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Thomas Rimbot

L’INTERPRÉTATION CHEZ NIETZSCHE

ISBN : 978-2-900909-02-7
version imprimée à Lyon en février 2018
2002-2018
Table des matières

Introduction p. 1

Première partie : détermination philologique de l’interprétation p. 11

A/ critique de l’objectivité scientifique dans l’observation des faits p. 11

1) C. Bernard : le raisonnement expérimental p. 12


2) La critique de Nietzsche p. 19

B/ critique du postulat fondamental de la science p. 27

1) Le texte selon les scientifiques p. 28


2) Les critiques de Nietzsche p. 32
3) L’hypothèse fondamentale de la volonté de puissance p. 45

C/ le réalisme de Nietzsche p. 67

1) Le problème du réalisme p. 67
2) Texte et interprétation p. 72

Deuxième partie : détermination généalogique de l’interprétation p. 81

A/ le critère de Nietzsche p. 81

1) La santé p. 81
2) Affirmation et négation p. 92
3) Résolution généalogique du conflit de Nietzsche et de la science p. 116

B/ le sens de la connaissance p. 119

1) La volonté de vérité p. 119


2) La volonté de ne pas savoir p. 127

Conclusion p. 151

Bibliographie p. 154
Liste des abréviations :

Œuvres de Nietzsche :

⎯ NT : La naissance de la tragédie.
⎯ VM : Vérité et mensonge au sens extramoral.
⎯ Cons. In. : Considérations intempestives.
⎯ HTH I et II : Humain, trop humain, deux tomes.
⎯ Aur. : Aurore.
⎯ GS : Le gai savoir.
⎯ APZ : Ainsi parlait Zarathoustra.
⎯ PBM : Par-delà bien et mal.
⎯ GM : Généalogie de la morale.
⎯ CW : Le cas Wagner.
⎯ Cr. id. : Crépuscule des idoles :
• I : Maximes et traits.
• II : Le problème de Socrate.
• III : La « raison » dans la philosophie.
• IV : Comment, pour finir, le « monde vrai » devint une fable.
• V : La morale, une anti-nature.
• VI : Les quatre grandes erreurs.
• VII : Ceux qui veulent « amender » l’humanité.
• VIII : Ce qui manque aux Allemands.
• IX : Divagations d’un « Inactuel ».
• X : Ce que je dois aux Anciens.
• XI : Le marteau parle.
⎯ EH : Ecce homo :
• I : Pourquoi je suis si sage.
• II : Pourquoi je suis si avisé.
• III : Pourquoi j’écris de si bons livres.
• IV : Pourquoi je suis un destin.
⎯ NcW : Nietzsche contre Wagner.
⎯ Ant. : Antéchrist.
⎯ Fragments posthumes :
• FP + titre de l’œuvre avec laquelle ils sont édités ou n° du tome, n° du cahier + [n° du
fragment].
• WzM : Der Wille zur Macht, édition allemande de la Volonté de puissance par F. Würzbach.
• VP I et II : La volonté de puissance, traduction Geneviève Bianquis, 2 tomes, Paris, Gallimard,
réédition « Tel », 1995. Ce livre n’est pas un livre de Nietzsche, mais un montage thématique
de fragments posthumes, différent d’ailleurs de l’édition allemande. Cependant, pendant
longtemps les commentateurs de Nietzsche étaient contraints d’y faire référence, ne
disposant pas encore de l’édition complète et dans l’ordre chronologique de ces fragments,
établie par G. Colli et M. Montinari.

Les termes cités par Nietzsche en français dans le texte sont signalés par un astérisque
Introduction

Dans la Critique de la raison pure, Kant soulignait le fait que la métaphysique oscillait
entre deux voies, le dogmatisme et le scepticisme, toutes deux insatisfaisantes1. Il a alors
proposé une troisième voie, celle de la philosophie critique2. Cependant on peut considérer
que la critique rejoint le dogmatisme, entendu dans un sens général, puisqu’elle présuppose
l’existence de jugements synthétiques a priori, nécessaires et universels, c’est-à-dire de
vérités3. Donc après Kant l’alternative entre le scepticisme et le dogmatisme n’a pas été
surmontée. Nietzsche, avec l’idée d’interprétation, tente justement à nouveau de penser une
troisième voie : « Le caractère révolutionnaire de cette pensée réside essentiellement en
ceci que Nietzsche, par l’idée même de l’interprétation, nous ouvre une via media entre les
deux positions dans lesquelles, jusqu’alors, la philosophie venait immanquablement
s’enfermer, à savoir le scepticisme et le dogmatisme4. » L’enjeu de ce mémoire, c’est donc
d’essayer de savoir si cette troisième voie est tenable ou non.
Pour cela, nous partirons d’une phrase de Nietzsche : « il n’y a pas de faits,
seulement des interprétations [nein, gerade Thatsachen giebt es nicht, nur
Interpretationen]5. » Commençons par donner quelques précisions sur la terminologie de
Nietzsche. Concernant le vocabulaire des faits, d’une part, « J. Wahl note justement […]
qu’il faut distinguer les "Tatsachen" et les "Fakten" ⎯ "les second voués au mépris" […].
Les "Fakten", en effet, désignent la réalité déformée par les interprétations métaphysiques
et moralistes6. » Pour l’interprétation d’autre part, le vocabulaire est plus riche. Nietzsche
emploie d’abord le terme Auslegung, en général pour désigner les bonnes interprétations,
celles qui sont fidèles au texte, par exemple dans la Généalogie de la morale : « Dans le

1
Cf. E. Kant, Critique de la raison pure, traduction d’Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la traduction
de Jules Barni, Gallimard, 1980, préface à la première édition, AK IV, 8.
2
Cf. Kant, op. cit., préface à la première édition, AK IV, 9 ; et préface à la deuxième édition, AK III, 21.
3
Cf. Kant, op. cit., introduction V. L’histoire des sciences confirme que ce postulat n’était pas fondé.
4
J. Granier, Le problème de la Vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, seuil, 1966, p. 603.
5
Cf. FP XII, 7 [60], P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 60. Ce fragment correspond
à VP I, §133, p. 265 (cf. E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986, p.204). Il est extrait d’un cahier de
Nietzsche daté de la fin de l’année 1886, début 1887.
6
J. Granier, op. cit., note 3 p. 321, avec une citation de J. Wahl, La pensée philosophique de Nietzsche des années 1885-
1888, p. 43-44.

1
troisième traité de ce livre, j’ai présenté un échantillon de ce que j’appelle en l’espèce "une
interprétation" [Auslegung]7. » Pour désigner les interprétations infidèles, falsificatrices,
Nietzsche emploie les termes Interpretation, Deutung, ou encore Ausdeutung8. Mais sa
terminologie n’est pas systématique. Par exemple dans notre corpus nous avons repéré une
seule occurrence de Faktum, où il est employé dans un sens positif9. De même pour le
vocabulaire de l’interprétation. Le verbe auslegen est parfois employé pour désigner les
interprétations falsificatrices, plates10, ou plus précisément encore les injections de sens
dans la réalité11. Enfin, dans le fragment posthume que nous avons cité, Auslegung et
Interpretation sont utilisés comme des synonymes (pour désigner la falsification), de même
Faktum et Thatsachen. Nous indiquerons à chaque fois dans nos citations les termes
employés.
Nietzsche écrit la phrase que nous avons citée dans un fragment sur la méthode
positiviste dans les sciences. Son opposition à la science est originale au 19ème siècle,
beaucoup plus que son opposition à la métaphysique, celle-ci ayant perdu son prestige
avec la chute de l’hégélianisme12. Mais le terme de science (Wissenschaft) chez Nietzsche
n’est pas univoque. Tout d’abord, il ne désigne pas uniquement les sciences
expérimentales positivistes de son siècle (la physique, la chimie, la physiologie
principalement), mais tout savoir en général (Nietzsche parle par exemple d’une «
aesthtische Wissenschaft13 »), et surtout les disciplines qui ont en commun avec les
« sciences exactes » l’exigence d’objectivité, plus précisément l’exigence de s’en tenir aux
faits. Ainsi on peut envisager une « science de la morale14 » ; considérer l’histoire comme
une science positiviste : « La deuxième Intempestive (1874) [De l’utilité et de l’inconvénient
de l’histoire pour la vie] met en évidence ce qu’il y a de dangereux, de rongeant et de
toxique dans notre manière de pratiquer la science15 » ; et encore la philologie : « pour ne
rien dire des plus cultivés et des plus prétentieux des savants, les philologues et les

7
GM avant-propos, §8.
8
Cf. les notes 118, 132, et 261 de l’édition de PBM par P. Wotling.
9
Cf. PBM §259 : Ur-Faktum.
10
Cf. GS §338.
11
Cf. GS V, §353 (1887) ; cf. PBM §47, où c’est le vocabulaire de la Deutung qui est utilisé pour dénoncer exactement et
explicitement le même défaut.
12
Cf. L. Freuler, La crise de la philosophie au 19ème siècle, Paris, Vrin, 1997.
13
NT §1.
14
PBM §186. En l’occurrence c’est Nietzsche qui souhaite que l’on applique les exigences de méthodes positivistes à la
morale, ce qui montre que son rapport à la science n’est pas sans ambiguïté.
15
EH III, Cons. In., §1.

2
enseignants, qui sont les deux par profession16. » Donc, quand Nietzsche critique la
science, il ne vise pas uniquement les sciences modernes de la nature, mais aussi les
sciences humaines, les « science de la culture » en quelque sorte17. Il va même jusqu’à
classer certains philosophes parmi les hommes de science : « Ces ouvriers philosophiques
répondant au noble modèle de Kant et de Hegel ont à établir et réduire en formules tous les
grands faits relatifs aux évaluations18. »
D’autre part, Nietzsche emploie parfois le terme Wissenschaft comme un terme
générique, englobant l’activité scientifique et sa propre activité. C’est ce qui apparaît
notamment dans des alternatives qu’il pose dans le Gai savoir : par exemple entre une
science qui recherche le confort, l’absence de douleur (la science moderne), et une science
qui procurerait à la fois les plus grandes souffrances et les plus grandes joies (la science
selon Nietzsche, la connaissance tragique)19 ; entre une science comme état, ethos (la
science moderne), et une science comme passion, pathos (la science selon Nietzsche)20.
Enfin Nietzsche utilise parfois « Wissenschaft » pour désigner en un sens exclusif sa propre
philosophie : par exemple quand il dit que la science nous oblige à conclure que tout est
faux, qu’il n’y a pas de science certaine possible21, alors que la science moderne est
caractérisée par lui comme recherche de la certitude22 ; et évidemment l’expression
« fröliche Wissenschaft », « gai savoir » ou « gaie science ». L’ambiguïté de ce mot est
d’ailleurs parfois mise en évidence par l’usage, double, des guillemets23 : d’abord pour
désigner la science moderne et signaler l’usurpation du terme24 ; ensuite pour désigner sa
philosophie (sens mélioratif), et signaler en même temps qu’il l’emploie en un sens différent

16
PBM §204.
17
La différence de nature des objets des sciences aura peut-être une importance par rapport à la critique de Nietzsche, qui
semble justement ne pas en tenir compte, peut-être à tort.
18
PBM §211 ; cf. le début du paragraphe : « J’insiste pour que l’on cesse enfin de confondre les ouvriers de la philosophie et
les hommes de science en général avec les philosophes » ; et PBM §253, où c’est Darwin, John Stuart Mill et Herbert
Spencer qui sont cités comme exemples d’esprits « habiles à établir, rassembler et réduire en formules un grand nombre de
petits faits communs. »
19
Cf. GS §12.
20
Cf. GS §123.
21
Cf. GS §107.
22
Cf. GS V, §347 (1887).
23
Sur les guillemets chez Nietzsche : cf. E. Blondel, « Les guillemets de Nietzsche : philologie et généalogie », in Nietzsche
aujourd’hui ?, tome 2, Paris, UGE Poche (10/18), 1973, réédité sous la direction de J-F Balaudé et P. Wotling in Lectures de
Nietzsche, Paris, Livre de poche, 2000, p. 71-101 ; et E. Blondel, op. cit., p. 210 et suivantes, et p. 235 et suivantes.
24
Cf. PBM §80 : « wissenschaftliche Mensch » mis entre guillemets.

3
du sens courant (positiviste)25. Le rapport de Nietzsche à la science n’est donc pas une
opposition univoque.
Nous avons dit avec Nietzsche que la méthode positiviste consistait à ne s’en tenir
qu’aux faits. Cependant nous devons faire attention à ne pas caricaturer la science. Pour
cela, on peut utiliser l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude
Bernard (1865). Le choix de ce livre pourrait paraître problématique, car C. Bernard lui-
même rejette le positivisme : « Le positivisme qui, au nom de la science, repousse les
systèmes philosophiques, a comme eux le tort d’être un système26. » En fait, il emploie
certainement ce terme dans son sens strict, c’est-à-dire pour dénoncer précisément la
philosophie d’Auguste Comte. Mais Nietzsche utilise ce mot dans son sens large : « On
donne par extension le nom de positivisme à des doctrines qui se rattachent à celle
d’Auguste Comte ou qui lui ressemblent, quelquefois même d’une manière assez lointaine,
et qui ont pour thèses communes que seule la connaissance des faits est féconde ; que le
type de la certitude est fourni par les sciences expérimentales ; que l’esprit humain, dans la
philosophie comme dans la science, n’évite le verbalisme ou l’erreur qu’à la condition de se
tenir sans cesse au contact de l’expérience et de renoncer à tout a priori ; enfin que le
domaine des "choses en soi" est inaccessible, et que la pensée ne peut atteindre que des
relations et des lois27. » En ce sens général, C. Bernard peut être considéré comme un
positiviste, et représentatif des adversaires de Nietzsche. Ce dernier connaissait d’ailleurs
C. Bernard, puisqu’il a lu un de ses livres, postérieur à l’Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale, les Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux
et aux végétaux (1878, posthume), qu’il cite dans un fragment posthume28. Donc, à moins
que C. Bernard ait totalement changé de méthode à la fin de sa vie, ce qui est peu
probable, on peut considérer que Nietzsche connaissait plus ou moins la méthode
expérimentale telle qu’elle est exposée dans le livre que nous utiliserons.

Pour C. Bernard, la connaissance expérimentale commence par une observation29.


« L’observation est […] ce qui montre les faits30 », mais elle ne se réduit pas à une simple

25
Cf. PBM §198.
26
C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984, III, chp. IV, 4, p. 306.
27
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 16ème édition, 1988.
28
Cf. FP XIV, 14 [65], cité par P. Wotling, op. cit., p. 123 ; et G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF,
réédition 1996, p. 16.
29
cf. I, chp. I, 2, p. 41 : « il y a dans toute connaissance expérimentale trois phases : l’observation faite, comparaison
établie et jugement motivé. » Et chp. I, 6, p. 54 : « Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique
expérimentale. 1° Il constate un fait […] . » (pagination de l’édition Champs-Flammarion).
30
Cf. I, chp. I, 2, p. 40.

4
constatation naïve. Un fait, c’est-à-dire une relation de causalité entre deux phénomènes,
n’est jamais donné, mais doit être établi à l’aide d’une méthode. L’observation est « l’art
d’obtenir des faits exacts au moyen d’une investigation rigoureuse31. » Le scientifique n’est
pas naïf face au sensible32, il sait que sa vérité doit être recherchée. Cependant il croit que
des faits, des « vérités partielles » sont accessibles. Mais C. Bernard ne réduit pas la
science à ce travail d’observation ; « la simple constatation des faits ne pourra jamais
parvenir à constituer une science33. » Le scientifique observe mais aussi raisonne sur les
faits, il les interprète (le mot est employé par C. Bernard). L’observation d’un fait engendre
une idée qui doit ensuite être confrontée à l’expérience, c’est-à-dire au fait : « […] pour
raisonner expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer
ensuite des faits, c’est-à-dire des observations, pour contrôler cette idée préconçue34 ».
L’idée préconçue oriente la recherche, oriente le scientifique au sein de la réalité vers un fait
qu’il devrait observer pour confirmer ou infirmer son hypothèse. Mais elle ne doit pas
troubler l’observation qui permet de la tester : « Il faut observer sans idée préconçue ;
l’esprit de l’observateur doit être passif, c’est-à-dire se taire ; il écoute la nature et écrit sous
sa dictée35 . » Les scientifiques (C. Bernard en tous cas) ne croient donc pas du tout qu’il
n’y ait que des faits, contrairement à ce qu’affirme Nietzsche36, mais ils reconnaissent que
dans la science, il y a aussi de l’interprétation37. Cependant ils croient aux faits, à
l’observation rigoureuse des faits, provoquée par une idée préconçue certes, mais non
faussée par elle (pourvu que l’on observe la méthode). Pour les scientifiques il y a des faits
et des interprétions, pour Nietzsche il n’y a que des interprétations.
Essayons de caractériser rapidement ce qu’est un fait pour le scientifique. Tout
d’abord, ce qui peut être établi (donc ce qui est connaissable), ce sont seulement des
relations entre des phénomènes, non leur essence38. Un fait peut être établi objectivement,
ce qui signifie que l’existence de la relation entre deux phénomènes est indépendante de

31
Cf. I, chp. I, 2, p. 42.
32
Cf. l’idée d’ « analyse expérimentale » , I, chp. II, 7, p. 89.
33
Cf. I, chp. I, 4, p. 45.
34
Cf. I, chp. I, 5, p. 50.
35
Cf. I, chp. I, 6, p. 52.
36
Cf. FP XII, 7, [60].
37
Pour C. Bernard c’est même l’essentiel : « Les faits sont les matériaux nécessaires ; mais c’est leur mise en œuvre par le
raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science » (I, chp. I, 6, p. 56).
38
Cf. I, chp. II, p. 60 : « En instruisant l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son
orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières, ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais
cachées, et qu’il ne peut connaître que des relations. »

5
l’homme, même dans l’expérience39. Ce n’est pas l’homme qui constitue les lois de la
nature. L’idée préconçue permet « seulement » de sélectionner et de découvrir, constater
des faits au sein de la réalité, non de les constituer au sens plein du terme (les positivistes
ne sont pas kantiens). Cela signifie que nos interprétations, nos théories doivent être des
constructions qui représentent le plus fidèlement possible le maximum de faits, le maximum
de relations entre des phénomènes. Cependant, cela n’implique pas que l’on puisse
atteindre la vérité absolue : toute vérité expérimentale, toute interprétation, est relative, car
susceptible d’être remise en cause par la découverte de faits nouveaux40. Le problème de la
vérité est un problème de complétude (progrès asymptotique vers la vérité absolue)41.
C’est donc cette idée d’une extériorité absolue des faits, et par là même l’idée
d’objectivité, que Nietzsche semble nier. Ainsi il n’y aurait que des interprétations.
Cependant, en continuité avec la métaphore de l’interprétation, il considère la réalité
comme un texte. Or, « texte » et « état de fait » sont chez lui synonymes42. L’opposition de
Nietzsche à l’objectivité pourrait alors être comprise plus précisément comme une critique
de l’objectivité scientifique, non de l’objectivité en général43. Supposons donc pour l’instant
que tout cela soit juste.
Cette métaphore n’est pas nouvelle, et Nietzsche la partage avec les scientifiques.
Pour ces derniers aussi la réalité est un texte, un texte écrit en langage mathématique, et
cela depuis Galilée. Et c’est encore le cas chez C. Bernard, pour qui l’a priori de la méthode
expérimentale est le déterminisme mathématique : le scientifique « a la certitude a priori que
ces variations [les variations des phénomènes] sont déterminées par des rapports rigoureux
et mathématiques44. » Elle est pour eux déterminée par des lois causales et
mathématiques. Nietzsche ne s’opposerait alors pas à la science sur l’idée qu’il y ait un
texte, mais sur la conception de ce texte : pour lui il n’y a pas de lois ni de causalité dans la
nature ; pour lui, les lois causales ne font que décrire des phénomènes, mais ne les

39
Cf. I, chp. I, 4, p. 48 : L’homme « provoque à son profit l’apparition de phénomènes, qui sans doute se passent suivant les
lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n’avait pas encore réalisées. »
40
Cf. I, chp. II, 6, p. 84 : « toutes les théories qui servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus forte raison au
physiologiste, ne sont vraies que jusqu’à ce qu’on découvre qu’il y a des faits qu’elles ne renferment pas ou qui les
contredisent. »
41
Mais l’idée d’une réinterprétation des mêmes faits et l’idée de fait ne sont-elles pas contradictoires ?
42
Cf. par exemple PBM §22, à propos de l’interprétation physique du monde : « elle n’est pas un état de fait, elle n’est pas
un "texte" ».
43
Nietzsche serait alors le philosophe le plus objectif, celui qui apporte la vérité. En cela ce serait un philosophe des plus
classiques.
44
C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 7, p. 89.

6
expliquent pas45. Mais sur quoi se fonde cette critique de la causalité ? Nietzsche peut-il
d’ailleurs vraiment se passer de la causalité pour expliquer le monde46 ? Et s’il y réussit, que
met-il à la place ?
A l’idée de loi Nietzsche oppose la volonté de puissance. Pour lui, le texte de la
réalité est un ensemble de signes dont les sens sont les produits de l’activité
d’interprétation des volontés de puissance. Nietzsche là encore paraît proche de la science.
En effet, on peut se demander comment il arrive à élaborer cette hypothèse : ne serait-elle
pas le fruit d’une méthode analogue à la méthode scientifique47 ? J. Granier rejette l’idée
selon laquelle la volonté de puissance puisse être induite à partir de faits, de l’expérience.
Mais a-t-il pris en compte tous les types d’expériences que Nietzsche a lui-même
considérés ? Peut-être Nietzsche a-t-il « inventé » un nouveau type d’expériences, omis par
Granier, à partir desquelles il aurait élaboré l’hypothèse de la volonté de puissance ? Ces
questions sont importantes, car elles peuvent permettre d’éclaircir le statut épistémologique
de la volonté de puissance, et découvrir éventuellement une spécificité de la méthode de
Nietzsche. Mais même en supposant que J. Granier ait raison, la méthode que Nietzsche
utilise pour étudier la réalité comme volonté de puissance (la méthode philologique,
notamment avec l’exigence de s’en tenir au texte), ne serait-elle pas l’introduction d’une
sorte de méthode expérimentale en philosophie ?
La réalité selon Nietzsche, nous l’avons dit, est volonté de puissance, c’est-à-dire
activité d’interprétation, autrement dit, falsification. Or le penseur n’est pas en dehors de
cette réalité, il a un corps48, il est lui-même animé par une ou une multiplicité de volontés de
puissance. Ses interprétations sont l’expression des conditions d’existence qu’il suppose
nécessaires pour lui-même. Toute interprétation est falsification en fonction de ces
conditions d’existence. Donc il ne peut pas y avoir de faits, mais uniquement des
interprétations. Comment Nietzsche peut-il alors éviter, avant même le relativisme, un
irréalisme absolu ? Justement en faisant de l’interprétation une expression du corps, de la
volonté de puissance, ce qui le conduit alors à l’élaboration d’une nouvelle problématique49.
Avec lui, le problème n’est plus de savoir ce qu’est une chose en elle-même, (question
« qu’est-ce que… ? »), mais ce qu’elle est pour moi, pour moi comme type (question

45
Cf. GS §112.
46
Cf. PBM §36 : l’idée de « causalité de la volonté ».
47
C’est Jean Granier qui pose ce problème : « La compréhension nietzschéenne de l’Être [l’Être comme volonté de
puissance] est-elle analogue à une induction expérimentale ou s’appuie-t-elle sur une réflexion ontologique sui generis ? »
(op. cit., p. 367).
48
Nietzsche conçoit le corps comme un complexe de pulsions.
49
Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, chp. III, 2.

7
« qui ? ») : « La question : « Qui ? », selon Nietzsche, signifie ceci : une chose étant
considérée, quelles sont les forces qui s’en emparent, quelle est la volonté qui la
possède50 ? » Le concept d’essence, et avec lui les concepts de vérité et de réalité,
changent alors de sens : « l’essence est seulement le sens et la valeur de la chose51 », c’est-
à-dire son interprétation et son évaluation par une volonté de puissance. Il n’y a donc pas,
de ce point de vue, d’irréalisme de la part de Nietzsche ; les interprétations sont rattachées
à une réalité, celle du corps, de la volonté de puissance. Mais cela implique-t-il que toute
interprétation de la réalité soit une pure affabulation ? Qu’en est-il de la réalité du monde
dans l’interprétation ?
Le problème du réalisme est lié à la manière dont on conçoit la vérité. Le scientifique
est réaliste, ce qui veut dire qu’il a une conception de la vérité comme correspondance.
C’est ce qu’implique sa croyance aux faits. Son travail, c’est de construire des théories,
c’est-à-dire d’écrire un texte, et cela dans le même langage que le texte de la nature (le
langage mathématique), qui représente ou corresponde le mieux possible à la réalité52. Or,
s’il n’y a plus de faits, une interprétation, autrement dit un ensemble d’énoncés supposés
vrais, ne peut plus avoir pour fonction de représenter la réalité ; la conception de la vérité
comme correspondance semble disparaître avec le dualisme sujet/réalité qui la rendait
possible (la réalité est une construction du sujet interprétant, connaissant). La notion de
vérité disparaît-elle pour autant ? Non. Nietzsche propose de concevoir la vérité (ou les
vérités) comme une création humaine. Mais alors ne risque-t-on pas de retomber, d’une
autre manière, dans des dérives analogues à celles des idéalistes (un abandon de la réalité),
voire pire, Nietzsche ne croyant plus à l’existence des vérités éternelles ? Que la vérité soit
créée, est-ce que cela implique que la réalité soit aussi une création humaine ? Le monde
se réduirait-il à mon interprétation ? Mais la méthode philologique repose sur la dualité du
texte et de l’interprétation. Pourquoi alors parler de « texte », et surtout de « fidélité au
texte », s’il n’y a que des interprétations ?

Qu’il n’y ait plus de faits mais seulement des interprétations, en plus du problème de
l’irréalisme, pose encore celui, peut-être plus important, du relativisme. En effet, une infinité
d’interprétations du monde est possible. Or il n’y a plus de critère de vérité, de critère
objectif pour les départager. Cependant Nietzsche refuse de tout mettre sur le même plan.
Le problème de la légitimité d’une interprétation, ne pouvant plus être un problème de

50
G. Deleuze, op. cit., p. 87.
51
G. Deleuze, op. cit., p. 87.
52
Cf. C. Bernard et la métaphore de la dictée : I, chp. I, 6, p. 52.

8
connaissance, se déplace alors dans le champ de la morale. Le problème de la vérité
devient un problème de valeur, et plus précisément de valeur des valeurs, conséquence de
la nouvelle manière de questionner. C’est le problème spécifiquement généalogique. La
valeur d’une interprétation, donc de certaines valeurs, sera déterminée en fonction du
corps : le critère, ce sera la santé qu’implique une interprétation, c’est-à-dire l’intensité de la
vie, l’accroissement du sentiment de puissance.
Ce qui est en question ici, c’est le fondement des valeurs et de l’interprétation de
Nietzsche. Or, en cherchant un critère de l’interprétation, Nietzsche risque de fonder
dogmatiquement sa propre philosophie, tout critère semblant devoir fonctionner comme le
critère de vérité dogmatique. Et pourtant il doit y avoir un critère. Nietzsche dit en effet à
propos des valeurs : « "Par-delà bien et mal [Gut und Schlecht]"… Cela ne veut pour le
moins pas dire "Par-delà bon et mauvais" [Gut und Böse]53. » Nietzsche refuse donc tout
autant le scepticisme absolu que le dogmatisme. Autrement dit, qu’il y ait ou non un critère
de l’interprétation, il semble que dans les deux cas la philosophie de Nietzsche
s’autodétruise : peut-il exister un critère qui n’implique pas le dogmatisme ?
Nous avons dit que le critère, c’est la santé. Mais quel est alors le statut de la
santé ? Nietzsche réduirait-il les phénomènes d’interprétation et d’évaluation, c’est-à-dire
des phénomènes culturels, à des conditions organiques, matérielles ? De plus, la santé
définirait alors le critère des vérités et celui des valeurs : « Sous la critique de la valeur des
valeurs, se cache la question de la Vérité des valeurs54. » Or Nietzsche identifie aussi santé
et morale, homme sain et homme bon : « ta vertu est la santé de ton âme55. » N’y a-t-il pas
contradiction entre dire que le critère des valeurs est la santé, et définir la santé par un
ensemble de valeurs ? Si la santé correspond à une table des valeurs déterminée, on
retombe dans l’idéalisme et le dogmatisme, qui posent les valeurs comme des valeurs en
soi. De plus, pourquoi les valeurs que Nietzsche affirme être les meilleures
correspondraient-elles aux vraies valeurs ? S’il n’y a plus de vérité, comment peut-il y avoir
de vraies valeurs ? La critère, énoncé en termes de santé, déterminent deux types
d’existence : un type sain, noble, type de l’affirmation d’une part ; et un type décadent,
esclave, type de la négation d’autre part. Comment hiérarchiser ces deux types ? Pourquoi
le premier serait-il le type positif, et le second le type négatif ? Nietzsche lui-même se posait
encore la question en 1888 : « Je distingue un type de vie ascendante et un type de

53
GM I, §17 (traduction modifiée).
54
Cf. J. Granier, op. cit., p. 165.
55
GS §120. On trouve déjà cette idée chez Platon.

9
décadence, de décomposition, de faiblesse. Le croirait-on, la question de la préséance
entre ces deux types est encore en balance56… »
Une autre conséquence de l’absence de critère objectif de la valeur des
interprétations est la nécessité de repenser le sens de la connaissance : la connaissance ne
doit plus être conçue comme une recherche de la vérité, mais comme « séduction en faveur
de la vie ». Se réduirait-elle alors à la construction de mythes, à l’élaboration de religions, ou
encore s’abolirait-elle dans l’art ? Il semble que non, s’il on songe au fait que Nietzsche ne
cesse de dénoncer le manque de probité philologique de ses adversaires, et surtout qu’il
caractérise le fort par sa capacité à supporter la vérité57. Mais comment séduire en faveur
de la vie sans masquer la vie ? Ici apparaît une tension importante dans le projet
philosophique de Nietzsche : d’un côté la volonté de vérité la plus radicale qui soit (la
volonté de vérité des anciens métaphysiciens est dénoncée comme une hypocrisie, une
volonté de non-vérité), de l’autre une volonté de ne pas savoir, une volonté artiste58. Il y a un
conflit de l’art et de la connaissance au sein de la philosophie de Nietzsche. Celui-ci se
manifeste dans une série de bipolarités : Apollon et Dionysos dans la Naissance de la
tragédie59 ; rêve, apparence, et réalité ; surface et profondeur. La première question que l’on
doit se poser est celle-ci : quelle volonté de connaître Nietzsche prescrit-il ? La suivante :
est-ce qu’un « pessimisme dionysiaque60 » est possible, et comment ? La dernière : qu’est-
ce qui, dans la philosophie de Nietzsche, appartient à l’art, à l’illusion ? Qu’est-ce qui relève
de sa volonté artiste ?

Nous diviserons donc notre travail en deux parties. Tout d’abord nous étudierons
l’interprétation selon Nietzsche d’un point de vue philologique, à la lumière d’une
confrontation avec la conception scientifique de la réalité et la méthode. Ceci nous conduira
jusqu’au problème du relativisme. Nous étudierons alors, dans notre deuxième partie, le
critère généalogique de l’interprétation.

56
Cf. VP I, §530 p. 419, cité par G. Deleuze, op. cit., p. 98.
57
Cf. PBM §39.
58
Cf. GS, avant-propos, §4.
59
Il faudra d’ailleurs insister sur l’évolution de Nietzsche par rapport à cette opposition dans ce livre.
60
GS, V, §370 (1887).

10
Première partie :

Détermination philologique de
l’interprétation.

Notre première partie sera consacrée à la critique nietzschéenne de l’objectivité


scientifique, qui implique la récusation du concept de fait (« il n’y a pas de faits, seulement
des interprétations »). Pour approfondir, éclaircir ou nuancer cette critique, nous utiliserons
comme terme de comparaison l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de
Claude Bernard. On peut distinguer dans la critique de Nietzsche deux niveaux,
conformément à une distinction qu’effectue C. Bernard lui-même au sein de l’interprétation
scientifique1 : l’objectivité au niveau de l’observation des faits particuliers, et l’objectivité du
postulat fondamental de la science, qui porte sur la nature de la réalité en général. Le
problème de Nietzsche sera donc de montrer que dans un cas comme dans l’autre il y a
falsification du réel.

A/ CRITIQUE DE L’OBJECTIVITE SCIENTIFIQUE DANS L’OBSERVATION DES FAITS

A ce premier niveau, ce qui pose problème c’est que la science ne peut pas se
passer de l’interprétation, de l’idée : « c’est l’idée qui constitue […] le point de départ ou le
primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but
dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu2. » C’est cette idée qui est problématique, car
c’est elle qui est susceptible de fausser les faits. C’est à cause de sa présence dans la
science que Nietzsche pense que la croyance aux faits n’est qu’une illusion. C’est donc
l’aspect de la science que nous devons étudier en premier.

1
Il distingue entre les théories scientifiques et le postulat sur lequel elles sont fondées, c’est-à-dire le déterminisme. Nous
reviendrons plus tard sur cette distinction.
2
C. Bernard, op. cit., I, chp. I, 6, p. 56.

11
1) C. Bernard : le raisonnement expérimental.

C. Bernard donne plusieurs noms à cette idée : « idée préconçue3 », « idée


scientifique4 », « idée expérimentale5 », « idée directrice de l’expérience6 », « idée a priori7 »,
« idée investigatrice8 ». Pour des raisons pratiques nous emploierons de préférence le
premier nom, « idée préconçue ». L’idée préconçue est une hypothèse, une interprétation
anticipée des phénomènes9, qui sert d’instrument au scientifique pour poser des questions
à la nature : « L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la
nature et lui poser les questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui
sont suggérées10 » ; elle est « un moyen de solliciter une réponse de la nature11 ». Ce que
cherche ainsi l’expérimentateur auprès de la nature, c’est savoir si son interprétation des
faits est exacte, si elle lui est conforme. La réponse de la nature est alors ce qui permet de
contrôler l’idée. Plus précisément, la question s’élabore à partir de l’idée préconçue dans un
« raisonnement expérimental » qui la développe logiquement, de telle manière qu’à partir de
cette interprétation on puisse prédire, s’attendre à ce que certains phénomènes
apparaissent dans certaines conditions déterminées : « la raison ou le raisonnement ne
servent qu’à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à l’expérience12. »
Le raisonnement expérimental consiste en une comparaison entre deux faits, « l’un qui sert
de point de départ : l’observation ; l’autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle :
l’expérience13 », en vue de contrôler notre interprétation du premier fait observé, c’est-à-dire
de notre idée sur sa loi. Le raisonnement expérimental développe l’idée en faisant des
prédictions sur ce qui se passerait dans des conditions différentes suivant la loi supposée,
et le « fait expérience14 », qui est la réalisation de ces conditions, est ce qui vient confirmer
ou infirmer cette hypothèse15. La réponse de la nature est donc l’expérience.

3
I, chp. I, 1, p. 37.
4
I, chp. I, 2, p. 41.
5
I, chp. I, 5, p. 49.
6
I, chp. I, 5, p. 50.
7
I, chp. I, 6, p. 55.
8
I, chp. II, 3, p. 73.
9
Cf. I, chp. I, 6, p. 55 : « l’idée a priori ou mieux l’hypothèse » ; I, chp. II, 2, p. 65 : « l’idée ou l’hypothèse expérimentale,
c’est-à-dire l’interprétation anticipée des phénomènes de la nature ».
10
I, chp. I, 6, p. 52.
11
I, chp. I, 6, p. 53.
12
I, chp. II, 2, p. 65.
13
I, chp. I, 2, p. 42.
14
I, chp. I, 2, p. 42.
15
Cf. I, chp. II, 1, p. 64 : l’idée de « contrôle logique ».

12
Considérons maintenant l’idée du point de vue de sa genèse. C. Bernard distingue
trois modes de connaissance : le sentiment, la raison, et l’expérience16. L’idée relève du
sentiment17. Ce sentiment est un sentiment de la causalité des phénomènes, de leur loi18. Il
ne peut naître qu’à l’occasion de l’observation d’un fait, qui agit sur l’esprit comme un
« excitant extérieur » : « Pour avoir une première idée des choses, il faut voir ces choses ;
pour avoir une idée sur un phénomène de la nature, il faut d’abord l’observer19. » A l’origine
de l’idée il y a donc l’observation. Mais tout fait observé n’engendre pas nécessairement
des idées, et il n’existe pas de méthode pour avoir des idées : « Il n’y a pas de règles à
donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d’une observation donnée, une idée juste
et féconde qui soit pour l’expérimentateur une sorte d’anticipation intuitive de l’esprit vers
une recherche heureuse20. » L’apparition de l’idée est « toute spontanée, et sa nature est
toute individuelle21 ». Elle dépend de la qualité de l’esprit de l’individu, et plus encore de
l’individu à un moment donné : « la découverte [l’idée nouvelle] réside dans un sentiment
des choses qui est non seulement personnel, mais qui est même relatif à l’état actuel dans
lequel se trouve l’esprit22. » Mais si nos idées, nos interprétations des faits sont
personnelles, comment C. Bernard peut-il ensuite parler d’« impersonnalité de la science23 »
(d’objectivité) ?
Il peut considérer que la science est objective parce que l’idée doit être contrôlée
par l’expérience. C. Bernard dit qu’ « il n’y a d’expérience que lorsqu’on veut faire varier ou
qu’on décompose par une sorte d’analyse le phénomène qu’on veut connaître24. » Cette
définition de l’expérience repose sur une idée importante, sur laquelle nous reviendrons plus
tard, mais que nous pouvons déjà noter : le raisonnement expérimental25 n’a de sens que
parce que « les effets varient en raison des conditions qui les manifestent, [tandis que] les
lois ne varient pas26. » C. Bernard distingue l’expérience de l’observation : « l’observation est

16
Cf. I, chp. II, p. 60.
17
I, chp. II, 2, p. 65 : « Le sentiment engendre l’idée » (dans la suite du livre, sentiment et idée sont identifiés).
18
Cf. I, chp. II, 2, p. 67 : « Nous avons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature. »
19
I, chp. II, 2, p. 65, pour les deux citations.
20
I, chp. II, 2, p. 66.
21
I, chp. II, 2, p. 66.
22
I, chp. II, 2, p. 67.
23
I, chp. II, 4, p. 77.
24
I, chp. I, 1, p. 38.
25
Au début du livre, C. Bernard identifie « expérience » et « raisonnement expérimental », par exemple quand il dit :
« L’expérience n’étant qu’un jugement […] » (I, chp. I, 1, p. 39). Ensuite, il aura plutôt tendance à définir l’expérience
comme un type particulier d’observation.
26
I, chp. I, 1, p. 39.

13
l’investigation d’un phénomène naturel, et l’expérience est l’investigation d’un phénomène
modifié par l’investigation27 » (d’un phénomène dans des conditions artificielles). En
physiologie par exemple, pour connaître la fonction d’un organe, « on supprime [cet] organe
sur le vivant par la section ou par l’ablation, et l’on juge, d’après le trouble produit dans
l’organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l’usage de l’organe enlevé28. » Mais
dans les deux cas le phénomène se déroule conformément aux lois de la nature, non selon
la volonté du scientifique investigateur : l’homme « provoque à son profit l’apparition de
phénomènes, qui sans doute se passent suivant les lois naturelles, mais dans des
conditions que la nature n’avaient pas encore réalisées29. » Il n’y a donc pas de différence
de nature entre l’expérience et l’observation : « Ce n’est en effet qu’une constatation de fait
dans les deux cas30 » ; « l’expérience est une observation provoquée dans un but de
contrôle31. » Pour savoir ce qu’est une expérience, nous devons donc nous demander en
quoi consiste l’observation.
Le problème que pose l’observation, quand elle est provoquée, c’est justement
qu’elle est motivée par une idée préconçue : de ce fait ne peut-on pas alors conclure que
l’idée vient nécessairement fausser les faits ? D’après C. Bernard, « il faut observer sans
idée préconçue ; l’esprit de l’observateur doit être passif, c’est-à-dire se taire ; il écoute la
nature et écrit sous sa dictée32. » L’expérimentateur interroge, avec son idée préconçue ;
l’observateur écoute la réponse, sans idée préconçue (observateur et expérimentateur sont
les deux rôles que doit jouer le scientifique investigateur au cours de sa recherche), et ainsi
ne fausse pas les faits. Mais c’est une pure affirmation : C. Bernard ne fait qu’énoncer
l’exigence d’impersonnalité, mais ne discute pas du tout de la possibilité de sa réalisation.
D’autre part, même s’il se permet de passer sur ce problème, il admet que l’établissement
des faits, qui consiste en une « analyse expérimentale33 » se heurte encore à un autre
problème, celui de l’efficacité des instruments utilisés34, mais ce qui nous intéresse ici c’est
le problème de l’impersonnalité.
C’est donc grâce à la méthode expérimentale qu’une idée ou une interprétation
personnelle peut acquérir une valeur impersonnelle et scientifique, car cette méthode « ne

27
I, chp. I, 4, p. 45.
28
I, chp. I, 1, p. 37.
29
I, chp. I, 4, p. 48.
30
I, chp. I, 5, p. 49.
31
I, chp. I, 5, p. 49, ou, de manière plus large, « invoquée » (p. 50), « préméditée » (p. 52).
32
I, chp. I, 6, p. 52 ; métaphore qu’il reprend à Cuvier (cf. I, chp. I, 4, p. 45).
33
La vivisection par exemple, est « une méthode d’investigation analytique sur le vivant » (II, chp. II, 3, p. 155).
34
Cf. par exemple II, chp. I, 3, p. 104-105 (sur la physique, la chimie, et la physiologie) ; et déjà I, chp. I, 3, p. 42-44 (ici, C.
Bernard ne distingue pas entre l’« instrument intellectuel » (l’idée préconçue) et les « instruments matériels »).

14
reconnaît d’autre autorité que celle des faits, et elle s’affranchit de l’autorité personnelle35 » ;
« la méthode expérimentale […] est impersonnelle ; elle détruit l’individualité en ce qu’elle
réunit et sacrifie les idées particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité
générale établie à l’aide du critérium expérimental36. » Grâce à elle d’après C. Bernard, des
faits certains peuvent être observés et établis : « Si l’hypothèse ne se vérifie pas et disparaît,
les faits qu’elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux
inébranlables de la science37 » ; « ce qui ne périra jamais, ce sont les faits bien observés que
les théories éphémères ont fait surgir38. » Autrement dit, les faits observés selon la méthode
sont indépendants des idées, des théories39 ; ils ne sont pas falsifiés par elles. Mais C.
Bernard distingue deux types de faits : les « faits bruts40 » et les « faits scientifiques41 ».
Comment ces faits sont-ils définis ? Et lesquels correspondent aux « matériaux
inébranlables de la science » ?
Les faits bruts sont des faits indéterminés, c’est-à-dire dont on ne connaît pas la
cause, les conditions d’existence, le déterminisme ou la loi (toutes ces expressions sont
synonymes). Les faits scientifiques sont des faits dont le mécanisme est estimé connu :
« quand un fait se présente à nous, il n’acquiert de valeur scientifique que par la
connaissance de son déterminisme. Un fait brut n’est pas scientifique et un fait dont le
déterminisme n’est point rationnel doit de même être repoussé de la science42. » Les faits
bruts sont de simples « coïncidences43 » (Hume parlerait de « conjonctions constantes »),
non des relations nécessaires de causalité. Cela se traduit d’ailleurs dans une différence de
maîtrise des phénomènes. La connaissance empirique, qui ne fait que relever ces
coïncidences44, ne fournit qu’une maîtrise plus ou moins aléatoire tandis que la
connaissance scientifique, qui détermine la cause des faits, permet de les contrôler presque
absolument45 : « Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait la gale,

35
I, chp. II, 4, p. 74.
36
III, chp. IV, 4, p. 305.
37
I, chp. I, 6, p. 55.
38
III, chp. I, 2, p. 231.
39
C. Bernard identifie idée et théorie : cf. par exemple I, chp. II, 7, p. 88 : « L’expérimentateur doit douter de son sentiment,
c’est-à-dire de l’idée a priori ou de la théorie qui lui servent de point de départ. »
40
Cf. I, chp. II, 2, p. 68.
41
I, chp. II, 7, p. 90.
42
III, chp. II, 2, p. 250.
43
Cf. I, chp. II, 8, p. 91 ; et III, chp. II, 2, p. 272.
44
Cf. III, chp. 3, p. 293, pour la médecine : « L’empirique […] se contente de constater empiriquement les actions
médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le mécanisme. »
45
Nous disons « presque » parce que cette connaissance est relative, ce qui implique que la maîtrise qu’elle permet est de
même relative : des conditions imprévues peuvent la remettre en cause.

15
tantôt on ne la guérissait pas ; mais aujourd’hui qu’on s’adresse à la cause déterminée de
cette maladie, on la guérit toujours46. » Les faits bruts sont donc des faits dont on ne connaît
pas le mécanisme, les faits scientifiques sont les faits expliqués, c’est-à-dire interprétés
(dans la science, interpréter c’est donner la cause).
De quel type sont les faits qui servent de matériaux inébranlables à la science ? Les
matériaux de la science sont des faits observés rigoureusement : « Si les faits qui servent de
base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s’écroulera et tout deviendra faux ;
et c’est ainsi que, le plus souvent, les erreurs dans les théories scientifiques ont pour
origines des erreurs de faits47. » Pour observer rigoureusement les phénomènes et éviter les
erreurs de faits, il faut soumettre son observation aux règles de la « critique expérimentale ».
C’est ainsi que C. Bernard nomme la méthode expérimentale dans la dernière partie de son
livre. Même si parfois il semble les distinguer, la critique et la méthode expérimentales sont
rigoureusement identiques, puisqu’elles énoncent les mêmes principes (déterminisme
absolu, doute, contre-épreuve48). D’après C. Bernard, donc, c’est la critique expérimentale
qui peut seule conduire à des observations exactes : « Il faut fonder la critique
expérimentale en créant des méthodes rigoureuses d’investigation et d’expérimentation qui
permettront d’établir des observations d’une manière indiscutable et feront disparaître par
suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de théories49. » Or le but de la
critique ou de la méthode expérimentale, c’est de déterminer la cause d’un phénomène.
Donc, observer rigoureusement un fait, l’établir, c’est l’expliquer. Les matériaux des théories
scientifiques sont donc les faits scientifiques, non les faits bruts : « Sans doute il existe dans
la science un grand nombre de faits bruts qui sont encore incompréhensibles ; je ne veux
pas conclure qu’il faut de parti pris repousser tous ces faits, mais je veux seulement dire
qu’ils doivent être gardés en réserve, en attendant, comme faits bruts, et ne pas être
introduits dans la science, c’est-à-dire dans le raisonnement expérimental, avant qu’ils
soient fixés dans leur condition d’existence par un déterminisme rationnel50. » Un fait bien
observé est donc un fait interprété, selon les règles de la méthode. Les matériaux de la
science sont donc des faits scientifiques, des faits interprétés51.

46
II, chp. I, 5, p. 112.
47
I, chp. I, 3, p. 42.
48
Cf. III, chp. II.
49
III, chp. I, 2, p. 238.
50
III, chp. II, 2, p. 251.
51
Nous devons signaler que la première définition des faits bruts que donne C. Bernard dans son livre dit
explicitement que des faits bruts peuvent être observé exactement : « il y a des faits nouveaux qui, quoique bien observés,
n’apprennent rien à personne ; ils restent, pour le moment, isolés et stériles dans la science ; c’est ce qu’on pourrait appeler le
fait brut ou le fait brutal » (I, chp. II, 2, p. 68 ; c’est nous qui soulignons). Notre interprétation nous paraissant fidèle au texte

16
Ainsi on ne peut plus distinguer le fait et la théorie qui lui correspond, son
interprétation. Or, les théories scientifiques « ne sont que des vérités partielles et
provisoires52. » Comment alors parler de faits inébranlables, matériaux identiques et
immuables de la science malgré l’évolution des théories ? Les faits et leurs interprétations
sont tellement liés que l’idée d’une réinterprétation des mêmes faits est contradictoire. On
peut reprendre ce raisonnement d’une manière plus précise. Pour C. Bernard, la « vérité
scientifique » que constitue une théorie, est « le rapport rationnel qu’ [un fait] établit entre le
phénomène et sa cause53. » Ce qu’il y a connaître, ce sont uniquement des relations :
« L’essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître
que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que les résultats de ces
relations54. » En ce premier sens la connaissance scientifique est relative, non absolue.
Comment connaît-on ces relations ? D’une manière partielle. Une vérité scientifique « n’est
jamais que relative au nombre d’expériences et d’observations qui ont été faites. Si jusqu’à
présent aucune observation n’a démenti la vérité en question, l’esprit ne conçoit pas pour
cela l’impossibilité que les choses se passent autrement55 » (on retrouve l’idée de Hume
selon laquelle la science n’établit que des conjonctions constantes, non des relations de
causalité nécessaires. Cela implique qu’entre l’empirisme et la connaissance scientifique
selon C. Bernard il n’y a qu’une différence de degré, non de nature : les deux ne peuvent
établir que des coïncidences ou des conjonctions constantes, plus ou moins solides). Une
théorie scientifique est donc encore relative au sens de partielle56. Pour cette raison enfin
elle est incertaine et donc provisoire, ce que C. Bernard exprime d’une manière radicale :
« Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous
soyons certains, c’est que toute ces théories sont fausses absolument parlant57. »
Contrairement aux vérités mathématiques donc, qui sont des connaissances certaines des
relations étudiées (troisième sens de « absolu58 »), les vérités scientifiques qui énoncent des

dans son ensemble, nous ne pouvons expliquer cette phrase autrement que comme une contradiction ou une confusion de la
part de l’auteur.
52
I, chp. II, 3, p. 69.
53
I, chp. II, 7, p. 88 (c’est nous qui soulignons).
54
II, chp. I, 4, p. 107.
55
I, chp. II, 1, p. 62.
56
Remarque : « absolu » et « relatif » dans leur premier sens coïncident avec « absolu » et « relatif » dans leur deuxième
sens : une connaissance totale serait une connaissance de l’essence : « la connaissance de la nature intime ou de l’absolu,
dans le phénomènes le plus simple, exigerait la connaissance de tout l’univers ; car il est évident qu’un phénomène de
l’univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l’harmonie duquel il entre pour sa part » (II, chp. I, 9, p. 125).
57
I, chp. II, 3, p. 69.
58
Cf. I, chp. II, 1, p. 61.

17
rapports de causalité sont incertaines, et mêmes à strictement parler, fausses (troisième
sens de « relatif »).
Or les faits scientifiques ne sont rien d’autre que ces relations de causalité. Cela
implique que réinterpréter un fait, c’est-à-dire y trouver de nouvelles relations59, c’est en
réalité interpréter un autre fait. Interprétations et faits semblent indiscernables. C’est
pourquoi cela n’a aucun sens de penser que des réinterprétations des mêmes faits soient
possibles, et que des faits puissent constituer des « matériaux inébranlables de la science ».
D’une théorie à l’autre la réalité interprétée n’est plus la même.
A moins peut-être que l’on considère que la réalité commune à toutes les
interprétations se situe au niveau des faits bruts. Mais même à ce niveau l’idée (ou
l’absence d’idée) est déterminante. C. Bernard lui-même donne un exemple60 : le fait brut ici
en question est la coïncidence entre la « section de grand sympathique dans la partie
moyenne du cou » et une « suractivité considérable dans la circulation accompagnée d’une
augmentation de la caloricité » dans « le côté de la tête où se distribue ce nerf61. » Ce qui
est intéressant, c’est que beaucoup de scientifiques, dont C. Bernard lui-même, avaient
déjà pratiqué cette expérience et n’avaient jamais observé le phénomène qu’elle faisait
apparaître, alors qu’il se manifestait sous leurs yeux : « on avait le fait sous les yeux et on
ne le voyait pas parce qu’il ne disait rien à l’esprit. Il était cependant des plus simples à
apercevoir62. » Il a fallu que C. Bernard ait une hypothèse à vérifier, qui d’ailleurs s’avéra
fausse, pour qu’il aperçoive le phénomène : « sans cette hypothèse directrice de l’esprit, le
fait expérimental qui la contredit n’aurait pas été aperçu » ; « L’hypothèse [lui] avait préparé
l’esprit à voir les choses suivant une certaine direction donnée par l’hypothèse même63. »
Cette exemple montre donc qu’interprétation et faits bruts semblent indiscernables. Mais il
montre encore autre chose : que la réalité résiste à l’interprétation, qu’elle peut la
contredire, ce qui signifie qu’elle s’en distingue.
Quoiqu’il en soit C. Bernard maintient qu’il y a des faits parfaitement discernables de
leurs interprétations, contre les conséquences de sa propre conception de la vérité
scientifique. Ce qui confirme que pour les scientifiques il n’y a pas que des faits, mais aussi
et surtout des interprétations : « Les faits sont les matériaux nécessaires, mais c’est leur
mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie qui constitue et

59
Cf. I, chp. II, 2, p. 67 : « l’esprit interprète le même fait tout autrement qu’auparavant et lui trouve des rapports tout
nouveaux. »
60
Cf. III, chp. I, 2, p. 235-237.
61
III, chp. I, 2, p. 236.
62
III, chp. I, 2, p. 237.
63
III, chp. I, 2, p. 237, pour les deux citations.

18
édifie véritablement la science64. » Voyons maintenant quelles sont les critiques proprement
nietzschéennes de la science, et de l’extériorité qu’elle postule entre le fait et son
interprétation.

2) Les critiques de Nietzsche.

Le problème de Nietzsche, c’est de montrer qu’on ne peut jamais se défaire de ses


interprétations, et qu’elles viennent nécessairement fausser les faits. Mais comme on va le
voir, cette critique ne semble remettre en cause que l’objectivité des scientifiques, qui serait
une objectivité illusoire. Mais en droit l’exigence d’objectivité ne serait pas rejetée par
Nietzsche.
Dans le paragraphe 57 du Gai savoir, Nietzsche s’en prend directement aux
réalistes, qu’il introduit dans son texte sous la figure des « hommes austères ». Il leur
attribue une certaine manière de se caractériser : sans passions65, et une définition de leur
réalisme : pour eux, la réalité serait telle qu’elle leurs apparaît66. Après ce que nous avons vu
chez C. Bernard, il convient de préciser ou d’apporter une nuance au propos de Nietzsche.
Le scientifique, qui est réaliste, ne constate pas naïvement la réalité, mais il procède à une
investigation suivant une méthode rigoureuse au sein de la réalité empirique.
L’établissement d’un fait est réglé. Mais nous l’avons dit, C. Bernard considère que des faits
peuvent être établis. Si les réalistes prétendent pouvoir contempler « la réalité sans voile67 »,
ou plus précisément des éléments de cette réalité, il reste qu’ils pensent qu’il faut d’abord
lever ces voiles, en suivant les règles de la méthode expérimentale. A cela Nietzsche
oppose la thèse suivante : l’interprétation est produite par les passions. Or, les réalistes
eux-mêmes ne sont pas sans passions, ils ne sont pas des « hommes austères », comme ils
le prétendent, mais encore des « artistes amoureux » (si on les compare aux poissons, qui
eux sont des êtres parfaitement austères68). D’après Nietzsche donc, les passions sont
toujours un obstacle à l’objectivité. C. Bernard pense la même chose69, mais d’une manière
tout à fait différente.

64
I, chp. I, 6, p. 56.
65
GS §57 : « cuirassés contre la passion ».
66
GS §57 : « vous vous qualifiez de réalistes et donnez à entendre que le monde est réellement constitué tel qu’il
vous apparaît. »
67
GS §57.
68
GS §57 : « Mais ne demeurez-vous pas vous aussi, dans votre état le plus dénué de voiles, des êtres extrêmement
passionnés et sombres si l’on vous compare aux poissons, et toujours par trop semblables à un artiste amoureux ? »
69
Cf. I, chp. II, 3, p. 73 : « le savant qui veut trouver la vérité doit conserver son esprit libre, calme, et, si c’était possible, ne
jamais avoir, comme dit Bacon, l’œil humecté par les passions humaines. »

19
Le rapport entre l’interprétation et les passions, et son antagonisme avec
l’objectivité, sont conçus différemment par les deux penseurs. Premièrement, pour C.
Bernard les idées, les interprétations ne sont pas des produits des passions, mais du
sentiment du déterminisme des phénomènes, qui est un sentiment rationnel (comme nous
le verrons dans le deuxième chapitre, le déterminisme est une vérité de raison). Cela
implique deuxièmement que l’interprétation et les passions sont en droit indépendantes
l’une de l’autre, que leur rapport est purement contingent. C’est pourquoi selon C. Bernard
la passion la plus dangereuse pour la science est la « vanité personnelle », l’« amour-
propre70 », c’est-à-dire une passion extérieure à l’idée en tant que telle, mais qui peut venir
en quelque sorte s’y ajouter : l’amour-propre a pour conséquence que l’on tient à une idée
jusqu’au mépris des faits qui peuvent la contredire. Mais interprétation et passion sont
séparables, elles ne sont pas reliées par un rapport nécessaire. L’objectivité reste donc
possible. Pour Nietzsche au contraire, le lien entre interprétation et passion est beaucoup
plus étroit. Les interprétations sont des produits des passions : « Vous ne cessez de
promener avec vous les évaluations [Schätzungen : appréciations] des choses qui ont leur
origine dans les passions et les effusions des siècles passés71 ! » Mais définir le rapport
entre l’interprétation et la passion uniquement comme un rapport de production est
insuffisant, car on peut concevoir que ce qui est produit, une fois fini, peut être indépendant
de l’instance qui l’a engendré72. Pour Nietzsche les interprétations, en tant que produits des
passions, sont des symptômes de ces passions ; elles sont le « langage figuré des affects
[Zeischensprache der Affekte]73 », qui par elles expriment leurs conditions d’existence. Nous
ne pouvons pas encore développer ces thèses. Ce qu’il faut retenir pour l’instant, c’est que
les interprétations ne sont pas séparables des passions, tout comme des symptômes ne
sont pas séparables d’une maladie.
Et il est impossible d’être absolument sans passion, même pour les réalistes. Ils sont
encore animés d’une passion forte et non moins falsificatrice que les autres (nous le verrons
plus tard) : l’« l’amour de la "réalité"74 ». Même dans les sensations les plus simples les
passions sont déjà à l’œuvre. Par conséquent, sentir c’est déjà interpréter. Or pour
Nietzsche, la science repose d’une certaine manière sur les sens : elle se conforme « au
canon de la vérité qui est celui de l’éternel sensualisme populaire75 », elle croit à « l’évidence

70
I, chp. II, 3, p. 73.
71
GS §57.
72
Cf. la mère et l’enfant, pour prendre un exemple humain.
73
PBM §187, à propos de la morale, qui est une espèce de l’interprétation.
74
GS §57.
75
PBM §14.

20
sensible76 ». De plus, pour elle, il n’y a que l’explication par la matière qui aurait de la valeur :
« Qu’est-ce qui est clair, qu’est-ce qui "explique" ? Seulement ce qu’on peut voir et
toucher, ⎯ c’est jusqu’à ce point que tout problème doit être amené77. » Le sensualisme de
la science signifierait donc deux choses : croyance à l’évidence sensible, et matérialisme en
quelque sorte. Et en effet cela correspond très bien à la manière dont C. Bernard conçoit
l’activité scientifique : « la première condition pour un expérimentateur, c’est d’avoir
confiance dans ses sens et de ne jamais douter que de ses interprétations78. » Cependant là
encore il n’est pas naïf, car pour lui les sens peuvent être plus ou moins parfaits, et
susceptibles d’éducation et de perfectionnement : « Mais comme les sens, les intelligences
n’ont pas toutes la même puissance ni la même acuité, et il est des rapports subtils et
délicats qui ne peuvent être sentis, saisis et dévoilés que par des esprits plus perspicaces,
mieux doués ou placés dans un milieu intellectuel qui les prédispose d’une manière
favorable79. » Voilà pour le premier aspect du sensualisme. Quant au deuxième aspect, là
encore la science s’y conforme : « les manifestations des corps vivants, aussi bien que
celles des corps bruts, sont dominés par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des
conditions d’ordre purement physico-chimiques80 » ; « le phénomène est toujours le résultat
de l’influence exercée sur le corps réagissant par un excitant physico-chimique qui lui est
extérieur81 » ; pour l’expérimentateur, « le problème se réduit uniquement à déterminer les
circonstances matérielles dans lesquelles le phénomène apparaît82. » En ce sens les
scientifiques sont matérialistes83. Les scientifiques sont donc bien sensualistes dans le sens
où Nietzsche l’entend.

76
PBM §14.
77
PBM §14.
78
C. Bernard, op. cit., III, chp. II, 1, p. 248.
79
I, chp. III, 2, p. 66 (c’est nous qui soulignons) ; cf. I, chp. I, 6, p. 55 : sur la nécessité d’un « perfectionnement des sens » lié
à l’usage de nouveaux instruments.
80
II, chp. I, 2, p. 102.
81
II, chp. I, 8, p. 121.
82
II, chp. I, 7, p. 118.
83
Il faut préciser que C. Bernard conteste l’accusation de matérialisme, mais il comprend ce mot dans un sens différent du
nôtre. S’il rejette le matérialisme, c’est en tant que thèse sur l’essence du vivant, non sur la manière de l’expliquer, qui elle ne
peut prendre en compte que les relations des phénomènes à leurs conditions matérielles : « Pour l’expérimentateur
physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme » ; « Il n’y a que des phénomènes à étudier, les conditions
matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer » (II, chp. I, 4, p. 107, pour les
deux citations).

21
Pour « réfuter » le premier aspect de ce sensualisme, la croyance à l’évidence
sensible84, il analyse alors le fonctionnement de la sensation dans les cas les plus simples.
Ainsi dans le paragraphe 57 du Gai savoir, il propose un expérience de pensée : soustraire
tout ce qui est humain et personnel dans le contenu d’une perception sensorielle : « Cette
montagne là-bas ! Ce nuage là-bas ! Qu’y a-t-il donc en eux de "réel" ? Retirez-en donc
l’ensemble des ingrédients ajoutés par l’homme, hommes austères ! Si seulement vous en
étiez capables ! » D’après lui, après cette soustraction, il ne devrait rien rester de la réalité
perçue. Dans d’autres textes Nietzsche revient de manière plus approfondie sur les
mécanismes de la sensation. Notamment dans le paragraphe 192 de Par-delà bien et mal,
qui commence d’ailleurs par une critique de la science visant sa trop grande confiance dans
les sens, confiance qui la conduit à l’« affabulation ». En quoi les sens mentent-ils ? En ce
qu’ils ramènent l’inconnu au connu, interprètent l’inconnu en le réduisant au connu, parce
qu’ils font abstraction de ce qui est inconnu et nouveau dans la réalité perçue : « Notre œil
trouve bien plus commode, à une occasion donnée, de recréer une image déjà créée à
plusieurs reprises auparavant plutôt que de fixer en lui ce qu’une impression comporte de
divergent et de nouveau » ; « Le nouveau se heurte […] à l’hostilité et à la réticence de nos
sens85. »
Plus précisément, ce qui est nouveau, inconnu et différent, est ramené à l’ancien en
étant subsumé sous les catégories (concepts et interprétations habituelles) établies dans la
mémoire. « Tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique », est
« formé à partir de l’abandon [des] caractéristiques particulières arbitraires, et de l’oubli de
ce qui différencie un objet d’un autre86. » Ainsi l’image sentie inconsciemment est
conceptualisée, et tout ce qu’elle portait en elle de nouveau et d’inconnu est réduit au
connu, à l’identique. Le processus de conceptualisation est un processus d’identification au
sens fort, c’est-à-dire au sens de rendre identique. Cela signifie qu’on ne peut prendre
conscience d’une chose, la percevoir, qu’à la condition que l’inconnu qu’elle renferme en
elle soit dissout dans ou par un concept87. Le mécanisme est le même quand il s’agit d’une
sensation plus complexe, quand il s’agit par exemple de la sensation d’un rapport de
causalité. L’homme a un instinct de causalité qui le pousse à expliquer inconsciemment ce

84
En ce qui concerne le deuxième aspect, l’explication par des conditions matérielles, nous verrons plus tard, au deuxième
chapitre, en étudiant sa conception de la réalité, ce que Nietzsche lui oppose. Pour l’instant ce qui importe c’est la critique de
l’objectivité.
85
PBM §192, pour les deux citations.
86
VM §1.
87
Cf. GS V, §354 (1887), sur la coïncidence entre la conscience et le langage : « seule [la] pensée consciente advient sous
forme de mots. »

22
qu’il sent : « La plupart des sensations vagues […] excitent notre instinct de causalité : nous
voulons avoir une raison de nous sentir de telle et telle manière88 » (principe de raison). Et
cette sensation ou ce fait ne devient consciente que lorsque elle a été rapportée à une
interprétation habituelle, c’est-à-dire interprétée d’une manière identique à des situations
passées jugées identiques inconsciemment, ou encore quand on lui a attribuée une cause
(imaginaire) suivant les schémas interprétatifs contenus dans la mémoire : « Il ne nous suffit
jamais de constater le fait [Thatsache] que nous nous trouvons dans tel ou tel état : nous
n’admettons ce fait [Thatsache], nous n’en devenons conscient, que lorsque nous lui avons
donné quelque motivation. Le souvenir qui, dans ce cas, intervient à notre insu, ramène à la
surface des états de même nature ressentis auparavant et les interprétations causales
[Causal-Interpretationen] qui s’y trouvent inextricablement liées, et non leur vraie causalité.
[…] Ainsi se crée une accoutumance à une certaine interprétation causale [Ursachen-
Interpretation] qui, en vérité, gêne et même exclut la recherche des vraies causes89. » Ainsi,
par la conceptualisation et l’habitude de certaines interprétations, même dans les
sensations les plus simples, tout ce qui est nouveau, inconnu différent, est nié. Alors qu’« il
n’y a en soi rien d’identique90 », tout est réduit à l’identique.
Pourquoi l’inconnu est-il rejeté par les sens ? Parce que les sensations sont
travaillées par les passions : « dès les "plus simples" des processus sensibles règnent les
affects, tels la peur, l’amour, la haine, y compris les affects passifs de paresse91. » L’ affect
ou la passion fondamentale, c’est la peur, qui est peur de l’inconnu, du différent, parce qu’il
représente une menace pour la vie : aux temps primitifs, « celui qui par exemple ne savait
pas trouver suffisamment souvent le "même", en ce qui concerne la nourriture ou en ce qui
concerne les animaux hostiles, celui qui donc subsumait trop lentement, ou se montrait trop
prudent dans la subsomption n’avait qu’une probabilité de survie plus faible que celui qui,
dans tout ce qui était semblable, devinait immédiatement le même92. » C’est ce qui est à
l’origine selon Nietzsche de notre « penchant prédominant à traiter le semblable comme de
l’identique93. » De même pour les interprétations causales : « l’instinct de causalité est
provoqué et excité par le sentiment de crainte94 » de l’inconnu, ce qui implique le principe
instinctif suivant : « n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du

88
Cr. id. VI, §4.
89
Cr. id. VI, §4.
90
GS §111.
91
PBM §192 ; cf. GS §57.
92
GS §111.
93
GS §111.
94
Cr. id. VI, §5.

23
tout95. » Cependant, « on ne se contente pas de rechercher comme cause un certain genre
d’explications, mais bien une catégorie soigneusement sélectionnée et privilégiée
d’explications, celles qui permettent d’éliminer le plus vite et le plus fréquemment le
sentiment d’inconnu, de nouveau, d’inouï : c’est-à-dire les explications les plus
courantes96… » Ce qui est « posé comme cause [est donc] quelque chose de déjà connu,
vécu par l’expérience, inscrit dans la mémoire97. » Donc le contenu de nos sensations, et de
toute expérience vécue en général, est pour une énorme partie une construction : quand on
perçoit un arbre par exemple, « il nous est […] plus facile de créer par l’imagination une
approximation d’arbre98. » Autrement dit, « nous inventons à coup d’affabulation la plus
grande part de l’expérience vécue et l’on ne pourra guère nous contraindre à ne pas
regarder une action, quelle qu’elle soit, en "inventeurs"99. » Pour cette raison aucun fait ne
pourrait réellement être observé.

Mais les choses ne sont pas si simples, car Nietzsche semble en réalité admettre
qu’il soit en un sens possible d’être objectif. En effet, il dit : « Lorsque nous voyons une
image nouvelle, nous la construisons d’emblée à l’aide de toutes les anciennes expériences
que nous avons faites, suivant le degré de notre probité et de notre justice100 » ; « Notre œil
trouve bien plus commode, à une occasion donnée, de recréer une image déjà créée à
plusieurs reprises auparavant plutôt que de fixer en lui ce qu’une impression comporte de
divergent et de nouveau : cette dernière tâche requiert plus de force, plus de "moralité"101. »
Donc, lorsqu’il critique l’objectivité des scientifiques, Nietzsche semble leur reprocher
paradoxalement de ne pas être réellement objectifs, de manquer de « probité », de
« moralité ». Comme C. Bernard, il pense que les sens peuvent être éduqués : « Il faut
apprendre à voir102. » En effet, ce ne sont pas les sens eux-mêmes qui nient le nouveau,
mais la raison dans les sens : « C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y introduit
le mensonge de l’unité, le mensonge de l’objectivité, de la substance, de la durée [et
implicitement de l’identité]… C’est la "raison" qui est cause de ce que nous falsifions le

95
Cr. id. VI, §5.
96
Cr. id. VI, §5.
97
Cr. id. VI, §5.
98
PBM §192. Nietzsche prend aussi l’exemple de la lecture, exemple important puisque pour lui, penser, c’est lire la réalité
(sa méthode est la philologie, c’est-à-dire l’art de bien lire).
99
PBM §192, pour les deux citations.
100
GS §114.
101
PBM §192.
102
Cr. id., VIII, §6.

24
témoignage des sens103. » C’est donc à cause de la conceptualisation inconsciente et des
exigences du principe de raison (l’instinct de causalité), on l’a vu, que l’inconnu est réduit au
connu. Etre objectif au sens nietzschéen, cela ne signifie pas renoncer absolument à ces
exigences, mais aller contre le processus instinctif de rationalisation immédiate de ce qui
est senti, retenir ce premier mouvement104 : apprendre à voir, c’est apprendre à « ne pas
"vouloir", […] pouvoir suspendre la décision », par opposition à « "l'objectivité" moderne »
(mise entre guillemets, comme une pseudo-objectivité), qui consiste à « avoir toutes les
portes ouvertes, se mettre à plat ventre devant tous les petits faits, être toujours prêt à
s’introduire, à se précipiter dans ce qui est étranger105. » Pour être objectif, il faut d’abord
savoir différer l’explication, ou, en d’autres termes, ruminer106. Ce que Nietzsche reproche
alors aux scientifiques sous le nom de manque de probité, c’est ce refus de fournir cet effort
de maîtrise de soi face à la réalité, de manquer à leur exigence de certitude. Mais pourquoi
la probité des scientifiques serait-elle moins réelle que celle de Nietzsche ? La rigueur de
leur méthode n’est-elle pas la preuve de la force de leur « conscience morale en matière
intellectuelle [intellectuale Gewissen]107 » ? De plus, comme Nietzsche, C. Bernard fait
l’apologie de la lenteur contre la précipitation : la méthode « a une marche lente et
laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira toujours moins à l’esprit108. » Dans tous les cas,
d’après ces textes, Nietzsche semble concevoir qu’une certaine objectivité soit possible, et
par conséquent que des faits soient accessibles. Il y aurait pour lui comme pour les
scientifiques des faits et des interprétations.
Ce qui va encore dans ce sens, c’est l’analogie entre la méthode expérimentale
scientifique et la méthode de Nietzsche, la méthode philologique : dans les deux cas on
retrouve la dualité du texte ou de l’état de fait et de l’interprétation. Par exemple, pour
connaître la morale, Nietzsche considère que la première chose à faire est d’établir l’état de
fait, les « facta moraux109 », pour ensuite l’interpréter le plus fidèlement possible (dans le cas
contraire il ne dénoncerait pas le manque de philologie de ses adversaires). Le philosophe-
philologue selon Nietzsche doit donc se documenter : « Il va de soi que la couleur cent fois
plus importante que le bleu du ciel doit, pour un généalogiste de la morale, être tout autre :

103
Cr. id., III, §2.
104
Cf. Cr. id. VI, §5 : « Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent ⎯ le premier mouvement
instinctif [der erste Instinkt, le premier instinct] vise à éliminer ces pénibles dispositions. »
105
Cr. id., VIII, §6, traduction Albert révisée.
106
Cf. GM avant-propos, §8.
107
GS §2.
108
C. Bernard, op. cit., III, chp. IV, 4, p. 305.
109
PBM §186.

25
le gris, à savoir les pièces authentiques, les données vérifiables, ce qui a vraiment eu lieu,
bref tout le long texte hiéroglyphique, difficile à déchiffrer, du passé moral de
l’humanité110 ! » Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que c’est aux scientifiques
que Nietzsche assigne la tâche d’établir le texte de la réalité, et ce parce qu’il considère
qu’ils sont les plus objectifs. Le scientifique pour Nietzsche est « l’un des instruments les
plus précieux qui soient » pour la connaissance, car c’est un « miroir111 ». Encore une fois il
semble bien qu’il y ait pour Nietzsche, comme pour les scientifiques, d’un côté un état de
fait, un texte, et de l’autre des interprétations, et que ce texte puisse être établi
objectivement. C’est ce que requiert la méthode philologique : « Par philologie, il faut
entendre ici, dans un sens très général, l’art de bien lire, ⎯ de savoir déchiffrer des faits
sans les fausser par son interprétation [Interpretation], sans par exigence de comprendre à
tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie conçue comme
ephexis dans l’interprétation [Interpretation] : qu’il s’agisse de livres, de nouvelles des
journaux, de destins ou du temps qu’il fait ⎯ sans même parler du "salut de l'âme"112… »
Mais ce qui est étrange, c’est que l’établissement du texte selon Nietzsche doit être
une interprétation : établir les faits, c’est les « organiser conceptuellement113 », les « réduire
en formules114 », c’est-à-dire trouver, au sein du réel, des généralités. Le philosophe selon
lui n’a pas à voir les faits particuliers directement, il doit passer par des généralités, des faits
généraux115 à propos de ce qu’il étudie ; il ne se confronte pas directement à la réalité. Le
philosophe pour Nietzsche doit être comme le peintre : « il ne travaille pas "d’après la
nature", […] il n'a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne
connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier116. » C’est une sorte
d’objectivité « artiste », en tout cas une curieuse manière d’être fidèle au texte. Cependant
le scientifique, lui, a un contact direct avec les faits particuliers, et peut les établir sans les
falsifier. Cela ne remet donc pas en cause que l’idée selon laquelle il y a des faits et des
interprétations soit commune aux scientifiques et à Nietzsche, et ainsi que la méthode
philologique soit analogue à la méthode expérimentale. Cette dernière idée trouve d’ailleurs

110
GM, avant-propos §7. Dans ce texte, Nietzsche se place en généalogiste, non en philologue. Mais la généalogie
consiste d’abord en une interprétation des faits moraux, du texte de la morale. De ce point de vue, il serait ici indifférent que
Nietzsche emploie le terme de généalogiste ou de philologue pour décrire cette tâche.
111
PBM §207.
112
AC §52 ; cf. FP XIV, 14 [60] (1888) : « J’entends ici le mot "philologie" dans un sens très général : savoir déchiffrer des
faits sans les fausser par des interprétations » (cité par P. Wotling, op. cit., p. 50).
113
PBM §186.
114
PBM §253.
115
Cf. PBM §211 : « tous les grands faits relatifs aux évaluations ».
116
Cf. Cr. id., VIII, §7.

26
une confirmation dans un texte de Par-delà bien et mal. Dans le paragraphe 12, Nietzsche
dit que le nouveau psychologue (une autre figure du philosophe) doit proposer une
« nouvelle hypothèse de l’âme ». Alors, « il sait que ce faisant, il se condamne également à
inventer [erfinden] ⎯ et, qui sait ? peut-être à découvrir [finden]. » L’idée préconçue chez C.
Bernard fonctionne de la même façon : c’est une invention117 destinée à nous faire découvrir
de nouveaux faits118, une nouvelle lumière pour éclairer et circonscrire l’espace
différemment.
Nietzsche semble donc tout de même admettre, avec les scientifiques, qu’il existe
un certain état de fait (un texte), et qu’il faut essayer d’y rester fidèle. Ainsi la méthode
philologique est analogue à la méthode expérimentale. N’était-ce d’ailleurs pas la méthode
que Nietzsche louait dans la science, pendant sa période que l’on a cru positiviste ? Citons
seulement ces quelques lignes d’Humain, trop humain : « Dans l’ensemble, les méthodes
scientifiques sont une conquête de la recherche pour le moins aussi considérable que
n’importe quel autre résultat : c’est en effet sur l’entente de la méthode que repose l’esprit
scientifique, et tous les résultats des sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à se
perdre, empêcher un nouveau triomphe de la superstition et de l’absurdité » ; et encore en
1888 : « les vues les plus précieuses sont les méthodes119 . » Ce qui veut dire que la ou les
méthodes scientifiques ont pour utilité de nous obliger à nous en tenir à l’état de fait, au
texte, à la réalité immanente.
Alors si ce n’est pas par sa méthode, par quoi Nietzsche se différencie-t-il de la
science ? Pourquoi dit-il qu’il n’y a que des interprétations ?

B/ CRITIQUE DE L’OBJECTIVITE DU POSTULAT FONDAMENTAL DE LA SCIENCE

Sur ce problème, le paragraphe 22 de Par-delà bien et mal nous semble être


fondamental, car il oppose directement le postulat de sa méthode à celui de la méthode
scientifique, postulat qui porte sur la nature de la réalité, sur la nature du texte. C’est donc à
partir de ce texte que nous pourrons éclaircir l’opposition de Nietzsche à la science, et
surtout sa conception du texte et de l’interprétation. Il s’y place en effet d’emblée en

117
Cf. C. Bernard, op. cit., III, chp. IV, 4, p. 304-305 : « L’invention scientifique réside dans la création d’une hypothèse
heureuse et féconde ; elle est donnée par le sentiment ou par le génie même du savant qui l’a crée. »
118
Cf. I, chp. II, 3, p. 65 : « toutes nos idées ne [sont] que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent
nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds. »
119
HTH I, §635, cité par J. Granier, op. cit., p. 76, pour les deux citations.

27
philologue120 pour dénoncer les « mauvaises techniques interprétatives » des scientifiques,
leur « mauvaise "philologie" ». Ce qu’il leur reproche, c’est de confondre leur interprétation
avec le texte de la réalité : de croire qu’il y a des lois dans la nature. Mais avant d’en venir
aux raisons de sa critique, essayons de déterminer quel est le statut du déterminisme dans
la méthode scientifique, comment les scientifiques conçoivent le texte de la réalité.

1) Le texte selon les scientifiques.

Chez C. Bernard, la méthode repose sur un principe : le déterminisme. Cela signifie


que pour lui les rapports entre les phénomènes sont déterminés par des lois de causalité
éternelles et mathématiques121. Le principe sur lequel repose la méthode scientifique est
donc la conception de l’état de fait comme déterminé par des lois. Tous les éléments de la
méthode s’y rapportent. Le sentiment qui produit l’idée préconçue, c’est-à-dire le moteur
même de la science122, est un sentiment du déterminisme des choses : « L’idée
expérimentale résulte d’une sorte de pressentiment de l’esprit qui juge que les choses
doivent se passer d’une certaine manière. On peut dire sous ce rapport que nous avons
dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature123 » ; « qu’un phénomène nous
frappe dans la nature, nous nous faisons une idée sur la cause qui le détermine124 ». D’autre
part, le rôle de l’observation consiste à établir les relations causales entre les phénomènes.
Constater un fait, c’est observer une relation de cause à effet entre deux corps : « Nous ne
connaissons les phénomènes de la nature que par leur relation avec les causes qui les
produisent. Or, la loi des phénomènes n’est rien autre chose que cette relation établie
numériquement, de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l’effet dans tous les cas
donnés125 ». Et c’est à l’observation que revient d’établir ce rapport126. Enfin, nous avons vu
que l’expérimentation consistait à observer des phénomènes en faisant varier leurs
conditions. Là encore c’est parce que l’on suppose que la loi est la même quelles que

120
PBM §22 : « Qu’on me pardonne, à moi, vieux philologue […] ».
121
C. Bernard, op. cit., II, chp. I, 4, p. 108 : « La loi nous donne le rapport numérique de l’effet à sa cause, et c’est là le but
auquel s’arrête la science » ; II, chp. I, 5, p. 111 : « Dans les corps vivants comme dans les corps bruts, les lois sont
immuables. »
122
Cf. I, chp. I, 6, p. 56 : « C’est l’idée qui constitue […] le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement
scientifique » ; et I, chp. II, 4, p. 77 : « C’est le sentiment seul qui dirige l’esprit et qui constitue le primum movens de la
science. »
123
I, chp. II, 2, p. 67.
124
I, chp. II, 6, p. 82.
125
II, chp. I, 10, p. 128.
126
Cf. le début de la phrase suivante : « C’est ce rapport établi par l’observation […]. »

28
soient les conditions ; pour le scientifique, les variations des phénomènes « sont
déterminées par des rapports rigoureux et mathématiques127 ». Le déterminisme est le
« principe du critérium expérimental128 », et de ce fait « le principe même de la science
expérimentale129 ». Sans la supposition de lois dans la nature il n’y a donc pas de science
possible.
Pour quelles raisons a-t-on introduit le principe du déterminisme mathématique dans
les sciences ? Pour répondre, il faut remonter à celui qui a pleinement développé cette
idée : Galilée. Pour lui, la nature est un texte écrit en langage mathématique. On appliquait
déjà avant lui les mathématiques à la réalité, mais seulement à une partie : le mouvement
des planètes130. L’originalité de Galilée est d’avoir rendu légitime la mathématisation de
l’ensemble des phénomènes de la nature, d’avoir posé « en principe l’accord entre
Mathématiques et Philosophie naturelle131 ». Sur quoi repose cette idée, et que permet-
elle ? La mathématisation du réel est justifiée par la croyance en la simplicité de la nature,
c’est-à-dire finalement en l’homogénéité de la nature et de l’entendement humain132. L’idée
selon laquelle la nature est simple permet de croire à la possibilité de la connaissance, et
surtout pour Galilée à l’usage des mathématiques dans la physique. Elle justifie aussi une
certaine méthode, qui n’est d’ailleurs pas la méthode expérimentale : pour connaître, il suffit
de raisonner à partir de quelques prémisses et quelques données sensibles133. Les
expériences que fait Galilée sont des expériences de pensée. Il n’a que faire du monde
sensible et de ses contingences (les frottements par exemples), il le simplifie afin de n’en
garder que ce qu’il considère comme essentiel. Enfin, que la nature soit écrite en langage
mathématique est pour lui une vérité absolue. Le postulat du déterminisme mathématique
exprime donc essentiellement la croyance à la logicité de l’être.
Revenons maintenant à C. Bernard. Tout d’abord, quel statut donne-t-il au
déterminisme ? C. Bernard fait une distinction entre deux types de vérités : les vérités
objectives et les vérités subjectives134. « Les vérités subjectives sont celles qui découlent de
principe dont l’esprit a conscience et qui apportent en lui le sentiment d’une évidence

127
I, chp. II, 7, p. 89.
128
I, chp. II, 7, p. 87 (titre).
129
I, chp. II, 7, p. 87.
130
De l’Antiquité grecque au début du 17ème siècle (cf. F. Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, Paris, PUF, 1990, p.42).
131
F. Balibar, op. cit., p. 44.
132
Cf. F. Balibar, op. cit., p. 47.
133
Cf. F. Balibar, op. cit., p. 48.
134
Jusqu’ici nous avons employé ces mots dans un sens différent de celui que C. Bernard leur donne, c’est-à-dire dans le sens
de personnel et d’impersonnel.

29
absolue et nécessaire135. » Les vérités mathématiques sont de cet ordre : la raison suffit à
elle seule pour y accéder, du fait de l’extrême simplicité des rapports qu’on y étudie136.
Dans les sciences de la nature, où il s’agit de connaître une réalité beaucoup plus complexe
et indépendante de l’esprit, les vérités sont objectives. Leur critère est « extérieur et
inconscient, […] expérimental et relatif137. » C’est pour cette raison qu’aucune vérité
scientifique ne doit être considérée comme absolue : « il n’y a de vérité absolue que pour
les principes mathématiques138. »
Qu’en est-il alors du déterminisme ? Il faut distinguer « le déterminisme qui est le
principe absolu de la science d’avec les théories qui ne sont que des principes relatifs
auxquels on ne doit accorder qu’une valeur provisoire dans la recherche de la vérité139. »
Donc, le déterminisme est une vérité absolue et indubitable. C’est une vérité subjective, qui
dépend de la raison au même titre que les vérités mathématiques : « Nous arrivons ainsi à
voir que le principe du critérium des sciences expérimentales est identique au fond à celui
des sciences mathématiques140 » : « le seul critérium réel est la raison141. » C. Bernard
reprend ici l’argument de Kant : « l’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans
cause142 » ; donc il y a de la causalité dans la nature (sans causalité dans la nature, la
connaissance est impossible ; or, la connaissance doit être possible (cette prémisse
n’apparaît pas chez C. Bernard) ; donc, il y a de la causalité dans la nature). Mais il le
reprend avec moins de rigueur, car pour lui la causalité est extérieure à l’esprit humain, et
appartient à la nature comme « chose en soi », tandis que pour Kant elle appartient à la
nature en tant que « phénomène », c’est-à-dire en tant que constituée par l’esprit humain.
Pour Kant, les affirmations de C. Bernard sur la vérité du déterminisme seraient
dogmatiques. Face à cet argument on peut objecter : pourquoi, du « fait » que l’esprit ne
puisse concevoir un effet sans cause, faudrait-il déduire que dans la nature, il y a des effets
et des causes ? Pourquoi la connaissance devrait-elle être possible ? A cela C. Bernard

135
C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 1, p. 61. Avoir conscience est synonyme d’être certain (cf. la référence à Descartes).
136
Cf. I, chp. II, 1, p. 61 : « Les mathématiques représentent les rapports des choses dans les conditions d’une simplicité
idéale. »
137
I, chp. II, 1, p. 63. C’est justement parce que la réalité est complexe pour C. Bernard, qu’il faut avoir recours à
l’expérimentation, et non seulement à la raison et au mathématiques, même en physique (cf. p. 62-63). Le postulat de Galilée
est conservé, mais ses implications sur l’intelligibilité de la réalité sont réduites.
138
I, chp. II, 6, p. 84.
139
I, chp. II, 3, p. 73.
140
I, chp. II, 7, p. 89.
141
I, chp. II, 7, p. 88 ; cf. III, chp. II, 2, p. 250-251 : « si l’expérimentateur doit soumettre ses idées au critérium des faits, je
n’admets pas qu’il doive y soumettre sa raison. »
142
I, chp. II, 2, p. 65.

30
répond : « il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolument pour l’esprit et
ce qu’il ne pourrait concevoir autrement143. » Donc pour lui comme pour Galilée, le
déterminisme est une vérité absolue.
Nous avons dit d’autre part que le déterminisme mathématique conduisait Galilée à
simplifier la nature pour la connaître, à mettre de côté certaines conditions. D’une certaine
façon, l’idée d’« analyse expérimentale » chez C. Bernard relève du même raisonnement.
Tout d’abord elle constitue le seul moyen pour parvenir à la connaissance des causes d’un
phénomène : « On ne peut arriver à connaître les conditions définies et élémentaires d’un
phénomène que par une seule voie. C’est par l’analyse expérimentale144. » En quoi consiste-
elle ? « Cette analyse décompose tous les phénomènes complexes en des phénomènes de
plus en plus simples jusqu’à leur réduction à deux seules conditions élémentaires, si c’est
possible145 » (deux corps, dont un qui joue le rôle de milieu par rapport à l’autre146). « La
science expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules conditions définies
qui sont nécessaires à sa production147 » (les causes). Donc là encore le déterminisme
légitime une certaine simplification du réel, mais cette fois cette simplification se fait dans le
réel : dans l’analyse expérimentale on n’abandonne pas la réalité empirique, contrairement à
Galilée, mais on raisonne avec elle. Cette simplification n’est pas de même nature que celle
de Galilée. Ce qui signifie que pour C. Bernard la nature, bien qu’homogène à
l’entendement humain, comme chez Galilée (le déterminisme est une vérité de raison sur la
nature) n‘est pas cependant absolument connaissable : parce qu’elles portent sur la réalité
extérieure, les théories scientifiques sont des vérités relatives, c’est pourquoi le recours à
l’expérience est nécessaire. Concernant la nature, la raison, c’est-à-dire la logique, et même
les mathématiques, est à elle seule insuffisante148. Si C. Bernard avait mieux connu
Galilée149, il l’aurait classé parmi les « scolastiques » et les « systématiques ».
Selon les scientifiques, les grandes caractéristiques de la réalité ou, pour employer
la métaphore de Nietzsche, du texte de la réalité, sont donc les suivantes : 1/ il est constitué
de rapports de causalité entre des corps (nous définirons plus loin cette causalité) ; 2/ ces
rapports sont des lois éternelles de la nature ; 3/ et ils sont d’essence mathématique ; 4/
enfin, tout cela implique que la réalité est homogène à l’entendement humain, c’est-à-dire

143
I, chp. II, 1, p. 61.
144
II, chp. I, 6, p. 114.
145
II, chp. I, 6, p. 114.
146
II, chp. I, 7, p. 116.
147
II, chp. I, 6, p. 114.
148
Cf. I, chp. II, p. 59 (pour l’usage abusif de la logique) ; I, chp. II, 1, p. 62-63 (pour l’usage abusif des mathématiques).
149
Pour lui, Galilée est un des premiers utilisateurs de la méthode expérimentale (cf. I, chp. II, 6, p. 86).

31
au-moins en droit connaissable. C’est donc cette croyance aux lois de la nature
que Nietzsche dénonce comme une « mauvaise philologie ».

2) Les critiques de Nietzsche.

La critique du déterminisme par Nietzsche prend trois formes : la critique de la


causalité, la critique de l’idée de lois dans la nature, la critique de la « logicité de l’"être"150 ».
Dans chaque cas le but pour Nietzsche est de montrer en quoi le déterminisme est un
anthropomorphisme, une falsification de la réalité, un « manque de philologie151 ».
Commençons par le premier aspect.
Le déterminisme, c’est la causalité, des relations de cause à effet (des lois).
Nietzsche s’en prend donc à cette idée. D’après lui : « Nous appelons cela "explication"
[Erklärung] : mais c’est une "description" [Beschreibung]152. » Cela signifie que la science ne
permet pas de comprendre en profondeur la réalité. Et si la science progresse, ce n’est pas
vers l’explication, mais seulement vers un affinement de la description du réel : « nous
avons perfectionné l’image du devenir, mais nous ne sommes pas passés par-delà l’image,
ni derrière l’image153. » La science ne répond pas à la question « pourquoi », seulement à la
question « comment ». Elle se « contente » de dire, de déterminer ce qu’il faut qu’il y ait
(cause) pour qu’un certain phénomène se produise (effet) ; elle décrit des conjonctions
constantes : « Nous voyons la série des causes de manière plus complète dans chaque cas,
nous concluons : telle et telle choses doivent d’abord se produire pour que telle autre chose
s’ensuive, ⎯ mais par là nous n’avons rien compris154. » Par exemple, nous sommes
capables de dire précisément (avec une équation) comment un mouvement se transmet,
selon quelles modalités, mais nous sommes incapables de dire ce qu’est le choc, la
transmission du mouvement, ce qui serait proprement expliquer le phénomène du choc155.
C. Bernard d’une certaine façon serait complètement d’accord avec cela. Il donne la
définition suivante de la cause : « Nous entendons par cause d’un phénomène la condition
constante et déterminée de son existence ; (c’est ce que nous appelons le déterminisme

150
Cf. J. Granier, op. cit., p. 65.
151
PBM §47, à propos du miracle.
152
GS §112.
153
GS §112.
154
GS §112.
155
Sur les qualités chimiques, cf. FP GS, 11 [149], cité par W. Müller-Lauter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de
puissance, Paris, Allia, 1998, I p. 79.

32
relatif ou le comment des choses, c’est-à-dire la cause prochaine ou déterminante156. » La
science cherche uniquement le comment des phénomènes, c’est-à-dire leurs conditions
d’existence. Elle ne recherche pas le pourquoi des phénomènes, c’est-à-dire leur nature ou
essence157 : « La condition d’existence d’un phénomène ne saurait nous rien apprendre sur
sa nature » ; « la nature ou l’essence même de tous les phénomènes […] nous restera
toujours inconnue158. » Pourquoi ? Parce que « la connaissance absolue ne saurait […] rien
laisser en dehors d’elle, et ce serait à la condition de tous savoir qu’il pourrait être donné à
l’homme de l’atteindre159. » Le problème du pourquoi et du comment pour C. Bernard est
donc un problème de limite de la connaissance. Cette question nous pousse hors des
limites de l’expérience, seul moyen légitime pour la connaissance des choses extérieures,
nous l’avons vu : « l’expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-
delà de la cause prochaine ou des conditions d’existence des phénomènes160. » C’est pour
cette raison qu’elle entraîne des réponses sans intérêt, et qu’il faut la rejeter : « La question
du pourquoi […] est absurde, puisqu’elle entraîne nécessairement une réponse naïve ou
ridicule161. » Il ne faut donc pas chercher à connaître autre chose que les conditions
d’existences des phénomènes, parce que c’est impossible, et que c’est suffisant pour notre
but, qui est la maîtrise des phénomènes : « dans toutes les sciences expérimentales […]
nous ne pouvons connaître les phénomènes seulement dans leurs conditions d’existences.
Mais cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la nature162. » Enfin il
faut préciser que C. Bernard ne parle que du pourquoi et du comment, pas d’explication et
de description. Pour lui, donner la cause, c’est expliquer163. Cependant il reste que l’on
rapporte couramment l’explication au pourquoi, et la description au comment. Sur le fond
donc, Nietzsche et C. Bernard sont d’accord : la science peut seulement dire comment les
choses se passent, c’est-à-dire décrire la production des phénomènes, mais pas savoir

156
C. Bernard, op. cit., II, chp. I, 9, p. 127. Le déterminisme relatif est appelé ainsi parce que c’est le déterminisme que
mettent en évidence les théories scientifiques, dont la vérité n’est que relative.
157
Cf. II, I, chp. 9, p. 123 : « La nature de notre esprit nous porte à chercher l’essence ou le pourquoi des choses » (voir les
exemples de l’eau, de la mort par intoxication au monoxyde de carbone (p. 124), et ceux de l’électricité et de l’intelligence (p.
125)).
158
II, I, chp. 9, p. 125, pour les deux citations.
159
II, I, chp. 9, p. 125.
160
II, I, chp. 9, p. 123.
161
II, I, chp. 9, p. 124.
162
II, chp. I, 4, p. 107. Nietzsche aussi utilise parfois « expliquer » en ce sens : cf. Cr. id., VI, §5.
163
Cf. par exemple II, chp. II, 7, p. 172 : « il y a aussi des différences constantes ou passagères que le physiologiste médecin
doit absolument connaître et expliquer » (c’est nous qui soulignons).

33
pourquoi tels corps ont telles propriétés, et pourquoi dans certaines conditions ils
produisent nécessairement tels effets, c’est-à-dire connaître leur essence.
Revenons maintenant à Nietzsche. Dans le paragraphe cité plus haut (le paragraphe
112 du Gai savoir), il propose une interprétation de cette incapacité à expliquer (à connaître
l’essence de la réalité) : pour C. Bernard, on l’a vu, c’est parce que notre connaissance est
en droit limitée que l’on ne peut pas accéder à l’essence, que l’on ne peut que les décrire.
Mais pour Nietzsche cette limite n’est qu’une limite de fait. Si le scientifique se contente de
décrire la réalité, c’est parce qu’il n’exige pas de lui-même d’aller au-delà. Donc, là où C.
Bernard voyait une limite intrinsèque de la connaissance, Nietzsche voit un manque de
probité. La cause et l’effet, entre autres, n’existent pas, mais sont injectés par nous dans la
réalité. La réalité qu’étudie la science est idéalisée, humanisée, c’est une image. C’est
pourquoi elle ne peut pas atteindre le cœur des phénomènes : « comment pourrait-il
seulement y voir explication quand nous commençons par tout transformer en image, en
notre image164 ! » La science n’est donc pour Nietzsche ni une explication, ni une
description de la réalité elle-même, mais une description de la réalité falsifiée par nous, une
description de notre image de la réalité : dit d’une manière ironique, la science est « une
humanisation des choses aussi fidèle que possible, nous apprenons à nous décrire nous-
mêmes165. » Pourquoi Nietzsche voit-il dans la causalité une falsification du réel ? Par
rapport à quelle réalité (quel texte) la causalité est-elle une falsification ? Par rapport à la
réalité conçue comme pur devenir : « Cause et effet : probablement n’existe-t-il jamais une
telle dualité, ⎯ en vérité nous sommes face à un continuum dont nous isolons quelques
éléments166. » L’erreur, dans la causalité, c’est donc l’identification de choses, c’est-à-dire
de réalités permanentes, comme causes, au sein du réel. Dire qu’il y a des causes et des
effets, c’est faire « une partition et une fragmentation arbitraire167 » de la réalité, qui est pour
Nietzsche pur devenir, processus, ignorant les choses définies et identifiables malgré le
temps. Pour Nietzsche, la cause dans la science est une autre forme du concept
métaphysique de substance.
Retrouve-t-on l’idée d’une cause-substance chez C. Bernard ? Tout d’abord, l’effet
correspond à ce qu’il appelle « phénomènes ». Le phénomène est ce qui se manifeste, et
correspond aux propriétés des corps168. Le phénomène ou la propriété qui se manifeste est

164
GS §112.
165
GS §112 ; cf. GS §246 : la même chose sur les mathématiques.
166
GS §112.
167
GS §112.
168
C. Bernard, op. cit., II, chp. I, 5, p. 112 : « Un phénomène se manifestant toujours de même […] » ; et par analogie, II,
chp. I, 6, p. 116 : « le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine de cette manifestation. »

34
l’expression d’un rapport qui s’établit entre deux corps : « Un phénomène naturel n’étant
que l’expression de rapports ou de relations, il faut au-moins deux corps pour le
manifester169 » ; « tous les phénomènes naturels résultent de la réaction des corps les uns
sur les autres170. » Le phénomène n’est pas la relation elle-même, mais son « expression »
ou son « résultat171 », c’est-à-dire son effet. Cette relation n’est pas une relation de
causalité, puisque celle-ci n’a de sens qu’entre le phénomène-effet et les corps-causes172
qui entrent en relation pour produire cet effet. La relation peut-être de contiguïté ou d’un
autre type, par exemple dans les actions à distance des corps les uns sur les autres (la
gravitation, le magnétisme, etc.)173. D’après ce qui précède, parmi les deux corps aucun ne
joue le rôle d’effet ; l’effet, c’est le phénomène dont ils sont conditions. La cause est donc
toujours double174 : pour qu’un phénomène apparaisse, il faut deux corps, mais aussi que
ces deux corps entrent en relation l’un avec l’autre. La cause, c’est deux corps plus une
relation, ou plus précisément une mise en relation (mais C. Bernard semble ignorer cela
dans sa définition de la cause, sinon il parlerait d’une triple condition d’existence), et l’effet,
c’est l’expression de cette relation.
Qu’est-ce qu’un corps pour C. Bernard ? Est-il un avatar de la substance ? Un
corps, c’est un ensemble de propriétés physiques et chimiques. Le corps et ses propriétés
sont identiques. Cela signifie que chaque corps est l’expression de ses relations avec tous
les autres corps de l’univers : « Il est impossible de supposer un corps absolument isolé
dans la nature ; il n’aurait plus de réalité, parce que dans ce cas, aucune relation ne
viendrait manifester son existence175 » ; « si par la pensée nous isolons un corps d’une
manière absolue, nous l’anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire ses
rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses propriétés176. » Le corps s’identifie
donc bien à ses propriétés, il est la manifestation de ses relations avec les autres corps (le
ou les milieux), qui constituent ses conditions d’existence177. C’est donc un effet, un
phénomène. La réalité pour le scientifique est donc constituée d’expression de relations,

169
II, chp. I, 6, p. 113.
170
II, chp. I, 7, p. 117.
171
II, chp. I, 4, p. 107.
172
Nous donnons ici une caractéristique provisoire de la cause.
173
Cf. II, chp. I, 7, p. 117 : « Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme de simples effets de contact ou de
relation d’un corps avec son milieu. » Le milieu est, dans la relation, le corps qui agit : cf. II, chp. I, 6, p. 113.
174
Cf. II, chp. I, 7, p. 117 : « double condition d’existence ».
175
II, chp. I, 6, p. 113.
176
Cf. II, chp. I, 7, p. 117 (opposition anéantir/posséder des propriétés ; c’est nous qui soulignons).
177
C’est pourquoi l’essence d’un phénomène pour C. Bernard est l’ensemble de ses relations avec tous les corps de
l’univers : cf. II, I, chp. 9, p. 125.

35
entre des termes qui sont eux-mêmes des expressions de relations (relativité des concepts
de cause et d’effet). On peut donc déjà dire que le corps n’est pas une substance dans le
sens de support des propriétés (ou alors seulement dans un sens relatif).
Qu’en est-il alors de la cause ? Tout d’abord la cause consistant en deux corps, elle
ne peut être une substance. Mais cela ne fait que repousser le problème. Ces corps sont-ils
des substances dans le sens où l’entend Nietzsche dans sa critique ? Quand Nietzsche
critique le concept de cause, il le critique du point de vue du temps. Sa question est :
suppose-t-il une permanence dans le temps, un état stable dans le flux du
devenir (substance dans sa deuxième acception)? La cause introduit-elle une discontinuité
dans le continuum de la réalité, c’est-à-dire des moments de stabilité parfaite dans la
succession, dans le devenir ? Le problème est alors de savoir si C. Bernard considère les
corps comme des choses identifiables, définies, permanentes, des choses qui ne
deviennent pas, bref comme des substances métaphysiques.
Pour répondre, la meilleure méthode est de prendre des exemples concrets
d’analyses expérimentales. Pour savoir si le scientifique introduit une discontinuité ou non
dans le devenir, nous devons nous poser deux questions : quelles sont les causes du
phénomènes observés (des corps, des processus) ? ; quel est le devenir que ces concepts
seraient sensés fragmenter ? Prenons l’exemple de la formation de l’eau178 : « La cause
nécessaire de la formation de l’eau est la combinaison de deux volumes d’hydrogène et
d’un volume d’oxygène179. » La cause est donc la mise en relation (combinaison) de deux
corps (hydrogène et oxygène). En ce sens (mais ce n’est pas le sens de C. Bernard,
puisqu’il oublie d’inclure l’entrée en relation dans sa définition de la cause), la cause est un
processus qui ne fragmente pas le devenir. Mais comment les scientifiques conçoivent-ils
les corps, ceux qui entrent en relation et ceux qui sont produits par cette relation ? Car c’est
cela qui intéresse Nietzsche. Ce qui lui importe, c’est de savoir si les scientifiques
considèrent par exemple que l’hydrogène et l’oxygène sont en devenir ou non180. En effet, si
ce n’est pas le cas, le devenir est fragmenté en états stables, en des « moments de
permanence », où les corps-causes n’agissent pas et les corps-effets ne sont plus agis
(sont finis d’être produits), et entre les deux des moments de devenir où les corps-causes
entrent en relation les uns avec les autres pour produire de nouveaux corps-effets. Et de fait
c’est ainsi que Claude Bernard semble concevoir la réalité, du moins pour les corps bruts :
« ses propriétés [au corps brut] s’équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe

178
II, I, chp. 9, p. 123-124.
179
II, I, chp. 9, p. 127.
180
Cf. FP GS, 11 [149], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 79.

36
bientôt, comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c’est-à-dire dans un équilibre
stable avec ce qui l’entoure181. » Le concept de cause semble donc bien être un avatar du
concept métaphysique de substance. Là où les scientifiques voient des corps stables,
Nietzsche considère que ces corps, même les plus élémentaires, sont en devenir (on
pourrait dire « métastables182 »).
Nous venons de dire que la causalité était une falsification du réel, mais en quoi est-
elle précisément un anthropomorphisme, une humanisation du réel ? En cela qu’elle est une
projection de soi-disant « faits intérieurs » (inneren Thatsachen) dans le monde183 :
« L’homme a projeté hors de lui-même les trois "données internes" [inneren Thatsachen] ce
à quoi il croyait le plus fermement, la volonté, l’esprit, le moi184. » On peut réduire ces
« faits » à celui de la volonté, car « de ces trois "données internes" [inneren Thatsachen] qui
semblaient attester la causalité, la première et la plus convaincante est la volonté
considérée comme cause : la conception d’une conscience [Bewusstsein] ("esprit") en tant
que cause, et, ultérieurement, celle du Moi (du "sujet") en tant que cause, ne sont que créés
après coup, une fois admis comme un fait établi, un fait d’expérience [als Empirie (le mot
« Thatsachen » n'est pas dans le texte allemand)], le caractère causal de la volonté185. » La
causalité est donc la projection dans les choses d’une certaine expérience de la volonté :
« Nous avions, à partir d’elle, créé le monde comme monde causal, comme un monde de
volonté, comme un monde d’esprits186. » La croyance à la volonté comme agissante, au moi
comme substance, donc finalement au moi comme cause, projeté dans la réalité, conduit
au concept de chose (caractérisée par l’identité et la permanence), et de chose comme
cause (agent), et plus généralement à l’Être comme cause : cette mentalité « ne voit partout
qu’actions et êtres agissants, elle croit à la volonté comme cause ; elle croit au "moi", au
"moi" en tant qu’Être, au "moi" en tant que substance, et elle projette sur tous les objets sa
foi en la substance du moi ⎯ c’est ainsi que se crée le concept de "chose"… Partout, la
pensée introduit frauduleusement l’Être en tant que cause. Ce n’est qu’à partir du concept
d’ "ego" qu’on tire la notion d’ "être", par dérivation187… »

181
C. Bernard, op. cit., II, chp. II, 2, p. 145.
182
« Métastable » : « Se dit d’un équilibre, d’un composé, d’un mélange, dont la vitesse de transformation ou de réaction est
très faible et donne l’apparence de la stabilité » (Le petit Robert, édition de 1993). Nietzsche dit cela même pour les atomes
(la critique de la cause rejoint celle de l’atomisme).
183
La projection est une espèce de manque de philologie : cf. P. Wotling, op. cit., p. 46.
184
Cr. id., VI, §3.
185
Cr. id., VI, §3.
186
Cr. id., VI, §3 ; cf. aussi GS §127, où Nietzsche donne à cette idée un caractère plus explicitement historique.
187
Cr. id., III, §5. Sur ces questions, voir P. Wotling, La pensée du sous-sol, Paris, Allia, 1999, p. 26-42. Remarque
importante : le « moi » et la « conscience » ne sont apparus que tardivement, disons avec Descartes, alors que l’idée de cause

37
Mais en quoi cette conception de la volonté est-elle une erreur ? « A l’origine de tout,
l’erreur fatale a été de croire que la volonté est quelque chose qui agit ⎯ que la volonté est
une faculté… Aujourd’hui, nous savons que ce n’est qu’un mot188… » A l’origine de l’erreur
de cette conception de la volonté, il y a donc le langage, qui fait croire à l’unité de la réalité
désignée : « Le vouloir me semble avant tout quelque chose de compliqué, quelque chose
qui n’a d’unité que verbale, ⎯ et c’est justement l’unité du mot qui abrite le préjugé du
peuple qui a vaincu la prudence, perpétuellement bien mince, des philosophes189. »
Autrement dit, en considérant l’unité de la volonté comme un fait, les philosophes ont
manqué de probité, d’objectivité. Car si l’on observe avec circonspection, en allant derrière
ou par-delà le mot, on trouve en fait que la volonté est une multiplicité (le mot volonté
désigne un ensemble comprenant du sentiment, de la pensée, et de l’affect190). La volonté
transmet par ailleurs sa caractéristique au moi : le moi est une « multiplicité d’âmes191 ». Le
mot « volonté » n’est donc qu’un signe pour désigner une réalité multiple. De même
« cause » et « effet » : « On ne doit pas chosifier [Verdinglichen] à tort la "cause" et l’ "effet"
comme le font les chercheurs en science de la nature […] ; on ne doit se servir de la "cause"
et de l’ "effet" que comme de purs concepts, c’est-à-dire de fictions conventionnelles
destinées à désigner, à permettre un accord, non pas à expliquer192. » Le mot est une fiction
pratique qui sert à désigner des fragments de devenir qui semblent se distinguer au sein du
continuum. Ils désignent des « choses » si l’on veut, mais des « choses » en devenir. L’unité
du mot n’implique pas qu’il y ait de l’unité et de la permanence dans la réalité.
Ici apparaît une nouvelle opposition, entre explication et désignation. Selon
l’analogie avec l’opposition entre description ou plutôt humanisation du monde, et
explication, l’image humaine de la réalité est un « monde de signes193 » (langage,
mathématiques). Donc, quand la science parle du monde, elle parle en fait de conventions
humaines, de signes, comme s’ils correspondaient à quelque chose dans la réalité ; elle
projette ces signes dans la réalité : « C’est nous seuls qui avons inventé les causes, la
succession, la réciprocité, la relativité, la contrainte, le nombre, la loi, la liberté, le
fondement, le but ; et quand nous projetons ce monde de signes dans les choses pour l’y

(efficiente) remonte au moins à Aristote : quand Nietzsche parle du « moi » et de la « conscience » ici, il faut l’entendre au
sens large, comme substance (ousia) qui agit.
188
Cr. id., III, §5.
189
PBM §19.
190
PBM §19.
191
PBM §19. Le corps réel remplace le « concept synthétique "je" » : sur le moi précisément, voir PBM §§16 et 17.
192
PBM §21 (paragraphe sur la liberté de la volonté).
193
PBM §21.

38
mêler sous forme d’ "en soi", nous nous comportons une fois de plus comme nous nous
sommes toujours comportés, à savoir de manière mythologique194. » La science ne peut pas
expliquer, parce qu’elle ne va pas par-delà les signes, par-delà l’image. Ailleurs encore,
c’est l’interprétation que Nietzsche oppose à l’explication : « L’idée commence peut-être à
se faire jour dans cinq, six têtes que la physique n’est qu’une interprétation et un
réarrangement du monde [Welt-Auslegung und Zurechtlegung] (en fonction de nous ! ne
vous déplaise ?) et non pas une explication du monde [Welt-Erklärung]195. » Interpréter
faussement, c’est donc idéaliser le réel, l’humaniser, c’est-à-dire le réduire à un monde de
signes196.
La causalité est donc le fruit d’un manque de philologie, c’est une humanisation de
la nature, et ce en deux sens : d’une part elle est le résultat de la projection d’une certaine
expérience de la volonté (la volonté comme cause) ; d’autre part elle est la projection de
signes conventionnels humains dans le réel (ou de l’autre point de vue, réduction ou
assimilation du réel à ces signes). L’erreur de la volonté est aussi une erreur liée au langage,
elle est aussi la projection d’un signe dans la réalité. De sorte qu’en dernière analyse, la
causalité, comme beaucoup d’erreurs d’interprétation, est la conséquence d’un manque de
prudence face au langage. Nietzsche ne dénonce pas tant l’anthropomorphisme que les
erreurs de faits projetées ensuite dans la réalité. Car comme on le verra, c’est à partir de la
réinterprétation des concepts de moi et de volonté qu’il va pouvoir construire une
interprétation plus fidèle de la réalité. L’anthropomorphisme en lui-même n’est pas une
faute méthodologique. Ce sont les interprétations de l’hommes par lui-même qui, ensuite
projetées dans la réalité non humaine, constituent les erreurs (une mauvaise connaissance
de soi engendre une mauvaise connaissance du monde). C’est pourquoi Nietzsche dit
parfois que la science (les sciences physiques et chimiques) est une mauvaise psychologie :
« Et même votre Atome, Messieurs les Mécanistes et les Physiciens, combien de
psychologie rudimentaire subsiste encore, à l’état de survivance, dans votre Atome197. »

194
PBM §21.
195
PBM §14.
196
Tout système de signes - langages, mathématiques - est conventionnel, mais sa capacité à « saisir » en partie le réel n’est
pas arbitraire : selon la définitions que l’on en donne, le mot « chien » correspond ou non au chien réel, dont on peut
effectivement parler ; de même les nombres ou les équations représentant des lois physiques. Les signes sont comme des
sources lumineuses qui, si elles sont bien dirigées et assez puissantes, éclairent partiellement des pans de terres inconnus :
signes-outils « efficaces », non pas logicité de l’être.
197
Cr. id., VI, §3.

39
Le déterminisme, c’est aussi les lois dans la nature. En quoi là encore est-ce un
anthropomorphisme ? Les lois de la nature sont une humanisation de la réalité parce
qu’elles sont la projection d’une certaine conception de la loi humaine dans la nature :
l’interprétation scientifique du monde est « un réarrangement et une distorsion de sens
naïvement humanitaire avec lesquels vous vous montrez [Nietzsche s’adresse aux
physiciens] largement complaisants envers les instincts démocratiques de l’âme
moderne ! "Partout, égalité devant la loi ⎯ en cela, il n’en va ni autrement ni mieux pour la
nature que pour nous"198. » C’est une idéalisation du réel, car en fait il n’y a pas de lois,
d’égalité devant la loi, mais uniquement « l’exécution tyrannique, impitoyable et inflexible de
revendications de puissance199 ». Cet argument est d’ordre moral, généalogique, et non plus
strictement spéculatif, philologique. Pour cette raison, nous l’analyserons dans notre
deuxième partie.

Enfin, le déterminisme, c’est la croyance à la logicité de l’être, suivant l’expression


de J. Granier. Pour bien comprendre ce que Nietzsche reproche à ce postulat, il faut passer
rapidement par ce qui est son origine : la volonté de vérité200. Sur ce problème, le
paragraphe 344 du livre V du Gai savoir, selon les recommandations mêmes de
Nietzsche201, est le texte fondamental. Son problème, c’est de trouver ce qui se cache
derrière l’exigence d’objectivité, ce qu’elle signifie, puisqu’elle même ne peut pas être
objective. C’est un problème généalogique : il effectue une régression202 de l’exigence
spéculative à la valeur morale, puis de la valeur au corps dont elle exprime les conditions
d’existence, pour déterminer son type203, et ensuite l’évaluer. Mais ce qui nous intéresse
pour l’instant, ce sont ses conséquences du point de vue strictement philologique, ses
conséquences sur la manière de concevoir la réalité.
La volonté de vérité est une volonté inconditionnée, « en dépit du fait que l’inutilité et
le danger de la "volonté de vérité", de la "vérité à tout prix", […] sont constamment
démontrés204. » La volonté de vérité ne peut pas être satisfaite par la réalité, car l’illusion est
nécessaire, elle appartient aux conditions fondamentales de la vie : « parmi les conditions

198
PBM §22.
199
PBM §22.
200
Nous y reviendrons plus complètement plus loin.
201
Cf. GM III, §24.
202
Cf. GS V, §370 (1887), où Nietzsche parle de « déduction régressive » pour désigner ce qu’il appellera quelques mois plus
tard « généalogie ».
203
Cf. G. Deleuze, op. cit., p. 89 : « Qu’est-ce qu’il veut, celui qui cherche la vérité ? Telle est la seule manière de savoir qui
cherche la vérité. »
204
GS V, §344 (1887).

40
de la vie, il pourrait y avoir l’erreur205 » ; croire à la vérité, c’est « nier la perspective, la
condition fondamentale de toute vie206. » Le perspectivisme, c’est la nécessité de ne pas
tout voir pour pouvoir se maintenir en vie. La vie implique nécessairement un point de vue
partiel et partial sur la réalité, une perspective déterminée. Et ces points de vues sont en
nombre infini, il y a une infinité de perspectives possibles207, les conditions d’existence
n’étant pas universelles, identiques pour tous les hommes (on peut distinguer des « types »).
Le perspectivisme signifie donc équivocité du réel, contre la croyance à la vérité, c’est-à-
dire à l’univocité, au-moins en droit, de la réalité. Mais l’homme véridique est bien obligé,
devant la réalité donnée, c’est-à-dire le monde sensible, « essentiellement » multiple et en
devenir, de reconnaître qu’elle échappe à cette exigence d’univocité. En conséquence, celui
qui veut et croit à la vérité est « contraint », pour satisfaire son besoin, d’inventer un
monde qui transcende le devenir : « Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce
sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre
monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire208. » Au-delà de la réalité, et à son
fondement (cause première), l’homme véridique présuppose l’existence d’un « monde
vrai209 ». La science serait en cela l’héritière de la métaphysique : « c’est toujours sur une
croyance métaphysique que repose croyance à la science210. »
Le monde vrai est donc un monde accessible à la raison (logicité de l’être). La
métaphysique établit donc un dualisme au sein du réel211 : d’un côté l’apparence, monde du
devenir, qui correspond à un moindre être (chez Platon par exemple), voire du non-être
(chez Parménide, Berkeley, Schopenhauer) ; et de l’autre la réalité pleine et entière, parfaite,
le monde de l’essence (chez Schopenhauer) ou des essences éternelles (Platon), c’est-à-
dire de l’Être. Autrement dit, le monde vrai, connaissable, c’est l’Être (la permanence), l’un,
l’identité, par opposition au monde empirique (seul réel pour Nietzsche212), qui est devenir,
multiple, différence. Mais la croyance à une réalité rationnelle, c’est la croyance au langage,

205
GS §121.
206
PBM, préface.
207
Cf. GS V, §374 (1887).
208
GS V, §344 (1887).
209
Cr. id., IV.
210
GS V, §344 (1887).
211
Cf. PBM §2.
212
Cf. FP XI, 40 [53], cité par P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 53 (où Nietzsche
affirme que la réalité c’est l’apparence, et corrélativement que la réalité est non logique) ; et. G. Deleuze, op. cit., p. 27 : « il
n’y a pas d’être au-delà du devenir, pas d’un au-delà du multiple ; ni le multiple ni le devenir ne sont des apparences ou des
illusions. »

41
à l’adéquation de la réalité au langage, à nos mots (à nos idées)213. Le monde vrai est un
monde de signes projeté dans la réalité214 : les mots sont des universaux, ce qui implique
identité et permanence, et c’est en supposant qu’ils correspondaient à quelque chose dans
la réalité que l’on a créé les essences. Le premier aspect du monde vrai est donc la
transcendance. Enfin, sur ce dualisme spéculatif se superpose un dualisme d’un autre
genre, la dualisme morale du bien et du mal : en métaphysique, « le bien est l’essence de
"l’être"215 » ; le monde des valeurs morales et le monde des essences coïncident. Le
deuxième aspect de la croyance métaphysique en un monde vrai au-delà de la réalité
immanente, c’est donc l’identification de la vérité et de l’idéal moral216, selon « l’équation
socratique : raison = vertu = bonheur217. » La vérité doit être désirée parce qu’elle rend bon
et heureux, parce qu’elle rend vertueux.
Retrouve-t-on le même « optimisme rationaliste » dans la science ? Nous avons vu
que C. Bernard n’avait pas confiance en l’usage unique de la logique ou des mathématiques
dans la connaissance de la nature218. Pour lui, il faut recourir à l’expérimentation. La science
ne semble prendre en compte que l’apparence219, le monde empirique, celui que nie la
métaphysique. De plus, dans la science on ne cherche à découvrir que des relations entre
les phénomènes, pas leur essence. Enfin, les scientifiques (en tout cas C. Bernard) ne
croient pas que leurs théories soient des vérités absolues et indubitables. C’est pourquoi
Nietzsche se trompe ou est imprécis quand il dénonce dans la science le « faitalisme »
comme une nouvelle forme de la volonté de vérité. D’après lui, les scientifiques renoncerait
à l’interprétation, c’est-à-dire à falsifier consciemment les faits et le réel dans son
ensemble : il dénonce leur « volonté d’en rester au factuel, au fait brut [factum brutum], ce
fatalisme des « petits faits* » (ce petit faitalisme*, comme je l’appelle), dans lequel la science
française cherche désormais une sorte de prééminence sur la science allemande, cette
renonciation totale à l’interprétation (à la violence, l’abréviation, l’adaptation, l’omission, la
surenchère, l’hyperbole, la falsification, et à tout ce qui relève encore de l’essence même de
toute interprétation)220. » La devise des positivistes, des scientifiques en général, serait : « il
n’y a que des faits221 ». La critique de Nietzsche ne porte pas ici directement sur le bien-

213
Cf. Cr. id. III §5 : « métaphysique du langage, ou, plus clairement, de la raison ».
214
Cf. Cr. id., III §5, sur le langage ; et Cr. id., III, §3 sur la logique et les mathématiques.
215
J. Granier, op. cit., p. 57.
216
Cf. J. Granier, op. cit., p. 53.
217
Cf. Cr. id., II, §4.
218
Cf. C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 1, p. 62 (sur les mathématiques) ; et I, chp. II, 3, p. 70 (sur la logique).
219
Cf. chez Nietzsche, GS, §57.
220
GM III, §24. Ici, Nietzsche emploie le vocabulaire de l’Interpretation.
221
FP XII, 7 [60], cité par P. Wotling, op. cit., p. 60.

42
fondé de la croyance aux faits, mais sur l’attitude qu’adopte le savant face à ce qu’il croit
être des faits. Le scientifique se comporte-t-il alors réellement comme le dit Nietzsche ?
Non : pour le scientifique - le penseur, non l’ « ouvrier » de la connaissance - il n’y a pas que
des faits : « La simple constatation des faits ne pourra jamais parvenir à constituer une
science222. » Son but est la théorie : « Les faits sont les matériaux nécessaires, mais c’est
leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie qui constitue et
édifie véritablement la science223. » Or C. Bernard l’affirme lui-même : « Quand nous faisons
une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c’est
que toute ces théories sont fausses absolument parlant224. » Le scientifique n’est donc pas
soumis aux « petits faits », il ne renonce pas à la falsification (il sait qu’interpréter est
nécessairement falsifier). Si donc il y a une volonté de vérité et une croyance à la vérité dans
les sciences expérimentales, elle prend une forme plus subtile que celle du « faitalisme ».
En fait cette croyance est bien présente, mais sous une autre forme, plus critique,
comme le montre ce que nous venons de dire. Elle est portée justement par le déterminisme
mathématique. Comme on l’a vu, le déterminisme est une vérité de raison, et une vérité
absolue, dont on n’a pas le droit de douter. Au scepticisme généralisé auquel elle semble
devoir être menée, la science oppose donc un dogme : « Il ne faut pourtant pas être
sceptique ; il faut croire à la science, c’est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et
nécessaire des choses225 » ; « nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne
sommes jamais certaines de le tenir » ; « Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire226. » Si
donc, par rapport à la métaphysique, la science repousse très loin le postulat de la logicité
de l’être, elle ne s’en débarrasse pas totalement. On peut d’ailleurs encore remarqué une
parenté entre la métaphysique et la science dans leur manière de concevoir la vérité cette
fois, non plus dans son accessibilité : la science aussi, est, à sa façon, dualiste. Les lois de
la nature sont en effet conçues comme éternelles et transcendantes aux conditions réelles
d’existence : « les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie […] existent à notre
insu de toute éternité227 » ; « Tous les phénomènes, de quelque sorte qu’ils soient, existent
virtuellement dans les lois de la nature, et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions

222
C. Bernard, op. cit., I, chp. I, 4, p. 45.
223
I, chp. I, 6, p. 56.
224
I, chp. II, 3, p. 69.
225
I, chp. II, 3, p. 69.
226
III, chp. I, 2, p. 243, pour les deux dernières citations. Remarque : les scientifiques ont besoin du dogme du déterminisme
pour pouvoir tenter des interprétations de la réalité, tandis que chez Nietzsche, comme on le verra, le Versuch, l’essai ou
l’« expérimentation » se passe de tout fondement dogmatique.
227
II, chp. I, 10, p. 130.

43
d’existence sont réalisées228. » C’est pourquoi la loi prend la forme d’une équation, les
conditions réelles et particulières étant les valeurs que l’on assigne aux inconnues de cette
équation. La seule différence avec la conception métaphysique du monde vrai, c’est qu’il
est constitué de relations éternelles, non d’essences.
Quant au deuxième aspect, il semble qu’il soit abandonné par la science,
contrairement à ce que dit Nietzsche, du moins dans le paragraphe 344 du Gai savoir229.
Selon la métaphysique, la vérité améliore et rend heureux. Mais dans la science, on ne veut
pas du tout la vérité pour la vertu, mais pour la puissance qu’elle procure sur la nature : « Le
but d’une science expérimentale est de découvrir les lois des phénomènes naturels, non
seulement pour les prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s’en rendre
maître ; telles sont la physique et la chimie230. » Ainsi la science s’affiche quasiment comme
pragmatiste. Quasiment, car si la connaissance permet d’acquérir de la puissance sur les
phénomènes, ce n’est qu’un recoupement de fait entre vérité et puissance, non une identité
de droit ; la vérité n’est pas définie comme ce qui donne de la puissance sur la nature, mais
suppose toujours une correspondance avec la réalité231. L’idéal de la science n’est donc pas
un idéal moral, et de fait il semble réductible à un idéal pragmatiste. Le scientifique veut
ouvertement la vérité pour l’amélioration des conditions de vie, pour le confort232 - le
progrès scientifique et technique remplaçant Dieu, l’industrie remplaçant l’artisanat. Mais en
fait C. Bernard, à la toute fin de son livre d’ailleurs, prétend vouloir la vérité pour elle-même,
de manière désintéressée. C’est ce qu’il appelle l’« esprit philosophique », qu’il définit
comme « l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu233 »,
et que Nietzsche dénonce sous le nom de « volonté de vérité ». En ce sens alors, la morale
est implicitement présente dans la science : « "La connaissance pour elle-même" ⎯ voilà
l’ultime piège tendu par la morale : de la sorte, on s’y retrouve une fois de plus

228
II, chp. I, 10, p. 129.
229
Et contrairement aussi à ce que dit J. Granier, op. cit., p. 80.
230
C. Bernard, op. cit., III, chp. IV, 1, p. 278.
231
II, chp. II, 9, p. 125-126.
232
La science est pragmatiste en deux sens, qu’il est important de distinguer. D’abord la science veut la vérité pour améliorer
matériellement les conditions de vies (elle vise à une application technique des connaissances). Mais elle l’est aussi dans le
sens où les vérités et l’image du monde qu’elle construit est une image rassurante, sécurisante, ce qui correspond à un autre
intérêt de la vérité. Ce que Nietzsche reproche à la science, c’est ce second type de pragmatisme (cf. par exemple GS V,
§§347 et 373 (1887)).
233
III, chp. IV, 4, p. 306.

44
complètement empêtré234. » Mais dans tous les cas, il reste que par ce postulat de la
logicité de l’être, la croyance scientifique à la vérité falsifie le réel.

Nietzsche considère donc la conception scientifique de la réalité comme


falsificatrice : « elle n’est pas un état de fait, pas un "texte" [sie ist kein Thatbestand, kein
« Text »]235. » La science interprète une image, une interprétation, non le texte lui-même. Elle
redouble l’interprétation en confondant l’interprétation falsificatrice que constitue son
postulat fondamental avec le texte. Elle réduit la réalité à un monde de signes logiques et
mathématiques, et n’en saisit ainsi que ce qui peut être calculé. Par exemple elle peut saisir
des rapports mathématiques dans la musique, mais elle en manque la réalité, la réalité de la
musique échappe à ses signes236. Or, la vie est une question de tempo237. Quelle est alors
selon Nietzsche la conception la plus fidèle du texte ? Quel est son postulat fondamental ?

3) L’hypothèse fondamentale de la volonté de puissance.

Par opposition, le but de Nietzsche (sa « tâche ») est de revenir au « texte


fondamental de l’homo natura, c’est-à-dire retraduire l’homme en nature ; vaincre les
nombreuses interprétations [Deutungen] et distorsions de sens dictées par la vanité et
l’exaltation que l’on a jusqu’à présent griffonnées et peintes sur cet éternel texte
fondamental de l’homo natura238. » La tâche, c’est renaturaliser l’homme et déshumaniser la
nature, pour penser la réalité, le devenir le plus fidèlement possible, c’est-à-dire produire
une interprétation philologiquement satisfaisante ; le moyen, c’est concevoir le texte comme
volonté de puissance.
Nous serons contraints d’étudier ce concept principalement à partir des
commentaires, non à partir du texte de Nietzsche lui-même. En cela nous avons bien
conscience de « manquer de philologie ». Mais notre corpus nécessairement limité ne nous
permet pas de comprendre totalement ce que Nietzsche entend par « volonté de
puissance », dont l’essentiel est développé dans les fragments posthumes : « l’œuvre
autorisée de Nietzsche n’offre pas une assise suffisante à la compréhension de la volonté
de puissance. La réalité abyssale de ce qu’il cherche à désigner par cette expression ne se

234
PBM §64 ; cf. GS V, §344 (1887), qui montre cette présence implicite de la morale dans la volonté de vérité scientifique
(nous y reviendrons dans la deuxième partie).
235
PBM §22.
236
GS V, §373 (1887).
237
Cf. EH IV, §2.
238
PBM §230.

45
dévoile que lorsque l’on recourt à l’œuvre posthume239. » Nous nous appuierons
principalement sur les articles de W. Müller-Lauter, publiés dans Nietzsche. Physiologie de
la volonté de puissance.
Pour Nietzsche, la seule réalité, celle qu’il s’agit de penser, c’est la réalité
immanente, c’est-à-dire le devenir et le multiple, ou, en termes métaphysiques,
l’apparence : « ce dont le caractère est immédiatement appréhensible et mouvant240. » Pour
cela, Nietzsche crée le concept de volonté de puissance : « Je ne pose donc pas l’
"apparence" en opposition à la "réalité", au contraire, je considère que l’apparence c’est la
réalité […]. Un nom précis pour cette réalité serait "la volonté de puissance"241. » Donnons-
en une caractérisation rapide : « La volonté de puissance cherche à dominer et à étendre
constamment son domaine de puissance. L’expansion de puissance s’accomplit par des
processus de conquête242. » La volonté est recherche de l’accroissement du sentiment de
puissance. De plus elle s’étend à toute la réalité, du vivant à l’inorganique : « l’essence la
plus intime de l’être est volonté de puissance243. »
Cette formulation nous conduit à un premier problème : la volonté de puissance est-
elle un principe métaphysique, l’être au-delà des apparences, le fondement de
l’apparence ? La volonté de puissance constitue-t-elle un monde vrai ? Il faut d’abord
préciser que si la volonté de puissance était un principe métaphysique, elle prendrait la
forme d’un en soi analogue à la volonté schopenhauerienne ou à l’absolu hégélien, c’est-à-
dire d’un « un originaire244 » au principe des phénomènes. De sorte que le problème peut se
formuler ainsi : la volonté de puissance est-elle une ou multiple ? Si elle est une, elle
transcende le devenir, et Nietzsche est métaphysicien ; si elle est multiple, elle est
immanente au devenir, et Nietzsche réussit à penser la réalité en-dehors des schèmes
métaphysiques.
W. Müller-Lauter cite un fragment de Nietzsche : « Toute unité n’est unité que
comme organisation et jeu mutuel : de la même manière qu’une humanité est unité245. » La
réalité, c’est donc le multiple, et l’un n’est que la conséquence d’une organisation de la
multiplicité, il n’en est que le signe : « chaque unité ainsi constituée ne fait que signifier l’

239
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 38.
240
P. Wotling, op. cit., p. 52.
241
FP XI, 40 [53], cité par P. Wotling, op. cit., p. 58.
242
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 31.
243
FP XIV, 14 [80], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 32.
244
Cf. NT. §1.
245
FP XIV, 15 [118] cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 47.

46
"un" comme "configuration de domination", mais n’est "pas une". L’un n’est pas246. » La
réalité est donc une multiplicité de volontés de puissance dans un rapport de lutte les unes
avec les autres : « Toute force est […] dans un rapport essentiel avec une autre force. L’être
de la force est le pluriel ; il serait absurde de penser la force au singulier247. » La volonté de
puissance « ne pourrait être cette qualité si, comme qualité unique, elle n’était pas déjà
donnée dans de telles particularisations quantitatives. Il faut nécessairement que chaque
volonté de puissance soit dirigée contre d’autres volontés de puissance pour pouvoir être
volonté de puissance. La qualité "volonté de puissance" n’est pas réellement une unité ; cet
un n’existe pas plus par lui-même qu’il n’est "fondement de l’être"248. » « L’unité n’est que
comme organisation d’oppositions et d’alliances entre quanta de puissance. Ce ne sont que
les "relations" ainsi obtenues qui "constituent des êtres"249. » La volonté n’est donc pas un
en soi des choses, elle ne constitue pas un monde vrai, un arrière-monde plus réel que
l’« apparence ».
Qu’il n’y ait pas une volonté de puissance mais une multiplicité, et même une infinité,
signifie aussi que le monde n’est pas un tout harmonieux ou organisé. Le monde, comme
multiplicité de volontés de puissance en lutte les unes avec les autres, est chaos : « le
monde n’est absolument pas un organisme, mais le chaos250. » En effet, pour que le monde
soit un tout, il faudrait supposer qu’une volonté de puissance fondamentale l’organise et
ainsi lui donne un but, une fin, une fonction, un sens ; ce ne pourrait être que Dieu : « La
constitution de l’unité du tout nécessiterait un fondateur originel qui organiserait l’ensemble
de la multiplicité251. » Autrement dit, penser le monde comme un tout organique, c’est au-
moins implicitement supposer une cause première ou un fondement transcendant à la
réalité (et corrélativement une fin absolue, un sens en soi au tout) ; ce serait sortir du donné,
c’est-à-dire manquer à la méthode. D’ailleurs, considérer le monde comme un tout est une
caractéristique (métaphysique) que l’on retrouve dans la science. Croire en des lois de la
nature, c’est croire à la nature comme un tout harmonieux : « Les corps et les êtres qui sont
à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de
notre planète avec les êtres et les phénomènes dont elles permettent l’existence252. » La

246
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 48, citation de FP XII, 2 [87], traduction modifiée par la traductrice.
247
G. Deleuze, op. cit., p. 7, cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 47-48.
248
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 55-56.
249
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 82, citation de FP XIV, 14 [122].
250
FP XIII, 11 [74], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I, note 106 p. 82.
251
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 71 ; cf. GS §109 : il n’y a pas de lois ni de pulsion, au sens de pulsion du tout.
252
C. Bernard, op. cit., II, chp. I, 10, p. 129 ; cf. II, chp. I, 9, p. 125 : « la connaissance de la nature intime ou de l’absolu,
dans le phénomènes le plus simple, exigerait la connaissance de tout l’univers ; car il est évident qu’un phénomène de
l’univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l’harmonie duquel il entre pour sa part. »

47
croyance à la causalité (efficiente) est une forme de croyance à la finalité. Cependant C.
Bernard ne se sert pas de la finalité comme principe d’explication de la réalité, même pour
les organismes il reste prudent. Ce que l’on peut connaître, ce ne sont que les conditions
physico-chimiques des phénomènes, leurs causes matérielles (causalité efficiente)253. Ses
réserves sur la finalité, dans l’organisme et plus encore sur l’ensemble de la réalité, sont
d’ordre épistémologiques : la cause première ou la force fondamentale transcendante254 qui
organise la réalité nous reste inaccessible. Cependant, une telle force organisatrice est
implicitement supposée par la croyance à la causalité efficiente (les lois de la nature
manifestent une organisation). Le postulat du déterminisme s’appuie donc implicitement sur
la croyance en un dieu, l’athéisme de la science positiviste est une sorte de théologie
négative. Le déterminisme est une forme de providence. C’est pourquoi Nietzsche dit : « Il
faut faire voler le tout en éclat ; désapprendre le respect pour le tout255. » En ce sens, le
monde est chaos. Cependant, cela ne signifie pas qu’il soit absolument sans formes : « Le
monde n’est pas un monde organique, mais un monde d’"organismes" : le chaos
d’organismes de puissance qui se métamorphosent constamment256. » C’est uniquement en
tant que tout que le monde est informe (il n’y a pas de volonté de puissance à son
fondement), mais cela n’implique pas qu’il faille nier l’existence de toute forme : il y a des
organismes, des volontés de puissance, même s’ils sont plus ou moins instables.
La réalité est volonté de puissance. Cela signifie que la seule causalité que
reconnaisse Nietzsche est « la causalité de la volonté » (de puissance)257. Or nous avons vu
qu’il avait dénoncé la cause et l’effet comme une idéalisation du réel, comme de purs
signes qui, en gros, ne disent rien de la réalité. En quel sens alors y a-t-il causalité chez
Nietzsche ? Est-ce encore une causalité de type mécaniste ? Non : « Il n’y a ni cause ni
effets. [Même si] linguistiquement, nous ne pouvons nous en débarrasser258. » La première

253
Cf. II, chp. II, 1, p. 137 : le point de vue du physicien et du chimiste n’est pas extérieur à « l’ensemble », au tout, ils n’ont
donc pas à expliquer les phénomènes par des causes finales, par rapport à une finalité du tout ; contrairement au physiologiste
dont l’objet des recherches, l’organisme, est un tout qu’il peut observer de l’extérieur. De ce fait il pourrait supposer une
finalité dans l’organisme et le décrire en termes de causes finales. Mais C. Bernard maintient que s’il y a une finalité, de toute
façon elle doit être décrite à partir de ses manifestations physico-chimiques : cf. II, chp. II, 1, p. 141-142, sur l’explication de
la vie définie comme création en vue d’une idée.
254
Cf. II, chp. I, 5, p. 109, sur la définition de la force comme cause première : « ce qu’on appelle la force vitale est une cause
première analogue à toutes les autres, en ce sens qu’elle nous est parfaitement inconnue. » Ce qui vaut pour la force vitale
vaut plus encore pour la force qui organise le tout.
255
FP XII, 7 [62], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 71, traduction modifiée par la traductrice.
256
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 84.
257
PBM §36. Dans ce paragraphe, « volonté » est à entendre dans le sens nouveau que lui donne Nietzsche au
paragraphe 19 du même ouvrage (cf. P. Wotling, op. cit., p. 72), c’est-à-dire finalement comme volonté de puissance.
258
FP XIV, 14 [98], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 76.

48
différence, c’est que Nietzsche conçoit la causalité uniquement comme une relation entre
des volontés : « la "volonté" ne peut naturellement exercer des effets que sur la "volonté" ⎯
et non sur des "matières"259. » La causalité chez Nietzsche n’a donc rien à voir avec une
causalité physico-chimique, matérielle. Ensuite, les volontés ne sont pas des atomes, et ce
pour deux raisons : ce sont des processus, des actions sans agents ; et elles sont
multiples : une volonté se rapporte toujours à autre chose (c’est ce que nous avons vu), et il
y a en elle du sentiment, de la pensée, et un affect, l’affect du commandement260, « cette
dernière instance constituant l’élément déterminant261 ». Nietzsche identifie d’ailleurs parfois
volonté et affect du commandement262. Nietzsche substitue donc à la cause mécanique un
affect : l’affect du commandement. Le schéma causal qu’il élabore à partir du donné
humain « confère à l’affect du commandement le statut d’instance fondamentale, et fait
penser cette "causalité" sur le modèle de la transmission et de l’exécution d’un ordre par
des instances de même nature constituant un ensemble hiérarchisée (celles-là même qui
constitue notre monde d’appétits et d’affects)263. »
Qu’est-ce qui distingue plus précisément l’affect du commandement de la causalité
mécanique ? L’essentiel est que la cause détermine de manière extérieure le phénomène,
tandis que le commandement ou la volonté de puissance le détermine de l’intérieur264 (sur
ce point, c’est-à-dire sur l’élaboration de l’hypothèse de la volonté de puissance, Nietzsche
emprunte beaucoup aux explications scientifiques des phénomènes physiologiques,
notamment à W. Roux265). Est-ce que cela signifie que la volonté de puissance est une sorte
de causa sui266 ? Non, car toute volonté de puissance, pour être volonté de puissance, doit
d’abord être excitée : « Sans l’excitation qui provoque et précède l’interprétation,
l’interprétation elle-même ne pourrait avoir lieu267. » On l’a vu, une volonté de puissance ne
peut être volonté de puissance que si quelque chose s’oppose à elle, lui résiste, et sur quoi
elle peut exercer sa puissance (tentative de domination, d’assimilation, d’interprétation).
L’excitation, c’est l’engagement de la lutte, et tant qu’il y a excitation, il y a lutte. Pour

259
PBM §36.
260
Cf. PBM §19.
261
P. Wotling, op. cit., p. 73.
262
Cf. GS V, §347 (1887) : « la volonté est, en tant qu’affect du commandement […]. »
263
P. Wotling, op. cit., p. 73.
264
Cf. GM II, §12 : c’est ce qu’il appelle « activité », par opposition à la « réactivité ».
265
Cf. W. Müller-Lauter, op. cit., II, et B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, 2001.
266
Cf. PBM §21 : « La causa sui est la plus belle contradiction interne que l’on ait conçue jusqu’à présent, une sorte de viol
et de dénaturation de la logique. »
267
B. Stiegler, op. cit., p. 34. Comme on le verra ensuite, l’interprétation est un des noms de l’activité de la volonté de
puissance, avec le commandement (la domination, la maîtrise), et l’assimilation.

49
autant cela ne revient pas à une détermination extérieure, car si ce qui est premier est
nécessairement une excitation provenant de l’extérieur, celle-ci ne détermine pas le type de
réaction de la volonté de puissance excitée, le contenu de son interprétation, ni l’issue de la
lutte. L’excitation appelle une réaction, mais cette réaction sera déterminée de l’intérieur.
Même une volonté de puissance dominée, assimilée, se détermine encore de l’intérieur.
Pour exécuter des ordres, c’est-à-dire agir, même si c’est sous la contrainte, il faut les
vouloir ; tout acte, même ordonné, ne peut avoir lieu qu’à la suite d’une détermination
interne : « L’impulsion engendrée par celui qui commande a pour conséquence que ceux
qui obéissent se modifient, à partir d’eux mêmes. En expliquant de la sorte l’effet de la
volonté, Nietzsche porte à son paroxysme sa pensée du "à-partir-de-l’intérieur". Celui qui
est soumis ne peut exercer la fonction qui lui est imposée que s’il l’entreprend à partir de
lui-même268. » Enfin, ce qui est soumis résiste, lutte, car il aspire lui aussi à dominer ce qui le
domine, contrairement à l’effet qui, entièrement déterminé de l’extérieur par la cause, lui est
en quelque sorte absolument soumis (si la cause apparaît, l’effet s’ensuit nécessairement,
« sans opposer de résistance ») : « Antérieurement, Nietzsche avait déjà établi que le fait
d’obéir est toujours un résister, selon la force qui reste à cet effet. Il est désormais
considéré comme une opposition qui indique que "la puissance propre n’a pas du tout
capitulé". Le commandement apparaît être en ceci l’ "aveu que la puissance absolue de
l’adversaire n’a pas été vaincue"269. » L’affect du commandement, la volonté de puissance
se distingue donc de la cause mécanique premièrement comme détermination interne.
L’affect du commandement (la causalité de la volonté) se distingue deuxièmement
de la causalité mécanique parce qu’elle est aussi un sentiment, le sentiment de puissance :
« l’affect a pour intérêt de synthétiser deux processus que l’on considère à tort comme
distincts : il est tout autant sensibilité, c’est-à-dire capacité d’être affecté, que capacité
d’affecter270. » La volonté de puissance n’est donc pas seulement un processus ou un
devenir, mais avant tout un pathos : « la volonté de puissance, non un être, non un devenir,
mais un pathos est le fait le plus élémentaire, d’où ne fera que résulter un devenir, un "agir
sur"271… » Pour être précis, c’est la force (mécanique), et non la cause, que Nietzsche
distingue ainsi de la volonté de puissance272. Mais la cause et la force, étant également

268
W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 149.
269
W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 152, citation de FP XI, 36 [22], traduction modifiée par la traductrice.
270
P. Wotling, op. cit., p. 75-76.
271
FP XIV, 14 [79], cité par P. Wotling, op. cit., p. 76 ; cf. G. Deleuze, op. cit., p. 72 : « le pathos est le fait le plus
élémentaire d’où résulte un devenir. »
272
Cf. PBM §36, et le commentaire de P. Wotling, op. cit., p. 74 : « au concept mécanique de "force" (Kraft), il faut de même
substituer le concept de "force de la volonté" (Willens-Kraft) », c’est-à-dire de volonté de puissance.

50
neutres dans leurs actions, peuvent être de ce point de vue tenues pour équivalentes. En
disant que l’affect du commandement est aussi pouvoir d’être affecté, que la volonté de
puissance est pathos, c’est à la neutralité mécanique des phénomènes supposée par la
science que Nietzsche s’oppose. Qu’est-ce que ressent l’affect du commandement ? Que
signifie le sentiment de puissance pour une volonté de puissance ? Le sentiment de
puissance est la perception, l’évaluation des volontés de puissance adverses, de leur
puissance. C’est le sentiment que provoque l’excitation. Si la volonté de puissance qui est à
l’origine de l’excitation est égale ou supérieure à celle qui est excitée, elle provoque un
sentiment d’impuissance (peur) : la volonté de puissance excitée l’évalue comme difficile à
dominer, à assimiler. Si la volonté de puissance adverse est inférieure, elle provoque un
sentiment de puissance (sentiment de supériorité) : elle est évaluée comme facile à dominer.
Donc chaque volonté de puissance perçoit, c’est-à-dire évalue par rapport à sa propre
puissance, la puissance des autres volontés de puissance qu’elle rencontre. C’est ce que
signifie l’intensité du sentiment de puissance273. La causalité de la volonté se distingue donc
de la causalité mécanique pour au-moins deux raisons : la volonté de puissance est
détermination interne (ce qui implique la lutte), elle est pathos ; tandis que la cause est
détermination externe (donc soumission absolue de l’effet), et neutralité.
La volonté de puissance est donc activité. Nietzsche la décrit selon plusieurs point
de vue métaphoriques, dont les principaux sont les suivants : elle est affect, multiplicité
d’âmes (métaphore psychologique), commandement ou tyrannie274 (métaphore politique),
assimilation (métaphore physiologique), mais aussi et surtout interprétation (métaphore
philologique)275 : « La volonté de puissance interprète : quand un organe prend forme, il
s’agit d’une interprétation ; la volonté de puissance délimite, détermine des degrés, des
disparités de puissance. De simples disparités de puissance resteraient incapables de se
retenir comme telles : il faut qu’existe un quelque chose qui veut croître, qui interprète par
référence à sa valeur toute autre chose qui veut croître. […] En vérité, l’interprétation est un
moyen en elle-même de se rendre maître de quelque chose. Le processus organique
présuppose un perpétuel INTERPRETER276. » La volonté de puissance est donc un

273
A un second niveau, elle perçoit les variations de son sentiment de puissance. C’est ce que signifient les sentiments de
plaisir et de déplaisir. Au niveau du sentiment de puissance, le sentiment est l’évaluation d’un état (le rapport de force). Au
niveau du sentiment de plaisir, le sentiment est l’évaluation d’un dynamisme (l’accroissement ou la diminution du sentiment
de puissance, consécutif à un changement du rapport de force).
274
Cf. PBM §22.
275
Sur les métaphores du corps (le corps est la volonté de puissance chez l’homme) : cf. E. Blondel, op. cit., chp. IX, p. 296-
319 ; et P. Wotling, op. cit., p. 95-108.
276
Cf. FP XII, 2, [148], cité par P. Wotling, op. cit., p. 79. Le vocabulaire de Nietzsche est ici celui de l’Interpretation.

51
processus d’interprétation (il n’y a pas de sujet, d’auteur de l’interprétation), c’est-à-dire de
falsification en vue de la domination : « Toute connaissance, toute perception se révèle un
"arrangement" de quelque chose effectué au service d’une volonté de puissance qui
domine temporairement. Les arrangements consistent à "fixer" ce qui est en réalité
perpétuellement changeant277. » Nietzsche substitue ainsi une « description
épistémologique » de la réalité à une description ontologique : « si, ontologiquement,
Nietzsche maintient le corps [la volonté de puissance] comme réalité première, en revanche,
du point de vue épistémologique (le seul qu’il puisse soutenir du fait de sa récusation de
l’en-soi), le principe ultime n’est pas le corps, mais l’interprétation, le "corps" n’étant que la
métaphore de l’interprétation, le mode de l’interpréter humain278. »
L’interprétation ou la volonté de puissance est l’assignation d’un sens, d’une
fonction, par rapport à soi, à une autre volonté de puissance (c’est pourquoi ce processus
peut être explicité en termes d’assimilation). Interprétation signifie donc création de forme
ou de sens, la première relavant plutôt de l’interprétation telle qu’elle a lieu dans la nature
(par exemple dans le monde organique279), la deuxième relevant plutôt de l’interprétation
humaine, de la culture (la différence entre les deux n’est qu’une différence de degré280) : «
Une interprétation n’est pas la mise au jour d’un sens préexistant, mais le processus de
création du sens résultant du jeu incessant de domination qui est le propre des affects. Le
sens est donc second par rapport au jeu des forces : il a pour condition de possibilité
l’interprétation, c’est-à-dire la forme qu’une force impose aux formes concurrentes qu’elle
perçoit et qu’elle évalue281. » La réalité est donc un texte, c’est-à-dire un ensemble de
signes (Zeichen), les phénomènes, dont le sens leur est donné par la volonté de puissance
qui les interprète : « toutes les fins et toutes les utilités ne sont que des indices [Anzeichen]
d’une volonté de puissance devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui
lui a spontanément imposé le sens d’une fonction282 » ; « Un phénomène n’est pas une
apparence ni même une apparition, mais un signe, un symptôme qui trouve son sens dans

277
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 82.
278
E. Blondel, op. cit., p. 297.
279
Cf. FP XII, 2, [148], cité plus haut, et GM II, §12.
280
« Forme » et « sens » sont employés par Nietzsche la plupart du temps comme des équivalents, qui s’explicitent l’un
l’autre. Cependant il lui arrive de les distinguer, par exemple en GM II, §12 : « Fluente est la forme, et plus encore le
"sens"… » Cette distinction pourrait se révéler importante pour le problème du rapport de l’interprétation humaine et du
texte.
281
P. Wotling, op. cit., p. 79.
282
GM II, §12.

52
une force actuelle283. » Donc, « à la dualité métaphysique de l’apparence et de l’essence, et
aussi à la relation scientifique de l’effet et de la cause, Nietzsche substitue la corrélation du
sens et du phénomène284 », ou plutôt du phénomène et de la volonté de puissance, dont le
sens est l’expression (le sens est l’expression de la relation qu’une volonté de puissance
entretient avec une autre volonté de puissance, selon son propre point de vue). Contre la
dualité de l’apparence et de l’essence : la volonté de puissance n’est pas un en soi derrière
l’apparence ; contre la cause et l’effet, et son univocité : l’équivocité du phénomène, sa
relation, et par conséquent son sens, à une volonté de puissance n’étant pas éternels
(chaque phénomène est interprétable de manière infinie285).
Autrement dit, les phénomènes n’ont pas d’essence, mais une multiplicité de sens
correspondant à la multiplicité des volontés de puissance qui les interprètent (point de vue
synchronique) et les ont interprétés (point de vue diachronique). Ce deuxième point de vue
implique que les phénomènes ont une histoire286. La conception nietzschéenne de la réalité
implique donc de prendre en compte l’histoire des « choses », c’est-à-dire le devenir de leur
sens. La fidélité au texte de la réalité exige de considérer l’histoire. La méthode philologique
est aussi une « méthode historique287 ». Le meilleur exemple d’une application de cet aspect
de la méthode et de la multiplicité des sens d’un phénomène dans l’histoire est le travail de
Nietzsche sur l’idéal ascétique, dans le troisième traité de la Généalogie de la morale. Le
recours à cette méthode paraît évident pour l’étude des phénomènes culturels, c’est-à-dire
le genre de la plupart des phénomènes qu’étudie Nietzsche, mais elle s’applique aussi à la
nature, même si le devenir y est moins rapide (« Fluente est la forme, et plus encore le
"sens"288… »). Cela, les scientifiques l’avaient compris d’eux-mêmes, en tout cas pour ce
qui concerne la nature organique, le vivant (cf. Darwin). Mais Nietzsche va encore plus loin,
car, comme on l’a vu, pour lui même les atomes sont en devenir : « Il n’y a pas de
substances d’une durée éternelle ; la matière est une erreur au même titre que le Dieu des

283
G. Deleuze, op. cit., p. 3. G. Deleuze distingue à tort volonté de puissance et force : cf. W. Müller-Lauter, op. cit., I note
122 p. 76, et P. Wotling, op. cit., p. 75 (la force est une métaphore de la volonté de puissance).
284
G. Deleuze, op. cit., p. 3-4.
285
La relation entre une volonté de puissance et une autre se distingue donc de la relation entre la cause et l’effet pour trois
raisons : le phénomène se détermine de l’intérieur, il est pathos, et il est équivoque.
286
Cf. GM II, §12.
287
Cf. GM II, §12, et GM avant-propos, §7 et PBM §186 : établir le texte de la morale, c’est en faire l’histoire ; voir aussi M.
Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, réédité sous la direction
de J-F Balaudé et P. Wotling in Lectures de Nietzsche, Paris, Livre de poche, 2000, p. 102-130.
288
GM II, §12.

53
Eléates289. » Tous les phénomènes, c’est-à-dire leur forme et leur sens, ont donc une
histoire ; la réalité tout entière est, plus ou moins, en devenir.

Avant de poursuivre, nous devons considérer deux objections que l’on peut faire du
point de vue des scientifiques contre l’hypothèse de la volonté de puissance. Tout d’abord,
C. Bernard (les scientifiques) pourrait considérer que la volonté de puissance est une sorte
d’arrière-monde. En effet, la volonté de puissance est une certaine manière de concevoir la
force (Nietzsche lui-même la désigne parfois par le terme de « force »). Or, pour les
scientifiques, la force n’est qu’un mot, une fiction pratique ; elle n’existe pas290. Elle ne peut
donc pas être une cause ni rien expliquer des phénomènes. Les seules choses que l’on
peut connaître sont les relations entre les phénomènes, leurs conditions physico-chimiques.
Le scientifique s’en tient à la réalité empirique. Par conséquent, parler de force comme si
elle désignait quelque chose dans le réel, c’est se prononcer sur l’essence, inconnaissable
car transcendant l’expérience possible, des phénomènes. Peut-on alors en ce sens accuser
Nietzsche d’avoir réinstauré un monde vrai ? Non, car l’objection n’a de sens que si l’on
croit que la réalité c’est la matière. Dans ce cas en effet, la force, qui, contrairement aux
phénomènes, n’est pas matérielle pour C. Bernard (c’est pourquoi elle est selon lui
inconnaissable), apparaîtrait comme un deuxième monde au principe du monde empirique
des phénomènes, de l’apparence. Mais Nietzsche ne croit pas à la matière291 (pour cette
raison d’ailleurs, il ne peut pas être vitaliste, c’est-à-dire croire à une force vitale dans la
matière) : « L’objet lui-même [le phénomène] est force, expression d’une force292. » La réalité
est volonté de puissance et rien d’autre293, la « matière » n’en est qu’une forme particulière
(matière = énergie, dira-t-on plus tard la physique294). Autrement dit, tout est force chez
Nietzsche, même la matière. Par conséquent, la force ou la volonté de puissance ne peut

289
GS §109. Deux remarques : de l’humain à la matière, le devenir est de moins en moins rapide, selon Nietzsche ; sur le
devenir des atomes, Nietzsche devance d’une certaine manière la physique du 20ème siècle, la physique nucléaire notamment,
qui explique la radioactivité par la dégradation de l’atome, donc par un devenir de l’atome.
290
Cf. C. Bernard, op. cit., p. 108 (citation de Newton), et p. 258-260.
291
Cf. PBM §36, où le mot est mis entre guillemets.
292
G. Deleuze, op. cit., p. 7.
293
Cf. PBM §36.
294
Cf. PBM §12 : la référence à Boscovich, qui concevait (au 18ème siècle) la réalité comme une multiplicité de points-force
au lieu d’atomes matériels (cf. la note 90 de P. Wotling). Le monisme de Nietzsche est une anticipation sur la physique du
20ème siècle. De même pour la biologie et la physiologie : « les réflexions nietzschéennes relevant de la "philosophie de la
nature" ne s’opposent pas aux recherches ultérieures, mais […] elles ont au contraire une "portée scientifique" » (W. Müller-
Lauter, op. cit., II note 136 p. 149, d’après Mittasch).

54
pas avoir chez lui le statut d’arrière-monde que lui attribue légitimement la science du 19ème
siècle, du point de vue de sa propre conception de la réalité.
Cependant, on pourrait encore faire une seconde objection à Nietzsche : « Le fait de
pouvoir appliquer les "lois de la nature" sans exception ne renvoie-t-il pas à une
permanence originelle inhérente à tout devenir déterminé par leurs formules295 ? »
L’applicabilité de lois mathématiques à la nature semble être un fait dont Nietzsche se sent
obligé de rendre compte, et ce en le réinterprétant par rapport à sa conception de la réalité :
le monde « suit un cours "nécessaire" et "calculable", non pas toutefois parce que des lois
le régissent, mais au contraire parce que les lois en sont absolument absentes, et que toute
puissance, à chaque instant, tire son ultime conséquence296. » Les lois ne disent rien du réel
et de sa nécessité, parce qu’elles sont des relations établies entre des entités stables
fictives. La vraie nécessité « réside dans le fait que tout quantum de puissance, à chaque
instant ne peut avoir qu’une conséquence bien déterminée dans les relations qu’il entretient
avec les autres quanta de force297. » « Les prétendues "lois de la nature" ne sont rien d’autre
que des formules pour des "rapports de puissance"298. » La nécessité selon la science, c’est
la nécessité dans l’image (une image qui correspond aux aspects calculables de la réalité) ;
la nécessité selon Nietzsche, c’est la nécessité au cœur du devenir, la nécessité de la
tyrannie. Cela remet-il en cause la validité de la démarche scientifique, qui repose on l’a vu
sur le déterminisme ? Non, car on peut faire « comme si » les phénomènes étaient
déterminés par des lois. Pourquoi Nietzsche conserve-t-il une forme de nécessité ? Parce
que si le monde était conçu comme pur chaos, pur arbitraire, il serait difficile de rendre
compte de l’efficacité de la science (il y a aussi des raisons morales, dont nous parlerons
dans la deuxième partie).

Le texte de la réalité est donc pour Nietzsche une multiplicité chaotique de volontés
de puissance en lutte les unes avec les autres, c’est-à-dire s’interprétant mutuellement299 ;
le texte est une multiplicité d’interprétations. De cette façon, Nietzsche réussit à interpréter
fidèlement le texte de la réalité, il respecte l’immanence, c’est-à-dire le devenir, le multiple,
la différence. D’autre part, comme pour la science mais d’une façon différente, cette idée
signifie que le réel est de nature relationnel. Enfin, que le texte soit une multiplicité
chaotique et non un tout, implique qu’il ne possède pas de sens en soi ; et qu’il soit de plus

295
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 78.
296
PBM §22.
297
W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 80.
298
W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 145, citation de FP XI, 34 [247].
299
C’est le tout qui est chaotique, non les phénomènes.

55
une multiplicité chaotique de processus d’interprétations, qu’aucun phénomène ne possède
de sens en soi (d’essence). Le sens d’un phénomène, d’une volonté de puissance, est
l’expression du rapport de cette volonté de puissance à une autre. Et chaque volonté de
puissance a sa propre interprétation d’elle-même et des autres volontés de puissance,
interprétation déterminée par ses conditions d’existence propres. Toute interprétation est
falsification, et ce du protoplasme jusqu’à l’homme. « Volonté de puissance » signifie donc
« perspectivisme », par opposition au modèle de la logicité univoque de l’être. Mais avant
de voir les conséquences de cette idée sur la notion de vérité, nous devons encore
considérer les problèmes d’ordre épistémologiques que pose la volonté de puissance.

Nietzsche, pour expliquer (ou décrire) la réalité, utilise des mots comme « affect »,
« lutte », etc., que l’on réserve d’ordinaire pour la désignation des réalités humaines. En cela
d’ailleurs il procède de la même manière que W. Roux. De plus, il affirme qu’il est
nécessaire, parce que conforme à la méthode, de transposer le « donné » du corps de
l’homme dans la nature300, de prendre le corps pour « fil conducteur301 ». Nietzsche ne
procède-t-il pas alors lui-même à une humanisation de la nature ? Ne pense-t-il pas la
nature de manière anthropomorphique, selon des schèmes humains ? Evidemment.
Nietzsche projette sa conception de l’intériorité humaine (volonté multiple et corps, non
volonté une et moi) dans les choses. Mais en fait Nietzsche a évolué sur la question de
l’anthropomorphisme depuis l’époque de la première édition du Gai savoir : « il écrit en 1885
que "nous sommes bien obligés de nous servir jusqu’au bout de l’analogie de l’homme" :
cela est valable pour la physique comme pour la biologie. Si en 1881 Nietzsche faisait
encore à Roux le reproche d’employer le "mode d’expression" propre à nos affects pour
présenter les plus petits processus biologique, il lui semble désormais opportun d’utiliser le
langage de nos affects pour expliquer tout devenir302. » Nietzsche considère donc que
l’anthropomorphisme est nécessaire. Cependant le sien est différent de celui des
scientifiques, car il a au préalable renaturalisé l’homme : la volonté, le moi, la raison, tout a
été réduit au corps, à la multiplicité des forces réelles qui manipulent toute « faculté » ; bref,
au devenir en l’homme. Nietzsche déshumanise l’homme, revient au texte de l’homo
natura303, en éliminant de son interprétation tout ce qui transcende le devenir, c’est-à-dire

300
Cf. PBM §36.
301
FP XI, 37 [4], cité par P. Wotling, op. cit., note 1 p. 100.
302
W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 146, citation de FP XI, 36 [31], traduction modifiée par la traductrice.
303
PBM §203.

56
tout ce qui relève de l’unité, de l’identité, de la permanence304. En fait, il n’y a
anthropomorphisme au sens plein que si le donné humain qui est projeté dans la nature est
celui de « l’humain trop humain305 », de l’homme comme moi, volonté, raison, essence
universelle, c’est-à-dire l’idéal-homme, l’homme moralisé, l’homme comme partie
supérieure de la nature, au-dessus de la nature ; l’anthropomorphisme au sens plein relève
de l’anthropocentrisme. Or Nietzsche met l’homme et la nature, dont il n’est qu’une partie,
sur le même plan (immanence et monisme) : « il nous suffit pour rire, de trouver "homme et
monde" placés côte à côte, séparés par la sublime présomption de ce petit mot, "et"306 ! »
Si donc il y a encore anthropomorphisme, c’est parce qu’il se sert du « donné » humain
comme partie de la nature à partir de laquelle expliquer la nature tout entière. Il humanise
donc la nature, mais d’une tout autre manière que la métaphysique et encore la science :
son anthropomorphisme n’est pas la conséquence d’un anthropocentrisme.
L’anthropomorphisme consistait d’autre part dans la science à projeter un monde de
signes dans la réalité, à partir duquel elle pouvait ensuite donner une description du monde.
Nietzsche fait la même chose307, mais avec un autre type de signes : des métaphores,
s’enchaînant d’une manière circulaire, non des signes conceptuels, logiques ou
mathématiques308. Ce qui caractérise ces derniers types de signes, et qui sont leur
principaux défauts, c’est d’une part qu’ils signifient l’universalité, l’identité, la permanence,
donc l’Être et la substance au-delà du devenir réel ; et d’autre part que leur organisation est
systématique, et donc qu’elle signifie le réel comme tout organique. Ce n’est donc pas tant
le fait de projeter des signes dans la réalité que Nietzsche dénonce dans la science et la
métaphysique (comment penser sans langage309 ?), que le type d’image de la réalité que
ces signes impliquent : la négation des propriétés fondamentales de la réalité immanente
(devenir, multiplicité, différence). Mais pour Nietzsche, c’est le cas pour tout langage, tout
langage est métaphysique. C’est pourquoi son propre langage, qui se veut anti-
métaphysique, se subvertit lui-même310. Son langage, son monde de signes n’est donc pas

304
Cf. GS §109 . Dans ce texte, Nietzsche dénonce les anthropomorphismes, l’humanisation de la nature, et souhaite contre
cela une « dédivinisation » de la nature. Déshumaniser, c’est donc dédiviniser, éliminer de la réalité tout ce qui relève de
Dieu et de ses ombres, toutes transcendance. Ceci vaut pour la nature et l’homme en particulier.
305
Cf. PBM §22 : la science procède à « un réarrangement et une distorsion de sens naïvement humanitaire » de la réalité.
306
GS V, §346 (1887).
307
Cf. W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 148 : Nietzsche « se contente […] de décrire les modalités d’action de la volonté de
puissance » ; et P. Wotling, op. cit., p. 89 : Le langage de Nietzsche est un « langage symbolique permettant de décrire
conventionnellement la réalité, mais non de l’expliquer, ni d’en dévoiler l’essence ultime. »
308
Cf. E. Blondel, op. cit., pour une analyse détaillée du langage de Nietzsche ; et aussi P. Wotling, op. cit.
309
Cf. GS V, §354 (1887), sur la définition de le pensée consciente comme pensée mise en mots.
310
Cf. E. Blondel, op. cit., chp. II : sur le « discours » subverti par le travail du « texte », mouvement de « dire-dédire ».

57
un système conceptuel (bien qu’il y ait des concepts chez Nietzsche), mais plutôt un réseau
de métaphores qui subvertissent les concepts : « Le réseau métaphorique grâce auquel
Nietzsche tente de décrire l’activité d’interprétation est donc d’une extrême cohérence.
Cette description, pour déjouer les pièges du langage, ne peut procéder que par renvois et
implications réciproques jouant simultanément sur une multiplicité de registres : par elle-
même chaque métaphore est insuffisante311. » Autrement dit, chez Nietzsche, une chose
n’est ce qu’elle est qu’en étant toujours autre chose : mouvement et multiplicité des signes
et du sens312. Donc si Nietzsche, comme les scientifiques, ne sort pas de l’image, de la
description du devenir pour l’expliquer (c’est impossible), néanmoins cette image en
respecte les propriétés principales313 : « il nous faut parvenir un jour à rêver d’une manière
plus vraie314 ! » Nietzsche ne sort pas du rêve, de l’image, mais par elle il décrit la réalité
d’une manière plus satisfaisante.

Nous avons vu d’autre part que le déterminisme en science était une vérité absolue
et indubitable. De même nous devons nous demander quel est le statut de la volonté de
puissance. Pour cela nous reprendrons la manière dont J. Granier pose la problème : « La
compréhension nietzschéenne de l’Être [l’Être comme volonté de puissance] est-elle
analogue à une induction expérimentale ou s’appuie-t-elle sur une réflexion ontologique sui
generis315 ? » S’appuie-t-elle sur des observations empiriques, comme toute hypothèse
scientifiques, ou relève-t-elle d’une « intuition ontologique » (l’expression est de J. Granier) ?
L’enjeu, pour J. Granier, en dernière analyse, c’est de montrer contre Heidegger que
« Nietzsche pense l’Être, et non pas "l’étant en totalité"316 », « l’être de l’être » (« la Vérité de
l’Être »), et non « l’être de l’étant317 ». Il veut montrer que la philosophie de Nietzsche n’est
pas une métaphysique, au sens heideggerien du terme (oubli de l’Être318). Pour nous, l’enjeu

311
P. Wotling, op. cit., p. 107-108.
312
Les contradictions aussi ont cette fonction, subvertir le langage pour mieux dire la réalité.
313
De plus, par son mouvement de dire-dédire, le texte de Nietzsche se donne comme tel, c’est-à-dire comme monde de
signes, ce qui n’est le cas ni pour la métaphysique ni pour la science.
314
FP GS, 14 [2], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 125, traduction modifiée par la traductrice.
315
J. Granier, op. cit., p. 367.
316
J. Granier, op. cit., p. 627.
317
J. Granier, op. cit., p. 611 ; cf. p. 379 : la volonté de puissance est rattachée « à la problématique de la Vérité, c’est-à-dire à
la problématique du dévoilement de l’Être. »
318
Ainsi, malgré sa critique de Heidegger (cf. l’appendice p. 611-628), il reste prisonnier de sa grille d’interprétation ; il
s’oppose à lui, mais sur son propre terrain (thèse opposée en réponse à une même problématique : Nietzsche pense-t-il ou non
l’Être en tant qu’Être ?).

58
du problème est de compléter la détermination de la méthode de Nietzsche, et peut-être
mettre au jour une spécificité dans sa manière de connaître, d’interpréter.
Quels sont les arguments de J. Granier contre la volonté de puissance comme
conclusion d’une induction expérimentale, ou d’une observation empirique ? Pour étudier la
volonté de puissance, il part du paragraphe 36 de Par-delà bien et mal319, où Nietzsche
rappelons-le prend pour point de départ le « donné » du corps pour, par un mouvement
d’amplification, interpréter la réalité entière comme volonté de puissance. Mais selon J.
Granier, si l’on donne trop d’importance à ce raisonnement, à ce texte (qui est tout de
même un des rares, dans les œuvres publiées de son vivant, où Nietzsche développe sa
pensée de la volonté de puissance), on fait de Nietzsche un dogmatique (il compare à ce
propos le raisonnement de Nietzsche à un raisonnement de Schopenhauer), mais au sens
heideggerien du terme (métaphysicien) : « dans les deux cas [Schopenhauer et Nietzsche],
semble-t-il, on sélectionne une qualité de l’étant découverte au cœur de l’expérience
humaine, et l’on confère à cette qualité la valeur d’une détermination ontologique que l’on
applique ensuite, par la voie d’un raisonnement analogique, à la totalité des autres étants
[…]. On reconnaît ici le procédé traditionnel du dogmatisme. L’Être n’est que la totalisation
des étants ⎯ ou la réduction de toutes les réalités à une réalité unique qui, elle-même, est
confondue avec l’être320 » (un theion). Le raisonnement de Nietzsche impliquerait que la
volonté de puissance soit un Dieu au principe du réel. Or « Nietzsche condamne, avec la
plus grande fermeté, tout effort pour élever un étant quelconque ou une propriété de l’étant
à la dignité de substance universelle et pour identifier l’Être à la totalité des
phénomènes321. » De plus, il ne donnerait qu’une valeur hypothétique à l’idée de la volonté
de puissance : « ce genre d’induction n’aura jamais qu’une validité hypothétique, elle ne
peut fournir qu’une probabilité322 », ce que J. Granier ne veut pas. Dans ce cas encore, « il
ne s’agit pas d’une connaissance de l’Être, mais d’une simple réduction
anthropomorphique323. » Ensuite, les observations psychologiques, mais aussi politiques,
historiques, et biologiques ne permettent pas d’expliquer la volonté de puissance au sens

319
Cf. J. Granier, op. cit., p. 372-380, puis p. 450-456.
320
J. Granier, op. cit., p. 374.
321
J. Granier, op. cit., p. 376. Il cite là encore Schopenhauer. En fait, pour que son argumentation paraisse juste, J. Granier
joue sur l’ambiguïté du cas de Schopenhauer, celui-ci étant métaphysicien à la fois au sens de Nietzsche et de Heidegger. Son
raisonnement est : dans PBM §36, Nietzsche a le même raisonnement que Schopenhauer (ce qui est déjà contestable) ; or, ce
dernier est dogmatique (au sens de Nietzsche et de Heidegger) ; et Nietzsche est contre le dogmatisme ; donc, le texte de
PBM n’est pas si important, et doit être dépassé par un point de vue ontologique : la volonté de puissance énonce une Vérité
sur l’Être, est le fruit d’une intuition ontologique (anti-dogmatisme au sens heideggerien, mais pas nietzschéen) .
322
J. Granier, op. cit., p. 375.
323
J. Granier, op. cit., p. 376.

59
où l’entend Nietzsche : « le développement de ces thèses, si nous nous refusons de
dépasser le niveau de l’induction expérimentale, nous accule à des conclusions que
Nietzsche lui-même repousse avec une intransigeance absolue324. » Enfin, « le noyau de la
doctrine du Wille zur Macht est déjà élaborée dans les premières œuvres de Nietzsche, dans
les œuvres, justement, où Nietzsche ne se soucie point d’érudition scientifique mais réfléchit
sur le sens ontologique du dionysisme et de l’appolinisme325. » J. Granier conclut donc :
l’induction amplifiante du paragraphe 36 de Par-delà bien et mal « est déjà fondée elle-
même sur la compréhension de l’Être comme Volonté de Puissance et c’est de cette
compréhension qu’il nous faut rendre compte326. » La volonté de puissance serait en vérité
le fruit d’une intuition de l’Être comme « Être-interprété327 ».
Mais ces arguments contre le texte de Nietzsche ne tiennent pas. Tout d’abord,
l’accusation de dogmatisme, on l’a dit, repose sur une ambiguïté : Nietzsche serait
dogmatique dans ce texte, mais d’abord au sens heideggerien. On ne voit pas alors en quoi
cet argument pourrait avoir de la valeur, les problématiques de Nietzsche et de Heidegger
étant complètement différentes328. Il le serait encore mais cette fois au sens nietzschéen,
puisque d’une manière analogue à Schopenhauer il ferait de la volonté de puissance une
essence de la réalité. Mais ce n’est pas du tout ce que dit Nietzsche dans le texte de Par-
delà bien et mal. Il cherche bien plutôt à penser, par analogie avec le corps, la multiplicité
des « étants » comme multiplicité de volontés de puissance. A côté de cet argument celui
de la valeur hypothétique de la volonté de puissance paraît d’ailleurs un peu curieux. Mais
contre lui, et contre celui de l’anthropomorphisme, et finalement contre tous les arguments
de J. Granier, nous objectons que Nietzsche ne prétend pas énoncer une quelconque

324
J. Granier, op. cit., p. 407 ; cf. p. 337 : « la Volonté de Puissance, comme "essence la plus intime de l’ être" n’est rien de
ce qui s’offre à nous comme étant ou qualité de l’étant. »
325
J. Granier, op. cit., p. 457.
326
J. Granier, op. cit., p. 375 ; cf. p. 456 : la volonté de puissance au « plan expérimental » est fondée sur la volonté de
puissance au « plan ontologique ».
327
C’est uniquement parce que J. Granier considère que la volonté de puissance énonce une « Vérité originaire », que se pose
le problème du fondement de l’interprétation de Nietzsche, qui est interprétation de l’interprétation, et la nécessité de son
dépassement dans une « métaphilosophie » (cf. conclusion, p. 603-609). Dans le cas contraire, si l’on considère que la
volonté de puissance n’est pas une vérité absolue sur l’Être, son interprétation de l’interprétation ne requiert pas de
fondement, parce qu’elle est, encore au second degré, une interprétation possible parmi d’autre : cf. GS V, §354 (1887) :
« Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends. » Nietzsche souligne que sa perspective sur
le perspectivisme n’est bien qu’une perspective.
328
Comme Heidegger, et d’ailleurs il le lui reproche (cf. p. 626), J. Granier plaque la définition heideggerienne de la
métaphysique ou du dogmatisme sur celle de Nietzsche, à cet endroit en tout cas (mais c’est déterminant pour tout son
commentaire), mais pour s’en servir comme repoussoir en faveur de Nietzsche, selon une échelle de valeur heideggerienne
(Nietzsche aurait plus de valeur s’il pensait l’Être, et pas seulement l’être des étants).

60
« Vérité » sur l’Être. Car, on l’a vu, il est impossible de sortir d’une image, plus ou moins
anthropomorphique, de la réalité. La volonté de puissance ne peut avoir que le statut
d’hypothèse. Enfin, nous sommes d’accord avec lui quand il dit que la volonté de puissance
n’est pas le fruit de l’observation empirique des phénomènes psychologiques, historiques
ou biologiques. Cependant, nous venons de montrer qu’une « intuition ontologique », qui
serait un accès à l’Être qu’il faudrait alors expliquer, fonder, n’a pas de sens chez Nietzsche.
Reste donc pour nous entier le problème de l’origine de l’hypothèse de la volonté de
puissance. Par rapport au dernier argument de J. Granier, si la doctrine de la volonté de
puissance était en germe dans les œuvres de jeunesse, il reste néanmoins que ces
« intuitions » seraient rester prisonnières des schèmes idéalistes, si Nietzsche n’avait pas
fait certaines observations qui justement l’ont poussé à se libérer de ces schèmes. En notre
faveur nous avons le témoignage même de Nietzsche : « Lorsque que je fus presque à bout,
et parce que j’étais presque à bout, je me suis mis à réfléchir sur cette déraison
fondamentale de ma vie ⎯ l’ "idéalisme". Il fallut la maladie pour me ramener à la raison329. »
La volonté de puissance est donc une hypothèse « fondée » sur une expérience
vécue, donc une observation empirique ; elle n’est pas une Vérité liée à une intuition de
l’Être.
Avant de décrire cette expérience, il nous faut donner quelques précisions
terminologiques. L’« expérimentation » (Experiment) peut désigner deux choses chez
Nietzsche : l’expérience vécue (Erlebniß), telle que celle de la maladie ; et l’hypothèse,
l’essai, ou la tentative philosophique (le Versuch). De même, la maladie peut être comprises
en deux sens : la maladie au sens médical courant, biologique (pour Nietzsche ce fût des
migraines, des vomissements, la cécité, etc.330) ; et la maladie au sens spécifiquement
nietzschéen : la « décadence », qui est une certaine manière d’interpréter le réel331. Les deux
sont des Erlebnisse. Pour plus de clarté, nous emploieront le mot « corps » au sens
strictement nietzschéen, c’est-à-dire pour designer l’homme sous son aspect « affectif », et
« organisme » dans son sens courant, c’est-à-dire pour désigner l’aspect « matériel » de
l’homme. C’est la maladie biologique qui a libéré Nietzsche de sa maladie « physiologique »
(dans le sens de Nietzsche), de la décadence dont son idéalisme était un symptôme332.

329
EH IV, §2.
330
EH III, §1. Sur la maladie de Nietzsche : E. F. Podach, L’effondrement de Nietzsche, traduction d’A. Vaillant et J.
Kuckenburg, Paris, Gallimard, 1931.
331
Le problème pour nous, ici, ce n’est pas de déterminer ni d’expliquer le contenu des interprétations, mais de considérer
leur variation et leur multiplicité.
332
Cf. EH V, HTH §4 (in fine).

61
On l’a vu, le modèle de l’interprétation est l’interprétation humaine, le modèle de
toute volonté de puissance est le corps. C’est d’une expérience de son propre corps dont
part la réflexion de Nietzsche, d’abord sur la volonté de puissance-interprétation humaine,
puis par extension sur la réalité tout entière. En quoi a consisté cette expérience
« originaire » ? Deux plans se chevauchent : le plan de la maladie et de la santé au sens
nietzschéens, c’est-à-dire le plan de l’interprétation ; et le plan de l’organisme. Dans sa
jeunesse idéaliste, pessimiste et romantique, Nietzsche était décadent, c’est-à-dire hostile à
la vie (plan du corps-interprétation333), et en bonne santé physique (plan de l’organisme).
Ensuite il est tombé malade, et a connu des souffrances physiques extrêmes (plan de
l’organisme). Mais ce n’est pas tant ce genre de souffrances et la maladie que la proximité
de la mort334 et par conséquent les souffrances morales, qui ont provoqué un changement
radical dans le corps de Nietzsche, et dans son interprétation (de lui-même, de l’homme, du
monde). Nietzsche distingue deux grands types de souffrances morales, de détresses : la
détresse pessimiste et la véritable détresse (on pourrait l’appeler, suivant une distinction de
Nietzsche, « détresse tragique335 »), la seconde pouvant libérer de la première : « La recette
contre la "détresse" est : la détresse336. » Être pessimiste ou romantique, c’est être
complaisant avec soi-même parce que l’on souffre, c’est donc aussi être complaisant avec
sa souffrance (petites souffrances pour grands vaniteux) : « il y a une consolation
exceptionnelle à affirmer par sa souffrance un "monde de la vérité plus profond" que tout
autre monde, et l’on préfère infiniment souffrir et se sentir par là supérieur à la réalité (par la
conscience de s’approcher ainsi de ce "monde plus profond de la vérité") plutôt que de
vivre sans souffrance mais aussi sans ce sentiment de supériorité337. » Mais la vraie
détresse, c’est quand le danger de mort est réel, sous la forme notamment du désir de
suicide338. Dans ces circonstances, la complaisance avec soi, le pessimisme, ne sont plus
permis : « qu’on y prenne garde : les années d’étiage de ma vitalité ont été celles où j’ai
cessé d’être pessimiste : l’instinct de reconstitution de soi m’interdisait une philosophie de

333
Cf. dans La naissance de la tragédie, par exemple.
334
Cf. EH III, §3 : « Pour comprendre un tant soit peu mon Zarathoustra, il faut peut-être se trouver dans la même situation
que moi, ⎯ avec un pied au-delà de la vie… »
335
Cf. EH III, NT §3 : « j’ai le droit de me considérer comme le premier philosophe tragique ⎯ c’est-à-dire comme
l’extrême antithèse et antipode d’un philosophe pessimiste. »
336
GS §48 ; cf. GS préface, §3 (1887) : « Seule la grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit » ; et PBM §44.
337
Aur. §32, cité par P. Wotling, op. cit., note 1 p. 151. Le « monde de la vérité plus profond », pour le pessimiste, et le jeune
Nietzsche, c’est par exemple sa « lucidité » face à l’existence, qu’il met en avant avec sa souffrance pour caution. Le
décadent aussi peut désirer la mort, mais sa vanité l’empêche en général de passer à l’acte : lire par exemple le Journal de F.
Kafka, pour ce type de souffrance, de manière de souffrir, et de désirer la mort.
338
Cf. Aur. §114, référence citée par P. Wotling, op. cit., note 1 p. 146.

62
la pauvreté et du découragement339. » La maladie, au plan organique, et surtout la détresse
qu’elle a amenée, a donc été à l’origine d’un changement radical de perspective chez
Nietzsche, d’un changement de manière de vivre et d’interpréter la réalité (plan du corps-
interprétation340). A partir de cette expérience, de l’observation empirique de ce
changement, il a pu faire le lien entre la philosophie, et par extension toute interprétation341,
avec le corps (la volonté) : toute interprétation est le symptôme d’un corps342, ou, de
manière plus générale, le signe d’une volonté de puissance. A l’origine de l’hypothèse de
Nietzsche, de l’hypothèse de la volonté de puissance, il y a donc une expérience vécue,
pré-philosophique, l’expérience d’un changement radical de son propre corps.
La méthode de Nietzsche est donc, d’une manière analogue à la méthode
scientifique, une méthode expérimentale, y compris pour l’élaboration de l’hypothèse
fondamentale sur la nature du texte de la réalité, mais elle s’appuie sur des expériences
d’un autre genre : au lieu d’un phénomène observé d’un point de vue externe, « neutre »,
une expérience où le penseur s’implique lui-même, son propre corps, sa propre vie, une
expérience vécue343 (c’est ce que J. Granier n’a pas vu) : « Mais nous, nous autres, assoiffés
de raison, voulons regarder nos expériences vécues [Erlebnissen] dans les yeux, avec
autant de rigueur qu’une expérience scientifique [wissenschaftlichen Versuche], heure par
heure, jour après jour ! Nous voulons être nous-mêmes nos expériences et nos cobayes
[Experimente und Versuchs-Thiere]344. » Ce type d’expériences sur soi-même est une
caractéristiques essentielle de la connaissance telle que Nietzsche l’envisage et la pratique.
Ces expériences ne sont pas seulement à l’origine de sa philosophie propre, mais elles ne
cessent au contraire de l’accompagner. Par leur moyen Nietzsche explore de l’intérieur, en
lui-même, les différentes manières d’exister (les affects), c’est-à-dire les différentes
manières d’interpréter, pour comprendre leur mode de fonctionnement. Pour cela deux
conditions sont donc requises : la richesse d’instincts (posséder toujours plus d’affects, de
manières d’exister en soi-même), et la maîtrise de soi (ne pas être emporté par ses affects,

339
EH I, §2.
340
Le jeune Nietzsche est hostile à la vie (pessimisme, négation), le Nietzsche de la maturité veut la vie (affirmation) : « je fis
de ma volonté de santé, de vivre, ma philosophie… » (EH I, §2).
341
Ici nous employons ce terme pour désigner un contenu, un ensemble d’énoncés, non le processus qui produit ces énoncés.
342
Cf. GS préface, §§1 et 2 : le premier paragraphe rapporte son expérience, son observation, et le second son interprétation
de cette expérience, l’hypothèse qu’il élabore à partir d’elle : « ⎯ Mais laissons-là monsieur Nietzsche : que nous importe
que monsieur Nietzsche ait retrouvé la santé ?… Un psychologue connaît peu de questions aussi attirantes que celle du
rapport entre santé et philosophie » (§2).
343
Ce type d’expériences est peut-être le propre des philosophes et des artistes : « les poètes traitent leurs expériences
[Erlebnisse] de manière éhontée : ils les exploitent » (PBM §161).
344
GS §319 : « En interprètes de nos expériences vécues [Als Interpreten unserer Erlebnisse]. »

63
d’autant plus dangereux qu’ils sont plus nombreux). C’est ce qui définit la « grande
santé345 » : « Celui dont l’âme a soif d’avoir vécu tout le spectre des valeurs et des choses
jugées désirables jusqu’à présent […] : celui-là a avant tout besoin d’une chose pour ce
faire, de la grande santé346. » On peut d’ailleurs remarquer que la fragilité au plan organique,
comme c’est le cas pour Nietzsche, facilite, en remettant à chaque fois en cause la vie tout
entière, l’accès à la grande santé : « je sais assez l’avantage que me procure ma santé aux
variations nombreuses sur tous les monolithiques de l’esprit347. » La philosophie de
Nietzsche est donc une philosophie expérimentale, elle est sans cesse au contact de la
réalité, de la vie (c’est aussi le rôle de l’expérimentation dans la science). Ces expériences
sont pré-philosophiques, ce sont des matériaux pour la réflexion. Elles appellent donc,
comme les expériences scientifiques (on pourrait dire pré-scientifiques), un travail
d’interprétation. La philosophie de Nietzsche, dont l’idée de la volonté de puissance, a donc
un statut hypothétique.
Se posent maintenant deux problèmes. Tout d’abord, Nietzsche dans de nombreux
textes récuse la possibilité de se connaître soi-même : « Nous ne nous connaissons pas
nous-mêmes, nous les hommes de la connaissance, et nous sommes inconnus à nous-
mêmes » ; « En ce qui concerne la vie, par ailleurs, ce qu’on appelle les "expériences
vécues" [Erlebnisse], ⎯ qui a pour elle assez de sérieux ? Ou assez de temps ? Dans de
telles affaires, je le crains, nous n’avons jamais été vraiment "à notre affaire" : nous n’y
prêtons justement pas le cœur ⎯ ni même l’oreille348 ! » En fait, ce que dénonce Nietzsche
par là, c’est la vanité de l’introspection en vue de découvrir la vérité, son « identité », son
« moi profond ». Ce moi n’existe pas, et au lieu de vouloir être un, il faut au contraire
chercher à multiplier son identité. C’est ce qui fait la différence entre un moi clos et un moi
ouvert349. Il n’y a pas de connaissance de soi possible, parce qu’il n’y a pas de soi ni de
connaissance ; il n’y a que des expériences vécues à rechercher et à interpréter.
Enfin, peut-on comparer les expériences vécues à des expériences scientifiques, du
point de vue de leur valeur épistémologique ? Tout d’abord, la différence de nature des

345
GS V, §382 (1887).
346
GS V, §382 (1887) ; cf. Cr. id. IX, §10 : Dionysos « entre dans n’importe quelle peau, dans n’importe quelle émotion : il
ne cesse de se métamorphoser… » ; cf. GM III, §12. Sur la maîtrise de soi, cf. PBM §284 : « Avoir et ne pas avoir, à sa guise,
ses affects, son pour et son contre, daigner s’y laisser aller, pour quelques heures ; les monter, comme des chevaux, souvent
comme des ânes : ⎯ on doit en effet savoir utiliser leur stupidité tout autant que leur fougue » ; et GS préface, §2 (1887), la
comparaison avec le voyageur, qui « sait que quelque chose en lui ne dort pas. »
347
GS préface, §3 (1887).
348
GM avant-propos, §1.
349
Cf. GM avant-propos, §1 : la métaphore des abeilles, qui préfèrent aller butiner les ruches de la connaissance.

64
deux types d’expériences implique une différence dans la manière d’observer le
phénomène : le scientifique le considère de l’extérieur, sans s’impliquer personnellement,
tandis que chez Nietzsche l’expérimentation a lieu en soi-même, l’observateur et le sujet de
l’expérimentation sont « identiques », ou plutôt se trouvent dans le même corps350. On
pourrait donc penser que dans ce cas, l’amour-propre soit un obstacle important pour la
« connaissance de soi », l’interprétation de ses expériences vécues, et qu’on ne le trouve
pas dans la connaissance de la nature, mais c’est faux : l’amour-propre intervient autant
dans l’une que dans l’autre351. De plus, l’observation et l’interprétation des phénomènes
éprouvés ne sont pas immédiates, bien au contraire. Elles sont considérées longuement,
elles sont « ruminées352 ». Il n’y a donc aucune raison de considérer que les observations de
Nietzsche sur lui-même soient plus ou moins subjectives ou objectives que les observations
de la nature par les scientifiques. Mais l’objectivité d’une expérience scientifique ne réside
pas seulement dans la qualité de l’observation particulière, mais aussi et surtout dans sa
reproductibilité : « La première condition pour instituer une expérience, c’est que les
circonstances en soient assez bien connues et assez déterminées pour qu’on puisse
toujours s’y replacer et reproduire à volonté les mêmes phénomènes353. » Or, cette exigence
repose sur le postulat du déterminisme, que Nietzsche a nié. Ensuite, pour lui « il n’y a en
soi rien d’identique354 », ce qui signifie que rien ne se répète à l’identique. Enfin, Nietzsche
affirme que les expériences vécues des hommes de connaissance, des créateurs,
notamment la souffrance355, n’ont rien à voir avec les expériences de la plupart des
hommes356 : « les grandes choses demeurent réservées à ceux qui sont profonds, les
finesses et les frissons à ceux qui sont subtils, et, en un mot comme en cent, tout ce qui est
rare à ceux qui sont rares357. » Si donc en fait les expériences de Nietzsche, et surtout son
« expérience cruciale » (l’expérience d’une lutte avec la souffrance et la mort), à l’origine de
son passage personnel de la négation à l’affirmation, sont d’une certaine façon
reproductibles, c’est seulement par analogie, par parenté, et d’une manière limitée à une

350
C’est ce qui fait la différence entre le psychologue « scientifique », qui observe des phénomènes psychologiques de
l’extérieur (c’est de cette psychologie dont parle J. Granier), et le psychologue nietzschéen, qui éprouve pour mieux observer
et connaître.
351
Cf. C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 3, p.72.
352
Cf. GM avant-propos, §8, sur la rumination comme art ou méthode d’interprétation.
353
Cf. C. Bernard, op. cit., II, chp. II, 6, p. 169.
354
GS §111.
355
Cf. PBM §270 : « La souffrance profonde rend noble ; elle met à part. »
356
Cela vaut avec force pour Nietzsche, puisqu’il tente la création d’une manière radicalement nouvelle d’exister (affirmation
contre négation).
357
PBM §43.

65
minorité. C’est pour cette raison que le savoir nietzschéen est un savoir aristocratique,
contrairement à la science qui est, ou du-moins se veut, en droit, démocratique358. Tout
savoir, pour être tel, doit-il être démocratique ? Il serait stupide de prétendre cela, même
pour des scientifiques sans doute, car ce n’est pas parce que la majorité des hommes et
des femmes ignore beaucoup de choses et ne peuvent pas y avoir accès359 que ces choses
n’existent pas. On peut donc considérer que ces expériences ont une valeur
épistémologique comparable à celles de la science, sachant qu’elles sont les matériaux
d’interprétations qui procèdent par concepts, non par équations mathématiques, celles-ci
visant précisément une parfaite capacité à prédire et reproduire les phénomènes.

Une remarque avant de conclure. La volonté de puissance a exactement la même


fonction chez Nietzsche que le déterminisme dans la science : celle de postulat
fondamental. On a vu que C. Bernard le distinguait des théories qu’il rendait possible. On
peut donc légitimement penser qu’à partir du même postulat que Nietzsche on puisse
construire des théories différentes. D’un autre point de vue encore, le déterminisme
mathématique est une idée que les scientifiques ont réinterprétée au cours du 20ème siècle.
Le déterminisme selon la physique quantique ou la théorie du chaos n’est pas du tout le
même que celui de C. Bernard. Par analogie encore on peut penser que la volonté de
puissance puisse être réinterprétée, par exemple en transposant à la manière de Nietzsche
des concepts scientifiques nouveaux, ce que feront Deleuze et Guattari.
Le texte de la réalité est donc volonté de puissance. Mais la volonté de puissance
est une hypothèse. Autrement dit, c’est une interprétation, pas du texte. C’est d’ailleurs ce
qu’elle implique en retour, le penseur lui-même étant volonté de puissance. Et Nietzsche
s’en amuse : « A supposer que cela aussi ne soit que de l’interprétation [Interpretation] ⎯ et
vous mourez d’envie de faire cette objection ? ⎯ eh bien tant mieux360. ⎯ » Que signifie
alors la dualité philologique du texte et de l’interprétation ? Pourquoi parler de texte, d’état
de fait ? Le monde se réduirait-il à mon interprétation ?

358
Cf. PBM §30 : l’ésotérisme repose sur la croyance à la hiérarchie, à la différence entre les hommes, et l’exotérisme sur la
croyance à l’égalité des hommes.
359
Même survivre à une situation de détresse réelle n’implique pas nécessairement un changement conséquent de
perspective.
360
PBM §22.

66
C/ LE REALISME DE NIETZSCHE

1) Le problème du réalisme.

La fin du paragraphe 22 de Par-delà bien et mal nous oblige donc à reconnaître le


caractère nécessaire et universel de l’interprétation. Car si l’on est honnête, le seul
argument que l’on peut objecter à l’hypothèse adverse est qu’elle n’est qu’une
interprétation possible, non une interprétation fausse, et par là même on est forcé de
reconnaître que notre propre interprétation n’est elle-même qu’une interprétation possible
parmi d’autres. Les interprétations de la réalité de Nietzsche et des scientifiques sont
logiquement et empiriquement également possibles. « Il n’y a donc pas de faits, seulement
des interprétations. »
Mais cette proposition elle-même, énonce-t-elle un fait ou bien une interprétation ?
Est-elle une vérité ou une interprétation ? C’est le problème traditionnel du scepticisme : la
proposition « tout est faux » est-elle elle-même vraie ou bien fausse ? Si elle est vraie, ce
qu’elle dit est faux, puisqu’il y a une proposition vraie : elle-même. Cette proposition serait
donc contradictoire, donc « tout n’est pas faux » est vraie, ou encore, « il existe des
vérités », des faits. Mais cette réfutation n’en est pas une. La proposition « il n’y a que des
interprétations » (« tout est faux ») est elle-même une interprétation (elle est elle-même
fausse). En effet, la multiplicité des perspectives possible n’implique pas nécessairement
que toute perspective soit fausse ; il se pourrait que l’une d’entre elles soit vraie, qu’il y ait
des faits. Pourquoi n’y en aurait-il pas ? ⎯ Mais pourquoi devrait-il y en avoir ? Il n’y a
aucune nécessité ni dans un sens ni dans l’autre. La proposition « il y a des faits » (« il y a
des vérités ») et la proposition « il n’y a que des interprétations » (« il n’y a pas de vérité »,
« tout est faux ») sont toutes deux également possibles, c’est-à-dire également fausses361.
De sorte que finalement il n’y a pas de contradiction à dire que c’est un fait, qu’il n’y a que
des interprétations362.
Nous avons dans ce raisonnement utilisé la question pourquoi. Cette question
correspond au principe de raison363 (et de causalité), et elle exprime en dernière analyse la

361
Pour que la proposition sceptique (« toutes les propositions sont fausses ») soit valide, il n’est pas nécessaire de faire
comme Russell une distinction entre langage-objet et métalangage, qui ferait que cette proposition ne s’inclurait pas elle-
même parmi les propositions fausses. Il n’y a pas de vérité, ni au niveau du langage-objet ni au niveau du métalangage.
362
« Tout est faux » est une proposition vraie, sans contradiction.
363
Cf. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, §7 ; cf. Schopenhauer, De la quadruple racine du principe de raison
suffisante.

67
recherche du fondement, du fondement de la réalité et de la pensée rationnelle, les deux
coïncidant selon le rationalisme, le dogmatisme (postulat de la logicité de l’être). Mais chez
Nietzsche cette question est posée avec une telle radicalité qu’au lieu de permettre de
découvrir un fondement solide, elle sape tout ce qui se présente comme fondement. Le
principe de raison, suivi avec rigueur, conduit à une régression à l’infini, sauf si, comme
Aristote, l’on décide qu’« il faut bien » s’arrêter à un moment ou à un autre (« il faut bien »
qu’il y ait un fondement). Mais justement, pourquoi s’arrêter, si tout doit avoir une raison (le
fondement est un inconditionné, par définition) ? Et pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel
autre ? Autrement dit, c’est la question pourquoi et le principe de raison qui montre que nos
interprétations sont sans fondement, que leur « vérité » n’est pas absolument rationnelle,
qu’aucune « raison rationnelle » première ne peut fonder (en vérité) une interprétation au
dépens de toutes les autres. La question pourquoi, qui exprime une exigence rationnelle,
fait que la raison se retourne contre elle-même, et se détruit elle-même (elle n’a pas de
fondement en vérité364). Alors est possible le Versuch, l’essai, la tentative d’une
interprétation, fausse par définition, radicalement nouvelle du monde : puisque les raisons
dernières des interprétations ne peuvent se trouver dans la raison, elles ne peuvent se
trouver que dans le corps, la volonté de puissance, la vie365.
Nietzsche formule alors une nouvelle problématique : la question « qui ? » : « La
question : "Qui ?", selon Nietzsche, signifie ceci : une chose étant considérée, quelles sont
les forces qui s'en emparent, quelle est la volonté qui la possède366 ? » Une chose est donc
ce qu’elle est pour moi, ou plutôt pour un corps, un type : Nietzsche demande à propos du
philosophe « qui il est ⎯ c’est-à-dire suivant quelle hiérarchie les instincts les plus intimes

364
En détruisant toute possibilité de fonder rationnellement ou en vérité toute interprétation, cette question, du fait de
l’« harmonie préétablie » entre la pensée et l’être, détruit aussi toute possibilité de fondement de la réalité comme un tout
(cause première, raison dernière : Dieu, la raison par exemple).
365
Nietzsche ne détruit pas le principe de raison lui-même, bien que cela soit possible (pourquoi tout devrait-il avoir une
raison ? Quelles sont les raisons qui fondent le principe de raison ?). Ce qui justifie cela, c’est la considération empirique des
conséquences du refus d’interpréter, du scepticisme absolu sur la vie (argument classique contre le scepticisme), et de ses
propres expériences vécues, qui montre de fait un lien entre l’interprétation et la vie. Nietzsche détruit la possibilité de fonder
en vérité, c’est-à-dire sur des « raisons rationnelles », les interprétations, mais l’expérience montre qu’interprétation et
manière de vivre sont liées. Il est donc légitime de faire l’hypothèse que le « fondement » des interprétations se trouve dans la
vie, le corps, et de conserver le principe de raison sous une certaine forme. Le principe de raison chez Nietzsche, au lieu
d’énoncer que rien n’est sans rasions, au sens de « raisons rationnelles », « raisons pures », affirme plutôt que rien n’est sans
raisons vitales, « raisons pratiques ». La différence essentielle entre ces deux types de raisons ou de « fondements », c’est
que le second implique la multiplicité, non l’universalité : il y a une infinité de corps possibles, ce qui implique que le
« fondement » selon Nietzsche ne détermine pas la légitimité d’une interprétation. De plus, nous l’avons vu, il n’est pas
causa sui.
366
G. Deleuze, op. cit., p. 87.

68
de sa nature sont disposés les uns par rapport aux autres367. » Une chose est ce qu’elle est
pour un certain type de corps, et différente pour un autre. Elle n’a pas d’essence en soi :
« l’essence est seulement le sens et la valeur de la chose368 », c’est-à-dire son interprétation
par une volonté de puissance. Que l’interprétation soit relative au type du corps signifie que
son contenu ne lui est pas indifférent : l’interprétation exprime les conditions d’existence du
corps. La réalité, c’est donc la réalité telle que l’exige la vie ou la survie d’un corps.
Pour cette raison, le problème de la connaissance n’est pas de découvrir des vérités,
mais d’en créer : Zarathoustra est « quelqu’un qui commence par créer la vérité, un esprit
qui gouverne le monde, un destin369. » Le problème n’est pas savoir ce qu’est la réalité (c’est
impossible), mais quel type de vie implique telles ou telles vérités, telle ou telle
interprétation. Le problème de la connaissance est le problème de la création d’une
nouvelle culture370. C’est ce qui apparaît clairement dans le paragraphe 58 du Gai savoir,
dans lequel Nietzsche distingue l’apparence ou l’interprétation et l’essence au sens
métaphysique, la chose telle qu’elle est en soi. La réalité, les essences, de fait se réduisent
à l’apparence, à nos interprétations : « l’apparence initiale finit presque toujours par se
transformer en essence et agit comme essence371 ! » (nous croyons à une vérité et nous
nous y conformons). Or c’est le nom qui porte en lui le sens et la valeur de la chose, son
essence au sens nietzschéen, c’est pourquoi « la manière dont on nomme les choses
compte indiciblement plus que ce qu’elles sont372. » Par conséquent, « il suffit de créer de
nouveaux noms, appréciations [Schätzungen] et vraisemblances pour créer à la longue de
nouvelles "choses"373. » La vérité est donc une création humaine.
Nietzsche parle d’ailleurs plus souvent de création de valeur que de création de
vérité (sens). Qu’est-ce qui distingue la valeur du sens ? La valeur (Wert) ou l’évaluation
(Wertschätzungen) est un cas particulier de l’interprétation : sur ce que le Christ a fait de la
vie des « petites gens », Nietzsche dit : « il l’interpréta [er legte es aus], il y injecta le sens et

367
PBM §6.
368
G. Deleuze, op. cit., p. 87.
369
EH III, APZ §6 ; cf. PBM §211, à propos des philosophes au sens nietzschéen : « Leur "connaître" est un créer, leur créer
est un légiférer, leur volonté de vérité est ⎯ volonté de puissance. »
370
Cf. E. Blondel, op. cit., notamment les chapitres III et IV ; et P. Wotling, op. cit.
371
GS §58.
372
GS §58. Les choses « telles qu’elles sont » ne sont pas les choses en soi, mais les choses telles que les interprète Nietzsche
(il n’y a que des interprétations).
373
GS §58.

69
la valeur suprêmes374. » Mais la valeur a un statut plus « fondamental » que le sens, car elle
exprime, plus que le sens, les exigences vitales fondamentales d’un corps375 : derrière
l’interprétation au sens spécifique, comme création de sens, « se trouvent des évaluations
[Wertschätzungen], pour parler plus clairement, des exigences physiologiques liées à la
conservation d’une espèce déterminée de vie376. » Pour cette raison, ce sont les évaluations
qui déterminent l’interprétation, les valeurs qui déterminent le sens, la vérité : la
connaissance repose sur la morale, les vérités véhiculent des valeurs morales. Plusieurs
interprétations peuvent d’ailleurs être construites à partir des mêmes valeurs, c’est pourquoi
l’on peut penser qu’elles déterminent « un certain schéma fondamental de philosophies
possibles377 », ou, comme dit G. Deleuze, une « image de la pensée378 ». Une remarque
avant de continuer : en créant des valeurs nouvelles, une nouvelle manière d’évaluer (nous
étudierons cela dans notre deuxième partie), Nietzsche a rendu possibles la création de
vérités d’une nature nouvelle, il a bouleverser l’image de la pensée. C’est en cela nous
semble-t-il que Nietzsche n’est pas un philosophe parmi d’autres, qui aurait proposé une
interprétation du monde parmi d’autres, suivant toujours les mêmes schémas moraux.
La vérité doit être créée, non découverte. Est-ce que cela signifie que la réalité est
une création humaine ? Nietzsche est-il irréaliste ? N’y a-t-il rien d’autre que le corps et ses
interprétations ? Le monde est-il une purement fictif ? Revenons sur le paragraphe 58 du
Gai savoir, car c’est un de ceux qui peut le plus nous conduire à penser cela. Il se termine
par la phrase suivante, que nous avons déjà citée : « il suffit de créer de nouveaux noms,
appréciations et vraisemblances pour créer à la longue de nouvelles "choses"379. » Le mot
est mis entre guillemets, ce qui signifie qu’il ne faut pas le comprendre de manière littérale :
ce que l’on crée, ce sont des apparences de choses (qui de fait agissent comme si elles
étaient les vraies choses), non des choses absolument parlant. De même le paragraphe 22
de Par-delà bien et mal, qui justement affirme l’universalité et la nécessité de l’interprétation.
Nietzsche écrit : « il pourrait se présenter quelqu’un qui, avec l’intention et la technique

374
GS V, §353 (1887). Dans ce paragraphe le vocabulaire n’est pas strict : pour désigner l’activité du fondateur de
religions, Nietzsche emploie d’abord le terme Interpretation, puis à la fin, dans la phrase que nous venons de citer, le verbe
correspondant à Auslegung.
375
De la valeur au sens, l’importance vitale pour la vie diminue progressivement : on admet plus facilement l’erreur et la
réfutation en matière de connaissance qu’en matière de morale, les variations de sens sont plus tolérables que les variations
de valeurs.
376
PBM §3.
377
PBM §20.
378
G. Deleuze, op. cit., p. 118. Nietzsche distingue deux grands types de morales, « une morales des maîtres et une morale
d’esclaves » (PBM §260), donc deux grandes images de la pensée.
379
GS §58 (c’est nous qui soulignons).

70
interprétative opposée [Interpretationkunst], sache lire dans la même nature et eu égard aux
mêmes phénomènes [Erscheinungen] précisément l’exécution tyrannique, impitoyable et
inflexible de revendications de puissance380. » D’après ces deux paragraphes, il semble que
l’interprétation ait un objet hors d’elle-même.
Nietzsche est en fait explicite sur la question du réalisme (la thèse selon laquelle le
monde existe indépendamment de nos représentations), et propose même un argument
contre la réduction du réel à nos interprétations : « Pour pratiquer la physiologie avec bonne
conscience, il faut défendre cette idée que les organes sensoriels ne sont pas des
phénomènes [Erscheinungen] au sens de la philosophie idéaliste : s’ils l’étaient, ils ne
pourraient absolument être des causes ! Sensualisme, donc, à tout le moins comme
hypothèse régulatrice, pour ne pas dire comme principe heuristique. ⎯ Comment ? Mais
d’autres disent bien que le monde extérieur serait l’œuvre de nos organes ! Voici, me
semble-t-il une radicale reductio ad absurdum : à supposer que le concept de causa sui soit
quelque chose de radicalement absurde. Par conséquent, le monde extérieur n’est pas
l’œuvre de nos organes381 ⎯ ? » Pour J. Granier382, cet argument réfute l’idéalisme comme
celui de Schopenhauer ou de Berkeley. Mais en fait il y a là un sophisme : Nietzsche
suppose en effet que c’est uniquement par les organes, qui ne sont pas des représentations
mais une partie de la réalité, que nous pouvons avoir des représentations, c’est pourquoi le
soi-disant propos idéaliste selon lequel « le monde extérieur serait l’œuvre de nos organes »
ne peut être qu’absurde. Nietzsche postule que la source de nos représentations est une
partie de la réalité, ce à quoi aucun idéaliste ne se sent contraint : nos représentations,
même en ce qui concerne la sensation, peuvent très bien être le fruit de l’esprit. Nietzsche
ne réfute donc pas l’irréalisme, il ne donne pas de preuve de la réalité extérieure (on peut
même se demander si c’est possible383). Mais ce qui importe ici c’est de voir que Nietzsche
ne remet pas en cause l’existence du monde extérieur. C’est le premier aspect de son
sensualisme : les sens disent vrai quand ils nous persuadent que le monde existe. Le
deuxième, c’est de considérer que le réel est un pur devenir : « Tant que les sens montrent
le devenir, l’impermanence, le changement, ils ne mentent pas384. » Le devenir du monde
empirique, c’est le fait fondamental, jamais nié par aucun philosophe, pas même

380
PBM §22 (c’est nous qui soulignons).
381
PBM §15.
382
J. Granier, op. cit., p. 327.
383
En fait, ce texte ne se veut pas une réfutation de l’idéalisme philosophique comme celui de Berkeley, Schopenhauer, ou
même Kant, mais une réfutation des thèse du biologiste F. A. Lange (cf. la présentation qu’en donne B. Stiegler, op. cit., p. 8-
11).
384
Cr. id., III §3.

71
Parménide. Ce que beaucoup ont nié par contre, c’est que ce monde soit la réalité dans
son sens plein, ou même qu’il soit un pur non-être (Parménide)385. Tous les philosophes
semblent s’être accordés sur le fait que le monde sensible est en devenir. Leurs différences
avec Nietzsche résident dans leur réaction face à lui, dans leur manière de l’interpréter.
Nietzsche dit donc deux choses sur la réalité extérieure : elle existe, et elle est en devenir386.

2) Texte et interprétation.

Il y a donc bien deux termes, l’interprétation et la réalité, le texte. Pourquoi Nietzsche


dit-il alors qu’il n’y a que des interprétations ? Quel est le rapport de l’interprétation au
texte ? Mais d’abord, qu’est-ce que le texte ?
Nietzsche emploie cette métaphore dans le sens d’état de fait387. Elle peut servir à
désigner différents genres de réalité, d’états de fait : la nature388 ; la culture, comme
ensemble de discours, de croyances, de mœurs, notamment le domaine de la morale389.
Dans ce cas, le texte doit être pour une part essentielle établi par des travaux historiques390.
Le texte peut encore désigner l’homme, le monde pulsionnel, c’est-à-dire le corps : « un
texte inconnu, peut-être inconnaissable et seulement ressenti391 » ; l’« éternel texte
fondamental de l’homo natura392 ». Et enfin, le texte, cela peut être tout ce qui relève de la
conscience (l’intellect, la raison, l’intention, le langage) : « Nous croyons que l’intention n’est
qu’un signe et qu’un symptôme qui a d’abord besoin d’une interprétation [Auslegung], en
outre un signe qui veut dire bien trop de choses, et donc, considéré absolument à part,

385
C’est ce qui s’est passé aussi par rapport au monde des passions : on leurs a opposé l’existence de la raison, le monde vrai
à l’intérieur du corps.
386
On peut comparer la réalité chez Nietzsche à la chose en soi telle que la conçoit Kant. Ce concept ne fait pas référence à
un monde vrai, comme le croit Nietzsche (cf. par exemple NT §18, où l’en soi kantien est compris comme l’en soi
schopenhaurien ; et Cr. id., IV, §3), mais justement à l’existence d’une réalité inconnaissable, hors de toute logicité. Ce qui
transcende l’interprétation n’est pas un monde vrai. Mais à la différence de Kant, cette idée n’est pas chez Nietzsche un
concept purement méthodologique et vide, car l’« en soi » selon lui est dans une certaine mesure accessible aux sens et n’est
pas un divers totalement informe. La chose en soi n’est pas aussi radicalement inconnue et inconnaissable chez l’un que chez
l’autre, tout comme le corps pour Nietzsche ne constitue pas la réalité dans la même mesure que le je transcendantal chez
Kant : l’« en soi » chez Nietzsche se situe entre la chose en soi kantienne et l’état de fait positiviste (une autre différence
entre le corps et le je transcendantale, c’est qu’il n’est pas universel).
387
Cf. par exemple PBM §22 : l’interprétation physique de la réalité n’est « pas un état de fait, pas un "texte". »
388
Cf. PBM §22.
389
Cf. GM avant-propos, §7 (cf. PBM §186).
390
Cf. GM avant-propos, §7 (cf. PBM §186).
391
Aur. §119, cité par W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 121.
392
PBM §230.

72
presque rien393. » Le texte en ce sens est donc un ensemble de signes dont le sens est
déterminé par référence à autre chose : le corps. C’est la même chose en ce qui concerne
le texte de la culture, qui est « langage figuré des affects [Zeichensprache der Affekte]394 ».
Deux sens du terme « texte » semblent donc se dégager : d’abord pour désigner la réalité
en elle-même, la nature en général et la nature humaine en particulier (le corps) ; ensuite la
réalité en référence à autre chose qui détermine son sens (la culture, la conscience).
Quel est alors l’objet de l’interprétation, qu’est-ce qui constitue le texte ? La réalité
« en soi » ou la réalité interprétée par le corps ? « Le corps, ce sont les instincts (Instinkte)
ou pulsions (Triebe) qui, interprétant la réalité, la constituent. Au court-circuit réel-esprit est
substitué le détour par le corps, qui s’interpose entre "le monde" et l’esprit conscient. Deux
corollaires : a) à la constitution (par exemple catégoriale) est substituée l’interprétation
corporelle-pulsionnelle ; b) l’esprit-intellect conscient devient l’instrument du corps
interprétant inconscient395. » L’« en soi » serait pour E. Blondel un pur chaos, un pur divers
informe, que le corps, comme le « je transcendantal » chez Kant, synthétiserait, mettrait en
forme : l’interprétation est création de sens ou de forme, le corps est le lieu de cette
création. Cette constitution de la réalité comme texte est divisible en deux phases : une
phase inconsciente et une phase consciente. Dans la première, c’est le corps comme
multiplicité d’âmes qui réduit le divers, donne forme au chaos. Chaque affect réduit pour
son compte la multiplicité chaotique à l’unité. Cependant, le corps est multiplicité d’affects,
c’est pourquoi E. Blondel caractérise cette phase de l’interprétation comme « unité-
pluralité » (il poursuit son analogie avec Kant en la déterminant comme schème) : « le corps,
comme unité-pluralité, est le lieu de l’interprétation qui constitue le chaos du monde en
unités plurielles, en signes396. » L’interprétation est donc constitution de le réalité en texte,
constitution qui s’achève dans la conscience, qui n’est en fait qu’une partie du corps : la
pensée consciente est « seulement un certain rapport mutuel des pulsions397. » Ce rapport
est un rapport de compromis (métaphore politique) : « car, grâce à la justice et au contrat,
toutes ces pulsions peuvent s’affirmer dans l’existence et s’imposer mutuellement leur point
de vue398. » La conscience est donc l’achèvement du mouvement d’unification et de
simplification du chaos, de la constitution du réel en texte. Nous l’avons vu, la conscience
est signe. Le texte, ce serait donc tout ce qui relève de la conscience, de l’intellect, de

393
PBM §32.
394
PBM §187 ; cf. Cr. id., VII, §1.
395
E. Blondel, op. cit., p. 282.
396
E. Blondel, op. cit., p. 292.
397
GS §333.
398
GS §333.

73
l’intention, du concept, du langage, et finalement de la culture. Le corps est donc le lieu de
l’interprétation comme constitution du sens, de la réalité en un ensemble de signes qui font
référence au corps (il n’y a pas de sens en soi). Le texte ne désignerait pas la réalité « en
soi », objective en ce sens, c’est-à-dire le devenir, mais la réalité dans la culture.
Interpréter le texte de la réalité et en dégager le sens, ce serait donc nécessairement
interpréter des discours culturels, comme la morale et même la science (interprétation au
second degré), non en les rapportant à la réalité « en soi », objective (alors qu’il prétendent
énoncer quelque chose sur la réalité, surtout la science), mais au corps qui les a constitués :
« le texte [est] un ensemble de signes à valeur référentielle399 », et cette référence c’est le
corps qui en est l’origine : « Pour ce Nietzsche philologue, la culture comme texte est un
discours dont il s’agit de découvrir le mode de fonctionnement , les structures, mais aussi le
sens, dans la mesure où ce texte renvoie à ce qu’il ne contient pas : la vie, le corps, comme
son principe et son référent400. » C’est le sens de la question « qui ? ». Mais si Nietzsche,
pour découvrir le sens du texte, doit faire référence au corps qui le produit, ne doit-il pas
alors interpréter le corps lui-même, comme réalité objective, « en soi » ? En effet.
L’interprétation du texte de la culture s’appuie sur une interprétation du texte de la nature,
de l’homo natura en l’occurrence. Et alors c’est une interprétation au premier degré, du
corps considéré comme un texte401. Cette interprétation est interprétation du corps « en
soi », d’une partie de la nature ou de la réalité objective. La métaphore philologique du texte
est donc un a priori méthodologique qui peut désigner toute sorte de réalités, toute sorte
d’objets d’interprétation.
Cette métaphore fonctionne-t-elle de la même manière pour la nature et pour la
culture ? En ce qui concerne l’interprétation de la culture, le sens du texte est établi en
référence à un hors-texte, le corps qui le produit. Mais quelle référence pourrait avoir la
référence à un hors-texte dans le cas de l’interprétation de la nature, y compris celle du
corps ? Aucune. C’est pourquoi, quand Nietzsche interprète le corps et la nature et à en
dégager le sens, il ne cherche pas de référence hors-texte402. De ce point de vue, la nature
n’est pas à proprement parler un texte, c’est-à-dire un ensemble de signes faisant référence
à autre chose qu’eux-mêmes (sens). Le modèle du langage ne fonctionne pas pour
l’interprétation de la nature. Cependant, Nietzsche persiste à parler de « texte » et de

399
E. Blondel, op. cit., p. 292.
400
E. Blondel, op. cit., p. 121.
401
Cf. Aur. §119, et PBM §230.
402
Cf. PBM §17, sur le corps, et PBM §22 sur la nature : dans les deux cas, il oppose aux interprétations dogmatiques non la
réalité en référence à autre chose, qui démentirait l’interprétation dogmatique, mais le simple « état de fait ».

74
« sens », même dans ce dernier cas403. Mais alors comment comprend-il ce concept ? En ce
qui concerne la nature, « sens » ne veut pas dire « signification », mais « forme404 ».
Interpréter la nature, la réalité « en soi », le chaos, c’est chercher à dégager des formes (le
chaos n’est pas chez Nietzsche un pur divers informe). Le terme de « forme » est d’ailleurs
trompeur, puisque en réalité il n’y a que des formes instables, plus ou moins rapidement en
devenir. Le texte de la nature, qui inclut celui du corps, n’est donc pas constitué de signes
renvoyant à autre choses qu’eux-mêmes (modèle de la signification), mais de signes
comme pures formes asignifiantes.
Le texte, et corrélativement l’interprétation, désignent donc deux types de choses :
1/ le texte de la culture, qui possède un sens par référence au corps qui en est l’origine ;
alors l’interprétation est interprétation au second degré, interprétation d’interprétation, de
constitutions de la réalité en texte, ensemble de signes au niveau de la conscience ; et la
philologie est généalogie ; 2/ le texte de la nature, dont celui de l’homo natura (le corps), qui
possède un sens « par lui-même », parce que « sens » ici signifie « forme » ; dans ce cas
l’interprétation est interprétation au premier degré, interprétation directe de la réalité « en
soi », du devenir ; et alors la philologie est « purement » philologie, art de dégager des
formes, toujours en devenir, dans la réalité.

Quel est alors le rapport du texte et de l’interprétation ? Nous l’avons vu,


l’interprétation est une mise en forme du réel déterminée par le corps, selon ses exigences
vitales. Considérons d’abord le rapport de l’interprétation et du texte de la nature. Dans ce
cas, la mise en forme n’est pas réelle, l’interprète ne crée pas son objet. L’interprétation
humaine de la nature n’est pas création de formes en un sens absolu, au sens où dans la
nature par exemple il y a création totale ou partielle (remodelage, nouvelle mise en forme)
d’organes. Cette interprétation est mise en forme ou création de formes entendue comme
création et assignation d’un sens, défini comme hypothèse d’interprétation portant sur les
formes de la nature. C’est pour cette raison que Nietzsche peut parler de « distorsion de
sens », de « manque de philologie », pour certaines interprétations de la nature (pour autant,
Nietzsche ne revient pas sur le fait que le réel déborde la raison, le langage. La méthode
philologique ne vise pas à une adéquation parfaite de l’interprétation et de la réalité, du
sens-hypothèse sur la forme et de la forme « en soi », mais seulement à purifier
l’interprétation de toute espèce de transcendance). L’interprétation de la nature n’est donc
403
Cf. PBM §22, où il dénonce dans la physique la « distorsion de sens » (Sinnverdrehung) de la nature.
404
Cf. plus haut notre remarque : l’interprétation dans la nature est mise en forme, l’interprétation spécifiquement humaine
est assignation d’un sens, « sens » et « forme » pouvant l’un comme l’autre servir de terme générique pour désigner en
général ce que crée l’interprétation.

75
pas mise en forme en un sens absolu, mise en forme ou plus généralement création réelle
de son objet.
Le rapport de l’interprétation au texte de la culture est plus complexe, conséquence
de la complexité de cette réalité. La culture est comme objet « en soi », réalité indépendante
de l’interprétation du penseur, une création humaine : dans la nature il existe des créations
d’organes par exemple, l’homme crée spécifiquement des objets culturels. Dans les deux
cas, c’est une interprétation au sens absolu. Plus précisément, cette création de la culture
est création sur deux plans, sur le plan de la forme et celui du sens assigné, un changement
de sens n’impliquant pas forcément un changement dans la forme (cela vaut aussi pour la
nature). C’est le cas par exemple pour le châtiment : « On doit donc, pour en revenir à notre
objet, à savoir le châtiment, distinguer en lui deux choses : d’une part ce qui est
relativement durable, l’usage, l’acte, le "drame", une suite bien déterminée de procédures
[la forme], et d’autre part ce qui est fluent, le sens, la finalité, l’attente, qui se rattachent à
l’exécution de ces procédures405. » De ce point de vue le texte de la culture peut, comme le
texte de la nature, être considéré comme un « en soi », une réalité objective, qu’il s’agit
d’interpréter avec probité, en philologue406. C’est précisément cette tâche que Nietzsche
assigne aux scientifiques : produire une interprétation philologiquement satisfaisante de la
réalité de la culture, passée et actuelle. De ce point de vue, les « sciences de la nature » et
les « science de la culture » (l’histoire, la philologie au sens courant, etc.), sont comparables.
Mais l’interprétation de la culture peut être aussi, on l’a dit, création de son objet,
notamment des objets culturels les plus déterminants pour Nietzsche, les valeurs407. C’est
ce qui distingue la tâche du philosophe au sens nietzschéen de celle du scientifique : « cette
tâche elle-même veut quelque chose d’autre, ⎯ elle exige qu’il crée des valeurs » ; « Leur
"connaître" est un créer, leur créer est un légiférer, leur volonté de vérité est ⎯ volonté de
puissance408. » Le philosophe, pour Nietzsche, a pour tâche de créer une nouvelle culture,
une culture à venir (pour cela, il s’appuie sur les interprétations scientifiques des cultures
passées et présentes). On peut alors mieux comprendre la dénonciation du « faitalisme »

405
GM II, §13. Ce texte applique la méthode historique telle qu’elle a été déterminée en GM II, §12, où Nietzsche dit :
« Fluente est le forme, et plus encore le "sens"… » ; cf. aussi la troisième dissertation, sur l’idéal ascétique.
406
Cet « en soi » est d’ailleurs d’une certaine façon plus accessible que celui de la nature, puisqu’il consiste principalement
en de la documentation, tandis que la nature n’est accessible que par les sens. Cela implique que dans ce dernier cas
l’interprétation et le texte soient plus difficiles à discerner, à distinguer.
407
Les valeurs aussi sont constituées d’une forme (leur énoncé) et d’un sens (leur usage, par exemple inconditionné ou
subordonné à la vie) : cf. GM III, sur l’idéal ascétique, notamment GM III, §7, sur l’usage de l’idéal ascétique par le
philosophe, qui en fait un moyen pour l’accroissement de sa propre puissance (usage actif).
408
PBM §211, pour les deux citations ; cf. PBM §207 : il ne faut pas confondre le savant avec « le philosophe, avec l’éleveur
césarien et le tyran de la culture. »

76
dans la science. Être « faitaliste », c’est se contenter de vouloir interpréter l’état de fait de la
culture, interprétation dans un sens faible, et soumise à l’état de fait (pas de critique des
valeurs409). L’interprétation au sens fort, l’interprétation du philosophe, est création du réel
culturel, et en ce sens falsification radicale et violente de la réalité : « Je ne connais tout cela
que de trop près, sans doute : la vénérable abstinence des philosophes [ici, synonyme de
savant] à quoi oblige une telle croyance [la croyance en la vérité], le stoïcisme de l’intellect,
qui s’interdit finalement le non autant que le oui, la volonté d’en rester au factuel, au fait
brut, ce fatalisme des "petit faits*" (ce petit faitalisme*, comme je l’appelle), dans laquelle la
science française cherche désormais une sorte de prééminence morale sur la science
allemande, cette renonciation totale à l’interprétation (à la violence, l’adaptation,
l’abréviation, l’omission, la surenchère, l’hyperbole, la falsification, et à tout ce qui relève
encore de l’essence de toute interprétation)410. » L’interprétation du texte de la culture est
donc aussi interprétation au sens fort, absolu, c’est-à-dire création de texte.
Dans quel but créer de nouvelles valeurs, une nouvelle culture ? Nietzsche veut créer
des valeurs dans le but d’élever un nouveau type de corps411. Car si le corps détermine
l’interprétation comme ensemble d’énoncés supposés vrais, l’interprétation peut, par un
phénomène d’« incorporation » (fait de devenir condition d’existence), déterminer en retour
le corps. Ce qui signifie que l’interprétation n’est pas seulement mise en forme et ou plus
généralement création d’une réalité « en soi », objective (cela vaut pour la culture), mais
aussi mise en forme et création du corps qui interprète, création de la réalité subjective.
Cela vaut d’ailleurs aussi pour les interprétations philologiques, leurs nouvelles
« découvertes » modifiant la manière de sentir la réalité objective interprétée412.
L’interprétation (les croyances) implique un « faire comme si », par rapport à la nature, au
corps, à la culture, qui détermine, met en forme et en ce sens crée la réalité du corps,
affects, manières de sentir et d’agir.
Il y a donc deux types de rapports entre le texte et l’interprétation, qui déterminent
deux types d’interprétations : 1/ l’interprétation philologique de la réalité objective (nature,
corps, culture), qui est création de sens contrôlé logiquement par l’état de fait (interprétation

409
Cf. PBM §10 ; EH III, Cons. In. §1 : « La deuxième Intempestive (1874) met en évidence ce qu’il y a de dangereux, de
rongeant et de toxique dans notre manière de pratiquer la science ⎯ : la vie malade de ces rouages et de ce mécanisme, de
cette "impersonnalité" du travailleur, de la fausse économie de la "division du travail". Le but, qui est la civilisation [Cultur],
se perd : ⎯ le moyen, la pratique moderne de la science, barbarise… » ; cf. E. Blondel, op. cit., p. 264-270. La tâche
d’évaluer les valeur revient à la généalogie.
410
GM III, §24. Le vocabulaire allemand de l’interprétation ici est celui de l’Interpretation.
411
Cf. P. Wotling, op. cit., notamment p215-242, sur la « culture comme sélection ».
412
Cf. GS §58 : « L’apparence initiale finit presque toujours par se transformer en essence et agit comme essence ! »

77
au sens faible, « faitalisme »)413, que l’on peut diviser en deux espèces selon la nature du
texte considéré : a) interprétation purement philologique, sur la nature et le corps ; b)
interprétation philologique-généalogique, sur la culture (référence au corps) ; 2/
interprétation comme création de la réalité culturelle (les valeurs), qui est création de formes
réelles et non plus seulement de sens. Remarquons déjà que du point de vue du rapport au
corps, non comme texte, objet de l’interprétation, mais comme « sujet » qui interprète, les
interprétations sont équivalentes : toute interprétation est sélection, mise en forme, création
réelle du corps.

Pourquoi Nietzsche dit-il qu’il n’y a que des interprétations ? Si la méthode


philologique a un sens, ne permet-elle pas d’accéder à l’état de fait, de déterminer une
interprétation vraie ? La philologie, comme la méthode scientifique, a essentiellement une
fonction de garde-fou, contre la présence de transcendances (substance, cause première,
finalité, tout, etc.) dans l’interprétation, de guide dans la construction de l’interprétation.
Comme la méthode scientifique encore, elle ne permet pas de créer des hypothèses
d’interprétation. Pour cette raison, il est illégitime de penser qu’une seule interprétation
philologiquement correcte de la réalité soit possible. Donc, « il n’y a pas de faits, seulement
des interprétations414. » De plus, l’interprétation chez Nietzsche est toujours liée au corps, à
l’affect : « Ce sont nos besoins qui interprètent [auslegen] l’univers ; nos instincts, leur pour
et leur contre. Tout instinct est une sorte d’ambition de dominer, chacun a sa perspective
propre qu’il tâche d’imposer comme norme à tous les autres instincts415. » Or, il serait
stupide de supposer qu’une seule perspective, c’est-à-dire une seule espèce d’affects, de
manière de sentir, de corps soit possible (l’histoire comme les vies individuelles montrent le
contraire), ou que celle que l’on a atteint est la dernière et l’achèvement de toutes les autres
(le devenir est infini, il n’y a pas de finalité ni de tout du point de vue du temps) : « Je pense
que du moins nous sommes loin, aujourd’hui, de la présomption ridicule consistant à

413
Cf. P. Wotling, op. cit., p. 202 : « La création de formes [de sens, image des formes dans la nature] n’est pas création ex
nihilo, mais schématisation, c’est-à-dire exagération de certains traits, perçus comme fondamentaux, au détriment de certains
autres. » Nietzsche parle aussi de « réarrangement » (cf. par exemple PBM §14). Le réel fournit ses matériaux à
l’interprétation, qui les met en forme dans une image, par injection de sens.
414
FP XII, 7 [60]. Il y a aussi le problème de l’incomplétude des faits, qui implique des phénomènes de réinterprétations, ce
qui nous avait amenés à conclure dans le cas de la science qu’état de fait et interprétation étaient si étroitement liés qu’ils
pouvaient paraître indiscernables tout en étant distincts. Cela vaut aussi pour Nietzsche. De plus, pour Nietzsche les faits sont
tous en devenir, ils ont tous une histoire infinie, qui fait qu’une seule interprétation en peut pas être déterminée comme vraie.
La réalité tout entière a une histoire, un devenir infini, une interprétation ne peut donc pas être déterminée comme vraie ni
comme la meilleure absolument, c’est-à-dire d’une façon intemporelle.
415
FP XII, 7 [60], traduction G. Bianquis, in VP I, §133, p. 265. « Instinct » traduit « Trieb », pulsion.

78
décréter depuis notre angle que l’on ne peut légitimement avoir de perspective qu’à partir
ce cet angle là. Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, "infini" : dans la
mesure où nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des
interprétations [Interpretationen] infinies416. » Le perspectivisme signifie donc qu’une infinité
d’interprétations du monde, même philologiquement satisfaisantes, est possible : « Ah,
cette chose inconnu [le monde, le devenir, l’immanence], comprends trop de possibilités
d’interprétations non divines417. » Donc, même si la philologie fournit des critères de validité
de l’interprétation, il n’y a pas d’interprétation ultime pour autant : « il n’y a pas de faits,
seulement des interprétations. »

Dans cette première partie, nous avons essayé de déterminer ce qu’est


l’interprétation chez Nietzsche d’un point de vue philologique. Ce point de vue nous donne
déjà un critère pour hiérarchiser les interprétations : « Après tout, qu’est-ce qui nous force
de manière générale à admettre qu’il existe une opposition d’essence entre "vrai" et "faux"
? Ne suffit-il pas d’admettre des degrés d’apparence et comme des ombres et des tonalités
générales plus claires et plus sombres de l’apparence, ⎯ différentes valeurs*, pour parler le
langage des peintres418 ? » La philologie détermine la vérité comme fidélité au texte (non
comme adéquation). Nous avons vu que toute interprétation est mise en forme interne, mise
en forme du corps de celui qui interprète. Autrement dit, ce n’est pas seulement la création
des valeurs qui implique une sélection du corps, mais aussi la création du sens, des
vérités419. Une vérité a donc deux faces : c’est d’une part une réalité culturelle dont le
propre est de signifier une réalité objective, « en soi » ; et c’est d’autre part, en tant que
réalité culturelle justement, un instrument de sélection du corps. Quel est donc le critère des
vérités : leur fidélité au texte (philologie), ou, comme pour les valeurs, le corps (critère
généalogique, qu’il faudrait alors déterminer) ? Les vérités, sur la nature et la culture comme
réalités objectives, doivent-elles être traitées comme les valeurs ? On pourrait en effet se
demander ce qui fonde la méthode philologique, et par conséquent la prétention de parler
de vérité, même seulement comme fidélité au texte de la réalité. Mais en fait, si penser,
c’est penser le réel, il semble évident qu’il ne faille chercher à penser que le réel « donné »,
immanent (penser sur l’au-delà de la réalité immanente, c’est discourir sur du néant). Il n’y a

416
GS V, §374 (1887) ; cf. FP XII, 7 [60], traduction G. Bianquis, in VP I, §133, p. 265 : « Si tant est que le mot
"connaissance" ait un sens, le monde est diversement interprétable [deutbar], il n’a pas de sens par-devers lui [hinter sich],
mais des sens innombrables ⎯ "perspectivisme". »
417
GS V, §374 (1887) : « viel ungöttliche Möglichkeiten der Interpretation. »
418
PBM §34.
419
Cf. EH III, APZ §6.

79
pas besoin de plus pour fonder les exigences philologiques. Mais : « A supposer que nous
voulions la vérité : pourquoi pas plutôt la non-vérité ? Et l’incertitude ? Même
l’ignorance420 ? » C’est aux dogmatiques que Nietzsche oppose ces questions, mais elles
peuvent être retournées contre lui-même, contre la philologie. « Nietzsche ne critique pas
les fausses prétentions à la vérité, mais la vérité elle-même et comme idéal421 » ; « Il n’est
pas question pour lui de la connaissance en tant que telle mais de l’importance qu’elle a
pour l’existence de l’homme422. » Le projet de créer une nouvelle culture passe avant tout.
Ou encore : ce qui importe, ce sont les croyances et leurs effets sur le corps, pas le savoir.
Mais quel est alors le critère de la vérité comme valeur, le critère des valeurs423 ? Après le
problème du réalisme se pose donc celui du relativisme.

420
PBM §1 ; cf. PBM §16 : « Monsieur, lui ferait peut-être comprendre le philosophe, il est improbable que vous ne vous
trompiez pas : mais pourquoi vous faut-il la vérité à tout prix ? » ; et PBM §34, sur l’idée d’être trompé : « Pourquoi pas ?
Que la vérité vaille plus que l’apparence, ce n’est rien de plus qu’un préjugé moral ; c’est même la supposition la plus mal
prouvée au monde. »
421
G. Deleuze, op. cit., p. 108.
422
W. Müller-Lauter, op. cit., II p. 126.
423
Cf. J. Granier, op. cit., p. 165 : « Sous la critique la valeur, se cache la question de la Vérité des valeurs. »

80
Deuxième partie :

Détermination généalogique de
l’interprétation.

« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. » On a vu que le critère de


vérité, même au sens large que détermine la philologie, est par lui-même insuffisant pour
déterminer la valeur des interprétations. Quel critère Nietzsche substitue-t-il alors à la
vérité ? Il faut d’abord se demander à quelles exigences doit répondre ce critère. Car en
donnant un critère de légitimité de l’interprétation, on risque de retomber dans le
dogmatisme, ce critère devant semble-t-il nécessairement déterminer de manière univoque
la valeur des interprétations. Ce qui signifierait que la philosophie de Nietzsche, à supposer
qu’elle se conforme à son propre critère, soit comme les autres une philosophie
dogmatique, ce que Nietzsche refuse absolument. Autrement dit, en définissant un critère
de l’interprétation, Nietzsche risque de détruire sa propre interprétation, sa propre
philosophie ; et cependant il faut, pour ne pas tomber dans le scepticisme, et détruire en un
autre sens son interprétation, qu’il trouve un critère : ni scepticisme ni dogmatisme1. Ce
projet est-il vraiment réalisable ? C’est ce que nous allons voir en étudiant le critère que
Nietzsche propose.

A/ LE CRITERE DE NIETZSCHE

1) La santé.

Le fondement de l’interprétation, c’est le corps ; le critère, c’est la santé que


l’interprétation signifie et implique (l’interprétation est le produit d’un corps tout autant que
sélection d’un type de corps). Nietzsche substitue la santé à la vérité : « dans toute activité

1
Remarque : le sceptique conçoit la vérité, le critère de l’interprétation exactement comme le dogmatique, c’est pourquoi il
ne peut pas y croire et abolit tout critère.

81
philosophique, il ne s’agissait absolument pas jusqu’à présent de "vérité", mais de quelque
chose d’autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie2… » Il en est
de même pour toute activité interprétative (art, science, morale, religion). Les interprétations
sont les symptômes des différents états de santé des corps, des volontés de puissance :
par exemple, « la morale n’est qu’un langage symbolique [Zeichenrede], qu’une
symptomatologie3 » ; « les morales ne sont aussi qu’un langage figuré des affects
[Zeichensprache der Affekte]4. » Là encore cela vaut pour toute interprétation5. Du point de
vue de la question du fondement de sa légitimité, l’interprétation est symptôme, Nietzsche
se fait donc médecin et généalogiste : il cherche à rapporter l’interprétation au type de
corps auquel elle correspond (valeurs), puis il l’évalue en fonction de la santé de ce corps
(valeur des valeurs).
Quel est le statut de la santé, du corps, et plus généralement du langage
physiologique chez Nietzsche ? Ce dernier procède-t-il à une réduction de la culture
(morale, connaissance, etc.) à des phénomènes strictement biologiques ? Nous avons dit
qu’il définit le corps comme un complexe d’affects, de pulsions. Le problème se pose donc
de la façon suivante : « Nietzsche réduit-il tous les états et les phénomènes psychologiques
à des manifestations dérivées de processus physiologiques6 ? » Le principal argument
contre le réductionnisme est le suivant7 : « on ne saurait conclure à la priorité absolue de la
physiologie, la réduction que nous venons de signaler se doublant en réalité d’une réduction
symétrique au terme de laquelle les processus sont à leur tour ramenés par Nietzsche à des
conséquences des processus psychologiques8. » La psychologie et la physiologie sont
deux langages métaphoriques qui se relaient l’un l’autre (P. Wotling parle d’« implication
réciproque9 ») pour décrire le corps de manière imagée, celui-ci ne pouvant être considéré
ni comme matériel ni comme spirituel, puisqu’il est absolument parlant inconnu10. Nietzsche
dit en parlant du corps-esprit : « sa faculté d’appropriation, […] sa "faculté de digestion",
pour le dire de manière imagée ⎯ car c’est bien à un estomac que l’esprit ressemble le

2
GS préface, §2 (1887) ; cf. GS préface, §3, où la philosophie est considérée comme l’art de transfigurer sa santé.
3
Cr. id. VII, §1 (plus haut, la morale est qualifiée de « sémiotique »).
4
PBM §187.
5
Cf. P. Wotling, op. cit., note 4 p.115.
6
P. Wotling, op. cit., p. 86.
7
Pour une argumentation plus complète sur ce point : cf. P. Wotling, op. cit., p. 86-91, et La pensée du sous-sol, p. 49-58.
8
P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 86.
9
P. Wotling, op. cit., p. 90.
10
Cf. Aur. §119, cité par P. Wotling, op. cit., p. 88.

82
plus11. » Donc, « dans le texte de Nietzsche, psychologie et physiologie ne sont pas des
sciences, mais uniquement des langages symboliques dont le sens est de renvoyer l’un et
l’autre à l’hypothèse de la volonté de puissance à l’égard de laquelle ils jouent en réalité le
rôle de description imagée12. » Nietzsche n’effectue donc pas une réduction de la culture à
la biologie.
Tout d’abord, « il n’y a pas de santé en soi, et tous les essais pour définir ce type de
choses ont échoué misérablement. C’est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes
erreurs et en particulier des idéaux et des fantasmes de ton âme que dépend la
détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. Il existe donc
d’innombrables santés du corps ; et plus on permet à nouveau à l’individuel et à
l’incomparable de lever la tête, plus on se défait du dogme de l’"égalité des hommes", et
plus il faut aussi que nos médecins se débarrassent du concept de santé normale, et en
outre de régime normal, de cours normal de la maladie13. » La santé n’est donc pas un
critère absolu comme la vérité métaphysique. Cependant cette idée est problématique. En
disant qu’il n’y a pas de norme absolue de la santé, un concept de santé valable pour tous
les hommes, ne détruit-on pas les concepts de santé et de maladie ? En effet, s’il n’y a
aucune norme, il n’y a que différentes manières d’exister14 que l’on a aucune raison de
qualifier par des valeurs comme « sain » ou « pathologique », et alors on tombe dans le
relativisme. Mais Nietzsche persiste à parler de santé et de maladie15. Le problème est donc
de penser une santé normale qui ne soit pas une santé en soi, une norme absolue.
Sur ce problème, cette manière de penser un critère, les études de G. Canguilhem
publiées dans Le normal et le pathologique peuvent être, par analogie, très éclairantes. Car
pour lui non plus il n’y a pas de norme absolue de la santé (ce terme chez lui est entendu
dans son sens traditionnel, non métaphorique comme chez Nietzsche) : « Il n’y a pas de fait
normal ou pathologique en soi16. » Et comme Nietzsche il ne renonce pas aux concepts da
santé et de maladie. Comment s’y prend-il ? Ce qui est fondamental, c’est qu’il conçoit la
vie comme une « activité normative » : « le fait pour un vivant de réagir par une maladie à
une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait que la vie n’est pas
indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là

11
PBM §230 (c’est nous qui soulignons) ; cf. GM II, §1, où la digestion dont parle Nietzsche est appelée « absorption
spirituelle ».
12
P. Wotling, op. cit., p. 90.
13
GS §120.
14
Cf. GS §145 : « manières de sentir et de penser » ; GS §289 : « manière de vivre et de penser ».
15
Cf. la suite de GS §120.
16
G. Canguilhem, op. cit., p. 91.

83
même position inconsciente de valeur, bref que la vie est une activité normative. […] Au
sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes. Et c’est en ce sens que nous
proposons de parler d’une normativité biologique17. » Autrement dit, la vie n’est pas
possible dans toutes les conditions, donc il y a des « valeurs vitales18 » négatives et
positives : « la vie est polarité19. » Cette normativité biologique ou « vitale20 » est le critère
absolu à partir duquel des normes particulières de santé sont posées. Mais en quoi consiste
l’activité normative de la vie ? Qu’est-ce que le négatif et le positif pour la vie ? Le négatif
est « ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement21 » ; « Pathologique
implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de
vie contrariée22. » Le positif, c’est l’adaptation optimale aux conditions d’un milieu (naturel et
social pour l’homme).
Cette normativité est absolue, mais elle n’implique pas qu’il n’y a une norme
concrète absolue de la santé, c’est-à-dire des données physiologiques universelles
définissant le type sain. La santé, définie concrètement par des valeurs physiologiques, n’a
de sens que par rapport aux conditions concrètes dont le vivant subit les contraintes : « Un
vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu’il est la solution morphologique et
fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exigences du milieu23 » ; « l’état
normal d’un vivant [est] un rapport normatif d’ajustement à des milieux24. » C’est donc le
rapport entre les caractéristiques physiologiques du vivant et les conditions de son milieu
qui détermine la norme idéale de santé dans ce milieu. Il y a plusieurs normes de vies
possibles dans un milieu25, mais y est normative celle qui y est la mieux adaptée, car par
rapport à elle les autres normes sont moins efficaces, et par conséquent considérées
comme pathologiques : « Relativement à toute forme dont il s’écarte, ce vivant est normal,
même s’il est relativement rare, du fait qu’il est, par rapport à elle normatif, c’est-à-dire qu’il
la dévalorise avant de l’éliminer » ; « Le pathologique, ce n’est pas l’absence de norme
biologique, c’est une autre norme mais comparativement repoussée par la vie26 . » La santé
normale selon G. Canguilhem est donc doublement relative : relative au milieu (adaptation et

17
G. Canguilhem, op. cit., p. 77.
18
G. Canguilhem, op. cit., p. 84.
19
G. Canguilhem, op. cit., p. 79.
20
G. Canguilhem, op. cit., p. 84.
21
G. Canguilhem, op. cit., p. 77.
22
G. Canguilhem, op. cit., p. 85.
23
G. Canguilhem, op. cit., p. 91.
24
G. Canguilhem, op. cit., p. 94.
25
Ici « norme » désigne des manières d’exister particulières, des types physiologiques.
26
G. Canguilhem, op. cit., p. 91, pour les deux citations.

84
adaptabilité), et relative aux autres normes (meilleures adaptation et adaptabilité27). Mais
l’essentiel pour nous est que c’est parce qu’il existe une normativité biologique que cette
hiérarchisation des normes concrètes est possible.
Qu’est-ce qui correspond à la normativité vitale, encore une fois, par analogie, chez
Nietzsche28 ? C’est la volonté de puissance29, avec pour pôle négatif le sentiment
d’impuissance (la peur et la détresse), et pour pôle positif l’accroissement du sentiment de
puissance (la gaieté). Qu’est-ce qui chez Nietzsche est concrètement relatif ? Les
évaluations et les interprétations qui permettent de satisfaire aux exigences de la volonté de
puissance : « ta vertu est la santé de ton âme30 » (les valeurs morales concrètes sont
analogues aux constantes physiologiques concrètes chez G. Canguilhem). On voit que la
normativité vitale n’est pas quelque chose qui va de soi, mais relève de l’interprétation : au
19ème siècle, l’interprétation dominante était l’interprétation darwinienne, selon laquelle la vie
est volonté de conservation, tandis que pour Nietzsche elle est volonté de puissance, c’est-
à-dire de croissance31. Quels sont ses arguments contre l’hypothèse de la volonté de
conservation, de la lutte pour l’existence comme essence de la vie ? Il faut remarquer que
Nietzsche ne nie pas que cette lutte existe32, mais qu’elle n’est pour lui qu’une
« exception », une « restriction33 », ou encore une « conséquence34 » du phénomène plus
fondamental de la volonté de puissance.
Au paragraphe 349 du livre V du Gai savoir, il critique cette hypothèse d’un point de
vue généalogique35. Dans ce texte il pose que la vie est volonté de puissance, et se

27
La santé au sens plein du terme est la capacité à inventer de nouvelles normes pour s’adapter toujours aux conditions du
milieu : « Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement » (G. Canguilhem, op. cit., p. 87). Ce
jugement est un jugement humain, mais selon G. Canguilhem, il prolonge la normativité de la vie : « nous nous demandons
comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas de quelque façon en germe dans
la vie » (p. 77).
28
L’analogie dans la manière de penser le critère apparaît clairement dans cette phrase : « Comment dois-tu, toi, te nourrir
afin de parvenir à ton maximum de force, de virtù dans le style de la Renaissance, de vertu garantie sans moraline ? » (EH II,
§1). La virtù, le maximum de force, est l’absolu qui correspond à la normativité vitale de G. Canguilhem, et les manières
individuelles de « se nourrir », de vivre, correspondent aux normes particulières de santé, aux constantes physiologiques
déterminées.
29
Cf. PBM §13 : « la vie elle-même est volonté de puissance. »
30
GS §120. C’est une des raisons pour lesquelles Nietzsche ne présente pas son interprétation comme l’interprétation ultime.
31
G. Canguilhem a lui aussi sa propre interprétation de la normativité vitale, à la fois darwinienne et bergsonienne. La
différence essentielle entre G. Canguilhem et Nietzsche est que pour ce dernier les types sains ne se mettent pas à dominer les
types morbides par rapport à eux suivant un progrès naturel, au contraire, il faut une sélection artificielle.
32
Cf. Cr. id. IX, §14 : « Et même en admettant que cette lutte ait bien lieu ⎯ de fait, elle a parfois lieu […]. »
33
GS V §349 (1887).
34
PBM §13 (« une conséquence indirecte extrêmement fréquente », non une exception comme dans le Gai savoir).
35
Cf. le titre du texte : « Encore une fois de la provenance des savants. »

85
demande qui, quel type de corps interprète la vie comme pulsion de conservation. Ainsi il
diagnostique un corps décadent à l’origine de cette interprétation, « des hommes en
situation de détresse36 » qui ont du mal à se maintenir en vie, à cause de la maladie,
entendue au sens traditionnel (c’est le cas du « phtisique Spinoza ») ou de conditions
sociales difficiles (cas de Darwin et des scientifiques en général qui, d’après Nietzsche,
viennent du « peuple »)37. Or c’est précisément ces instincts que Nietzsche évalue comme
mauvais. Donc il rejette les interprétations qui les expriment. Mais à partir de quelle norme
Nietzsche les rejette-il ? A partir de la volonté de puissance. Il y a donc cercle, pétition de
principe. Ce texte ne donne donc pas d’argument en faveur de la volonté de puissance. En
fait, il faut le comprendre comme l’explication généalogique de l’erreur de l’interprétation de
la « normativité vitale » comme volonté de conservation.
Quels sont alors les arguments de Nietzsche ? Son argument contre l’hypothèse
darwinienne et spinoziste (nous ne discuterons pas ici de ce rapprochement) est d’ordre
méthodologique (philologique) : l’hypothèse de la vie comme pulsion d’autoconservation
transgresse selon Nietzsche le principe d’économie : « Bref, ici comme partout, attention
aux principes téléologiques superflus ! […] C’est en effet ce qu’ordonne la méthode, qui doit
être essentiellement économie de principe38. » En quoi l’idée de volonté de conservation, de
lutte pour l’existence constitue-t-elle ou implique-t-elle un ou plusieurs principes
téléologiques ? On peut comprendre cette critique d’abord de la manière suivante : la
volonté de conservation est un principe insuffisant pour décrire l’ensemble de la réalité, tous
les types de volontés dans la réalité. En effet, pour interpréter les cas de volonté de
puissance (au sens fort), il faudrait supposer un deuxième principe. En posant d’abord la
volonté de conservation comme principe (premier principe téléologique), on est contraint,
pour expliquer les cas de volonté de puissance, de poser un second principe, la volonté de
puissance (second principe téléologique39). On aurait alors deux principes « téléologiques »
distincts pour expliquer la réalité, la volonté de conservation pour la majorité des cas, et la
volonté de puissance pour des cas particulier. Or, en posant d’abord la volonté de
puissance, cette dualité disparaît. Car les cas où la réalité est volonté de conservation sont
explicables à partir de la volonté de puissance, comme volonté de puissance affaiblie ; la

36
GS V §349 (1887).
37
GS V §349 (1887). Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour lui les scientifiques ont des instincts plébéiens.
38
PBM §13.
39
Dans ce cas il serait étrange que Nietzsche qualifie son propre « principe » de téléologique. Cette qualification est erronée
concernant Darwin et Spinoza, mais aussi pour lui-même, car la volonté de puissance ne vise pas une fin hors d’elle même,
mais l’accroissement de sa propre puissance (détermination interne). « Volonté » ne signifie pas « téléologie », ni chez lui ni
chez Darwin et Spinoza.

86
volonté de puissance comprend en elle la volonté de conservation comme espèce (alors
que l’inverse est impossible, puisque la volonté de puissance « dit plus » que la volonté de
conservation). La volonté de puissance est le principe qui permet d’expliquer toute la réalité.
Par conséquent, la volonté de conservation est un principe téléologique superflu.
Mais Nietzsche ne dit pas que la volonté de conservation implique des principes
téléologiques superflus, mais qu’elle constitue, qu’elle est un principe de ce genre :
« attention aux principes téléologiques superflus ! ⎯ comme celui que constitue [ist, est] la
pulsion d’autoconservation (on la doit à l’inconséquence de Spinoza ⎯ )40. » Or Nietzsche
n’ignore pas que Spinoza a critiqué la pensée téléologique41, mais il considère que son
causalisme, son mécanisme, appartient encore à ce type de pensée. En quoi la causalité
est-elle une forme de finalité ? On l’a vu, c’est parce que la croyance à la causalité, c’est la
croyance aux lois de la nature, c’est-à-dire à la nature comme un tout harmonieux, organisé
selon une fin. La volonté de conservation, comme expression de la causalité dans la nature
est un principe téléologique. La critique de la volonté de conservation s’appuierait donc sur
la critique de la causalité, au profit de la volonté de puissance. Mais alors on ne comprend
plus pourquoi Nietzsche parle de « principes téléologiques superflus », et d’« économie de
principes42 ». Autrement dit, notre première interprétation de ce texte permet d’expliquer le
reproche de superfluité, mais pas la qualification de téléologique (ni Spinoza ni Darwin ni
Nietzsche ne se servent de principes téléologiques) ; la seconde au contraire nous permet
de comprendre pourquoi Nietzsche parle de téléologie pour la volonté de conservation,
mais pas en quoi ce principe est superflu. Cependant, si l’interprétation de ce texte pose
problème, il reste que nous avons mis en évidence deux objections « décisives » contre
l’hypothèse de la volonté de conservation : l’économie de principes, et l’absence de
téléologie dans la réalité. La volonté de puissance paraît donc être un meilleur principe
d’explication de la réalité que la volonté de conservation. Par conséquent, c’est la volonté
de puissance, entendue comme volonté d’accroissement du sentiment de puissance le plus
haut, qui servira chez Nietzsche de « normativité vitale ».
Nous avons dit que pour Nietzsche le positif, la vie au sens plein du mot, c’était
l’accroissement du sentiment de puissance. Qu’est-ce que désigne ce concept ? Ici nous
devons revenir sur la notion de volonté de puissance, encore à l’aide des commentateurs.
Nous avons vu que la réalité selon Nietzsche était une multiplicité de volontés de puissance
en conflit les unes avec les autres, et qu’une des choses qui distingue la volonté de

40
PBM §13.
41
Cf. FP XII, 2 [83], cité dans la note 98 de P. Wotling, dans son édition de PBM.
42
PBM §13.

87
puissance de la force mécanique est qu’elle est un affect (affect du commandement). Cela
signifie que chaque volonté de puissance perçoit les puissances adverses : « l’affect a pour
intérêt de synthétiser deux processus que l’on considère à tort comme distincts : il est tout
autant sensibilité, c’est-à-dire capacité d’être affecté, que capable d’affecter43 » ; la volonté
de puissance est « pathos44 ». Autrement dit elle mesure sa différence de puissance avec les
autres volontés de puissance, la plus ou moins grande quantité de puissance positive ou
négative qui les sépare. C’est ce que traduisent les différents degrés du sentiment de
puissance : plus la puissance opposée est importante, plus elle offre de résistance à
l’assimilation, plus le sentiment de puissance est faible (peur et détresse, c’est-à-dire
maladie au sens nietzschéen) ; si elle est assimilée, elle provoque un accroissement du
sentiment de puissance, d’autant plus intense que l’assimilation aura été difficile (on y
reviendra plus loin)45.
Quel est le rapport du sentiment de puissance et du plaisir ? D’après P. Wotling, « si
c’est le sentiment qui se voit accorder un statut plus fondamental que le sentiment de
plaisir, s’il est même décrit comme la condition de ce dernier, Nietzsche insiste
simultanément sur le caractère indissociable de ces deux instances46. » Le plaisir n’est pas
le sentiment de puissance, mais la perception de son accroissement. Le plaisir n’est pas
plaisir lié à un état, une stabilité de la puissance, mais le plaisir pris au changement positif
de cet état (toujours plus de puissance) : « Le plaisir n’est lui-même que la forme d’un
jugement d’instinct (un sentiment d’accroissement de la puissance ou bien : comme si la
puissance s’était accrue). AVANT les sentiments de plaisir et de douleur il y a des
sentiments de force et de faiblesse en général47. » Nietzsche est-il hédoniste ? Le critère des
évaluations et des interprétations est-il le plaisir qu’elles procurent ? « Hédonisme,
pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui mesurent la
valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en fonction d’états
concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée superficiels et des
naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces formatrices et une conscience

43
P. Wotling, op. cit., p. 75-76.
44
Cf. FP XIV, 14 [79], cité par P. Wotling, op. cit., p. 76.
45
Remarque : cette échelle de mesure est infinie, du côté positif comme négatif. Il n’y a pas de limite à l’impuissance ni à la
puissance, si ce n’est la mort, suicide ou folie (l’expression « toucher le fond » n’a aucun sens). La force sera donc finalement
maîtrise de soi autant dans la grande joie que dans la grande détresse.
46
P. Wotling, op. cit., p. 77.
47
FP X, 25 [378], cité par P. Wotling, op. cit., p. 78. Il y a donc deux choses : l’intensité du sentiment de puissance, qui est
évaluation d’un état des forces ; et l’intensité de l’accroissement du sentiment de puissance, dont le plaisir, la gaieté est le
signe, qui est évaluation d’un changement d’état des forces. C’est le second qui est le critère pour Nietzsche.

88
d’artiste considérera de haut, non sans dérision, ni sans pitié48. » Ce que Nietzsche
reproche à ces doctrines, c’est en fait de considérer la souffrance comme un mal absolu,
comme ce qu’il faut éviter à tout prix : « Vous voulez si possible ⎯ et il n’y a pas de "si
possible" plus dément ⎯ abolir la souffrance49. » La santé n’est donc pas pour Nietzsche le
plaisir contre la douleur. Au contraire, la santé inclut en elle les douleurs les plus hautes, et
même la maladie : « L’absence de douleur, voire le plaisir ne prouvent point la santé ⎯ ni la
douleur ne prouve rien contre la santé50. » Pourquoi ? Parce que la santé est un dynamisme,
non un état. Elle est le dynamisme de la guérison.
Nietzsche reprend à C. Bernard l’idée selon laquelle il n’y a entre la santé et la
maladie qu’une différence de degré, non de nature51. Comme pour le vrai et le faux il entend
par là substituer un continuum au dualisme métaphysique du bien et du mal (« La croyance
fondamentale des métaphysiciens, c’est la croyance aux oppositions de valeurs52 »). Mais il
va plus loin encore, puisqu’il considère que la santé inclut en elle la maladie : « Enfin, la
grande question demeurerait encore ouverte : celle de savoir si nous pourrions nous passer
de la maladie, même pour le développement de notre vertu [une vertu est une manière
particulière d’être sain], et si en particulier notre soif de connaissance et de connaissance
de nous-mêmes n’aurait pas tout autant besoin de l’âme malade que de l’âme saine : bref,
si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé, une lâcheté et peut-être un reste
de barbarie et de mentalité arriérée des plus raffinées53 » ; « Pour un être typiquement sain,
la maladie peut même être un stimulant énergique de la vie, du surplus de vie54. » Cette
santé qui comporte en elle la maladie, Nietzsche la nomme « grande santé55 ». Pour quelles
raisons l’homme sain, le fort, doit-il aussi connaître les états d’impuissance et de détresse ?
Parce que, pour ressentir un accroissement maximum de son sentiment de puissance, il
lutte contre des volontés de puissance qui lui opposent les plus hautes résistances. La
perception de ces résistances se traduit dans un sentiment extrême d’impuissance. Et c’est
en s’assimilant cette force, en l’interprétant, que son sentiment de puissance et lui-même

48
PBM §225.
49
PBM §225.
50
FP GS, 11 [116], cité par P. Wotling, op. cit., p. 141.
51
Cf. FP XIV, 14 [65], cité par P. Wotling, op. cit., p. 123 ; et G. Canguilhem, op. cit., p. 16.
52
PBM §2.
53
GS §120.
54
EH II, §2.
55
Cf. GS V, §382 (1887). Cette santé consiste à pouvoir vivre tout le spectre des valeurs, c’est-à-dire toutes les
manières d’exister particulières, décadentes ou saines.

89
s’accroît : « ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort56. » La santé est ce dynamisme de
l’interprétation-digestion et de dépassement de soi, de guérison.
Mais si la grande santé inclut en elle la maladie, comment alors distinguer l’« être
typiquement sain » du parfait décadent ? En considérant leur manière de réagir face à la
maladie : « le décadent* en soi choisit toujours les remèdes qui lui font du tort57 » ; « S’il y a
au monde quelque chose à faire valoir contre l’état morbide, contre l’état de faiblesse, c’est
qu’en lui l’instinct de guérison véritable, à savoir l’instinct défensif et offensif s’effrite en
l’homme58. » La mauvaise manière de réagir dans les périodes de maladie, c’est le
ressentiment : « L’état de maladie n’est déjà rien d’autre qu’une espèce de
ressentiment*59. » Décrit en termes physiologiques, le ressentiment est d’abord un
dysfonctionnement du corps comme système digestif. Pour pouvoir fonctionner
correctement, c’est-à-dire croître, le corps doit assimiler ce qui lui arrive (des évènements,
des expériences vécues), pour rester ouvert au nouveau et l’assimiler. Pour cela il doit
savoir oublier : « L’oubli n’est pas simplement une vis inertiae, comme le croient les esprits
superficiels, mais plutôt une faculté de rétention active, positive au sens le plus rigoureux à
laquelle il faut attribuer le fait que tout ce que nous vivons, éprouvons, ce que nous
absorbons, accède aussi peu à la conscience dans l’état de digestion (on pourrait l’appeler
"absorption spirituelle") que tout le processus infiniment complexe, selon lequel se déroule
notre alimentation physique, ce qu’on appelle l’ "assimilation"60. » Oublier, c’est « faire un
peu silence, ménager une tabula rasa de la conscience, de façon à redonner de la place au
nouveau61. » La capacité à oublier est donc un des signes de la santé du corps, de la bonne
digestion. A l’opposé, l’homme du ressentiment (le décadent) est celui chez qui la digestion
est impossible. Il ne peut pas assimiler ce qui lui arrive, l’oublier : pour cette raison il « est
comparable à un dyspeptique (et ce n’est pas qu’une comparaison) ⎯ il n’en a jamais
"fini"62… » Là où il faut oublier, l’homme du ressentiment rumine63 : « Ces aristocraties

56
EH II, §2 ; cf. Cr. id. I, §8.
57
EH II, §2.
58
EH II, §6. Pour distinguer la maladie au sens de souffrance et de sentiment d’impuissance (peur, détresse, désir de la mort),
de la maladie proprement dite, c’est-à-dire de l’incapacité à choisir les bons remèdes, nous désignerons la première par le
terme de « maladie », et la seconde par celui de « décadence ».
59
EH II, §6.
60
GM II, §1.
61
GM II, §1.
62
GM II, §1.
63
Ce n’est pas la rumination de l’homme de connaissance, qui lui rumine non pas par incapacité à digérer, mais pour faire
varier les perspectives sur l’objet de sa rumination. Cela repose sur l’idée que « le point d’ancrage du sujet est instable » (FP
Aur., 6 [70], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., p. 73 ; cf. VP I, §248 p. 307, cité par E. Blondel, op. cit., p. 318). Autrement

90
sacerdotales, et les habitudes qui y règnent, détournées de l’action et oscillant entre la
rumination et l’explosion des affects, recèlent d’emblée quelque chose de malsain, et cela
donne cette morbidité intestinale et cette neurasthénie qui affligent presque inévitablement
les prêtres de tous les temps64. » De ce premier point de vue, le ressentiment correspond à
de la dyspepsie.
Selon une autre perspective physiologique, l’état de ressentiment est caractérisé par
des troubles du système nerveux. De ce point de vue c’est avant tout un état
d’hyperesthésie, d’hyperexcitabilité, d’hypersensibilité à la douleur : « On n’arrive à se
débarrasser de rien, on n’arrive à bout de rien, on n’arrive à rien repousser, ⎯ tout blesse,
êtres et choses se font importuns en se rapprochant, les expériences [Erlebnisse] touchent
trop profond, le souvenir est une plaie qui suppure65. » Mais cette sensibilité à la douleur ne
suffit pas pour distinguer le type morbide du type sain : la grande douleur appartient aussi à
la grande santé, comme on l’a vu. C’est la manière de réagir à cette irritation qui permet de
distinguer les deux types. L’homme du ressentiment est incapable de résister à une
excitation, il ne peut pas empêcher ses affects de se décharger : « Toute attitude
antispirituelle, toute vulgarité vient de l’incapacité de résister à une sollicitation : on est
contraint de réagir, on obéit à chaque impulsion. Dans bien des cas, une telle contrainte est
déjà un signe de maladie, de décadence, un symptôme d’épuisement. Presque tout ce que
la grossièreté non philosophique définit par le mot "vice" n’est que cette impuissance
physiologique à ne pas réagir66. » La décadence consiste donc en un manque de maîtrise de
soi face à la douleur, c’est-à-dire une faiblesse de volonté, qui conduit à une dislocation du
corps ou, en termes politiques, à un « désordres anarchique des instincts67 ». Mais si
l’homme du ressentiment ne peut pas ne pas réagir à une excitation, il est d’un autre point
de vue incapable de vraiment y réagir : le ressentiment, c’est « l’irritation, la susceptibilité
maladive, l’impuissance à se venger, le désir, la soif de vengeance68. » Le malade se
caractérise donc par une double impuissance : l’impuissance à ne pas réagir, (la moindre
excitation rend nécessaire la décharge violente d’un affect), et l’impuissance à réagir

dit, ce ne sont pas toujours les mêmes affects qui dominent dans le corps et expriment leurs perspectives dans la conscience,
et cela d’autant plus que le corps est riche en affects.
64
GM I, §6. En toute rigueur il faudrait distinguer entre l’homme du ressentiment ordinaire et le prêtre, car ce dernier est plus
puissant : c’est lui qui mène « l’insurrection des esclaves dans la morale » (GM I, §10), et organise le troupeau des faibles (cf.
GM III, §18). Néanmoins, c’est le personnage du prêtre qui incarne le type même de l’homme du ressentiment, donc du
décadent.
65
EH I, §6. On voit bien dans cette phrase que les deux métaphores physiologiques se relaient.
66
Cr. id., VIII, §6 ; cf. EH I, §4, et EH II, §8.
67
Cr. id., II, §4, à propos de Socrate.
68
EH I, §6.

91
(l’affect est excité mais ne peut être directement soulagé). L’homme du ressentiment se
trouve dans un état d’« agitation paralytique69 ».
Mais comment expliquer que la souffrance, le sentiment d’impuissance, conduise au
ressentiment ? « Selon ma conjecture, la seule vraie causalité physiologique du
ressentiment*, de la vengeance et d’autres choses du même acabit, […] consiste donc dans
un besoin d’anesthésier la souffrance par l’affect70. » Le problème de la santé est donc un
problème de réaction à la douleur : soit on la considère comme un mal absolu, injustifiable,
soit on l’accepte, et même la recherche. Or, la souffrance fait partie des « conditions
fondamentales de la vie71 » (et cela pas uniquement parce que la grande santé exige la
souffrance). Donc, nier la souffrance, c’est nier la vie. Le problème de la santé est donc celui
de l’affirmation et de la négation, celui du oui et du non donné à la vie.

2) Affirmation et négation.

Qu’est-ce que la négation ? C’est le mode d’interprétation et d’évaluation ascétique,


dont le schème est à l’origine une création du prêtre : « L’idée qui est ici mise en jeu est
l’évaluation [Wertung] de notre vie par les prêtres ascétiques : cette vie (avec ce qui en
relève, la "nature", le "monde", toute la sphère de ce qui devient et de ce qui passe) est
mise par eux en relation avec une existence d’un autre ordre, relation d’opposition et
d’exclusion, à moins que cette vie ne se retourne contre-elle-même, ne se nie elle-même :
dans ce cas, celui d’une vie ascétique, la vie est un passage vers cette autre existence72. »
Ce qui caractérise les interprétations ascétiques, c’est donc la condamnation de la réalité
immanente (le devenir, ou l’apparence, en termes métaphysiques) en référence et au profit
d’un monde transcendant (l’Être, les essences, etc.). Car l’homme du ressentiment se
caractérise par la recherche de prétextes, de raisons, de quelque chose d’autre, par rapport
auxquels la réalité et lui-même vont pouvoir prendre un sens et une valeur : « Ce
retournement du regard évaluateur, cette nécessité pour lui de se diriger vers l’extérieur au
lieu de revenir sur soi appartient en propre au ressentiment : pour naître, la morale des
esclaves a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un contre-monde, elle a besoin, en

69
GM III, §26, à propos des « idées modernes ».
70
GM III, §15.
71
GM III, §28.
72
GM III, §11 ; cf. GM III, §13 : « Le prêtre ascétique est le désir incarné d’un être-autre, d’un être-ailleurs, et ce sous sa
forme extrême » ; et GM III, §14, la plainte de l'homme du ressentiment : « Si seulement j'étais n’importe qui d’autre !
soupire ce regard : mais peine perdue. Je suis qui je suis : comment me défaire de moi ? Et cependant ⎯ je me suis assez vu
!"… »

92
termes physiologiques, de stimuli extérieurs pour agir ; son action est fondamentalement
réaction73. »
Le paradigme de ces interprétations est donné par la falsification du libre-arbitre. Le
faible considère lui-même et le fort comme doués de libre-arbitre, c’est-à-dire comme
capables d’être autres que ce qu’ils choisissent ou ont choisi d’être (ils peuvent agir d’une
façon ou d’une autre). Ainsi il peut reprocher au fort d’exercer sa force (au rapace d’être
rapace), et se considérer comme méritant de ne pas utiliser sa force (d’être agneau et de le
rester74) : « la morale du peuple sépare la puissance des manifestations de la puissance,
comme s’il y avait derrière la puissance un substitut indifférent qui serait libre de manifester
la puissance ou de ne pas le faire75. » Cette falsification repose sur le langage, qui donne
une image du devenir fragmentée en agents (moi, cause) et actions (volonté). Or on l’a vu,
« il n’existe aucun "être" derrière l’agir, le faire, le devenir ; l’ "agent" est un ajout de
l’imagination à l’agir, car l’agir est tout76. » La réalité est un continuum, elle ne laisse donc
pas la place au choix, à la contingence : « événement et événement nécessaire, pure
tautologie77. » Les interprétations réactives sont donc falsificatrices en ce qu’elles séparent
la force de ce qu’elle peut78, de sa manifestation, « comme le peuple sépare la foudre de
son éclat79 », c’est-à-dire en introduisant de la contingence là où il n’y a que nécessité.
C’est le même raisonnement qui justifie la négation de la vie : le décadent sépare la
souffrance de la vie, comme si la vie était possible sans souffrance ; il y introduit de la
contingence pour pouvoir l’accuser80. Le décadent est donc un homme réactif, un homme
qui ne peut affirmer les choses à partir d’elles-mêmes, qui ne peut pas s’affirmer lui-même à
partir de lui-même. Autrement dit, le décadent affirme la vie, mais sous certaines
conditions : à condition qu’il puisse imaginer d’y échapper, d’échapper à la souffrance et à
lui-même (son impuissance le dégoûte).

73
GM I, §10.
74
Cf. GM I, §13 ; et Cr. id., VI, §7.
75
GM I, §13.
76
GM I, §13.
77
FP XIII, 10 [138], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., P. 78, traduction modifiée par la traductrice.
78
Cf. G. Deleuze, op. cit., p. 26 : « nous séparons la force de ce qu’elle peut, la posant en nous comme "méritante", parce
qu’elle s’abstient de ce qu’elle ne peut pas, mais comme "coupable" dans la chose où elle manifeste précisément la force
qu’elle a. »
79
GM I, §13.
80
La croyance à la contingence de la souffrance est renforcée par la croyance à un autre monde, dans lequel il n’y aurait plus
de souffrance.

93
Quels moyens l’homme réactif se donne-t-il pour échapper à la souffrance, au
« sentiment physiologique d’inhibition81 » (sentiment d’impuissance, jusqu’au désir du
suicide82) ? Il utilise plusieurs sortes de « remèdes », mais ils ont tous en communs d’être en
quelque sorte des points fixes, sur lesquels le malade fixe son regard pour le détourner de
son état, c’est-à-dire selon un point de vue physiologique, pour hypnotiser son système
nerveux et oublier sa douleur. Ce dont a besoin le décadent, c’est de narcotiques,
autrement dit de croyances : « On désire toujours la croyance de la manière la plus vive, on
en a toujours besoin de la manière la plus pressante là où l’on manque de volonté : car la
volonté est, en tant qu’affect du commandement, le signe le plus décisif de la maîtrise de
soi et de la force. C’est-à-dire que moins quelqu’un sait commander, plus il désire de
manière pressante quelqu’un qui commande, qui commande avec autorité, un dieu, un
prince, un état, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti83 » ; bref,
d’un quelconque absolu qui servira au décadent qui s’y soumet de moyen pour accroître
son sentiment de puissance84 (c’est pourquoi les croyances ou les idéaux sont les
conditions d’existence de celui qui croit et se soumet).
Comment fonctionnent précisément les narcotiques ? Nietzsche distingue deux
sortes de moyens décadents pour lutter contre la souffrance : les « moyens innocents », qui
annihilent réellement la souffrance, et les « moyens "coupables"85 ». Le plus radical des
moyens innocents est la négation de soi bouddhique (schopenhauerienne, stoïcienne, ou
encore épicurienne). Le « raisonnement » est le suivant : puisque la vie fait mal, il faut la
ralentir au maximum. Ce moyen consiste donc idéalement en une négation totale de la
volonté de puissance : « On combat d’abord cette misère dominante par des moyens qui
rabaissent le sentiment vital à son étiage86. » « Résultat, en termes psychologiques et
moraux : "abnégation", "sanctification" ; en termes physiologiques : hypnotisation ⎯ la
tentative pour atteindre quelque chose d’analogue à l’hibernation de certains animaux, à

81
GM III, §17.
82
Cf. GM III, §13 : « la lutte physiologique de l’homme avec la mort (ou plutôt : avec le dégoût de la vie, la fatigue, le désir
d’en "finir") » ; GM III, §7, la remarque sur Schopenhauer : sans ennemis, il « n’aurait pas persévéré, on peut le parier, il
aurait décampé. » Le problème du décadent est le suivant : « quelle sorte de stimulants affectifs peuvent vaincre la profonde
dépression, la lassitude de plomb, la sombre mélancolie de l’inhibition physiologique, ne serait-ce qu’un temps ? » (GM I,
§17).
83
GS V, §347 (1887).
84
Même décadente, la volonté de puissance est recherche de l’accroissement du sentiment de puissance (elle est alors volonté
de conservation).
85
GM III, §19. Si pour Nietzsche, c’est-à-dire du point de vue d’un « physiologiste », ce sont des moyens, les décadents au
contraire les considèrent comme des fins en soi (Dieu, le Bien, la Vérité, etc.).
86
GM III, §17.

94
l’estivation de nombreuses plantes des climats chauds, un minimum de dépense d’énergie
et de métabolisme dans lequel la vie ne fait que se maintenir, sans vraiment accéder à la
conscience87. » La valeur suprême dans ce cas porte les noms de « nirvana », « salut »,
« sainteté », « ataraxie », « apathie », « union mystique avec Dieu », « néant ». Mais dans
tous les cas ce qui est visé c’est l’absence de souffrance, « la paix du plus profond
sommeil88 ». Ce qui est intéressant avec cette solution, c’est qu’elle peut réellement guérir
du sentiment d’impuissance et de la souffrance, de la maladie89 : « ils se sont vraiment
sortis, dans d’innombrables cas, de cette profonde dépression physiologique à l’aide de
leur système de moyens hypnotiques90. » Plus encore, elle permet de guérir de ce qui est à
son principe, et qui définit la décadence, le ressentiment : « Le ressentiment* est, pour le
malade, la chose proscrite en soi ⎯ son mal à lui : également, hélas ! son penchant le plus
naturel. ⎯ C’est ce qu’a saisi ce profond physiologiste qu’était Bouddha. Sa "religion", que
l'on pourrait plus proprement intituler son hygiène, pour ne pas l’assimiler à des choses
aussi pitoyables que le christianisme, faisait dépendre son effet de la victoire sur le
ressentiment* : affranchir l’âme de ça ⎯ premier pas vers la guérison91. » De ce point de vue
donc, et dans une certaine mesure, la négation du vouloir peut être considérée comme une
bonne chose (elle soigne). Nietzsche va même jusqu’à dire que dans la maladie il n’y a pas
d’autre solution contre le ressentiment : « Contre cela, le malade n’a qu’un grand remède ⎯
que j’appelle le fatalisme russe. […] Ne plus rien accepter, ne plus prendre sur soi, ne plus
rien avaler du tout, ne plus réagir du tout92… » Cependant cette négation n’a pas pour
Nietzsche une valeur en soi, elle est uniquement un moyen (le dernier) face à la mort. Son
but n’est pas l’apathie. Le premier des moyens décadents contre le sentiment
d’impuissance et la souffrance, et même contre le ressentiment, est donc la négation du
vouloir considérée comme fin en soi, l’apathie comme valeur la plus haute93.

87
GM III, §17.
88
GM III, §17.
89
Le sentiment de puissance auquel peut permettre d’atteindre ce type de valeur est un niveau neutre, le niveau 0 (sentiment
de sécurité, ni plaisir ni déplaisir).
90
GM III, §17.
91
EH I, §6.
92
EH I, §6. On trouve dans ce passage, comme au paragraphe 17 de la Généalogie de la morale justement, les références au
bouddhisme et au fakir ; cf. encore EH II, §8, où Nietzsche caractérise l’instinct d’autodéfense comme négation, raison pour
laquelle il faut éviter de se mettre dans les situations où c’est lui qui doit dominer (cf. EH III, APZ §5).
93
Dans la Généalogie de la morale, au paragraphe 18, Nietzsche parle encore de trois autres moyens du même genre,
beaucoup moins violents mais visant le même effet : « l’activité machinale » (le travail comme valeur par exemple), la
« petite joie » (l’amour du prochain, toujours comme exemple), et la « formation du troupeau » (la sociabilité, une certaine
forme de citoyenneté. Nietzsche ne se désintéresse pas pour autant du sort de l’homme pris collectivement, puisque son

95
Les autres moyens, ce sont les moyens « coupables » : « Partout il ne s’agit que
d’une chose : un quelconque débordement du sentiment, utilisé comme le moyen le plus
efficace d’étouffement du long état douloureux sourd et paralysant94. » L’absolu,
l’inconditionné devient un moyen, un prétexte à cette décharge des affects : « L’idéal
acétique au service d’une intention de débordement du sentiment95. » Il n’est plus lui-même
la fin, même si le décadent prétend le contraire. Le but dans ce cas, c’est de pouvoir
décharger sa haine. Mais d’où vient cette haine ? Chez le faible, le sentiment d’impuissance
conduit au mépris de soi. C’est cette absence de foi en soi-même qui est à l’origine du
ressentiment : « C’est sur ce terrain du mépris de soi, véritable terrain marécageux, que
poussent toutes les mauvaises herbes, toutes les plantes vénéneuses, tout cela petit,
caché, perfide, douceâtre. Ici grouille la vermine de la rancœur et la rancune ; l’air pue la
cachotterie et l’inavouable ; ici se tisse constamment le filet de la conspiration la plus
maligne, ⎯ conspiration des souffrants contre les êtres réussis et vainqueurs, ici la vue du
vainqueur inspire la haine96. » Le plaisir du faible, c’est donc celui de la cruauté, même
envers lui-même. Entre le ressentiment et la mauvaise conscience il n’y a qu’une différence
d’orientation : le premier est décharge de l’affect, réelle ou imaginaire, sur l’extérieur (autrui,
la vie, la réalité) ; la seconde est décharge du même affect contre soi-même97. Le décadent
recherche donc l’accroissement de son sentiment de puissance par l’exercice de la cruauté
sur tout ce qui est, par la dévalorisation de tout ce qui est, y compris lui-même. C’est cela,
le débordement du sentiment recherché à l’aide de l’idéal ascétique.
Nous l’avons dit, la décadence se caractérise par la réactivité, c’est-à-dire par le
besoin d’une référence extérieure par rapport à laquelle le décadent se pose lui-même et le
monde. Le décadent, incapable de vouloir par lui-même, de se maîtriser lui-même, se
soumet à un inconditionné, grâce auquel il peut encore dans une certaine mesure vouloir, et
ne pas succomber à l’impuissance98. Ce besoin s’exprime dans la recherche des raisons,
du sens, et plus précisément de raisons dernières ou d’un sens en soi, de fondements,
rationnels ou religieux : l’inconnu et le non-sens font peur, et « les raisons soulagent99 ». Les
raisons servent donc de consolation en permettant le repos, mais elles peuvent aussi servir

problème est justement celui de la culture). La connaissance elle-même peut être utilisée en vue de l’apathie, en étant
pratiquée comme une activité machinale. C’est selon Nietzsche le cas des scientifiques : cf. par exemple PBM §211 :
l’expression « les ouvriers scientifiques de la philosophie » ; et GS V, §§348 et 366 (1887), et PBM §206.
94
GM III, §19.
95
GM III, §20.
96
GM III, §14.
97
Cf. GM III, §20 : « la cruauté retournée contre soi ».
98
Cf. PBM §154 : « tout inconditionné relève de la pathologie. »
99
GM III, §20.

96
au débordement du sentiment de puissance : « D’instinct celui qui souffre cherche toujours
une cause à sa souffrance ; plus exactement un auteur, plus précisément un auteur
coupable, susceptible de souffrir, ⎯ bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse
décharger ses affects en effigie ou en réalité, sous n’importe quel prétexte : car la décharge
de l’affect est la plus grande tentative du souffrant pour se soulager, c’est-à-dire
s’anesthésier, c’est son narcotique inconsciemment désiré contre les tourments de tous
ordres. Voilà, selon ma conjecture, la seule vraie causalité physiologique du ressentiment*,
de la vengeance et d’autres choses du même acabit, qui consiste donc dans un besoin
d’anesthésier la souffrance par l’affect100. » Du point de vue de la psychologie individuelle, le
ressentiment consiste donc à chercher un coupable, et pour cela l’individu a besoin d’un
prétexte, de « raisons », pour pouvoir « légitimement » accuser et déverser sa haine
(toujours ce mépris de soi et ce besoin de justification). De même pour la mauvaise
conscience, sauf que le coupable c’est soi-même. Le même schéma vaut pour la pensée.
Le ressentiment dans la pensée consiste dans la position de valeurs en soi qui permettent
de dévaloriser le réel : cet arrière-monde fictif fournit des raisons, des prétextes à la
décharges des affects contre la réalité.
Le paradigme de ce type de remèdes, c’est le christianisme. Le prêtre donne un
sens à la souffrance en la rapportant à un autre monde et à Dieu. Conformément à
l’équation souffrance = châtiment101, il interprète la souffrance comme péché : « L’homme
souffrant de lui-même, d’une quelconque façon, en tout cas physiologiquement, un peu
comme un animal enfermé dans une cage, incertain du pourquoi et du comment, avide de
raisons ⎯ les raisons soulagent ⎯ , désireux aussi d’expédients et de narcotiques, tient
conseil enfin avec quelqu’un qui connaît les choses cachées ⎯ et voici ! il reçoit une
indication, il reçoit de son enchanteur, le prêtre ascétique, la première indication sur la
"cause" de sa souffrance : il doit la chercher en lui-même, dans une faute, dans un fragment
de passé, il doit comprendre sa souffrance même comme un châtiment102… » Ainsi en lui
donnant, par référence à un au-delà, le sens du péché, la souffrance se trouve justifiée. De
ce fait, elle fait déjà moins souffrir. Mais le prêtre ne s’arrête pas là. Car si la souffrance est
selon lui un châtiment, elle est aussi le moyen par lequel l’homme peut et doit se racheter
de ses péchés. C’est ce deuxième temps de l’interprétation religieuse qui justifie le
débordement du sentiment, de la cruauté, envers soi-même comme envers le monde (« le

100
GM III, §15.
101
Cf. GM II, §4 : « tout dommage trouve son équivalent quelque part et peut être effectivement payé quand bien même ce
serait par une souffrance infligée à son auteur. »
102
GM III, §20.

97
monde devrait avoir mauvaise conscience », expression du ressentiment). Souffrir devient
une vertu.
En quoi ce « remède » peut-il être considéré par les décadents comme un remède ?
C’est parce que la soif de souffrance, de destruction, de mort (« Le triomphe à l’instant
même d’agoniser103 »), fonctionne comme un narcotique. Mais comment précisément ? Tout
d’abord ce n’est pas nécessairement la souffrance qui est niée par le décadent, mais avant
tout son absence de sens, de raisons : « C’est l’absence de sens de la souffrance et non
celle-ci qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité, ⎯ et l’idéal ascétique lui
offrait un sens104 ! » Car c’est d’une volonté dont le faible a besoin pour sortir de son état
d’impuissance, et échapper à l’anarchie de ses instincts. Un sens absolu lui donne des
raisons de vouloir malgré la souffrance (cette volonté est une soumission). Le décadent ne
peut vouloir que de manière inconditionnée. Donc même si ce sens, ce dogme (Dieu, la
Morale, la Vérité, ou encore le Travail, l’Argent, etc.) entraîne des débordements du
sentiment qui accroissent la souffrance, ils permettent néanmoins d’atteindre le même but
que les moyens « innocents » : l’hypnotisation. Le décadent fixe son regard sur une idée fixe
(une croyance), ce qui lui permet d’oublier son impuissance, mais pas de la soigner. Un nom
pour ce type de solutions à l’impuissance est le fanatisme : « Le fanatisme est en effet
l’unique "force de volonté" à laquelle puissent être amenés aussi les faibles et les incertains,
en tant qu’il est une espèce d’hypnotisation de l’ensemble du système sensible-intellectuel
au profit de l’alimentation surabondante (hypertrophie) d’une unique manière de voir et de
sentir qui domine désormais ⎯ le chrétien l’appelle sa foi105. » Là où le bouddhiste détruit
tous les affects, le chrétien fait d’un seul affect, et par conséquent d’une seule perspective,
un tyran106.
Ces solutions négatives, le ressentiment et la mauvaise conscience, sont-elles
réellement des remèdes à la maladie ? Concernant les moyens « innocents », on a vu qu’ils
pouvaient être considérés dans une certaine mesure comme des remèdes. Cependant ils ne
permettent pas de recouvrer vraiment la santé. Celle-ci en effet se définit par

103
GM III, §11.
104
GM III, §28. Le sens et les raisons, pour le faible, sont des fondements de la réalité (sens absolu, raisons dernières, causes
premières, inconditionné). C’est pourquoi le mécanisme apparaît comme un non-sens : « un monde essentiellement
mécanique serait un monde essentiellement dénué de sens » (GS V, §373 (1887)). C’est pour cette raison que Nietzsche
rapproche parfois les sciences expérimentales et le pessimisme : « Autour de tous ces systèmes positivistes se répand en effet
la fumée d’un certain assombrissement pessimiste » (GS V, §347 (1887)).
105
GS V, §347 (1887).
106
On arrive à la même chose en philosophie avec la raison : cf. Cr. id., II §10, à propos de Socrate, c’est-à-dire du
rationalisme. « Au fond, tous les grands affects en sont capables, à condition de se décharger subitement, colère, crainte,
volupté [le sexe comme narcotique], vengeance, espérance, triomphe, désespoir, cruauté » (GM III, §20).

98
l’accroissement du sentiment de puissance. Or, ce premier type de solutions ne vise pas un
accroissement, mais au contraire une stabilité neutre (ni plaisir ni déplaisir). On peut donc
considérer que ce ne sont pas de vrais remèdes. C’est encore plus évident pour les moyens
« coupables » : « Il va de soi qu’une "médication" de cette sorte, simple médication par
l’affect, ne peut constituer une véritable guérison des malades au sens physiologiques ; on
ne devrait même pas prétendre que l’instinct vital a, ce faisant, envisagé et visé la guérison
proprement dite107. » Les solutions négatives à la souffrance sont de faux remèdes, parce
qu’elles ne visent pas à guérir la maladie, c’est-à-dire l’impuissance face à la douleur, le
manque de maîtrise de soi, de volonté, mais uniquement à diminuer la souffrance108 : le
prêtre « ne combat que la souffrance elle-même, la misère de celui qui souffre et non pas sa
cause, ni la maladie en elle-même, ⎯ voilà qui doit susciter notre objection la plus forte
contre la médication du prêtre109. » Mais en utilisant un mauvais remède il aggrave la
maladie : « tout débordement de puissance de cet ordre se fait après coup payer, cela va de
soi ⎯ il rend le malade plus malade encore ⎯ : et c’est pourquoi ce genre de remèdes à la
souffrance, selon les critères modernes, est un genre "coupable"110. » La décharge non
maîtrisée de l’affect est toujours suivie de « violents contrecoups physiologiques111 ».
L’homme du ressentiment (cela vaut aussi pour la mauvaise conscience) est entraîné par
ses affects dans une sorte de spirale vers toujours plus d’impuissance : car « nul feu ne
dévore plus vite que les affects du ressentiment*112. » C’est cela, le dynamisme de la
décadence.
Nous venons de décrire le type des manières négatives d’exister, le type morbide
selon Nietzsche. Le décadent réel est celui qui, dans une période de maladie
(d’impuissance, de détresse, de peur), réagit d’une manière nocive, en utilisant de faux
remèdes : des valeurs négatives. Il faut préciser que cette négation n’est pas absolue. Car si
le faible nie la vie, c’est justement pour continuer à vivre. La négation est la condition de son
existence : « l’idéal ascétique procède de l’instinct de protection et de sauvegarde d’une vie
décadente113. » Car grâce à cette négation, il « pouvait désormais vouloir quelque chose, ⎯
peu importait d’abord vers quoi, pour quoi et par quoi il voulait : la volonté elle-même était
sauvée » ; « l’homme préfère encore vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du

107
GM III, §16.
108
Donner un sens à la souffrance, c’est en quelque sorte la réduire : le fait qu’elle ait un sens console.
109
GM III, §17.
110
GM III, §20.
111
GM III, §20.
112
EH I, §6.
113
GM III, §13.

99
tout114… » C’est pourquoi Nietzsche peut dire : « On m’aura compris : ce prêtre ascétique,
cet ennemi apparent de la vie, ce négateur, ⎯ il appartient précisément aux très grandes
puissances conservatrices et affirmatrices de la vie115… » Mais cette affirmation n’est pas
sans conditions : il faut que la vie ait un sens absolu, qu’elle soit posée en référence à un
absolu au-delà de la vie. Nier la vie, c’est l’affirmer sous certaines conditions. Il nous faut
maintenant décrire le type sain des manières d’exister, c’est-à-dire celui de la grande santé,
le type affirmatif.

Qu’est-ce que l’affirmation ? Tout d’abord c’est une affirmation sans conditions, « un
dire-oui sans réserve même à la souffrance, même à la faute, à tout ce qui est douteux et
étrange dans l’existence116… » ; soi-même, la vie, la réalité, ne sont pas évalués en
référence à un extérieur, à une transcendance : « toute morale noble procède d’un dire-oui
triomphant à soi-même » ; « dans le mode noble d’évaluation [l’individu] agit et croit
spontanément, il ne cherche son antithèse que pour se dire un oui à lui-même, encore plus
reconnaissant, encore plus jubilatoire117. » Il est donc actif, sa réaction est « la véritable
réaction, celle de l’acte118 ». Son mode d’évaluation est donc strictement immanent. Il a
suffisamment foi en sa puissance pour ne pas avoir besoin de fictions, d’un monde d’idéaux
par rapport auquel s’évaluer lui-même et la réalité. Cela signifie que l’homme noble ou sain
affirme aussi la souffrance et la maladie ; il ne cherche pas à les déprécier, à les nier. La
capacité à souffrir peut donc pour Nietzsche être considérée comme un critère de valeur :
« la profondeur que peut atteindre la souffrance des hommes, voilà qui détermine presque
la hiérarchie119. »
En quoi alors le mode noble d’évaluation se distingue-t-il du mode ascétique, et
particulièrement chrétien ? Qu’est-ce qui distingue la grande santé de la décadence ? C’est
la manière de souffrir. Le décadent prend plaisir à souffrir, tandis que l’homme fort,
ascendant, prend plaisir à vivre, malgré la souffrance : « Dionysos contre le "crucifié" : la
voici bien, l’opposition. […] On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance :
sens chrétien ou sens tragique… Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être
bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même

114
GM III, §28, pour les deux citations. Cela vaut pour la réalité dans son ensemble, car, comme on l’a vu dans le mode
ascétique d’évaluation, la manière de s’évaluer soi-même est implique une certaine manière d’évaluer le réel.
115
GM III, §13.
116
EH III, NT §2.
117
GM I, §10, pour les deux citations.
118
GM I, §10.
119
PBM §270.

100
une somme monstrueuse de souffrance / L’homme tragique acquiesce même à la
souffrance la plus âpre : il est assez fort, plein, divinisant pour cela / Le chrétien renie même
le sort le plus heureux sur terre : il est assez faible, pauvre, déshérité pour souffrir, sous
toutes ses formes, de la vie même120… » Le décadent et l’homme de la grande santé n’ont
donc pas le même fond121 : détresse pour le premier, joie pour le second. Plus précisément,
l’homme sain connaît toutes sortes d’émotions, positives comme négatives (détresse), mais
sur un fond de joie de vivre, avec au fond toujours, en gros, le sentiment de sa puissance.
Autrement dit, les décadents « souffrent de l’appauvrissement de la vie122 » (faiblesse
de volonté), c’est pourquoi ils ne peuvent réagir à la souffrance que d’une manière
détournée, en lui attribuant un sens en référence à un au-delà. Ainsi la souffrance est
justifiée. Mais plus encore, c’est la souffrance qui va justifier la vie (la vie décadente),
puisqu’elle devient une vertu. De fait, même si c’est au nom d’un idéal, la souffrance devient
une fin. Les hommes sains au contraire « souffrent de la surabondance de vie123 ». Cela
signifie que si la souffrance est considérée par eux comme quelque chose de positif, c’est
parce qu’elle leur offre l’occasion d’exercer leur puissance, dans l’acte de surmonter la
résistance que leur offre alors la vie124. La souffrance n’est donc pour eux qu’un moyen,
jamais une fin, ni fictivement ni de fait. La grande santé consiste donc à prendre plaisir à
surmonter les résistances et les souffrances qu’elles occasionnent, tandis que le décadent
prend plaisir à la souffrance elle-même. Il faut donc distinguer deux sortes de joie, de belle
humeur (Heiterkeit125) dans la grande santé : la joie à l’accroissement du sentiment de
puissance dans l’assimilation, et la joie fondamentale, le sentiment de puissance initial, à
l’origine de l’affirmation (en quelque sorte stock de puissance à dépenser126). D’autre part, la
manière de justifier la souffrance chez le fort est donc inverse : le fort justifie sa souffrance
par sa volonté de puissance, par l’existence, non l’existence par la souffrance127. Autrement
dit, interpréter et évaluer pour le faible, c’est injecter un sens (absolu, un sens à la réalité
alors considérée comme tout) dans la réalité (réactivité), tandis que pour le fort c’est y

120
FP XIV, 14 [89], cité par P. Wotling, op. cit., p. 144 (cf. EH IV, §9).
121
Cf. EH I, §2 : la condition pour recouvrer la santé par soi-même, « c’est qu’on soit fondamentalement sain. »
122
GS V, §370 (1887).
123
GS V, §370 (1887).
124
Cette attitude dépend de la foi que l’on a en soi-même, de sa capacité à surmonter les plus hautes résistances. Le décadent,
auquel manque cette foi, lui qui ne se croit ou ne se sait pas capable de surmonter ces résistances, ne peut que nier la
souffrance, ce qui lui résiste
125
C’est ainsi qu’E. Blondel traduit ce mot (cf. la note 57 dans l’édition GF de La généalogie de la morale).
126
Cf. EH III, NT §2 : « l’affirmation suprême, née de l’abondance, de la surabondance. »
127
Cf. G. Deleuze, op. cit., p. 16 : « la vie qui justifie la souffrance, qui affirme la vie. »

101
mettre sa volonté (activité) : « Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses, y met au moins
un sens : cela revient à croire qu’une volonté s’y trouve déjà (principe de la "foi")128. »
Affirmer la réalité et par conséquent la souffrance, c’est lui imprimer son vouloir. En
un premier sens, cela signifie vouloir la souffrance : dire de la souffrance, « je la veux », ou
« je l’ai voulue129 » (amor fati130), c’est déjà se l’approprier, l’assimiler. Vouloir la souffrance,
c’est le seul moyen réel de ne pas la subir, car cela permet de ne pas l’évaluer par rapport à
un autre monde, et ainsi de ne pas tomber dans le ressentiment ni la mauvaise conscience.
Car vouloir la souffrance d’une manière saine, ce n’est pas la vouloir au sens du fanatique,
c’est-à-dire pour elle-même, mais comme une occasion de se dépasser soi-même en la
surmontant, en l’assimilant ; la saine volonté de souffrance est volonté de puissance au
sens plein du terme, volonté d’accroissement du sentiment de puissance : « Appris à l’Ecole
de Guerre de la vie : ce qui ne me tue pas me fortifie131. » Imprimer sa volonté dans ce qui
fait mal signifie donc aussi l’assimiler, contrairement au décadent qui ne veut pas en finir la
souffrance. Enfin, c’est vouloir la maîtriser. Maîtriser la douleur, c’est maîtriser son irritabilité,
être capable de ne pas réagir aux excitations douloureuses. Autrement dit, c’est se maîtriser
soi-même, avoir une volonté suffisamment forte pour maîtriser ses instincts : « Notre orgueil
se cabre comme il ne le fit jamais : il y a pour lui un incomparable attrait, face à un tyran tel
que la douleur et à toutes les insinuations qu’elle nous souffle pour nous faire porter
témoignage contre la vie ⎯ à prendre précisément parti pour la vie contre le tyran132. »
Maîtrise de soi et maîtrise du réel coïncident. Et justement la maîtrise est tout le contraire de
la décharge de l’affect des décadents fanatiques : « la maîtrise de la puissance consiste
donc en une combinatoire des instincts133. » Mettre sa volonté dans les choses y compris
les choses douloureuse (la réalité donc), c’est donc les vouloir, les assimiler, et les maîtriser.
La volonté de souffrance de l’homme de la grande santé n’a donc rien à voir avec celle du
décadent.
Nous avons donc à notre disposition deux types de médications par l’affect contre le
sentiment d’impuissance. Tout d’abord, il y a la négation. Le moyen utilisé, c’est l’affect de

128
Cr. id. I, §18.
129
Cf. EH III, APZ §8 : « Rédemption du hasard et transmutation du "c’était" en un "je l’ai voulu" ⎯ cela seul s’appellerait
pour moi rédemption. »
130
Cf. GS §276, EH II, §10 et III, CW §4.
131
Cr. id., I, §8 ; cf. EH I, §2 ; et encore EH II, §6 : « tel que je suis, assez fort pour tourner à mon avantage même ce qu’il y
a de plus douteux et de plus dangereux et ainsi de gagner encore en force, j’intitule Wagner le grand bienfaiteur de ma vie. »
132
Aur. §114, cité par P. Wotling, op. cit., note 1 p. 146. Ce que Nietzsche désigne ici par orgueil, c’est la force de volonté.
Comparer avec la réaction décadente, qui attribue un sens à la douleur, dans Aur. §32, cité par P. Wotling, op. cit., note 1 p.
151.
133
P. Wotling, op. cit., p.207.

102
la cruauté (ressentiment, mauvaise conscience134), déchargé d’une manière incontrôlée
(tyrannie de l’affect), ce qui suppose l’assignation d’un sens absolu à la réalité. Le résultat
obtenu est un accroissement du sentiment de puissance, « l’ivresse [Trunkenheit] de la
douceur de la vengeance135 », l’ivresse de la cruauté. Cette médication est mauvaise parce
qu’elle est suivie de contrecoups physiologiques. Il y a ensuite l’affirmation. Le moyen utilisé
est encore un affect, l’affect du commandement, c’est-à-dire la volonté. Cela implique
maîtrise de soi, non tyrannie des affects, et interprétation immanente (pas de sens absolu).
Le résultat obtenu est encore un accroissement du sentiment de puissance, la Heiterkeit, la
gaieté ou belle humeur. Ceci pose déjà un problème, mais plus encore le fait que
l’affirmation inclut en elle le plaisir à la destruction, à la cruauté. Si le critère est
l’accroissement du sentiment de puissance, et si dans les deux cas il est provoqué par
l’exercice de la cruauté, comment distinguer en valeur l’affirmation et la négation ?
Commençons d’abord par distinguer la négation de l’affirmation, et la négation de la
négation. Nietzsche formule lui-même le problème : « Le problème psychologique dans le
type de Zarathoustra est de savoir comment celui qui dit non, fait non à un degré inouï, à
tout ce à quoi jusque-là on disait oui, peut être néanmoins l’antithèse d’un esprit
négateur136. » Si le dire-oui à la vie est aussi un dire-non, c’est parce que la négation est un
corrélat requis par l’affirmation : « Pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut démolir un
sanctuaire137 » ; « l’affirmation a pour condition la négation et la destruction138. » Pour
affirmer la vie, il faut nier et détruire ce qui y fait obstacle, au premier chef Dieu et la morale,
toutes les idéaux de la décadence. Mais ce ne sont pas seulement les vérités et les valeurs
décadentes qui sont nier dans l’affirmation, mais plus généralement toute vérité établie,
donc, entre autres, pour nous aujourd’hui, celles de Nietzsche139. C’est ce qu’implique la
définition de la santé comme accroissement du sentiment de puissance, dépassement de
soi, c’est-à-dire acquisition de nouvelles perspectives : « toute élévation de l’homme
entraîne avec soi le dépassement d’interprétations plus étroites, […] tout renforcement
atteint, toute extension de puissance ouvre de nouvelles perspectives et [fait] croire à de

134
Nous ne parlons ici que de la médication coupable, la seule qui peut poser problème par rapport à la définition de
l’affirmation.
135
GM I, §14.
136
EH III, APZ §6.
137
GM II, §24.
138
EH IV, §4.
139
On peut retomber dans le dogmatisme même avec l’interprétation de Nietzsche, et celui-ci le savait : « Maintenant, je vous
enjoins de me perdre et de vous trouver ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous renié que je reviendrai… » (APZ I, « de la
vertu qui prodigue », §3, cité par Nietzsche au paragraphe 4 de la préface d’Ecce homo) ; cf. EH IV, §1.

103
nouveaux horizons140. » Mais cette négation n’est pas un fardeau, la nécessité de la
destruction est aussi objet de l’affirmation : « pour une tâche dionysiaque, la dureté du
marteau, la joie d’anéantir font partie, d’une manière décisive, des conditions
préalables141 » ; « Je connais la joie de la destruction à un degré qui est à la mesure de ma
force de destruction ⎯ dans l’une comme dans l’autre j’obéis à ma nature dionysiaque, qui
ne saurait séparer l’action négative de l’affirmation142. » Affirmer la vie, c’est donc aussi
affirmer la nécessité de la destruction143, donc y prendre plaisir. Mais ce plaisir, cette joie est
avant tout un plaisir à vivre, car le but n’est pas la destruction en elle-même, mais le
dépassement de soi. C’est pourquoi Nietzsche distingue l’agressivité du fort et la haine du
fanatique : « le penchant agressif ressortit aussi nécessairement à la force que le sentiment
de vengeance et de rancune à la faiblesse144. » La négation, la cruauté et la joie à la cruauté
n’ont pas le même sens chez le fort et chez le décadent.
C’est cette négation, cette cruauté que Nietzsche oppose notamment à la pitié
(l’analyse de se phénomène peut donc nous permettre de compléter notre propos sur la
négation dans l’affirmation). Affirmer la réalité, c’est vouloir, c’est-à-dire déterminer les
choses à partir de soi-même (autonomie, égoïsme au sens noble). Dans l’affirmation, la
recherche de l’accroissement du sentiment de puissance signifie aussi acquisitions de
nouvelles perspectives, de perspectives propres. Autrement dit, la grande santé rend
différent, elle isole145. Or la pitié, qui repose et cherche à reproduire le sentiment d’égalité, a
pour effet d’annuler cette différence : « les prédicateurs de la morale de la pitié vont
aujourd’hui jusqu’à soutenir l’opinion que c’est justement cela et rien que cela qui est
moral : ⎯ perdre son chemin de cette manière et se précipiter à la rescousse du
prochain146. » La pitié consiste à souffrir avec autrui quel qu’il soit, plutôt que d’être heureux
(accroissement du sentiment de puissance le plus haut) plus ou moins seul. Par
conséquent, affirmer la vie, devenir un individu, exige le plus grand égoïsme : « ne pas périr

140
FP XII, 2 [108], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., I p. 107.
141
EH III, APZ §8.
142
EH IV, §2 : littéralement « le faire-non du dire-oui » (note 13 d’E. Blondel). Nietzsche présente peut-être le plus souvent
la négation comme une tâche lourde et sérieuse, un devoir préalable à l’affirmation joyeuse : « il me semble tout au contraire
qu’il n’y a pas d’affaire [la morale] qui ne gagne davantage à être prise au sérieux, on y gagnera par exemple d’obtenir peut-
être un jour [c’est nous qui soulignons] la permission de prendre la morale avec belle humeur [Heiterkeit] » (GM avant-
propos, §7). Et de fait les livres de Nietzsche qui ont pour tâche « l’action négatrice » (EH III, PBM §1), c’est-à-dire tous les
livres après Ainsi parlait Zarathoustra, sont de moins en moins joyeux. Ecce homo est une exception.
143
Cf. GS §26 : vivre, c’est aussi tuer.
144
EH I, §7.
145
Cf. PBM §270 : « La souffrance profonde rend noble ; elle met à part. »
146
GS §338.

104
de détresse et d’incertitude intérieures lorsque l’on inflige une grande souffrance et que l’on
entend le cri de cette souffrance ⎯ voilà ce qui est grand, voilà ce qui appartient à la
grandeur147. » Nietzsche oppose donc au sentiment d’égalité le « pathos de la distance148 ».
Ce sentiment est une caractéristique de l’homme de la grande santé, et exprime la négation
et la cruauté corrélatives à l’affirmation. Mais l’absence de pitié ne pourrait-elle pas être
considérée comme une manifestation du ressentiment ? Pas cette forme d’absence de pitié,
car là encore, c’est la vie qui est visée (la joie de vivre, malgré les conséquences), non la
cruauté pour elle-même, comme dans le ressentiment (plaisir à faire souffrir uniquement).
C’est pourquoi Nietzsche peut dire : « Pas de tableau de martyre. ⎯ Je veux faire comme
Raphaël et ne peut plus peindre de tableau de martyre. Il y a assez de choses sublimes
pour que l’on n’ait pas à chercher la sublimité là où elle vit en compagnie de la cruauté
comme en compagnie d’une sœur ; et mon ambition, en outre, ne trouverait toujours à se
satisfaire si je voulais me transformer en tortionnaire sublime149. » La cruauté de Nietzsche,
sa négation, son sentiment de la distance et sa violence envers autrui ont donc un autre
sens que chez le décadent.
Mais la décharge de cruauté, ce n’est pas seulement le ressentiment, c’est aussi la
mauvaise conscience, la cruauté retournée contre soi. L’affirmation exige aussi de nier ce
qu’il y a de négatif, de décadent en soi-même, ce qui signifie ne pas se prendre soi-même
en pitié : « être cruel et impitoyable envers tout ce qui chez nous faiblit et vieillit150. »
S’interdire de croire notamment, c’est faire preuve de cruauté envers soi-même, envers ce
qu’il y a en soi-même de faible et de décadent : « tout vouloir-connaître renferme déjà une
goutte de cruauté151. » De même s’interdire d’avoir pitié : « Oui, il y a une secrète séduction
jusque dans tout cet éveil de la pitié et cet appel à l’aide : notre "chemin propre" est
justement une chose trop dure et trop exigeante, et trop éloignée de l’amour et de la
reconnaissance d’autrui, ⎯ nous ne sommes vraiment pas mécontents de lui échapper, à
lui et à notre conscience la plus personnelle, et nous prenons la fuite pour nous réfugier
dans la conscience d’autrui, et dans l’agréable temple de la "religion de la pitié"152 » ; et
dans la direction inverse, s’interdire de rechercher la pitié, d’être pris en pitié : l’homme fort
« a besoin de toutes les formes de déguisement pour se protéger du contact des mains

147
GS §325 ; cf. EH I, §4. Donnons un exemple au niveau de la pensée : « Nous faisons une expérience (Versuch) avec la
vérité ! Peut-être fera-t-elle périr l’humanité ! Allons-y ! » (FP X, 25 [305], cité par P. Wotling, op. cit., p. 242).
148
PBM §257.
149
GS §313.
150
GS §26.
151
PBM §229 ; cf. §230.
152
GS §338.

105
importunes et compatissantes153. » Le besoin de croire et le besoin d’avoir pitié et de
recevoir de la pitié sont des manifestations de l’instinct plébéien, de l’instinct de troupeau,
de la décadence (recherche de la sécurité, peur de l’isolement, c’est-à-dire perte du sens
de la distance154). C’est donc envers ces instincts en nous-mêmes qu’il faut être cruel.
Nous avons vu en quoi avoir pitié était dangereux, il nous reste à expliquer en quoi
être objet de pitié est nuisible. Nous avons vu que l’homme de la grande santé se distingue
des hommes communs, et ce notamment par sa capacité à souffrir et par la profondeur de
sa souffrance155 : « Mais partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est
interprétée [Ausgelegt] de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection
compatissante de dépouiller la souffrance étrangère de ce qu’elle a de spécifiquement
personnel : ⎯ "bienfaiteurs" sont, bien plus que nos ennemis, ceux qui rabaissent notre
valeur et notre volonté156. » Le compatissant interprète en niant la différence, en ramenant
au connu, c’est-à-dire à ce qui est commun (principe d’égalité). D’autre part, il nie la
nécessité de la souffrance dans le processus de la santé, de la grande santé : « il veut aider
et ne songe pas qu’il y a une nécessité personnelle du malheur […]157 » Mais surtout,
accepter d’être pris en pitié, c’est se soumettre à celui qui compatit pour nous. La pitié est
une pulsion d’appropriation158, une tentative de mise en forme d’autrui (« deviens comme
moi, deviens commun, souffre avec moi159… »), un moyen pour le faible d’accroître son
propre sentiment de puissance, sous la forme d’un sentiment de supériorité à autrui160 : « En
faisant du bien et en faisant du mal, on exerce sa puissance sur autrui ⎯ et l’on ne veut rien
d’autre161 ! » ; « La pitié est essentiellement […] une agréable excitation de la pulsion
d’appropriation à la vue du plus faible162 » ; « Pour eux [les compatissants], la proie facile ⎯

153
PBM §270 ; cf. GS §118 : rechercher la pitié est le symptôme d’une « pulsion de soumission » : « la joie et la volonté
d’être désiré chez le plus faible qui veut devenir fonction. »
154
Cf. GS §50 : « L’isolement ! entendu comme l’argument qui anéantit jusqu’aux meilleurs arguments en faveur d’une
personne ou d’une cause ! ⎯ Ainsi parle, du fond de nous-même, l’instinct de troupeau. »
155
Cf. GS §48, sur deux formes de détresses.
156
GS §338 ; cf. PBM §40 : « un masque pousse continuellement autour de tout esprit profond, du fait de l’interprétation
[Auslegung] constamment fausse, à savoir plate de toute parole, de tout pas, de tout signe de vie émanant de lui. ⎯ »
157
GS §338.
158
Cf. EH II, §2 : « assimilation de soi à n’importe qui ».
159
Il peut en être de même pour l’appel à la pitié. Dans ce cas, la pitié ne se sépare pas du ressentiment. D’ailleurs, celui ou
celle qui, par sa pitié, se soumet à ce genre de décadent, risque de subir en retour la décharge directe du ressentiment (la
souffrance, notamment la mauvaise conscience, comme appât).
160
Il n’y a donc pas de pitié sans mépris, et le sentiment d’égalité n’est qu’un déguisement du besoin de ce sentiment de
supériorité.
161
GS §13, dont le titre est : « Eléments pour la doctrine du sentiment de puissance. »
162
GS §118.

106
et tout homme qui souffre en est une ⎯ est quelque chose de séduisant163. » Plus
précisément, la pitié est pulsion d’appropriation ou de domination parce qu’elle vise à
instaurer une dépendance : à ceux qui souffrent, « nous voulons leurs montrer l’avantage
qu’il y a à être en notre pouvoir164. » Être objet de la pitié d’autrui est donc dangereux parce
que la pitié est une négation de la différence, de la nécessité de la souffrance dans le
processus de la santé, et parce qu’elle une tentative d’appropriation. La grande santé,
l’affirmation consiste donc à s’interdire la pitié en générale, et aussi toutes formes de
croyances. Mais là encore, si l’homme sain peut prendre plaisir à cette cruauté envers soi-
même, cette forme de mauvaise conscience reste uniquement un moyen pour lui d’accroître
son sentiment de puissance ; la cruauté n’est pas voulue pour elle-même (ce n’est pas par
la cruauté elle-même qu’il accroît son sentiment de puissance), comme dans la mauvaise
conscience décadente. Le plaisir à la cruauté-négation du fort est donc différent du plaisir à
la cruauté-négation du faible.
Nous avons donc distingué la cruauté-négation de l’affirmation, de la cruauté-
négation de la négation, en montrant que la négation de l’affirmation est destruction de ce
qui fait obstacle à l’affirmation, c’est-à-dire de ce qui relève de la négation au sens de
décadence (croyances, pitié). Mais le paragraphe 13 du Gai savoir nous oblige à considérer
encore un troisième type de cruauté, un second au sein même de l’affirmation. En effet,
dans ce texte Nietzsche distingue deux manières d’accroître le sentiment de puissance : par
la pitié (faire du bien165) et par la cruauté (faire du mal), la première provoquant un
accroissement de faible intensité (« accroissement lent », « tranquille »), la seconde un
accroissement de très haute intensité (« soudain », « dangereux et audacieux »)166. Cette
différence d’intensité correspond à la différence des résistances surmontées : une « proie
facile » pour la pitié, un ennemis difficile à dominer pour la cruauté (la cruauté-affirmation)167.
L’acte d’interprétation, même affirmateur (mettre sa volonté dans les choses), est donc un
acte de cruauté, et c’est bien cet acte en lui-même qui procure la belle humeur. Autrement

163
GS §13.
164
GS §13. Remarque : nous avons déjà parlé de quatre grandes formes de pitié : la pitié, donnée et reçue, comme soumission
(cf. GS § !338 et118), et la pitié, donnée et reçue, comme domination (cf. GS §§13 et 118). Les quatre sont des symptômes de
décadence.
165
On a vu que la bienveillance dans la pitié n’était qu’une apparence. En réalité il n’y a rien de plus cruel, puisque cela
maintient dans un état de faiblesse et crée une dépendance.
166
GS §13.
167
Cf. EH I, §7 : « Affronter l’ennemi à armes égales ⎯ première condition d’un duel loyal. Lorsqu’on méprise, impossible
de faire la guerre ; lorsqu’on a la haute main, lorsqu’on voit les choses de haut, on n’a pas à faire la guerre. » Cela signifie
que pour Nietzsche, faire du mal au faible est sans intérêt, et signe de décadence (voir le film d’A. Hitchcock, La corde, sur
un détournement nihiliste de la philosophie de Nietzsche).

107
dit, la volonté, l’affect du commandement, est une des formes de l’affect de cruauté.
Comment alors distinguer l’affirmation et la négation, si toutes deux sont en fait des
médications par la décharge de cruauté ?
La cruauté de la volonté, c’est la maîtrise, tandis que la cruauté tout court, celle de la
décadence, c’est la destruction. Du point de vue du corps, on l’a vu, la maîtrise consiste en
un contrôle mutuel des instincts. Le décadent au contraire vise la décharge incontrôlée d’un
seul affect, qui par conséquent tend à détruire tous les autres168. En termes politiques, la
maîtrise de soi correspond au régime aristocratique (multiplicité d’instincts), et la « maîtrise
de soi » décadente à la tyrannie (un seul affect ne doit être satisfait). Du point de vue du
rapport à la réalité, la maîtrise est interprétation, assimilation. L’assimilation est cruelle parce
c’est un processus d’altération, de réduction de l’autre au même (mettre sa volonté dans les
choses, ou les choses dans sa volonté) : « Par elle-même l’assimilation revient à rendre
identique à soi-même quelque chose d’étranger, à la tyranniser ⎯ est CRUAUTE169. » Mais
l’assimilation n’est pas seulement une altération de l’autre (la réalité), mais aussi une
altération du même : « Apprendre nous métamorphose, cela fait ce que fait tout
alimentation, laquelle ne se borne pas à "conserver" ⎯ : comme le physiologiste le sait
bien170. » L’assimilation consiste donc en un double-mouvement d’altérations relatives,
altérations du même, celui qui assimile (donc cruauté envers soi-même), et altération de
l’autre, ce qui est assimilé (cruauté envers la réalité). Pour celui qui interprète, c’est un
mouvement de dépassement de soi vers une nouvelle « identité », située entre le même et
l’autre. Donc, mettre sa volonté dans les choses, les assimiler, les maîtriser, c’est une
certaine manière de les conserver, de conserver dans une certaine mesure leur altérité171. La
« maîtrise » du réel par le décadent a un tout autre sens. Nous l’avons dit, l’interprétation
décadente de la réalité consiste à y injecter un sens absolu, en la rapportant à un monde qui
la transcende. Ce monde est posé par le faible pour sa propre conservation, pour la
conservation du même (pas de dépassement de soi). Autrement dit, le faible n’assimile pas
la réalité. Par conséquent on peut même aller jusqu’à dire qu’il ne l’interprète pas. D’autre
part, en refusant le mouvement d’altération du même, il refuse le mouvement d’altération de
l’autre (pas d’assimilation). Le décadent serait-il alors moins cruel que le fort ? Son
interprétation serait-elle plus fidèle à la réalité ? Non, bien au contraire. Le décadent

168
Cf. Cr. id., II, §10 : sur la tyrannie de la raison.
169
FP GS, 11 [134], cité par P. Wotling, op. cit., note 1 p. 201.
170
PBM §231.
171
Tout comme maîtriser ses instincts, c’est « seulement » les contrôler, non les détruire.

108
procède en fait, de manière illusoire172, à une assimilation absolue, en mesurant la réalité à
un autre monde, un monde fictif, expression du même (le monde transcendant exprime les
conditions d’existence du faible). La « maîtrise » selon le faible est une volonté de détruire la
réalité (il ne peut maîtriser que des morts), ou du moins, puisque c’est en fait impossible, de
la déprécier. Les décadents sont donc bien plus cruels que ceux qu’ils condamnent au nom
de « la » morale (partout « la violence faite aux faits173 »). Les deux grandes formes de
cruauté, la cruauté-négation (la destruction, qui regroupe deux sous-espèces) et la cruauté-
affirmation (la maîtrise), la différence est nette. La négation et l’affirmation sont donc bien
deux médications et deux manières d’exister distinctes.
Il nous reste un dernier problème à résoudre : l’accroissement du sentiment de
puissance, et par conséquent le plaisir, provoqué par la cruauté du faible et l’accroissement
du sentiment de puissance provoqué par celle du fort sont-ils distincts ? Et si oui, lequel est
le plus intense ? Les deux formes de maîtrises que nous venons de distinguer vont nous
permettre de répondre. Tout d’abord, nous avons dit que la maîtrise de soi réelle conservait
la multiplicité des instincts. Pour cette raison, l’homme de la grande santé connaît une plus
grande variété et quantité de plaisirs (et de douleurs corrélatives), que le faible : « les
hameçons de l’intérêt se lancent vers lui en nombre toujours croissant ; la foule de ses
attirances s’accroît constamment et également la foule de ses genres de plaisirs et de
déplaisirs, ⎯ l’homme supérieur devient sans cesse à la fois plus heureux et plus
malheureux174. » Mais surtout, l’accroissement du sentiment de puissance ne pouvant être
réellement provoqué que par une assimilation réelle, c’est nécessairement l’homme de
l’affirmation, celui qui met sa volonté dans les choses et les interprète de manière
immanente, qui peut seul connaître les accroissements du sentiment de puissance les plus
intenses. L’assimilation (illusoire) consistant chez le décadent en une dépréciation, on peut
dire que chez lui le sentiment de puissance dégénère en sentiment de supériorité (vanité)
par rapport à autrui et à la réalité en général (réactivité)175. Le décadent vise donc
l’accroissement de son sentiment de supériorité, et pour cela il n’a pas à faire l’effort
d’interpréter, d’assimiler, mais seulement à mentir (inventer des prétextes, des fictions pour
se sentir supérieur). Le faible prend plaisir à sa différence avec autrui, réelle ou non
(réactivité), tandis que le fort prend un plaisir, nécessairement plus intense (il assimile
réellement), à la différence avec lui-même, au dépassement de soi, à sa propre croissance

172
Nous venons de voir qu’il refuse le mouvement de l’assimilation, ce qui a pour conséquence que la réalité immanente lui
reste absolument étrangère, et qu’il en souffre.
173
GM III, §20.
174
GS §301.
175
Cf. Aur. §113, cité par P. Wotling, op. cit., p. 188.

109
(orgueil, activité). Autrement dit, chez le faible, ce qui est visé c’est l’accroissement du
sentiment de la distance, alors que chez le fort ce sentiment n’a qu’un rôle défensif (ce
sentiment est une négation). L’affirmation et la négation sont donc bien distinctes, et selon
le critère de l’intensité de l’accroissement du sentiment de puissance, l’affirmation est
supérieure à la négation176.

Le critère de l’interprétation et de l’évaluation est donc la santé qu’elles impliquent,


c’est-à-dire l’accroissement du sentiment de puissance et corrélativement la belle humeur,
la Heiterkeit. Nietzsche redéfinit donc le concept de vérité : « Le critère de la vérité réside
dans l’élévation du sentiment de puissance177 » ; une interprétation ou une évaluation est
vraie quand elle augmente en nous le sentiment de puissance, et fausse quand elle le
diminue ou en entrave la croissance. Ce critère ne reproduit pas le dualisme dogmatique du
vrai et du faux. Entre la grande santé et la décadence, entre l’affirmation et la négation, il n’y
a que des différences de degré178. Il faudrait parler de « bipolarisme » plutôt que de
dualisme. La grande santé ou l’accroissement du sentiment de puissance est donc un
critère, et en ce sens il fonctionne comme une norme absolue. Mais cette absoluité ne se
transmet pas à l’interprétation, et c’est en cela que ce critère n’est pas dogmatique :
aucune interprétation ou évaluation n’est en soi celle qui intensifie le plus le sentiment de
puissance. Le critère de Nietzsche n’implique aucune univocité dans la hiérarchie des
interprétations : ni scepticisme (absence de critère), ni dogmatisme (critère qui implique
l’univocité).
C’est pourquoi Nietzsche pose le problème de l’interprétation et de l’évaluation de la
manière suivante : « Comment dois-tu, toi, te nourrir afin de parvenir à ton maximum de
force, de virtù dans le style de la Renaissance, de vertu garantie sans moraline179 ? »
Concrètement, une interprétation est toujours relative au jeu des forces dans l’individu qui
interprète, et au jeu des forces dans lequel il est pris (son époque, sa famille, sa société).
Tout le monde ne parvient donc pas aux mêmes degrés de puissance (il y a bien un critère)
par les mêmes moyens (équivocité). De plus, le critère est l’accroissement du sentiment de

176
Remarque : Nietzsche ne juge pas négativement la décadence en raison de sa plus grande cruauté, au nom de la morale,
mais parce que cette cruauté est inefficace pour accroître le plus fortement possible le sentiment de puissance.
177
WzM §534, cité par Henri Birault, « Sur un texte de Nietzsche : "en quoi, nous aussi, nous sommes encore pieux" », in
Revue de métaphysique et de morale, 1962, réédité sous la direction de J-F Balaudé et P. Wotling in Lectures de Nietzsche,
Paris, Livre de poche, 2000, p. 441.
178
C’est ce que révèle l’ambiguïté de certains cas, comme celui du prêtre, dont Nietzsche va jusqu’à dire, dans le but de le
démystifier, qu’il possède « une volonté de puissance intacte » (GM III, §15).
179
EH II, §1.

110
puissance, le dépassement de soi, c’est-à-dire l’acquisition de nouvelles perspectives, ce
qui implique de sans cesse interpréter de nouveau. C’est pourquoi Nietzsche ne cesse
d’insister sur le fait qu’il ne faut pas prendre son interprétation de la réalité pour
l’interprétation ultime180, que ses vérités ne rien d’autre que ses vérités181, qu’il faut devenir
ce que l’on est182 (non pas retrouver son « identité », mais au contraire exploser et multiplier
son identité pour devenir soi-même, c’est-à-dire un individu hors des interprétations et des
évaluations déjà existantes, collectives ou non). Cet appel est parfaitement cohérent avec
son projet, la création d’une nouvelle culture ou civilisation formée d’individus, c’est-à-dire
d’incroyants.
Quel type d’existence, plus concrètement, implique le critère de l’accroissement du
sentiment de puissance ? Rechercher l’accroissement du sentiment de puissance, et
corrélativement la Heiterkeit, c’est rechercher des résistances, donc aussi de la douleur
(plaisir et douleur sont indissociables) : « Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel
que celui qui veut avoir le plus possible de l’un doive aussi avoir le plus possible de l’autre,
⎯ que celui qui veut apprendre l’ "allégresse qui enlève aux cieux" doive aussi être près au
"triste à mourir"183 ? » ; « Le déplaisir, inhibition ou résistance, est […] "un ingrédient
nécessaire à toute activité (toute activité est dirigée contre quelque chose qui doit être
surmonté). La volonté de puissance par conséquent tend vers ce qui lui résiste, vers le
déplaisir"184. » Le but, « intensifier la vie185 », implique une intensification de la douleur186. Par
conséquent, « le secret pour retirer de l’existence la plus grande fécondité et la plus grande
jouissance, c’est : vivre dangereusement187 ! » Il ne faut pas comprendre cela comme une
soif de destruction de soi-même : Nietzsche dit VIVRE dangereusement, pas se tuer. Et
qu’est-ce qu’il considère comme le plus dangereux ? Pour lui, le plus grand danger, c’est la
vérité : « il se pourrait […] que l’existence ait cette propriété fondamentale de faire périr

180
Cf. par exemple la citation de APZ dans EH préface, §4.
181
Cf. par exemple EH I, §7 : « mon critère à moi de l’action comme il faut » ; EH II, §7 : « ce que, quant à moi, je demande
véritablement à la musique » ; EH III, §1 : « mes vérités ».
182
Cf. GS §270, et le sous-titre d’Ecce homo. Cette idée est empruntée à Pindare, Pythiques II, 72 (d’après la note 198 de P.
Wotling dans son édition du Gai savoir) ; cf. GS §320 : « J’en veux davantage, je ne suis pas de ceux qui cherchent. Je veux
créer pour moi-même mon propre soleil » ; cf. GS §143.
183
GS §12.
184
W. Müller-Lauter, op. cit., II note 112 p. 144, citation de FP X, 26 [275], traduction modifiée par la traductrice.
185
PBM §23.
186
L’expression « intensité de la vie » ne veut plus rien dire aujourd’hui. On la voit utilisée dans les slogans publicitaires
pour tout et n’importe quoi, du soda à l’armée en passant par les serviettes hygiéniques. Aujourd’hui, ce qu’on appelle une
vie intense, c’est la recherche du « grand frisson » ou de « sensations fortes », c’est-à-dire de narcotiques.
187
GS §283. Là encore c’est une expression usurpée. Aujourd’hui, « vivre dangereusement » c’est par exemple pratiquer des
sports extrêmes, ou tomber dans la drogues, manières de fuir la réalité.

111
quiconque la connaîtrait complètement, ⎯ de sorte que la force d’un esprit se mesurerait à
la quantité précise de "vérité" qu’il parviendrait à supporter, plus clairement au degré auquel
il aurait besoin de la diluer, de la voiler, de l’adoucir, de l’émousser, de la falsifier188. » La
passion de la connaissance est une des formes les plus hautes de l’affirmation189 :
« L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme
comme le jouet le plus dangereux190. »
Enfin, le critère de l’accroissement de puissance implique une réinterprétation
radicale de la morale. Nietzsche oppose au bien et au mal (Gut und Böse) le bon et le
mauvais (Gut und Schlecht) : « "Par-delà bien et mal"…Cela ne veut pour le moins pas dire
"Par-delà bon et mauvais"191. » Comment Nietzsche définit-il le bon et le mauvais ? :
« Qu’est-ce qui est bon ? ⎯ tout ce qui élève en l’homme le sentiment de puissance, la
volonté de puissance, la puissance même. / Qu’est-ce qui est mauvais [schlecht] ? ⎯ Tout
ce qui provient de la faiblesse. / Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la force croît,
⎯ qu’une résistance est surmontée192. » Ainsi ce n’est pas seulement une nouvelle table des
valeurs, une nouvelle morale que Nietzsche propose, mais une toute nouvelle manière
d’évaluer : au lieu de valeurs auxquelles il faut se soumettre absolument (évaluation en

188
PBM §39 ; cf. GS V, §347 (1887), et EH III, NT §2 : « C’est exactement aussi loin que le courage ose s’aventurer,
exactement selon le degré de sa force qu’on s’approche de la vérité. La connaissance, l’affirmation de la réalité est pour le
fort une nécessité du même ordre que, pour le faible, la lâcheté et la fuite devant la réalité, ⎯ l’ "Idéal" ⎯ sous l’inspiration
de la faiblesse » ; cf. GS §283.
189
Le critère du sentiment de puissance nous empêche de tomber dans un irrationalisme complet (Nietzsche n’est pas plus
Calliclès que Socrate). Sur le problème du critère nous nous opposons à J. Granier. Celui-ci considère en effet que c’est la
connaissance qui est un critère du sentiment de puissance : « la volonté ne saurait donc tendre au sentiment de la puissance
comme à ce qui lui confère sa Vérité intrinsèque : cette Vérité est d’ailleurs, non point dans le sentiment lui-même, mais dans
l’aptitude de la volonté à la culture. C’est pourquoi c’est avec la passion de connaître que le sentiment de puissance acquiert
ses plus belles lettres de noblesse » (op. cit., p. 394-395) ; « Le sentiment de puissance ne représente qu’un phénomène
concomitant qui tire sa valeur de la qualité interne du vouloir sur lequel il se greffe, il n’est jamais ni le but ni le critérium de
l’acte noble » (op. cit., p. 395). En procédant à cette inversion, en mettant la Vérité au-dessus du sentiment de puissance,
donc de la vie, J. Granier fausse complètement la philosophie de Nietzsche, pour qui la vérité, même philologique, ne peut
constituer par elle-même un critère : pourquoi vouloir la vérité plutôt que la non-vérité ? La réponse ne peut se trouver que
dans la vie.
190
APZ , trad. G-A Goldschmidt, Paris, livre de poche, 1983, I, « des petites vieilles et des petites jeunes ». La plupart des
textes de Nietzsche sur la femme sont misogynes, animés par le ressentiment (il a vécu seul presque toute sa vie), mais
parfois il change de ton. La femme est une métaphore de la vie et de la vérité : « la vie est femme » (GS §339) ; « A supposer
que la vérité soit femme » (PBM préface). Le penseur tel qu’il le conçoit possède même des caractères féminins : séduction,
pudeur (cf. PBM §40), enfantement : « nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur
transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience,
de destin, de fatalité » (GS préface, §3 (1887)).
191
GM I, §17 (traduction modifiée).
192
Ant. §2 (trad. E. Blondel, Paris, GF-Flammarion, 1996), cité par E. Blondel, op. cit., p. 339.

112
termes de bien et de mal), des valeurs au sein de l’immanence (évaluation en termes de bon
et de mauvais)193. A partir de ce mode d’évaluation (qui correspond à la santé comme
critère) peuvent être déterminées des valeurs morales particulières (ce qui correspond à la
santé comme manière concrète d’exister). Qu’est-ce que cela signifie, pour des valeurs, de
rester au sein de l’immanence ? La contrainte exercée par les valeurs194 est subordonnée à
l’accroissement du sentiment de puissance, critère immanent. C’est ce qui apparaît par
exemple dans l’usage des valeurs ascétiques (« pauvreté, humilité, chasteté195 ») par les
philosophes, les philosophes forts : « Nullement, cela va de soi, comme s’il s’agissait en
quelque sorte de leurs "vertus", ⎯ qu’est-ce que cette sorte d’homme a à faire des vertus !
⎯ , mais comme les conditions les plus propres et les plus naturelles de l’existence la
meilleure, de la fécondité la plus belle pour eux196 », de l’accès au « maximum de [leur]
sentiment de puissance197 » ; « La "vertus" n’a donc rien à faire là-dedans198. » La nouvelle
manière d’évaluer de Nietzsche n’implique pas par ailleurs nécessairement la création de
nouvelles valeurs, énoncé-forme et sens, car le changement de sens peut suffire : l’idéal
ascétique peut-être interprété dans le sens de l’affirmation. Enfin, nous avons vu que les
valeurs, ou plutôt la manière d’évaluer, détermine une certaine « image de la pensée199 ».
Dans la négation, c’est la réactivité qui est placée au principe de la réalité : en soi, causalité
efficiente, etc. Dans l’affirmation, c’est donc l’activité qui sera placée au « principe » du
réel : c’est le sens de la volonté de puissance200. Les différentes interprétations possibles
selon la nouvelle image de la pensée, que fonde la nouvelle manière d’évaluer, auront donc
pour caractère principale d’interpréter le devenir à partir de l’activité (c’est le seul moyen de
s’en tenir à la réalité immanente, comme le montre la critique de l’hypothèse de la volonté
de conservation).

Un dernier problème se pose à nous. Le critère de l’accroissement du sentiment de


puissance permet de distinguer entre deux pôles : la grande santé et la décadence,
l’affirmation et la négation. Mais par là nous n’avons fait que déterminer deux manières

193
Cf. J. Granier, op. cit., p. 401 : « dans cette ontologie, le décalage subsiste, mais à l’intérieur de l’immanence, entre le
devoir-être et l’Être, entre le fait et la valeur. »
194
La contrainte, le cruauté envers soi est nécessaire pour intensifier la vie : là encore, si Nietzsche n’est pas Socrate, il n’est
pas non plus Calliclès.
195
GM III, §8.
196
GM III, §8.
197
GM III, §7.
198
GM III, §8.
199
Nous reprenons ce concept à G. Deleuze (op. cit., chp. III, 15), mais à notre manière.
200
Cf. GM II, §12.

113
générales d’exister. Nous avons déterminé deux pôles, mais comment décider que celui-ci
est le pôle positif et celui-là le pôle négatif ? Pourquoi le pôle positif devrait-il, comme le dit
Nietzsche, correspondre à l’affirmation, à ce qu’il nomme « grande santé » ? « Pourquoi
l’affirmation vaudrait-elle mieux que la négation201 ? » Nietzsche lui-même se posait encore
la question en 1888 : « Je distingue un type de vie ascendante et un type de décadence, de
décomposition, de faiblesse. Le croirait-on, la question de la préséance entre ces deux
types est encore en balance202. »
Affirmer ou nier la vie, nous l’avons vu, c’est porter un jugement de valeur sur la vie.
Mais quelle peut être la pertinence d’un tel jugement ? Nietzsche est très clair, il n’y en a
pas : « la valeur de la vie ne saurait être évaluée203 » ; « Il faudrait être placé hors de la vie, et,
par ailleurs, la connaître aussi bien que quiconque, que beaucoup, que tous ceux qui l’ont
vécue, pour avoir seulement le droit d’aborder le problème de la valeur de la vie : autant de
raisons qui prouvent que le problème n’est pas à notre portée204. » Les arguments de
Nietzsche sont donc d’ordre méthodologiques : la résolution du problème de la valeur de la
vie dépasse les cadres de la méthode philologique. En effet, d’une part la vie ne peut être
évaluée qu’à partir de sa propre vie (perspectivisme, pas d’évaluation a priori légitime), et
d’autre part la connaissance de tous les faits nécessaires pour déterminer objectivement la
valeur de la vie est impossible (jugement empirique objectif impossible). Il ne peut donc pas
y avoir d’argument absolu pour ou contre la vie205.
De plus, il apparaît qu’il y a un cercle dans la détermination du critère de
l’interprétation. En effet, le critère généalogique fonde le critère philologique (la grande
santé, c’est la capacité à s’incorporer la vérité en la falsifiant le moins possible), mais c’est
en suivant la méthode philologique que Nietzsche a pu déterminer le critère généalogique :
ses arguments contre la « normativité vitale » comme volonté de conservation, et non
volonté de puissance, sont des arguments méthodologiques (économie de principes, pas
de téléologie). Peut-être le cercle est-il d’ailleurs inévitable pour une pensée qui refuse le
fondement. Mais est-ce que cela remet en cause sa validité ? Si l’on s’en tient au texte de
Nietzsche, au niveau du langage, conceptuel et métaphorique, c’est-à-dire à la philologie et
à la généalogie, sa philosophie est une philosophie dogmatique, sous une autre forme

201
G. Deleuze, op. cit., p. 98.
202
VP II, §530 p. 419, cité par G. Deleuze, op. cit., p. 98. 1888 est la date approximative donnée par l’éditeur.
203
Cr. id., II, §2.
204
Cr. id., V, §5.
205
G. Deleuze propose un argument : « "vaut mieux" et vaut absolument ce qui revient, ce qui supporte de revenir » (G.
Deleuze, op. cit., p. 98). Mais c’est une pétition de principe : pourquoi ce qui vaut mieux devrait-il correspondre à ce qui
revient ? Il n’y a pas de raisons.

114
(cercle, et non plus linéarité à partir d’un fondement postulé). Mais le fondement réel d’un
discours ne peut pas se trouver dans le discours (fondement rationnel), mais dans le corps
hors-discours et hors-texte, dans la vie.
C’est donc à partir de sa propre expérience vécue et ses connaissances historiques
(vie des grands hommes et grandes civilisations), c’est-à-dire à partir de « données »
empiriques, et non une déduction a priori, que Nietzsche détermine la hiérarchie entre les
deux pôles de la santé. C’est principalement dans Ecce homo, son « autobiographie », qu‘il
insiste le plus sur sa propre expérience de la décadence et de la guérison (rappelons que la
santé se définit par ce dynamisme de la guérison), afin d’expliquer « pourquoi il est si
sage206 » : « Ai-je besoin de dire, après tout cela, qu’en matière de décadence*, je suis un
homme d’expérience ? Je l’ai épelée dans tous les sens207. » Nietzsche a connu les deux
manières d’exister, il les connaît régulièrement grâce à sa maladie (« je connais les deux, je
suis les deux208 »), il peut donc comparer et évaluer ces deux états. Nietzsche détermine
donc la hiérarchie entre négation et affirmation à partir d’une expérience « subjective », une
expérience vécue (et interprétée), l’expérimentation objective et la raison faisant défaut pour
la résolution de ce problème. Est-ce que cela signifie qu’il faut avoir aveuglément confiance
en Nietzsche sur ce point ? Bien sûr que non (« Autant de méfiance, autant de
philosophie209 »), car ce serait accepter son discours comme un discours détaché de la
réalité, du corps, de la vie, ce serait donc faire preuve d’idéalisme ou de dogmatisme. Au
contraire, pour évaluer ce que dit Nietzsche, il faut chercher à avoir ses propres expériences
de l’affirmation et de la négation, de la décadence et de la guérison, du ressentiment, de la
mauvaise conscience et de la Heiterkeit, de l’impuissance (la détresse) et de
l’accroissement du sentiment de puissance. Cette expérimentation sur soi-même210 est
nécessaire tout autant pour faire siennes sans dogmatisme les idées fondamentales de
Nietzsche, que pour les réfuter, le pur discours étant nécessairement inefficace, parce que
nécessairement fondé dans le vide. C’est donc en fait le critère généalogique qui est
premier, mais le critère généalogique vécu ; la vie fonde la pensée : « Je vis encore, je pense

206
Cf. surtout EH I, §§1, 2, 6 ; et GS préface (1887).
207
EH I, §1.
208
EH I, §1.
209
GS V, §346 (1887).
210
Elle doit être violente, puisqu’il s’agit de ressentir des sentiments extrêmes : détresse réelle, multiplication de l’identité,
violent dépassement de soi. On ne peut pas déterminer la hiérarchie entre l’affirmation et la négation à partir de ses petits
« cafards », ses « petites déprimes », ou ses petites joies, bref à partir des variations ordinaires des sentiments ordinaires.

115
encore : je dois vivre encore, car je dois encore penser. Sum ergo cogito : cogito, ergo
sum211. »

3) Résolution généalogique du conflit de Nietzsche et de la science.

On peut à présent essayer de résoudre d’une autre façon, à l’aide de la méthode


généalogique, le conflit des interprétations nietzschéennes et scientifiques de la réalité. Il
est vrai qu’il suffirait de rappeler que les critères philologiques et généalogiques coïncident
pour déterminer que selon la généalogie aussi, l’interprétation nietzschéenne apparaît
supérieure à celle de la science. En effet, on a vu dans notre première partie en quoi
l’interprétation de Nietzsche était plus fidèle à la réalité. De plus, elle se reconnaît comme
interprétation, et donc laisse ouverte la voie à son propre dépassement, à sa propre
destruction. Sur ce point d’ailleurs, les scientifiques (C. Bernard en tout cas), ne sont pas si
éloignés de Nietzsche : « Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la
seule chose dont nous soyons certains, c’est que toutes ces théories sont fausses
absolument parlant212. » Donc pour les scientifiques aussi, d’une certaine façon, il n’y a que
des interprétations, mais seulement des interprétations scientifiques (le déterminisme n’est
pas une interprétation, mais une vérité absolue). Sur ce point essentiel, l’interprétation de la
science pourrait être considérée comme à peine inférieure à celle de Nietzsche, si elle ne
gardait pas malgré tout la vérité comme idéal. L’interprétation de Nietzsche, en tant que
meilleure interprétation selon les critères philologiques, est celle qui accroît le plus le
sentiment de puissance, celle qui est plus conforme au critère généalogique.
Mais la généalogie c’est, avant le retour au corps et au sentiment de puissance, un
retour aux valeurs qui fondent les vérités d’une interprétation. Quel type de morale
véhiculent les interprétations scientifiques de la réalité ? C’est une morale de la décadence,
la morale chrétienne ou moderne. Tout d’abord, la recherche scientifique conserve malgré
tout la vérité comme idéal inconditionné, on l’a vu chez C. Bernard, ce qui manifeste un
besoin de repos, et non de devenir, de croissance : « quelques uns ont encore besoin de
métaphysique ; mais aussi cette impétueuse aspiration à la certitude qui se décharge
aujourd’hui chez la grande majorité sous une forme scientifique et positiviste, l’aspiration
qui veut détenir quelque chose de manière stable (alors qu’on se montre, en raison de la
chaleur de cette aspiration, plus souple et plus indolent pour ce qui est de la fondation de la
certitude) : cela aussi est encore l’aspiration à un appui, un soutien, bref cet instinct de

211
GS §276.
212
C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 3, p. 69.

116
faiblesse213. » Nietzsche au contraire a détruit la vérité comme idéal214, donc au lieu d’une
aspiration au repos, c’est une aspiration au dépassement de soi incessant que manifeste sa
passion de la connaissance. D’autre part, la science, c’est aussi la croyance à la causalité.
Cette notion est une notion réactive (les phénomènes sont déterminées de manière externe),
qui exprime dans la science « l’idiosyncrasie démocratique hostile à tout ce qui domine et
veut dominer, le misarchisme moderne215. » De plus, en fragmentant le devenir en sujet-
causes et sujets-effets, elle rend possible en retour l’idée de libre-arbitre, d’un moi-
substance cause libre de ses actes, causa sui, autrement dit d’un moi responsable, au-
moins virtuellement coupable216. Nietzsche au contraire, avec la volonté de puissance
comme processus, c’est-à-dire de force non séparée de ce qu’elle peut, devenir non
fragmenté, implique la nécessité (interne217), et donc l’absence de responsabilité,
l’innocence : « c’est cela et cela seulement qui est la grande libération ⎯ c’est par là, et par
là seulement, qu’est restaurée l’innocence du devenir218… »
Enfin, la science c’est aussi la croyance à la loi. Cette idée exprime d’abord la peur
de la nature (sentiment d’impuissance), qui est en réalité irrégulière, absence de lois. Le
besoin de trouver des lois dans la nature manifeste donc encore le besoin de repos : « la
recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît […] La terreur de
l’incalculable comme arrière-instinct de la science219 » ; « l’instinct de causalité est provoqué
et excité par le sentiment de crainte » ; « Ramener quelque chose d’inconnu à quelque
chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de
puissance [niveau 0, repos]220. » Mais l’idée de loi, ou plus précisément d’égalité de tous les
phénomènes devant la loi (aucun phénomène ne gouverne), exprime aussi les instincts et
les valeurs modernes, démocratiques : le savant « appartient, essentiellement et malgré lui,
aux vecteurs de la pensée démocratique221. » On retrouve cette manière de penser chez C.

213
GS V, §347 (1887).
214
En fait, la question de la vérité chez Nietzsche est plus complexe, mais nous y reviendrons plus tard.
215
GM II, §12.
216
Cf. GM I, §13, sur les rapaces et les agneaux ; Cr. id. VI, §§7-8 ; et PBM §21 : la causalité peut aussi servir d’argument au
serf-arbitre, l’idée de nécessité servant alors à une déresponsabilisation. Mais cette conception de la nécessité reste réactive,
puisque c’est toujours une nécessité externe (mépris de soi et ressentiment : « c’est la faute à telle ou telle chose, à telle ou
telle personne, à tel ou tel événement, si j’agis ainsi »), non une nécessité interne, comme chez Nietzsche.
217
Cf. EH IV : « pourquoi je suis un destin » (c’est nous qui soulignons).
218
Cr. id., VI, §8 ; cf. GM I, §13. Plus précisément, cette nécessité ne remet pas en cause la responsabilité, au contraire
(chacun est la source de tous ses actes : détermination interne), mais la possibilité d’être coupable (et corrélativement
méritant).
219
FP XII, 5 [10], cité par P. Wotling, op. cit., p. 199-200.
220
Cr. id., VI, §5, pour les deux citations.
221
GS V, §348 (1887).

117
Bernard : « c’est toujours quelque chose qui gouverne le phénomène222. » Cette attitude
peut même être expliquée par le ressentiment à l’égard de la nature : les scientifiques, en
tant que citoyens, sont soumis à des lois, c’est pourquoi, pour compenser leur sentiment
d’impuissance devant la loi, ils interprètent la réalité tout entière comme soumise à la loi :
« "Partout, égalité devant la loi ⎯ en cela, il n’en va ni autrement ni mieux pour la nature que
pour nous" : aimable arrière-pensée sous laquelle se déguise une fois encore l’hostilité
plébéienne à l’égard de tout privilège et de toute souveraineté, ainsi qu’un second athéisme
plus subtil. "Ni dieu, ni maître*" ⎯ c’est bien ce que vous voulez également : et donc "vive
la loi naturelle" ! ⎯ n’est-ce pas223 ? » Or, on l’a vu à travers l’étude de la pitié, le principe
d’égalité est un principe de nivellement des individus, de destruction des différences, en
vue du maintien du troupeau uniforme. Chez Nietzsche au contraire, le modèle politique qui
correspond à son interprétation de la réalité, à l’hypothèse de la volonté de puissance, c’est
la tyrannie224, c’est-à-dire l’auto-nomie, la détermination de la loi à partir de soi-même (ce
qui ne signifie ni arbitraire ni exercice gratuit de cruauté, on l’a vu) : ce sont des
phénomènes qui gouvernent, pas une loi impersonnelle et universelle. L’interprétation de
Nietzsche place l’individu au-dessus du troupeau. Du point de vue des morales dont elles
sont imprégnées, l’interprétation scientifique de la nature est donc inférieure à celle de
Nietzsche.

Nous avons donc établi le critère de Nietzsche : l’accroissement du sentiment. Mais


nous n’en avons pas encore tiré toutes les conséquence concernant l’interprétation, la
connaissance. Si le critère de vérité est l’accroissement du sentiment de puissance, donc la
vie, en quoi consiste la connaissance ? Quel nouveau sens Nietzsche assigne-t-il à la
connaissance ?

222
C. Bernard, op. cit., I, chp. II, 5, p. 82. La pensée démocratique se retrouve aussi dans la manière scientifique de faire de la
recherche, d’une manière collective : « l’art, c’est moi ; la science, c’est nous » (I, chp. II, 4, p. 77) ; cf. III, chp. IV, 4, p.
305 : « La méthode expérimentale au contraire est impersonnelle ; elle détruit l’individualité en ce qu’elle réunit et sacrifie
les idées particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité générale établie à l’aide du critérium expérimental. »
223
PBM §22.
224
Cf. PBM §22.

118
B/ LE SENS DE LA CONNAISSANCE

La santé c’est l’affirmation. Nietzsche doit donc produire une interprétation qui
affirme la vie sans conditions, sans l’illusion des idéaux. Le sens de la connaissance est
donc de séduire en faveur de la vie225 : « La vie doit inspirer confiance226. » Mais regarder la
vie, la réalité en face est quelque chose de mortellement dangereux. Or c’est bien ce que
Nietzsche vise, notamment par la méthode philologique et le thème de la probité. La
séduction en faveur de la vie ne nécessiterait-elle pas alors le mensonge, le mensonge des
idéaux ? Vouloir affirmer la vie, c’est-à-dire vivre au sens plein, ne serait-il pas un désir
contradictoire, l’affirmation semblant devoir mener à la mort ? Pour répondre, il faut d’abord
nous demander quelle volonté de vérité anime Nietzsche, puis quels remèdes il propose à la
vision de la « vérité ».

1) La volonté de vérité.

C’est dans le paragraphe 344 du livre V du Gai savoir que Nietzsche fait l’analyse
généalogique de la volonté de vérité, et plus précisément de la volonté de vérité des
scientifiques. On peut d’ailleurs remarquer que cette analyse est une démonstration227. La
première étape de la généalogie consiste à rapporter les exigences spéculatives de cette
volonté à des exigences morales ; il s’agit de découvrir sur quelles valeurs repose cette
volonté : « Cette volonté inconditionnée de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas
être trompé ? Est-ce la volonté de ne pas tromper228 ? » Nietzsche remarque que la volonté
de ne pas être trompé peut être considérée comme un cas particulier de la volonté de ne
pas tromper : « à supposer que sous la généralisation "je ne veux pas tromper", on

225
Cf. par exemple : NT, essai d’autocritique, §1 ; GM II, §7, et III, §§2 et 7.
226
FP XIII, 11 [415], cité par P. Wotling, op. cit., p. 9.
227
Cf. H. Birault, loc. cit., p. 413 : « Qu’il s’agisse bien là d’une démonstration stricte régie tout entière par le [telos] ou
l’intention d’une thèse à établir, c’est ce qu’indiquent à la fois le titre du passage qui ouvre l’attente d’une révélation : "En
quoi, nous aussi, nous sommes encore pieux", ⎯ et la formule qui inaugure sa conclusion : "Mais on aura compris où je veux
en venir…" »
228
GS V, §344 (1887).

119
comprenne également le cas particulier "je ne veux pas me tromper"229. » C’est cette
généralisation qui justifie la deuxième hypothèse d’interprétation de la volonté de vérité.
Nietzsche analyse ensuite la première hypothèse, la volonté de vérité comme volonté de ne
pas être trompé, en se demandant quels peuvent être ses motifs : « on ne veut pas être
trompé parce que l’on admet qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé230. » Dans
ce cas, la volonté de vérité résulterait d’un simple « calcul d’utilité231 », non d’une exigence
morale. Mais cette hypothèse est intenable, car dans la réalité, dans la vie, la vérité et
l’illusion (notamment toutes les croyances) se montrent également utiles : « Cette conviction
n’aurait justement pas pu apparaître si vérité et non-vérité se montraient toutes les deux
constamment utiles : comme c’est le cas232. » La volonté de vérité inconditionnée ne peut
pas être motivée par un calcul d’utilité. « Par conséquent, la "volonté de vérité" ne signifie
pas "je ne veux pas que l’on me trompe", mais au contraire ⎯ il n’y a pas d’autre choix ⎯
"je ne veux pas tromper, pas même moi-même" : et nous voilà de ce fait sur le terrain de la
morale233. » La volonté de ne pas être trompé n’est explicable que comme cas particulier
résultant de l’exigence morale selon laquelle il ne faut pas tromper. Nietzsche a ainsi
accompli la première étape de la généalogie de la volonté de vérité, remonter de la
connaissance à la morale qui la « fonde », de l’interprétation à l’évaluation, du sens à la
valeur.
Il passe ensuite à la deuxième étape, en remontant de la valeur (commandement
inconditionné, absolu) au corps, à la volonté de puissance dont elle est le signe, en
l’interrogeant elle aussi sur ses motifs : « Qu’on prenne en effet la peine de se demander de
manière radicale : "pourquoi ne veux-tu pas tromper234 ?" » Ces motifs, Nietzsche les révèle
en comparant l’exigence morale de ne pas tromper, la vérité comme valeur inconditionnée,
avec la réalité de la vie. Or, « la vie vise à l’apparence, je veux dire à l’erreur, la tromperie, la
dissimulation, l’aveuglement, l’aveuglement de soi235. » Deux hypothèses d’interprétation
s’offrent alors. La première consiste à considérer la contradiction entre la morale et la vie
comme quelque chose qui est sans importance : « Il se pourrait qu’un tel projet soit, si on
l’interprète [vocabulaire de l’Auslegung] avec charité, un donquichottisme, une petite folie

229
GS V, §344 (1887).
230
GS V, §344 (1887).
231
GS V, §344 (1887).
232
GS V, §344 (1887).
233
GS V, §344 (1887).
234
GS V, §344 (1887).
235
GS V, §344 (1887).

120
d’exalté236. » La deuxième, qui va être l’interprétation de Nietzsche237, consiste tout au
contraire à prendre ce phénomène au sérieux : « "Volonté de vérité" ⎯ cela pourrait être
une secrète volonté de mort238. » La généalogie découvre donc la volonté de vérité d’abord
comme volonté morale de ne pas tromper, puis comme volonté de mort. Nietzsche explicite
ensuite ce qu’est cette volonté : « à quoi tend de manière générale la morale, si la vie, la
nature, l’histoire sont "immorales" ? Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce
sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre
monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire ; et dans la mesure où il affirme cet
"autre monde", comment ne doit-il pas par là-même ⎯ nier son opposé, ce monde, notre
monde239 ? » La volonté de vérité est donc volonté de mort, en ce qu’elle pose un monde
transcendant, le monde vrai, par rapport auquel le monde réel est dévalué. Ce qui anime la
volonté de vérité, c’est le ressentiment240.
La volonté de vérité est aussi une manière de se déprécier soi-même, d’être cruel
envers soi-même, d’avoir mauvaise conscience (on retrouve les deux aspects de l’idéal
ascétique) : « toute science, tant naturelle que non naturelle ⎯ c’est ainsi que j’appelle
l’autocritique de la connaissance ⎯ vise actuellement à dissuader l’homme du respect qu’il
se portait jusque-là, comme si ce respect n’avait été qu’une présomption saugrenue ; on
pourrait même dire que son orgueil, sa propre forme grossière d’ataraxie stoïcienne,
consiste à maintenir cet irrespectueux mépris de soi laborieusement acquis de l’homme,
son ultime et très sérieuse exigence de respect (à juste titre, en effet : car celui qui méprise
est toujours quelqu’un qui n’a pas encore "oublié ce qu’est le respect"…)241. » La recherche
de la vérité, dans la science surtout, est mépris de soi parce qu’elle est recherche de vérités
qui diminuent l’homme, mais aussi parce qu’elle est un idéal auquel on se soumet et que
l’on sert, au-moins dans ses fantasmes, jusqu’au sacrifice : « Le martyre du philosophe, le
"sacrifice de sa personne à la vérité" fait apparaître au grand jour ce qu’il portait en lui

236
GS V, §344 (1887).
237
Nietzsche ne justifie pas son choix, mais on pourrait donner comme justification entre autres le fait que la volonté de
vérité est le moteur même de la pensée, de la rationalité. Autrement dit, sans volonté de vérité, pas de pensée. Ce phénomène
ne peut donc pas être pris à la légère, être considéré comme « une petite folie d’exalté ».
238
GS V, §344 (1887).
239
GS V, §344 (1887).
240
Nous avons dit que la généalogie remontait de la volonté de vérité (exigence spéculative) à la volonté de ne pas tromper
(exigence morale), puis de celle-ci à la volonté de mort (niveau corporel, volonté de puissance). Mais cette volonté de mort
elle-même, la négation, peut à son tour être l’objet d’une généalogie, en étant ramenée à des symptômes physiologiques
précis, notamment incapacité à ne pas réagir (à une séduction) : l’homme véridique désire tellement la vérité, la certitude,
qu’il l’invente, qu’il efface le caractère problématique de la réalité ; il succombe à des croyances, des dogmes.
241
GM III, §25.

121
d’agitateur et de comédien242. » Le penseur qui se veut martyre ne cherche pas en réalité la
vérité, mais l’ivresse de la soumission à un idéal, qu’il appelle « vérité » : « tout en vous
sacrifiant avec enthousiasme et en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez de l’ivresse
que procure la pensée de ne plus faire qu’un, désormais, avec le puissant, fût-il dieu ou
homme, auquel vous vous consacrez : vous êtres enivrés du sentiment de sa puissance que
vient confirmer un nouveau sacrifice243. » Le sérieux et l’esprit de sacrifice pour la vérité
constituent donc une forme de fanatisme.
Enfin, comme volonté inconditionnée, la volonté de vérité est volonté désintéressée
(c’est en tout cas ainsi qu’elle se présente). Sur ce point C. Bernard peut être considéré
comme un exemple typique. En effet, dans une page où il exprime des idées quasi
nietzschéennes, il parle de la souffrance et de la joie de la connaissance : « C’est
précisément cette connaissance qu’il saisit réellement et qui fuit cependant toujours devant
lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les
tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont certainement les plus
vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir244. » Comme Nietzsche, c’est dans la
recherche, dans ce qui est problématique qu’il trouve son plaisir : « dans la science même le
connu perd son attrait, tandis que l’inconnu est toujours plein de charmes245. » En termes
nietzschéens, la recherche scientifique de la vérité a en vue l’accroissement du sentiment
de puissance. Elle est donc tout sauf désintéressée. Mais C. Bernard ne va pas jusque là :
« Pourtant c’est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons
toujours, c’est parce que ce que nous en avons trouvé jusqu’à présent ne peut nous
satisfaire246 » ; « Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il cherche la
vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu’expriment les sciences
elles-mêmes dans leur état actuel247. » Pour lui il faut donc que la connaissance soit une fin
en soi ; la vérité doit être recherchée pour elle-même, de manière désintéressée (pour que
cette volonté ait un sens, il faut croire que la vérité soit dans une certaine mesure
accessible) : « Sans cela nous ferions de nos recherches ce travail inutile et sans fin que
nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse
au point de départ. Cette comparaison n’est point exacte scientifiquement ; le savant monte

242
PBM §25.
243
Aur. §215, référence citée par J. Granier, op. cit., p.395.
244
C. Bernard, op. cit., III, chp. IV, 4, p. 307. Considérer que le plaisir à connaître est le plaisir le plus haut est un thème qui
se retrouve sans doute chez la plupart des penseurs.
245
III, chp. IV, 4, p. 307.
246
III, chp. IV, 4, p. 307.
247
III, chp. IV, 4, p. 308.

122
toujours en cherchant la vérité, et s’il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre
néanmoins des fragments très importants, et ce sont précisément ces fragments qui
constituent la science248. » Autrement dit, pour ce type de penseurs (les « libres penseurs »),
la vérité est l’idéal, l’absolu qui justifie la vie.

Cette volonté de vérité, c’est celle que Nietzsche a dénoncée comme nihiliste,
négation, volonté de mort. Mais qu’est-ce qui anime Nietzsche et lui permet de faire la
lumière sur cette volonté de vérité, si ce n’est pas encore une volonté de vérité ? Sinon que
signifierait le thème de la probité249 ? « Nul, peut-être, n’a encore été assez vérace au sujet
de la "véracité"250. » Mais Nietzsche est explicite sur ce point, et il se présente même
comme l’héritier de la morale chrétienne : « On voit ce qui a vraiment vaincu le Dieu
chrétien : la morale chrétienne elle-même, le concept de véracité entendu en un sens
toujours plus rigoureux, la subtilité de confesseurs de la conscience chrétienne, traduite et
sublimée en conscience scientifique, en droiture intellectuelle à tout pris251. » La probité,
l’exigence morale de vérité, poussée à l’extrême, détruit d’abord la croyance en Dieu :
« C’est ainsi que le christianisme, comme dogme, a péri de sa propre morale252. » Or cette
croyance est la clef de voûte de tous les idéaux, ce qui signifie que dans sa chute elle
entraîne les valeurs morales qu’elle « fondaient », dont la véracité : « c’est ainsi qu’il faut que
périsse encore le christianisme comme morale » ; et Nietzsche continue : « nous nous
trouvons au seuil de cet événement. Après avoir tiré conclusion sur conclusion, la véracité
chrétienne enfin a tiré sa conclusion la plus rigoureuse, sa conclusion contre elle-même ;
mais cela se produira quand elle posera la question : "que signifie toute volonté de vérité253
?"… » C’est précisément ce que Nietzsche fait dans le paragraphe 344 du Gai savoir, en
procédant à la généalogie de la volonté de vérité.

248
III, chp. IV, 4, p. 307.
249
Cf. EH III, CW §3, où Nietzsche se présente comme le « premier esprit probe de l’histoire de l’esprit ».
250
PBM §177 (c’est nous qui soulignons).
251
GS V, §357 (1887) ; cf. GM III, §27 (où ce texte est cité) : « L’athéisme absolu et probe (⎯ et nous ne pouvons respirer
que dans son atmosphère, nous les hommes d’esprit de ce siècle !) n’est donc pas du tout en contradiction avec l’idéal
ascétique, malgré les apparences ; il n’est plutôt que l’une des ultimes phases de son évolution, une de ses formes et de ses
conséquences intérieures, ⎯ il est la catastrophe, qui impose le respect, d’une discipline bimillénaire en vue de la vérité, qui
finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu » ; cf. encore PBM §32 et EH IV, §3.
252
GM III, §27.
253
GM III, §27.

123
La volonté de vérité la plus radicale est donc celle qui se met elle-même en question,
c’est-à-dire celle qui fait sa propre généalogie254. Nietzsche est explicite : il n’y a pas plus
nihiliste que cette nouvelle forme de volonté de vérité (volonté de vérité généalogique,
pourrait-on dire) : « Si un philosophe pouvait être nihiliste, il le serait parce qu’il trouve le
néant derrière tous les idéaux de l’homme ⎯ ou bien, pas même le néant, mais la nullité,
l’absurdité, la maladie, la veulerie, la lassitude, toute la lie de la coupe vidée de la vie255… »
Le nihilisme, la volonté de mort la plus radicale, ce n’est pas tant découvrir que les idéaux
sont des illusions (idéal comme erreur ; scepticisme), mais qu’ils sont les produits de corps
décadents (idéal comme mensonge ; connaissance qui inspire le dégoût le plus fort). La
volonté de vérité généalogique est encore dangereuse en ce qu’elle met à mort Dieu, et
surtout à sa suite la morale et la vérité, c’est-à-dire tout ce qui rendait la vie possible jusque
là : « Ma philosophie : arracher l’homme à l’apparence, quel qu’en soit le péril ! Et n’avoir
pas peur, dût la vie même en périr256 » ; « Nous faisons une expérience (Versuch) avec la
vérité ! Peut-être fera-t-elle périr l’humanité ! Allons-y257 ! » Au nom de la vérité, Nietzsche
détruit donc toute forme de consolation (c’est ce qu’il appelle « crépuscule des idoles »).
Ainsi il s’interdit à lui-même toute consolation, et fait preuve de cruauté envers lui-même258.
Il semble donc que l’on retrouve les deux aspects propres à toute volonté de vérité, mais de
manière plus radicale : le ressentiment et la mauvaise conscience. Enfin la destruction des
idéaux est dangereuse non plus parce qu’elle interdit toute consolation, mais parce qu’elle
semble impliquer que toute limitation de la vie est illégitime : « "rien n’est vrai, tout est
permis"… Voilà, par exemple, qui était de la liberté de l’esprit, cette formule congédiait la foi
même en la vérité259… » La volonté de vérité généalogique conduit donc à la vérité
pessimiste, vérité insupportable (pas de consolation) et dangereuse (toute action est
légitime)260. Il semble donc que la volonté de Nietzsche de s’en tenir à l’immanence du
corps et du devenir dans l’interprétation (affirmation), doive nécessairement être une
négation, et cette fois une négation absolue : « la probité entraînerait le dégoût et le
suicide261. »

254
La volonté de vérité ne s’abolit donc pas totalement, toute connaissance ne disparaît pas immédiatement à cause du
soupçon sur la volonté de vérité, mais elle se transforme en connaissance du corps et généalogie des idéaux.
255
Cr. id., IX, §32.
256
FP GS, 18 [13], cité par E. Blondel, op. cit., p. 127.
257
FP X, 25 [305], cité par P. Wotling, op. cit., p. 242.
258
Cf. PBM §229 : tout vouloir-connaître renferme déjà une goutte de cruauté » (cf. PBM §230).
259
GM II, §24. Cette formule est la formule des Assassins.
260
C’est surtout cette vérité générale, selon laquelle tout est faux, qu’il s’agira de voiler, pour l’adoucir.
261
GS §107.

124
Par sa face destructrice (tout est faux, même s’il y a des degrés dans l’illusion), la
généalogie mène donc au suicide. Mais elle est dangereuse encore par les nouvelles vérités
qu’elle énonce, par ce qu’elle découvre sur le corps, sur l’homme comme « homo
natura262 ». Et cette tâche est requise par le projet de Nietzsche, qui est de constituer une
nouvelle culture, plus saine : « Nietzsche prétendra instaurer une sélection destinée à élever
la valeur du type humain prédominant dans la culture européenne, mais ce projet créateur a
pour condition préalable la connaissance de l’effet induit par les divers types d’instruments
de cultures263. » Nietzsche étudie donc l’homme en profondeur, « l’être humain sous la
peau264 », ce qui est une façon d’être à proximité des hommes (non respect des distances),
et l’expose à deux dangers principaux : « le dégoût de l’homme » et « la grande pitié pour
l’homme265 ». La généalogie, par ce qu’elle découvre sur l’homme (le fonctionnement de la
faiblesse, le ressentiment et la mauvaise conscience), fait apparaître l’humanité comme un
des meilleurs arguments contre la vie, surtout si on la mesure à des normes absolues (dans
le cas de Nietzsche, si la santé est érigée en idéal) auxquelles on considère qu’elle devrait
se conformer (hypothèse d’un libre-arbitre). Le dégoût est une forme du ressentiment
(misanthropie)266. La grande pitié, c’est la mauvaise conscience, comme fait de s’interdire
son propre bonheur : « C’est une honte d’être heureux ! Il y a trop de misère267 ! » C’est le
sentiment d’être obligé de partager la misère de l’humanité, de la soulager de cette misère,
de se mettre à son service (philanthropie)268. La grande pitié, et d’une autre manière le grand
dégoût, sont donc des diminutions du sentiment de puissance, du sentiment vital, jusqu’au
suicide et à la folie (cf. Hamlet). Si donc la volonté de vérité généalogique nous découvre
que tout est faux, si elle nous expose au grand dégoût et à la grande pitié, pour quoi vouloir
faire l’essai269, pourquoi s’assigner comme tâche la création d’une nouvelle culture, :

262
PBM §230.
263
P. Wotling, op. cit. p. 231 ; cf. E. Blondel, op. cit., p. 94 : « Assigner de nouvelles valeurs sans prendre la peine de
désigner le sol d’où elles sont issues est à la protée de tout illuminé moyen. »
264
GS §59.
265
GM III, §14 ; sur le dégoût, cf. GM I, §11 : « nous souffrons de l’homme, c’est indubitable » ; et GM I, §12 : Nous
sommes fatigués de l’homme… »
266
C’est de cette façon que Nietzsche, au début, a évalué la culture moderne, dans La naissance de la tragédie d’abord. Le
danger du dégoût est le danger de retomber dans cette manière d’évaluer.
267
GM III, §14.
268
La grande pitié peut d’ailleurs conduire au grand dégoût, c’est ce qui arrive à Hamlet : « Misanthropie et amour. ⎯ On ne
dit en avoir assez des hommes que lorsque l’on ne peut plus les digérer et que pourtant, on en a encore l’estomac plein. La
misanthropie est la conséquence d’un amour de l’homme et d’une "gloutonnerie anthropophage" d’une avidité excessive, ⎯
mais aussi qui t’as demandé d’avaler les hommes comme des huîtres, mon prince Hamlet ? » (GS §16).
269
Cf. GS §51.

125
« Pourquoi la connaissance, au total270 ? » Nietzsche dans ce texte de Par-delà bien et mal,
ne répond pas, mais nous savons que c’est uniquement pour l’accroissement de son propre
sentiment de puissance. Cependant cette volonté de vérité apparaît comme une volonté de
mort.
Enfin, on peut encore décrire les dangers de la vérité (la vérité pessimiste) en termes
physiologiques. D’abord, en s’interdisant toute consolation métaphysique, tout narcotique,
l’homme de connaissance se fragilise : « Divers dangers de la vie. ⎯ Vous ne savez pas ce
que vous vivez, vous courez à travers la vie comme saouls, vous roulez de temps en temps
en bas d’un escalier. Mais, grâce à votre ébriété, vous ne vous rompez pas les membres
lorsque cela vous arrive : vos muscles sont trop las et votre tête trop obscurcie pour trouver
les pierres de cet escalier aussi dures que nous autres ! La vie est pour nous un danger plus
grand : nous sommes en verre ⎯ malheur si nous nous cognons ! Et tout est perdu si nous
tombons271 ! » En refusant les narcotiques (les idéaux), le corps comme système nerveux
n’est pas détourné de la réalité, donc de la souffrance, ce qui a pour conséquence
d’augmenter considérablement le risque d’anarchie des instincts, de perte d’« unité ». Le
même phénomène peut se produire avec la tentative d’assimilation de vérités nouvelles.
Une nouvelle vérité, c’est une nouvelle perspective, une nouvelle manière de sentir, donc un
nouvel affect272. Le corps, en assimilant de nouvelles vérités, devient autre, se (re)constitue
en une « unité » nouvelle ouverte : la connaissance est un mouvement de dépassement de
soi. Mais plus ce qui est à assimiler est étranger, plus l’assimilation est dangereuse, car
dans ce mouvement le corps peut perdre tout unité : de nouveau anarchie des instincts
(c’est pour cette raison que l’inconnu fait peur). La volonté de vérité généalogique, comme
volonté du dépassement de soi le plus violent, peut donc mener à la démence.
Toute volonté de vérité est donc volonté de mort, et plus encore celle de Nietzsche,
puisqu’elle semble impliquer la négation absolue, comme dans le cas d’Hamlet. La négation
de Nietzsche est plus radicale encore que celle de Schopenhauer, puisque son pessimisme
va jusqu’à nier la morale (et la vérité) : « Ce qui s’annonce ici [dans La naissance de la
tragédie], pour la première fois peut-être, c’est un pessimisme "par-delà bien et mal", ce qui
parvient à se dire et à se formuler, c’est cette "perversité d’esprit" contre laquelle
Schopenhauer ne se lassa jamais de lancer d’avance les plus furieuses de ses malédictions
et de ses foudres, ⎯ une philosophie qui ose placer (ou déplacer) la morale elle-même dans
le monde des phénomènes [Erscheinungen], et non seulement parmi les "phénomènes"

270
PBM §230.
271
GS §154 (c’est nous qui soulignons « Vous ne savez pas ce que vous vivez »).
272
C’est pour cette raison que le fort est celui qui est le plus riche en instincts.

126
[Erscheinungen] (au sens du terminus technicus idéaliste), mais parmi les "illusions",
entendues comme apparence, mirage, erreur, interprétation [Ausdeutung], maquillage,
art273… » Le pessimisme de Nietzsche va jusqu’à affirmer d’une certaine façon que « rien
n’est vrai, tout est permis », vérité invivable comme telle. Il semble donc que la
connaissance soit encore chez Nietzsche en contradiction avec la vie. L’assimilation de la
vérité pessimiste274, comme vérité qui oppose la plus haute résistance, est susceptible
d’être l’occasion du plus haut accroissement de puissance, mais on l’a vu il semble quelle
soit inassimilable comme telle. Autrement dit, la volonté de puissance la plus haute apparaît
comme une volonté de mort, de destruction de soi, comme une volonté suicidaire ;
l’affirmation sans conditions de la vie semble être une entreprise contradictoire. Pour
affirmer la vie, Nietzsche doit donc trouver un remède à la vérité. Mais ce remède, pour que
l’affirmation reste affirmation, ne doit pas être un mensonge comme celui des idéaux,
négation de la vie et de la réalité au profit du néant et d’une vie diminuée. Tel est le
problème qui se pose à Nietzsche, et dont nous allons traiter maintenant.

2) La volonté de ne pas savoir.

Contre l’horreur de la vérité, de la réalité, Nietzsche prescrit le mensonge de l’art.


Mais il distingue deux types de mensonges : le mensonge de la fiction et le mensonge du
rêve, le premier correspondant au mensonge de la négation, le second à celui de
l’affirmation, sensé être plus « vrai » : « Cet univers de pure fiction [diese reine Fictions-
Welt] se distingue tout à son désavantage de celui des rêves en ce que celui-ci reflète la
réalité, tandis que lui fausse, dévalue et nie la réalité275. » Nous avons vu ce que sont les
fictions : ce sont toutes les transcendances que le décadent pose au-delà de la réalité
donnée276. En ce qui concerne le mensonge de l’affirmation, les choses sont plus difficiles :
comment un mensonge pourrait-il ne pas être une négation de la réalité ? Nous ne pourrons
comprendre cela qu’en étudiant comment Nietzsche conçoit et use du mensonge de l’art
dans la connaissance.

273
NT « essai d’autocritique », §5 ; cf. GS V, §357 (1887).
274
Il faudrait peut-être distinguer la vérité pessimiste générale (tout interprétation, absolument parlant, est fausse), et les
vérités pessimistes particulières (vérités par-delà bien et mal, suivant la méthode philologique, les vérités sur le corps,
généalogiques).
275
Ant. §15, traduction E. Blondel, référence citée par G. Deleuze, op. cit., p. 143. A la fin de la première partie nous avions
déjà parlé du rêve, mais au sens général de falsification.
276
Pour dire que les fictions sont des mensonges, Nietzsche emploie le verbe « weglügen » (cf. Ant. §15). E. Blondel propose
de traduire par « s’échapper par le mensonge » ou « escamoter ». L’idée est mentir pour partir, fuir quelque chose au moyen
du mensonge.

127
L’art, comme tout phénomène, n’est pas univoque, c’est pourquoi il peut être utilisé
pour produire des fictions ou pour produire du rêve, selon la volonté de puissance qui s’en
empare. Et Nietzsche, d’abord décadent, a commencé par concevoir l’art comme
production de fictions, c’est-à-dire comme moyen de fuir la réalité, volonté de ne pas
savoir, donc comme narcotique, négation. Dès son premier livre, La naissance de la tragédie
(1871), il s’est intéressé à l’art comme remède à la réalité, mais d’une manière décadente.
Pour comprendre comment précisément il concevait l’art du point de vue de l’individu
humain, il faut d’abord exposer rapidement quelle était sa conception de la réalité, de la
nature, c’est-à-dire sa métaphysique277.
Nietzsche reprend à sa façon sa conception de la nature à Schopenhauer : d’un côté
« l’essence intime et vraie des choses278 », la volonté, et de l’autre l’« œuvre de Maïa279 », le
monde illusoire des phénomènes (Erscheinung). La volonté est la chose en soi, l’« un
originaire280 », qui s’oppose au multiple des phénomènes, où règne le « principium
individuationis281 ». Ce dualisme de l’essence et de l’apparence est une contradiction au
sein de la nature, contradiction vécue par la nature elle-même comme une souffrance282.
Cette contradiction de la nature ou de la volonté se traduit dans le couple de pulsions
contradictoires de l’apollinien et du dionysiaque : ce sont les deux « pulsions artistiques
[Kunsttriebe] de la nature283 ». Apollon, c’est l’illusion du principium individuationis élevée
jusqu’à la perfection, esthétique et intellectuelle, du rêve284. Par ce moyen la nature échappe
à la souffrance de la contradiction entre l’individuation et l’un originaire. Apollon est donc
l’apparence de l’apparence, l’apparence redoublée du rêve pour remédier à la souffrance de
l’apparence de la veille. Au contraire, Dionysos est la rupture de toute apparence,
l’apparence de l’individuation, et l’union mystique avec la volonté. Dionysos est encore fuite
de la réalité phénoménale, mais dans la direction opposée à celle d’Apollon, dans la
souffrance de l’anéantissement du monde des phénomènes et la disharmonie. Apollon et
Dionysos sont les noms des deux pulsions de la nature qui révèlent son désir de sortir de la
contradiction de l’individuation et de l’un originaire, de l’apparence et de l’essence.

277
Nous ne prétendrons pas aller au-delà d’un exposé schématique des principales thèses de ce « livre problématique »,
comme dit Nietzsche lui-même (NT, « essai d’autocritique » §1 (1886)).
278
NT §18.
279
NT §18.
280
NT §1.
281
NT §1.
282
Cf. NT §4 : « l’être véritable, l’un originaire en tant qu’éternelle souffrance et apparence. »
283
NT §2.
284
Dans La naissance de la tragédie, comme on va le voir, le monde du rêve est un monde fictif.

128
Autrement dit, ce que recherche la nature ou ce que veut la volonté, et qu’elle trouvera dans
l’art, c’est la délivrance de la souffrance (par là Nietzsche donne un sens à la réalité). Mais
tant qu’elles sont séparées, les deux pulsions ne peuvent pas apporter cette délivrance,
elles ne font que reproduire la contradiction originelle. C’est donc par la médiation de
l’artiste tragique, en qui Apollon et Dionysos s’unissent pour produire l’œuvre d’art tragique,
que la contradiction se résout et que la volonté est délivrée de la souffrance. La
métaphysique de Nietzsche dans La naissance de la tragédie, sa « métaphysique
d’artiste285 », s’inspire à la fois de Schopenhauer et de Hegel286.
Donc, selon le Nietzsche de cette époque, il y a trois niveaux dans la réalité :1/ la
chose en soi, l’essence, c’est-à-dire la vérité (Dionysos); 2/ les phénomènes (Erscheinung),
l’apparence (Schein), c’est-à-dire le faux (Socrate, comme on verra plus tard) ; 3/ et enfin
l’apparence de l’apparence, la belle apparence, c’est-à-dire en quelque sorte le faux élevé à
une puissance supérieure (Apollon). Ce dont souffre la volonté, c’est du faux, de l’illusion du
monde phénoménal ou empirique. Elle recherche donc à ce délivrer de cette « réalité », et
ce dans deux directions correspondant à ses deux pulsions : soit dans la destruction de
l’apparence phénoménale et dans l’ivresse de cette destruction (Dionysos), soit dans le rêve
et le plaisir du beau (Apollon)287. Mais comme on l’a dit, c’est par la réconciliation de ses
deux pulsions que la véritable délivrance peut être atteinte. C’est cette unité que réalise la
tragédie attique : « par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique, [les
deux pulsions de la nature] apparaissent accouplées l’une à l’autre et, dans cet
accouplement, en viennent à engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la
tragédie attique288. » Reprenons maintenant ces idées du point de vue des individus
humains.
L’homme, en tant qu’individu, appartient à la réalité phénoménale, mais la volonté,
qui l’a créé, continue de vouloir en lui. L’homme souffre donc en lui-même de la
contradiction inhérente à la volonté, la contradiction entre l’un originaire et l’individuation,
entre l’essence et l’apparence : « Dans son élan héroïque vers l’universel, dans ses
tentatives pour transgresser les frontières de l’individuation et pour se vouloir l’unique
essence du monde, l’individu doit alors endurer sur lui-même la contradiction originaire qui

285
NT, « essai d’autocritique » §2 (1886).
286
Cf. EH III, NT §1 : ce livre « sent l’hégélianisme jusqu’à l’indécence, seules quelques formules conservent le relent de
croque-mort qui s’attache à Schopenhauer. »
287
La nature elle-même réagit négativement à la souffrance, à la réalité, c’est-à-dire à elle-même.
288
NT §1.

129
est cachée au fond des choses289. » Comme la volonté, il cherche à se délivrer de la
souffrance et de la réalité phénoménale, et comme elle dans deux directions opposées :
dans l’essence (vérité dionysiaque, destruction de l’individu), ou dans la belle apparence du
rêve (illusion apollinienne, « divinisation du principium individuationis290 »). L’homme est
donc écartelé entre ces deux pulsions, la pulsion dionysiaque vers la vérité, et la pulsion
apollinienne vers l’illusion.
Qu’est-ce que Dionysos considéré en lui-même, le Dionysos des Titans et des
Barbares291 ? C’est, on l’a dit, la destruction de l’individu dans l’union avec l’un originaire, la
volonté. L’émotion dionysiaque est l’ivresse. L’homme dionysiaque est donc celui qui a
accès à la vérité, c’est-à-dire à la connaissance du caractère illusoire du monde des
phénomènes, de « l’horreur et [de] l’absurdité de l’existence292 » : « La conscience pénétrée
de cette vérité une fois aperçue, l’homme ne voit plus désormais partout que l’horreur ou
l’absurdité de l’être293. » « L’homme dionysiaque s’apparente à Hamlet294 » : il accède à la
sagesse du « sage Silène, le compagnon de Dionysos295 », sagesse qui se révèle dans ce
que Silène dit à Midas : « Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas
être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le second des biens, il est pour toi ⎯ et
c’est de mourir sous peu296. » Par conséquent, l’homme dionysiaque, ayant vu la vérité, est
pris de dégoût pour tout ce qui est apparence, illusion, ce que révèle son dégoût pour
l’action, dont le lieu est nécessairement le monde phénoménal : Hamlet et lui « ont, une fois,
jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses, tous deux ont vu, et ils n’ont plus
désormais que dégoût pour l’action C’est que leur action ne peut rien changer à l’essence
immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu’on leur demande de
réordonner un monde sorti de ses gonds. La connaissance tue l’action, parce que l’action
exige qu’on se voile dans l’illusion297. » Enfin, ce Dionysos est celui de la démesure,
289
NT §9, à partir de la considération du mythe de Prométhée. Par l’intermédiaire de ce mythe Nietzsche rapproche l’idée de
la contradiction originelle de celle du péché originel : « il se pourrait même, l’hypothèse n’est pas invraisemblable, que ce
mythe eût pour l’âme aryenne la même signification caractéristique que le mythe de la chute et du péché originel pour l’âme
sémitique et qu’il existât entre eux un degré de parenté comparable à celui qu’il y a entre frère et sœur » (NT §9).
290
NT §4.
291
Cf. NT §4 : « l’excès et l’orgueil et la démesure sont considérés comme les démons spécifiquement hostiles de la sphère
non apollinienne [dionysiaque] et, pour cette raison, comme le propre de l’époque pré-apollinienne ⎯ l’âge des Titans ⎯ ou
du monde extra-apollinien, c’est-à-dire barbare. »
292
NT §7.
293
NT §7.
294
NT §7.
295
NT §3.
296
NT §3.
297
NT §7.

130
caractère qui s’exprime notamment dans les fêtes barbares et l’art dionysiaque, la
musique : pendant ces fêtes, « c’est sans conteste la plus sauvage bestialité naturelle qui se
déchaîne, jusqu’à ce mélange abominable de volupté et de cruauté qui m’est toujours
apparu comme le véritable "philtre des sorcières"298 » ; dans la musique, « la démesure se
dévoilait comme la vérité ; la contradiction, la volupté née de la douleur s’exprimaient
d’elles-mêmes du plus profond de la nature299. » Seul, Dionysos est donc sagesse, dégoût,
passivité, ivresse ou léthargie300, et enfin démesure. L’art spécifiquement dionysiaque est la
musique, et dans la tragédie il est incarné par le chœur301.
Apollon s’oppose terme à terme à toutes ces caractéristiques. Tout d’abord il est la
« divinisation du principium individuationis302 », donc du phénomène, c’est-à-dire du faux.
L’émotion apollinienne est le plaisir du beau, « le plaisir que l’on prend aux belles
formes303 », au rêve, à l’apparence transfigurée. Le désir apollinien n’est donc pas désir de
la vérité ; Apollon enseigne l’exact contraire de la sagesse dionysiaque : « on peut dire, en
retournant la sagesse de Silène, que pour lui "le mal suprême est de mourir sous peu, et le
second des maux d’avoir à mourir un jour"304. » Apollon, au lieu de briser l’apparence
phénoménale comme le fait Dionysos, la redouble en la transfigurant : « le rêve doit finir par
valoir à nos yeux comme l’apparence de l’apparence [Schein des Schein]305. » Et si
Nietzsche parle à propos de la belle apparence d’une « vérité supérieure », c’est « par
opposition à l’intelligibilité lacunaire de la réalité diurne 306 ». La vérité apollinienne consiste
donc en fait en une impression ou un sentiment de vérité, d’intelligibilité supérieure, par
rapport à l’intensité du sentiment de vérité que l’on peut ressentir au niveau des
phénomènes : si dans le monde apollinien du rêve « nous jouissons […] d’une
compréhension immédiate307 », c’est d’une apparence idéalisée dans ce but, donc d’une
illusion. La vérité reste la vérité dionysiaque. En voilant cette vérité, Apollon ne laisse donc
pas la place au dégoût. Au contraire, il embellit ce qui est cause de dégoût, l’illusion de
l’existence phénoménale, et permet même de la justifier. L’Olympe chez les Grecs est le

298
NT §2.
299
NT §4.
300
Cf. NT §7 : « Car l’extase dionysiaque qui détruit les limites et les frontières de l’existence contient, aussi longtemps
qu’elle dure, un élément léthargique où vient s’engloutir tout ce qui a été personnellement vécu dans le passé. »
301
Cf. NT §8 : le chœur est « l’expression dionysiaque » de la nature.
302
NT §4.
303
NT §16.
304
NT §3.
305
NT §4.
306
NT §1, pour les deux citations.
307
NT §1.

131
monde du rêve, de la belle apparence, et de ce fait il justifie la vie : « La même impulsion qui
donne jour à l’art [la pulsion apollinienne], comme à ce complément et cet accomplissement
de l’existence capable de nous inciter à survivre, fut aussi à l’origine du monde olympien
dans lequel la "volonté" hellénique se tendait le miroir où s’apparaître transfigurée. C’est
ainsi que les dieux justifient la vie humaine, ⎯ en la vivant : seule théodicée
satisfaisante308 ! » Donc Apollon, au contraire de Dionysos, rend possible le plaisir d’exister.
Enfin, l’apollinien c’est la mesure : « Pensée comme impérative et régulatrice, cette
divinisation de l’individuation ne connaît qu’Une loi, l’individu ⎯ je veux dire le maintien des
limites de l’individu, la mesure au sens grec309. » Apollon est donc illusion, plaisir à
l’existence, plaisir du beau, et mesure. L’art spécifiquement apollinien est l’art plastique310,
et dans la tragédie il s’incarne dans le héros (individu) et son drame.
Apollon et Dionysos s’opposent donc terme à terme, ils représentent « deux mondes
distincts de l’art ⎯ et distincts dans leur essence la plus profonde comme dans leurs buts
les plus élevés311. » L’un vise le mensonge de la belle apparence, l’autre la vérité originaire.
Mais pour qu’ils arrivent tous deux à leur intensité maximale, ils doivent se réconcilier. La
plus haute délivrance de la douleur exige la collaboration des deux divinités. C’est l’unité
dialectique des deux pulsions de l’un originaire, le retour à l’unité dans la tragédie qui
procure à l’homme (et à la nature) la plus grande délivrance.
En quoi consiste cette réconciliation ? Apollon protège du danger que le Dionysos
des Titans représente pour la vie, mais il en tire aussi sa force. Dans la tragédie, le drame,
qui appartient au domaine de l’apollinien, n’atteint l’effet de la très haute intelligibilité que
parce que Dionysos est présent en arrière-fond : grâce à lui, « ce monde médiateur de
l’action scénique ⎯ le drame en général ⎯ parvenait de l’intérieur à un degré d’évidence et
d’intelligibilité qui reste inaccessible aux autres arts apolliniens312. » C’est parce que la vérité
dionysiaque, la volonté, est présente en fond, que la volonté individuelle du héros, ses actes
et ses souffrances deviennent compréhensibles. Or c’est bien cela qu’il s’agit de
comprendre dans la tragédie : « Nous avons pu assister au spectacle du drame et pénétrer
au plus profond de ses motifs313. » Apollon, pour atteindre sa plus haute intensité, a donc
besoin de Dionysos. Mais réciproquement Dionysos a besoin des services d’Apollon. Ce

308
NT §3.
309
NT §4.
310
Cf. NT §1 : « une formidable opposition, quant à l’origine et quant au but, entre l’art plastique ⎯ l’art apollinien ⎯ et
l’art non plastique qui est celui de Dionysos. »
311
NT §16.
312
NT §24.
313
NT §24.

132
dernier jette un voile sur la vérité dionysiaque, pour atténuer le danger qu’elle représente
(elle peut mener à la négation du vouloir314) : « la force apollinienne […] vise à rétablir, grâce
au baume salutaire d’une illusion délicieuse, l’individu quasiment pulvérisé315. » Mais par là
Dionysos n’est pas détruit. Au contraire, c’est grâce à ce travail d’Apollon qu’il peut se
révéler sans danger : « Le mythe [puissance apollinienne316] nous protège de la musique
[puissance dionysiaque] tout en étant seul à pouvoir lui donner la plus haute liberté317. »
Dans la tragédie grecque la sagesse dionysiaque vient finalement briser l’illusion
apollinienne du drame, c’est-à-dire nier son apparence de vérité : « l’illusion apollinienne se
montre pour ce qu’elle est, une manière de voiler continuellement, pendant toute la durée
de la tragédie, l’effet proprement dionysiaque, dont la puissance est telle, cependant, qu’à
la fin il entraîne le drame apollinien lui-même dans une sphère où celui-ci commence à tenir
le langage de la sagesse dionysiaque, se niant lui-même et, avec lui, son évidence
apollinienne318. » La présence d’Apollon permet d’atteindre à la plus haute émotion, à
l’ivresse dionysiaque de l’anéantissement dans l’en soi, sans être atteint du dégoût319 : « La
joie métaphysique qui naît du tragique est la traduction, dans la langage de l’image, de
l’instinctive et inconsciente sagesse dionysiaque : le héros, cette manifestation
[Erscheinung] suprême de la volonté, est nié pour notre plaisir parce qu’il n’est que
manifestation [Erscheinung] et que son anéantissement n’affecte en rien la vie éternelle de la
volonté320. » Ainsi la tragédie atteint à l’ivresse dionysiaque, la plus haute délivrance : la
« consolation métaphysique ».
Mais avant de passer à l’étude de ce concept, demandons nous ce qui se passerait
si l’on supprimait l’élément dionysiaque de la tragédie ? C’est Euripide, sous l’influence de
Socrate, qui d’après Nietzsche a réalisé cette possibilité, avec pour conséquence la mort de

314
Cf. NT §7 : « Ce chœur, c’est lui qui console l’Hellène profond, plus apte que tout autre à la souffrance la plus subtile et la
plus grave, cet homme qui a percé d’un regard infaillible l’effrayante impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire
universelle aussi bien que la cruauté de la nature, et qui court le danger d’aspirer à une négation bouddhique du vouloir. » Ce
texte révèle un problème : le dionysiaque à lui seul (le chœur) semble, par l’ivresse, pouvoir consoler. Dans ce cas on peut se
demander pourquoi il a besoin de l’apollinien.
315
NT §21.
316
Cf. NT §21 : le « monde plastique du mythe ».
317
NT §21 ; cf. NT §22 : « Le mythe tragique peut seulement se comprendre comme une illustration de la sagesse
dionysiaque par des procédés artistiques apolliniens. »
318
NT §21.
319
Il y aurait deux types d’ivresses, correspondant aux deux manières d’accéder à la vérité dionysiaque : l’ivresse de
l’anéantissement de l’apparence phénoménale, des individus « réels », qui conduirait au dégoût de ce qu’elle révèle comme
illusoire, c’est-à-dire l’existence phénoménale ; et l’ivresse de l’anéantissement de l’apparence onirique, des individus
divinisés, transfigurés, anéantissement qui ne touche pas l’existence phénoménale, et ainsi n’implique pas le dégoût.
320
NT §16.

133
la tragédie : « Autant dire qu’elle [la dialectique] détruit l’essence de la tragédie, laquelle
peut seulement s’interpréter comme la manifestation [Manifestation] et la transposition en
images des états dionysiaques, comme la symbolisation visible de la musique, comme le
monde de rêve que suscite l’ivresse dionysiaque321. » Au fond dionysiaque de la tragédie,
Socrate et Euripide substituent un optimisme rationaliste ou théorique (la réalité
phénoménale est rationnelle), qui définit le « socratisme esthétique », dont la « loi suprême
s’énonce à peu près ainsi : "Tout, pour être beau, doit être rationnel", formule qu’il faut
comprendre en parallèle avec l’adage socratique : "Seul celui qui sait est vertueux"322. »
Avec cette tendance socratique la tragédie dégénère en naturalisme ou réalisme, elle ne fait
plus qu’imiter la réalité phénoménale : à la place d’Apollon et Dionysos dans leurs
expressions les plus hautes (la beauté et la clarté du rêve, et l’ivresse), elle met des pensées
et des affects, « pensées et affects imités sans doute avec le plus parfait réalisme, mais
nullement plongés dans l’éther même de l’art323. » Le monde socratique c’est le monde de la
science, le domaine d’application du principe de raison-causalité, c’est-à-dire le monde de
la réalité empirique. C’est cette rationalité des phénomènes qui permet de le justifier, et de
justifier l’existence phénoménale (sans transfiguration), et d’en être consolé : « En face de
ce pessimisme tragique, Socrate est l’archétype de l’optimisme théorique qui, nous l’avons
vu, d’après la croyance qui est la sienne dans la possibilité de pénétrer la nature des
choses, confère au savoir et à la connaissance la vertu d’une panacée et conçoit l’erreur
comme le mal en soi » ; « l’image de Socrate mourant, de l’homme qui s’est affranchi par
savoir et raison de la crainte de la mort, est la blason qui surmonte la porte de la science,
pour rappeler à chacun que sa destination est de rendre l’existence intelligible et, par là
même, de la justifier324. » La conception optimiste du monde, elle aussi fondée sur une
illusion325, fournit donc un autre type de justification à l’homme (une justification morale, par
opposition à la « justification esthétique » de la tragédie attique, indifférente au bien et au
mal326), et un autre type de consolation ou de plaisir à l’existence.

321
NT §14.
322
NT §12.
323
NT §12 ; « naturalisme tout à fait contraire à l’art » (NT §12), car « l’art n’est pas seulement une imitation de la réalité
naturelle, mais bien un supplément métaphysique de cette réalité, placé à côté d’elle afin de la surmonter » ( NT §24).
324
NT §15, pour les deux citations.
325
Elle considère que la seule réalité est la réalité phénoménale, et que cette réalité est parfaitement intelligible et morale.
326
Cf. NT §3, à propos des dieux olympiens : « ce qui parle, c’est une existence exubérante, triomphante où tout ce qui existe,
en bien comme en mal, est divinisé. »

134
Le plaisir à l’existence que procure la conception théorique du monde est la
« sérénité alexandrine327 ». Cette Heiterkeit est la forme dégradée de la « sérénité grecque ».
Elle correspond au plaisir que procure la tragédie euripidienne, c’est-à-dire uniquement le
plaisir apollinien de faible intensité, le plaisir du beau : c’est le plaisir du « divertissement »,
« plaisir extérieur [excité] par le jeu des formes et des proportions328. » Si Nietzsche méprise
ce type de sérénité, c’est parce que c’est un « plaisir satisfait à l’existence329 », c’est-à-dire
aux phénomènes, alors que pour lui, à cette époque, l’existence dans le phénomène et le
présent, le devenir, est ce qu’il faut fuir à tout prix, parce qu’il est éprouvé comme
douloureux et illusoire330 : « Et s’il on peut encore parler de "sérénité grecque", c’est la
sérénité de l’esclave qui n’a ni lourdes responsabilités, ni grandes aspirations, ni rien dans le
passé ou l’avenir qu’il sache estimer plus que le présent331. » Nietzsche reproche donc au
type de l’homme théorique de ne pas souffrir du monde phénoménal, de ne pas ressentir la
contradiction entre la volonté et l’individuation, de fuir la vérité dionysiaque : « Cette
manière efféminée de fuir devant ce qui est grave et redoutable, cette façon de se contenter
lâchement d’une jouissance facile, non seulement paraissaient méprisables, mais ils [les
chrétiens des quatre premiers siècles] y voyaient l’attitude antichrétienne par
excellence332. » La sérénité alexandrine est donc une sérénité de faible intensité, fondée sur
une illusion, et pour laquelle la vision de la vérité dionysiaque, donc les plus hautes
souffrances et le dégoût de l’existence ne sont pas requis. C’est pourquoi Nietzsche, d’une
manière fortement réactive, la rejette.
Il lui préfère la sérénité grecque dans son sens le plus noble, c’est-à-dire la
« consolation métaphysique », plaisir de la délivrance des abîmes dionysiaques, l’ivresse :
« ce qu’il y a de plus haut et de plus grave dans la mission de l’art ⎯ délivrer nos yeux du
regard qu’ils ont plongé dans les terreurs de la nuit et sauver le sujet des convulsions de la
volonté par le baume salutaire de l’apparence333. » « L’art de la consolation métaphysique
[est] la tragédie334 », la tragédie attique. Ce qui signifie que la consolation est l’émotion
procurée par la résolution dialectique des deux pulsions de la nature, Apollon et Dionysos,

327
Cf. NT §17 : « cette autre forme de "sérénité grecque" [griechischen Heiterkeit], l’alexandrine, est la sérénité de l’homme
théorique. »
328
NT §19.
329
NT §19.
330
Le dégoût et ce désir de fuir l’apparence est motivé par la souffrance causée par elle, en tant que contradiction entre la
chose en soi éternelle et l’individuation, ce qui suppose au préalable la vision de la vérité dionysiaque.
331
NT §11.
332
NT §11.
333
NT §19.
334
NT §18.

135
l’ivresse dépassant finalement le plaisir du beau : le mythe tragique « participe de la sphère
apollinienne de l’art par le plaisir sans défaut pris à l’apparence et à la vision ; mais en
même temps il nie ce plaisir, il trouve une satisfaction encore plus haute dans
l’anéantissement du monde visible de l’apparence335 », « joie originelle au sein même de
l’Un originaire336. » La consolation métaphysique console donc de la contradiction entre le
phénomène et la chose en soi en nous arrachant au monde empirique de l’individuation et
ainsi en nous faisant accéder à la plus haute émotion, l’ivresse de la vérité dionysiaque.
Pour autant Nietzsche ne semble pas considérer que cette vision extatique apporte ensuite
le dégoût (si c’était le cas, elle ne serait pas consolation). Enfin, le mythe tragique console
encore d’une autre manière, en justifiant, en donnant un sens à la réalité : « l’existence et le
monde n’apparaissent justifiés qu’en tant que phénomène esthétique [ästhetisches
Phänomen]337. » La consolation métaphysique réside non seulement dans l’ivresse que
procure la vérité dionysiaque (union mystique avec la chose en soi), mais aussi dans son
contenu, à savoir que soi-même et tous les phénomènes sont les œuvres d’art d’une
volonté éternelle qui recherche la délivrance : « pour le véritable créateur de ce monde, nous
sommes déjà des images et des productions artistiques et […] notre plus haute dignité est
dans notre signification d’œuvre d’art338. » Cette délivrance, elle l’obtient par la médiation de
l’artiste, dans l’art de la tragédie. Le sens de l’existence est donc la délivrance de soi-même
et, dans le même geste, de la volonté, dans l’œuvre d’art tragique339. La consolation
métaphysique est donc l’ivresse, Heiterkeit d’une plus haute intensité, qui requiert la
souffrance à la vision des abîmes dionysiaques et le dégoût pour l’existence, le monde des
phénomènes.
Il est clair qu’à l’époque de La naissance de la tragédie Nietzsche était nihiliste :
haine de la réalité empirique, du présent, du devenir, au profit d’une volonté éternelle et
transcendante ; injection d’un sens dans la réalité ; valorisation de la souffrance d’une
manière analogue à la manière chrétienne : joie à l’anéantissement, souffrance comme
condition morale nécessaire du repos (le repos, la délivrance doit se mériter, autrement elle
est méprisable : c’est en vertu de cette idée que Nietzsche méprise le repos de l’homme
théorique, de l’homme moderne, qui lui atteint le repos sans effort). L’art non plus
n’échappe pas à ce traitement. Il est utilisé comme un moyen de fuir la souffrance et le
dégoût et, pourrait-on dire, la vérité pleinement dionysiaque, la vérité de la contradiction

335
NT §24.
336
NT §22.
337
NT §24.
338
NT §5.
339
Remarquons que Nietzsche soutient à la fois que l’existence a et n’a pas de sens.

136
entre l’individuation et la volonté (l’absurdité de l’existence). L’art, comme la science et la
religion, qui sont encore des formes d’art340, est utilisé comme narcotique ou
« stimulant341 », permettant d’échapper au grand dégoût et à la négation de la volonté. Ainsi
la volonté éternelle se sauve elle-même : « L’art le sauve [l’Hellène], mais par l’art, c’est la
vie qui le sauve à son profit342 » ; « C’est un phénomène [Phänomen] éternel : l’insatiable
volonté, par l’illusion qu’elle déploie sur les choses, trouve toujours un moyen de tenir
fermement en vie ses créatures et de les contraindre à continuer à vivre343. » La négation
artistique de la réalité n’est donc pas seulement un phénomène humain, mais un
phénomène en quelque sorte fondé dans l’être ; la négation artistique est justifiée par une
métaphysique, une ontologie. Le monde de l’art est donc un monde fictif, visant à se
substituer à la réalité empirique : « l’art n’est pas seulement une imitation de la réalité
naturelle, mais bien un supplément métaphysique de cette réalité, placé à côté d’elle afin de
la surmonter344. » Le mensonge de l’art, à l’époque de La naissance de la tragédie, est
mensonge au sens de weglügen. Mais est-ce que l’art peut-être légitimement conçu
autrement ?

Dans les textes de la maturité, Nietzsche ne considère plus l’art comme l’activité la
plus haute, mais il le subordonne et l’intègre à la philosophie : la connaissance ne s’abolit
pas dans l’art, elle l’assimile. C’est pourquoi l’art (nous parlons ici de l’art au sein de la
philosophie, non en tant que discipline à part entière), s’il conserve sa fonction de
protection contre la vérité, ne peut plus être utilisé comme fiction, mais comme rêve. Mais
comment définir le rêve ? Qu’est-ce qui le distingue de la fiction ? Pour répondre, nous
devons étudier les fonctions précises que Nietzsche assigne à l’art.
Nous avons vu que la vérité pessimiste disait que tout était faux, ou encore, qu’il n’y
a que des interprétations. Si Nietzsche admet qu’il y a « des degrés d’apparence et comme
des ombres et des tonalités générales plus claires et plus sombres de l’apparence ⎯
différentes valeurs*, pour parler le langage des peintres345 », par exemple entre fiction et
rêve, cela ne signifie pas qu’une interprétation puisse être vraie, au sens d’une parfaite
adéquation à la réalité, même partielle. C’est donc cette idée de vivre dans un monde

340
Cf. NT §15 : « l’art […], sous l’une quelconque de ses formes (en particulier la religion et la science) […]. »
341
NT §18.
342
NT §7.
343
NT §18.
344
NT §24.
345
PBM §34.

137
nécessairement fictif, au sens large du terme, illusoire346, qui est insupportable. C’est alors
l’art, comme « culte du non-vrai347 », qui peut seul permettre de supporter cette vérité, en
nous faisant prendre goût au faux : « la compréhension de l’universalité du non-vrai et du
mensonge que nous offrent à présent les sciences ⎯ la compréhension de l’illusion et de
l’erreur comme condition de l’existence connaissante et percevante ⎯, nous seraient
totalement insupportables. La probité entraînerait le dégoût et le suicide. Mais aujourd’hui
notre probité possède une contre-puissance qui nous aide à éluder de telles
conséquences : l’art, entendu comme la bonne disposition envers l’apparence348. » La
protection de l’art contre la vérité selon laquelle tout est faux, consiste donc à nous faire
aimer cette vérité, à changer notre manière d’apprécier le faux. Si cette disposition est une
falsification de la vérité en ce que la vérité fait souffrir, elle n’en est pas une négation, bien
au contraire. En nous disposant en faveur du faux, de l’apparence, l’art nous permet de
rester pessimiste, et d’affirmer la réalité telle qu’elle « est ». Telle est la fonction générale de
l’art.
Plus concrètement, une des fonctions de l’art, en tant que discipline à part entière,
est de glorifier les vérités nouvelles et les nouvelles valeurs : « Les artistes glorifient
continuellement ⎯ ils ne font rien d’autre349 ⎯. » Comme la science, l’art est subordonné
par Nietzsche à la philosophie, parce qu’il est lui-même incapable de créer des valeurs : les
artistes « ne sont pas eux-mêmes ceux qui fixent le prix du bonheur et de l’homme
heureux350 » ; « les poètes […] furent toujours les valets de chambres d’une morale ou d’une
autre351. » L’art possède donc une fonction de séduction en faveur des vérités et des valeurs
nouvelles. Mais le philosophe lui-même, à l’égard des valeurs qu’il crée, remplit déjà cette
fonction de l’artiste (il n’y a pas de spécialisation, de division du travail entre les disciplines).
En ce premier sens, l’art, c’est-à-dire l’illusion, est présent au sein même de la
connaissance. Quels sont les procédés de Nietzsche pour glorifier ses vérités, ses valeurs ?
Le plus important est peut-être la manière de les nommer, car les mots portent en eux des
connotations affectives. Nietzsche relève et dénonce ce procédé chez ses adversaires, en
ce que leurs mots, les grands mots de la morale, sont utilisés par eux pour nier le corps,
leur propre corps décadent, pourtant à l’origine des valeurs ainsi nommées : « Et quel art du

346
Cf. PBM §34 : « Pourquoi le monde qui nous concerne ⎯ ne pourrait-il pas être une fiction ? »
347
GS §107.
348
GS §107, littéralement « la bonne volonté d’apparence » (note 136, de P. Wotling).
349
GS §85.
350
GS §85.
351
GS §1. Un artiste au-moins fait cependant exception à cette règle, c’est Michel Ange : cf. FP XI, 34 [149], cité par P.
Wotling, op. cit., p. 169.

138
mensonge pour ne pas avouer cette haine comme telle [la haine des hommes sains] ! Quelle
dépense de grands mots et de poses, quel art de la calomnie "en toute probité"352. » Cette
manière de nommer est négation, fiction. Nietzsche utilise le pouvoir de séduction des
mots, pour lutter efficacement contre la morale, mais d’une manière différente. Un bon
exemple est l’utilisation du mot « artiste », pour qualifier l’homme. Dans un texte, après avoir
montré que même dans nos sensations les plus simples il y avait une part de construction,
Nietzsche conclut : « Tout cela revient à dire : nous sommes fondamentalement, depuis des
temps immémoriaux ⎯ habitués à mentir. Ou bien, pour exprimer la chose sous une forme
plus vertueuse et plus hypocrite, bref plus agréable : on est bien plus artiste qu’on ne le
sait353. » Le mot « artiste » subit moins les préjugés moraux négatifs qui peuvent s’attacher
au mot « menteur », et permet ainsi d’esquiver les résistances morales, qui sont des
résistances pulsionnelles, à cette interprétation de l’existence humaine354. Cette manière de
nommer n’est pas une négation de ce qui est nommé, mais une glorification. Parler d’art
pour désigner le caractère interprétatif de l’existence, ce n’est pas nier ce caractère, mais y
attacher des connotations positives. La glorification, la falsification des vérités pessimistes
par Nietzsche n’est donc pas une manière de les fuir, mais au contraire de les conserver. Ce
mensonge n’est pas une fiction.
En un sens très voisin, l’art a aussi pour fonction d’embellir la réalité. Ceci est une
falsification, puisque « la nature est toujours dénuée de valeur355 », morale comme
esthétique. En quoi consiste précisément cette falsification ? « S’éloigner des choses
jusqu’à ce que beaucoup de leurs éléments échappent à la vue et que l’on doive ajouter
beaucoup pour continuer à les voir ⎯ ou bien voir les choses de biais et comme en
raccourci ⎯ ou bien les disposer de telle manière qu’elle soient partiellement masquées et
ne permettent que des aperçus en perspective ⎯ ou bien les contempler à travers un verre
teinté ou à la lumière du crépuscule ⎯ ou les doter d’une surface et d’une peau qui n’offrent
pas de transparence parfaite : c’est tout cela que nous devons apprendre des artistes356. »
La falsification consiste donc à atténuer certains aspects de la réalité, au profit d’autres
aspects, mensongers, ressentis comme plus désirables. L’art, en embellissant la réalité,

352
GM III, §14 ; cf. GS V, §359 (1887).
353
PBM §192.
354
Nietzsche n’utilise pas toujours le mot « artiste » pour décrire le caractère interprétatif de l’existence humaine, il ne
cherche pas toujours à contourner la morale. Au contraire il l’attaque souvent de front, en parlant de falsification, de violence
faite au réel (cf. GM III, §24, par exemple). De cette manière, il ne laisse plus aucun refuge à la morale. Mais pour mieux
imposer son interprétation, Nietzsche joue sur les deux tableaux, violence et séduction.
355
GS §301.
356
GS §299.

139
permet d’une certaine façon de dissimuler ce que l’on peut y trouver d’horrible. Mais cela
« pour continuer à voir357 ». Un bon exemple de ce type de falsification est la métaphore de
la « vita femina358 », de la vie comme femme, et corrélativement du philosophe comme
« Don Juan de la connaissance359 ». Par cette métaphore est embelli et réduit le gigantesque
antagonisme, voire la contradiction, entre la vie et l’homme de connaissance (l’homme fort),
mais aussi le « fait » du non-sens de sa volonté de vérité (vouloir la vérité, le recherche de la
vérité, pour l’accroissement de son sentiment de puissance, non pas au nom d’une valeur
en soi). En parlant de séduction et non d’une vie impossible, de plaisir à séduire toujours,
comme Don Juan, et non de Sisyphe360, Nietzsche éclaire d’une manière positive la difficulté
à vivre des hommes les plus sains, les hommes de connaissance, et maintient leur regard et
leur désir du côté de la vie. Par de telles métaphores361 il falsifie la réalité, mais sans recourir
à aucune fiction. Ce type de falsification permet donc de conserver son pessimisme, tout en
en atténuant l’horreur.
L’art possède enfin une fonction d’antidote au sérieux de la volonté de vérité, de la
connaissance, ne permettant de prendre une distance avec soi-même : « Nous devons de
temps en temps nous reposer de nous-mêmes en jetant d’en haut un regard sur nous-
mêmes et, avec un éloignement artistique en riant sur nous-mêmes ou en pleurant sur nous-
mêmes362 » (plutôt en riant qu’en pleurant, car se prendre pour un héros c’est encore se
prendre au sérieux363). Cet éloignement consiste à faire de soi un phénomène esthétique
(ästhetisches Phänomen) : « Comme phénomène esthétique, l’existence demeure toujours
supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne conscience qui nous
donnent le pouvoir de faire de nous-même un tel phénomène364. » Nietzsche reprend ici une
idée de La naissance de la tragédie, mais d’une manière non nihiliste : l’existence comme
phénomène esthétique ne repose plus sur la croyance à une sorte de « dieu-artiste365 », la
volonté (sur une sorte d’ontologie finalement), mais sur le travail interprétatif de l’homme ;

357
GS §299.
358
GS §339.
359
Aur. §327.
360
Les mythes de Don Juan et de Sisyphe sont également des mythes tragiques, absurdes, mais l’un est plus joyeux et flatteur
que l’autre. Contre le dégoût lié au problème de la culture, Nietzsche considère l’homme comme une matière à mettre en
forme (cf. EH III, APZ §8).
361
Cf. notamment encore la métaphore de l’explorateur (par exemple GS V, §343 (1887)), pour embellir le fait de devoir
encore interpréter, la nécessité de faire des tentatives après la mort de Dieu.
362
GS §107.
363
Cf. GS §1, où le héros, le théoricien de l’existence est décrit comme l’homme du sérieux.
364
GS §107.
365
NT « essai d’autocritique », §5 (1886).

140
c’est lui-même qui, par son art, fait de l’existence un phénomène esthétique, non la nature
ou un dieu. C’est donc par l’art, et plus précisément par l’art du comédien, que l’homme de
connaissance peut échapper aux conséquences de ses exigences morales, de sa probité,
de sa volonté de vérité : « nous devons découvrir le héros et de même le bouffon qui se
cachent dans notre passion de connaissance366. » Là encore, l’art permet d’échapper à la
morale, c’est-à-dire à la négation. Pour cette raison la bouffonnerie doit être au cœur de la
pensée, elle ne consiste pas seulement en des moments de détentes dans la vie du
penseur. La bouffonnerie est le seul moyen par lequel l’homme de connaissance, le
philosophe, malgré sa probité, peut se « tenir au-dessus de la morale367 ». La bouffonnerie
est une des conditions de possibilité de la connaissance affirmative, de la connaissance
réelle (interprétations fidèles au texte), c’est-à-dire de la connaissance par delà bien et mal :
pas de pensée sans rire. De sorte que finalement on peut dire que la bouffonnerie est
exigée par la probité, par le sérieux. Ce sérieux qui exige et inclut le rire, Nietzsche l’appelle
le « grand sérieux368 ».
D’autre part, l’art du comédien nous donne accès au rire, autre forme de
consolation : « Vous devriez apprendre la consolation d’ici-bas, ⎯ vous devriez apprendre à
rire, mes jeunes amis, si toutefois vous tenez absolument à rester pessimistes. Ainsi, peut-
être qu’un jour, en riant, vous enverrez au diable toute cette consolation métaphysique ⎯ à
commencer par la métaphysique elle-même369 ! » Ce rire n’est pas le rire du dégoûté, du
cynique370, ce n’est pas non plus l’ironie du dialecticien371, ou encore le ricanement
méprisant de celui qui se sent supérieur au nom de certaines valeurs (Dieu, la vertu, la
rationalité, la « réalité »), ni le rire jaune de celui qui se méprise et recherche la pitié. Toutes
ces manières de rire sont des symptômes du ressentiment. Le rire dont parle Nietzsche est

366
GS §107. Cet art peut se greffer sur celui de l’embellissement : cf. GS préface, §’ (1887), et PBM préface, comme
exemples de plaisanteries à partir de la métaphore de la vita femina.
367
GS §107.
368
Cf. par exemple GS V, §362 (1887).
369
NT « essai d’autocritique », §7 (1886).
370
Cf. PBM §26, où le cynisme est considéré comme appartenant aux âmes communes, basses : « Le cynisme est l’unique
forme sous laquelle les âmes communes effleurent ce qu’est la probité. » Nietzsche donne l’abbé Galiani en exemple,
« l’homme le plus profond, le plus pénétrant et peut-être aussi le plus sale de son siècle ». Dans le rire du cynique, il y a du
ressentiment, du dégoût, alors que chez Nietzsche le rire a pour fonction de détruire ce dégoût. Donc quand il dit que ses
livres « atteignent, ici ou là , ce qu’il y a de plus élevé à atteindre sur terre, le cynisme » (EH III, §3), il faut entendre ce terme
en un autre sens, comme désignant une manière de considérer de haut la réalité, mais sans dégoût.
371
Cf. Cr. id., II §7, sur l’ironie socratique : « Le dialecticien laisse à son adversaire le soin de prouver qu’il n’est pas crétin :
il le rend furieux, et, en même temps, désarmé. Le dialecticien frappe d’impuissance l’intellect de son adversaire. Eh quoi ?
La dialectique ne serait-elle chez Socrate qu’une forme de la vengeance ? »

141
un rire innocent, espiègle, enfantin372. Ce rire est une manifestation de la santé de la
noblesse, en ce qu’il exprime le sentiment de la distance373, dont le but est la préservation
de soi. Plus précisément, le rire est sentiment de la distance en trois sens : distance avec
soi-même et à la réalité (ce sont finalement les deux faces d’une même action : faire de
l’existence un phénomène esthétique374), mais aussi distance par rapport à autrui, au
« prochain », et ce en deux sens : le rire préserve du besoin de la pitié, et comme masque
de la souffrance, il préserve des décadents toujours prêts à avoir pitié, c’est-à-dire à
prendre possession et à affaiblir celui qui souffre375. On peut même ajouter un troisième
sens, se préserver des croyants : « Je ne veux pas de "croyants" […] J’ai une peur atroce
que l’on aille un beau jour me canoniser […] je ne veux pas être un saint, je préfèrerais être
un bouffon376… » Un rire enfantin dans la souffrance est donc un signe de noblesse, de
force, de santé.
Cependant c’est par l’art du comédien qu’il est obtenu. Or Nietzsche considère que
l’art du masque est un art aux origines plébéiennes : « Un tel instinct se sera développé
avec le plus de facilité dans les familles du bas peuple qui eurent à lutter pour leur vie377. »
De plus, il emploie le terme de comédien la plupart du temps d’une manière péjorative,
notamment pour critiquer la modernité378, et les faux hommes de connaissance379. Mais il y
a au-moins deux manières générales d’utiliser le masque : comme apparence de
profondeur pour cacher sa superficialité ; comme apparence de superficialité pour cacher
sa profondeur. C’est le premier usage que Nietzsche dénonce, et le second dont il fait
l’éloge, c’est-à-dire l’art du bouffon. Le rire, la Heiterkeit, comme effets de cet art, sont donc
des masques. Ce sont, entre autres380, des moyens de défense contre les faibles : l’homme

372
Cf. par exemple GS §107 : « nous avons besoin d’un art insolent, planant dans les airs, dansant, moqueur, enfantin et
bienheureux » ; GS préface, §4 (1887) : où Nietzsche dit qu’après avoir connu la maladie l’on revient « avec une seconde
innocence dans la joie, à la fois plus enfant et cent fois plus raffiné qu’on ne l’a jamais été auparavant » ; et GM II, §16 : la
réalité est comme le « grand enfant d’Héraclite ».
373
Cf. E. Blondel, introduction à Ecce Homo, p. 28 : « Rire, c’est déjà être capable du "pathos de la distance". »
374
L’art tel que Nietzsche l’utilise dans sa maturité peut être défini d’une manière générale comme l’art de mettre en scène
(faire de toute chose un phénomène esthétique), la mise en scène de soi et la mise en scène de la réalité s’impliquant l’une
l’autre. La glorification, l’embellissement et l’art du bouffon sont des espèces de cet art. Dans les dernières œuvres de
Nietzsche, c’est Dionysos qui fait la synthèse de toutes les fonctions de l’art et de tous les caractères que les différentes
métaphores attribuent à la vie et au penseur.
375
Cf. PBM §270, sur lequel nous allons revenir.
376
EH IV, §1. Nietzsche ajoute : « Peut-être suis-je un bouffon… »
377
GS V, §361 (1887).
378
Cf. par exemple GS V, §356 (1887).
379
Cf. GS V, §351 (1887) : les « comédiens de l’esprit » ; cf. GS V, §§361 et 366 (1887), sur les hommes de lettre.
380
La Heiterkeit sert à masquer sa tragédie à ses propres yeux et aux yeux d’autrui.

142
de la grande santé « a besoin de toutes les formes de déguisement pour se protéger du
contact des mains importunes et compatissantes et aussi, de manière générale, de tout ce
qui n’est pas son égal en douleur » ; « Il y a des "hommes pleins de gaieté d’esprit" [heitere
Menschen] qui se servent de leur gaieté d’esprit [Heiterkeit] parce qu’elle leur permet de ne
pas être compris381. » Par la gaieté, l’homme fort masque son savoir tragique : « parfois la
bouffonnerie elle-même est le masque d’un savoir infortuné bien trop certain382. » La
Heiterkeit est donc jouée, tout en étant à la fois sincère383, sans doute en partie parce
qu’elle est plaisir au jeu, au masque, à la surface justement. Donc si la vérité est bien ce qui
fait peur et fait souffrir, la belle humeur est un mensonge.
Mais comme on le voit, ce mensonge n’a rien à voir avec une fiction, il n’est pas non
plus fondé sur des fictions. Le rire, la Heiterkeit, l’art du bouffon est donc bien une réaction
affirmative à la douleur, contrairement au ressentiment et à la mauvaise conscience, qui ont
toujours besoin de fictions. Cette réaction n’est donc pas une négation de la vérité
pessimiste, tragique, et par conséquent elle ne saurait être confondue avec l’optimisme :
« Je n’aime pas non plus ceux qui déclarent que toutes choses sont bonnes et ce monde le
meilleur des mondes. Je dis qu’ils ont la satisfaction facile. La satisfaction facile, qui
s’accommode de toutes choses, n’est pas le meilleur des goûts. Honneur aux estomacs
récalcitrants et difficile qui savent dire "moi, "oui" et "non". Mais tout mâcher, tout digérer
⎯ c’est manière de porcs ! Dire "I-A" (Oui/hi-han), c’est ce qu’apprend l’âne et celui qui lui
ressemble384. » Être optimiste, c’est affirmer sans nier, c’est donc nier le lien nécessaire de
la négation et de l’affirmation, de la destruction et de la vie, qui est dépassement de soi,
croissance (c’est la différence entre le fatalisme et l’amor fati)385. De plus, l’art du bouffon, la
distance prise avec soi-même et l’existence toute entière qui s’exprime dans la Heiterkeit,
ne consiste pas à « voir la vie en rose » ou « voir les choses du bon côté », comme pourrait
le laisser penser par exemple le §299 du Gai savoir, cité plus haut. Nietzsche ne nie pas que
la réalité fasse mal, c’est-à-dire qu’il n’attribue pas un sens à cette douleur. La souffrance
pour lui ne relève ni du mal absolu ni du bien absolu. En ce sens, elle reste sans justification.

381
PBM §270, pour les deux citations.
382
PBM §270. Juste avant, Nietzsche donne en exemple Hamlet et Galiani (P. Wotling oublie de traduire la parenthèse), puis
dans la reprise de ce texte dans NcW « Le psychologue prend la parole », §3, uniquement Hamlet (référence citée par E.
Blondel, introduction à Ecce Homo, p. 39). Galiani et Hamlet sont exemplaires en ce qu’ils sont capables de voir la réalité
telle qu’elle est, et de ne pas la prendre au sérieux. Mais cette distance ne met pas fin à leur dégoût, dégoût qui transparaît
même encore dans leur masque. Leur cynisme est loin de la belle humeur. Pour cette raison, ils sont loin d’incarner le type
même de l’homme de l’affirmation, Dionysos.
383
Certains définissent l’art de l’acteur comme l’art de mentir sincèrement. Les acteurs ressentent les émotions qu’ils jouent.
384
APZ III, « De l’esprit de pesanteur », §2, cité par E. Blondel, op. cit., p. 303-304.
385
Cf. EH IV, §4.

143
La belle humeur, c’est le « rire sur le fond du tragique, amusement dans l’horreur386 », ou
encore « danser jusque sur le bord des abîmes387 ». Si l’homme sain sait se faire surface, il
reste avant tout profondeur : « Je ne connais aucune lecture qui déchire le cœur autant que
Shakespeare : faut-il qu’un homme ait souffert, pour avoir à ce point besoin de faire le
bouffon ! ⎯ Comprend-on vraiment Hamlet388 ? » ; « Ces Grecs étaient superficiels… par
profondeur389 ! » Nietzsche n’est donc pas optimiste. On retrouve encore ici une idée de La
naissance de la tragédie, selon laquelle la fuite dans l’illusion de l’art repose sur une
conception pessimiste du monde, sur la connaissance de la vérité tragique, la vérité
dionysiaque (pas de gaieté sans souffrance). Mais là encore cette idée est remaniée.
L’homme de la grande santé ne fuit pas dans l’art pour ne plus ressentir la réalité tragique :
c’est au bord des abîmes, qu’il danse ; c’est pour rester pessimiste, qu’il doit apprendre à
rire. L’art du bouffon et la joie à la surface sont des moyens de rester pessimistes, de
continuer à voir la vérité tragique. Corrélativement, quand Nietzsche dit qu’il faut apprendre
à rire, il ne prescrit pas une hilarité mécanique, nécessairement stupide et forcée devant
tout ce qui fait mal. Ce serait en effet encore une négation, un symptôme de l’impuissance à
réagir activement aux événements et aux vérités tragiques390. Entre le rire et le sérieux, entre
la volonté de ne pas savoir et la volonté de vérité, entre l’art et la vérité, c’est finalement une
question de dosage391, question peut-être plus pratique que conceptuelle. Nietzsche rejette
donc tout autant la volonté inconditionnée d’illusion que la volonté inconditionnée de
vérité392. On retrouve ici l’idée de la maîtrise de soi : le contrôle des instincts les uns par les
autres. C’est le seul moyen de s’élever à la plus haute puissance393. Donc la Heiterkeit, si
elle est un masque et repose sur le masque, si donc elle est falsification, elle n’a rien à voir
avec les fictions des décadents.

386
Cf. E. Blondel, introduction à Ecce Homo, p. 29.
387
GS V, §347 (1887).
388
EH II, §4. c’est à la fois Hamlet et l’auteur de sa tragédie, Shakespeare, qui sont pris comme symboles de la danse près
des abîmes.
389
GS préface, §4 (1887).
390
L’optimisme est un refus d’assimiler, c’est pourquoi Nietzsche peut dire que « l’optimisme est aussi décadent* que le
pessimiste et peut-être plus nuisible » (EH IV, §4).
391
Cf. H. Birault, loc. cit., p. 458 : « En soulignant cette conjonction de la confiance et de la méfiance, de la non-vérité et de
la vérité, Nietzsche montre bien que l’objet de sa critique vise un certain emportement, un certain outre-passement, une
certaine divinisation de la volonté de vérité et non point la volonté de vérité comme telle. Ici encore, et comme chez Kant, le
problème critique est un problème de limites et de transgression. »
392
Cf. FP Aur., 3 [158], cité par E. Blondel, op. cit., p. 84, où Nietzsche parle de « fanatisme artistique » et de « fanatisme
scientifique ».
393
Cf. ce que nous avons dit : pas de pensée sans rire.

144
Mais en fait, à strictement parler, l’art comme falsification de la réalité tragique pour
en faire un phénomène esthétique394, le rire, la Heiterkeit, ne sont pas plus mensongers que
leur contraire, le sérieux et la tristesse soi-disant pessimistes. En effet, quand Nietzsche
utilise l’art pour embellir la réalité, il la falsifie, puisqu’en elle-même elle n’est ni belle ni laide,
ni bonne ni mauvaise (on retrouve ici l’indécidabilité, d’un point de vue strictement rationnel
ou spéculatif, entre l’affirmation et la négation). Aussi Nietzsche semble-t-il inexact quand il
écrit : « La vérité est laide, nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas395. » Dire que la
vérité est laide est une négation, c’est du nihilisme, car cela suppose le désir du contraire
de la vérité ; pour dévaloriser la réalité (c’est bien ce que fait Nietzsche en disant qu’elle est
en quelque sorte laide en soi, même si l’art va corriger cette laideur), esthétiquement et/ou
moralement, il faut s’appuyer nécessairement sur la fiction d’un monde plus beau et/ou
meilleur, comme objet de croyance, ou encore de besoin. Schopenhauer par exemple ne
croit plus à ce monde fictif (pessimisme), mais c’est encore en référence à lui qu’il calomnie
la vie : si la vie doit être niée, d’après lui, c’est parce qu’elle n’a pas de sens ni de valeur en
soi ; c’est parce qu’il a besoin de fictions, et qu’il reconnaît que dans la réalité ces fictions
manquent, qu’il juge que la vie est laide et mauvaise. L’étalon de mesure, ce sont encore
des fictions. De sorte que finalement considérer que la vérité ou la réalité est laide, est
nécessairement plus mensonger que de la trouver belle. Autrement dit, la Heiterkeit dans la
souffrance est plus vraie que le sérieux et la détresse.
Autrement dit encore, le rire et le sérieux sont tous deux des masques, des manières
de jouer son existence : jouer le sérieux en se prenant au sérieux (héros de tragédie), jouer
la belle humeur avec belle humeur et distance (bouffon de comédie)396. C’est ce que
Nietzsche décrit dans le premier paragraphe du premier livre du Gai savoir. Ce texte repose
sur un principe : « l’espèce est tout, un seul n’est jamais rien397 [die Art ist Alles, Einer ist
immer Keiner]. » Cela ne signifie pas que Nietzsche considère que l’individu doive se
subordonner à l’espèce, mais seulement que l’espèce se conserve quelques soient les
actions des individus : tout individu fait « ce qui sert la conservation de l’espèce

394
Nietzsche pourrait dire face à la réalité tragique ce que J-L Godard dit à propos de la violence dans un de ses films : « Pas
du sang, du rouge. » C’est ce genre de choses, faire de l’existence un phénomène esthétique. Ce n’est pas seulement dans des
œuvres que la réalité doit être falsifiée, mais dans la vie même : « c’est tout cela [l’art de la falsification] que nous devons
apprendre des artistes, tout en étant pour le reste plus sages qu’eux. Car chez eux, cette force subtile qui leur est propre
s’arrête d’ordinaire là où s’arrête l’art et où commence la vie ; mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord
dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes » (GS §299).
395
FP XIV, 16 [40), cité par P. Wotling, op. cit., p. 182.
396
E. Blondel cite Shakespeare : « le monde est une scène et tous les hommes et les femmes simplement des acteurs »
(Comme il vous plaira, II, 7, cité par E. Blondel, introduction à Ecce Homo, p. 28).
397
GS §1.

145
humaine398 », et ceci non par altruisme, mais par instinct, « parce que cet instinct [Instinct]
est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau399 ». Le critère de l’utilité
pour l’espèce comme critère moral du bien et du mal, comme moyen pour différencier les
individus, est donc absurde : tout individu, « bon » ou « méchant », est au-moins utile et
nécessaire à la conservation de l’espèce400. Dans ce paragraphe Nietzsche justifie donc
toute vie par l’éternité de la vie de l’espèce, en s’appuyant sur des arguments
« physiologiques » (là encore il y a peut-être des restes de La naissance de la tragédie, de
l’idée de la volonté ou vie éternelle au-delà de la mort de chaque individu dans le devenir).
Mais pour autant il n’assigne pas un but, un sens, aux existences individuelles, mais au
contraire sauve leur non-sens : toute vie se vaut également du point de vue de la survie de
l’espèce (l’espèce se conserve toujours, d’une manière ou d’une autre401), il n’y a donc pas
de raison ni de devoir de vivre de telle ou telle manière, ni de vivre tout court.
Nietzsche distingue ensuite deux attitudes : l’affirmation puis la négation, attitude
des « théoriciens du but de l’existence402 ». Ces derniers « aussi favorisent la vie de l’espèce
en favorisant la foi en la vie », mais en lui surajoutant un but ou un sens (fiction) : « La vie
vaut d’être vécue ⎯ voilà ce que crie chacun d’eux ⎯ cette vie est une chose qui compte, il
y a quelque chose derrière la vie, sous la vie ; prenez-y garde ! » ; « le théoricien de l’éthique
entre en scène, sous la forme du théoricien du but de l’existence ; […] il invente une autre,
une seconde existence et grâce à sa nouvelle mécanique, il extirpe cette vieille existence
commune de ses vieux gonds communs403. » La vie apparaît « désormais effectué[e] en vue
d’un but et s’impose avec évidence à l’homme comme raison et commandement404 » : « On
doit aimer la vie, donc ! L’homme doit promouvoir et lui-même et ses prochains, donc ! » La
conservation de l’espèce, la vie n’apparaît plus comme nécessaire405 ; elles est soumise,
déterminée par certaines conditions définies. Alors certains types de vie (« bons »,

398
GS §1.
399
GS §1. Plus bas, Nietzsche parle de « pulsion [Trieb] de conservation de l’espèce ».
400
Cf. GS §§1 et 4 (le méchant stimule l’espèce, et l’empêche de dépérir) ; cf. encore EH IV, §4 : « Dans la grande économie
du tout, les aspects terribles de la réalité (dans les affects, les désirs, la volonté de puissance) sont incommensurablement plus
nécessaires que cette forme de petit bonheur, la prétendue "bonté". »
401
Par exemple par l’idéal ascétique. Le principe de Nietzsche ne prend en compte que le fait que l’espèce se conserve, pas
les manières par lesquelles elle se conserve (les différentes cultures), qui peuvent être hiérarchisées. Selon ce dernier point de
vue, la conservation de l’espèce selon tel ou tel mode, tous les individus ne se valent pas : certains sont nuisibles et d’autres
non (cf. par exemple les chrétiens pour la Rome antique).
402
GS §1. Nietzsche n’emploie pas « affirmation » et « négation » dans ce texte.
403
GS §1, pour les deux citations.
404
C’est nous qui soulignons.
405
On retrouve d’une autre manière la falsification du faible : séparer la force de ce qu’elle peut.

146
« rationnels »), considérés comme conformes à ces conditions, et donc au but, seront
valorisés par rapport à d’autres (« méchants », « irrationnels »). Commence alors une autre
époque : « c’est […] l’époque de la tragédie, l’époque des morales et des religions », avec
en scène des « héros », des hommes qui se sentent importants, se prennent au sérieux, qui
font de la vie une affaire lourde et sérieuse du fait qu’ils se croient responsables vis-à-vis de
l’espèce (raison et commandement) : « Oui ! il [le théoricien du but de l’existence, type du
héros] ne veut pas que l’on se moque de l’existence, encore moins de soi-même ⎯ encore
moins de lui406. » Le sérieux est donc encore un masque, le masque de la faiblesse407 ; être
sérieux, c’est encore jouer un rôle, mais sans le savoir, sans vouloir le savoir ni le
reconnaître : « la comédie de l’existence n’a pas encore "pris conscience" d’elle-même408 . »
A l’opposé il y a l’homme de l’affirmation (dans le texte, Nietzsche ne lui donne pas
de nom), avec comme principe la nécessité de la survie de l’espèce quelque soit ces
actions, autrement dit l’absence de but ou de sens à l’existence. Ainsi il n’ignore pas son
insignifiance, son « infinie misère de mouche et de grenouille409 » (vérité pessimiste), ce qui
contraste avec l’emphase et l’importance que se donne l’homme moral, le décadent. Par ce
principe l’homme sain accède à « l’ultime libération et irresponsabilité410 », et à la gaieté la
plus haute : « Rire de soi-même comme on devrait rire pour que ce rire soit l’émanation de
la vérité toute entière411 » ; car, comme on l’a dit, rire et connaissance tragique sont
indissociables, se conditionnent l’un l’autre. C’est ce que Nietzsche appelle le « grand
sérieux », ou encore « gai savoir » : « Peut-être alors le rire sera-t-il lié à la sagesse, peut-
être n’y aura-t-il plus alors qu’un "gai savoir"412. » Le fort est donc un autre type d’acteur, un
acteur comique, malgré ses souffrances. Mais on peut se demander si sa gaieté est
vraiment un masque, comme le dit parfois Nietzsche, car il semble qu’elle soit impliquée
nécessairement par l ‘affirmation sans conditions de la réalité. La mort de Dieu, totale,
comme croyance et comme besoin, ne peut que conduire à la Heiterkeit la plus haute, aux
plus hauts sentiments de puissance, même dans la souffrance413. Il n’y a que s’il on a

406
Le théoricien du but de l’existence est héros, ou encore prêtre. Le prêtre est celui qui donne un sens à l’existence, c’est
pourquoi il est « le véritable représentant du sérieux » (GM III, §11).
407
Cf. GM III, §23, sur le cas particulier du savant.
408
GS §1, pour tous les textes cités dans ce paragraphe.
409
GS §1.
410
GS §1.
411
GS §1.
412
GS §1 ; cf. GM avant-propos, §7, où Nietzsche identifie belle humeur et gai savoir : « Car la belle humeur [Heiterkeit], ou
pour le dire dans mon langage, le gai savoir. »
413
Cf. GM II, §20 : « L’athéisme va de pair avec une sorte de seconde innocence. » C’est cette Heiterkeit qui constitue le
stock de puissance des forts. Les forts souffrent de la surabondance de vie (GS V, §370 (1887)), ils possèdent un trop-plein de

147
encore besoin d’un Dieu et d’idéaux, d’idoles, que la mort de Dieu et le « crépuscule des
idoles » sous les coups de la volonté de vérité, le pessimisme, peuvent conduire à la
négation absolue, à un assombrissement totale du caractère (le sérieux pessimiste), à la soif
de destruction et au suicide414. La mort de Dieu n’est un danger pour l’humanité que dans la
mesure où elle a encore besoin des idéaux. C’est pourquoi Nietzsche peut dire à la fois
qu’avec elle : incipit tragoedia, incipit parodia415. La Heiterkeit n’est donc pas un masque
pour (se) cacher sa profondeur, la vérité pessimiste, puisqu’elle est impliquée par elle ; la
volonté de vérité la plus radicale ne peut pas conduire à la mort. Cela signifie aussi qu’il n’y
a pas de différence entre surface et profondeur, masque comique et sérieux tragique, et
qu’en quelque sorte en soi la réalité, l’existence, avec les souffrances, est nécessairement
joyeuse, comique. C’est comme si la profondeur passait dans la surface, il n’y a que la
surface. De sorte que finalement l’art tel que Nietzsche l’utilise dans ses œuvres de la
maturité n’a pas à être considéré comme une falsification, mais comme l’expression ou
« l’émanation de la vérité toute entière » ; la réalité telle qu’elle est est nécessairement
joyeuse416.
On peut à présent déterminer ce qu’est le rêve pour Nietzsche, c’est-à-dire en quoi
cette falsification se distingue de la falsification par fictions. Dans chaque cas (glorification,
embellissement, bouffonnerie, tous arts de mettre en scène la réalité, c’est-à-dire d’en faire
un phénomène esthétique), l’art falsifie le réel d’une façon strictement immanente, sans
recourir à des fictions, des absolus au-delà de la réalité. De plus, ce sont des valeurs
purement esthétiques que Nietzsche attribut à la réalité, non des valeurs morales ou
religieuses ; autrement dit des valeurs « oniriques », non des valeurs fictives (pour dévaluer

puissance, qui doit s’exprimer dans les choses, devenir action (interprétation, création, besoin de donner), pour ne plus faire
souffrir (créer par surabondance, non par manque).
414
Cf. GS V, §343 (1887) : la mort de Dieu assombrit ceux qui en ont encore besoin, mais réjouit les autres. C’est pourquoi
Hamlet est un mauvais représentant de la Heiterkeit.
415
Cf. GS préface, §1 (1887) : « Ah ! ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs beaux "sentiments lyriques" que ce
ressuscité doit passer sa méchanceté : qui sait quel genre de victime il recherche, quelle monstrueuse matière à parodie le
charmera sous peu ? "Incipit tragoedia" ⎯ lit-on à la fin de ce livre dangereusement inoffensif : qu’on se tienne sur ses
gardes ! Quelque chose de prodigieusement mauvais et méchant s'annonce : incipit parodia, à n’en pas douter… » ; GS
§153 : « homo poeta » (le cinquième acte de la tragédie sera un acte comique) ; GS V, §382 (1887) : « commence la
tragédie » (avec un grand sérieux qui parodie l’ancien sérieux) ; GS §342 : « Incipit tragoedia », sans référence au comique
(fin du livre dans sa première édition).
416
C’est un fond joyeux, par opposition au fond d’impuissance et de détresse du décadent. Ce fond n’empêche pas la
multiplicité des émotions, positives comme négatives, au contraire. D’autre part, c’est dans sa fonction générale, fonction de
mise en scène comique et d’embellissement, que l’art n’est pas falsification. Mais les procédés concrets utilisés, comme la
métaphore de la vita femina, eux sont bien des falsifications : en soi la vie n’a rien à voir avec une femme. Comme tels, ces
procédés sont faux, mais ils sont vrais dans leurs effets (joie, amour de la réalité).

148
ou valoriser moralement, il faut faire appel à un absolu417) : Nietzsche met en scène la
réalité, il l’embellit, tandis que le prêtre ascétique la juge, et la juge négativement. Le rêve
procure donc la consolation d’ici-bas, il rend la réalité en elle-même vivable. Enfin, l’art, le
rêve, la gaieté ne constituent pas seulement une dimension à part de l’interprétation, un à-
côté qui s’ajouterait à la recherche de la vérité, pour nous en protéger, mais une de ses
conditions de possibilité. Sans rire, sans rêve, art du bouffon, il n’y a pas de connaissance
par delà bien et mal possible, c’est-à-dire pas d’interprétation affirmative possible, pas de
pensée du devenir, de la réalité immanente, donc pas de pensée du tout, à supposer que la
pensée soit pensée du réel. La connaissance ne s’abolit pas dans l’art, mais y trouve en
quelque sorte sa condition de possibilité. L’interprétation philosophique, pour être
interprétation fidèle de la réalité (« vérité »), doit être aussi interprétation artistique
(« illusion ») : gai savoir, ou encore connaissance tragique418. Il n’y a donc pas de
contradiction dans le projet de la connaissance comme séduction en faveur de la vie, une
interprétation fidèle n’étant possible qu’accompagnée d’un embellissement de la réalité, du
devenir, de la vie, du corps419.
Mais un texte livre V du Gai savoir (1887) peut encore poser problème, car Nietzsche
y envisage l’éternisation comme une expression possible de l’affirmation. : « La volonté
d’éterniser exige de même une double interprétation [Interpretation]. Elle peut d’une part
provenir de la reconnaissance et de l’amour : un art ayant cette origine sera toujours un art
d’apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, railleur par béatitude avec Hafiz, clair
et aimable avec Goethe, et répandant sur toutes choses un éclat homérique de lumière et
de gloire420. » Mais comment l’éternisation du devenir pourrait-elle ne pas être négation,
nihilisme ? Ce qu’il faut remarquer, c’est que dans ce texte Nietzsche parle des artistes, non
des philosophes. Nietzsche n’admet pas l’éternisation dans la connaissance. Ce texte ne
vient donc pas contredire notre conclusion : une interprétation philosophique est affirmative
si et seulement si elle affirme le devenir dans l’interprétation et dans l’évaluation, dans le
sens et dans la valeur. C’est un autre problème que soulève ce texte, car pourquoi n’en est-
il pas de même pour l’art ? En effet, l’exigence de « grand style », c’est-à-dire
d’organisation, est analogue à l’exigence de système en philosophie, exigence que

417
Dans La naissance de la tragédie, le recours aux valeurs esthétiques reposent sur la condamnation morale du réel.
418
Cf. EH III, NT §3 : « En ce sens, j’ai le droit de me considérer comme le premier philosophe tragique ⎯ c’est-à-dire
comme l’extrême antithèse et antipode d’un philosophe pessimiste. »
419
Tout le projet de Nietzsche s’exprime dans cette phrase : « je fis de ma volonté de santé, de vivre, ma philosophie… » (EH
I, §2).
420
GS V, §370 (1887).

149
Nietzsche récuse421 : « le premier symptôme de décadence qu’il relève chez Wagner est
l’incapacité à la maîtrise, "son incapacité à concevoir un tout organique", "son impuissance
à trouver un style". L’art de Wagner se caractérise donc comme le contraire du grand
style422. » Les exigences de Nietzsche concernant l’art comme discipline à part entière
contredisent ses exigences en philosophie (il n’y a qu’à considérer la composition de ses
livres).
La tâche de la philosophie, séduire en faveur de la vie en produisant des
interprétations qui affirment le devenir, n’est donc pas une tâche contradictoire.

421
Cf. Cr. id., I §26 : « Je me méfie des faiseurs de systèmes et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque
de probité. »
422
P. Wotling, op. cit., p. 172, avec citations de CW §7.

150
Conclusion

Nous étions partis de la phrase de Nietzsche : « il n’y a pas de faits, seulement des
interprétations1. » Nous savons maintenant ce qu’elle signifie : non pas qu’il n’y a pas de
réalité, mais que la réalité est toujours nécessairement interprétée : car « toute existence
[est] une existence interprétante [Auslegendes]2. » L’interprétation désigne donc plus qu’un
phénomène épistémologique, elle désigne le fait même de vivre. C’est pourquoi
« interprétation » et « corps » (ou « volonté de puissance ») sont des métaphores l’un pour
l’autre : « Se demander ce qu’est le corps, c’est se demander ce qu’est l’interprétation3. »
D’autre part, puisqu’il y a une réalité, elle peut-être plus ou moins bien interprétée, selon le
degré de force du corps, sa capacité à assimiler l’inconnu et l’étranger (l’assimilation est un
autre nom de l’interprétation). La philologie est la méthode qui permet de guider
l’interprétation afin qu’elle reste le plus fidèle au texte de la réalité. On peut la résumer par
ces quelques exigences : être fidèle à la réalité donnée, immanente, c’est-à-dire au devenir,
au multiple, à la différence ; donc ne pas postuler d’éléments transcendants au-delà de
cette réalité, c’est-à-dire des éléments ayant pour caractères principaux la permanence,
l’unité, l’identité (fondements, substances, etc.) ; et pour cela, poser l’activité comme
« principe » du réel4 (ce qui ne signifie pas nier l’existence des phénomènes réactifs eux-
mêmes, mais nier que la réactivité puisse expliquer la réalité sans ajout d’éléments
transcendants5 ; d’autre part, l’activité n’est pas causa sui6). Il faut ajouter la nécessité de
prendre en compte les « données » empiriques, sur la nature, la culture (documentation), et
sur le corps à travers son propre corps (expériences vécues7). Toutes ces caractéristiques
définissent un nouveau « schéma fondamental de philosophies possibles8 », une nouvelle
« image de la pensée ». Donc, même si la raison et le langage, c’est-à-dire la pensée

1
FP XII, 7 [60].
2
GS V, §374 (1887).
3
E. Blondel, op. cit., p. 295.
4
Cf. GM II, §12.
5
Cf. la critique de l’hypothèse de la volonté de conservation.
6
Cf. chez Nietzsche l’hypothèse de la volonté de puissance.
7
Celles-ce ne peuvent avoir d’intérêt que si elles sortent du commun, c’est-à-dire si elles sont violentes.
8
PBM §20.

151
humaine (consciente) reste nécessairement inadéquate à la réalité (pas de vérité-
correspondance en un sens absolu), si par conséquent il n’y a que des interprétations,
toutes fausses absolument parlant, nous ne sommes pas pour autant renvoyés au
relativisme. Philologiquement (et généalogiquement), il y a des critères qui permettent de
hiérarchiser les interprétations, en quoi Nietzsche a réellement ouvert une troisième voie
entre le dogmatisme et le scepticisme.
Nous venons de rappeler l’inadéquation nécessaire entre la pensée et la réalité9.
Cela signifie que toute interprétation est plus ou moins une falsification, que le monde dans
lequel on vit est un monde faux. Tout est faux, on ne sort pas de l’image ou du rêve (au
sens large). Cependant on peut rêver de manière « plus vraie10 ». Pour cela, une des choses
les plus importantes à faire, et cela caractérise en propre la nouvelle image de la pensée,
c’est de créer un nouveau langage, de nouveaux moyens d’expression en philosophie. Ces
nouveaux moyens d’expression doivent avoir pour caractère principal de se subvertir eux-
mêmes, de subvertir le concept (mouvement de « dire-dédire », selon l’expression d’E.
Blondel)11. Les procédés les plus généraux de Nietzsche sont : la fragmentation du texte et
la forme aphoristique contre l’esprit de système ; la subversion des concepts (contre
l’univocité du signifiant) par les métaphores et les contradictions. Autrement dit, la réalité
sera, dans une certaine mesure, d’autant mieux interprétée qu’on en donnera une image
moins rationnelle, moins systématique, moins « vraie » en ce sens. Interpréter le réel selon la
méthode philologique, c’est donc falsifier la « vérité » du langage et de la « raison », et par
conséquent construire des interprétations d’autant plus fausses, voire démentes, selon les
schémas traditionnels de la vérité (univocité du signifiant, systématisation ou du moins
cohérence lexicale)12. Le philosophe doit donc devenir plus artiste, écrivain (on pourrait
aussi imaginer une subversion-relaie par l’image), sans non plus abandonner les concepts13.
Autrement dit, une autre caractéristique essentielle de la nouvelle image de la pensée est le
privilège accordé au faux contre le « vrai » entendu comme « vérité » métaphysique du
langage et de la « raison » (ancienne image de la pensée : univocité du signifiant conceptuel,
cohérence ou système, tout organique). Enfin, il ne faut pas oublier que pour Nietzsche, le

9
On pourrait ajouter que l’accès « matériel » au texte est nécessairement partiel, et que la découvertes de nouveaux « faits »
implique des réinterprétations des anciens « faits ».
10
Cf. FP GS, 14 [2], cité par W. Müller-Lauter, op. cit., II, p. 125.
11
Le travail sur le langage est aussi un travail sur la conscience (cf. GS V, §354 (1887), sur la coïncidence entre les deux).
12
La pensée telle que la conçoit Nietzsche requiert donc une double subversion de la conscience : subversion corrélative à la
subversion du langage ; subversion de l’identité et multiplicité (contrôlée) des affects, pour multiplier les perspectives sur les
choses. Pensée et folie deviennent parentes (mais pas identiques).
13
Cf. déjà, à sa façon, La naissance de la tragédie, et le nouveaux type de génie envisagé : un « Socrate musicien » (NT §15).

152
but de l’interprétation, c’est toujours la vie (critère généalogique de la santé). L’art, et donc
le faux (comme rêve et non fiction), intègre la philosophie encore en un autre sens, comme
protection contre la vérité selon laquelle, absolument parlant, tout est faux (il n’y a que des
interprétations). Ce sont toutes ces caractéristiques qui définissent ce que doit être
l’interprétation selon Nietzsche, l’interprétation qui affirme la vie.
Nietzsche a donc ouvert une troisième voie pour la pensée, entre scepticisme et
dogmatisme, en créant une toute nouvelle image de la pensée, par-delà le scepticisme et le
dogmatisme (qui appartiennent tous deux à la même image : même conception de la
vérité) : avec lui vie et pensée deviennent indissociables, et la pensée, pensée de la réalité.

153
BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRES DE NIETZSCHE

A/ Textes allemands

Nietzsche, Werke, Kritische Gesamtausgabe, Herausgegeben von Giogio Colli und Mazzino
Montinari, Berlin-New York, Walter de Gruyter :
⎯ Die Geburt der Tragödie, dritte Abteilung, erster Band, 1972.
⎯ Die fröhliche Wissenschaft, fünfte Abteilung, zweiter Band, 1973.
⎯ Götzen-Dämmerung, Ecce homo, sechste Abteilung, dritter band, 1969.
Nietzsches Werke, Grossoktavausgabe, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, Band VII :
⎯ Jenseits von Gut und Böse.
⎯ Zur Genealogie der Moral.

B/ Traductions françaises

⎯ La naissance de la tragédie, traduction de Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe, et


Jean-luc Nancy, Paris, Gallimard, 1977 (réédition folio en 1986).
⎯ Vérité et mensonge au sens extra-moral, traduction de Michel Haar et Marc de Launay,
1975 et 2000, in Oeuvres I, pléiade, Gallimard, 2000.
⎯ Le gai savoir, traduction de Patrick Wotling, Paris, GF-Flammarion, 1997.
⎯ Par-delà le bien et le mal, traduction de Patrick Wotling, Paris, GF-Flammarion, 2000.
⎯ Généalogie de la morale, traduction d’Eric Blondel, Ole Hansen-Love, Théo Leydenbach
et Pierre Pénisson, Paris, GF-Flammarion, 1996.
⎯ Crépuscule des idoles, traduction de Jean-Claude Hémery, Œuvres philosophiques
complètes tome VIII, Gallimard, 1974.
⎯ Ecce homo, traduction d’Eric Blondel, Paris, GF-Flammarion, 1992.

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