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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932de

"Moi d’abord la campagne…" à "… c’était arrivé."

Introduction

Louis-Ferdinand Destouches, pseudonyme : Céline.

Devance l’appel, s’engage dès 1913, blessé à la guerre, décoré.

Grièvement blessé puis réformé dès 1915, Louis Ferdinand Céline reste marqué par cette
expérience traumatisante qu’est la guerre. Il cultive dès lors un regard désabusé et
désenchanté sur le monde ainsi qu’un pacifisme parfois virulent que l’on retrouve dans son
roman à forte dominante autobiographique « Voyage au bout de la nuit » publié en 1932. A
travers le périple et les péripéties de son personnage de Bardamu, qu’il confronte à des
situations aussi glauques qu’absurdes, il dénonce les travers d’une société déshumanisée.

Mais peu à peu, gagné par les thèses de la propagande nazie ; antisémitisme
virulent, collabore aux journaux nazis, soutient l’Occupation allemande ->
Libération : exil, condamnation par contumace.

Amnistie en 1951.

Est donc lui-même marginalisé.

Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, obtient le Prix Renaudot,


mais vives réactions critiques, en raison à la fois de la personnalité de son
héros, Ferdinand Bardamu, et du style de Céline, double preuve de la
marginalité de ce romancier.

Dans ce passage, Ferdinand, qui s’est engagé sur un coup de tête, prend
conscience de la réalité de la guerre, et en souligne son absurdité.

Problématique : En quoi le récit du héros fait-il de lui un personnage en


marge ?
Intro

[présentation auteur] Louis Ferdinand Céline (1894-1961) a profondément


marqué le XXème siècle par une oeuvre romanesque singulière : la publication
de Voyage au bout de la nuit a été à la fois un événement et un scandale, qui a
causé une véritable révolution littéraire. En rompant radicalement avec la
tradition romanesque, il a permis le renouvellement du genre.

[présentation oeuvre] En effet, ce premier roman est représentatif d’un style


insolite, reposant notamment sur la langue parlée et populaire. Cette œuvre
évoque les aventures et les tribulations d'un anti-héros nommé Bardamu
(narrateur et double ficitif de l'auteur) qui sera confronté aux grands maux et
fléaux qui rongent la société de son temps : guerre, colonisation, travail à la
chaîne et misère de la vie en banlieue.

[situer l'extrait et le résumer] L’extrait analysé relate le moment où le


personnage qui s’est engagé sur un coup de tête, prend conscience de la folie
et de l'horreur absolues de la guerre.

[problématiser] Personnage ordinaire, Bardamu transmet toutes ses émotions


avec franchise et spontanéité, loin de toute considération héroïque. On peut
donc se demander comment ce personnage qui se situe à l’opposé du héros
traditionnel permet à l’auteur de dénoncer la guerre de manière fort originale et
efficace.

[* Signification du nom "Bardamu" : littéralement, son nom « Bardamu » signifie


« qui se meut, se déplace avec son barda (= son fardeau= »). Bardamu s’est
engagé sur un coup de tête dans l’armée, simplement parce qu’il avait été
séduit par une parade militaire, place Clichy.]

Structure :

1) La description du décor (des lignes 1 à 8)

2) La déshumanisation (des lignes 9 à 17) 

3) Une vision cauchemardesque (des lignes 17 à 26) 

4) Une réflexion en conclusion (de la ligne 27 à la fin) 

I. La description du décor (des lignes 1 à 8)

A. Un paysage sinistre
Pronom personnel « moi » : dimension autobiographique de l’œuvre, fictive,
mais rapprochement possible entre le romancier et son héros, notamment par
l’emploi du prénom Ferdinand -> effet de réel.

Personnage-narrateur qui se pose comme témoin, tout en affichant sa


subjectivité. Langage oral, avec antéposition du COD, syntaxe malmenée,
absence du pronom « il » : « faut que je le dise tout de suite », négation
incomplète : « j’ai jamais pu la sentir », avec emploi du dernier verbe dans un
sens très familier. Narrateur qui impose ainsi sa vision au lecteur.

Description qui met en valeur l’aspect sinistre de cette région des Flandres où
se déroule alors la guerre : mention des « bourbiers », souvent évoqués dans la
représentation des tranchées de la 1ère guerre mondiale, accumulation des
négations : « ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y
sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. » Présent de vérité générale,
détestation de la campagne qui se veut universelle.

Evocation de l’atmosphère dans laquelle baigne ce paysage, avec l’adjectif mis


en valeur par l’apposition : « Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des
talus » : lieu en dehors de toute civilisation, déserté par toute vie humaine.

B. Le jugement du personnage-narrateur

Parallélisme entre ce décor et les réalités de la guerre établi par le narrateur,


violent rejet lancé sur un ton familier : « Mais quand on y ajoute la guerre en
plus, c’est à pas y tenir. »

Voir l’image des arbres agités par le « vent », qui imite les tirs des armes,
reproduit par la multiplication des monosyllabes : « les peupliers mêlaient leurs
rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. »
Nature qui semble ainsi contribuer à l’œuvre accomplie par la guerre

Dès lors, dégoût de la « campagne » qui se confond avec celui de la guerre,


qui fait peser ses menaces sur les soldats.

Comparaison qui souligne le risque incessant, car même les vivants


ressemblent à des morts : « Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse,
mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés ».
Absurdité que traduit l’antithèse, car les hommes se tirent dessus, mais cela
semble n’avoir aucun sens : la mort relève du hasard. Noter la mention du
« soldat inconnu »...Seul sentiment possible : la peur, qui paralyse le narrateur :
« Je n’osais plus remuer. »
Soldats français dans les tranchées en Flandres en 1917

II. La déshumanisation (des lignes 9 à 17) 

En 1915, le général Joffre passe en revue les troupes en Champagne

A. L'absurdité de l'héroïsme

Critique de ceux qui ne redoutent pas la mort, attitude que le narrateur juge
absurde : violentes exclamations qui condamnent le commandant : « Le
colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien,
il n’imaginait pas son trépas ! » ->  mépris dans l’animalisation. Celui qui brave
l’humanité en est, de ce fait, exclu.

Critique qui s’élargit ensuite : l’absurdité de l’héroïsme devient générale : « il


devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et
puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face » : oralité qui met en
évidence l’héroïsme par la reprise de « des comme lui » par « des braves »
entre virgules. Réflexion qui s’oppose à la vision critique de Bardamu : voir la
périphrase péjorative : « Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale
pouvait continuer indéfiniment... »

Les deux brèves questions suivantes amplifient encore l’absurdité par le


nombre cité : « Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en
tout ? »

B. En marge de l'héroïsme

Narrateur qui se situe en marge de ces combattants héroïques, ce que les


modalités d’énonciation nous montrent : emploie la 1ère personne du pluriel
(« notre » armée, langage attendu du patriote), mais également la 3 ème pers du
pluriel : « Pourquoi s’arrêteraient-ils ? », preuve du refus de s’identifier à
« eux ». d’ailleurs, omniprésence du « je ».

Pers qui se distingue par son aptitude à la réflexion : prise de recul pour justifier
son refus d’accepter les conséquences de la guerre. « j’en étais assuré », « Je
conçus », «  pensais-je ». Constat accentué par l’antéposition de la négation et
par l’adverbe d’intensité. Traduit ainsi son refus de perdre le libre-arbitre qui
caractérise l’homme pour accepter une obéissance passive : « Jamais je
n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. »

Seul sentiment naturel pour rester humain : la peur, exprimée sans la moindre
culpabilité, d’abord dans un lexique familier qui la rend normale, puis amplifiée,
« Dès lors, ma frousse devint panique. »

 logiquement le personnage envisage de renoncer au modèle héroïque,


se plaçant ainsi en marge du patriotisme
Mais modalités expressives, qui insistent sur la difficulté d’un tel choix :
« Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi
!... » : interrogation puis exclamation, prolongées par les points de
suspension.

III. Une vision cauchemardesque (l.17 à 26).

A. Un douloureux constat

Seconde partie du paragraphe encadrée par deux jugements du narrateur qui


donnent le ton à sa description.

1) phrase interrogative non verbale, qui révèle son désarroi. Participe passé
en tête, qui souligne sa solitude, opposé au chiffre qui accompagne la
vision de l’armée : « Perdu parmi deux millions de fous héroïques et
déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? »
Le narrateur se sent minuscule, emporté dans une véritable folie mise en
par valeur l’oxymore « fous héroïques », et la polysyndète insistante qui
dépeint ces soldats. (Figure consistant à répéter une même conjonction (le
plus souvent et) avant chaque mot d'une énumération, ou devant chacun des
membres d'une phrase.)
2) lucidité douloureuse à la fin du paragraphe : exclamation
familièrement chargée d’ironie.
Mais s’associe ici à tous ses compagnons, eux aussi victimes : « Nous
étions jolis ! » -> admet son erreur, avec une hyperbole qui accentue
l’horreur de la guerre : « Décidément, je le concevais, je m’étais
embarqué dans une croisade apocalyptique. »

B. La folie guerrière.

Entre ces deux réflexions, développement de cette vision d’apocalypse. Longue


énumération, sans verbe conjugué, phrase exclamative.

Impression d’une confusion générale, suggérée par plusieurs procédés :

 l’antithèse en ouverture : « Avec casques, sans casques » ;


 l’accumulation des modes de déplacements variés, « sans chevaux,
sur motos », « en autos », « volants », qui se termine par « à genoux »,
renforçant ainsi à la fois l’acharnement et l’image de victimes
implorantes ;
 les homéotéleutes, jeux sonores sur les finales des mots : « tirailleurs,
comploteurs » (terme militaire associé à une désignation péjorative), puis
« hurlants », « sifflants », « caracolant », « pétaradant ». les 2 premiers =
participes présents employés comme adjectifs, les deux suivants =
participes fonctionnant comme des verbes, donc actions.

Participes qui marquent aussi le contraste entre ces attitudes de


guerriers héroïques, manifestant ouvertement leur présence, et même
leur force, et les attitudes de fuite, de refus du combat : « creusant, se
défilant », pour échapper à la mort.

 Une première comparaison : la cellule (le « cabanon ») dans laquelle


on gardait les fous dangereux élargit cette vision d’horreur : « enfermés
sur la terre, comme dans un cabanon ». Une seconde comparaison :
les « chiens » encore plus péjorative : « plus enragés que les chiens, […]
cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ».
Comparaison renforcée par l’hyperbole, en gradation par les chiffres et
les comparatifs, et surtout par la remarque glissée entre parenthèse : «
adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas) ».
 (+ polyptote« enragés …adorant leur rage…enragés » qui souligne la
barbarie des hommes / pire que des animaux). Verbe « adorer » = signe
de la condamnation de ceux que leur pouvoir de donner la mort
transforme en des dieux, idolâtres donc de leur propre puissance.
 Le recours au grotesque : mise à distance de l’horreur, qui devient
« grotesque », accumulation qui la fait ressembler à un « cartoon », côté
foisonnant du combat, qui semble partir dans tous les sens. Gigantesque
chaos, farce. Impression que les gens sont amassés, accumulation des
verbes d’actions (« creusant, se défilant, caracolant... »), mention de
tous les moyens de locomotion (« sans chevaux, sur motos (...), en
autos (...), volants, à genoux ») -> Description d’un véritable délire
guerrier à ne pas prendre au sérieux.

L’image d’une apocalypse est confirmée par la reprise du verbe à l’infinitif, «


détruire », qui marque l’objectif ultime, avec un triple complément en gradation,
« Allemagne, France et Continents », prolongé par l’infinitif en écho qui oppose
cette mort générale à la vie : « tout ce qui respire ».

IV. Une réflexion en conclusion ( l.27 à la fin)  

A. Une terrible initiation

Plus aucune noblesse dans la guerre :


- « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. » : pronom
« on » qui donne la forme d’un proverbe à cette métaphore : traduit un
réveil douloureux, une perte de virginité. Majuscule à Horreur qui
transforme la guerre en une allégorie monstrueuse de la prostitution.
- « Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la
place Clichy ? », « Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la
guerre […] ? : aveu de naïveté de la part du narrateur, engagement
patriotique revu avec recul, par celui qui est à présent initié. Croyance
aveugle alimentée par la propagande, qui s’oppose à la réalité. Rythme
amplifié.
- « À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en
commun, vers le feu... » : image d’un animal pris au piège, anaphore qui
souligne le caractère inéluctable de cet engagement, aposiopèse qui
suggère un prolongement qui ne peut être que la mort.

B. Une vision pessimiste de l'homme

Jugement qui accuse directement l’humanité, qui porte en elle ces pulsions de
mort : guerre comme illustration de « tout ce que contenait la sale âme
héroïque et fainéante des hommes » : adjectifs qui associent la valeur de
l’héroïsme (rejetée par le narrateur) à des adjectifs qui la démythifient : « sale »,
« fainéante » : l’homme préfère céder au pouvoir plutôt que lui résister. Le
véritable effort serait le choix de la vie ; mais difficile de résister à ce qui relève
de l’inconscient : « Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. ». D’ailleurs,
emploi du déterminant démonstratif neutre (le « ça » de Freud ?) -> mise à
distance et en même temps, effroi devant le constat que c’est l’humanité qui
porte en elle les germes de sa propre destruction.
Otto Dix, La Guerre, 1929-1932. Triptyque à prédelle. Galerie Neue Meister,
Dresde

CONCLUSION

Extrait qui présente donc la guerre comme une nouvelle forme d’initiation,
inversée, cette fois : expérience horrible qui le conduit à s’affirmer non pas en
tant que héros, mais en tant qu’antihéros : se place en marge des valeurs de
son temps : patriotisme et héroïsme.

Première Guerre Mondiale -> doutes sur la capacité de l’homme à maîtriser le


monde et à réaliser de réels progrès sur lui-même. Littérature = le reflet de ces
doutes -> modèle héroïque démythifié. Dégoût de la guerre qui entraîne un
dégoût de l’homme pour lui-même. Plus rien n’a de sens, si ce n’est le désir de
rester en vie à tout prix -> lâcheté que le personnage découvre en lui.

Destruction du héros qui s’accompagne d’une déstructuration du langage lui-


même. Choix de l’oralité, parler direct et vrai, qui reproduit les réflexions qui
auraient pu être celles de n’importe quel soldat de cette guerre absurde.
Elaboration des images et du rythme -> force d’un extrait à la tonalité
polémique. Céline a ainsi créé une langue littéraire nouvelle qui mêle
habilement l'oral et l'écrit. Et en mélangeant ainsi l'émotion de l'oralité et la
beauté formelle de l'écrit Céline joue avec la langue française afin de créer un
délire verbal qui traduit ici à la perfection le délire de la guerre.

G. Picon : ce roman est « l'un des cris les plus insoutenables que l'homme ait
jamais poussé ».

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