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Leibniz, par M. de Gaudemar par A. Amiel
par R. Calin et F.-D. Sebbah par Girard
par par G. Waterlot
par M. Parmentier par Ch. Chauviré
par Th. Ménissier Sackur

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Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L 122-52° et 3°a), cl'une
que -, ou reproductions strictement ü l'usage privé du copiste ct non destinées une
utilisation », et d'autre que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et
d'illustration, " toute ou œproduction faite sans le consentement dc
Ce vocabulaire devrait permettre de lire Bourdieu (1930-2002)
comme un philosophe considérable, et non pas seulement comme le
grand sociologue qu'il a été. Les parties les plus théoriques de son œuvre
sont en effet en dialogue, et souvent en rupture, avec les grandes
philosophies du passé, notamment du xx e siècle, tout en s'efforçant de
dépasser 1'« illusion scolastique» qui déforme la pensée des
philosophes. Les emprunts de concepts philosophiques vont d'ailleurs
souvent de pair chez Bourdieu avec des déplacements significatifs, il
s'agit rarement d'une appropriation simple. La formation
phénoménologique de Bourdieu a été déterminante: dans son approche
anti-intellectualiste du corps et de son rapport au monde, on reconnaît la
trace de Merleau-Ponty. Sa vision du monde social et notamment de la
violence symbolique doit autant à Pascal, qu'il cite fréquemment
(cf. Méditations pascaliennes, un ouvrage de philosophie pure), qu'à
Marx; son épistémologie de la sociologie s'inspire de Leibniz; sa
conception du langage d'Austin et de Wittgenstein. Sa vision de la
raison dans l'histoire rappelle Hegel, sa critique du goût artistique
s'oppose frontalement à Kant, son approche de la liberté est en réaction à
celle de Sartre. Un de ses livres les plus critiques est consacré à
Heidegger. Mais le foisonnement des influences et références
philosophiques dans son œuvre ne doit pas masquer le caractère
véritablement et construit de sa philosophie, contenue dans un
réseau dense de concepts (sens pratique, habitus, jeu, champ,
violence "u,'y,h.n.I,

Les auteurs remercient Emmanuel Bourdieu, dont le livre Savoir faire.


Contribution à une théorie dispositionnelle de l'action (Paris, Seuil, 1998) leur
(l beaucoup apporté.

5
Action
* Essentiel dans la pensée de Bourdieu dont il est une notion-clé, le
concept de pratique renvoie à une philosophie dispositionnelle de
l'action édifiée sur la base d'un petit nombre de concepts fondamen-
taux (habitus - structures structurantes -, champ structures structu-
rées -, capital) : « nos actions ont plus souvent pour principe le sens
pratique que le calcul rationnel» ou un acte intérieur de «visée
intentionnelle », ou encore un « rapport intentionnel» à autrui. Pour
une large classe de cas, les comportements des agents sociaux sont
généralement l'expression non réflexive de dispositions, de capacités,
d'habitus, acquis dans et pour un champ de pratiques (ou un
ensemble de champs en relation). « C'est dire que l'action étudiée par
le sociologue n'est ni "purement réactive", selon l'expression de
Weber, ni purement consciente et calculée. À travers les structures
cognitives et motivatrices qu'il met en jeu (et qui dépendent toujours,
pour une part, du champ, agissant comme champ de forces forma-
trices, dont il est le produit), l'habitus contribue à déterminer les
choses à faire ou à ne pas faire, les urgences, etc., qui déclenchent
l'action. » (MP, 176) Cette théorie dispositionnelle de l'action met en
avant la nature pratique de la connaissance généralement mobilisée
par les agents dans leurs actes, et la logique spécifique de cette
connaissance faite corps. Sont ainsi répudiées un certain nombre de
notions (motivation, acteur, calcuL .. ) et d'oppositions (conscient/in-
conscient, individu/société, intéressé/désintéressé ... ) qui structurent
une majorité de réflexions savantes sur l'action (par exemple
scolastique entre déterminisme et liberté: « ... si l'on
dire se dans la mesure où il construit la
n'a pas choisi le principe
c'est-à-dire son et que les schèmes de
construction monde ont été eux-mêmes construits
par le monde »
Les agents n'agissent pas sans mais ce constat n'oblige pas à
dire qu'ils sont rationnels ou à leur imputer des raisons, conscientes
ou inconscientes, qui guident ce qu'ils font: « ils peuvent être rai-
sonnables sans être rationnels» La rationalité des compor-

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tements relève plus de la raison pratique que de la raison théorique,
et les ressorts des actions des agents trouvent leur source ailleurs que
dans des procès de calcul: dans la confrontation ajustée entre un
système de dispositions acquis et un fragment de l'espace social, lieu
d'acquisition et de déploiement de ces dispositions: « Le principe de
l'action n'est donc ni un sujet qui s'affronterait au monde comme à un
objet dans un rapport de pure connaissance ni davantage un "milieu"
qui exercerait sur l'agent une forme de causalité mécanique; il n'est
ni dans la fin matérielle ou symbolique de l'action ni dans les
contraintes du champ. Il réside dans la complicité entre deux états du
social, entre l'histoire faite corps, et l'histoire faite chose, ou, plus
précisément, entre l'histoire objectivée dans les choses, sous forme
de structures et de mécanismes (ceux de l'espace social ou des
champs), et l'histoire incarnée dans les corps, sous forme d'habitus,
complicité qui fonde un rapport de participation quasi magique entre
ces deux réalisations de l'histoire» (MP, 179).
** Les théories de l'action rationnelle considèrent l'action comme
issue d'une délibération volontaire de l'agent qui, sur la base des fina-
lités qu'il se propose, d'une connaissance et d'une évaluation des dif-
férentes possibilités et contraintes qui se présentent pour atteindre
celles-ci, effectuerait un calcul des chances et des profits. Ces théo-
ries ont un double défaut: elles souffrent de l'erreur épistémocen-
trique qui consiste à mettre au principe des actions un modèle
théorique forcément biaisé, étant construit par un chercheur qui
entretient un rapport « scolastique» au monde, et d'un finalisme que
les
VA'H"-",U'V,UL de l'action des philosophies du
seraient issus d'une activité
rationnelle « sans extérieur », c'est-à-dire sans conditions historiques
sociales 89-190 et 259-261). Ce d'explication de
l'action comme réfléchie ou délibérée à une explication de
l'effet de contraintes externes,
chez les mêmes auteurs, paradoxalement de l'une
à l'autre: « Si le glissement de l'une à l'autre de ces positions oppo-
sées c'est que le déterminisme mécanique externe, par
les causes, et le déterminisme intellectuel, par les raisons - de

8
"l'intérêt bien compris" -, se rejoignent et se confondent» (MP,
167). Il faut donc réexpliquer l'action et l'agentivité en termes de
facteurs sociaux et d'habitus, sans toutefois tomber dans une vision
déterministe: «Contre l'une et l'autre théorie, il faut poser que les
agents sociaux sont dotés d'habitus, inscrits dans les corps par les
expériences passées: ces systèmes de schèmes de perception, d'ap-
préciation et d'action permettent d'opérer des actes de connaissance
pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli
conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et
d'engendrer, sans position explicite de fins ni calcul rationnel des
moyens, des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées, mais dans
les limites des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui
les définissent» (MP, 166).

*** Là où la référence à des règles (formalisées ou non, générales ou


particulières) trouve ses limites, se déploient les stratégies pratiques
de l'habitus, c'est-à-dire une logique spécifique de la dimension pra-
tique (dans le cas par exemple des stratégies matrimoniales, ou des
stratégies de reproduction; et ce en « rupture claire avec le lexique
structuraliste de la règle et la théorie de l'action comme exécution
qu'il véhiculait », MP, 78). Les stratégies mises en œuvre par les
agents comportent des « anticipations pratiques des tendances imma-
nentes du champ» (tendances qui ne sont jamais explicitées sous
forme de règles ou de normes d'action), la sensibilité de l'agent aux
sollicitations du contexte étant fonction de sa position et de son ethos
social 252) : « En fait, les stratégies ne sont pas des réponses
abstraites à une situation abstraite, telle qu'un état du marché du tra-
vail ou moyen; elles se définissent par à des
sollicitations, inscrites dans le monde même, sous la forme d'indices
positifs ou ne s'adressent pas à n'importe
à tout ce
'-'IJIJ"-"-'LH.VH "ne leur dit
d'un certain et
d'un certain habitus» La notion de stratégie n'est
donc pas à prendre en un sens subjectiviste et intellectualiste
104).

9
'" La notion d'agent social vise à dépasser les oppositions tradition-
nelles (individu/société, subjectif/objectif, individualisme/holisme,
libéralisme/socialisme ... ), et les antinomies auxquelles elles condui-
sent du fait de conceptions mentalistes des rapports de la personne
avec le monde, les autres êtres humains ou avec elle-même. Ces
conceptions (psychologiques, philosophiques, sociologiques, etc.)
fondent les actes et les paroles de l'agent sur des procès intérieurs,
mentaux (calcul, visée intentionnelle, acte de conscience, délibéra-
tion, etc.) conçus comme indépendants de toute influence externe,
occultant par là les conditions sociales qui permettent au sujet de se
construire et d'être ce qu'il est. Le problème de la conception de
l'agent comme objet d'étude des sciences de l'homme (<< La question
du sujet se trouve posée par l'existence même de sciences qui pren-
nent pour objet ce que l'on a coutume d'appeler le "sujet", cet objet
pour qui il y a des objets », MP, 155) trouve chez Bourdieu sa solu-
tion dans le concept d'agentivité. Caractérisant le moi comme le
point de jonction de contraintes objectives (le champ) et de détermi-
nations subjectives (les stratégies élaborées par l'agent en fonction de
son habitus, et dont les fins tendent à coïncider avec les fins imma-
nentes au champ), la notion d'agent met clairement en lumière la pré-
sence du social (de dispositions supra-individuelles) au cœur même
des pensées et des comportements les plus intimes et les plus
« C'est dire que l'agent n'est jamais complètement le
: à travers les dispositions et la croyance qui
dans le tous les
aXl,0I11atlQlle du (la doxa épistémique
I-lJlUlJlLIU,v

dans les intentions en apparence


Même le mental est social.
» nature ne
social que sa HUI''"'''''''"'"'','"'
c,f',-.,.,·,r''''''..-.-.c,",",1- constitués a doté de dis-

à partir desquelles il forge les dif-


LH,-"UU.HV""y de son attitude envers le monde, social et phy-

10
sique, qui l'entoure. « Le "je" qui comprend pratiquement l'espace
physique et l'espace social (sujet du verbe comprendre, il n'est pas
nécessairement un "sujet" au sens des philosophies de la conscience,
mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, dans
un tout autre sens, c'est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet
espace: il y occupe une position, dont on sait (par l'analyse
statistique des corrélations empiriques) qu'elle est régulièrement
associée à des prises de position (opinions, représentations,
jugements, etc.) sur le monde physique et le monde social» (MP,
157).
*** Dans La Distinction, Bourdieu porte à son incandescence le
constat de la traversée du « sujet» par le social en dirigeant la
recherche sociologique sur « la genèse historique et sociale du goût
esthétique », une des choses généralement tenues pour ce qu'il y a
«de plus personnel dans la personnalité de chacun»
(Accardo/Corcuff, 135) (le sociologue aurait pu, pour en tirer les
mêmes conclusions, faire porter son analyse sur d'autres actes perçus
comme éminemment subjectifs: le suicide Durkheim - ; l'intériori-
sation de la foi, la prière - Mauss ou le choix du conjoint). Les
goûts et les dégoûts de tout un chacun sont ainsi redevables de sa
trajectoire sociale et de sa position à un moment donné. Ils fonction-
nent en cela comme un marqueur social qui étiquette et rend publique
l'appartenance sociale de l'agent à un groupe (ouvriers, petit-bour-
geois, grande bourgeoisie, nouveaux riches, etc.) qui se distingue par
une certaine homogénéité des jugements esthétiques, positifs ou
négatifs, et est par-là même stigmatisé, distingué, des, et par les,
autres et groupes autre de vie 74-
76 ; et le graphique qui superpose « Espace des positions sociales et
Espace des de vie» in 140-141). Cette double dynamique
de l'inclusion et de l'exclusion, fruit des luttes symboliques pour la
discrimination des bons et des mauvais goûts, est sous-tendue par
l'imposition d'une hiérarchie légitime des valeurs (des styles de
des esthétiques) des différentes sections de la classe dominante (les
agents et les groupes dominés ayant tendance à l'autodépréciation et

11
à s'exclure de la sphère des compétences, par rapport au style domi-
nant vu, posé et imposé comme légitime).
Cette « critique sociale du jugement» (remise en cause des conclu-
sions kantiennes) met en avant un constat radical: les agents sociaux
(<< classeurs classés par leurs classements [et] qui se distinguent par
les distinctions qu'ils opèrent », D) sont d'autant moins les sujets de
leurs actes (esthétiques, politiques, moraux ... ) et de leurs pensées
qu'ils sont ce que leur position dans l'espace social (et le parcours
qu'ils ont suivi et subi pour y accéder) les fait être (une évolution
étant toujours possible, pour des raisons structurelles, du fait des fré-
quents décalages entre position et disposition).

* Si le capital au sens de capital économique comme possession de


richesses matérielles ou financières est bien un élément important de
la formation sociale, des rapports sociaux, en tant qu'il oppose poten-
tiellement les munis aux démunis, d'autres espèces de capital jouent
un rôle tout aussi important dans la dynamique sociale. Contre une
vision trop économiste, Bourdieu étend à ces autres formes de capital
l'analyse marxiste qui fonde les rapports sociaux, et les luttes dont ils
sont le produit, sur la possession/dépossession de richesses (au sens
étroit).
Le capital culturel est constitué par un ensemble de biens symbo-
renvoient: d'une part, aux connaissances acquises qui se
sous la forme de dispositions durables
ou tel domaine du

instru-
'-H'-'U,-,'HU,UU'_"J,

socialement
mc:anler à l'état institutionnalisé par des réussite au
concours, etc. la reconnaissance de compétences par
société; société souvent, rend publique cette
l'institue, et souvent lui donne statut (enseignant,
'-',",',HHH.a'JVu.H'V'''',

12
professeur, magistrat, employé de la fonction publique ... ). Le capital
culturel ne s'acquiert pas, ni ne s'hérite, sans efforts personnels, il
demande de la part de l'agent un long travail continu et soutenu
d'apprentissage et d'acculturation dans le but de se 1'« incorporer »,
de le faire sien, de le faire soi, en tant qu'il transforme l'être social de
l'agent: « Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété
faite corps, devenue partie intégrante de la "personne", un habitus»
(SB, 92-93). L'acquisition du capital culturel demande du temps et
donc les moyens matériels, essentiellement financiers, pour dégager
ce temps (skholè) ; le capital culturel est en cela étroitement corrélé
au capital économique dont il est en quelque sorte une conversion
(comme on peut convertir une devise en une autre). La notion de
capital culturel permet notamment de rendre intelligible « l'inégalité
des performances scolaires des enfants issus des différentes classes
sociales en rapportant la « réussite scolaire », c'est-à-dire les profits
spécifiques que les enfants des différentes classes et fractions de
classe peuvent obtenir sur le marché scolaire, à la distribution du
capital culturel entre les classes et les fractions de classe» (SB, 91).
Ainsi le système scolaire entérine, voire accentue, les inégalités
culturelles des élèves (fonction du capital culturel familial) : l'accent
est mis sur les mécanismes d'héritage et de reproduction des posi-
tions dominantes (celles qui mobilisent le plus des différentes
espèces de capital).
Le capital social représente l'ensemble des contacts, relations,
connaissances, amitiés, obligations (créances ou dettes symboliques),
qui donne à l'agent une plus ou moins grande « épaisseur» sociale,
r"",nT,,"" d'action et réaction fonc-
et de

une avec
celui de social est l'ensemble des ressources
actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau
durable de relations institutionnalisées d'interconnais-
sance et d'inter-reconnaissance; ou, en d'autres termes, à l'apparte-
nance à un groupe, comme ensemble non seulement dotés

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de propriétés communes (susceptibles d'être perçues par l'observa-
teur, par les autres ou par eux-mêmes), mais aussi unis par des liai-
sons permanentes et utiles» (SB, 94). Étroitement lié aux capitaux
économique et culturel propres et à ceux d'autrui, le capital social
d'un agent est ce qui en assure la reconnaissance et tend à être une
sorte de multiplicateur de leur puissance par un effet d'agrégation
symbolique (comme si les richesses matérielles et symboliques des
agents de connivence s'additionnaient virtuellement). Le réseau de
relations est le produit de « stratégies d'investissement social» que
l'agent, consciemment ou non, déploie afin de créer, renforcer, entre-
tenir, reconduire, réactiver, des liaisons dont il peut espérer à tout
moment retirer des « profits matériels ou symboliques» ; il est aidé
en cela par nombre de pratiques instituées (soirées, réceptions, ver-
nissages, écoles sélectes, activités sportives haut de gamme, rallyes,
séminaires, congrès ... ) « visant à favoriser les échanges légitimes et
à exclure les échanges illégitimes» et mettre ainsi en contact les
agents qui ont le plus intérêt, du fait de leur capital et de leur posi-
tion, à être en contact.
Le capital symbolique, « produit de la transfiguration d'un rapport de
force en rapport de sens », désigne l'effet de violence immatérielle
des autres formes de capital sur les consciences, il est une sorte de
signification perlocutoire des autres modes de capitalisation: l'ordre
social, sa ou ses hiérarchies et les rapports de domination qui en
naturel ou allant de soi aux protagonistes dont l'ha-
espèce de capital
différents) à fonc-

condense
nrrvnl'l,:>r,::>C matérielles et immatérielles
et se
recherchent, en raison même de la puissance de leurs « vertus» sym-
boliques. On peut noter aussi que certains champs (religieux, mtis-
tique, politique, universitaire ... ) ont pour finalité la production de
biens symboliques spécifiques (bien que toujours potentiellement
convertibles).
** La notion polymorphe de capital forgée par Bourdieu permet de
construire un mode de représentation plus à même de révéler la
structure, le système de relations et de dépendances, de tout univers
social. Ainsi à la place de l'image pyramidale généralement propo-
sée, la société doit être conçue comme un espace à plusieurs
dimensions, comme un « espace de différences », différences entre la
forme et le volume global en capital qui définissent des positions
occupées par tels ou tels agents. La compréhension de la logique des
effets symboliques de positions et de ressources s'obtient par le
recours à une « économie des biens symboliques» (dont l'économie
économique n'est qu'une des dimensions) qui rend compte des straté-
gies d'accumulation, de reproduction, et de reconversion des diffé-
rentes espèces de capital par un individu (cf. MP, Post-scriptum 1)
dans le but d'améliorer ou de conserver sa position dans l'espace
social (enrichissement ou transformation d'autant plus faciles que
l'agent occupe une position dominante, et donc un capital déjà
conséquent qui lui ouvre de nombreuses possibilités; et d'autant plus
difficiles pour les plus démunis en capital, les dominés ; voire inexis-
tants dans le cas des « hommes sans avenir» : chômeurs de longue
date, sans domicile fixe, sans-papiers, etc.) (cf. chapitre 6). « Le
capital sous ses différentes espèces est un ensemble de droits de
le le rnr,r\Ar>A·'''''
possibles pourtant officiellement garantis à tous (comme le droit à
l'éducation) » 267).
*** Le capital symbolique, fruit de la reconnaissance par des tiers
la légitimité de la position de celui qui en est possesseur, et donc de
sa domination, révèle même la de celui-ci vis-à·
vis du regard de ce tiers (on songe à Hegel: le maître a besoin d'être
reconnu par l'esclave ... ). Cette ambiguïté du

15
octroie un pouvoir de domination dépendant du dominé, plonge ses
racines dans un fait anthropologique: le dominant tient son pouvoir
de la simple reconnaissance de celui qui a reconnu sa domination
comme légitime. La domination dépend donc en l'occurrence de la
reconnaissance du capital symbolique: «Le capital symbolique
assure des formes de domination qui impliquent la dépendance à
l'égard de ceux qu'il permet de dominer: il n'existe en effet que dans
et par l'estime, la reconnaissance, la croyance, le crédit, la confiance
des autres, et il ne peut se perpétuer qu'aussi longtemps qu'il parvient
à obtenir la croyance en son existence» (MP, 200).

* Issu d'un long processus de différenciation, le monde social


moderne se décompose en une multitude de microcosmes, les
champs, dont chacun possède des enjeux, des objets et des intérêts
spécifiques (champ littéraire, scientifique, politique, universitaire,
juridique, des entreprises, religieux, journalistique). Ces parties de
l'espace social sont relativement autonomes, c'est-à-dire libres d'éta-
blir leurs propres règles, échappant aux influences hétéronomiques
d'autres champs sociaux (par exemple certains critères économiques
ou politiques pour les champs universitaire ou scientifique). «Le
processus de différenciation du monde social qui conduit à l'exis-
tence de champs autonomes concerne à la fois l'être et le connaître :
en se différenciant, le monde social produit la différenciation des
modes de connaissance du monde ; à chacun des champs correspond
de fondamental sur le monde crée son objet propre
nr1rl("'·,n", de et

vù"-,,Ul',-,lH comme « des espaces structurés de


œuvrent dans ces « de force »,
'-.fU.Li,V'.V'" "'1-'''"',., ..... ,,,,,, de leur
.... dans ces espaces et
être analysées indépendamment des caractéristiques de
déterminées par » La structure du
("'('\,'r",."nr,nrl à un « état du rapport de force entre les agents ou

16
les institutions engagés dans la lutte» pour la position hégémonique
dans le champ: il s'agit d'acquérir le monopole de l'autorité en tant
qu'elle octroie le pouvoir (par la violence légitime propre au champ)
de modifier ou de conserver la répartition du capital spécifique à cet
espace (diplômes, connaissances, style de vie, argent, contacts,
acquis professionnels, capacité oratoire, origine sociale, présentation
de soi, ou tout autre élément valorisé par le champ). Héritée des
luttes antérieures, cette répartition est en un sens la structure du
champ (QS, 113-114). Les champs sont des « marchés pour capitaux
spécifiques» (SB, 86) dans lesquels les agents pensent et agissent en
fonction de, par et pour leurs ressources propres dans les différentes
variétés de capital.
Les agents sont ce que les fait être socialement leur position dans un
champ. En effet, leur admission dans le champ, dans le jeu (pour
reprendre une des analogies favorites de Bourdieu), se fait sur la base
des critères reconnus par celui-ci (la possession des différentes
formes de capital qui sont les enjeux, les finalités du champ) et,
d'autre part, en fonction de l'inscription en eux sous forme de dispo-
sitions (du fait de l'apprentissage ou de la simple pratique régulière)
d'une manière d'être requise par la dynamique propre du champ. « La
logique spécifique d'un champ s'institue à l'état incorporé sous la
forme d'un habitus, ou, plus précisément, d'un sens du jeu ... » (MP,
23). L'intérêt et les intérêts du champ ne sont perçus et vécus comme
pertinents, voire vitaux, que par les agents « dotés de l'habitus impli-
quant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du
jeu, des enjeux, etc. » ibid.), c'est-à-dire par ceux qui font leurs,
parce à les du « Chaque champ se
caractérise par la d'une propre à favoriser
des investissements aussi absolus chez tous ceux ceux-là seu-
les »

** Les ctHlmI)S que Bourdieu les a


,-"-,,-,.Lu.u,'",, ne sont donc
'-''-'l.HULl,

pas des structures même si leur fonctionnement à des


lois générales des champs que le sociologue essaye de mettre au jour.
La structure d'un champ est le produit de l'histoire de ce champ, c'est-
à-dire de « l'histoire des positions constitutives de ce champ et des

17
dispositions qu'elles favorisent» (MP, 120). En d'autres termes, le
champ est à chaque moment caractérisé par les rapports de force
issus des luttes intestines qui sont le fruit des différentes stratégies
mobilisées par les acteurs: soit pour défendre l'orientation du champ
et la position que celle-ci leur confère (défense de « l'orthodoxie »),
soit pour essayer de subvertir l'ordre établi (la doxa, l'opinion com-
mune du champ) afin de modifier l'agencement du capital spécifique
au champ (subversion, hérésie, le plus souvent induite par et pour les
dominés du champ, notamment les nouveaux entrants).
Point n'est besoin pour Bourdieu d'en appeler à un hypothétique trait
invariant de la nature humaine, tel l'égoïsme, pour expliquer le carac-
tère agonistique des champs. Les luttes perpétuelles dont les champs
sont les lieux découlent logiquement, et de la concurrence qui naît
automatiquement de l'investissement des individus dans le jeu, et de
la structure même du champ « c'est-à-dire de la structure de distribu-
tion (inégale) des différentes espèces de capital, qui, en engendrant la
rareté de certaines positions et les profits correspondants, favorise les
stratégies visant à détruire cette rareté, par l'appropriation des posi-
tions rares, ou à la conserver, par la défense de ces positions» (MP,
219).
*** Le champ impose donc « une vision, une division» du monde à
ceux qui sont partie prenante et pris dans son jeu et ses enjeux.
« Chaque champ est l'institutionnalisation d'un point de vue dans les
choses et dans les habitus. L'habitus spécifique, qui s'impose aux
nouveaux entrants comme un droit d'entrée, n'est autre chose qu'un
de d'une construction
croyance dans la
indiscutée des instruments de construction et des objets ainsi
» La d'un la hiérar-
intérêts et la discrimination des objets insti-
fonctionnent ainsi comme l'é"Ir'i"1i'>rp_nkm nnp1em;e
des : elles forment est au fondement même de
toutes leurs actions, collaborations, et, paradoxalement, de tous les
conflits et désaccords. « On oublie que la lutte présuppose un accord
entre les antagonistes sur ce qui mérite qu'on lutte et qui est refoulé

8
dans le cela-va-de-soi, laissé à l'état de doxa, c'est-à-dire tout ce qui
fait le champ lui-même, le jeu, les enjeux, tous les présupposés qu'on
accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait de jouer, d'entrer
dans le jeu. » (QS, 115) (on songe aux remarques de Wittgenstein
dans les Recherches philosophiques, 241-242, et dans De la
certitude, sur l'arrière-plan d'accord non négocié, présent logique-
ment dans toute production symbolique et toute compréhension, et au
parti que John Searle a tiré, en s'inspirant de ces deux auteurs, de
cette idée d'arrière-plan dans La construction sociale de la réalité).
Par-delà leurs luttes pour l'accession aux positions dominantes dans
le champ et leurs désaccords, parfois profonds, les agents d'un même
champ, les «joueurs », sont liés par une « complicité objective qui
est sous-jacente à tous les antagonismes» ; pareille complicité les
met tous en accord, a priori, et de façon le plus souvent inconsciente,
avec les valeurs fondamentales qui structurent le champ (notamment
les oppositions duales fondatrices du champ qui organisent les
« prises de position» : par exemple l'opposition gauche/droite dans
le champ politique, ou celle entre une conception épistémologique et
une approche esthético-littéraire dans le champ philosophique).
La « théorie générale des champs» projetée par Bourdieu fournirait
une description de l'espace social dans ses multiples dimensions (et
non plus en fonction de l'imposition arbitraire d'un seul point de vue,
économique ou politique par exemple, qui, imposant une vision,
dénature son objet ou vise à cacher la violence (symbolique) qu'elle
lui fait subir). Le travail sociologique dessine ainsi une topologie
sociale, une coupe horizontale du monde social qui ne prend sens
lumière sa dimension de
des rlr""'lI-"nL'

* La de classe est celle d'un instrument d'analyse


théorique construit par le sociologue, le principe de classification mis
en œuvre un rôle et et pas seulement des-

19
criptif, comme dans « les bonnes taxinomies des sciences naturelles»
(RP, 25). Cette classe théorique, construite de façon aussi homogène
que possible, s'oppose à la classe réelle, groupe mobilisé c'est-à-dire
constitué comme tel dans la réalité (ibid.), et dont l'existence est un
enjeu de luttes.
** Bourdieu se garde de réifier les classes sociales; se fondant,
comme souvent, sur l'opposition substancelrelation empruntée à
Cassirer, il propose une conception relationnelle et non substantielle
des classes, qui ne sont donc pas des classes au sens de Marx (la
classe comme « groupe mobilisé en vue d'objectifs communs et en
particulier contre une autre classe », RP, 26). La proximité dans
l'espace social engendre une classe probable, pas toujours une classe
réelle. Marx est critiqué pour son « effet de théorie », son passage
« de l'existence en théorie à l'existence en pratique» (ibid., 27), faute
d'avoir vu qu'une classe n'est pas une réalité tant qu'elle n'est pas
« connue et reconnue », mobilisée. En un sens « les classes sociales
n'existent pas », « ce qui existe, c'est un espace social, un espace des
différences» (ibid., 28) où les classes existent virtuellement, comme
« quelque chose qu'il s'agit de faire ».
Bourdieu révoque la conscience de classe au sens de Marx, à laquelle
il préfère le sens de sa propre place dans l'espace social, «une
connaissance pratique qui ne se connaît pas» et qui s'exprime sous
forme d'un sens des limites témoignant de « l'incorporation de la
nécessité du monde social» (<< ce n'est pas pour nous») 221).
Ce sens de sa propre place n'exclut aucune forme de résistance, mais
au détournement
'-''''<J'Ve'''''',", » par des

classements
« lutte des classements» comme lutte
une vision du monde social, une
construire y a de différences
et de distinctions que d'lllOIl110)géllélté au sein même des classes. De
social est la « réalité et

20
commande ... les représentations que les agents sociaux peuvent en
avoir» (RP, 28-29). La sociologie de Bourdieu est plus une pensée
de la distinction et des principes de distinction et de classement
qu'une pensée des classes réelles.

Compréhension et . . . "',U' •• '............ ,.;. sociologiques


* Bourdieu refuse l'opposition classique entre expliquer et
comprendre. Le sociologue se propose « d'établir des principes d'ex-
plication et de compréhension universels, valables pour tout "sujet",
y compris, évidemment, pour celui qui les énonce ... » (MP, 156),
ceci au moyen de l'objectivation propre au travail sociologique (qui
passe par le moment proprement théorique de «construction de
l'objet» de l'investigation). Cette objectivation, quantitative
(méthode statistique, recherche de corrélations ... ) ou qualitative
(enquêtes, entretiens ... ), peut déboucher, du fait de l'inclusion du
point de vue de l'agent dans celui du sociologue, sur une
« objectivation participante» (sur cette dernière approche, cf. MM,
« comprendre », 903-939). Le plus souvent l'objectivation et les
interprétations qui en découlent sont le fruit des deux approches
combinées (La Distinction en offre une illustration remarquable).
La compréhension des phénomènes sociaux, d'un agent ou d'un
groupe d'agents, passe ainsi par l'analyse objective des positions et
prises de positions des individus (lesquelles sont tributaires de la
logique du champ où elles s'établissent). «C'est se donner une
compréhension générique et génétique de ce qu'il [l'agent] est, fon-
dée sur la maîtrise (théorique ou des conditions sociales
dont est le : maîtrise des conditions des
mécanismes sociaux dont les effets s'exercent sur l'ensemble de la
catégorie dont il fait (celle des des ouvriers
'1

des et maîtrise des conditionnements


ment et sociaux associés à sa .... "co,,., ru.,
particulières dans Bourdieu récuse ainsi
la partition entre deux de sciences (celles de la nature et celles
de l'esprit - ou de la culture) qui donnerait lieu à des résultats d'un
genre différent: l'un explicatif (mobilisant lois et causes), l'autre

21
compréhensif (faisant appel à l'intuition, l'interprétation, l'empa-
thie ... ). L'explication sociologique, la description de la position de
l'agent, est elle-même compréhension de celui-ci, de son point de
vue: « Contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que
comprendre et expliquer nefont qu'un» (MM, 910).
Cette compréhension, néanmoins, ne saurait se réduire à l'accumula-
tion des différents «points de vue» des agents: «Il faut aussi
confronter [ces points de vue] comme ils le sont dans la réalité» et
faire apparaître ainsi « l'affrontement sans concession ni compromis
possible de points de vue incompatibles, parce qu'également fondés
en raison sociale» (MM, 9). La compréhension du monde social naît
ainsi de cette appréhension rationnelle « de la pluralité des perspec-
tives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et
parfois directement concurrents» (ibid., 10). Néanmoins, en dépit de
ce perspectivisme, la réalité sociale n'est pas à concevoir comme le
fruit des rapports d'intériorité à intériorité de sujets interagissants,
mais comme une réalité proprement sociale, un espace géoméuique à
plusieurs dimensions, dont les intersections à différentes coordon-
nées sont autant de points de vue sur cette réalité (cf. MM, 10). « Le
sociologue ne peut ignorer que le propre de son point de vue est
d'être un point de vue sur un point de vue. Il ne peut reproduire le
point de vue de son objet, et le constituer comme tel, en le resituant
dans l'espace social, qu'à partir de ce point de vue très singulier (et,
en un sens, très privilégié) où il faut se placer pour être en mesure de
(en pensée) tous les points de vue possibles. Et c'est seule-
ment dans la mesure où il est capable de s'objectiver lui-même, qu'il
tout en restant à la qui lui est inexorablement assignée
se en au lieu où se trouve placé
au moins dans une certaine mesure, un alter
son de c'est-à-dire
à sa place, il serait et ""'An0<o.r'l1t
comme lui»
** Comprendre, mais dans quel but? Même si porter à la conscience
les mécanismes la domination et la violence symbo-
lique ne dissout pas leurs effets ou n'octroie pas nécessairement les

22
moyens de les annihiler (en changeant les principes de distribution
du champ, par exemple), les profits de la compréhension des nécessi-
tés du monde social (profits que Bourdieu conçoit de manière spino-
ziste) sont, paradoxalement, à penser en termes de degrés de liberté
accessibles aux agents sociaux (par exemple, pour certains agents,
pouvoir « imputer sa souffrance à des causes sociales et ... se sentir
ainsi disculpés») : « ... contrairement aux apparences, c'est en éle ..
vant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure
connaissance des lois du monde social, que la science sociale donne
le plus de liberté. Tout progrès dans la connaissance de la nécessité
est un progrès dans la liberté possible. La mise au jour des lois qui
supposent le laisser faire (c'est-à-dire l'acceptation inconsciente des
conditions de réalisation des effets prévus) étend le domaine de la
liberté» (QS, 44-45). Contre toute « naturalisation» de la société,
vue dans telle ou telle configuration, aussi contraignante soit-elle,
comme un donné immuable, Bourdieu soutient que la connaissance
objective de la « formation sociale» en tant qu'ensemble de nécessi-
tés historiquement formées est un facteur de libération et un potentiel
vecteur de réformes: « ... ce que le monde social a fait, le monde
social peut, armé de ce savoir, le défaire» (MM, 944).
Cette compréhension libératrice des nécessités sociales, si le socio-
logue l'expose, dans le meilleur des cas, dans la sphère publique
(publications) ou la propose aux décideurs (administrations, associa-
tions, entreprises etc., qui souvent ne savent trop comment l'exploiter
ou, sachant sa pertinence, s'interdisent de l'exploiter), le sociologue,
en tant que professionnel de l'explicitation et doit l'offrir aux
afin de les aider « à livrer leur vérité ou, à
socio-
cOlmprétlenslO'n et de connaissance
soi », dit Pascal que
Bourdieu en au monde le monde ceux
en ont besoin (les dominés) et qui sont désarmés quant à la
de leur
'-'U'-_ULJ.'VH qu'ils sont des " ' L H..

rendent possible cette compréhension savante (on pourrait ajouter


aussi ceux des dominants exercent bien malgré eux une violence

23
symbolique envers les moins bien « classés» ) (cf. MM). Ceci d'au-
tant plus, comme le souligne Bourdieu, que les moyens de domina-
tion faisant toujours plus appel à des « ressources et justifications
techniques et rationnelles », les dominés « devront se servir toujours
davantage de la raison pour se défendre contre des formes de plus en
plus rationalisées de domination (je pense par exemple à l'usage poli-
tique des sondages comme instrument de démagogie rationnelle) »
(MP, 99). La prise de conscience que procure l'explication sociolo-
gique n'implique pas tant la stigmatisation de personnes (pour la
domination qu'elles exercent, ou pour le pathétique de leur situation,
voire encore pour l'incongruité de telle ou telle réaction des uns et
des autres) que la dénonciation au travers elles de structures sociales
oppressives, inégalitaires, anomiques ou incohérentes. Bourdieu met
en avant ici, comme ligne de conduite de l'enquête sociologique, le
précepte spinoziste: « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester,
mais comprendre. »

*** L'entreprise sociologique d'objectivation suscite néanmoins


nombre de résistances, voire de dénégations collectives (ainsi dans
les champs savants où « [le sociologue] en essayant de savoir et de
faire savoir ce que l'univers du savoir ne veut pas savoir, notamment
sur lui-même, prend le risque d'apparaître comme celui qui vend la
mèche» 14). Résistances individuelles d'abord qui renvoient
aux difficultés des agents à assumer dans toutes ses conséquences
l'objectivation de soi; vérité qu'ils pressentent mais qu'ils peuvent
refuser au profit de l'illusio quotidienne, inconfortable mais rassu-
et maintient en l'état
: « ... les de
l'illusion sur soi, et de
une forme ou
contre les aux réalités et au et souvent avec la
l'université par
- pour-
si amoureuse des classements et des hiérarchies offre toujours
aux amours-propres des satisfactions compensatoires et des lots de
consolation propres à brouiller la de soi et des autres) »
Résistances et dénégations collectives sont ensuite mobi-

24
li sées par des groupes institués: soit du fait de la domination qu'ils
exercent et dont l'explication sociologique met au jour les fon-
dements arbitraires et la violence symbolique que cette domination
exerce pour s'imposer comme légitime (<< .•. les défenses que les
individus opposent à la découverte de leur vérité ne sont rien auprès
des systèmes de défense collectifs qui sont mis en œuvre pour mas-
quer les mécanismes les plus fondamentaux de l'ordre social, tels
ceux qui régissent l'économie des échanges symboliques », ibid.) ;
soit de par le caractère scolastique de la position (du champ) qui est
la leur, c'est-à-dire de leur propension irrépressible à se percevoir, et
à projeter ce mode de perception de soi sur les autres agents, comme
constitués de sujets libres de toutes déterminations sociales et qui
trouvent exclusivement en eux-mêmes les principes de toute action
ou pensée (philosophies de la conscience, herméneutiques, sémiolo-
gies structuralistes ... , souffrant de ce que Bourdieu qualifie
d'« épistémocentrisme scolastique» ; cf. MP, 64-68).
Contre les oppositions (subjectif/objectif, individu/société ... ), jugées
stériles, de la raison scolastique, contre les dénonciations teintées
d'obscurantisme d'une prétendue « hégémonie totalitaire de la raison
scientifique », et contre les occultations et dissimulations des ressorts
de la domination par ceux-là mêmes que favorisent cette domination
et son ignorance, Bourdieu oppose les outils méthodologiques,
scientifiques, de l'explication compréhensive sociologique, armes
susceptibles d'ouvrir le champ des possibles et de déboucher sur des
actions politiques visant à modifier, réformer, réorienter les struc-
tures sociales: « .. , la science n'a que faire de l'alternative entre la
démesure totalisatrice d'un rationalisme dogmatique et la démission
esthète irrationalisme nihiliste; elle se satisfait des vérités par-
tielles contre la vision commune
en mesure de procurer les
seuls moyens rationnels les marges de
manœuvre laissées à la c'est-à-dire à l'action politique»

25
* Il Y a chez Bourdieu toute une philosophie du corps, pour une part
empruntée à Merleau-Ponty, mais qui rejoint aussi Pascal et son
analyse, dans le célèbre texte sur le pari, du dressage de
« l'automate» qui est en nous et de 1'« abêtissement» selon lui
nécessaire au non croyant qui a décidé de croire (cf. la « contrainte
par corps », MP, 201). Selon Bourdieu, Pascal « ne cesse de rappeler
que l'ordre social n'est que l'ordre des corps» (ibid.). Les contraintes
sociales, tant symboliques que physiques, s'exercent et s'inscrivent
avant tout sur les corps. Les dominés intériorisent leur infériorité
sociale en l'incorporant, sous forme de maladresse corporelle et de
timidité (ibid.). La violence symbolique elle-même, par exemple
celle du discours performatif qui s'exerce sans l'intermédiaire d'au-
cune contrainte physique, s'exprime souvent chez le destinataire par
le fait d'être mal à l'aise corporellement.

** De même l'identité sexuelle façonne le rapport au corps propre,


les attitudes, la démarche, les gestes de politesse (cf. dans SP, le
ch. 4, p. 116 et s., sur l'exemple kabyle). Dans DM, Bourdieu décrit
non seulement l'incorporation de la domination masculine (p. 28),
parlant de «somatisation des rapports sociaux de domination»
(p. 29), mais aussi sa légitimation: la force de la sociodicée mascu-
line vient de ce qu'« elle légitime une relation de domination en
l'inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une
sociale naturalisée». la vision du
monde dominante instaure à sa guise des classements des
de différences corpo-
des

*::: * social le corps en « » et le corps


devient à son tour un opérateur pratique de différenciation, étant
des « schèmes de et d'appréciation dans les-
un groupe dépose ses structures fondamentales»

26
Notre corps socialisé est le véritable porteur ou agent de la connais-
sance pratique du monde - en l'absence de sujet transcendantal- ;
Bourdieu parle de «connaissance par corps»: «Le monde est
compréhensible, immédiatement doté de sens, parce que le corps,
qui, grâce à ses sens et à son cerveau, a la capacité d'être présent à
l'extérieur de lui-même, dans le monde, et d'être impressionné et
durablement modifié par lui, ayant été longuement dès l'origine,
exposé à ses régularités. Ayant acquis de ce fait un système de dispo-
sitions accordé à ces régularités, il se trouve incliné et apte à les anti-
ciper pratiquement dans des conduites qui engagent une connais-
sance par corps assurant une compréhension du monde tout à fait
différente de l'acte intentionnel de déchiffrement conscient que l'on
met d'ordinaire sous l'idée de compréhension », (MP, 16). Dans une
veine assez merleau-pontyienne Bourdieu soutient encore, contre les
doctrines intellectualistes, ou les philosophies de la conscience, que
nous n'avons pas un corps, mais que nous sommes notre corps: « Ce
qui est appris par corps n'est pas quelque chose que l'on a, comme un
savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l'on
est» (SP, 123). D'une certaine façon, le social transforme le corps en
instrument du destin.

* On a souvent attribué à Bourdieu une vision déterministe,


« spinoziste », du monde social, et notamment compris l'habitus et la
position dans le champ social comme enfermant les agents dans un
destin. Et il est bien vrai que Bourdieu a fortement souligné, dans ses
de la notamment, les « effets de destin» que
le système scolaire, par exemple, exerce sur les adolescents 49),
les effets du tri par l'école, véritable « démon de Maxwell »
et présenté dans misère du monde certaines trajectoires sociales
individuelles comme un rétrécissement quasi inéluctable des pos-
sibles. La misère sociale que Bourdieu veut décrire notamment dans
ce livre à travers des récits de vie n'est pas forcément ou pas seule-
ment une « misère de condition» (la pauvreté), mais une « misère de
position» dans laquelle les aspirations légitimes des individus se

27
heurtent sans cesse à des contraintes qui leur échappent; et ce, dans
l'espoir que l'analyse de cette misère aura une fonction libératrice:
« ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce
savoir, le défaire ... »
** D'autres éléments de sa théorie du social peuvent évoquer la thèse
spinoziste de la liberté comme simple ignorance des causes qui nous
déterminent: l'attribution aux agents d'une méconnaissance de ce qui
est réellement au principe de leurs pratiques, la critique de la liberté
sartrienne et de la théorie de l'action rationnelle (<< nous sommes
empiriques dans les 3/4 de nos actions », disait déjà Leibniz), la
dénonciation de l'aveuglement scolastique, de l'illusio des agents
impliqués dans un champ et qui se sont « pris au jeu », de l'invisibi-
lité de la violence symbolique subie par eux, d'autant plus insidieuse
qu'elle a souvent les dehors de la légitimité. Dans des cas de ce
genre, il y a bien aveuglement sur ce qui nous contraint, donc illusion
de liberté, mais la soumission peut aussi se convertir en résistance,
nonobstant « l'extraordinaire inertie qui résulte de l'inscription des
structures sociales dans les corps» (MP, 206).
*** De fait, selon Bourdieu, l'habitus prédispose les agents sans les
déterminer, ce n'est pas une cause au sens de Spinoza, et la théorie de
l'habitus ne concerne qu'une catégorie d'actions, intermédiaires entre
les actions mécaniques et les actions intentionnelles, actions qui
« économisent» du calcul et de la réflexion. Bourdieu ne nie pas
l'existence d'autres de l'action, comme l'action

efficient que certaines conditions sont


dé1tenmülée:s, dans la structure d'un etc. C'est parce qu'il ne
s'intéresse une non à toutes, que Bourdieu
est amené, dans ses textes les « durs », à affirmer l'irré-
versibilité du conditionnement par l'habitus comme processus

28
d'incorporation du social (R, 109). Pour autant l'habitus, comparé à la
compétence chomskyenne justement pour sa capacité créatrice, n'est
pas censé empêcher l'innovation et l'improvisation dans les pratiques,
au contraire, il oriente simplement les conduites, qui restent ainsi
plastiques, laissant un espace de jeu, une liberté - certes limitée
aux agents: loin d'être rigide comme la logique théorique, la logique
pratique est une logique du flou (CD, 96). En principe, un système
des dispositions reste ouvert, mais il y a des systèmes plus fermés
que d'autres comme le système scolaire. Si donc Bourdieu accorde
un très grand poids au conditionnement social, à la domination, et à
la violence symbolique, et si la tonalité d'ensemble de son œuvre est
pessimiste, on ne saurait parler à son propos d'un déterminisme à la
Zola. Bien plutôt, pour notre auteur, « l'ordre social se situe entre
deux limites: d'un côté, le déterminisme radical, logiciste ou physi-
caliste, ne laissant aucune place à l'''incertain'' ; de l'autre, l'indéter-
mination totale, credo, fustigé par Hegel sous le nom d'''athéisme du
monde moral", de ceux qui, au nom de la distinction cartésienne du
physique et du mental, refusent au monde social la nécessité qu'ils
accordent au monde naturel» (MP, 254). C'est entre l'anomie et le
déterminisme que se situe le monde dont Bourdieu s'occupe.
On a enfin reproché à Bourdieu son « fixisme », mais là encore on
peut répondre que n'ayant pas pour objet d'étude le changement
social, mais plutôt les zones d'inertie de la société, on ne voit pas
pourquoi il aurait dû rendre compte du changement; l'essentiel étant
que sa sociologie dispositionnelle n'interdise pas le changement,
qu'elle explique d'ailleurs partiellement à partir des notions de travail
de de résistance. la théorie

n!otamrnellt dans le ch. 6

* « Parler de c'est simplement acte d'une


disposition naturelle des corps humains, la seule, selon Hume lu
par Deleuze - soit en droit de

29
supposer, la conditionnabilité comme capacité naturelle d'acquérir
des capacités non naturelles, arbitraires» (MP, 177). Les dispositions
sont régies par une rationalité pratique irréductible à la raison
théorique.
** La philosophie de Bourdieu se caractérise par le recours fréquent
à des concepts dispositionnels tels que habitus, sens pratique, sens du
jeu, croyance, disposition scolastique, illusio, ethos, hexis, goût,
schèmes. Les concepts de ce genre sont souvent critiqués: ils
n'apportent pas plus d'explication que les « vertus dormitives» des
médiévaux, font référence à des entités mystérieuses ad hoc, les dis-
positions, et sont redondants par rapport à la simple description des
régularités statistiques observées. Pourtant cette critique n'atteint
qu'un dispositionnalisme substantialiste et dispense de réfléchir,
comme l'ont fait notamment les philosophes anglo-saxons, et avant
eux Aristote, Hume, Husserl, Bergson, Merleau-Ponty, à différentes
versions de la notion de disposition, dont certaines sont plus défen-
dables que d'autres. Les dispositions de Bourdieu semblent moins
correspondre à des entités ou des substances occultes qu'à des
schèmes dynamiques et relationnels, ce qui est bien différent (ainsi
on n'a jamais reproché au «schéma dynamique» de Bergson,
comparable à certains égards aux notions de Bourdieu, d'être une
entité occulte). Un auteur comme Peirce en revanche, héritier de
Hume, d'Alexander Bain, et peut-être de Ravaisson (auteur d'lm traité
très original, De l'habitude), défend une métaphysique des disposi-
onwloglqlwrnel1t coûteuse, qui identifie les dispositions
de réelles sans avoir pour autant
U'-U..l.U.'-''-'''

p"'.HH.UH..,.uVV, des « réelles »,


elles s'actualisent dans des r>r.1Ylr>r.rt01-n.Orl'rC'

circonstances ; elle de manière au moyen


co:ndJltlcmrlennellt irréel: « Si l'on faisait telle chose dans telles
V",-'-'V"'CHI.un.'V"', telles s'ensuivraient ». Peirce
donne ainsi par avance un fondement philosophique aux notions dis-
IJv.J.LuvaeUV.L.rvu de Bourdieu.

30
*** Après avoir qualifié l'habitus de disposition génératrice de
comportements réguliers qui néanmoins n'obéissent pas à des règles
explicites ou à « une visée consciente des fins », Bourdieu ne déve-
loppe aucune ontologie particulière des dispositions. Il a pu initiale-
ment les comparer, pour souligner leur rôle générateur, à la compé-
tence langagière vue par Chomsky, sans saisir tout de suite que si
quelqu'un a « mis le savant dans la machine », c'est bien Chomsky
avec sa notion de compétence (il le note dans RP, 225). Étant d'ail-
leurs de nature mécaniste, tout en visant à expliquer la créativité
indéfinie du locuteur, le dispositionnalisme de Chomsky ne peut
guère être comparé à celui de Bourdieu. Il est clair en tout cas que le
dernier Bourdieu ne veut pas d'une version mécaniste des disposi-
tions. De fait le dispositionnalisme de Bourdieu est tout aussi effi-
cace contre les conceptions mécanistes que contre les visions
intellectualistes de la pratique contre lesquelles il est tout d'abord
orienté, celles qu'incarne notamment aujourd'hui un certain menta-
lisme en philosophie de l'esprit.
On peut noter que les conceptions dispositionnalistes sont loin d'être
ipso facto déterministes (on a reproché à Bourdieu sa vision
« détenniniste » du social) : les dispositions sont plus ou moins plas-
tiques, correspondant à des tendances qui peuvent être fortes ou
faibles, elles inclinent sans nécessiter, pour reprendre le mot de
Leibniz, et exigent pour s'actualiser la réunion de certaines condi-
tions au sein d'une sphère pratique (ainsi la notion d'habitus ne se
conçoit-elle pas séparément de la notion de champ). une théorie
de l'action a besoin de pouvoir expliquer le mobile ou le moteur d'un
acte, voire le passage à l'acte. Ce être une croyance ou une
certes comme en
en termes de croyances comme
il faut ensuite
une efficacité causale pour ensuite que
agit en vertu de cette représentation; mais on retombe en ce cas sur
une notion celle de causal. La notion de
disposition-croyance, qu'utilisent, sous ce nom ou sous un autre,
Peirce, James ou est plus et cohérente.

31
s'avère qu'il est fort malaisé de se passer de concepts dispositionnels,
et que les essais faits pour les « réduire» à des notions ne se référant
qu'à de l'actuel ne sont pas toujours convaincants. À tout le moins
peut-on dire que le débat reste ouvert, et même l'épistémologie des
sciences physiques recourt aujourd'hui à des notions disposition-
nelles.
Notons encore que la théorie de l'habitus ne concerne qu'un ensemble
de pratiques intermédiaires entre les actions mécaniques et celles qui
découlent d'une délibération volontaire ou obéissent explicitement à
une règle: pour en rendre compte, on a besoin d'un principe efficace
d'action qui peut rester implicite, tel l'habitus, individuel ou collectif,
et permet de faire l'économie de l'intention ou du calcul. L'habitus
tolère en outre une certaine liberté qui bien entendu ne s'exerce que
dans certaines limites, n'étant pas celle d'un calculateur rationnel ou
d'un sujet sartrien libre et volontariste.
Il n'y a donc pas lieu, comme cela a parfois été le cas pour le concept
d'habitus, de jeter le discrédit sur toutes les catégories de concepts
dispositionnels, dont on a bien du mal à se passer dès lors qu'on veut
expliquer, et non pas simplement décrire, certaines pratiques qui ont
à la fois de la régularité et du flou (CD, 96). Les dispositions aux-
quelles s'intéressent Bourdieu sont en outre des dispositions acquises
par contact avec, et intériorisation, des structures sociales: elles sont
aussi en nous la trace de l'histoire. Elles servent à expliquer, et sont
elles-mêmes dans le même cadre théorique. Enfin, de
il y a de nombreuses analogies entre l'ha-
mérite d'être

est
un
se par son « l'ostentation ou de la vulga-
rité - ou du moins jugées telles - des « parvenus ». Son à
notamment, par elle se différencie des autres couches

32
sociales, s'opère sur le mode de la distanciation, de l'aisance, de la
culture discrète.

** Dans La Distinction, Bourdieu entreprend de déconstruire La


critique de la faculté de juger de Kant et de relativiser son analyse,
faussée car universalisante, du jugement de goût. « Classeurs classés
par leurs jugements, les sujets sociaux se distinguent par les distinc-
tions qu'ils opèrent - entre le savoureux et l'insipide, le beau et le
laid, le chic et le chiqué, le distingué et le vulgaire et où s'exprime
ou se trahit leur position dans les classements objectifs. L'analyse des
relations entre les systèmes de classement (le goût) et les conditions
d'existence (la classe sociale) qu'ils retraduisent sous une forme
transfigurée dans des choix objectivement systématiques (<< la
classe») conduit ainsi à une critique sociale du jugement qui est
inséparablement un tableau des classes sociales et des styles de vie»
(D, 4 e de couverture).

*'" * L'intention même de paraître « distingué» suffit à disqualifier


l'agent soucieux de s'approprier des marques de distinction. La dis-
tinction est inculquée et assurée par l'éducation bourgeoise, aussi
« ceux que l'on tient pour distingués ont le privilège de n'avoir pas à
s'inquiéter de leur distinction» (D, 278), « là où la petite bourgeoisie
ou la bourgeoisie de fraîche date "en fait trop", trahissant ainsi son
insécurité ». Dans Le laboureur et ses enfants, Jon Elster fait une
analyse similaire de certaines qualités qu'on ne peut obtenir à volonté
ou sur commande, comme le fait d'être « naturel ». Les analyses
du snobisme
VUCJLH-'H'''-,CJ artistique,

toute sa vision du monde social. conc<;;Dt de domination '"AYYl1'" Clt"A

chez lui le (>",,,(><,,1'"\. entaché selon lui d'un


économisme de que de la

33
théorie de ['Homo œconomicus. On peut à certains égards comparer
cette notion au concept de pouvoir chez Foucault, notamment en tant
que la domination s'exerce selon Bourdieu autant sinon plus sur les
corps que sur les esprits (on songe aux « techniques disciplinaires»
de Foucault, faites pour marquer et dresser les corps).

** Le concept de domination est d'ailleurs plus large que celui d'ex-


ploitation qui ne s'applique chez Marx qu'à des rapports de classes, il
permet de penser notamment la domination masculine, le rapport
maître/élève à l'école, chef de service/employés, etc. De fait chaque
champ est un espace de domination et de conflits. La domination
serait impossible sans la soumission doxique des dominés aux domi-
nants, soumission dont ils n'ont en général pas conscience. Les
dominés peuvent toutefois, mais non pas du seul effet d'une prise de
conscience comme le croit le théoricien intellectualiste, développer
des stratégies de résistance et s'engager dans des luttes. Mais il reste
vrai que la pensée bourdieusienne du social est globalement une pen-
sée de la domination, y compris dans son analyse des champs
savants, esthétiques, etc., qui est au plus loin des conceptions habi-
tuelles de la pensée « pure» ou de la recherche « autonome ».

*** La domination masculine a ceci de particulier que, semblant


s'inscrire dans la nature, elle n'a pas l'air d'être une pure construction
sociale: mais en fait « elle légitime une relation de domination en
l'inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une
construction sociale naturalisée» cette naturalisation per-
mettant alors la sociodicée c'est-à-dire la justification par
les de leur domination.

à la fois «
l'AT',rrv'hA à Bourdieu de ne pas avoir dialectisé sa r>r"nr><>,-,t"',nn

domination masculine.

34
Doxa,
* La doxa est une «foi pratique» (SP, 113), et « l'expérience
doxique du monde» (ETP, 234) est une « expérience première du
social qui, comme l'ont montré Husserl et Schütz, repose sur un rap-
port de croyance immédiate qui nous porte à accepter le monde
comme allant de soi », « une expérience première du social» (R, 52).
Pour une part implicite, la doxa est constitutive de l'appartenance à
un champ, elle est propre à un champ, fait partie des présupposés de
l'inclusion dans ce champ et constitue un cadre do xi que jamais dis-
cuté que la réflexivité sociologique, armée de « tous les instruments
d'objectivation disponibles », doit mettre au jour (MP, 22). Chaque
champ (religieux, artistique, philosophique, sociologique, etc.) a sa
doxa propre, sous forme, parfois, comme chez les philosophes, d'un
« impensé inscrit dans leur héritage» (R, 132). Enfin il y a « la doxa
génériquement associée à la skholè, au loisir, qui est la condition de
l'existence de tous les champs savants» (ibid.). Les présupposés qui
forment la doxa sont inséparablement cognitifs et évaluatifs, et leur
acceptation est impliquée par l'appartenance même au champ
concerné (MP, 121), tacitement exigée par le champ et ses produits
(MP, 120). La doxa fait partie de l'illusio comme adhésion aux pré-
supposés d'un champ.

** L'attitude doxique (qui n'est pas sans liens avec


« l'attitude natu-
relIe» selon Husserl, Urdoxa ou croyance originaire) se compose
chez Bourdieu comme chez Husserl de thèses « a-
thétiques », pré-données, et en même temps inadéquates en ce
délpas:selL1t le caractère
pas sans

*** Bourdieu
"neutralisée"
-nrHor",1-",""."",,,,,1-

la ne de croire seulement en d'un


monde existant en soi, mais en la naturalité et la légitimité d'un ordre
social établi: une dimension normative ou est alors
introduite dans la notion de doxa : « les fondamen-

35
taux d'un arbitraire culturel ou politique ( ... ) s'imposent sur le mode
de l'évidence aveuglante et inaperçue» (ETP, 300). La doxa nous fait
vivre «le monde social comme monde naturel et allant de soi»
(p. 234) ; « le monde social tend à être perçu comme évident et à être
saisi, pour employer les termes de Husserl, selon une modalité
doxique» (CD, 155). La doxa bourdieusienne est donc tout sauf
neutre politiquement et moralement. Elle est par là même aliénante,
c'est une conscience empêtrée. «Il faut s'appuyer sur les analyses
phénoménologie de l'attitude naturelle c'est-à-dire de l'appréhension
première du monde social comme allant de soi, naturel, évident, pour
rappeler l'extraordinaire adhésion que l'ordre établi parvient à obte-
nir» (MP, 206) ou « le rapport de soumission souvent insurmon-
table» (p. 262) à cet ordre. Le dévoilement de la doxa exige la même
épokhè de l'attitude naturelle qui consiste à opérer la mise en suspens
de la mise en suspens du doute sur la possibilité que le monde social
soit autrement qui est impliquée dans l'expérience du monde comme
allant de soi (p. 207). La doxa d'un champ forge une orthodoxie et
une hétérodoxie, même si « l'hérétique reste un croyant qui prêche un
retour à des formes de foi plus pures », interdisant de fait « la mise
en question des principes de la croyance, qui menacerait l'existence
même du champ» (MP, 123). Bourdieu évoque même l'allodoxia,
« cette forme singulière de méconnaissance ... consistant à se recon-
naître à tort dans une forme particulière de représentation et
d'explicitation publique de la doxa » 221). Enfin la doxa,
croyance tacite et pratique ancrée dans le corps, n'a rien à voir avec
met d'ordinaire sous le concept d'idéologie, qui renvoie trop
la conscience et de la représentation:
l'affranchissement venir
de est encore un
effet de l'illusion ,,,,.,,,.,,..,..,"',,. . les marxistes et les
féministes 205 et 211-21

'" Afin de rendre intelligibles de façon non réductionniste les actions


et interactions des agents sociaux, et notamment les intérêts et les

36
raisons qui les font se mouvoir, Bourdieu propose d'élaborer une
économie des pratiques qui mette au jour, au travers d'une acception
large de la notion d'économie, les structures objectives (structures
structurantes) et les structures subjectives (structures structurées) qui
orientent leurs choix (le plus souvent irréfléchis, bien que rationnels),
ceci sans assujettir l'analyse des pratiques à des déterminations exté-
rieures ou intérieures: « ... il y a une économie des pratiques, c'est-
à-dire une raison immanente aux pratiques, qui ne trouve son
"origine" ni dans les "décisions" de la raison comme calcul conscient
ni dans les déterminations de mécanismes extérieurs et supérieurs
aux agents» (SP, 85). Se dégage ainsi d'une topologie de l'orchestra-
tion des habitus, la logique intrinsèque de la pratique (logique de l'in-
térêt, de l'investissement, et de l'intéressement dans et aux jeux et
enjeux) qui répond à « d'autres principes que les causes mécaniques
ou les fins conscientes », et obéit « à une logique économique sans
obéir à des intérêts étroitement économiques» (ibid.). La théorie
générale de l'économie des pratiques caractérise les raisons (dans le
sens où l'on parle de la raison d'une fonction) des actions des agents
comme «habitées par une sorte de finalité objective sans être
consciemment organisées par rapport à une fin explicitement consti-
tuée; intelligibles et cohérentes sans être issues d'une intention de
cohérence et d'une décision délibérée; ajustées au futur sans être le
produit d'un projet ou d'un plan» (ibid., 86).
** L'univers économique pratique est donc constitué de plusieurs
mondes économiques (les champs) possédant chacun leur rationalité
et réclamant des dispositions (raisonnables) idoines, leurs
'-'!-"",VL.U.yU.'-'

« raisons » ch. L'économie des biens


tiques). Une des dimensions de cet univers concerne la circulation
des biens symboliques
agents). Cette économie des
celui de l'institution du don cf.
biens symboliques s'instaure dans l'entretien sociologique
- cf. 905 - ; ou ceux auxquels donnent lieu les productions
religieuses ou culturelles et leur repose sur la
de l'intérêt et du calcul (par de l'art pour l'art,

37
ou celui de « noblesse oblige» ... ) et de façon générale sur une mau-
vaise foi individuelle et collective quant à la supposée valeur univer-
selle du désintéressement qui caractérise à première vue l'échange.
L'économie des biens symboliques, doublant l'espace social d'un
espace symbolique, restitue ainsi dans toutes ses dimensions
(structurelle, génétique, dispositionnelle et topologique) la produc-
tion de « denrées mentales» pour reprendre le titre d'un livre de
Vincent Descombes - (politiques, religieuses, culturelles ... ) et les
luttes symboliques (ayant pour enjeu principal la reconnaissance et la
légitimité) dont celle-ci découle: «Appliquant, par une nouvelle
rupture, le mode de pensée structuraliste, [ ... ], non seulement aux
œuvres et aux relations entre les œuvres (comme le structuralisme
symbolique) mais aussi aux relations entre les producteurs de biens
symboliques, on peut alors construire en tant que telle non seulement
la structure des productions symboliques ou, mieux, l'espace des
prises de position symboliques dans un domaine de la pratique
déterminé (par exemple, les messages religieux), mais aussi la struc-
ture du système des agents qui les produisent (par exemple, les
prêtres, les prophètes et les sorciers) ou, mieux, l'espace des posi-
tions qu'ils occupent (ce que j'appelle le champ religieux, par
exemple) dans la concunence qui les oppose: on se donne ainsi le
moyen de comprendre ces productions symboliques, à la fois dans
leur fonction, leur structure et leur genèse, sur la base de l'hypothèse,
empiriquement validée, de l'homologie entre les deux espaces»

***
notamment celle ne
néanmoins son aux de « l'économie éco-
rV:U'CH-.--.A:t'·AC'

en norme universelle des résulte


de l'obéis-
de la
c'est-à-dire la mieux faite pour
inscrits dans la logique d'un
'-''-'11'-''-''''-'.'-'

certain I..-U<HHIJ, cette économie se définir par à toutes

38
sortes de fonctions, dont une parmi d'autres est la maximisation du
profit en argent, seule reconnue par l'économisme» (SP, 85).
Les pratiques proprement économiques (production et échange des
biens matériels et des services, auxquels il faudrait ajouter la circula-
tion des biens financiers) ne sont pour Bourdieu qu'une partie d'une
théorie beaucoup plus générale concernant la création, l'accumula-
tion, la reproduction et la reconversion des différentes espèces de
capital, ainsi que de leur connaissance et reconnaissance et de leurs
effets en termes de légitimité (<< La théorie des pratiques proprement
économiques est un cas particulier d'une théorie générale de l'éco-
nomie des pratiques », SP, 209). L'économisme signifie la tendance à
présenter l'économie (et ses critères) comme « une donnée naturelle
et éternelle» (SB, 105), alors même que l'analyse socio-historique
montre en elle un simple champ, certes important, qui s'est autono-
misé, pour des raisons multiples, dans certaines sociétés humaines ; il
n'est pas de ce fait légitimé à imposer son hégémonie, tant dans
l'ordre politique que dans l'ordre de la connaissance, ne permettant
pas en outre d'expliquer un grand nombre de pratiques
(apparemment) désintéressées (cf. Les Structures sociales de l'éco-
nomie).

'" Comme toute discipline scientifique, la sociologie a ses théories,


ses concepts et ses méthodes : cadres de recherche, outils et procé-
dures qui forment la structure logique de la connaissance sociolo-
gique; pour être cette dernière doit aussi contenir une
dimension fruit de la confrontation des théo-
riques et du corpus de données concernant le terrain social étudié.
Néanmoins, suivant en cela les leçons de Durkheim et de
chacun dans leur domaine insiste sur la
« méfiance » à entretenir vis-à-vis de l'évidence des
« faits» (<<les faits ne parlent pas », disait Poincaré), et des
« prénotions » (des catégories communes), notamment dans le cas
des sciences de l'homme qui ont affaire avec « un objet qui parle ».
Bourdieu met ainsi l'accent sur l'étape de la «construction de

39
l'objet» de l'enquête sociologique. Car loin de se laisser imposer les
catégories communes de l'univers social qu'il étudie et d'être ainsi
pris par les apparences premières au détriment de l'accès à la
connaissance des structures sociales (structurantes, les champs, et
structurées, les habitus), le sociologue se doit de remettre en cause
toutes les évidences du « sens commun» (représentations toutes
prêtes, produit des divisions de l'espace social et de ses antago-
nismes, et qui occultent sa genèse et sa fonction), y compris celles
(présupposés, préconstructions etc.) inhérentes au champ scolastique
qui est le sien. Cette remise en cause doit lui permettre de forger un
objet théorique qu'il soumettra à l'épreuve des données de l'enquête
sociologique (ainsi de l'objet sociologique, à usage théorique, que
sont les « classes sur le papier », groupe sociaux théoriques, par
opposition aux «classes mobilisées» qui sont les groupes réels,
pourvus de représentants, d'une organisation, etc.) : «En effet,
lorsque le sociologue entend tirer des faits la problématique et les
concepts théoriques qui lui permettent de construire et d'analyser les
faits, il risque toujours de les tirer de la bouche de ses informateurs.
Il ne suffit pas que le sociologue se mette à l'écoute des sujets, enre-
gistre fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de
leur conduite et même des raisons qu'ils proposent» : ce faisant, il
risque de substituer purement et simplement à ses propres prénotions
celles des agents qu'il étudie, «ou un mixte faussement savant et
faussement objectif de la sociologie spontanée du "savant" et de la
SOC:lOlogle ,"",,,"","...,1',,,,,60 de son »

H H..H0ltJVL ... constructions et 0"'-"""''''''''

la « théorie de la vV'IUJ.<.UU'JI..UL"",,,-,

cOIlceots substan-
»), c'est-à·-dire
« relations », au détriment d'une substantialiste
une réalité propre, les unes des autres, à
des entités par les 0<:>tPo"""'1'1'''C' communes

40
Muni de ces réquisits épistémologiques, le travail sociologique doit
mener aux lois sociales (celle de la « transmission du capital cultu-
rel », par exemple) qui gouvernent «l'apparence évidente» du
monde social; lois non pas éternelles, mais historiques, nécessités
générales instituées, nomos dont l'efficacité dépend d'un état de
l'espace des distributions (toujours potentiellement révisable) : « ...
la science [sociale] doit savoir qu'elle ne fait qu'enregistrer, sous
forme de lois tendancielles, la logique qui est caractéristique d'un
certain jeu, à un certain moment, et qui joue en faveur de ceux qui,
dominant le jeu, sont en mesure de définir en fait ou en droit les
règles du jeu» (QS, 45-46).
L'enquête sociologique et ses résultats sont ainsi toujours tributaires
du « modèle» théorique dont ils sont issus, forgé par le sociologue
dans le but de rendre intelligible la réalité sociale et qui ne doit pas
être confondu avec ce qu'il explique (le « modèle de la réalité»
n'étant pas la « réalité du modèle»).
*** « Toute mon entreprise scientifique s'inspire en effet de la
conviction que l'on ne peut saisir la logique la plus profonde du
monde social qu'à condition de s'immerger dans la particularité d'une
réalité empirique, historiquement située et datée, mais pour la
comprendre comme "cas particulier du possible", selon le mot de
Gaston Bachelard, c'est-à-dire comme un cas de figure dans un uni-
vers fini de configurations possibles. Concrètement, cela veut dire
qu'une analyse de l'espace social [... ], c'est de l'histoire comparée qui
s'applique au présent ou de l'anthropologie comparative qui s'attache
à une aire culturelle en se donnant pour fin de saisir

rôle accordé par Bourdieu à la


immanente au monde
structurale
humaines
comme sous-tendues de termes ou d'éléments sym-
boliques ayant même structure, et de façon plus générale comme
,-O,-\"nrl.-".,t- à des structures universelles.
Si Bourdieu de la conception structuraliste des

41
faits symboliques comme faisant système (la cohérence de ces sys-
tèmes, et par-là leur efficacité, permettant d'expliquer leur impact sur
les structures cognitives des agents), il rejette cependant la prétention
uni versaliste du structuralisme ainsi que son caractère
« intellectualiste» et « mécanique» infidèle à la logique propre à la
dimension pratique (Lévi-Strauss situe l'action rituelle « du côté de
l'algèbre» au lieu de la considérer, telle une gymnastique ou une
danse, comme obéissant à une logique pratique; le structuralisme
voit en outre « les deux agents engagés dans le don comme des
calculateurs se donnant pour projet subjectif de faire ce qu'ils font
objectivement », au lieu d'analyser le don comme une tentative,
fondée sur des dispositions, pour accumuler du capital symbolique.
227 ; MP 232). Critique encore adressée (par exemple à
Foucault: cf. RP, 63-69) en raison de la mise à l'écart des
interactions entre les différents champs de l'espace social, au profit
d'une analyse interne (par exemple des œuvres littéraires les unes par
rapport aux autres) à laquelle donnent lieu différentes approches qui
se réclament du structuralisme.
À ce structuralisme historicisé qui fait droit à une logique pratique
s'ajoutent des considérations empruntées aux conceptions
« constructivistes» de la réalité sociale (phénoménologie, ethnomé-
thodologie ... ) qui mettent l'accent sur les interactions entre les indi-
vidus en tant que celles-ci tissent le monde social. Néanmoins, si les
pensées et les actes des agents, ainsi que leurs confrontations, sont
bien au principe de la formation sociale, ils le sont sous « contraintes
structurelles» : les structures des champs et des habitus s'imposent,
tant dans la forme que le contenu, aux dans
de même les vecteurs

ont pour ne
se donnent pas les moyens d'en rendre raison: s'ils ont raison de rap-
contre la vision que les sociaux construisent
la réalité sociale, ils omettent de poser la question de la construction
sociale des de construction de cette réalité que les agents

42
mettent en œuvre dans ce travail de construction, individuel et aussi
collectif, et de s'interroger sur la contribution de l'État à cette
construction» (MP, 209) (sur le « constructivisme structuraliste », ou
l'inverse, de Bourdieu: cf. CD, 147-155).
L'appareil métathéorique de la sociologie de Bourdieu emprunte
aussi bien à Marx (rapports de domination), à Durkheim (principes
méthodologiques), à Cassirer (formes symboliques), à Weber
(attention au point de vue des agents et notamment « aux producteurs
de biens symboliques, leurs intérêts spécifiques et les stratégies qu'ils
emploient dans leur lutte» : MP, 212), à Elias (processus de civilisa-
tion des mœurs, des pulsions), à Bachelard (construction de l'objet),
au structuralisme, qu'à Wittgenstein, Austin, Ryle, Husserl, et
Merleau-Ponty. Synthèse des relations complexes entre « structures
objectives» et « constructions subjectives» que Bourdieu, au-delà
des alternatives scolastiques artificielles, présente ainsi en forme de
programme: «Il faut donc rapporter les différentes espèces de
worldmaking aux conditions économiques et sociales qui les rendent
possibles; c'est-à-dire dépasser la "philosophie des formes symbo-
liques", au sens de Cassirer, dans une anthropologie différentielle des
formes symboliques, ou, autrement dit, prolonger l'analyse durkhei-
mienne de la genèse sociale des "formes de pensée" par une analyse
des variations des dispositions cognitives à l'égard du monde selon
les conditions sociales et les situations historiques» (MP, 28).

* Le corlcelJt de les f"'{",\l'lf"'iO'nTl,nn

fixistes et naturalisantes monde social tendent à réifier des


entités ou des dont Bourdieu montre

considérer celle-ci non comme un mécanisme naturel mais comme


un « univers de » pour le mot de
ou de tendances. social n'a pas de réalité en

43
un espace de distribution, c'est-à-dire un vaste ensemble de positions
hiérarchisées au travers de plusieurs dimensions (les champs et les
espèces de capital qu'ils valorisent) ; chaque position se caractérisant
par, c'est-à-dire n'existant qu'en fonction des relations qu'elle entre-
tient avec les autres positions qui lui sont apparentées: « ... l'espace
social est défini par l'exclusion mutuelle, ou la distinction, des posi-
tions qui le constituent, c'est-à-dire comme structure de juxtaposition
de positions sociales elles-mêmes définies [ ... ] comme des positions
dans la structure de la distribution des différentes espèces de capital»
(MP, 161). Chaque position, de par sa place dans la structure en
réseau, correspond à, et détermine, un ensemble de propriétés (de
capital) et de capacités pratiques (un habitus). « [L'espace social] est
le lieu, relativement stable, de la coexistence des points de vue, au
double sens de positions dans la structure de distribution du capital
(économique, informationnel, social) et des pouvoirs conespondants
mais aussi de réactions pratiques à cet espace, produites à partir de
ces points à travers des habitus structurés, et informés, doublement,
par la structure de l'espace et par la structure des schèmes de percep-
tion qui lui sont appliqués» (ibid., 219). L'espace social n'est donc
pas le résultat de l'agrégation des comportements d'individus qui se
déterminent exclusivement par eux-mêmes (en fonction de leur
« nature» ou de calculs rationnels, ou encore dans une pure relation
d'intersubjectivité avec les autres individus). Seule une « topologie
sociale» permet de rendre compte de la situation de chaque agent, de
sa position, et de ses prises de position, quel qu'en soit l'objet, c'est-à-
dire de comprendre ses stratégies de distinction et d'investissement en
fonction de sa de agents] sur
de la
HH/VJ.H.j\.lv

que
U'--"JH·J.'VH

situs de construire ces


dire en tant que vues
social»
social au sein de réseaux
différenciés, les champs, eux-mêmes unis par une véritable
« solidarité », est ainsi aux de l'espace

44
« mécanique» des sociétés traditionnelles dans lesquelles règnent
une quasi-indifférenciation politique et sociale, « une division du tra-
vail de domination réduite à un petit nombre de fonctions spéciali-
sées [guerriers, prêtres ... ] » (MP, 123).
** Travail de domination, car l'espace social n'est pas le lieu de rela-
tions idylliques, mais une scène conflictuelle (même si la violence et
les conflits sont généralement d'ordre symbolique) contraignante sur
laquelle l'agent ne se positionne, n'occupe une position, qu'en s'oppo-
sant (même à son corps défendant) à ce que d'autres occupent cette
position, et à d'autres positions. «L'espace social, c'est-à-dire la
structure des distributions, est à la fois le fondement des prises de
position antagonistes sur l'espace, c'est-à-dire, notamment sur la dis-
tribution, et un enjeu de luttes et de confrontation entre les points de
vue. » Ces confrontations, ces « prises de position », ont pour enjeu
la conquête des places dominantes dans le ou les champs dans les-
quels l'agent est engagé; il s'agit d'obtenir les positions qui, récla-
mant le plus fort volume en capital, sont aussi celles qui laissent
espérer le plus fort rapport en capital, ainsi que le pouvoir (légitimé
et reconnu) sur les positions dominées, par l'intermédiaire du pouvoir
sur la structure du champ (ainsi des capitaines d'industrie, des hauts
fonctionnaires, des membres des conseils professionnels, des hauts
responsables politiques ... ).
La conception dynamique de l'espace social, structure à la fois
contraignante et plastique, permet de rendre intelligible le parcours
des agents dans leurs efforts (dont la densité et la fréquence dépen-
dent de la dominante ou dominée, qu'ils occupent) pour pro-
gresser ou évoluer de en ; et ainsi de se ror,r':",,,,,,nf01"
leur trajectoire sociale ou celle du groupe ils et
ce en fonction de ascendante ou descendante - la
-, de leur cheminement. «La d'un individu ou d'un
groupe dans la structure sociale ne jamais être définie complè-
te ment d'un de vue strictement statique, c'est-à-dire comme
position relative (supérieure, moyenne, ou inférieure) dans une struc-
ture donnée à un moment donné du temps; le point de la tr"-,,,,,c..-tn.l1'A
que saisit une coupe synchronique, enferme toujours la pente du

45
trajet social: par suite, sous peine de laisser échapper tout ce qui
définit concrètement l'expérience de la position comme étape d'une
ascension ou d'une descente, comme promotion ou régression, il faut
caractériser chaque point par la différentielle de la fonction expri-
mant la courbe, c'est-à-dire par toute la courbe» (SB, 153-154).
Tout du long de sa trajectoire l'agent investit pratiquement sa posi-
tion (ou les différentes positions qu'il occupe successivement), il fait
corps (hexis corporelle, dispositions du corps) avec elle; il a d'elle
une connaissance pratique (non réfléchie), qui la caractérise (habitus
spécifique), et qu'il possède de même; il est fait pour cette place, car
elle est faite pour lui en vertu de la « loi de correspondance» entre
les structures des champs et les habitus, entre les positions et les dis-
positions de l'agent. Ce « sens de sa position» qui permet de se situer
dans l'espace social, d'y agir et d'y réagir, est l'un des principaux vec-
teurs de l'évolution dans l'espace de distribution ou de différences
qu'est le monde social: « Chaque agent a une connaissance pratique,
corporelle, de sa position dans l'espace social, [ ... J, un sens de sa
place (actuelle ou potentielle), converti en un sens du placement qui
commande son expérience de la place occupée, définie absolument et
surtout relationnellement, comme rang, et les conduites à tenir pour
la tenir et s'y tenir. [ ... J C'est cette connaissance pratique qui oriente
les interventions dans les luttes symboliques de l'existence quoti-
dienne qui contribuent à la construction du monde social, de manière
mais tout aussi efficace, que les luttes proprement
se déroulent au sein des champs spécialisés, politique,
notamment, c'est-à-dire dans
le souvent discursives»

écoles, par
Fo'-'-'U''''''''''

ailleurs en concurrence « à l'intérieur


solidarités transversales entre des

46
positions de dominés hétérogènes quant à leur situation dans la dis-
tribution globale des places, mais également défavorisés dans leurs
sphères respectives. Ainsi des possibles solidarités dues à l'homolo-
gie des positions entre certains « dominants-dominés» (les agents
des champs de production culturelle: intellectuels, universitaires,
artistes, etc.), qui, bien que fortement pourvus en capital culturel,
sont souvent assez démunis quant aux autres espèces de capital (d'où
leur position de « dominants-dominés »), et les « dominés» (absolus)
dans l'espace social, dépourvus, ou peu s'en faut, de tout capital. C'est
à la faveur de telles homologies que les premiers, armés (comme
«professionnels du travail d'explicitation») pour formuler de
manière symboliquement efficace des revendications, peuvent être
amenés à devenir « les porte-parole des dominés» et mettre ainsi en
place « un transfert de capital culturel ». Ce transfert est à l'origine
de bien des mouvements révolutionnaires de l'époque moderne visant
à modifier la distribution des positions dans l'espace social en chan-
geant le poids de chaque capital et/ou les conditions d'acquisition des
différentes espèces de capital (par la réforme du système d'éducation
par exemple).

* « Ensemble de champs de force où se déroulent des luttes ayant


pour enjeu (en corrigeant la formule célèbre de Max Weber le mono-
pole de la violence symbolique légitirne) : le pouvoir de constituer et
d'imposer comme universel et universellement applicable dans le res-
sort d'une c'est-à-dire dans les limites des frontières d'un
ensemble de coercitives»
la bureaucratie, etc. Un des
« par

et à
J.H'-"HU-V,

forge et non seulement sa « noblesse », mais aussi ses


catégories de pensée.

47
** « Dans nos sociétés, l'État contribue pour une part déterminante à
la production et à la reproduction des instruments de construction de
la réalité sociale» (MP, 209), il prescrit notamment « tous les prin-
cipes de classement fondamentaux », produisant des catégories
cognitives «réifiées et naturalisées» (ibid.). Cela explique «la
soumission immédiate qu'obtient l'ordre étatique» (RP, 126) : en
effet « l'évidence des injonctions de l'État ne s'impose aussi puis-
samment que parce qu'il a imposé les structures cognitives selon les-
quelles il est perçu» (RP, 127). C'est donc un « accord immédiat et
tacite (en tout opposé à un contrat explicite) qui fonde la relation de
soumission doxique qui nous lie, par tous les liens de l'inconscient, à
l'ordre établi. La reconnaissance de la légitimité n'est pas, comme le
croit Max Weber, un acte libre de la conscience claire» (ibid.). Le
fait que l'État, pour s'imposer, n'ait pas besoin de la force, « mais
seulement de la soumission implicite avec laquelle les hommes révo-
quent leurs propres sentiments et passions en faveur de leurs diri-
geants », alors même que «la force est toujours du côté des
gouvernés », intriguait déjà Hume cité par Bourdieu (RP, 128).

*** Pensant comme toujours relationnellement, Bourdieu se refuse à


réifier l'État qui n'est concrètement qu'« un ensemble de champs
bureaucratiques ou administratifs» où luttent des agents pour régler
une sphère particulière de pratiques par des lois, des règlements, des
mesures administratives (R, 87). Ces champs se subdivisent à leur
tour. « La notion d'État n'a de sens que comme désignation sténogra-
de ces relations objectives entre des positions de pouvoir. ..
!/fLl,UMG •••

s'inscrire dans des réseaux... moins stables


et se manifester dans
coll usion ou moins
refuse à succomber à
de
"or-""r><:lnr son Înven-

C0111ITle « institution instituée », fait


série d'actes d'institution et se

48
Habitus
* Notion qui a une longue préhistoire d'Aristote à Norbert Elias en
passant par les philosophes médiévaux, Leibniz, Husserl et Merleau-
Pont y . Bourdieu en donne une version personnelle: « Les condition-
nements associés à une classe particulière de conditions d'existence
produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transpo-
sables» fonctionnant comme « principes générateurs et organisateurs
de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement
adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la
maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre,
objectivement « réglées» et « régulières» sans être en rien le produit
de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement
orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef
d'orchestre» (SP, 88-89).

** Il s'agit du concept central de la pensée de Bourdieu; lesté d'une


fonction théorique considérable, il fonctionne en tandem avec la
notion de champ, et, comme c'est souvent le cas avec les concepts
dispositionnels, il vaut en premier lieu, de l'aveu de l'auteur, par les
faux problèmes qu'il permet d'éliminer. Mais il est aussi chargé d'un
grand poids explicatif. Les habitus sont en effet des potentialités
objectives, ou, comme dirait C. S. Peirce, des « possibilités réelles »,
qui ont tendance à s'actualiser et à opérer dans les pratiques et les
représentations qu'elles façonnent durablement. Bourdieu présente
l'habitus en termes de structure structurante (par référence au structu-
ralisme dont il veut néanmoins se distinguer) ou de principe généra-
avec les
"UU-<"''-',Fo,L'-' de '-'H,'-JU.LU.L,..

par
ne veut pas dire entiè-
des
conduites
concerné, et autorisées, donc limitées, par elle. Bourdieu insiste sur
le caractère des habitus inscrit dans les corps, gestes,
postures, certains aspects du conditionnement social, lesquels

49
apparaissent ainsi comme « naturels» aux agents, qui ne les appré-
hendent qu'à travers leurs habitus.
La théorie de l'habitus concerne une catégorie d'actions dont ne rend
pas compte celle, intellectualiste, du calcul rationnel: les agents limi-
tent spontanément leurs choix du fait de leurs habitus, sans avoir à
calculer pour cela; les contraintes qui pèsent sur leurs décisions,
notamment le poids du passé, de l'histoire, étant incorporées et natu-
ralisées, passent inaperçues; Bourdieu donne le nom
d'« inconscient» à cet oubli de l'histoire, fruit de la naturalisation du
conditionnement. L'habitus nous permet d'évoluer « avec naturel»
(un naturel acquis) dans un champ donné sans avoir à réfléchir à tous
nos faits et gestes: l'habitus « économise» le calcul et la réflexion.
On voit ainsi que la notion d'habitus ne concerne qu'une certaine
catégorie de pratiques, il est vrai les plus nombreuses, et les plus
caractéristiques de la vie en société, celles qui ne sont ni mécani-
quement contraintes par des causes externes, ni réfléchies ou calcu-
lées. Enfin, l'habitus n'est pas seulement un principe d'action, il
fournit des schèmes de classement et de perception conformes à
l'ordre social dont ils ne sont que l'intériorisation, il est au principe
des structures mentales ou cognitives dominantes dans un champ
donné. Agissant comme une seconde nature, l'habitus nous fait trou-
ver naturels et allant de soi des traits de la vie sociale que la société a
en fait construits puis « naturalisés» pour les légitimer: à ce titre il
est un facteur d'illusion. Nous pouvons nous déprendre
(difficilement) de nos habitus de classe, notamment linguistiques
(comme en témoigne dans le film Fair le dur apprentissage
d'Elisa marchande de Garden qui doit se
à se faire passer pour une
de conscience» suffit pas
habitus sont inscrits dans les il faut
,,-,-,,)'1.'./U, de maîtrise de ses propres dis-

Les habitus de classe ont une durée et ne sont


donc pas nécessairement littérature en fourmille
(dans À la recherche du temps perdu, le jeune Marcel
doit se faire aussi distingué que les Guermantes qu'il est amené à fré-

50
quenter; dans Le rouge et le noir, Julien Sorel, fils de paysan,
apprend à être un parfait dandy chez le duc dont il est secrétaire,
mais, comme souvent dans la réalité, ponctuée, selon le mot de
Bourdieu, de « rappels à l'ordre », l'ambitieux est cruellement puni).
*** On a souvent reproché à Bourdieu le déterminisme qui semble
lié à la notion d'habitus. Mais selon lui, « l'habitus n'est pas le destin
que l'on y a vu parfois» (R, 108). Il a souvent souligné la marge de
« jeu» tolérée par l'habitus, qui permet l'improvisation dans l'action
tout en maintenant globalement la régularité des conduites. On a éga-
lement pu parler de mécanisme à propos de la façon dont l'habitus
engendre les pratiques, mais Bourdieu a précisé que les modalités de
l'habitus s'opposent autant à la nécessité mécanique qu'à la liberté
réflexive. L'habitus préserve une marge de liberté aux agents. Et il
est également vrai que l'intégration de contraintes donne aussi une
certaine liberté dans un champ donné, rendant même possible la
créativité (le musicien ne peut librement composer que s'il a intégré
des schèmes pratiques et des normes en faisant des gammes, en étu-
diant la composition). Il y a dans la notion d'habitus plus qu'une phi-
losophie des contraintes sociales et de leur nécessaire incorporation:
une philosophie des capacités ou des savoir-faire acquis, fruits d'une
rationalité pratique irréductible à la raison théorique.
Enfin, on a pu reprocher à la notion d'habitus le trop grand nombre
de services théoriques qu'elle est censée rendre à la pensée du social,
et sa redondance avec la simple description des régularités statis-
tiques observées (une critique couramment adressée aux concepts
Mais il s'avère extrêmement difficile de se passer de
de croire ne
au vu de l'abondante et sérieuse
et non
pas S1l11pl1ômem
lité en n'est pas dire évidemment que la notion d'ha-
bitus résiste à toutes les ou qu'elle est dans tous
ses domaines d'application. Elle est spécialement bien venue dans
l'étude de jeux ou de collectives où une compétence tech-
nique acquise est mobilisée: les meilleurs exemples d'habitus

5
concernent les joueurs d'un match, dont les performances ajustées
supposent des habitus homologues et accordés entre eux (comme les
musiciens d'un orchestre), et comportent une part d'automatisme,
d'anticipation et de créativité (justiciables selon Bourdieu d'une
rationalité pratique, et non théorique).

* L'analyse sociologique procède à une remise en contexte généalo-


gique des structures sociales, et des structures mentales qui en sont
issues ; seul moyen de restituer aux agents le procès de construction
du monde social tel qu'il leur apparaît (c'est-à-dire comme allant de
soi). Ce moment d'historicisation met au jour l'arbitraire, c'est-à-dire
l'absence de fondement absolu, des différents modes de domination
symbolique et de leurs effets (institutions, valeurs, répartition des
différentes espèces de capital, schèmes de pensée, etc.) : « Sciences
sans fondements, contraintes de s'accepter comme de part en part his-
toriques, les sciences sociales ruinent toute ambition fondatrice et
obligent à accepter les choses comme elles sont, c'est-à-dire comme
entièrement issues de l'histoire» (MP, 137). Contre toutes les philo-
sophies de l'histoire, avouées ou non, profanes ou religieuses, qui
posent un principe absolu: Dieu, la Raison, le Sujet, etc., au principe
de l'histoire, niant ainsi l'histoire, la sociologie que défend Bourdieu
réoriente les regards vers l'espace social et la genèse de sa constitu-
tion afin de « .. , rendre à l'histoire, et à la société, ce que l'on a donné
à une transcendance ou à un sujet transcendantal» et de forcer ceux
que la « « admettre que le véritable
",",'''J>,UfJ'<LvC> n'est autre que le

elles

vision '-'H.".d':'- VJlUU,1 U v

J'illusio propre au monde livrent


l'arbitraire des aléas historiques. « Seule la
de la rét1exivité, peut libérer la
s'exercent sur elle quand, en s'abandon-

52
nant aux routines de l'automate, elle traite comme des choses des
constructions historiques réifiées. C'est dire à quel point peut être
funeste le refus de l'historicisation qui, pour beaucoup de penseurs,
est constitutif de l'intention philosophique même et qui laisse le
champ libre aux mécanismes historiques qu'il affecte d'ignorer»
(MP,218).
** La démarche sociologique instaure une mise à distance radicale
des évidences sociales en dévoilant par là même les deux modes
d'inscription de l'histoire, l'un dans les systèmes de dispositions,
l'autre dans l'espace social: « ... rupture décisive avec la vision ordi-
naire du monde social que détermine le fait de substituer à la relation
naïve entre l'individu et la société la relation construite entre ces
deux modes d'existence du social, l'habitus et le champ, l'histoire
faite corps et l'histoire faite chose» (LL, 38).
L'oblitération de cette double inscription de l'histoire dans les corps
et dans les choses constitue l'inconscient social, individuel et collec-
tif. Comme le souligne Bourdieu, reprenant Durkheim,
« l'inconscient c'est l'oubli de l'histoire» (QS, 81). Inconscient qui
produit ses effets soit au niveau des catégories de perception et d'ana-
lyse, des dispositions des agents qui méconnaissent son origine pro-
prement sociale (<<L'inconscient épistémique, c'est l'histoire du
champ », MP, 120), soit au niveau de la conception de la nature
réelle, historiquement constituée et occultée, des institutions (au sens
large du terme, proche de la définition qu'en donne Mauss) qui
façonnent et inculquent ces habitus: «L'inconscient, c'est l'histoire
- l'histoire collective nos catégories de pensée, et l'his-
individuelle à elles nous ont été
de l'histoire sociale des institutions d'enseigne-
V.!'-'vUJlIJL''-',

ment entre toutes, et absente de l'histoire des idées, philoso-


et de l'histoire (oubliée ou de notre
à ces institutions que nous pouvons attendre
vraies révélations sur les structures objectives et "'"'"\'",",01"1'"","'''
(classifications, hiérarchies, problématiques, etc.) qui orientent tou-
jours, malgré nous, notre pensée» 22).

53
*** L'illusio constitutive de tout rapport socialisé au monde présente
comme un donné naturel ce qui est en réalité un rapport socialement
construit au cours du temps; construction qui fait apparaître la situa-
tion présente comme la seule voie possible, alors qu'elle n'est que le
résultat de l'élimination des possibles, pour des raisons intrinsèques
aux enjeux de domination de l'espace social: « ... c'est l'évolution
historique qui tend à abolir l'histoire, notamment en renvoyant au
passé, c'est-à-dire à l'inconscient, les possibles latéraux qui se sont
trouvés écartés ... » (MP, 208). Le recours à l'analyse génétique, dans
le même temps où celle-ci révèle l'imposture d'une « fatalité natu-
relle », ouvre de nouveau la possibilité d'entrevoir d'autres possibles:
« Le propre des réalités historiques est que l'on peut toujours établir
qu'il aurait pu en être autrement, qu'il en va autrement ailleurs, dans
d'autres conditions ». Autrement dit, « en historicisant, la sociologie
dénaturalise, défatalise. » (CD, 25)
Lutter contre les conceptions fixistes et naturalisantes du monde
social n'implique pas de tomber dans le relativisme radical. La désil-
lusion relative au monde social permet au contraire de mesurer à leur
juste valeur les acquis et le potentiel de la rationalisation du monde
moderne (<< d'arracher à l'histoire des vérités irréductibles à l'his-
toire », 130) et d'en tirer tous les profits, notamment en matière
politique, dans l'optique d'une ingénierie du social: « Dès que, ces-
sant de nier l'évidence historique, on accepte de reconnaître que la
raison n'est pas enracinée dans une nature anhistorique et que, inven-
tion humaine, elle ne peut s'affirmer qu'en relation avec des jeux
sociaux propres à en favoriser l'apparition et l'exercice, on peut s'ar-
mer d'une science des conditions de son émer-
gence de dans chacun des différents
.,..,,:»"1-<:>'ro de sa
!r'\rTH-"'O

de
forces du
marché»

54
IIlusio
* L'immersion de l'agent dans la logique d'un champ implique son
ignorance des conditions qui le font être ce qu'il est et qui l'empê-
chent par là de se voir comme il est. Cette illusion, vécue sans avoir
été explicitement acceptée, ces «jeux de la self deception, qui per-
mettent de perpétuer l'illusion sur soi », constituent l'arrière-plan
nécessaire, indiscuté parce qu'indiscutable en vertu de sa nécessité,
de toutes les pensées et actions de l'agent, et le gage de son accepta-
tion totale des finalités du champ: «L'illusio comme adhésion
immédiate à la nécessité d'un champ a d'autant moins de chances
d'apparaître à la conscience qu'elle est mise en quelque sorte à l'abri
de la discussion: au titre de croyance fondamentale dans la valeur
des enjeux de la discussion et dans les présupposés inscrits dans le
fait même de discuter, elle est la condition indiscutée de la discus-
sion» (MP, 122).
Aucune intellection n'est à la base de l'acceptation des valeurs et
principes fondamentaux du champ: les régularités de la pratique, les
comportements et les pensées spécifiques du champ, sont le fonde-
ment de l'illusio. « L'illusio n'est pas de l'ordre des principes expli-
cites, des thèses que l'on pose et que l'on défend, mais de l'action, de
la routine, des choses que l'on fait, et que l'on fait parce qu'elles se
font et que l'on a toujours fait ainsi» (ibid., 123). Cet
« enchantement» de l'individu par les lois qui structurent le champ
produit sa personnalité sociale et son investissement dans ce micro-
cosme vécu comme évident et préoccupant: «L'illusio est cette
manière d'être dans le d'être par le monde fait que
être affecté une
mais
ULI.J"L,ll"', du jeu dans il est engagé» (ibid.,
Cette illusion nécessaire sur soi-même et sur le cette
forme est
« unanime dans les limites d'un
croyances dennfTTY"CH'

propre; elle véhicule les valeurs du champ qui déterminent ce qui a


de l'importance, les et ce qui doit être négligé, voire dévalo-
risé « l'illusio les scolastiques et qui

55
suppose la mise en suspens des objectifs de l'existence ordinaire, au
profit d'enjeux nouveaux, posés et produits par le jeu même », ibid.,
122).
** L'acquisition et le développement de l'illusio se font en deux
temps. Les «dispositions primaires» (l'habitus originaire) qui
forment les désirs, les goûts, et certaines capacités, sont acquises
essentiellement dans la sphère familiale, «lieu d'un processus
complexe de socialisation du sexuel et de sexualisation du social»
(MP, 199) (ainsi la division sexuelle du travail vient de ce que la
famille encourage les garçons à s'intéresser aux enjeux symboliques
de la réussite, donc de la domination). Ces dispositions primaires
favorisent l'intérêt pour, et J'accès à certains champs dont la structure
est susceptible d'accueillir l'agent (moyennant un effort, souvent
important, d'acculturation de la part de l'agent: parcours scolaire,
entraînement ou préparation spécifiques ... ) en lui inculquant les dis-
positions secondaires idoines (l'habitus spécifique) ; celles-ci sont à
leur tour sanctionnées par les ruptures symboliques des rites d'institu-
tion (concours, commissions, entretiens d'embauche, promotions,
etc.) propres à chaque champ; notons ici le rôle du travail salarié,
qui, opérant la cristallisation des différentes sortes de capital, est « un
des fondements majeurs de l'illusio ». L'agent et le champ dans
lequel il s'investit parce qu'il en était déjà en partie investi se
« cooptent» mutuellement, ce dont témoignent, par exemple, les
ou les familiales professionnelles.

56
appartenance pratique au champ et de son sens du jeu, comportent
des « anticipations pratiques des tendances immanentes du champ »,
concordant ainsi avec ce qu'il peut (seulement) espérer atteindre de
par la position qu'il occupe dans le champ. « Ainsi le pouvoir (c'est-
à-dire le capital, l'énergie sociale) commande les potentialités objec-
tivement offertes à chaque joueur, [ ... ]. L'habitus est ce « pouvoir-
être» qui tend à produire des pratiques objectivement ajustées aux
possibilités, notamment en orientant la perception et l'appréciation
des possibilités inscrites dans la situation présente» (ibid., 258). À
partir de cette « loi tendancielle des conduites humaines », on peut
mettre au jour les causes des inégalités sociales et surtout celles qui
président à la relative stabilité de cet ordre social inégalitaire. En
effet, comme « les agents ont des pouvoirs (définis par le volume et
la structure de leur capital) qui sont très inégaux », et que leurs
ambitions s'ajustent à leur pouvoir (constat que l'on peut faire quant à
l'inégal investissement des familles et des enfants dans l'éducation,
investissement qui est un des facteurs principaux de la réussite sco-
laire), la répartition et la distribution des positions (les rapports de
domination) dans l'espace social tendent à rester stables. «La
"causalité du probable" qui tend à favoriser l'ajustement des espé-
rances aux chances est sans doute l'un des facteurs les plus puissants
de la conservation de l'ordre social. [ ... ] elle assure la soumission
inconditionnelle des dominés à l'ordre établi qu'implique le rapport
doxique au monde, adhésion immédiate qui met les conditions
d'existence les plus intolérables (du point de vue d'un habitus consti-
tué dans d'autres à l'abri de la mise en question et de la

« il faut se garder de conclure que le cercle


chances être rompu»
L'état structurel présent recèle des contradictions (le décalage, dû à
glssernel1t de l'accès à entre formation et

57
d'un côté, emploi tenu de l'autre; ou encore la précarisation grandis-
sante des emplois, à tous les niveaux, liée aux « exigences de flexibi-
lité des marchés») qui tendent «à multiplier les situations de
désajustement, génératrices de tensions et de frustrations» ; à ces
contradictions s'ajoute « l'autonomie relative de l'ordre symbolique»
qui dans des situations instables « peut laisser une marge de liberté à
une action politique visant à rouvrir l'espace des possibles» (ibid.) ;
cette action peut prendre la forme de projets de réforme, de visions
réorganisatrices, qui, soulevant une partie du voile de l'illusio, tentent
d'instituer un autre mode de configuration de la structure de l'espace
social.

* Le mot «règle» étant ambigu, Bourdieu nous avertit de ne pas


confondre la règle qui est au plincipe d'une action et la règle comme
hypothèse avancée par le théoricien pour expliquer les pratiques qu'il
observe, se référant sur ce point à la distinction établie par
Wittgenstein au § 82 des Recherches philosophiques. Cette confusion
produirait en effet l'erreur épistémocentrique ou scolastique qui
consiste « à donner pour le principe de la pratique des agents la théo-
rie que l'on doit construire pour en rendre raison» (CD, 76), à
prendre le modèle de la réalité pour la réalité du modèle. En un mot,
Bourdieu souhaite distinguer règle et régularité: il existe dans le
monde social de la «régularité en dehors de l'obéissance à des
»

1'« acteur rationnel» tout entier voué à


son
UH._'A-'-_UUeJ'-''- et est une pure abstraction
convient donc pour Bourdieu de la régularité statis-
le modèle inventé par la science pour et 3°) « la

58
norme consciemment posée et respectée par les agents» (SP, 64).
Une règle ne saurait donc être confondue, et en cela Bourdieu suit
Wittgenstein, avec un quelconque mécanisme, même pas neurophy-
siologique, alors que Chomsky, par exemple, confond 1°) règles de
grammaire connues des locuteurs, 2°) instruments de description du
langage, et 3°) mécanismes cérébraux. Lévi-Strauss est pareillement
critiqué pour avoir hésité d'un ouvrage à l'autre entre langage de la
norme et langage de la structure ou du modèle (SP, 65).

*** L'articulation entre la notion de règle et celle d'habitus est inté-


ressante : Bourdieu est loin de dire que toutes les pratiques sociales
régulières sont déterminées par les habitus, seules certaines le sont,
qui se situent à un niveau intermédiaire, ne relevant ni d'une
contrainte mécanique externe ni de l'invocation de règles intention-
nellement suivies par les agents, ou, pourrait-on dire en termes witt-
gensteiniens, ni de l'explication par les causes ni de celle par les
raisons. On voit donc que le reproche de déterminisme adressé à
Bourdieu procède en partie de l'oubli de la limitation de son objet
d'étude à la classe de ces actions ni serves ni mûrement réfléchies, et
en tout cas rationnelles au sens de la rationalité pratique, qui consti-
tuent tout de même les « 3/4 de nos actions ».
La question de la règle implicite soulève inévitablement celle de la
connaissance tacite, que Bourdieu, en dépit de ses références initiales
à Chomsky, n'a toutefois pas abordée à la manière de celui-ci (selon
Chomsky la compétence linguistique est une connaissance tacite de
la théorie de la grammaire, un savoir inconscient des règles). Les
acteurs sociaux ont-ils un savoir inconscient des règles qu'ils mettent
au cours de leurs
bien plutôt l'existence
inhérente à toute r.rrlnrIlH>
des

modèle intellectualiste met une délibération au


chaque acte, ou, plus étrange, un savoir tacite de la théorie de la déci-
sion sous-tendant chaque décision 261). Là où tant de théori-
ciens accordent un poids trop lourd à la raison théorique dans la

59
théorie de l'action, Bourdieu souligne l'importance de la raison pra-
tique et tacite à l'œuvre dans la plupart de nos actes. La plupart du
temps, les agents ne sont pas des calculateurs rationnels, même s'ils
mettent en œuvre dans leur pratique des stratégies adaptées, des anti-
cipations pratiques, voire manifestent un certain sens du rapport entre
coût et bénéfice, le tout non calculé au sens du calcul rationnel, et ce
n'est pas parce qu'ils ne sont pas des calculateurs rationnels qu'ils ne
sont pas raisonnables pour autant. Car dans ce cas il y a ajustement
immédiat entre l'habitus et le champ; dans d'autres cas il peut y avoir
calcul, délibération.
En associant l'habitus à la rationalité pratique, Bourdieu minimise le
recours à la raison théorique dans la compréhension du jeu social.
Étant une disposition à agir, l'habitus s'apparente, non à un savoir
théorique (<< savoir-que », pour reprendre le mot de Ryle) implicite,
mais à un savoir-comment ou savoir-faire qui reste en principe tacite,
sinon il tend à devenir une règle consciemment suivie. Cela nous
renvoie au problème du statut des dispositions, sur lequel Peirce,
Dewey, Ramsey, Ryle, Quine, Chomsky, Davidson, Evans, Dummett
et Dennett ont eu beaucoup à dire. Avec les notions d'habitus et de
règle, deux problèmes se conjuguent: celui de la connaissance tacite
et celui de la connaissance pratique.

* Tout agent ayant acquis une position relativement favorable en


termes de volume de capital profits matériels et symbo-
et de sociale et consciemment
ou non, à vouloir transmettre ce « » à ses descendants.
de souvent encore dans nos sociétés)

np'rç,p,TP1'pr dans
un ensemble de
.'a"""G',-::.h,l",uvH afin de transmettre au mieux sa situation
!J'-"'H."''-'U avec toutes ses caractéristiques. Ce phénomène de

'-'HL'HU"'U"'V''', « tout à fait fondamental en toute société, de l'ordre des

c'est-à-dire de la gestion du rapport entre les parents et

60
les enfants et, plus précisément, de la perpétuation de la lignée et de
son héritage, au sens le plus large du terme », se présente de façon
spécifique dans les sociétés modernes fortement différenciées par la
multiplication des champs: le rapport « au père », ou à l'héritage
familial, dans une perspective d'ascension sociale, est en effet sou-
vent perçu comme ce qu'il faut dépasser tout en s'y tenant, dans le
même temps où les processus de transmission dépendent de méca-
nismes objectifs », notamment, et surtout, des sanctions scolaires.
« La transmission de l'héritage dépend désormais, pour toutes les
catégories sociales (mais à des degrés divers), des verdicts des insti-
tutions d'enseignement, qui fonctionnent comme un principe de réa-
lité brutal et puissant, responsable, en raison de l'intensification de la
concurrence, de beaucoup d'échecs et de déceptions» (MM, 711-
718, « Les contradictions de l'héritage»). C'est ainsi qu'il y a une
corrélation étroite entre la propension des parents et de leurs enfants
à « investir» dans les institutions scolaires et leur dépendance vis-à-
vis de ces institutions pour la reproduction « de leur patrimoine et de
leur position sociale.»
** Dès Les Héritiers (publié en 1964) et avec les travaux empiriques
et l'armature conceptuelle présentés dans La Reproduction (1970),
Bourdieu (et son co-auteur J. C. Passeron) propose une analyse des
modalités sous lesquelles, loin de réaliser le projet républicain d'une
réduction des inégalités par l'accès à l'éducation et au savoir sous
toutes ses formes, l'École se borne à « reproduire la structure de la
distribution du capital culturel». Les dispositions des élèves se retra-
scolaire

recoupe les différences de


sociale. L'institution scolaire participe bien peu à la redistri-
jJV'J'-""'--'H

bution des dans social y a certes des réussites


scolaires qui réalisent, de mais elles sont

61
statistiquement peu nombreuses) ; pour l'essentiel elle laisse l'état
social en l'état (<< elle transforme ceux qui héritent en ceux qui méri-
tent »), avec cette particularité, de par son statut de champ autonome
et neutre, de masquer le travail de reproduction dont elle est le lieu:
« ... l'illusion de l'indépendance et de la neutralité scolaires est au
principe de la contribution la plus spécifique que l'École apporte à la
reproduction de l'ordre établi» (LR, 4 e de couverture). De façon plus
générale, les analyses et constats sur les effets du système d'ensei-
gnement participent d'une réflexion globale sur les modes d'adminis-
tration de la violence symbolique qui est au principe de l'institution,
de la reconnaissance et de la reproduction d'un ordre social et de sa
légitimation.
*** Au niveau individuel les stratégies de transmission n'ont nul
besoin d'être conscientes (MP, 181) ; et quand elles le sont, elles
tiennent leur forme et leur contenu de la structure de l'espace qui les
régit et qui ainsi se perpétue: « ... l'habitus hérité, donc immédiate-
ment ajusté, et la contrainte par corps qui s'exerce à travers lui, est le
plus sûr garant d'une adhésion directe et totale aux exigences, sou-
vent implicites, des corps sociaux. Les stratégies de reproduction
qu'il engendre sont une des médiations à travers lesquelles s'accom-
plit la tendance de l'ordre social à persévérer dans l'être, bref, ce que
l'on pourrait appeler son conatus» (ibid.). Cette « redondance du
monde social », qui a aussi ses vertus en permettant, par sa stabilité,
aux agents de « s'y retrouver» (dans tous les sens du terme), est
déterminée d'une par « les tendances immanentes aux agents
forme d'habitus à la fois orchestrés tendant

immanentes aux univers


le de mécanismes 11",ri"" ....."", .....

ou de ou de codes
d'assurer conservation de l'ordre
Si les sociétés traditionnelles
assurent essentiellement leur reproduction par le biais du
« les mondes sociaux modernes y ajoutent
Ue1peI1G:::mc:e majeure vis-à-vis des procédures qui « tendent à

62
garantir notamment la reproduction du capital économique et cultu-
rel » (tels les procédures de succession, ou les critères d'entrée et de
réussite dans les grandes écoles), ainsi que de processus de rationali-
sation des pratiques (protocoles, règlements, ordre du jour, procédure
juridique, etc.) qui assurent « la prévisibilité et la calculabilité» de
celles-ci (ibid.).

Sens pratique
* La notion de sens pratique est une notion dispositionnelle qui per-
met à Bourdieu de penser l'ajustement spontané, par l'agent, de
l'habitus au champ (ou à une position dans le champ) dans le cours
de l'action. Le sens pratique est ce qui doit être supposé pour expli-
quer que, sans calcul préalable, l'agent agit dans certains cas
« comme il faut », fait « la seule chose à faire », produit des anticipa-
tions correctes (prévoir l'enchaînement des coups aux échecs), se
coordonne corporellement aux actions des autres, par exemple au
cours d'un match ou dans un orchestre (Bourdieu insiste sur le carac-
tère immédiat et corporel de cette harmonisation collective). Une fois
acquis, ce sens pratique devient une seconde nature qui paraît natu-
relle à l'agent lui-même, impliquant l'oubli de l'acquisition, voire
l'illusion de l'innéité de l'acquis (Sr, 84).

** « Chaque agent a une connaissance pratique, corporelle, de sa


position dans le champ social» 220), qui n'a rien à voir avec la
conscience de classe; il s'agit bien plutôt d'une intériorisation de
l'extériorité, de « la connaissance que procure l'incorporation de la
nécessité du monde sous la forme notamment du sens des
étrOlten:ient mais sans aucun
« sens de sa propre »
social par la résignation (<< c'est
au-dessus de mes moyens»), réelle ou non, la mauvaise la déné-
gation, l'auto-mystification et autres façons détournées de reconnaître
son de faire son deuil social ou de faire de nécessité
vertu (<< ils sont trop verts» ; cf. la critique par Bourdieu d'Elster,
qui, restreignant la rationalité à la lucidité consciente, tient cet ajus-

63
terne nt pour une forme d'irrationalité; MP, 167 ; SP, 78-81). Cela ne
rive pas l'agent à son destin social, résistance et socioanalyse
libératrice restant possibles dans certains cas.

*** Bourdieu se refuse à réifier en faculté le sens pratique, qui est le


rapport corporel au monde de l'agent engagé dans la pratique, « cette
expérience muette du monde comme allant de soi» (SP, 115 ; l'in-
fluence de Merleau-Ponty est à cet égard perceptible) ; ce n'est pas
un instinct infaillible, mais une disposition, façonnée par les
contraintes sociales, à faire le geste qu'il faut sans calcul ni projet
préalable; il est, notamment, ce que les entraîneurs cherchent à
inculquer aux sportifs. Cette capacité acquise fonctionne comme une
seconde nature, donnant une impression de naturel parfait dans l'ac-
tion, voire de facilité, alors même qu'elle exige des efforts au cours
de l'apprentissage et de l'entraînement; Bourdieu concilie ici déter-
minisme et liberté: « Rien n'est plus libre ni plus contraint à la fois
que l'action du bon joueur. Il se trouve tout naturellement à l'endroit
où la balle va tomber» (CD, 80). Le sens pratique est donc essentiel-
lement un acquis, le résultat d'un apprentissage-incorporation, et c'est
à cause, non en dépit, de la perfection de l'entraînement qu'il sup-
pose, qu'il procure, une fois acquis, un ajustement immédiat et spon-
tané aux situations qui se présentent ainsi que l'illusion de la facilité.
Un cas particulier de sens pratique est le « sens du jeu» (on notera
l'analogie avec 1'« esprit» (Witz) du jeu dont parle Wittgenstein et
n'est pas contenu dans le savoir des règles), capacité acquise qui
excède tout essai comportant donc un fond
les

univers SC()laSlHJŒ;S
doivent s'harmoniser ou fonctionnant alors
« comme une sorte d'automate collectif» 173). Le sens du jeu
ne doit à la théorie ni au calcul rationnel : avoir du sens pratique
signifie avoir ce rapport pratique à la pratique que ne saurait avoir le

64
théoricien scolastique placé dans un rapport d'extériorité et de
connaissance pure vis-à-vis du monde. En outre, au niveau indivi-
duel, le sens pratique permet d'expliquer l'unité de tous les coups du
joueur de tennis, harmonisés entre eux, son style personnel.
Le sens pratique est aussi assimilable à la croyance, toujours active,
vécue, et pratique chez Bourdieu qui soutient, comme les pragma-
tistes, notamment Peirce, une théorie dispositionnelle et anti-intellec-
tualiste de la croyance. La croyance est donc moins un état d'âme
qu'un état du corps, elle est une tendance incorporée à agir de telle
façon dans telles circonstances, plutôt qu'une représentation confor-
mément à laquelle on agit (conception intellectualiste de la
croyance). Dans une telle théorie de la croyance, les opinions que les
agents expriment ne reflètent pas toujours fidèlement les dispositions
ou les habitus qui les font agir, comme dans la théorie marxienne de
l'idéologie; les agents peuvent donc agir en toute
« méconnaissance» de cause quand ils agissent en fonction de leurs
croyances-habitus.

* Bourdieu emprunte à Austin sa notion de « vision scolastique»


pour évoquer un point de vue spécifique sur le monde social, le lan-
gage, les objets de pensée, rendu possible par la situation de skholè
(Platon), loisir studieux qui fait de l'exercice scolaire ou de la
recherche savante assumée comme jeu sérieux une fin en soi. Ce
point de vue exige un retrait du monde, la libération des urgences
et notamment économiques, une mise en suspens de l'inser-
savant, et ou l'ou-
""""''IJIJV",",ù sociaux et des privilèges inhérents à cette condi-

souvent trahi par des


** Le de vue se traduit dans les sciences
épistémocentrique qui consiste à projeter dans une pratique la théorie
construite pour fait comme si les locu-
teurs étaient des grammairiens », 225), à voir la pratique réelle

65
en fonction de la théorie de l'action rationnelle, notamment, bref à
mettre un « savant dans la machine» (pour paraphraser Ryle).
*** La skholè est « la condition d'existence de tous les champs
savants» (MP, 22), elle produit des mondes savants en apparence
désintéressés, affranchis de la considération monétaire. Le socio-
logue doit neutraliser le point de vue scolastique qui fait de lui un
spectateur impartial et extérieur au monde social pour retrouver un
rapport pratique à la pratique, essayer de comprendre la logique de la
pratique sans restreindre la rationalité à la seule raison théorique. Il
expose de ce fait ses lecteurs au désenchantement.

* La « métasociologie » (<<principe unificateur du discours propre-


ment sociologique») vise, outre les profits en termes de fécondité du
dispositif théorique, à neutraliser les effets de l'objectivation sur
l'objet. Ces effets sont dus à la position du chercheur et à ses ten-
dances scolastiques qui peuvent le porter à mettre un « savant dans la
machine» c'est-à-dire à « projeter dans la pratique un rapport social
impensé qui n'est autre que le rapport scolastique au monde» spéci-
fique des champs savants 67). Dans un moment de réflexivité
les sciences de l'homme se doivent « d'objectiver le sujet de l'objecti-
vation ... qui, dépossédant le sujet connaissant du privilège qu'il s'ac-
corde d'ordinaire, s'arme de tous les instruments d'objectivation dis-
observation ethnographique, recherche
'-'''''-I ..... '..,LV cJLU.UULH_luv,

au jour les présupposés doit à son

c'est-à-dire du
dé:serlgélge:m\:mt des urgences « e s t la condition de
l'existence de tous les savants» (ibid.).
** Cet effort de réflexivité afin de combattre les inclinations scolas-
est d'une un travail collectif qui s'effectue selon la logique

66
propre des champs scientifiques (discussions critiques et objectives
des travaux et de leurs résultats), et constitue, d'autre part, une
connaissance en soi: «... les sciences anthropologiques sont
condamnées à se donner pour fin non seulement la connaissance d'un
objet, comme les sciences de la nature, mais la connaissance de la
connaissance, pratique ou savante, de tel ou tel objet de connais-
sance, voire de tout objet de connaissance possible. » (MP, 98-99) En
procédant ainsi les sciences de l'homme s'octroient la maîtrise de leur
production en s'empêchant de « mettre dans la conscience des agents
le modèle qu' [elles ont] dû construire pour rendre raison de leur pra-
tique» (MP, 232). Et en légitimant de la sorte leurs conclusions elles
se légitiment par-là même en tant que productrices de connaissances
universelles. « C'est à ces sciences qu'il appartient en propre de fon-
der non en raison, mais, si l'on peut dire, en histoire, en raison histo-
rique, la nécessité ou la raison d'être proprement historique des
microcosmes séparés (et privilégiés) où s'élaborent des énoncés à
prétention universelle sur le monde. La connaissance ainsi obtenue
enferme la possibilité d'une maîtrise réflexive de cette double his-
toire, individuelle et collective, et des effets non voulus qu'elle peut
exercer sur la pensée» (MP, 128).
*** Autre gain de la démarche réflexive: la possibilité de saisir la
« vérité double» des jeux sociaux, c'est-à-dire de rendre compte d'un
même mouvement: du point de vue pratique (à la première per-
sonne) qui est celui de l'agent, et du point de vue objectivant (à la
troisième personne), produit par le sociologue. La réflexivité permet
renverser le coup de force de en rendant justice au
ensemble le

l'amène à <:lr\1...

des agents et des


faits sociaux: «Il s'agit, plus précisément, de s'imposer en perma-
nence le travail est nécessaire pour objectiver le de vue
scolastique qui permet au sujet objectivant de prendre un point de

67
vue sur le point de vue des agents engagés dans la pratique, et pour
tenter d'adopter un étrange point de vue, absolument inaccessible
dans la pratique: le point de vue double, bifocal, de celui qui, s'étant
ré approprié son expérience de "sujet" empirique, compris dans le
monde et ainsi capable de comprendre le fait de l'implication et tout
ce qui lui est implicite, tente d'inscrire dans la reconstruction théo-
rique, inévitablement scolastique, la vérité de ceux qui n'ont ni l'inté-
rêt, ni le loisir, ni les instruments nécessaires pour entreprendre de
s'approprier la vérité objective et subjective de ce qu'ils font et de ce
qu'ils sont» (MP 228).

* Formé à l'anthropologie structurale par la lecture de Lévi-Strauss,


Bourdieu, qui a consacré ses premiers travaux à l'anthropologie de
villages kabyles, souhaite se démarquer du structuralisme qui règne
dans les années 1950-1960, tout en conservant l'usage du mot
« structure» auquel il donne un sens modifié. Alors que Lévi-Strauss
avait une vision synchronique des structures inconscientes sous-
jacentes aux relations sociales, ce qui semble abolir l'histoire,
Bourdieu, sans doute plus proche du structuralisme génétique de
Piaget, dynamise les structures. On peut en gros identifier au champ
ce qu'il appelle « structure structurée» et à l'habitus ce qu'il nomme
« structure structurante» 88). C'est dire qu'il contextualise et
historicise la notion structuraliste abstraite et synchronique de struc-
entre le structurant et le structuré.
""<,ru'!"",,

à trouver ce
si « est construite selon
perçu », alors « tout évident»
** Le mode de pensée structural que revendique Bourdieu notam-
ment dans SP est avant tout un « mode de pensée relationnel, qui,
rompant avec le mode de pensée substantialiste, conduit à caractéri-
ser tout élément par les relations qui l'unissent aux autres dans un
système, et dont il tient son sens et sa fonction» (SP, 11). Jusque-là
Bourdieu ne se démarque guère du structuralisme. En revanche il
s'en prend à la division saussurienne entre langue et parole qui, selon
lui, réduit « l'acte de parole à une simple exécution» (p. 55) : ce pré-
supposé de «tous les structuralismes », appliqué à la division
culture/conduite, empêche « de penser la relation entre les deux enti-
tés autrement que comme celle du modèle et de l'exécution, de l'es-
sence et de l'existence» (ibid.).
Bourdieu reproche encore au structuralisme de Lévi-Strauss de faire
« disparaître les conditions de production, de reproduction et d'utili-
sation des objets symboliques dans le mouvement même par lequel il
en faisait apparaître la logique immanente» (p. 68-69), ce qui le rap-
proche paradoxalement de l'économie néo-marginaliste, coupable
elle aussi « d'ignorer les conditions économiques et sociales» dans
lesquelles vivent «des agents historiques dotés de dispositions
durables» (MP, 238). Vient enfin la critique de 1'« inconscient »,
« cette sorte de Deus ex machina qui est aussi un Dieu dans la
machine» (SP, 69). Lévi-Strauss en effet, postule, sous les relations
sociales concrètes, une structure sous-jacente et inconsciente, une
« activité inconsciente de l'esprit », un système de schèmes s'interca-
lant entre les infrastructures et les superstructures, qui ne peut être
que par la construction de modèles abstraits. Pour
soucieux de
.LJV· ....... ' ..H'-''-''. le il s'agit d'échapper

« moment nécessaire de
0A,-,,,r·rllr'r,r,n des .,."' ..".-,,''''',
structuralisme.

*** Le structuralisme tombe donc sous le coup de la critique épisté-


mologique la plus fréquente que Bourdieu adresse aux théories
sociales adverses : il confond le modèle de la réalité et la réalité du
modèle: « l'intention proprement « structuraliste» de construire le

69
réseau des relations constitutives du système des pratiques et des
objets rituels comme « système de différences », lorsqu'on s'efforce
de l'accomplir jusqu'au bout, a pour effet paradoxal de ruiner l'ambi-
tion qui s'y trouve impliquée: trouver l'attestation de la validité de
cette sorte d'auto-interprétation du réel dans la cohérence et la systé-
mati cité de l'interprétation et de la réalité interprétée» (p. 347). La
structure de Lévi-Strauss, indûment réifiée (p. 87), logicisée
(<< panlogisme»), est un cas typique de « savant dans la machine ».
Par ailleurs Bourdieu renvoie souvent dos à dos structuralisme et
constructivisme (il répudie l'idéalisme de ce dernier; MP, 122), mais
n'en soutient pas moins par ailleurs que les réalités sociales font
l'objet d'une construction permanente. Enfin Bourdieu reprochera au
structuralisme d'avoir anéanti le sujet, ayant lui-même offert « un
moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la
conscience des déterminations, à la construction, autrement aban-
donnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet»
(SP, 41 ; fin de la Préface). Lévi-Strauss, mais surtout Althusser, sont
coupables de « réduire l'histoire à un processus sans sujet et substi-
tuer simplement au sujet créateur du subjectivisme un automate
subjugué par les lois mortes d'une histoire de la nature. Cette vision
émanatiste qui fait de la structure, Capital ou Mode de production,
une entéléchie se développant elle-même dans un processus d'auto-
réalisation, réduit les agents historiques au rôle de supports (Trager)
de la structure et leurs actions à de simples manifestations épiphé-
noménales du appartient à la structure de se développer
selon ses propres lois et de déterminer ou de surdéterminer d'autres
entend-il réhabiliter le sujet (à
encore au langage
l'anti-humanisme fut repro-

* La de Bourdieu a une dimension synchronique qui passe


souvent inaperçue. S'inspirant de la conception husserlienne de la
et cherchant à s'opposer à la notion sartrienne de projet,

70
il a tout d'abord, dans Sociologie du travail (1963), une étude sur
l'Algérie et sur les relations entre structures économiques et disposi-
tions temporelles, fait de la protention (concept husserlien à l'origine)
une modalité pratique de la temporalisation précapitaliste, par oppo-
sition au projet sartrien, temporalisation capitaliste et intellectualiste
de la prévision. Représentée dans le système de l'échange par le troc
dans lequel « on saisit directement et concrètement l'usage à venir
(op. cit., 31), la prévoyance, qui accumule les biens de consomma-
tion, comme « visée d'un à venir concret, virtuellement enfermé dans
le présent perçu» (p. 27), s'oppose à la prévision, accumulation de
biens de production, par « référence à un futur lointain et abstrait »,
représentée dans le système d'échange par la monnaie, «bien indirect
par excellence », « symbole concret d'un avenir abstrait» où s'expri-
ment une « attitude de projet» et une « position d'une infinité de
possibles» (pp. 27, 31-32).

** L'étude de la temporalité précapitaliste fait fond sur la notion d'un


« à venir» concret, à portée de la main, le temps étant alors vécu
comme proximité et présence (on notera l'influence de Heidegger).
L'avenir est pensé à partir des choses, de leur continuité, et non de
celle d'un plan de production: « le paysan ne dissocie pas le travail
de son résultat tangible» (p. 29). En termes husserliens on pourrait
caractériser cette temporalité précapitaliste comme «anticipation
pré-perceptive », note Bourdieu; c'est un « à venir dont le présent est
gros» (pp. 27, 29). Cette anticipation, simple « visée de potentialités
inscrites dans le donné perçu », s'oppose « au projet entendu comme
vnJleCnOn de dans une conscience n'affirme
37-39 ;

*** Bourdieu dépasse le langage encore trop idéaliste et subjectiviste


de la phénoménologie, et donne à ses concepts un tour matérialiste

71
en les articulant aux notions de corps et d'habitus: « l'agent se tem-
poralise dans l'acte même par lequel il transcende le présent immé-
diat vers l'avenir impliqué dans le passé dont son habitus est le
produit» (RA, 450). La temporalisation n'est donc pas « l'activité
constituante d'une conscience transcendantale arrachée au monde ...
mais celle d'un habitus» (ibid.). Une nouvelle conception du temps
apparaît, qui resurgira dans les Méditations pascaliennes, où il
reprend l'opposition protention/projet ; la notion de protention enga-
geant « une référence pratique au futur impliqué dans le passé dont
l'habitus est le produit» (R, Il). Il Y a là un dépassement définitif des
philosophies de la conscience, et même de l'idée d'un Dasein engagé
dans le monde, au profit d'une notion d'« embarquement dans le
monde» ou dans l'à venir (SP, 137), même si la notion de pré-occu-
pation peut encore sembler heideggérienne (dans MP, le rapport au
temps est encore celui de la préoccupation, lequel n'a rien d'un projet
qui pose une fin ou un possible en tant que tels; MP, 250-251).
Bourdieu s'est beaucoup intéressé à la capacité d'anticiper et de voir à
l'avance, qui est un des traits du « sens du jeu », une capacité acquise
« dans et par la pratique et la familiarisation avec un champ », et non
« un savoir susceptible d'être mobilisé à volonté» : « elle ne se mani-
feste qu'en situation» 251).
Moins abstraitement, Bourdieu consacre plusieurs pages de MP aux
hommes « sans avenir» du sous-prolétariat, pour lesquels « le lien
entre le présent et le futur semble définitivement rompu» (p. 263) et
qui n'ont rien à attendre.

72
** Bourdieu se situe clairement dans la tradition de l'Aufklarung
(donc en désaccord avec les postmodernes et « la répudiation scep-
tique et cynique de toute croyance à l'universel », p. 86) dans sa
volonté d'utiliser la réflexivité en sociologie comme moyen pour
accroître la connaissance du monde social, donc diminuer la forme
« de méconnaissance et d'illusion impliquée dans le rapport doxique
au monde social ». Il court par là le risque du désenchantement, la
Realpolitik de la raison conduisant en effet à dénoncer la surestima-
tion par certains intellectuels (dont le prototype a été Sartre) de leur
propre liberté, qui les encourage à pratiquer des formes de lutte
ilTéalistes. Sartre ne voulait pas « désespérer Billancourt », Bourdieu,
lui, n'hésite pas à désenchanter le lecteur.

*** Bourdieu dénonce toute forme d'universalisme abstrait, souvent


hypocritement utilisé pour justifier l'ordre établi (p. 86), et notam-
ment « l'universalisme intellectualiste qui est au cœur de l'illusion
scolastique» (p. 83), ou celui d'Habermas, partisan d'un « dialogue
rationnel ne connaissant aucune autre force que celle des argu-
ments » (p. 88), alors qu'il « n'existe pas d'universaux transhisto-
riques de la communication» (p. 131). Il préconise en revanche
comme Realpolitik de la raison la lutte pour « l'accès universel aux
conditions d'accès à l'universel» (p. 86). Renvoyant dos à dos
Habermas et Foucault pour défendre une position plus nuancée, il
s'attache à dévoiler « le double visage de la raison scientifique»
(p. 130) qui peut aussi être mise au service d'intérêts, de rapports de
de monopoles. Reconnaissant certes que le champ scientifique
est celui illustre le mieux valeurs universelles et les Il'''''
d'umilersallsatJOn les CUIHIlHes
r>"y-,-,rv>o

rationalité
intéressées des en
de reconnaissance: la contrainte rationnelle y est même
contrainte sociale mentionné p. 138 où
Bourdieu et « forme de vie », ne dit pas autre chose
à propos de la communauté mathématicienne). L'hypostase des

73
objets mathématiques (<< fétichisme platonisant»), la nécessité
logico-mathématique, voire l'absolutisation de la logique sont
notamment expliquées par Bourdieu par l'oubli du fait que la force
contraignante des démonstrations mathématiques leur vient du fait
d'être « acceptées, acquises et mises en œuvre dans et par des dis-
positions durables et collectives» d'agents prédisposés à les recon-
naître comme telles, et qui, pourtant désintéressés, y ont intérêt
(p. 136). Seule l'historicisation peut libérer les agents de ce féti-
chisme, comme de celui des œuvres d'art, des codes juridiques, etc.,
le même phénomène se reproduisant dans tous les champs à préten-
tion universelle où les agents ont paradoxalement intérêt à être désin-
téressés. Cet intérêt, Bourdieu le démystifie en analysant les
stratégies et les « profits d'universalisation» dont bénéficient ceux
qui, dans les champs savants, plus autonomes que d'autres, et dont la
logique de concurrence interne, «rendue possible par la coupure
avec le monde de l'économie et le monde de la pratique » (RP, 32),
produit des règles favorisant la rationalité et l'universalité, ont intérêt
à se soumettre au désintéressement (cf. RP et MP).

74
CD Choses dites, Minuit, 1987
D La Distinction, Minuit, 1979
DM La Domination masculine, Seuil, 1998
ETP Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972; Seuil,
« Points» 405, 2000
HA Homo academicus, Minuit, 1984
LL Leçon sur la leçon, Minuit, 1982
LR La Reproduction, Minuit, 1970 (avec J. C. Passeron)
MM La Misère du monde (collectif sous la direction de P. Bourdieu),
Seuil, 1993 ; « Points» P466
MS Le Métier de sociologue, Mouton, 1968 (avec J. C. Passeron et
J. C. Chamboredon)
MP Méditations pascaliennes, Seuil, 1997
QS Questions de sociologie, Minuit, 1980
R Réponses (entretiens avec J. D. Wacquant), Seuil, 1992
RA Les Règles de l'art, Seuil, 1992 ; « Points» P363
RP Raisons pratiques, Seuil, 1994 ; « Points Essais» 331
SB La Sociologie de Bourdieu (Textes choisis et commentés),
A. Accardo et P. Corcuff, Le Mascaret, 1986
SP Le Sens pratique, Minuit, 1980
ST «La société traditionnelle. Attitudes à l'égard du
conduites », du
Mars 1963, pp. 24-64

7S
Action ..................................................................................... 7
Agent .................................................................................... 10
Capital .................................................................................. 12
Champ .................................................................................. 16
Classe .................................................................................... 19
Compréhension et explication sociologiques ....................... 21
Corps ..................................................................................... 26
Déterminisme ....................................................................... 27
Disposition ............................................................................ 29
Distinction ............................................................................ 32
Domination ........................................................................... 33
Doxa, attitude doxique ......................................................... 35
Économie des pratiques ........................................................ 36
Épistémologie de la sociologie ............................................. 39
Espace social et position ....................................................... 43
État ........................................................................................ 47
Habitus .................................................................................. 49
Historicisation ...................................................................... 52
lilusio .................................................................................... 55
Règle ..................................................................................... 58
c>r. ..'n.rill1"T',n.n •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 60
Sens 63
Skholè ................................................................................... 65
de la ................................................... 66
Structure ............................................................................... 68
................................................................................... 70
Universel .............................................................................. 72
Achevé d'imprimer en mai 2004
sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s.
à Lonrai (Orne)
N° d'impression: 041248
Dépôt légal : juin 2004

Imprimé en France

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