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D’une cannibalisation à l’autre :

des Seventies aux Eighties, pensée critique et cinéma

LÉO PINGUET

« La tradition de toutes les générations disparues pèse comme un cauchemar sur le


cerveau des vivants 1 » notait Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. C’est
ce même vertige propre aux fantasmagories, de répéter l’histoire une première fois
comme tragédie, la seconde fois comme farce, que traduit le cinéaste américain
Wes Craven, lorsqu’il fait dire à son personnage de shérif, Dewey Riley, dans son
film Scream 4 (2011) : « A generation’s tragedy is the next one’s joke / La tragédie
d’une génération devient le canular de la suivante 2 ».
Mais qu’advient-il lorsque le canular d’une génération devient la tragédie de la
suivante ? En France, un consensus s’est établi à propos des années quatre-vingt.
Pour toute une génération, héritière des pensées critiques des années soixante-dix,
les années quatre-vingt ont été vécues comme l’expérience traumatique d’une mort
imminente de la pensée. Depuis, cette décennie incarne le cauchemar des penseurs
critiques, auxquels nous devons la majeure partie des ouvrages traitant de la
période3. En revenant sur les Eighties, ils s’y repassent le film mental d’une
apocalypse : signe avant-coureur de leur agonie et archétype d’une fin du politique,
répercutés par la « fascination d’une répétition insensée 4 » de la pellicule quatre-
vingt dans les décennies suivantes. Aussi le consensus critique prend-il
régulièrement la forme d’un conte, celui du spectre de l’Amérique des années
quatre-vingt. Et ce conte ne se récite jamais sans un inventaire de son cinéma
reaganien, pour résumer un passage, historique et générationnel, de « Lénine à
Lennon » mais surtout « de Staline à Stallone ».
La décennie aurait donc été une phase terminale d’américanisation, un substantif
dérivé du verbe « américaniser » qu’invente Baudelaire pour son compte rendu de
l’exposition universelle de 18555. Il caractérise péjorativement l’extension des
logiques de marchandisation capitaliste à toutes les sphères de la société. Il s’inscrit
dans un récit apocalyptique que Baudelaire nomme « zoocratie », tyrannie des
bêtes. Vingt ans plus tard, cette mythologie est déjà un poncif. Nous la retrouvons,
dans les brouillons de Flaubert, à l’état d’idée-reçue :
« L’homme moderne est amoindri et devenu une machine. / […] Il
n’y aura plus d’idéal, de religion, de moralité. / L’Amérique aura
conquis la terre. / Avenir de la littérature. / Pignouflisme universel.
/ Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers. / Fin du monde

1 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Paris, Flammarion, 2007, p. 49.
2 Nous traduisons et préférons le terme « canular », à notre sens plus riche que celui de blague pour
« joke ». Le terme de farce aurait également pu être choisi pour se rapprocher de Marx et sa reprise de
Hegel.
3 François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.
4 Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 7.
5 Charles Baudelaire « Exposition universelle [1855] » in Critique d’Art, Paris, Gallimard, 1976, p. 240.
par la cessation du calorique 6 . »

Ce qui n’a pas empêché la formule, bien au contraire, de transiter, via notamment
le marxisme, jusqu’aux années quatre-vingt.
L’américanisation désigne alors une invasion dépolitisante de clichés, via
l’hégémonie d’un système économique américain, de mode de pensées américains
et leurs catégories7, et enfin via une servilité française à l’égard du cinéma
américain et de ses genres8. Si, derrière le terme d’« américanisation » et sous
l’appellation de cinéma reaganien9, c’est le cinéma hollywoodien qui est le plus
souvent visé, c’est parce qu’il conjugue les trois domaines (économique,
idéologique et mythologique) de la propagation de l’American Way of Life,
revitalisée au merveilleux et la technophilie de science-fiction, sous les deux
présidences de Ronald Reagan, ancien acteur de films de série B.
Le problème de ce consensus critique tient à sa propre mise en récit de l’histoire.
Il postule un renversement et une rupture manichéenne, entre les années quatre-
vingt (conformistes, mainstream) et les années soixante-dix (rebelles, contre-
culturelles). À tel point que le passage entre les deux périodes finit par relever du
tour de magie, de l’énigme, de l’inquestionnable, du trauma, voire même du tabou.
Le formule clichée qui vient automatiquement à l’esprit pour pitcher le scénario de
ce mauvais rêve est la suivante : « triomphe du néo-libéralisme sauvage », c’est-à-
dire le triomphe des logiques féroces de prédation qui cherchent systématiquement
le plus grand profit. Peut-être faut-il commencer par se délester de l’aura horrifique
de ce mantra critique en entendant la formule dans son sens littéral, qui nous
permet, à la fois de maintenir la dimension traumatique du basculement historique,
tout en nous engageant vers sa compréhension dépassionnée. Si la sauvagerie, la
barbarie, cruelle et inhumaine du Capital sont devenues proverbiales, elles ne
disent pas le nom que ces adjectifs qualifient couramment dans le dictionnaire :
« l’anthropophagie », qui suscite justement la hantise, la haine et le tabou.
Dans la traduction française du roman de Bret Easton Ellis, American Psycho, le
mot est murmuré au personnage de golden boy, typique des années quatre-vingt,
Patrick Bateman : « Tu es un anthropophage ». Mais la révélation ne se fixe pas.
Bateman se demande aussitôt s’il n’a pas plutôt entendu dire : « Superbe ton
bronzage 10 ». Comme si les deux remarques pouvaient avoir la même valeur. Si le
stigmate de monstruosité se confond ainsi littéralement avec la cosmétique des
Eighties, si leur banale sauvagerie hante et suscite la haine de la pensée critique,
nous faisons l’hypothèse que les années quatre-vingt seraient secrètement des
années cannibales. D’un cannibalisme particulier puisque, ce que le calembour
d’American Pyscho révèle est une potentielle équivalence contre-nature, qu’il s’agit
d’analyser, entre loi du marché (capitaliste), loi du genre (horrifique) et loi de la
jungle (cannibale).
On le sait, le terme « cannibale », lui-même, naît d’une américanisation des

6 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet [1881], Paris, Gallimard, 1979, p. 412.


7 Pierre Bourdieu & Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste » in Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 121-122, mars 1998, pp. 109-118.
8 Stéphane Delorme, « La Loi de la jungle : Audiard & Co » in Cahiers du cinéma, n° 714, sept. 2015,
pp. 6-13.
9 Frédéric Gimello-Mesplomb (dir.), Le Cinéma des années Reagan : un modèle hollywoodien ?, Paris,
Nouveau Monde, 2007.
10 Bret Easton Ellis, American Psycho [1991], Paris, Seuil, 1993, trad. Alain Defossé, p. 305.
esprits, à l’occasion de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Il
s’inscrit dans l’imaginaire européen des territoires outre-Atlantique et dans une
rhétorique colonisatrice d’auto-légitimation, aux débuts de la première
mondialisation capitaliste. Mais pour certains « Indiens », vivant dans le piémont
des Andes, les Jivaros notamment, ce sont plutôt les Blancs qui étaient suspectés de
cannibalisme. Les natifs métaphorisaient ainsi les rapports inégalitaires entre
colons et Indiens. Et ils expliquaient les comportements, autrement
incompréhensibles pour eux, de prédation – économique, politique, territoriale –
des Blancs11.
Au cinéma, les cannibales peuplent justement un genre éphémère qui fait la
jonction entre les Seventies et les Eighties12. Le film le plus abouti à cet égard,
Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato (1980), est construit en deux parties : une
première où un anthropologue, Harold Monroe, se lance à la recherche d’un groupe
disparu de journalistes américains, partis filmer des tribus anthropophages ; la
seconde est le visionnage du found footage de leur reportage en compagnie de
producteurs de télévision à New York. Nous découvrons alors combien le chef du
groupe de reporters, Alan Yates, était en réalité un sociopathe, sadique, raciste,
phallocrate, assoiffé de célébrité, qui n’hésitait pas à provoquer les violences qu’il
souhaitait filmer, soit le portrait presque craché du personnage de Bret Easton Ellis.
Deodato semble, à première vue, s’inscrire dans une tradition de l’inversion contre-
culturelle des rôles, où le civilisé est un cannibale plus féroce que le sauvage. Ce
dernier ne l’emporte ainsi que parce qu’il a la décence de respecter les codes du
revenge movie qui servent à châtier l’hégémonie blanche.
Deodato semble donc s’inscrire dans la dynamique des années soixante-dix : la
violence explosive des films du Nouvel Hollywood13, une esthétique du choc et de
la prise de conscience, travaillée par toute la contre-culture artistique. Il est
manifeste qu’il puise dans une même matrice imagière de clichés, avant tout
médiatiques, qui hantent les cerveaux de l’époque. C’est une erreur de croire que
l’artiste est, avant de créer, devant une surface blanche, nous rappelle Gilles
Deleuze dans Logique de la sensation :
« Tout cela est présent […] à titre d’images, actuelles ou virtuelles
[…] Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de
journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé.
Il y a des clichés psychiques autant que physiques, perceptions
toutes faites, souvenirs, fantasmes 14 . »

Dans les années soixante-dix, c’est d’abord la retransmission télévisée de la


guerre du Vietnam qui transporte la jungle et la violence dans les foyers de
l’Amérique, hauts lieux du civilisé poli et du domestique briqué. Le cinéaste Brian
de Palma se souvient :
11 Nathan Watchel, Dieux et vampires, Paris, Seuil, 1992. L’auteur fait état d’une croyance plus récente
parmi certaines tribus indigènes du Pérou, selon laquelle la graisse humaine serait « exportée vers les
États-Unis [et servirait] de lubrifiant aux machines industrielles, aux voitures, aux avions, voire aux
ordinateurs, procurant d’énormes profits aux trafiquants », p. 107.
12 De Last Cannibal de Ruggero Deodato (1977) à Cannibal Ferox d’Umberto Lenzi (1981), ou, pour une
périodisation plus large, de Il Paese del sesso selvaggio de Lenzi (1972) à Natura Contro d’Antonio
Climati (1988).
13 Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma américain des années 1970, Paris, éd. Cahiers du cinéma, 2006 ; nous
pensons tout particulièrement à Bonnie & Clyde d’Arthur Penn (1968) et The Wild Bunch de Sam
Peckinpah (1969).
14 Gilles Deleuze, Logique de la sensation [1981], Paris, réed. Seuil, 2002, p. 83.
« Tous les soirs à 18 h 30, on regardait les images du Vietnam à la
télévision. Le gouvernement n’avait pas encore appris à contrôler
ce média et diffusait des images de corps en sang, de cadavres, de
gosses en train de mourir et c’est ce qui a déclenché le mouvement
pacifiste aux États-Unis. […] Une fois qu’on a vu ce genre
d’image, le pays entier s’est réveillé 15 . »

Puis, c’est le home movie d’Abraham Zapruder de l’assassinat de J.F. Kennedy en


1963, diffusé clandestinement à travers les campus universitaires et vendu sous le
manteau à côté de films porno, avant d’être utilisé par le magazine Life en 196816.
C’est toute la crudité, le grain, le tremblé, la mauvaise définition de ces images
qu’exploite et radicalise Deodato avec l’usage du found footage17.
Pourtant le dispositif esthétique et politique de Cannibal Holocaust est loin d’être
clair. Par contraste, nous pouvons le comparer à la célèbre série de montages
photographiques de l’artiste américaine Martha Rosler, House Beautiful : Bringing
the War Home (1967-1972), qui est peut-être l’exemple le plus éminent de
l’esthétique du choc et de la rencontre des contraires à travers le réemploi de
clichés. Rosler prend à la lettre le slogan anti-guerre, « Bring the War Home », en
juxtaposant des soldats américains ou des civils vietnamiens, extraits du magazine
Life, dans les intérieurs domestiques du magazine féminin House Beautiful. Elle
insiste alors sur la compénétration subversive du proche, du Même (américain) et
du lointain, de l’Autre (vietnamien). La traduction est claire dans l’esprit du
spectateur : le prix du confort de l’American Way of Life est celui de l’impérialisme
made in U.S.A. qui s’exprime dans la guerre du Vietnam18.
Dans Cannibal Holocaust, Deodato semble opposer deux éthiques de la mise en
scène, sans jamais questionner la sienne : la première est celle respectueuse de
l’anthropologue, autorité scientifique et morale du film, qui se scandalise de la
seconde, celle des reporters, racoleuse, mensongère et abjecte. Le document found
footage est présenté au spectateur qui est laissé juge. Mais des metteurs en scène
civilisés, qui est le vrai cannibale ? L’américain Yates, qui appartient à la diégèse,
ou l’européen Deodato qui signe le film et masque ses propres perceptions toutes
faites, ses propres fantasmes à travers une projection sur l’Amérique ? Il faut
encore noter que Cannibal Holocaust ne dénonce, en réalité, aucun système
médiatique, comme le fait par exemple le film de Sidney Lumet Network (1974).
Concentré sur les effets de ce système sur les individus, Deodato ne semble
dénoncer qu’un manque de déontologie. Pire, il joue sur les deux tableaux,
puisqu’il montre l’horreur que ses personnages (anthropologue et producteurs de
télévision) décident eux-mêmes, déontologiquement, de condamner et de ne pas
montrer au public. Au lieu donc de politiser son public, Deodato active plutôt son
voyeurisme, dans le plus pur respect du genre horrifique qui fait croire à la
présence d’une morale. Le problème est que la radicalisation de ce contrat
fictionnel, par le biais du found footage, fait confondre et dériver la subversion des
clichés du Vietnam en une transgression qui reprend, sans les questionner, les
clichés Zapruder. La transgression esthétique peut être jugée provocatrice,
perverse, elle n’est pas équipée pour résister à la vénalité, parce qu’elle fraye trop
15 Luc Lagier, Les Mille Yeux de Brian de Palma, Paris, Dark Star, 2003, p. 26.
16 Jean-Baptiste Thoret, 26 Secondes L’Amérique éclaboussée, Pertuis, Rouge Profond, 2003.
17 Stéphane Bex, Terreur du voir L’expérience found footage, Pertuis, Rouge Profond, 2016.
18 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 33.
avec ce qu’elle dénonce.
Aux deux notions de cannibalisme et d’américanisation – dont l’aura et les affects
qui les traversent, brouillent l’analyse –, nous souhaiterions ajouter le terme plus
pramatique de « cannibalisation ». Il souligne, tout d’abord, et surtout éclaire la
proximité sémantique entre les deux premiers phénomènes. Au sens figuré que lui
accorde le marketing, « cannibalisation » désigne le fait d’accaparer le marché d’un
produit déjà commercialisé, puis, de lui substituer un nouveau produit, semblable,
et de maximiser, par réplication, packaging et promotion publicitaire, un
détournement de bénéfices dont l’original n’a, le plus souvent, jamais profité. Ce
que doit nous faire comprendre l’analyse du film Cannibal Holocaust, c’est
comment l’exploitation, la cannibalisation des clichés médiatiques, par le cinéma
des années soixante-dix, a fini par annuler l’esprit subversif même de la décennie.
Les Seventies libertaires se seraient, pour ainsi dire, dévorées elles-mêmes, pour
renaître cyniques ou moralisantes dans les Eighties. Notre hypothèse est donc que
la jonction entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt est celle d’une
cannibalisation à l’autre.
Un autre film emblème peut nous aider à comprendre le basculement. À l’opposé
de l’esthétique subversive évoquée avec Rosler, le film de Robert Zemeckis, Back
to the Future (1985), met en scène le spectacle dépolitisant d’une substitution. Au
début du film, nous découvrons la maison du héros Marty Mc Fly, lycéen aux
tendances punk, avec ses autres occupants : son père, geek asocial, soumis à son
patron ; sa mère housewife dépressive et alcoolique ; son frère, un raté, employé de
fast-food ; sa sœur, frustrée, qu’on devine future housewife alcoolique. Bref, une
famille prolétaire typique dont le modèle a été usé par les Seventies. Durant
l’épilogue, au retour de son voyage temporel en 1955, ce que Marty découvre alors,
c’est que cette famille et son intérieur dépressifs ont disparus, comme par magie, ce
que souligne le leitmotiv musical de Jerry Goldsmith. Ils ont été relookés et
remplacés par leurs sosies, clichés petits-bourgeois de publicité, conformes à
l’injonction de réussite des Eighties. Le père est devenu un auteur à succès de
science-fiction, la mère une femme au foyer rayonnante, la sœur une jeune femme
sexuellement acccomplie et le frère un golden boy qui lit le magazine économique
pour cadres supérieurs Forbes.
Par le voyage dans le temps, Back to the Future métaphorise donc la revitalisation
reaganienne des années quatre-vingt qui s’opère par un retour nostlagique à l’âge
d’or des Fifties19. Ce retour sert à soigner le trauma du Vietnam et à reconformiser
les esprits et les corps. Nous assistons à un véritable révisionnisme historique
puisque les voyages temporels du film opèrent l’ellipse de la période trouble qui
s’étend de 1963, assassinat de Kennedy, escalade de la guerre du Vietnam et de la
contestation, à 1980, élection de Ronald Reagan.
À l’occasion de la sortie de son film, American Graffiti (1977), George Lucas
résumait le programme cinématographique et idéologique qu’il partagera avec
Steven Spielberg (producteur avec sa société Amblin de Back to the Future) durant
les années quatre-vingt :
« Cela devenait déprimant d’aller au cinéma. J’ai décidé qu’il était
temps de faire un film qui fasse du bien aux gens, pour qu’ils se
sentent mieux en sortant du cinéma. Je me suis rendu compte que

19 Michael D. Dwyer, Back to the Fifties Nostalgia, Hollywood Film, and Popular Music of the Seventies
and Eighties, Oxford University Press, 2015.
la jeune génération était perdue. Les gens ne faisaient qu’une seule
chose, s’asseoir dans un coin et se défoncer. Je voulais retrouver le
sens de ce qu’était l’adolescence pour une certaine génération
d’Américains, disons de 1945 à 1962 20 »

En place d’une esthétique de la juxtaposition choc, d’une dialectique des


contraires des Seventies, c’est donc une substitution fantasmagorique et
révisionniste qui produit le basculement américain vers les Eighties dans Back to
the Future. Ce que Robin Wood nommera le « syndrome Lucas-Spielberg »21.
Nous pourrions alors avancer que, là où l’endo-cannibalisme tribal affirme une
continuité entre la vie et la mort des générations et concrétise la dette payée aux
ancêtres, la cannibalisation Eighties affirme, quant à elle, une continuité contrariée
qui rejette la dette payée aux anciens. Si nous y pensons sérieusement, c’est même
une cannibalisation eugéniste que met joyeusement en scène le film Back to the
Future : on y dévore temporellement les siens pour remplacer sa famille dégénérée
par une famille modèle. C’est d’ailleurs le véritable enjeu du teen movie, l’alibi
étant celui du survival, où Marty doit rabibocher ses parents pour assurer sa propre
conception, après avoir interféré dans leur rencontre.
Mais si nous nous en tenons à ces remarques, nous risquons de finir par juger les
années quatre-vingt et leur légèreté avec les lourds outils démystificateurs hérités
des années soixante-dix, outils qui empêchent de questionner le statut de la
répétition des drames vers leur parodie, dans les Eighties et Back to the Future.
Dans Le 18 Brumaire, Marx estimait ainsi que la répétition historique, le
basculement d’un genre dramatique à l’autre, pouvait, en définitive, avoir pour
conséquence une catharsis historique : une libération par la répétition, par le retour
des spectres du passé, qui pouvait sortir de la boucle infernale de l’éternel retour.
Dès 1984, dans un article pour la revue des Révoltes Logiques, Jacques Rancière
pointait le paradoxe de la pensée critique qui, non seulement, gagne à peu de frais
contre son ennemi, mais dramatise également trop pour se montrer véritablement
efficace face, notamment, à des films de série B qui prennent le merveilleux pour
matrice. Plus encore, selon Rancière, c’est la logique même de la démystification,
héritée du marxisme, qui finit par renforcer l’idéologie qu’elle prétend combattre. Il
écrivait :
« Rien de plus banal, dans l’intelligentsia postdémocratique et
postmarxiste, que cette pensée de la « démystification » qui fait
son produit du double deuil et triomphe à montrer partout l’intérêt
économique et le conflit social « dissimulés » dans les hauteurs de
l’éthique et de l’esthétique. […] Cette divulgation de secrets qui
courent les rues assure le plaisir toujours renouvelé de la
« lucidité » […] la « lucidité » de la démystification devient le
résidu offert à tous du « bon sens » cartésien ou du « sens
commun » kantien dans un monde averti que toute communication
et tout partage sont un mauvais rêve 22 . »

20 Cité in Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma américain des années 1970, op. cit., p. 45.
21 Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan… and Beyond, New York, Columbia University Press,
2003.
22 Jacques Rancière, « L’éthique de la sociologie » repris in Scènes du Peuple, Paris, Horlieu, 2003, p. 371,
(nous soulignons).
Le grand cauchemar des années quatre-vingt serait donc maintenu par la critique
lucide et culpabilisante qui les dénonce, en faisant son deuil des années soixante-
dix. Une partie de la pensée critique vivrait ainsi de l’endo-cannibalisation
funéraire des Seventies et de l’exo-cannibalisation des productions de l’industrie du
divertissement. Elle masquerait, elle-aussi, son entreprise derrière l’alibi du
survival face à la menace de l’américanisation. Bien entendu, la faute de la
survivance des années quatre-vingt est partagée, par l’esprit critique, d’une part, et
par l’esprit des Eighties lui-même de l’autre. Encore faut-il en saisir pleinement le
fonctionnement.
Par les moyens de la littérature, Bret Easton Ellis enferme cet esprit des années
quatre-vingt dans la lanterne magique de son livre American Psycho ; il l’enferme
entre deux formules qui marquent le seuil et la fin de son roman. Dès les premières
lignes, le lecteur est invité à lire ce que voit le personnage principal, comme dans
un film, précise celui-ci. C’est un graffiti contestataire, répétant La Divine Comédie
de Dante, inscrit en lettres de sang sur la façade de la Chemical Bank de New
York : « ABANDONNE TOUT ESPOIR TOI QUI PÉNÈTRES ICI ». Les derniers
mots de l’ouvrage renvoient vers cette inscription liminaire. Il s’agit d’un panneau
signalétique, encadré par des rideaux de velours rouges : « SANS ISSUE ». La
dégoulinure du graffiti et le rappel chromatique final sont autant d’indices de la
piste sanglante du cannibalisme. Le roman n’est pas, comme certains ont pu le
croire, le simple récit d’une déviation individuelle. C’est celui d’une classe
férocement individualiste et d’un système tout entier.
American Psycho montre, en effet, la jonction entre un nouvel esprit du
capitalisme et une nouvelle forme de cannibalisation, plus littérale encore que les
précédentes. Car avant d’être une façon de manger de la chair humaine, le
cannibalisme est une façon de penser les relations sociales, nous rappelle le
spécialiste Mondher Kilani23. La socialisation de Patrick Bateman met au jour les
divisions de genre et la hiérarchisation sociale, propres aux classes dominantes
américaines des années quatre-vingt. Elle s’organise comme chaîne de
marchandises et chaîne alimentaire à trois branches. Le premier groupe est
composé d’exclus en tous genres. Ils sont sans valeur et se situent en dehors de
l’humanité : animaux domestiques, chiens pauvres et riches, chats de gouttière,
enfants, SDF, homosexuels, « nègres » et autres minorités ethniques.
Le deuxième groupe est moitié animal, moitié objet. Ce sont les femmes, a
minima « baisables », puis humiliables, torturables à souhait, assassinables et enfin
mangeables. Elles sont rangées en ordre croissant de valeur, avec tout d’abord les
escort-girls, archétype de la femme-marchandise, puis les étudiantes, les filles et
ex-conquêtes qui composent le groupe que fréquente Bateman, et, tout en haut, les
mannequins (il en épargne d’ailleurs une pour cette raison). Elles ont pour
caractéristiques d’être « interchangeables, de toutes façons ».
Enfin, le dernier groupe social est humain, mâle et hautement concurrentiel.
« Tout cela se résumait à adapte-toi ou crève », dégurgite Bateman de tout ce qu’on
lui a appris après une dégustation cannibale qui, semble-t-il, lui ouvre les yeux. Ce
groupe est divisé en deux sous-catégories. La première, le plateau, inclut les mâles
Wasp comme Bateman, les collègues trader et les anciens camarades d’université
huppée. Ils sont tous riches, tous beaux, tous musclés, invariablement en costume

23 Mondher Kilani, « Le cannibalisme, une catégorie bonne à penser » in L’Esprit du temps, « Etudes sur la
mort », n° 129, 2006/1, pp. 33-46.
cravate avec les cheveux gominés tirés en arrière et eux-aussi interchangeables.
Leur ressemblance de sosies fait d’ailleurs l’objet d’un running gag de fausses
reconnaissances, une dialectique ratée du Même et de l’Autre qui pourrait bien être
l’une des motivations de Bateman à pratiquer le cannibalisme : pour se singulariser
et remettre la dialectique à l’endroit. Car Bateman n’est pas seulement un bourreau,
il se présente souvent comme une victime – il souhaiterait être écouté, reconnu,
aimé mais il estime n’être lui-même qu’une contre-façon d’humain.
À l’opposé, la seconde sous-catégorie masculine, le sommet, inclut des
personnalités, des people dirait-on aujourd’hui, ceux qui sont, comme le veut
l’adage américain, devenus quelqu’un (become somebody), reconnus par tous, dont
le nom accroche au corps, et parmi lesquels, les suivants sont cités : Patrick
Swayze, Michael J. Fox, Tom Cruise qui habite le même immeuble que Bateman,
Silvester Stallone croisé au restaurant très select le Dorsia, Donald Trump idole des
golden boys (lui-même marié à une mannequin, Ivanna Trump) et, enfin, Ronald
Reagan, empereur de la cannibalisation des Eighties.
Dans la logique de ce système, le cannibalisme de Bateman est un exo-
cannibalisme. Il affecte uniquement les femmes, qu’il associe à plusieurs reprises à
une chose, voire à de la viande ou encore à de la merde. Dans ses célèbres analyses
du début des années quatre-vingt sur le kitsch, l’écrivain Milan Kundera a bien
montré combien le kitsch, la fantasmagorie du kitsch, celle de la marchandisation
généralisée, s’associait à une hygiénisation de la merde 24. Dans American Psycho
l’exo-cannibalisme est lié à l’appétit sexuel, confondu avec l’appétit gastrique à
plusieurs reprises par Bateman ; il est lié à une forme machiste de domination et
finalement à une marchandisation généralisée qui réifie et brutalise le corps
féminin.
Dans le festin cannibale du roman, Bateman procède donc d’abord par le cerveau
dégusté sous la forme liquide d’un jus, puis le sexe féminin mordu à pleine à dents,
déchiqueté et dévoré cru, pour passer à un intestin pourri avalé cru, et finir par
diverses parties du corps, d’abord carbonisées, soit à l’électricité ou au micro-onde,
puis bouillies et maladroitement transformées sous forme de pâtés et de saucisses.
Instinctivement, Bateman (et Ellis) suit les trajets des triangles culinaires
cannibales : avec d’un côté, le cru (représentant la nature, le non-élaboré), un côté
du pourri (représentant la nature, l’élaboré) et le côté du cuit (représentant la
culture, l’élaboré). Mais tout comme la dialectique du Même et de l’Autre avec ses
Semblables apparaissait viciée, le triangle culinaire avec les Autres féminins reste
bancal, notamment du fait de l’acculturation du fast-food et des réservations
systématiques dans les restaurants chics qui font de Bateman un piètre cuisinier,
condamné donc, à rester une contre-façon d’être humain.

***

Nous sommes à même de répondre à l’énigme du passage des Seventies aux


Eighties. La thématique du cannibalisme et de la cannibalisation permet de poser le
rapport entre les deux grands pôles de cette pratique : le sacrifié et le survivant. Si
les Seventies s’éteignent dans les Eighties, c’est d’abord parce que leur esthétique
critique est fondée sur la rareté, le choc et la dépense d’énergie, un rituel sacrificiel
qui finit par dégénérer. Ce renversement se cristalise dans les deux fins tournées du

24 Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être [1982], trad. François Kérel, Paris, Gallimard, 1984.
film Rambo : First Blood de Ted Kotcheff (1982) : la première, fidèle au roman
des Seventies, voit la machine de guerre nommée Rambo, abattue, sacrifiée par son
colonel ; la seconde, conservée au montage, le voit se rendre aux autorités et lui
laisse la possibilité d’incarner la figure emblématique du survivant increvable des
Eighties. Car les Eighties se fondent sur une thésaurisation revitalisante des Fifties
et une dévoration des Seventies, auxquelles elles substituent un autre corps, pour
surmonter tous les traumas – un rituel de survie qui se perpétue et contamine
jusqu’à la pensée critique elle-même. Mais surtout, ce que la notion plus
pragmatique de la cannibalisation nous a montré, c’est combien les Seventies se
sont dévorées elles-mêmes, via leur matrice imagière et leur réemploi de clichés
médiatiques, tandis que la cannibalisation des Eighties s’est fondée sur une
esthétique assumée de l’imitation et de la parodie.
Ce n’est qu’aujourd’hui que cette esthétique révèle le démon de perversité, pour
reprendre une formule d’Edgar Poe traduite par Baudelaire, démon de perversité de
ses clichés, toujours divertissants, dans la figure éminemment Eighties de Donald
Trump, que Back to the Future caricaturait déjà avec son méchant Biff Tannen. La
révolte contre les répétitions du système du toujours-le-même, finit donc dans un
ultime déjà-vu, le seul qui donne encore le plaisir régressif du sensationnel. Cette
répétition parodique de la répétition de la farce reaganienne, couve également, à sa
manière, en France. En serons-nous quittes pour une libération de ces
fantasmagories cannibales ?

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