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LÉO PINGUET
1 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Paris, Flammarion, 2007, p. 49.
2 Nous traduisons et préférons le terme « canular », à notre sens plus riche que celui de blague pour
« joke ». Le terme de farce aurait également pu être choisi pour se rapprocher de Marx et sa reprise de
Hegel.
3 François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.
4 Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 7.
5 Charles Baudelaire « Exposition universelle [1855] » in Critique d’Art, Paris, Gallimard, 1976, p. 240.
par la cessation du calorique 6 . »
Ce qui n’a pas empêché la formule, bien au contraire, de transiter, via notamment
le marxisme, jusqu’aux années quatre-vingt.
L’américanisation désigne alors une invasion dépolitisante de clichés, via
l’hégémonie d’un système économique américain, de mode de pensées américains
et leurs catégories7, et enfin via une servilité française à l’égard du cinéma
américain et de ses genres8. Si, derrière le terme d’« américanisation » et sous
l’appellation de cinéma reaganien9, c’est le cinéma hollywoodien qui est le plus
souvent visé, c’est parce qu’il conjugue les trois domaines (économique,
idéologique et mythologique) de la propagation de l’American Way of Life,
revitalisée au merveilleux et la technophilie de science-fiction, sous les deux
présidences de Ronald Reagan, ancien acteur de films de série B.
Le problème de ce consensus critique tient à sa propre mise en récit de l’histoire.
Il postule un renversement et une rupture manichéenne, entre les années quatre-
vingt (conformistes, mainstream) et les années soixante-dix (rebelles, contre-
culturelles). À tel point que le passage entre les deux périodes finit par relever du
tour de magie, de l’énigme, de l’inquestionnable, du trauma, voire même du tabou.
Le formule clichée qui vient automatiquement à l’esprit pour pitcher le scénario de
ce mauvais rêve est la suivante : « triomphe du néo-libéralisme sauvage », c’est-à-
dire le triomphe des logiques féroces de prédation qui cherchent systématiquement
le plus grand profit. Peut-être faut-il commencer par se délester de l’aura horrifique
de ce mantra critique en entendant la formule dans son sens littéral, qui nous
permet, à la fois de maintenir la dimension traumatique du basculement historique,
tout en nous engageant vers sa compréhension dépassionnée. Si la sauvagerie, la
barbarie, cruelle et inhumaine du Capital sont devenues proverbiales, elles ne
disent pas le nom que ces adjectifs qualifient couramment dans le dictionnaire :
« l’anthropophagie », qui suscite justement la hantise, la haine et le tabou.
Dans la traduction française du roman de Bret Easton Ellis, American Psycho, le
mot est murmuré au personnage de golden boy, typique des années quatre-vingt,
Patrick Bateman : « Tu es un anthropophage ». Mais la révélation ne se fixe pas.
Bateman se demande aussitôt s’il n’a pas plutôt entendu dire : « Superbe ton
bronzage 10 ». Comme si les deux remarques pouvaient avoir la même valeur. Si le
stigmate de monstruosité se confond ainsi littéralement avec la cosmétique des
Eighties, si leur banale sauvagerie hante et suscite la haine de la pensée critique,
nous faisons l’hypothèse que les années quatre-vingt seraient secrètement des
années cannibales. D’un cannibalisme particulier puisque, ce que le calembour
d’American Pyscho révèle est une potentielle équivalence contre-nature, qu’il s’agit
d’analyser, entre loi du marché (capitaliste), loi du genre (horrifique) et loi de la
jungle (cannibale).
On le sait, le terme « cannibale », lui-même, naît d’une américanisation des
19 Michael D. Dwyer, Back to the Fifties Nostalgia, Hollywood Film, and Popular Music of the Seventies
and Eighties, Oxford University Press, 2015.
la jeune génération était perdue. Les gens ne faisaient qu’une seule
chose, s’asseoir dans un coin et se défoncer. Je voulais retrouver le
sens de ce qu’était l’adolescence pour une certaine génération
d’Américains, disons de 1945 à 1962 20 »
20 Cité in Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma américain des années 1970, op. cit., p. 45.
21 Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan… and Beyond, New York, Columbia University Press,
2003.
22 Jacques Rancière, « L’éthique de la sociologie » repris in Scènes du Peuple, Paris, Horlieu, 2003, p. 371,
(nous soulignons).
Le grand cauchemar des années quatre-vingt serait donc maintenu par la critique
lucide et culpabilisante qui les dénonce, en faisant son deuil des années soixante-
dix. Une partie de la pensée critique vivrait ainsi de l’endo-cannibalisation
funéraire des Seventies et de l’exo-cannibalisation des productions de l’industrie du
divertissement. Elle masquerait, elle-aussi, son entreprise derrière l’alibi du
survival face à la menace de l’américanisation. Bien entendu, la faute de la
survivance des années quatre-vingt est partagée, par l’esprit critique, d’une part, et
par l’esprit des Eighties lui-même de l’autre. Encore faut-il en saisir pleinement le
fonctionnement.
Par les moyens de la littérature, Bret Easton Ellis enferme cet esprit des années
quatre-vingt dans la lanterne magique de son livre American Psycho ; il l’enferme
entre deux formules qui marquent le seuil et la fin de son roman. Dès les premières
lignes, le lecteur est invité à lire ce que voit le personnage principal, comme dans
un film, précise celui-ci. C’est un graffiti contestataire, répétant La Divine Comédie
de Dante, inscrit en lettres de sang sur la façade de la Chemical Bank de New
York : « ABANDONNE TOUT ESPOIR TOI QUI PÉNÈTRES ICI ». Les derniers
mots de l’ouvrage renvoient vers cette inscription liminaire. Il s’agit d’un panneau
signalétique, encadré par des rideaux de velours rouges : « SANS ISSUE ». La
dégoulinure du graffiti et le rappel chromatique final sont autant d’indices de la
piste sanglante du cannibalisme. Le roman n’est pas, comme certains ont pu le
croire, le simple récit d’une déviation individuelle. C’est celui d’une classe
férocement individualiste et d’un système tout entier.
American Psycho montre, en effet, la jonction entre un nouvel esprit du
capitalisme et une nouvelle forme de cannibalisation, plus littérale encore que les
précédentes. Car avant d’être une façon de manger de la chair humaine, le
cannibalisme est une façon de penser les relations sociales, nous rappelle le
spécialiste Mondher Kilani23. La socialisation de Patrick Bateman met au jour les
divisions de genre et la hiérarchisation sociale, propres aux classes dominantes
américaines des années quatre-vingt. Elle s’organise comme chaîne de
marchandises et chaîne alimentaire à trois branches. Le premier groupe est
composé d’exclus en tous genres. Ils sont sans valeur et se situent en dehors de
l’humanité : animaux domestiques, chiens pauvres et riches, chats de gouttière,
enfants, SDF, homosexuels, « nègres » et autres minorités ethniques.
Le deuxième groupe est moitié animal, moitié objet. Ce sont les femmes, a
minima « baisables », puis humiliables, torturables à souhait, assassinables et enfin
mangeables. Elles sont rangées en ordre croissant de valeur, avec tout d’abord les
escort-girls, archétype de la femme-marchandise, puis les étudiantes, les filles et
ex-conquêtes qui composent le groupe que fréquente Bateman, et, tout en haut, les
mannequins (il en épargne d’ailleurs une pour cette raison). Elles ont pour
caractéristiques d’être « interchangeables, de toutes façons ».
Enfin, le dernier groupe social est humain, mâle et hautement concurrentiel.
« Tout cela se résumait à adapte-toi ou crève », dégurgite Bateman de tout ce qu’on
lui a appris après une dégustation cannibale qui, semble-t-il, lui ouvre les yeux. Ce
groupe est divisé en deux sous-catégories. La première, le plateau, inclut les mâles
Wasp comme Bateman, les collègues trader et les anciens camarades d’université
huppée. Ils sont tous riches, tous beaux, tous musclés, invariablement en costume
23 Mondher Kilani, « Le cannibalisme, une catégorie bonne à penser » in L’Esprit du temps, « Etudes sur la
mort », n° 129, 2006/1, pp. 33-46.
cravate avec les cheveux gominés tirés en arrière et eux-aussi interchangeables.
Leur ressemblance de sosies fait d’ailleurs l’objet d’un running gag de fausses
reconnaissances, une dialectique ratée du Même et de l’Autre qui pourrait bien être
l’une des motivations de Bateman à pratiquer le cannibalisme : pour se singulariser
et remettre la dialectique à l’endroit. Car Bateman n’est pas seulement un bourreau,
il se présente souvent comme une victime – il souhaiterait être écouté, reconnu,
aimé mais il estime n’être lui-même qu’une contre-façon d’humain.
À l’opposé, la seconde sous-catégorie masculine, le sommet, inclut des
personnalités, des people dirait-on aujourd’hui, ceux qui sont, comme le veut
l’adage américain, devenus quelqu’un (become somebody), reconnus par tous, dont
le nom accroche au corps, et parmi lesquels, les suivants sont cités : Patrick
Swayze, Michael J. Fox, Tom Cruise qui habite le même immeuble que Bateman,
Silvester Stallone croisé au restaurant très select le Dorsia, Donald Trump idole des
golden boys (lui-même marié à une mannequin, Ivanna Trump) et, enfin, Ronald
Reagan, empereur de la cannibalisation des Eighties.
Dans la logique de ce système, le cannibalisme de Bateman est un exo-
cannibalisme. Il affecte uniquement les femmes, qu’il associe à plusieurs reprises à
une chose, voire à de la viande ou encore à de la merde. Dans ses célèbres analyses
du début des années quatre-vingt sur le kitsch, l’écrivain Milan Kundera a bien
montré combien le kitsch, la fantasmagorie du kitsch, celle de la marchandisation
généralisée, s’associait à une hygiénisation de la merde 24. Dans American Psycho
l’exo-cannibalisme est lié à l’appétit sexuel, confondu avec l’appétit gastrique à
plusieurs reprises par Bateman ; il est lié à une forme machiste de domination et
finalement à une marchandisation généralisée qui réifie et brutalise le corps
féminin.
Dans le festin cannibale du roman, Bateman procède donc d’abord par le cerveau
dégusté sous la forme liquide d’un jus, puis le sexe féminin mordu à pleine à dents,
déchiqueté et dévoré cru, pour passer à un intestin pourri avalé cru, et finir par
diverses parties du corps, d’abord carbonisées, soit à l’électricité ou au micro-onde,
puis bouillies et maladroitement transformées sous forme de pâtés et de saucisses.
Instinctivement, Bateman (et Ellis) suit les trajets des triangles culinaires
cannibales : avec d’un côté, le cru (représentant la nature, le non-élaboré), un côté
du pourri (représentant la nature, l’élaboré) et le côté du cuit (représentant la
culture, l’élaboré). Mais tout comme la dialectique du Même et de l’Autre avec ses
Semblables apparaissait viciée, le triangle culinaire avec les Autres féminins reste
bancal, notamment du fait de l’acculturation du fast-food et des réservations
systématiques dans les restaurants chics qui font de Bateman un piètre cuisinier,
condamné donc, à rester une contre-façon d’être humain.
***
24 Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être [1982], trad. François Kérel, Paris, Gallimard, 1984.
film Rambo : First Blood de Ted Kotcheff (1982) : la première, fidèle au roman
des Seventies, voit la machine de guerre nommée Rambo, abattue, sacrifiée par son
colonel ; la seconde, conservée au montage, le voit se rendre aux autorités et lui
laisse la possibilité d’incarner la figure emblématique du survivant increvable des
Eighties. Car les Eighties se fondent sur une thésaurisation revitalisante des Fifties
et une dévoration des Seventies, auxquelles elles substituent un autre corps, pour
surmonter tous les traumas – un rituel de survie qui se perpétue et contamine
jusqu’à la pensée critique elle-même. Mais surtout, ce que la notion plus
pragmatique de la cannibalisation nous a montré, c’est combien les Seventies se
sont dévorées elles-mêmes, via leur matrice imagière et leur réemploi de clichés
médiatiques, tandis que la cannibalisation des Eighties s’est fondée sur une
esthétique assumée de l’imitation et de la parodie.
Ce n’est qu’aujourd’hui que cette esthétique révèle le démon de perversité, pour
reprendre une formule d’Edgar Poe traduite par Baudelaire, démon de perversité de
ses clichés, toujours divertissants, dans la figure éminemment Eighties de Donald
Trump, que Back to the Future caricaturait déjà avec son méchant Biff Tannen. La
révolte contre les répétitions du système du toujours-le-même, finit donc dans un
ultime déjà-vu, le seul qui donne encore le plaisir régressif du sensationnel. Cette
répétition parodique de la répétition de la farce reaganienne, couve également, à sa
manière, en France. En serons-nous quittes pour une libération de ces
fantasmagories cannibales ?