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L’État global
DE GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK
AUX ÉDITIONS PAYOT

En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de


polilique culturelle
Judith Butler
Gayatri Chakravorty Spivak

L’État global

Traduit de l ’anglais (États-Unis)


par Françoise Bouillot

Petite Bibliothèque Payot


Retrouvez l’ensemble des parutions
des Editions Payot & Rivages sur
www.payot-rivages.fr

TITRE ORIGINAL 1
Who Sings t/ye Nation—State P
Language, Politics, Belonging

© 2007, Seagull Books.


© 2007, Éditions Payot 8C Rivages, pour la traduction française,
© 2009, Éditions Payot 8C Rivages pour l’édition de poche.
106, boulevard Saint—Germain, 75006 Paris.
NOTE DE L’ÉDITEUR FRANÇAIS

C6 dialogue entre Judith Butler et Gayatri


chakfaVOH)’ Spivak trouve son origine dans
un séminaire auquel ces deux intellectuelles
ont participé le 6 mai 2006 a l Université de
Californie (Irvine), aux États—Unis, et dont le
thème général était « Les États globaux ».
La personnalité, la pensée et l’oeuvre de
Juditl'l Butler sont aujourd’hui connues en
France, grâce, d’une part, au travail de défri—
chagC mené par les Éditions Léo Scheer et les
Éditions Amsterdam qui ont publié plusieurs
de ses ouvrages, notamment La Vie psychique
du pouvoir (2002) et Le Pouvoir des mots
(2004) , et, d autre part, à la traduction en
2005, aux Éditions La Découverte, de son
livre majeur, Trouble dans le genre.
Il n en va pas de même de Gayatri Cha—
kravorty Spivak, pourtant une figure clé du

7
postcolonialisme, militante des droits de
l’homme, et l’un des penseurs féministes les
plus influents de notre temps, dont l’œuvre
en évolution permanente est traduite et com-
mentée dans le monde entier. Il nous a donc
paru utile de fournir au lecteur les quelques
repères suivants.
Née en 1942 à Calcutta, Gayatri Chakra-
vorty Spivak est venue aux États—Unis en 1961
poursuivre de brillantes études littéraires.
Après avoir soutenu, sous la direction de Paul
de Man, à Cornell University, une thèse sur
le poète Yeats, elle se fait d’abord connaître
en introduisant la pensée de Jacques Derrida
aux États—Unis. C’est elle, en effet, qui traduit
en 1976 De la grammatologz’e (Of Gramma—
tology, Johns Hopkins University Press), ajou-
tant à son travail une longue préface qui fait
date. Sur un autre versant, Spivak a traduit
du bengali plusieurs textes et récits de Mahas—
weta Devi, militante féministe prolixe, dont
deux livres seulement sont disponibles en
France, aux Éditions Actes Sud : La Mère du
1084 (2001) et Indiennes (2004). En 1983,
Spivak prononce une conférence qui devien—
dra l’un de ses textes les plus célèbres dans le
champ du postcolonialisme : « Can the
Subaltern Speak ? », où elle explique que si
une femme « subalterne », c’est—à—dire n’ayant
pas accès à la mobilité sociale, engage un acte
de résistance sans qu’une infrastructure soit
là pour nous faire reconnaître cette résistance,
elle agit en vain. La traduction de cette confé—
rence à laquelle Spivak fait allusion dans le
présent livre, est annoncée aux Éditions Ams-
terdam. Gayatri Chakravorty Spivak a publié
plusieurs ouvrages, dont 777€ Port—Colonial
Critic (1988) Outside in the Teac/yingMdc/ÿine
(1993) et Death ofa Discipline (2003). Son
livre le plus célèbre, In Or/Jer Worlds (1987),
est paru en 2009 aux Éditions Payot sous le
titre En d’autres mondes, en d’autres mots.
JUDITH BUTLER
Pourquoi aborder dans un même texte la
littérature comparée et les États globaux?
Qu’ont à faire des universitaires spécialistes
de littérature avec les États globaux? Nous
sommes à n’en pas douter sous l’emprise des
mots. Dans quel État sommes»nous pour
nous poser ces questions sur les États glo—
baux? Et de quels États parlons—nous? Les
États sont des lieux déterminés de pouvoir,
mais l’État n’est pas tout le pouvoir possible.
L’État n’est pas toujours l’État-nation. Il
existe par exemple des États non nationaux,
et de même des États sécuritaires qui contes-
tent activement la base nationale de l’État. Le
terme d’« État» peut donc être dissocié dès
l’abord de celui de «nation», et ces deux
termes peuvent être reliés par un trait d’union.

11
Mais quelle fonction ce trait d’union remplit—
il P Affine—t—il une relation qui a besoin d’être
expliquée ? Marque—t—il une soudure qui
aurait eu lieu historiquement ? Suggère—t-il
une faillibilité au cœur de la relation ?

L’État que nous habitons quand nous


posons cette question peut ou non avoir un
rapport avec l’état dans lequel nous sommes ;
comment distinguer alors ces ensembles de
conditions et de dispositions qui constituent
l’« état dans lequel nous sommes » (qui pour—
rait au fond être un état d’esprit), de l’« État »
où nous nous trouvons quand et si nous déte-
nons des droits a la citoyenneté, ou lorsque
lÈtat fonctionne comme le domicile provi—
soire de notre travail ? Si nous nous arrêtons
un moment sur le terme « états » au sens
de « conditions dans lesquelles nous nous
trouvons », il semble que nous fassions réfé—
rence au moment d’écriture lui—même, voire
à une certaine situation de bouleVersement
ou de vague malaise : dans quelle sorte d’état
sommes—nous quand nous entreprenons de
penser l’État P
L’État désigne les structures légales et ins-
titutionnelles qui délimitent un certain terri-
toire (bien que ces structures institutionnelles

12
n’appartiennent pas toutes à l’appareil de
l’État). Il est donc censé fonctionner comme
la matrice de toutes les obligations et de
toutes les prérogatives de la citoyenneté. C’est
cela qui constitue le cadre juridique auquel
nous sommes soumis. On pourrait s’attendre
à ce que l’État présuppose au moins des
modes minimaux d’appartenance juridique,
mais comme il peut être précisément ce qui
expulse et qui suspend les modes de proteo
tion et d’obligation légaux, l’État peut à coup
sûr mettre certains d’entre nous dans tous
leurs états. Il peut signifier la source de la
non—appartenance, et même produire cette
non—appartenance comme un état quasi per—
manent. Il est clair que l’Ètat peut nous
mettre hors de nous, quand il ne nous rend
pas misérables et enragés ; il est donc perti—
nent de remarquer qu’au cœur de cet « état »
qui englobe à la fois des dimensions juridi—
ques et naturelles de la vie, il existe une cer-
taine tension entre des modes d’être ou des
états mentaux, des constellations temporaires
ou provisoires d’un type ou d’un autre, et des
dispositifs juridiques et militaires — tension
qui gouverne nos modes de déplacement,
d’association, de travail et d’expression, et les
lieux où nous pouvons les exercer.

13
Si l’État est ce qui « lie », il est aussi clai—
rement ce qui peut délier. Et si l’État lie au
nom de la nation, évoquant de force, sinon
avec force, une certaine version de la nation,
nous voyons qu’il délie aussi, qu’il passe par-
dessus bord, qu’il expulse, qu’il bannit. Et s’il
fait tout cela, ce n’est pas toujours pour des
raisons d’émancipation, en «laissant partir»
ou en «délivrant»; bien au contraire, il
expulse précisément par le biais d’un exercice
de pouvoir qui s’appuie sur des barrières et
des prisons, et donc sur le mode d’un certain
endiguement. Nous ne sommes pas en dehors
de la politique quand nous sommes ainsi
dépossédés. Nous sommes plutôt posés dans
une situation très prégnante de pouvoir mili—
taire où les fonctions juridiques deviennent
la prérogative des militaires. Ce n’est pas la
vie nue, mais une formation spécifique de
pouvoir et de coercition, conçue pour pro—
duire et perpétuer la condition du dépossédé.
Qu’est—ce que cela signifie d’être à la fois
endigué et dépossédé par l’État? Et que
signifie d’être non endigué ou discontinué de
l’Ètat, mais livré à d’autres formes de pouvoir
qui peuvent avoir ou non des caractères de
type étatique P

14
Nous ne nous en sortirons pas en prenant
comme une sorte de définition stipulative
l’idée que le réfugié appartient à un mouve—
ment de populations entre États juridiques
existants et autonomes. Où qu’il soit, quand
un « réfugié » est expulsé d’un État, ou dépos—
sédé de force d’une façon quelconque, il n’a
souvent pas d’endroit où aller, même s’il
arrive quelque part, ne serait»ce qu’en transit.
Cela peut se produire dans le cadre des fion»
tières d’un État donné, mais précisément pas
en tant que citoyen, comme si le réfugié était
accueilli à la condition expresse qu’il n’appar—
tienne pas à l’ensemble des obligations et
des prérogatives juridiques qui définissent la
citoyenneté, ou qu’il n’y appartienne que de
façon différentielle et sélective.
On pourrait penser qu’il franchit une fron—
tière et qu’il arrive dans un autre État, mais
nous ignorons si l’État où il arrive est carac-
térisé par son pouvoir juridique et militaire
et ses modes d’appartenance nationale définis
sous la rubrique du citoyen, ou s’il est défini
par un certain ensemble de dispositions qui
caractérise le mode de non-appartenance en
tant que tel. Et bien que le réfugié arrive
nécessairement quelque part (on voit que
nous sommes déjà dans un type dystopique

15
de récit de voyage), ce n’est pas dans un autre
État—nation, dans un autre mode d’apparte—
nance,_ puisque ce peut fort bien être Guan—
tanamo, où il n’y a pas d’État (même si le
pouvoir d’État délégué contrôle et terrorise le
territoire où vivent ses habitants), ou encore
Gaza, qui a été judicieusement décrite comme
« une prison en plein air».
Dans des cas de ce genre, le transfert d’une
population hors de l’État est difficile à
décrire, puisqu’il peut arriver que ce transfert
ou cette expulsion aboutisse à la fondation
d’un État, comme ce fut le cas en Palestine
lors de la Naqba en 1948. Il peut arriver aussi,
comme on l’a vu dans le cas de l’Afghanistan
et de l’Irak, que les populations soient trans-
férées depuis un État en état de guerre, et
donc d’un type d’État différent de celui que
nous concevons comme un site d’obligations,
de prérogatives et de protection juridique.
Je voudrais suggérer ici que nous ne pou—
vons pas présumer un simple mouvement
d’un État établi à un état d’abandon méta-
physique. Ces mouvements sont [bien plus
complexes et requièrent une autre sorte de
description. Un seul d’entre eux est décrit par
l’acte de souveraineté qui permet de retirer et
de suspendre les . protections constitution—

16
nelles. La privation de ces protections peut
survenir de diverses façons, et nous ne pou—
vons pas toujours supposer que ces protec—
tions étaient intactes avant cette privation. En
outre, les populations que nous tentons de
décrire, celles qui sont devenues effective
ment apatrides, demeurent sous le contrôle
du pouvoir d’État. Elles sont ainsi dépourvues
de protecrion légale sans être en aucun cas
reléguées à une «vie nue ». Elles sont en fait
projetées dans une vie totalement imbibée de
pouvoir, ce qui eSt pour nous un rappel cru—
cial que le pouvoir n’est pas la même chose
que la loi.
Nous avons courume de décrire l’apatridie
par certaines procédures narratives et tropo—
logiques. Par exemple, c’est une chose d’être
dépouillé du politique pour être « rendu » à
un état de Nature (lequel constituerait encore
un autre type de ces « états» dans lesquels
nous sommes susceptibles de nous trouver),
mais cela reviendrait précisément à être
dépourvu de toute localisation identifiable. Et
s’il est parfois vrai que des populations arrê—
tées et déportées des guerres d’Afghanistan et
d’Irak ont été emprisonnées de force dans des
lieux où elles ne savaient pas toujours où elles
étaient, il reste important de distinguer entre

17
ce sentiment imposé de n’être nulle part
— une forme extrême de dépossession — et les
protocoles délibérés qui construisent et sur—
veillent les murs et les cellules de la prison
extraterritoriale, qui sont les permutations du
pouvoir d’Etat agissant hors du domaine ter—
ritorial établi de sa souveraineté et matériali-
sant ainsi la souveraineté comme empire.
Personne n’est jamais retourné à la vie nue,
si indigente, si démunie que soit la situation
où il est tombé, parce qu’il existe un ensemble
de pouvoirs qui produisent et perpétuent sa
situation d’indigence, de dépossession et de
déplacement — ce sentiment même de ne pas
savoir où l’on peut être et s’il y aura jamais
un autre endroit où aller, où se tenir. Certes,
il est juste de dire que les emprisonnés sont
«réduits» aux éléments les plus basiques -
c’est la tâche et la pratique avouée de la tor—
ture militaire. Il me semble toutefois néces—
saire de bien pénétrer le paradoxe suivant z)
cette réduction et cette mise en pièces du
prisonnier, surtout du prisonnier de guerre,
est un état activement induit, perpétué, réi—
téré et surveillé par un domaine de pouvoir
complexe et coercitif, et il n’est pas exclu“
sivement l’acte d’un souverain ou une pef’
mutation du pouvoir souverain. Au fond, la

18
condition de possibilité de ces prisons extra—
territoriales est qu’elles échappent en tant que
telles aux conditions territoriales de souverai-
neté et de constitutionnalisme; ou plutôt,
elles sont précisément des façons de poser ce
genre de prétentions. Et les officiels du gou—
vernement s’adressant aux médias ont beau
justifier ces institutions par des énoncés de
type souverain, cela ne veut pas dire que la
souveraineté suffit à désigner pleinement le
travail du pouvoir à l’oeuvre au sein de com-
plexes carcéraux de ce type.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Tu as dit que nous allions lire Arendt.

JUDITH BUTLER
Oui, il y a sûrement plusieurs distinctions
pertinentes à garder à l’esprit ici, mais l’oppo—
sition entre souveraineté et constitutionna—
lisme, voire l’émergence de la souveraineté au
sein du constitutionnalisme, est une concep—
tualisation restrictive qui pose son « dehors »
comme un état métaphysique situé hors du
politique lui—même. Ce dernier mouvement

19
s’appuie sur une certaine lecture de La Condi-
tion de l’homme moderne d’Hannah Arendt,
mais cette lecture est-elle la bonne ? Et si nous
cherchons plutôt un recours dans « Le déclin
de l’État—nation et la fin des droits de
l’homme», l’un des essais des Origines du
totalitarisme, sommes—nous dans une autre
situation ? La catégorie de l’apatridie n’est pas
reproduite simplement par l’État—nation,
mais par une certaine opération de pouvoir
qui cherche à aligner de force la nation sur
l’Ètat, qui semble bien prendre le trait
d’union comme une chaîne. Ce fait a au
moins deux implications: l’État-nation
expulse et endigue ces individus (qu’Arendt
considère de façon cohérente comme des
« minorités nationales ») dans des zones pour
lesquelles la «surveillance» est encore une
autre permutation de l’État—nation lui—même
en quête de surveillance et d’intervention, et
il faut une autre permutation encore pour que
ces individus soient produits comme des per—
sonnes apatrides endiguées et confinées par
les opérations juridiques et militaires du pou—
voir d’Ëtat. Je ne me considère pas comme
une spécialiste ou une enseignante en globa-
lisation, et je ne peux donc pas parler de façon
très pertinente de ce sujet. Ce que je peux

20
éventuellement esquisser, c’est le problème de
l’apatridie.
Non seulement Arendt a une importance
indéniable étant donné la politisation actuelle
des droits des immigrants aux États—Unis,
mais elle nous donne aussi à réfléchir sur cer—
taines formes de dépossession légale qui sont
devenues des tactiques de guerre à long terme.
En outre, alors que l’apatridie est un pro—
blème croissant dans le contexte de la guerre
contemporaine, il est symptomatique qu’elle
soit devenue quasiment illisible comme sujet
d’études dans les sciences sociales. Si l’on
demande qui écrit sur l’« apatridie » en ce
moment, la question est à peine comprise;
en fait, elle est généralement écartée comme
une tendance des années 1980. Ce n’est pas
que l’apatridie ait disparu, mais simplement
que nous n’avons apparemment plus rien
d’intéressant à dire dessus. Il faut s’interroger
sur ce que signifie « intéressant » dans un tel
contexte.
Je me suis trouvée enseigner tout à fait par
hasard un essai d’Hannah Arendt datant de
1951, intitulé « le déclin de l’Ètat—nation et
la fin des droits de l’homme» et publié à
l’origine dans Les Origines a’u totalitarisme, et
je dois dire que je n’y ai pas perdu ma relation

21
ambivalente à Arendt, un écrivain remar-
quable qui a pris des positions politiques très
courageuses et intéressantes. J’ai toujours
regimbé devant La Condition de l’homme
moderne, qui posait l’espace du politique
comme un espace public sur le modèle de la
cité—État grecque, et comprenait l’espace
privé — un espace obscur d’ailleurs, et fatale-
ment obscur à mon sens — comme le domaine
où les esclaves, les enfants et les étrangers
privés du droit de vote veillaient à la repro-
duction de la vie matérielle. Pour Arendt,
cette dernière sphère n’est précisément pas du
domaine du politique. Le politique au
contraire présuppose et exclut ce domaine de
privation de droits, de travail non rémunéré
et d’humanité à peine lisible ou illisible.
Parmi ces humains spectraux, privés de poids
ontologique et échouant aux tests d’intelligi-
bilité sociale requis pour obtenir une recon—
naissance minimale, on compte ceux que leur
âge, leur genre, leur race, leur nationalité et
leur statut de travail non seulement disquali—
fient pour la citoyenneté, mais « qualifient »
activement pour l’apatridie. Cette dernière
nOtion est probablement signifiante, puisque
les apatrides ne sont pas simplement privés
de statut, mais se sont vus précisément

22
accorder un statut et ont été préparés à leur
dépossession et leur déplacement ; ils devien—
nent apatrides en répondant justement à cer—
taines catégories normatives. En tant que tels,
ils sont produits comme des apatrides en
même temps qu’ils sont exclus des modes
juridiques d’appartenance. On a ici une des
façons de comprendre comment il est pos—
sible d’être apatride au sein même de l’État,
comme cela semble bien être le cas de ceux
qui sont incarcérés, réduits en esclavage ou
résidents et travailleurs sans papiers. Ils sont
de diverses façons endigués au sein de la polis
comme son en dehors intériorisé.
La description d’Arendt dans La Condition
de l’homme moderne esquive la critique de
cette économie particulière dans laquelle le
public (et la propre sphère du politique)
dépend essentiellement du non—politique, ou
plutôt de l’explicitement dé-politisé, suggérant
que c’est uniquement par le recours à un autre
cadre de pouvoir que nous pouvons espérer
décrire l’injustice économique et les déposses—
sions politiques sur lesquelles s’appuie la poli—
tique ofi‘icielle et qu’elle ne cesse de reproduire
dans le cadre de ses efforts d’autodéfini—
tion nationale. C’est cette division qui semble
commander la discussion d’Arendt quand elle

23
aborde l’« apatridie », mais il se peut qu’elle
imagine l’apatride essentiellement sous la
figure du réfugié, et qu’elle limite sa compré-
hension du réfugié à celle de l’exilé, qui a
quitté un endroit pour arriver dans un autre.
L’idée de passer d’un territoire limité à un
autre requiert une ligne narrative où l’arrivée
suit le départ et où les thèmes dominants sont
l’assimilation et la séparation.
Les études de littérature comparée ont sans
doute appuyé une certaine thématique sur la
lisibilité de cette transition et sur la stabilité
de ces territoires qui constituent le «alors»
et le « maintenant », le « là-bas » et le «ici»
de la mise en intrigue, de la topologie et de
la ligne narrative. Mais je crois que nous
devons repenser en d’autres termes la spatia—
lité et la localisation quand nous considérons
le départ depuis l’intérieur, la dépossession
qui requiert une immobilité. Il semble que ce
soit le cas pour qui se trouve une fois encore
endigué et en même temps dépossédé dans le
territoire même d’où à la fois il part et où il
arrive. Ce serait aussi vrai d’un type corollaire
de mouvement où un individu se trouve dans
une guerre précisément sur une prétention
territoriale, de sorte que la question du « où »
il se trouve est déjà problématique, avant qu’il

24
soit expulsé et incarcéré sans même savoir où
il est arrivé. Il ne fait pas de doute qu’il existe
bien d’autres permutations du même type,
mais ce que cela signifie, c’est qu’il nous faut
considérer les dimensions temporelles et spa—
tiales du « ici et là—bas », du « alors et main—
tenant» quand on aborde la littérature de
l’apatride, et que ces formations établissent
certains écarts distinctifs par rapport à la lit—
térature de l’exil et de la répression telle que
nous la connaissions sous sa forme conven—
tionnelle.
Arendt n’offre pas une critique de la dis-
tinction public/privé quand elle considère les
gens privés de droits et les apatrides. La Condi—
tion a’e l’homme moderne vient une dizaine
d’années après Les Origines a’u totalitarisme,
de sorte que l’on se demande pourquoi l’ana—
lyse du premier texte ne survit pas sous une
forme plus robuste dans le second. Dans Les
Origines du totalitarisme, les gens privés de
droits sont clairement des minorités natio«
nales, et le « privé » est encore une fois associé
aux intérêts du capital qui en vient à dominer
et éviscérer la sphère publique. Comment
rendre compte de ce changement de lexique ?
Dans les deux cas, l’économique est rigou—
reusement séparé du domaine public de la

25
politique, de sorte qu’on ne peut en aucun
cas introduire un concept comme celui de
« justice économique» et espérer qu’il fasse
sens. Même si Arendt exprime clairement son
opposition à l’esclavage, par exemple, elle ne
le fait pas simplement sur cette base que
l’exploitation économique est injuste, ou
parce que les principes innés de la dignité
humaine ont été abrogés. Plutôt :

« Le mal fondamental de l’esclavage eu


égard aux droits de l’homme n’est pas
de leur avoir ôté la liberté (cela peut se
produire dans bien d’autres situations),
mais d’avoir retiré à une certaine caté-
gorie de gens jusqu’à la possibilité de
lutter pour la liberté — lutte qui reste
possible sous la tyrannie et même dans
les conditions désespérées de la terreur
moderne (mais qui ne l’est plus dans les
conditions de vie d’un camp de concen—
tration) 1. »

Pour Arendt, il est important de noter que


la liberté consiste dans l’exercice de la liberté,

1. Hannah Arendr, Les Origines du totalitarisme,


vol. II : L’Impérialz’sme, Paris, Seuil, 2006, p. 298.

26
et que cet exercice est entrepris par une plu—
ralité, ce qui en fait donc un exercice
concerté, entrepris de concert. Elle refuse tant
l’état naturel de liberté que l’état naturel
auquel seraient censés retourner ceux qui sont
privés de liberté. La Nature n’a rien à voir
avec un certain mécanisme politique de pri—
vation qui oeuvre avant tout en catégorisant
ceux qui peuvent et ne peuvent pas exercer
leur liberté. Le pouvoir ne prive pas de liberté,
il ne dépouille pas la personne de sa liberté ;
la liberté définit ces catégories de personnes
à qui sera interdit l’exercice concerté qui, seul,
constitue la liberté. L’élaboration politique et
l’application de catégories fournissent ainsi le
« statut » du non—citoyen, qui qualifie les apa—
trides pour la privation non seulement des
droits de protection, mais des conditions dans
lesquelles la liberté pourrait s’exercer. La
« qualification » se révèle une procédure juri—
dique par laquelle les sujets sont à la fois
constitués et forclos. Voici un point sur lequel
il serait bon de revenir de façon plus précise,
et dont les liens avec les réflexions de Gayatri
dans « Can the Subaltern Speak ? » me sem-
blent assez frappants.
Je ne doute pas que la critique d’Arendt de
l’esclavage puisse s’étendre aux descriptions

27
du non—citoyen dans l’Athènes classique, mais
son exigence d’une sphère publique peut-elle
supporter la distinction entre public et privé
qu’elle maintient néanmoins? Le public
peut—il jamais être constitué comme tel sans
une certaine population reléguée dans le privé
et donc dans le prépolitique, et ceci n’est—il
pas radicalement inacceptable pour toute
vision démocratique radicale ? Cette distinc-
tion même est—elle le signe d’un éthos anti-
démocratique chez Arendt, qu’il nous
faudrait surmonter si nous devions étendre
ses réflexions sur l’apatridie en les radicalisant
et en les adaptant aux conditions globales
contemporaines P En 1951, elle s’opposait à
l’État-nation pour cette raison qu’il ne pou-
vait par définition qu’expulser et priver de
droits les minorités nationales. La «sphère
publique» et l’idée d’un «mode de gouver-
nement » (polity) émergent précisément
comme une alternative à l’État—nation et à
son lien structurel avec le nationalisme. Mais
dix ans plus tard, en élaborant la sphère
publique sur le modèle athénien, Arendt
a—t—elle simplement substitué à la politique de
classe et de race de l’Athènes classique le
nationalisme de la nation? La sphère
publique n’élude pas les critiques dirigées

28
contre l’État—nation, bien qu’elle modifie les
moyens par lesquels l’apatridie est à la fois
assumée et induite. Il convient de remarquer
à cet égard qu’entre la critique de l’État—
nation et la défense de la sphère publique,
Arendt considérait aussi sérieusement la réha-
bilitation du fédéralisme comme un mode
alternatif de gouvernement. Pour elle, il per—
mettait d’abord de décrire les efforts alliés
pour abattre le fascisme allemand pendant la
Seconde Guerre mondiale, puis il apparaissait
comme une possibilité pour les Palestiniens
et les Juifs dans les années 1940; enfin il
revient encore dans sa discussion des
réflexions de Madison dans son Essai sur la
révolution. Mais tout ce dispositif critique
semble s’évanouir à l’époque de la rédaction
de La Condition de l’homme moderne. Le plus
intéressant peut—être dans ce recours intermitæ
tent au fédéralisme, c’est la critique de la sou—
veraineté qu’il était censé réaliser. Arendt
s’opposait à la fédération d’unités souve—
raines ; elle pensait que la fédération pouvait
être une façon d’institutionnaliser des idées
de pluralité sociale qui dilueraient la souve—
raineté ainsi que les ontologies prévalentes de
l’individualisme. C’était aussi une notion
résolument non communautaire, puisqu’une

29
fédération suppose de travailler avec des
groupes qui ne partagent pas nécessairement
un sentiment d’appartenance commune. De
fait, la sphère publique au meilleur sens du
terme était censée faire la même chose, c’est—
à—dire s’opposer à l’idée que les modes natio—
naux d’appartenance offrent un terrain
légitimant pour un mode de gouvernement.
Nous gouvernons en commun avec des gens
avec qui nous pouvons ne partager aucun sen-
timent d’appartenance, et Ce refus de poser la
familiarité culturelle comme la base de la gou-
vernance partagée est à l’évidence la leçon à
retenir de sa critique du nationalisme. Cela
l’a menée en outre à s’opposer à la fondation
de l’État d’Israël sur des principes de souve—
raineté juive, puisqu’elle comprenait qu’il
réenflammait le nationalisme et risquait de
perpétuer d’incessants conflits entre cet État
et les habitants de plein droit de ces terres
qui n’étaient pas juifs.
j’avoue conserver une répulsion pour cer—
taines dimensions de La Condition de l’homme
moderne, même si je suis saisie par son idée
de l’action, une idée qui implique les mots,
la parole, et qui offre une puissante contri—
bution à l’idée de la politique comme perfor—
mative, comme l’a clairement montré le

30
travail pionnier de Bonnie Honig’. Arendt
nous a déjà donné une première idée de ce
fonctionnement en affirmant plus haut dans
son texte que la liberté n’est pas une capacité
naturelle dont des individus seraient privés
dans le cadre de certaines formations sociales
et politiques ; la liberté est plutôt un exercice
(existant donc sous la forme verbale) qui est
en outre désindividualisé, soit une action qui
s’effectue de concert (mais sans présupposer
un sujet collectif). Elle tente ici de se frayer
un chemin en eaux troubles, refusant des
formes d’individualisme et de collectivité qui
la rendent à peu près illisible sur le spectre de
la droite ou de la gauche. je m’intéresse pour
ma part au fait que l’élision ou la marginali-
sation de l’économique, voire sa diabolisation
comme menace contre la politique en tant
que telle, limite sérieusement sa tentative de
repenser les termes de l’action concertée et les
conditions de l’apatridie. Il doit être possible
de disjoindre le récit du langage comme
action, de la scène où seuls les sujets riches et
masculins de la nationalité dominante ont le

1. Voir Bonnie Honig, Political Theary and t/æ Displa—


cernent ofPalitics, Ithaca, Cornell University Press, 1993,
p. 96-97 et p. 102—107.

31
droit d’exercer leurs prérogatives. Il faut que
ce soit possible si nous voulons tirer quelque
chose de l’analyse d’Arendt pour penser l’apa-
tridie à l’époque actuelle. Nous reviendrons
sur ce problème quand nous aborderons les
enjeux de cette question : qui chante l’hymne
national ?
Arendt est sans doute parmi les premiers
théoriciens du XXc siècle à faire grand cas du
discours performatif, un discours qui fonde
ou «établit» une nouvelle possibilité de vie
sociale et politique. Ce que je veux, c’est la
lire contre elle—même, et peut—être suggérer
aussi qu’en 1951, soit six ans seulement après
la fin de la Seconde Guerre mondiale et la
libération d’Auschwitz, elle écrit un texte très
complexe et controversé avec Les Origines du
totalitarisme. C’est un texte où elle n’a pas
qu’une seule opinion, où elle change de voix
sans préavis. Elle n’y utilise quasiment pas la
première personne du singulier, de sorte que
nous pourrions dire qu’une fonction rhéto-
rique de ce texte est l’évacuation de la pre—
mière personne. Le pronom prédominant qui
émerge est un curieux «nous». On doit se
demander parfois si le «nous » est le signe
d’un effacement, ou peut—être seulement d’un
déplacement, et où peut bien être le «je».

32
On s’en va chercher Arendt dans le texte
qu’elle signe, mais elle n’est pas toujours facile
à trouver. Si elle est déplacée, ce ne-doit pas
être une surprise, puisque le thème de son
texte est le déplacement des peuples, et qu’elle
écrit, en tant qu’exilée, à la suite de son propre
déplacement. La question « où est-elle P » n’a
pas de réponse évidente dans ce contexte, et
ne doit pas en avoir. Le problème de l’apa—
tridie n’est pas son problème (avec de l’aide,
elle est passée en France, puis aux États—Unis
après un internement au camp de Gurs), pas
plus qu’il n’est celui des Juifs européens, mais
c’est bien un problème pour la Structure poli—
tique de l’État—nation et sa vie particulière au
XXc siècle (qui allait commencer sans doute
avec les pogroms russes et le génocide armé-
nien). Elle s’applique dans ce texte à généra-
liser le problème de l’apatridie tant à la forme
politique qu’à l’époque historique, ce qui
semble—t-il lui permet de résister à la fois à
l’attrait de l’autobiographie et d’une quel—
conque compensation nationaliste pour le
déplacement géographique et politique.
Dans cet essai écrit en 1951, Arendt parle
de l’apatridie en affirmant que c’est l’expres—
sion du XX” siècle, et même lephénomènepoli—
tique du XXc siècle. C’est une affirmation

33
forte. Elle ne peut raisonnablement pas le
savoir, elle vient tout juste d’entrer dans la
cinquante et unième année du siècle, mais
pour elle, à l’évidence, rien de ce qui pourra
survenir par la suite n’infirmera son hypo—
thèse. C’est une affirmation extrêmement
provocatrice, et il ne nous reste plus guère
qu’à l’expérimenter ou la lire pour voir de
quelles façons elle peut encore être lisible pour
nous. Arendt soutient que l’État—nation, en
tant que forme, en tant que formation d’Ètat,
est associée de façon quasi structurelle à
l’expulsion récurrente des minorités natio—
nales. En d’autres termes, l’État-nation sup—
pose que la nation exprime une certaine
identité nationale, qu’il se fonde sur le consen—
sus Concerté d’une nation, et qu’il existe une
certaine correspondance entre l’État et la
nation. La nation, de ce point de vue, est
singulière et homogène, ou du moins elle le
devient pour répondre aux exigences de
l’État. L’État tire sa légitimité de la nation,
ce qui signifie que ces minorités nationales
qui ne se qualifient pas pour l’« appartenance
nationale » sont considérées comme des habi—
tants «illégitimes ». Étant donné la com-
plexité et l’hétérogénéité des modes
d’appartenance nationale, l’État—nation ne

34
peut que réitérer sa propre base de légitima—
tion en produisant littéralement la nation qui
sert de base à sa légitimation. Là encore,
notons que ces modes d’appartenance natio—
nale désignés par la « nation » sont profondé-
ment stipulatifs et obéissent à des
critères srricts : on n’est pas simplement jeté
par—dessus bord par la nation; c’est plutôt
qu’on n’est pas jugé à la hauteur de ses critères
et que l’on devient donc « insuffisant » par
une désignation dépendant de critères impli-
cites et actifs. Le statut subséquent que
confère l’apatridie à un certain nombre de
gens devient le biais par lequel ils sont à la
fois discursivement consritués dans un champ
de pouvoir et juridiquement privés de droits.
La vie abandonnée est ainsi saturée de pou-
voir, même si elle ne l’est pas sur un mode
de droits ou d’obligations. De fait, la vie jetée
par—dessus bord peut être juridiquement
saturée sans pour autant avoir des droits, et
cela caractérise les prisonniers comme ceux
qui vivent sous une occupation. Je suis sûre
que nous pouvons penser utilement la circu-
larité de cette production, mais il suffit peut-
être pour l’instant de noter que pour produire
la nation qui sert de base à l’Ëtat—nation, il
faut purifier cette nation de son hétérogé—

35
néité, sauf dans les cas où un certain plura-
lisme permet la reproduction de l’homogé—
néité sur une. autre base. Il va sans dire que
ce n’est pas une raison pour favoriser le plu-
ralisme, mais plutôt une raison de se montrer
soupçonneux vis—à—vis de toute forme
d’homogénéité nationale, si qualifiée qu’elle
puisse être sur le plan interne (ce qui sonne
comme un reproche aux efforts pour ranimer
le patriotisme de droite comme de gauche).
Les enjeux sont très forts quand nous
considérons comment penser au mieux l’État—
nation comme une formation politique exi-
geant une expulsion et une dépossession
périodiques de ses minorités nationales pour
gagner une raison de légitimation pour elle-
même. On pourrait penser qu’aucun État-
nation ne peut prétendre à la légitimité si
celle—ci est liée structurellement et rituelle—
ment à l’expulsion des minorités nationales.
C’est sans doute vrai, mais la prétention nor-
mative qui s’oppose à ce phénomène ne
devrait pas nous empêcher de comprendre les
mécanismes par lesquels opère celui—ci. Il est
important de savoir si l’État—nation trouve
son fondement dans de telles expulsions, ou
si l’État-nation (nous devons présumer qu’il
existe diverses formes du rythme de l’État—

36
nation dans la typologie d’Arendt) établit sa
frontière, alignant son territoire sur son asser—
tion de nationalité. Si l’expulsion prend la
forme de l’endiguement, et si ces minorités
expulsées sont endiguées au sein du territoire,
c’est une différence marquée par rapport à ces
expulsions où les individus sont endigués sur
un site extérieur, et il convient en outre de
savoir si ce site extérieur est frontalier avec le
territoire de l’État—nation. Ce qui distingue
l’endiguement de l’expulsion dépend de la
façon dont on trace la frontière entre l’inté-
rieur et l’extérieur de l’État—nation. En outre,
endiguement et expulsion sont eux—mêmes des
mécanismes qui servent à tracer cette fron—
tière. Celle-ci commence à exiSter politique-
ment au moment où l’un passe et où l’autre
se voit refuser le droit de passage. En outre,
est-il vrai que les populations dépossédées sont
toujours et seulement des minorités natio—
nales? Et quel est précisément le mécanisme
et l’effet de cette dépossession ? L’État—nation
ne peut que mettre certaines personnes, tou—
jours, dans tous leurs états, mais de quels états
s’agit—il ?
À n’en pas douter, une raison de la montée
de l’intérêt pour les travaux de Carl Schmitt,
et même pour ceux de Giorgio Agamben, a

37
été l’idée que les Constitutions portent en
elles—mêmes les droits du souverain à sus_
pendre les protections constitutionnelles.
Cela va à l’encontre de certaines façons de
raconter l’histoire de la naissance du consti—
tutionnalisme démocratique, où l’on atteint
à la souveraineté par des formes contractuelles
de gouvernement parlementaire. La lecture
que fait Agamben de «l’état d’exception»,
notamment, fait clairement écho à l’opéra—
tion de pouvoir que nous avons vue dans
la suspension des droits constitutionnels à
un jugement, et dans l’emprisonnement de
populations au nom de la sécurité nationale.
De fait, des guerres entières sont déclarées au
nom de la sécurité nationale, une valeur et
un idéal qui tournent en dérision tous les
efforts pour faire dépendre une déclaration
de guerre de justifications constitutionnelles
ou internationales. Cette forme d’exercice de
la souveraineté fait f1 de ces deux sortes de
loi, allant jusqu’à inventer arbitrairement des
lois en fonction de ses besoins. Il convient de
noter que la formulation d’Agamben s’appuie
en partie sur Arendt, bien qu’à mon sens, il
tire ses vues dans une direction résolument
différente. Selon lui, le pouvoir d’État com—
pris comme pouvoir souverain s’exerce de

38
façon paradigmatique par la capacité à rame—
ner une certaine partie de la population à un
état (pas un État) situé en dehors du régime
politique, un état qu’Agamben, comme tu le
sais, a décrit comme la vie nue 1.
Il n’est pas toujours facile de retracer
l’appareil critique chez Agamben. Je suppose
qu’il a repris l’idée d’Arendt d’un bios qui
n’était pas encore un bios politikon dans La
Condition de l’homme moderne et peut-être
aussi dans « Le déclin de l’État-nation ». Il
mentionne l’un et l’autre dans Homo Saeer et
État d’exception. Il semble prendre l’idée de
la vie nue (blosses leben) chez Benjamin, qui
en parle à la fin de son essai « Pour une cri—
tique de la violence » mais pour qui elle joue
un rôle dans les premiers écrits, de 1918 aux
alentours de 1926.
Il y a de nombreuses questions critiques à
poser, mais l’une d’elles concerne sans aucun
doute la façon dont une population est exclue
de la polis et repoussée dans la vie nue, conçue
comme une exposition sans protection à la
violence d’État. La vie peut-elle jamais être
considérée comme « nue » ? Et la vie n’est—elle

l. Voir Giorgio Agamben, Homo Saeer .° Le pouvoir sou:


oerazn et la vie nue, Paris, Seuil, 1998.

39
pas déjà entrée dans le champ politique d’une
façon manifestement irréversible? La ques-
tion de savoir à quel moment et où la vie
commence et finit, les moyens et les usages
légitimes de la technologie reproductive, les
disputes pour savoir si la vie doit être conçue
comme cellule ou tissu sont à l’évidence des
questions de vie et des questions de pouvoir
— des modes d’extension de biopouvoirs qui
suggèrent qu’aucune logique excluante simple
ne peut être posée entre la vie et la politique.
Ou plus exactement, tout effort pour établir
une telle logique excluante dépend de la
dépolitisation de la vie et, une fois encore,
exclut par décret les quesrions du genre, du
travail domestique et de la reproduction hors
du domaine du politique. Le recours à La
Condition de l’homme moderne d’Arendt est
d’autant plus curieux ici qu’il s’appuie sur la
biologie d’Aristote, suggérant non seulement
que la science contemporaine n’est pas perti-
nente quand il s’agit de penser la sphère du
politique, mais, est incapacitante pour tout
vocabulaire susceptible d’aborder explicite-
ment ce qui se range sous la rubrique de la
politique de la vie.
Il se peut qu’un fonctionnement central et
crucial du pouvoir souverain soit la capacité

40
à suspendre les droits d’individus ou de
groupes, ou à exclure ceux—ci d’un mode de
gouvernement. Une fois l’individu exclu, il
l’est dans un espace ou une condition de vie
nue, et le bios de la personne n’est plus lié à
son statut politique. J’entends ici par « poli—
tique » une place dans les rangs de la citoyen-
neté. Mais ce mouvement ne pose—t—il pas
précisément une restriction juridique inac—
ceptable sur le politique ? Après tout, si être
« vie nue » c’est être exposé au pouvoir, alors
le pouvoir est encore à l’extérieur de cette
vie, si brutalement qu’il s’impose, et la vie
reste métaphysiquement hors d’atteinte du
domaine du politique. Nous pouvons sou—
tenir que le problème même est que la vie est
devenue séparée du politique (c’est-à—dire des
conditions de la citoyenneté), mais cette for—
mulation présuppose que la politique et la vie
se rejoignent uniquement et toujours sur la
question de la citoyenneté, réservant ainsi le
domaine entier du biopouvoir où les ques—
tions de vie et de mort sont déterminées par
d’autres moyens. Mais le point le plus impor—
tant ici, c’est que nous comprenons la vie
passée par-dessus bord, à la fois expulsée
et endiguée, comme saturée de pouvoir pré—
cisément au moment où elle est privée de

41
citoyenneté. Décrire ce sens redoublé de
l’« État » par le recours à une notion de « pou—
voir» qui inclut et excède la question des
droits des citoyens, et voir comment le pou—
voir d’État instrumentalise les critères de
citoyenneté pour produire et paralyser une
population dans sa dépossession: cela peut
survenir selon des modes complexes de gou—
vernementalité, difficilement réductibles à
des actes souverains, et cela peut survenir
selon des modes d’instrumentalité qui ne sont
pas nécessairement initiés ou soutenus par un
sujet souverain. Bien sûr, il est contraire à
l’intuition, et même grisant, de montrer com—
ment la souveraineté persiste au sein du
constitutionnalisme et à ses dépens, mais ce
serait sans doute une erreur si cette façon de
retracer le pouvoir contemporain finissait par
romancer le Sujet une fois encore. C’est une
chose de retracer la logique de la façon dont
le constitutionnalisme assure les droits du
souverain pour suspendre les protections
constitutionnelles, mais c’en est une autre de
poser cette logique comme le moyen exclusif
d’appréhender les fonctionnements du pou—
voir contemporain. Si notre attention est
totalement captivée par l’attrait de la décision
arbitraire du souverain, nous risquons de

42
poser cette logique comme nécessaire, et
d’oublier ce qui a suscité notre interrogation
au départ : le problème massif de l’apatridie
et la nécessité de trouver des formes postna—
tionales d’opposition politique susceptibles
de commencer à aborder le problème avec
une certaine efficacité.
La concentration sur l’appareil théorique de
la souveraineté risque d’appauvrir notre cadre
et notre vocabulaire conceptuels, au point de
nous rendre incapables de relever le défi de la
représentation de dire ce qu’est la vie pour les
expulsés par exemple, ou pour ceux qui redou-
tent l’expulsion, ou qui sont en instance
d’expulsion, ou qui vivent en tant que gasar—
beiters en Allemagne, ou encore pour les
Palestiniens qui vivent sous l’occupation. Ce
ne sont pas des exemples indifférenciés de
« vie nue », mais des états de dépossession sous
haute juridiction. Il nous faut des moyens
plus complexes d’appréhension de la multi-
valence et des tactiques de pouvoir pour com—
prendre des formes de résistance, d’action et
de contre—mobilisation qui contournent ou
paralysent le pouvoir d’État. Je crois que nous
voulons décrire le dénuement et de fait nous
le devons, mais si le langage qui nous sert à
décrire ce dénuement persiste à présupposer

43
encore et encore que les termes clés sont la
souveraineté et la vie nue, nous nous privons
du lexique qui nous est nécessaire pour com—
prendre les autres réseaux de pouvoir aux-
quels il appartient, ou la façon dont le
pouvoir est redisposé à cet endroit, voire
saturé à cet endroit ; il me semble parfois que
nous avons souscrit à une heuristique qui ne
nous laisse pour seul choix que de répéter
éternellement la même description, ce qui
nous amène en fin de compte à adopter la
perspective de la souveraineté et à réitérer ses
termes et, franchement, je crois que rien ne
peut être pire.
Tu n’es pas d’accord jusque-là ? Tu me suis
là—dessus.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Oh, écoute, je ne veux rien dire de plus sur


Agamben parce que tu l’as déjà dit, mais ça
me démange. Mais tu n’as pas fini, me
semble—t-il ?

JUDITH BUTLER
Je n’ai pas fini. Je veux juste dire une chose
ou deux sur l’essai d’Arendt. Puis je veux

44
parler de ce qu’elle dit sur la Palestine et de
ce qui se passe aujourd’hui à mon sens aux
États—Unis en termes du mouvement pour
l’octroi de droits aux immigrants. Cela
mènera peut-être à une discussion plus large.
Excuse mon excès de pédagogie, mais si
nous revenons à l’essai d’Arendt, « Le déclin
de l’État—nation et la fin des droits de
l’homme », on remarque qu’il contient deux
parties ; ces deux parties sont écrites dans des
voix différentes et il ne semble pas y avoir
de transition patente entre les partitions opé-
rant ici. Dans la première partie, Arendt se
demande en termes très amers, voire sardo—
niques, si la Déclaration des droits de
l’homme (1789) a jamais aidé quelqu’un au
XIXe siècle ou même dans la première moitié
du >CX° siècle. Elle finit par conclure que la
doctrine des droits de l’homme avait beau
supposer que si les individus retournaient à
l’état de Nature ils y trouveraient leurs droits
inaliénables qui formeraient alors la base de
leur protection contre le despotisme, elle
continue à critiquer cette idée en disant que
ce qui se passe au moment où le nationalisme
l’emporte dans un État—nation donné et où
les lois sont suspendues et les minorités expul—
sées, privées de leurs droits ou déportées pour

45
être annihilées, n’est rien moins que la com—
plète destitution de l’humain en tant que tel.
C’est là une idée du dénuement qui ne fait
appel en rien à un quelconque droit de
Nature. Elle a raison bien sûr, mais selon moi
elle prend l’hypothèse de l’état de Nature
chez Rousseau trop au sérieux, c’est—à—dire de
façon trop littérale. À mon sens, il y a des
moyens de comprendre l’hypothèse de l’état
de Nature comme une sorte de fiction offrant
une perspective sur une société donnée, une
perspective qui pourrait même ouvrir sur une
critique de cette société. je ne suis pas certaine
par exemple que Rousseau ait jamais pensé
que son état de Nature existait ou devait
exister. Après tout, il n’entre en jeu qu’une
fois que nous avons « mis les faits de côté».
Il faut noter qu’il ne lui attribue ni époque
ni lieu, ou qu’il lui en donne tellement qu’il
devient impossible de le penser en termes de
coordonnées spatiales ou temporelles stables.
Il se peut donc qu’Arendt le prenne trop au
pied de la lettre, et aussi qu’elle y soit
contrainte parce qu’elle n’est pas simplement
en train d’analyser la position intellectuelle
associée à l’état de Nature, mais plutôt la
trajectoire historique et l’effet de cette doc—
trine quand elle a été invoquée, quand les

46
gens ont été déportés et/ou ont perdu leurs
droits, ou ont été expulsés de chez eux, ou
ont été maintenus dans un état de citoyens
de seconde zone, vulnérables au pouvoir
d’État mais sans accès à aucun des droits qui
constituent les prérogatives de la citoyenneté.
En un sens, elle s’intéresse au problème du
discours des droits de l’homme en action, en
se demandant s’il a jamais eu une efficacité,
s’il a jamais, en fait, protégé quiconque.
Dans « Le déclin de l’État—nation », Arendt
conclut que le discours des droits de l’homme
est un discours faible. On ne peut pas
l’énoncer. Et si on devait le faire, cette énon—
ciation ne pourrait pas être efficace. Aussi la
voix qui prédomine dans la première partie
de l’essai est—elle sardonique, sceptique, désil—
lusionnée. Mais dans la seconde, elle entre
elle-même dans un mode déclaratif. Elle redé—
clare de fait les droits de l’homme et tente de
donner vie à un discours dont elle pense qu’il
sera politiquement efficace. Le texte est à la
fois une critique (et un dédain) du discours
inefficace — la doctrine des droits de
l’homme — et une nouvelle déclaration de ces
droits. Elle dit beaucoup de choses intéres—
santes sur ce qui, à son sens, est indispena
sable aux hommes pour survivre dans leur

47
humanité. Pour elle, il y a des droits à un
foyer et il y a des droits aux droits — une
formulation très intéressante puisque ce droit
premier ne peut être garanti par aucun gou—
vernement ni par aucune institution sociale ;
en ce sens ce n’est pas un droit positif. Il
semble aussi qu’il y ait des droits à l’apparte—
nance, des droits à une texture sociale de la
vie.
Comme dans la discussion sur l’esclavage
évoquée plus haut, il y a, ou plutôt il devrait
y avoir, un droit à la liberté. Il n’existe pas
mais il le devrait, et la « déclaration » semble
être un des moyens d’illustrer et d’exercer ce
droit. « Déclarer » devient un important mou—
vement rhétorique, puisque c’est la liberté
même d’expression qu’il réclame ou, plutôt,
c’est l’exigence même de la liberté. La liberté
ne peut préexister à cette exigence (ce qui est
une des raisons de l’échec de tout appel à un
état de Nature), mais elle ne peut exister que
dans son exercice. Sa propre déclaration
devient l’exercice de cette liberté, montrant
ce qu’est ou ce que peut être cette liberté.
Que cet exercice soit efficace ou non est une
autre question.
Mais Arendt a encore un autre problème,
parce qu’elle tient absolument aux idées

48
d’appartenance et de foyer. On est en 1951.
Elle a été expulsée deux fois : elle est passée
d’Allemagne à Paris, et maintenant elle est à
New York. Elle est arrivée quelque part et elle
a un emploi. Elle sait, bien sûr, que des mil—
lions de gens n’ont pas réussi, n’ont pas pu
obtenir ces visas, y compris son copain Ben—
jamin. Pourtant, il n’y a ici aucun « je »,
aucun témoignage personnel. Il n’y a pas un
seul moment de témoignage personnel dans
tout le texte. Peut—être cela ne doit—il pas nous
surprendre. Elle se borne à poser une seule
question: y a—t—il des modes d’appartenance
qui puissent être rigoureusement non natio—
nalistes ? Je crois que ce doit être le cas, parce
que sa critique du nationalisme est si pro—
fonde, et pourtant elle veut maintenir ce droit
à l’appartenance, du moins à ce stade de sa
pensée. Que peut bien être ce droit à l’appar—
tenance ? Sa critique de l’État—nation comme
réalité—trait d’union est si totale, et elle veut
si manifestement une autorité basée sur cer—
tains types de droits de l’homme (basée sur
eux? Qui les exerce ?) gouvernant un
« régime » (polity) — et ce mot de « régime»
est précisément l’alternative à l’État—nation,
même s’il esr fondé sur la cité—État de l’âge
classique. Une chose au moins qui semble

49
claire, c’est qu’elle ne veut pas que cette auto—
rité soit liée par une nation, ou un groupe
national, ou une majorité nationale, ou même
une minorité nationale. Si l’État qu’elle sou-
haite a une quelconque ressemblance avec un
État—nation, ce serait un État—nation rigou-
reusement opposé au nationalisme et sapant
les fondements mêmes de celui—ci. Si la com—
munauté qu’elle souhaite et les modes
d’appartenance qui ont sa faveur ont une
quelconque signification pour elle dans ce
cadre, ils doivent être rigoureusement non
nationalistes. Elle ne nous dit pas ce qu’ils
pourraient être, mais je crois qu’elle pose cette
question : quels peuvent être des modes non
nationalistes d’appartenance P je ne suis pas
sûre qu’elle décrive alors la réalité telle qu’elle
est, mais elle a recours au langage pour invo—
quer, inciter et solliciter un avenir différent.
Je vais juste te lire un passage. Elle était
très déterminée sur ce point et ça l’a rendue
presque illisible en 1951 et avant, en 1944 et
1948, quand elle a critiqué la fondation de
l’État d’Israël sur une base d’identité natio—
nale et religieuse qu’elle jugeait bien sûr illé—
gitime. Elle écrit :

50
« La notion selon laquelle l’apatridie
serait avant tout un problème juif a été
le prétexte avancé par tous les gouverne—
ments qui ont voulu régler le problème
en l’ignorant. Aucun homme d’État ne
se rendait compte que la solution au pro-
blème juif imposée par Hitler, solution
qui consista dans un premier temps à
réduire les Juifs allemands à une mino-
rité non reconnue en Allemagne, puis à
leur faire passer les frontières en tant que
peuple apatride, pour finalement les ras—
sembler de toutes parts afin de les expé—
dier dans les camps de concentration,
était une démonsrration éloquente, vis-
à—vis du reste du monde, de la manière
de “liquider” réellement tous les pro—
blèmes concernant minorités et apa-
trides. Après la guerre, la question juive,
que tous considéraient comme la seule
véritablement insoluble, s’esr bel et
bien trouvée résolue — en l’occurrence
au moyen d’un territoire colonisé,
puis conquis —, mais cela ne régla ni le
problème des minorités ni celui des apa—
trides. Au contraire, comme pratique—
ment tous les autres événements de notre
siècle [là encore, en 1951], Cette solution

51
à la question juive n’avait réussi qu’à pro—
duire une nouvelle catégorie de réfugiés,
les Arabes, accroissant ainsi le nombre des
apatrides et des sans—droits de quelque
sept cents à huit cent mille personnes. »

Et la suite devrait aussi t’intéresser,


Gayatri :

« Or, ce qui venait de se produire en


Palestine, au sein du territoire le plus
exigu et à l’échelle de centaines de mil-
liers d’individus, s’est ensuite reproduit
en Inde à grande échelle etpour des mil-
lions et des millions de gens. Depuis les
traités de paix de 1919 et de 1920, réfu-
giés et apatrides sont, tel une malédic—
tion, le lot de tous les nouveaux États qui
ont été créés à l’image de l’Ètat—nation 1. »

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


J’avais une question en marge. Qu’est—ce
qu’elle veut dire exactement ? « Ce qui venait
de se produire en Palestine, au sein du terri—

1 Hannah Arendt, Le: Origines du totalitarisme, op. (in,


P' 286—287-

52
toire le plus exigu et à l’échelle de centaines
de milliers d’individus, s’est ensuite reproduit
en Inde à grande échelle et pour des millions
et des millions de gens. »

JUDITH BUTLER
Eh bien, il me semble que tu dois être
mieux équipée que moi pour répondre. Mais
j’imagine qu’elle pensait aux mouvements de
population survenant comme une consé—
quence de l’indépendance.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


La partition ?

JUDITH BUTLER
Je le suppose.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


Continue.

JUDITH BUTLER

J’allais te parler des lois sur la propriété


passées en Isra'e'l entre 1948 et 1953, qui

53
institutionnalisaient un certain vol de pro—
priété au nom d’une loi administrative, mais
cela devra attendre une autre fois. Personne
ne veut vraiment en entendre parler. Pour
finir, tu vois ici qu’Arendt comprend en fait
l’État—nation comme impliquant l’apatridie.
Avoir l’Ètat—nation, c’est avoir l’apatridie. On
pourrait s’attendre à ce qu’elle réplique à la
critique de l’apatridie par un appel à la consti—
tution d’un État, mais ce n’est pas ça qui suit.
Après tout, l’essai se réfère à « la fin de l’État—
nation >> et en un sens, elle la déclare. D’autres
mots viennent prendre sa place, parfois celui
de « fédération » et parfois celui de « régime ».
Déclaration n’est pas constitution, mais
c’est un aspect du processus discursif que de
commencer quelque chose de nouveau ; c’est
une induction, une incitation, une sollicita—
tion. Il y a un certain pari sur le fait de savoir
si son discours va ou non être efficace. Donc,
pour finir, j’ai envie de réfléchir sur le dis—
cours efficace et sur le fait que, dans certains
types de discours politiques, les assertions et
les déclarations constituent un certain type
de pari.
Cela n’est pas sans conséquence sur les pro—
noms qu’elle utilise. Elle affirme que si les
êtres humains peuvent agir ensemble — une

54
idée qu’elle théorise dans le contexte de la
révolution —, cela ne peut arriver qu’en agis—
sant ensemble en tant que «nous». Et, de
fait, s’il existe un agent qui soit un agent
efficace, il ne peut être que l’agent du
«nous». Le texte pourrait être compris
comme celui qui effectue la transformation
du « je » en « nous », une transformation qui
ne suffit certes pas à l’action efficace, mais
qui constitue l’une de ses conditions mini—
males nécessaires.
Elle écrit, par exemple: «Notre vie poli—
tique repose sur la présomption que nous
sommes capables d’engendrer l’égalité en
nous organisant, parce que l’homme peut agir
dans un monde commun, qu’il peut changer
et construire ce monde de concert avec ses
égaux et seulement avec ses égaux]. » Ainsi,
« l’homme » ici n’est pas individuel, mais une
situation d’action commune et d’égalité,
l’une comme l’autre étant des prérequis de
changement et d’agents de construction de
tous types. Et si cet «homme» est le type
d’être capable d’agir, de changer et de cons—
truire uniquement avec ses égaux, alors ses
actes individuels ne sont bons que dans la

1. ”2221., p. 305.

55
mesure où des conditions d’égalité sont éta—
blies. En d’autres termes, son action indivi-
duelle doit être une action qui cherche avant
tout à établir l’égalité, afin qu’elle puisse
devenir une action plurielle et avoir ainsi une
chance de devenir politiquement efficace.
Cette idée de l’homme ne définit pas des
caractères ou des propriétés a priori d’un
individu, mais désigne en fait une relation
d’égalité entre les êtres. C’eSt une sorte d’affir-
mation ontologique qui constitue en même
temps une aspiration politique (ce n’est pas
parce qu’elle est ontologique qu’elle est
atteinte pour autant). Pour te donner un
exemple de la façon dont nous pourrions
fonctionner comme prétendants à l’égalité ou
à la condition d’égalité, je vais m’intéresser
un moment à l’hymne national américain
chanté en espagnol. Je suis désolée d’être si
longue, mais je suis sûre que tu auras aussi
plein de choses à dire, en tout cas je l’espère.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


Continue aussi longtemps que tu voudras.

56
JUDITH BUTLER
Ces dernières années, la perspective de
droits à la résidence légale et finalement à la
citoyenneté a été débattue au congrès US, et
nous semblons régulièrement au bord de voir
passer enfin une proposition. Au printemps
2006, des manifestations de rue de la part de
résidents illégaux ont éclaté dans diverses
villes de Californie, mais de la façon la plus
spectaculaire dans la région de Los Angeles.
L’hymne national a été chanté en espagnol,
ainsi que l’hymne mexicain. L’émergence de
nuestra hymno a introduit l’intéressant pro—
blème de la pluralité de la nation, du « nous »
et du « notre » : à qui appartient cet hymne ?
Si nous devons poser la question d’un mode
d’appartenance non nationaliste ou contre—
nationaliste, nous devons parler de la globa-
lisarion -— et je compte sur Gayatri pour le
faire. Non seulement l’affirmation réclame
l’hymne, posant ainsi des prétentions de pos—
session, mais elle réclame aussi des modes
d’appartenance, car qui est inclus dans ce
« nous » ? Que le « nous » chante et s’affirme
en espagnol a fatalement des effets sur notre
idée de la nation et sur nos idées d’égalité.
Ce n’est pas simplement que beaucoup de

57
gens ont chanté ensemble — ce qui est vrai —,
mais aussi que chanter est un acte pluriel, une
articulation de pluralité. Si, comme l’a
affirmé Bush à l’époque, l’hymne national ne
peut être chanté qu’en anglais, alors la nation
est clairement restreinte à une majorité lin-
guistique, et la langue devient une façon
d’affirmer un contrôle basé sur des-critères
définissant qui est inclus dans l’appartenance
et qui ne l’est pas. Dans les termes d’Arendt,
ce serait ce moment où une majorité natio—
nale cherche à définir la nation dans ses pro—
pres termes, allant jusqu’à poser ou définir
des normes d’exclusion décidant quels indi—
vidus peuvent exercer la liberté, puisque cet
exercice dépend de certains actes de langage.
Le problème n’est pas seulement celui d’une
inclusion dans une idée déjà existante de la
nation, mais celui de l’égalité, sans laquelle le
«nous » ne peut être énoncé. Donc, quand
nous lisons sur les murs des affiches en faveur
de la légalisation des immigrants sans papiers
disant « nous sommes l’Amérique », et quand
nous entendons des immigrants illégaux
déclarer dans les rues que e! pueblo unido
jamais sera vencz'a’o, nous pouvons retracer les
termes rhétoriques à travers lesquels la nation
est réitérée, mais sur des modes qui ne sont

58
pas autorisés —— ou du moins pas encore. L’exi—
gence unilingue de la nation affleure sûre—
ment dans le refus d’entendre chanter
l’hymne en espagnol, mais cela ne rend pas
pour autant l’hymne moins chantable dans
telle ou telle autre langue.
Bien sûr, on peut se montrer soupçonneux
vis—à—vis de tout cela. Après tout, ce n’est pas
seulement l’expression d’un nouveau natio—
nalisme, c’est un nationalisme suspect : frac—
ture—t—il en fait le « nous » de façon telle
qu’aucun nationalisme singulier ne pourrait
s’enraciner sur la base de cette fracture ? C’est
une quesrion ouverte dont je ne connais pas
la réponse. Au milieu de cet hymne national,
nous entendons les mors soma: iguales
— «nous sommes égaux». Arrêtons-nous ici
pour nous demander si cet énoncé perfor-
matif, qui non seulement affirme avec force
l’égalité du « nous» mais demande de com—
prendre une traduction, ne pose pas le travail
de la traduction au cœur de la nation. Une
certaine distance ou fissure devient la condi—
tion de possibilité de l’égalité, ce qui signifie
que le problème de l’égalité ne se résout pas
par une homogénéité accrue de la nation.
Certes, cela pourrait n’être rien de plus qu’un
pluralisme qui, comme nous le savons, ne

59
réinstalle l’homogénéité qu’après qu’un peu
de complexité a été admise dans le giron de
l’État. Mais si nous considérons ceci à la fois
comme un acte pluriel et comme un discours
en traduction, alors il me semble que nous
voyons au moins deux conditions à l’oeuvre
non seulement dans l’assertion d’égalité, mais
dans l’exercice de la liberté. Tant les ontolo—
gies de l’individualisme libéral que les idées
d’une langue commune sont abandonnées en
faveur d’une collectivité qui en vient à exercer
sa liberté dans une langue ou un ensemble de
langues pour lesquels différence et traduction
sont irréductibles.
Je veux te suggérer que ni Agamben ni
Arendt ne peuvent tout à fait théoriser cet
acte spécifique de chanter, et que nous devons
encore mettre au point le langage qui nous
est nécessaire pour cela. Il impliquerait aussi
de repenser certaines idées de démocratie
sensée, d’articulation esthétique au sein de la
sphère politique, et la relation entre le chant
et ce que l’on appelle le « public ». Certes, ce
genre de chant est exécuté dans la rue, mais
la rue est aussi exposée comme un lieu où
ceux qui ne sont pas libres de capitaliser capi-
talisent en toute liberté. Je veux suggérer que
c’est précisément le type de contradiction per-

60
formative qui conduit non à une impasse,
mais à des formes d’insurrection. Car la ques-
tion n’est pas simplement de situer le chant
dans la rue, mais d’exposer la rue comme le
lieu de la liberté de rassemblement. Dès lors,
le chant peut être compris soit comme
l’expression de la liberté soit comme l’aspira—
tion à des droits — bien qu’il soit à l’évidence
ces deux choses — et il remet aussi la rue en
scène, appliquant la liberté de rassemblement
précisément au moment et à l’endroit où elle
est explicitement interdite par la loi. C’est
une certaine politique performative, dans
laquelle 1a prétention à devenir légal est pré-
cisément ce qui est illégal, et est néanmoins
et précisément réalisé en défiant la loi même
dont on réclame la reconnaissance.
En concluons—nous que ceux qui posent
cette revendication, qui exercent ces droits,
qui exigent et commencent à établir les
conditions d’un certain type de reconnais—
sance qui ne peut survenir que dans l’égalité,
agissent en pure perte, ou ne peuvent être
autorisés, ou ne peuvent être reconnus ? Ou
remarquons-nous au contraire que, bien
qu’ils n’aient pas le droit selon la loi de se
rassembler pacifiquement, ils s’associent tout
de même dans la mesure où c’est l’un des

61
droits dont ils voudraient disposer en tant que
citoyens ? Ils n’ont pas droit à la libre parole
de par la loi, bien qu’ils parlent librement
précisément pour obtenir ce droit à la parole
libre. Ils exercent ces droits, ce qui ne veut
pas dire qu’ils les « auront ». Si la réclamation
est le premier moment de l’affirmation des
droits, son exercice, elle ne garantit pas pour
autant son efficacité.
Nous pouvons maintenant commencer à
voir ce qu’Arendt veut dire quand elle parle
du droit aux droits. Ce premier droit n’est
pas susceptible d’être jamais accordé par
aucun État, même s’il s’agissait d’une
demande d’autorisation. Le second ensemble
de droits concerne les droits susceptibles
d’être accordés par une autorité légale d’un
type quelconque. Mais il me semble que le
droit aux droits, en insistant sur le premier,
est ce droit qui n’est pas encore garanti par
la loi, sans pour autant être «naturel». En
dehors de toute légalité, il réclame une pro—
tection et une assurance légales. Nous pou—
vons donc dire que les droits existent
doublement puisqu’il y a, dans la rue et dans
le chant, un exercice du droit aux droits, et
le premier de ces droits n’est garanti par
aucune loi mais appartient à la nature de

62
l’égalité, qui se révèle être non pas une condi—
tion de nature, mais une condition sociale. Je
dirais même que c’est un état du social qui
prend forme dans le discours et dans d’autres
modes d’articulation, y compris le chant. On
imagine mal Arendt en train de chanter, et
je ne suis pas sûre d’avoir envie de l’entendre.
Elle n’a pas ce moment nietzschéen. Et je ne
suis pas sûre non plus de vouloir entendre
Nietzsche chanter ; il lui resterait sans doute
quelques accents wagnériens. Mais j’avoue
que j’aime le chant que j’ai entendu dans la
rue. Il semblait bon, il ressemblait à de la
bonne musique. Tout cela nous laisse avec
une question à propos de la langue, de la
performance et de la politique. Une fois que
nous avons rejeté le point de vue selon lequel
aucune position politique ne peut s’appuyer
sur la contradiction performative, et que nous
avons reconnu la fonction performative
comme une affirmation et un acte dont les
effets se déploient dans le temps, nous pou—
vons envisager la thèse contraire, à savoir qu’il
ne peut y avoir de politique radicale de chan—
gement sans une contradiction performative.
Exercer une liberté et affirmer une égalité pré—
cisément par rapport à une autorité qui exclu—
rait les deux, c’est montrer comment la liberté

63
et l’égalité peuvent et doivent se déplacer au—
delà de leurs articulations positives. La
contradiction doit être étayée, exposée et tra—
vaillée pour avancer vers quelque chose de
nouveau. Il semble qu’il n’y ait pas d’autre
moyen. Je crois que nous pouvons la com—
prendre comme une mobilisation de discours
avec un certain degré de liberté, sans la légi-
timation légale qui sert de fondement aux
revendications d’égalité et de liberté.
Mais cela implique aussi une déformation
de la langue dominante et un retravail du
pouvoir, puisque ceux qui chantent sont sans
droits, ce qui ne signifie pas que leurs vies ne
sont pas embourbées dans le pouvoir. Évi—
demment, ces gens qui chantent ne le font
pas du sein d’un état de Nature. Ils chantent
dans les rues de San Francisco et de Los
Angeles. Et cela signifie qu’ils modifient non
seulement la langue de la nation, mais aussi
son espace public. Ce serait au fond une
offense de le considérer d’une autre manière.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Au fond quoi P

64
jUDITH BUTLER
Une offense.

Y A T R I C H A K R A V O R T Y SPIVAK
GA
me.
Oui, une défense, un fantas

JUDITH BUTLER
L’appel à cet exercice de la liberté qui vient
avec la citoyenneté est l’exercice de cette
liberté sous une forme naissante : il commence
à prendre ce qu’il réclame. Nous devons com-
prendre cet exercice public comme mettant
en oeuvre la liberté qu’il affirme, et comme
affirmant ce qui n’est pas encore là. Il y a un
écart entre la mise en oeuvre et la liberté ou
l’égalité réclamée, qui est son objet, qui est
son objectif. Ce n’est pas que tout soit
accompli par le langage. Ce n’esr pas: «Je
peux dire que je suis libre et donc mon
énoncé performatif me rend libre.» Non.
Mais poser une exigence de liberté c’est déjà
commencer à l’exercer, et réclamer ensuite sa
légitimation, c’est aussi annoncer l’écart entre
son exercice et sa réalisation, et exposer les
deux dans le discours public de façon telle

65
que l’écart soit perçu, afin que cet écart soit
mobilisateur.
Même quand Bush dit : « L’hymne natio-
nal ne peut être chanté qu’en anglais », cela
signifie qu’il est déjà conscient qu’il n’est pas
chanté en anglais et qu’il est déjà hors de son
contrôle. Il a en fait entendu cette revendi—
cation et il l’a refusée. Et, bien sûr, la question
qui reste n’est pas de savoir si l’hymne
national doit être chanté en espagnol. Il doit
être chanté dans toutes les langues que l’on
veut si l’on veut le chanter. Et il ne doit
surtout pas être chanté par quiconque n’a pas
d’inclination à le chanter. La question est
alors de savoir s’il reste un hymne à la nation
et s’il peut en fait contribuer à saper le natio—
nalisme. Je crois que cela reste une question
ouverte à laquelle je n’ai pas non plus de
réponse.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

C’est absolument fascinant. Je cite Kant et


tu cites Hegel. Voilà la différence.

66
JUDITH BUTLER
qu e je m e so is da va nt ag e intéressee a
Bien
temps.
Kant ces derniers

A Y A TR I CH A KR A VO R T Y SPIVAK
G
nt
je continue à m’intéresser à I-Iegel en ta
que marxiste. Et j’aime beaucoup Hannah
.
Arendt. Bien sûr, elle n’est pas de ce temps
Mais, par ailleurs, elle cherche vraiment à
prendre sa situation en main. Beaucoup de
choses dont elle parle font vibrer une corde
profonde. Par exemple, elle perçoit claire—
ment ce problème de nationalités multiples
au sein d’un même État. Elle parle des Juifs,
mais elle écrit en réalité sur l’Europe centrale.
Elle parle beaucoup de la Tchécoslovaquie et
des diverses nationalités au sein de cet État.
Elle voit l’État comme une structure abstraite.
L’hymne national espagnol chanté dans les
rues de San Francisco, l’hymne américain en
espagnol, voilà ce dont elle parlerait aujour—
d’hui: le lien entre l’État américain et une
nation américaine putative —— ce que Samuel
Huntington appellerait le credo américain —
est historiquement limité, avec un avenir
limité. Ceux qu’elle passe sous silence quand

67
elle parle d’un État de nationalités multiples,
ce sont les Ottomans. Comme je l’ai écrit
ailleurs, quand Staline fait ses discours sur
le colonialisme, il commence avant 1917.
Quand il s’adresse au Bund précisément sur
cette question, celle des nationalités diffé—
rentes au sein du même État, il dit : « Écou-
tez, nous vous donnerons des privilèges
nationaux au sein du même système d’État
soviétique. » Après 1917, c’est davantage une
offre d’autonomie culturelle. Tu as parlé avec
éloquence et passion théorique des implica—
tions de l’apatridie en Californie. À New
York aussi on voit que l’exigence d’en finir
avec l’idée d’étrangers illégaux passe par le
canal de la réclamation elle—même. Mais en
considérant le passé, nous ne pouvons que
remarquer que si Arendt parle de la Révolu—
tion française, elle ne fait pas mention des
Ottomans. POurtant, elle doit se rappeler qu"il
y a bien plus d’Arméniens que de membres
d’aucune des autres nationalités dont elle
parle. Sa prescience aurait dû inclure les
conversations que nous avons de nos jours sur
la résolution des conflits ethniques dans le
Caucase. En Europe de l’Est, le souvenir des
Ottomans est encore vivant. Mais la Bulgarie,
cinq cents ans sous la domination ottomane,

68
et quarante et un ans exactement sous l’hégé—
monie soviétique, est en train de négocier à
la fois le postcolonialisme et le postcommu—
nisme. Et le Caucase porte aujourd’hui le
lourd fardeau du déplacement interne (apa-
tridie) et de l’intervention militaire à la suite
du jeu entre les empires pluriethniques des
Ottomans et des Russes.
Je voulais préciser ce point avant de revenir
sur les États—Unis. Je suis entièrement d’accord
avec Judith pour dire que chanter un hymne
national ne porte pas en soi une promesse
performative de cette nouvelle pensée de
droits à venir. Ce qu’il faut garder à l’esprit,
dans des situations plus ou moins bénignes,
c’est que l’hymne national, contrairement
d’ailleurs à [Internationale (ou au W8 shall
Overcome), est en principe intraduisible.
L’hymne national indien a été écrit en ben-
gali, qui se trouve être ma langue maternelle
et l’une des langues majoritaires en Inde. Il
doit être chanté en hindi sans aucune modi—
fication de grammaire ni de vocabulaire. Il
doit être chanté en hindi parce que, comme
le soutient Bush, l’hymne national doit être
Chanté dans la langue nationale. Pas de tra—
duction ici. Quand on chante l’hymne
national, certains Bengalis chantent très fort

69
avec une prononciation et un accent bengalis
nettement différents de la prononciation et
de l’accent hindis, mais l’hymne demeure
hindi, bien qu’il soit bengali. L’État—nation
exige la langue nationale.
L’hymne mentionne beaucoup de lieux
divers, qui abritent différentes nationali—
tés dotées de différentes langues et parfois
d’alphabets différents. Il y a deux familles de
langues distinctes — certaines indo—euro—
péennes, d’autres de structure dravidienne
comme les langues agglutinatives finno-
ougriennes. L’hymne mentionne également
sept religions. Rappelons—nous que ce n’est
pas une situation de migrations postcolo—
niales comme en Europe, ou d’immigration
post-lumières comme aux États—Unis. Il s’agit
de formations plus anciennes. Pourtant, la
langue de l’hymne ne peut être négociée.
Arendt a théorisé l’apatridie, mais elle ne pou—
vait pas théoriser le désir de citoyenneté.
Quand Arendt parle de ces Européens de
l’Est et de différents lieux de l’Europe cen-
trale, des activités de l’Empire russe et de celui
des Habsbourg, elle essaie encore et encore
de dire que les minorités étaient traitées
comme des colonisés. C’est un point fort dans
le cadre des États globaux d’aujourd’hui. Si

70
l’on reterritorialise Hannah Arendt hors de la
situation de 1951 et des droits de l’homme,
on note des arguments selon lesquels l’expé—
rience de l’État—nation (suggérant que c’est la
nation qui organise l’État moderne) ne date
que d’un peu plus d’un siècle et n’a pas vrai—
ment été une réussite. Elle remarque que sa
désintégration, assez curieusement, a com—
mencé au moment précis où le droit à l’auto—
détermination nationale a été reconnu pour
toute l’Europe et où la suprématie de la
volonté nationale sur toutes les institutions
légales et abstraites — ce qui consritue l’État —
a été universellement acceptée. Il semble bien
que la nation l’ait emporté sur l’État.
Aujourd’hui, c’est au déclin de l’État—
nation que nous assistons dans la globalisa—
tion. Mais ce qu’il faut remarquer, c’est qu’il
conserve une force généalogique non négli-
geable. En règle générale, le déclin eSt le
résultat de la restructuration économique et
politique de l’État dans l’intérêt du capital
global. Mais Arendt nous permet de com—
prendre que ce peut être aussi parce que
l’État—nation en tant que forme était vicié dès
le départ. À mesure que toutes sortes de pro—
grammes d’unification de type État-nation
s’effondrent autour de nous, ce qui émerge

71
est le vieux mélange pluriethnique. Nous
avons d’un côté les États européens de l’Est
et du Centre, les Balkans et le Caucase. L’Inde
et la Chine sont aussi des nations émergentes,
d’énormes États abritant de nombreuses
«nationalités» qui ne peuvent être pensés
comme des États—nations au sens d’Arendt.
Pourtant, en dépit du caractère postnational
du capital global, la structure politique ab—
straite est encore localisée dans l’État. Les
États—Unis ont généré une structure post—
nationale tant soit peu combative qui com—
plique encore la question.
Dans un tel monde, le féminisme global
pourrait chercher à réinventer l’État comme
une structure abstraite, en veillant constam—
ment à le garder des nationalismes et des fas-
cismes. De fait, quand on chante l’hymne
national en espagnol, c’est à ces structures
abstraites que l’on prétend. Comme l’a sou—
ligné Judith, le mode de cette demande est
performatif et utopique. Mais quelle utopie
réclame—t—il? Il s’agit ici de s’opposer à un
capitalisme sans entraves, pas de trouver dans
une appartenance indiscutée avec l’État capi—
taliste les linéaments d’une utopie. La réin—
vention de l’Ètat dépasse l’État—nation dans
les régionalismes critiques. Ces zones poly—

72
glottes etces vastes États sont d’un modèle
dilÏérent. Hannah Arendt, qui en parlait dans
le sillage de la Seconde Guerre mondiale, ne
pouvait les penser que comme un problème.
Nous, dans une conjoncture différente, pou—
vons au moins envisager des solutions. Il doit
être possible de redessiner des frontières
nationales assez récentes et d’imaginer des
juridictions transnationales. La résolution des
conflits en l’absence de forces internationales
de maintien de la paix réclame ceci précisé—
ment pour combattre ce qui s’est passé sous
la globalisation. Nous pensons le déclin de
l’État national comme un déplacement dans
les structures abstraites de protection sociale
allant dans le sens du régionalisme critique
qui combat le capitalisme global. Hannah
Arendt pense le capitalisme en termes de
classe plutôt que de capital. Il nous faut un
sentiment du rôle déterminant de quelque
chose qui n’est ni national ni déterminé par
l’Ëtat. C’est capital et Arendt ne le pense pas.
Réfléchissons un moment à ce que fait pré—
cisément le capital globalisant. Rappelons—
nous aussi que les mouvements du capital vers
la globalisation — un caractère inhérent au
capital qui peut maintenant se manifester
pour des raisons technologiques —— ne sont

73
pas tous liés aux États—nations ou à une mau—
vaise politique. Du fait de cette tendance, les
barrières entre de fragiles économies étatiques
et le capital international sont abaissées, et
l’État perd donc son pouvoir de redistribu—
tion. Les priorités deviennent globales et non
plus liées à l’État. Nous avons maintenant
l’Ètat gestionnaire sur le modèle de l’éco—
nomie de marché. Galbraith avait le senti-
ment, voici très longtemps, d’alerter les gens
sur le fait que l’économie dite de marché était
fondamentalement régulée par l’intérêt du
capital. Dans le mode de fonctionnement des
États gestionnaires aux priorités régulées par
la globalisation, certains types de demandes
ne sont pas formulés. Le marché ne va jamais
formuler des demandes d’eau potable pour
les pauvres. D’autres types d’institutions doi-
vent prendre le relais en dehors d’un objet tel
que l’État. Cette discussion nous conduirait
à poser le problème de la société civile inter—
nationale et nous éloignerait d’Arendt. Ce
que j’essaie de faire ici, c’est esquisser le lien
entre l’Ètat global et les ruminations pleines
de prescience d’Arendt sur l’État—nation, pour
avancer sur les points sur lesquels l’État
demeure utile. Arendt écrit dans les lointains
débuts de la globalisation, et elle ne parle pas

74
du capital. Pourtant, ce qui se passait pour
construire un monde nouveau où l’apatridie
allait devenir endémique a un lien assez
intime avec le capital. Idéologiquement,
c’était le début du démantèlement de l’État
providence au nord et du démantèlement de
l’État en développement au sud. La Banque
mondiale et le Fonds monétaire international
ont commencé avec une mission de type
socialiste international sans le bénéfice de la
structure de l’Ètat socialiste. Si l’on pense
aux premiers projets, comme celui de la vallée
de l’Indus, on voit qu’ils étaient même de
structure régionalisre. Mais cette phase a été
rapidement et totalement dépassée. Le déve—
loppement est très vite devenu un alibi pour
l’exploitation durable. Or, Hannah Arendt lit
l’apatridie comme un symptôme des limites
de l’État—nation. Ce type de lecture est dans
la tradition du 18 brumaire, où Marx lit la
révolution bourgeoise comme la condition de
la consolidation ultérieure du pouvoir exé—
cutif. Judith nous a montré qu’Arendt pose
l’apatride comme la scène des droits au—delà
de la nation. Comme nous 1e savons tous,
Marx montre que si la révolution bourgeoise
a semblé amener la possibilité de la démo—
cratie parlementaire et de la participation du

75
citoyen, ce qu’elle a réussi à obtenir, c’est une
consolidation du pouvoir de l’exécutif. Judith
parle d’un droit posé dans une contradiction
performative. Ce que je veux souligner ici,
c’est que ces droits qui sont désormais dans
le déclaratif, dans une déclaration universelle
plutôt qu’une contradiction performative,
sont affirmés sur l’échec tant de l’État
(Arendt) que de la révolution (Marx). J’ai
déjà longuement écrit sur tout ceci. Pour
résumer: l’impérialisme a régulé l’adminis—
tration des colonies, au point qu’elles sont
désormais en continuité avec l’agent de
l’exploitation durable. La révolution commu-
niste a fait la même chose pour un autre sec—
teur. Le politique comme l’économique ont
poussé au déclin de l’État—nation. L’un des
caractères de ce processus a été la vieille
société civile du mouvement social, des col—
lectifs extra—étatiques travaillant à sauver la
société civile des déprédations de l’État. Ce
qui reste de la vieille impulsion semble désor—
mais de plus en plus intéressé à repenser
l’État.
Un autre type d’action collective extra—
étatique a fait son apparition sur la scène glo—
bale en 1989, largement dans l’intérêt de
l’exploitation durable. L’Organisation mon-

76
diale du commerce en a été le bras écono—
mique, les Nations unies, le bras politique,
et la Déclaration universelle des droits de
l’homme le bras juridico—légal. Cette struc—
ture assez lâche de gouvernance mondiale ne
travaille pas nécessairement dans les intérêts
des États du Sud global.
Dans le Sud global, il existe déjà des orga—
nisations régionales comme l’ASEAN et le
SAARC. Ce sont à la base des alliances éco—
nomiques compétitives.
Ce dont je parle est assez différent. La ques-
tion est la suivante : pour regagner une répa—
ration constitutionnelle sans un conflit
ethno-nationaliste, quelle sorte de change-
ment politique envisageons—nous? La pre—
mière tentative d’une coopération de ce genre
fiat sans doute la conférence de Bandung en
1955 au nom d’un tiers—monde. Aujourd’hui,
un groupe bulgare réfléchit aux changements
structurels nécessaires pour un régionalisme
critique. Le travail de Petia Kabakchevia me
semble particulièrement intéressant.

JUDITH BUTLER
Pouvons-nous revenir un peu en arrière?
je veux juste poser une ou deux questions.

77
Merci, Gayatri, de nous avoir rappelé une ou
deux choses. Je crois que je voudrais en savoir
un peu plus sur ce que l’on entend par régio-
nalisme critique. Et ce que nous pourrions
faire l’une et l’autre, c’est réfléchir un peu aux
efforts de Jürgen Habermas pour établir la
politique démocratique au—delà de l’État-
nation. Je crois qu’il continue à publier
diverses positions en faveur de l’Union euro—
péenne, en suggérant que des structures de ce
type peuvent être gérées démocratiquement,
peuvent être des modèles d’autogouvernance
qui brisent les nationalismes et sont postna—
tionaux. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont
transnationaux. Habermas a conscience que
l’effondrement de l’État—nation apporte avec
lui le néolibéralisme et la globalisation, et des
inégalités d’un type nouveau, en même temps
qu’il semble tenté par cette idée de processus
démocratique. Ce n’est pas une coïncidence
s’il imagine la possibilité que des proces—
sus démocratiques surviennent en Europe,
puisqu’il estime que l’Europe a amassé une
capacité particulière à articuler un principe
démocratique qui implique non pas un pré—
supposé nationaliste, mais certainement
un présupposé culturel et en fait eurocen—
trique, comme tu dis. Et je me demande si

78
nous pourrions penser l’Union européenne
comme établissant le soi de l’autogouver—
nance, c’est—à—dire le « nous » qui se gouverne
en instaurant des frontières et une politique
d’immigration. Et bien sûr, l’une des propo'
sitions qu’a faites l’Union européenne aux
différents pays est la suivante: « Rejoignez—
nous et nous vous aiderons à garder vos fron-
tières contre les travailleurs indésirables, tout
en vous assurant une main—d’oeuvre bon
marché qui viendra avec moins qu’un statut
légal et avec des contrats temporaires, et pas
d’inquiétude, vos populations n’en seront
pas modifiées de façon permanente. » Ou
encore : « Nous pourrions produire pour
vous une classe travailleuse permanente. »
Mais il ne s’agit pas en l’occurrence de
l’extension des droits à obtenir des droits ; il
s’agit de la constitution d’un « nous » doté de
frontières internes poreuses et de frontières
externes de plus en plus rigides, évidemment
soutenues par la police. Je me demande quelle
est cette idée d’autogouvernance susceptible
de s’abriter au sein de la structure qu’Haber—
mas imagine, et je me dis qu’il serait intéres—
sant d’opposer le type de proposition qu’il
avance à ce que tu appelles un régionalisme“
critique. Qu’en dis—tu?

79
GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Le régionalisme critique est une chose dif-


ficile du fait de la puissance du nationalisme,
voire du sous—nationalisme ethnique, et du
fait en outre que les agents transnationaux
vont État—nation par État—nation. Mais un
mot d abord sur Habermas et sur la Consti—
tution européenne. La Constitution euro—
péenne est un document économique. Pour
la mettre en oeuvre, on invoque une certaine
mémoire culturelle — peut—être pour rem—
placer le nationalisme pur et dur. Le traité
pour la Constitution européenne n’est pas
passé parce que la France et les Pays—Bas ont
voté contre. Le document commence comme
s’il y avait toujours eu une Europe, même au
moment où les peuples y entraient. Nous
savons que les Constitutions doivent toujours
mettre en oeuvre une contradiction du type
décrit par Judith. Pourtant, il existe une asy—
métrie entre différentes contradictions perfor-
matives. Ainsi l’Europe en train de se donner
naissance en invoquant sa présence originelle
pour consolider l’unité économique dans le
nouveau marché global — et ainsi se donner
accès à la cosmopolitique — ne peut être
perçue comme identique aux travailleurs sans

80
papiers de Californie réclamant un droit au—
delà de la nation et amenant ainsi la naissance
de celle—ci. Ceci simplement parce qu’ils habi—
tent des variétés différentes de contradiction
performative. Quand Habermas parle des
partisans d’une « démocratie cosmopolite »
basée en Europe et de la création d’un nou—
veau statut politique de « citoyens du
monde », il le fait dans le cadre de cette dis—
cussion.
Le sens du global des dominants européens
est aussi partiellement lié à l’immigration. Je
voudrais citer ici Juan Mosavia, l’ancien
directeur de l’Organisation internationale du
travail, à laquelle Arendt fait aussi référence.
Juan Mosavia se trouvait à Davos, au forum
économique mondial de 2006, où tout le
monde s’émouvait du problème des émigrés
en Europe. Quand il a été interviewé, il a dit
une petite chose différente et très importante.
Il a dit qu’il pensait en effet que nous devions
être plus tolérants, moins eurocentriques, etc.,
que nous devions accueillir ces émigrés comme
des citoyens, etc. Il a poursuivi avec l’assimi-
lation qui était dans le programme de tout
un chacun, même si on disait que les natio»
nalismes des migrants allaient être respectés.
Il a dit, d’autre part, que nous voudrions

81
peut—être changer la politique de notre éco—
nomie. Rappelons—nous que Critique de l’éco-
nomie politique est le sous—titre d’un livre
célèbre. Il souriait, il savait que ça n’arriverait
pas. Si, d’autre part, nous faisions cela en
effet, et si nous nous intéressions d’un peu
plus près au capital local et pas seulement au
capital global, les gens auraient peut-être
moins envie de bouger. Il ne parlait pas des
réfugiés, il parlait d’économie. Gardons cela
à l’esprit. Même les États émergents dans le
Sud global sont en train de limiter l’accès à
la sphère publique pour le citoyen, simple-
ment parce que la sphère publique spécifique
à l’État se réduit par rapport à la sphère éco—
nomique globale. Il n’y a pas de citoyenneté
solide pour les gens tout en bas de l’échelle.
Ces États gestionnaires globaux du libéra—
lisme sont apatrides dans leurs propres États,
si l’on considère l’État comme une structure
abstraite. C’est cette structure de redistribu—
tion, de protection sociale et de constitution—
nalité de l’intérieur de l’Ëtat qui est en train
de s’éroder. Quand Habermas et d’autres
penseurs européens parlent de cosmopoli—
tique, ils parlent de Kant. Par manque de
temps, je me référerai simplement au Voyou:

82
de Derrida 1, où il aborde toute l’architecture
kantienne et où il montre que le « comme si »
de Kant pour penser le monde, la liberté et
le lien entre la cosmopolitique et la guerre
rendent Kant inopérant pour penser et
s’engager dans une démocratie globale à
venir. Et comme je l’ai déjà souligné, il n’est
pas négligeable de revenir sur Arendt parce
que, dans le cadre de l’apatridie, elle pense la
nation et l’Ètat séparément. Dans Politiques
de l’izmitie’z, Derrida appellera plus tard ce
dénouement du lien entre naissance et
citoyenneté la déconsrruction de la généa—
logie. Et c’est là que commence le régiona—
lisme critique.
Dans mon prochain livre, Other Arias, je
reconnais comme tout le monde que la
Chine, Taïwan, Hong Kong, l’Indonésie et
d’autres pays du Sud-Est asiatique sont une
région. L’Inde et le Pakistan, avec le Sri
Lanka, le Bangladesh, le Sikkim et le Népal
constituent l’Asie du Sud. Cette région a des
liens unilatéraux avec la Chine, et le Pakistan
avec l’Asie occidentale. Le Japon, comme un

1. Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2904. _ ,


2. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Gahlee,
1994.

83
groupe de huit États, est lié à tous ceux—ci sur
d’autres bases. La guerre en Irak les a impli-
qués d’une autre façon encore. Ces éclosions
régionales croisées peuvent—elles survenir de
façon moins hasardeuse pour produire autre
chose que de l’État—nationisme, lié par la sou—
veraineté nationale, pour accomplir le sempi—
ternel rêve d’universalisme euro—américain de
l’après—guerre froide ?]’ai récemment effectué
un travail au MOMA avec deux artistes radi—
caux, un homme et une femme, venant res—
pectivement du Liban et d’Iran. Ils ont
déclaré publiquement l’un et l’autre : « Non,
nous ne pouvons pas imaginer l’islam afri—
cain. » Elle parle de l’Iran, il parle du Liban.
Leurs techniques sont si différentes qu’ils ne
peuvent pas vraiment dialoguer entre eux.
(L’artiste libanais pouvait parler de sa ville,
mais pas des liens éventuels entre l’Iran et le
Hezbollah ; l’Iranienne pas du tout). Par ail-
leurs, nous avons le nationalisme de l’Asie de
l’Ouest. L’Iran peut historiquement entrer
dans un autre espace régional ouest-asiatique,
désormais eurasien — le Caucase et le Trans—
caucase. C’est désormais une région impor-
tante et chaotique, qui inclut notamment
la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la
Tchétchénie. D’anciens conflits précédant

84
l’État-nation se mêlent aux conflits plus
récents. L’Otan pointe le bout de son nez;
elle décide des trajets des pipelines. Les Russes
et des forces internationales de maintien de
la paix comparent des techniques. Là aussi,
l’« Europe» — un tout autre type d’Europe
que celui d’Habermas — affirme ses préten-
tions sur l’Eurasie. Nos mouvements sociaux
globaux nous ont été confisqués. Nous
sommes « aidés » à tout bout de champ. Donc
les frontières ne sont pas claires. Mais on voit
pourquoi le « critique» intervient dans cette
pensée du régionalisme. Dans les journaux,
l’Inde et le Pakistan sont toujours ennemis
même s’il y a des échanges entre leurs Pre-
miers ministres respectifs. La Chine et l’Inde
sont censées être en concurrence pour obtenir
la faveur des États-Unis, et ainsi de-suite. Les
vieilles limites, datant d’avant Bandung, entre
panafricanisme et anticolonialisme, existent—
elles encore ? Des héros de l’humanité comme
Anyidoho, Ndebele, Ngugi et Soyinka nous
le feraient espérer. La nouvelle Amérique
latine peut-elle contrôler le désir euro—améri»
cain d’universalisme? Evo Morales nous le
ferait espérer. Mais on voit pourquoi « cri—
tique » et pourquoi « régionalisme ». Il est en
deçà et au—delà du nationalisme tout en

85
conservant les structures abstraites de quelque
chose qui ressemble à l’Ètat. Ceci permet une
correction constitutionnelle contre la simple
vigilance et collecte de données sur les droits
de l’homme, ou les procès d’intérêt public au
nom d’un public qui ne peut agir par lui—
même.

QUESTION
J’ai deux questions à poser à Gayatri Cha—
kravorty Spivak. La première : Paul Gilroy a
écrit un livre intitulé Afier Empire où il avance
la même idée que vous : une idée cosmopolite
multiculturelle qui dépasse les différencia-
tions de race et de classe dans la société euro—
péenne contemporaine. Vous avez aussi
avancé l’idée d’agir et de penser de façon
globale. Voudriez—vous développer un peu
celle—ci par une comparaison avec Paul
Gilroy? C’est là ma première question. Ma
seconde question est étroitement liée à l’Asie.
Nous pouvons dire qu’en Asie, l’Inde, la
Chine, Taïwan, Hong Kong et le Japon sont
des États-nations. Bien sûr, comme vous
venez de l’expliquer, les États sont une entité
abstraite. Il existe différentes sortes de conflits
et différents types d’aspirations dans le cadre

86
de l’État—nation, et au—delà de ceux—ci diverses
autres idéalisations. Par ailleurs, nous pou—
vons dire qu’au cours de l’histoire, quelque
chose s’est consolidé dans les États—nations
d’Asie orientale que j’ai mentionnés. Cette
chose, c’est le confucianisme, et de nombreux
chercheurs ont tenté de justifier l’élan éthique
de môdernité en Asie en se référant à l’impo-
sition du confucianisme. Il existe une autre
pratique qui est le bouddhisme. Historique—
ment, le bouddhisme passe de l’Inde à la
Chine et se répand dans d’autres régions
d’Asie du Sud—Est, y compris Singapour, la
Malaisie, Hong Kong, Taïwan et même le
japon. Vous nous avez demandé de penser et
d’agir globalement. Certains espaces histori—
quement particularisés dépassent déjà largeü
ment les espaces définis au plan régional et
national. Si nous voyons aujourd’hui le
monde entier comme une sorte d’unité, pour—
rions-nous idéaliser quelque chose qui soit
éthiquement possible, universel, dans le cadre
contemporain de la globalisation ? Merci.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


je crois que le professeur Butler est mieux
placée que moi pour parler de l’universalisme

87
éthique. Dans le cadre de l’État global, je parle
de régionalisme politique. Je n’ai pas encore
lu le livre de Paul Gilroy, mais de toute façon
je n’étais pas en train de commenter le cos—
mopolitisme. Je disais qu’Habermas et les
Européens parlent d’une démocratie cosmo-
polite questionnée par Derrida et je suis
influencée par Derrida. Je pense comme lui
que l’idée de la cosmopolitique ne conduira
pas à un avenir démocratique global. Je ne
parlais pas de race ni de classe. Je parlais des
structures abstraites de l’Ètat comme si toutes
les structures redistributives pouvaient être
gérées comme l’obtention d’un permis de
conduire. Obtenir un permis n’est pas un
projet épistémique.

JUDITH BUTLER
Ça l’est si on est un émigré sans papiers.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


C’est un problème, mais ce n’est pas un
projet épistémique. C’est une limitation juri—
dico—politique contre les immigrants sans
papiers, c’est un mésusage du nationalisme.
Nous voulons garder les structures abstraites

88
de l’État libres des préjugés du nationalisme.
C’est un acte abstrait, pas un projet épisté—
mique. Le nationalisme est un présupposé
que le fonctionnement épistémique du natio—
nal est plus en phase avec le travail de l’Êtat
et donc le mérite davantage. Ce n’est pas un
projet épistémique, comme la tolérance.
L’Ètat est une structure abstraite minimale
que nous devons protéger parce qu’elle est
notre alliée. Ce devrait être l’instrument de
la redistribution. Cette fonction fondamen—
tale a été tronquée dans l’État global.
Sans vouloir vous offenser, on parle sou—
vent de « valeurs asiatiques » ou du confucia—
nisme sans connaître bien les textes, ou sans
aucune attente d’un savoir linguistique de la
part de l’autre, afin de se protéger précisé-
ment contre certains types de bonnes
demandes faites par ceux qui veillent au res—
pect des droits de l’homme, etc. Je ne me
lancerai pas là—dedans. Si vous regardez l’his-
toire de la poésie classique en Chine, vous
verrez avec quelle dureté un « confucia—
nisme » apocryphe a tenté de brider la liberté
de l’expression poétique en imposant une
allégorie morale. Il semble que capitalisme
plus confucianisme forment une combinaison
comparable. Dans l’histoire du bouddhisme,

89
Gautama Bouddha s’est élevé contre la cor—
ruption de l’hindouisme institutionnel et il a
eu l’incroyable courage, cinq cents ans avant
Jésus—Christ, de donner des écritures en pali
— un créole du sanscrit. Il était prince et, à ce
titre, il avait droit à la langue raffinée du
sanscrit. En l’espace d’un siècle, le boud—
dhisme devient quasiment une religion impé—
riale. Le bouddhisme créole original a été
défini comme le bouddhisme hinayana, ou
« véhicule inférieur », et tous les textes ont été
traduits en chinois ou en sanscrit. En Inde, le
bouddhisme a été le refuge des basses castes.
Au Myanmar [Birmanie], il a été le véhicule
de l’oppression religieuse. Le bouddhisme
« essentiel » fantasmatique célébré par les
Euro—Américains est un élément utile d’his—
toire culturelle. L’islam, qui a l’internationa-
lité la plus vaste — du Maroc à l’Indonésie et
au-delà — est contaminé par des politiques
réactives de genre et par la « terreur ». Soit dit
en passant, ce sont des phénomènes interna—
tionaux — le terme « universel » est descripti—
vement faux, il ne fait que refléter des désirs
qui entrent en concurrence pour d’évidentes
raisons. Je ne parlais donc pas du tout d’un
universalisme éthique. Dans sa « Religion
dans la limite de la simple raison », Kant dit

90
qu’il n’est pas possible de penser un État
éthique en tant que tel. Je trouve son analyse
convaincante. Kant a recours au terme
gemez'nes Wesen, au lieu de Smat pour faire la
distinction. En anglais, on traduit par « État »,
de sorte que nous perdons cette importante
nuance. (Soit dit en passant, quelqu’un m’a
écrit qu’en invoquant l’original allemand, je
« privatisais » le texte. Nous devons nous rap-
peler que l’anglais n’est pas la seule langue au
monde.) Je crois qu’on ne peut pas décider
par décret d’un État éthique. L’éthique inter—
rompt les abstractions de la structure éta—
tique. Ce sont des structures juridiques, elles
ne peuvent pas rendre la justice. Mais elles
servent la justice et nous devons les protéger.

QUESTION
Je viens d’un département politique, et
plus précisément de celui des relations inter—
nationales. Donc, une question un peu stra—
tégique. Je voudrais savoir ce que vous voyez
l’une et l’autre potentiellement dans ce que
Derrida appelle le potentiel stratégique au
sein des institutions souveraines. Jeter ces ins—
titutions les unes contre les autres? Et dans

91
le cas du régionalisme critique, quelle possi-
bilité voyez-vous, notamment alors que la
Chine s’ouvre peu à peu, dans une institution
comme la Cour internationale de justice qui
criminalise le concept même de souverai—\
neté? Comment ces tensions et ces résis-
tances initiales ont—elles joué? Quelles sont
les possibilités pour une politique qui soit
post—souveraine tout en ayant l’espoir d’un
espace administratif dépassant l’État, qui ne
soit pas si restrictif?

JUDITH BUTLER
N’allons pas si vite. Je ne suis pas sûre que
qui que ce soit veuille 'être port—souverain. Ce
que j’avais à dire sur la souveraineté c’est qu’à
mon sens, ce serait une erreur de prendre
la tendance schmittienne chez Agamben
comme le seul crible à travers lequel com—
prendre le fonctionnement du pouvoir.
J’essaie d’ouvrir une analytique du pouvoir
qui puisse inclure la souveraineté comme l’un
de ses caractères, tout en étant aussi capable
de parler des types de mobilisation et d’endi—
guement de populations qui ne sont pas
conceptualisables comme les actes d’un sou—
verain, et qui procèdent par diverses opéra—

92
rions de pouvoir étatique. Mais nous pour-
rions parler aussi de nombreux autres modes
d’analyse. Il est assez intéressant qu’Arendt
dise que le moment exemplaire de la souverai—
nete’ est l’acte de déportation. C’est un point
d’une importance capitale à penser pour nous
maintenant, étant donné la façon dont fonc—
tionne le pouvoir souverain aux États-Unis.
Rappelons—nous aussi que Bush est dans une
certaine mesure post—souverain, en ce sens
que lorsqu’on lui a opposé l’argument que
l’Irak, quels qu’aient pu être ses problèmes,
était un État souverain, et que les États-Unis
n’étaient donc nullement fondés à l’envahir,
on a bien compris qu’à ses yeux toute sa sou«
veraineté était illégitime en vertu du fait qu’il
ne considérait pas ce gouvernement spécifique
comme démocratiquement élu et, même s’il
l’avait été, pas nécessairement légitime à cause
de ses actes despotiques ou tyranniques. Et
bien sûr, c’est compliqué, parce que dès lors
qu’un État décide qu’il peut en envahir un
autre, il exerce une souveraineté extraterrito—
riale. Donc, dans notre nouvelle analytique
du pouvoir, nous allons devoir repenser la
territorialité autant que la souveraineté.
Affirmer sa souveraineté afin de passer outre
cette autre souveraineté, puis Guantanamo et

93
apparemment divers centres de détention à
travers l’Europe et l’Asie centrale, c’est l’idée
d’un certain type d’externalisation de l’inter—
rogatoire, de l’emprisonnement et de la tor-
ture qui, je pense, doit être compris comme
un exercice de souveraineté hors des limites
territoriales des États-Unis, précisément afin
d’échapper aux restrictions de l’habeas corpus
— mais aussi étendre l’opération de la souve-
raineté afin qu’elle devienne synonyme
d’empire. Il me semble que nous voyons de
nouveaux exercices de souveraineté ainsi que
l’illégitimité du caractère souverain de cer—
tains autres États comme ayant une sorte de
contrôle final sur le pouvoir des États—Unis.
Je ne crois pas que la Cour internationale de
justice ait criminalisé la souveraineté, mais il
est vrai qu’elle veut développer un ensemble
de protections internationales qui ne sont pas
formulées sur la base des États—nations, ce que
faisaient les accords de Genève. Elle essaie
donc de parvenir à une compréhension post—
nationale de ce que pourraient être les droits
de l’homme. Cela n’empêche pas ce méca—
nisme spécifique d’être repris par certains
États, d’être mené par certains intérêts hégé—
moniques décidant sélectivement quels types
d’actes criminels ils vont poursuivre ou non,

94
ct faisant appel dans ce processus de décision
à toutes sortes de critères nationaux — et aussi,
dirais—je, néolibéraux. Je pense donc que la
question n’est pas d’être pro— ou antisouve—
raineté, mais de considérer la façon dont la
souveraineté est invoquée, étendue, déterrito—
rialisée, agrégée, abrogée au nom de la sou—
veraineté tout autant qu’aux dépens de la
souveraineté. J’ai l’impression qu’il y a toute
une carte émergente qui est extrêmement
importante.
Je ne sais pas si je peux répondre à votre
question sur les possibilités critiques de la
souveraineté. Il me semble en effet que ce
débat sur l’autodétermination est important.
Je m’intéresse par exemple à la Palestine.
Nous ne saurions rien sur les débats entre
ceux qui sont en faveur de l’autodétermina—
tion et ceux qui sont en faveur d’un État—
nation actif en Palestine. Parce que bien que
nous assistions à des guerres de faction entre
le Fatah et le Hamas, nous n’avons à peu près
aucune idée des débats internes en Palestine,
par exemple sur l’alternative entre un État ou
deux, sur le rôle de la violence dans le combat
politique, les contestations sur le territoire, la
fiabilité des ONG ou des organisations inter—
nationales des droits de l’homme, mais aussi

95
les besoins en infrastruCtures scolaires et
médicales, comment mieux les préserver,
comment raconter le passé, la Naqba en par—
ticulier, et les idées en concurrence d’auto-
gouvernance et d’autodétermination, pour
n’en citer que quelques—unes. Et cette situa—
tion ne vient pas du fait qu’il n’y a pas assez-
de caméras et de reporters sur le terrain. Nous
sommes commis d’office à une idée monoli—
thique de la Palestine, et leurs « disputes
internes » confirment plutôt qu’elles ne
contestent une idée publique monolithique
de qui est ou ce qu’est la Palestine.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Des noms propres. J’entends déportation


et je pense aussi à la Tchétchénie — l’horrible
déportation de 1943 et toutes ces diverses
tentatives de régionalismes avec la Russie dans
les années 1990, jusqu’à ce que la souve—
raineté dans sa compréhension la plus crue
suscite une violence indicible. J’entends sou—
veraineté et je pense au confucianisme et au
bouddhisme évoqués dans une question pré—
cédente.

96
JUDITH BUTLER
Je pense que l’autodétermination est lune
notion différente du nationalisme, de l’Etat—
nation. L’autodétermination peut consister
parfois à réclamer non pas un État, mais
d’autres formes d’autorité régionale suscepti—
bles de dénationaliser un territoire donné, de
sorte que l’on obtient des types très différents
de propositions. L’autodétermination peut
être une variété de souveraineté, l’autolégis—
lation peut en être une autre qui n’esr pas la
même que cette opération de souveraineté qui
déporte selon son bon plaisir ou suspend les
droits. Il me semble que sur le plan interne,
nous devons démonter ce concept avec un
peu plus de précaution.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

À mon sens, il est impossible de tracer une


ligne nette entre autodétermination et natio—
nalisme, entre régionalisme et nationalisme. Il
doit y avoir à l’oeuvre une critique persistante
qui opère tout au long des arrangements
rationnels et après eux. C’est l’impératif régio—
naliste — discontinu du politico-rationnel. La
souveraineté nationale souffrant si souvent de

97
mésusage, et l’idée d’Agamben de la souve-
raineté étant si éloignée de tout ce qui se passe
aujourd’hui, nous devons insister sur le fait
que nous parlons de la souveraineté comme
d’une chose négociable. On peut invoquer
cette négociation dans la mesure où la sou—
veraineté à strictement parler est difficile à
pratiquer aujourd’hui. (Mais pas impossible,
toutefois. Je travaille dans une petite zone
rurale où le rejeton du système des latifimdz'a
théoriquement aboli dispense le changement
avec une autorité idéologique fixe et inchan-
gée. Dernière minute : il a fermé mes classes
parce que les étudiants sortant du lycée
contestaient l’autorité, d’une façon si chao—
tique que ce soit. Une menace à la stase sup-
posée de la souveraineté.) La souveraineté
nationale est parfois utilisée d’une certaine
façon, mais quand elle est utilisée autrement,
nous nous y opposons. De sorte que l’appel
à la souveraineté devient un moment négo—
ciable qui occupe un domaine de risque. La
Macédoine a voté contre la Cour internatio—
nale de justice parce que Bush lui avait promis
de la reconnaître comme une république sou—
veraine. je voulais mettre sur le tapis l’idée
de l’appel à la souveraineté comme un
moment négociable.

98
QUESTION

Je suis bien d’accord que nous devons lire


l’acte de chanter l’hymne national en espagnol
comme vous l’avez proposé, mais je sais aussi
que l’omniprésence de drapeaux américains
lors de ces manifestations est un signe de fierté
américaine. C’est partout un moment de
nationalisme résurgent. Par exemple, je citerai
la politique élecmrale européenne récente, les
nouveaux fascismes que nous affrontons avec
l’extension de l’économie de .marché en
Europe. Dans le cas du Liban, par exemple,
pendant la révolution du Cèdre, en dépit de
l’appel au réseau national de médias, au natio—
nalisme et à la solidarité entre Libanais, les
divisions sectaires à l’oeuvre entre ces masses
de gens étaient extrêmes. Comment pour—
suivre le type d’analyse que vous soutenez
l’une et l’autre, je pense, à l’appui d’un régio-
nalisme critique ? Et rester attentif au type de
pari ou de déclaration d’une politique à venir
ou de droits à venir, ou de droits qui sont
exercés et reconnus? Comment négocions-
nous ces différentes analyses de pouvoir qui
ne font pas appel à la théorie d’Agamben
de la souveraineté, avec les types d’usages

99
incontrôlables que l’on fait encore une fois
de ces signifiés nationaux ?

JUDITH BUTLER
Eh bien, disons qu’avec Schwarzenegger,
c’est un risque. Mais je pense que j’y vois
peut—être un peu plus de contingence que
vous. Et je ne sais pas dans quelle mesure
l’analogie que vous proposez préfigure votre
jugement qu’il pourrait s’agir uniquement et
éternellement d’une résurgence du nationa—
lisme. Ce pourrait l’être. Et en fait, ce qui est
effrayant dans le mouvement de revendica—
tion de droits tel qu’il est articulé actuelle—
ment, c’est qu’il pourrait produire douze
millions de républicains. Ce que je ne crois
pas qu’il fera. Mais rien ne nous le garantit.
Je crois que nous devons demander : « Com—
ment se fait—il qu’il existe une opposition
nationaliste à ce type spécifique d’appropria—
tion de l’hymne national et à son nationa—
lisme ? » En posant cette question, nous
pouvons nous dire qu’il y a déjà un certain
type de fissure à l’oeuvre. Peut—être que c’est
tout ce qu’ils veulent: une assimilation
directe. Mais il me semble qu’il y a également
une critique de la majorité linguistique ou de

100
l’idée que contient ou devrait contenir la
majorité linguistique, et je dirais donc que
c’est une notion de multiculturalisme très dif—
férente plutôt qu’une idée singulière de la
nation. Et je ne sais pas quelle est la part
tactique dans cette façon de chanter. Je ne
sais rien des gens qui ne chantent pas, mais
qui font d’autres choses, et il n’y a bien sûr
aucun moyen de savoir à l’avance si cela sera
assimilé à ce que vous appelez le nationalisme
résurgent, ou si cela se révélera tout autre
chose, ou si ce sera un mélange. Je tends à
penser pour ma part que ce sera un alliage,
que ce sera complexe. Et tel que je le com—
prends, c’est déjà complexe. Certains ont
choisi cet hymne comme une façon d’aller de
l’avant; d’autres ont choisi des façons très
différentes d’avancer. Le discours de l’égalité
ou le discours du travail — nous sommes la
force de travail dont vous avez besoin, le tra—
vail sur lequel vous vous appuyez, regardez
ce qui se passe dans vos magasins si nous
n’allons pas travailler. Nous faisons partie du
système de production, de circulation et de
distribution, votre économie ne fonctionne
pas sans nous et cela nous donne un certain
tYpe de pouvoir. Cela me frappe comme
un moment très différent du moment de

101
l’hymne national, et il se peut fort bien qu’il
s’agisse aussi d’un autre type de « nous ».
Nous sommes la force de travail sous—payée,
privée de droits, invisible, qui fait fonctionner
votre économie. Telles sont donc les ten—
dances dans un mouvement qui me frappe
comme ayant le potentiel d’avancer dans des
directions différentes.

QUESTION
Sur le messianisme chez Arendt et la poé-
tique du mythe...

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Je trouve intéressant que vous pensiez que


Judith Butler est philosophe et que je suis
pratique. Laissez—moi vous dire que le régio—
nalisme critique n’est pas une analyse, c’est
un type de projet réellement neuf. Il a une
histoire et il est issu pour nous d’expériences
comme ce qui se passe avec le trafic des
femmes et les femmes vivant avec le VIH et
le sida. Pour Judith, il est issu de l’expérience
de la Palestine. La critique persistante pour—
rait amener l’idée gramscienne de l’intellec—
tuel comme persuadeur permanent. Ce n’est

102
pas une analyse. À l’évidence, cela a son
moment analytique. En ce qui concerne la
poétique du mythe, je laisserai Judith
répondre à la question sur Arendt, mais
laissez-moi dire quelque chose qui s’impose
fortement à moi. Je pense à des gens comme
Simon Gikandi. Il dit notamment que le
génocide s’appuie souvent sur des récits.
Pensez à Israël, qui se sert d’un ancien récit
religieux. Gikandi suggère qu’à cause du
potentiel destructif d’une idée mythopoé—
tique de l’histoire, il respecte l’histoire écrite
comme une chose sûre. Au sein de l’oralité,
on peut montrer selon lui que les récits eux—
mêmes comportent des passages qui trahis-
sent la version génocidaire, mais ce sont les
gens au sein de cette configuration qui doi—
vent prendre une part active à la reconnais—
sance du potentiel mythopoétique actif du
récit historique, pas seulement en citant
Hérodote, mais en prenant cela comme une
tâche pratique à venir. Une idée mythopoé—
tique de l’histoire, c’est là où l’histoire est
dans le processus d’advenir. Il me semble
donc que l’on peut de fait penser l’histoire
comme poétique du mythe en termes de poli-
tique pratique, et pas seulement de spécula—
tion philosophique, quelle que puisse être

103
cette opposition binaire. Je pense qu’il est
dangereux dans notre monde de séparer les
deux de façon aussi nette. Comme vous par—
lez des Lumières, laissez—moi mentionner
qu’Arendt dans cet essai est ironique sur le
moment kantien. Kant place au tout début
de son Qu ’est—ce que les Lumières? la méta—
phore-concept de sortir de l’enfance, toujours
traduite par « minorité » pour une raison qui
m’échappe. « Ignorant les privilèges dont
l’histoire avait fait l’apanage de certaines cou—
ches de la société ou de certaines nations, écrit
Arendt, la Déclaration stipulait l’émancipa—
tion de l’homme de toute tutelle et annonçait
qu’il avait maintenant atteint le temps de sa
maturité]. » Et de fait, c’est bien le projet
des Lumières que de faire des enfants des
hommes. Arendt ici fait de l’ironie. Elle ne
laisse pas entendre que la Déclaration a mis
en oeuvre le projet des Lumières. Elle men—
tionne les quelques rares élus qui ont obtenu
les avantages. Arendt relance les Lumières
pour ce qu’elles valent. Les Lumières ne sont
pas une chose qui arrive. Le traité de West—
phalie a pu «arriver», mais les Lumières

1. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, op. cit,


p. 287.

104
comme élément de cette poétique du mythe
sont toujours mises de côté. Nous devons
donc nous rappeler que si nous concevons
l’histoire comme une poétique du mythe,
nous devons encore et toujours dénouer
l’opposition entre philosophie et pratique.
Vous ne pouvez pas dire que ce n’est pas un
objectif pratique en me regardant, et dire que
c’est un objectif philosophique en indiquant
le professeur Butler. Je suis très sérieuse là—
dessus. Parce que c’est...

JUDITH BUTLER
Je suis pratique...

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK

Et moi, crûment, vulgairement, contre


mon gré, je ne peux m’empêcher d’être un
texte de philosophie. Je voudrais vraiment
vous pousser à repenser ceci. Je suis un peu
grossière, je n’ai pas de très bonnes manières.
Et je ne veux pas dissoudre le moment. Le
monde souffre trop de cette opposition
binaire entre philosophie et pratique, du ban—
nissement de l’histoire comme poétique du

105
mythe dans le philosophique ou le prépoli-
tique. Tout en souffre.

JUDITH BUTLER
Je voulais juste dire une chose qui est peut-
être évidente, mais bien sûr l’idée de régio-
nalismes critiques vient d’une critique très
profonde, et je crois très radicale, de la carte
des études régionales et des positionnements
de la guerre froide sur cette carte. Il me
semble donc que tu es en train de redessiner
une carte. Je crois même. pouvoir dire que ce
type d’innovation ne surgit pas de nulle part.
Il vient d’une histoire qui a en fait exercé ses
violences. Le problème avec Arendt, mainte—
nant que je l’ai amenée dans la discussion,
c’est que si l’on regarde, disons, les premières
pages de son livre sur la révolution, elle ima-
gine un type de commencement ex 72277170.
C’est un rassemblement sans conditions
d’une masse de gens qui se construit ensuite.
Et l’on sait qu’ils viennent tous d’endroits
différents! Comment sont—ils arrivés là? Je
crois que l’une des raisons qui me font aimer
cet essai, c’est que personne n’occupe une
condition ontologique hors de l’histoire et du
pouvoir. Si ces gens se rassemblent pour faire

106
une révolution, ils le font pour de bonnes
raisons — parce qu’ils ont souffert, parce qu’ils
ont critiqué, parce qu’ils se sont liés sur des
bases diverses et qu’ils ont produit une soli—
darité sur la base d’une analyse et d’une his—
toire. Il me semble que quand Arendt désigne
l’idée d’autofabrication comme ce qui brise
l’histoire, elle le fait parfois en invoquant une
idée sans condition de la liberté qui, je pense,
n’est pas vraiment la liberté. je reconnais qu’il
y a des contingences, que les Lumières font
des choses que nous n’attendions pas; qu’il
y a dans le cours de l’histoire des renverse—
ments ou des conséquences inattendues qui
peuvent être extrêmement heureuses, mais je
pense que c’est très différent d’aller vers l’idée
d’un commencement radical ex nz'hilo et que
nous devons peut—être nous montrer un peu
soupçonneux à cet égard.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK


Chez Marx, le moment révolutionnaire est
un moment de fausses > promesses. Mainte—
nant que les jeunes Euro—Américains veulent
de nouveau l’universalisme, j’y réfléchis avec
davantage de prudence. Gardons-le comme
une fin à suspens, sauf pour dire que si Arendt

107
est issue de rien, ex nihilo, Marx est exacte—
ment le contraire.

JUDITH BUTLER
Sorel a accepté cela de Marx, c’est pourquoi
il dit qu’il nous faut de fausses images de
l’avenir pour mobiliser des frappes radicales ;
et c’est vrai, nous ne voulons pas que celles—ci
se réalisent.
Donc nous nous arrêtons ici, sur la pro-
messe de l’irréalisable...
Achevé d’imprimer sur rotative
par l’Imprimerie Darantiere
à Dijon—Quetigny en
août 2009

N° d’impression : 29- 1.067


Dépôt légal : août 2009

Imprimé en France
ÊÎÉtat, auiourd’hui, est essentiellement un lieu de
transit et ses habitants sont, de plus en plus, des
apatrides. À l’ère des migrations permanentes
(dues a des pressions économiques, culturelles,
militaires ou climatiques), qu’est—ce que la philo—
sophie contemporaine, a commencer par celle de
Hannah Arendt, peut nous dire sur ce phénomène
qui concerne aussi bien les Palestiniens que les
membres de l’Union européenne "P Qui exerce le
pouvoir aujourd’hui ’? Avons-nous toujours le droit
d’avoir des droits "P Comment peut-on encore avoir
le sentiment d’appartenir a une nation ?

Judith Butler, philosophe, est protesseure de rhé-


torique et de littérature comparée a l’Université de
Californie a Berkeley.
Gayatri Chakravorty Spivak, philosophe, Féministe
et pionnière des études postcoloniales, est protes-
seure de littérature anglaise et comparée a
l’Université Columbia a New York.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Bouil/ot.


lSBN Z 978-2-228-90459‘9

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