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LA DESTRUCTION
FUT MA BÉATRICE »
› Sébastien Lapaque
voir que derrière les mots il y avait la mort. Ainsi Nietzsche auscultant
« Le criminel et ses analogues » dans une page fameuse du Crépuscule
des idoles (7) : « Le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé
dans des conditions défavorables, l’homme fort rendu malade. » Dans
cette page, il est intéressant de noter que l’auteur de La Généalogie de
la morale se réclame du témoignage de Dostoïevski, « le seul psycho-
logue dont, soit dit en passant, [il a] eu quelque chose à apprendre ».
Mais Nietzsche, s’il a lu Les Démons, n’en a retenu que le délire de
Kirilov avant son suicide et n’a retenu de ce délire qu’un « sentiment
de haine, de vengeance et de révolte contre tout ce qui est déjà, contre
tout ce qui ne devient plus » – ce qu’il nomme « l’existence catili-
naire », en référence au gouverneur de la province d’Afrique conjurant
pour renverser César.
Dostoïevski a certes peint la rage de ses possédés face au « terrible
gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et vénéré ». Mais
ce « psychologue » a également peint l’humble magnificence de la ten-
dresse et celle de la pitié lorsque Chatov rouvre la porte de sa maison
à sa femme et à l’enfant qu’elle n’a pas eu avec lui. Dans Crime et
châtiment, à travers le meurtre de la vieille usurière par Raskolnikov,
que Gide a recommencé avec l’assassinat de Fleurissoire par Lafca-
dio dans Les Caves du Vatican, Dostoïevski a certes donné un premier
exemple d’acte gratuit – source d’aucun profit pour son auteur, sinon
l’affirmation de sa toute-puissance et d’une liberté négatrice du divin.
Mais dans la suite de ses livres, et principalement dans Les Démons,
il a poursuivi cette manifestation de nihilisme artiste dans ses consé-
quences. Et l’histoire du XXe siècle nous les a racontées à l’infini : si
tuer un homme ou une femme au hasard est possible, en tuer un mil-
lion est également réalisable.
Les lecteurs scrupuleux de Nietzsche voudront ici nous répondre,
certes. Ce que le philosophe admire, chez les criminels de Dostoïevski,
c’est leur contestation « catilinaire » du pouvoir des prêtres, les idéo-
logues d’autrefois, les « prêcheurs d’arrière-mondes ». De Russie, il se
félicite de voir venir une énergie à la surprenante vigueur parce que le
nihilisme de Kirilov et de ses compagnons est athée et amoral – c’est-
à-dire qu’il brise les idées oppressives que l’on se fait couramment