Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Introduction
Grièvement blessé puis réformé dès 1915, Louis Ferdinand Céline reste marqué par cette
expérience traumatisante qu’est la guerre. Il cultive dès lors un regard désabusé et
désenchanté sur le monde ainsi qu’un pacifisme parfois virulent que l’on retrouve dans son
roman à forte dominante autobiographique « Voyage au bout de la nuit » publié en 1932. A
travers le périple et les péripéties de son personnage de Bardamu, qu’il confronte à des
situations aussi glauques qu’absurdes, il dénonce les travers d’une société déshumanisée.
Mais peu à peu, gagné par les thèses de la propagande nazie ; antisémitisme
virulent, collabore aux journaux nazis, soutient l’Occupation allemande ->
Libération : exil, condamnation par contumace.
Amnistie en 1951.
Dans ce passage, Ferdinand, qui s’est engagé sur un coup de tête, prend
conscience de la réalité de la guerre, et en souligne son absurdité.
Structure :
A. Un paysage sinistre
Pronom personnel « moi » : dimension autobiographique de l’œuvre, fictive,
mais rapprochement possible entre le romancier et son héros, notamment par
l’emploi du prénom Ferdinand -> effet de réel.
Description qui met en valeur l’aspect sinistre de cette région des Flandres où
se déroule alors la guerre : mention des « bourbiers », souvent évoqués dans la
représentation des tranchées de la 1ère guerre mondiale, accumulation des
négations : « ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y
sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. » Présent de vérité générale,
détestation de la campagne qui se veut universelle.
B. Le jugement du personnage-narrateur
Voir l’image des arbres agités par le « vent », qui imite les tirs des armes,
reproduit par la multiplication des monosyllabes : « les peupliers mêlaient leurs
rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. »
Nature qui semble ainsi contribuer à l’œuvre accomplie par la guerre
A. L'absurdité de l'héroïsme
Critique de ceux qui ne redoutent pas la mort, attitude que le narrateur juge
absurde : violentes exclamations qui condamnent le commandant : « Le
colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien,
il n’imaginait pas son trépas ! » -> mépris dans l’animalisation. Celui qui brave
l’humanité en est, de ce fait, exclu.
B. En marge de l'héroïsme
Pers qui se distingue par son aptitude à la réflexion : prise de recul pour justifier
son refus d’accepter les conséquences de la guerre. « j’en étais assuré », « Je
conçus », « pensais-je ». Constat accentué par l’antéposition de la négation et
par l’adverbe d’intensité. Traduit ainsi son refus de perdre le libre-arbitre qui
caractérise l’homme pour accepter une obéissance passive : « Jamais je
n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. »
Seul sentiment naturel pour rester humain : la peur, exprimée sans la moindre
culpabilité, d’abord dans un lexique familier qui la rend normale, puis amplifiée,
« Dès lors, ma frousse devint panique. »
A. Un douloureux constat
1) phrase interrogative non verbale, qui révèle son désarroi. Participe passé
en tête, qui souligne sa solitude, opposé au chiffre qui accompagne la
vision de l’armée : « Perdu parmi deux millions de fous héroïques et
déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? »
Le narrateur se sent minuscule, emporté dans une véritable folie mise en
par valeur l’oxymore « fous héroïques », et la polysyndète insistante qui
dépeint ces soldats. (Figure consistant à répéter une même conjonction (le
plus souvent et) avant chaque mot d'une énumération, ou devant chacun des
membres d'une phrase.)
2) lucidité douloureuse à la fin du paragraphe : exclamation
familièrement chargée d’ironie.
Mais s’associe ici à tous ses compagnons, eux aussi victimes : « Nous
étions jolis ! » -> admet son erreur, avec une hyperbole qui accentue
l’horreur de la guerre : « Décidément, je le concevais, je m’étais
embarqué dans une croisade apocalyptique. »
B. La folie guerrière.
Jugement qui accuse directement l’humanité, qui porte en elle ces pulsions de
mort : guerre comme illustration de « tout ce que contenait la sale âme
héroïque et fainéante des hommes » : adjectifs qui associent la valeur de
l’héroïsme (rejetée par le narrateur) à des adjectifs qui la démythifient : « sale »,
« fainéante » : l’homme préfère céder au pouvoir plutôt que lui résister. Le
véritable effort serait le choix de la vie ; mais difficile de résister à ce qui relève
de l’inconscient : « Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. ». D’ailleurs,
emploi du déterminant démonstratif neutre (le « ça » de Freud ?) -> mise à
distance et en même temps, effroi devant le constat que c’est l’humanité qui
porte en elle les germes de sa propre destruction.
Otto Dix, La Guerre, 1929-1932. Triptyque à prédelle. Galerie Neue Meister,
Dresde
CONCLUSION
Extrait qui présente donc la guerre comme une nouvelle forme d’initiation,
inversée, cette fois : expérience horrible qui le conduit à s’affirmer non pas en
tant que héros, mais en tant qu’antihéros : se place en marge des valeurs de
son temps : patriotisme et héroïsme.
G. Picon : ce roman est « l'un des cris les plus insoutenables que l'homme ait
jamais poussé ».