Vous êtes sur la page 1sur 11

02/10/2022 22:44 Nietzsche 

: les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

Astérion
Philosophie, histoire des idées, pensée politique

7 | 2010

La première Théorie critique


Dossier

Nietzsche : les Lumières et la


cruauté. De l’interprétation de
Nietzsche par la Théorie critique
Agnès Gayraud
https://doi.org/10.4000/asterion.1585

Résumé
En 1983, dans Le Discours philosophique de la modernité, la critique habermassienne de
l’irrationalisme et du poststructuralisme fait basculer sans équivoque l’auteur de La Volonté de
puissance dans le camp des ennemis de la Théorie critique. Toutefois, à la faveur peut-être d’une
lecture qui se voulait celle de happy few, les fondateurs de la Théorie critique, Max Horkheimer
et Theodor W.  Adorno, n’avaient jusque-là pas fait de Friedrich Nietzsche une figure aussi
menaçante. Lors d’un entretien radiophonique consacré au philosophe, enregistré à Francfort-
sur-le-Main le 31  juillet 1950 en célébration du cinquantième anniversaire de sa mort, ils
dénoncèrent l’«  horrible mécompréhension  » dont Nietzsche avait surtout fait l’objet. Par leur
attention à l’ironie de Nietzsche, à la négativité de son discours, ils avaient toujours décelé dans
☝🍪
sa pensée de la cruauté le nerf d’une pensée des Lumières telle qu’elle devait être encore affirmée
au xxe siècle. Aurait-il existé une alliance paradoxale de la Théorie critique avec le théoricien du
Surhomme et de l’Éternel retour, avant qu’avec Habermas la guerre ne lui soit déclarée, ainsi qu’à
Ceses
site utilise des
héritiers ? cookies
L’article et faire apparaître comment, avant cette guerre – et n’en déplaise
tente de
vous donneaux
également le ennemis
contrôlenietzschéens
sur de la dialectique  –, existait entre Nietzsche et la Théorie
ceux que
critique vous
plus souhaitez
et mieux qu’un statu quo.
activer

Entrées d’index
✓ Tout accepter
Mots-clés : généalogie, Adorno, Nietzsche, Théorie critique, Horkheimer, Habermas, cruauté,
Lumières, dialectique, négativité, figure
✗ Tout refuser

Personnaliser
Texte intégral
Politique de confidentialité
« Le regard méchant est fécond. Il touche des phénomènes que l’on manque et que l’on
minimise tant qu’on les traite avec condescendance de simple façade de la société, sans
https://journals.openedition.org/asterion/1585 1/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

s’y arrêter. »1

Theodor W. Adorno

1 Dans la conférence qu’il consacre à Friedrich Nietzsche dans Le Discours


philosophique de la modernité2, Jürgen Habermas propose une lecture qui a fait date
dans l’interprétation générale du rapport de la Théorie critique à l’auteur de La
Généalogie de la morale. Déclaré «  plaque tournante  » de «  l’entrée dans la
postmodernité », Nietzsche est présenté comme le héraut d’un irrationalisme qui fera
de nombreux émules, de Martin Heidegger aux poststructuralistes, autant
d’efflorescences philosophiques toujours vivaces au début des années  1980 et que le
propos habermassien s’attelle à pourfendre de bout en bout, avec rigueur et minutie.
Nietzsche ouvre en effet la voie à la pensée de Heidegger comme à celle de Georges
Bataille, c’est-à-dire à des pensées qui, diagnostiquant les insuffisances de la raison,
vont chercher dans son autre, l’« Être oublié » ou encore la « Part maudite », le moyen
de ressourcer –  ou, plus radicalement, d’enterrer une bonne fois pour toutes  – une
civilisation en déroute. En somme, Nietzsche est celui qui, le premier, «  renonçant à
réviser, une fois de plus, le concept de raison, congédie la dialectique de la raison  »3.
Voilà précisément le geste que Habermas, en héritier de la Théorie critique, va
condamner chez tous les postnietzschéens : cette radicalisation moderne de « la critique
démystificatrice de la raison  » en critique «  qui s’exclut elle-même de l’horizon de la
raison » (ibid., p. 117). L’histoire philosophique de la Théorie critique, qui s’est ouverte
avec la dénonciation de l’irrationalisme du régime politique nazi, aboutit ainsi chez
Habermas, dans les années  1980, à un divorce consommé avec Nietzsche, père
protéiforme de tous les ennemis théoriques envisageables, des représentants de
l’esthétisme à ceux du postmodernisme en passant par les pragmatistes, tous ceux qui,
à l’occasion, relativisent le concept de vérité.
2 Nonobstant, Habermas n’ignore nullement ce que les origines de la Théorie critique
doivent à Nietzsche ; il aborde d’ailleurs dans cette perspective « la tentative ambiguë
qu’est La Dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung) de Horkheimer et
d’Adorno4, dont la pensée, dit-il, adhère à la critique radicale de la raison par
Nietzsche  » (p.  127  ; nous soulignons). Mais il prend soin de décrire le rapport
nietzschéen à la raison en négatif du rapport dialectique à cette dernière que la Théorie
critique a toujours revendiqué, de telle sorte que, rétrospectivement, il apparaisse
évident que Nietzsche appartient à l’autre camp. Ainsi insiste-t-il : chez Nietzsche, « les
deux moments, la raison et son autre, ne se situent pas dans une relation d’opposition
qui renverrait à un dépassement dialectique, mais se repoussent et s’excluent dans un
rapport de tension. […] L’autre de la réflexion reste inaccessible à l’auto-réflexion. Ce
qui règne, c’est un jeu de force métahistorique, ou relevant de la nature cosmique et qui
requiert un effort d’une autre observance » (p. 125). Dans les passages les plus sombres
de La Dialectique de la raison, il est vrai que la raison semble douter d’elle-même au
☝🍪
point de ne laisser entrevoir d’issue que dans un tel « effort d’une autre observance »,
et c’est précisément avec ces moments d’« adhérence ambiguë » à la critique radicale de
CeNietzsche
site utilise des
que la cookies
rénovationet habermassienne de la Théorie critique s’est donné pour
vous donne le contrôle sur
tâche de rompre. Selon la perspective habermassienne, l’ombre de Nietzsche ne semble
ceux que vous souhaitez
ainsi planer sur la Théorie critique que comme un symptôme de désespoir. Il ne s’agit là
activer
que de la conséquence négative d’un pessimisme rendu possible par une analyse
unilatérale des manifestations de la ratio. En restaurant effectivement le pouvoir
autoréfléchissant d’une raison non plus compacte et solitaire mais communicationnelle,
✓ Tout accepter
cette ombre se dissipe et Nietzsche se laisse clairement situer comme le représentant du
discours qui est à l’origine de la modernité irrationaliste, principal ennemi, clairement
✗ Tout refuser
identifié, de la Théorie critique avec, de l’autre côté du spectre, toutes les variantes du
positivisme.
3
Personnaliser
Pourtant, à reconsidérer quelques textes de Horkheimer et Adorno, il apparaît que
Nietzsche est loin d’avoir eu ce statut de maudite maîtresse que l’on ne retrouve, rempli
Politique de confidentialité
de honte, que dans les pires extrémités. Toujours très clairs sur l’exigence d’une rupture
avec l’irrationalisme et avec ses variantes esthétisantes et vitalistes, les deux théoriciens
https://journals.openedition.org/asterion/1585 2/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

critiques ont clairement développé d’autres motifs de leur «  adhérence  », parfois


ambiguë certes, et même paradoxale, mais remarquablement ferme et constante. De
façon assez nette, dans les textes des théoriciens critiques, en particulier chez
Horkheimer dès les années  1930 –  et dans La Dialectique de la raison ensuite  –,
Nietzsche est pour ainsi dire toujours intégré, quoique critiqué, et par-delà cette
critique, il est même le plus souvent amendé. Le 31  juillet  1950, lors d’un entretien
radiophonique consacré au philosophe, enregistré à Francfort-sur-le-Main en
célébration du cinquantième anniversaire de sa mort5, Horkheimer, Gadamer (qui tient
plutôt dans l’entretien une fonction de médiateur) et Adorno ont encore à cœur de
présenter la pensée de Nietzsche sous un jour qui non seulement la libère d’un certain
nombre de préjugés, mais encore la rattache fermement, mutatis mutandis, aux
préoccupations de la Théorie critique. Celui qui, d’un côté, fut «  confisqué par les
Nationaux-Socialistes »6 et durci en « avocat de la brute blonde » et « de l’impérialisme
allemand » et qui, de l’autre, semble désormais menacé de neutralisation, « enrôlé dans
les rangs des grands philosophes  », nivelé en un de ces «  penseurs officiels qu’il a
passionnément combattus toute sa vie, comme son maître Schopenhauer  », mérite
aujourd’hui qu’on le relise, libéré de tous préjugés. Mais il n’y a là rien d’une palinodie
pour la Théorie critique. Dès ses commencements, Horkheimer n’a eu de cesse
d’intégrer la pensée de Nietzsche – le plus souvent par citations précises attestant d’une
lecture assidue du philosophe  – à ses propres raisonnements. Dès 1930, dans Les
Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, il consacre un long développement à
la critique nietzschéenne de l’histoire monumentale7, la plaçant au service de sa propre
critique de l’historisme. Nietzsche, auquel Horkheimer reproche néanmoins le rejet
global de l’histoire qui découle de sa critique, se voit inséré dans les rouages d’un
argumentaire matérialiste dialectique. Dans l’essai de 1937, «  Égoïsme et
émancipation », le nihilisme nietzschéen désigne pour Horkheimer «  le mépris de soi
qu’éprouve l’individu, et qui repose sur la contradiction entre l’idéologie bourgeoise et
la réalité ; un mépris de soi qui est lié en général avec la conscience exaltée de la liberté
et de la grandeur de soi et des autres »8. Ainsi réinterprété dialectiquement, c’est-à-dire
comme un moment de l’histoire qui manifeste une contradiction, contradiction elle-
même observable à un niveau sociopsychologique, le nihilisme est saisi dans la
présentation objective de la souffrance des individus. Selon une même logique de
transposition, le «  Surhomme  » lui-même, dans sa démesure, est appréhendé par
Horkheimer comme l’image du renversement de l’impuissance patente de l’individu.
«  Prix à payer pour l’isolement  », fantasme inversé de la condition de l’homme
amoindri et impuissant, il acquiert la teneur d’un concept critique, dont la fonction est
avant tout négative – jurant par là avec le choix contraire de Nietzsche d’une rhétorique
radicalement affirmative. Malgré son vitalisme et ses positions antidémocratiques, il
apparaît donc tout à fait fréquentable au théoricien critique, pourvu que ce dernier en
traduise quelque peu le langage. Accusé tout au plus d’être un «  philosophe
☝🍪
bourgeois  », que son aveuglement concernant les problèmes sociaux a conduit à
accorder une importance excessive à l’individualisme, il ne concentre pas
Ceparticulièrement
site utilise des lacookies et
critique antifasciste horkheimerienne. Dans le contexte tumultueux
vous donne le contrôle sur
des multiples appropriations qui sont faites du philosophe à l’époque, il apparaît
ceux que vous souhaitez
surtout indispensable à une théorie non naïve de ne pas laisser au bénéfice de
activer
l’irrationalisme toute la fécondité et la puissance d’émulation du sarcasme nietzschéen
envers la morale bourgeoise et la rationalité qui la fonde.
4
✓ Tout
C’est que,accepter
comme Freud, Nietzsche a percé à jour la répression caractéristique des
pulsions dont émerge la civilisation occidentale. Mais là où le sadomasochisme tapi
sous l’idéal de l’ascèse conditionne pour le premier la possibilité même de la
✗ Tout refuser
civilisation, il est, pour l’autre, le cas particulier d’une civilisation d’esclaves qui n’a
produit jusque-là qu’une histoire du ressentiment. Nietzsche alors, plus que Freud,
Personnaliser
dont la démarche théorique se veut plus « descriptive », fait coïncider la connaissance
de tels de
Politique instincts avec une véritable critique de la civilisation. Sans pour autant
confidentialité
désespérer de l’homme, qu’il croit pouvoir transformer, il a quelque chose d’un
moraliste naturaliste critique, posture qui s’accorde fort bien avec les vues du
https://journals.openedition.org/asterion/1585 3/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

Horkheimer des années  1930, analysant la signification de la critique bourgeoise de


l’égoïsme. Parce qu’elle humilie les valeurs ascétiques de la morale chrétienne plutôt
que l’homme même, l’enquête généalogique nietzschéenne peut opportunément
rencontrer les vues marxistes à la fois naturalistes9 et humanistes qui sont alors celles
de Horkheimer. Là où la psychopathologie freudienne ne débouche que sur un
pessimisme conservateur, la critique nietzschéenne offre en fin de compte un outil
d’émancipation, désignant, dans sa radicalité même, la possibilité d’un autre ordre. Si
éloigné que semble cet ordre (dans son contenu) de l’utopie telle que la pensent Adorno
et Horkheimer –  utopie qu’on ne peut décrire positivement  –, il introduit l’exigence
d’une transformation devant laquelle Freud, quant à lui, reculait comme devant une
autodestruction sans reste pour la civilisation.
5 Tout se passe alors, dans l’usage de Nietzsche que va faire la Théorie critique, comme
s’il fallait coûte que coûte le maintenir dans la position paradoxale d’un « homme des
Lumières »10. Ce, avant tout, pour empêcher qu’il soit définitivement livré en pâture à
l’ennemi, et l’esprit corrosif de toute critique radicale avec. Les théoriciens semblent
vouloir mettre en évidence la face éclairée de Nietzsche comme Walter Benjamin, à la
même époque, exhumait, dans son recueil appelé, de manière quasi
polémique,Allemands11, quelques lettres, vestiges d’un esprit bourgeois à la fois
pragmatique et humaniste désormais piétiné par un esprit prétendument plus
germanique. Si les Lumières semblent alors totalement défuntes, encore faut-il rendre
justice à leur histoire et, si possible, faire entendre qu’elles sont bien au cœur de
l’histoire intellectuelle de l’Allemagne jusqu’à la fin du xixe  siècle, la Théorie critique
constituant, dans la première moitié du xxe, la seule véritable et dernière relève de cette
tradition. Dans ces conditions, sauver Nietzsche des rets de ses interprètes anti-
Lumières consiste, pour la Théorie critique, à assurer la continuité souterraine de cette
tradition en Allemagne. Nietzsche n’a pas enterré les Lumières, il n’a fait que
poursuivre l’œuvre de Kant en détruisant ses présupposés : ce n’est pas là l’échec de la
raison, mais l’effet de l’intelligence plus profonde qu’elle a pu avoir d’elle-même. La
Théorie critique ne se rapporte pas aux Lumières sans cette étape et Nietzsche constitue
une figure intermédiaire décisive pour sa propre constitution. Parce qu’il chasse du
discours philosophique toute hypocrisie et renvoie à ce que peut avoir de ridicule et
d’odieux toute théodicée, on ne saurait l’abandonner à un irrationalisme contre lequel,
de fait, il a œuvré. Ainsi, stratégiquement nécessaire à l’autodéfinition de la Théorie
critique, il doit non seulement être distingué des dérives nationales-socialistes qui se
réclament de lui, mais doit encore être lu comme un penseur éminemment capable de
fournir des armes contre elles.
6 Et Adorno et Horkheimer ne manqueront pas de les dégager et de les utiliser, en
dépit cependant de certaines limites, que l’on pourrait dire «  méthodologiques  » et
dont, en même temps, la mise en évidence justifie leur propre rôle de successeurs et de
correcteurs de la critique nietzschéenne. Comme on pouvait s’y attendre, les auteurs ne
☝🍪
peuvent que diagnostiquer chez Nietzsche un manque profond de matérialisme et de
dialectique. Si Nietzsche avait ancré dans les contradictions historiques de la
Cebourgeoisie
site utilise des cookies et
sa généalogie de la morale, il eût été en mesure de penser une
vous donne le contrôle sur
transformation possible. Mais il lui a manqué « le concept de la négation déterminée »,
ceux que vous souhaitez
précise Adorno de manière pédagogique, «  c’est-à-dire l’idée d’après laquelle, si l’on
activer
oppose à une chose reconnue comme négative une autre chose, alors ce qui est nié de la
première doit être contenu sous une autre forme dans la seconde  »12. «  S’il avait
✓ Tout
compris, poursuit Horkheimer, que la relativisation du christianisme, la connaissance
accepter
de l’impuissance à changer le monde immédiatement, pouvaient constituer une tâche
philosophique, alors il n’aurait pas eu besoin de glorifier immédiatement
✗ Tout refuser
l’antichristianisme. S’il avait vu à cause de quelles circonstances la bourgeoisie n’a pas
pu accomplir toutes les tâches qu’elle s’était proposées dans sa philosophie, alors il
Personnaliser
aurait essayé de penser les propositions pratiques et sociales qu’elle avait avancées.
Dans la mesure
Politique où il a échoué à donner cette interprétation dialectique, il est devenu
de confidentialité
plus facile de lui faire un mauvais usage » (ibid., p. 58). En d’autres termes, la critique
radicale de Nietzsche est paradoxalement rendue vulnérable par son manque de
https://journals.openedition.org/asterion/1585 4/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

dialectique matérialiste. Ne concédant rien «  à ce qui existe  », pas même sa prise en


considération matérialiste, c’est « derrière son dos que des tendances issues de l’ordre
établi se sont accomplies jusque dans sa philosophie  ». Le «  perspectivisme  »
nietzschéen qui fait proliférer l’arbitraire partout où l’on a reconnu le caractère
problématique d’une prétention à la vérité est plus malléable que ne pouvait le laisser
croire l’intransigeance de la critique dont il est issu. La théorie wébérienne des valeurs a
en un sens exprimé le tragique de cette contradiction.
7 Mais ce fait que les dialecticiens Adorno et Horkheimer considèrent comme une
critique immanente, ce reproche d’un manque de dialectique chez Nietzsche ne fait
peut-être que manifester l’incapacité où ils sont d’intégrer à leur propre logique
l’opposition fondamentale qui existe entre la généalogie et la dialectique. Car la pensée
de Nietzsche, il est vrai –  et cela est remarquable également chez ses héritiers  –, est
délibérément non dialectique  ; cela n’est d’abord pas un manque, mais une position.
Quand Nietzsche envisage le nihilisme, ce n’est pas pour le dépasser de l’intérieur, mais
pour le faire tomber tout à fait dans l’oubli en restaurant l’innocence et la spontanéité
de la volonté de puissance. Contrairement à la dialectique qui conserve tout ce qu’elle
dépasse, la psychophysiologie transhistorique des instincts que met en évidence la
généalogie n’est ni conservée ni dépassée  : à partir d’elle doit surgir un nouvel ordre,
parfaitement étranger (ni plus vrai, ni meilleur, ni plus beau, mais précisément
envisagé par-delà ces valeurs) au précédent. « Chez Nietzsche », relève Adorno, qui fait
finalement bien apparaître ici la décision antidialectique à l’œuvre dans la philosophie
nietzschéenne, « il s’agit vraiment de la tentative d’affirmer et d’opposer à ce qui a été
désespérément reconnu comme mauvais, un nouvel ordre, de nouvelles valeurs, comme
il les appelle, pour ainsi dire à partir du néant  » (ibid.). De cette résistance à la
continuité dialectique, qui ne se laisse saisir, pour les hégéliens-marxistes que sont
Horkheimer et Adorno, que dans la connaissance matérialiste des conditions
historiques telles qu’elles s’imposent, ils concluent à une tendance chez Nietzsche à l’art
plus qu’à la philosophie. L’auteur de La Généalogie de la morale, moins métaphysicien
que le croyait Heidegger, fait ici avant tout figure d’artiste de la critique  : «  Il était
vraiment le constructeur Solness de la philosophie, qui a bâti une tour dans le vide à
partir de sa seule volonté de construire, sans que cette tour repose sur un quelconque
fondement dans la société  »13, remarque Adorno dans l’entretien. Le château dans le
ciel nietzschéen inaugure une critique décisive mais par trop suspendue à la seule
idiosyncrasie de l’ironiste, puisqu’elle se déploie hors du cadre d’une dialectique
matérialiste  : «  Sa critique du monde bourgeois ne porte pas en elle la violence d’une
tendance historique réelle.  » Le moins de société, le plus de ciel  ; le moins d’ancrage
matérialiste, le plus de poésie, c’est-à-dire, enfin, le plus d’arbitraire. La critique ainsi
dématérialisée se neutralise elle-même en geste poétique.
8 Pourtant, comme un vestige hypertrophié de dialectique, la dynamique du style se
substitue à la dynamique des concepts. La rhétorique contradictoire des propos
☝🍪
nietzschéens, leur violence et finalement leur ironie fondamentale, où la négation va de
pair avec l’exposition de ce qui est nié, prennent le relais de la dialectique congédiée. La
Ce site utilise des cookies et
dialectique retrouve finalement son souffle dans l’ironie sarcastique de Nietzsche… et la
vous donne le contrôle sur
lecture peut continuer.
ceux que vous souhaitez
9 Si bienactiver
que le verdict de Habermas, selon lequel «  avec Nietzsche la critique de la
modernité renonce pour la première fois à maintenir son contenu émancipatoire »14, ne
recouvre nullement le jugement que la première Théorie critique a pu porter sur cet
✓ Tout
héritage. «  accepter
En rupture avec la manière dont sa philosophie a été interprétée, nous
pouvons dire qu’entre l’ultraconservatisme de Nietzsche et la rébellion, il y a en fait une
✗ Tout
affinité étroite  » (p.  66-67), déclare au contraire Horkheimer en 1950 sur les ondes
refuser
allemandes. « La philosophie de Nietzsche n’est pas seulement conservatrice, elle veut
aussi le changement social  », poursuit-il même audacieusement, suivi par les
Personnaliser
acquiescements d’Adorno. Nietzsche amadoué en réformateur  ? À dire vrai, ce n’est
aucunement
Politique dans la modération qui sied à l’esprit de réforme que la pensée
de confidentialité
nietzschéenne va recéler pour eux un potentiel émancipatoire. L’émulation dialectique

https://journals.openedition.org/asterion/1585 5/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

qu’ils conçoivent entre ultraconservatisme et rébellion va même les porter à radicaliser


sa violence. Quand Karl Jaspers15 amende cet ultraconservatisme sous le thème
acceptable de la «  grandeur  », il en neutralise pour eux instantanément la puissance
subversive et critique. L’ouvrage du philosophe et théologien existentialiste sur l’auteur
de la La Volonté de puissance fut en ce sens immédiatement considéré par Horkheimer,
à l’époque de sa sortie, comme l’entreprise de « domestication » d’un Nietzsche rendu
«  propre à la consommation  » d’un point de vue populiste-nationaliste (völkisch) et
religieux. En concédant au conservatisme de Nietzsche son caractère plausible, il le
délestait de toute dynamique critique profonde, de toute ironie, pour ne pas dire, du
point de vue du dialecticien Horkheimer, de toute ressource dialectique lui permettant
–  et c’est là le point essentiel  – de basculer dans son contraire. Conserver ce qu’il y a
dans sa pensée de sauvagerie profonde, c’est justement la placer en mesure de
représenter la cause de l’utopie.
10 Selon cette logique, il est extrêmement signifiant et remarquable que le thème de la
philosophie nietzschéenne le plus prisé de Horkheimer, dès ses premiers écrits et
jusque dans La Dialectique de la raison, ne soit autre que celui de la cruauté. Dans
l’essai « Égoïsme et émancipation », tandis qu’il concède aux penseurs pessimistes de la
nature humaine une puissance de réflexion supérieure à tout sentimentalisme
hypocrite, il salue ainsi Nietzsche comme «  ce prophète des dieux épicuriens et du
plaisir que donne la cruauté [qui] les a délivrés, chez lui-même, de la nécessité de les
rationaliser  ». En explorant jusqu’aux ressources hédonistes de la cruauté, Nietzsche
fait vaciller plus efficacement que n’importe quelle critique sentimentale les
fondements implicites de toute forme de terreur : « Lorsque la volonté de faire souffrir
cesse de s’exercer “au nom” de Dieu, “au nom” de la justice, de la morale, de l’honneur
ou de la patrie, elle perd, par la connaissance de soi, son pouvoir effrayant, qu’elle
exerce aussi longtemps qu’elle se dissimule aux yeux de ceux qui l’incarnent du fait
qu’elle est niée dans l’idéologie.  »16 Le grand psychologue de la cruauté qu’est
Nietzsche, au même titre que Sade, œuvre ainsi avant tout, pour Horkheimer, à
l’approfondissement de la connaissance de soi de l’homme, ce que notre interprète
tient alors, en rationaliste –  et cela le distingue en revanche très profondément de
Nietzsche  – pour le moteur le plus puissant de l’émancipation. C’est dans cette
perspective que la Théorie critique peut reprendre à son compte la psychophysiologie
nietzschéenne des instincts appliquée à la morale «  judéo-chrétienne  » (dans le
vocabulaire nietzschéen), c’est-à-dire «  bourgeoise  » (dans le vocabulaire
horkheimerien). Quand l’auteur d’Aurore explore les différentes manifestations de la
cruauté comme l’histoire du « désir secret de domination » qui court à travers tous les
âges, l’histoire de la raison des théoriciens critiques semble partiellement déjà
esquissée. « Il y a toute une série de degrés dans ce désir secret de domination », notait
Nietzsche, «  leur nomenclature complète équivaudrait presque à une histoire de la
culture, depuis la première barbarie encore grimaçante jusqu’aux grimaces du
☝🍪
raffinement excessif et de l’idéalité morbide »17. Et humiliant avec l’ironie du moraliste
la prétention de l’ascète à s’arracher à une telle histoire, il décrit ce dernier comme une
Cedesite utilise des cookies et
ses manifestations les plus subtiles : « Ici, au sommet de l’échelle se tient l’ascète et
vous donne le contrôle sur
le martyr  ; il ressent la plus haute jouissance à endurer lui-même, par suite de son
ceux que vous souhaitez
besoin de se distinguer, ce que son opposé sur le premier barreau de l’échelle, le
activer
barbare, inflige à celui devant lequel il veut se distinguer et exceller. » (Ibid.) Dans La
Dialectique de la raison, l’ascète moderne drape son fanatisme et ses instincts dans un
✓ de
idéal Tout science. Cette fois, c’est la pureté intellectuelle dont il se réclame qui est
accepter
retournée en irrationalité, et à terme en violence archaïque. Ce n’est plus saint Jérôme
mais Bacon qui est visé. Dans les deux cas, c’est l’illusion de l’histoire comme progrès
✗ Tout refuser
qui est démasquée. Mais si Nietzsche ancre l’histoire de la cruauté dans la volonté de
puissance déguisée en morale, Adorno et Horkheimer l’ancrent dans la raison elle-
Personnaliser
même. On assiste alors sur ce point à une nouvelle « transposition » de Nietzsche. Dans
« Juliettede
Politique ouconfidentialité
la morale », le chapitre de l’ouvrage commun d’Adorno et Horkheimer qui
lui est en partie consacré, ainsi qu’à Sade, Nietzsche (cité de nombreuses fois) est
clairement intégré à l’histoire des Lumières et, si l’on peut dire, du bon côté, en tant que
https://journals.openedition.org/asterion/1585 6/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

« formaliste de la raison ». Le formalisme de la raison chez Nietzsche comme chez Sade


est précisément le langage le plus pur de la cruauté, celui qui se déleste triomphalement
de toute hypocrisie et, en plus de convenir de l’égoïsme naturel des hommes comme les
anciens moralistes, encourage et laisse enfler cet égoïsme jusqu’à l’éloge d’un désir
infini de jouissance qui n’est jamais si satisfait que lorsqu’il l’est aux dépens d’autrui.
11 Lorsque Nietzsche, cité par les auteurs, écrit dans La Généalogie de la morale que
« le grand danger pour l’homme, ce sont les malades : pas les méchants, pas les “bêtes
de proie”, mais ceux qui sont disgraciés, avilis, brisés au départ –  ce sont eux, les
faibles, qui minent le plus la vie parmi les hommes, qui empoisonnent le plus
dangereusement et mettent en question notre confiance en la vie, dans les hommes, en
nous »18, il tient précisément ce langage formel de la raison qui n’est pas neutre, mais
cruel. Dans le montage des fragments de La Dialectique de la raison, ce texte n’est
présenté ni comme une vérité ni comme un mensonge. Il incarne objectivement la voix
de « la loi de la Nature » que Nietzsche a cru distinguer de celle de la raison. C’est la
« loi du plus fort » qui n’assure nullement une échappée hors du régime courant de la
rationalité, mais en révèle réciproquement l’enracinement mythique dans la nature
comme expérience irrémédiable de la domination des forts sur les faibles. Le simple fait
de transformer la nature en une loi confirme cette dialectique où la domination
toujours nécessairement arbitraire se justifie doublement comme loi et comme nature.
Calliclès comme Nietzsche ne libèrent point là des instincts débridés mais livrent à
l’état pur ce «  formalisme  »  : la raison s’y dissimule derrière sa propre logique elle-
même projetée sur la nature où elle ne voit plus dès lors que déploiement de lois
nécessaires. Elle se soumet religieusement à ce qu’elle a elle-même soumis. C’est le
point où le plus parfait naturaliste s’identifie avec le plus parfait rationaliste. C’est là
pour les auteurs la ligne de crête de la cruauté nietzschéenne. Toutefois, dans sa
brutalité même, la « loi du plus fort » qui est la sentence caractéristique du formalisme
a déjà « l’avantage de l’effectivité par rapport à l’idéologie mensongère »19. Elle fournit
à l’histoire de la raison son moment de vérité indigeste. Gain de savoir et donc, toujours
pour les auteurs, gain d’émancipation, la cruauté nietzschéenne comme la « chronique
scandaleuse de Justine et de Juliette  » contiennent dans leur odieuse franchise «  un
levier permettant de sauver la Raison  ». En refusant de dissimuler sa cruauté
intrinsèque sous le voile pudique d’une théodicée, la raison « formaliste » a le mérite de
ne pas « céder à l’horreur qu’elle s’inspir[e] elle-même » (ibid., p. 126).
12 Mais il y a plus. Le formalisme de Nietzsche dissimule pour les auteurs un parti pris
qui n’est pas celui qu’on soupçonne. De façon caractéristique, ces derniers décèlent chez
le contempteur de la civilisation une impulsion éthique en faveur… des opprimés. En
effet, selon eux, la morale des seigneurs (ou morale de la « loi du plus fort », loi de la
« Nature ») nietzschéenne dénonce en réalité ce qu’elle revendique et parle pour ceux
contre qui elle semble parler.

☝🍪
En tant que protestation contre la civilisation, la morale des seigneurs représenta indirectement
les opprimés : la haine à l’égard des instincts atrophiés dénonce objectivement la véritable nature
des tyrans, qui ne se manifeste que dans leurs victimes. Mais en tant que grande puissance et
Cereligion
site utilise des cookies et
d’État, la morale des seigneurs se vend définitivement aux puissances civilisatrices
vous donne le contrôle sur
existantes, à la majorité compacte, au ressentiment et à tout ce contre quoi elle s’était opposée.
ceux que vous souhaitez
Les assertions de Nietzsche se réfutent en se réalisant et révèlent en même temps ce qu’elles
contiennentactiver
de vérité. (Ibid., p. 110)

13 Il fallait bien que la lettre ironique de Nietzsche dissimule son véritable destinataire
afin✓précisément
Tout accepter de pouvoir le surprendre. C’est d’abord dans son sens formel de
protestation contre la civilisation que l’invitation nietzschéenne à la domination des
✗ Tout
seigneurs doit être comprise. Ce faisant, elle est retournée par Adorno et Horkheimer
refuser
comme une provocation de ceux qui sont objectivement oppressés par les tyrans que la
culture a mis en place. La morale des seigneurs qu’invoque Nietzsche coïncide alors
Personnaliser
négativement avec la protestation des faibles, ceux-là mêmes qui subissent ici et
maintenant
Politique la contrainte des puissants. Ces derniers se croient encouragés à tort dans
de confidentialité
leur tyrannie par la déclaration nietzschéenne : au moment précisément où la négativité

https://journals.openedition.org/asterion/1585 7/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

de son propos se dissout en hymne à la puissance, Nietzsche autorise en effet une telle
illusion. Mais en vérifiant ainsi la puissance objective des tyrans civilisés, il confirme
que toute domination objective résulte de l’atrophie des instincts qu’il dénonce par
ailleurs.
14 La cruauté nietzschéenne exprime donc, dans son formalisme, l’exigence d’y
échapper  : c’est là le tour dialectique à partir duquel les auteurs intègrent à nouveau
Nietzsche à leurs propres vues. La violence du propos, qui, dans sa lettre, contredit
dramatiquement la compassion pour l’opprimé, sous toutes ses figures20,
caractéristique de la pensée sociale et philosophique de la Théorie critique, est
dialectiquement saisie comme l’expression désespérée de la rébellion contre
l’oppression. Dans La Dialectique de la raison, une fois encore, leur interprétation de la
critique nietzschéenne de la pitié est sur ce point révélatrice.

La pitié contient en effet un aspect qui s’oppose à la justice et auquel Nietzsche l’identifie. Elle
confirme la règle de l’inhumanité par l’exception qu’elle pratique. En réservant aux hasards de
l’amour du prochain la charge de supprimer l’injustice, la pitié accepte comme immuable la loi de
l’aliénation universelle qu’elle aimerait atténuer. […] Ce n’est pas sa part de douceur, de mollesse,
qui fait de la pitié un sentiment contestable, c’est la part de limitation qu’elle implique : elle est
toujours insuffisante. […] Les ennemis de la pitié ne voulaient pas identifier l’homme avec le
malheur, dont l’existence était une infamie à leurs yeux. Très sensibles à leur impuissance, ils
n’admettaient pas que l’homme fût un objet de pitié. Dans leur désespoir, ils firent l’éloge de la
puissance dont ils se désolidarisèrent néanmoins dans la pratique, chaque fois qu’elle s’offrait à
eux. (Ibid., p. 112)

15 L’éloge de la puissance est le fruit du désespoir. Le sentimentalisme d’un Rousseau


pour qui la pitié est la « vertu naturelle » de l’homme a quelque chose de mesquin et de
finalement trop aléatoire, d’«  insuffisant  » disent les auteurs, face au rejet en bloc
nietzschéen qui se retourne «  sans le dire  » en son contraire. La cruauté n’est plus le
contraire oublieux de la pitié mais la critique de son insuffisance, sa négation
déterminée. Quand, rappelle Adorno dans l’entretien, Nietzsche dit : « Ce qui tombe, on
doit encore le pousser par-dessus le marché  !  »21, il radicalise la critique de ce que
contient d’hypocrite toute charité occasionnelle. Comme Baudelaire qui réclamait qu’on
assommât les pauvres, Nietzsche donne à entendre le comble de la souffrance face à
celle de l’opprimé dans son refus de traduire cette souffrance en pitié. Subsumée sous le
noble nom de «  pitié  », la souffrance est soudain rendue supportable –  et c’est sans
doute pour cela que le christianisme a cru bon de cultiver ce sentiment, dirait
Nietzsche. Opposant à la «  scientificité  » freudienne l’audace théorique des «  grands
psychologues » de la cruauté dont Sade et Nietzsche furent d’essentiels représentants,
Horkheimer relevait déjà, à la fin des années  1930, le rapport étroit qui peut exister
entre une certaine modération des penseurs de la culpabilité et de la pitié et un
« scepticisme résigné ».

☝🍪
Les précurseurs de Nietzsche dans l’analyse de l’égoïsme et de la cruauté, Mandeville, Helvetius,
Sade, sont, comme lui, aussi éloignés de la tolérance méprisante de Freud à l’égard de l’instinct
d’agression – qui est « hélas » un fait « malheureux » –, de son scepticisme résigné, que du
Ceressentiment
site utilise du
des cookies Rousseau.
sentimental et 22

vous donne le contrôle sur


16 Ni que
ceux résigné,
vous ni sentimental, Nietzsche n’est pas pour autant l’incarnation d’un
souhaitez
bourreau.activer
Tout au contraire, et Adorno et Horkheimer vont bien souvent y insister.

On ne peut guère imaginer Nietzsche lui-même en bourreau, comme certains de ses disciples.
Son existence est inoffensive, parce que sa connaissance de l’économie psychique était peut-être
✓ Tout
la plus accepter
profonde de toute l’histoire. (Ibid.)

17 On✗voit
Toutici refuser
que la figure de Nietzsche constitue un pendant essentiel à l’analyse, cette
figure inoffensive, tendre, à partir de laquelle le sens de la cruauté revendiquée semble
devoir être compris. Derrière la brutalité supposée de Nietzsche, souligne Adorno dans
Personnaliser
l’entretien de 1950, « se cache en fait une extrême tendresse ». Et celui-ci de rappeler
l’épisodede
Politique bien connu d’après lequel « le premier accès de la maladie de Nietzsche a eu
confidentialité
lieu, on le sait, à Turin, quand il a vu un cocher rouer un malheureux cheval à coups de

https://journals.openedition.org/asterion/1585 8/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

bâton. Il ne l’a pas supporté et c’est là qu’il s’est effondré pour la première fois.
Pourtant, il était le penseur qui, dans Zarathoustra, avait appelé la pitié le dernier des
péchés »23… La « position de Nietzsche vis-à-vis de la violence », qu’Adorno juge être
«  le point essentiel de sa philosophie  » (ibid., p.  55), prend sa véritable signification
dans une telle « expérience cruciale ». La souffrance de l’animal s’avère précisément si
intolérable que face à elle, l’alternative nietzschéenne est la surenchère de la froideur
ou, tout au contraire, l’effondrement. Une pitié contrôlée ne ferait que la minimiser.
Celui qui s’effondre devant le cheval battu n’en a pas pitié. Avoir pitié de cette bête, c’est
tolérer sa souffrance  ; s’effondrer devant elle constitue l’unique protestation valable.
L’effondrement contredit donc en même temps la pitié et la cruauté  : le
sentimentalisme et le formalisme où la civilisation entretient à la fois son mensonge et
sa vérité.
18 Dans ce moment d’empathie incontrôlée pour l’animal le plus domestiqué de la
civilisation, qu’on a remplacé par l’automobile, la raison s’émancipe de son formalisme
cruel comme de son sentimentalisme mensonger, mais aussi, incidemment, s’effondre.
Les théoriciens critiques sont les dignes successeurs philosophiques de ce Nietzsche
éclairé.
19 On objectera toutefois que les entrelacs dialectiques auxquels est soumis le discours
nietzschéen en disent peut-être plus sur la Théorie critique que sur Nietzsche lui-même.
Sa pensée de la cruauté semble unilatéralement saisie dans sa négativité, oblitérant ce
que, chez Nietzsche, il y avait de profondément affirmatif dans l’élaboration de ce
concept. Il est clair en effet qu’en se rapportant ainsi à la cruauté nietzschéenne, les
auteurs oblitèrent la distinction nietzschéenne entre la cruauté réactive, qui renvoie à
l’histoire de la culture comme étant celle des faibles rusant contre les forts et les
réduisant injustement en esclavage, et la cruauté active, triomphant, dans un rire
zoroastrien, de la contrainte réactive de la légitimation. C’est ce que Nietzsche désigne
comme la position extra-morale dont se rend capable le Surhomme. On voit à ce stade,
quand se disjoignent le régime de la critique et celui de l’utopie, ce qui, de Nietzsche, ne
pouvait être sauvé dans la Théorie critique : régime affirmatif de la cruauté, Surhomme,
Éternel retour, Volonté de puissance. En fin de compte, c’est tout ce qu’il y a d’affirmatif
dans la pensée nietzschéenne que la Théorie critique, en tant que théorie dialectique
dont le geste a consisté à opposer à son héritage idéaliste un maintien entêté dans la
négation déterminée, n’a jamais pu véritablement intégrer. Illustrant sa propre
dialectique obstinément négative, Adorno lit le mythe nietzschéen de l’Éternel retour
non comme cela même à quoi il faut se soumettre, dans l’Amor Fati, mais comme le
reflet de « la situation désespérée de celui qui est enfermé dans une prison, la prison de
la société bourgeoise. […] S’il veut aimer quelque chose, cet homme ne peut en fin de
compte rien aimer d’autre que la cellule dans laquelle il est emprisonné  »24.
Finalement, d’après l’interprétation « libre » d’Adorno, Nietzsche livre malgré lui une
fois encore ironiquement la vérité de la condition des individus modernes pour qui
☝🍪
l’histoire n’est plus que le destin sous la forme de l’éternel retour de la domination.
Toutefois, le stoïcisme dont il s’inspire revient à la résignation, déplore d’abord Adorno.
Ce site utilise des cookies et
Mais parce que l’image à laquelle il recourt cependant est intolérable et
vous donne le contrôle sur
cauchemardesque et parce qu’il se place avec une surenchère de zèle sous le joug de la
ceux que vous souhaitez
fatalité, Nietzsche
activer ne fait finalement pas partie des résignés : Adorno veut lire ici qu’il
dénonce en affirmant et que dans son invitation à la soumission joyeuse, il enjoint
secrètement ceux qui veulent bien l’entendre à la rébellion…
20 ✓ Tout
Ainsi, sansaccepter
jamais verser dans une mièvrerie qui neutraliserait Nietzsche à coup sûr,
Horkheimer et Adorno s’autorisent d’une lecture de la pensée du philosophe autrement
plus✗émancipatrice
Tout refuserque celle que Habermas, une génération plus tard, ne pourra
historiquement et stratégiquement lui concéder. Si, pour le second, la critique
nietzschéenne est purement et simplement destructrice, ne laissant place qu’aux élans
Personnaliser
échevelés de la volonté de puissance, pour les premiers, elle persiste à dialoguer avec
une pensée
Politique dialectique aux espérances utopiques. Parce qu’elle veut garder de
de confidentialité
Nietzsche la radicalité de sa critique et retient de la brutalité de ses thèses l’expression

https://journals.openedition.org/asterion/1585 9/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique

de la souffrance subie que toutes les théodicées se sont attelées à camoufler, la Théorie
critique horkheimerienne et adornienne a toujours semblé vouloir sauver Nietzsche de
ses interprètes irrationalistes. En vertu du principe que la Théorie s’applique à elle-
même dans La Dialectique de la raison, principe selon lequel « seule l’exagération est
vraie »25, elle reconnaît à Nietzsche le moment de vérité compris dans le formalisme de
la raison poussé jusqu’à son acmé consubstantielle : la cruauté. À condition d’en saisir
le véritable « chiffre », littéralement, comme chez Kafka, et désespérément ironique, sa
pensée de la cruauté a fourni selon eux des armes plus efficaces à la poursuite du
programme d’émancipation des Lumières que tous les bons sentiments des
réformateurs modérés.
21 Nonobstant, contrairement à Nietzsche, dans sa méfiance envers tout saut dans
l’affirmatif, la Théorie critique fait toujours coïncider le moment de la critique avec le
moment de la vérité. Elle ne s’aventure pas au-delà, craignant précisément d’y trahir et
la vérité et la critique. Mais tandis que la critique est le seul régime pour décrire ce qui
est refusé et, négativement, ce qui est souhaité, elle ne peut manquer de se heurter au
fait qu’avec Nietzsche, l’objet de la généalogie et l’objet de la volonté divergent  : la
psychophysiologie veut libérer également et de la vérité et de la critique « réactive » et
permettre de sauter dans un régime extramoral étranger au régime antérieur. Elle a
beau faire, si vulnérable et inoffensive que soit la figure de Nietzsche, elle ne peut
trouver chez celui qui a échangé le « savoir » contre la puissance cette conviction sienne
si caractéristique, du savoir de l’impuissance comme dernière chance d’émancipation.

Notes
1  Th.  W.  Adorno, «  L’attaque de Veblen contre la culture  », Prismes. Critique de la culture et
société, Paris, Payot, 2003, p. 75.
2  J.  Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad. Ch.  Bouchindhomme et
R. Rochlitz, Paris, Gallimard (NRF / Bibliothèque de philosophie), 1988.
3 J. Habermas, ouvr. cité, p. 105.
4  Th.  W.  Adorno et M.  Horkheimer, La Dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung,
1944), trad. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974.
5 L’entretien, « Nietzsche und uns », est retranscrit en intégralité dans le t. XIII des Gesammelte
Schriften de Max Horkheimer (Nachgelassene Schriften, 1949-1972) publié par G.  S.  Noerr,
Francfort-sur-le-Main, S.  Fischer Verlag, 1989. On en trouve la traduction française par
Ch. David dans l’ouvrage de H.-G. Gadamer, L’Antipode. Le drame de Zarathoustra, sous le titre
« Nietzsche et nous », Paris, Allia, 2000.
6  L’Antipode, p. 52.
7 Horkheimer cite un long passage des Secondes considérations inactuelles dans Les Débuts de la
philosophie bourgeoise de l’histoire (1930-1931), Paris, Payot, 1980, p. 11 (La première date entre
parenthèses est celle de l’édition originale).
8 M. Horkheimer, « Égoïsme et émancipation », Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.
C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1974, note 136, p. 212.
9 Sur l’intérêt de Horkheimer pour le naturalisme dans sa jeunesse et ses lectures de Zola et de
☝🍪
Dostoïevski, voir R.  Wiggershaus, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification,
Paris, PUF, 1993.
10 L’Antipode, p. 64 ; Adorno : « Nous devons poser une fois pour toutes que Nietzsche est un
Cehomme
site utilise des cookies
des Lumières et qu’iletappartient à la tradition de la pensée des Lumières. Il n’a pas
vous donne
soutenu le contrôle
l’irrationalisme ausur
sens où il aurait estimé que la pensée doit céder sa place aux forces de
ceux que vous
l’inconscient maissouhaitez
il a soutenu, en cela il ne diffère absolument pas de Freud, que la conscience
devait libérer la pulsion et que, du fait que cette dernière n’était plus refoulée, elle n’avait plus
activer
besoin d’être reniée et perdait véritablement son caractère démonique […]. »
11 Il s’agit du recueil de W. Benjamin, Allemands. Dix lettres choisies parmi vingt-cinq (Deutsche
Menschen. Eine Folge von Briefen, 1936), trad. M.  Rival et B.  Vilgrain, Courbevoie, Théâtre
✓ Tout accepter
typographique, 2002. Le régime nazi ne s’y était pas trompé qui, dès 1938, avait interdit le livre.
12 L’Antipode, p. 59.
13 Ibid., p.  59. Adorno fait ici référence au personnage de la pièce d’Henrik Ibsen, Solness le
✗ Tout refuser
Constructeur, dans H.  Ibsen (1892), Les douze dernières pièces, vol.  III, Paris, Imprimerie
nationale, 1994.
14 J. Habremas, ouvr. cité, p. 115.
Personnaliser
15 Voir M. Horkheimer, « Bemerkungen zu Jaspers’ Nietzsche », Zeitschrift für Sozialforschung,
vol. VI, 1937.
Politique de confidentialité
16 M. Horkheimer, « Égoïsme et émancipation », ouvr. cité, p. 225-226.
17  F.  Nietzsche, Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurteile, 1881, §  113 (Aurore.
Réflexions sur les préjugés moraux, Paris, Hachette, 2005).
https://journals.openedition.org/asterion/1585 10/11
02/10/2022 22:44 Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la Théorie critique
18 F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, cité par Horkheimer et Adorno dans La Dialectique
de la raison, ouvr. cité, p. 109.
19 La Dialectique de la raison, p. 109.
20 Que ce soit celle de la femme, du juif, de l’enfant, de l’animal, du prolétaire, de l’intellectuel
impuissant ou encore du pauvre Polyphème victime de la ruse d’Ulysse…
21 F. Nietsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Livre de poche, 1972,
p. 298. C’est là une phrase que les auteurs citent également dans La Dialectique de la raison.
22 « Égoïsme… », art. cité, p. 226.
23 L’Antipode, p. 54.
24 L’Antipode, p. 65.
25 La Dialectique de la raison, p. 126.

Pour citer cet article


Référence électronique
Agnès Gayraud, « Nietzsche : les Lumières et la cruauté. De l’interprétation de Nietzsche par la
Théorie critique », Astérion [En ligne], 7 | 2010, mis en ligne le 02 septembre 2010, consulté le
02 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/asterion/1585 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/asterion.1585

Auteur
Agnès Gayraud

L’auteur est agrégée de philosophie. Lauréate de la bourse Thiers pour l’année 2008-2009, elle
termine actuellement une thèse de philosophie sur la disparition et la survie de « l’individu » au
xxe siècle dans la pensée de Theodor W. Adorno. Elle a participé à différents colloques et écrit
plusieurs articles, traitant aussi bien des pans esthétiques de la philosophie d’Adorno (« La
modernité exclusive », Paris, PUPS, à paraître ; « Esthétique et psychologie de l’audition »,
travail présenté en mai 2009 lors du colloque international « Esthétique et perception » du
CNRS/ARIAS) que de sa sociologie (« Sociologie des conditions fausses », Philosophie et
sociologie chez T. W. Adorno, dans Klésis, no 6 [en ligne] [URL : http://www.revue-
klesis.org/13.html], consulté le 12 février 2010. Ses domaines de recherches sont l’esthétique,
l’histoire de la philosophie allemande, la Théorie critique et la philosophie contemporaine.

Droits d’auteur

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0


International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

☝🍪
Ce site utilise des cookies et
vous donne le contrôle sur
ceux que vous souhaitez
activer

✓ Tout accepter

✗ Tout refuser

Personnaliser

Politique de confidentialité

https://journals.openedition.org/asterion/1585 11/11

Vous aimerez peut-être aussi