrontent nécessairement différents
systèmes d’appréciation de la valeur. Différentes grandeurs,
largement incommensurables. Mais ces difficultés ne doivent pas
nous interdire d’énoncer quelques propositions générales qui ne
vaudront qu’à l’état de généralité et qu’il faudra à chaque fois
adapter aux cas concrets.

L’idée même de valeur

Reprenons les premiers résultats auxquels nous sommes


parvenus. Le désir premier des acteurs sociaux, parallèlement à la
satisfaction de leurs intérêts, est de voir reconnaître leur valeur9, leur
puissance d’agir comme des sujets donateurs. Cette reconnaissance
est proportionnelle à la valeur des dons qu’ils ont faits, font ou
pourraient faire, telle qu’estimée par la société dans laquelle ils
agissent, et aux dons – de beauté, d’intelligence, d’agilité, d’énergie,
de bonté, d’inspiration, etc. – qu’ils sont censés avoir reçus en
partage. La valeur de ces dons dépend des normes culturelles en
vigueur et des valeurs dominantes.
Une valeur qui dépend de valeurs ? Ne sommes-nous pas retombés
malgré nous dans la tautologie ? Nous ne le croyons pas, mais, pour
y échapper, il faut nous intéresser d’un peu plus près à l’idée même

8. Qu’il y ait deux catégories de don, les dons des hommes et les dons des femmes
et que ces derniers ne soient pas reconnus comme des dons parce qu’ils manifestent la
fragilité des humains, c’est ce que suggère puissamment Joan Tronto dans Un monde
vulnérable [2009]. Voir également Lucien Scubla, Donner la vie, donner la mort
[2014], et Alain Caillé, « La triple aliénation des femmes » [2012].
9. Et donc, si l’on veut, d’être digne d’être aimé, respecté et estimé.
332 Au commencement était la relation… Mais après ?

de valeur. Le mot, on le sait, est fortement polysémique. Quel


rapport entre les valeurs culturelles, la valeur dans la linguistique
saussurienne et la valeur selon les économistes10 ?
Posons que les valeurs d’une société (ou d’une culture) sont
l’ensemble des règles qui définissent qui doit donner quoi à qui, qui
doit recevoir quoi de qui, et quelle est la hiérarchie en valeur de ces
dons. La valeur des personnes ou des groupes, dépendant des valeurs
en vigueur, dépend de la valeur des dons – reconnus comme tels –
qu’ils sont censés pouvoir ou devoir faire. Et réciproquement11.
Dans une société traditionnelle, préindustrielle, la valeur des
biens, la valeur économique donc, est la réfraction de la valeur
des groupes qui les produisent (ou les consomment). Ainsi, selon
Aristote, si un architecte vaut socialement cinq fois plus qu’un
cordonnier, par exemple, alors son travail aussi devra valoir cinq
fois plus. Dans une société de marché mondialisée, pour les biens
de consommation courante seuls les choix d’individus sans qualité,
interchangeables mondialement, se révèlent déterminants. Mais
aussitôt qu’on sort de la consommation massive, l’économie
reste une économie des singularités [Karpik, 2007] dans laquelle
le déterminant principal de la valeur est la valeur singulière du
producteur, qu’elle passe par la marque sous laquelle il se présente
ou par les images attachées à sa nationalité : la qualité allemande,
le chic français, le soleil italien ou espagnol, etc. On a alors une
interférence entre la valeur économique et la valeur culturelle.
Sociétés et cultures rivalisent entre elles pour se présenter comme
donatrices de quelque chose de singulier et d’irremplaçable.

10. ll revient à David Graeber d’avoir le premier pointé de manière systématique


cette triplicité conceptuelle et d’avoir tenté d’y répondre par une théorie unifiée, marxo-
maussienne, dans Toward an anthropological Theory of Value. The false Coin of our
own Dreams [2001]. Chez les économistes, la tentative la plus avancée d’articuler
théorie économique et théorie sociologique de la valeur économique est sans doute
celle d’André Orléan dans L’Empire de la valeur [2011].
11. Un exemple très frappant de cette proportionnalité entre valeur des groupes et
valeur des biens est fourni par Maurice Godelier qui montre qu’en Nouvelle-Guinée les
capes d’écorce que les Yaoundanis échangent contre les barres de sel leur demandent
cinq fois plus de travail que celui qui est nécessaire aux Baruyas. Personne ne l’ignore
et tout le monde trouve ça normal parce on considère que la production des barres de
sel requièrent des compétences magiques, le don de la magie. Voir Maurice Godelier,
« La “monnaie de sel” des Baruya de Nouvelle-Guinée » [1969].
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 333

Il est donc permis de généraliser la proposition qui vaut pour


les acteurs individuels ou collectifs au sein d’une société ou d’une
culture donnée. À travers les individus ou les groupes qui les
composent, cultures, sociétés et États visent à faire reconnaître leur
valeur en apparaissant comme donnant quelque chose de spécifique
ou comme jouissant d’une grâce, un don tout particulier qu’on ne
retrouve nulle part ailleurs.

De quelques déterminants de la révolte de reconnaissance

À l’encontre des versions normativistes de la théorie de la


reconnaissance, rien ne permet de supposer que ces désirs de
reconnaissance puissent facilement et nécessairement parvenir
à s’harmoniser. Il y a même tout lieu de croire le contraire.
Pour que cela soit envisageable, il faudrait en effet que toutes
les cultures partagent une même échelle de valeurs. Hypothèse a
priori autoréfutante, puisque ce qui fait la valeur d’une culture,
c’est justement sa singularité, le fait qu’elle diffère des autres,
sa différance12. Supposons pourtant que les différentes cultures
puissent s’ordonner les unes par rapport aux autres en s’étalonnant
dans les termes d’une métaculture englobante, ce qui est en partie le
cas lorsqu’un pays, une culture, un État ou une économie exercent
un rôle hégémonique, comme l’ont fait les empires anciens ou
comme le font aujourd’hui encore, largement, les États-Unis.
Même dans un tel cas, il y a tout lieu de penser que la plupart des
cultures13 seront victimes de ce que le psychologue adlérien Paul
Diel appelait le carré de la fausse motivation, autrement dit qu’elles
auront une estimation faussée de leur propre valeur. Tantôt elles
la surévalueront en sous-évaluant celle des autres, tantôt elles se
sous-estimeront en surévaluant la valeur des autres.
Dit dans un langage peut-être plus parlant, elles oscilleront
entre vanité et mépris, d’une part, honte et envie de l’autre [voir
Diel, 1947 ; et, plus récemment, Viard, 2015]. Mais, dans tous
les cas, les dons donnés ou reçus servent de gradimètre de la
reconnaissance accordée ou escomptée. À la différence de la

12. On emploie ici ce mot dans un sens… différent de Derrida qui l’avait forgé
pour pointer notamment la nécessité que le contre don soit différé.
13. Ou, si l’on préfère, la majorité des membres se reconnaissant dans ces cultures.
334 Au commencement était la relation… Mais après ?

conception honnethienne, une approche maussienne postule que


les attentes de reconnaissance ne sont pas uniformes mais dépendent
de ce que les acteurs croient (avoir) donn(é) et/ou pouvoir donner
dans le futur. De manière très schématique, des acteurs « puissants »
ou se souhaitant tels auront une attente de reconnaissance plus
grande que des acteurs disposant de moins de ressources. Plus
généralement, trois conditions facilitent la révolte contre le mépris.
Premièrement, plus les acteurs ont ou jugent avoir donné ou avoir
des « dons » et plus ils vont avoir tendance à se rebeller contre leur
position subalterne. Dans une perspective bourdieusienne, le « don »
en question, cette ressource, peut être économique et culturelle. Tou-
tefois, le don peut aussi être « moral » et « physique ». Des acteurs
socialisés dans le culte de la « virilité » seront disposés à mettre en jeu
leur courage physique [Bourdieu, 1979] et à s’engager dans les pra-
tiques de potlatch ou d’autodestruction dans le cas d’un mépris subi.
Deuxièmement, dans une perspective interactionniste, la réaction
aux dénis de reconnaissance dépend beaucoup de la nature des relations
avec le « mépriseur » et de la violence des torts subis. En l’absence
de toute possibilité d’être reconnu par l’« autrui significatif », les
méprisés peuvent chercher la reconnaissance en se tournant vers
la matière (premier acte de la conscience de soi hégélienne) – par
exemple la consommation ostentatoire ou l’armement militaire pour
les États-Unis – ou vers une force supra-humaine.
Troisièmement, les réactions face au « mépris » dépendent d’un
cadrage émotionnel qui n’est jamais entièrement prévisible. Lorsque
la honte et l’envie deviennent trop puissantes, comme c’est le cas
par exemple pour une partie du monde musulman d’aujourd’hui, qui
se retrouve dominé après avoir été dominant, alors la lutte pour la
reconnaissance se transforme en lutte de reconnaissance. Il ne s’agit
plus, au moins en principe, de chercher à obtenir la reconnaissance
de la part de l’instance de reconnaissance suprême instituée par la
métaculture, mais de se poser soi-même en reconnaisseur suprême,
en reconnaisseur en dernier ressort, celui dont tous les autres doivent
attendre et rechercher la reconnaissance.
À l’inverse, ceux qui sous-estiment leur « valeur » ne se
révolteront pas contre le mépris subi alors que ceux qui la surestiment
réagiront agressivement même s’ils sont tout autant respectés que
les autres.
La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs 335

Des luttes pour la reconnaissance


aux luttes de reconnaissance

Les luttes de reconnaissance sont évidemment beaucoup plus


violentes que les luttes pour la reconnaissance. Ce sont elles qui
déclenchent guerres et terreurs. Dit dans le langage maussien de
Marcel Mauss et du MAUSS, les luttes pour la reconnaissance
sont des luttes qui visent à obtenir la reconnaissance d’une valeur
plus élevée dans le cadre d’un système de valeurs partagé par
tous, sujets supposés habilités à reconnaître comme sujets en
quête de reconnaissance. Ces derniers veulent faire admettre par
les reconnaisseurs légitimes que les dons qui leur ont été adressés
étaient bien des dons et qu’ils avaient plus de valeur que ce qui
était admis jusqu’à présent.
Le cycle du don, animé, comme l’a montré Mauss, par la triple
obligation de donner, recevoir et rendre, peut être vu comme un
cycle positif. « Symbolique », au sens étymologique originel du
terme, il unit ceux qui rivalisent pour donner. Mais si, dans le cadre
de ce cycle, animé par des valeurs partagées, les moins reconnus, les
dominés, se sentent toujours moins ou moins bien reconnus, alors,
cessant de rechercher ou de demander une reconnaissance suffisante
qui n’arrive jamais, ils basculeront s’ils le peuvent dans un autre
système de valeurs et se mettront en quête d’autres reconnaisseurs
légitimes. Se déclenche alors une lutte de reconnaissance marquée
par l’entrée dans un autre cycle du don, non plus le cycle symbolique
du demander-donner-recevoir et rendre, mais le cycle inverse, le
cycle diabolique, celui qui sépare radicalement, le cycle de l’ignorer-
prendre-refuser-garder14. Au-delà des oppositions maîtrisées,
maîtrisables, le conflit est déclaré, ouvertement ou de manière
latente. La lutte à mort peut (re) commencer.

[à suivre]

14. La dialectique de ces deux cycles (qui ajoute à la triple obligation de donner,
recevoir et rendre, le moment du demander et son inverse, celui de l’ignorer, prendre,
refuser, garder) est développée dans Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La Révolution
du don [2014].
336 Au commencement était la relation… Mais après ?

Références bibliographiques

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Viard Bruno, 2015, Amour-propre. Des choses connues depuis le commencement
du monde, Le Bord de l’eau, Paris.
La reconnaissance est-elle un devoir ?
Arendt, Cavell et la problématisation d’un concept

Davide Sparti

Introduction

Si la thématique de la reconnaissance puise ses racines dans


l’œuvre de Rousseau et connaît son assomption dans la lecture de
Hegel par Kojève, elle occupe aujourd’hui une place si centrale dans
les débats contemporains en éthique et théorie politique que s’impose
à nous de la considérer comme une sorte de patrimoine conceptuel
transversal, commun aux philosophes et aux sciences sociales.
Toutefois, et en dépit d’un accord unanime quant au caractère
éminemment nodal de la notion, fait défaut une détermination
conceptuelle satisfaisante tant de la notion que de son contenu.
Qui plus est, que l’idée de reconnaissance soit ainsi partagée par
plusieurs disciplines ne peut qu’éveiller la suspicion quant à une
univocité supposée de son sens — motif insigne, s’il en est, à la
présente analyse.
De fait, le discours politique actuel ne manque guère l’occasion
de faire référence à l’idée selon laquelle les (différents) membres
d’une société sont supposés pouvoir bénéficier d’un égal respect,
ce qui sous-entend que le « bien fondamental » se traduirait par
l’inclusion de tous comme de chacun au sein de la communauté.
C’est ainsi que se fonderait, en vertu de l’hypothèse primitive
338 Au commencement était la relation… Mais après ?

selon laquelle la définition comme la reproduction de notre identité


supposent et impliquent un acte de reconnaissance, l’impératif
normatif de la reconnaissance : accorder et solliciter des actes de
reconnaissance apparaît, pour nous autres, comme le devoir moral
par excellence. Dans ces conditions, que les débats portant sur
l’usage politique aient à ce point marqué les dernières décennies
ne semble pas être le fruit du hasard, ni non plus qu’ils aient glissé
d’une réflexion sur la politique de la redistribution vers celle d’une
politique identitaire — autrement dit, vers celle d’une politique de
la reconnaissance.
Le présent article vise à déployer une perspective critique envers
ce que l’on a coutume d’appeler « théorie de la reconnaissance »
[Ricœur, 2004 ; Bamkovsky, Le Goff, 2012], théorie qui a pris
son essor au croisement de cette approche normative et de la
philosophie de Hegel. Ainsi, seront d’abord analysées les positions
de Charles Taylor et Axel Honneth, principaux représentants de la
théorie dite « conventionnelle » de la reconnaissance. Par suite, les
notions de « pluralité » et d’« action souveraine » seront introduites
afin de mettre en évidence les difficultés que ne peut manquer
de soulever une telle théorie, notamment eu égard à des notions
telles qu’« identité » et « reconnaissance » et ce, en prenant appui
sur Hannah Arendt et Stanley Cavell [Markell, 2003]. Enfin, et
en employant un terme clé employé par Stanley Cavell, seront
présentés les gains, tant pratiques que conceptuels, d’une politique
de l’acknowledgement, approche alternative. Il ne s’agit néanmoins
et en aucun cas de rejeter cette catégorie de la reconnaissance (ou
du désir d’être reconnu, ou encore l’idée que notre identité soit
partagée ou commune) mais, bien davantage, de problématiser une
surexploitation normative de la reconnaissance afin, en dernière
analyse, de tirer parti d’une image diversifiée et autrement plus
féconde de celle-ci.

La théorie conventionnelle de la reconnaissance

Le postulat initial, partagé tant par Taylor que par Honneth,


tient à ce que notre identité est façonnée de part en part par la
reconnaissance, ou par son absence de reconnaissance — raison
pour laquelle elle revêt un tel caractère impératif. Selon cette
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 339

thèse, très employée en philosophie politique ainsi qu’en


sociologie, notre identité serait non seulement constituée par la
reconnaissance dont elle est l’objet mais, et plus encore, une identité
ne se définirait et n’adviendrait comme telle que par le truchement
d’actes de reconnaissance ; de sorte que, si refuser une marque
de reconnaissance offerte serait manifester un comportement à
tendance autodestructrice, ne pas en offrir serait, par ailleurs, faire
preuve d’injustice. Ce postulat fondamental (autrement dit, que
notre identité ne se stabilise et ne se reproduit que dans la mesure
où elle est reconnue) fonde, selon Taylor, la nécessité impérative de
la reconnaissance. De fait, la génuinité de certaines sollicitations de
reconnaissance est incontestable : comment ne pas admettre qu’une
reconnaissance niée ou, à l’inverse, stigmatisante ne reviendrait
pas à une forme d’oppression projetant une image négative et
dévalorisante sur les individus concernés ? Il appert toutefois
que postuler la normativité immédiate de toute sollicitation de
reconnaissance suppose et implique un certain nombre de limites
et de conjectures non (suffisamment) interrogées, au premier rang
desquelles les difficultés relatives à la conceptualisation du rapport
entre identité et reconnaissance.
Une première difficulté tient ainsi à la nature de l’identité du sujet
reconnu. Taylor définit la politique de la reconnaissance comme « une
politique visant à reconnaître [les autres] dans leur particularité1 »
et en vertu de laquelle « chacun doit être reconnu pour son identité
unique2 ». Ce faisant, tout se passe comme si ces autres détenaient
d’ores et déjà une identité déterminée qu’il suffirait de constater ;
ou encore, comme si l’acte de reconnaissance avait pour objet la
mise en évidence d’un trait identitaire « effectivement possédé ».
Il semble, dès lors, que l’identité, telle qu’elle la conçoit Taylor,
se présente comme un ensemble de faits préalablement donnés
ayant rapport à nous-mêmes, ensemble de faits qui précéderait et
gouvernerait nos actions. Dans ces conditions, la reconnaissance
coïncide avec une capacité à rétablir ou, plutôt, à réinscrire une
correspondance entre la réalité d’une identité et sa prédication.
Selon cette théorie, deux moments sont nécessaires pour que
l’identité devienne véritable, et il importe au plus haut point de

1. « Recognizing [a given group] in its particularity », Taylor [1999, p. 29].


2. « Everyone should be recognized for his or her unique identity », ibid., p 38.
340 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’appréhender de manière adéquate afin d’être, par suite, en mesure


de lui garantir une reconnaissance due et juste. Ces deux moments
sont étroitement liés puisque c’est en vertu de la connaissance de
l’identité véritable de l’autre que le critère permettant de jauger
du succès, ou de l’échec, d’une politique de la reconnaissance
sera déterminé. En d’autres termes, il serait possible d’établir la
réussite ou l’échec de la reconnaissance dès lors que cette dernière
respecte « réellement » l’identité spécifique de tel ou tel agent.
Formulé de manière succincte : « je te reconnais pour ce que tu
es ». En dépit des affirmations de Taylor, qui enracine pourtant la
genèse du soi dans les réseaux d’interlocution, cette conception de
l’identité présupposée par la politique de la reconnaissance apparaît
au contraire comme prédéterminée, ou encore « originariste ».
La théorie de la reconnaissance développée par Honneth vise,
quant à elle, à refléter le développement évolutif de la personne
humaine dans son intégralité. Elle déploie d’abord, dans le cadre
des relations affectives de soin et d’amour (la sphère de l’intimité),
une reconnaissance première qui contribue à définir notre confiance
envers nous-même [Honneth, 1992, p. 172]. Un deuxième moment
se voit, pour sa part, déterminé par les formes de reconnaissance
implicites qui jouent au sein des relations juridiques, car elles
contribuent également à façonner le respect de soi. Enfin, Honneth
décrit une forme de reconnaissance fondée sur la communauté de
valeurs, type de reconnaissance lié à l’exercice de ses capacités, qui
modèle à son tour l’estime de soi. L’importance de ces modèles de
reconnaissance réside, selon Honneth, dans leur « idéal normatif »,
dans la mesure où ils supposent ce qu’il s’agit d’obtenir afin que soit
garanti le plein développement de soi [ibid., p. 205]. Si Honneth
accepte l’idée constructiviste d’une identité provisoire, il n’exclut
pas pour autant la possibilité d’un régime de reconnaissance
susceptible, en dernière analyse, de satisfaire aux exigences de la
pleine réalisation de soi [ibid., p. 209]. Il ne renonce donc pas, en
vertu d’un tel finalisme, à l’idée d’une reconnaissance qui puisse
en fin compte aboutir, ne serait-ce qu’à titre d’idéal régulateur.
Ce faisant, l’on demeure encore dans le cadre d’une politique de
la reconnaissance dont le centre se révèle, une fois encore, être
une notion d’identité entendue comme état ultime ou, du moins,
déterminée. En symétrie avec la conception de la politique de
reconnaissance par le truchement de l’identité « originariste »,
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 341

appelons cette autre conception « téléologique », dans la mesure


où elle se représente l’identité typique (homogène et intacte)
comme la résultante du processus de reconnaissance. Toutefois,
quel indicateur, sinon critère, (discutable) de l’identité (véritable,
authentique) saurait alors nous avertir de ce que telle différence
attribuée à tel ou tel est « excessive », ou nous permettrait de
comprendre que nous ne sommes pas parvenus à rendre compte
de l’inestimable spécificité de ce dernier ?
Ne reste, comme « solution », que celle préconisée par les
adeptes de la théorie conventionnelle de la reconnaissance : la
reconnaissance mutuelle. Selon Taylor et Honneth, la lutte pour la
reconnaissance ne peut trouver d’aboutissement satisfaisant qu’au
sein d’un régime de reconnaissance réciproque entre des égaux, en
ce qu’une reconnaissance de ce type est supposée éliminer l’opacité
et les malentendus nous éloignant les uns des autres, ainsi que, par
suite, les asymétries affligeant les distributions à l’œuvre dans les
processus de reconnaissance. Selon Honneth, l’« obligation de
réciprocité » est « inscrite », en tant que telle, au cœur même du
rapport de reconnaissance [ibid., p. 64]. Ce faisant, la reconnaissance
réciproque ne peut guère éviter le risque de se transformer en
situation idéalisée — trahissant dès lors une tendance commune
à de nombreuses théories normatives, tendance qui subordonne la
réflexion sur les circonstances concrètes de l’identification à un
modèle moral ou philosophique donné et présupposé. De Rousseau
à Foucault en passant par Sartre, une certaine tradition française
n’a, au contraire, pas manqué de souligner le caractère agonistique
des processus de construction identitaire, ce pourquoi elle ne saurait
se satisfaire d’une opposition aussi brutale que tranchée entre
réification et reconnaissance. Honneth, pour sa part, soutient avoir
« toujours maintenu que la reconnaissance mutuelle était possible
et nécessaire » [Honneth, 2012, p. 31]. L’accent est alors mis sur la
manière dont les normes de reconnaissance mutuelle produisent des
identités intactes, unifiées ou authentiques [Honneth, 1992, p. 209].
S’il est possible d’imaginer deux personnes, de sexe, d’origine
géographique et de position sociale différents qui se considéreraient
l’une l’autre, dès leur première rencontre, comme investies d’une
dignité égale, le cas échéant avec politesse, une telle rencontre aurait
toutefois quelque chose de « métaphysique » : elle ne pourrait, en
réalité, ne se tenir qu’entre deux personnes totalement dépourvues
342 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’appartenance ; autrement dit, des sujets affranchis de tout ce qui,


d’ordinaire et spontanément, accompagne les interactions sociales3.

Une tradition alternative : Arendt et Cavell

Afin d’interroger une telle conception de la (politique de)


reconnaissance, prendre appui sur certains des traits et aspects
fondamentaux de l’action mis en évidence par Hannah Arendt
pourrait bien s’avérer des plus pertinents, ne serait-ce que dans
la mesure où elle insiste en premier lieu sur la pluralité inhérente
à toute action. C’est en effet en agissant que nous nous insérons
dans les réseaux de relations humaines, faisceaux d’interactions
pouvant contraster les unes avec les autres — caractéristique qui
en implique une seconde : la conséquentialité. Chacune de nos
actions, nous immergeant dans un contexte relationnel, implique
tout un ensemble de conséquences que l’on ne peut guère prétendre
anticiper, calculer et contrôler à l’avance. Cette pluralité intrinsèque
de l’action contrevient à ce qu’Arendt appelle notre désir de
« souveraineté » (au sens de la Herrschaft hégélienne), désir d’agir
en tant que sujet autodéterminé, autosuffisant et maître de soi, et
ce, dans la mesure où l’expérience de l’interaction est source de
vulnérabilité et d’égarement, possibilité permanente de perte de
repère [Arendt, 1981, ch. V, p. 213 sqq.]. Ce n’est donc pas tant
le caractère imprévisible de l’action qui constituerait une menace
qu’au contraire la disparition de cette dimension, l’imprévisible
correspondant « de manière exacte à l’existence d’une liberté qui
nous fut donnée dans une condition d’absence de souveraineté »
[ibid.]. Quant à l’identité, Arendt souligne combien celle-ci est
soumise à l’exigence de découvrir (à chaque fois) la signification
de nos actions (autrement dit, de constater qui nous serions devenus
« si… ») au sein d’un cadre fondamentalement pluriel et constitué
d’autres êtres humains qui participent, se répondent, réagissent et,
parfois, s’opposent à nous. Dès lors, l’identité se définit comme un
événement se tenant dans l’infra, en vertu de conditions d’exposition
réciproque provoquées par les interactions, dans la mesure où le

3. Hegel a, quant à lui, toujours souligné l’inégalité foncière de tout rapport de


reconnaissance.
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 343

processus de socialisation suppose le fait d’être entouré par d’autres,


entour qui implique à son tour visibilité. Aussi, mon identité ne se
dissimule-t-elle pas en moi, mais n’existe au contraire qu’entre
nous. Bien davantage qu’un fait accompli ou une donnée préalable
— à la manière d’un ensemble de faits précédant et constituant
l’action d’un individu —, l’identité s’avère, selon Arendt, être un
aboutissement (toujours provisoire) de l’action publique ; car, et qui
plus est, la manière dont nous serons amenés à sortir de l’interaction,
autrement dit, la signification dont sera investie notre action, ou
encore, l’identité qui nous sera imputée ne dépend en aucun cas
seulement de nous.
À supposer que cette interprétation arendtienne fût juste, si des
signes doivent être perceptibles et fonctionner à titre d’indicateurs
en vue de l’attribution d’une identité, il demeure qu’il ne saurait y
avoir quoi que ce soit de l’ordre d’une identité en tant que telle et,
par voie de conséquence, rien ne serait davantage erroné que de
chercher à saisir une identité « tout entière » ; à l’instar d’une culture
ou d’un langage auxquels il paraît hasardeux de vouloir imputer
péremptoirement d’inflexibles frontières. Il n’est pas d’identité qui
puisse être constituée ou reconnue « d’un bloc ». Bien au contraire,
une identité se forme et se déforme, se produit et se reproduit au
cours du temps, d’action en action. Il va, bien entendu, de soi
que l’on ne se révèle qu’au travers de ses actions et que l’on agit
toujours en fonction de critères d’attribution de signification que
l’on suppose préalablement partagés. Décider souverainement
ce qui est « évident » en matière d’agir n’est en aucun cas en
notre pouvoir, l’interaction nous contraignant en permanence à le
constater. Que je me révèle au travers de mes conduites n’implique
pas que je sois pour autant l’auteur de mon identité. Ce qu’il serait
possible de devenir au sortir d’une interaction, la signification qui
aura été imputée à nos actes, l’identité qui nous aura été attribuée
— n’est pas de notre ressort. Il s’ensuit que nous ne disposons
de nulle « police d’assurance » à l’encontre de l’incertitude des
effets découlant de nos actes. Une telle garantie impliquerait de se
dégager de la dimension temporelle, ou encore d’évoluer au sein
d’une société si stable et si strictement réglementée que ses acteurs
partageraient d’emblée des critères d’évaluation et d’appréciation
parfaitement identiques. Bref, le verdict quant à notre identité, ainsi
que celui portant sur la signification et la valeur de nos actions est
344 Au commencement était la relation… Mais après ?

remis aux autres, et l’identité elle-même s’avère être en quelque


sorte un équilibre toujours instable entre rapports de reconnaissance.
À l’instar d’Arendt, Cavell — sans préjudice des différences
qui distinguent leurs positions respectives — a souligné à maintes
reprises que l’identité s’établit dans et par l’action ; car il n’est en
aucun cas question de reconnaître ce que nous serions d’ores et déjà.
C’est, bien au contraire, au cours de l’interaction que nous prenons
à chaque fois connaissance de ce que nous sommes apparemment
devenus, de ce qui nous paraît résulter de cette interaction même. Au
cours de nos tentatives visant à nous rendre intelligibles les uns aux
autres, une frontière peut surgir ; ou, plus exactement, nous sommes
amenés à la dessiner nous-mêmes en vertu de la connaissance de
la position qu’il nous arrive d’occuper vis-à-vis de celui, de celle
et de ceux avec lesquels nous nous entretenons. Je n’annonce ni
ne décrète ; bien davantage, je découvre avec qui, et jusqu’à quel
point, je suis en accord [Cavell, 1969, p. 253 sqq. et 263 ; Cavell,
1979, p. 19-20, 31 et 382-383].
Force est pourtant de constater que, d’une part, la catégorie de la
reconnaissance présente tous les caractères d’une pure contingence
et que, d’autre part, la construction d’une identité personnelle se
voit être quelque chose nécessairement potentiel, qui advient
sans arrêt et ne cesse d’advenir. S’il était possible de rendre la
garantie de reconnaissance permanente, nous sortirions aussitôt
de la condition humaine. Or, s’il n’existe aucun point d’arrêt en
matière de reconnaissance, toute interaction implique, fût-ce de
manière implicite, des symboles d’appartenance ou d’exclusion
sociale, tant et si bien que nous « sortons » de chaque interaction
marqués par un imprévisible mélange de reconnaissance et de
méconnaissance. À maints égards, la distribution inégale de la
reconnaissance s’interprète comme le produit d’un échange, comme
le précipité des interactions quotidiennes entre les acteurs. Il ne
paraît pas illégitime d’invoquer, sinon le droit, du moins la nécessité
occasionnelle à se montrer indifférent à l’égard de l’autre, de même
que nombre de circonstances mettent en évidence notre impuissance
à son endroit, de sorte que toute forme de reconnaissance paraît
dans ces cas vide [Cavell, 1989, p. 109]. C’est ainsi que Cavell,
qui considère pourtant l’incapacité à reconnaître autrui comme une
sorte d’analphabétisme relationnel, tient à souligner qu’il s’agit
d’une incapacité relevant de notre champ de possibilités. Est-il
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 345

dès lors seulement possible d’affirmer, à l’instar de Honneth, que


la formation de notre identité dépend effectivement d’avoir reçu au
préalable et selon la forme appropriée la reconnaissance adéquate ?
Il semble au contraire préférable de soutenir que notre identité peut à
chaque fois se voir reconnue à l’issue d’un épisode d’interaction, ne
serait-ce qu’en vertu de l’incertitude potentielle quant à la manière
dont notre action sera accueillie et comment, à notre tour, nous
réagirions à cette réception.
Ainsi la reconnaissance est-elle avant tout un processus qui
n’atteint jamais son terme, qui se déploie indéfiniment et dont les
effets sont nécessairement imprévisibles. À supposer qu’une telle
conception, performative, de la reconnaissance soit acceptable, il
s’ensuit que nous ne sommes jamais ni connus ni confirmés à titre
d’identité prétendument véritable, mais que nous sommes bien au
contraire perpétuellement remis en question et livrés à la possibilité
de devenir-autre. La théorie classique de la reconnaissance
paraît supposer que celui qui sollicite de la reconnaissance, ou
prétend à être reconnu, est en situation d’immunité vis-à-vis des
conséquences qu’implique l’exposition de soi au cœur du processus
de reconnaissance. Il appert bien davantage que l’identité de celui
qui demande à être reconnu (ainsi que celle des autres sujets censés
le reconnaître) se modifie au cours de ce processus d’attribution
d’identité réciproque. En outre, savoir en quoi consiste l’identité de
cet autre, combien d’individus partagent cette identité (ou la refusent,
ou ne se reconnaissent pas en elle), quel genre de sollicitation de
reconnaissance est avancé (comment qualifier l’acte illocutoire
accompli par celui qui sollicite une reconnaissance : de quel genre de
requête s’agit-il ?, quelle injustice dénonce-t-elle ?), ou encore qui
mérite d’être reconnu et comment, et d’autres encore, demeurent des
questions par définition ouvertes. Quand bien même identifier les
violations du respect serait chose relativement aisée [par ex. Rorty,
1989 ; Margalit, 2001], car on en connaît les effets (elles privent
le sujet d’une source de valorisation [Lazzeri, 2009]), déduire de
ces violations un corrélat positif s’avère en revanche une affaire
autrement plus délicate. Les politiques de la reconnaissance, quant
à elles, supposent que les sujets impliqués dans une controverse
identitaire sont toujours déjà identifiés au préalable. Ce qui se
rencontre ici pourrait être appelé la « réticence normative » à la
reconnaissance. Quelles procédures peut-on invoquer pour décider
346 Au commencement était la relation… Mais après ?

si, quand et comment répondre à une demande de reconnaissance ?


En quelle occasion est-on supposé reconnaître tel sujet et non pas
tel autre ?

D’une politique de la reconnaissance


à une politique de l’acknowledgement

Ce que l’on appelle « politique de la reconnaissance » suppose


ainsi d’emblée que les sujets auxquels elle est censée s’appliquer
soient d’ores et déjà entièrement déterminés ; en d’autres termes,
qu’ils aient déjà été reconnus et ce, dans les deux sens de
l’expression : et identifiés et compris, de manière si exhaustive
qu’il serait possible d’établir avec la plus grande précision le respect
et l’estime qui leur échoiraient. Or une telle approche néglige deux
aspects étroitement liés.
Tout d’abord, tout acte d’identification (et plus encore lorsque
l’objet de cet acte d’identification est représenté par des acteurs qui
souffrent une injustice) est en lui-même, en tant que discrimination,
une forme potentielle d’injustice, de déclassement ou encore
d’identification viciée par les reliquats d’injustices passées. C’est
ici que se tisse le lien unissant identité, reconnaissance et contrôle
social. L’usage de la catégorie d’identité sous-entend une exigence
d’ordre cognitif et non pas tant une exigence de stabilité ou de
substantialité ontologique ; il s’agit bien plutôt d’une exigence liée à
la connaissance de qui nous avons affaire afin d’assouvir un besoin
de définibilité [Descombes, 2004]. C’est en vertu de la distinction
tracée par un observateur que l’identité se dote d’un contour [Sparti,
1996]. Bien avant de se traduire par la rassurante approbation, il
s’agit bien davantage de saisir une chose (fût-ce n fois) en tant
que chose, identique à elle-même et non pas quelque chose qu’elle
ne serait pas ; en d’autres termes, il s’est agi de stabiliser cette
différence. Dès lors, l’identité n’est rien d’autre qu’une continuité
dans la différence en tant qu’elle est reconnue par un observateur. Il
convient donc de parler, en lieu et place d’identité, d’identification,
de notre capacité à identifier et à distinguer, ce qui serait autrement
plus intellectuellement probe.
Par conséquent, et comme l’observait Foucault [1997], la
reconnaissance est bien davantage qu’une simple propriété
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 347

à distribuer : elle présuppose toujours un ensemble de normes


gouvernant les modalités de la reconnaissabilité. La reconnaissance
ne se laisse en aucun cas réduire à la bonne disposition individuelle
de celui qui accepterait de reconnaître son prochain — comme
le soutiennent les partisans des politiques de la reconnaissance,
comme s’il s’agissait là d’une vertu morale à cultiver. Que ce
soit de manière explicite et implicite, l’acte de reconnaissance
repose sur un ensemble défini de critères discriminant ce qui peut
et ce qui ne peut pas être reconnu. Cela étant, et quand bien même
l’objection porterait, reste ouverte la question de savoir ce qui rend
possible l’acte de reconnaissance dès lors qu’il ne saurait s’agir
de l’attribution d’un simple talent ; car cet « autre », quoi qu’il
en soit, sera toujours renvoyé, implicitement ou explicitement, à
certains critères lui permettant de voir et de juger comment et qui
je suis. C’est dans la mesure où elle émerge au point de croisement
de faisceaux de positions permettant de situer aussi bien des sujets
individuels que collectifs au sein de réseaux de renvoi que l’identité
peut être considérée comme le pôle imaginaire des processus
d’identification — et non pas l’inverse.
Un second trait, que les partisans de la politique de la
reconnaissance ont tendance, sinon à négliger, du moins à sous-
estimer, tient à la fixation ad vitam des identités des sujets reconnus
ou voués à la reconnaissance. Si, d’un point de vue moral, la nécessité
de garantir à un ensemble donné d’êtres humains la reconnaissance
qui lui revient paraît pleinement justifiable, il reste qu’il importe au
plus haut point de ne pas devoir s’engager de la sorte à la fixation
rigide et pérenne des frontières d’une identité personnelle ou
culturelle. Or force est pourtant de constater que des politiques de
sauvegarde des identités (collectives) se mettent aujourd’hui en
œuvre en obéissant à une logique de l’ordre de la « réserve » ou
de la « niche écologique » qui, à leur tour, naturalisent et réifient
ces identités ; l’un des effets paradoxaux de la reconnaissance
tient à ce qu’elle peut inciter des groupes à se réfugier au sein de
leur appartenance identitaire, à se cloîtrer et claustrer dans leur
différence, fût-ce au risque d’une « tribalisation » progressive de
la société.
Tout ceci invite donc à méditer à nouveaux frais ce qui distingue
la reconnaissance telle que la conçoivent les partisans de la théorie
348 Au commencement était la relation… Mais après ?

conventionnelle et la notion cavellienne d’acknowledgment4.


Cette dernière est certes polysémique mais, à la différence de
la notion de reconnaissance entendue en son sens traditionnel et
« conventionnel », elle présente la particularité de renvoyer, avant
toute autre chose, non pas au sujet reconnu ou à son identité mais,
au contraire, au sujet reconnaissant. En d’autres termes, je ne me
borne pas à te reconnaître, mais je prends également connaissance de
quelque chose qui me regarde ou, plus encore, qui nous regarde tous
les deux. Plutôt que reconnaître ton identité, la mienne, je prends
connaissance de la situation dans laquelle nous nous trouvons
impliqués, son objet étant constitué par les conditions de l’action
humaine, autrement dit, par le contexte agentiel. Un corollaire
déductible du passage d’une politique de la reconnaissance à une
politique de l’acknowledgement tient précisément aux conditions
de l’action humaine et ce, en prenant acte du caractère imprévisible
des interactions sociales, ainsi que du déficit de souveraineté qui
les caractérise, en acceptant la part de d’inattendu inhérente à la vie
sociale. Une telle conclusion met en évidence un échec, non pas
d’ordre épistémique (comme si des informations suffisantes quant
à l’identité de l’autre me faisaient défaut, ce qui m’aurait empêché
d’être « fidèle », en termes cognitifs, à son identité véritable), non pas
non plus d’ordre normatif, mais relève bien davantage d’un défaut
d’acknowledgement, en ce qu’en l’occurrence j’omets de prendre
connaissance, d’une part, des traits spécifiques des interactions
sociales, d’autre part, des circonstances en vertu desquelles une
reconnaissance est un acte performatif et, enfin, que l’identité est
quelque chose de mobile, puisqu’elle n’est ni donnée (puisqu’elle
émerge des réseaux relationnels), ni définitivement achevée.

Reconnaissance performative

Il s’est agi jusqu’ici de développer deux critiques fondamentales


à l’encontre des positions soutenues par Taylor et Honneth et ce,
par le truchement d’une contestation du réalisme épistémologique
implicite qui joue au sein de la théorie conventionnelle de la

4. Voir Cavell [1969, chap. IX ; 1979, part. II]. Voir également Tully [2000], et
surtout Ikäheimo et Laitinen [2007].
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 349

reconnaissance. Il est hautement significatif que, lorsque Taylor


soutient qu’« avec la politique de la différence, ce que l’on nous
demande de reconnaître, c’est l’identité de cet individu ou de ce
groupe, ce qui le distingue de tous les autres » [Taylor, 1999, p. 24,
trad fr. 1994, p. 57], il suppose implicitement une prétendue capacité
de la reconnaissance à saisir et à représenter une identité, comme
si reconnaître était constater, re-connaître, prendre connaissance
de quelque chose qui serait indubitablement là. Ce faisant, il en
vient à occulter la dynamique relationnelle, qui s’avère pourtant
la caractéristique propre des pratiques de reconnaissance et ce, de
telle sorte que l’on en arrive à considérer cette dynamique comme
une « chose » qu’il suffirait de transférer de manière quantitative,
alors qu’elle se caractérise au contraire comme une interaction
sociale dont les issues peuvent être les plus diverses. Si Honneth se
distingue de Taylor sur ce point, dans la mesure où il ne saurait être
question, selon lui, d’identités préconstituées déterminant a priori
les résultats des actes de reconnaissance, il n’en reste pas moins que
ce dernier n’exclut pas le moins du monde la possibilité d’un régime
de reconnaissance au sein duquel se réaliser pleinement serait
possible. Or cette idée de « finalité » associée à la reconnaissance
paraît des plus problématiques. C’est cette prétendue identité, saine,
authentique, due, qui devient alors le critère supposé permettre de
savoir si le degré de différence attribué à tel ou tel sujet est excessif.
Selon l’approche défendue ici, la catégorie de la reconnaissance
est bien plutôt appelée à s’affranchir de la thématique épistémologique
de la connaissance afin de se voir au contraire appréciée comme un
acte performatif et processuel, inachevable et dont les effets sont
par nature imprévisibles. Dès lors qu’est admise l’importance de
la fonction performative au sein du procès de reconnaissance, il
devient crucial d’analyser les circonstances de son actualisation
ainsi que les effets qu’elle suscite. Le déni de la dimension
performative de la reconnaissance, dont font preuve les partisans
de son usage politique, se traduit par le refus de considérer les
effets produits par la reconnaissance en acte, comme si celui que
revendique ou sollicite un acte de reconnaissance était immunisé
face aux conséquences qu’entraîne le choix de s’exposer à la
pratique de la reconnaissance. Ainsi, et tandis qu’une classification
naturaliste est nécessairement indifférente envers la chose classifiée
(puisqu’elle n’entraîne aucune conséquence envers la nature de la
350 Au commencement était la relation… Mais après ?

chose classifiée), il en va tout autrement en matière de classification


sociale : que j’appelle tel liquide « whisky » ne modifie en rien
ce qu’il est. Alors que si je dis des Sénégalais que ce sont des
« fainéants », une telle opération entraîne plusieurs ordres d’effets
couvrant l’attitude que manifestent ceux qui interagissent avec eux,
jusqu’à la perception des Sénégalais par eux-mêmes. C’est dès lors
en vertu de ce pouvoir de comprendre la manière dont nous sommes
reconnus et, par-là, définis, dénommés, classifiés que l’identité
de celui qui sollicite un acte de reconnaissance est susceptible
de modification au cours de l’interaction. Dans ces conditions,
reconnaître revient à décerner une attestation d’identité et non pas à
une sorte d’entreprise archéologique visant à reconstituer l’identité
« véritable » de celui que l’on reconnaît.
Le second argument critique ici en jeu tient à ce que les partisans
de la théorie conventionnelle de la reconnaissance sous-estiment
l’inachèvement caractéristique de la reconnaissance. Celle-ci reste
constamment la prérogative exclusive de celui qui l’accorde ; s’il
nous est loisible d’en bénéficier, nous en dépendons indéfiniment,
et quand bien même nous serions bel et bien reconnus à tel et tel
instant. Par conséquent, la reconnaissance ne saurait être quoi que
ce soit dont il serait possible de se passer une fois que l’on en aurait
bénéficié. Conséquence de la conséquence, si le « bien », ou la
« qualité », reçu peut être transférable [Sparti, 2003], il ne saurait par
contre être pérenne car il n’existe nul seuil ultime (absolu et définitif)
à la reconnaissance qui, une fois franchi, impliquerait une garantie
quant à son identité : est-il seulement raisonnable de supposer qu’un
seuil puisse être atteint lorsque nous prenons un autre individu en
pitié, que nous l’aidons, le soignons, l’écoutons, acceptons ses
excuses ou apprécions ses qualités et au-delà duquel d’aucuns
diraient « ça y est, je t’ai suffisamment reconnu » ? En matière de
reconnaissance, il n’existe aucune frontière ultime à franchir, dont
le cortège d’énoncés tels que « laisse-moi une chance », « laisse-moi
essayer », « donne-moi une dernière opportunité » montre bien la
perpétuelle réitération. Ce qui se joue ici tient à la certitude ou, au
contraire, l’incertitude dans laquelle se trouve l’agent par rapport
à celui dont l’identité sera l’objet d’une reconnaissance de longue
durée mise en œuvre par ses partenaires sociaux. Si notre soif de
reconnaissance n’était pas inextinguible, si dire un jour à quelqu’un
« je t’ai suffisamment reconnu, ton identité s’est réalisée une fois
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 351

pour toutes » avait un sens, bref, s’il existait un moyen de rendre


la garantie de reconnaissance permanente, nous sortirions aussitôt
de la condition humaine.
Ces deux critiques n’encourent-elles pas cependant le risque
d’une surestimation esthétisante du caractère provisoire et
contingent d’une identité produire par une série de pratiques, voire
se muer en une sorte d’éloge de la dispersion de l’identité ? À
dire vrai, cette objection ne porte pas car les inquiétudes qu’elle
suppute n’ont pas lieu d’être et, précisément, parce qu’il ne saurait
y avoir d’alternative. L’identité souveraine est une construction
mythique ; il convient dès lors d’inverser l’ordre des conditions et
des conditionnés : c’est la relation qui se trouve au fondement et
non pas l’identité. À supposer qu’une telle hypothèse fût plausible et
que l’on considéra sérieusement la nature éminemment contingente,
relative et indéfinie de la reconnaissance et, par suite, l’inachèvement
à l’œuvre dans la construction d’une identité — laquelle advient
et ne cesse d’advenir —, à quoi bon s’interroger sur le moment à
partir duquel un sujet donné serait en droit de se considérer comme
reconnu ? Que signifierait de recevoir une assurance pleine et
entière quant à son identité ? Si être pris à contre-pied peut être
source d’angoisse, c’est également là une opportunité à saisir : être
interpellé, appelé hors de soi, associé à quelque chose que l’on n’est
pas, être dépaysé, poussé à agir, contraint à chercher ailleurs, hors
de soi, mais ce, en laissant par-devers soi ce qu’Arendt appelle notre
« désir de souveraineté ». En d’autres termes, un écart sépare la
représentation dominante de ce type d’événements et les processus
dynamiques que la théorie d’Arendt a permis de mettre en lumière.
On ne peut pas ne pas constater, prendre acte de ce que l’identité
est le produit d’un processus et non pas sa prémisse.

Conclusion

La perspective développée par Cavell est diagnostique : il


n’est pas pour lui question d’esquisser une théorie normative de
la reconnaissance. Son objectif est davantage d’ordre réflexif en
ce qu’il s’attache à nous-mêmes, nos tentations — à l’impensé
du chercheur. Passer du niveau de la reconnaissance à celui de
l’acknowledgement est ni plus ni moins adopter cette perspective. Il
352 Au commencement était la relation… Mais après ?

s’agit d’assumer consciemment certains caractères définissant notre


situation humaine [Markell, 2003]. Ce qu’il importe de reconnaître,
en somme, n’est ni son propre « soi », ni celui de l’autre, mais bien
que nous ne soyons jamais tout à fait les mêmes par rapport à la
manière dont nous nous représentons la connaissance dont nous
disposons. La réponse à une telle découverte — fût-elle perçue
comme oppressante — ne peut pas être un recentrement sur soi ou
l’aspiration au recentrement de soi comme idéal de vie, car cet idéal
« souverain », qui vise à exercer un contrôle stable sur notre identité,
est précisément fondé sur un malentendu. Ce n’est pas l’irruption
de la surprise, de l’inattendu, de l’imprévisible qui nous menace,
mais, au contraire, le risque que ces dimensions disparaissent.
L’invitation à assumer l’imprévisibilité en tant que condition de
l’interaction — l’invitation à prendre connaissance des conditions
de déroulement de l’action humaine — ne doit pas être comprise
comme une exhortation à porter un lourd fardeau mais comme une
découverte de ces éléments qui donnent à l’action humaine sa force
et son potentiel : le risque de la méconnaissance est immanent à la
reconnaissance. Il ne s’agit pas, cependant, de la méconnaissance
de quelqu’un, comme si j’avais été incapable de saisir pleinement
les caractères de l’autre, comme si mon échec découlait d’un
déficit cognitif, mais d’une méconnaissance plus subtile, liée à un
malentendu au sujet des catégories de la reconnaissance et l’identité
elles-mêmes, une méprise quant à ce que nous attendons d’elles.

Références bibliographiques

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La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 353

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T ully James, 2000, « Struggles over recognition and distribution »,
Constellations, 7, no 4, Blackwell, Oxford.
 
Une relation effacée

Jean-Baptiste Lamarche

La théorie freudienne de la volonté inconsciente est celle


d’une volonté préréflexive, prélangagière et présociale : la
pulsion [Mitchell, 1988]. On le verra plus loin, la découverte de
la volonté inconsciente est racontée par Freud comme étant le
sous-produit d’une observation de soi effectuée par un individu
qui se soustrait à l’emprise des exigences du monde social. Cette
observation pure permettrait à chacun de découvrir en lui-même
une volonté présocialisée. En ce sens, la théorie psychanalytique
serait un phénomène presque aussi métasocial que la volonté
inconsciente dont elle se fait le porte-parole. L’approche de ce
récit est « intellectualiste », au sens que John Dewey accorde à
ce terme : la théorie naîtrait d’une observation effectuée par un
spectateur situé en retrait du monde [Dewey, 2014, p. 212]. Nous
l’appellerons donc le récit intellectualiste de la genèse de la théorie
de la pulsion.
Ce récit tombe sous le coup de la critique (dite « situationnelle »,
ou « écologique ») de l’intellectualisme par Dewey. Ce dernier
soutient que la théorie est inséparable de la situation à laquelle
elle réagit : que « le connaître n’est pas l’acte d’un spectateur se
tenant en dehors de la scène naturelle et sociale, mais l’acte d’un
participant » et que « le véritable objet de la connaissance se situe
au niveau des conséquences de l’action dirigée » [ibid.]. Dans le
cas qui nous occupe, en tout cas, cette critique fait mouche : l’idée
que la psychanalyse est étrangère au monde social historique est
massivement contredite par l’immense succès mondain de celle-ci.
356 Au commencement était la relation… Mais après ?

En effet, la psychanalyse est loin d’être demeurée une théorie


de cabinet. En montrant à ses lecteurs et ses patients comment
imputer des désirs refoulés à des gestes et des conduites, Freud leur
a indiqué comment il était possible de négocier des interactions
d’une manière nouvelle. Il a ainsi institué une véritable pratique
sociale, qui s’est rapidement diffusée : dans des sphères d’activité
variées, une multitude de contemporains ont recouru et recourent
encore à la psychanalyse pour se rendre compte les uns aux autres
de leurs faits et gestes [Berger, 1980, p. 45-59]. C’est donc sur un
fait social imposant que la conception intellectualiste ferme les
yeux lorsqu’elle décrit la psychanalyse comme un pur regard, situé
au-delà du monde des interactions médiatisées par des symboles.
En suivant l’approche situationnelle, nous proposerons ici un
contre-récit de la genèse de la théorie de la pulsion, qui tient compte
de sa dimension sociale5. Ce récit montrera que la théorie freudienne
d’une volonté présociale fut un outil créé dans le contexte d’une
thérapie, afin de réagir à des incertitudes sur la manière de poursuivre
cette action concertée. Le portrait du rapport à soi qu’offrait cette
théorie découlait d’une appréhension de cette relation thérapeutique.
C’est d’ailleurs parce que ce portrait du rapport à soi offrait d’abord
et avant tout une configuration de cette relation qu’il pouvait la
guider, en indiquant une voie à suivre pour poursuivre l’interaction
bloquée. Loin d’être plus ou moins accidentelle, cette composante
situationnelle est inhérente à cet outil : pour se servir de celui-ci
pour éclairer le rapport à soi d’Untel, il faut partir du rapport de ce
dernier à différents partenaires d’actions sociales – à son thérapeute,
ou bien encore, hors des murs de la clinique, au témoin de ses actions
qui recourt à la psychanalyse pour expliquer celles-ci. Dans tous les
cas, l’interaction se fait conférer sens et ordre en étant implicitement
évaluée au regard de significations communes dotées d’autorité
dans les sociétés démocratiques contemporaines. La théorie de
la volonté présociale a ainsi rendu possible une stratégie d’action
adaptée à un environnement d’interaction façonné en profondeur
par le recours antérieur à ces significations communes.

5. Nous ne partons pas de zéro : dans des travaux méconnus, Valentin N.


Voloshinov avait commencé à réaliser une telle description en situation de l’image
freudienne de l’esprit [Voloshinov, 1980a ; 1980b].
Une relation effacée 357

Nous présenterons d’abord la théorie freudienne de la volonté


présocialisée et de sa découverte dans les termes intellectualistes
de Freud. Puis, nous procéderons à un renversement de perspective
en décrivant dans leurs situations la génèse et les usages de cette
même théorie.

Volonté et relation selon la théorie freudienne

Deux volontés

Freud soutient qu’on peut « faire remonter » des phénomènes


variés (troubles de comportement, oublis, maladresses, erreurs,
maladies, gestes insensés, etc.) à « l’intervention de motifs inconnus
et inavoués – ou, comme on peut aussi le dire, à une contre-
volonté » [OC, V, p. 243]6, opposée à la volonté consciente, celle
que son porteur reconnaît comme sienne par des déclarations. Ces
phénomènes variés sont autant de « symptômes » de la présence
de cette contre-volonté ; ils indiquent que leur porteur a perdu une
partie de la capacité d’exprimer verbalement ses différents motifs.
Freud élabora ses deux théories « topiques » afin d’identifier les
quasi-personnes intérieures (d’abord le moi et l’inconscient ; puis
le ça, le moi et le surmoi) porteuses du vouloir et du contre-vouloir.
Ce clivage de la volonté individuelle a suscité le refoulement
qui, en retour, l’a renforcé. La théorie du refoulement, « le pilier
sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse » [OC, XII, p. 258],
suppose qu’un désir indésirable peut être expulsé hors d’un espace
métaphorique intérieur, le préconscient, vers une région analogue
plus intérieure encore, l’inconscient [OC, XIV, p. 305-306]. La
résistance empêche ensuite le désir refoulé de revenir dans la
conscience [OC, VI, p. 6]. Les différents symptômes sont autant
de formes que peut prendre « un retour du refoulé » par l’entremise
duquel le contre-vouloir refusé tente de se manifester [OC, XIII,
p. 197].
Pour se débarrasser de ces symptômes, le patient devra
reconnaître que son contre-vouloir qui, dans un premier temps,

6. L’abréviation « OC » est suivie du volume et de la page des Œuvres complètes


de Freud [1989-2015].
358 Au commencement était la relation… Mais après ?

lui paraît étranger, est en réalité son vouloir premier, jusque-là


refoulé par sa volonté ordinaire. En sens inverse, cette dernière lui
apparaîtra comme un vouloir domestiqué, « identique à l’injonction
sociale » [OC, XIV, p. 321]. Au terme de cette thérapie, le principal
intéressé parviendra, en avouant le désir refoulé, à le faire sien. Il
pourra alors dire que son ancien « moi » était une « puissance qui
dénie l’inconscient » et qu’il n’avait jusque-là refusé ce désir que
parce qu’il avait adopté « le point de vue du refoulement » [OC,
XIV, p. 393].
Cette thérapie met en scène le conflit de deux volontés
complètement dissemblables. À la « pulsion domestiquée »,
s’opposerait la pulsion, cette « motion pulsionnelle sauvage, non
domptée par le moi » [OC, XVIII, p. 266] : à une volonté produite
par la relation à autrui, s’opposerait une volonté qui précède cette
relation et qui n’a d’aucune manière été modifiée par elle.

Deux relations

La contre-volonté a été découverte dans la cure psychanalytique,


cette forme de psychothérapie qui, en prescrivant au patient de
se livrer à la libre association (en livrant au thérapeute toutes les
pensées qui lui passent par la tête, sans discriminer), l’incite à
remplacer un regard autocritique sur soi par une observation de
soi soustraite à l’autocritique. Chacun pourrait en effet considérer
son monde intérieur de deux façons différentes : comme un pur
observateur, qui se contente de « regarder » en soi ses pensées,
ou bien d’une manière critique, en tentant en plus de conformer
ce monde intérieur aux exigences du monde extérieur. Celui qui
« pratique l’auto-observation » et parvient à « une mise hors circuit de
la critique avec laquelle il a par ailleurs coutume de passer au crible
les pensées qui émergent en lui » [OC, IV, p. 136] agit d’une manière
complètement opposée à celui qui soumet son monde intérieur à cette
critique provenant du monde extérieur. On pourrait opposer terme
à terme l’attitude de celui qui se met en « état d’auto-observation
dépourvue de critique » [OC, IV, p. 139] à celle de celui qui « exerce
en outre une critique, par suite de quoi il rejette, après qu’il les a
perçues, une partie des idées incidentes montant en lui » [OC, IV,
p. 136-137]. La personne qui garde envers elle-même une attitude
purement spectatoriale poursuit l’analyse de ses processus internes
Une relation effacée 359

« sans prendre en considération les autres » [OC, V, p. 57] ; elle reste


« parfaitement objective » en observant ce qui lui vient à l’esprit,
« que cela convienne ou non » [OC, II, p. 175]. À l’inverse, celle qui
s’observe d’un œil critique refoule hors de sa conscience les idées et
désirs inacceptables, ceux qui pourraient susciter les reproches des
autres : « l’auto-observation », alors, n’est qu’un « présupposé […]
à l’activité judiciaire de la conscience morale » [OC, XIX, p. 143].
La cure psychanalytique « ne veut rien introduire de nouveau,
mais veut enlever, retirer » [OC, XVI, p. 51], afin de laisser place
à l’expression jusque-là entravée par le refoulement. En proposant
une neutralisation de la volonté refoulante, la cure rendrait possible
l’expression verbale de la volonté refoulée. En soustrayant le patient
aux exigences critiques inculquées par l’autorité parentale, l’analyse
ouvrirait à la psyché du patient « un lieu d’ébats où il lui est permis
de se déployer dans une liberté presque totale » [OC, XII, p. 194].
Anna Freud écrit pour sa part que ce patient pourrait être observé
« dans un état endopsychique artificiel » [Freud, 1972, p. 24]. La cure
serait une sorte d’espace vide, libre de toute contrainte sociale, dans
lequel pourrait librement s’exprimer la vérité intérieure du patient.
Cette thérapie ne serait pas pour lui un espace façonné par la relation
à l’analyste, mais un espace de relation à soi, coupé du rapport
à autrui. Comme le souligne Roustang [1982], le psychanalyste
est alors présumé absent. Ce présupposé stupéfiant explique par
exemple pourquoi Freud écrit que l’attachement souvent puissant
du patient à l’analyste « ne peut trouver d’explication dans les
circonstances réelles » [OC, XVII, p. 88] et qu’il ne peut donc être
qu’une répétition (un transfert) d’une émotion dirigée en réalité
vers un parent [OC, XII, p. 207-208].
La relation analytique se présente tout à la fois comme une
clé permettant de comprendre la dynamique refoulante exercée
et instaurée par d’autres relations (à commencer par la première
d’entre elles : la relation familiale) et comme un correctif à leurs
effets néfastes. Elle offre une clé, puisque l’investigation de la
psyché du patient est censée révéler la vérité des autres interactions
auxquelles il prend part : la cure, en laissant place à l’expression
de la volonté intérieure du patient, révèle du même coup que cette
expression est restreinte par celles-ci. Aussi la cure évalue-t-elle les
contraintes exercées par différentes formes d’interactions à partir de
la mesure qu’elle offre elle-même. Comme le note Voloshinov, elle
360 Au commencement était la relation… Mais après ?

devient « la mesure de tous les autres rapports » [Voloshinov, 1980b,


p. 68]. La cure est simultanément un correctif à la relation familiale :
cet espace libéré des exigences qui produisent les refoulements offre
une « postéducation au surmontement des résistances internes »
[OC, VI, p. 57], qui peut « corriger les impairs » de l’éducation
parentale [OC, XX, p. 268].
En neutralisant l’action de la volonté identique à l’injonction
sociale, la cure psychanalytique permet au patient d’exprimer
et de reconnaître comme sienne sa volonté première. La cure
apparaît donc comme une scène sur laquelle se confrontent une
volonté domestiquée, née de l’action du monde extérieur sur le
monde intérieur, et une volonté qui, à l’inverse, naît dans le monde
intérieur puis se déploie dans le monde extérieur. Cette thérapie
montre qu’il est possible de former des relations sociales nouvelles,
fondées sur la reconnaissance de la « vérité intérieure » [OC, IX,
p. 92] des différents partenaires de l’action ; dans ces relations
nouvelles, les sentiments suscitant les actions n’ont plus rien à
voir avec l’obligation sociale [OC, V, p. 244]. La mise hors circuit
de la critique parentale intériorisée ouvrirait la porte à un nouveau
mode d’interaction, qui rendrait possible l’expression de la nature
intérieure de chacun : aux relations qui voilent et contraignent un
vouloir premier s’opposeraient les relations qui, en se soustrayant
à l’action de cette contrainte, laisseraient place à l’expression du
vouloir premier.

La théorie freudienne en situation

Ce récit intellectualiste de la découverte de la théorie de la


volonté présocialisée ne tient évidemment pas debout. La contre-
volonté n’est pas aperçue dans un espace métaphorique par l’« œil
intérieur » [OC, II, p. 306] d’un spectateur plongé dans un rapport
à soi coupé du rapport aux autres. L’attribution d’un contre-vouloir
à un geste ou une conduite fut d’abord accomplie par une autre
personne que son auteur ; la théorie de la contre-volonté fut donc
développée et utilisée dans le contexte d’une relation thérapeutique
bien réelle. D’ailleurs, la similitude du rapport à l’analyste avec
celui aux parents explique fort bien que l’attachement au premier
ressemble étrangement à celui à ces derniers : comme le relève
Une relation effacée 361

Vološinov, l’analogie entre ces deux situations « ne signifie pas que
le transfert crée l’analogie, mais, au contraire, que l’analogie des
situations entraîne à parler de transfert » [Voloshinov, 1980a, p. 59].
Dans la suite de ce texte, nous proposerons une approche
situationnelle de la théorie de la contre-volonté : nous analyserons
la manière dont cette théorie définit et guide différentes relations.
Nous commencerons par examiner schématiquement la genèse de
cette théorie, en reconstruisant étape par étape le raisonnement
au terme duquel Freud était en possession de la théorie de la
contre-volonté. En reprenant et approfondissant quelques-unes des
intuitions de Vološinov, nous situerons ensuite cette élaboration dans
le contexte d’une pratique thérapeutique. Nous verrons comment la
théorie de la contre-volonté permettait de répondre à certains des
obstacles rencontrés par cette action concertée. En reconfigurant
cette relation, cette théorie la guidait (ultérieurement, l’idée d’une
contre-volonté fut aussi utilisée en dehors de ce contexte clinique,
pour ordonner d’autres relations). Enfin, nous nous intéresserons
aux normes sociales impliquées dans l’usage de cet outil. Nous
nous intéresserons à l’une des stratégies d’actions qu’il rendait
possibles, afin de montrer qu’elle était parfaitement adaptée à un
environnement d’interaction façonné par les normes sociales qui
prévalent dans les sociétés démocratiques contemporaines.

Le raisonnement de Freud

Il faut bien comprendre que ce que Freud a rencontré dans un


cadre thérapeutique, c’est la résistance. Il a supposé que celle-ci
était une action visant à maintenir une autre action accomplie
préalablement [OC, XVII, p. 271] ; la théorie du refoulement a donc
été élaborée pour expliquer la genèse et la fonction du phénomène de
la résistance (qui serait « issue » du refoulement [OC, XIV, p. 453]).
Cette résistance lui apparut elle-même dans un premier
temps comme une « indocilité thérapeutique », dirigée contre les
« exigences et demandes » du thérapeute [OC, II, p. 311]. Cette
« désobéissance » du patient [OC, XIV, p. 115] est dirigée « contre
l’analyse en général et partant contre la guérison » [OC, XX, p. 41].
La volonté de guérir du médecin rencontrait sur son chemin la
volonté du patient de résister à la guérison. Ce n’est que dans
un second temps que Freud supposa que le patient dirigeait cette
362 Au commencement était la relation… Mais après ?

résistance non seulement contre le thérapeute, mais aussi contre


lui-même. Il ne la dirigeait contre cet interlocuteur que parce qu’il
l’avait dans un premier temps dirigée contre lui-même (d’une
certaine manière, c’était bien le cas, puisque certains des patients
de Freud évitaient de lui parler des sujets auxquels ils préféraient
éviter de penser [Billig, 1999]).

Définir une relation

En fait, la théorie de la contre-volonté fut élaborée de manière


à répondre à certains des obstacles rencontrés par une thérapie
prépsychanalytique. L’explication de ces obstacles que fournit la
théorie de la contre-volonté (l’action thérapeutique du médecin était
bloquée par l’autosuggestion pathogène du patient [OC, I, p. 149])
indiquait comment poursuivre l’action thérapeutique bloquée : en
dévoilant la contre-volonté, en surmontant le refoulement, etc., on
pouvait espérer éradiquer ce refus et guérir le patient.
La théorie de la contre-volonté permit à Freud de déplacer et
de localiser à l’intérieur du patient l’image (antagonique) qu’il
se faisait de sa relation avec son thérapeute. Le conflit intérieur
(que Freud, à tort ou à raison, attribuait au patient) censé avoir
suscité un refoulement était extrapolé à partir de la résistance
du patient, laquelle offrait avant tout un portrait du rapport du
patient à l’analyste : il est donc juste de dire que « toute la théorie
psychanalytique est […] édifiée sur la perception de la résistance
que nous offre le patient » [OC, XIX, p. 151]. Il faut donc dire que
le conflit intérieur des deux volontés redouble le conflit supposé des
deux personnes. Comme le souligne Vološinov, dans la mesure où
l’inconscient freudien est dressé, « contre le médecin, ses exigences
et ses opinions », on peut dire que la peinture des conflits supposés
des quasi-personnes transpose des rapports sociaux au sein d’une
âme individuelle [Voloshinov, 1980b, p. 175-176].
La théorie du refoulement a rapidement été utilisée hors des
murs des cabinets de consultation. En contrastant la perspective de
l’auteur d’une action inavouée (qui « ne sait rien de l’intention »
qui anime son propre geste) à celle de son témoin (qui parvient
au contraire à identifier le désir refoulé de cet auteur) [OC, V,
p. 304], Freud élargit prodigieusement le champ des situations
dans lesquelles il était possible d’expliquer des actions comme le
Une relation effacée 363

fruit d’un conflit intérieur des volontés. Par exemple, il devenait


possible de comprendre l’action rituelle, cette action qui semblait
irrationnelle à l’athée qu’était Freud, par un tel conflit [OC, VIII,
p. 135-146] : la volonté refoulante était celle qui poussait le fidèle
à pratiquer le rite, à première vue de son plein gré (puisqu’il la
faisait sienne par des déclarations) ; la volonté présocialisée refoulée
était celle qui opposait sourdement à cette activité des objections
identiques à celles de Freud. C’est donc le différend d’appréciation
entre le témoin du rite (Freud) et son participant qui était déplacé
et localisé par le premier à l’intérieur du second.
La même logique apparaît clairement à l’œuvre dans bien des
cas où des héritiers de Freud ont attribué des contre-désirs refoulés
à des actions. Par exemple, le psychanalyste marxiste Wilhem
Reich affirmait que l’ouvrier qui appuyait les forces de la réaction
politique le faisait parce qu’il avait refoulé sa volonté première –
laquelle l’aurait plutôt poussé à l’action révolutionnaire. Cet ouvrier
réactionnaire « porte en lui-même la contradiction » entre révolution
et réaction [Reich, 1977, p. 43], puisque sa volonté présocialisée
(révolutionnaire) s’objecte intérieurement aux décisions conscientes
(réactionnaires) prises par sa volonté socialisée. De cette manière,
l’antagonisme entre l’auteur révolutionnaire qu’était Reich et l’ouvrier
réactionnaire était transposé par le premier à l’intérieur du second.

Les exigences du contrat

On entrevoit que la théorie de la contre-volonté rend possible une


stratégie d’action inédite. Grâce à cette théorie, celui qui s’objecte
à une action dont il est témoin peut déplacer dans l’auteur de cette
action le différend (embryonnaire ou déclaré) qui les oppose. En
affirmant que cette action est accomplie par une volonté domestiquée
et refoulante, il transpose dans l’« inconscient » du porteur présumé
du refoulement un vouloir semblable au sien : ce dernier – un vouloir
indompté – aurait été refoulé.
Ce témoin procède ainsi à un tri des actions en jeu dans un
contexte d’interaction donné : certaines d’entre elles sont attribuées
à un vouloir indompté, d’autres à un vouloir domestiqué. La théorie
du refoulement est donc utilisée ici, tout comme l’avaient été les
théories classiques du contrat social élaborées à l’époque moderne,
pour « faire le partage entre les éléments sociaux de la nature humaine
364 Au commencement était la relation… Mais après ?

et ceux qui dérivent directement de la constitution psychologique


de l’individu » [Durkheim, 2008, p. 37]. Les théoriciens du contrat
social tentaient d’imaginer l’ordre politique comme le fruit d’un
contrat, c’est-à-dire comme une relation fondée sur le consentement
des partenaires. Durkheim note que le départage entre les éléments
sociaux et présociaux devait évaluer si les arrangements existants
découlaient ou non d’un tel consentement. « Pour juger ce qui a
été fait, c’est-à-dire les formes historiques de l’association, il faut
voir ce qu’elles sont par rapport à cette constitution fondamentale,
si elles en dérivent logiquement ou si elles la faussent ; et, pour
déterminer celle qui doit les remplacer, c’est à l’analyse de l’homme
naturel qu’il faut demander les prémisses du raisonnement. » [ibid.,
p. 39]. Le départage similaire effectué plusieurs siècles plus tard
par les utilisateurs de la théorie de la contre-volonté indomptée
devait lui aussi évaluer les décisions et les arrangements existants
à partir d’une sorte de point archimédien, situé hors du monde des
transactions sociales.
Ce départage doit permettre de déterminer que le porteur du
symptôme est habité par une volonté qu’au moins une relation a
contrainte. Or, comme le souligne Durkheim dans le cadre d’un
riche développement sur le « contrat consensuel » qui contient
en germe une véritable sociologie historique de la psychanalyse
[Durkheim, 1990, p. 221-230], le consentement accordé à un contrat
n’est valide que s’il est exprimé par une personne dont la volonté
n’a pas été forcée par des partenaires de l’action : l’accord, lorsqu’il
est donné par une volonté contrainte, est « vicié » [ibid., p. 228].
Par extension, tout geste accompli par une volonté domestiquée est
un geste qui dévie des exigences contractuelles.
À elle seule, l’opération qui consiste à imputer un contre-vouloir
refoulé à une conduite laisse entrevoir l’extraordinaire avancée du
contrat depuis l’époque des théories du contrat social. D’abord,
parce que d’innombrables contemporains ont eu recours à cette
pratique pour configurer des myriades d’interactions à partir d’un
regard façonné par les attentes contractuelles que nous venons de
voir. Ensuite, parce que l’image d’un « contrat social » n’est dès lors
plus cantonnée dans le domaine spécialisé de la théorie politique :
elle est enchâssée dans une pratique, inscrite dans les mœurs. En
fait, comme l’a bien montré Charles Taylor [2011, p. 289-391], cette
image a transformé profondément notre « imaginaire social », cette
Une relation effacée 365

compréhension commune implicite qui donne sens aux pratiques


collectives et ainsi les rend possible. Enfin, parce que cette pratique
débouche sur une interrogation inédite de la légitimité de l’autorité
parentale, soupçonnée de paralyser durablement la capacité
d’accorder un consentement libre : voilà donc une irruption du
contrat dans une sphère d’activité (la vie familiale) que les théories
du contrat social, parce qu’elles l’avaient rangée du côté de la
« constitution psychologique » de « l’homme naturel », n’avaient
pas tenté d’assujettir à ses exigences.
Revenons à la stratégie d’action que rend possible cette pratique.
Dans le conflit des volontés transposé à l’intérieur de l’auteur de
l’action, la volonté identique à celle du témoin psychanalytique,
celle que seul ce dernier est en mesure d’identifier, est la volonté
présocialisée, non contrainte. Celui qui impute des désirs refoulés
aux actions dont il est le témoin prétend par le fait même être le
porte-parole légitime de la libre volonté de l’auteur de ces actions,
lequel se trouve par le fait même menacé d’être destitué de ce titre :
observées au travers des lunettes psychanalytiques, les faits et gestes
que cet auteur prétend avoir décidées de son plein gré (les pratiques
rituelles observées par Freud, les engagements politiques des
adversaires de Reich, etc.) apparaissent plutôt comme les fruits d’une
contrainte de sa volonté intérieure par l’injonction sociale. Qui plus
est, l’auteur de ces actions est fréquemment sommé de reconnaître
dans la perspective de ce témoin son propre point de vue, jusque-là
refoulé. Ainsi, le témoin, en imputant une volonté domestiquée à
l’action d’autrui, la conteste, en invoquant implicitement un principe
qui, dans la société contractuelle moderne, se fait reconnaître une
autorité primordiale : la libre volonté. Autrement dit, cette pratique
permet paradoxalement de contraindre l’action d’autrui au nom
même de la critique de la contrainte sociale.
Une action aussi paradoxale ne peut être accomplie que parce que
la règle sociale sur laquelle elle s’appuie demeure tout aussi invisible
que la relation qu’elle sert à configurer. On le voit, la pratique qui
consiste à imputer un contre-vouloir à une conduite permet une
stratégie d’action on ne peut mieux adaptée à un environnement
d’interaction façonné par des exigences contractuelles : elle est
tout à fait adaptée à une société qui, en raison des exigences
d’autonomie qui la constituent, est portée à se nier comme société
dans le mouvement même par lequel elle affirme son autorité.
366 Au commencement était la relation… Mais après ?

Conclusion

Ironiquement, examiner en situation la genèse de la théorie


freudienne qui affirme l’indépendance d’une volonté première
sur la relation a permis de déterminer que cette même théorie est
doublement dépendante du monde social-historique des interactions
humaines. D’abord, parce que le regard psychanalytique que
le témoin de l’action lance sur l’auteur de celle-ci émerge à
l’intérieur d’une relation, qu’il forme ou re-forme. Ensuite,
parce que le processus de création de cette relation duelle est
rattaché à d’autres relations, celles qui ont façonné le monde
qui lui préexistait. Le témoin psychanalytique pense et organise
ses rapports au porteur présumé du contre-vouloir à partir d’un
outil adapté à un monde façonné en profondeur par des exigences
contractuelles d’autonomie et d’authenticité. La situation n’est
pas fondamentalement différente lorsque c’est l’auteur de l’action
lui-même qui s’interroge silencieusement sur le désir présocial
qu’exprimerait son agir, puisqu’alors cet agir est lui aussi situé par
rapport aux significations enchâssées dans la théorie de la contre-
volonté. Bref, le récit intellectualiste s’écroule sous le poids de son
invraisemblance.
Avec ce récit intellectualiste, Freud prétendait que la pulsion
aurait été découverte grâce à un rapport à soi étanchéifié. Si ce
dernier n’existe pas, pouvons-nous considérer que la théorie de la
pulsion est démontrée ? Comme cette dernière traite le phénomène
complexe qu’est le vouloir humain (le plus souvent libre et contraint,
naturel et culturel [voir Mitchell, 1988]) comme l’assemblage de
deux principes irrémédiablement distincts, elle semble faciliter le
départage des volontés libres et contraintes qu’implique le contrat.
Sommes-nous portés à donner raison à cette théorie simplement
parce qu’elle paraît permettre de réaliser des exigences auxquelles
nous tenons ?
Notons pour finir que ces mêmes exigences contractuelles
éclairent l’étonnante transposition intellectualiste d’une relation
duelle à l’intérieur du porteur présumé du refoulement : en effet,
il y a tout lieu de penser que la pratique instituée par Freud n’a pu
naître et croître que grâce à l’effacement systématique de la relation
offerte par cette transposition.
Une relation effacée 367

Références bibliographiques

Berger Peter L., 1980, Affrontés à la modernité ; réflexions sur la société, la


politique, la religion, Le Centurion, Paris.
Billig Michael, 1999, Freudian Repression : Conversation creating the
Unconscious, Cambridge University Press, Cambridge.
Dewey John, 2014, La Quête de certitude ; une étude de la relation entre
connaissance et action, Gallimard, Paris.
Durkheim Émile, 2008, Le Contrat social de Rousseau, Kimé, Paris.
— 1990, Leçons de sociologie, PUF, Paris.
Freud Anna, 1972, Le Moi et les mécanismes de défense, PUF, Paris.
Freud Sigmund, 1989-2015, Œuvres complètes ; psychanalyse, PUF, Paris.
Mitchell Stephen A., 1988, Relational Concepts in Psychoanalysis : An
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Roustang, François, 1982, « Personne », Études freudiennes, nº 19-20, p. 27-34.
Taylor, Charles, 2011, L’Âge séculier, Seuil, Paris.
Voloshinov (Vološinov) Valentin Nikolaievich, 1980a, « Au-delà du social ;
essai sur le freudisme », in Bakhtine Mikhaïl, Écrits sur le freudisme,
L’Âge d’homme, Paris, p. 32-77.
— 1980b, « Le freudisme ; essai critique », in Bakhtine Mikhaïl, Écrits sur le
freudisme, L’Âge d’homme, Paris, p. 79-212.
Ce qui se donne en prison. Relations et
socialisations en institution totalisante

Bernard Petitgas

Privé de liberté est-on privé du don ? Autrement dit, le don


existe-t-il dans un espace liberticide ? Si oui, quelles en sont les
conséquences en termes de socialisation ? Répondre à de telles
questions suppose de prendre toute la mesure des ambivalences
intrinsèques du don. Dans cet esprit, le paradigme du don, tel que
le décrit Alain Caillé [2007], interroge la relation au regard d’un
double cycle, le classique « donner-recevoir-rendre », ainsi que son
envers : celui du « prendre-refuser-garder ».
Le don prend en effet toute sa dimension sociale en intégrant des
rapports ambigus et complexes dans lesquels se côtoient l’intérêt
pour soi, celui pour autrui, les obligations sociales et la liberté de
chacun. Que le don dépasse le cadre altruiste, charitable et généreux
parce qu’il englobe des préoccupations individuelles ou collectives,
pacifistes ou belliqueuses, voilà qui donne l’opportunité d’observer
des manifestations de sociabilité d’une grande richesse de la part de
tous les acteurs qui font lien par leurs intérêts communs et divergents1.

1. Comme le précise Camille Tarot [2008, p. 311-312] : « Le don signifie que l’on
se confie à l’instauration de liens. C’est pourquoi il mêle la générosité et l’agressivité, le
désir et la peur de se lier, la rivalité pour dominer sans être dominé. Le don est pris dans
une sorte de spirale de violence qu’en même temps il contribue à apaiser, à stabiliser, à
déplacer, à prévenir. Donc non seulement le don est symbolique du lien social, mais il
est opérateur du lien et il en objective la réalité autrement invisible. » 
370 Au commencement était la relation… Mais après ?

Ainsi posé dans toute cette complexité, il est intéressant d’étudier


en quoi et comment le don peut être un révélateur des relations dans
l’institution pénitentiaire, comment la vie en socialisation carcérale
participe aussi de ce paradigme. Dans un cadre si contraignant, défini
par la notion d’institution totalisante, le don marque sa prégnance
et atteste de la complexité relationnelle des lieux clos. Puissante
force symbolique, il peut s’illustrer par l’exemple du processus de
prise et de déprise institutionnelle de l’incarcération vécu par les
détenus. C’est en effet une liberté reconquise sur l’enfermement
que d’avoir la capacité de créer cette symbolique et d’en saisir toute
sa force normative de socialisation.

L’institution totalisante

Cette institution qui enferme peut être qualifiée d’institution


totalisante. Déclinée à partir du concept d’institution totale chez
Goffman [1968], cette notion repose sur ce même constat des
velléités totalitaires dans la prise en charge des reclus sans pour
autant que les acteurs ou l’institution cessent d’être en relation totale
avec la société. Précisément, l’institution totalisante n’est pas en
contradiction avec la société qui la produit, ni à l’écart d’elle. Elle
en est une des composantes. Dès lors, elle peut supporter, voire se
nourrir d’une porosité carcérale sans être remise en cause.
Réduire la prison à un univers clos, c’est nier l’aspect essentiel,
vital, des échanges entre ce système et son environnement tout
autant que sa richesse relationnelle endogène. Une structure qui
enferme se définit donc par son rapport à la société dont elle est
issue, rapport qu’elle totalise dans sa façon de traiter ses reclus en
fonction de facteurs « externes », économiques, politiques, sociaux
et culturels. Cette réactivité se manifeste par toute une diversité
d’effets qui vont du simple prix de marchandises « cantinées »
aux contrecoups sécuritaires d’une élection nationale sur le
comportement des surveillants et encadrants, en passant par la
médiatisation anxiogène de la criminalité et ses conséquences sur
les aménagements de peines ou les libérations.
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 371

L’institution est alors totalisante car, si elle contrôle tous les


aspects de la vie du détenu2, y compris ses relations avec l’extérieur
– jusqu’à ses conditions de sortie et de vie après son enfermement –,
elle porte aussi en elle toute la gamme des relations humaines
possibles à l’intérieur de ses espaces et de ses temporalités
spécifiques. Parce qu’il est opérateur du lien dans toute la société,
le don peut alors constituer un opérateur particulièrement pertinent
pour l’étude des relations dans une telle configuration liberticide. Il
en démontre toutes ses dimensions et ses manifestations.
La spécificité de la vie en détention est alors, paradoxalement,
de permettre l’expression de cette richesse relationnelle à un degré
d’intensité proportionnel à celui de la promiscuité des acteurs et des
contraintes exercées sur eux pour la maintenir. Les détenus, entre
eux, s’ignorent, se rejettent, se jalousent, se mentent, s’insultent,
se frappent, se dénoncent, se volent, s’escroquent. Parfois, ils se
violent ou se tuent. Mais les détenus aussi s’entraident, se parlent,
se soutiennent, deviennent amis, certains, amants, se dépannent en
services et objets de tous genres, mentent devant l’institution pour se
couvrir, se soignent, s’écoutent, se conseillent, s’épanchent, pleurent
et rient ensemble, se « chambrent » à toute occasion, etc. Par ailleurs,
le personnel d’encadrement ou toute autre personne intervenant en
détention présentent cette même complexité sans aller, pour autant,
vers toutes les extrémités violentes rencontrées chez les détenus3.
Quant aux interactions entre les détenus et ce personnel, elles se
caractérisent aussi par cette amplitude socialisante qui s’étend de
l’entraide gratuite à l’affrontement le plus radical.
Le don s’insinue ainsi dans la complexité des interactions sans
les cliver, et il reste présent aussi dans les clivages. Il atteste de
la complexité des acteurs à amalgamer la multiplicité de leurs
comportements.
Ainsi, un détenu qui rackettera un autre détenu de son tabac ira en
dépanner un autre qui en manque et s’offusquera presque qu’il y ait un
rendu. Ainsi, un surveillant qui s’agenouille auprès d’un détenu blessé
et sanguinolent, lui tenant la main sans avoir eu le temps d’enfiler
des gants, ira trois mois plus tard écrire un rapport à son sujet qui
l’enverra au prétoire pour consommation d’alcool. Ainsi, un directeur

2. Ainsi qu’une grande partie de celle de ses agents.


3. Bien que des cas extrêmes de violences soient aussi constatés entre les agents
de l’institution totalisante.
372 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’établissement ira-t-il faire don de plusieurs cartons de livres à la


bibliothèque de son établissement et exigera que l’on affiche une
note indiquant que de nouveaux ouvrages sont disponibles et qu’elle
mentionne grâce à qui4.

Une double symbolisation de la relation

Le don comme opérateur de la complexité relationnelle vient


interroger la primauté à la matérialité issue des échanges. Mauss,
déjà, se refusait à une conception utilitariste du don, en dépit de sa
critique d’un altruisme désintéressé. Du sens, parfois tout autre que
celui de leur utilité première, est attribué aux objets qui participent du
lien social. Le hau, l’esprit de la chose donnée, tel que nous le décrit
Mauss, est porteur de cette socialisation qui, même de nos jours, induit
des comportements de respect et des obligations de participation
sociale ainsi que de transmission de ces valeurs. Le bien-objet n’est
jamais séparé de sa pratique sociale et de sa symbolique : « Le sens
n’est pas dans les choses, il s’instaure dans les relations sociales
nouées autour d’elles » [Le Breton, 2010, p. 247].
Cette symbolisation est symbolique à son tour d’une compétence
(exprimée ou ressentie) par les acteurs de leur relation. Les
acteurs se saisissent de la vitalité de cette symbolisation de
l’objet et la traduisent en pratiques socialisantes à travers un vécu
relationnel. Parce qu’ils ne sont pas des moutons, ils éprouvent
dans l’investissement participatif de leur corps, dans la plasticité
culturelle de leur esprit, cette possibilité de percevoir et de partager
cette symbolique du don. Ils s’emparent de cette symbolisation
de l’objet (bien/prestation) donné et en font un autre symbole, un
méta-symbole, d’une socialisation dans laquelle ils se reconnaissent.
Si l’objet est symbole du lien par le don, le lien est alors un don
symbolique de ce fait social. Il devient un bien relationnel par le
vécu des acteurs qui permet une telle « transmutation » symbolique.
Un bien collectif qui socialise.
Entre détenus, ce processus relationnel symbolique à double sens
s’illustre par ce qui peut être décrit comme des dons de « prise » et

4. Trois observations de terrain, parmi tant d’autres, consignées par nos soins,
sur une dizaine d’années d’incarcération.
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 373

de « déprise » dans l’univers carcéral. Goffman [1968] montre en


quoi l’institution totale telle qu’il la définit, déconstruit l’identité
des reclus et comment elle s’y prend. Il présente tout un processus
de dépersonnalisation, de « mortification » en différentes étapes
qui ponctuent la « carrière morale » du reclus, et qui changent sa
perception de lui-même et parfois de ceux qui comptent pour lui.
Cette mortification est une coupure, un dépouillement indispensable
au processus de soumission au nouveau contexte, et c’est pourquoi
elle est planifiée par l’autorité de surveillance. C’est bien l’unicité
du sujet dans son rapport au monde qui est déconstruite, jusqu’à
le rendre dépendant de la structure totalisante pour le moindre de
ses faits et gestes. Cette perte d’autonomie assure la dépendance
à l’autorité qui, régulant la vie du reclus, se présente à lui comme
une ossature à la fois imposée et salvatrice. L’« isolement »,
les « cérémonies d’admission », le « dépouillement », termes
goffmaniens qui ne peuvent être détaillés ici, sont autant de
« procédés de contention » qui caractérisent ce processus.

Don de prise

Pour autant, la complexité et la richesse des relations en


détention manifestent un autre processus, opposé et peut-être bien
complémentaire, à cette mortification goffmanienne de l’institution
totalisante. Il opère à deux moments importants de la vie d’un
détenu : son entrée et sa sortie.
Quand ego arrive en détention, encore sous le choc conjugué de son
arrestation, d’une longue garde à vue ou d’un procès, mais aussi
complètement perdu par la brutalité de l’immersion dans un lieu aussi
liberticide et angoissant, il n’est jamais seul et le don agit. Il faut
insister sur ce point, il n’est jamais abandonné et le don est présent,
que le détenu soit déjà connu par des tiers incarcérés ou encore inconnu
d’eux. Il va très vite être caractérisé par tout un ensemble de critères qui
vont l’inscrire dans un ou plusieurs des multiples réseaux de l’univers
carcéral. La couleur de sa peau, son âge, ses vêtements, sa taille, sa
musculature, sa façon de se déplacer, son port de tête, l’intonation
de sa voix et son phrasé, l’endroit où on le place dans le bâtiment,
bref de multiples détails en disent long sur lui à tous et aux yeux et
aux oreilles de tous. Dès lors, ceux qui vont le/se reconnaître dans
ses caractéristiques vont se porter auprès de lui pour glaner assez de
374 Au commencement était la relation… Mais après ?

renseignements pour conforter leur première impression5. Ensuite,


et bien que cela n’exclue pas des agressions ou des vols, ego le
nouveau, ego « l’arrivant », va se voir proposer toutes sortes d’objets
de première nécessité, des nécessités autres que celles rationalisées par
l’administration qui l’a déjà pourvu d’un kit d’hygiène et de literie.
Cette aide, souvent des biens alimentaires de base (café, sucre, pâtes,
etc.), peut prendre aussi des formes qui, en détention, sont des substituts
à la monnaie ou des étalons d’échanges marchandés tels que le tabac
ou les timbres. (Les produits stupéfiants ou les médicaments sont aussi
des éléments de l’économie locale, mais ils n’entrent pas en jeu dans le
processus d’arrivée que nous voulons décrire. Ils interviennent après,
quand le sujet est stabilisé et conforté dans son installation et son
identification quant aux critères d’étiquetage. Il peut devenir alors un
« client6 » aux yeux de ceux qui iront lui proposer de tels « produits »).

Cette aide ne s’annonce que rarement comme un don, car les


détenus ont incorporé l’ambiguïté utilitariste de la générosité en
prison qui, pour eux, « cache toujours quelque chose ». Mais
l’intention cachée en dit tout autant sur les angoisses de celui qui
les suppose que sur ses valeurs… ou ses désirs. Ainsi, un détenu peut
affirmer : « Putain, lui, je le sens pas, il veut me filer des trucs,
comme ça. C’est chelou. Tu sais pas s’il est pédé, des fois7 ? »
Un an après, ego qui s’exprimait ainsi s’assumait homosexuel et
s’affichait avec « son amie » aux yeux de tous. [Le couple tenait à
cette féminisation revendiquée.]

L’aide à l’arrivant est souvent présentée comme une « avance » que le


détenu remboursera par la suite en « cantinant », c’est-à-dire en achetant
les mêmes produits, une fois son compte nominatif approvisionné par
un mandat envoyé de l’extérieur ou que celui-ci, déjà provisionné,
devienne actif quelques jours après son arrivée. Pour autant, d’autres

5. La pertinence d’un tel examen est telle que nous n’avons pas connaissance,
en dix ans d’incarcération, d’erreurs sur l’estimation. Cela est aussi dû au fait que
les typologies sont très circonscrites, portées par des critères identifiables par tous,
les nouveaux détenus comme les anciens.
6. Nous sommes alors dans un cadre marchand. Pour autant, le nouveau peut aussi
s’insérer dans le processus même de l’alimentation du trafic et dans d’autres modalités
que celle du client. Mais, généralement, il lui faut plus de temps pour en arriver là,
ou appartenir à un réseau précarcéral (familial, géographique, etc).
7. Mai 2008, conversation en atelier. Par la suite les autres citations des acteurs
ne seront pas identifiées pour des raisons de respect de l’anonymat et pour illustrer
leur fréquence dans nos observations. Ils seront des « exemples types ».
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 375

produits ou objets lui sont aussi donnés avec cette avance (petite
vaisselle, cendrier, crayons, papier à lettres, vieux vêtements, produits
d’hygiène administratifs stockés et « trucs » de toutes sortes déjà
accumulés par d’autres dons ou échanges, etc.) et il lui est alors précisé
de ne pas les rendre.

Sous le couvert d’une première dette, la générosité apparaît


et cette phrase est souvent prononcée après un remerciement du
détenu : « Normal. On me l’a fait aussi quand je suis arrivé8. »
L’accueil ne se réduit pas à ces « avances sur cantine » et à des petits
dons pudiquement tus par la dette tacitement contractée. Le nouveau est
aussi conseillé, informé, et le don de ces informations qui concernent
la routine de l’établissement, par exemple, est des plus importants pour
le processus d’entrée du détenu.

Du reste, dans le cas d’un don agonistique, ces informations


servent aussi à poser des règles au détenu quant à son comportement
vis-à-vis des autres détenus. Elles sont parfois lourdes de menaces
et de contraintes contenues afin d’assurer une paix qui rassure tout
le monde.
Un double aspect relationnel est à retenir de cette étape d’accueil.
Les dons ou les avances sont fortement connotés socialement : ils
ont une valeur pacificatrice, identitaire et sont un pari sur les rela-
tions futures. Mais cet accueil est aussi chargé d’une symbolisation
destinée à être perçue par le détenu, et, à défaut, on le lui dit. « C’est
comme ça qu’on accueille les nouveaux, nous. On n’est pas là pour
se faire des crasses9. »
La valeur de ces valeurs est toujours implicitement exprimée et
il est attendu qu’elle soit reçue. Il est vérifié que le double niveau de
symbolisation est saisi. Que les objets et services sont des symboles
du lien, et que ce lien est un bien, symbole à son tour de la qualité
de la relation.

8. Une expression parmi tant d’autres similaires, mais ce « on me l’a fait » illustre
merveilleusement l’action opérée sur le sujet par l’entraide et son effet.
9. « Nous » prononcé par un seul individu qui parlait pour tous les autres : le
« dominant » dans une cellule de six. Maison d’arrêt de Nantes, juin 2007.
376 Au commencement était la relation… Mais après ?

Don de déprise

Quelque temps avant la libération du détenu, c’est une autre


phase du processus qui intervient, celui de sa déprise progressive de
l’institution. À ce moment, les relations entre détenus changent et
les objets sont réinvestis symboliquement par de nouvelles valeurs
mais l’articulation est la même. Ce réinvestissement symbolique est
non seulement perçu avec pertinence par les acteurs mais il devient
symbolique à son tour.
Ego qui va partir dispose de ses objets selon plusieurs modalités qui
ne s’excluent en rien les unes des autres. Il en conserve une partie qui
est emballée par ses soins et ira à la fouille afin d’être sortie avec lui. Il
peut aussi, mais c’est rare, troquer à l’avance certains de ses biens contre
d’autres qu’il consommera avant son départ, du tabac, par exemple.
Fondée sur le risque de ne pas être honorée, une confiance relative se fait
entre les acteurs d’une telle transaction, mais il convient de préciser que
les clauses sont, la plupart du temps, respectées. Il y va de la crédibilité
de celui qui reste et de ses futures « opérations ». Il est important de
mentionner que ce sont souvent d’autres détenus, intéressés par un objet
spécifique chez ego, qui proposent un tel arrangement. Rarement ego
sortant en est l’initiateur, comme s’il se déprenait aussi symboliquement
de ce genre de transaction. Cependant, quand il y a concurrence sur un
même objet, les lois de l’offre et de la demande, de manière classique,
font augmenter les exigences.

Une troisième modalité concerne plus particulièrement le double


niveau de symbolisation dans la relation entre détenus.
Ego va céder certains de ses objets dans un ordre bien précis qui
attestera de la stratification qualitative de ses affinités relationnelles.
Ses compagnons les plus proches recevront ainsi les objets les plus
fortement chargés de valeur à ses yeux et cela confirmera pour tous
cette hiérarchie des préférences. Cela peut être, par exemple, un couvre-
lit, un tableau peint, des vêtements, toutes sortes d’objets qui ne sont
pas rattachés à une estimation marchandée mais qui conservent une
appréciation utilitaire. Cette appréciation aussi est parfois minorée,
les objets sont déqualifiés pudiquement avant d’être donnés. « Vas-y,
prends. Si, je te le dis ! Ça me débarrasse, autrement je les fous à la
poubelle10. »

10. Voilà un exemple d’une des plus belles formules de générosité qui soit en
détention. Toute l’ambiguïté du don y est présente : obligation, incertitude, menace,
prétexte, émotion et pudeur.
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 377

Or, mettre à la poubelle, c’est parfois encore donner.


Beaucoup de détenus récupèrent, dans le local poubelle de leur bâtiment,
des objets qui leur sont encore utiles, comme des magazines, des chutes
de carton, boîtes en tous genres, vieux vêtements, etc. Sachant cela,
il est courant de voir des affaires déposées volontairement à côté des
poubelles (ou dedans, mais en évidence) pour qu’elles soient mises à
la disposition de qui voudra s’en saisir11.

De la part du détenu, cette injonction bourrue et pudique à la


réception du don qu’il propose, est une qualification en valeur de
la relation qu’il a entretenue avec ses donataires. Mais, comme
cette relation va s’interrompre, il faut aussi comprendre comment,
à travers le temps, elle va s’inscrire dans une autre dimension
symbolique, médiée par la donation en contexte des objets.
Souvent, pour renforcer ce don, ego précise que ces « choses » lui ont
aussi été données par un autre sortant. Et, souvent, tout aussi bien que
réciproquement, le détenu qui reste et qui reçoit le don précise qu’il fera
pareil quand il sortira. Cela concerne autant des objets déjà donnés qui
passent de détenu en détenu que des nouveaux, « de première main »,
qui sont introduits dans le processus.

L’objet n’est pas donné n’importe quand pour n’importe quelle


raison et il n’a jamais n’importe quelle signification. Et ces trois
caractéristiques contextuelles de temps, de lieu et de sens pratique sont
complémentaires. Si, avec sa fonctionnalité, c’est la transmission de
l’objet par le don qui compte, une historicité accompagnant un objet
qui a ainsi circulé entre « plusieurs mains » renforce la symbolique
tout autant que le moment et le lieu où il est offert.

Conclusion : la symbolisation relationnelle est une liberté

Mais quelle symbolique ce processus recouvre-t-il ? À un


premier niveau, il atteste de deux moments très importants chez
le donateur et le donataire. Il symbolise le départ de l’un et, plutôt
que de se contenter de confirmer la terrible évidence du maintien

11. Quand dans certains établissements (maison d’arrêt, entre autres) les déchets
ne sont pas gérés ainsi (pas d’accès au local poubelle, détritus ramassés à la porte des
cellules le matin ou le soir), il n’est pas rare que des détenus entassent dans leur cellule
« des vieux trucs » qui pourront « servir un jour ». Le processus est le même : dépréciation
de la valeur marchandée pour passer dans une autre symbolisation relationnelle.
378 Au commencement était la relation… Mais après ?

de l’autre en détention, il donne à celui qui reste une action (le


recevoir) et un rôle (le dépositaire) qui concrétisent son espoir de
sortie. Comprenons bien que, si l’un part, il procède par ce processus
non seulement à sa déprise de l’institution, mais il offre à autrui
symboliquement cette même possibilité à venir. Il lui fait don de
cette possibilité d’« état de sortir », d’une projection vers l’avenir
qui modifie aussi son rapport au présent. Celui qui part n’est plus
celui qui reste, évidemment, mais celui qui reste n’est plus à son tour
celui qu’il était pour l’autre quand tous deux étaient maintenus dans
les mêmes conditions de détention et de relation dans l’institution.
Ce qui est ainsi donné et reçu, c’est une redéfinition personnelle et
sociale des acteurs pris dans ce processus.
À un deuxième niveau, ce processus permet aux acteurs de se
saisir de ces symboles de renouveau relationnel et de surpasser
la barrière des affects et de l’impudeur à exprimer certains mots
dans un milieu où il ne convient pas de le faire. Le symbole du
processus de déprise est aussi un don symbolique ressenti, compris
et intériorisé par les acteurs. Et toute sa force est exactement
contenue dans l’articulation de ces deux niveaux symboliques.
En dernière instance, ce processus d’entrée/sortie de l’institution
totalisante symbolise aussi de façon concomitante celui du retour à la
société de la part de ceux qui s’en sont trouvés exclus. Il devrait aussi
être considéré comme tel : un discours institué de resocialisation qui
gagnerait à être pris en compte par l’institution qui enferme tout en
prônant, dans ses intentions formelles, de telles aspirations.
Cette évocation empirique d’un aspect de la richesse de la
socialisation en détention n’entend pas affirmer que le don n’est
que symbole, par les objets donnés, d’un lien entre les détenus.
Pas plus qu’il ne symbolise uniquement les processus d’entrée
et de sortie dans l’institution totalisante. C’est plus complexe et
dynamique que cela. Le don opère sur plusieurs strates chez les
acteurs. Il symbolise à la fois le processus d’entrée/sortie, l’état
des relations entre détenus, mais aussi, chez les détenus impliqués,
la compétence acquise à pouvoir symboliser de tels processus. Cet
accès à la symbolisation relationnelle que se donnent les acteurs
est primordial. C’est une liberté.
C’est la complexité de la symbolisation du don et ses multiples
niveaux qui se présentent dans une telle perspective. Le bien qui
circule symbolise, certes, le lien, mais il apporte aussi, par les
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 379

conditions pratiques et manipulatoires de sa circulation, tout un


espace de socialisation culturel de rites et d’habitudes qui lui assure
cette symbolisation et son maintien. Avec l’objet, c’est la valeur de
sa valeur — le sens donné à sa richesse sociale — qui est à son tour
investie d’une dimension socialisante qui n’est pas quantifiée mais
qualifiée par les acteurs dans leurs interactions. Voilà pourquoi la
conscience de partager les mêmes valeurs sur les valeurs est aussi
un bien qui fait lien.
Alain Caillé [2004, p. 144] écrit : « […] la solidarité indispensable
à tout ordre social ne peut émerger que de la subordination des
intérêts matériels à une règle symbolique qui les transcende. […] »
Et à la capacité de mise en symbole par les acteurs de cette règle
symbolique, pourrait-on ajouter. La relation est toujours interrogée
pour elle-même par ceux qui y sont affiliés. Cette interrogation
apporte la liberté créatrice indispensable à l’interaction et permet
de ne pas en être… les détenus.

Novembre 2015

Références bibliographiques

Le Breton David, 2010, « Mauss et la naissance de la sociologie du corps »,


Revue du MAUSS semestrielle, 36, 2e sem., p. 235-248.
Caillé Alain, 2007, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, La Découverte,
« Poche », Paris.
— 2004, « Marcel Mauss et le paradigme du don », Sociologie et sociétés,
36-2, p. 141‑176.
Foucault Michel, 1975, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard,
Paris.
Goffman Erving, 1968, Asiles. Études sur la condition sociale des malades
mentaux, Minuit, Paris.
Mauss Marcel, 2010 (12e éd.), « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange
dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, PUF,
« Quadrige », Paris.
Tarot Camille, 2008, Le Symbolique et le sacré. Théories de la religion, La
Découverte/MAUSS, « textes à l’appui/bibliothèque du MAUSS », Paris.
Le partage1

Père Joseph Wresinski

Qu’est-ce que c’est que partager ? On nous l’a appris, quand


j’étais enfant. Tout pauvre que nous étions, quand un pauvre frappait
à la porte on me disait : « Tiens, tu vas prendre un morceau de
pain et quelques sous et tu vas aller donner un morceau de pain à
ce pauvre qui a frappé. » Il arrivait chez nous, parfois, que nous
recevions le fils de la voisine. La mère buvait, elle était seule avec
son gosse, et le gosse, en rentrant de l’école, trouvait souvent sa
mère effondrée à côté du poêle, et le pauvre gosse de treize ans la
prenait dans ses bras et la portait dans son lit. Et maman recevait
quelquefois ce gosse à manger. Il arrivait que maman et cette voisine
se disputaient, et ma mère avait la suprême joie de pouvoir dire :
« … après tout ce que j’ai fait pour elle… »
Il y avait aussi un prêtre qui venait nous voir. Et, quand il venait,
c’était pour le denier du culte, et comme c’était un bon curé, il
voyait tous ses gens pour le denier du culte. Mais il venait voir les
pauvres que nous étions, et il s’asseyait là et restait longuement
avec ma mère, et nous, pour le denier du culte, nous lui donnions
toujours cinquante centimes. Et comme nous faisions, le soir, avant
de nous coucher, des papiers « zigzag », nous lui donnions des

1. Transcription verbatim d’une intervention introductive, datée du 27 décembre


1966, lors d’une formation « Stage et service » de permanents et de bénévoles du
mouvement ATD qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté et souhaitent apporter
une aide. Source : centre Joseph Wresinski ATD-Quart-monde ; fonds JW.2C2. Nous
remercions chaleureusement Bruno Tardieu et le centre Joseph Wresinski de nous
avoir autorisés à publier ces extraits.
382 Au commencement était la relation… Mais après ?

papiers zigzag, nous trichions sur les feuillets… c’était une façon
pour nous de partager.
Mais, ce qui était remarquable, c’est que ce prêtre qui venait chez
nous et s’asseyait, pour recevoir toujours dix centimes et l’éternel
petit paquet de zigzag, restait chez nous longtemps et écoutait ma
mère avec beaucoup d’honneur, de grandeur. Et, parfois, il posait
même des questions sur le voisinage et, même, il demandait de
faire quelque chose auprès du mécréant qui habitait au-dessus. Il
donnait à ma mère l’honneur du partage et la possibilité de partager
non pas n’importe quoi mais l’honneur, la confiance.

Quand on pense à un pauvre, est-ce que l’on pense à cela ? À
ce que le pauvre que l’on a devant soi est pauvre non pas parce
qu’il manque de quelque chose pour lui-même, non pas parce qu’il
manque de pain, non pas parce qu’il ne peut pas recevoir quelqu’un
à sa table et non pas parce qu’il n’a pas un honneur qui ne lui soit
pas reconnu mais parce qu’il ne peut pas donner, parce qu’il n’a
rien à donner, parce qu’il n’a pas le pain pour donner, la table à
laquelle il pourra recevoir quelqu’un.
[…]

Quand on nous donnait quelque chose, on nous disait : « Garde-le


bien pour toi ! » On disait à ma mère : « Madame, c’est pour vos
enfants. » Et je me rappelle, quand j’avais douze ou treize ans,
comme tous les enfants pauvres, non par charité mais par espèce
de réaction d’avoir toujours reçu, je donnais tout… comme ça, et
jusqu’à l’âge de seize, dix-huit, vingt ans.
Je donnais tout parce que j’avais tout le temps reçu, et on en
avait marre d’avoir tout le temps reçu, alors on donnait tout. Mon
frère faisait pareil, il donnait tout. Quand nous étions enfants, on
nous refusait de donner, on nous disait : « Tu sais, on te donne
des bonbons, mais tu n’en as pas beaucoup… c’est pour toi, n’en
donne à personne… »
Ma mère elle-même, lorsqu’elle recevait quelque chose, on
veillait bien à ce qu’elle ne le donne pas, ne le vende pas. Au
fond, quand on lui avait donné quelque chose, on ne l’avait pas
abandonné ; on continuait à suivre ma mère à travers les choses
qu’on lui avait données, comme si ces choses étaient un droit de
contrôle, de regard sur ma famille, une sorte de vérification que
vraiment elle en faisait bon usage. Et quel était le « bon usage » ?
Le partage 383

C’était qu’elle avait mis vraiment les chaussures aux pieds du


gosse, même si elles étaient trop étroites. On voulait savoir ce qu’on
avait fait de cela, parce qu’au fond on n’avait pas confiance en ma
mère… on avait bien confiance en ma mère parce que, quand on
voyait les chaussures aux pieds des gosses que nous étions, alors on
disait dans la paroisse : « Oh, ça ! On peut aider madame Wresinski
parce que, vraiment, elle utilise bien ce qu’on lui donne. C’est une
bonne pauvre ! »… c’est-à-dire une pauvre vraiment sur mesure,
bien bourgeoise, qui rentre dans les gabarits du pauvre tel qu’on
l’a intériorisé, à travers les siècles, tel qu’on le veut.
Et vous savez la conséquence de cela : c’est que ma mère, qui ne
pouvait pas partager sans se justifier, ses partages en étaient arrivés
à ceci : elle était obligée de mentir. Lorsqu’on lui proposait quelque
chose, elle était obligée de dire qu’elle n’en avait pas parce que,
si elle l’avait eu, on aurait dû lui dire : « Eh, bien, Madame, vous
avez une culotte, la voisine n’en a pas… alors vous êtes aidée par
le Secours Catholique. »
Alors on disait : « Oui, elle est déjà aidée par ailleurs. » Alors, on
ne lui donnait plus rien, et ma mère s’en était aperçue et était obligée
de mentir continuellement et de dire qu’elle n’avait rien. Et j’ai vu
des amas de linge venir, là, dont nous ne savions que faire, parce
que ma mère n’avait pas pu dire : « Nous n’en avons pas besoin. »
La plus grave des conséquences, cependant, c’est que, étant
donné que le pauvre n’est pas habitué au partage, on finit par faire
de l’homme pauvre un fractionnel et un fractionnaire. Étant donné
qu’on ne pense pas que le pauvre ait le droit de pouvoir partager et
qu’on lui rappelle tout le temps qu’il doit garder ce qu’il a, il arrive
que le pauvre prenne une mentalité de refus de son frère.
La plupart des situations conflictuelles que nous rencontrons
chez les pauvres viennent de là : on n’a pas appris au pauvre à
considérer celui qui est à côté de lui comme un collaborateur et un
ami, comme quelqu’un avec qui ensemble on fait sa vie. On l’a
habitué à le voir comme un rival, quelqu’un qui va recevoir à votre
place et qui est un danger. C’est tout ce qui explique cette sorte de
haine sourde que vous rencontrez chez les très pauvres par rapport
aux noirs par exemple, aux Algériens, aux étrangers. Vous vous
rendez compte de ce fractionnement de la pauvreté…
[…]
384 Au commencement était la relation… Mais après ?

Mais, beaucoup plus grave que cela, le manque de partage et cette


mentalité font que, sur le plan du travail, cette mentalité se poursuit.
Le pauvre va essayer d’arracher le travail et le pain quotidien à ce
frère qui est à côté de lui, en disant « c’est un Bicot… ». Bien plus
grave que cela, encore, les deux mêmes gens du même camp, ici,
qui habitent dans la même misère, et qui ne sont pas une entité,
quelque chose de vague, un vague « Algérien », mais pas des frères
qui vivent côte à côte… lorsqu’ils sont dans la même boîte, ils
ne peuvent pas rester dans la même boîte, parce qu’à un moment
donné il y a un conflit : l’un d’eux va dire du mal au patron ou
au contremaître de son frère qui travaille à côté de lui. C’est que,
pour se valoriser, 1’homme du même milieu va révéler au patron
tout ce que ce frère-là a fait, la prison, les vols, les disputes… il va
le faire pour garder sa place, parce que, sourdement en lui-même,
il a peur de la même dénonciation. Ce refus de faire partager les
pauvres fait que, sur le plan du travail et sur le plan intérieur, la
communauté se fractionne.
Plus grave encore : ce refus du partage fait que le pauvre
devient l’instrument des forces religieuses et des forces politiques,
économiques d’une société. Car c’est à cause de cela, de cette
réserve apolitique, areligieuse, vague, « la masse », qu’il y a une
sorte de réserve qui permet tous les autoritarismes, que ce soit au
niveau de l’usine, au niveau religieux, au niveau social, au niveau
politique ; c’est cette masse-là qui permet de trouver les forces
d’appoint de tous les autoritarismes. C’est que cet homme qui n’a
pas pu être solidaire avec son frère, l’homme à côté, qu’il a rejeté,
au fond, lorsque le moment est venu, est toujours là pour appuyer
quelqu’un contre son propre groupe. Et tout ce peuple-là, qui n’a
rien à recevoir, ni de l’Église, ni du politique, ni de la France ni de
personne, ce peuple-là, on le dit dans le monde entier, est le moins
révolutionnaire du monde. Mais on peut dire aussi dans le monde
entier que ce peuple-là est le plus nationaliste qui soit, que c’est lui
qui descend à la Bastille, non pas pour soutenir ses frères ouvriers
mais pour soutenir le gouvernement, l’ordre, un ordre dont il ne
jouit pas pourtant, un ordre qui va contre son propre groupe, son
propre frère, puisqu’il a été bâti sans qu’on pense une seule fois
que lui-même et son frère existaient…
La charité, c’est vouloir partager ce qui nous a été donné avec
autrui. Et c’est non seulement le vouloir mais le pouvoir. Il n’y a
Le partage 385

pas de charité si les pauvres, à travers le bien que nous leur faisons,
n’apprennent pas, à notre exemple, à partager avec nos frères et ne
se sentent pas solidaires dans ce qu’ils ont reçu avec eux, quitte à
perdre quelque chose, mais, pour cela, combien de choses il faut
détruire.
Il faut d’abord avoir conscience que ce que nous donnons aux
pauvres n’est pas à nous mais leur appartient, sans restriction
aucune. Le partage commence, et l’ordre de la charité commence,
lorsque réellement nous nous sentons assujettis à la volonté des
pauvres et que les biens qu’on nous a donnés pour eux, vraiment,
sans arrière-pensée, nous les considérons comme leur avoir.
À ce moment-là, nous serons obligés de faire appel à eux.
Pour terminer, une simple phrase qui sera le leitmotiv de notre
réflexion : « Il est bien plus agréable et bien meilleur de donner
que de recevoir. »
Recevoir, à la longue, devient une honte.
Donner est toujours une promotion, parce que le don est un
partage d’amour et d’honneur.
La complexité évangélique du don

Vincent Laupies

La religion, si l’on se fie à des étymologies possibles, consiste


à relier (religare), à relire (relegere) et à re-choisir (re-eligere).
Elle devrait favoriser les relations, les interrogations, les remises
en question. Nous voyons malheureusement que la religion suscite
souvent l’inverse. Au lieu de relier le croyant au monde et à lui-
même, elle peut le couper des autres et de sa propre subjectivité.
Le mécanisme de base de cet appauvrissement tragique est le
réductionnisme conceptuel : une seule dimension de la réalité est
retenue et absolutisée, le reste est minoré, voire dénié. Le discours
devient convaincant et rassurant par sa simplicité et son étrange
capacité à sembler répondre à tout, mais il passe bien souvent à côté
de la richesse du réel.
La notion de don est très facilement victime de ce processus
d’épuration conceptuelle à travers une lecture sélective de l’Évangile.
Le don, privé de toute ambivalence et de tout lien avec un éventuel
contre-don, est transformé en absolu. La conception chrétienne du
don paraît alors coïncider avec l’idée derridienne [Derrida, 1991]
selon laquelle le don véritable exclut la réciprocité. La gratuité
pure est érigée en critère de l’engagement spirituel personnel. Cette
conception a le pouvoir d’enthousiasmer les jeunes (et les moins
jeunes) et de justifier le sacrifice de soi-même dans l’« oubli de
soi » et le « don de soi ». Elle semble engendrer de nombreuses
relations, apparemment fraternelles et fondées sur l’aide apportée
aux plus démunis, mais elle constitue souvent un empêchement
majeur à de vraies relations où chacun s’engage modestement mais
388 Au commencement était la relation… Mais après ?

authentiquement, avec ce qu’il est et dans la réciprocité. En réalité, le


don selon l’Évangile est heureusement « impur » et, loin de porter un
message simpliste, il invite à penser, ce qui est le remède fondamental
contre le fondamentalisme.
Nous nous proposons de reprendre ce que l’Évangile dit sur le
don et de montrer que :
1) Le don n’est pas la valeur centrale de l’Évangile ;
2) Le don évangélique est fondamentalement relationnel et
complexe ;
3) Le réductionnisme conceptuel du don évangélique voudrait en
faire un don absolutisé : insu, sacrificiel et gratuit. Ce don absolutisé
est à la source d’une partie des perversions rencontrées dans l’Église.

Le don n’est pas la valeur centrale de l’Évangile

Le message central de l’Évangile est d’aimer Dieu et d’aimer son


prochain comme soi-même (Mt 22, 37-39). Cet idéal situe d’emblée
le don comme un acte qui n’a pas sa finalité en lui-même mais qui
trouve sa finalité dans la relation aimante, avec ce que cela implique
de réciprocité. Marcel Mauss a bien décrit comment le don sert à tisser
le lien social entre les groupes. Entre individus, le don a la capacité
de tisser l’amour. C’est uniquement à ce titre qu’il est valorisé par
l’Évangile.
L’Évangile, en mettant l’amour par-dessus toute chose, valorise un
don fondamentalement relationnel et ancillaire par rapport à l’amour.

La conception évangélique du don est


fondamentalement relationnelle et complexe

Le don évangélique s’ancre dans le fait d’avoir reçu

L’Évangile ne refoule par le désir de recevoir, au contraire : il


l’accepte et l’assume. Selon l’Évangile, il est bon de demander. Le
Christ lui-même demande à la Samaritaine : « Donne-moi à boire »
(Jn 4, 7). La prière du « Notre Père » est une suite de demandes.
Son enseignement est suivi immédiatement de la parabole de l’ami
La complexité évangélique du don 389

importun, particulièrement explicite2. Cependant, l’Évangile incite


le demandeur à être ouvert à recevoir des choses indéterminées, non
spécifiées : « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous
trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande
reçoit ; qui cherche trouve et à qui frappe on ouvrira » (Mt 7, 7-8).
Ce qui sera donné n’est pas précisé. De même, le Christ ne reçoit pas
d’eau de la part de la Samaritaine et les demandes du « Notre Père »
ne sont ni évaluables ni quantifiables.
Le don évangélique n’a pas sa source dans le sujet qui donnerait
ce qui lui appartient, mais en amont de lui-même : « Vous avez reçu
gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8). Le commandement
évangélique d’aimer Dieu et son prochain (Mt 22, 37-38) repose sur
l’amour initial de Dieu, qui « nous a aimés le premier » (Jn 4, 2, 10
et 19). Il s’agit d’aimer à partir de l’amour reçu. Le don évangélique
implique donc de commencer par se mettre en relation avec le
donateur initial, en amont de soi-même, à savoir Dieu (« Un homme
ne peut rien recevoir si cela ne lui a pas été donné du ciel », Jn 3, 27 ;
« Tout le bien qui nous est donné, et tout don parfait vient d’en haut,
descendant du Père des lumières » (Jc 1, 17). La démarche de don
commence par recueillir les dons divins avant de les transmettre, à
la manière du Christ que l’on voit prier tout au long de l’Évangile
avant d’intervenir. L’Évangile invite à prier en secret, à se libérer des
soucis, à chercher la paix de l’âme (Mt 6, 25-34) pour recevoir les
dons de Dieu. L’âme est comparée au temple, dont le Christ chasse
les marchands pour remplacer la logique marchande et calculatrice
par la logique du silence, du dépouillement et de l’attente des dons
célestes (Mt 21, 12-13).
À partir des dons reçus, le donateur est entraîné, par la dynamique
du don reçu, à donner à son tour. Le don évangélique n’est pas statique,
il correspond à un mouvement. D’ailleurs, le Dieu trinitaire est lui-
même don et mouvement : Le Père donne tout à son Fils (Jn 3, 35).

2. Il leur dit encore : Si l’un de vous a un ami, et qu’il aille le trouver au milieu
de la nuit pour lui dire : Ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé
de voyage chez moi, et je n’ai rien à lui offrir, et si, de l’intérieur de sa maison, cet
ami lui répond : Ne m’importune pas, la porte est déjà fermée, mes enfants et moi
sommes au lit, je ne puis me lever pour te donner des pains, je vous le dis, même s’il
ne se levait pas pour les lui donner parce que c’est son ami, il se lèverait à cause de
son importunité et lui donnerait tout ce dont il a besoin (Lc 11, 5-8).
390 Au commencement était la relation… Mais après ?

Le Fils se donne au Père (Jn 17, 11). L’Esprit circule entre le Père et


le Fils (Jn 14, 16, 26).

L’Évangile fustige toute forme de thésaurisation


et invite à donner

L’Évangile demande de se contenter du nécessaire au jour le jour :


« Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura
soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine » (Mt 6, 34) ; « Donne-
nous aujourd’hui notre pain de ce jour » (Mt 6, 11). L’Évangile fustige
toute forme de thésaurisation : « Ne vous amassez pas des trésors sur
la terre, où la teigne et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et
dérobent, mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni la teigne
ni la rouille ne détruisent, et où les voleurs ne percent ni ne dérobent.
Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6, 20-21). La grâce
divine, don par excellence, est elle-même impossible à thésauriser :
« L’Esprit souffle où il veut, tu entends sa voix mais tu ne sais ni
d’où il vient, ni où il va » (Jn 3, 8).
Les encouragements évangéliques à donner sont particulièrement
explicites et radicaux : « Donne à quiconque te demande, et ne réclame
pas ton bien à celui qui s’en empare » (Lc 6, 30). « Si quelqu’un
veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton
manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui »
(Mt 5, 40-41). Le Christ incite les riches, comme le jeune homme
riche (Mt 19, 16-22), Zachée (Lc 19, 1-10) et Lévi (Mt 9, 9), à se
défaire de tout ou partie de leurs biens. La richesse est vue comme
un obstacle à la vie spirituelle : « Vous ne pouvez servir Dieu et
l’argent » (Mt 6, 24) ; « Il est plus facile à un chameau de passer par
un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux »
(Mt 19, 24). Les biens, l’argent sont faits pour circuler et irriguer les
activités humaines.
Les injonctions évangéliques radicales à donner et à ne pas garder
pour soi sont nuancées par d’autres messages, comme pour souligner
que le don ne doit pas être un réflexe. La parabole des jeunes filles
prudentes est très éloquente à ce sujet : « Le royaume des Cieux sera
comparable à dix jeunes filles invitées à des noces, qui prirent leur
lampe pour sortir à la rencontre de l’époux. Cinq d’entre elles étaient
insouciantes, et cinq étaient prévoyantes : les insouciantes avaient pris
leur lampe sans emporter d’huile, tandis que les prévoyantes avaient
La complexité évangélique du don 391

pris, avec leurs lampes, des flacons d’huile. Comme l’époux tardait,
elles s’assoupirent toutes et s’endormirent. Au milieu de la nuit, il y
eut un cri : “Voici l’époux ! Sortez à sa rencontre.” Alors toutes ces
jeunes filles se réveillèrent et se mirent à préparer leur lampe. Les
insouciantes demandèrent aux prévoyantes : “Donnez-nous de votre
huile, car nos lampes s’éteignent.” Les prévoyantes leur répondirent :
“Jamais cela ne suffira pour nous et pour vous, allez plutôt chez les
marchands vous en acheter.” » (Mt 25, 1-13). Le refus du don est
légitimé ici pour deux raisons. D’une part, la demande de don est
irrecevable car elle est motivée par l’imprudence et l’insouciance
des demandeuses. La générosité ne doit pas être exploitée par le
demandeur pour compenser son manque de prévoyance et sa paresse.
D’autre part, il est nécessaire de ne pas se démunir soi-même, jusqu’à
« manquer d’huile » pour remplir sa propre mission.

L’Évangile fustige l’attitude de refus du don

Le refus du don offert et le refus du contre-don sont fustigés dans


la parabole des invités à la noce (Mt 22, 1-143). Les invités refusent
l’invitation du roi de venir à la noce de son fils. Par deux fois, il envoie
des serviteurs pour les quérir. Le refus catégorique du don conduit à la
violence d’abord des donataires qui maltraitent les messagers du don,
puis du donateur, le roi, qui fait périr ces donataires ingrats devenus
meurtriers. Le don a un tel dynamisme pour s’offrir à nouveau que le
roi fait venir à la noce tous les pauvres hères trouvés aux croisées des

3. « Le royaume des Cieux est comparable à un roi qui célébra les noces de son
fils. Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités, mais ceux-ci ne voulaient pas
venir. Il envoya encore d’autres serviteurs dire aux invités : “Voilà : j’ai préparé mon
banquet, mes bœufs et mes bêtes grasses sont égorgés ; tout est prêt : venez à la noce.”
« Mais ils n’en tinrent aucun compte et s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son
commerce ; les autres empoignèrent les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent. Le
roi se mit en colère, il envoya ses troupes, fit périr les meurtriers et incendia leur ville.
Alors il dit à ses serviteurs : “Le repas de noce est prêt, mais les invités n’en étaient pas
dignes. Allez donc aux croisées des chemins : tous ceux que vous trouverez, invitez-
les à la noce.” Les serviteurs allèrent sur les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils
trouvèrent, les mauvais comme les bons, et la salle de noce fut remplie de convives.
« Le roi entra pour examiner les convives, et là il vit un homme qui ne portait
pas le vêtement de noce. Il lui dit : “Mon ami, comment es-tu entré ici, sans avoir le
vêtement de noce ?” L’autre garda le silence.
« Alors le roi dit aux serviteurs : “Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres
du dehors ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents.”»
392 Au commencement était la relation… Mais après ?

chemins. L’un d’eux est rentré dans la salle de noce sans vêtement de
noces. Il a accepté le don mais, soit par mépris, soit par ignorance,
il ne daigne pas accuser réception du don en lui faisant honneur, ce
qui est le premier des contre-dons. Cet arrêt du mouvement du don
équivaut à tuer la relation. Cette violence induit la contre-violence
du roi qui rejette ce donataire ingrat.
La parabole des talents est également très sévère pour celui qui
stérilise le don. Des serviteurs d’un roi reçoivent chacun un talent
et reçoivent une rétribution proportionnelle à leurs efforts pour faire
fructifier cet argent (« Seigneur, ton talent en a rapporté dix. » « C’est
bien, bon serviteur, lui dit le maître ; puisque tu t’es montré fidèle
en très peu de chose, reçois dix villes » Lc 19, 17). Un serviteur, par
peur du maître, a déposé son talent dans un linge (ou l’a enfoui dans
la terre, Mt 25, 29) et le restitue tel quel au maître, qui le donne à
celui qui en a déjà dix. Jésus conclut la parabole par ces mots : « Je
vous le déclare : celui qui a recevra encore ; celui qui n’a rien se fera
enlever même ce qu’il a » (Lc 19, 26). Recevoir le don ne signifie pas
simplement l’accepter mais lui faire honneur en laissant sa fécondité
se déployer. Empêcher la circulation du don est considéré comme une
faute grave. Le don doit non seulement être reçu mais déployé. La
spiritualité chrétienne exprime, de son côté, cette réalité en insistant
sur l’« action de grâce ».

L’Évangile affirme le lien intrinsèque entre don et contre-don

La réciprocité, c’est-à-dire la circulation du don et du contre-don,


est sans cesse affirmée par l’Évangile, comme dans cette promesse :
« Quiconque vous donnera à boire un verre d’eau en mon nom,
parce que vous appartenez à Christ, je vous le dis en vérité, il ne
perdra point sa récompense » (Mc 9, 41). La réciprocité est partie
intégrante du don évangélique puisque, inlassablement, l’Évangile
invite à donner et à recevoir : « Donnez et l’on vous donnera ; c’est
une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans
les plis de votre vêtement ; car de la mesure dont vous mesurez on
mesurera pour vous en retour » (Mt 7, 5). Les Béatitudes sont une
suite d’annonces de réciprocité : « Heureux les pauvres en esprit,
le royaume des Cieux est à eux », « Heureux les miséricordieux,
ils obtiendront miséricorde »… (Mt 5, 3s). Même lorsqu’il s’agit
d’un don radical, le contre-don est évoqué. À la question de Pierre :
La complexité évangélique du don 393

« Voici que nous avons tout quitté pour te suivre ; quelle sera donc
notre part ? », le Christ non seulement ne rejette pas la question mais
y répond clairement : « Celui qui aura quitté, à cause de mon nom,
des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou
une terre, recevra le centuple, et il aura en héritage la vie éternelle »
(Mt 19, 30).
La réciprocité est affirmée comme partie intégrante du don, mais
l’Évangile évite les écueils d’une réciprocité comprise de manière
étroite : attente avide de retour, calculs stratégiques, donnant-donnant.
C’est dans cet esprit que l’on peut comprendre l’enseignement sur le
choix des invités, conseillant d’inviter les pauvres car ils ne peuvent
pas rendre l’invitation (Lc 14, 12-144). D’une manière générale, dans
l’Évangile, le don promis en retour, soit n’est pas précisé du tout, soit
il est d’ordre céleste, inévaluable, à venir et irreprésentable. Dans tous
les cas, il est impossible à prévoir et à maîtriser. Le contre-don fait
partie de la relation de don et relance sa dynamique mais il ne peut
constituer un but qui subsumerait toutes les motivations du don. Dans
l’Évangile, le sujet donne ce qu’il n’a pas en propre pour recevoir
ce qu’il ne sait pas.
L’Évangile prend soin de préciser les conditions de la réciprocité.
Pour qu’il y ait réciprocité et pour que la relation ait des chances de
s’établir, il faut que le don ne soit pas excessif pour le donateur et qu’il
soit adapté au donataire. Comme on le sait, un don excessif est le plus
souvent vécu par le donataire comme une provocation et peut créer une
situation de dette insoluble. La réciprocité nécessite que le donataire
soit en mesure de donner à son tour, au moins symboliquement. On
trouve dans l’Évangile un avertissement étonnant contre les dangers
de ce type de don : « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, ni
ne donnez vos perles devant les porcs, de peur qu’ils ne les foulent à
leurs pieds et, que s’étant retournés, ils ne vous déchirent » (Mt 7, 11).

En définitive, la conception évangélique du don est résumée dans


la « Règle d’or » : « Ce que vous désirez que les autres fassent pour

4. « Il dit aussi à celui qui l’avait invité : Lorsque tu donnes à dîner ou à souper,
n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni des voisins riches, de peur qu’ils
ne t’invitent à leur tour et qu’on ne te rende la pareille. Mais, lorsque tu donnes
un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras
heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille ; car elle te sera rendue à la
résurrection des justes.” »
394 Au commencement était la relation… Mais après ?

vous, faites-le vous-même pour eux : voilà la Loi et les prophètes »


(Mt 7, 18). Le désir de recevoir est source de dynamisme. Il est
reconnu et assumé, mais purifié en étant mis momentanément entre
parenthèses pour commencer à donner, pour faire le premier pas, avec
l’espoir incertain que s’établisse une relation de dons et contre-dons.
Le don est fait de générosité (qui permet le « saut dans le vide » de
l’incertitude du retour) et de désir de recevoir. Loin de la conception
derridienne qui exclut la réciprocité, le don évangélique est plutôt
rejoint par la conception d’Alain Caillé [1994]. Pour cet auteur, le
don est une « prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie
de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les
personnes ». Le don n’est pas caractérisé par le désintéressement,
mais par l’acceptation du risque de ne pas recevoir de contre-don, et
par l’objectif de créer du lien.

Le réductionnisme conceptuel du don évangélique en fait un


don absolutisé : insu, sacrificiel et gratuit. Ce don absolutisé
est à la source d’une partie des perversions rencontrées dans
l’Église

En mettant de côté tout ce qui vient d’être dit et en surexploitant


certaines phrases, il est possible de tirer artificiellement le don
évangélique du côté d’un don pur et absolutisé : insu, sacrificiel et
gratuit.

Le don évangélique serait insu

Si l’on s’appuie exclusivement sur la phrase : « Quand tu fais


l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite »
(Mt 6, 3), on peut inférer que Jésus suggère que, pour faire le bien,
celui qui le fait devrait l’ignorer5. Le don devrait être totalement

5. Hannah Arendt [2013] utilise cette phrase évangélique pour appuyer cette
conception selon laquelle l’ignorance de l’acte bon par l’agent lui-même est le critère
éthique ultime : « Le critère ultime pour agir positivement, nous l’avons trouvé dans
le désintéressement, l’absence d’intérêt personnel. Nous avons découvert que l’une
des raisons expliquant ce changement étonnant pourrait ne pas être simplement
l’inclination aimante à l’égard de notre prochain, même si c’est notre ennemi, mais
le simple fait que personne ne peut faire le bien et savoir ce qu’il fait. “Que ta main
La complexité évangélique du don 395

désintéressé et pour cela être insu du donateur. En réalité, cette phrase


est à mettre en perspective avec qui a été dit plus haut : l’Évangile
dénonce le calcul mais valorise les effets du don : l’émergence de
divers contre-dons et le développement des relations, humaines ici-
bas et divines dans l’au-delà. Cette phrase ne demande rien de plus
que de faire l’aumône avec générosité et sans calcul.

Le don évangélique serait sacrificiel

D’autres enseignements peuvent être compris comme l’exaltation


d’un don sacrificiel, sans limites et sans attentes personnelles : « Le
Fils de l’Homme est venu non pour être servi, mais pour servir et
donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45) ; « Il n’y
a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis »
(Jn 15, 13) ; « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à
lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive, car
celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie
pour moi la sauvera » (Lc 9, 23). La rencontre avec le jeune homme
riche semble aller dans ce sens. Le jeune homme demande à Jésus :
« Que dois-je faire de bon pour posséder la vie éternelle ? » Jésus
lui répond simplement d’observer les commandements de base (ne
pas tuer...). Le jeune homme insiste en disant qu’il les observe déjà
tous. Jésus finit alors par lui répondre : « Si tu veux être parfait, va,
vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un
trésor aux Cieux, puis viens et suis-moi » (Mt 19, 21).
En réalité, chacune de ces considérations, pour radicale qu’elle
soit6, continue de porter la marque du don évangélique. Même là, le
don est « impur », il est réalisé en pleine conscience et « mélangé »

gauche ignore ce que fait ta main droite.”… À la limite, si je veux faire le bien, je ne
dois pas penser à ce que je fais. »
6. Il est possible de nuancer cette radicalité en s’intéressant aux traductions. Le
verbe grec traduit par « donner » est en réalité le verbe « poser, exposer, déposer,
se dessaisir »  ; de même, le mot traduit par « vie » est le mot grec « psyché », âme,
principe vital (et non zoé ou bios). Le plus grand amour consisterait alors à « exposer
sa psyché pour ses amis ». La prise en compte d’autres phrases évangéliques tempère
également cette radicalité : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient
en abondance » (Jn 10, 10) ; « Je désire la miséricorde et non le sacrifice » (Mt 9,
13). Plus fondamentalement encore, le don de soi est encadré par l’amour de soi, en
référence à ce commandement, lui aussi repris de l’Ancien Testament (Lév 19, 18) :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 5, 43).
396 Au commencement était la relation… Mais après ?

à l’attente d’effets positifs sur le donateur et le donataire. Il a une


cause, il part du désir (pour le Christ, le désir de sauver le monder,
pour l’homme, le désir d’être uni à Dieu). Il a des effets positifs sur le
donateur, l’appel à la radicalité du don a une finalité transformatrice :
il faut cesser de tout envisager sous l’angle de la possession, comme
le jeune homme qui demande comment « posséder » la vie éternelle.
Il faut cesser de vouloir tout maîtriser, car la maîtrise toute-puissante
est mortifère, elle amène à « perdre sa vie » ; le don radical permet au
contraire de « sauver sa vie ». Le don radical est articulé au contre-
don : Jésus promet au jeune homme riche un trésor aux Cieux et,
dès maintenant de vivre avec lui. Enfin, le don radical a une finalité,
il permet de nourrir l’amour.

Le don évangélique serait gratuit

Le don évangélique devrait être gratuit : « Vous avez reçu


gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8). Le terme
« gratuitement », ou « gratuit », n’apparaît qu’une fois dans l’Évangile,
dans cette seule phrase. Donner gratuitement y est présenté en
rapport avec le fait d’avoir reçu gratuitement, comme pour relativiser
d’emblée cette notion en indiquant que le don, même le plus généreux,
ne part pas de nulle part et ne va pas nulle part. Il est en rapport avec
le fait d’avoir reçu et s’inscrit dans la relation.
L’Évangile utilise la notion de gratuité pour mettre en valeur
le caractère subversif du don. Dès lors que le don ne répond pas à
des obligations sociales et qu’il est accordé gratuitement, sur aucun
critère particulier, il met en cause la notion de contrat et de mérite.
Ceci ressort fortement dans la parabole des ouvriers de la dernière
heure qui, sur la simple libéralité du maître, reçoivent autant que
ceux qui ont « enduré le poids du jour et de la chaleur » (Mt 20,
1-167). La gratuité indique plutôt la force et la liberté du don qui

7. En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples cette parabole : « En effet, le


royaume des Cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit dès le matin
afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur le
salaire de la journée : un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa
vigne. Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien
faire. Et à ceux-là, il dit : “Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui
est juste.” Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de
même. Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit :
La complexité évangélique du don 397

peut renverser les échelles habituelles de valeur : « C’est ainsi que


les premiers seront derniers. »

Le don absolutisé porte en lui le germe de diverses


perversions

Lorsque le message évangélique est rabattu sur la quête d’un don


absolutisé, il conduit à des dérives bien identifiées.
Le don absolutisé entretient la non prise en compte des besoins
propres. Le fait de donner sans attente de retour suppose de n’avoir
besoin de rien. Pour correspondre à cet idéal, le sujet se coupe de
tous les signaux internes qui lui indiqueraient ses besoins. Il apprend
à « ne pas s’écouter », c’est-à-dire à ne pas prendre en compte ses
émotions, ses perceptions et donc ses besoins et ses limites, jusqu’à
une certaine forme de clivage du moi8. Progressivement, le sujet ne
repère plus ses pulsions et il peut être amené à les agir confusément,
dans un angle mort.
Le don absolutisé, après avoir favorisé le déni du vécu personnel,
contribue à créer l’angle mort dans lequel les pulsions déniées vont
pouvoir se déployer. En effet, l’idéal de pureté du don entraîne le
sujet à se retirer d’une relation saine puisqu’il s’agit de donner en
esquivant un possible contre-don. Cet habitus favorise la mise en
actes hors relation des pulsions, pouvant contribuer à divers abus
subtils mais graves.
Le don absolutisé, à l’inverse du don relationnel qui est
mouvement, souplesse, émergence, respect de l’autre conduit à une

“Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?” Ils lui répondirent :
“Parce que personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous
aussi.” Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers
et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.”
Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce
d’un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais
ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. En la recevant, ils récriminaient
contre le maître du domaine : “Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure,
et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !”
Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers
toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et
va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce
que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis
bon ?” C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
8. Sur ce sujet, voir l’étude approfondie de Macha Chmakoff [2010].
398 Au commencement était la relation… Mais après ?

position statique, de maîtrise illusoire de soi-même et de maîtrise


bien réelle de l’autre.

En définitive, l’Évangile rend hommage à la complexité du


don, qui est simultanément, comme l’a montré Marcel Mauss
[2012 (1924)], intéressé et désintéressé, contraint et libre. Le don
évangélique « impur » (« modeste », selon l’expression d’Alain
Caillé) protège des dérives réductionnistes du don absolutisé.
D’une certaine manière, l’Évangile « castre » le don. Il montre
que le don ne peut combler ni le donataire ni le donateur. Le don,
même le plus généreux, est toujours incomplet, frappé par le manque,
toujours frustrant, ne serait-ce que parce qu’il s’érode avec le temps.
À aucun moment l’Évangile ne laisse entendre que le donataire va
être comblé par le don. Seul Dieu peut combler, mais dans l’au-delà,
au-delà du temps et de la matière, au-delà de toute certitude. Pour le
donateur, s’il y a une plénitude à chercher, l’Évangile indique qu’elle
se trouve plutôt du côté de « recevoir » que du côté de « donner » :
« Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais
soif, et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau
jaillissante en vie éternelle » (Jn 4, 14). L’eau qui est donnée peut être
identifiée à la vie elle-même. Qui sait recevoir la vie qui se donne
à travers chaque instant peut éprouver une certaine plénitude, une
extinction momentanée du désir. Cet ancrage permet de renoncer
à chercher un absolu dans le fait de donner et permet d’assumer la
fragilité du don.

Références citées

Arendt Hannah, 2013, Responsabilité et Jugement, Payot, « Petite biblio-


thèque », Paris.
Derrida Jacques, 1991, Donner le temps, Galilée, Paris.
Caillé Alain, 1994, Don, intérêt et désintéressement, Paris, La Découverte/
MAUSS, Paris.
Chmakoff Macha, 2010, Le Divin et le Divan, Salvator, Paris
Mauss Marcel, 2012 (1924), Essai sur le don, PUF, Paris.
Au début était la relation ?
Convenientia et aptum chez Augustin d’Hippone

Massimiliano Marianelli

La relation comme début et la Convenientia

Relation est d’une certaine manière ce qui qualifie chaque


possible « être ici » de l’homme. Le thème de la relation est central
dans la réflexion philosophique dès ses débuts pour discuter le
rapport de l’Un et du multiple. Dans la philosophie chrétienne du
Moyen Âge, le problème de la relation devient plus impératif. Il
s’agit de considérer le rapport à un début, à un Dieu créateur dans
une relation active (d’amour) avec l’homme.
Comment penser cette relation ? Surtout, comment parler d’une
relation qui tient en elle-même l’ensemble des termes – l’Un et le
multiple, le créateur et les êtres créés, les éléments de la relation –
qui la qualifient ? Cicéron repérait dans la philosophie grecque un
terme, omologhia, qualifiant un certain type de relation, et affirmait :
« Quod Omologia… Stoici, nos appellamus convenientiam »
(Cicéron, De Finibus bonorum et malorum, 3, 21). Cicéron présentait
la convenientia comme une forme de relation d’omologhia, c’est-à-
dire comme un accord fondé sur l’intention de donner un contenu
semblable. Peut-être Cicéron est-il, dans le monde latin, le premier
à souligner l’importance du terme convenientia, mais on ne voit
pas encore chez lui l’ampleur des sens qu’il est destiné à assumer
dans la philosophie médiévale.
400 Au commencement était la relation… Mais après ?

Comme j’ai essayé de le montrer [Marianelli, 2008], la


convenientia, repensée à l’âge patristique et surtout avec Augustin,
assume différents sens. Elle est d’une certaine manière l’essence
même de la relation, sujet central chez Augustin [Samek Lodovici,
1979]. Outre omologhia, elle englobe le sens de différents termes
grecs, tels qu’Oikeos (i. e. le plus proche, ce qui est objet de désir
instinctif) et eulogos (le bon Argument, le raisonnable, le probable).
Assurément, convenir, selon la réflexion des Pères, désigne
également la rencontre conviviale entre les personnes, mais
elle renvoie surtout à la convergence des Idées vers un principe
primordial, une tension vers l’unité qui est fondement de la
relation. Mais une Unité, un Principe qui est essentiellement lui-
même Relation et fondement de toute Relation. La relation au
commencement ? La Relation comme début ?
De ce point de vue, le renvoi à Augustin, justement, est central
car il réélabore en quelque sorte le concept même de « relation »
(comme d’autres catégories de la pensée antique) en proposant un
profond remaniement à la lumière de la Révélation chrétienne, et
en reformulant le principe de l’Âme qualifiée d’Imago Dei et ainsi
placée au centre d’une ontologie relationnelle. La dynamique impli-
quée dans cette conception de l’homme et du monde résulte d’une
tension constante vers l’unité dans la distinction, bien indiquée par
la notion de convenientia qui est, comme nous le verrons, unité de la
distinction. Le mot convenientia désigne la tension constante vers un
Principe qui finalement est la relation même. Réfléchir sur la notion
de convenientia, à partir des considérations d’Augustin, comme nous
le verrons en nous arrêtant sur l’essai De pulchro et apto, veut donc
dire réfléchir à nouveau sur une façon précise de penser la relation
qui a subi de profonds changements dans l’histoire de la pensée. En
effet, comme nous le verrons, le convenant, ce qui convient, devient
pour le sens moderne l’utile que l’individu peut suivre en faisant
abstraction des autres, et le terme convenientia perd donc de sa valeur
et de son sens originaire. En conséquence, je ne crois pas qu’il soit
hasardeux de dire que relation perd sa substance et sa dimension onto-
logique originaires. Il est significatif qu’à l’époque contemporaine
des penseurs aussi éloignés que Simone Weil et Bernard Lonergan
aient proposé une nouvelle réflexion de la notion de convenientia,
en soulignant sa centralité pour repenser la Relation même dans son
essence originaire, ou bien la Relation comme source originaire.
Au début était la relation ? Convenientia et aptum… 401

C’est en réfléchissant à partir de certaines considérations


d’Augustin qu’on peut revenir à cette notion essentielle de relation
et au sens d’un rapport-relation des parties au tout, vu comme un
rapport de convenance. Un tel rapport, dans De pulchro et apto,
essai de jeunesse disparu et sur lequel nous n’avons que quelques
informations à travers les Confessions, est désigné par le terme
aptum qui est utilisé pour qualifier cette forme de convenientia :
notamment le rapport des choses créées à leur début, le Beau.
Augustin soulignait qu’on doit appeler Beau, pulchrum, ce qui est
harmonisé par soi (le premier harmonisé), aptum (convenance) ce
qui est harmonieux par rapport à d’autres objets 9.
Dans le rapport pulchrum-aptum, Augustin in nuce propose
des termes qualifiant la relation et son espace : le con-venir des
parties vers une unité qui est composée des parties elles-mêmes,
de l’harmonie, de leur relation. Convenientia, donc, c’est l’espace
et l’essence de la relation. Le même espace, typiquement dans
la perspective d’Augustin, peut être vu comme une Ontologie
relationnelle et trinitaire sur laquelle nous ouvrirons au terme de cet
essai en indiquant une possible voie de recherche : une ontologie
relationnelle où le Bien, le Vrai se montrent dans leur Beauté et
par laquelle il est donné à tous de participer et de représenter la
Relation présente depuis toujours.

Histoire, sens et valeur du terme convenientia

Pour revenir donc à la Relation et pour essayer de montrer de


quelle manière elle peut être considérée comme le Début, on essaye
de revenir à la notion de convenientia. Comme le montre la référence
à Cicéron, d’une certaine façon, et de façon générale, le sens de
convenientia est à l’origine celui d’adaptation, de consonance,
d’harmonie par rapport à un modèle de vie selon la nature ou
selon la raison. Désignerait : la « conciliatio homis ad ea quae sunt
secundum naturam [l’harmonie à ce qui est une seconde nature]10 ».
Plus exactement, la convenientia indique, dans un tel contexte,
une disposition d’âme à vivre selon la nature et, successivement,

9. Augustin, Confessions, IV, 15, 24.


10. Cicéron, II, 6, 20-21.
402 Au commencement était la relation… Mais après ?

la réponse à une telle disposition qui consisterait justement dans


l’appropriation-conformité à un modèle. Successivement, le terme
indique généralement l’harmonie, la similitude et l’adéquation.
Déjà, Macrobe soulignait :
« Illud… quod est inter aquam et aerem harmonia dicitur, id est apta
et consonans convenientia quia hoc spatium est quod superioribus
inferiora conciliat et facit dissona convenire11. »

Le terme convenientia est relié à celui de aptum qui ne qualifie


pas seulement un comportement adéquat mais une harmonie entre
des personnes et la conformité ou l’adaptation d’une relation à
un modèle originaire. Augustin, en particulier, fait un tel usage
du terme, comme nous le verrons, en le considérant par rapport à
la beauté. Spécialement, dans le traité augustinien De pulchro et
apto, l’aptum caractérise la disposition et le fait de se conformer
au modèle originaire. C’est la disposition au beau, la source de
toutes choses et le terme fondamental pour comprendre la même
participation (convenientia) à l’Ordre divin, à la perfection : le beau
d’où découlent toutes les choses. En tant que apta (convenant à)
justement à ce modèle, chaque chose trouve sa beauté et sa raison
d’être :
« Mon esprit parcourait les formes du corps et moi, soulève Saint
Augustin, je définissais le beau comme ce qui est harmonieux en soi,
avantageux ce qui est harmonieux par rapport aux autres objets12 ».

Successivement, Thomas d’Aquin utilisera fréquemment dans


son œuvre le mot convenientia, sans se préoccuper d’en thématiser
la valeur ni le sens philosophique et théologique. Dans le Livre des
Sentences, il fera allusion à Augustin d’Hippone et soulignera : « Ubi
est tanta convenientia, id est maxima et prima aequalitas, et prima
similitude » ; c’est-à-dire que, là où il y a autant de convenance, il
y a l’égalité maximale et première, et la première similitude, une
similitude qui est une sorte d’accord initial.
Thomas précise donc que la convenientia, entendue comme
fondamentale et prima similitudine, est à considérer vraiment

11. Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, 1, 6, 38 : « Ce qui est


entre l’eau et le ciel est appelé harmonie… c’est-à-dire ce qui est adapté et
consonant [similitude d’harmonie] convenientia, puisqu’il s’agit de l’espace
qui réconcilie le bas avec le haut et qui accorde les dissonances. »
12. Augustin, Confessions, 15, 24.
Au début était la relation ? Convenientia et aptum… 403

comme conformitas13. Thomas écrit encore, en faisant référence


à Augustin :
« Nous voyons que chaque image est appelée belle au lieu de laide, si
elle représente parfaitement la chose. C’est ce que dit Saint Augustin
quand il dit que ubi est tanta convenientia, et prima aequalitas, etc.14. »

La convenientia semble donc se présenter comme un début de


similitude, d’uniformité, de proportion entre les choses.
La considération des différentes valeurs philosophiques et
théologiques assumées par le terme convenientia mériterait une
étude systématique dans l’œuvre de l’Aquinate.
À la différence d’Augustin d’Hippone, et spécifiquement
à la I questione disputata du De Veritate, Thomas considère le
terme convenientia non seulement en référence à la beauté mais,
plus exactement, en référence à l’intelligibilité des choses : « La
convenientia est l’opposé de la contrariété. Elle dénote une certaine
relation ou proportion entre deux personnes », comme le souligne
Mamiani [Thomas d’Aquin, 1970, p. 49]. Elle a un rapport avec la
théorie de l’adequatio et, d’une certaine façon, en est la qualification
fondamentale.
Le sens originel du terme, celui d’harmonie, de disposition à une
vie selon la nature et de participation à un modèle, semble se perdre
dans l’histoire de la pensée, jusqu’à la modernité où, plutôt que de
parler vraiment de convenientia, on parle de début de convenientia.
Voilà le sens que ce terme a pris dans la philosophie moderne, et
spécialement chez Leibniz qui parle de « début de la convenientia »
comme du début du meilleur, qui inspirerait l’action divine en
déplaçant la volonté vers le bien dans ses choix parmi les différents
« mondes possibles ». Agosti souligne :
« La controverse entre liberté et nécessité, entre finalisme et mécanisme,
entre optimisme et pessimisme, en relation avec les problèmes de la
création et du mal, est jugée par Leibniz en une nouvelle théorie qui
s’occupe du rapport entre possibilité et existence. Tout le possible ne
peut simultanément se réaliser et, puisque “nihil est sine ratione”, le
choix de Dieu parmi les concurrents possibles compatibles doit être
motivé par une “convenance logique” et par une “convenance morale”
[…] en vue de la réalisation du monde meilleur » [Agosti, 2006].

13. Case 11. Place 8. Super Sent., lib. 1 d. 48 q. 1 a. 1 co.


14. Case 75. Place 62. Summa Theologiae I, q. 39 a. 8 co.
404 Au commencement était la relation… Mais après ?

Déjà, avec le critère du choix leibnizien, l’approprié, l’aptum


augustinien, montrerait une déclinaison claire vers l’utile : un choix
entre opportunité, ou un choix justement pour le meilleur.
À l’époque contemporaine, il y a un nouveau changement
et, surtout, dans la pensée de deux philosophes, Simone Weil et
Bernard Lonergan, il y a une reprise du sens originaire du terme.
Il s’agit de deux auteurs aussi distants, au moins en apparence :
d’un côté, un philosophe-théologien systématique (même si une
telle qualification de la pensée lonerganienne est inadaptée) et, de
l’autre, une philosophe qui, d’une certaine manière, refuse toute
orientation définie et, nous pourrions dire (au moins en se référant
aux Cahiers), préfère le fragment à l’argumentation systématique.
Même dans la diversité de leurs positions, il apparaît significatif
que chacun, avec ses différences substantielles et suivant des
parcours différents, a porté attention au terme convenientia en en
soulignant l’actualité dans la réflexion philosophique.
Il est tout aussi intéressant de noter que le même terme,
indépendamment de sa récurrence dans l’œuvre de Simone
Weil, a été objet pour Bernard Lonergan d’un traité spécifique et
ponctuel dans un supplementum schematicum intitulé De ratione
convenientiae eiusque radice.
En outre, nous pouvons souligner comment, chez les deux
penseurs, le même terme est considéré de façon claire en référence
à la valeur et au sens qu’il a pris chez Thomas d’Aquin. Si une telle
référence semble immédiate dans la réflexion de Lonergan, la même
chose ne vaut pas pour Simone Weil qui, au contraire, se réfère
rarement positivement à l’Aquinate, mais qui, dans l’utilisation
même du terme dans son acception thomiste, considère avoir
trouvé en lui une notion capitale pour l’économie de son discours
philosophique.

Convenientia et aptum chez Augustin d’Hippone

En considérant les sens du terme convenientia dans la pensée


d’Augustin, nous sommes conduits à nous arrêter sur le De pulchro et
apto. Il s’agit d’une œuvre dont nous ne savons que ce qu’Augustin
lui-même nous raconte dans le livre IV des Confessions. C’est
en effet un écrit rédigé à vingt-six, vingt-sept ans qui fut perdu
Au début était la relation ? Convenientia et aptum… 405

et qui remonte à la phase manichéenne. Entre le moment de sa


composition, vers 380, et le moment où il écrit les Confessions,
Augustin a changé sa façon de penser. En particulier, sa conception
de la réalité a profondément évolué à la suite de la lecture des Livres
des Platoniciens en 386 : d’une position matérialiste et focalisée
sur la corporéité, Augustin en est arrivé à concevoir l’existence
d’une substance spirituelle, ontologiquement supérieure à celle
qui est corporelle. Il a donc probablement changé aussi son mode
de concevoir la beauté dont il traite dans le De pulchro et apto.
Le terme aptum, qu’Augustin dans ses écrits de jeunesse utilise
clairement pour qualifier la convenientia, semble assumer un sens
et une valeur qu’il gardera dans ses écrits postérieurs, comme dans
De vera religione. Nous ne nous occuperons pas spécialement de
ces écrits, mais nous nous limiterons à considérer les références
qu’Augustin fait au De pulchro et apto qui, bien qu’il ait disparu,
offre une contribution fondamentale pour la compréhension du
sens et de la valeur philosophique prise par le terme convenientia.
Le titre du traité de jeunesse d’Augustin est sans aucun doute
significatif, comme le soulignent certains passages des Confessions.
Il aurait probablement représenté un des documents les plus
importants de l’évêque de Hippone sur le thème de la beauté. Il est
important de noter comment la déclinaison du terme convenientia en
aptum implique une acception subtilement différente par rapport à
celle cicéronienne originelle et une déviation du sens du terme qui,
plutôt que d’indiquer la conformité, et donc l’appel à un modèle
éthique, renvoie de façon plus générale à l’harmonie, à une relation
ontologique. Dans une telle perspective, la convenientia comprise
comme aptum semble se référer en premier lieu à la dimension du
beau, mais d’une beauté, comme nous le verrons, qui ne renvoie
pas seulement à la dimension esthétique mais plutôt au début et à
l’ordre que suivent les choses. Une telle caractérisation du terme
chez Augustin, comme nous tenterons de le démontrer, n’implique
pas un glissement réductif du sens mais, au contraire, l’attribution
d’une valeur à la fois plus ample et compréhensive.
Comme le relève Fontanier [1998], aptum, chez Augustin, a une
référence au bien et au juste. Ainsi, Augustin affirme :
« Celui qui s’indigne des turpitudes des Patriarches ressemble à un
homme qui “inexpert d’armatures, ne connaissant pas les membres pour
lesquels chaque morceau est prédisposé (adcommodantum), veuille
406 Au commencement était la relation… Mais après ?

couvrir avec une jambière la tête et chausser aux pieds le heaume,


rouspétant parce qu’ils ne conviennent pas (non apte conveniat)”15. »

La distinction proposée dans les Confessions (IV, 13, 20) est


appliquée à la dimension éthique :
« Je remarquais que, dans les corps, une chose est la beauté pour ainsi
dire globale, en ce qu’ils forment un ensemble, et autre chose est la
convenance, ou bien l’harmonie avec d’autres corps, comme une partie
de notre corps s’harmonise avec le tout, comme un soulier avec le pied
et autres choses semblables16. »

En se référant encore précisément à l’image de la chaussure,


image qui vient de Platon, Fontanier éclaircit la valeur qu’elle
assume dans la réflexion augustinienne, valeur différente de celle
attribuée à la même image utilisée par Socrate dans l’Hippias
Majeur (294 a).
Probablement, souligne Fontanier, Augustin fait référence à un
topos que l’on peut trouver aussi chez Cicéron [voir Fontanier, 1989,
p. 413-421] ; notamment, Cicéron soulignait la quasi-synonymie
entre aptum et decens : quid aptum sit, hoc est quid maxime deceat
(De Orat. III, 210), ce qui nous éclaire sur le fait qu’Augustin a
recours au terme aptum plutôt que decorum, qui à un sens proprement
et exclusivement esthétique : le beau. L’Hipponate préfère le terme
aptum qui serait ambigu, selon Fontanier, puisque, d’une part, il
renvoie au pulchrum, et, de l’autre, il aurait une valeur éthique.
Mais, plus profondément, Augustin souligne qu’à ce stade le
problème de la beauté, du pulchrum et du convenable est le problème
du rapport entre l’un-tout et les parties. Pour Augustin, l’unité est
la même chose que l’harmonie, et l’unité (qui est harmonie et donc
relation), c’est-à-dire la raison d’être de toutes les choses est, en
ce sens, la même chose que la beauté (laquelle est exactement
harmonie). Dans une telle perspective, Augustin peut affirmer que
Dieu (qui est Unité et relation, pourrait-on ajouter ?) est fondement
des choses, est le Beau ; exactement comme cela ressort dans ce
qui a été souligné auparavant. Il est l’Harmonie (pulchrum) qui
est critère de toute forme de beauté, laquelle se rapporte (ce qui
est le sens du terme aptum) à une telle unité-totalité originaire

15. Augustin, Confessions, III, 7, 13.


16. Augustin, Confessions, IV, 13, 20.
Au début était la relation ? Convenientia et aptum… 407

[Piccolomini, 1998, p. 31] : on peut dire que convenientia est la


forme de cette adaptation.
En référence au thème de notre intérêt, il est important de relever
un passage du De officis, comme relève Fontanier, où Cicéron,
en se référant à Panesius, distingue un convenable général et un
conveniente dépendant de celui-ci, qui s’occupe de chaque partie
de la beauté morale :
« La distinction est reprise au chapitre suivant : d’une part, “le
convenable qui concerne toute beauté morale” (quod ad omnem
honestatem pertinet), d’autre part, “le convenable qui s’observe dans
chaque genre de vertu” (quod spectalur in uno quoque genere virtutis).
Et le chapitre se termine ainsi : “De même, en effet, que la beauté
(pulchritudo) du corps, en raison d’une disposition harmonieuse
(apta compositione) des membres, attire les yeux et plaît par cela
même que toutes les parties s’accordent entre elles avec un certain
charme, de même ce convenable (decorum) qui brille dans la vie,
attire l’approbation de ceux avec qui l’on vit, en vertu de l’ordre,
de la constance et de la modération de tous les propos et de tous les
actes.” L’enchaînement comparatif n’est pas parfaitement clair ; il
semble pourtant qu’on puisse poser : generale decorum – pulchritudo
corporis decorum ad singulas partes – lepos membrorum » [Fontanier,
1989, p. 417-418].

Le convenable général viendrait d’une disposition harmonique


des inconvénients particuliers. Fontanier propose donc de « plier »
une telle distinction cicéronienne du De Officis, dans un sens
augustinien [ibid.].
Ici, on peut comprendre comment le couple convenance de la
totalité (pulchrum) et convenance de la partie (aptum) est lisible,
comme le souligne Fontanier de manière opportune, à l’intérieur
des réflexions augustiniennes sur la beauté de la création. L’aptum,
compris comme relation au tout, représente d’une certaine manière
la « participation » à un ordre, et, en ce sens, bien qu’étant considéré
par Augustin principalement en relation au thème du beau, ceci
n’a pas seulement à voir, comme le decor ou le decens, avec une
dimension esthétique, mais à une valeur beaucoup plus grande.
Il nous semble en ce sens opportun de considérer l’aptum
comme un degré du convenir et, en particulier, celui de la relation
(convenientia), de la participation à un ordre, là où la convenientia
comme perfection de l’unité-totalité représenterait la conformitas
avant « la conformité d’un objet à ce qu’il doit être, souligne
408 Au commencement était la relation… Mais après ?

Fontanier, à ce qu’il convienne qu’il soit, c’est-à-dire sa perfection ».


Mais qu’est la perfection ? Et qui est le sujet ou le principe tendant
vers quelque chose ? Qui est le sujet et principe de la relation ?

L’âme imago dei, centre d’adaptation et principium


convenientiae : pour une ontologie trinitaire ?

Parce qu’il y a une relation, il doit y avoir un début, et ce


principe, dans le même temps est lui-même un rapport. En chaque
homme, il y a un centre d’adaptation qui ne peut pas être encore
défini par Augustin dans le De pulchrum et aptum, avant sa nouvelle
découverte et sa rencontre avec le christianisme. Il s’agit d’un centre
que Thomas d’Aquin identifiera encore plus clairement avec l’âme
comme centre de relation et lisibilité du couple « convenance de la
totalité (pulchrum) et convenance de la partie (aptum)17 ».
Comme le relève Thomas, le cœur de la convenientia est l’unité
de la distinction.
Ce qui semble une priorité dans la perspective thomiste est le
thème du rapport (le fondement de toute connaissance possible, la
volonté et l’action), le centre qui est identifié par Thomas dans l’âme.
Il est décrit comme le principe de la relation qui s’adapte (conviens)
à toutes les choses de deux manières qui correspondent à ses deux
potentialités de relation aux étants : celle de la volition et celle de
la cognition. Les relations de convenance déterminées par Thomas
expriment les transcendantaux, notamment le Bien (« le bien à long
terme indique la convenientia d’un ens à l’appétit, et exprime le
sens que chaque ens a par rapport à la puissance appétitive ») et
le Vrai (« le terme vrai, alors, indique la convenientia de chaque
entité avec le pouvoir cognitif de l’âme, qui est l’intelligence »).
Mais pourquoi l’âme peut-elle être le centre de la relation ?
C’est à ce niveau que la question de la convenance manifeste
profondément son fondement ontologique, qui est à mon avis le
centre de chaque gnoséologie et conception du beau, du vrai et du
bien de tous, dans une perspective philosophique chrétienne. Ce
fondement est que l’âme peut être le centre de la relation par lequel
il est possible à l’homme d’accéder aux transcendantaux du verum,

17. Thomas en parle dans I Questiones de Veritate.


Au début était la relation ? Convenientia et aptum… 409

bonum – et j’ajoute : pulchrum – parce que l’âme est imago Dei et,
en tant qu’imago Dei, elle peut parvenir à la connaissance vraie de
toutes les choses. Enfin, ajoute Augustin, c’est parce que l’âme est
imago Dei qu’il lui est même possible d’accéder à la connaissance
du Vrai Bien, ce qu’on a dit au sujet de la convenance de la totalité
désignée par le terme de pulchrum. Notamment, ce qui, dans l’essai
Pulchrum et aptum, est appelé convenance de la totalité est ensuite
plus clairement désigné par Augustin comme la convenientia in
forma prima qui est la vie trinitaire en Dieu.
C’est précisément parce que l’homme est imago Dei (chose qui
évidemment sera très claire pour Augustin après sa conversion)
qu’il peut accéder et contempler le Vrai et le Bien dans le monde :
le Pulchrum et apto devient conformatio Dei de l’homme en tant
qu’imago Dei.
Dans cette perspective, je conclus pour ouvrir en réalité avec une
référence au De Trinitate XV, 6, où Augustin, que Coda considère
comme l’auteur de l’Inventio de l’Ontologie Trinitaire [Coda, 2015],
a trouvé le milieu pour videre Trinitatem. Il l’a trouvé dans le principe
qui est le principe de la convenance ou, plus exactement, le principe
de conformité à la vérité et le fondement de toute connaissance
possible : l’âme comme imago Dei. Pourrait-on dire que cette
relation fondamentale, de la part de l’homme, est convenientia in
forma una ? À ce niveau, la recherche philosophique sur la notion
de convenance ouvre à la Théologie.
Dans le passage cité, comme l’a noté Piero Coda, Augustin
pose le regard sur quelque chose qui est plus connu : l’esprit de
l’homme. L’adaptation au Pulchrum des premiers écrits, devient ici
conformitas à Dieu, par sa présence en l’homme. Dans ce principe,
on trouve le centre de chaque convenance possible et le fondement
d’une ontologie trinitaire qui est la voie que le même Piero Coda
suggère pour re-lire le De Trinitate d’Augustin [Coda, 2012].
Évidemment, à ce niveau, la réflexion philosophique s’ouvre
à la théologie dans une perspective que, au moins pour Augustin,
et ensuite pour Thomas, renvoie à une réflexion qui part de
l’Intelligence de la Révélation. En tout cas, l’affirmation d’une
présence dans l’homme d’un principe, l’esprit humain, qui est
essentiellement milieu au centre de la relation, et l’affirmation que,
notamment dans cette relation, il y a le centre de chaque jugement
et vérité possible, est une question centrale pour chaque réflexion
410 Au commencement était la relation… Mais après ?

sur l’homme, sur le monde et sur l’autre, pour conclure, à la façon


de Ricœur, qu’en ce milieu il y a la possibilité de se reconnaître,
de se reconnaître autre et de reconnaître un Autre :
« Seul un discours autre que lui-même, dirai-je en plagiant le Parménide,
et sans m’aventurer plus avant dans la forêt de la spéculation, convient
à la méta-catégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime
en devenant plus même qu’elle-même » [Ricœur, 1990, p. 410].

Autrement dit, la possibilité d’un sujet qui reconnaît, dans « au


début était la relation », le principe qui qualifie profondément l’être
humain et chaque possibilité que l’être humain a de pâtir, connaître,
vouloir et agir.

Références citées

Agosti V., 2006, Principio della Convenienza, Enciclopedia filosofica, vol. 3,


Bompiani, Milano, p. 2267.
Coda Piero, 2015, « Fraterna dilectio non solum ex Deo sed etiam Deus
est. » L’ontologia trinitaria nel Libro VII del De Trinitate di Agostino, in
Moreschini C. et al., Trinità in relazione. Percorsi di ontologia trinitaria
dai Padri della Chiesa all’Idealismo tedesco, Feeria, « Theantrhopos »,
Florence, p. 105-142.
— 2012, « Visio Trinitatis. Il De Trinitate di Agostino tra desiderio e interru-
zione », Rivista Sophia, IV (1), janv.-juin, p. 17-33.
Fontanier Jean-Michel, 1998, La Beauté selon Saint Augustin, Presses univer-
sitaire de Rennes, Rennes.
— 1989, « Sur le traité d’Augustin De pulchro et apto : convenance, beauté et
adaptation », Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 73,
n° 3, p. 413-421.
Marianelli Massimiliano, Ontologia della Relazione. La convenientia in figure
e momenti della storia del pensiero, Città Nuova, Roma 2008.
Piccolomini R., 1998, « Introduzione », in Agostino, La Bellezza, Città Nuova,
Rome.
Ricœur Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
Samek Lodovici Emanuele, 1979, Dio e mondo. Relazione, causa, spazio in S.
Agostino, Edizioni Studium, Rome.
Thomas d’Aquin, 1970, La Verità (quaestio I de veritate), traduction, introduc-
tion et présentation de Mauricio Mamiani, Studium Sapientaie, Liviana,
Padoue.
II.
Libre revue
Billy Budd
L’innocence et le mystère d’iniquité

Michel Terestchenko

« Dépourvu de toute moralité dans ses actions,


il ne peut rien faire qui soit moralement mal,
et qui mérite ni châtiment ni réprimande. »
Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II

Il est des romans dont les héros, leurs actions, leur caractère,
leurs motifs d’agir ne se laissent pas saisir par les données de
la biographie ou de la psychologie, selon ces caractérisations
contingentes qui distinguent entre tous Emma Bovary, Swann,
Bardamu ou le docteur Rieux. Et s’il est ainsi, c’est qu’ils incarnent
au plus haut point, jusque dans les traits individuels de leur identité
singulière, une essence, une Idée, de sorte que c’est bel et bien
dans cette lumière transcendante, métaphysique, platonicienne
en somme, qu’il convient de les appréhender. Ainsi en est-il du
prince Mychkine, l’icône de la bonté, l’homme « positivement
beau », dans L’Idiot de Fédor Dostoïevski, ou de Billy Budd, la
figure de l’innocent parfait, dans le roman éponyme de Herman
Melville qu’il laissa partiellement inachevé, l’année de sa mort
en 18911. Mais bien que ces héros représentent typiquement des

1. Melville entreprit d’écrire Billy Budd en 1886, les dernières corrections qu’il
laissa datent d’avril 1891, cinq mois avant sa mort, survenue le 28 septembre de la
même année. Le manuscrit, toutefois, ne fut publié qu’en 1924, après avoir été retrouvé
dans un... pot à biscuit ! L’édition en langue anglaise de référence a été établie par
414 Au commencement était la relation… Mais après ?

« figures idéales » ou des « abstractions vivantes », pour reprendre


l’expression de Baudelaire à propos des Misérables2, qu’ils soient
plus simples, plus immédiatement compréhensibles et transparents
que les hommes ordinaires, avec leurs passions complexes et
souterraines, ils se trouvent néanmoins chargés d’une mystérieuse
puissance électrique qui met en branle un ensemble de forces,
déclenchant des événements qui, une fois réalisés, présentent les
aspects d’une nécessité tragique et inexorable. Et ces forces – car
c’est bien de forces dont il s’agit et non de concepts – se rapportent,
dans ce dernier roman du grand écrivain américain – c’était déjà
le cas dans Moby Dick – à la lutte cosmique que se livrent le Bien
et le Mal. Que le blanc et le noir se distribuent sans équivalence
possible entre les personnages, on le voit très clairement à tout ce
qui oppose Billy Budd, le Beau Matelot, et John Claggart, le maître
d’armes auxquels s’adjoint l’honnête capitaine Vere, commandant
du Bellipotent (également appelé L’Indomptable), où se déroule le
huis clos de cette pièce construite comme une tragédie.
Peu de romans dans la littérature américaine du xixe siècle, ni
même dans l’œuvre abondante, romanesque et poétique d’Hermann
Melville ont suscité des interprétations et des lectures aussi diverses,
innombrables et souvent contradictoires, selon l’angle sous lequel
on l’aborde. L’attirance homoérotique qui, parce qu’elle ne peut
être assouvie, nourrit la haine de Claggart envers le Beau Matelot,
The Handsome Sailor – et il n’est pas le seul à l’éprouver – est
un aspect qui a été particulièrement analysé ces dernières années,
mais est-ce là le sujet principal du roman ? Ou encore : Melville
fait-il ici montre de l’ironie ambiguë qui traverse son œuvre, dans
Le Grand Escroc en particulier, ou bien faut-il recevoir le récit du
narrateur comme le document épuré et objectif des faits tels qu’ils
se sont déroulés ?
Au premier degré, le roman se résume à la brève narration d’un
épisode presque anecdotique, survenu, à la fin du xviiie siècle, à bord
d’un navire de guerre de la marine britannique : la condamnation
et l’exécution d’un jeune marin, aimé de tous pour sa beauté et son
innocence, coupable d’avoir involontairement tué un officier qui

Harrison Hayford et Merton M. Sealts, Jr., University of Chicago Press, 1962 (reprise
chez Bantam Books, New York, 1981).
2. Les Misérables par Victor Hugo, paru la première fois en 1862 dans le Boulevard.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 415

l’accusait à tort de sédition. L’intrigue ainsi résumée a l’air toute


simple. On s’est pourtant beaucoup interrogé sur la légitimité des
raisons qui portent le capitaine Vere à condamner le jeune gabier
de misaine à être pendu, en dépit du fait qu’il soit convaincu de
sa profonde innocence et que la sentence n’était pas inévitable.
Car ce roman fait de la décision juste et qui « convient » une
interrogation poignante lorsque se heurtent, dans un tragique conflit,
la nécessité des circonstances et les scrupules de la conscience,
autrement dit, en termes wébériens, l’éthique de la responsabilité
et l’éthique de la conviction. De là vient que s’ouvrent d’autres
sujets de perplexité. Dans quelle mesure la décision controversée
de Vere s’inscrit-elle dans les débats de l’époque sur la peine de
mort aux États-Unis ? Est-elle, comme il le prétend, une stricte
application des règles en vigueur dans les Articles de guerre de
l’amirauté britannique ? Le commandant du navire est-il ou non fou,
ainsi que s’en inquiète le chirurgien lors de la cour martiale réunie
à la hâte pour juger Billy Budd ? Comment interpréter la mort si
singulière de ce dernier alors que son corps se balance immobile
à la grand-vergue sans ces convulsions qui, aux derniers instants,
font tressaillir les pendus ? Et Billy Budd, qui est-il au juste, ce
beau matelot affecté de bégaiement ? Un « barbare sauvage »,
l’homme du jardin d’Éden d’avant la Chute et le péché, ainsi que
Melville le présente lui-même, dès les premières pages du roman,
ou bien faut-il aussi voir en lui une figura christi ? Et quel sens
donner à la dimension proprement métaphysique de la « dépravation
naturelle » que le narrateur attribue à Claggart ? Melville était-il
manichéen, gnostique, profondément convaincu du conflit entre
le Bien et le Mal, qu’il faut, à son propos, écrire en majuscules ?
Enfin : le roman est-il la charge ultime de Melville contre le Dieu
chrétien, accusé d’être l’auteur du mal ou, au contraire, le testament
de son apaisement – allant dans le sens de cette interprétation,
les dernières paroles de Billy avant son exécution : « Béni soit le
capitaine Vere » ? Ce ne sont là que les principales formulations
des débats qui agitent les commentateurs3 depuis plus d’une

3. Billy Budd a aussi bien pu être interprété comme l’expression ultime de


l’acceptation de l’ordre du monde (ou le bien l’emporte sur le mal) de la part de
Melville ou bien, au contraire, comme sa dernière protestation contre le triomphe
des forces du mal. Voir E. L. Grant Watson, « Melville’s Testament of Acceptance »,
416 Au commencement était la relation… Mais après ?

cinquantaine d’années, dont les articles et ouvrages rempliraient


plusieurs rayonnages d’une bibliothèque4.
Bien que relativement court, ce récit, à peine d’une centaine de
pages, entre le roman et la nouvelle, sur lequel Melville travailla
pendant cinq ans, modifiant profondément l’intrigue d’origine5, est,
en apparence, d’une parfaite simplicité. Mais, lu de plus près, on
se perd en perplexités, tant sont cryptées ou laissées inexpliqués
les allusions à l’immense fonds théologique et philosophique dans
lequel il plonge et s’enracine, et variées les grilles de lecture que
suscite ce texte lequel se présente comme une parabole hautement
symbolique au style épuré, presque analytique, si différent de la
langue puissamment colorée et exubérante des grands romans,
Moby Dick, Mardi ou Pierre, des fécondes années 1850-1852. Un
tel foisonnement d’interprétations est l’indice indiscutable que
nous avons affaire, avec Billy Budd, à l’une des œuvres les plus
denses, les plus mystérieuses, les plus énigmatiques de la littérature
moderne, alors même que la fable ou le récit, comme on voudra,
se présente comme l’honnête recension des faits par une sorte
d’historien amateur.

Présence du barbare

Que la barbarie ne soit pas le propre des peuplades sauvages,


Melville l’avait tôt découvert lorsqu’il passa trois semaines, à l’âge
de vingt-trois ans, dans les îles Marquises chez les natifs Typee,
que les tribus voisines traitaient de « cannibales ». Le récit de ces

et, pour une lecture opposée, Phil Withim, « Billy Budd : Testament of Resistance »,
in Stanford [1968 (1961].
4. Pour une présentation synthétique de ces débats, voir l’introduction de Robert
Milder, l’un des meilleurs spécialistes américains de l’œuvre de Melville, in Milder
[1989].
5. Dans la version initiale, Billy Budd était un marin âgé, à la veille de son
exécution, condamné pour avoir fomenté une mutinerie et apparemment coupable
des faits incriminés, se laissant aller à la rêverie face à la mort qui l’attend. Dans une
seconde phase est introduit le personnage de John Claggart, conduisant à transformer
le personnage principal selon les traits distinctifs de jeunesse, de beauté et d’innocence
que nous lui connaissons désormais. Dans une troisième et dernière phase, Melville
donna toute son ampleur à la figure, jusqu’alors en retrait, du capitaine Vere pour en
faire le troisième protagoniste du drame.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 417

voyages dans ses premières œuvres littéraires, Typee et Omoo, lui


assura, du jour au lendemain, une gloire qui, hélas, ne devait pas
durer.
Le terme « sauvage », écrira-t-il, est, à mes yeux, souvent appliqué
à tort. Et, de fait, lorsque je considère les vices, les cruautés et les
énormités de toutes sortes qui jaillissent dans l’atmosphère polluée
d’une civilisation fiévreuse, je suis enclin à penser que, pour autant
que la méchanceté relative des deux parties soit en cause, quatre ou
cinq habitants des îles Marquises envoyés comme missionnaires aux
États-Unis seraient tout aussi utiles qu’un nombre égal d’Américains
envoyés dans les îles en une qualité similaire [cité par Weaver, 1921,
p. 207].

La vertu primitive qui auréole Queequeg, le prince polynésien


dans Moby Dick, rayonne aux premières pages de Billy Budd,
lorsque le narrateur évoque l’apparition du Beau Matelot noir, la
grâce et la puissance, le courage intrépide qui le distinguent et les
hommages spontanés que tous rendent à sa « royauté naturelle ».
À cette figure royale, d’une gaieté insouciante et barbare, Billy
Budd « aux yeux célestes » sera comparé, quoique ce soit avec
d’« importantes différences », au premier chef desquelles figure
l’infirmité d’élocution qui, en certaines occasions, le fait bégayer.
Aussi est-ce lui et lui seul que voit et sur qui se jette le lieutenant
venu enrôler des marins de la marine marchande sur les navires de
guerre en mal de main-d’œuvre, au grand désespoir de son patron :
« Lieutenant, vous allez me prendre le meilleur de mes hommes,
la perle d’mon équipage6. » Car, cet homme-là, malgré sa jeunesse
et son absence d’éducation – n’est-il pas analphabète ? – apaise
les conflits entre les marins et fait régner à bord la bonne humeur,
une sorte de convivialité naturelle et spontanée, sans rien faire de
particulier, sinon être ce qu’il est : un « pacificateur », un peace
maker, dont émane une mystérieuse « vertu secrète ». Et c’est là
une première indication de ce qu’il y a en lui de christique, si l’on
se rappelle que le mot « vertu » est employé à trois reprises dans
les Évangiles, ainsi que le rappelle John H. Timmerman [1983],
signalant ainsi le pouvoir divin qui émane du Christ (Marc V,
30 ; Luc VI, 19 ; Luc VIII, 46). À quoi le malheureux patron se

6. Les citations sont tirées de la traduction de Jérôme Vidal, en collaboration avec


Charlotte Nordmann, Billy Budd, matelot et autres récits maritimes [Melville, 2007].
418 Au commencement était la relation… Mais après ?

verra ironiquement répondre : « Bénis soient les pacificateurs,


particulièrement les pacificateurs combatifs ! »
Que Baby Budd, ainsi qu’il est également surnommé, soit parfois
prompt à riposter, on l’apprend au récit du coup violent, « aussi
rapide que l’éclair », involontairement porté, par lequel il avait
répondu à une insulte que lui adressa un marin du bord bien que,
jusqu’alors, il n’eût jamais traité autrement que par la gentillesse
et la douceur les mauvaises querelles que lui cherchait la jalousie
de certains. En ces quelques lignes, l’amorce du drame à venir
est déjà enclenchée, en même temps qu’est indiquée, en filigrane,
l’ambiguïté du personnage, en deçà de la présentation angélique
qu’en donne le narrateur.
On ne saurait, toutefois, pousser trop loin l’identification de Billy
Budd au Christ7. Dans les faits, ce n’est pas l’amour désintéressé
du prochain qui guide ses pas, et son cœur n’est pas non plus animé
par la compassion ou la pitié. Du reste, il est sans principes, cet
homme brut, d’avant la morale et la religion. Aussi, s’il est une
figure de l’Agneau sacrifié, un « ange de Dieu », s’exclamera le
capitaine Vere, il est fort peu chrétien. En vérité, il ne l’est pas du
tout, quoique les copeaux de l’espar sur lequel il est pendu seront
conservés aussi précieusement que les morceaux de la Croix. Ce
qu’il est, avant tout, c’est un innocent, presque un enfant – à vingt
et un ans, il ne fait pas son âge – dénué entièrement de suffisance,
de vanité et d’amour-propre, presque de conscience de soi, ne
connaissant rien non plus des « subtilités » ni des artifices de la
vie en société, un joyeux luron, en somme, happy-go-lucky comme
on dit en anglais, d’une simplicité sans détour, ne sachant ni lire
ni écrire mais composant des chants et les chantant parfois lui-
même : « Sa nature simple n’avait pas été altérée par ces déviations
morales qui ne sont pas toujours incompatibles avec ce produit
manufacturable connu sous le nom de respectabilité. » Et, bien qu’il
soit un enfant trouvé ignorant ses origines, tout porte à penser qu’il
n’est pas de basse extraction. Un noble sauvage, en somme, sans
expérience du monde, sous bien des aspects semblable, on le voit à
ces traits, à la description qu’en donne Rousseau dans le Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

7. Voir Lawrance Thompson [1952] ; pour un point de vue opposé, qui conteste
que le marin soit une figure du Christ, voir Robert Merrill [1973].
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 419

Ou, plus encore, l’homme à l’état de nature, tel qu’il est sorti des
mains du Créateur avant la perversion de la Chute originelle et
le développement de la civilisation : un « honnête barbare, assez
semblable sans doute à Adam avant que le Serpent urbain ne se
fût insinué en sa compagnie ». Le Serpent, ou, pour mieux dire, le
Malin, Satan en personne, « le grand importun, l’envieux saboteur »,
c’est, pour toute la tradition biblique, le Diviseur et le Calomniateur,
le prince de ce monde ; et il n’est pas loin de notre homme, ayant
laissé chez cet Adam-Christ comme une « carte de visite » dans
l’infirmité qui l’affecte. Il ne s’en tiendra cependant pas à cette
première mauvaise plaisanterie.

Une poudrière explosive

Personnifié ou non, le mal rode dans le désir que Billy Budd


suscite chez certains marins du Bellipotent : « Il ne s’aperçut
pas davantage que quelque chose chez lui suscitait sur le visage
plus dur d’un ou deux cols-bleus un sourire ambigu. » Première
allusion, à peine voilée, à la frustration sexuelle et aux désirs
homoérotiques qui transforment ce navire de guerre en une sorte
de cocotte-minute, à tout moment au bord de l’explosion et de la
mutinerie. Il est significatif que le climat de crainte, qui « n’était
point déraisonnable », d’une mutinerie de la part des matelots à
l’« humeur dangereuse » du Bellipotent, et qui jouera un rôle si
important dans les raisons de la condamnation à mort de Billy Budd
par le capitaine Vere, soit longuement développé au chapitre III,
puis au chapitre V. Logées entre ces deux moments s’interposent
les allusions à l’attirance homosexuelle qu’exerce à son insu le
Beau Matelot – « Un piège à homme se cache peut-être sous ces
pâquerettes merveilles » –, lequel ignore tout de « la vie compliquée
des ponts de batterie qui, comme toutes les autres formes de vie, a
ses mines secrètes et ses aspects douteux ».
L’année 1797, durant laquelle se déroule l’histoire du roman,
avait connu, rappelle le narrateur, deux graves mutineries au sein de
la Royal Navy. La première avait eu lieu en mars, dans le Spithead
près de Portsmouth – une fois les officiers déposés, les marins
avaient pris le pouvoir à bord, tout en conservant entre eux les
règles d’une stricte discipline –, la seconde, en mai, plus grave et
420 Au commencement était la relation… Mais après ?

plus violente, avait éclaté dans le Nore, un estuaire de la Tamise,


et se solda par la condamnation à mort de cinquante-neuf marins,
dont vingt-neuf furent pendus. Tous actes de sédition et « graves
incidents » dans lesquels Melville voyait une pathologie sociale
passagère, qu’il condamnait, autant qu’il avait condamné, dans
ses Poèmes de guerre, l’offensive des Confédérés durant la guerre
civile qui déchira les États-Unis. Melville n’était nullement un
défenseur de l’esclavage et, en fervent démocrate, il avait dénoncé,
dans La Vareuse blanche, les épouvantables conditions de vie et
le despotisme presque totalitaire qui régnaient, en ces temps-là, à
bord des navires de guerre de la marine américaine : « Dans une
certaine mesure, la Mutinerie du Nore peut être considérée comme
analogue à l’irruption perturbatrice d’une fièvre contagieuse dans
un corps constitutionnellement sain, qui bientôt la rejette. »
L’évolution des idées politiques de Melville a été largement
discutée, mais il est douteux, ainsi que le rappelle Robert Milder,
qu’elle l’ait conduit, avec l’âge, à un conservatisme pur et dur :
« On est en droit de se demander si les catégories de “conservateur”
ou de “progressiste” sont appropriées pour définir les convictions
politiques d’un homme en qui se combinaient la méfiance calviniste
envers la nature de l’homme avec la croyance dans la nécessité de
réformes sociales conjuguée à la conviction romantique dans les droits
de l’homme et le mépris pour l’injustice où qu’elle se rencontre »
[Milder, 1989, p. 14].

Tout porte à penser que Melville resta jusqu’à la fin de sa vie


fidèle à la position qu’il avait exprimée dans une lettre de 1851 à
son ami, Nathanaël Hawthorne :
« La démocratie inconditionnelle en toutes choses et, cependant… un
dédain (dislike) envers l’humanité, prise en masse » [ibid.].

Mais tout ceci, s’il constitue le cadre explosif du drame, ne forme


pas sa trame principale, qui est d’un autre ordre : non pas seulement
sociale et politique, mais métaphysique. Aussi serait-ce passer à
côté de l’essentiel de s’attacher uniquement aux aspects sociaux du
roman qui, aussi importants soient-ils, ne doivent pas occulter ce
qui apparaît de toute évidence au lecteur comme le cœur dramatique
de l’intrigue : la confrontation entre Billy Budd et John Claggart
qui, au-delà de leur personne, incarne, plus qu’elle ne symbolise,
la confrontation entre l’innocence et le mystère d’iniquité. À cette
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 421

confrontation, le commandant Vere sera, malgré lui, appelé à


prendre part après le meurtre involontaire du maître d’armes par
Billy, à l’instar du prince bon de Machiavel, sommé par l’urgence
de circonstances malheureuses d’agir comme il convient. Et, à
suivre le cours même du récit, tel que le narrateur le décline, nous
sommes tout naturellement conduits à nous attarder sur ce dernier
personnage, les traits de caractère qui le distinguent, les principes
qui dirigent ses actions. De fait, la dernière grande révision du
roman vint à accorder à cette figure d’abord périphérique une place
proprement centrale.

Le capitaine Vere et le prince bon de Machiavel

L’Honorable Capitaine Edward Fairfax Vere, autrement appelé


« Vere l’étincelant », commandant du Bellipotent, descendant d’une
famille d’aristocrate, homme d’expérience, modeste et rêveur, fin
lettré, ne manquant jamais d’emporter dans ses voyages une belle
cargaison de livres et d’équiper sa cabine d’une solide bibliothèque,
respecté de ses subordonnés pour sa bienveillance sans qu’il eût
jamais besoin de faire montre d’autoritarisme, est, à tous égards,
un « homme exceptionnel » ; quant aux opinions politiques, une
sorte de conservateur pessimiste ou de conformiste subversif, un
libéral prudent à la manière de Montaigne, hostile tout comme
Edmond Burke, l’auteur des Réflexions sur la Révolution de France,
à ces brutales innovations révolutionnaires, où se conjuguent
dangereusement l’usage de la violence et les plans idéalistes de
la Raison, et dont les opinions, si l’on entend la voix de l’auteur
derrière celle du narrateur, expriment l’antipathie de Melville lui-
même à l’égard de la Révolution française et, plus généralement,
de toute forme de radicalisme en politique :
« Ses convictions assurées se dressaient comme une digue contre
les eaux envahissantes des idées nouvelles, sociales, politiques et
autres, qui emportèrent comme un torrent nombre d’esprits à cette
époque, lesquels n’étaient pas par nature inférieurs au sien. Alors
que d’autres membres de cette aristocratie à laquelle il appartenait de
naissance s’emportaient contre les innovateurs principalement parce
que leurs théories étaient hostiles aux classes privilégiées, le capitaine
Vere s’opposait à elles de façon désintéressée, non seulement parce
422 Au commencement était la relation… Mais après ?

qu’elles lui semblaient incapables de s’incarner dans des institutions


durables, mais aussi parce qu’elles lui semblaient en guerre contre
la paix du monde et le bien véritable de l’humanité » [VII, p. 45].

À ces intentions bienfaisantes et iréniques qui révèlent les traits


distinctifs de la bonhomie bourgeoise dont l’Angleterre du xviiie et
du xixe siècle avait exalté la prudence et la modération, Melville
ajoute une indication, comme en passant, dont le sens a été peu
signalé sinon jamais perçu par les commentateurs, et qui mérite
une attention toute particulière : « Il était, précise le narrateur, aussi
enclin à citer quelque personnage historique ou quelque épisode de
l’Antiquité qu’à citer les modernes. » Cette précision n’a pas pour
but simplement d’affiner le portrait psychologique du personnage,
d’ajouter une dernière touche délicate et subtile à ce que nous
savons de la tournure intellectuelle et érudite de son esprit. Ou
bien, puisqu’il s’agit d’érudition, prenons la chose au sérieux.
À quoi Melville songe-t-il à l’instant où il écrit ces lignes ? Se
pourrait-il que nous puissions le savoir ? Tout porte à penser qu’il
a semé une série d’indices qui nous permettent de comprendre qui
est réellement le capitaine Vere.
Pour présenter en bref la résolution de l’intrigue, disons ceci :
Melville s’inspire, de façon parfaitement consciente et délibérée,
de ce que Machiavel écrit dans l’Épître dédicatoire au Prince alors
qu’il expose les sources dont sa réflexion s’est inspirée : « Je n’ai
trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d’estime
que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance
que m’ont enseignée une longue expérience des choses modernes
et une lecture continuelle des anciennes. » Il ne fait pas de doute
que Melville avait en tête, et certainement à portée de main, le
traité sur l’art de gouverner du Secrétaire florentin au moment où
il spécifiait les qualités, apparemment purement intellectuelles,
du capitaine Vere. Cette hypothèse est renforcée par un ensemble
concordant d’indices.
Tout d’abord, le fait que le narrateur présente explicitement les
références que Vere emprunte à l’Antiquité autant qu’aux temps
modernes comme une « allusion », laquelle s’adresse tout autant
aux matelots du bord, en réalité peu capables de la saisir, qu’à nous,
lecteurs, avec un peu de chance mieux équipés pour la comprendre :
« Il paraissait oublieux du fait que des allusions si lointaines,
aussi pertinentes qu’elles pussent être en vérité, dépassaient la
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 423

compréhension de ses compagnons sans façons dont les lectures se


limitaient pour l’essentiel aux journaux de bord. » Quelle est donc
celle allusion « lointaine » dont il est question, sans autre précision,
sinon celle qui, par-delà les siècles et la différence des situations,
fait discrètement du commandant Vere un disciple de Machiavel ?
À quoi s’ajoute, à la fin du chapitre VII, ce détail à la fois allusif
et énigmatique : « Leur honnêteté [il s’agit des “natures comme
celle du capitaine Vere”] leur prescrit d’aller droit (Their honesty
prescribes to them directness), ce qui les mène parfois loin, comme
l’oiseau migrateur qui dans son vol ne prend jamais garde aux
frontières qu’il franchit. » Voilà, en peu de mots, de quelle manière
imagée Melville établit Vere en figure du prince machiavélien : un
prince, bienveillant et honnête, conduit tragiquement à franchir
les scrupules de sa conscience au nom de la nécessité politique
– ses derniers mots sur terre avant d’expirer répéteront, à deux
reprises, avec une tendresse et une douleur infinies, « Billy Budd,
Billy Budd » – parce qu’il s’agit toujours, pour un prince ou
un gouvernant, quels que soient les hommes qu’il a pour tâche
de diriger, surtout s’il s’agit d’un équipage de rudes marins à
l’« humeur dangereuse », prompts à l’indocilité et a rébellion dans
une situation de mécontentement et d’inquiétude générale, « d’aller
droit – andare drieto –, à la vérité effective de la chose plutôt qu’à
son imagination », comme l’écrit Machiavel au célèbre chapitre XV
du Prince, et d’agir selon « la façon de procéder » qui convient
aux situations présentes. Une même expression, verbe (andare
drieto) chez l’un, substantif (directness) chez l’autre, mais désignant
une semblable vision et méthode d’action en politique. Aussi le
capitaine Vere incarne-t-il, par excellence, cette figure du prince
bon que les circonstances contraignent à faire le mal, malgré les
profondes objections de sa conscience. Melville savait parfaitement
que Machiavel avait placé cette leçon au centre de son livre le plus
fameux, bien qu’il n’en fasse nullement mention de façon explicite,
et elle s’applique aussi bien au prince « virtuose », maître illégitime
d’une principauté entièrement nouvelle, qu’au commandant, sage et
prudent, d’un navire de guerre, exposé à la menace de mutinerie :
« En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait
vivre, écrit Machiavel, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui
devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car
un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme
424 Au commencement était la relation… Mais après ?

de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont
pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir,
d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon
la nécessité » [Machiavel, 1980, chap. XV, p. 131].

Dernier indice, enfin, du lien qui, secrètement, rattache Billy


Budd au Prince : le fait que la décision de condamner à mort
le pauvre Billy soit prise par le capitaine Vere dans les instants
qui suivent immédiatement l’homicide involontaire du maître
d’armes : « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l’ange doit
être pendu ! » Pareille promptitude est en plein accord avec la règle
machiavélienne qui prescrit que les violences nécessaires doivent
être commises « d’un seul coup », et non timidement distillées
petit à petit. L’arrêt, une fois rendu par le tribunal que le capitaine
convoque aussitôt dans sa cabine, sera exécuté le lendemain
même, alors que l’aube se lève à peine. Le tout, donc, en quelques
heures, laissant le peuple, comme l’écrit Machiavel en une autre
circonstance particulièrement cruelle, « content et satisfait ».
Melville, il est vrai, ne révèle pas ouvertement dans Billy Budd
ce qu’il emprunte à Machiavel, et qui est pourtant essentiel. Mais
que Melville connût l’œuvre du Florentin, nous le savons de façon
certaine. L’Art de la guerre figure dans la bibliothèque de la frégate
Neversink, au chapitre XLI de La Vareuse blanche. Il n’existe pas de
preuve définitive que Melville ait lu Le Prince. Toutefois, une lettre
du 4 décembre 1851 nous apprend qu’il possédait un exemplaire des
Histoires florentines de Machiavel qui lui était accessible dans deux
éditions anglaises, dont l’une contenait une traduction du fameux
traité. Dans son carnet de voyage, à la date du 4 avril 1857, il note :
« L’enseignement de Machiavel : les apparences de la vertu peuvent
être avantageuses, alors que la réalité est tout autre », résumant ainsi
l’idée centrale du chapitre XVIII de l’œuvre8.
S’il en est bien tel que nous le pensons, alors le courage du
capitaine Vere, et le conflit tragique auquel il est soudainement
confronté, se présentent dans une lumière franchement nouvelle. La
situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent

8. Je dois ces indications érudites à Dennis Berthold, professeur de littérature


anglaise à l’université du Texas et spécialiste de Melville, qui a eu la générosité de les
partager avec moi. Les nombreuses allusions de Melville à Machiavel sont analysées
dans son récent livre, American Risorgimento, Herman Melville and the Cultural
Politics of Italy [Berthold, 2009].
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 425

impose comme une nécessité de gouverner les hommes selon les


lois inflexibles de la discipline. Il suffit, la Fortune maléfique aidant,
qu’une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que
se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont
tout commandant, bienveillant, sage et prudent doit faire preuve
en pareil cas. Et l’homme qui va allumer la mèche, l’artisan de la
fortune maléfique, c’est John Claggart, le maître d’armes qu’il nous
faut maintenant faire entrer en scène, puisque c’est dans cet ordre,
en effet, qu’apparaissent les personnages dans ce roman dont les
fils se tissent à la manière d’une tragédie.

Le mystère d’iniquité

John Claggart est présenté sans détour comme un véritable démon


sardonique et maléfique, l’incarnation même de la « dépravation
naturelle », plus encore, l’incarnation de ce « mystère d’iniquité »
dont parle saint Paul dans sa deuxième épître aux Thessaloniciens
(2, 7) et qu’évoque rétrospectivement le narrateur pour l’introduire
et rendre compte de ses actes, de sorte que Claggart se trouve
d’emblée placé dans une lumière qui n’est pas psychologique mais
théologique et métaphysique.
Quel est-il, cet homme rongé par un « feu souterrain », l’envie
et la haine « monomaniaque » contre l’innocence qu’incarne Billy
Budd, convoitant la beauté de ses traits physiques et spirituels, et
cela sans raison apparente, hormis l’inavouable désir homoérotique
qui, on le comprend à demi-mot, le consume secrètement mais qui
n’explique pas tout ? Du fait de sa fonction de chef de la police,
c’est un maître du soupçon, réservé, intelligent et prudent, ayant
à son service des subordonnés chargés non seulement de traquer
toutes sortes d’infractions, graves ou menues, à bord du navire,
mais « d’incommoder mystérieusement, voire pire, le commun des
marins ». De fait, c’est d’abord avec une allure de mystère qu’il
s’avance : son passé, inconnu de tous, alimente diverses rumeurs
sur son origine (peut-être étrangère), sur la déchéance qui l’aurait
conduit à être enrôlé de force dans la marine militaire comme
simple novice pour ensuite gravir pas à pas les échelons grâce à
ses talents d’intelligence, de déférence à l’égard de ses supérieurs
et de « fureteur » particulièrement sournois. Mais l’intelligence
426 Au commencement était la relation… Mais après ?

dont il est doué est d’une nature hautement paradoxale, tout à la


fois faculté à débusquer le mal et à discerner le Bien lorsqu’il se
donne à voir et s’incarne. Mais l’épiphanie du Bien, la vie dans sa
pleine et parfaite innocence telle qu’elle précède toute conscience
morale et s’éprouve et jouit d’elle-même dans la personne du « bel
ouvrier », du « Beau Matelot », loin d’alimenter le désir et l’amour
de l’âme pour le divin, comme chez Platon, est ici l’aliment d’une
haine démoniaque, immédiate, inextinguible, absolue et sans raison,
repliée en elle-même et se nourrissant aux sources de l’envie. Or
ce sentiment est bien plus qu’une « passion vulgaire », entendons,
de nature érotique :
« L’envie de Claggart avait des racines plus profondes. S’il regardait
avec méfiance la beauté, la joyeuse santé et la franche et juvénile
jouissance de la vie en Billy Budd, c’était parce que celles-ci
allaient de pair avec une nature qui, comme Claggart le sentait par
magnétisme, n’avait, dans sa simplicité, jamais souhaité le mal ni
expérimenté la morsure réactionnaire de ce serpent » [XII, p. 62].

L’envie, ainsi comprise, ne se réduit pas au sentiment mauvais


de frustration que nous éprouvons à l’égard de biens que nous
ne possédons pas, mais que nous jugeons accessibles, voire que
nous estimons nous être dus, tels les raisins verts de la fable de
La Fontaine, dont nous dénigrerons, par la suite, la qualité parce
que nous ne pouvons les posséder. L’envie, chez Claggart, est le
tourment de la vie lorsqu’elle prend conscience de son insouciance
à jamais perdue ; la vie dont l’élan joyeux, innocent et animal, est
brisé et ravagé par l’attrait vertigineux du mal et du péché dont la
conscience de Billy Budd est, elle, entièrement vierge et indemne.
Cette conscience torve de la possibilité, de la « morsure » du péché
face à la manifestation de la vie qui jouit innocemment d’elle-
même – Rousseau nommait cette innocence irréfléchie « l’amour
de soi » – est la source et l’origine en l’homme de la funeste
intellectualité du mal. De là vient que Claggart, à la différence de
Billy Budd, lequel prend ce tout qu’il voit ou ce qu’on lui dit pour
argent comptant, soit doté, tout comme le capitaine Vere, d’une
intelligence à la fois clairvoyante et critique, mais avec quelque
chose en son cas de proprement maléfique et de satanique. Aussi
plus que quiconque perçoit-il, dans la personne de Billy Budd.
un exemplaire de perfection, entre tous les hommes, d’une nature
absolument unique :
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 427

« […] à l’exception d’une autre personne, le maître d’armes était


peut-être sur le navire le seul homme intellectuellement capable
d’apprécier à sa juste mesure le phénomène moral que représentait
Billy Budd. Et cette perspicacité ne faisait qu’intensifier sa passion
qui, prenant en lui diverses formes secrètes, prenait parfois celle
du mépris cynique, du mépris de l’innocence à n’être rien de plus
qu’un innocent. Pourtant, d’un point de vue esthétique, il en voyait le
charme, le caractère courageux et insouciant, et il l’aurait volontiers
partagée s’il n’eût désespéré d’y parvenir » [XII, p. 63].

Or cette intellectualité originairement pervertie, laquelle fait


entièrement défaut à Billy Budd parce qu’il est l’homme d’avant la
connaissance de l’arbre du bien et du mal, ce n’est pas à la lumière
de l’héritage grec et de sa conception d’un intellect pur que nous
pouvons en saisir les méandres tortueux. Pour les Grecs, pour
Platon et Aristote en particulier, l’intellect est, en l’âme, une faculté
pure et divine qu’il convient seulement de délivrer de l’égarement
des passions et du corps. Seule la tradition biblique, celle des
« prophètes hébreux », est en mesure de jeter de la lumière « sur les
recoins obscurs de l’esprit » humain, ici explorés selon de sombres
clés qui n’ont rien de psychologique. Et, de fait, ce sont les deux
traditions hellénistique et judaïque qui entrent ici en conflit, mais
présentées avec la subtilité et la maîtrise du grand artiste lorsqu’il
s’agit de déchiffrer la nature de l’homme, ce monstre et ce chaos
qu’il est pour lui-même.

Joyeuseté grecque, affliction hébraïque

À plusieurs reprises, Billy Budd est comparé aux héros


légendaires de la mythologie grecque, tel Achille (avec lequel
il partage un « point faible », en l’occurrence, le bégaiement)
ou encore Hercule (dont tout enfant de l’époque connaissait la
propension à agir avec une violence irréfléchie), alors même que,
dans le roman, le narrateur se garde de toute allusion aux actes de
violence qu’ils ont commis :
« Mais certains lecteurs, analyse Gail Coffler, reconnaîtront l’ambiguïté
et l’ironie de Melville, car si Hercule avait une “bonne nature”, sa
nature était également violente et il en usait autant pour commettre
des actions bonnes que des actions mauvaises. Ironiquement, Hercule
est tué par le poison de l’hydre qu’il avait autrefois mise à mort, et
428 Au commencement était la relation… Mais après ?

la mort de Billy résulte du fait qu’il tue le “serpent” Claggart » [in


Yannella, 2002, p. 54-55].

« La narration, ajoute-t-il, relie Billy à une douzaine de héros, mais


elle évite les aspects de leurs légendes qui pourraient mettre en
cause l’impression positive qu’ils exercent sur le lecteur, quoique
tous ces personnages soient impliqués dans des actions violentes et
controversées. En interprétant l’iconographie de Melville, le lecteur
doit remplir les liens manquants » [ibid., p. 55].

L’écart entre le récit du narrateur et la vérité que l’interprétation


de ce même récit révèle entre les lignes est l’indice de cette écriture
ironique qui constitue un des traits distinctifs du génie littéraire de
Melville et qui, en l’occurrence, conduit à miner l’aspect angélique
sous lequel Billy nous apparaît tout d’abord.
Toutefois, aucune de ces ambiguïtés, où la violence accompagne
l’innocence, ne peut jamais être mise au compte chez les Grecs de
ce que la tradition biblique et chrétienne appelle « péché », de sorte
qu’en l’apparence de Billy Budd l’emporte la tranquille assurance
d’un Homère pour qui la beauté extérieure est le signe visible et
manifeste de la bonté intérieure. Ainsi que l’écrit Melville : « Sa
nature morale était rarement en désaccord avec sa constitution
physique. »
Cette harmonie hellénistique entre en opposition, et elle est
aussi absolue que profonde, avec la sombre vision hébraïque
des prophètes de l’Ancien Testament. « Hellenic cheer, hebraic
grief », s’était écrié Melville dans son long poème Clarel. C’est
à la lumière de cette amertume ou de ce ressentiment qu’il faut
comprendre le regard tout à la fois mélancolique et infernal
que porte Claggart sur « le bel Hypérion marin ». Un regard
où la concupiscence inavouable se mêle à la haine de l’homme
essentiellement dépravé envers le joyeux, le joyau barbare, lequel
apporte comme un démenti insoutenable aux noires conceptions
calvinistes, tirés de l’épître aux Romains de saint Paul autant que
du livre de Job, des Psaumes et de l’Ecclésiaste, selon lesquels il
n’est pas d’homme, aux yeux de Dieu, qui soit innocent et pur9. On
comprend dès lors la logique maléfique qui conduit, après divers
épisodes apparemment anodins, à l’affrontement final, lorsque
Claggart dénonce injustement Billy Budd auprès du capitaine

9. Voir sur ce point l’article cité de Gail Coffler, p. 57-60 [in Yanella, 2002].
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 429

Vere et l’accuse de fomenter une mutinerie à bord du bateau.


Frappé de stupeur, pétrifié, incapable de répondre à la calomnie
monstrueuse, la langue paralysée par son infirmité vocale, dans
l’instant la vigueur de son bras se substitue à la parole en suspens,
et Billy porte, sans réfléchir, le coup mortel qui lui vaudra d’être
aussitôt jugé et bientôt pendu.

La conclusion introuvable

Après trente-cinq ans de silence, Herman Melville revenait sur


le thème qu’il avait déjà abordé dans Pierre ou les ambiguïtés, ce
roman incompris de tous qu’il écrivit aussitôt après Moby Dick,
avec le même insuccès : le désastre total que rencontre et que doit
rencontrer sur terre l’homme entièrement bon. À nouveau, et sous la
forme d’une parabole d’une apparente absolue simplicité qui serait
comme son testament, il prononçait le verdict tragique qu’il doit en
être ainsi, aussi bien – pour reprendre les catégories présentes dans
Pierre – « horologiquement », c’est-à-dire selon les déterminations
du monde humain tel qu’il est, que « chronométriquement », c’est-
à-dire dans l’absolu10 : la défaite de la bonté et de l’innocence, et
la mort qui attend inévitablement l’être angélique, Pierre et Billy
Budd, ultimement vaincus par les forces des ténèbres qui président
ici-bas aux destinées humaines.
En envisageant le problème du mal sous cet angle transcendant,
avec toute la sombre, ténébreuse et puissante intensité poétique
dont il le charge, Melville est à mille distances de notre façon
contemporaine, psychologique, sociologique ou politique,
rousseauiste ou hugolienne, d’analyser les causes et les facteurs
du destin malheureux des hommes et de l’injustice dont ils sont
victimes. Pour nous autres, Modernes, le mal ne s’écrit pas avec
une majuscule, mais, multiple et divers, et toujours contingent,
il se décline en situations particulières dont les individus et les
sociétés sont seuls responsables sans qu’on puisse ni ne doive se
tourner vers l’explication trop aisée qui décèlerait dans l’histoire
humaine en général et dans les existences individuelles prises

10. Voir John Middleton Murry, « Herman Melville’s Silence », in Milder [1989,
p. 34].
430 Au commencement était la relation… Mais après ?

à part les intentions malignes d’une réalité ou d’une force


proprement démoniaque et satanique ; ce mythe archaïque qui nous
dédouanerait de nos devoirs et de notre responsabilité. Melville,
le prémoderne, élevé dans les noires supputations du calvinisme
et de l’Ancien Testament, n’ignorait pas ces avancées de l’esprit
moderne qu’il partageait en partie, mais il ne pouvait non plus
détacher son âme inquiète d’une vision tragique et clairvoyante
allant au fond des grandes énigmes de la nature et du destin des
hommes.
On ne saurait, cependant, tout à fait en conclure que Melville
a désormais tranché en défaveur du christianisme le procès qu’il
lui avait intenté dans ses plus grands romans et ses poèmes de la
maturité. Du reste, le grand écrivain n’était pas homme à pouvoir
jamais se satisfaire d’une réponse qui eût un caractère définitif. Que
le dernier mot de Melville ait imputé l’existence de cette puissance
maléfique, satanique, ce « mystère d’iniquité », à Dieu lui-même,
certains l’ont déduit de la comparaison du maître d’armes avec « le
scorpion dont le créateur seul est responsable ». Mais, là encore, on
ne saurait conclure que ce mot doive pris être au pied de la lettre.
On pourrait aussi bien y voir l’expression ironique d’une possibilité
parmi d’autres également envisageables. La voix du narrateur est
et n’est pas celle de Melville lui-même, en quoi il est bel et bien
un immense romancier dont l’œuvre, et Billy Budd en particulier,
est ouverte à toutes les interprétations, sans qu’elle puisse jamais
être réduite à aucune.

L’océan impavide et les boutons du Roi

Ni le jeune gabier de misaine ni le maître d’armes ne peuvent, à


proprement parler, être considérés comme ayant agi de façon libre
puisque tous deux obéissent à des impulsions naturelles. La haine
de Claggart envers la beauté innocente et barbare de Baby Budd
est inscrite dans la dépravation naturelle qui le définit, de même
que Billy, incapable de proférer une parole, ne trouve de réponse
au mensonge qui le pétrifie que par le coup impétueusement porté
contre son calomniateur : « Je ne voulais pas le tuer. Si j’avais pu
me servir de la langue, je ne l’aurais pas frappé. Mais […] il fallait
que je dise quelque chose, et je n’ai pu le dire qu’avec un coup.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 431

Dieu me vienne en aide. » Il n’est pas jusqu’au capitaine Vere qui


ne s’estime contraint de condamner à mort celui dont il reconnaît
pourtant la profonde innocence. Mais le principe qui commande
sa décision n’est pas inscrit dans la nature aveugle – « le vide
monotone de la mer crépusculaire au-dehors » – qui conduit au
mortel affrontement entre les deux hommes.
Dès le début du roman, nous savons de façon certaine que celui-ci
est, d’une manière ou d’une autre, inévitable. Le principe dont se
déduit la sentence que le commandant Vere profère – « Frappé à
mort par un ange de Dieu ! Mais l’ange doit être pendu ! » – n’est
pas de l’ordre du droit naturel, de ces principes éternels et rationnels
de justice qui sont inscrits dans la nature et auxquels, selon Grotius,
Dieu lui-même doit obéir. La péroraison du capitaine devant la cour
martiale, aussitôt assemblée dans sa cabine, est, dans toute l’histoire
de la littérature moderne, l’une des plus profondes réflexions sur
l’essence même de la loi, à la fois contingente dans sa nature et
relevant d’une nécessité sociale propre :
« Comment pouvons-nous condamner à une mort honteuse et
sommaire un de nos semblables, innocent devant Dieu, et que
nous sentons être tel ? La question est-elle ainsi convenablement
formulée ? Vous acquiescez avec tristesse. Eh bien, moi aussi, je
sens cela, j’en ressens toute la force. C’est la Nature. Mais ces
boutons que nous portons témoignent-ils de notre fidélité à la
Nature ? Non, ils témoignent de notre fidélité au Roi. Bien que
l’océan, qui est la Nature primitive inviolée, soit l’élément sur
lequel nous nous mouvons et menons notre existence de marins,
est-ce que cependant, en tant qu’officiers du Roi, notre devoir réside
dans une sphère également naturelle ? Cela est si peu vrai qu’en
recevant nos brevets nous avons à maints égards cessé d’être des
agents naturels libres […] De cette loi et de sa rigueur, nous ne
sommes pas responsables. Notre responsabilité reconnue consiste
en ceci : aussi impitoyable que puisse être la loi, nous adhérons
cependant à elle et nous l’appliquons » [XIX, p. 98].

On ne saurait mieux exprimer une conception strictement


formaliste de la loi, au sens du droit positif, dont l’application
inflexible doit rester sourde et indifférente à l’examen des
circonstances et des intentions de la volonté – toute chose réservée
au psychologue et au casuiste –, et elle n’a pas non plus à laisser
place aux scrupules de la conscience ni aux élans miséricordieux
de la compassion. Que le destin tragique de Billy Budd puisse être
432 Au commencement était la relation… Mais après ?

mis au compte du « mystère d’iniquité », ainsi que le reconnaît le


capitaine Vere, est une considération théologique ou métaphysique
qui, aussi légitime soit-elle d’un point de vue spéculatif, ne saurait
intéresser une « cour militaire » ayant à juger un acte de mutinerie
à bord d’un navire de guerre.
Une telle conception n’entre nullement en opposition avec la
figure machiavélienne que nous avons décelée chez cet officier
confronté à un dilemme crucial. La raison en est que la cité bien
ordonnée, telle que la conçoit le Secrétaire florentin, repose sur les
trois piliers que sont des armes à soi, de bonnes lois et la religion ;
seule façon d’introduire un peu d’équilibre dans ce « petit coin
du monde » qu’était pour Machiavel la cité de Florence et, pour
le capitaine Vere, le Bellipotent. Sans ces artifices, les hommes
se trouvent seulement confrontés à la violence de leurs passions,
aux caprices de la Fortune ou bien à la Nature primitive, de sorte
que la loi, bien qu’elle soit tout humaine et contingente et dénuée
de justification rationnelle ultime, représente l’unique structure
de sens et d’ordre vers laquelle les hommes puissent se tourner
et orienter leurs décisions. La schizophrénie de Vere, chez qui
l’obéissance formelle aux règles de la loi militaire entre en conflit
avec les sentiments du cœur et de la compassion – « Ému, le
mien l’est aussi. Mais ne laissons pas des cœurs chauds trahir des
têtes qui devraient rester froides » – est la réitération de l’écart
ontologique entre la Nature et la loi, « l’océan impavide » et « les
boutons du Roi ». L’exécution de la loi est le prix à payer pour que
la société et la civilisation des hommes ne soient pas emportées
et englouties par la fureur des forces naturelles et des énergies
démoniaques. De là vient que Vere rejette comme inappropriée
aux circonstances toute autre mesure que la pendaison du Beau
Matelot. Faire preuve de clémence ou de miséricorde serait aussitôt
interprété comme une pusillanimité susceptible d’engendrer de
« nouveaux troubles ». Aussi la pendaison de l’ange est-elle aux
yeux du commandant la seule décision qui s’impose – au reste, la
cour martiale suivra ses recommandations – malgré la tendresse
presque paternelle qu’il éprouve pour le jeune marin dont le nom
s’échappera de ses lèvres avec amour aux derniers instants de
sa vie.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 433

Une leçon sceptique

L’ironie, c’est que, alors même que le commandant du


navire prétend ne faire qu’appliquer les règles en vigueur dans
l’amirauté britannique en cas de mutinerie, sans avoir le choix
d’une autre décision – « aussi impitoyable que puisse être la
loi, nous adhérons cependant à elle et nous l’appliquons » –, en
réalité, il donnait là une interprétation largement discutable de la
loi11. De nombreux commentateurs ont discuté la légitimité et la
nécessité de l’attitude inflexible du capitaine Vere [voir Reich,
1989], soulignant l’interprétation étroite et peut-être inexacte et
contestable qu’il donne au code militaire, s’interrogeant sur les
raisons, psychologiques et « politiques », qui expliquent sa rigueur,
empreinte d’une profonde et authentique souffrance, ou encore sur
ce que Melville voulait ainsi réellement donner à comprendre. On
dira tour à tour, et non sans raison, que se déduit de ce récit deux
conclusions opposées. La première révèle par défaut l’incapacité
de la loi, du fait de son formalisme abstrait, à s’accorder avec les
élans de la sensibilité et les sympathies de l’imagination, pourtant si
nécessaires à l’appréhension de la réalité humaine dans sa singularité
unique. De sorte que, pour Melville, Vere a tort : elles ne doivent pas
être stoïquement repoussées et réduites au silence lorsqu’il s’agit
de juger un homme. La seconde verra, au contraire, dans la loi et
les institutions humaines, en dépit de leurs défauts manifestes, les
seuls moyens de nous prémunir contre la violence impavide de la
Nature. Et, bien qu’on puisse produire de puissants arguments en
faveur de cette dernière hypothèse, elle ne saurait avoir raison de
façon définitive des lectures concurrentes.
Tout le génie de Melville romancier est de ne nous imposer
aucune interprétation qui annulerait d’avance la liberté que nous
avons de comprendre le récit qu’il nous présente, apparemment de
façon purement factuelle et descriptive, selon notre grille de lecture.
L’ultime leçon serait alors qu’il est impossible à tout homme de
percevoir la réalité dans sa vérité nue et ultime, et cela conformément
au profond scepticisme en matière de connaissance que Melville
partageait, quoique ce fût, dans son cas, avec une angoisse et une

11. Voir C. B. Ives, « Billy Budd and the Articles of War », in Milder [1989, p.
88-92].
434 Au commencement était la relation… Mais après ?

douleur particulières. La conclusion qu’on est en droit de tirer de


son testament littéraire – si c’est bien de cela dont il s’agit – n’est
pas de nature politique, juridique, sociale ou morale puisqu’aucune
vérité ne s’impose, aucun point de vue ne l’emporte sur un autre,
mais bel et bien épistémologique. Si le récit du narrateur est sujet à
tant d’interprétations diverses et controversées, c’est que Melville a
pris soin de ne pas adopter le point de vue omniscient de l’écrivain,
ce « singe de Dieu », dont parle Mauriac, laissant, au contraire,
ouvert un champ d’investigations ironiques et critiques qui n’est
pas près de se refermer. Il en résulte que la présentation de l’œuvre,
ici proposée, n’en est qu’une approche parmi de multiples autres,
également possibles et non moins justifiées.
Tout ce que nous pouvons conclure avec un degré raisonnable
de certitude concerne la structure narrative de l’œuvre. Celle-ci
se déploie avec une nécessité d’où est absent tout mouvement
dialectique : les deux héros du drame restent, quoiqu’il leur
advienne, de bout en bout fidèles à eux-mêmes, à ce qu’ils sont
et à ce qu’ils incarnent « idéellement », l’innocence parfaite et la
dépravation naturelle, de sorte que le roman est le récit de ce qu’il
advient lorsque ces deux-là se rencontrent sur la scène du monde,
serait-elle limitée à « un pont de batterie briqué » d’un navire de
guerre. Le seul personnage qui change réellement, à la faveur de
circonstances exceptionnelles, et auquel Melville en était venu
à accorder une attention d’une minutie toute particulière, est le
commandant du navire, lequel découvre le dilemme qui donne aux
décisions humaines leur caractère profondément tragique – c’est
pourquoi il est le seul dont on puisse dire qu’il soit profondément
humain. Mais, là encore, chez lui, le conflit entre les impératifs du
devoir et les élans du cœur n’a rien de dialectique, et s’il est tranché
en faveur de l’application inconditionnelle et désintéressée de la loi,
ce n’est pas parce qu’aurait été surmonté ce qui, dans cette rigueur,
est négation de valeurs humaines non moins fondamentales que
sont l’obéissance à la loi, la fidélité à l’ordre établi et le sens des
responsabilités, à savoir l’amour, la compassion et la clémence qui
découle de ces sentiments. Le dilemme demeure. Par conséquent,
ayant saisi la complexité de l’homme et de la situation à laquelle
il se trouve malgré soi confronté, le capitaine Vere est plus que
tout autre un sujet de discussions sans fin et de controverses, et
chaque argument rencontre sa réfutation comme si là se montrait,
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 435

en concentré, l’insurmontable pluralité, diversité et relativité des


conceptions humaines du bien et du juste. À cette diversité, traversée
de contradictions, il faut bien se résoudre, mais elle n’a rien de
profitable ni d’heureux, contrairement à ce que soutient la pensée
libérale. Pareille division de la raison contre elle-même – que Henry
Sidgwick appelait, à la même époque, le dualisme de la raison
pratique et le chaos de la moralité – est, de bout en bout, absolument
désespérante.
Billy Budd n’est ni le testament de l’acceptation ultime de
Melville à l’égard d’un ordre du monde dont toute son œuvre
avait montré qu’il est déchiré par un conflit cosmique et humain
sans fin, ni le testament de sa résistance face au triomphe du mal ;
c’est le testament de l’impossibilité humaine de trancher entre
les conceptions antagonistes du bien et du juste, telle qu’elles
se donnent à voir et se manifestent dans la décision hautement
discutable, quoique parfaitement raisonnée et raisonnable, de pendre
Baby Budd, le Beau Matelot, l’innocent parfait vaincu par les forces
du mal ou triomphant d’elles, comme on voudra.

Références bibliographiques

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Cultural Politics of Italy, Ohio State University Press.
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Yannella Donald, 2002, New Essays on Billy Budd, Cambridge University
Press, Cambridge.
Georges Haldas : Le scribe assis

Jean-Paul Rogues

« Me semble qu’il n’y a plus “d’œuvre” à faire, aujourd’hui,


en littérature. Mais des approches seulement pour mieux
cerner l’homme. Son devenir. Chercher – en relation avec
ce devenir – le sens. Et de quoi faire face à la dégradation,
l’érosion du temps, la mort. Bref, une humanisation perpétuelle
de l’Homme. Celui qui aide, en s’aidant lui-même, à prendre
conscience de cette tâche : laquelle est, en même temps, une
fonction vitale, quasi religieuse – au sens de : relier – celui-là,
aujourd’hui, fait véritablement une œuvre. Qui est une œuvre
de vie. Non “littéraire” seulement. »
Georges Haldas, Le Grand Arbre de l’Homme.

Georges Haldas est né en 1917 en Céphalonie (Κεφαλονιά :


Kefalonia), île grecque de la mer Ionienne ; à l’âge de neuf ans, il
rejoindra avec sa famille Neuchâtel, ils s’installeront finalement
à Genève, où il meurt en 2010. Sa grand-mère paternelle était
vénitienne et sa mère suisse francophone, des Franches Montagnes
dans le Jura. Son père, un exilé qui avait travaillé avec les Anglais en
Inde, lui transmettra, dès son enfance, une connaissance approfondie
de la mythologie grecque. Mais cette chrysalide aux reflets
multiculturels dut attendre sa métamorphose. Haldas fut en effet
longtemps un élève médiocre qui, comme beaucoup d’autres, était
plus intéressé par le football que par les études, jusqu’au moment
où Albert Béguin, l’auteur de L’Âme romantique et le rêve, le futur
directeur de la revue Esprit, devint en 1934 son professeur. Grâce à
ce dernier, la littérature et les textes anciens deviennent vivants et
438 Au commencement était la relation… Mais après ?

semblent s’adresser personnellement à des jeunes gens de l’entre-


deux-guerres. Dans de nombreux entretiens radiophoniques, Haldas
fera part de deux anecdotes. La première concerne un devoir de
littérature ; il lui est demandé d’expliquer comment il voit Hélène,
Hélène de Sparte, à partir d’un ensemble de textes proposés par
Albert Béguin. Cette figure féminine va passionner ce jeune homme
de dix-sept ans, au point qu’il remettra cent-vingt pages à son
professeur. La seconde anecdote est la conséquence de ce premier
intérêt. Ce même professeur d’exception lui demande s’il sait taper
à la machine, il ment, loue une machine à écrire et lorsque sa famille
est endormie, tape avec deux doigts le grand œuvre d’Albert Béguin,
entrant ainsi en contact non seulement avec le monde grec pour
lequel il avait les clés nécessaires, mais aussi avec le romantisme
allemand dont il ignorait jusque-là l’existence.
Au fil de ses publications, son œuvre s’est organisée comme
une stratification d’écrits en apparence très différents mais qui
appartiennent au même effort et à la même exigence poétique. Il
faut distinguer cinq modalités d’une même écriture :
– les poèmes, ceux qui sont publiés à partir de 1940, car il avoue
lui-même que ceux qu’il écrit auparavant sont exécrables ;
– les chroniques et les légendes (légendes des cafés, du football,
des repas), de longs récits comme La Maison Calabre ;
– l’État de Poésie : ensemble de réflexions et de ressassements sur
la nature même de l’expérience poétique ;
– la confession d’une graine : écriture qui prend en charge le
mouvement qui conduit le moi à l’État de Poésie ;
– les traductions et les essais, notamment les traductions d’Umberto
Saba.

L’ensemble de ces niveaux sera abondé d’année en année, livrant


ainsi une œuvre polyphonique. Il faut ajouter enfin un grand nombre
d’entretiens radiophoniques dont trois majeurs : les entretiens
réalisés pour la radio Suisse romande, ceux de France Culture
(2001), et particulièrement ceux réalisés en 1999 avec Charles
Ventley et Simon Roth12.

12. Quatre CD dans lesquels Haldas confirme de vive voix ce qu’il a développé
dans ses écrits pendant soixante ans.
Georges Haldas : le scribe assis 439

Enfin, avant de s’engager dans une rapide restitution d’une


pensée qui se construit dans une cinquantaine d’ouvrages – du
moins si l’on réduit la poésie à un seul volume –, il est absolument
nécessaire de dégager l’œuvre de Georges Haldas d’une doxa
agaçante, contre laquelle il est lui-même souvent obligé de réagir.
Elle consiste à ignorer l’ensemble de l’œuvre pour faire de l’auteur
le poète des cafés ou du football. Cette lecture qui le spécialise dans
une sensibilité populaire nuancée d’humilité, et d’apparence anti-
intellectuelle, tend à le rapprocher par exemple de Pierre Sansot et
de son ouvrage intitulé Les Gens de peu [Sansot, 2002]. Elle donne
une image très fausse de l’œuvre de Georges Haldas. Ce dernier, en
effet, deviendrait peu ou prou un sociologue qui, dans une écriture
proche de la parole, d’apparence peu rhétorique, se proposerait
de restituer le dire du peu, du quotidien, des petites choses, d’un
réel déclassé et d’un espace délaissé par les formalismes comme
le Nouveau roman ou l’Oulipo, mais aussi par les déconstructions
qui conduisent à douter de l’existence même du réel et du sujet.
Il s’agit d’une double erreur car, en vérité, Georges Haldas refuse
et l’analyse psychologique et une analyse sociale déterministe qu’il
conçoit comme réductrices. Son intérêt pour les faits communs
ne permet nullement de le rattacher aux malheureuses tentatives
minimalistes contemporaines, dont la plus connue est celle de
Philippe Delerm. Le quotidien est au contraire, pour lui, une
matière susceptible de révéler la singularité d’une expérience
essentielle ou l’émotion collective, et non les sensations et les petits
accidents du moi et leurs insondables conséquences psychologiques
feuilletonesques qui rapetissent l’homme au presque rien d’une
jouissance dérisoire. Haldas, comme Proust, comme les écrivains
russes qu’il affectionne, sera métaphysicien. Il est le « conteur
métaphysique » d’Henri Raynal. Comme lui, il sait qu’il existe
un sacré profane avec lequel il est nécessaire de se réconcilier. Il
récuse de plus toute idée d’observation sociale. À l’idée de terrain,
d’enquête sociale, il oppose de grandes fresques et redit toujours
à qui nous sommes redevables et de qui nous sommes tributaires
et, pour ce faire, il convoque dans sa réflexion à la fois l’Antiquité
grecque, le christianisme, la civilisation occidentale et les littératures
russes et italiennes. Le terme de chronique est trompeur tant Haldas
entend témoigner du « maintenant de toujours », de ce qui, dans le
440 Au commencement était la relation… Mais après ?

temps, échappe au quotidien, loin de toute représentation de la vie


comme une succession d’événements.
Son écriture l’engage sur une tout autre voix, ce qui n’équivaut
pas au refus de questionner la nature du lien social. Il recueillera en
effet dans ses récits la part fragile, presque inaperçue, de l’humanité
de l’homme, qui se constitue dans la relation, il n’entend donc pas
« s’exprimer », l’expression de l’ego lui semblera dénuée d’intérêt.
Ce dont il devra témoigner, c’est du « Grand Arbre de l’Homme ».

Le témoignage

« Une littérature qui n’est pas témoignage me paraît dénuée d’intérêt.


C’est du destin des hommes et de l’Homme qu’il s’agit. Non d’écriture.
Qui n’est qu’un révélateur. Et ce n’est pas l’écriture qui est sacrée
– comme certains imbéciles me font dire, mais la vie. Elle – l’écriture –
n’étant que le témoin du sacré. »

Georges Haldas, Le Grand Arbre de l’Homme.

Terme complexe en vérité que cette notion de témoignage, dans


la mesure où il est chargé de rendre compte du fondement même de
son écriture. Comment, en effet, échapper aux pires tautologies :
l’écriture est la vie et le poète témoigne de la vie qui est sacrée. La
démarche de Georges Haldas s’avère beaucoup plus complexe et
oblige à porter notre regard sur les objets dont il entend témoigner
et à préciser ce qu’il entend par État de Poésie.
L’État de Poésie, toujours écrit avec une majuscule, désigne une
expérience. Son essence est la pulvérisation d’un moi égotique qui se
présente comme la partie extérieure du sujet, son caractère social et
psychologique a priori stable et dénué d’intérêt. Cette pulvérisation
permet d’accéder au je dans l’expérience de « la minute heureuse ».
Ce je est seulement accessible lors de la rencontre avec un nous,
lorsque s’opère la relation avec une altérité. Cette rencontre conduit
au sentiment d’éternité : état passager – l’expérience singulière
demeure éphémère – mais qui est reçue comme un don, et qui
comporte déjà en lui-même le désir d’être dit. La parole poétique
comme le récit mille fois répété dans un café sera fixée, augmentée,
transmise et partagée à l’infini.
Georges Haldas : le scribe assis 441

Un petit récit comme les Travailleurs du rail [Haldas, 1989,


p. 88-89] illustre parfaitement ce mouvement de circularité des
dons :
« Un soir, donc, que j’étais parti assez tard de la grotte, après une série
de stations préalables dans différents établissements de ce quartier
[…], je m’étais retrouvé, sans trop savoir comment, dans une rue du
centre-ville, vers trois heures du matin. Où soudain une gerbe de lumière
intense m’aveugla. Des ouvriers, travaillant à la réfection d’une voie
de tram, faisaient de la soudure autogène. Je ne trouvais rien de mieux
dans l’état où j’étais que de venir, en titubant, m’asseoir au bord de la
fouille. Pour les regarder œuvrer. […] Je me sentis pusillanime avec
mes équipées nocturnes ; mes songeries ; mes éternelles et vaines
questions sur la vie, la mort. Et en définitive, humainement parlant de
peu de poids. […] “Petit, il faut te coucher.” Ce conseil paternel, à la
fois fraternel, prononcé sans aucune ironie, ni agressivité acheva de me
remettre. Comme l’arbre de lumière chargé de la rumeur des oiseaux,
devant l’Hôtel des Postes. Mais avec plus de force encore. Ce n’était
pas la Nature, ici, qui parlait. Mais, à travers deux hommes, l’Homme.
Ou, si l’on veut, la relation humaine. Qui seule sauve des griffes de
la destruction. M’étant levé, je saluai les deux personnages, qui me
répondirent par un simple hochement de tête. Et je m’en fus chez moi
dormir. Essayer de dormir une heure ou deux. »

C’est donc l’accès à l’autre et à sa générosité qui suscite le


témoignage ; Haldas avoue qu’il « ne peut prendre congé » sans
rappeler cette péripétie. Souvent, il emploie les termes d’offrande
ou de « sacrifice invisible », évoque lui-même Abraham et présente
son écriture comme une consumation sacrificielle. C’est le moi
égotiste qu’il sacrifie pour accéder au je. Mais cette représentation
chrétienne, somme toute assez convenue, s’avérera toujours plus
complexe. En effet, il retrouve en même temps le sens chrétien du
sacrifice mais, surtout, un fond anthropologique plus vaste auquel
il reste le plus sensible. C’est celui de la circularité des dons selon
Marcel Mauss et de la triple obligation de donner, recevoir et rendre
[Mauss, 1989 (1924)].
Dans l’exemple des Travailleurs du rail, nul sacrifice, le je « de
peu de poids » se voit métamorphosé et lesté de sa part d’humanité
qui transcende les hommes et permet d’accéder à l’Homme et,
au-delà, au « Grand Arbre de l’Homme ». La question du sacrifice
est écartée. D’ailleurs, pour répondre aux questions qu’il se posait,
il avait imaginé un moment faire des études de théologie, mais le
professeur de théologie auquel il s’était adressé l’en avait dissuadé
442 Au commencement était la relation… Mais après ?

en lui expliquant que le caractère juridique de la théologie ne


convenait nullement à son caractère et n’apporterait pas de réponse à
ses questions. Ainsi, Georges Haldas se verra contraint de constituer
son propre dogme, sans récuser toutefois l’apport fondamental
de la religion chrétienne. Il faut souligner cependant que, bien
qu’il se représente en « scribe assis », il n’est pas seulement le
receveur passif de ce qui lui est donné. En effet, il ne refuse pas le
détour intellectuel qu’il met en œuvre dans son désir de témoignage.
Charles Juliet, lors de leur rencontre à Lausanne, en fait un portrait
éloquent : « Je n’ai jamais vu, dit-il, une mécanique intellectuelle
fonctionner à un tel régime. Quand on le quitte, après trois heures
d’entretien, on est ivre de s’être épuisé à le suivre […] » [Juliet,
1982, p. 131-134].
Cette réflexion est menée dans l’État de Poésie depuis 1940,
et les articulations majeures sont en place dès 1973. Plusieurs
ouvrages rassemblent en effet les réflexions des expériences qui
conduisent à l’écriture poétique. Il faut préciser encore que ce ne
sont pas des journaux intimes. Les aventures du moi n’ayant pas
la valeur requise pour être dignes d’être offertes dans l’échange
fondamental qu’est l’écriture.

L’État de Poésie

Pour comprendre ce qu’il entend par État de Poésie, il faut


d’abord se référer à ce qu’il appelle Les Minutes heureuses [Haldas,
1990]. La formule est empruntée à Baudelaire, qu’il considère
comme l’un des deux plus grands écrivains français avec Gérard
de Nerval. Mais, à cette formule, il va donner un sens proche bien
que différent. Il s’oppose, en effet, à la conception égotique de
l’extase baudelairienne. Sa position est celle de l’accueil de ce qui
est donné en partage, c’est l’autre qui s’exprime en lui, loin de toute
réflexivité ipséiste. L’État de Poésie est « accroissement d’être »,
un sentiment de jubilation intime vécue intensément. Née de la
relation, cette expérience comporte en elle-même le désir d’être
dite, c’est dans ce sens que le poète est mené. Cette expérience est
toujours singulière mais elle n’est pas unique ; elle se répète, elle
semble liée à l’essence de l’être. Et lorsqu’elle ne se produit pas sur
une longue durée, Georges Haldas parle alors de « carence d’être »
Georges Haldas : le scribe assis 443

[Haldas, 1997, p. 37]. Si, à l’opposé, elle se répète aisément il admet


l’idée d’« abondance d’être » [Haldas, 1989, p. 205]. Enfin, pour
formuler la crainte de la perte de cet état, qui seul peut conduire à
l’écriture, il citera Léon-Paul Fargues : « Eh ! Musique, tu ne vas
pas me quitter ! »
Cet état, il le définit encore comme « une prodigieuse dilatation
du moi, en fait jusqu’aux confins de l’univers » [ibid., p. 80], ou
encore comme « état de panique » [ibid., p. 30], qu’il faut entendre
étymologiquement comme participation à la totalité. Cet état
donne le sentiment de l’infini ou de « la nostalgie de l’unité »
[ibid., p. 208], « qui engage l’être dans la solidarité cosmique »
[Haldas, 1997, p. 99]. Mais ce qui est important, c’est que « cette
expérience comporte en elle le désir et la nécessité d’être dite »
[Haldas, 1989, p. 91]. L’écriture est donc témoignage, « nécessité,
besoin de transmission » [ibid., p. 33] de la fragile part d’humanité
qui sauve des griffes du nihilisme.

Le scribe assis

L’image qui convient le mieux à Georges Haldas pour caractériser


la position de témoin qu’il entend occuper est celle avec laquelle il
se représente celle du scribe assis, celui des statuettes égyptiennes.
Assis en tailleur, il a une fonction d’enregistrement, ce qui suppose
une forme de passivité à l’égard du réel. « Le scribe assis est celui
qui transmet, l’agent de la transmission » [ibid.]. Il est encore le
serviteur de quelque chose qui le dépasse, qui, existant hors de
lui, lui permet d’exister. Le scribe s’efface, il reçoit et transmet,
mais « le livre seul approche ce qu’il y a de plus intime et de
moins spectaculaire » [ibid., p. 105]. C’est pourquoi il s’interrogera
toujours sur la position que peut occuper le scribe. Il souligne, par
exemple, les attitudes très différentes qu’il oppose : celle de Platon
et celle des Évangélistes. Pour lui, Platon est un témoin d’élite qui
tend à faire disparaître Socrate dont il veut être le témoin, alors que
les Évangélistes, qui n’ont pas le même talent, laissent surgir leurs
personnalités et la personnalité du Christ. La préférence d’Haldas
pour les Évangélistes s’explique parce qu’il assimile le témoignage
à un accueil par effacement du moi.
444 Au commencement était la relation… Mais après ?

Ainsi, la question rencontrée avec le témoignage est celle de la


recherche d’une langue qui permette d’accéder à la particularité d’une
expérience sans la dénaturer ni courir le risque de l’incompréhension
par un auditoire universel. Il avoue lui-même avoir écrit pendant
une dizaine d’années des poèmes qui, dans cette perspective, ne
lui donnaient pas satisfaction. S’il acceptait l’idée d’une écriture
inspirée, cette représentation à elle seule ne pouvait résoudre les
questions qu’il rencontrait. Il admet alors avoir été à la recherche
d’une syntaxe particulière et d’une forme qui lui convienne, jusqu’à
ce qu’il choisisse ce qu’il appellera des Chroniques, en renonçant
apparemment à la forme poétique.

Les chroniques

Le choix des Chroniques ne doit pas surprendre puisque sa visée


est celle du témoignage. Mais il se veut témoin et poète, position a
priori paradoxale que de vouloir faire coïncider une parole poétique
qui s’origine dans le voisinage du mystère et de l’énigme, et un
témoignage sous forme de chroniques qui mettent en forme une
expérience attestable par d’autres témoins. Il s’agit en effet pour lui
de conserver, sous forme de témoignages, une expérience privée,
mais aussi de pouvoir témoigner de la présence des autres. Dès lors
son œuvre pourrait se scinder en deux parties : d’une part, l’œuvre
poétique et les Carnets de l’État de Poésie, et, d’autre part, les
Chroniques. Mais la lecture de ces dernières tend à écarter cette
répartition pour trois raisons essentielles.
La première est le refus conscient du journal intime : « Ne pas
céder à la tentation du Journal intime. Trop facile » [Haldas, 1997,
p. 67]. Georges Haldas se refuse au « cœur mis à nu » baudelairien.
Son écriture ne sera ni celle de l’aveu ni celle du secret. Il n’a
nullement l’intention de se dire, le moi psychologique étant dénué
d’intérêt, toute forme d’expression du moi semblerait inutile, les
aventures du moi n’ayant pas la valeur requise pour être dignes
d’être offertes dans l’échange fondamental qu’est l’écriture. La
seconde tient au fait que le sujet est absolument engagé dans
les chroniques par l’émotion. Bien que le terme « chroniques »
soit conservé pour ce qu’il comporte de temporel, ce n’est pas le
déroulement des événements qui l’intéresse mais ce qui s’arrache
Georges Haldas : le scribe assis 445

au temps. La troisième est que les poèmes eux-mêmes relèvent de la


chronique. Lorsqu’il écrit, par exemple : « Un soir j’ai vu Ungaretti
entrer dans un café… », il s’agit du souvenir d’un récit qui prend
la forme d’un poème et dont le sens ultime est engagé dans la vie
intime du poète italien.
Ainsi, pour comprendre ce dont il entend témoigner, on doit
reprendre les titres de ses Carnets de l’État de Poésie :

1973 : Les Minutes heureuses (expérience singulière)


1985 : Le Cœur de tous (et non le singulier et l’intime)
1995 : Le Maintenant de toujours (la permanence humaine)

Ainsi, les Chroniques (Chronique de la rue Saint-Ours, La


Légende des cafés, Le Livre des passions et des heures) seront
bien pour lui une entreprise de mémoire qui dépasse le pur récit.
L’essentiel ne doit pas s’abîmer dans le temps, l’essentiel ne saurait
être pour lui événementiel. Son écriture consistera donc à conserver
l’essentiel du quotidien qui dépasse le quotidien. Dans cet esprit,
il fera, par obligation morale, un effort de vérité qui le conduira
hors des sentiers de la rhétorique, mais il sera également un effort
d’explication rationnelle, allant parfois jusqu’à schématiser sa
conception de l’émotion ou celle du sujet.

L’émotion poétique

Dans ses entretiens et dans l’État de Poésie, afin d’être le plus


explicite possible, Georges Haldas schématise à grands traits sa
conception de l’émotion poétique. Il rappelle en effet qu’il ne faut
pas oublier que l’émotion, d’un point de vue étymologique, c’est
être hors de (ex movere) :

Le moi expulsé hors du moi à en situation de ruptureà est


relié à ce qui est autre.

L’émotion est à la fois une situation de rupture, mais aussi


relation à une altérité, tout comme le poème qui opère un mouvement
analogue :
446 Au commencement était la relation… Mais après ?

Le poèmeà hors du langage ordinaireà instaure une relation


nouvelle avec le lecteur [Haldas, 1990, p. 23].

Le « je » qui intéresse Georges Haldas est celui qui se constitue


dès l’instant où on est soumis au mouvement de l’émotion poétique
qui nous expulse du moi égotique. La question consiste ensuite
à mesurer comment s’opère le passage de l’émotion à la parole
poétique. Il emploie l’image d’Athéna : « Un conglomérat de mots,
hors de tout contrôle rationnel qui jaillit tout constitué comme
Athéna casquée sortant de la tête fendue de Zeus » [ibid.]. Ce
phénomène d’inspiration première est essentiel, il suffit ensuite de
laisser s’engendrer le poème, le moi n’étant plus désormais que
le lieu et l’agent obéissant à une dictée intime. Ainsi, le moi va se
dissoudre au profit du je qui est la voix de l’autre en nous : « Cette
voix qui a surgi en nous et qui dit mieux que nous ce qu’il y avait
à dire » [ibid.].
Toutefois, il faut souligner l’effort intellectuel de Georges
Haldas qui tient en effet à confronter le sensible au pensable, et
veut s’interroger sur la notion d’authenticité du témoignage, et de
son authenticité pensable selon deux critères. Le premier consistera
à savoir si le moi fait obstacle et dans quelle mesure. Ainsi, on
peut en déduire que si l’ouverture au je ne s’opérant pas le moi
l’emporte, le poème n’accède pas à ce qui le transcende et reste dans
l’intime, éventuellement dans l’esthétique. Le second critère, qui
n’est que le prolongement du premier, sera le sentiment de plaisir
et de fécondité, c’est-à-dire un sentiment obscur qui amorce une
relation substantielle avec le lecteur éventuel.
Le moi se mute en je et, si ce passage s’opère, le lecteur est éveillé
à la plénitude d’être, inséparable de l’idée de révélation génératrice
de liberté. Ce passage de je à l’altérité devient l’intermédiaire par
lequel l’autre se manifeste. Il a produit une fusion du je et de l’autre.
Le moi, dès lors, se définit peu à peu comme celui de la psyché :
fait de sensations, de variations affectives, de besoins, de sentiments,
alors que le je est impersonnel. Cette conception va conduire
Georges Haldas à concevoir l’écriture comme sacrificielle car elle
sacrifie le moi au je. En effet, celui qui dit ne sait pas ce qu’il va
dire, il est en état de disponibilité totale à la voix de l’autre, elle-
même liée à la fidélité de la minute heureuse.
Georges Haldas : le scribe assis 447

Minute heureuseà moià jeà l'autreà fidélité à la minute


heureuse.

En l’absence de court-circuit, on assiste à la genèse du discours


qui assume le passage du vécu au dit et à la pénétration de l’éternité
dans le temps.

La boucle de l’éternité

Écrire, car il s’agit d’une écriture poétique et non d’une


expérience mystique qui échapperait à toute représentation de
l’intelligence, consistera pour Georges Haldas en un mouvement
sacrificiel dans lequel les lettres meurent au mot, le mot à la phrase,
la phrase à la signification, chaque signification à la suivante. Ainsi,
des significations mourant les unes aux autres, va peu à peu émerger
le sens et le discours mourir au silence. Ce mouvement est de nature
cyclique :

La minute heureuseà jeà l'autre-poèmeà éternité dans le


tempsà le maintenant de toujoursà poème généré par l'éternité
de la minute heureuse.

À ce moment de sa réflexion, il commente Rimbaud – « éternité


retrouvée » et « Je est un autre » – afin de préciser que ce qu’il vit
dans l’écriture poétique, c’est « revivre le mythe du paradis perdu »
mais « aimer d’un amour fou la vie quotidienne » [ibid., p. 88],
car « passer, donc, de la minute heureuse à la parole chargée de
la perpétuer en nous c’est descendre de l’éternité dans le temps »
[ibid., p. 21]. Cette expérience, cependant, qui se présente comme
un amour est catastrophique car il y a sacrifice. Ainsi, ce n’est pas
seulement de l’éternité de la minute heureuse qui pulvérise le moi,
mais ce qui, perdu, « monte des profondeurs et se fait organiquement
ainsi, en quelque sorte notre juge » [ibid., p. 35]. Le témoignage
reposera sur ce sacrifice du moi qui fait l’expérience de l’autre dans
la perte. La comparaison qu’il emploie en 1973 est sans équivoque :
« comme le révolutionnaire plaçant au milieu la bombe qui le fera
sauter » [ibid.]. « Le premier effet d’un poème », dit-il encore,
« ou d’une page inspirée est de nous faire oublier les accidents du
448 Au commencement était la relation… Mais après ?

moi » [ibid.]. Ceci tient au fait que la vocation du poème, comme


de la Chronique, s’adresse non au moi du lecteur mais à son je.
Ce qui conduit Georges Haldas à penser que la communion doit
se substituer à la communication, et que « l’écriture engendre une
société des êtres » qui engendrent l’Homme et, au-delà, le Grand
Arbre de l’Homme, c’est-à-dire une humanité à construire.
Se profilent, alors, de nouvelles questions : la première est
celle de sa relation mystique et la seconde du rôle qu’il accorde à
l’esthétique dans la parole poétique.

La relation aux mystiques

Georges Haldas affirmera avec force à la fois sa proximité avec


les mystiques en même temps que sa différence. Il rappelle tout
d’abord que lui-même comme « la littérature témoigne des valeurs
mais ne les fondent pas. C’est en ce sens que tu es scribe à la fois et
témoin » [Haldas, 1989, p. 188]. C’est son maître Albert Béguin qui,
avec L’Âme romantique et le rêve, l’avait familiarisé avec Maître
Eckhart qu’il va citer abondamment dans ses Carnets de 1988. Les
termes qu’il emploie – éternité, sacrifice – trouvent certainement
là leur origine. Mais cette connaissance des mystiques chrétiens se
verra immédiatement mise en dialogue avec cet autre axe structurant
de sa pensée : le monde grec. Il estime cependant que les Grecs
restent dans une position tragique, qu’ils font face à l’énigme, alors
que le Christ par son sacrifice va plus loin. Dans cette perspective,
en 1984, dans le Grand Arbre de l’Homme, il affirme que « ce dont
on témoigne est sacré » [ibid., p. 203-204]. En effet, le témoin, qui
se dit « martyr » en grec, sacralise ce pourquoi il se sacrifie.
Il faudrait également ajouter à cette double approche son intérêt
constant pour la littérature russe, qui le fascine par l’intérêt qu’elle
porte à la métaphysique, à la question du don, du sacrifice et de la
résurrection. Cependant, Georges Haldas répondra sans équivoque
lorsqu’il s’interroge sur le mysticisme. Il admet que celui qui fait
l’épreuve du sentiment d’Éternité se lie à quelque chose de sacré
qui, d’étape en étape, prendra la figure de la divinité. Mais il ne
saurait renoncer au sensible dans lequel il trouve, pour sa part, la
substance même de la transcendance. Il conçoit constamment la
collusion du dedans et du dehors [Haldas, 1990, p. 36-37 et 39]
Georges Haldas : le scribe assis 449

qui lui permet de reconnaître dans les moindres choses l’ineffable


« de la société des êtres » [ibid., p. 39]. De plus, Dieu sera pour lui
quelqu’un qu’on entend marcher mais qu’on ne voit pas [Haldas,
2000, p. 895] :

Dieu faisait les cent pas


Très haut dans les étages
Disaient les locataires
Quel est cet homme-là
Que jamais on ne voit

Ainsi, le face-à-face ébloui avec la divinité ne convient pas


à Georges Haldas. Il se veut homme parmi les hommes. La voie
mystique n’est pas sienne. Pas de passion de Dieu mais, par contre,
le sens du sacré, sens du sens au sein de cette société des êtres. Le
terme central chargé de rassembler ce sens sera le Grand Arbre de
l’Homme ou, si l’on veut, la relation humaine.

Le Grand Arbre de l’Homme

Le Grand Arbre de l’Homme est le titre du volume qui


rassemble les écrits majeurs qui précèdent la période de 1989. Toute
ressemblance avec l’arbre de vie n’est pas à exclure, mais Haldas
définit la nature de l’éternité humaine dont il entend témoigner.
Il oppose pour cela « l’État de meurtre » à l’État de Poésie et
admet l’éternité humaine comme antidote de l’État de meurtre.
Pour élucider cette notion d’État de meurtre, il faut reprendre les
Carnets du désert de 1990. L’image du désert est féconde pour
Georges Haldas, il distinguera en effet trois acceptions de ce terme :
le désert physique, le désert social et le désert intérieur.
Le désert physique : c’est celui de la tradition biblique qui
livre le sens par analogie et qui est lieu de contrastes. Contraste
entre la brûlure et le froid, lieu de désolation et de mort et lieu de
beauté, lieu qui révèle également l’homme particule finie et porteur
d’infini, le vide, lieu de passage et de rencontre (une personne surgit
devant vous et prend une importance monumentale). Le désert sera
également le lieu des mirages et celui de la révélation, lieu des
grandes révélations humaines pour les trois religions monothéistes.
450 Au commencement était la relation… Mais après ?

Jeu d’antithèses, donc, qui opposent les vérités matérielles et les


vérités spirituelles.
Le désert social : la pensée dichotomique d’Haldas qui œuvre
dans la difficulté à dire l’essentiel trouve une énergie extraordinaire
lorsqu’il s’agit de condamner la forme de désert social qu’est la
névrose de puissance. Il stigmatise l’économisme, l’hypertechnologie
qui pulvérise la personne humaine (c’est-à-dire la considère comme
rien) au profit du rendement et de l’argent. Il constate en outre
que le politique a disparu au profit de l’économisme et remarque
que, dans les régimes totalitaires, il existait dans la tragédie un
programme, des figures emblématiques auxquelles on pouvait se
confronter. Il y avait là quelque chose d’ouvert auquel on pouvait
s’opposer pour construire un humanisme, alors qu’aujourd’hui on
se trouve dans la clandestinité. Plus d’ennemis. On ne sait pas où
il est ni où se situe le lieu du pouvoir, ce qui permet d’expliquer le
silence de la jeunesse contemporaine. Il souligne également que le
recours au religieux dans le désert humain conduit au dogmatisme,
au moralisme, au juridisme des Églises dont le langage pétrifié ne
répond plus à ce besoin profond des êtres humains. Il affirme enfin
que la science qui prétendait tout résoudre ne peut pas répondre.
Le désert intérieur : le désert social a pour conséquence ce que
Georges Haldas qualifie de « déboussolement des consciences ».
C’est contre ce désert que le poète doit s’insurger, d’autant plus
qu’il existe un ultime danger qui concerne la culture, qui elle
aussi peut servir à la domination, relevant de la même névrose de
puissance. Ainsi, la réponse à « l’État de meurtre » sera une parole
qui affirme la valeur de la relation humaine qu’il oppose à l’idée
de la communication. Il prend l’exemple des cafés et de ce qu’il
appelle la naissance des mythes. Il constate, en effet, qu’il ne suffit
pas qu’une chose ait été vécue pour qu’elle soit, il faut qu’elle soit
dite, partagée. Ainsi, les ouvriers éprouvent ce besoin d’échanger
ce qu’ils ont vécu après le travail en se retrouvant dans les cafés.
Les cafés deviendront pour lui ce lieu symbolique de la relation
humaine.
Ainsi, l’État de Poésie est un état de ressassement dont il précise
le fondement [Haldas, 1993, p. 161] trinitaire. Il y a, tout d’abord,
une part infime de chacun qui échappe à l’espace-temps, à la mort
qu’il nomme « le corps intime ». Ce corps intime est lié à la source
de toute vie. Enfin, en raison de cette relation à la source, « cette
Georges Haldas : le scribe assis 451

graine » est par excellence agent de la relation aux autres. Cet accès
à l’autre, antidote de l’État de meurtre, va conduire Haldas à vouloir
cerner dans l’homme ce qu’il nomme l’essentiel.

L’essentiel

« Cet essentiel qui m’a hanté et qui me hante encore »


Le Maintenant de toujours, p. 119.

« L’État de Poésie n’est pas proclamation mais confidence de


l’essentiel » [Haldas, 1989, p. 196], il conduit à un accroissement
des questions sur ce qui est essentiel, bien que la quête d’Haldas
s’achève dans la vision du Christ et une foi qu’il ne nomme pas tant
il est méfiant à l’égard d’une doxa chrétienne où les mots se sont
progressivement vidés de leur sens. Il n’affirmera cependant que
ce qui est essentiel et prônable et ce en quoi l’homme est humain,
ce qui peut permettre à l’homme d’échapper à ce qu’il nomme « la
vallée du carnage ». Pour lui, en effet, le désastre n’est pas certain
et le poète doit faire entendre « le murmure de la source dans la
vallée du carnage. » La parole poétique permet de se réêtrer car
elle est issue d’une exigence et d’une obligation interne qui conduit
non seulement à témoigner mais à être homme. Le poète, dans ce
sens, est non seulement témoin mais doit être le serviteur de ce
qu’il nomme « vie » en 1989 et « corps intime » en 1995. Ainsi le
scribe doit transmettre, par obligation vitale, l’essentiel qui permet
de construire l’homme.
« Le sens le plus profond est-il encore la suprême illusion :
construire ou plutôt engendrer l’homme, contribuer chacun par la
vie qui nous est propre, et dont en général on ignore tout à cette
genèse de l’homme » [Haldas, 1990, p. 195]. Pareille déclaration
ne saurait être normative. Dans d’autres pages plus tardives,
il donne l’idée d’un scribe de moins en moins passif puisqu’il
affirme L’« homme comme tâche ». « Humaniser l’homme, voilà la
tâche, l’unique tâche […]. » Cette tâche ne va pas sans affirmation
concernant le présent qu’il nomme espace-temps. Il se montre en
effet très critique à l’égard de la marchandisation de l’humain [ibid.,
p. 149], des idéologies et des médias [ibid., p. 159, 126, 127, 161], et
452 Au commencement était la relation… Mais après ?

de la technique [ibid., p. 113, 100-111, 100-108, 114]. S’il ne refuse


pas la politique, il ne souhaite pas s’engager dans les polémiques
du temps car la polémique est domination et même écrasement de
l’autre sous prétexte de défendre la vérité, formule suspecte, une
ruse supplémentaire de l’ego, alors que la parole poétique est don
de soi pour dire ce qu’on aime, sympathie active de tout l’être.

L’écriture entre don et travail

Ainsi, Haldas désire que son écriture contribue, même


modestement, à une transfiguration de l’homme. Malgré les doutes,
les « carences d’être », l’effroi engendré par la névrose de puissance,
l’écriture poétique est à la fois donnée, reçue et accueillie mais
elle doit, entrer dans la circularité du cycle des dons. Pour cela, il
dira clairement l’effort moral qui doit être fait mais aussi l’effort
purement littéraire qui en est la conséquence. Les termes « effort »
[Haldas, 1989, p. 201], « besogne » [ibid., p. 123], « tâche » [ibid.,
p. 195-196], « recherche » [ibid., p. 196], « travail » [Haldas, 1997,
p. 88], « don et travail » [ibid., p. 73-74] ne laissent aucun doute. Le
travail se présente comme une forme de don en retour et la volonté
de témoigner conduit à ce travail constant dont on peut estimer qu’il
s’écarte de la vie par l’artifice alors qu’il l’en rapproche au plus près.
Le témoignage aura la valeur de ce qu’il est capable de
conserver. Il écarte la satisfaction égotique d’un sujet satisfait de
sa propre création. La parole poétique d’Haldas sera bien celle de
l’agent qui ajoute sa part modeste pour restituer un peu plus que
ce qui a été reçu. Elle sera accès à la révélation, recherche de sens,
affirmation de la valeur de la relation humaine, transmission d’être
et participation active à tout ce qui peut permettre aux hommes de
devenir mas hombre, selon l’expression que Georges Haldas relève
chez Machado13.

13. Entretiens avec Georges Haldas, Charles Ventley et Simon Roth, éditions
Regards faim de siècle, collection « Claire voix », Fribourg, 1999, CD II.
Georges Haldas : le scribe assis 453

Références citées

Haldas Georges, 2000, « L’étrange locataire », in Poésie complète, L’Âge


d’Homme, Lausanne.
— 1997, Le Maintenant de toujours. Carnets 1995, L’Âge d’Homme, Lausanne.
— 1993, Paradis perdu, L’Âge d’Homme, Lausanne.
— 1990 (1977), Les Minutes heureuses, carnets 1973, L’Âge d’Homme,
Lausanne.
— 1989, Le Grand Arbre de l’Homme, Éd. Le Temps qu’il fait, Cognac.
Juliet Charles, 1982, Journal III, 1968-1981, Hachette-POL, Paris.
Mauss Marcel, 1989 (1924), Essai sur le don, PUF, Paris.
Sansot Pierre, 2002, Les Gens de peu, PUF, Paris.

Bibliographie de Georges Haldas

Poésie
2000, Poésie complète, L’Âge d’Homme, Lausanne.

Traductions
1950, Anacréon : poèmes et fragments, Rencontre, Lausanne.
1954, Catulle : poèmes d’amour, Rencontre, Lausanne.
1962, Umberto Saba : vingt et un poèmes, Rencontre, Lausanne (rééd. L’Âge
d’Homme, 1982, sous le titre Trieste et autres Poèmes).

Essais
1954, Les Poètes malades de la peste, Seghers, Paris.
1958, La Vie du Christ dans la peinture italienne du xie au xve siècle (notices),
Nouvelles Éditions, Lausanne.
1978, Trois écrivains de la relation fondamentale (Benito Pérez Galdós,
Giovanni Verga, Charles-Ferdinand Ramuz), L’Âge d’Homme, Lausanne.
2005, Les Sept Piliers de l’État de Poésie, L’Âge d’Homme, Lausanne.
2009, La Russie à travers les écrivains que j’aime, L’Âge d’Homme, Lausanne.

Carnets
2010, Les Hauteurs de Moab, carnets 2008-2009, L’Âge d’Homme, Lausanne.

Chroniques
Aux éditions L’Âge d’Homme, Lausanne (Rencontre, pour les éditions
antérieures), et sauf indication contraire :
1963, Gens qui soupirent. Quartiers qui meurent, La Baconnière, Chêne-Bourg.
454 Au commencement était la relation… Mais après ?

1978 (1966), Boulevard des philosophes.


1969, Jardin des espérances.
1970, La Maison en Calabre, Rencontre, « Poche Suisse ».
1972, Chute de l’Étoile Absinthe, Denoël, Paris.
1973, Chronique de la rue Saint-Ours, Denoël, Paris.
1975, Passion et mort de Michel Servet.
1976, À la Recherche du Rameau d’Or.
1976 (2011), La Légende des cafés.
1979, Le Livre des passions et des heures.
1980, Échos d’une vie.
1981, La Légende du football.
1983, Massacre et innocence.
1983, La Confession d’une graine. I : L’Émergence.
1986, La Confession d’une graine. II : Conquête matinale.
1987, La Légende des repas.
1989, L’Intermède marocain.
1989, Le Grand Arbre de l’Homme, Éd. Le Temps qu’il fait, Cognac.
1991, Mémoire et Résurrection.
1992, La Confession d’une graine. III : L’École du meurtre (première partie).
1994, Ni or ni argent. variations sur la lumière, avec des photographies de
Roger Chappellu, Éditions Olizane.
1994, La Confession d’une graine. IV : Meurtre sous les géraniums (deuxième
partie de L’École du meurtre).
1995, Pâques à Jérusalem.
1995, L’Air natal (Gens qui soupirent. Quartiers qui meurent ; Boulevard des
philosophes ; Chronique de la rue Saint-Ours).
1996, La Légende de Genève.
1996, Marie de Magdala, Nouvelle Cité-Prier Témoigner.
1997, Le Livre et la Vie, Association suisse des Libraires de langue française.
1998, Le Livre des trois déserts, Regard-Nouvelle Cité.
1998, Lumières d’enfance.
1998, Ulysse ou la lumière grecque.
1999, La légende de Genève : chronique, photogr. de Slobodan Despot, « Au
cœur du monde ».
1999, Octobre 2017 ou la Fraternité trahie : chronique.
2000, Le Christ à ciel ouvert.
2001, Murmure de la source, 2001.
2001, La Confession d’une graine. V : Le Temps des rencontres.
2001, Le Temps des rencontres : chronique.
2001, Murmure de la source : chroniques/Georges Haldas, préface. de Jean
Vuilleumier.
2002, Paroles du scribe.
2002, Socrate et le Christ.
2003, Un temps révolu : chronique.
2004, Chroniques de la petite fontaine.
Georges Haldas : le scribe assis 455

2006, La Confession d’une graine VII : Le Tournant.


2007, Rendez-vous en Galilée, « Poche Suisse », n° 232.
2008, Cortège des vivants et des morts.
2010, Patrie première.

L’État de Poésie
Aux éditions L’Âge d’Homme, Lausanne :
1977, Les Minutes heureuses, Carnets 1973.
1982, Le Tombeau vide, Carnets 1979.
1984, Rêver avant l’aube, Carnets 1982.
1988, Le Cœur de tous, Carnets 1985.
1990, Carnets du désert, Carnets 1986.
1990, Le Soleil et l’Absence, Carnets 1987.
1993, Paradis perdu, Carnets 1988.
1996, Orphée errant, Carnets 1989.
1997, Le Maintenant de toujours, Carnets 1995.
1999, Pollen du temps, Carnets 1996.
2003, L’Orient intérieur, Carnets 1998.
2004, Paysan du ciel, Carnets 1999.
2006, Le Nomade immobile, Carnets 2000.
2007, Paroles nuptiales, Carnets 2005.
2009, Vertige du temps, Carnets 2006-2007.
IIIIIIVIIIII BIBLIOTHÈQUE IIIIII IIII

Recensions et brèves par Alain Caillé

• Guillebaud Jean-Claude, Le Tourment de la guerre,


L’Iconoclaste, Paris, 2016, 392 p., 20 euros.
Est-ce vraiment et seulement du rapport à l’islam qu’il s’agit
dans l’explosion actuelle du djihadisme terroriste ? Bien sûr, à la
fois structurellement et conjoncturellement, mais il s’agit aussi
de tout autre chose. Que permet de comprendre, par exemple, le
dernier et beau livre de Jean-Claude Guillebaud, Le Tourment de la
guerre, à la fois profondément vécu, vivant et savant. Ne cerne-t-il
pas l’essentiel lorsqu’il écrit : « Comment comprendre et contenir
le départ pour le jihad de milliers de garçons et de filles d’Europe,
si l’on ne sait même plus penser le ressort premier qui les meut ? À
quoi bon échafauder des théories farfelues sur la “radicalité” et la
“déradicalisation” si l’on refuse de réfléchir au caractère distrayant
de la guerre évoqué par des centaines d’écrivains ? Comment
serons-nous capables de réapprendre à contenir la violence si, par
ignorance, par arrogance postmoderne ou par idéologie, nous jetons
aux orties un savoir ancien ? » (p. 46-47).
Nous sommes tellement déshabitués de la guerre que le propos
surprend, assurément. Seul un grand reporter, comme Jean-Claude
Guillebaud, qui l’a vue à l’œuvre en tant d’endroits, et qui l’exècre,
peut se hasarder à évoquer ses séductions. Celles qu’il a pu lui-même
éprouver, un temps. Or, aussitôt émise, l’hypothèse résonne. Il faudrait
être aveugle pour ne pas voir que toute la propagande de Daech est
mise en scène sur le modèle de jeux vidéo, qu’elle reprend les recettes
les plus éprouvées de Hollywood. Il s’agit bien de ce que Norbert
Elias, grand sociologue parmi les grands, nommait à propos du sport
458 Au commencement était la relation… Mais après ?

the quest for excitement, la recherche de l’excitation. Que ce soit là


un des moteurs les plus puissants de l’enrôlement dans le djihad,
c’est ce que confirme le juge Marc Trévidic, ancien coresponsable du
pôle antiterroriste, lorsqu’il écrit : « La religion n’est pas le moteur
du djihad. Ceux qui partent pour le djihad agissent à 90 % pour des
motifs personnels : pour en découdre, pour l’aventure, pour se venger,
parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société. »
Et Jean-Claude Guillebaud de conclure : « À entendre Trévidic,
on retrouve à peu près tous les ingrédients du bellicisme [qu’il
a examinés dans son livre. A. C.] […] : rompre avec l’ennui, se
mesurer à la mort, éprouver les limites de son courage, arborer une
tenue de combat valorisante, partager avec des gens de son âge des
expériences de vie ou de mort, etc. On retombe en somme sur une
obligation que les Occidentaux ont du mal à mettre en œuvre : il
faut réapprendre à penser la guerre et la violence, pour reprendre
la main » (p. 370-371).

• Mauss Marcel, The Gift, Expanded Edition, Selected,


annotated, and translated by Jane Guyer, University of
Chicago Press, Chicago, 2016.
Après celle d’Evans Pritchard et de notre amie Mary Douglas,
voici la troisième édition-présentation de l’Essai sur le don de Mauss
en anglais. Elle se recommande par une formidable attention prêtée,
au-delà même ou en amont des difficultés de traduction, au flou relatif
des termes employés par Mauss, à leur ambiguïté mais aussi à leur
polysémie, et donc à leur richesse. Car il y a, en effet, deux manières
bien différentes de lire Mauss. Soit en pinaillant sur l’imprécision de
son vocabulaire et de ses concepts pour se mettre en quête d’une bien
improbable vérité eïdétique (Jacques Derrida) ou juridique (Alain
Testart) du mot même de don, soit pour faire pleinement droit à toute
la complexité et à l’ambivalence de l’extraordinaire découverte de
Mauss. Mauss ne notait-il pas lui-même l’imprécision des mots qu’il
employait ? Simplement, disait-il, « nous n’en avons pas d’autres ».
Mais non seulement Jane Guyer est-elle particulièrement attentive
à l’épaisseur des connotations que chaque mot éveille en chaque
langue (en commençant, comme Mauss, par celle de mots indigènes,
celui de hau, par exemple), elle l’est aussi à l’importance du contexte
dans lequel Mauss écrit. On trouvera donc dans ce recueil aussi bien
des textes des collaborateurs ou amis de Mauss que des chroniques
Bibliothèque 459

de Mauss sur différents auteurs (Boas, Radcliffe-Brown, Radin,


Malinowski, Frazer, etc.) qui éclairent son propos. Comment dire ?
On a l’impression que Mauss est ainsi enfin pris pleinement au
sérieux, dans ce qu’il a d’inépuisablement inspirant. Quel plaisir
que cela puisse passer en anglais.

• Tcherkézoff Serge, Mauss à Samoa. Le holisme sociologique


et l’esprit du don polynésien, pacific-credo Publications,
Marseille, 2016, 396 p., 23 euros.
Un effet du circulus du don ? On s’amuse que ce livre qui
explique que « le cadeau n’est que relation et cette relation
obligatoire parce que sociale » (p. 13) nous soit arrivé le jour
même où s’achevait le bouclage de ce numéro du MAUSS consacré
à la relation. Inscrit dans la lignée de Louis Dumont et de ses
héritiers et disciples (Daniel de Coppet, Cécile Barraud, André
Itéanu, Vincent Descombes, etc.), résultat d’une bonne trentaine
d’années de recherches et d’enseignements à l’EHESS, il contribue
puissamment à l’incessant débat sur l’esprit du don polynésien et sur
le hau – qui chez les Samoans s’appelle sau –, en relativisant aussi
bien l’opposition entre biens précieux masculins et féminins, oloas
et tongas (comme, plus généralement, toute opposition binaire entre
sexes ou genres), qu’entre biens précieux inaliénables et aliénables,
opposition si excessivement centrale chez Annette B. Weiner et
Maurice Godelier). L’opposition pertinente est celle qui distingue
dons sacrés et dons profanes. Sont sacrés ceux « qui représentent
par eux-mêmes toute la relation d’échange entre des partenaires qui
sont eux-mêmes des groupes entiers » (p. 15). Les biens précieux
échangés sont à Samoa des nattes tressées, qui enveloppent plus
ou moins les participants selon leur rang hiérarchique. Sont sacrés
les dons qui « ont la capacité de « recouvrir » l’échange et, ainsi,
de l’exprimer tout entier (ibid.). Ce sont des dons « enveloppant ».
Faut-il aller jusqu’à en conclure avec Serge Tcherkézoff
que « en somme, l’Essai ne porte pas tant sur le don en général
et la réciprocité universelle – même si Mauss se laisse aller à
plusieurs développements dans cette direction – que sur le don
sacré » (p. 18) ? Cette conclusion est sûrement excessive, même si
Serge Tcherkézoff reformule clairement l’opposition sacré/profane
non en termes de dichotomie mais d’englobement tout/partie (p. 23).
Et, d’ailleurs, on ne voit pas pourquoi il faudrait nécessairement
460 Au commencement était la relation… Mais après ?

choisir entre les deux approches. Ne convient-il pas, plutôt, de les


relier à une troisième, l’approche proprement politique, à laquelle
tout convie dans l’Essai, faisant du don l’opérateur politique de
l’alliance ? On distinguerait alors parmi les dons sacrés entre les
dons instituants, créateurs de vie et d’alliance, et les dons institués,
commémorant des dons instituants antérieurs. Quoi qu’il en soit,
voilà encore une belle illustration de l’extraordinaire fécondité de
l’Essai sur le don, du caractère inépuisable de son hau ou de son sau.

• Nestor Jean, Un don doit-il être gratuit. Solidarité et


philanthropie, Presses universitaires de Rennes, Rennes,
2016, 234 p., 18 euros.
Sur ce sujet central et récurrent de la gratuité du don, on lira là
une excellente enquête philosophique, qui discute en profondeur,
entre autres, les analyses du MAUSS. Auxquelles est adressé le
double reproche de ne pas assez distinguer entre « don performatif »
et « don sacrificiel », et de croire que l’on pourrait passer de la
constitution de la socialité primaire par le don à la constitution
de la société dans son ensemble. Ces reproches ne me [A. C.]
semblent pas fondés. Le second, en particulier, repose sur une
méconnaissance complète de la distinction entre la et le politique,
qui est pourtant centrale dans ce débat. En ne donnant pas à ces
reproches l’importance qu’il leur accorde, Jean Nestor se retrouverait
en réalité très proche des analyses du MAUSS.

• Bert Jean-François (dir.), Henri Hubert et la sociologie des


religions, Presses universitaires de Liège, 330 p.
Que connaît-on et qu’a-t-on lu d’Henri Hubert, l’ami cher et le
comparse de Mauss dans les Essais sur la magie et sur le sacrifice ?
Bien peu de chose, finalement. Cette réédition de quelques textes
majeurs d’Hubert, remis en perspective historique, vient réparer
cette ignorance.

• Callède Jean-Paul, Sociologie des jeux, des sports et de


l’éducation physique. L’apport des classiques français (1890-
1939), Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, Pessac,
2010, 398 p., 24 euros.
L’ouvrage est déjà un peu ancien, mais on s’en voudrait de ne
pas le signaler tant il forme un utile complément aux deux derniers
Bibliothèque 461

numéros du MAUSS, à travers ce parcours qui est également une


reconstitution de pans entiers, mal connus, de la sociologie française
classique.

• Combes Hélène et Vommaro Gabriel, Sociologie du clientélisme,


2015, La Découverte, « Repères », Paris, 128 p.
Un Repères bien venu sur un sujet étonnamment peu étudié en
France et auquel introduit très bien un premier chapitre consacré à
l’histoire des études scientifiques qui lui ont été consacrées. Au fil des
études de cas (États-Unis, Italie, Grèce, Corse, Argentine, Mexique,
etc.), on comprend de mieux en mieux pourquoi il faut abandonner
une perspective simplement critique et moralisatrice, pour replacer
le phénomène clientélaire dans le cadre des « économies morales »,
au sens donné à ce terme par E. P. Thompson. En toile de fond, c’est
la question du don entre partenaires inégaux qui est soulevée. Mauss
et le MAUSS sont évoqués (p. 109), mais peut-être insuffisamment
mobilisés. Et on s’étonne qu’il soit fait référence à un article de
Pierre Tafani publié dans la Revue du MAUSS mais pas à son
important livre sur les Clientèles politiques en France. Un oubli à
réparer pour une prochaine édition.

• Heinich Nathalie, La Sociologie à l’épreuve de l’art, entretiens


avec Julien Ténédos, Les Impressions nouvelles, Bruxelles,
diffusion Harmonia Mundi, Arles, 2015, 214 p., 20 euros ;
Dans la pensée de Norbert Elias, CNRS éditions, 2015, Paris,
159 p., 20 euros.
Année après année, Nathalie Heinich s’impose comme une de
nos sociologues parmi les plus brillants et aigus, touchant à des
domaines de plus en plus variés et originaux. Dans la Sociologie
à l’épreuve de l’art (version actualisée d’un ouvrage d’abord
paru en 2006 et 2007), elle retrace de façon vivante son parcours,
largement atypique. Dans le second ouvrage, c’est la spécialiste
de Norbert Elias qui parle et qui explique pourquoi l’œuvre de ce
dernier représente, selon elle, le stade le plus abouti de l’analyse
sociologique. À la lecture de ces deux ouvrages, on se prend à
attendre d’elle qu’elle franchisse encore une étape supplémentaire,
qu’elle effectue une montée en généralité pour nous livrer une vision
générale de la sociologie – au-delà de ce qu’elle en donne déjà à
voir à partir de sa lecture de Norbert Elias.
462 Au commencement était la relation… Mais après ?

• Latouche Serge et Jappe Anselm, Pour en finir avec


l’économie. Décroissance et critique de la valeur, Libre et
solidaire, Paris, 2015, 185 p., 14, 90 euros.
Un dialogue très vivant, sous forme de textes mis en regard,
entre deux champions de l’aspiration à une sortie radicale de
l’économie, l’un pape de la décroissance, et l’autre héraut de l’École
dite Critique de la valeur. Avantage au premier, nettement plus
raisonnable, qui ne croit « pas possible d’abolir du jour au lendemain
le capitalisme, l’État, le travail, la logique technicienne et celle
de la croissance et surtout de changer radicalement les mentalités
d’une population largement gangrenée par le consumérisme » (p
126). Bonne citation de Jacques Ellul : « Le problème n’est pas de
savoir que c’est possible de travailler deux heures par jour, pas plus
que de savoir que c’est possible d’avoir des technologies douces ou
des ordinateurs appliqués à une vraie, profonde décentralisation : le
problème est de concevoir comment passer d’un stade à un autre.
Les formes actuelles de l’imaginaire révolutionnaire n’y suffisent
pas » (p. 127).

• Latouche Serge, « Jean Baudrillard », ou la subversion par


l’ironie, Le passager clandestin, « Les précurseurs de la
décroissance », Neuvy-en-Champagne, 2016, 96 p., 8 euros.
Baudrillard a-t-il été un précurseur de la décroissance ? Oui,
bien sûr, en un sens, en tant que critique particulièrement acéré
et visionnaire de la société de consommation et, au-delà, de toute
l’hypermodernité. Mais, tout en prenant au sérieux cette question
des rapports de Baudrillard à la décroisssance, au moins un moment,
Serge Latouche la dépasse vite, heureusement, pour nous livrer une
reconstitution particulièrement informée, sympathique, synthétique
et bienvenue de la trajectoire de ce penseur totalement atypique et
inclassable. Qu’on pourrait peut-être qualifier au mieux d’attracteur
intellectuel étrange. Ou de joueur théorique imprévisible. Plus
déconcertant, on ne connaît pas. D’où son inexistence académique.
Il n’est pas citable par un étudiant sérieux prétendant entrer dans
la carrière. Et, pourtant, que de fulgurances prophétiques ! C’est
comme si la réalité du monde actuel, en se dissolvant dans le virtuel
et l’hyperréalité, s’acharnait à lui donner raison. Le crime parfait,
aurait dit Baudrillard.
Bibliothèque 463

• Pasquinet, Jean-Luc, Relocaliser. Pour une société


démocratique et antiproductiviste, préface de Serge
Latouche, Libre & Solidaire, Paris, 2016, 190 p., 15 euros.
Un exposé systématique de la conception décroissantiste
de la relocalisation. Conception radicale, si l’on en juge par ce
propos de Serge Latouche : « La relocalisation, dans l’optique
d’une renaissance, comprend certainement un volet qui constitue
une véritable provocation pour la pensée unique : “Réenclaver/
recloisonner”, c’est en cela que la relocalisation est le contraire de la
mondialisation. Dans la mesure du possible il est même souhaitable
d’en revenir assez largement à l’autoproduction » (p. 14).

• Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau


régime climatique, Les Empêcheurs de penser en rond/La
Découverte, Paris, 2015, 400 p., 23 euros.
Comme souvent avec Bruno Latour, on reste à le lire ici partagé
entre plaisir, admiration et agacement. Plaisir d’un style alerte,
riche en rebondissements multiples, et plein d’humour. Admiration
face à la virtuosité conceptuelle déployée et à une érudition de bon
aloi. Mais agacés, aussi bien, par une certaine propension à faire le
malin en nous entraînant dans des considérations épistémologiques
(antiépistémologiques, bien sûr !) dont il n’est pas certain qu’elles
nous avancent à grand-chose. D’accord, donc, si l’on veut, pour
dé-naturaliser la Nature, en se débarrassant de la dichotomie nature/
culture. Et pourquoi pas ? si l’on veut, là encore, la remplacer par
Gaïa, une Gaïa qui n’est pas selon Latour le nom d’une entité
ou d’une déité en surplomb, d’une sphère englobant tout et qui
reproduirait alors les attributs de la Nature qu’on venait de congédier,
mais celui du lieu où s’affrontent de multiples « puissances d’agir »
(agencies), humaines comme non humaines, rivières, montagnes,
animaux, vents, océans, etc. On retrouverait là des échos avec
l’« animisme méthodologique » défendu dans le numéro 42 de la
Revue du MAUSS, « Que donne la nature ? ». D’accord aussi pour
politiser du coup la question écologique en acceptant de reconnaître
qu’entre ces différentes puissances d’agir il y a la guerre et que
celle-ci ne peut pas être résolue par des États-nations supposés
rationnels parlant au nom des lois de la nature, et moins encore par
la science économique. Oui, mais on fait quoi ?
464 Au commencement était la relation… Mais après ?

Bruno Latour semble en appeler in fine à l’émergence d’« une


société civile des territoires en lutte qui aurait fait de l’appareil
d’État un organe non plus de commandement, mais de service ».
D’un État en quelque sorte « désinventé » (p. 356). Soit, si on veut,
là encore. Mais, à ce moment-là, ne faudrait-il pas s’intéresser
un tant soit peu à la myriade des réseaux qui forment à l’échelle
mondiale cette fameuse société civile, s’interroger a minima sur
leurs chances de succès et d’échec ? À la fois dans leurs luttes
contre les États mais aussi dans les alliances qu’il peut être possible
et nécessaire de passer avec eux. Et puis, pourquoi ne parler que
des États ? On se réjouit que Bruno Latour voue maintenant aux
gémonies cette science économique dont il célébrait si curieusement
les vertus dans Politique de la nature. Mais on reste perplexe que
pas un mot ne soit dit de l’hégémonie planétaire du capitalisme
rentier et spéculatif. Bruno Latour nous exhorte à rechercher des
ennemis. Il est étrange que ce dernier ne lui vienne aucunement
à l’esprit. N’est-il pas l’ennemi numéro un de Gaïa ? Curieuse
manière de faire de la politique que d’y inviter en évitant tous les
débats politiques concrets.

• Godard Olivier, La Justice climatique mondiale, La


Découverte, « Repères », Paris, 2015, 128 p., 9 euros.
Plus personne ne peut encore douter qu’il faille tout entreprendre
pour limiter la hausse moyenne des températures au xxie siècle
à deux degrés maximum. Mais qui doit faire les efforts les plus
importants ? Qui doit payer ? Combien ? Selon quelle modalité ?
Et, sur tout, en amont de toutes ces questions, au nom de quels
principes de justice ? Quels sont, d’ailleurs, les principales
revendications et les principaux argumentaires convoqués par
les diverses parties prenantes au débat, pays du Nord ou du Sud,
pauvres ou émergents, gros ou petits pollueurs ? Pour s’orienter
dans ces questions extraordinairement complexes, on ne trouvera
pas meilleur guide que ce Repères, étonnamment riche, clair et
synthétique. D’où il ressort que si certaines revendications sont
manifestement intenables, il est illusoire d’espérer dégager un
ou plusieurs critères de justice fondés en pure raison et à ce titre
incontestables. Là, comme ailleurs, la solution à rechercher est
d’ordre politique et non rationaliste.
Bibliothèque 465

• Alphandéry Claude, Une Famille engagée. Secrets et


transmission, Odile Jacob, Paris, 2015, 106 p., 9,90 euros.
Comment, pourquoi devient-on résistant, lieutenant-colonel des
FFI à vingt et un ans, communiste puis énarque, et puis banquier,
ensuite encore proche de Mitterrand puis de Rocard, animateur
des entreprises d’insertion, président de l’association des amis
de Libération, fondateur du laboratoire de l’économie sociale et
solidaire, toujours, à quatre-vingt-treize ans, infatigable militant de
toutes les causes inspirées par la quête de l’amitié et de la solidarité
humaine, et… convivialiste ?
Claude Alphandéry, aimé et admiré par tous ceux qui le connaissent
pour son énergie, son ouverture et son rayonnant sourire venu du plus
profond de lui, se penche ici sur son passé en l’interrogeant à partir
de ce qu’il découvre sur le tard de celui de ses aïeux. Où l’on voit
se croiser, en un surprenant maillage, des familles juives, intégrées
de longue date, qui arrivent tantôt au faîte de la richesse et des
honneurs politiques, ou qui basculent tantôt dans l’exil, l’attrait de
la disparition, l’engagement dans toutes les causes révolutionnaires,
guerre de sécession américaine, guerre d’Espagne, etc. Une maille
à l’endroit, une maille à l’envers, en somme. Comme s’il avait fallu
pour produire un Claude Alphandéry ce délicat mélange de légitimité
et d’illégitimité, d’acceptation et de rejet de la réussite, de capacité
d’être en bonne entente avec les puissants tout en conservant l’amitié
de ceux à qui la puissance est refusée.

• Incidence 11, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité


d’un problème sociologique », Le Félin, automne 2015.
Un numéro tout entier, introduit par Bruno Karsenti, consacré
aux liens étroits qui unissent le socialisme à la sociologie. Liens plus
qu’étroits à en croire les auteurs ici réunis, qui nous convaincraient
presque en un temps où le sens même du socialisme se fait toujours
plus incertain qu’il n’est rien d’autre, en définitive, que le versant
pratique et appliqué de la sociologie.
Tous les articles sont intéressants mais, en tant que Maussiens,
on retiendra sans doute plus particulièrement celui que Jean Terrier
consacre au socialisme de Mauss – distinct tant du socialisme
d’État que du syndicalisme et du socialisme de la guilde (p. 162),
à partir d’une belle lecture de La Nation (de Mauss). Où l’on voit
Mauss conclure que « la nation est un groupe naturel d’usagers,
466 Au commencement était la relation… Mais après ?

d’intéressés, une vaste coopérative de consommateurs, confiant


ses intérêts à des administrateurs responsables et non à des corps
politiques recrutés, en général, sur des questions d’opinion, et, au
fond, incompétents » (cité p. 176).
À signaler également, par Axel Honneth, une remise en cause
convaincante de la partition classique d’Isaiah Berlin entre liberté
positive et liberté négative. À laquelle il convient d’ajouter la
liberté sociale, une liberté qui ne se confond pas avec la solidarité
et dont cette dernière est, au contraire, la condition. Cette forme
de liberté, disait déjà Hegel, qui fait que je ne suis chez moi que
là où je peux être dans l’autre auprès de moi-même.

• Zask Joëlle, Introduction à John Dewey, La Découverte,


« Repères », Paris, 2015, 126 p.
Une introduction, très complète, en effet, au pragmatisme
de John Dewey, si important et au bout compte si mal connu en
France. On ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire proximité
et complémentarité entre le propos de Dewey et celui de Mauss. À
quand un livre qui s’efforcerait de les enregistrer et d’y réfléchir ?

• Belhocine Mustapha, Précaire, Agone, « Cent mille signes »,


Marseille, 2016, 142 p., 9,50 euros.
Le sous-titre dit tout : « Nouvelles édifiantes de M. Belhocine,
qui raconte ici ses aventures picaresques de petit soldat réfractaire
de l’armée de réserve du capital en apprenti sociologue consignant
son quotidien pour survivre à la vieille exploitation moderne ».
Remarquable.

• Defalvard Hervé, La Révolution de l’économie (en dix


leçons), Les éditions de l’Atelier, Paris, 2015, 190 p.,
20 euros.
Chez le même éditeur que l’important livre de Steve Keen,
L’Imposture économique, une autre critique du paradigme standard
en économie. Très claire, informée et pédagogique, bien utile
en un mot. Peut-être un peu trop directement apologétique, par
contrecoup, de l’économie sociale et solidaire, qui mérite d’autant
plus d’être analysée de manière critique qu’elle est porteuse
de beaucoup d’espoirs. Les grandes banques coopératives, en
revanche, Crédit agricole, BPCE et Crédit mutuel, sont dûment et
Bibliothèque 467

justement épinglées. Rien ne les distingue vraiment des banques


explicitement capitalistes (p. 167).

• Bouveresse Jacques, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité,


la connaissance et le pouvoir, Agone, Marseille, 2016, 143
p., 18 euros.
Le charme de Foucault, la profondeur de certaines de ses
intuitions également viennent du télescopage systématique qu’il
opère entre vérité, connaissance et pouvoir. Mais, montre très
bien Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, par
ailleurs sympathisant de Foucault, l’opération épistémique repose
sur « une confusion peut-être délibérée entre deux choses que
Frege considérait comme essentiel de distinguer : l’être-vrai (das
Wahrsein) et l’assentiment donné à une proposition considérée
comme vraie (das Fürwahrhalten) » (p. 15). Une mise au point
nécessaire et salutaire.

• Lecomte Jacques, Les Entreprises humanistes, Les Arènes,


Paris, 2016, 527 p., 21,90 euros.
Ce livre est une somme qui impressionne tant par l’ampleur de
l’information mobilisée que par la clarté et le talent de synthèse
de son auteur. Et aussi par l’enthousiasme qu’il y met et la force
de conviction qui en résulte. Disons-le autrement : ce livre est une
arme de destruction massive des idées reçues aussi bien en matière
de psychologie qu’en science économique ou en management.
Conclusion en un mot : l’anti-utilitarisme, ça marche ! Rien
n’est même aussi efficace… à condition d’être effectivement et
résolument anti-utilitariste, et de ne pas croire qu’on pourrait
utiliser des recettes humanistes et anti-utilitaristes à des fins
instrumentales. Une contribution décisive à l’élaboration d’une
doctrine de l’entreprise convivialiste qui a, en outre, le mérite de
faire le point sur un incroyable nombre de sujets.

• Laville Jean-Louis et Salmon Anne (dir.), Associations et


action publique, Desclée de Brouwer, Paris, 2015, 630 p.,
21 euros.
Fortement dépendantes des subventions publiques, à la fois
menacées et courtisées par les forces du Marché, les associations
sont-elles condamnées à l’« isomorphisme institutionnel »,
468 Au commencement était la relation… Mais après ?

i. e. à fonctionner comme si elles étaient des administrations de


second rang – comme ça a largement été le cas il n’y a pas si
longtemps – ou des entreprises – comme c’est de plus en plus le
cas aujourd’hui ? Condamnées, en d’autres termes, à perdre leur
raison d’être spécifique ? De quelle marge de liberté, au contraire,
jouissent-elles encore ?
C’est à cette question que répond la vingtaine d’études ici
réunies sur des exemples français, marocains, tunisiens, espagnols,
québécois, boliviens ou équatoriens. Une solide introduction et
conclusion de Jean-Louis Laville et Anne Salmon situe bien l’enjeu
central : contre les tentatives néolibérales, théorisés notamment
par Hayek, de limiter la démocratie pour mieux favoriser le libre
jeu du Marché, comment permettre au monde associatif uni
dans une visée du commun de retrouver et développer toute son
inventivité proprement politique ? C’est par rapport à cette question
que l’opposition entre économie sociale et solidaire, d’une part,
entrepreneuriat social, de l’autre, prend tout son sens.

• Frère Bruno (dir.), Le Tournant de la théorie critique, Desclée


de Brouwer, Paris, 2015, 493 p., 21 euros.
Où en est la théorie critique, cette sociologie issue du marxisme
et de l’École de Francfort ? Pour répondre à cette question ou à tout
le moins faire le point, ce volume, qui comprend une postface de
Jean-Louis Laville, réunit du beau monde : Luc Boltanski, Nancy
Fraser, Axel Honneth, Jean-Louis Genard, Laurent Thévenot, etc.
L’introduction et le chapitre conclusif de Bruno Frère montrent
bien comment, en matière de critique sociale, on est passé d’une
phase théoriciste, dans laquelle le penseur en surplomb (Adorno
ou Bourdieu, par exemple) révèle aux masses dominées leur
vérité aliénée supposée, à une phase pragmatiste, dans laquelle
la sociologie critique n’a plus pour rôle que de décrire les actions
émancipatoires des acteurs sociaux sans prétendre se substituer à
eux. Fort bien ! mais quelles actions seront-elles décrétées aller
dans le sens de l’émancipation ? Est-il possible d’esquisser une
réponse à cette question sans les rapporter à un projet politique
supposé lui-même émancipatoire ? Ou encore, n’est-ce pas l’idée
même d’émancipation qui doit être interrogée ? Réponse dans le
prochain numéro de la Revue du MAUSS.
Résumés & abstracts

• Nathalie Heinich De l’objet à la relation  : une révolution


copernicienne
La physique, la sociologie de l’art, l’anthropologie et l’économie convergent
sur ce qu’on peut nommer, à la suite de Kuhn, un « changement de para-
digme » : c’est la relation qui fait l’objet, et non pas l’objet qui fait la relation.
Avec Norbert Elias, la « relation » n’est pas réductible à l’« interaction »
chère à une certaine sociologie américaine, mais s’étend plus radicalement
à l’« interdépendance », en vertu de quoi l’on n’a pas affaire à des objets
préexistants qui seraient liés entre eux par des relations mais à des objets qui
se constituent dans et par la relation : exactement comme le don selon Marcel
Mauss, où l’objet n’est que le prétexte à l’entretien du lien que permet l’acte
de donner, recevoir et rendre.

•  From Object to Relation: a Copernican Revolution


Physics, sociology of art, anthropology and economics converge on what
we can call, following Kuhn, a “change in paradigm”: it is the relation that
makes the object, not the object that makes the relation. For Norbert Elias, the
“relation” is not reducible to the “interaction” cherished by a certain current
of American sociology but rather extends more radically to “interdepend-
ance”, by way of which we are not faced with pre-existing objects linked by
relations as much as it is the objects that are constituted by and through the
relation. The same goes for the gift according to Marcel Mauss, for whom
the object is only the pretext for the maintenance of a relation through the
act of giving, receiving and rendering.

• Martin Buber Au commencement était… Martin Buber


Librement composé d’extraits de l’ouvrage fondateur de Martin Buber, Je
et Tu, ce texte permet de lire en quels termes il définissait les deux « mots-
470 Au commencement était la relation… Mais après ?

principes » qui, selon lui, fondent deux sphères distinctes d’existence : le


monde, originaire, de la relation, celui du Je-Tu, et le monde empirique des
objets et des choses, celui du Je-Cela.

•  In the Beginning there was… Martin Buber


Composed of freely assembled extracts of Martin Buber’s foundational
work, I and Thou, this text shows in what terms he defined two ‘word prin-
ciples’ which according to him founds two distinct modes of experience:
the original world of relation, or I-Thou, and the empirical world of objects
and things, or I-It.

• Robert Misrahi « Martin Buber, philosophe de la relation »


Présentation de l’ouvrage de Martin Buber, Je et Tu, publié en 1923, ce texte
en souligne toute la force et la nouveauté. Insistant sur la portée fondatrice
accordée à la réciprocité, il montre en quoi, pour Buber, le sujet n’est jamais
antérieur à la relation tant, à la différence des rapports d’objectivation où
l’autre est traité comme un simple moyen, c’est par la réciprocité que le Je
se pose, et pose l’autre, dans le même moment, comme sujet. La rencontre y
apparaît alors comme un « acte total », spontané et radical par lequel surgit
la présence et où chacun affirme l’autre dans une connaissance immédiate
et désintéressée.

•  Martin Buber: Philosopher of Relationship


This article presents the work of Martin Buber I and Thou, published in 1923,
by underlining its forcefulness and novelty. Insisting on the foundational
character attributed to reciprocity, it shows why, for Buber, the subject is
never anterior to the relation since, in contrast with objectifying rapports
which treat the other as a means, it is through reciprocity that the I affirms
itself, and affirms the other at the same time, as a subject. The encounter
appears thus as a ‘total act,’ spontaneous and radical, through which presence
emerges and where each affirms the other in an unmediated and disinterested
form of knowledge.

• Luigino Bruni Les relations en tant que biens


Cet article se propose d’approfondir la précieuse notion, développée depuis
une trentaine d’années tant en philosophie, en sociologie et en économie,
de « bien relationnel ». Si l’économie traditionnelle ne peut faire droit à de
tels biens, n’est-ce pas parce qu’elle ne voit que des individus, des individus
qui font des choix (entre des biens) et qui ne nouent de relations que pour
mieux maximiser ces biens ? Or, montre l’auteur, il est des biens, par exemple
l’amitié, l’amour réciproque, l’engagement civique dans lesquels c’est la
relation même qui constitue le bien. Et n’est-ce pas ainsi, en reconnaissant en
Résumés & abstracts 471

quoi le bien réside dans la relation en soi, pour elle-même, que pourrait être,
enfin, racheté la faute d’Adam… Smith et frayée la voie à une « économie
de la gratuité » résolument anti-utilitariste ?

•  Relations as Goods
This article examines the precious notion of “relational goods” as it has
been developed in philosophy, sociology and economics over the past thirty
years. If classical economics cannot make place for such types of goods,
is it not because it only sees individuals¾individuals which make choices
(between goods) and which only make relations in order to better maximise
these goods? Yet there are certain goods, friendship, reciprocal love and
civic involvement for example, for which the good is the relationship itself.
By recognizing how the good is the relation in and for itself that Adam…
Smith's error can be redeemed and an avenue be opened onto a resolutely
anti-utilitarian economy.

• Michel Bitbol La mécanique quantique comme théorie essen-


tiellement relationnelle
Si l’idée que la science ne peut accéder aux hypothétiques déterminations
absolues de ce qui est, mais seulement à des relations, n’est pas une idée
neuve, cet article montre que l’on doit à la mécanique quantique d’avoir
systématisé le caractère relationnel de la connaissance. Clarifiant les genres
de relations mises ainsi en jeu et les raisons pour lesquelles cette relationalité
a été davantage ignorée en physique classique qu’en physique quantique, cet
article invite à en discuter toute la portée philosophique.

•  Quantum Mechanics as an Essentially Relational Theory


If the idea that science cannot access hypothetical absolute determinations
of what is but only relations is not a novel one, this article shows that we
owe quantum mechanics for having systematized the relational character of
scientific knowledge. This article clarifies the types of relation that come
into play and the reasons why they have been ignored by classical physics
prior to quantum physics and calls for a discussion on the full philosophical
implications of relation.

• Augustin Berque La relation perceptive en mésologie : du cercle


fonctionnel d’Uexküll à la trajection paysagère
Dans le fil de l’Umweltlehre d’Uexküll et du fûdoron de Watsuji, la méso-
logie distingue le donné environnemental brut (Umgebung, shizen kankyô)
du milieu (Umwelt, fûdo). La perception relève d’une opération générale, la
trajection, selon laquelle le donné environnemental est saisi (par les sens,
472 Au commencement était la relation… Mais après ?

l’action, la pensée et le langage) en tant que quelque chose ; opération ana-


logue à la relation S/P (le sujet S en tant que prédicat P) en logique.

•  The Perceptive Relation in Mesology: From the Functional Circle


of Uexküll to Trajection
In the wake of Uexküll’s Umweltlehre and of Watsuji’s fûdoron, mesology
distinguishes environment (Umgebung, shizen kankyô) as a raw material
and milieu (Umwelt, fûdo) as an elaboration of this material by a certain
being. Perception is a matter of trajection, the operation through which the
data of the environment are interpreted as something by that being’s senses,
action, mind and language. This operation is analogous to the predication
of S as P in logic.

• Laurence Kaufmann La « ligne brisée » : ontologie relation-


nelle, réalisme social et imagination morale
Dans une première étape, cet article présente les principales déclinaisons
descriptives d’une ontologie qui place la relation « au commencement » du
sujet et de la société. Sous cet angle descriptif, la normativité ne se présente
jamais de façon désincarnée ; elle est encapsulée dans des activités pratiques
et des relations d’échange qui entremêlent orientations morales et affiliations
sociales. Dans une deuxième étape, cet article vise à montrer que, du point de
vue normatif, le réalisme social ordinaire qui mêle ainsi savoir-faire social
et devoir-faire moral doit être suspendu. Les critères restreints et sélectifs
des appartenances et des positionnements sociaux doivent être mis de côté
pour qu’une véritable posture morale, ainsi que l’acte d’imagination qui lui
est corrélatif, puissent s’épanouir.

•  The “Broken Line”: Relational Ontology, Social Realism and Moral


Imagination
This article first presents the main descriptive declensions of an ontology
that places the relation “at the beginning” of both subject and society. Seen
through this descriptive angle, normativity never presents itself in a disincar-
nate fashion. It is encapsulated in practical activities and exchanges that mix
moral orientations and social affiliations. Second, this article aims to show
how, from a normative point of view, the ordinary social realism that blends
social knowhow and moral obligations has to be suspended. The restricted
and selective criteria tied to belongings and social positioning has to be
pushed aside so as to allow for a true moral posture, as well as its correlate
act of imagination, to develop.
Résumés & abstracts 473

• Francesco Callegaro Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ?


Vincent Descombes et les leçons du don
Cet article entend développer une thèse fort répandue en sociologie et en
anthropologie : le social est constitué de relations. Prenant appui sur les
travaux philosophiques de Vincent Descombes, il élabore progressivement
une série de distinctions conceptuelles permettant de préciser ce qu’il y a de
spécifiquement relationnel dans le social : relations externes et internes, men-
tales et réelles, dyadiques et triadiques, causales et normatives, symétriques
et asymétriques. Revenant à l’Essai sur le don de Marcel Mauss, saisi dans
son irréductibilité à la lecture influente proposée par Claude Lévi-Strauss,
cet article vise surtout à expliquer ses principales leçons philosophiques.
Dans les pratiques de don, il s’agit d’honorer l’exigence de justice qui est
au fondement de toutes les relations sociales.  

•  What is Relational in the Social? Vincent Descombes and the


Lessons of the Gift
This article aims at developing a thesis prevalent in sociology and anthro-
pology: the social is constituted by relations. Building on the philosophical
works of Vincent Descombes, it gradually articulates a series of conceptual
distinctions in order to clarify what, in the social, is specifically relational:
external and internal relations, mental and real, dyadic and triadic, causal
and normative, symmetric and asymmetric. Returning to The Gift of Marcel
Mauss, against the influential reading suggested by Claude Lévi-Strauss, this
article aims to explain its main philosophical lessons. In the practices of gift,
the point is to honour the requirement of justice which lies at the foundation
of all social relations.

• Mireille Chabal Réciprocité anthropologique et réciprocité


formelle
Les rapports humains sont souvent interprétés dans les sciences humaines
et dans la vie comme des « échanges » obéissant à un principe formel de
réciprocité auxquels la conscience humaine, préexistante, présiderait. Mais
les « échanges » sont des transferts d’objets, au mieux des interactions, cor-
respondant à la catégorie kantienne de la « communauté », action réciproque
de l’agent et du patient (Wechselwirkung). Tous les rapports humains ne se
réduisent pas à des échanges. L’échange, la réciprocité formelle, l’interaction,
même dialectique, ne rendent pas compte de la réciprocité au sens anthro-
pologique, qui est d’abord la matrice du langage. La différence est le Tiers,
produit par la réciprocité anthropologique, interprété ici comme le sens et
théorisé comme « tiers inclus » en faisant appel à la logique dynamique du
contradictoire proposée par Stéphane Lupasco en 1951 pour interpréter la
matière microphysique et la matière psychique.
474 Au commencement était la relation… Mais après ?

•  Anthropological Reciprocity and Formal Reciprocity


Humanities often follow common sensical interpretations of human interre-
lations as ‘exchanges’ obeying a principle of formal reciprocity and presided
over by a pre-existing conscience. Such exchanges are cast as transfers of
objects, or at best interactions in accordance with the Kantian category
of “community”, i.e. of reciprocal actions between an agent and a patient
(Wechselwirkung). Yet human relations are not reducible to such a form of
exchange. Exchange, or formal reciprocity, or interaction, even when dialec-
tical, cannot account for reciprocity in the anthropological sense, i.e. that of
which language is the matrix. The difference between the two conceptions
lies in the ‘Third’, produced by anthropological reciprocity and which this
articles theorises as the ‘included third’ following Stéphane Lupasco’s logical
dynamics of contradiction as enounced in 1951 in order to interpret both
micro-physic and psychic matter.

• Aldo Haesler Esquisse d’une théorie relationniste du change-


ment social
On propose un modèle du changement social, sur la base d’une théorie
relationniste, dans lequel la relation humaine est considérée comme rapport
matriciel de tous les autres rapports à soi, aux autres et au monde. 

•  Sketch of a Relational Theory of Social Change


This article develops a model of social change based on a relationist theory in
which human relation is considered as the matrix of all relations to oneself,
the others and the mundane world.

• Alexis Dirakis Anthropologie et sociologie de la relation chez


Helmuth Plessner
L’analyse du relationnel par Helmuth Plessner (1892-1985) est marquée par
la conscience aiguë de l’ambivalence inhérente à l’interaction humaine : à la
fois positive, transcendantale, empathique et salvatrice, d’une part, négative,
aliénante, délétère ou tragique, d’autre part. Cet article s’efforce de synthé-
tiser les principales dimensions, anthropologiques et sociologiques, mais
également les ressorts éthiques et politiques de cette double considération
du relationnel.

•  Anthropology and Sociology of Relationship by Helmuth Plessner


The analysis of relationship by Helmuth Plessner (1892-1985) is marked by
an acute awareness of the inherent ambivalence of human interaction: posi-
tive, transcendental, empathetic and life-saving on the one hand, negative,
alienating, deleterious or tragic on the other. The purpose of this article is to
Résumés & abstracts 475

clarify the main dimensions, anthropological and sociological, as well as the


ethical and political implications of this dual consideration of the relationship.

• Gildas Renou La relation, l’incertitude et la contestation poli-


tique. Limites de l’anthropologie d’Arnold Gehlen pour la socio-
logie des institutions
Cet article présente et discute la théorie de l’institution développée par le
sociologue allemand Arnold Gehlen (1904-1976). Cette théorie, peu connue
en France mais influente dans les sciences sociales contemporaines, repose sur
l’hypothèse selon laquelle les institutions sociales découlent de la nature bio-
logiquement imparfaite de l’espèce humaine. L’article explore les implications
scientifiques et politiques de cette hypothèse, en particulier l’impossibilité
de penser l’apprentissage personnel et le dissensus politique. En s’appuyant
sur des apports récents, l’article propose enfin d’esquisser une perspective
relationnelle et dynamique des institutions en développant une approche de
l’incertitude dans la vie sociale opposée à celle de Gehlen.

•  Relation, Uncertainty and Political Contestation: The Limits of the


Anthropology of Arnold Gehlen for the Sociology of Institutions
This article presents and discusses the theory of institutions developed by
German sociologist Arnold Gehlen (1904-1976). This theory, little known in
France yet influential in contemporary social sciences, rests on the hypothesis
that social institutions result from the biologically imperfect nature of the
human species. This article explores the scientific and political implications of
this hypothesis, in particular the impossibility of thinking individual learning
and political dissension. Following recent contributions, this article sketches
out a relational and dynamic perspective on institutions opposed to that of
Gehlen by proposing an approach based on the uncertainty in social life.

• Albert Piette De la relation à l’existence : sciences sociales ou


sciences humaines
La réflexion de cet article part du contexte intellectuel des dernières années
privilégiant nettement une pensée relationniste et propose de distinguer la
science sociale de la science humaine et, plus spécifiquement, la sociologie
(y compris les anthropologies sociales et culturelles) de l’anthropologie
au sens strict du terme, comme science des hommes. L’article, d’une part,
propose une critique de différentes lectures relationnistes (Goffman, Lévi-
Strauss, Bourdieu, Latour) ainsi que de l’ethnographie comme relationnisme
méthodologique et, d’autre part, à l’aide des notions de volume d’être et
d’exo-actions, il veut valoriser l’idée de séparation et de singularité des indi-
vidus ainsi que la méthode phénoménographique pour apprendre à regarder
et analyser des êtres séparément.
476 Au commencement était la relation… Mais après ?

•  From Relation to Existence: Social Sciences or Humanities


The reflection contained in this article starts from the intellectual context of
recent years which clearly privileges a relationalist perspective to propose
that we distinguish social sciences and humanities, and, more specifically,
sociology (including social and cultural anthropology) and anthropology in
a strict sense, i.e. as a science of Man. The article first proposes a critique of
various relationalist models (Goffman, Lévi-Strauss, Bourdieu, Latour) as
well as of ethnography as methological relationism. Then, with the help of
the notions of volume of being and exo-actions, this article argues in favour
of the value of separation and singularity of individuals as well as that of the
phenomenographical method in order to observe and analyse separate beings.

• Stéphane Vibert Le bain acide des relations de pouvoir. Critique


de la socioanthropologie potestative
À suivre l’évolution récente de la pensée sociologique ou anthropologique,
il semble que se dessine une hégémonie toujours plus forte d’une orientation
potestative qui vise à « dissoudre toute forme de diversité culturelle dans le
bain acide des “effets de domination” » (Sahlins). En effet, ce sont désormais
les « relations de pouvoir » qui paraissent constituer le cœur du social, conçu
comme naturalisation aliénante d’un discours dominant qu’il faut dévoiler
afin de renforcer l’empowerment des populations dominées. À rebours de
cette position simplificatrice et réductionniste, l’approfondissement de la
dimension symbolique de toute totalité socioculturelle invite à complexifier
l’étude des « institutions du sens » par lesquelles apparaît un monde commun
dans sa cohérence propre.

•  The Acid Bath of Power Relations. A Critique of Potestative


Socio-anthropologie
Following recent evolutions in the sociology and anthropology, the hegemony
of a potestative orientation which ‘dissolves all forms of cultural diversity in
the acid bath of “effects of domination”’ (Sahlins), appears to be growing. As
a matter of fact, ‘power relations’ seem to constitute the heart of the social,
conceived as the alienating naturalisation of a dominant discourse that needs
to be unveiled in order to reinforce the empowerment of dominated popula-
tions. Against such a simplifying and reductionist position, this article argues
that seizing the symbolic dimensions of any socio-cultural totality allows us
to complexify the study of the “institutions of meaning” through which a
common world appears with a coherence of its own.

• Alain Caillé Pouvoir, domination, charisme et leadership


Pouvoir, domination, autorité, charisme, leadership, puissance, direction, etc.
Personne n’est d’accord sur la définition (ou la traduction) de ces termes.
Résumés & abstracts 477

On propose ici une série de définitions systématiques, inspirée à la fois par


Weber, Mauss et Arendt.

•  Power, domination, charism, leadership


Power, domination, authority, charism, leadership, rulership, management,
etc. Nobody agrees on the definition (and the translation) of these terms. We
propose here a systematic list of definitions, inspired by both Weber, Mauss
and Arendt.

• Alain Caillé et Thomas Lindemann La lutte pour la reconnais-


sance par le don entre acteurs collectifs
La lutte pour la reconnaissance thématisée par Hegel ne concerne pas seule-
ment les sujets individuels. Elle est tout aussi active entre États, nations et
cultures. Mais on ne peut bien la comprendre qu’en croisant l’analyse de Hegel
avec les découvertes de Marcel Mauss dans l’Essai sur le don. Individuels
ou collectifs, les sujets luttent pour être reconnus comme des donateurs. Pour
manifester leur générosité et leur créativité.

•  The Struggle for Recognition through the Gift between Collective


Actors
Hegel’s analysis of the struggle for recognition between individuals needs
to be extended to States, Nations and Cultures. To understand it properly, it
should be combined with Marcel Mauss’ discovery in The Gift. This article
argues that what subjects (individual or collective) are aiming at, through this
struggle, is to be recognized as givers, i.e. that their generosity and creativity
be acknowledged. 

• Davide Sparti La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt,


Cavell et la problématisation d’un concept
Si la thématique de la reconnaissance puise ses racines dans l’œuvre de
Rousseau et connaît son assomption dans la lecture de Hegel par Kojève, elle
occupe une place si centrale dans les débats contemporains qu’elle s’impose
comme un patrimoine conceptuel commun à la philosophie et aux sciences
sociales. En dépit de cet accord unanime, lui fait défaut une détermination
conceptuelle satisfaisante. Le présent article vise à déployer une perspective
critique où sont d’abord analysées les positions de Charles Taylor et d’Axel
Honneth, principaux représentants de la théorie dite « conventionnelle » de la
reconnaissance, puis, en prenant appui sur Hannah Arendt et Stanley Cavell,
les notions de « pluralité » et d’« action souveraine ». Sont enfin présentés les
gains pratiques et conceptuels d’une politique de l’acknowledgement (Cavell)
comme approche alternative. Il ne s’agit en aucun cas de rejeter la catégorie
478 Au commencement était la relation… Mais après ?

de la reconnaissance mais, bien davantage, de problématiser sa surexploitation


normative afin de tirer parti d’une image diversifiée, autrement plus féconde.

•  Is Recognition an Imperative? From a “Politics of Recognition” to a


“Politics of Acknowledgement”
Judging by the quantity and quality of recently published work, the issue of
recognition seems currently at the forefront of many debates, and scholars
have begun to talk of a general shift away from a “politics of redistribution”
toward a “politics of recognition”. And yet there is absolutely no clarity on
how recognition operates, on the kind of effects which the operation we
perform when recognizing bring about. The purpose of this article is to shed
light on some of the limits of the normative use of the concept of recognition
as employed by Charles Taylor and Axel Honneth. I will do so by drawing
some lines of connection between Hannah Arendt and Stanley Cavell. To the
identity-oriented normative version of the politics of recognition, I will oppose
a politics of acknowledgement (to borough Cavell’s term). In this picture (a
politics of acknowledgement rather than recognition), justice does not require
that all people be known and respected as who they really are. It requires,
instead, that each one of us bear our share of the burden and risk involved in
the uncertain, open-ended activity of interacting with other people. Sources
of injustice lie not in the failure to recognize the true identity of the other, but
in the failure to acknowledge our very concept of recognition.

• Jean-Baptiste Lamarche Une relation effacée


La cure psychanalytique se présente comme une pratique qui soustrait le
patient au regard intériorisé des autres et lui permet de reconnaître dans ce
rapport à soi purifié une volonté primitive et asociale, précédemment refoulée
sous leur pression. En localisant cette théorie de la volonté primitive dans
le contexte des relations où elle fut créée et utilisée, nous pouvons voir au
contraire que le portrait du rapport à soi qu’elle offre ne cesse jamais d’être
dépendant du monde des interactions médiatisées par les symboles. En effet,
ce portrait permet d’ordonner des interactions en les situant par rapport
aux significations communes caractéristiques des sociétés démocratiques
contemporaines.

•  An Erased Relationship
The psychoanalytic cure presents itself as a practice that allows its patient to
withdraw from the internalized gaze of others. In this purified relationship
with oneself, she could recognize in herself a primitive and asocial will, which
until then was repressed under their pressure. In locating this theory in the
context of the relations where it was created and used, we can see that, on the
contrary, the picture of the relationship to oneself it puts forward is always
dependent on the sphere of symbolically mediated interactions. Indeed, this
Résumés & abstracts 479

picture offers a way to organize interactions by gauging them against the


common meanings typical of modern democratic societies.

• Bernard Petitgas Quelques aspects relationnels du don en


institution totalisante
L’univers carcéral, en relation totale avec la société, est traversé comme elle
par le don. Il est un puissant opérateur des relations symboliques et effectives
qui marque les étapes socialisantes de la vie du détenu. Dans cette perspective,
cet article montre comment, par de multiples pratiques de don, notamment
lors de l’entrée puis de la sortie de prison, le travail de symbolisation des
menus objets échangés vient, à son tour, symboliser la qualité de certaines
formes de relation et de reconnaissance mutuelle.

•  Relational aspects of the gift in totalizing institutions


The prison environment is filled with the gift as is the rest of society. The gift
acts as a powerful operator for the symbolic and effective relations that mark
the phases of socialisation of the life of an inmate. This article shows how a
multiplicity of gift practices, in particular of small objects when entering and
leaving prison, symbolize the quality of relations and mutual recognition.

• Père Joseph Wresinski Le partage


Joseph Wresinski, s’adressant à des personnes n’ayant pas l’expérience de
la pauvreté, raconte comment dans son enfance ceux qui faisaient des dons
à sa famille l’obligeaient à tout garder pour elle, à ne pas donner. Contrôlé,
le pauvre doit aussi prouver qu’il est plus pauvre que le voisin. Découragé
de donner, mis en concurrence avec l’autre, le pauvre prend une mentalité de
refus de son frère. La communauté se fractionne, y compris dans le travail.
Le collectif systématiquement sapé fait du pauvre l’instrument des forces
religieuses, politiques, économiques. La relation première doit changer et
permettre au pauvre de donner, car le don est essentiel : il est un partage
d’amour et d’honneur.

•  Sharing
Joseph Wresinski explains to people having no personal experience of poverty
how the poor are discouraged from giving. As a child his family received
things from do-gooders, but they would urge his mother to keep it all, not to
share, as they were so poor. This control also leads the poor to prove that they
are poorer than their neighbour. Discouraged from giving, put in competi-
tion with their neighbours, the poor end up refusing to see their neighbours
as brothers. With a sense of community being systematically discouraged,
people in poverty become the instruments of outside political, religious
480 Au commencement était la relation… Mais après ?

and economic forces. What has to change is the primary relationship, with
giving that encourages giving, because giving is essential. It is a sharing of
love and of honour.

• Vincent Laupies La complexité évangélique du don


Le don selon l’Évangile est souvent perçu comme un don absolutisé, sans réci-
procité, sans limites, jusqu’au don de soi. Cependant, si l’on prend l’ensemble
des enseignements évangéliques sur le don, il apparaît que l’Évangile promeut
au contraire une conception très réaliste du don. L’expérience montre que la
conception absolutisée du don contribue largement à diverses perversions.
•  The Evangelical Complexity of the Gift
The gift according to the Gospel is often perceived as an absolute gift, without
reciprocity, unlimited and leading to self-sacrifice. However, if we take all
the evangelic teachings on the gift, it seems that the Gospel promotes a very
realistic conception of the gift. The article shows that the conception of the
gift as an absolute contributes to diverse perversions in our understanding
of the gift.

• Massimiliano Marianelli Au début était la relation ? Convenientia


et aptum chez Augustin d’Hippone
Relation est d’une certaine manière ce qui qualifie chaque possible « être
ici » de l’homme et ce thème de la relation est le thème central de la réflexion
philosophique dès ses débuts. Dans la philosophie chrétienne, est central le
problème de considérer le rapport à un début, un Dieu, qui est Créateur et
se place dans une relation active avec l’homme. Le renvoi à Augustin est
central car il réélabore en quelque sorte le concept même de « relation » en
proposant un profond remaniement à la lumière de la Révélation Chrétienne,
en en retraçant immédiatement le principe de l’Âme qui, qualifiée comme
Imago Dei, est le centre d’une ontologie relationnelle. Dans cet article, nous
revenons sur la notion de convenientia pour réfléchir à nouveau sur une
façon précise de penser la relation, qui a subi de profonds changements dans
l’histoire de la pensée.

•  At the Beginning there was Relationship? Convenientia and Aptum


in Augustine of Hippo
Relationships characterize every possible human “to be here”, and the topic
about relationships has been the central theme of philosophy since its origin,
qualifying the one-many relation and pointing to every attempt to solve
the epistemological, cosmological, ethical and political problems. Within
Christianity the problem of relationship is the problem about the relation to
a principle, that is God, the creator that puts Himself in an active relationship
Résumés & abstracts 481

(of love) to humans. The reference to St. Augustine is crucial: Augustine read
the “relationship” in the light of the Christian Revelation giving to this topic
unprecedented deepness and tracing its origins in the Soul, taken as Imago
Dei, that is the pivot of a relational ontology. The intrinsic dynamism that
characterizes such an ontology and such conception of the human being and
of the world means a constant tension to the unity in the distinctness, and
this is expressed by the notion of Convenientia that names the dynamism
of the relationship, along with the tension to a Principle that, at last, is the
relationship itself.

• Michel Terestchenko Billy Budd, L’innocence et le mystère


d’iniquité
Le roman Billy Budd, laissé par Herman Melville inachevé au moment de sa
mort en 1891, se présente comme la chronique d’un épisode tragique survenu
dans la marine britannique à la fin du xviiie siècle. Mais sous l’anecdote se
lit la confrontation cosmique entre le Bien et le Mal, incarnés par les deux
personnages clés, le Beau Matelot et le capitaine d’armes. Toutefois, Melville
en vint progressivement à accorder une place centrale au commandant du
navire, véritable figure du prince bon machiavélien, contraint de prendre
une décision déchirante au mépris de ses sentiments. Le roman peut être
interprété autant comme le testament littéraire de Melville sur la question
du mal, sans que l’on puisse trancher entre des conclusions opposées, que
comme l’expression de son profond scepticisme sur les conceptions humaines
du bien et du juste.

•  Billy Budd, Innocence and the Mystery of Iniquity


The novel Billy Budd, unfinished at the time of Herman Melville’s death in
1891, is the chronicle of a tragic episode which occurred in Britain’s navy at
the end of the 18th Century. Beneath the anecdote of history lies the cosmic
confrontation of Good and Evil as incarnated by the two key characters,
the beautiful sailor and the military captain. Melville progressively gives
a central place to the ship’s commander, a true figure of the Machiavellian
good prince, who is obliged to make a wrenching decision against his own
sentiments. The novel can be interpreted either as the literary testament of
Melville on the question of evil, with the impossibility of deciding between
opposite conclusions, or as the expression of his profound scepticism on the
human conceptions of the good and the just.

• Jean-Paul Rogues Georges Haldas : le scribe assis


L’œuvre de Georges Haldas n’est que ressassement de l’accès à l’autre, à sa
générosité qui, seule, suscite le désir de témoignage. Le sacrifice d’un moi
482 Au commencement était la relation… Mais après ?

égotique relevant d’une définition psychologique et sociale est la condition


même qui permet de faire l’expérience de « l’état de Poésie », cet accrois-
sement d’être qui comporte en lui la nécessité d’être dit. Son écriture sera
témoignage de la fragile part d’humanité qui sauve des griffes du nihilisme.
Georges Haldas, « scribe assis », se mettra, dans ses Poèmes et ses Chroniques,
au service du murmure de la source, dans la vallée du carnage. « Le Grand
Arbre de l’Homme » ou, si l’on veut, la relation, sera l’antidote de l’état de
meurtre que représente le désert social de la marchandisation de l’humain. Il
ne s’agit pas cependant de proclamation, mais d’une confidence de l’essentiel.
Humaniser l’homme demeure la tâche, l’unique tâche.

•  Georges Haldas: the Sitting Scribed


The work of Georges Haldas addresses the question of the relation to the other
that fuels the desire for expression. The sacrifice of the psychologically and
socially defined ego is the very condition for the experience of the “Poetic
state”, an increase in being that contains within itself the necessity to be told.
His writing is the testimony of the fragile part of humanity that saves from
the grips of nihilism. Georges Haldas, the “sitting scribe”, in his Poems and
Chronicles, devotes himself to the service of the bristling of the source in a
valley of carnage. ‘The Great Tree of Man’, or, if one prefers, the relation,
is the antidote to the state of murder represented by the social desert of the
merchandisation of Mankind. It is not a proclamation, but rather a confidence
as to what is essential. Humanising Man remains the task, the unique task.
Les auteurs de ce numéro

Augustin Berque Directeur d’études à l’EHESS.


Michel Bitbol CNRS/ENS, Archives Husserl, Paris.
Luigino Bruni Professeur de sciences économiques
à l’université de Milan-Bicocca.
Alain Caillé Professeur émérite de sociologie, lab. Sophiapol,
université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
Francesco Callegaro Post-doctorant, membre associé du LIER (IMM-EHESS).
Mireille Chabal Philosophe, retraitée de l’Éducation nationale, Montpellier.
Philippe Chanial Professeur de sociologie,
université Caen Normandie (CERReV).
Alexis Dirakis Docteur en sociologie et en philosophie, membre du centre
franco-allemand Marc-Bloch de recherche en sciences
sociales à Berlin.
Aldo Haesler Professeur de sociologie, université de Caen Normandie
(EA 2126 Identités et subjectivité).
Nathalie Heinich Sociologue. CNRS, CRAL (EHESS).
Laurence Kaufmann Professeur à l’université de Lausanne. Chercheuse associée
à l’Institut Marcel Mauss, EHESS.
Jean-Baptiste Lamarche Diplômé de l’université de Montréal. Chercheur indépendant.
Il prépare la publication, en 2016, de La Grammaire
intérieure : une sociologie historique de la psychanalyse
(Liber).
Vincent Laupies Psychiatre.
484 Au commencement était la relation… Mais après ?

Massimiliano Marianelli Professeur en histoire de la philosophie,


université de Pérouse, Italie.
Robert Misrahi Philosophe, professeur émérite des universités.
Bernard Petitgas CERReV, université de Caen Normandie.
Albert Piette Professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre
La Défense. Membre du Laboratoire d’ethnologie
et de sociologie comparative (CNRS).
Gildas Renou Maison interuniversitaire des sciences de l’homme
d’Alsace. SAGE (Umr CNRS 7363).

Jean-Paul Rogues Maître de conférences en littérature,
université de Caen Normandie.
Davide Sparti Professeur à l’Università degli studi di Siena
(Sienne, Italie).
Michel Terestchenko Maître de conférences en philosophie.
Stéphane Vibert Professeur agrégé à l’EESA. Directeur de recherche
au Centre interdisciplinaire de recherche sur la
citoyenneté et les minorités (CIRCEM),
université d’Ottawa (Canada).
Le père Joseph Wresinski a été le fondateur et l'infatigable animateur
de ATD-Quart-Monde.
Les anciennes séries de la Revue du MAUSS trimestrielle
et du Bulletin du MAUSS désormais disponibles en DVD

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de la Revue du MAUSS trimestrielle
u Revue du M ǀ A ǀ U ǀ S ǀ S trimestrielle (1988-1992)

Mouvement ǀ Anti ǀ Utilitariste


dans les ǀ Sciences ǀ Sociales

u Revue du M ǀ A ǀ U ǀ S ǀ S (1988-1992) et les 25 numéros du


trimestrielle (1988-1992)
Bulletin du MAUSS (1982-1987) réunis
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Au commencement était

R E V U E D U M A U S S N° 4 7
R E V U E D U M A U S S N° 4 7
la relation... mais après ? Avec

Au
des textes de
A. Berque,

A
M. Bitbol,
u commencement était le Verbe,
L. Bruni,
nous dit-on. Ou bien l’Action. Et

commencement
A. Caillé
si, pour les sciences sociales, voire pour les
Ph. Chanial,

SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2016


sciences dites «dures», au commencement était N. Heinich,
la Relation ? Ne faut-il pas alors, contrairement à L. Kaufmann,
nos évidences premières, renoncer à l’ambition
d’accéder aux choses et aux êtres «dans l’ab-
solu», indépendamment des interactions qui les
V. Laupies,
Th. Lindemann,
R. Misrahi,
était la relation...
constituent ? Pour beaucoup, une révolution

mais après ?
B. Petitgas,
copernicienne relationniste serait à l’œuvre, A. Piette,

Au commencement était la
relation... mais après ?
bouleversant nos façons de penser. J.-D. Sparti,
Mais, jusqu’où doit-on suivre cette M. Terestchenko,
propension de la pensée contemporaine à J. Wresinski.

SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2016


dissoudre toute substantialité – la nature, le En @
social, la subjectivité – au nom d’un relation- des textes de
nisme généralisé ? Comment faire droit en effet A. Caillé, F. Callegaro,
à la singularité des personnes ? Un relation- M. Chabal, A. Dirakis,
nisme hyperbolique ne risque-t-il pas d’évacuer A. Haesler,

les institutions ou les structures symboliques ? J.-B. Lamarche,

Enfin, le relationnisme de la physique quantique M. Marianelli,

est-il comparable et convergent avec celui G. Renou, J.-P. Rogues,


S. Vibert.
défendu en sciences sociales ? Comment alors
définir ce qu’être en relation veut dire ?

R E V U E D U M A U S S N° 4 7
Questions complexes mais qui invitent
à formuler une hypothèse originale : n’est-ce pas
pour les sciences humaines et sociales dans le
La Découverte • M|A|U|S|S

langage du don qu’il faut retraduire cet impératif


relationniste ? Le don n’est-il pas la matrice de
toute relation bien comprise ?
ISSN 1247-4819

Couverture : AStreiff

ISBN 978-2-7071-9051-2

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