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était la relation...
mais après ?
La Découverte • M|A|U|S|S
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
N° 47 PREMIER SEMESTRE 2016
Au commencement
était la relation…
Mais après ?
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales
Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou
idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement
d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie,
l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le
sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques.
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Claude Michéa, Jean-Louis Prat, Jean-Paul Russier, Philippe Ryfman, Alfredo Salsano (✝),
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de Bellaing, Pierre Prades, Ilana Silber, Roger Sue, Frédéric Vandenberghe, François Vatin.
Psychanalyse : Carina Basualdo, Elisabeth Conesa, Olivier Douville, Tereza Estarque,
Roland Gori.
Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 13 rue des Croisiers, 14000 Caen.
ISBN : 978-2-7071-9051-2
ISSN : 1247-4819
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
N°47 PREMIER SEMESTRE 2016
1. Entrées en relation
B) Le social ? Le sujet ?
Laurence Kaufmann 105 La « ligne brisée » : ontologie relationnelle, réalisme social
et imagination morale
Francesco Callegaro 129 Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ?
Vincent Descombes et les leçons du don
Mireille Chabal 165 Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle
Bibliothèque 457
Résumés & abstracts 469
Liste des auteurs 483
Présentation
Par ailleurs, peut-on penser dans les mêmes termes les relations
interhumaines et celles que nous nouons avec la nature ou, plus
généralement, avec les non-humains ? De même, le relationnisme
de la physique quantique est-il comparable et converge-t-il avec
celui défendu en sciences sociales ? Comment alors – et tel est l’un
des enjeux de ce numéro –, définir et donner un certain tranchant à
cette notion polysémique de relation ? Comme le souligne Albert
Piette [2014], « système », « structure », « rapports sociaux »,
« interaction », « intersubjectivité » etc., tous ces termes ne disent-
ils pas tous, à leur façon : « relation » ? Un exercice de clarification
s’impose donc, car la relation pourrait bien n’être qu’un « mot-
valise », un signifiant vide. Et le « tout relation » un simple slogan,
tout aussi vide.
Il ne s’agira donc pas de faire ici l’éloge, sans reste, du
relationnisme. Car restes il y a. À privilégier ainsi la relation, le
« entre », ne néglige-t-on pas – jusqu’à leur refuser toute existence –
la consistance des termes mis en relation ? Ne sont-ils, ne doivent-
ils être considérés que comme de simples effets de relations ?
Après tout, le déconstructionnisme contemporain, avec tout ce qu’il
comporte de problématique, n’est-il pas, lui aussi, un relationnisme ?
Un relationnisme radical ? La question est alors donc de savoir
jusqu’où suivre, au nom du relationnisme, cette propension de la
pensée contemporaine à dissoudre toute substantialité – des choses,
des collectifs ou des sujets – dans la relationalité pure. Comment
faire droit, à l’inverse, à la singularité (à la conscience de soi, à
l’intériorité) et à l’épaisseur des personnes, des institutions et des
structures symboliques ?
Questions complexes, qu’on ne saurait épuiser ici. Mais, à en
suivre le déroulé, on voit se former une hypothèse : n’est-ce pas
dans le langage du don qu’il faut retraduire – pour mieux le clarifier,
en poser les limites et en approfondir toute la portée normative –
l’impératif relationniste ? Et si le don, ce fameux « roc » selon
Mauss, constituait, par son ambivalence même, la matrice de toute
relation humaine et sociale bien comprise ? Resterait alors à mieux
comprendre le rapport entre la relationalité proprement humaine et
sociale, d’une part, et la relationalité physique de l’autre. Mais avant
de développer ces points critiques et esquisser une reformulation
maussienne du relationnisme, commençons pas à pas à entrer en
matière, c’est-à-dire… en relation.
Présentation 9
Entrées en relation
2. C’est en ces termes qu’il faut interpréter sa critique, teintée d’ironie, des
mythes, religieux ou scientifique, des origines : « Et si vraiment on a besoin […] d’un
mythe des origines, il serait temps en tous cas de réviser les mythes traditionnels : au
commencement, pourrait-on dire, étaient non pas un individu isolé, mais plusieurs
individus qui vivaient ensemble, qui se causaient mutuellement du plaisir et de la
souffrance, comme nous, qui s’épanouissaient ou déclinaient les uns par et avec les
autres […] » [Elias, 1991, p. 57].
10 Au commencement était la relation… Mais après ?
3. Pour pointer davantage les airs de famille entre Buber et Mauss, il faut ici
rappeler combien le socialisme buberien, d’inspiration libertaire, mérite d’être lu
comme une manière d’inscrire le rapport Je-Tu dans les formes concrètes d’une vie
collective régie non par l’État et le marché (incarnant chacun le rapport Je-Cela),
mais, dans le sillage de Proudhon, Kropotkine et Landauer, par des structures
communautaires de voisinage, de travail et d’entraide, fondées sur la libre association
et où chacun considère autrui comme son égal [voir Buber, 2016].
Présentation 11
La nature ?
mis en forme et en sens par la relation ne suppose pas que l’on doive
faire l’économie des termes qu’elle unit. Or n’est-ce pas une même
tension que l’on retrouve dans le champ des sciences sociales ?
Poursuivons l’enquête.
Le social ? Le sujet ?
9. Ou, pour généraliser le propos de Mauss dans les termes de Georg Simmel,
ne peut-on dire que ce sont les relations, toutes ces formes d’action réciproque
(Wechselwirkung) qui constituent – voire qui sont – la société et qui, dans un processus
circulaire, façonnent l’individu dans la mesure où c’est en agissant les uns avec (et
contre) les autres que ces individus qui produisent la société en deviennent les produits,
accédant ainsi aux conditions de leur socialisation et de leur individualisation [Simmel,
1999, p. 73-75] ? Par ailleurs, Simmel, en formalisant les a priori de l’association
(adsociation), soulignait également combien ceux-ci non seulement déterminent les
conditions réelles de constitution des différentes formes d’association humaine mais
aussi « représentent les conditions idéales, logiques de la société parfaite ».
20 Au commencement était la relation… Mais après ?
faut-il pas préciser ce que les sujets sociaux veulent voir reconnu,
et par qui, en tant que quoi et à quel titre ? Mobilisant le paradigme
du don, les auteurs suggèrent que « le désir premier des acteurs
sociaux, parallèlement à la satisfaction de leurs intérêts, est de
voir reconnaître leur valeur ». Or en quoi consiste cette valeur
sinon dans « la valeur des dons qu’ils ont faits, font ou pourraient
faire, telle qu’estimée par la société dans laquelle ils agissent » ?
En ce sens, à l’instar des sujets individuels, cultures, sociétés,
États rivalisent avant tout pour faire reconnaître leur valeur en
apparaissant comme donnant quelque chose de spécifique ou comme
ayant reçu un don unique. D’où la conflictualité intrinsèque des
relations interhumaines, individuelles ou collectives. Conflictualité
réglée, sur le modèle du don agonistique maussien, dans lequel la
rivalité unit ceux qui rivalisent pour donner. Mais n’entre-t-on pas
dans la guerre ouverte, la violence, voire la lutte à mort, lorsque
les acteurs, ne voulant plus admettre aucune autre légitimité que
la leur, basculent de la lutte pour la reconnaissance dans la lutte
de reconnaissance ?
Soulignant lui aussi le caractère agonistique des processus de
construction identitaire, Davide Sparti en tire des conséquences
plus radicales encore au regard des théories classiques de la
reconnaissance. À la différence de Taylor ou de Honneth, il montre,
à partir d’Arendt et de Cavell, que l’on ne saurait se satisfaire
d’une opposition tranchée entre réification et reconnaissance, sauf
à considérer qu’existeraient préalablement à la relation des identités
en attente de reconnaissance. Or, parce qu’elle est indexée à nos
actions et à nos relations, notre identité ne se dissimule pas en nous,
mais n’existe qu’entre nous, dans un monde résolument pluriel,
« constitué d’autres êtres humains qui participent, se répondent,
réagissent et, parfois, s’opposent à nous ». L’identité est donc bel et
bien « relationnelle », « tant et si bien que nous “sortons” de chaque
interaction marqués par un imprévisible mélange de reconnaissance
et de méconnaissance ».
Or n’est-ce pas cette relationalité de la subjectivité que la
psychanalyse aurait tenté d’« effacer » ? En effet, suggère Jean-
Baptiste Lamarche, dans une contribution particulièrement
originale, Freud ne concevait-il pas la cure comme un espace de
relation à soi, coupé du rapport à autrui, comme une scène qui,
en neutralisant la volonté socialisée, produite par les différentes
Présentation 21
10. L’auteur����������������������������������������������������������������������
rejoint ici la critique relationniste de la psychanalyse par Norbert
Elias [2019].
22 Au commencement était la relation… Mais après ?
Brève conclusion
Une fois ceci posé, il est possible de faire retour vers le monde de
la nature et de se demander dans quelle mesure le monde du vivant,
et même une partie du monde physique, n’accède pas à une forme
de subjectivité, comme l’hypothèse de l’animisme méthodologique,
esquissée dans un précédent numéro du MAUSS [2013], nous y
invitait.
Libre revue
Références bibliographiques
De l’objet à la relation :
une révolution copernicienne
Nathalie Heinich
Références bibliographiques
Martin Buber
1. Titre original : Ich und Du. Ouvrage publié en 1923, cité d’après
l’édition revue et augmentée, traduit et publié chez Aubier, Paris, 2012. Tous
les extraits, librement composés, sont tirés de la première partie de l’ouvrage :
« Les mots-principes ».
Au commencement était… Martin Buber. Libres extraits de Je et tu 33
Robert Misrahi
et de l’éternité. Alors on sait d’un seul coup que les convictions sont
des flammes et que la sympathie est la connaissance directe des âmes.
C’est ici qu’intervient la catégorie bubérienne la plus précieuse : la
réciprocité. »
[…]
La réciprocité
Les mots-principes
Quels sont donc, pour Buber, les mots-clés qui vont nous éclairer
sur certaines attitudes fondamentales de la conscience ?
Il nous propose deux couples de termes désignant et exprimant
deux attitudes profondes de la conscience. Il s’agit du Je-Cela, et du
Je-Tu. Ces couples sont des « mots-principes ». Ils valent en effet
comme principes directeurs d’une attitude intentionnelle (orientée
38 Au commencement était la relation… Mais après ?
Mais l’expression Je-Tu, cette parole, n’est pas une force qui
agirait par elle-même, elle est l’expression et l’orientation active
d’une conscience qui parle et qui, en parlant, s’adresse à une autre
conscience. L’autre est alors perçu non plus comme une chose ou
un instrument mais comme une conscience qui est pleinement un
Je, c’est-à-dire, dans le langage bubérien, une personne. Dans la
réciprocité, chaque conscience est concernée par l’autre : chacune, en
posant l’autre comme un Tu, se pose elle-même comme sujet, pouvant
ainsi valablement devenir elle aussi un Toi. C’est en se reconnaissant
réciproquement que les consciences se créent et s’affirment.
Il y a donc deux ordres de l’être, ou, si l’on préfère, deux registres
de l’existence connotés par les deux couples verbaux antithétiques, le
Je-cela et le Je-Tu : le monde empirique des choses et le monde humain
de la relation. Le Je lui-même y est alors ou chose ou conscience.
Mais pour que se produise l’émergence du Je, chaque conscience a
dû entrer dans une relation vive et intense. Nous devons animer le
terme de « réciprocité ». Il n’a pas les sens juridique ou commercial
d’échange mutuel équitable, c’est-à-dire de pure rationalité et de
pure réversibilité ; il désigne au contraire un acte de la conscience
intuitive et qualitative, un engagement vif et intense.
Je et Tu ne se borne pas à rappeler qu’« au commencement est la
relation », cette vérité concernant aussi bien la relation interpersonnelle
que l’histoire de l’humanité et de la société. Si la philosophie de Buber
est aussi une éthique, c’est-à-dire l’élévation réfléchie de la relation
véritable au niveau d’une valeur à déployer et réaliser toujours plus,
cette éthique se donne d’abord pour tâche préalable l’analyse et la
description de la nature même de la réciprocité. Ce livre n’est pas un
simple appel, il est l’analyse et la connaissance de ce à quoi il appelle.
Tout d’abord, la relation au Toi émerge dans la rencontre : « Toute
vie véritable est rencontre. » Mais celle-ci n’est pas un événement
empirique, le simple croisement de séries causales et de « hasards ».
Elle est un acte. Elle est l’acte simultané et réciproque de deux
consciences qui, dans le face-à-face, s’engagent activement à l’égard
de l’autre. Selon Buber, cette rencontre ne se situe pas à l’intérieur des
consciences mais entre elles, dans un autre lieu que la choséité inerte.
Et cet acte non spatial est immédiat. Il n’est pas le fruit d’un
processus temporel ou d’une élaboration réflexive. Il est, comme le dit
très précisément Buber, une décision. Une décision radicale dont nous
Martin Buber, philosophe de la relation 41
Luigino Bruni
faire est de nous libérer du schéma qui oppose bien public et bien
privé, mais aussi de l’idée de bien en tant que moyen. Car, tant que
nous essaierons de ranger les biens relationnels parmi les biens
privés (comme une paire de chaussures ou un sandwich, qui sont
des biens « rivaux » dans leur consommation et susceptibles de
s’exclure) ou, en guise d’alternative, parmi les biens publics (c’est-
à-dire des biens non rivaux qui, fondamentalement, ne peuvent pas
s’exclure8), nous ne sortirons pas du paradigme non relationnel.
En effet, la définition du bien privé ainsi que celle du bien public
n’impliquent pas de relations entre les différents sujets : la seule
différence entre les deux types de biens réside dans la présence
ou l’absence d’« interférences » dans leur consommation. Par
conséquent, la consommation du bien public n’est rien d’autre qu’une
consommation à laquelle des individus se livrent indépendamment
les uns des autres (par exemple, deux personnes ou plus empruntent
la même route non embouteillée ou bien admirent le même tableau
dans un musée, sans que la consommation de l’un empiète sur celle
de l’autre) ; c’est ce qu’affirme l’hypothèse de la non-rivalité. Par
conséquent, les tentatives visant à ranger le bien relationnel dans
les biens publics sont déviantes à mes yeux, et je préfère envisager
le bien relationnel comme une troisième catégorie par rapport aux
biens économiques traditionnels, classés en biens « privés » et en
biens « publics »9.
À la lumière de ce propos, et sans prétendre concilier les diffé
rentes positions sur les biens relationnels que je viens d’exposer, je
définirai les caractéristiques de base d’un bien relationnel comme
suit :
a) Identité : l’identité des personnes concernées constitue un
ingrédient fondamental. Carole Uhlaner affirme pour cette raison
que « les biens qui se présentent dans les échanges où chacun peut
offrir de façon anonyme ne sont pas relationnels » [1989, p. 25510] ;
13. Je pense, par exemple, à une réunion de travail normale lors de laquelle
un des participants reçoit un coup de téléphone de chez lui. La rencontre est alors
interrompue et l’intéressé engage un dialogue sur ses enfants et sur des sujets privés,
qui n’étaient pas à l’ordre du jour. Dans ces instants-là, les sujets peuvent créer et
consommer des biens relationnels. On peut imaginer des situations analogues dans
le cas des « maux relationnels ».
14. En conclusion, après tout ce qui a été dit, il devrait être clair que, dans cet essai,
j’établis un lien très étroit entre les concepts de gratuité et de motivations intrinsèques.
Ce lien est, à mon sens, plus important que le lien entre gratuité et altruisme, car on
peut très bien poser un acte gratuit mais non altruiste (il suffit de penser au sportif ou
au scientifique), qui produit des externalités positives peut-être plus grandes que celles
découlant d’un acte altruiste non fondé sur des motivations intrinsèques. En effet, je
crois que, chez les êtres humains, il existe un mécanisme psychologique qui nous fait
éprouver du plaisir chaque fois que nous voyons les autres (ou nous-mêmes) accomplir
un acte pour des motifs intrinsèques (et non instrumentaux), indépendamment du
fait que nous retirons un bénéfice direct de ce comportement. C’est ce mécanisme
psychologique qui nous inspire, par exemple, de l’estime pour le missionnaire qui vient
en aide aux lépreux, et non pour l’entreprise qui pratique le cause-related-marketing,
ou qui nous pousse à blâmer le sportif trop sensible aux offres alléchantes d’argent.
15. Le bien relationnel, ainsi défini, possède des caractéristiques qui le font
ressembler à un bien public local (on le consomme à plusieurs) ou à une externalité (il
naît d’une relation et n’est pas toujours intentionnel) ; toutefois, on ne peut l’assimiler
à ces derniers. Par exemple, le bien relationnel n’est pas seulement non rival : on
peut même le définir comme antirival (j’emprunte cette expression à Luca Zarri).
Les relations en tant que biens 53
rencontre n’engendre pas un tel bien, elle garde son utilité pour les
personnes qui y participent. Dans le cas présent, le bien relationnel
est le terme d’une somme. Pour donner simplement un exemple,
nous pouvons exprimer la valeur d’une rencontre par l’expression P1
+P2 +Br, où seul le troisième élément (Br) est le bien relationnel ;
son éventuelle valeur nulle peut très bien ne pas modifier celle
des deux autres termes19. Dans le cas des biens relationnels non
primaires, l’absence de bien relationnel n’annule pas la valeur du
bien en jeu. Donc, même si cette rencontre particulière n’a engendré
ni un bien ni un mal relationnel, elle peut encore produire des biens
économiques et avoir une utilité pour les agents impliqués dans cette
rencontre. Ainsi, pour donner un deuxième exemple, si je vais voir
un médecin techniquement compétent sans que cela produise un
bien relationnel, le bien économique « visite médicale » continue
d’exister et conserve sa valeur (même si elle est inférieure à celle de
20. Ce discours ne vaut pas pour toutes les visites médicales. Si, par exemple, une
séance chez le psychologue n’engendre pas de bien relationnel, il est très probable
qu’elle perde toute sa valeur.
21. Ces biens non primaires présentent une seconde caractéristique : le bien
relationnel peut acquérir une valeur monétaire remplacée par le bien lui-même. Je
citerai à ce propos une expérience personnelle. De retour d’un voyage, je pouvais
choisir de passer par Rome, où vit ma famille, ou d’aller directement à Milan où
j’assurais des cours le lendemain. Je me suis alors demandé : quelle est la différence
de prix entre les deux solutions ? Comme elle n’était pas trop élevée, j’ai préféré
aller voir ma famille, même si je ne pouvais rester que quelques heures. Lors d’une
hypothétique vente aux enchères, j’aurais pu mesurer la valeur qu’avait pour moi le
bien relationnel « revoir ma famille » ; autrement dit, elle était égale à la différence
maximale que j’étais prêt à payer entre le prix d’un vol direct pour Milan et celui d’un
vol pour Rome. Est-ce une manière légitime de mesurer les biens relationnels (bien
évidemment, une fois éliminé l’« effet de revenu », pour s’abstenir d’affirmer que les
gens riches aiment plus leur famille que les pauvres) ? Peut-être est-ce le cas, pourtant
je ne crois pas que cela vaille pour les biens relationnels primaires.
22. On pourrait ajouter les biens relationnels non primaires aux termes de la
somme. En outre, on peut compliquer la fonction en établissant un rapport entre les
éléments, comme dans l’exemple précédent du coiffeur antipathique.
56 Au commencement était la relation… Mais après ?
23. Il est intéressant ici de remarquer que le sens qu’a la phrase : « Cette relation
n’a plus de valeur pour moi » dans le langage commun coïncide avec celui qu’elle a
dans le langage technique.
24. Il convient enfin d’observer que, de primaire, un bien relationnel peut
devenir secondaire et vice-versa quand, par exemple, une relation avec un collègue
se transforme au fil du temps en une amitié profonde ou débouche sur un mariage.
Par conséquent, cette distinction doit être considérée comme dynamique.
Les relations en tant que biens 57
25. Pour une analyse plus approfondie, je renvoie le lecteur à Bruni [2004].
Les relations en tant que biens 59
26. Ce résultat concorde avec celui obtenu par Stephan Meier et Alois Stutzer
[2004].
27. Ces deux résultats sont robustes compte tenu des indicateurs utilisés, des
indicateurs alternatifs de relationalité, et des estimations obtenues grâce à des variables
instrumentales.
60 Au commencement était la relation… Mais après ?
28. Pour saisir pleinement la portée et le sens des effets évoqués plus haut, il faut
tenir compte du fait que la consommation de télévision constitue l’activité à laquelle
nous consacrons le plus de notre temps libre dans le monde, avec une consommation
quotidienne de 217 minutes en moyenne en Europe occidentale et de 290 minutes
aux États-Unis.
Les relations en tant que biens 61
Références bibliographiques
Michel Bitbol
Introduction
1. Cet article est une version revue de celui paru initialement sous le titre :
« Relations et corrélations en physique quantique », in Michel Crozon et Yves
Sacquin (dir.), Un siècle de quanta, EDP sciences, 2003. Il faisait partie du chantier
d’élaboration de Michel Bitbol, De l’intérieur du monde, Flammarion, Paris, 2010.
66 Au commencement était la relation… Mais après ?
5. Ibid., B67, p. 807 : « […] comme le sens externe ne nous donne rien d’autre que
la représentation de rapports, il ne peut contenir dans sa représentation que le rapport
d’un objet au sujet, et non l’intérieur de l’objet, ce qu’il est en soi. »
6. L’écartèlement entre circularité, dogmatisme et régression à l’infini est appelé
« trilemme de Munchhausen » par Hans Albert.
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 69
8. Cette façon de concevoir les propriétés est défendue par Simon Blackburn
[1993]. À propos du point de vue opposé de Quine, et de l’antinomie qui en résulte,
voir Michel Bitbol [1998, p. 263].
9. Ces possibilités de connexion définissent au moins ce que Wittgenstein appelle
la « forme » de l’objet (Tractatus, 2.0141).
La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle 75
Conclusion
Références bibliographiques
Augustin Berque
1. Dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre
[von Huxküll, 1956 (1934)]. Livre traduit par Philippe Muller [1965] et par Charles
Martin-Freville [2010]. Nota bene : cette dernière traduction ne comporte pas la
Bedeutungslehre.
2. Dans Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu [1979 (1935)]. Traduit par Augustin
Berque [2011]. Nota bene : dans l’anthroponymie d’Asie orientale, le patronyme
précède le prénom.
3. Il est vraisemblable que Watsuji a entendu parler d’Uexküll lors d’un séjour
qu’il fit en Allemagne en 1927-1928, mais ce n’est là qu’une supposition.
La relation perceptive en mésologie… 89
10. Je schématise, bien entendu. Pour plus de précisions sur l’histoire de la notion
de milieu, voir Canguilhem [2009 (1965), p. 165-198].
11. Fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918). Le terme de « possibilisme »
est dû à l’historien Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine, introduction
géographique à l’histoire [1922].
92 Au commencement était la relation… Mais après ?
Est perçu en effet ce qui fait sens pour l’être concerné, tandis
que le reste des données de l’environnement ne l’est pas. À la
distinction fondatrice entre milieu et environnement répond donc
16. Soit en moyenne de 1550 à 1350 cm3. Science & Vie, avril 2011, p. 20.
La relation perceptive en mésologie… 95
21. Traduction Wolfgang Brokmeier, modifiée sur un point : je n’écris pas « la
terre » mais « la Terre », car du point de vue de la mésologie, c’est bien de notre
propre planète-biosphère-écoumène qu’il s’agit. Sur cette triplicité onto-géographique,
voir Berque [2000].
98 Au commencement était la relation… Mais après ?
22. Cette traduction de Brokmeier est excellente, mais assez cavalière. Le texte
allemand dit ici : doch zu nichts gedrängten, soit « pourtant forcé à rien ». En termes
géographiques, cela signifie que cette terre est inexploitée, laissée à elle-même, en
friche. Bref, c’est bien l’en-soi de l’environnement tant qu’il n’est pas médié en un
milieu par l’existence humaine.
23. On sait, il est vrai, que Heidegger a du même pas distingué l’Umwelt – propre
à l’animal qui selon lui est « pauvre en monde » (weltarm) – de la Welt (le monde)
– propre à l’humain, qui selon lui est « formateur de monde » (weltbildend) ; mais
cela ne change rien au principe du als (ou du Streit), qui fait qu’en ek-sistant hors
de l’environnement vers un certain milieu, un objet universel et abstrait devient une
chose concrète et singulière, perçue ou agie, donc existant en tant que quelque chose
(als etwas, comme Heidegger l’écrit dans les Grundbegriffe [1983, p. 416]).
La relation perceptive en mésologie… 99
26. Sur le tétralemme et son usage dans le bouddhisme du Grand Véhicule, voir
Yamauchi [1974]. Contrairement à l’usage dominant, qui place « ni A ni non-A » en
4e position et ne mène donc littéralement à rien, Yamauchi le place en 3e et en fait donc
l’articulation menant à tous les possibles du 4e lemme (à la fois A et non-A). J’adhère
pleinement à cette interprétation, et y vois l’essence logique de la mésologie, entre
autres celle du possibilisme géographique.
27. L’étymologie du sinogramme qu 趣 combine en effet l’élément zou 走, aller,
et l’élément qu 取, prendre.
La relation perceptive en mésologie… 101
Palaiseau,
11 novembre 2015
30. Cette expression m’a été inspirée par une notion bouddhique (sk niśraya,
jp eji 依止, lu également eshi) dont Frédéric Girard [2008, vol. I, p. 212] donne les
traductions suivantes : appui ; prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ;
résider chez un maître. Il ajoute cette citation du Mahāyānasūtrālamkāra : « C’est
parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur
est le point d’appui du postérieur (qian wei hou yizhi 前為後依止 ). » En somme,
pour s’établir, une relation se cale sur une autre, qui la précède, et toutes se calent
mutuellement, indéfiniment et sans qu’il y ait besoin d’en substantifier les termes.
Du point de vue des chaînes trajectives, en revanche, il y a bien substantification,
mais toujours relative.
31. Du point de vue de la physique, c’est admettre avec Bernard d’Espagnat
[1979 ; 1994] que nous n’atteignons jamais au Réel (l’en-soi pur de l’objet), mais
seulement à un « réel voilé », c’est-à-dire entaché par la relation de la méthode avec
l’objet, comme l’avait déjà montré Werner Heisenberg [1962].
La relation perceptive en mésologie… 103
Références bibliographiques
Laurence Kaufmann
Introduction
c’est-à-dire de son « état civil » qui, sans inter-dit, n’a plus lieu
d’être. Dans le silence de son île Speranza, la présence et l’absence
finissent par s’annuler dans une même inintelligibilité. Confronté
aux seuls échos de ses délires intérieurs, Robinson s’engage dans
un procès de déshumanisation qui le fait régresser dans un état
proche de l’animalité.
Mais, dans un ultime sursaut d’humanité, Robinson parvient
à échapper à cet état de nature qu’il entrevoit comme définitif en
reconstruisant pièce par pièce un état de société. Afin de contrecarrer
la bestialité retrouvée de ses instincts, afin d’endiguer la démence
qui le menace, il réactive les manières de faire civilisées et les
usages établis dont il parvient péniblement à retrouver la trace dans
les recoins enfouis de sa mémoire. Il construit une clepsydre qui
structure ses journées selon un rythme temporel et une organisation
bien définis. Il élabore des frontières qui lui permettent de délimiter
un territoire dont le quadrillage minutieux par des paramètres fixes
sont autant de traces concrètes de sa présence. Il échafaude un
fort où, vêtu d’un uniforme de circonstance, il monte la garde
tous les jours à la même heure, surveillant les allées et venues
des animaux sauvages qu’il baptise soigneusement au cours de
cérémonies solennelles. Il ouvre des sessions politiques au cours
desquelles les actes du gouvernement sont sévèrement critiqués
par les citoyens soumis à sa législation. Il tient soigneusement un
journal dont le nom même, Log, sonne le rappel de la rationalité du
dialogue comme de l’entendement humain, et dans lequel il écrit
jour après jour les faits marquants de sa journée, mais aussi ses
humeurs, ses angoisses et ses espérances. L’échange réglementé
avec la nature âpre et ténébreuse qui l’environne, une nature
dûment balisée par une chaîne de règles, de statuts et d’obligations,
parachève la resocialisation de Robinson. Car une fois son identité
d’être civilisé reconquise par un contrat social conclu en solitaire,
son existence n’a plus besoin d’être attestée par des semblables en
chair et en os. Les objets, les règles et les activités qu’il a institués
suppléent à l’absence de tiers en incarnant « l’autrui-a-priori »
nécessaire à l’ébauche d’une relation objective et stable à la réalité
qui l’entoure1.
1. Cette réflexion est inspirée des commentaires que Gilles Deleuze [1969,
p. 350‑373] fait sur le livre de Tournier.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 107
par des émotions, des désirs et des projets propres, avec lesquels
Robinson doit désormais composer.
3. Les termes entre guillemets sont d’Octave Mirabeau dans son magnifique
Discours du 14 janvier 1791, intitulé « Projet d’adresse aux Français sur la Constitution
civile du clergé ».
4. La distinction entre relations externes et internes a été initiée au départ par
Bertrand Russell ; nous reprenons ici certains des points discutés par Descombes
[1996].
5. Les caractéristiques de la relation dialogique sont fort bien explicitées dans
les travaux de Francis Jacques [1979], malheureusement peu connus des sociologues.
110 Au commencement était la relation… Mais après ?
La constitution relationnelle
7. Une telle configuration est extrêmement bien décrite par Francis Jacques
[1979], qui propose une version dialogique de la relation sociale.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 115
La règle de réciprocité
8. C’est bien sur ce point qu’insiste, d’une différente manière, David Graeber
[2010] lorsqu’il fait du don une notion composite, régulée par différents ordres
normatifs et animée par différentes logiques de circulation des biens, y compris
hiérarchisées.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 121
9. Ainsi, pour Durkheim, force est de constater que des maximes telles que « tu
ne tueras pas » n’ont en elles aucune vertu magique qui les imposerait au respect ; ce
qui fait leur efficacité est l’autorité qui les cautionne et les soutient et c’est bien pour
cela, dit-il, que « tuer est un crime en période de paix et non en période de guerre »
ou que « le Christ et Socrate furent des êtres immoraux pour la plupart de leurs
concitoyens » [Durkheim, 1924].
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 123
Conclusion
S’abstraire des relations sociales : une conquête morale ?
10. Pour la distinction entre don cérémoniel, solidaire ou unilatéral, voir Hénaff
[2010].
11. Si cette sociomorale de l’échange est universelle, elle est sans doute également
naturelle. En effet, pour le sociologue qui va faire un tour dans la nature, suivant en
124 Au commencement était la relation… Mais après ?
cela l’encouragement naturaliste de Bernard Conein [2001], ce sont bien les formes
élémentaires d’interaction réciproque qui semblent ontologiquement premières.
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 125
Références bibliographiques
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Durkheim Émile, 1934 (1902-1903), L’Éducation morale, Librairie Félix
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Dzimira Sylvain, 2006, « Une vision du paradigme du don : Don, juste milieu
et prudence », <www.revuedumauss.com.fr/media/Paradigmedudon.pdf>.
12. C’est contre l’« esprit de géométrie » des démocrates, qui font miroiter des
illusions aussi abstraites que l’homme en général, la nature, la justice ou la liberté,
que s’érigeaient des contre-révolutionnaires comme Bonald. « L’homme en général
n’existe pas, seuls existent des hommes concrets », disait également de Maistre. Pour
une présentation de la pensée contre-révolutionnaire, voir Boffa [1992].
La « ligne brisée » : ontologie relationnelle… 127
Francesco Callegaro
supprimant l’un des deux termes, l’autre ne cesse pas pour autant
d’être ce qu’il est, aussi bien dans ses propriétés internes que dans ses
propriétés accidentelles mais non relatives. C’est dans cette classe de
relations qu’il faut placer, par exemple, les relations spatiales, comme
la relation de proximité, qu’on exprime en disant « A est à côté de
B ». En utilisant un vocabulaire moral, inadéquat pour les choses
bien qu’adéquat pour les hommes, on pourrait dire des termes d’une
relation externe qu’ils sont indifférents les uns aux autres : c’est nous
et seulement nous qui établissons une relation entre les deux termes,
après les avoir comparés. En ce sens, les relations externes sont
des relations de raison, comme on l’aurait dit au Moyen Âge, parce
qu’elles dépendent d’un travail intellectuel de comparaison entre
deux entités qui restent, à ce niveau de considération, indépendantes.
À l’inverse, les relations internes se définissent par le fait que la
relation constitue les termes qu’elle relie, si bien qu’un changement
de la relation affecte inévitablement les deux termes reliés. L’épreuve
d’une relation interne, c’est donc la non-subsistance des deux termes
après la suppression de la relation ou de l’un des deux. Il est frappant
de constater que lorsqu’ils cherchent à donner un exemple d’une
relation interne, au cours d’une discussion qui se veut purement
logique, les philosophes citent souvent le cas d’une relation sociale,
comme celle qui relit les époux entre eux. Sans l’époux, pas d’épouse,
et inversement. On voit que le rapport entre la relation et les propriétés
est, dans les deux cas, exactement opposé. Alors que, dans une relation
externe, c’est la propriété qui fonde la relation (la « proximité »
dépend de la position dans l’espace), dans une relation interne, c’est
au contraire la relation qui constitue des propriétés (le « mariage »
définit les statuts d’« époux » et d’« épouse »).
Il semble donc que ce soit dans la classe des relations internes qu’il
faille placer des relations sociales telles que les relations d’alliance ou
encore de parenté. Non pas, bien sûr, que toutes les relations internes
soient des relations sociales – il y en a qui, à l’évidence, ne le sont
pas. L’introduction du concept de relation interne permet pourtant
de commencer à comprendre ce qui change lorsqu’on se place d’un
point de vue proprement social. Il s’agit de lier « intimement » les
individus, auxquels on fait référence par des noms propres, de telle
sorte qu’on ne puisse les penser les uns sans les autres. Tout au
contraire, si l’on devait analyser le social dans la perspective des
relations externes, il faudrait en conclure qu’il ne représente qu’un
134 Au commencement était la relation… Mais après ?
II
mais il faut bien voir que c’est au prix d’un double débordement
par rapport à ce qu’autorise l’analyse de la logique des relations
qu’on a résumée plus haut.
Tout d’abord, on ne saurait confondre actions intentionnelles et
actions normatives. C’est une chose de dire que l’action est faite
avec une intention, c’en est une autre de dire qu’elle se place sous
le coup d’une loi. La formulation de Peirce montre qu’un élément
supplémentaire apparaît au niveau même de l’énonciation : « A fait
de C le possesseur de B selon la Loi. » Tout à l’heure, il s’agissait
d’ajouter, au moins implicitement, à la description physique le
« selon l’intention » qui caractérise l’action intentionnelle ; à
présent, il s’agit d’ajouter à cette description déjà intentionnelle,
donc triadique au sens de Peirce, encore autre chose : « selon la
Loi ». Il semble donc que, pour comprendre le don, il nous faille
prendre en considération des relations non seulement intentionnelles
mais encore normatives. C’est seulement en ce sens qu’on peut
passer de l’intentionnel à l’institutionnel. Mais il y a plus. Peirce
ne se borne pas en effet à dire : « Avant qu’il puisse être question
d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre
une loi », puisqu’il précise : « Quand bien même ce ne serait que
la loi du plus fort. » Par cette incise, Peirce ne fait pas seulement
apparaître les limites sociologiques de sa conception du triadique,
mais il soulève encore le problème central que seule une analyse du
don dans la perspective des sciences sociales nous permet d’aborder.
Y a-t-il un sens quelconque à s’imaginer que la pratique du don
puisse reposer sur une loi qui est en fait la loi du plus fort ? Peirce
semble ici confondre les relations normatives avec des rapports de
force à l’endroit même qui doit permettre de les distinguer.
On voit par là ce qu’il faut attendre des études sociologiques
des pratiques de don, en tant qu’elles soulèvent des questions et
cherchent à résoudre des problèmes qui débordent d’un cadre
strictement logico-philosophique. Elles doivent nous donner les
instruments conceptuels nous permettant de tracer la frontière entre
l’acte de donner et d’autres types de transfert intentionnel d’une
chose ; à son tour, établir cette distinction suppose de préciser la
nature de cette loi qui vient constituer le don dans sa différence de
principe avec la conflictualité réglée par des purs rapports de force.
Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? 149
compte par des causes. C’est ainsi qu’il serait tombé dans le piège
indigène du hau – l’esprit de la chose – dont il n’aurait su donner une
autre traduction rationnelle qu’en nous renvoyant à une énigmatique
« force morale » reliant entre elles les actions et les individus. C’est
cette acceptation de la rhétorique des acteurs que conteste Lévi-
Strauss, non pas parce qu’il voudrait s’en tenir au plan descriptif
et compréhensif, mais parce qu’il estime qu’il faut chercher, si l’on
tient à l’ambition de la science moderne, une autre explication :
l’obligation éprouvée, parce que déclarée, de rendre la chose serait
à concevoir comme l’effet non pas des passions sociales mises en
jeu dans le don mais d’une autre règle sous-jacente. Il s’agirait,
plus précisément, de « l’exigence de la Règle comme Règle » et
de sa traduction dans un principe de « réciprocité » qui permet de
surmonter « l’opposition du moi et d’autrui ». C’est du point de
vue d’une telle règle de réciprocité, agissant à l’insu des acteurs,
qu’il y aurait lieu de rendre compte du « caractère synthétique du
Don » [Lévi-Strauss, 2012 (1950)].
En ce sens, le mot indigène, hau, n’aurait pas d’équivalent dans
notre langue, non pas parce que nous manquons de pratiques de don,
mais parce qu’il n’aurait en fait aucun sens. Signifiant flottant, il ne
ferait que pointer une place vide que seule une nouvelle « science
de l’esprit » serait en mesure de remplir, en faisant apparaître le
principe causal qui l’explique. On sait que Lévi-Strauss, pourtant si
attentif aux avancées de la science, ne faisait par là que pointer à son
tour une place vide, celle d’une science à venir, imaginée comme
une psychologie des profondeurs fort différente de la psychanalyse
et dont la psychologie cognitive nous donne aujourd’hui une vague
idée. On est forcément ici en présence d’un autre paradigme. Si le
don est le phénomène social par excellence, l’explication fournie ou,
plus exactement, le renvoi spéculatif à une explication naturaliste
possible, fait reposer la totalité des faits sociaux sur un esprit conçu
comme une « pensée symbolique » dont l’énigme nous serait livrée
par une étude du cerveau.
Quoi qu’il en soit des opinions que l’on entretient au sujet des
prédispositions naturelles à la vie sociale et des espoirs qu’on ne
cesse de porter sur le développement d’une psychologie cognitive
à même de nous les faire connaître, il faut se demander si, dans
la substitution proposée par Lévi-Strauss, il n’y avait pas dès le
départ un vice logique qui aurait dû permettre de prévoir l’échec
156 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références bibliographiques
Mireille Chabal
Pierre rencontre Paul et le salue, Paul lui rend son salut : leur
salut est réciproque. On parle aussi d’échange de saluts, voire
d’interaction. Mais est-ce un échange, est-ce une interaction ? Et
jusqu’à quel point la réciprocité formelle, mathématique, binaire,
s’y applique-t-elle ?
Dans un triangle, si le carré d’un côté est égal à la somme des
carrés des deux autres côtés, alors ce triangle est rectangle : c’est
la réciproque du théorème de Pythagore ; la conclusion devient
l’hypothèse, l’hypothèse devient la conclusion. La réciprocité
logique, qu’on appellera formelle, est la réversibilité de l’hypothèse
et de la conclusion (d’un théorème) ou bien celle du sujet et de
l’attribut (d’une proposition), ou encore de la cause et de l’effet
(d’un phénomène).
Si l’on s’intéresse à la subjectivité de Pierre et de Paul, ne
faut-il pas prendre en compte une réciprocité anthropologique
plus complexe que la simple réciprocité formelle ? La réciprocité
anthropologique relèverait d’une logique plus fine que la logique
usuelle d’identité, elle ferait apparaître entre les partenaires un
Tiers qui les humaniserait, elle serait anthropogène, elle ferait de
nous des êtres de parole.
Aristote l’avait aperçue : nous sentons ensemble, disait-il,
énonçant un cogito, ou plutôt un sunaisthanometha pluriel et
166 Au commencement était la relation… Mais après ?
Voici par exemple Hans Jonas : nos devoirs envers les générations
futures, à établir comme un impératif catégorique, ne sauraient se
fonder sur la réciprocité : par définition, qu’ont-elles fait pour moi4 ?
Voici Emmanuel Lévinas : je suis responsable de l’autre, jusqu’à me
substituer à lui, répondre de ses actes, mais il n’y a pas réciprocité.
Nos places ne sont pas réciproquables [1988a, p. 6]. Voici Jacques
Derrida : le don, pour être un don, doit être sans réciprocité. Il doit
être ignoré de celui qui reçoit et il faudrait qu’il le soit même de
celui qui donne [1991 ; 1992 ; 1994]. Voici Pierre Legendre : la
réflexivité ne doit pas être confondue avec la réciprocité qui ne
comporte pas de Tiers5. Voici Michel Henry : la réciprocité qui
n’est qu’humaine est la marque du néant6 !
Ces auteurs – mais l’on pourrait continuer – entendent par
réciprocité la réciprocité formelle qui, en effet, est une permutation
binaire ne laissant pas de place à un troisième terme. Leur critique
ne concerne pas une réciprocité anthropologique où les dynamismes
antithétiques donneraient lieu à une résultante, un Tiers psychique,
spirituel.
4. Hans Jonas [1993, p. 64]. Les devoirs envers les générations futures ne peuvent
se fonder sur aucune sorte de contrat tel que l’exprimerait la boutade : « L’avenir,
qu’a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu’il respecte, lui, mes droits ? » Jonas
parle de réciprocité formelle mais, de plus, n’envisage comme réciprocité que la
réciprocité directe, il ne compte pas comme réciprocité la réciprocité ternaire entre
les générations qu’avait aperçue Marcel Mauss : les enfants feront pour leurs enfants
ce que leurs parents ont fait pour eux. (Dans La cohésion sociale dans les sociétés
polysegmentées (1931), Mauss classe cette structure de réciprocité dans la « réciprocité
alternative indirecte ». )
5. Pierre Legendre [1994, p. 81] écarte la « réciprocité » au profit de la réflexivité
car il comprend la première comme la réciprocité formelle, très explicitement coupée
du Tiers : « Il faut préciser qu’au niveau de la dialectique spéculaire la réflexivité n’est
pas la réciprocité. La réflexivité suppose le détour par un lieu tiers et se joue sur deux
registres distincts ; la réciprocité n’est pas ternaire, elle suppose l’interchangeabilité
des termes, sur fond d’homogénéité de registre. Exprimée remarquablement par la
formule d’une enfant : “mon père me ressemble”, la relation de réciprocité est coupée
de la problématique du Tiers et met en scène deux pions interchangeables. Dans
l’idéologie contractualiste contemporaine, la réciprocité ainsi entendue est devenue
valeur politique à travers le discours du sujet-Roi ; elle tend à défaire toute mise
en scène du principe d’altérité, fondement de l’écart et de la limite pour le sujet. »
6. Selon Michel Henry [2002], la Parole du Christ condamne la réciprocité
« naturelle » dans les relations humaines parce qu’elle ne fait intervenir, pense-t-il,
que les termes de cette relation. Mais il reconnaît une réciprocité nouvelle instaurée
par le Christ entre les hommes, et une réciprocité entre le Père et le Fils où le Tiers
est l’Esprit.
168 Au commencement était la relation… Mais après ?
7. Voir infra, note 11. Sur les structures, Dominique Temple [1998, p. 234-243].
8. Par exemple, chaque fois qu’il évoque la fameuse rencontre des Nambikwara,
Lévi-Strauss la justifie par le désir de se procurer grâce à l’échange certains biens
convoités : « Les petites bandes nomades des Indiens Nambikwara du Brésil occidental
se craignent habituellement et s’évitent ; mais en même temps elles souhaitent le
contact, parce que celui-ci leur fournit le seul moyen de procéder à des échanges et de
se procurer ainsi les produits ou articles qui leur manquent. Il y a un lien, une continuité,
entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges
sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions
malheureuses » [Lévi-Strauss, 1967, chap. V, « Le principe de réciprocité », p. 78].
La description de la rencontre des Nambikwara, évoquée ici dans Les Structures
élémentaires de la parenté, figure dans Tristes Tropiques, et surtout elle est développée
dans La Vie familiale et sociale des indiens Nambikwara.
9. Lévi-Strauss le dit de la nourriture [1967, p. 43].
Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle 169
10. Claude Lévi-Strauss [1967, chap. V, p. 69]. Ce passage célèbre est souvent
cité, par exemple par Vincent Descombes [1996].
170 Au commencement était la relation… Mais après ?
11. La guerre primitive n’est pas la guerre de tous contre tous, le chaos. Ce n’est
pas non plus le « don du meurtre » comme il est dit pour subsumer la réciprocité
négative sous le don. Dans le don, c’est celui qui agit, le donateur, qui se dit vivant, dans
la réciprocité de vengeance c’est celui qui subit qui acquiert une âme de vengeance,
la conscience d’être vivant.
172 Au commencement était la relation… Mais après ?
Le je et le tu
12. Piaget cite ce passage du Capital avec pour référence : « éd. Kautsky, p. 133,
cité par Goldmann, “Marxisme et psychologie”, Critique, Juin-Juillet 1947, p. 119. »
Le passage de Marx est au livre I, 3e section, ch. VII.
176 Au commencement était la relation… Mais après ?
La réciprocité primordiale
Conclusion
18. « Ce qu’on appelle si mal l’échange… », [MAUSS, p. 266]. « On peut, si on
veut, appeler ces transferts du nom d’échange… » (p. 202) ; « C’est de façon purement
didactique et pour se faire comprendre d’Européens que M. Malinowski range le kula
parmi les “échanges cérémoniels avec paiement (de retour)” : le mot paiement comme
le mot échange sont également européens… » (p. 176, note 4).
19. Par exemple, dans les analyses où Pierre Bourdieu file la métaphore du marché
des idées : Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques [1982].
184 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références bibliographiques
Aldo Haesler
Nous proposons ici non pas une synthèse (de travaux assez
anciens), mais une esquisse de programme de recherche qui
s’articule autour des contenus suivants :
– nous proposons un relationnisme complexe, un programme
« fort » pour articuler les deux domaines hétéronomes que sont
les relations humaines, véritable noyau dur du programme, et les
institutions qui les médiatisent et les encadrent ;
– l’interrelation entre les deux sphères (ou ordres) des relations et
des institutions doit être étudiée dans le temps, pour en dégager des
régularités structurales ;
– la pertinence de ce programme se révélera à sa capacité heuristique,
dans la mesure où elle permettra de faire progresser le débat enlisé
sur le changement social, à donner une grille de lecture visant à
ordonner le matériau historique et à en ouvrir sur des questions
plus plausibles ;
– et où elle permettra un autre diagnostic sur la modernité avancée
que ceux aujourd’hui en cours.
II
III
IV
8. Explicitée le plus clairement par Pitirim Sorokin [1957], l’un des derniers
sociologues classiques à s’être préoccupé de changement social.
196 Au commencement était la relation… Mais après ?
10. Si l’on suit cette logique circulaire à la manière des prospectivistes, il est
possible d’entrevoir, toujours en suivant le sens des aiguilles d’une montre, une
prochaine rupture au niveau du rapport H – N, qui est à la fois le monde des hybrides
latouriens, des singularités kurzweilliennes et de toute forme d’« augmentation » de
l’humain.
198 Au commencement était la relation… Mais après ?
VI
11. On l’a explicité de manière plus détaillée dans des travaux antérieurs [par
exemple, Haesler, 1989].
Esquisse d’une théorie relationniste du changement social 199
12. On peut faire un pas de plus, comme Genevieve Vaughn [2015], et faire
reposer cette structure sur le don maternel initial.
13. C’est sur ce cas de figure qu’a travaillé le sociologue allemand René König
[1982]. C’est en devenant nucléaire, que la famille révèle, selon, lui sa véritable
fonctionnalité. Dans un trait d’ironie peu évident, on avait parlé à ce propos de
« réduction épiphanique » ?
200 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références bibliographiques
Alexis Dirakis
Le prestige. L’agôn
L’indétermination
La promiscuité
Le démasquage
La méconnaissance
La violence (physique)
Conclusion
Références bibliographiques
Gildas Renou
14. Non seulement Gehlen les cite peu, mais il semble les connaître mal. Dans
un article d’encyclopédie, Gehlen considère qu’« avec et depuis Durkheim, toute
la sociologie française a privilégié le point de vue [de] l’étude de la vie psychique
individuelle », ce qui constitue un contresens quand on connaît l’antipsychologisme
de Durkheim [Gehlen, 1990, p. 309].
224 Au commencement était la relation… Mais après ?
16. Cet ouvrage, qui n’est pas encore traduit en français, n’a été traduit en anglais
qu’en 1988.
226 Au commencement était la relation… Mais après ?
17. Lire Moral und Hypermoral [Gehlen, 1969] et son commentaire par Jürgen
Habermas [1971, p. 282].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 227
20. « Son erreur [celle de Charles Darwin], s’il m’est permis d’apprécier ce grand
homme en m’autorisant d’autres grands naturalistes, me semble avoir été d’appuyer
beaucoup plus sur la concurrence vitale, forme biologique de l’opposition, que sur
le croisement et l’hybridité, formes biologiques de l’adaptation et de l’harmonie »
[Tarde, 1902].
21. Ainsi Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, est l’auteur d’une thèse de doctorat en
philosophie, soutenue en 1953, portant sur l’« Évaluation des possibilités de construire
l’éthique chrétienne sur la base du système de Max Scheler » [Wojtyla, 1979].
230 Au commencement était la relation… Mais après ?
Quelle est cette base si sûre que Gehlen tire d’Herder ? Très
probablement ces phrases écrites dans le Traité sur l’origine de la
langue, une réponse apportée à la question posée par l’Académie
des sciences de Berlin relative à la possibilité d’une « invention
du langage » par les humains par les seules « facultés naturelles ».
Dans ce texte, Herder dessine un tableau tragique des capacités de
l’être humain :
« Considéré comme un animal sans instinct, l’homme est l’être le plus
misérable. […] Nul odorat et nul flair qui le jette sur les plantes, afin
qu’il puisse assouvir sa faim ! Nul aveugle et mécanique instituteur qui
construise son nid à sa place ! Faible et dépendant, exposé au conflit des
éléments, à la faim, à tous les dangers, aux griffes de tous les animaux
les plus forts, voué à mourir de mille morts, ainsi se présente-t-il. »
25. Gehlen 1940, p. 98, traduction proposée par Mario Marino dans un article
érudit, plutôt favorable aux idées de Gehlen [Marino, 2005].
La relation, l’incertitude et la contestation politique… 233
« De même que la pulsion du langage, les efforts que fait le petit enfant
pour s’exprimer se cristallisent en articulations qui lui sont données
de l’extérieur, nos pulsions se cristallisent dans les figures que nous
impose la vie en société » [1990, p. 55-56].
31. Cette idée est reprise par Berger et Luckmann : l’accoutumance découlant
de l’institutionnalisation « libère l’individu de toutes ses décisions » [Berger et
Luckmann, 1986, p. 77].
32. On n’a peut-être insuffisamment pris au sérieux la difficulté assez similaire que
pose la sociologie durkheimienne pour penser la légitimité d’une résistance politique
à un ordre politique inique, à force de valoriser l’obéissance aux normes collectives
spontanément envisagées comme bénéfiques. « Bien agir, c’est bien obéir », disait
par exemple Durkheim dans son Éducation morale. Mais quand est-il légitime de
cesser d’obéir ? Le corpus durkheimien est peu disert sur ce problème. La sociologie
politique des institutions qui s’est développée en France dans le domaine de la science
politique (autour d’une articulation nouvelle des concepts de rôle et de légitimation)
a proposé une solution à l’insuffisance politique léguée par l’institutionnalisme
durkheimien [François, 1990 ; Lagroye, 2002 ; Lagroye et Offerlé, 2011]. À côté de la
théorie de Berger et Luckmann, elle s’appuie sur la théorie des « actes d’institution »
244 Au commencement était la relation… Mais après ?
une place particulière doit être ménagée pour l’étude d’un registre
particulier : les activités d’institution politique, entendues comme
les activités de re-figuration de la réalité partagée [Rancière, 1994].
Celles-ci s’expriment via la contestation des figurations dominantes
par des « contre-figurations », en proposant un tableau alternatif
des interdépendances pertinentes pour représenter des réalités
rendues invisibles par les figurations dominantes, mais qui pourtant
comptent pour les agents sociaux. Ces activités, qu’on peut nommer
d’institution par contestation, se déploient depuis les modestes
relations quotidiennes de travail, ou de voisinage, jusqu’aux
relations internationales. Leur exercice est rendu moins aisé et
moins visible par la diffusion du « gouvernement par l’objectif »
qui, tant dans les domaines économiques que dans l’action publique,
tend à corroder le nécessaire pluralisme des principes d’autorité
et de pouvoir [Thévenot, 2015]. Ces formes de contestation ne
cessent pourtant de participer à l’indispensable mise en visibilité
des « parties communes » de la vie sociale. C’est pourquoi leur
exploration sociologique importe tant, aujourd’hui34.
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La relation, l’incertitude et la contestation politique… 253
Albert Piette
son objet dans la diversité des cultures, avec une tentation très
majoritaire, sous des formes diverses, plus ou moins explicites,
du point de vue exotisant et nostalgisant. La relation semble
bien incontournable dans les propositions théoriques passées
et actuelles de l’anthropologie. Ainsi, Alfred Gell note :
« Anthropological theories are distinctives in that they are typically
about social relationships. » Il continue : « Le but de la théorie
anthropologique est de donner un sens au comportement dans le
cadre des relations sociales » [Gell, 2009, p. 13]. Marilyn Strathern
propose, quant à elle, d’appréhender « persons as simultaneously
containing the potential for relationships and always embedded in a
matrix of relations with others » [Strathern, 1996, p. 60-66]. Selon
une autre perspective, Lévi-Strauss indiquait que l’ambition de
l’anthropologie est d’associer à la vie sociale « un système dont tous
les aspects sont organiquement liés » [Lévi-Strauss, 1974, p. 39935].
Système, structure, rapport, interaction, activité et même personne,
comme on vient de le voir : ces termes disent tous à leur manière
relation, dans un contexte théorique très tenace [Venkatesan et
al., 2012]. Aujourd’hui, l’anthropologiquement correct et le
politiquement correct se joignent pour faire de la relation un
thème et une méthode qui semblent bel et bien incontournables,
instaurant peu de débats critiques. Ce qui est depuis quelques
années dénommé « tournant ontologique » me semble constituer
un entérinement de ce point de vue relationniste, dans l’intérêt
accordé aux modalités de catégorisation des êtres non humains,
dans la valorisation des ontologies relationnistes des systèmes de
pensée indigènes ou encore dans le primat théorique donné aux
relations sur l’individu vu comme réductible à celles-ci. C’est la
perspective que je développe, comme si le tournant ontologique
avait besoin et d’ontologie et d’un tournant. Ce qui est indiqué
comme « ontologique » a besoin d’un tournant en construisant
l’anthropologie comme une onto-logie, une science des êtres, et
ledit tournant pourra ainsi tourner.
Tentons de tracer un chemin dans les différentes expressions du
relationnisme [voir aussi Piette, 2014]. À chacune, je vais y associer
Goffman
Lévi-Strauss
Bourdieu
Latour
Et il écrit :
« Au lieu de situer l’origine d’une action dans un moi qui dirigerait
ensuite son attention vers des matériaux pour conduire et maîtriser
une fabrication en fonction d’une fin préalablement pensée, mieux
vaut inverser le point de vue et faire émerger de la rencontre avec ces
êtres qui vous apprennent ce que vous êtes quand vous le faites l’une
des futures composantes des sujets (avoir une compétence, savoir s’y
prendre, posséder un savoir-faire). La compétence, là encore, comme
partout, suit la performance, elle ne la précède pas. Au lieu de l’Homo
faber, il faudrait mieux parler d’un Homo fabricatus » (p. 234).
Cette méthode est par exemple bien pratiquée dans les sciences
des organisations, comme l’indique le livre synthétique de Barbara
Czarniawska [2007], une spécialiste des Management Studies.
Mais cette méthode reste très marginalisée en sciences sociales,
a fortiori si le suivi sort de l’espace professionnel ou public pour
pénétrer dans les sphères privée et domestique des individus,
ou encore si le suivi se réalise avec une caméra. Il s’agit certes
d’une méthode pour le moins intrusive et inconfortable bien sûr,
274 Au commencement était la relation… Mais après ?
est différent par rapport aux autres individus que les sociologues
désignent comme appartenant à un même groupe social, les
ethnologues ou les anthropologues sociaux à un même groupe
culturel, les biologistes à une même espèce. Cette singularité n’est
pas ce qui est regroupé et désigné comme partagé, pertinent et
sollicité par les membres du groupe, de l’activité, de l’interaction,
ni ce qui est stabilisé à l’instant t de la vie de l’individu.
L’individu humain repérable par un nom propre et une référence
démonstrative (celui-ci, celui-là) possède ainsi sa singularité, faite
de caractéristiques infinies (dont il serait impossible de faire la
somme), comprenant tout aussi bien des éléments permanents
de cette unité, les gènes, des éléments plutôt stables comme des
traits physiologiques, des dispositions sociales ou des tendances
psychologiques qui sont des résultats progressifs d’années de vie,
mais aussi des détails circonstanciels, des gestes sans importance,
telles paroles prononcées ici et maintenant. De cette réalité
concrète, ne nous focalisons donc pas seulement sur ce qui est
partagé avec d’autres ou pertinents dans une activité, ou stables
dans une continuité, n’excluons pas les « accidents » toujours
foisonnants. Un volume d’être repéré en quelques instants est
une présence complexe d’actions, de ressentis, de traces visibles
ou moins visibles de trajectoires, de pensées diverses et de gestes
mineurs, tout cela se mélangeant, se modifiant et se nuançant.
L’individu, unité numérique, est associé à une continuité
corporelle identifiable mais aussi une continuité mentale, chacun,
plus que tout autre, capable de la ressentir, aussi à travers le temps.
S’éprouve-t-il joyeux, c’est lui qui éprouve sa joie, cette joie-là.
Un autre ne pourra l’éprouver à sa place. Élément central de cette
singularité est le passage de la mort, que personne ne peut accomplir
pour un autre. Tout au plus peut-on accompagner à mourir. Nous
sommes chacun « numerically one », de la naissance à la mort ».
C’est ce que Martha Nussbaum nomme, après Stanley Cavell, le
principe du separateness [Nussbaum, 1990, p. 223]. Elle insiste
ainsi sur la conscience de chacun comme distinct des autres. La
faim ou la douleur qu’untel éprouve lui rappelle que c’est lui qui
souffre et non un autre. Même dans les interactions fusionnelles,
la séparation des individus n’est pas dépassée. Quel effet cela
fait-il d’être cette entité capable ainsi de se reconnaître, de se sentir
exister ? D’éprouver le sentiment qu’il fait ceci, qu’il est triste ou
276 Au commencement était la relation… Mais après ?
joyeux ? Que c’est bien moi qui suis en train d’écrire, assis devant
un ordinateur, de sentir avec des degrés différents que je suis fragile
dans le temps ?
Ainsi, je ne peux pas associer exclusivement être humain et
relationnalité, celle-ci étant, me semble-t-il, toujours intégrée à, ou
couverte par une solitude, une solité devrais-je dire, existentiale.
Ce que Donald Winnicott écrit, dans une autre perspective, sur
« la capacité d’être seul » ou l’« état de non-communication »
me semble très juste. Il valorise la capacité du jeune enfant de se
soustraire, d’être seul… en présence de sa mère, et défend l’idée
d’une sorte de solitude essentielle, d’un « isolement permanent ».
« Au cœur de chaque personne se trouve un élément de non-
communication », écrit-il. Et même ceci : « Chaque individu est
un élément isolé en état de non-communication permanente »
[Winnicott, 2012, p. 92-93].
J’ai d’ailleurs toujours pensé que les gestes mineurs que chacun
fait, sans qu’ils n’aient rien à voir avec les enjeux de la relation
en cours, sont l’expression, parfois infime, de ce retrait partiel
mais permanent par rapport aux autres, à leurs enjeux. En fait, à
travers les exo-actions, une présence humaine dégage des halos
sonores et visuels. Ceux-ci se propagent avec des effets de genre et
d’intensité divers. Mais ce ne sont pas des lignes interconnectantes
ou interactionnelles qui se dirigeraient d’une présence ou d’une
particule à une autre. Ainsi, le plus souvent, ces halos atteignent
à peine ou n’atteignent pas les autres présences. L’homme est
une présence rayonnante, créant et transportant son halo avec
des rais. Ceux-ci peuvent atteindre on ne pas atteindre une autre
présence avec des intensités variables, ponctuelles ou durables.
Les rais touchent à peine et pas complètement les autres présences.
Ainsi, ce qu’il importe de décrire est l’ombre de la relation, son
imperfection, la complexité millimétrique nuancée et modalisée de
chacun dans la continuité des relations. Mais les sciences sociales
ne sont pas millimétriques, ne visent pas les nuances des présences,
leur continuité, c’est-à-dire l’existence : comment les gens sont.
Dans cet exercice de focalisation sur un individu, je le répète,
ce n’est pas d’abord la peur, la joie ou l’attention de X qui
m’intéressent, mais X en tant qu’il a peur, est joyeux ou attentif,
avec ses états d’esprit, les mêlant à d’autres, les nuançant, les
mitigeant, et continuant vers des ici et maintenant différents.
De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines 277
*
* *
Références bibliographiques
Stéphane Vibert
37. Voir à ce sujet la synthèse effectuée par Bruno Latour lui-même du parcours
intellectuel l’ayant mené à cette enquête sur les modes d’existence [2012b], ainsi que
l’article de Patrice Maniglier [2012] sur l’ouvrage.
Le bain acide des relations de pouvoir… 291
Sans pouvoir faire autre chose ici que résumer grossièrement nos
hypothèses présentées dans d’autres textes [Vibert, 2011 ; 2012 ;
2016a ; 2016b], la contestation de cette approche potestative ne
peut s’ancrer que dans une socioanthropologie qui refuserait le
réductionnisme patent dévoilant sous tout « symbolisme » (pour
employer un terme lui-même source de grandes difficultés) un
« réel » composé de rapports de force premiers. C’est bien entendu,
si l’on en reste au contexte français, la perspective déployée par le
MAUSS à partir du don depuis des dizaines d’années, chevillée à
la figure tutélaire de Marcel Mauss. De façon complémentaire dans
notre esprit, nous proposons de ne pas abandonner une méthode dite
holiste (le mot ne doit pas faire peur), engagée à décrire et comprendre
les « modes de totalisation » [Vibert, 2016a] circonscrivant et
définissant les activités humaines. Ce concept holiste de « totalité »,
puisé dans l’anthropologie sociale de Louis Dumont [Vibert, 2004]
n’engage aucun déterminisme de type objectiviste : sans dénier
aucunement les pratiques de liberté ou d’égalité humaine à l’œuvre
dans l’histoire, il s’attache à en spécifier les conditions d’apparition
et d’existence, les limites et les expressions.
En effet, un « individu » doit d’abord être appréhendé à travers
son inscription sociale primordiale dans une totalité social-historique
comprise comme « unité synthétique a priori » [Freitag, 2011],
horizon de significations globales, une « société » conçue au sens
fort du terme comme système symbolique. Cette totalité signifiante,
ou « institution du sens », pour reprendre l’expression de Vincent
Descombes [1996a], se présente comme un esprit objectif, « une
forme de formes » non pas composée d’éléments donnés ex ante
mais instaurant des « totalités partielles » selon la courbure originale
qui anime telle ou telle collectivité humaine. La compréhension
de toute totalité sociale comme sens, domaine et condition du
sens suppose ainsi la mise au jour d’une « hiérarchie de valeurs »
susceptible d’orienter les perceptions, les jugements et les actions
Le bain acide des relations de pouvoir… 299
Conclusion
Références bibliographiques
Alain Caillé
question, dès lors, devient celle de savoir qui est légitime pour
commander et en fonction de quelle autorité. Il se produit donc
une sorte de télescopage, de coalescence entre Herrschaft, autorité
et légitimité1.
Enfin, comme l’observait déjà Raymond Aron, il est surprenant
que Weber ne tente pas de mettre en rapport ses types idéaux
de l’autorité, au nombre de trois, avec ses quatre types idéaux
de l’action sociale : l’action traditionnelle, l’action affective,
l’action instrumentale rationnelle par rapport aux moyens
(zweckrational) et l’action axiologique, rationnelle par rapport
aux valeurs (wertrational)2. Les trois premières correspondent
approximativement à l’autorité traditionnelle, charismatique ou
bureaucratique. Mais aucune forme de pouvoir ne répond à l’action
wertrational.
On tentera ici de dépasser ces trois limites en liant explicitement
et avec une certaine systématicité l’analytique du pouvoir à une
théorie elle aussi axiomatisée de l’action, la théorie anti-utilitariste
de l’action, inspirée de Marcel Mauss, qui présente des affinités
avec la typologie wébérienne tout en s’en détachant sur certains
points. Il en résultera une typologie beaucoup plus souple et vaste,
tout en restant, espérons-le, maîtrisable et donc utile.
De quelques préalables
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'''''''''''''''''''''''+,*62/1
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L’action collective, la coordination entre les acteurs sociaux,
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s’organise selon cette même quadruple polarité. Dans le registre
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à la passion.
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en plus $1!ramassé, dansI1'!
)(4! /+! 61('!J! Caillé [2014,
7+.4+&! p. 53-64].
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Pouvoir, domination, charisme et leadership 309
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Devenir leader
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236!,)!/%*=!685()!236!,)!+A+,)!1A7&%,(.-)!/-!/)73*/)6B/%**)6B6)+)>%(6B6)*/6)=!)'!236!,3!/A*37(.-)!
prennent par des dons librement consentis mais qu’il faut que ceux-ci
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Lorsque rien ne marche, que les !
dons ne circulent pas, que
les négociations échouent comme le rappel au règlement, quand
les commandements restent inopérants, la situation aboutit à la
diminution du pouvoir d’agir de tous, parce que le dirigeant se
révèle mauvais gestionnaire, mauvais directeur, non pas ami mais
ennemi de tous, et incapable d’innover. À la place d’un manager,
on a une girouette inconsistante et à celle du leader inspirateur
un stérilisateur d’initiatives et de passions. On bascule du cycle
symbolique du demander-donner-recevoir-rendre et de la dynamique
de l’adonnement dans le cycle diabolique de l’ignorer-prendre-
refuser-garder et dans la dynamique du découragement, du chacun
pour soi ou de la prédation.
Pouvoir, domination, charisme et leadership 315
Typologie de la domination
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Remarques conclusives
Références citées
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Annexe I : Grille de conversion avec les concepts wébériens
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Théorie de l’action
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Pouvoir, domination, charisme et leadership 319
! 2EF;G%<;%=7H:A:C:A7%
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Types de légitimité
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Annexe II :
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3. Relation, don et reconnaissance
1. Ce texte est publié en deux parties (la partie II dans le n° 48). Il reprend des
éléments d’un article publié par Alain Caillé dans le n° 61 de Raisons politiques, 2016,
sous le titre : « Valeur, don et reconnaissance. De la sociologie classique aux relations
internationales », et d’une présentation effectuée par Florian Grosset et Thomas
Lindemann à l’International Studies Association (Nouvelle-Orléans), en février 2015,
sous le titre : « Coping with International Misrecognition : the Self-Recognition Tale ».
322 Au commencement était la relation… Mais après ?
4. Et qu’avait bien effectué Claude Lefort dans son important article, « L’échange
ou la lutte des hommes » [1951], première critique, d’inspiration merleau-pontyenne,
du structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Réédité dans Claude Lefort [1978].
5. Pour éviter les équivoques possibles, précisons que le don maussien n’est
pas « gratuit », « altruiste » ni « charitable ». Geste politique par excellence, il est
un opérateur d’alliance qui transforme les ennemis en alliés, puis en amis. Gratuité,
altruisme, charité sont des élaborations religieuses plus tardives.
330 Au commencement était la relation… Mais après ?
8. Qu’il y ait deux catégories de don, les dons des hommes et les dons des femmes
et que ces derniers ne soient pas reconnus comme des dons parce qu’ils manifestent la
fragilité des humains, c’est ce que suggère puissamment Joan Tronto dans Un monde
vulnérable [2009]. Voir également Lucien Scubla, Donner la vie, donner la mort
[2014], et Alain Caillé, « La triple aliénation des femmes » [2012].
9. Et donc, si l’on veut, d’être digne d’être aimé, respecté et estimé.
332 Au commencement était la relation… Mais après ?
12. On emploie ici ce mot dans un sens… différent de Derrida qui l’avait forgé
pour pointer notamment la nécessité que le contre don soit différé.
13. Ou, si l’on préfère, la majorité des membres se reconnaissant dans ces cultures.
334 Au commencement était la relation… Mais après ?
[à suivre]
14. La dialectique de ces deux cycles (qui ajoute à la triple obligation de donner,
recevoir et rendre, le moment du demander et son inverse, celui de l’ignorer, prendre,
refuser, garder) est développée dans Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La Révolution
du don [2014].
336 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références bibliographiques
Davide Sparti
Introduction
Reconnaissance performative
4. Voir Cavell [1969, chap. IX ; 1979, part. II]. Voir également Tully [2000], et
surtout Ikäheimo et Laitinen [2007].
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 349
Conclusion
Références bibliographiques
Arendt Hannah, 1981, Vita activa oder Vom tätigen Leben, Piper, München
(trad. fr., Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1992).
Bamkovsky Miriam, Le Goff Alice (dir.), 2012, Penser la reconnaissance.
Entre théorie critique et philosophie française contemporaine, CNRS
éditions, Paris.
Cavell Stanley, 1989, This New yet Unapproachable America. Lectures after
Emerson after Wittgenstein, Living Batch Press, Albuquerque (NM).
— 1979, The Claim of Reason. Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy,
Oxford University Press, New York.
— 1969, Must We Mean What We Say ? A Book of Essays, Charles Scribner’s
Sons, New York.
La reconnaissance est-elle un devoir ? Arendt, Cavell… 353
Jean-Baptiste Lamarche
Deux volontés
Deux relations
Vološinov, l’analogie entre ces deux situations « ne signifie pas que
le transfert crée l’analogie, mais, au contraire, que l’analogie des
situations entraîne à parler de transfert » [Voloshinov, 1980a, p. 59].
Dans la suite de ce texte, nous proposerons une approche
situationnelle de la théorie de la contre-volonté : nous analyserons
la manière dont cette théorie définit et guide différentes relations.
Nous commencerons par examiner schématiquement la genèse de
cette théorie, en reconstruisant étape par étape le raisonnement
au terme duquel Freud était en possession de la théorie de la
contre-volonté. En reprenant et approfondissant quelques-unes des
intuitions de Vološinov, nous situerons ensuite cette élaboration dans
le contexte d’une pratique thérapeutique. Nous verrons comment la
théorie de la contre-volonté permettait de répondre à certains des
obstacles rencontrés par cette action concertée. En reconfigurant
cette relation, cette théorie la guidait (ultérieurement, l’idée d’une
contre-volonté fut aussi utilisée en dehors de ce contexte clinique,
pour ordonner d’autres relations). Enfin, nous nous intéresserons
aux normes sociales impliquées dans l’usage de cet outil. Nous
nous intéresserons à l’une des stratégies d’actions qu’il rendait
possibles, afin de montrer qu’elle était parfaitement adaptée à un
environnement d’interaction façonné par les normes sociales qui
prévalent dans les sociétés démocratiques contemporaines.
Le raisonnement de Freud
Conclusion
Références bibliographiques
Bernard Petitgas
1. Comme le précise Camille Tarot [2008, p. 311-312] : « Le don signifie que l’on
se confie à l’instauration de liens. C’est pourquoi il mêle la générosité et l’agressivité, le
désir et la peur de se lier, la rivalité pour dominer sans être dominé. Le don est pris dans
une sorte de spirale de violence qu’en même temps il contribue à apaiser, à stabiliser, à
déplacer, à prévenir. Donc non seulement le don est symbolique du lien social, mais il
est opérateur du lien et il en objective la réalité autrement invisible. »
370 Au commencement était la relation… Mais après ?
L’institution totalisante
4. Trois observations de terrain, parmi tant d’autres, consignées par nos soins,
sur une dizaine d’années d’incarcération.
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 373
Don de prise
5. La pertinence d’un tel examen est telle que nous n’avons pas connaissance,
en dix ans d’incarcération, d’erreurs sur l’estimation. Cela est aussi dû au fait que
les typologies sont très circonscrites, portées par des critères identifiables par tous,
les nouveaux détenus comme les anciens.
6. Nous sommes alors dans un cadre marchand. Pour autant, le nouveau peut aussi
s’insérer dans le processus même de l’alimentation du trafic et dans d’autres modalités
que celle du client. Mais, généralement, il lui faut plus de temps pour en arriver là,
ou appartenir à un réseau précarcéral (familial, géographique, etc).
7. Mai 2008, conversation en atelier. Par la suite les autres citations des acteurs
ne seront pas identifiées pour des raisons de respect de l’anonymat et pour illustrer
leur fréquence dans nos observations. Ils seront des « exemples types ».
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 375
produits ou objets lui sont aussi donnés avec cette avance (petite
vaisselle, cendrier, crayons, papier à lettres, vieux vêtements, produits
d’hygiène administratifs stockés et « trucs » de toutes sortes déjà
accumulés par d’autres dons ou échanges, etc.) et il lui est alors précisé
de ne pas les rendre.
8. Une expression parmi tant d’autres similaires, mais ce « on me l’a fait » illustre
merveilleusement l’action opérée sur le sujet par l’entraide et son effet.
9. « Nous » prononcé par un seul individu qui parlait pour tous les autres : le
« dominant » dans une cellule de six. Maison d’arrêt de Nantes, juin 2007.
376 Au commencement était la relation… Mais après ?
Don de déprise
10. Voilà un exemple d’une des plus belles formules de générosité qui soit en
détention. Toute l’ambiguïté du don y est présente : obligation, incertitude, menace,
prétexte, émotion et pudeur.
Ce qui se donne en prison. Relations et socialisations… 377
11. Quand dans certains établissements (maison d’arrêt, entre autres) les déchets
ne sont pas gérés ainsi (pas d’accès au local poubelle, détritus ramassés à la porte des
cellules le matin ou le soir), il n’est pas rare que des détenus entassent dans leur cellule
« des vieux trucs » qui pourront « servir un jour ». Le processus est le même : dépréciation
de la valeur marchandée pour passer dans une autre symbolisation relationnelle.
378 Au commencement était la relation… Mais après ?
Novembre 2015
Références bibliographiques
papiers zigzag, nous trichions sur les feuillets… c’était une façon
pour nous de partager.
Mais, ce qui était remarquable, c’est que ce prêtre qui venait chez
nous et s’asseyait, pour recevoir toujours dix centimes et l’éternel
petit paquet de zigzag, restait chez nous longtemps et écoutait ma
mère avec beaucoup d’honneur, de grandeur. Et, parfois, il posait
même des questions sur le voisinage et, même, il demandait de
faire quelque chose auprès du mécréant qui habitait au-dessus. Il
donnait à ma mère l’honneur du partage et la possibilité de partager
non pas n’importe quoi mais l’honneur, la confiance.
Quand on pense à un pauvre, est-ce que l’on pense à cela ? À
ce que le pauvre que l’on a devant soi est pauvre non pas parce
qu’il manque de quelque chose pour lui-même, non pas parce qu’il
manque de pain, non pas parce qu’il ne peut pas recevoir quelqu’un
à sa table et non pas parce qu’il n’a pas un honneur qui ne lui soit
pas reconnu mais parce qu’il ne peut pas donner, parce qu’il n’a
rien à donner, parce qu’il n’a pas le pain pour donner, la table à
laquelle il pourra recevoir quelqu’un.
[…]
pas de charité si les pauvres, à travers le bien que nous leur faisons,
n’apprennent pas, à notre exemple, à partager avec nos frères et ne
se sentent pas solidaires dans ce qu’ils ont reçu avec eux, quitte à
perdre quelque chose, mais, pour cela, combien de choses il faut
détruire.
Il faut d’abord avoir conscience que ce que nous donnons aux
pauvres n’est pas à nous mais leur appartient, sans restriction
aucune. Le partage commence, et l’ordre de la charité commence,
lorsque réellement nous nous sentons assujettis à la volonté des
pauvres et que les biens qu’on nous a donnés pour eux, vraiment,
sans arrière-pensée, nous les considérons comme leur avoir.
À ce moment-là, nous serons obligés de faire appel à eux.
Pour terminer, une simple phrase qui sera le leitmotiv de notre
réflexion : « Il est bien plus agréable et bien meilleur de donner
que de recevoir. »
Recevoir, à la longue, devient une honte.
Donner est toujours une promotion, parce que le don est un
partage d’amour et d’honneur.
La complexité évangélique du don
Vincent Laupies
2. Il leur dit encore : Si l’un de vous a un ami, et qu’il aille le trouver au milieu
de la nuit pour lui dire : Ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé
de voyage chez moi, et je n’ai rien à lui offrir, et si, de l’intérieur de sa maison, cet
ami lui répond : Ne m’importune pas, la porte est déjà fermée, mes enfants et moi
sommes au lit, je ne puis me lever pour te donner des pains, je vous le dis, même s’il
ne se levait pas pour les lui donner parce que c’est son ami, il se lèverait à cause de
son importunité et lui donnerait tout ce dont il a besoin (Lc 11, 5-8).
390 Au commencement était la relation… Mais après ?
pris, avec leurs lampes, des flacons d’huile. Comme l’époux tardait,
elles s’assoupirent toutes et s’endormirent. Au milieu de la nuit, il y
eut un cri : “Voici l’époux ! Sortez à sa rencontre.” Alors toutes ces
jeunes filles se réveillèrent et se mirent à préparer leur lampe. Les
insouciantes demandèrent aux prévoyantes : “Donnez-nous de votre
huile, car nos lampes s’éteignent.” Les prévoyantes leur répondirent :
“Jamais cela ne suffira pour nous et pour vous, allez plutôt chez les
marchands vous en acheter.” » (Mt 25, 1-13). Le refus du don est
légitimé ici pour deux raisons. D’une part, la demande de don est
irrecevable car elle est motivée par l’imprudence et l’insouciance
des demandeuses. La générosité ne doit pas être exploitée par le
demandeur pour compenser son manque de prévoyance et sa paresse.
D’autre part, il est nécessaire de ne pas se démunir soi-même, jusqu’à
« manquer d’huile » pour remplir sa propre mission.
3. « Le royaume des Cieux est comparable à un roi qui célébra les noces de son
fils. Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités, mais ceux-ci ne voulaient pas
venir. Il envoya encore d’autres serviteurs dire aux invités : “Voilà : j’ai préparé mon
banquet, mes bœufs et mes bêtes grasses sont égorgés ; tout est prêt : venez à la noce.”
« Mais ils n’en tinrent aucun compte et s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son
commerce ; les autres empoignèrent les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent. Le
roi se mit en colère, il envoya ses troupes, fit périr les meurtriers et incendia leur ville.
Alors il dit à ses serviteurs : “Le repas de noce est prêt, mais les invités n’en étaient pas
dignes. Allez donc aux croisées des chemins : tous ceux que vous trouverez, invitez-
les à la noce.” Les serviteurs allèrent sur les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils
trouvèrent, les mauvais comme les bons, et la salle de noce fut remplie de convives.
« Le roi entra pour examiner les convives, et là il vit un homme qui ne portait
pas le vêtement de noce. Il lui dit : “Mon ami, comment es-tu entré ici, sans avoir le
vêtement de noce ?” L’autre garda le silence.
« Alors le roi dit aux serviteurs : “Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres
du dehors ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents.”»
392 Au commencement était la relation… Mais après ?
chemins. L’un d’eux est rentré dans la salle de noce sans vêtement de
noces. Il a accepté le don mais, soit par mépris, soit par ignorance,
il ne daigne pas accuser réception du don en lui faisant honneur, ce
qui est le premier des contre-dons. Cet arrêt du mouvement du don
équivaut à tuer la relation. Cette violence induit la contre-violence
du roi qui rejette ce donataire ingrat.
La parabole des talents est également très sévère pour celui qui
stérilise le don. Des serviteurs d’un roi reçoivent chacun un talent
et reçoivent une rétribution proportionnelle à leurs efforts pour faire
fructifier cet argent (« Seigneur, ton talent en a rapporté dix. » « C’est
bien, bon serviteur, lui dit le maître ; puisque tu t’es montré fidèle
en très peu de chose, reçois dix villes » Lc 19, 17). Un serviteur, par
peur du maître, a déposé son talent dans un linge (ou l’a enfoui dans
la terre, Mt 25, 29) et le restitue tel quel au maître, qui le donne à
celui qui en a déjà dix. Jésus conclut la parabole par ces mots : « Je
vous le déclare : celui qui a recevra encore ; celui qui n’a rien se fera
enlever même ce qu’il a » (Lc 19, 26). Recevoir le don ne signifie pas
simplement l’accepter mais lui faire honneur en laissant sa fécondité
se déployer. Empêcher la circulation du don est considéré comme une
faute grave. Le don doit non seulement être reçu mais déployé. La
spiritualité chrétienne exprime, de son côté, cette réalité en insistant
sur l’« action de grâce ».
« Voici que nous avons tout quitté pour te suivre ; quelle sera donc
notre part ? », le Christ non seulement ne rejette pas la question mais
y répond clairement : « Celui qui aura quitté, à cause de mon nom,
des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou
une terre, recevra le centuple, et il aura en héritage la vie éternelle »
(Mt 19, 30).
La réciprocité est affirmée comme partie intégrante du don, mais
l’Évangile évite les écueils d’une réciprocité comprise de manière
étroite : attente avide de retour, calculs stratégiques, donnant-donnant.
C’est dans cet esprit que l’on peut comprendre l’enseignement sur le
choix des invités, conseillant d’inviter les pauvres car ils ne peuvent
pas rendre l’invitation (Lc 14, 12-144). D’une manière générale, dans
l’Évangile, le don promis en retour, soit n’est pas précisé du tout, soit
il est d’ordre céleste, inévaluable, à venir et irreprésentable. Dans tous
les cas, il est impossible à prévoir et à maîtriser. Le contre-don fait
partie de la relation de don et relance sa dynamique mais il ne peut
constituer un but qui subsumerait toutes les motivations du don. Dans
l’Évangile, le sujet donne ce qu’il n’a pas en propre pour recevoir
ce qu’il ne sait pas.
L’Évangile prend soin de préciser les conditions de la réciprocité.
Pour qu’il y ait réciprocité et pour que la relation ait des chances de
s’établir, il faut que le don ne soit pas excessif pour le donateur et qu’il
soit adapté au donataire. Comme on le sait, un don excessif est le plus
souvent vécu par le donataire comme une provocation et peut créer une
situation de dette insoluble. La réciprocité nécessite que le donataire
soit en mesure de donner à son tour, au moins symboliquement. On
trouve dans l’Évangile un avertissement étonnant contre les dangers
de ce type de don : « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, ni
ne donnez vos perles devant les porcs, de peur qu’ils ne les foulent à
leurs pieds et, que s’étant retournés, ils ne vous déchirent » (Mt 7, 11).
4. « Il dit aussi à celui qui l’avait invité : Lorsque tu donnes à dîner ou à souper,
n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni des voisins riches, de peur qu’ils
ne t’invitent à leur tour et qu’on ne te rende la pareille. Mais, lorsque tu donnes
un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras
heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille ; car elle te sera rendue à la
résurrection des justes.” »
394 Au commencement était la relation… Mais après ?
5. Hannah Arendt [2013] utilise cette phrase évangélique pour appuyer cette
conception selon laquelle l’ignorance de l’acte bon par l’agent lui-même est le critère
éthique ultime : « Le critère ultime pour agir positivement, nous l’avons trouvé dans
le désintéressement, l’absence d’intérêt personnel. Nous avons découvert que l’une
des raisons expliquant ce changement étonnant pourrait ne pas être simplement
l’inclination aimante à l’égard de notre prochain, même si c’est notre ennemi, mais
le simple fait que personne ne peut faire le bien et savoir ce qu’il fait. “Que ta main
La complexité évangélique du don 395
gauche ignore ce que fait ta main droite.”… À la limite, si je veux faire le bien, je ne
dois pas penser à ce que je fais. »
6. Il est possible de nuancer cette radicalité en s’intéressant aux traductions. Le
verbe grec traduit par « donner » est en réalité le verbe « poser, exposer, déposer,
se dessaisir » ; de même, le mot traduit par « vie » est le mot grec « psyché », âme,
principe vital (et non zoé ou bios). Le plus grand amour consisterait alors à « exposer
sa psyché pour ses amis ». La prise en compte d’autres phrases évangéliques tempère
également cette radicalité : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient
en abondance » (Jn 10, 10) ; « Je désire la miséricorde et non le sacrifice » (Mt 9,
13). Plus fondamentalement encore, le don de soi est encadré par l’amour de soi, en
référence à ce commandement, lui aussi repris de l’Ancien Testament (Lév 19, 18) :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 5, 43).
396 Au commencement était la relation… Mais après ?
“Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?” Ils lui répondirent :
“Parce que personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous
aussi.” Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers
et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.”
Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce
d’un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais
ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. En la recevant, ils récriminaient
contre le maître du domaine : “Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure,
et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !”
Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers
toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et
va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce
que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis
bon ?” C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
8. Sur ce sujet, voir l’étude approfondie de Macha Chmakoff [2010].
398 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références citées
Massimiliano Marianelli
bonum – et j’ajoute : pulchrum – parce que l’âme est imago Dei et,
en tant qu’imago Dei, elle peut parvenir à la connaissance vraie de
toutes les choses. Enfin, ajoute Augustin, c’est parce que l’âme est
imago Dei qu’il lui est même possible d’accéder à la connaissance
du Vrai Bien, ce qu’on a dit au sujet de la convenance de la totalité
désignée par le terme de pulchrum. Notamment, ce qui, dans l’essai
Pulchrum et aptum, est appelé convenance de la totalité est ensuite
plus clairement désigné par Augustin comme la convenientia in
forma prima qui est la vie trinitaire en Dieu.
C’est précisément parce que l’homme est imago Dei (chose qui
évidemment sera très claire pour Augustin après sa conversion)
qu’il peut accéder et contempler le Vrai et le Bien dans le monde :
le Pulchrum et apto devient conformatio Dei de l’homme en tant
qu’imago Dei.
Dans cette perspective, je conclus pour ouvrir en réalité avec une
référence au De Trinitate XV, 6, où Augustin, que Coda considère
comme l’auteur de l’Inventio de l’Ontologie Trinitaire [Coda, 2015],
a trouvé le milieu pour videre Trinitatem. Il l’a trouvé dans le principe
qui est le principe de la convenance ou, plus exactement, le principe
de conformité à la vérité et le fondement de toute connaissance
possible : l’âme comme imago Dei. Pourrait-on dire que cette
relation fondamentale, de la part de l’homme, est convenientia in
forma una ? À ce niveau, la recherche philosophique sur la notion
de convenance ouvre à la Théologie.
Dans le passage cité, comme l’a noté Piero Coda, Augustin
pose le regard sur quelque chose qui est plus connu : l’esprit de
l’homme. L’adaptation au Pulchrum des premiers écrits, devient ici
conformitas à Dieu, par sa présence en l’homme. Dans ce principe,
on trouve le centre de chaque convenance possible et le fondement
d’une ontologie trinitaire qui est la voie que le même Piero Coda
suggère pour re-lire le De Trinitate d’Augustin [Coda, 2012].
Évidemment, à ce niveau, la réflexion philosophique s’ouvre
à la théologie dans une perspective que, au moins pour Augustin,
et ensuite pour Thomas, renvoie à une réflexion qui part de
l’Intelligence de la Révélation. En tout cas, l’affirmation d’une
présence dans l’homme d’un principe, l’esprit humain, qui est
essentiellement milieu au centre de la relation, et l’affirmation que,
notamment dans cette relation, il y a le centre de chaque jugement
et vérité possible, est une question centrale pour chaque réflexion
410 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références citées
Michel Terestchenko
Il est des romans dont les héros, leurs actions, leur caractère,
leurs motifs d’agir ne se laissent pas saisir par les données de
la biographie ou de la psychologie, selon ces caractérisations
contingentes qui distinguent entre tous Emma Bovary, Swann,
Bardamu ou le docteur Rieux. Et s’il est ainsi, c’est qu’ils incarnent
au plus haut point, jusque dans les traits individuels de leur identité
singulière, une essence, une Idée, de sorte que c’est bel et bien
dans cette lumière transcendante, métaphysique, platonicienne
en somme, qu’il convient de les appréhender. Ainsi en est-il du
prince Mychkine, l’icône de la bonté, l’homme « positivement
beau », dans L’Idiot de Fédor Dostoïevski, ou de Billy Budd, la
figure de l’innocent parfait, dans le roman éponyme de Herman
Melville qu’il laissa partiellement inachevé, l’année de sa mort
en 18911. Mais bien que ces héros représentent typiquement des
1. Melville entreprit d’écrire Billy Budd en 1886, les dernières corrections qu’il
laissa datent d’avril 1891, cinq mois avant sa mort, survenue le 28 septembre de la
même année. Le manuscrit, toutefois, ne fut publié qu’en 1924, après avoir été retrouvé
dans un... pot à biscuit ! L’édition en langue anglaise de référence a été établie par
414 Au commencement était la relation… Mais après ?
Harrison Hayford et Merton M. Sealts, Jr., University of Chicago Press, 1962 (reprise
chez Bantam Books, New York, 1981).
2. Les Misérables par Victor Hugo, paru la première fois en 1862 dans le Boulevard.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 415
Présence du barbare
et, pour une lecture opposée, Phil Withim, « Billy Budd : Testament of Resistance »,
in Stanford [1968 (1961].
4. Pour une présentation synthétique de ces débats, voir l’introduction de Robert
Milder, l’un des meilleurs spécialistes américains de l’œuvre de Melville, in Milder
[1989].
5. Dans la version initiale, Billy Budd était un marin âgé, à la veille de son
exécution, condamné pour avoir fomenté une mutinerie et apparemment coupable
des faits incriminés, se laissant aller à la rêverie face à la mort qui l’attend. Dans une
seconde phase est introduit le personnage de John Claggart, conduisant à transformer
le personnage principal selon les traits distinctifs de jeunesse, de beauté et d’innocence
que nous lui connaissons désormais. Dans une troisième et dernière phase, Melville
donna toute son ampleur à la figure, jusqu’alors en retrait, du capitaine Vere pour en
faire le troisième protagoniste du drame.
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 417
7. Voir Lawrance Thompson [1952] ; pour un point de vue opposé, qui conteste
que le marin soit une figure du Christ, voir Robert Merrill [1973].
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 419
Ou, plus encore, l’homme à l’état de nature, tel qu’il est sorti des
mains du Créateur avant la perversion de la Chute originelle et
le développement de la civilisation : un « honnête barbare, assez
semblable sans doute à Adam avant que le Serpent urbain ne se
fût insinué en sa compagnie ». Le Serpent, ou, pour mieux dire, le
Malin, Satan en personne, « le grand importun, l’envieux saboteur »,
c’est, pour toute la tradition biblique, le Diviseur et le Calomniateur,
le prince de ce monde ; et il n’est pas loin de notre homme, ayant
laissé chez cet Adam-Christ comme une « carte de visite » dans
l’infirmité qui l’affecte. Il ne s’en tiendra cependant pas à cette
première mauvaise plaisanterie.
de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont
pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir,
d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon
la nécessité » [Machiavel, 1980, chap. XV, p. 131].
Le mystère d’iniquité
9. Voir sur ce point l’article cité de Gail Coffler, p. 57-60 [in Yanella, 2002].
Billy Budd. L'innocence et le mystère d'iniquité 429
La conclusion introuvable
10. Voir John Middleton Murry, « Herman Melville’s Silence », in Milder [1989,
p. 34].
430 Au commencement était la relation… Mais après ?
11. Voir C. B. Ives, « Billy Budd and the Articles of War », in Milder [1989, p.
88-92].
434 Au commencement était la relation… Mais après ?
Références bibliographiques
Reich Charles A., 1989, « The Tragedy of Justice in Billy Budd », Milder R.
(dir.), Critical Essays on Melville’s Billy Budd, G. K. Hall & Co, Boston,
Massachusetts, p. 127-143.
Stanford William T. (dir.), 1968 (1961), Melville’s Billy Budd and the Critics,
Wadsworth Publishing Company, Belmont, California.
Thompson Lawrance, 1952, Melville’s Quarrel with God, Princeton University
press, UK.
Timmerman John H., 1983, « Typology and Biblical Consistency in Billy
Budd », Notre Dame English Journal, vol. 15, n° 1, hiver, p. 23-38.
Weaver Raymond M., Herman Melville, Mariner and Mystic, George H. Doran
Company, New York, 1921, p. 207.
Yannella Donald, 2002, New Essays on Billy Budd, Cambridge University
Press, Cambridge.
Georges Haldas : Le scribe assis
Jean-Paul Rogues
12. Quatre CD dans lesquels Haldas confirme de vive voix ce qu’il a développé
dans ses écrits pendant soixante ans.
Georges Haldas : le scribe assis 439
Le témoignage
L’État de Poésie
Le scribe assis
Les chroniques
L’émotion poétique
La boucle de l’éternité
graine » est par excellence agent de la relation aux autres. Cet accès
à l’autre, antidote de l’État de meurtre, va conduire Haldas à vouloir
cerner dans l’homme ce qu’il nomme l’essentiel.
L’essentiel
13. Entretiens avec Georges Haldas, Charles Ventley et Simon Roth, éditions
Regards faim de siècle, collection « Claire voix », Fribourg, 1999, CD II.
Georges Haldas : le scribe assis 453
Références citées
Poésie
2000, Poésie complète, L’Âge d’Homme, Lausanne.
Traductions
1950, Anacréon : poèmes et fragments, Rencontre, Lausanne.
1954, Catulle : poèmes d’amour, Rencontre, Lausanne.
1962, Umberto Saba : vingt et un poèmes, Rencontre, Lausanne (rééd. L’Âge
d’Homme, 1982, sous le titre Trieste et autres Poèmes).
Essais
1954, Les Poètes malades de la peste, Seghers, Paris.
1958, La Vie du Christ dans la peinture italienne du xie au xve siècle (notices),
Nouvelles Éditions, Lausanne.
1978, Trois écrivains de la relation fondamentale (Benito Pérez Galdós,
Giovanni Verga, Charles-Ferdinand Ramuz), L’Âge d’Homme, Lausanne.
2005, Les Sept Piliers de l’État de Poésie, L’Âge d’Homme, Lausanne.
2009, La Russie à travers les écrivains que j’aime, L’Âge d’Homme, Lausanne.
Carnets
2010, Les Hauteurs de Moab, carnets 2008-2009, L’Âge d’Homme, Lausanne.
Chroniques
Aux éditions L’Âge d’Homme, Lausanne (Rencontre, pour les éditions
antérieures), et sauf indication contraire :
1963, Gens qui soupirent. Quartiers qui meurent, La Baconnière, Chêne-Bourg.
454 Au commencement était la relation… Mais après ?
L’État de Poésie
Aux éditions L’Âge d’Homme, Lausanne :
1977, Les Minutes heureuses, Carnets 1973.
1982, Le Tombeau vide, Carnets 1979.
1984, Rêver avant l’aube, Carnets 1982.
1988, Le Cœur de tous, Carnets 1985.
1990, Carnets du désert, Carnets 1986.
1990, Le Soleil et l’Absence, Carnets 1987.
1993, Paradis perdu, Carnets 1988.
1996, Orphée errant, Carnets 1989.
1997, Le Maintenant de toujours, Carnets 1995.
1999, Pollen du temps, Carnets 1996.
2003, L’Orient intérieur, Carnets 1998.
2004, Paysan du ciel, Carnets 1999.
2006, Le Nomade immobile, Carnets 2000.
2007, Paroles nuptiales, Carnets 2005.
2009, Vertige du temps, Carnets 2006-2007.
IIIIIIVIIIII BIBLIOTHÈQUE IIIIII IIII
quoi le bien réside dans la relation en soi, pour elle-même, que pourrait être,
enfin, racheté la faute d’Adam… Smith et frayée la voie à une « économie
de la gratuité » résolument anti-utilitariste ?
• Relations as Goods
This article examines the precious notion of “relational goods” as it has
been developed in philosophy, sociology and economics over the past thirty
years. If classical economics cannot make place for such types of goods,
is it not because it only sees individuals¾individuals which make choices
(between goods) and which only make relations in order to better maximise
these goods? Yet there are certain goods, friendship, reciprocal love and
civic involvement for example, for which the good is the relationship itself.
By recognizing how the good is the relation in and for itself that Adam…
Smith's error can be redeemed and an avenue be opened onto a resolutely
anti-utilitarian economy.
• An Erased Relationship
The psychoanalytic cure presents itself as a practice that allows its patient to
withdraw from the internalized gaze of others. In this purified relationship
with oneself, she could recognize in herself a primitive and asocial will, which
until then was repressed under their pressure. In locating this theory in the
context of the relations where it was created and used, we can see that, on the
contrary, the picture of the relationship to oneself it puts forward is always
dependent on the sphere of symbolically mediated interactions. Indeed, this
Résumés & abstracts 479
• Sharing
Joseph Wresinski explains to people having no personal experience of poverty
how the poor are discouraged from giving. As a child his family received
things from do-gooders, but they would urge his mother to keep it all, not to
share, as they were so poor. This control also leads the poor to prove that they
are poorer than their neighbour. Discouraged from giving, put in competi-
tion with their neighbours, the poor end up refusing to see their neighbours
as brothers. With a sense of community being systematically discouraged,
people in poverty become the instruments of outside political, religious
480 Au commencement était la relation… Mais après ?
and economic forces. What has to change is the primary relationship, with
giving that encourages giving, because giving is essential. It is a sharing of
love and of honour.
(of love) to humans. The reference to St. Augustine is crucial: Augustine read
the “relationship” in the light of the Christian Revelation giving to this topic
unprecedented deepness and tracing its origins in the Soul, taken as Imago
Dei, that is the pivot of a relational ontology. The intrinsic dynamism that
characterizes such an ontology and such conception of the human being and
of the world means a constant tension to the unity in the distinctness, and
this is expressed by the notion of Convenientia that names the dynamism
of the relationship, along with the tension to a Principle that, at last, is the
relationship itself.
I NG E D
b e f
c d g h
Adresse ……………………………
………..……………………………
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Particuliers 1 an 45 € 50 € 60 €
Institutions 1 an 55 € 60 € 68 €
Fait à le
(signature)
Retrouvez les sommaires détaillés des précédents numéros
et la présentation des autres ouvrages publiés par le M.A.U.S.S. sur
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Composition :
L’Ingénierie éditoriale
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± 14mm
< > Ø 24mm
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Imprimé en France
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Au commencement était
R E V U E D U M A U S S N° 4 7
R E V U E D U M A U S S N° 4 7
la relation... mais après ? Avec
Au
des textes de
A. Berque,
A
M. Bitbol,
u commencement était le Verbe,
L. Bruni,
nous dit-on. Ou bien l’Action. Et
commencement
A. Caillé
si, pour les sciences sociales, voire pour les
Ph. Chanial,
mais après ?
B. Petitgas,
copernicienne relationniste serait à l’œuvre, A. Piette,
Au commencement était la
relation... mais après ?
bouleversant nos façons de penser. J.-D. Sparti,
Mais, jusqu’où doit-on suivre cette M. Terestchenko,
propension de la pensée contemporaine à J. Wresinski.
R E V U E D U M A U S S N° 4 7
Questions complexes mais qui invitent
à formuler une hypothèse originale : n’est-ce pas
pour les sciences humaines et sociales dans le
La Découverte • M|A|U|S|S
Couverture : AStreiff
ISBN 978-2-7071-9051-2