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Sade ou les infortunes d’un manuscrit
En 1785, dans sa cellule humide de la prison de la Bastille à Paris, Sade rédige d’une
petite écriture serrée, à peine lisible, sur un long rouleau de douze mètres de long, un
long roman qui restera inachevé. À sa mort en 1814, le philosophe pensait que son
œuvre la plus importante s’était perdue dans le pillage de la Bastille à l’été 1789. En
réalité, le document a été mis à l’abri, quelques jours avant le 14 juillet. Le manuscrit
refait surface une centaine d’années plus tard lorsqu’un psychiatre berlinois l’acquiert et
permet une première publication en 1904.
:
Dans son livre le plus maudit, Sade entend narrer « le récit le plus impur qui ait jamais été
fait depuis que le monde existe ». Enfermés dans le château imaginaire de Silling, en Forêt-
Noire, quatre libertins – un duc, un évêque, un président de tribunal et un financier –
infligent des tortures et de sévices extrêmes à 42 victimes qui périssent pour la plupart
dans d’abominables souffrances. Le résultat est une énumération de plus de 600 actes de
perversion sexuelle. La traduction sous forme filmique de la fiction sadienne apparaît
comme une véritable gageure. Le réalisateur italien décide pourtant de relever le défi.
Pasolini transpose le roman de Sade dans l’Italie fasciste de la Seconde guerre. Plus
exactement dans la dernière phase du régime, la République Sociale Italienne, également
appelée « République de Salò ». Cet État fantoche installé dans le nord de l’Italie entre
1943 et 1945 est la dernière citadelle du fascisme avant la libération par les partisans et
la capture de Mussolini. Dans le film de Pasolini, les personnages de Sade sont confirmés
dans leur rôles : duc, évêque, juge et banquier. Ils sont assistés par quatre maquerelles
qui excitent leur lubricité en contant des histoires érotiques. Sur le modèle des cercles de
l’Enfer décrits par Dante dans sa Divine Comédie, Pasolini scinde son film en quatre actes :
le Vestibule de l’Enfer, le Cercle des passions, le Cercle de la merde et le Cercle du sang.
Après avoir raflé seize jeunes hommes et femmes dans la campagne italienne,
sélectionnés pour leur beauté, les quatre dignitaires fascistes soumettent
:
méthodiquement leurs victimes aux pires sévices – viol, coprophagie, énucléation,
scalpation – dans un crescendo d’atrocités qui conduit à la mort. Le résultat de cette
démarche, c’est la mise en image d’un processus d’humiliation totale et systématique. Il
s’agit de montrer l’insupportable, l’insoutenable : le mépris de l’homme poussé à son
paroxysme.
:
La banalité du mal
En réalité, l’objectif de Pasolini n’est pas de mettre en images l’œuvre de Sade. Son
ambition n’est pas non plus de faire la critique du fascisme historique. Le fascisme est
l’allégorie du fonctionnement du pouvoir absolu. « La seule vraie anarchie est celle du
pouvoir » déclare le duc de Salò. Ce pouvoir absolu se manifeste, selon Pasolini, dans le
capitalisme de masse. Le cinéaste dénonce une « catastrophe anthropologique », ce qu’il
appelle aussi le « génocide culturel », c’est-à-dire la disparition des cultures sous-
prolétariennes, anéanties par « le pouvoir du consumérisme italien ». L’individu est
transformé en corps-objet et devient une marchandise sous l’empire d’un capitalisme
:
dévastateur. Son film apparaît aussi comme une mise à nu de la nature humaine dans ce
qu’elle a de plus noir : « Il n’y a rien de plus contagieux que le Mal ». Chaque humain peut à
tout moment basculer dans un processus de déshumanisation irréversible et dans ce
qu’Hannah Arendt appelle la banalité du mal.
Sublimation de la cruauté
Le film Salò est à mettre en relation avec un film réalisé deux ans plus tôt par un autre
réalisateur italien, Marco Ferreri, et intitulé La grande bouffe (1973) qui fait également
référence à Sade. Mais à la différence de Ferreri qui avait choisi de traiter le sujet sur le
registre de la comédie, Pasolini choisit d’en faire un drame horrifique. Il en résulte une
œuvre inclassable, qui échappe à ce qui a été montré jusqu’alors au cinéma. Pasolini opte
pour des prises de vue documentaire, simples. Une beauté glacée caractérise la
photographie du film. Une tristesse infinie se dégage des plans éclairés d’une lumière
sépulcrale. Cette esthétisation de la cruauté est renforcée par la nudité des corps
asservis. Ces corps livrés aux actes les plus abjects, contraints de ramper aux pieds de
leurs bourreaux vêtus avec recherche, voire extravagance – on pense aux robes
ouvragées des maquerelles et aux chapeaux outranciers des quatre dignitaires qui se
travestissent. La décoration et le mobilier de la villa sont dans le plus pur style
moderniste et Art déco. Les tableaux de maîtres surréalistes et futuristes célèbres –
Chirico, Duchamp, Ernst et Léger – évoquent les derniers feux de la civilisation, dans une
société emportée par le Mal absolu, comme une vision d’Apocalypse. Salò peut
également se lire à la lumière de la psychanalyse. Pasolini met en scène le refoulé à des
:
fins de démonstration politique. Il montre la pulsion de mort théorisée par Freud, celle
qui tire l’homme vers l’en-deçà, l’infraculturel et l’infrahumain, le conduisant à la
barbarie.
Pasolini utilise la technique de la citation, comme il a déjà pu le faire dans ses précédents
longs-métrages. Dans le générique d’entrée, le réalisateur introduit les références qui
l’ont inspiré, avec une longue bibliographie où on retrouve Barthes, Blanchot ou encore
Beauvoir. De même, il mobilise dans les dialogues des citations de Nietzsche, Proust,
Baudelaire ou Klossowski. Cette technique de la citation et de la référence tisse un lien
mystérieux entre les époques, les œuvres et les auteurs. L’alternance de scènes de
tortures et de passages discursifs pseudo-philosophiques souligne également la
compatibilité entre raffinement et sophistication de la pensée, d’une part, et perversion
absolue et rationalisme meurtrier de l’autre.
:
« Comment avions-nous pu faire une chose
aussi terrible sans nous en rendre compte ? »
(Hélène Surgère)
Le procédé de l’évocation est également mobilisé dans la musique du film. C’est le cas
avec la récitation en musique d’un des Cantos d’Ezra Pound qui fut sympathisant du
fascisme et soldat de la république de Salò, ou encore avec une pièce des Carmina Burana
de Carl Orff, connu pour ses accointances avec le régime Nazi. Le son du film est post-
synchronisé, comme c’est le cas dans la plupart des productions du cinéma italien des
années 1970 pour des raisons à la fois économiques – les moyens modestes pour la prise
d’un son direct de qualité – et techniques – les tournages fréquents en extérieur. Un
autre facteur impliquant le recours au doublage est la présence de deux actrices
françaises. Pour Salò, beaucoup de prises sont faites d’une même séquence. Le film se
fera donc au montage.
Avant même sa sortie, le film dérange. Des appels à le faire interdire sont lancés par les
opposants au réalisateur qui connaissent sa puissance subversive et pressentent la
déflagration qu’il peut provoquer. Certains tentent d’empêcher le tournage qui doit faire
l’objet d’une protection par la police. En dépit des menaces, le tournage se déroule sans
heurts. Il dure huit semaines et nécessite une quarantaine d’acteurs qui sont filmés par
quatre caméras. Les scènes sont tournées dans deux villas abandonnées près de
Mantoue : les villas Zani et Riesenfeld. Les séquences extérieures du début du film sont
réalisées dans le parc de la villa néo-classique Aldini à Bologne et la scène sacrificielle
finale sera tournée dans les studios de Cinecittà à Rome. Pour le casting, Pasolini a choisi
les acteurs dans la rue, parmi ces ragazzi qu’il aime tant. Toujours patient et à l’écoute, il
se montre néanmoins exigeant, attendant de ses jeunes recrues âgées de 14 à 18 ans une
véritable performance d’acteurs.
:
« Il faut faire sauter le mythe selon lequel les
figurants du film et les acteurs
improvisés auraient été forcés de quelque
façon que ce soit » (Hélène Surgère)
Hélène Surgère était avec Sonia Saviange une des deux actrices françaises du film.
Décédée en 2011, Surgère se souvenait en 2002 de l’ambiance joyeuse voire potache qui
régnait sur le plateau. « Il faut faire sauter le mythe selon lequel les figurants du film et les
acteurs improvisés auraient été forcés de quelque façon que ce soit ». D’ailleurs, elle-même et
une autre « narratrice » refusent de faire certains gestes prévus dans le scénario. « Il n’a
pas insisté et nous a dit qu’il comprenait. Il a fait pareil pour les jeunes figurants ». Devant les
plaisanteries des ragazzi, Pasolini et son équipe ont toutes les peines du monde à
contenir les rires. Les scènes les plus difficilement supportables pour le spectateur de
supplice ou de coprophagie – les excréments ingérés sont composés d’un mélange de
chocolat et de marmelade à l’orange – sont tournées en dérision. S’agissant des scènes de
torture finales, « les jeunes participants se sont beaucoup amusés à les tourner. Il y a eu
beaucoup de fous rires entre les scènes ». Le réalisateur organise également, pendant les
pauses, de joyeuses parties de football, avant de retrouver le sérieux du plateau. Comme
si elle n’avait pas pris au moment du tournage la mesure du film en préparation, Hélène
Surgère se souvient de s’être interrogée lors de sa sortie : « Comment avions-nous pu faire
une chose aussi terrible sans nous en rendre compte ? »
En Italie, le film est interdit par la censure. En France, Michel Guy, ministre des Affaires
culturelles de Giscard qui a initié une politique d’assouplissement de la censure au
cinéma assiste à une projection privée dans les laboratoires LTC à Saint-Cloud. « Avant
:
même de voir le film, il déclare qu’aucune image ne serait censurée, le festival de Paris étant,
comme toutes les autres manifestations cinématographiques un sanctuaire pour les œuvres
d’art », se souvenait dans ses mémoires Henry Chapier, critique de cinéma, également à
l’origine du célèbre programme télévisuel « Le Divan ». Pourtant, la commission du CNC
propose une interdiction totale pour « avilissement de la personne humaine », « violence,
sadisme et torture sexuelle », considérant que « la référence à Sade n’est qu’un alibi lointain ».
Le ministre de tutelle, Michel Guy, est embarrassé mais n’entérine pas la décision de la
commission de censure. Il autorise la sortie du film qui fait néanmoins l’objet de mesures
drastiques : interdit aux moins de 18 ans, le film devra être projeté « dans une salle unique
de dimension restreinte, parisienne, éloignée des grands centres d’activité ». C’est le mythique
cinéma d’art et d’essai la Pagode, situé rue de Babylone, dans le 7e arrondissement de
Paris, qui abritera Salò. Durant de longues semaines, les projections ont lieu à guichet
fermé. Le téléphone du cinéma ne cesse de sonner : les spectateurs cherchent à savoir si,
compte tenu du nombre de refusés de la veille, il y a un espoir de trouver une place pour
la séance du jour. Mais avant cette sortie officielle en France en mai 1976, le film doit
être projeté en avant-première au festival de Paris en novembre 1975, en présence du
cinéaste. Mais quelques jours plus tôt, Pasolini a été sauvagement assassiné.
En 2005, Pelosi se rétracte dans une interview à la Rai Tre, contraignant le parquet
romain à réouvrir l’enquête en 2010. Face à la journaliste qui l’interroge, il affirme : « Je
suis innocent. Je peux aujourd’hui dire la vérité car tous les protagonistes de cette histoire sont
morts. J’ai vécu dans la terreur pendant trente ans. » Il fait une pause avant de reprendre :
« Ils étaient trois. Ils ont roué de coups Pasolini en le traitant de “sale pédé” et de “sale
communiste”. L’un d’entre eux me tenait à l’écart. Ils m’ont dit que si je ne me déclarais pas
coupable, ils me tueraient ainsi que mes parents. ». Jusqu’à sa mort, en 2017, d’un cancer du
poumon, « Pino la grenouille » changera plusieurs fois de version.
« Scandaliser est un droit. Être scandalisé, un
plaisir. » (Pasolini)
:
Ce qui est certain c’est qu’à cette époque, Pasolini avait de nombreux ennemis qui ont pu
vouloir l’éliminer. Dans ses écrits, en particulier ses articles publiés dans le Corriere della
Sera, le réalisateur attaque violemment les hiérarques de la politique et de l’économie
italiennes, responsables selon lui de la politique de terreur des « années de plomb ». En
août 1975, dans le journal Il Mondo, il avait appelé au grand nettoyage : « Andreotti,
Fanfani, Rumor, et au moins une douzaine d’autres grands dignitaires démocrates-chrétiens […]
devraient être traînés, comme Nixon, sur le banc des accusés ». En parallèle de son film Salò,
l’écrivain-réalisateur travaille à l’aboutissement d’un livre sur lequel il planche depuis
plusieurs années et intitulé Pétrole. Pasolini fait entendre qu’il s’apprêterait à publier des
informations susceptibles de condamner une partie de la classe politique, en particulier,
au sujet de l’affaire Mattei, du nom d’un industriel du pétrole mort dans un mystérieux
accident d’avion en 1962. Pasolini détiendrait également des éléments sur l’assassinat du
journaliste Mauro De Mauro, liquidé en 1970 pour s’être intéressé de trop près à l’affaire
Mattei. Autant de révélations que certains n’entendaient pas laisser sortir et qui ont sans
doute coûté la vie au réalisateur cette nuit de novembre 1975.
Le jeudi 30 octobre 1975, quarante-huit heures avant sa mort, Pasolini se rend à Paris
afin d’assister à une projection privée de Salò en présence du ministre des Affaires
culturelles Michel Guy. Ce dernier donne son accord pour l’avant-première du film qui
doit avoir lieu au festival de Paris le lundi 3 novembre. Pasolini fait un passage sur les
plateaux d’Antenne 2, pour ce qui sera sa dernière apparition télévisée. Dans son
émission la Dix de Der, Philippe Bouvard mène l’interview. « Pensez-vous être, une nouvelle
fois, celui par qui le scandale arrive avec votre nouveau film ? » lui demande-t-il. « Scandaliser
est un droit. Être scandalisé, un plaisir. Le refus d’être scandalisé, une attitude moraliste. »
répond le cinéaste qui s’apprête à frapper un grand coup.
Salò ou les 120 journées de Sodome est encore aujourd’hui un film sans équivalent, un des
rares qui n’ait pas été désamorcé par l’histoire du cinéma. Parce qu’il aborde le monde
contemporain dans toute son horreur, ce long-métrage a indirectement provoqué la
chute de son auteur. Film difficilement déchiffrable – « Salò est un mystère qui ne peut pas
être compris », écrivait Pasolini – c’est aussi une œuvre testamentaire, le dernier film du
réalisateur qui l’envisageait comme le premier opus d’une Trilogie de la Mort. Libre à
chacun d’imaginer ce qu’aurait pu en être la suite. Reste Salò : un film qui nous emmène
au bout de l’Enfer mais qui cache peut-être sous les plis des atrocités qu’il donne à voir
une lueur d’espoir. Une pulsion de vie et d’amour, face à la mort.
Damien Roger
3 COMMENTAIRES
Recel Banx
3 JUILLET 2022 À 19 H 34 MIN
Film maudit mais expérience unique sur une vie, chef d’œuvre, la grande
question à laquelle l’article apporte partiellement des réponses est comment a
t’il été possible de tourner ça ? Et tous les acteurs et actrices mineurs étaient ils
consentant sur chaque scène ?
RÉPONDRE
rencontre le!
4 JUILLET 2022 À 8 H 27 MIN
:
du balai!
RÉPONDRE
Fleetwood bug
7 JUILLET 2022 À 11 H 07 MIN
Aïe
Toujours les mêmes ressorts
Toujours cette martyrologie qui donnerai plus de valeurs au propos.
Ça prend la moitié de l’article.
Par contre l’interview avec Bouvard est un document qui montre à quel point
Pasolini n’a peur de rien.
RÉPONDRE
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