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« 

LA DESTRUCTION
FUT MA BÉATRICE »
› Sébastien Lapaque

L a première fois que j’ai rencontré Bernard-Henri Lévy,


c’était en octobre 2001, quelques semaines après les
attaques terroristes perpétrées aux États-Unis par des
membres du réseau djihadiste Al-Qaida à l’aide de quatre
avions de ligne utilisés comme des bombes incendiaires.
Deux heures de terreur et près de 3 000 victimes. À l’époque, le philo­
sophe habitait encore boulevard Saint-Germain, au débouché de la
rue du Bac. Il venait de faire paraître Réflexions sur la guerre, le mal et la
fin de l’histoire (1). À ses carnets publiés dans Le Monde au printemps
2001, il avait ajouté 250 pages rédigées dans l’urgence sur les événe-
ments du 11 septembre 2001 et leurs suites, essayant de comprendre
l’extension tout autour du monde de la violence extrême et du chaos.
Deux images m’avaient particulièrement frappé, dans la suite de
visions apocalyptiques du 11 septembre 2001, deux images apparte-
nant de plain-pied à l’histoire des rêveries des avant-gardes poétiques,
par l’intermédiaire des futuristes russes et italiens : celle des aéroplanes
lancés sur l’œuvre des hommes et celle de la « ville qui monte » s’ef-

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fondrant brusquement. En découvrant le cœur de New York brutale-


ment réduit en cendres, je n’ai pas pensé à la malédiction du Ciel sur
Babel, Babylone et Ninive (2), j’ai songé aux peintres et aux poètes
qui avaient transformé leur admiration haineuse de la ville moderne,
rugissante et mécanisée, où l’homme est devenu minuscule, en esthé-
tique nouvelle. Mieux que la révolte absolue, l’insoumission totale,
le sabotage en règle : la mort en temps réel. L’attaque avait eu lieu tôt
le matin. J’ai alors pensé au mot d’ordre de
Marinetti : « Tuons le clair de lune  ! » Et je Sébastien Lapaque est romancier,
essayiste et critique au Figaro
me suis souvenu de Rimbaud : « Un soir, j’ai littéraire. Il collabore également au
assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai Monde diplomatique. Son recueil
Mythologie française (Actes Sud,
trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
2002) a obtenu le prix Goncourt de
Cette vitesse, cette surprise, cette brutalité, la nouvelle. Dernier ouvrage publié :
ce mépris de toute forme de beauté héritée Théorie de la bulle carrée (Actes Sud,
2019).
du passé, cette horreur en acte, n’était-ce pas › slapaque@gmail.com
ce dont une grande partie des avant-gardes
artistiques avaient rêvé depuis un siècle et demi –  depuis la mise en
crise de la raison prétendument héritée des Lumières ? N’était-ce pas le
programme enfin réalisé de cette bohème d’un genre un peu particu-
lier – dadaïstes, surréalistes et actionnistes viennois – qui, depuis cent
cinquante ans, répétaient qu’ils préféraient un criminel à un bourgeois ?
J’ai également pensé à Rimbaud : « L’élégance, la science, la violence. »
Ces Twin Towers montées lentement dans le ciel de New York et tom-
bées brutalement : une certaine idée de l’élégance, dans toutes les folies
destructrices des plasticiens contemporains. Les avions détournés : la
science. La pulvérisation de milliers de corps : la violence.
Mais c’est de Stéphane Mallarmé que j’ai d’abord parlé à Bernard-
Henri Lévy. De Stéphane Mallarmé et d’une proclamation qu’on a
longtemps cru insolente avant de découvrir à quel point elle pouvait
devenir morbide : « La destruction fut ma Béatrice. » D’une certaine
manière, l’œuvre de mort accomplie par l’Égyptien Mohammed Atta
et les Saoudiens Satam al-Suqami, Waleed al-Shehri, Wail al-Shehri
et Abdulaziz al-Omari en lançant un premier Boeing sur le World
Trade Center avait été annoncée, représentée et célébrée en de très
nombreuses circonstances par des artistes accompagnant le chaos régé-

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« la destruction fut ma béatrice »

nérateur – sinon la destruction créatrice. Et puis cet acte fou et sa dif-


fusion immédiate, sur presque tous les écrans de télévision du monde,
si tôt le matin à New York, ce meurtre à grande échelle qui inspirerait
tant de romanciers, de cinéastes et de plasticiens, n’était-ce pas le plus
grand et le plus sauvage happening de tous les temps ?
Je revois le visage légèrement contrarié de Bernard-Henri Lévy, le
sourcil dressé. « Ah, Mallarmé. Je ne vous attendais pas sur ce sujet… »
Et pour cause. Nous n’étions pas très nombreux, dans les dernières
années du premier septennat de Jacques Chirac, à faire le lien entre les
« abolis bibelots d’inanité sonore » et le grand fracas du 11 septembre.
Je suis tout de même assez fier, quand j’y repense, de savoir que
lors de sa relecture de notre entretien, qui allait être publié dans Le
Figaro littéraire du 25 octobre 2001, Bernard-Henri Lévy a intégré
une partie de ma question dans sa réponse. C’était beaucoup plus
simple comme ça.

« La fascination pour la guerre, chez de nombreux


écrivains, n’est-elle pas d’abord une fascination pour
la destruction, présente au cœur de la modernité poé-
tique ? – “La destruction fut ma Béatrice”, oui… Mal-
larmé. Marinetti et les futuristes. Apollinaire, sûrement.
D’autres. Cette fascination existe, vous avez raison. Et,
d’une certaine façon, mon livre n’est qu’un interminable
débat avec ça, avec cette tentation. (3) »

Il m’arrive de retrouver Bernard-Henri Lévy. Il se souvient de notre


première rencontre, de cet interlocuteur évoquant le poète du fameux
« coup de dés » et les futuristes à propos de Mohammed Atta et de
sa clique d’assassins. Je ne lui ai pourtant rien dit de très original ou
de surprenant. Je me suis souvenu que les futuristes étaient fascinés
par l’architecture verticale et par les avions, « structures portantes » de
l’esthétique nouvelle du 11 septembre.
Au lendemain des attentats du 11 septembre, Bernard-Henri Lévy
s’était efforcé de jeter des torches dans les ténèbres en rappelant une
tendance autrefois bien française à exalter la guerre des autres. Dans

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l’horreur de l’événement new-yorkais, il avait relu les pages de Drieu,


de Cocteau et d’Apollinaire qui restent capables de le fasciner et de lui
faire beaucoup de mal.

« C’est une grande énigme pour moi. Tous ces hommes


ont vu la guerre. Ils l’ont faite. Ils savent, autrement dit,
que c’est l’horreur, l’abjection, la réduction des hommes
à un état de quasi-animalité. Comment peuvent-ils, alors,
changer cette beauté et cette morale de la guerre ? (4) »

De mon côté, outre à Rimbaud, à Mallarmé et sa Béatrice, c’est à


Tourguéniev et à Dostoïevski que j’avais pensé. Face au nihilisme en
acte, c’est toujours à Pères et fils et aux Démons qu’il faut en revenir —
à ces Démons pour lesquels Pierre Boutang a jadis rédigé une préface
lorsque le livre en français était encore intitulé « Les Possédés » (5).
Ce qui est décisif, chez ces romanciers russes, c’est qu’ils ne séparent
jamais le nihilisme politique du nihilisme artiste. Dans une mansarde
éclairée à la bougie, il y a un poète qui compose des vers plus ou moins
savamment rédigés dans lesquels il proclame : « Que périsse l’huma-
nité  ! » Et un peu plus loin dans la même ville, il y a des fous qui
passent à l’acte. Avant de devenir un criminel, le révolté nihiliste est
souvent un fanfaron. Comme le héros du film de Dino Risi Le Fan-
faron (Il sorpasso), c’est un être qui a pour programme de se surpasser.
C’est toute l’histoire du roman russe et c’est, jusqu’à ce jour, l’his-
toire de notre nihilisme. Voilà pourquoi, autant qu’elle nous accable,
l’œuvre de mort des islamistes nous fascine – ou nous « sidère »
comme disent les gens à la télévision. On cherche souvent une réponse
politique à notre angoisse face à ce déferlement de violence. Car il est
en partie lié à une forme de dépolitisation de la guerre évoquée par
Bernard-Henri Lévy.

« Ben Laden, c’est l’anti-Clausewitz. La guerre, pour lui,


c’est la continuation de la religion par d’autres moyens.
Et ça, c’est évidemment terrible, ça donne le vertige.
J’ajoute qu’il y a, dans l’islam, un vrai problème de sta-

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« la destruction fut ma béatrice »

tut du politique. Vous trouvez, dans le Coran, une théo-


rie de la micro-communauté d’un côté, une théorie de
la macro-communauté, de l’“Oumma”, de l’autre mais
guère de théorie de l’État… C’est un autre des nœuds de
la situation présente. (6) »

Hélas, notre génération aura fait l’inquiétante expérience d’un


monde où il y a beaucoup de nœuds à défaire. Le plus coulant d’entre
eux, capable de nous laisser raides et froids comme des pendus, reste
celui qui lie le nihilisme politique au nihilisme artiste, les rêveries des
avant-gardes à la folie des islamistes.
Qui ne voit pas cette ironie atroce ? Les avions détournés par les
séides de Ben Laden fonçant sur New York, c’est « moderne contre
moderne », comme aurait dit Philippe Muray. Impossible, en voyant
la ville cubiste s’effondrer sur l’écran des premières chaînes d’informa-
tions en continu, LCI et CNews, de ne pas songer à la proclamation
orgueilleuse du Second manifeste du surréalisme :

« L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux


poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant
qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins
une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit sys-
tème d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa
place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur
de canon. (7) »

Une fanfaronnade, dites-vous ? Dino Risi, nous l’avons vu, nous


a appris que le fanfaron était l’homme qui se surpassait. Et toutes
les catastrophes du XXe siècle nous ont montré que l’homme qui se
surpasse construit parfois des ponts entre la destruction en parole et
la négation en acte.
Quand la ville brûle, le poète crâneur a-t-il encore le courage de
révoquer l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux,
du bien et du mal ? Allez savoir. Beaucoup d’écrivains, d’intellectuels
et d’artistes ont publiquement affiché leur goût de la canaille, sans

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voir que derrière les mots il y avait la mort. Ainsi Nietzsche auscultant
« Le criminel et ses analogues » dans une page fameuse du Crépuscule
des idoles (7) : « Le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé
dans des conditions défavorables, l’homme fort rendu malade. » Dans
cette page, il est intéressant de noter que l’auteur de La Généalogie de
la morale se réclame du témoignage de Dostoïevski, « le seul psycho-
logue dont, soit dit en passant, [il a] eu quelque chose à apprendre ».
Mais Nietzsche, s’il a lu Les Démons, n’en a retenu que le délire de
Kirilov avant son suicide et n’a retenu de ce délire qu’un « sentiment
de haine, de vengeance et de révolte contre tout ce qui est déjà, contre
tout ce qui ne devient plus » – ce qu’il nomme « l’existence catili-
naire », en référence au gouverneur de la province d’Afrique conjurant
pour renverser César.
Dostoïevski a certes peint la rage de ses possédés face au « terrible
gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et vénéré ». Mais
ce « psychologue » a également peint l’humble magnificence de la ten-
dresse et celle de la pitié lorsque Chatov rouvre la porte de sa maison
à sa femme et à l’enfant qu’elle n’a pas eu avec lui. Dans Crime et
châtiment, à travers le meurtre de la vieille usurière par Raskolnikov,
que Gide a recommencé avec l’assassinat de Fleurissoire par Lafca-
dio dans Les Caves du Vatican, Dostoïevski a certes donné un premier
exemple d’acte gratuit – source d’aucun profit pour son auteur, sinon
l’affirmation de sa toute-puissance et d’une liberté négatrice du divin.
Mais dans la suite de ses livres, et principalement dans Les Démons,
il a poursuivi cette manifestation de nihilisme artiste dans ses consé-
quences. Et l’histoire du XXe siècle nous les a racontées à l’infini : si
tuer un homme ou une femme au hasard est possible, en tuer un mil-
lion est également réalisable.
Les lecteurs scrupuleux de Nietzsche voudront ici nous répondre,
certes. Ce que le philosophe admire, chez les criminels de Dostoïevski,
c’est leur contestation « catilinaire » du pouvoir des prêtres, les idéo-
logues d’autrefois, les « prêcheurs d’arrière-mondes ». De Russie, il se
félicite de voir venir une énergie à la surprenante vigueur parce que le
nihilisme de Kirilov et de ses compagnons est athée et amoral – c’est-
à-dire qu’il brise les idées oppressives que l’on se fait couramment

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de Dieu et qui ne débouchent sur aucun bien. Le criminel serait le


négateur de l’imposture du prêtre. « Le temps vient – je le promets –
où le prêtre sera considéré comme l’être le plus bas, le plus menteur
et le plus indécent », écrit-il ainsi dans la page du Crépuscule des idoles
consacrée au criminel et à ses analogues, et il faut reconnaître que
nous n’en sommes pas loin.
Mais comment cette vision du nihilisme russe athée et amoral et
de ses crimes dressés contre les idoles de Dieu nous persuaderait-elle
que le nihilisme islamiste serait pieux et moral ? Comment les délires
de Kirilov et la fureur iconoclaste de Nietzsche feraient-il de Moham-
med Atta un « prêtre » volant, un Savonarole déguisé en barbu ? En
nous rappelant Pierre Boutang lecteur de Fédor Dostoïevski, il est plus
raisonnable de voir dans l’œuvre de mort du 11 septembre 2001 une
« immense entreprise de “néantisation” théologique, d’évacuation de
la croix », où le signe de la destruction d’une ville juive et chrétienne
à la fois porte la promesse diabolique de la destruction du monde, et
oublie l’imprescriptible et tendre fidélité de Dieu à Ninive.
1. Cf. Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, Grasset, 2001.
2. Cf. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, La Table ronde, coll. « La
petite vermillon », 2003.
3. « Bernard-Henri Lévy : “Pacifisme et bellicisme appartiennent aux mêmes clichés” », Le Figaro littéraire,
25 octobre 2001.
4. Idem.
5. Fédor Dostoïevski, Les Possédés, préface de Pierre Boutang, Le Livre de poche, 1961.
6. « Bernard-Henri Lévy : “Pacifisme et bellicisme appartiennent aux mêmes clichés” », art. cit.
7. André Breton, Second manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, tome I, édition de Marguerite
Bonnet avec la collaboration de Philippe Bernier, Étienne-Alain Hubert et José Pierre, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1988.
8. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 45, in Œuvres complètes, vol. XII, traduit par Henri
Albert, Mercure de France, 1908.

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