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Skén&graphie

Coulisses des arts du spectacle et des scènes


émergentes
7 | 2021
Scènes Queer contemporaines

Théâtre et performance queer chez cinq artistes


hispano-americains : Copi, Puig, Lemebel,
Lechedevirgen Trimegisto, Freidel
Lionel Souquet

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/skenegraphie/3295
ISSN : 2553-1875

Éditeur
Presses universitaires de Franche-Comté

Édition imprimée
Date de publication : 8 juillet 2021
Pagination : 51-70
ISBN : 978-2-84867-851-1
ISSN : 1150-594X

Référence électronique
Lionel Souquet, « Théâtre et performance queer chez cinq artistes hispano-americains : Copi, Puig,
Lemebel, Lechedevirgen Trimegisto, Freidel », Skén&graphie [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 juillet
2022, consulté le 30 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/skenegraphie/3295

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Théâtre et performance queer chez cinq artistes hispano-americains : Copi, Pu... 1

Théâtre et performance queer chez


cinq artistes hispano-americains :
Copi, Puig, Lemebel, Lechedevirgen
Trimegisto, Freidel
Lionel Souquet

1 Nous proposons d’explorer la scène queer/cuir hispano-américaine – entre 1969 et 2012


– à partir de cinq exemples particulièrement représentatifs d’une certaine
communauté de destins et d’engagement, malgré la diversité des origines des artistes,
de leurs styles d’écriture et de leurs pratiques. Les auteurs présentés viennent de
quatre pays culturellement assez différents bien qu’ils soient tous hispanophones :
l’Argentine (Copi et Puig), le Chili (Lemebel), la Colombie (Freidel) et le Mexique
(Lechedevirgen). Du reste, bien que Copi soit un auteur indéniablement argentin, il a
écrit presque toute son œuvre en français alors que son compatriote Puig – qui, lui
aussi, a vécu plus longtemps en exil qu’en Argentine – a conservé sa langue maternelle.
Ils sont issus de milieux socio-culturels différents : Copi est né dans la grande
bourgeoisie intellectuelle alors que Lemebel a été élevé par une mère célibataire très
pauvre. Contrairement aux trois autres, Lemebel et Lechedevirgen sont métis et ont
donc souffert personnellement du racisme ethnique. Ils appartiennent également à des
générations différentes : Puig est né en 1932, Copi en 1939, Freidel en 1951, Lemebel en
1952 et Lechedevirgen en 1991. Ces différences sociales et générationnelles ont peut-
être impliqué des degrés différents d’engagement dans le militantisme homosexuel,
mais elles expliquent surtout une diversité dans les styles et les pratiques artistiques.
Puig est avant tout un romancier fasciné par le cinéma qui ne viendra que tardivement
au théâtre. Copi est beaucoup plus iconoclaste et provocateur. Bien qu’il se soit fait
connaître comme dessinateur satirique, c’est un grand dramaturge qui aimait
interpréter ses propres créations, souvent à la limite de la performance. C’est après
avoir réalisé des performances, entre 1987 et 1997, que Lemebel devient célèbre grâce à
ses chroniques, qui seront ensuite adaptées au théâtre. Avocat de formation, Freidel a

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écrit, mis en scène et interprété de nombreuses pièces de théâtre. Lechedevirgen est un


performeur qui écrit ses propres textes.

Manuel Puig
2 Comme de nombreux intellectuels et artistes argentins, Manuel Puig (1932-1990)
connaîtra un long exil. C’est en 1973 qu’il doit quitter définitivement son pays.
Romancier reconnu dès 1968, il viendra au théâtre presque par hasard, en 1978, avec
l’adaptation scénique de son roman le plus célèbre et le plus queer, Le Baiser de la femme
araignée (El beso de la mujer araña). Ce roman, publié en 1976, au moment où l’Argentine
entre dans la plus terrible de ses dictatures, est un long dialogue entre deux hommes
qui se retrouvent enfermés dans une même cellule de prison. Puig s’est partiellement
inspiré de la vie du Mexicain Luis González de Alba, activiste homosexuel qui fut
emprisonné pendant deux ans pour sa participation au mouvement étudiant de
Tlatelolco, à Mexico, le 2 octobre 1968. L’auteur a adapté lui-même son roman et la
pièce a été créée en Espagne, à Valence, en 1981. Comme le soulignent, d’entrée de jeu,
les premières didascalies, indiquant qu’ils regardent dans des directions opposées, les
deux personnages sont antagoniques : Valentín, 26 ans, est un guérillero marxiste,
homme cultivé issu d’un milieu bourgeois, tandis que Molina, 41 ans, est un
homosexuel efféminé qui travaille comme étalagiste, appartenant aux classes
populaires et peu instruit, mais fan de cinéma hollywoodien des années 1940. Pour
passer le temps, Molina raconte des films à Valentín, mais uniquement le soir car ce
dernier veut penser à des « choses sérieuses » pendant la journée. La cellule de prison –
plongée dans l’obscurité totale lorsque le rideau se lève – est un lieu paratopique par
excellence, sorte de caverne platonicienne où s’affrontent deux visions du monde : le
jeune révolutionnaire recherche la « rigueur », comme il le dit lui-même dans le
troisième tableau, il vit « en fonction d’une lutte politique », il planifie, il est soucieux
d’exercer son esprit critique, en toutes circonstances, ne se gênant pas pour dire que
les boléros que Molina chante sont d’un « romantisme gnangnan » et pour lui
démontrer – en lui reprochant sa naïveté et son manque de conscience politique – que
les personnages féminins auxquels il s’attache sont des bourgeoises stéréotypées,
obéissant à des schémas réactionnaires régis par des rapports de domination : « Elle a
des domestiques, elle exploite des gens qui n’ont d’autre solution que de la servir, en
échange de quelques sous. Et, bien sûr, elle a été heureuse avec son mari qui l’a
exploitée à son tour »1. Valentín semble donc conscient de « l’arrangement des sexes »
et des liens entre domination masculine et domination de classe. Valentín voit le
monde réel et la fiction cinématographique par le prisme de la sociologie et de la
psychanalyse mais tombe finalement dans les clichés, notamment à propos de
l’homosexualité, lorsqu’il reproche à Molina ses excès de sentimentalisme. Contre toute
attente, le dominé social se rebiffe et affirme son identité et ses préférences : « Et
qu’est-ce que ça a de mal d’être faible comme une femme ? Pourquoi un homme ou quoi
que ce soit, un chien ou un pédé, ne peut pas être sensible s’il en a envie ? 2 » L’attitude
de Molina, qui s’identifie aux stars hollywoodiennes et aux héroïnes des films qu’il
raconte, correspond aux concepts de paratopie et de « désidentification » théorisé par
José Esteban Muñoz : il s’agit d’une identification partielle et atypique avec les codes
dominants. Très critique à l’égard de l’idéologie marxiste et des régimes communistes
tels que Cuba – attitude rare chez les intellectuels latino-américains de sa génération –
Puig est proche des idées de Marcuse ou de Deleuze et Guattari. Alors que tout laisse

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penser que Molina va trahir Valentín par intérêt et par lâcheté – confirmant ainsi les
clichés homophobes –, la « folle » meurt finalement en se sacrifiant pour la cause du
révolutionnaire.
3 En 1976, lorsqu’il est interviewé3, le discours de Puig est encore ambigu puisqu’il
affirme avoir choisi un personnage d’homosexuel pour parler de la situation des
femmes… Malgré une certaine difficulté à assumer un discours clairement militant,
Puig apparaît pourtant comme l’un des précurseurs du mouvement queer dans la
littérature hispano-américaine. Peu avant sa mort, presque quinze ans après avoir
affirmé, dans Le Baiser de la femme araignée, que l’homosexualité était intrinsèquement
révolutionnaire, Puig déclare dans un article intitulé « El error gay », que
l’homosexualité n’est pas un élément déterminant de l’identité : « L’homosexualité
n’existe pas. C’est une projection de l’esprit réactionnaire » 4. Les motifs de ce
« revirement » sont probablement complexes et ambigus mais la prise de distance
idéologique avec le mouvement gay est virulente. L’un des motifs de son irritation est
lié au nouveau canon dictatorial de l’hyper masculinité qui envahit le milieu gay
américain, dans les années 1980. Pour Puig, qui avait toujours vu le machisme comme le
ferment du fascisme, cette nouvelle mode, qui renouait aussi avec la séparation des
sexes, était lourde de sens et de mauvais augure.

Copi
4 Lorsque le populiste Juan Domingo Perón est élu démocratiquement, en 1946, c’est avec
52,84 % des voix et grâce au soutien des milieux les plus modestes. Mais le régime va-t-
il, pour autant, mettre tous les Argentins sur un pied d’égalité ? La même année, le
général Domingo Mercante, gouverneur péroniste de la province de Buenos Aires, signe
un décret interdisant aux homosexuels de voter pour « raisons d’indignité » (ce décret
sera en vigueur jusqu’au milieu des années 1980). En 1951, un amendement interdit
l’accès de l’armée aux homosexuels. Osvaldo Bazán résume ainsi le statut des
homosexuels sous les deux premières présidences péronistes (1946-1955) : « Ils
n’avaient pas de voix, pas de vote, pas d’opinion, pas de visibilité. Ils n’existaient pas » 5.
Cette homophobie institutionnelle, ainsi que d’autres dérives populistes du régime,
feront de Copi – qui a 16 ans en 1955 – un anti-péroniste aussi convaincu que son père.
La question qui se pose à propos du couple Perón est de savoir s’ils ont aidé le peuple
argentin ou s’ils l’ont manipulé. Pour Copi, la réponse est claire.
5 La pièce Eva Perón (1969), est peut-être la quintessence de l’œuvre de Copi puisqu’il y
conjugue discours politique et esthétique queer. À partir de 1952, après la mort d’Evita,
le régime développera, notamment dans les manuels scolaires, toute une iconographie
représentant la « Madone du Peuple » comme une sainte, voire la Vierge, auréolée 6.
Pendant son agonie, la chambre des députés la déclare « Chef sprirituel de la Nation »
et le journal Democracia la compare à « la voix du Christ ». Copi va donc construire un
mythe inversé, présentant Eva Duarte de Perón comme une femme vulgaire, cupide et
criminelle. Comble de la provocation – on pourrait presque parler de profanation –,
Copi fait jouer son rôle par un travesti, donnant à voir une antithèse radicale de l’image
idéalisée qui avait été promue et alimentée par la propagande péroniste.
6 La transgression opérée par Copi, en 1969, n’était pas seulement politique mais
théâtrale car, comme le rappelle Laurence Senelick7, la scène française était
traditionnellement très hostile au travestissement. Eva Perón, œuvre drolatique et

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subversive, illustre à merveille cet « humour pédé » si corrosif, parfois grivois mais
grave aussi, plein d’autodérision et faussement superficiel – proche de ce que Susan
Sontag appelle le « camp » –, que Copi revendique et dont il donne, par la voix du
narrateur de La Guerre des pédés, un parfait exemple, aussi savoureux que provocateur,
et visiblement inspiré du vrai Manifeste du FHAR8 (Front Homosexuel d’Action
Révolutionnaire) : « Il y a l’humour juif et l’humour pédé, mais nous, si on nous rendait
Jérusalem, on transformerait le Mur des Lamentations en pissotière et on se ferait
enculer par les Palestiniens »9. Copi a affirmé n’avoir jamais été membre du FHAR – ni
même avoir été militant – mais il était très ami avec son fondateur, Guy Hocquenghem.
Entre jeu théâtral et performance, Copi a interprété un grand nombre de ses pièces,
incarnant des personnages de travestis, voire de transsexuels. Ce choix relève
forcément d’un militantisme homosexuel très politisé, voire révolutionnaire, même s’il
se fait sur le mode de la fantaisie et de l’autodérision. Le rire est un aspect essentiel de
la construction identitaire et artistique de Copi. Le personnage de la « folle » – opposé à
la normativité gay – est bien une figure politique : certes, celle d’une revendication du
droit à la différence mais, plus encore, l’affirmation de la nécessité d’une différence non
consensuelle, d’une altérité problématique, critique et productrice de sens. Copi est, en
cela, l’un des fondateurs de la subculture queer.

Lemebel
7 Le Chilien Pedro Lemebel (né Mardones, 1952-2015) se fait connaître par ses
chroniques, publiant un seul roman, Tengo miedo torero (2001), hommage implicite au
Baiser de la femme araignée. S’inscrivant dans les pas de Puig – notamment celui de
l’article « El error gay » – mais de façon plus radicale, plus abrupte, Lemebel estime que
le danger vient surtout d’une standardisation homonormative et réactionnaire du
mode de vie gay importé des États-Unis, axé sur un consumérisme effréné et égoïste. Il
s’inscrit, à l’opposé de cette normalisation, dans une démarche clairement queer
associant militantisme de genre, revendication ethnique et lutte de classes. Lemebel a
les yeux bridés et ce détail est constamment souligné sur ses (auto)portraits
photographiques ainsi que dans ses textes autofictionnels, où abondent les passages
prosopographiques. Il s’enorgueillit de ce trait physique par lequel s’affiche son
ascendance amérindienne, mais rappelle aussi qu’il se porte comme un véritable
stigmate au sein d’une société chilienne globalement raciste. Il explique qu’adopter le
nom de sa mère est une double revendication : « Ce Lemebel est un geste d’alliance avec
la féminité, inscrire un nom maternel, c’est reconnaître ma mère « huacha » (paysanne)
à partir de l’illégalité de l’homosexuel et du travesti »10.
8 En 1987, alors que la littérature a été marginalisée par les appareils de la dictature de
Pinochet (1973-1990) et que l’oralité s’impose comme seul moyen d’expression « libre »,
Lemebel et Francisco Casas fondent les Yeguas del Apocalipsis (Les Juments de
l’Apocalypse), un groupe d’artistes activistes homosexuels qui, par ses Performances, va
défrayer la chronique à Santiago, jusqu’en 1997, par des réalisations aussi parodiques
que séditieuses. C’est depuis les marges qu’ils parviennent à interrompre et à brouiller
le discours institutionnel. Ils ont touché la performance, le transvestisme, la photo, la
vidéo et l’installation. Ils voulaient susciter un travail de mémoire autour des droits de
l’homme et de la sexualité et réclamaient une place dans les débats sur le retour à la

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démocratie. Fernando Blanco explique que ces artistes vont mettre en place une
véritable résistance esthético-urbaine dans la ville assiégée par la dictature et le sida :
L’œuvre qu’ils ont réalisée se distinguait par l’emphase avant-gardiste mise dans
l’utilisation du corps homosexuel comme signifiant dans l’appropriation consciente
(performative) de l’espace public et de ses implications politiques immédiates. […]
le transvestisme n’est pas utilisé ici comme le maniérisme délirant qui appelle la
féminité hystériquement fantasmée mais comme une tactique […]. Ce qu’il faut
subvertir, ici, c’est la mémoire effacée et les victimes niées de la globalisation et pas
seulement le corps de la norme hétérosexuelle11.
9 Alors que le régime militaire et la transition vers la démocratie essayaient de
manipuler la population par le biais des médias et d’imposer une culture de l’oubli, le
Collectif faisait tout pour favoriser la divulgation de la vérité historique sur l’infamie de
la dictature. Dorita Nouhaud explique le choix hautement signifiant du nom du groupe :
« “yegua” en argot chilien signifie homosexuel, comme en français le mot “phoque”.
Connotation péjorative, à laquelle répond avec une malice provocatrice le titre-
manifeste de Yeguas del Apocalipsis. Les juments de l’Apocalypse sont la version
féminine des quatre Chevaux de l’Apocalypse […] »12 L’allégorie est donc claire : La
Jument verte de l’Apocalypse est montée par le SIDA, elle est condamnée à mort. En
presque dix ans d’activité ils vont réaliser entre quinze et vingt performances, presque
toutes à Santiago. Il ne reste que peu de traces de ces réalisations. La première d’entre
elles a lieu en 1987, à la Foire du Livre de Santiago : ils y apparaissent travestis, se
faisant passer pour des dames de Cema Chile (association caritative fondée par Lucía
Hiriart, l’épouse de Pinochet) et distribuent des tracts pamphlétaires sur le sida. Cette
performance est tout à fait représentative de la façon dont ils ont départicularisé le
militantisme homosexuel et l’activisme du sida en leur donnant une légitimité et une
portée politique beaucoup plus large, notamment dans le combat contre la dictature,
alors que la gauche – au Chili comme dans la plupart des pays d’Amérique latine – avait
souvent un discours aussi homophobe que les régimes de droite qu’elle combattait. En
1995, Lemebel publie son premier livre et s’éloigne de la performance avant d’y revenir
dans les dernières années. En 2014, quelques mois avant sa mort, il réalise deux
installations-performances qui ont été filmées et que l’on peut voir sur Internet.
Desnudo bajando la escalera a été réalisée le 11 février, devant le Musée d’Art
Contemporain de Santiago : on y voit Lemebel nu, uniquement couvert d’un cache-sexe,
le crâne rasé, s’enfermant dans un grand sac blanc. Les cinq marches du parvis sont
couvertes de poudre. Un assistant y met le feu. Lemebel s’allonge et dévale les marches
en flammes, puis sort du sac et se rhabille. Alors que, tout au long de sa carrière
artistique et de sa vie publique, Lemebel est souvent apparu habillé en femme, orné de
plumes et de paillettes et – même quand ce n’était pas le cas – presque toujours chaussé
de talons aiguilles, on est frappé de le voir sans aucun artifice, tel un bonze ou un
bouddha. Dans Abecedario, réalisée le 29 juin de la même année sur une passerelle
proche du cimetière Métropolitain (où l’artiste sera enterré, près de sa mère), Lemebel,
sobrement vêtu de noir et chaussé de bottes à talons hauts, dessine toutes les lettres de
l’alphabet avec de la poudre, l’une après l’autre, sur le sol de la passerelle. Son assistant
enflamme les lettres au fur et à mesure. On peut déjà y reconnaître une allusion à la
célèbre chanson Gracias a la vida (Merci à la vie) : « Merci à la vie / Qui m’a tant donné /
Elle m’a donné le son / Et l’alphabet / Avec lui les mots / Que je pense et déclare /
“mère, ami, frère” » (C’est moi qui traduis.) Cette chanson, véritable « hymne
humaniste », l’une des plus célèbres de la musique populaire engagée chilienne, fut
écrite, composée et enregistrée par Violeta Parra, en 1966, puis reprise par de

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nombreuses interprètes dont Mercedes Sosa, Joan Baez ou Colette Magny. Cet
abécédaire de feu dont chaque lettre brille et illumine le chemin avant de se consumer
et de tomber en cendres est aussi une variante visuelle de la poétique-politique de
l’obituaire récurrente dans l’œuvre de Lemebel : la chronique « Los mil nombres de
María Camaleón » (« Les mille noms de Marie Caméléon ») nous offre un exemple
étonnant où se déroule la « folle » liste de 106 surnoms de travestis, tous plus inventifs
et délirants – « La Toujours le Dimanche », « La Sara Montiel », « La Sida frappé », « La
Sui-Sida », « La Insecti-Sida ». Nommer, chez Lemebel, c’est aussi et surtout nommer les
victimes de la dictature et du sida, comme dans la chronique « El proyecto nombres (Un
mapa sentimental) » (Loco Afán, op. cit., p. 92) où il rend hommage à cette performance
réalisée par l’association Quilt, en mémoire des martyres du sida, où les noms les plus
célèbres se mélangent à ceux des anonymes qui partagèrent leur destin. Ces deux
réalisations renouent avec l’importance de la symbolique du feu apocalyptique dans de
nombreuses performances des Yeguas.
10 À partir de 2002, Lemebel commence une collaboration avec Rodrigo Muñoz et Claudia
Pérez, qui dirigent la compagnie Chilean Business, adaptant au théâtre plusieurs de ses
livres de chroniques ainsi que son roman : De perlas y cicatrices (2002), Tengo miedo torero
(2006), Cristal tu corazón (créée en 2008, à partir d’une sélection de chroniques des livres
Zanjón de la Aguada et Adiós Mariquita Linda). Alors qu’il est déjà malade, Lemebel
contacte le couple pour leur proposer une nouvelle collaboration intitulée La ciudad sin
ti. L’auteur meurt le 23 janvier 2015 et la pièce est créée le 21 août de la même année.
Muñoz et Pérez13 estiment que cette dernière pièce condense toutes les caractéristiques
de Lemebel : la critique sociale, la satire, l’analyse politique de la réalité chilienne et des
heures sombres de son histoire, les victimes de la dictature, la discrimination envers les
minorités sexuelles, l’identité, la lutte des classes, le tout baigné de poésie et d’humour.

Lechedevirgen Trimegisto
11 Le performeur mexicain Felipe Osornio est né en 1991, à Querétaro, considérée comme
la ville mexicaine où l’homophobie sociale et institutionnelle serait la plus forte. Il a
créé un site14 présentant l’ensemble de son œuvre et l’on trouve de nombreuses vidéos
de lui sur YouTube. Passionné par l’ésotérisme, il conçoit l’art comme un équivalent de
l’alchimie, raison pour laquelle il choisit Lechedevirgen Trimegisto comme nom
d’artiste : en effet, le « lait de vierge » est l’une des « matières aux mille noms » ou
substance mercurielle des alchimistes (mercure hermaphrodite) et Hermès Trismégiste
est présenté comme le fondateur mythique de l’alchimie. En opposition au
catholicisme, Lechedevirgen recherche une spiritualité alternative ou dissidente,
imaginant une sorte de « brujería do it yourself » (« sorcellerie do it yourself ») pour créer
un système de performances symboliques et magiques, à l’esthétique kitsch et trash.
Atteint d’une maladie auto-immune dégénérative (il a frôlé la mort avant de recevoir
un don d’organe en 2017), il s’intéresse au Niño Fidencio (1898-1938), un guérisseur
vénéré comme un saint dans le nord du Mexique mais non reconnu par l’Église
catholique. En 1998, Lechedevirgen lui consacre un projet artistique intitulé Campos del
dolor (Champs de la douleur) qui conjugue la performance, la magie, la critique de la
religion et de l’homophobie avec un contenu sexuel explicite. Le texte-manifeste
« Pensamiento Puñal » (« Pensée Poignard »), écrit en novembre 2012 alors que l’auteur
avait 21 ans, concentre toutes les thématiques de Lechedevirgen :

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J’écris […] depuis les confins du monde, le borderline des derniers temps. […] J’écris
pour celleux qui sont [...] subordonnés aux marges, ceuzes qui sont terrorisxs par
les toilettes du collège [...]. Des corps occupés […] jusqu’au peloton d’exécution, le
ghetto, la prison, l’hôpital, ceuzes qui sont lapidxs, insultxs, couvertxs de crachats,
rejetxs : impuissantxs. Pour celleux qui un jour funeste se sont rendu compte
qu’illes ont un visage d’Indien, un teint de fumier, ceuzes qui ont détesté leur corps,
pour toustes lxs peuhommes, lxs mariachis, celleux qui constituent un attentat
contre la masculinité hégémonique, directement ou indirectement, ceuzes qui sont
coupables de ce qu’illes n’ont pas fait, coupables de porter le péché dans leur chair
et de vivre en pénitence15.
12 À propos de ce texte, Antoine Rodriguez explique : « L’exclusion fonctionne comme la
condition de son inclusion dans le champ culturel, mais il ne peut s’inclure qu’en
énonçant sa situation paratopique d’individu socialement marginalisé » 16. Rodriguez
estime aussi que la figure protéiforme et symbolique du « Puñal » (le « Poignard »)
constitue l’embrayeur principal du texte : au Mexique, ce mot dénote l’objet tranchant
mais connote aussi, en argot et de façon péjorative, la figure de l’homosexuel (associé à
l’idée de transgression et surtout de trahison par le biais de l’image du coup de
poignard dans le dos). Lechedevirgen construit son œuvre autofictionnelle (ses textes
et ses performances) en rassemblant plusieurs éléments paratopiques qui, selon lui,
constituent son identité, marginale à plusieurs titres : le stigmate que représente son
phénotype indigène, un corps fragile et presque contrefait, marqué par la maladie, et sa
double dissidence, face à une masculinité hétérosexuelle hégémonique et face à
l’homonormativité gay. Il établit parallèlement une filiation explicite et implicite avec
tout un réseau intellectuel et artistique qui le connecte avec le féminisme chicano, Paul
B. Preciado et le postporno, le théâtre Panique et la performance latino-américaine. Il
s’inscrit surtout dans la théorisation queer/cuir des post-identités et de la
déconstruction des binarismes sexo-génériques, considérant les identités sexuelles
comme une cage ou une camisole de force. Comme Rodriguez l’explique, il s’agit de dé-
biopolitiser le corps masculin : c’est par la combinaison métaphorique d’objets, dans
l’espace performatif, que Lechedevirgen déconstruit la masculinité mexicaine
hégémonique (violence de genre et de classe, machisme, misogynie, homophobie,
transphobie, nationalisme coercitif, racisme). Pendant la performance – où l’on entend
son texte, lu par lui-même, en voix-off – il arrache des aiguilles plantées dans son front,
s’inflige des brûlures de cigarette et s’enfonce le manche d’un poignard dans l’anus.

José Manuel Freidel


13 Nous achèverons ce parcours par une brève évocation de l’acteur, dramaturge et
essayiste colombien José Manuel Freidel, né à Medellín, en 1951, et assassiné dans la
même ville, en 1990. Il y dirigea plusieurs troupes de théâtre. Il existe
malheureusement très peu de documents sur son œuvre. Le Colombien Fernando
González Cajiao livre une critique – plutôt assassine – de sa pièce Los infortunios de la
Bella Otero y otras desdichas17 (Les Infortunes de la Belle Otero et autres malheurs, 1985). Le
critique de théâtre juge cette œuvre « irrévérencieuse et cruelle, mais également
capable d’un lyrisme sordide atteignant parfois de hauts niveaux d’expression » 18. On
sent que la pièce n’est pas du goût de González Cajiao qui la rapproche de
l’« esperpento » de Valle Inclán et du style épique, précisant qu’elle assimile aussi tous
les styles du théâtre contemporain et ancien, sans oublier les techniques brechtiennes.
Il la trouve trop narrative et pas assez rythmée et déplore, notamment, le choix de

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personnages « sordides ». La langue mélange archaïsmes, régionalismes, vulgarismes,


néologismes et licences grammaticales. L’action se déroule pendant la guerre des Mille
Jours (1899-1902), la guerre civile la plus importante qu’ait connu la Colombie,
opposant conservateurs et libéraux et aboutissant à la séparation du Panama. L’intrigue
est simple : Paiche abandonne sa femme, María Botero (surnommée la Belle Otero),
pour partir à la guerre. La pièce est une violente critique de la guerre et du cynisme
politique des élites. Se retrouvant veuve, María doit se prostituer pour subvenir à ses
besoins et à ceux de sa servante tandis que le sacristain du village lui trouve des clients.
Tous les personnages, impuissants, se laissent porter vers leur destin fatal. Les
membres de la classe dominante se télescopent avec un lumpen prolétariat néo-
picaresque. Sur un ton sarcastique, Freidel déconstruit le mythe nationaliste en
inversant toutes les valeurs (la scène où María couche avec une autre femme, Bárbara,
apparaît comme la concrétisation de cette inversion) : la guerre et la misère
anéantissent les normes et la morale, permettant le triomphe du mensonge et de la
trahison. Le choix du contexte historique est évidemment un moyen pour parler
indirectement de la Colombie des années 1980, où la violence – déjà installée depuis des
décennies – s’intensifie avec les cartels de la drogue (notamment celui de Medellín,
1976-1993), les paramilitaires et les tueurs à gages. C’est finalement ce que González
Cajiao reproche le plus à la pièce : sa lucidité fataliste et sa sensibilité « anarchiste ».
14 La situation était évidemment encore plus difficile pour les homosexuels, et que dire
des travestis et des transsexuels ! En 1976, León Zuleta fonde le premier Mouvement de
Libération Homosexuel, à Medellín, mais il faut attendre 1980 pour que l’homosexualité
soit dépénalisée en Colombie. Dans les faits, l’amélioration de la situation est à peine
perceptible, les patrons de bars gays doivent graisser la patte des policiers, les militants
reçoivent des menaces de mort et Zuleta est assassiné en 1993. C’est ce contexte de
violence extrême, accentuée par l’homo- et la trans-phobie, que Freidel décrit dans sa
pièce ¡Ay ! días Chiqui, écrite à la fin des années 1980. Il s’agit du monologue de Chiqui,
un travesti qui vit terré dans un sous-sol miteux. Chiqui sait que plusieurs de ses amis
travestis et prostitués ont été assassinés. Terrorisé(e), Chiqui n’ose plus sortir et son
seul lien avec l’extérieur est un téléphone public, écho lointain de La Voix humaine
(1930) de Cocteau et peut-être aussi de La Loi du désir (1986) et de Femmes au bord de la
crise de nerfs (1988) d’Almodóvar :
(Ille chante […] se rappelle son enfance. La Chiqui met sa musique lente de jazz
nostalgique, iel se maquille avec une douceur harmonieuse, se réjouit de sa féminité
insinuante, les bas, un corset, sa boucle d’oreille, sa belle perruque et sa robe dorée
et pailletée, obstinément brillante). […]
Tu te souviens, Chiqui ? Quand tu étais petite tu ne jouais qu’avec des poupées […]
les poupées dansaient le carnaval. Et ton quartier. Tu te souviens de ton quartier ?
Ton père mort, ta mère alcoolique qui vomissait son chagrin sur toi, tu te souviens
comment Roger a été tué par une voiture alors qu’il courait derrière un oiseau ? […]
Stéphanie, ma p’tite, chuttt ! Ils nous pourchassent et nous tuent avec une cruauté
qui est à la hauteur de leur dignité offensée. C’est pourquoi je t’appelle en urgence,
car j’ai un rendez-vous et je suis fin prête… oui… Roger… Qu’est-ce que je suis
nerveuse ! […] Je ne sais pas mais je pressens un deuil. Ce n’est pas la gueule de bois.
Je te le dis : La Grosse effacée et la Totis envolée… J’en suis sûre et je crois que je suis
la prochaine sur la liste… Les temps qui courent ? Ma chérie, ce n’est pas la période,
non, non, ce sont ces chiens qui ne savent pas sur qui aboyer. Hummm, oui, oui,
comme à l’époque des nazis, tu vois bien, bien sûr… huumm… bien sûr. Y’a de quoi
se bouffer les ongles, Stef. Il y a une catastrophe épouvantable qui approche 19.

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15 Après avoir composé un numéro par erreur, Chiqui tombe amoureus(e) d’un certain
Roger, homonyme de celui qui est mort par amour pour lui/elle. Lorsque le deuxième
Roger lui donne rendez-vous, Chiqui décide de sortir pour tenter sa chance, sachant
que le rendez-vous avec la mort est presque certain.

Conclusion
16 Malgré les différences de styles et de pratiques théâtrales, les auteurs que nous venons
d’évoquer partagent tous un certain nombre de caractéristiques queer 20 : la
problématisation de « l’arrangement des sexes » (Erving Goffman) ; la figure de la folle
en relation avec la notion de camp ; le travestissement comme théâtralisation de la
sexualité ; le « placard » (Ève Kosofsky Sedgwick considère que rester dans le placard
est une performance du silence) ; la déviation et l’hétérotopie (Michel Foucault) ; la
performativité et le spectacle (Richard Schechner), pour Butler la matérialité du sexe se
construit par la répétition ritualisée et/ou performative ; la déconstruction (Derrida) ;
la contre-sexualité (Paul B. Preciado) : un discours radical basé sur le corps, tout
particulièrement l’anus, le genre, la race, la culture (évolué/primitif)… ; le cyborg
(Donna Haraway) et la technologie de genre (Teresa de Lauretis, créatrice de la
« théorie queer », 1987).
17 Dans Ces corps qui comptent, Judith Butler revient sur les liens entre homosexualité,
travestissement et performance. Elle considère le travestissement comme un bon
exemple – parmi d’autres – de performativité potentiellement subversive. Elle estime
qu’il peut répondre à la « puissance d’agir théâtrale » qu’appellent les besoins
politiques du queer, formant une sorte de débordement de l’identité homosexuelle par
ses marges. Butler réaffirme qu’il y a une véritable convergence du travail théâtral avec
l’activisme théâtral et qu’il est impossible, au sein des politiques queer contemporaines,
d’opposer le théâtral au politique : « […] la colère théâtrale fait partie d’une résistance
publique »21. Comme le signale Antoine Rodriguez, citant Anne Emmanuelle Berger (Le
Grand Théâtre du genre) : « Sans mise en scène, pas de séduction. Le « rôle » du genre et
le « genre » comme « rôle » sont donc proprement séducteurs […]. Sa spectacularisation
érotise le genre. […] c’est au théâtre et par le théâtre que s’articulent “genre” et
“sexualité” »22.
18 Le travesti, le comédien et le performeur sont dans une « zone de voisinage » entre les
sexes, entre les milieux et les classes, entre les règnes (bactéries, végétaux, animaux…)
ou les genres. Devenant « médecins du monde » (Deleuze) lorsqu’ils permettent à tout
un chacun de s’identifier et de transcender ses difficultés grâce à la catharsis – pour
Artaud, « L’acteur est un athlète du cœur. »23 –, ils font remonter le corps dans le
langage et mettent en scène l’intolérable duperie des idées sans corps pour qu’enfin
triomphe la culture du sentiment !
19 Que signifie « faire remonter le corps dans le langage » ? Marat-Sade 24 (Die Verfolgung
und Ermordung Jean Paul Marats) est une œuvre du dramaturge allemand Peter Weiss,
publiée en 1963, puis montée par Peter Brook à Londres, en 1964 25. La pièce relate – ou
imagine – la vie du marquis de Sade durant son emprisonnement dans l’hospice de
Charenton et l’élaboration d’une pièce – prétendument écrite et mise en scène par Sade
– sur l’assassinat de Marat. Il s’agit d’une réflexion sur la Révolution Française, c’est-à-
dire sur les prémices psychologiques et politiques de l’histoire moderne mais, comme le

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précise Susan Sontag26, selon une perspective « moderne » renforcée par les horreurs
des camps de concentration nazis. Marat-Sade oppose deux conceptions de la
révolution : celle du révolutionnaire qui sacrifie son corps et celui des autres (les
guillotinés) à l’idéologie révolutionnaire et celle du libertin pour qui le corps et la
sexualité sont au cœur même de la liberté. À l’idéalisme social et moral attribué à
Marat, Weiss oppose la défense transmorale que Sade fait des exigences de la passion
individuelle. Comme l’explique René Scherer27 dans son commentaire de la pièce, Sade
voit dans la révolution la rupture avec l’homme « naturellement bon » tel que Rousseau
le définit, avec l’Église comme système coercitif, mais il s’oppose aussi à la révolution
comme nouvel ordre moral. Cette critique d’une révolution d’idéologues prêts à
sacrifier les individus pour un Bien commun et abstrait est – comme nous l’avons vu –
au cœur même du chef-d’œuvre de Puig, Le Baiser de la femme araignée. Selon Sontag 28,
Marat-Sade n’est pas une œuvre didactique, c’est une œuvre à thèse au deuxième degré
(sur la théâtralité et la folie) où les idées peuvent – un peu comme chez Genet – prendre
la forme d’un matériel sensoriel. Sontag estime que Weiss propose, comme Artaud, une
version ontologique de la cruauté : la morale de la pièce rejette l’« humanisme », c’est-
à-dire la tâche de moraliser le monde. Pouvons-nous tirer, de Sade à Puig, Copi,
Lemebel, Lechedevirgen et Freidel, en passant par Artaud et Weiss, une ligne « schizo »
(au sens deleuzien du terme) sur laquelle le thème de la cruauté – associé à la folie –
aurait cette valeur ontologique que Sontag met en évidence ? Dans Le Pèse-nerfs, Artaud
affirme : « Toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour
essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des
cochons »29. Articulant le travail d’Annie Le Brun30 sur Sade et les réflexions de
Deleuze31 sur Artaud, le très polémique Pierre Cormary 32 montre que Sade, puis Artaud,
font remonter le corps dans le langage : « littéralement, ça veut dire le sang ou la
merde qui remonte dans la bouche. Chez Sade, c’est la réalité matérielle du discours qui
est affirmée contre sa misérable idéalité »33. Aucune différence, pour eux, entre l’oral et
l’anal. Ce qui se passe dans la bouche est toujours sanglant ou excrémentiel : « Parler
c’est tuer comme manger c’est chier »34. La première réplique du rôle-titre dans Eva
Perón de Copi est « Merde ». Le philosophe espagnol transgenre Paul B. Preciado
affirme, dans son Manifeste contra-sexuel (2000), que l’anus se transforme en arme
révolutionnaire. L’unique signification de toutes choses n’est plus que fécale ou
sanglante, c’est-à-dire corporelle : l’immanence du corps évacue la transcendance de
l’esprit et nous permet d’accéder à la vérité. Bien que Deleuze préfère Sacher-Masoch à
Sade, il note qu’« Il y a chez Sade une profonde pensée politique […]. Mais cette pensée
de l’institution, d’un bout à l’autre, est ironique, parce que sexuelle et sexualisée,
montée en provocation contre toute tentative contractuelle et légaliste de penser la
politique »35. De son côté, Cormary pense, comme Le Brun, que Sade met en scène
« l’intolérable duperie des idées sans corps »36, celle des idéologies et de tous les
systèmes qui nient la matérialité humaine. Le sadisme ne prône pas la pratique de la
cruauté, il l’enferme dans le langage et met la matière vivante au centre de son système
– il désidéologise le monde – alors que les révolutionnaires de la Terreur guillotinent au
nom des droits de l’homme et du citoyen, réduisant cette idée sublime à une
abstraction. Cruauté du bien ! Les cinq auteurs que nous venons d’évoquer – Puig, Copi,
Lemebel, Lechedevirgen et Freidel – ne sont pas des idéologues : ils préfèrent la
matérialité de la vie à l’abstraction des idées et c’est peut-être en cela qu’ils font un
théâtre éminemment queer.

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NOTES
1. Manuel PUIG, Bajo un manto de estrellas / El beso de la mujer araña (adaptación escénica realizada
por el autor), Barcelone, Seix Barral, 1983, p. 76. (C’est moi qui traduis.)
2. Ibid., troisième tableau, p. 84.
3. Joaquín SOLER SERRANO, Entrevista a Manuel Puig, Serie « A fondo », Videoteca Memoria Literaria,
RTVE, 1975, https://www.dailymotion.com/video/x3oszu1
4. Manuel PUIG, « El error gay », in El Porteño, Buenos Aires, septiembre de 1990. (C’est moi qui
traduis.) Publié en ligne par Debate feminista, UNAM : http://
www.debatefeminista.cieg.unam.mx/wp-content/uploads/2016/03/articulos/016_08.pdf
5. Osvaldo BAZÁN, Historia de la homosexualidad en Argentina, Buenos Aires, Marea, 2010, p. 255.
6. Voir notamment Claudia SORIA, « Santa Evita, entre el goce místico y el revolucionario »,
Ciberletras 11, 2004, http://www.lehman.cuny.edu/ciberletras
7. Laurence SENELICK, The Changing Room, Sex, Drag and Theatre (The First Major History of
Cross-dressing in Theatre), New-York, Routledge, 2000, p. 412.
8. Le FHAR publie, en 1971, une déclaration faisant directement référence au célèbre « Manifeste
des 343 salopes » qui avait été rédigé par Simone de Beauvoir : « Nous sommes plus de 343
salopes, Nous nous sommes fait enculer par des Arabes, Nous en sommes fiers et nous
recommencerons. »
9. COPI, La Guerre des pédés, Paris, Albin Michel, 1982, p. 16.
10. Fernando BLANCO et Juan G. GELPÍ, « El desliz que desafía otros recorridos. Entrevista con Pedro
Lemebel », in Fernando A. BLANCO (editor), Reinas de otro cielo, Modernidad y autoritarismo en la obra
de Pedro Lemebel, Santiago de Chile, LOM, 2004, p. 152. (C’est moi qui traduis.)
11. Fernando BLANCO, « Comunicación política y memoria en la escritura de Pedro Lemebel », in
Fernando A. BLANCO (editor), Reinas de otro cielo, op. cit., p. 45-46. (C’est moi qui traduis.)
12. Dorita NOUHAUD, « Dragues de folles entre le rire et la mort : Loco afán, Crónicas de sidario, Tengo
miedo torero de Pedro Lemebel », Les Langues néo-latines, 2004, vol. 98, n o 330, p. 43-44.
13. Voir « La ciudad sin ti : 4 mágicas historias que guarda esta obra », Teatro Nescafé de las artes,
publié le 29/12/2017 : https://teatro-nescafe-delasartes.cl/la-ciudad-sin-ti-4-magicas-historias-
que-guarda-esta-obra/
14. http://www.lechedevirgen.com
15. Lechedevirgen TRIMEGISTO, Pensamiento Puñal, (c’est moi qui traduis), http://
www.lechedevirgen.com/obra/performance-pensamiento-punal/
16. Antoine RODRIGUEZ, « Cuerpo estigmatizado y enunciación paratópica en la performance de
Lechedevirgen Trimegisto », Investigación Teatral, vol. 9, n° 13, 2018, p. 37-54.
17. José Manuel FREIDEL, Los infortunios de la Bella Otero y otras desdichas, Medellín, Ediciones Otras
Palabras, 1985.
18. Fernando GONZÁLEZ CAJIAO, « Los infortunios de la belleza », Boletín cultural y bibliográfico,
vol. 23, n° 6, 15 janvier 1986, p. 81-82, (c’est moi qui traduis), https://
publicaciones.banrepcultural.org/index.php/boletin_cultural/article/view/3178/3266
19. José Manuel FREIDEL, ¡Ay! días Chiqui, (c’est moi qui traduis), http://www.entreactos.com/
wpweb/ay-dias-chiqui-monologo-de-la-edicion-lo-virtual-en-el-teatro/
20. J’emprunte cette liste à Henry F. VÁSQUEZ SÁENZ, El teatro de Copi : Procesos y Estrategias trans. Una
aproximación queer. Cette thèse inédite, dirigée par Ana Monleón Domínguez et Isabelle Reck, a été
soutenue à l’Université de Valence (Espagne), en 2020.
21. Judith BUTLER, Ces corps qui comptent, De la matérialité et des limites discursives du « sexe », traduit
de l’américain par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 236.

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22. Je renvoie, ici, à Antoine RODRIGUEZ, Sous l’emprise des signes, travail inédit d’HDR dont j’ai été le
référent, soutenu à l’UBO le 15 novembre 2019.
23. Antonin ARTAUD, Le Théâtre et son double, « Un athlétisme affectif », Paris, Gallimard, « Folio
essais », 1964, p. 199.
24. Le titre complet de la pièce est La Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés
par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade.
25. Montée en Espagne en 1968, par Adolfo Marsillach, la pièce est aussitôt interdite par le
gouvernement franquiste.
26. Susan SONTAG, « Marat/Sade/Artaud », in L’Œuvre qui parle, Paris, Le Seuil, 1968. Disponible en
ligne : http://www.esnips.com/doc/5d12008a-f65e-4292-b4b7-16e6c79a9263/Sontag,-Susan---
Marat-Sade-Artaud
27. Voir le Séminaire de René SCHERER sur Deleuze et Marat-Sade de Weiss, sur Daily Motion :
http://www.dailymotion.com/relevance/search/Ren%25C3%25A9%2Bscherer%2BMarat-Sade/
video/x40wxq_seminaire-rene-scherer-sade-marat-w_politics
28. Susan SONTAG, « Marat/Sade/Artaud », op. cit.
29. Antonin ARTAUD, Le Pèse-nerfs, in Antonin Artaud par Antonin Artaud, illustrations de Louis Joos,
Waterloo, Renaissance du Livre, 2006, p. 20.
30. Annie LE BRUN, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, J.-J. Pauvert, 1986 ; Paris, Gallimard,
« Folio », 1993.
31. Gilles DELEUZE, « Du schizophrène et de la petite fille », in Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
32. Pierre CORMARY, « Sade, littéralement et dans tous les sens », La page de Pierre Cormary, 3 mars
2008, blog consulté le 3/4/2020, http://pierrecormary.hautetfort.com/tag/artaud
33. Ibid.
34. Ibid. Cormary cite Artaud dans une de ses lettres de Rodez : « L’anus est toujours terreur, et je
n’admets pas qu’on perde un excrément sans se déchirer d’y perdre aussi son âme. »
35. Gilles DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure,
traduit de l’allemand par Aude Willm, Paris, Minuit, 1967, p. 70.
36. Pierre CORMARY, art. cit.

AUTEUR
LIONEL SOUQUET
Professeur à l’Université de Bretagne occidentale (Brest), sa spécialité est la littérature hispano-
américaine du milieu des années 1960 à nos jours. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur le
kitsch dans l’œuvre de Manuel Puig (dirigée par Albert Bensoussan, Université Rennes 2 - Haute
Bretagne, 1996) et d’une Habilitation à diriger des recherches intitulée La « Folle » révolution
autofictionnelle (dirigée par Milagros Ezquerro, Sorbonne-Paris IV, 2009), sur Reinaldo Arenas,
Copi, Pedro Lemebel, Manuel Puig et Fernando Vallejo. Il travaille aussi sur le kitsch, le genre
(homosexualité et transsexualité), l’autofiction, le théâtre, le cinéma et l’intermédialité.

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