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Sous la direction de
Gérard TOUPIOL, président de la FNAME

Tisser des liens


pour
apprendre
Élisabeth Bautier, Christine Berzin, Christine Brisset,
Michel Brossard, Roland Depierre, Marianne Hardy,
Corinne Mérini, Jeanne Moll, Isabelle Nédélec-Trohel,
Pierre Périer, Yolande Rosales, Marie Toullec-Théry

FNAME
www.fname.fr www.editions-retz.com
29, rue des Grez 9BIS, RUE ABEL HOVELACQUE
60600 Breuil le Vert 75013 PARIS
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La Fédération Nationale des Associations de Maîtres E (FNAME)


regroupe les enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante
pédagogique dans les écoles maternelles et élémentaires, et a pour
but de promouvoir l’information, la recherche, la formation et l’inno-
vation pédagogique. Elle s’est fixé pour objectif de favoriser la recon-
naissance de la spécificité du travail et de l’identité des enseignants
spécialisés, option E et assimilés, travaillant sur des postes spéciali-
sés dans le cadre de l’école publique.
Voir : www.fname.fr

Direction éditoriale : Sylvie Cuchin


Édition : Joëlle Gardette
Réalisation : AGD
Couverture : Pictorus
Corrections : Bérengère Allaire

N° de projet : 10144660 - Dépôt légal : octobre 2007


Achevé d’imprimer en France en octobre 2007 sur les presses de l’imprimerie
Laballery

ISBN : 978-2-7256-2708-3
© Retz, 2007
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Sommaire

Présentation des auteurs 5

PARTIE I PRATIQUES SCOLAIRES ET CADRES


D’INTERVENTION DU MAÎTRE E 7
• Pratiques scolaires et difficultés des élèves,
Élisabeth Bautier 9
• Le cadre du métier, Roland Depierre 25

PARTIE II LES LIENS ENTRE LES DIFFÉRENTS


ACTEURS DE L’ÉCOLE 55
• Le partenariat : outil du maître E ?
ou comment tisser des liens pour faire
réussir les élèves ?, Corinne Mérini 57
• L’enfant en difficulté : comment lui permettre
de passer de la dimension blessée à l’ouverture
sur l’avenir ?, Jeanne Moll 76
• Des élèves en difficulté aux parents en difficulté :
le partenariat école/familles en question,
Pierre Périer 90
• Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »
Mieux comprendre la construction des liens entre
l’école et certaines familles, Yolande Rosales Torres 108
• En quoi la collaboration entre maître de classe et
maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques et sur les
élèves « peu performants » ?, Marie Toullec-Théry 131
• Modalités de collaboration entre maîtres E et
enseignants non spécialisés, Christine Brisset
et Christine Berzin 159
• Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe
Constats et type de dispositif d’aide en mathématiques,
Isabelle Nédélec-Trohel 171

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PARTIE III PRÉVENTION, MÉDIATION, REMÉDIATION 195


• Tisser des liens et construire des connaissances
Réflexion sur les contextes scolaires, Michel Brossard 197
• Lier prévention et re-médiation
Pour une approche interactive de la difficulté
scolaire, Marianne Hardy 216
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Présentation des auteurs

Élisabeth Bautier Professeure des universités en sciences


de l’éducation à l’Université Paris-VIII,
équipe ESSI-Escol.

Christine Berzin Maître de conférences en sciences de


l’éducation à l’Université de Picardie
Jules Verne, membre du CURSEP
(Centre universitaire de recherche en
sciences de l’éducation et en psycholo-
gie) à l’Université de Picardie Jules
Verne et du GRISP-Sco (Groupe de
recherches sur l’intégration, la sociali-
sation et la prévention en milieu sco-
laire) à l’IUFM de l’académie d’Amiens.

Christine Brisset Maître de conférences en psychologie à


l’IUFM de l’académie d’Amiens, membre
du CURSEP (Centre universitaire de
recherche en sciences de l’éducation et
en psychologie) à l’Université de Picardie
Jules Verne et du GRISP-Sco (Groupe de
recherches sur l’intégration, la socialisa-
tion et la prévention en milieu scolaire)
à l’IUFM de l’académie d’Amiens.

Michel Brossard Professeur émérite en psychologie du


développement, Université Victor
Segalen Bordeaux 2.

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Roland Depierre professeur de philosophie, formateur


des maîtres de l’option E au CFAIS de
Nantes, IUFM des Pays de la Loire.

Corinne Mérini Maître de conférences à l’Université de


Cergy-Pontoise, IUFM de Versailles,
membre du laboratoire PAEDI JE2432
(IUFM d’Auvergne).

Jeanne Moll Maître de conférences honoraire à


l’IUFM d’Alsace, vice-présidente de
l’AGSAS (Association des groupes de
soutien au soutien).

Isabelle Nédélec-Trohel Doctorante en sciences de l’éducation


à l’Université Rennes 2, membre du
laboratoire du CREAD (Centre de
recherches en éducation, apprentissages
et didactique).

Pierre Périer Maître de conférences en sciences de


l’éducation à l’Université Rennes 2,
chercheur au CREAD (Centre de
recherches en éducation, apprentissages
et didactique).

Yolande Rosales Torres Doctorante en sciences de l’éducation


à l’Université Paris VIII.

Marie Toullec-Théry Maître de conférences à l’IUFM des


pays de la Loire.
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PREMIÈRE
PARTIE

Pratiques scolaires et
cadres d’intervention
du maître E
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Pratiques scolaires
et difficultés des élèves

Élisabeth Bautier

L a question des inégalités sociales à l’école a été mise en évidence depuis


les années 1960 par deux types de travaux en sociologie. D’une part, les
travaux quantitatifs de grande ampleur mettant en évidence les diffé-
rences de parcours scolaires des élèves en fonction de leur origine sociale.
D’autre part, les travaux connus sous le nom de « sociologie de la repro-
duction », conduits, en France, en particulier par Bourdieu et Passeron
(1970). Ces travaux ont permis de mettre au jour la composante sociale
des inégalités scolaires dans une perspective macro-sociologique, c’est-à-
dire par corrélation statistique entre origine sociale, parcours et résultats
scolaires. Ces différents travaux ont été et sont toujours de grande impor-
tance ; ces corrélations statistiques sont toujours d’actualité, comme le
mettent en évidence les évaluations nationales (CE2, 6e, fin du collège)
et les écarts entre les résultats des établissements en ZEP et ceux des
autres. De même, les notions développées par Bourdieu pour expliquer
les différences de résultats (comme celle d’« écart culturel » entre les
attentes de l’école et les réponses possibles des élèves de milieux popu-
laires : le fait que l’école exige ce qu’elle n’enseigne pas…) ne sont pas
ici remises en cause. Ce qui fait donc l’originalité relative de notre propos,
c’est l’exposé des travaux et des recherches qui mettent l’accent, non sur
l’existence désormais avérée des inégalités sociales ou des difficultés des
élèves de milieux populaires, mais sur la compréhension des « processus
de construction » de ces difficultés dans la classe elle-même, à travers
les pratiques de classe au quotidien.
En effet, les recherches et les travaux auxquels nous nous référons ne
font pas porter sur les caractéristiques individuelles et cognitives des
élèves la responsabilité de leurs difficultés, mais les pensent en inter-

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

action avec les cadres de travail qui sont construits pour eux, par l’école
et les pratiques scolaires et enseignantes. C’est aussi parce que l’on peut
constater que l’école, loin de réduire les écarts entre élèves, semble géné-
ralement les accroître, et ce dès la maternelle1, qu’il est urgent de
comprendre le rôle que jouent les pratiques scolaires, alors même que
les enseignants ont le sentiment de s’épuiser à faire ce qu’il faut pour
aider les élèves.

L’objectif est ainsi d’analyser en quoi les pratiques scolaires (et non
seulement la pratique de l’enseignant à tel ou tel moment) peuvent parti-
ciper des difficultés scolaires et des difficultés d’apprentissage des
élèves. Ces difficultés pouvant certes relever d’un écart entre les attentes
de l’institution et ce que produisent les élèves spontanément, mais aussi,
et c’est cela qui nous intéresse, des habitudes scolaires et cognitives
construites dans le cadre même de la scolarité par les dispositifs de travail,
les pratiques scolaires et les discours pédagogiques de l’enseignant, et qui
participent de l’interprétation que l’élève fait des situations, du sens qu’il
donne à l’école (Bautier, 2005). De là la question : en quoi les modes de
travail scolaire actuels entraînent-ils des ambiguïtés dans la construction
des références et n’autorisent-ils pas plus que d’autres des fréquentations
socialement différenciées d’univers de savoir ainsi que des constructions
différentes de registre de travail pour les élèves ?

Comprendre la genèse des inégalités au sein de l’école


Nous présentons ici des cadres et des résultats de recherches qui
ont pour objectif de comprendre les processus qui sous-tendent les
inégalités socio-scolaires. Pour atteindre cet objectif, les recherches sont
tenues de prendre en charge l’hétérogénéité constitutive des processus
scolaires (du travail du maître comme de celui des élèves), toujours simul-
tanément sociologiques, psychologiques, institutionnels, didactiques, socio-
historiques, subjectifs. Le point de vue qui est développé ci-après peut
être rapidement résumé ainsi : il s’agit de privilégier l’étude de la mise
au travail de l’élève, et particulièrement sa nature, le registre dans lequel
s’effectue celui-ci. Ce qui conduit à prendre en considération ce qui fait
potentiellement obstacle à la mise en activité intellectuelle des élèves

1. En attestent les évaluations nationales, mais aussi le suivi des élèves d’une classe à
l’autre, pour lesquels il y a rarement « rattrapage » des acquis non effectués et change-
ment de « postures » intellectuelles et langagières.

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

tout en conservant la dimension sociologique, c’est-à-dire en prenant en


compte le contexte social des établissements et des classes ainsi que les
travaux existants qui ont mis au jour ce qui fait difficulté pour les élèves
des milieux populaires.

QUELLE CONCEPTION DE L’ÉLÈVE ?


Il s’agit ici d’élèves en difficulté scolaire au sens où ils ne répon-
dent pas aux attentes cognitives de l’école, où ils ne s’inscrivent pas dans
les dynamiques d’apprentissage qui leur permettraient d’en comprendre
les enjeux, en particulier dans le cadre d’une scolarité longue. Quand
nous parlons de « difficulté », il ne s’agit donc pas de difficulté ponc-
tuelle dans l’appropriation de telle ou telle notion ou de telle ou telle
procédure. Il s’agit, plus profondément, d’un mode d’être au langage, à
l’apprendre, à l’école, dans les situations scolaires auxquelles les pratiques
scolaires et enseignantes les confrontent, qui ne leur permet pas d’iden-
tifier les objets de savoir et, ce faisant, d’acquérir les savoirs eux-mêmes,
ni les habitudes intellectuelles et langagières nécessaires.
L’adjectif « nécessaire » ne signifie pas que nous souscrivons aux
normes des exigences scolaires que l’école impose aux élèves. Mais, à la
différence, justement, des travaux relevant des courants conflictualistes
et de l’« école de la Reproduction »2, nous nous intéressons non pas aux
normes qui relèvent d’exigences strictement sociales imposées par les habi-
tudes culturelles et du « bien parler » d’un groupe social dominant, mais
aux objets de savoir et aux formes de travail scolaire. Ces derniers ne
sont pas réductibles à ces dimensions socialement arbitraires et élitistes,
mais relèvent des éléments langagiers, cognitifs, de savoirs nécessaires
pour s’approprier de nouvelles connaissances, de nouvelles habitudes de
pensée et de langage, donc pour se développer, pour apprendre et pour
comprendre le monde (Bautier & Rochex, 1998).
L’élève que nous étudions est un élève ordinaire, dans la durée de
l’ordinaire de la classe, non un élève abstrait réduit à des processus cogni-
tifs, non plus qu’à ses affects, mais inscrit socialement et étudié dans la
pluralité des registres qu’il mobilise en classe (registres cognitif, subjectif,
langagier, social).

2. L’« école de la Reproduction » fait référence aux travaux initiés par Pierre Bourdieu
et Jean-Claude Passeron avec l’ouvrage La Reproduction (1970).

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Une telle démarche, parce qu’elle repose également sur la conception


d’un élève interprétant les situations et les objets, ne peut porter sur le
seul travail scolaire. En d’autres termes, parce que l’analyse vise à étudier
ce que les élèves font avec les cadres de travail que construisent les ensei-
gnants, il est nécessaire de prendre en considération le sens donné aux
tâches, aux apprentissages, au langage produit dans la classe par les
élèves et les enseignants. Il s’agit également de prendre en considération
ce qui constitue les caractéristiques récurrentes de l’école aujourd’hui, ses
attentes et ses évidences, ses habitudes de travail comme les formes d’orga-
nisation de celui-ci. On le voit, la contextualisation dont il a été question
précédemment n’est pas seulement sociale ; elle est aussi socio-historique
en ce qu’elle porte sur les évolutions de l’école, sur les changements de
ses conceptions et de ses pratiques, et permet de comprendre pourquoi
les enseignants, dans les classes, dans leurs pratiques quotidiennes, font
ce qu’ils font. Si les conduites observées des élèves et des enseignants
doivent donc évidemment être rapportées aux situations et aux tâches qui
permettent de les analyser, et si toutes les tâches, toutes les situations,
tous les modes de faire ne se valent pas du point de vue des bénéfices
cognitifs que peuvent en retirer les élèves, ces conduites ne sont pas pour
autant déterminées par les seules tâches et interactions en situation,
comme pourraient parfois le laisser croire certaines approches centrées sur
la seule activité se déroulant dans l’ici-maintenant d’une classe.

L’approche relationnelle, que nous venons de justifier sans la nommer


comme telle, tente de rendre raison de la production des inégalités
scolaires en matière d’apprentissages et d’accès au(x) savoir(s) comme
résultant de la confrontation entre, d’une part, les caractéristiques et les
dispositions sociocognitives et sociolangagières des élèves (lesquelles sont
liées à leurs modes de socialisation), et, d’autre part, l’opacité et le carac-
tère implicite (parce que relevant de l’évidence) de ces exigences comme
des modes de fonctionnement du système éducatif, des pratiques profes-
sionnelles et des modes de travail qui y sont mis en œuvre, et, enfin, des
dispositifs d’enseignement liés à des choix de support de travail, des
conceptions de l’élève et de ce que nécessitent les apprentissages et le
travail scolaires (Bautier & Goigoux, 2004).
Une telle conception est à mettre en relation avec une filiation théo-
rique importante inscrite dans les réflexions, les questionnements et les
recherches initiés par Basil Bernstein, qui concernent les rapports propres
aux différents milieux sociaux entre modes de socialisation, pratiques
langagières et orientations sociocognitives (Bernstein, 1975a), et qui sont

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

indissociables dans le travail des élèves, ainsi que le caractère implicite


ou explicite des formes de classification, de découpage et de transmission
du savoir scolaire (Bernstein, 1975a, chap. 11) ou le caractère visible ou
invisible des pédagogies (Bernstein, 1975b et 1992).

QUEL REGARD SUR LES PRATIQUES ENSEIGNANTES ?


Nos recherches sur les pratiques scolaires et enseignantes portent
sur les effets des récurrences, des cumuls et des cohérences qui consti-
tuent une véritable socialisation scolaire des élèves et leur donnent des
habitudes de travail, de langage et d’activité de réflexion. Habitudes qui,
justement, peuvent aller à l’encontre de pratiques de travail efficaces du
point de vue des apprentissages. C’est cette cohérence, ce sont ces récur-
rences qui, cumulées, peuvent expliquer que les élèves passent « sans
s’en rendre compte » à côté des apprentissages. De la même manière
que cette conception élimine toute causalité unique aux difficultés, il est
clair que ce ne peut être une seule forme de travail, une seule manière
de faire ponctuelle qui produit des difficultés durables.

Ce point de vue a plusieurs conséquences méthodologiques.


Contrairement aux recherches qui portent sur les analyses de pratiques
dans une perspective de formation, cette approche des pratiques de classe
est centrée sur les apprentissages différenciés des élèves. Selon les
niveaux scolaires, les observations des difficultés des élèves permettent
de saisir comment certaines pratiques creusent les écarts (en primaire et
au collège comme au lycée) ou, à tout le moins, ne les évitent pas (en
maternelle). Ceci signifie que d’autres pratiques pourraient être plus égali-
taires. Les observations de classe portent sur des moments et des objets
particuliers, pointés comme pertinents par les recherches concernant les
logiques qui sous-tendent le travail différencié et potentiellement diffé-
renciateur3 des élèves. Présenter explicitement ce que l’on va apprendre,
construire une situation de travail, la valider, ou encore utiliser le langage,

3. Voir les différents travaux d’ESCOL de la maternelle à la terminale, en particulier


B. Charlot, É. Bautier & J.-Y. Rochex, École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Paris,
A. Colin, 1992 ; É. Bautier & J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens.
Démocratisation ou massification, Paris, A. Colin, 1998 ; É. Bautier & J.-Y. Rochex, « Rapport
au savoir et travail d’écriture en philosophie et SES », in B. Charlot, Les Jeunes et le savoir,
Paris, Anthropos, 2001. Mais aussi ceux de D. Butlen et alii (2002, 2004), de M.-J. Perrin-
Glorian, « Enseigner les mathématiques en ZEP », XYZep, n° 4, 1998, etc.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

certains supports, organiser le temps de la classe : toutes ces pratiques


ont une cohérence et une récurrence ; elles produisent des effets de
cumul qui, d’après les analyses faites, conduisent les élèves à saisir avec
plus ou moins de clarté les enjeux cognitifs des tâches et du travail engagé.
Du fait de la « socialisation scolaire » ainsi construite, les élèves élabo-
rent des habitudes de traitement durable des tâches proposées. Pour
pouvoir prendre en considération les dimensions « cumul », « cohé-
rence » et « récurrence » des pratiques, de façon à en saisir les effets
négatifs sur certains, il est nécessaire de mener des observations dans une
temporalité longue. Des données sont ainsi recueillies durant plusieurs
jours à différents moments de l’année et d’une année sur l’autre lors des
changements de cadres scolaires (GS/CP, CM2/6e, 3e/2nde). En effet, si nous
voulons étayer l’hypothèse d’un effet des pratiques, ce n’est ni la géné-
ricité des gestes professionnels, ni la spécificité requise par tel objet de
savoir qui va être pertinente. Ce sont ces effets de cumul, de cohérence
et de récurrence des pratiques dans la durée qui seront parlants. L’obser-
vation du travail des élèves au quotidien est alors nécessaire : analyse
des cahiers, des fiches, des productions écrites, des interactions orales.
Dans ces échanges, on saisit comment les élèves interprètent les situa-
tions et les objets d’apprentissage, les indices qu’ils prélèvent, les savoirs
effectifs sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour continuer d’apprendre,
les ressources que les enseignants construisent pour eux, etc.
Cette perspective ne permet nullement de parler de bonnes ou de
mauvaises pratiques en soi, puisque celles-ci ne nous intéressent qu’en
contexte et en situation, en fonction de ce qu’en font les élèves. On ne
peut pas non plus stigmatiser ce que font les enseignants pris dans ces
contraintes de situations et les doxas4 et préconisations institutionnelles,
sur lesquelles nous revenons ci-après. Cette perspective permet en
revanche de mieux comprendre pourquoi, lorsqu’ils préparent leurs cours,
les enseignants pensent faire ce qui est adapté aux élèves, alors même
que cette adaptation peut justement les empêcher d’apprendre en créant
des malentendus sur les objets cognitifs à travailler, en réduisant la
complexité des tâches qui sont alors vides de nouveaux apprentissages.

En effet, nous venons de le dire, les recherches et leurs résultats


permettent aujourd’hui d’identifier des manières de faire comme partici-
pant d’une inadéquation des pratiques d’enseignement (objectifs assi-

4. Discours, conceptions dominantes et surtout évidentes, considérées comme partagées


par tous sans analyse de leurs incidences cognitives et sociales.

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

gnés, construction des milieux et des situations, désignation des objets de


travail, choix des tâches, modes de régulation, etc.) aux caractéristiques
et aux dispositions des élèves les moins performants, le plus souvent
issus des milieux populaires (Bautier & Rochex, 2004 ; Laparra, 2005). Les
travaux actuels mettent en effet en évidence que les élèves ne réagissent
pas de façon équivalente devant les mêmes pratiques. Quand un élève est
habitué, y compris du fait de ses modes de socialisation extrascolaires, à
identifier des objets et questions de savoir quels qu’en soient les
« habillages », certaines situations, certains dispositifs scolaires ne le
gênent pas ; ce n’est pas le cas pour d’autres élèves, qui peuvent être
« leurrés » dans l’identification de ce qu’il y a à faire. Les pratiques
scolaires des enseignants ne sont donc pas bonnes ou néfastes en soi, mais
peuvent être dites telles en référence aux habitudes cognitives, langagières,
scolaires de leurs élèves.

L’actualité des doxas de l’école aujourd’hui : le cadre


du travail des enseignants et des élèves
Nous n’analyserons évidemment pas ici l’ensemble des composantes
socio-historiques qui constituent le contexte de l’école aujourd’hui. Nous
n’évoquerons que les domaines qui nous semblent participer de cette
cohérence et de ces cumuls.

UNE ÉCOLE QUI, DANS LES PRATIQUES EN ŒUVRE, PRIVILÉGIE LA COMPRÉHEN-


SION DES SAVOIRS PLUS QUE LEUR TRANSMISSION ET LEUR MÉMORISATION
Même si l’énoncé d’une culture commune est d’actualité, cette
culture commune repose aujourd’hui davantage sur des modes de raison-
nement partagés, sur les phénomènes et les processus qui sous-tendent
les élaborations des savoirs dans les différentes disciplines scolaires (les
raisonnements de causalité, les inférences…) que sur les contenus cultu-
rels et les savoirs eux-mêmes. La réduction actuelle de « savoir » à
« compétence » ne résout en rien la difficulté. Au contraire. Pour s’en
convaincre, il suffit d’analyser les évaluations internationales PISA (évalua-
tion des acquis des jeunes de 15 ans) qui portent sur les compétences
supposées nécessaires aux jeunes pour s’intégrer à la société d’aujourd’hui
(Bautier, 2005 ; Bautier et alii, 2006). Dès lors, les savoirs déclaratifs et
leur restitution ne sont plus suffisants ; encore faut-il que les élèves en
saisissent le mode d’élaboration, voire s’y exercent, s’attachent davantage
à la conceptualisation qu’à la mémorisation.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Nous ne pouvons qu’aller dans le sens de cette volonté de faire en


sorte que les élèves puissent participer et être préparés, même jeunes, à
ce qui fait aujourd’hui nécessité cognitive dans notre société littéraciée5.
Mais, pour être aujourd’hui fondée, cette exigence d’habitudes cogni-
tives littéraciées ne doit pas masquer le fait que ces dernières doivent
faire l’objet d’apprentissages dans la durée, et que la sollicitation des
élèves ne suffit nullement dans l’immédiateté des tâches à ce que tous
les élèves se situent sur le registre de travail attendu. Par ailleurs, cet
objectif, appelé « élévation du niveau d’exigence intellectuelle », en vient
parfois à masquer et à dévaloriser des modes d’apprentissage comme la
mémorisation, l’automatisation d’un certain nombre de savoirs et de
procédures fondamentales, élémentaires, mais au demeurant importantes.
Ces derniers sont en effet au fondement des mobilisations rapides et
nécessaires permettant d’effectuer le travail quotidien. Leur absence péna-
lise ainsi fortement les élèves qui n’ont pas d’autres lieux pour apprendre
ce que l’école considère aujourd’hui sans doute comme des évidences,
des savoirs et modes de faire partagés par tous.

UNE CONCEPTION DE L’APPRENTISSAGE QUI (SUR)VALORISE


L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE
Nous venons d’évoquer l’exigence de formation des élèves à une
société littéraciée. On peut également faire référence à la nécessaire
construction d’un sujet s’exprimant et communiquant dans une société
où la démocratie se fonde sur la participation de sujets produits moins
par les savoirs que par leur propre développement, par l’avènement de
l’individu à lui-même (Giust-Desprairies, 2003) et les échanges avec les
autres au sein des groupes censés faire apparaître des compétences innées.
À cette formation de sujets sociaux à même de débattre vient s’ajouter
la valorisation de l’expression de chacun dans sa diversité. Dans l’école
d’aujourd’hui, les élèves peuvent (doivent) s’exprimer oralement dans la
classe, et cette valorisation n’est pas sans incidence sur la conduite des
classes, y compris quand il s’agit d’apprentissages disciplinaires.
Se dessine ainsi pour l’élève un cumul d’obstacles potentiels liés à des
éléments différents, mais qui participent de manières de faire qui

5. Modes de pensée et usages langagiers largement fondés sur la familiarisation et les


pratiques de l’écrit, ce qui ne concerne pas que le français : réflexion sur des documents,
commentaire des textes, compréhension plus que restitution des savoirs, développement de
la réflexivité et exigence de problématisation, etc.

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

produisent des ambiguïtés quant aux enjeux du travail : la conception


des apprentissages, la place donnée au langage, les dispositifs d’indivi-
dualisation des activités.

L’importance de l’action et de l’activité de l’élève a été mise en


évidence dans de nombreuses théories prenant leur origine en psycho-
logie, qu’il s’agisse des théories socioconstructivistes du développement
de Vygotski ou de Bruner ou des théories constructivistes de Piaget.
Mais, à mon sens, ces théories, conçues en dehors des situations d’ensei-
gnement, ne permettent de penser, au mieux, que des réalisations
scolaires idéales, alors même que ce sont plutôt les vulgates de ces
théories qui sous-tendent les doxas de l’institution scolaire. Dans l’ordi-
naire des situations scolaires, la mise au travail de l’élève et son action
finalisée par une tâche à réaliser se substituent bien souvent à une
mise à l’étude et une activité intellectuelle. La classe et le travail du
maître ne peuvent être réduits à des mises en œuvre de ces théories.
Si les logiques qui contraignent le travail du maître sont nécessaire-
ment hétérogènes, si elles ne portent pas exclusivement sur l’appro-
priation des savoirs, en revanche ces vulgates ne sont pas sans effets
sur les apprentissages des élèves.

UNE CONCEPTION INDIVIDUALISANTE DU TRAVAIL SCOLAIRE


ET DU DÉVELOPPEMENT DES SUJETS
Cette conception, qui se justifie par le désir de répondre à la diver-
sité de chacun, prive les élèves de ce qui fait la construction nécessaire-
ment collective des savoirs dans la classe. Or ce sont ces échanges collectifs
argumentés, qui ne sont réductibles ni à l’expression de l’opinion de
chacun ni au fameux cours dialogué, qui construisent les savoirs.
Certains formats de tâches privilégient non seulement le travail indi-
viduel où chacun a à faire pour lui-même (travail sur fiches dès la
maternelle, par exemple), mais concourent également, dans leur
logique même, à une réduction de l’activité de l’élève à la satisfaction
de la réponse à la question posée (écrite ou orale) par l’enseignant.
On assiste ainsi de plus en plus à une réduction du travail d’écriture
au profit de logiques de repérage, de complémentation d’un énoncé
ou de « cochage de la bonne réponse ». Certes, les évaluations natio-
nales et internationales favorisent ce modèle de travail ; ce dernier est
à mettre en relation avec le développement des supports utilisés, qui
individualisent les tâches (documents photocopiés, fiches…), minorent

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

le recours au manuel et mettent souvent en question l’existence même


d’une progression6.

Mais on peut encore faire référence au développement dans la forme


actuelle de la culture scolaire, et plus largement dans la culture, des
« codes intégrés » au détriment des « codes séries » (Bernstein, 1975a),
donc à un changement dans les formes de classification et de décou-
page des savoirs. Si, traditionnellement, dans l’école française, les clas-
sifications et les découpages étaient cloisonnés, les programmes et
contenus très strictement définis (code série), tel n’est plus le cas. Les
élèves et les enseignants travaillent aujourd’hui dans une circulation
des savoirs entre les disciplines, mais aussi entre les univers scolaires et
non scolaires, avec des objets dont, ce faisant, le statut n’est plus clai-
rement identifié (code intégré), participant simultanément de la vie
quotidienne et des savoirs scolaires. Ces formes de codification des
savoirs ne rendent pas aisé pour les élèves qui nous occupent leur iden-
tification et leur statut.

Complétons cette liste déjà longue par ce qui apparaît aujourd’hui


comme un trait prégnant de la mise en œuvre de ces caractéristiques
doxiques : dans de nombreuses classes, le cumul du travail individualisé,
d’une pédagogie dite « active » (mais qui n’en a pas les traits fonda-
teurs), de l’organisation de la classe à partir de l’effectuation d’exercices
sur des supports distribués, etc. conduit à la quasi-disparition du discours
même de l’enseignant, comme de celui des élèves. Les échanges ne portent
souvent que sur le commentaire de ce que fait tel ou tel élève, sans
renvoyer à un moment ou à un échange collectif. Ce commentaire, parce
qu’il est produit en situation, présente alors toutes les caractéristiques du
discours spontané, « premier », appuyé sur les déictiques. Il ne comporte
dès lors que minimalement du lexique disciplinaire, a fortiori un travail
sur la langue, qui est celui qui permet non seulement d’apprendre, mais,
surtout, de penser l’apprentissage, de mobiliser les savoirs nécessaires sans
réduire l’activité à la réalisation de la tâche ponctuelle.

On le voit, ces doxas, qui relèvent certes de registres très différents,


concourent à des récurrences qui réduisent le temps d’exposé et

6. Le choix de ces supports étant souvent motivé pour les enseignants par des raisons
diverses (choix du thème, de la forme, de l’économie de l’écrit…) plus que par la perti-
nence dans l’avancée d’un apprentissage.

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

d’institutionnalisation de l’enseignant, qui modifient considérablement


le genre scolaire évoqué précédemment, ce qui n’est pas sans consé-
quence sur le travail des élèves. L’hétérogénéité des composantes de ce
qui fait la matrice du travail aujourd’hui peut être à l’origine du
brouillage, pour les enseignants, des causes des difficultés des élèves.
De plus, ces doxas, pédagogiques autant que didactiques, qui mêlent la
place de la parole de l’élève et une pédagogie dite active, sont égale-
ment très exigeantes pour l’enseignant qui souhaite éviter à ses élèves
les difficultés que nous allons développer. Elles lui demandent en effet
d’élaborer une progression où l’apprentissage de la posture intellectuelle
s’inscrit dans la récurrence des activités (car cette socialisation cogni-
tive se construit par la nécessité de la tâche plus que par l’explicitation
de l’objectif et par la nécessité de ne pas supposer partagée par tous
une socialisation sociocognitive construite hors de l’école, donc pour
une partie des élèves seulement).

Quelles difficultés pour les élèves dans ces contextes ?


Deux causes de difficultés sont particulièrement prégnantes dans
le déroulement de la scolarité (encore disjointes en maternelle, elles sont
le plus souvent liées ensuite). Elles sont lourdes de conséquences car elles
fondent la compréhension/incompréhension des enjeux cognitifs de l’école
et les possibilités/impossibilités d’apprentissage. D’une part, il s’agit de
l’identification des objets d’apprentissage et des enjeux cognitifs des tâches
et situations ; d’autre part, du registre d’activité cognitive et langagière
investi par l’élève et les habitudes de travail qui en découlent.

L’IDENTIFICATION
DES OBJETS D’APPRENTISSAGE ET DES ENJEUX COGNITIFS
DES TÂCHES ET DES SITUATIONS
Pour l’enseignant, en situation idéale, les tâches qu’il présente,
les situations de travail qu’il construit correspondent à un apprentis-
sage spécifique, à une visée cognitive, voire à une hiérarchie dans une
pluralité d’apprentissages possibles. Certes, dans le cadre d’une péda-
gogie différenciée, cette visée peut ne pas être identique pour chacun
des élèves. Mais là n’est pas notre propos. Ce qui nous intéresse, c’est
le fait que tous les élèves n’attribuent pas à la tâche proposée la
même visée, sans que cette différence entre les élèves soit toujours
visible dans la production réalisée. Ainsi se creusent les écarts entre les
apprentissages des élèves.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Si l’enseignant n’y prend garde, ou n’en explicite pas les enjeux, la


plupart des tâches scolaires peuvent être effectuées à plusieurs
« niveaux » d’apprentissage, avec plusieurs enjeux. Ce qui ne signifie
pas que les objets de savoir et les objectifs doivent être explicitement
dits et montrés. Le voudrait-on, cela serait impossible ; mais les situa-
tions doivent orienter de façon claire le travail de l’élève vers l’objectif
cognitif et son appropriation.

Les moins performants des élèves réduisent souvent la visée de ces


tâches à leur seule effectuation ; ils cherchent à s’en acquitter sans s’atta-
cher à en saisir la signification et les enjeux, ou sans pouvoir le faire. Ils
peuvent ensuite dire ce qu’ils ont fait ou sont en train de faire, mais rare-
ment ce qu’ils ont appris ou sont en train d’apprendre. Focalisés sur la
réalisation et la réussite des tâches au détriment de la compréhension de
celles-ci, ils semblent souvent considérer que la rapidité est gage de succès
scolaire. Ayant du mal à discriminer ce qui est pertinent pour l’appren-
tissage, ils se focalisent sur « l’apparence de la tâche », sa réalisation au
pas à pas, sans prise en considération de la visée de l’activité. Dès lors,
ils ont souvent de la peine à acquérir connaissances ou compétences
nouvelles. Ils vont même jusqu’à « surgénéraliser » les procédures qu’ils
maîtrisent en les appliquant à de nombreuses situations pour lesquelles
ces procédures ne sont pourtant pas pertinentes. On peut voir ainsi des
élèves, « pris au piège » de ce qui a marché dans un format de tâches,
le réitérer dans une tâche de même présentation sans prendre en compte,
et donc en charge, la spécificité de l’objet.

Enfin, peu familiarisés avec l’écrit et ses usages les plus élaborés, les
élèves peuvent résister aux activités leur demandant de constituer la
langue et ses usages en objets de description et d’analyse, de mobiliser
leur attention et leur intérêt sur les aspects formels du langage et des
discours qui mettent à distance le contenu référentiel des textes et
énoncés et les situations, autrement dit les usages quotidiens et peu
scolaires du langage (Bautier & Branca-Rosoff, 2002). En particulier, les
modalités actuelles de valorisation de l’expression et des échanges langa-
giers peuvent se faire au détriment d’un accent porté sur la métalangue
de la discipline. Dans le même sens, l’importance des « mots pour
dire » les savoirs, pour dire la nature des tâches cognitives propres à
l’apprentissage (qui devrait être partie prenante du contrat didactique)
est souvent minorée au motif des habitudes évoquées ci-dessus, minorée
également dans le discours de l’enseignant, qui peut se vouloir proche

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

de celui des élèves pour « mieux communiquer », tout particulière-


ment dans les classes situées en ZEP (ce qui peut être considéré comme
paradoxal compte tenu des ressources à construire pour ces élèves).

LE REGISTRE D’ACTIVITÉ COGNITIVE ET LANGAGIERE INVESTI PAR L’ÉLEVE


ET LES HABITUDES DE TRAVAIL
Nous l’avons mentionné, cette autre source de difficulté pour les
élèves n’est pas indépendante de la précédente : ceux des élèves qui
n’identifient pas les enjeux cognitifs et les objets de savoir sont sur un
registre de travail immédiat, sans que le travail ne transforme, déplace,
reconfigure les objets, même non consciemment, pour permettre les
apprentissages7. Si cette question des registres d’activités nous semble
pertinente, c’est qu’elle rencontre des pratiques enseignantes qui l’igno-
rent comme objet d’apprentissage. Nous avons évoqué les difficultés
qu’ont certains élèves pour passer des échanges collectifs oraux spon-
tanés à propos d’expériences vécues, d’objets quotidiens, aux savoirs,
concepts généraux et disciplinaires dont ils sont censés être les points
de départ. Ce passage suppose en effet un changement de regard sur
ces expériences et objets qui est lui-même un mode de pensée et de
dire qui s’apprend, qui relève d’un (nouveau) travail cognitif qui trans-
forme les objets, les expériences en savoir ; cette démarche n’a rien
d’un processus spontané.

Mais la centration de la plupart des enfants les moins familiarisés avec


l’univers scolaire sur le sens ordinaire, quotidien, des tâches, des objets
ou des mots semble les empêcher de construire ces objets dans cette
dimension « seconde » : ils ont tendance à ne considérer les objets, les
supports auxquels ils sont confrontés en classe que dans leur seule exis-
tence et usage non scolaires, à n’effectuer les tâches que pour elles-mêmes
(répondre à une question, coller des vignettes, compléter un schéma, etc.)
(Bonnéry, 2003), sans les « scolariser », c’est-à-dire sans leur conférer ce
nouveau statut lié à un changement du regard que l’on porte sur eux
(Bautier, 2006). Si les objets et expériences ordinaires, « premiers », de
même que les tâches ponctuelles, sont convoqués dans la classe, sont
« scolarisés », ce n’est pas (ou ce ne devrait pas être) pour eux-mêmes,
mais pour être transformés en objets d’étude de questionnement,

7. Pour le développement de ces notions, qui sont inhérentes au travail scolaire, voir
Bautier & Rochex, 2004 ; Bautier, 2005a ; Bautier, 2005b.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

d’analyses et/ou de commentaires, en ressources pour l’apprentissage et


pour le travail de réflexion.
On comprend là l’importance qui est à accorder aux formats de tâches,
aux supports utilisés qui facilitent la possibilité, pour l’élève, de réduire
le travail à une procédure de remplissage d’un document ou de seul repé-
rage, qui facilitent leur réitération sans souci des enjeux d’apprentissage.

Pour conclure
L’orientation des analyses que nous avons présentées vise à mettre
au jour la complexité des éléments situationnels et contextuels à prendre
en considération dans une démarche de compréhension des difficultés de
certains élèves, en particulier d’origine populaire, dans les apprentissages
scolaires. Elle permet d’identifier les raisons pour lesquelles des manières,
aujourd’hui largement dominantes, de faire la classe, de penser les appren-
tissages ne permettent pas pour autant à tous les élèves de s’approprier
ces derniers.
Nous n’avons pas ici développé des modes de faire des enseignants, plus
spécifiques de comportements individuels qui, même s’ils sont largement
partagés dans les classes hétérogènes, les conduisent à des adaptations
pour les élèves en difficulté. Ces adaptations vont souvent dans le sens
d’une modification des tâches à effectuer, plus procédurales pour ces élèves,
par exemple. Cette redéfinition des tâches pour certains élèves ne relève
pas d’une pédagogie différenciée mais, sans doute à l’insu des enseignants
eux-mêmes, d’une moindre exigence réflexive et cognitive pour les élèves
qui en auraient pourtant le plus besoin dans le cadre scolaire.

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Pratiques scolaires et difficultés des élèves

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

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MP 025_054 Fname 2007 21/09/07 14:49 Page 25

Le cadre du métier

Roland Depierre

P our tisser, le canut commence par bâtir le cadre du métier, tendre la


trame, ourdir la chaîne puis, par le jeu d’une navette infatigable, sans
rompre le fil, croise les filés de soie, de laine, de coton ou de crin aux
multiples couleurs. Soucieux du motif, pris dans l’action, il est tenté
d’oublier le cadre. Pourtant, il conditionne tous ses gestes, annule ou
multiplie ses efforts… Il lui faut parfois en changer, et même de métier,
sous peine de disparaître. Et nous, pouvons-nous, comme les canuts,
soumettre nos aides spécialisées aux cartes perforées, les inclure dans des
systèmes informatisés et uniformisés, pratiquer une gestion à distance en
flux tendu ? Faut-il au contraire leur garder une diversité de formes qui
tienne compte du caractère singulier de chaque situation d’élève en diffi-
culté et de l’originalité de chaque lien ? Une telle construction demande
donc beaucoup de soins et de savoir-faire, car « la pédagogie, comme
la stratégie militaire, est tout entière d’exécution », disait Alain.
Espérons que nous n’aurons pas besoin de brûler nos meubles… pour
moderniser notre métier.

In/out
« Les enseignants exerçant dans le cadre des réseaux d’aides spécia-
lisées aux élèves en difficulté interviennent en complémentarité des
actions d’aides conduites par l’enseignant non spécialisé de la classe et
en concertation étroite avec ce dernier », nous rappelle le référentiel de
compétences 20041. Comment concevoir le cadre de nos dispositifs d’inter-

1. Référentiel des compétences caractéristiques d’un enseignant spécialisé du premier degré,


certification et formation pour les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en
situation de handicap, annexe 1 du BO-HS n° 4 du 20 février 2004.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

vention spécialisée relevant de l’aide à dominante pédagogique2 ? Faut-


il travailler dans la classe avec le maître, intra-muros ? Ou faut-il mettre
l’élève extra-muros, dans un lieu « séparé » ? Est-il souhaitable de
travailler in vivo, à chaud, pendant que se vit la situation d’apprentissage,
sous l’autorité du maître de la classe, garant des apprentissages ? Ou faut-
il plutôt entrer dans une spatialité et une temporalité périphériques, déca-
lées ou même déconnectées des expériences qui se vivent dans la classe
avec le maître ?
Cette question s’inscrit dans la perspective du nouveau métier de profes-
seur des écoles, telle qu’elle fut exposée dans la Charte du XXIe siècle :
« Le métier de professeur des écoles apparaît sous un jour nouveau. Il
ne s’agit plus de l’instituteur traditionnel, seul dans sa classe, chargé de
tout faire, mais de l’équipe des enseignants de l’école assistée des aides-
éducateurs et des intervenants “extérieurs”3. » Elle a toujours interpellé
nos milieux professionnels, mais les inquiète parfois quand il arrive que
certaines autorités administratives ou pédagogiques imposent des modèles
d’actions spécialisées dans la classe de façon impérative sans se référer
aux textes de cadrage et sans prendre la mesure de la diversité4 et de la
complexité que reconnaissent les professionnels de terrain à la question
des dispositifs.
Il s’agit donc pour nous de réfléchir sur la formulation et les condi-
tions de mise en œuvre de nos missions telles qu’elles nous sont confiées :
« Les personnels spécialisés des RASED sont amenés à aider les ensei-
gnants à définir des mesures prises en faveur de certains élèves et à recher-
cher avec eux l’ajustement des conditions d’apprentissage dans la classe.
Les modalités d’aide sont arrêtées en conseil de cycle et sont susceptibles
d’aboutir à l’élaboration de projets d’aides spécialisées. Leur réalisation
peut se faire dans la classe ou hors de la classe, et l’intervention simul-
tanée d’un membre du réseau et du maître de la classe est possible en
fonction des objectifs fixés. » (Gossot, 2000) La question du lieu et de
la modalité d’intervention ne saurait être tranchée une fois pour toutes,
indépendamment du projet concret et des mises en situation effectives,

2. Notre réflexion se limite aux seules actions conduites par les maîtres de l’option E,
sans aborder l’aide à dominante rééducative ni les interventions des psychologues scolaires
au sein des RASED, qui relèvent les unes et les autres de problématiques fort différentes,
mêmes si elles peuvent se conjuguer ou se succéder.
3. La Charte, B.O. n° 13, 26 novembre 1998.
4. Les personnels spécialisés des réseaux sont invités à travailler en étroite collaboration
avec les maîtres pour « mettre en œuvre une différenciation des réponses pédagogiques,
adaptée à la variété des besoins des élèves ».

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Le cadre du métier

ni, surtout, indépendamment de la façon dont chaque élève nous signifie


« la difficulté » qu’il rencontre à pouvoir répondre aux attentes de son
maître. Le propre de la logique de réseau consiste effectivement à cher-
cher à répondre de façon spécifique et systémique à des situations parti-
culières d’élèves singuliers – et la réunion dite de synthèse en est le
garant –, selon des règles définies en commun lors de réunions de concer-
tation avec les maîtres des écoles, sans conformisme ni esprit routinier,
mais avec responsabilité et souci d’efficience (adéquation des moyens)
autant que d’efficacité (évaluation des résultats).
Si les aides spécialisées en général, et l’aide spécialisée à dominante
pédagogique en particulier, n’ont pour objet que de favoriser « l’ajuste-
ment des conditions d’apprentissage dans la classe », la réponse ne mérite
guère de délai. Il semble évident que tout travail d’ajustement doit
partir des conditions réelles d’apprentissage : c’est bien dans le cadre
des activités concrètes en classe, en temps réel, en situation didactique
réelle (telle que la proposent les consignes du maître de cette classe),
dans le contexte pédagogique réel (celui que les exigences et les pratiques
de l’école concernée imposent effectivement comme cadre de référence),
en interactivité avec les condisciples de sa classe d’appartenance – qu’il
côtoie quotidiennement et naturellement – que l’élève en difficulté doit
pouvoir bénéficier d’une tutelle aidante de la part du maître spécialisé
qui en est chargé.
Toute autre stratégie (signalement, traitement de la demande, synthèse,
indication, autorisation, contractualisation, médiatisation par une aide
hors la classe, etc.), pourtant pratiquée par les réseaux, semble vouloir
compliquer ce qui est simple ou, du moins, ce qui le paraît. N’est-ce pas
créer une situation artificielle que de faire sortir les élèves de leur classe
pour leur proposer des activités différentes selon un contrat didactique
nouveau, qui ne sont pas toujours en rapport visible et manifeste avec
ce que le maître de la classe est en train d’enseigner à la classe ? N’est-
ce pas accroître la difficulté que de demander à un élève en difficulté de
quitter ses camarades pour travailler avec d’autres élèves, qu’il n’a pas
choisis et qui connaissent eux aussi des difficultés ? De même que la
quarantaine peut favoriser la contagion ou le développement de mala-
dies nosocomiales, n’est-il pas risqué de regrouper ces élèves dans un
lieu séparé, pendant un temps de rupture ? N’est-ce pas rigidifier le
fonctionnement de la classe d’origine que d’imposer au maître ordinaire
un agenda hebdomadaire « troué » ? Puisqu’il ne doit rien proposer
d’important pendant l’absence des élèves « sortis », puisqu’il doit éviter
que ceux-ci n’aient « à rattraper ce qu’ils auraient manqué », puisqu’il

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

doit, chacun le sait trop, programmer seulement des activités d’éveil,


d’expression ou de consolidation, celles justement que les élèves en diffi-
culté suivent le plus facilement (Ceux-ci ne risquent-ils pas de regretter
d’en être absents et s’en sentir privés ?).
N’est-ce pas surtout accréditer l’idée que les difficultés de certains
élèves ne relèvent plus de l’effort de leur maître qui, lui, doit s’en
remettre à une compétence extérieure ? Complication, frustration, désor-
ganisation, démission, etc., le bon sens pédagogique comme la bien-
veillance à l’égard de l’élève en difficulté ne devraient-ils pas proscrire
les procédures superfétatoires que proposent habituellement les maîtres
spécialisés des réseaux ?
Ne s’agit-il pas néanmoins d’une pseudo-réponse à une question trop
vite posée ? Car elle ne prend pas la mesure de ce que l’élève en diffi-
culté marquée est en mesure de dire et de faire dans la situation qui le
met dans cette difficulté. Un réajustement des conditions de l’appren-
tissage requiert-il, pour ces élèves-là, une simple démarche de soutien ?
Dans la plupart des cas, le « décalage » entre leur possibilité réelle ou
subjective et le rythme et le niveau de performance de la cohorte paraît
trop important pour qu’on puisse leur proposer un simple « rattrapage »
par le jeu d’une tutelle. Nous pouvons encore nous demander si le fait
de faire travailler un élève dans l’espace de la classe, sur des objets didac-
tiques déjà étudiés et maîtrisés par ses condisciples, ne le mettra pas dans
une position de stigmatisation au moins aussi difficile à accepter que celle
d’un travail à l’écart dans un regroupement d’adaptation. Est-il si facile
pour le maître, garant des apprentissages, de travailler en « présence »
du maître spécialisé, sans craindre son jugement, ni focaliser toute son
attention sur lui ? Pour le maître spécialisé, n’est-il pas difficile de mener
une action autonome auprès d’élèves en grande difficulté d’apprentissage,
qui ne se réduise pas au rôle de répétiteur auprès d’élèves « qui ont du
mal à suivre » ? Pour tisser de nouveaux liens pour apprendre, il faut
changer parfois de « métier ».
Telle est la trame du débat qui agite nos réunions, nous sépare parfois
et nous divise nous-mêmes. Aussi nous faut-il réfléchir de nouveau sur
tous les concepts fondamentaux qui permettent de mieux comprendre
les conditions d’apprentissage en tant qu’elles mettent certains sujets
en difficulté avérée : sur la situation didactique, sur la relation au maître,
sur le rapport au savoir, sur le rapport à l’école, sur l’enrôlement à l’acti-
vité, sur les interactions inhibitrices du groupe classe, sur les limites de
la différenciation pédagogique, sur l’empilement des tâches pour les élèves
inscrits dans des dispositifs de soutien, sur la difficulté pour eux à mobi-

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Le cadre du métier

liser les processus cognitifs appropriés, sur le lien entre le désir de savoir
et l’envie d’apprendre dans ces conditions, sur les effets d’une triangula-
tion à plusieurs faces ou pyramidale, sur les dispositifs d’évaluation et de
régulation, etc. Toutes ces références devraient être convoquées, mais
nous nous limiterons ici à essayer de mieux cerner la seule question du
cadre de leur ajustement dans sa complexité.

Un vieux dilemme
Les enjeux concernant la nature et la localisation du cadre (in/out ?)
nous ramènent au dilemme qu’ont connu les maîtres spécialisés, depuis
la création, en 1909, des classes de perfectionnement.
D’un côté, nous savons que « plus l’enfant peut intégrer sa difficulté
d’apprentissage à une lignée normale de scolarité, plus l’aide apportée
sera bénéfique » (Seknadje-Askenazi, 2003), qu’il faut tout faire pour
éviter la logique de ghetto, pour suspendre toute pratique stigmatisante
à l’égard d’élèves repérés comme en difficulté avérée et chronicisée. Aussi
devons-nous symboliquement et socialement les maintenir dans « la
lignée » du curriculum formel. Dans cette perspective, le cadre doit
s’effacer, devenir invisible, imperceptible ; certains pensent même qu’il
doit disparaître, mais ne réapparaît-il pas ailleurs autrement5 ?
D’un autre côté, nous devons avoir le courage d’affronter le paradoxe
de ces élèves qui n’apprennent pas dans les conditions ordinaires, qui
semblent « ne pas entrer dans les apprentissages » alors qu’ils baignent
dedans depuis des années. Des élèves qui vivent dans la classe, mais dont
le cadre-classe ne semble pas suffisamment bon pour qu’ils y réussissent,
des élèves pour lesquels le maître, garant des apprentissages et responsable
de la construction des situations didactiques, fait l’épreuve douloureuse et
répétée de l’impuissance didactique, pédagogique, voire éducative.
Impuissance qui est rarement renoncement, mais souvent culpabilisation
et angoisse face à l’éventualité d’un « Mozart assassiné ». Car, comme
dans toute question éthique, se heurtent principe – ici d’éducabilité – et

5. Rien n’illustre mieux cette tension que l’évolution de la CLAD depuis sa création en
1970. Instaurée pour la prévention des inadaptations comme alternative à la classe de perfec-
tionnement, elle va servir en fait de soupape pour éviter le redoublement du CP, puis
remplacer la classe de perfectionnement en alternative aux GAPP, puis au sein des RASED
en alternative au regroupement pédagogique d’adaptation. Vint ensuite le temps de
nouvelles improvisations avec les CLAD « ouvertes » et des dispositifs proches des classes
relais… Ainsi, la CLAD est toujours apparue comme une espèce dont la disparition
programmée était difficilement exécutoire…

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

expérience de mise en œuvre. Depuis Kant, nous savons que l’on ne devient
homme que par l’éducation, et, depuis Ferry, que ce devoir envers soi-
même est un droit opposable. « C’est pourquoi, rappelle Meirieu, décider
– ou même accepter – de priver délibérément, ne serait-ce qu’un seul indi-
vidu, de la possibilité d’accéder aux formes les plus élevées du langage tech-
nique et artistique, à l’émotion poétique, à l’intelligence des modèles
scientifiques, aux enjeux de notre histoire et aux grands systèmes philoso-
phiques, c’est l’exclure du cercle de l’humanité, c’est s’exclure soi-même de
ce cercle. C’est en réalité briser le cercle lui-même et compromettre la
promotion de l’humain. » (Meirieu, 1998) Mais n’ignorant pas qu’il y a
loin de l’affirmation de principe à la réussite de l’action, Meirieu reconnaît
qu’« il faut viser le partage total des savoirs entre les hommes sans espérer
que la réussite survienne. Il faut même se battre jusqu’à la limite de ses
forces pour prouver que ce que nous savons impossible est quand même
possible. Plus exactement mais non moins difficilement, il nous faut prouver
que l’acte est possible même quand le résultat est impossible. »
Les maîtres spécialisés ont pour tâche de permettre à leurs collègues
d’échapper au tragique de cette entreprise obligatoire mais vaine, et de
construire un dispositif d’accompagnement spécifique qui permette à tous
les élèves de rester dans le cercle, malgré les forces centrifuges qui les
en écartent. Quelle forme prendra « l’accompagnement spécifique », où
se mènera « l’analyse approfondie » pour ces élèves dont « la situation
nécessite une attention plus soutenue6 » ? Dans quel « cadre » peut se
perpétuer la relation éducative et se tenir la situation didactique pour
éviter que le « cercle » se brise ?
Cette question, Alfred Binet se la posait déjà au début du siècle dernier :
« Il y a des élèves qui ne profitent pour ainsi dire jamais de l’enseigne-
ment donné en classe ; ils y restent aussi étrangers que les mendiants qui
vont l’hiver se chauffer dans notre musée du Louvre restent indifférents à
la beauté des Rembrandt. » Pour eux, estimait-il, « la pédagogie doit avoir
comme préliminaire une étude de psychologie individuelle » (Binet, 1911).
Mais il refuse le piège d’un enseignement individualisé dans le cadre d’une
éducation spéciale, car l’instruction et l’éducation ont pour but de faciliter
l’adaptation de chaque homme à un milieu commun. Au lieu d’une « péda-
gogie spéciale7 », il cherchera donc les conditions effectives de l’appren-

6. Circulaire RASED, B.O. n° 2002-113.


7. Alfred Binet : « Un enseignement public ne peut être que collectif, donné par un
maître à plusieurs élèves à la fois : collectif, c’est le contraire d’individuel ; c’est un vête-
ment tout fait, et non du vêtement sur mesure… »

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Le cadre du métier

tissage de base8, et ce sera l’invention de la psychologie scolaire pour tous.


Mais il remarque que les meilleurs maîtres ne sont pas les meilleurs obser-
vateurs, qu’il y a une grande différence entre enseigner et comprendre pour-
quoi il peut être difficile d’apprendre. Certains excellents pédagogues,
créatifs et novateurs, « ne peuvent presque rien nous apprendre sur
l’histoire, les aptitudes, les caractères de leurs élèves ». Pourquoi cette quasi
impossibilité à individualiser la difficulté de chacun de leurs élèves ?
« Quand il s’agissait uniquement de voir, d’observer, de juger, c’est-à-dire
de constater un état de fait, ils avaient l’obsession de redresser, corriger,
enseigner [...] ». Leur volontarisme pédagogique semble comme un frein à
leur capacité à aider leurs élèves en difficulté : « La formation d’esprit qui
est nécessaire à un observateur est donc toute différente de celle d’un
professeur. » C’est cet écart « de formation d’esprit », cet écart de
démarche surtout, qui peut justifier les professionnels de l’enseignement
spécialisé dans leur positionnement spécifique. C’est ce qui sera oublié
avec la création de la classe de perfectionnement, puisqu’on regroupe les
élèves en difficulté dans une « classe spéciale ». Cette structure ne produit-
elle pas un effet d’écartement pire que l’effet d’intégration attendu ?
D’où la vulgate de la sociologie contemporaine : « Mettre ensemble les
élèves faibles est la plus mauvaise solution », affirme par exemple Alain
Minguat. « Toutes les filières de “remédiation” qu’on a créées ainsi, avec
les meilleures intentions : classes passerelles, de transition, etc., deviennent
des filières de relégation. » (Minguat, 1990) Ce type de propos se retrouve
partout : « L’échec scolaire tend à s’accroître dans les structures dont
l’ambition était précisément le rattrapage. Si l’on compare deux élèves de
même niveau faible entrant en collège, l’un orienté dans un cycle classique
jusqu’en 3e et l’autre orienté en SEGPA, le second a plus de risques de
sortir du système éducatif sans aucun diplôme ni qualification que celui
resté en section normale », affirme sans scrupule Gabriel Langouët, dans
Les Oubliés de l’école en France. On fait le même constat pour les ZEP, etc.9

8. Binet construira le concept d’« anormal d’école » pour désigner l’élève en retard
dans ses apprentissages parce qu’il ne répond pas, à l’âge normal, aux « normes » scolaires
de son groupe d’âge, mais pour lequel nul, et surtout pas le maître, ne peut déceler d’autre
« anormalité », qu’elle soit physique ou psychique (vue, audition, intellection, etc.). Voir
Monique Vial, Les Enfants anormaux à l’école : aux origines de l’enseignement spécial, 1882-
1909, Paris, Armand Colin, 1991.
9. Comme Marie Duru-Bellat, dans « De quelques effets pervers des pédagogies diffé-
renciées », Éducations, janv.-fév. 1996. Celle-ci remet en question les résultats des pratiques
et dispositifs qu’elle appelle « différenciateurs », comme les groupes de niveau, le dispo-
sitif GAPP, les ZEP, etc.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Pour la sociologie contemporaine, l’exclusion, sociale, spatiale, culturelle,


médicale ou scolaire, est le mal politique radical en tant qu’elle recèle un
processus discriminatoire portant atteinte à « l’égalité des chances ».

Sous la générosité, le stigmate


Cette idéologie de l’égalité des chances engendre un certain
nombre de préceptes (dont on commence seulement à examiner les effets
sans oser encore en interroger les fondements) : il faut favoriser l’hété-
rogénéité des classes et des écoles, conserver le collège unique et
uniforme, imposer la mixité sociale des quartiers, ainsi que le brassage
interculturel des identités. Ces règles conduisent-elles à condamner le
travail spécialisé « hors la classe » ? Ne serait-il pas paradoxal en effet
de « sortir » ce type d’élèves de la classe alors qu’en même temps la
loi nous demande, coûte que coûte, d’y faire rentrer les élèves déficients
intellectuels ou handicapés sensori-moteurs ? « Plusieurs études ont
montré que les rééducations ou les aides psychopédagogiques indivi-
duelles aux jeunes élèves “inadaptés” ou “en difficulté” étaient souvent
contre-productives. De telles contre-performances s’expliquent notam-
ment par le fait que le rééducateur ou le psycho-pédagogue peut déclen-
cher simultanément deux processus contradictoires : un soutien (ou aide
personnalisée) mais aussi un signalement (une sorte de mise à l’index)
de l’enfant-problème. L’action des personnels spécialisés de l’Éducation
nationale a pour objectif déclaré l’intégration scolaire des enfants pris
en charge ; mais elle risque de facto de produire ou de renforcer la
marginalisation des “bénéficiaires”. Le plus (l’aide particulière) est annulé
ou annihilé par le moins (l’étiquetage négatif, la dévalorisation). »
(Chauveau & Rogovas-Chauveau, 1995) Chauveau reprend les analyses
de la sociologie interactionniste de Goffman qui considère que « la
déviance sociale » est le produit conjoint des institutions qui définissent
qui est déviant, et des sujets qui s’enferment dans ces définitions
« substantialistes » qui les assujettissent à ces conduites. S’y ajoutent
la critique de P. Bourdieu à l’égard de toute assistance à la difficulté ou
d’aide à la déviance (l’une et l’autre exprimeraient des jugements d’attri-
bution qui recèlent des actes d’accusation) et celle de Michel Foucault
à l’égard de toute mise à l’écart qui se révélerait un véritable « enfer-
mement ». Derrière le voile de la bienveillance humaniste transparaît
le spectre de la violence symbolique, qui non seulement disqualifie le
bénéficiaire de l’aide ou le destinataire de l’assistance, mais lui fait encore
porter la charge de la culpabilité. Violence redoublée et intériorisée.

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Le cadre du métier

Comment annihiler le moins en gardant le plus ? Comment maintenir


le soutien en écartant le signalement ? Si la situation de marginalisa-
tion anéantit le bénéfice de l’interaction entre l’intervenant et le bénéfi-
ciaire, il faut mettre en œuvre une dynamique centripète et non centrifuge.
Le travail spécialisé au sein de la classe pourrait-il être la solution : garder
l’avantage en supprimant l’inconvénient ? Écarter la logique défectolo-
gique pour affirmer une logique inclusive, d’une part, travailler à ajuster
les conditions d’apprentissage pour ne pas rectifier l’élève, d’autre part.
Tel est bien encore le problème de fond qu’il nous faut affronter, car il
nous est rappelé intra-muros par le difficile « retour » des élèves dans
leur classe de référence et extra-muros par la dureté des discours publics
ou sociologiques sur « l’échec de l’école de la réussite ».

Du cadre
Voici l’heure de Kévin, de Cynthia et d’Alexis. Le maître spécialisé
va chercher à l’entrée de leur classe ces trois élèves, dont « la prise en
charge » bihebdomadaire a été prévue pendant les 45 minutes qui précè-
dent la récréation. On entrouvre une porte jusque-là bien fermée.
Entrebâillement retenu comme un souffle jusqu’à ce que le maître de la
classe prenne conscience que le regard de la classe, brusquement silen-
cieuse, s’est détourné de son tableau pour observer le discret signal adressé
aux trois élus : « Kévin, Cynthia, Alexis, vous pouvez y aller. Vous finirez
la correction au retour de la récréation ! » Petit rangement qui fait une
longue attente. Et voici la petite troupe qui traverse couloirs, préaux et
cour pour rejoindre un petit local obtenu de haute lutte auprès d’une
municipalité économe des deniers publics.
Le cadre, que ces enfants connaissent mais dont tous leurs camarades
n’ont pas fait l’expérience, c’est d’abord un lieu à part de celui de la
classe, un temps pris sur le temps de la classe et un environnement parti-
cularisé, plus ou moins décoré, plus ou moins aménagé, où l’on peut
venir « respirer ». Le cadre, pour un maître spécialisé, c’est aussi un
lieu, un espace reconstruits à côté, de côté, mais pas sur le côté (négocié
auprès d’un directeur finalement compréhensif, mais qui aimerait bien
pouvoir y déposer quelques bricoles qui encombrent son propre
bureau…), c’est une organisation négociée de l’emploi du temps pour y
dégager une petite période repérable par l’élève, etc. Un cadre propre,
qui l’identifie et le distingue d’une classe de cours ordinaire, et dont la
négociation lui a permis de se faire reconnaître mais pas toujours de
se faire comprendre…

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Du latin quadrum (le carré), le mot cadre désigne aussi bien la bordure
d’un tableau qu’elle révèle par sa discrétion ou qu’elle orne par sa déco-
ration que l’armature de bois qui sert de soutènement aux galeries d’une
mine. Délimitation et contention. Structure visible par sa matérialité
bordante et sa force de maintenance quand il est cadre de travail et qu’il
synthétise les contraintes qui s’appliquent à une activité, le cadre s’efface
quand il devient cadre de vie pour désigner tout cet ensemble invisible
et symbolique qui forme le paysage d’une existence. Il peut se présenter
comme réalité immatérielle, comme cadre de référence10.
On peut simplifier en disant que la notion de cadre de regroupement
d’adaptation, comme organisation pédagogique spécifique11 au sein de
l’école pour mener un travail d’aide spécialisée, n’est ni un cadre de
travail, ni un cadre de vie ni un cadre de référence, mais un mixte formant
un cadre d’intervention 12 qui renvoie au moins à trois niveaux
d’analyse :
– Dans sa première dimension, le cadre désigne d’abord un horaire fonc-
tionnel et un espace géographique associé à une réalité architecturale :
quel local, dans quel lieu de l’école, de quelle dimension, quel parcours,
pendant quelle durée, selon quelles phases ? C’est le cadre que l’élève
peut décrire.
– Dans sa deuxième dimension, il renvoie à un ensemble de règles fonc-
tionnelles et de réalités techniques : depuis le contenu de l’armoire
jusqu’à la règle qui indique qui peut lire les dossiers, il marque bien, par

10. C’est le philosophe canadien Charles Taylor qui a forgé le concept de cadre de réfé-
rence pour comprendre le sens de nos positionnements moraux : « Il comprend un ensemble
de distinctions qualitatives déterminantes. Penser, sentir, juger à l’intérieur d’un tel cadre,
c’est agir avec l’idée que certaines actions, certains modes de vie ou certains sentiments
sont incomparablement supérieurs à d’autres qui nous sont plus aisément accessibles. », in
Les Sources du Moi, Paris, Le Seuil, 1998.
11. On pourrait la qualifier d’extra-ordinaire, par rapport à la classe qui est un cadre ordi-
naire : c’est un regroupement externe dont la règle de composition ne dépend ni de la
personne de ceux qui y appartiennent ni de la personne de ceux qui y enseignent, tandis
que la composition interne d’un groupe d’adaptation (RPA ou CLAD) est liée au profil indi-
viduel de ses membres, profil en contraste avec l’image modèle de l’élève moyen-ordinaire-
sans histoire.
12. Assumons le concept d’intervention. Inter-venir, c’est venir activement se placer entre,
se mettre en position de tiers pour agir. C’est une intervention qui vient en accompagne-
ment de l’élève dans son rapport au savoir, qui vient se mettre en tiers dans la relation du
maître vis-à-vis de l’élève en difficulté, ou encore en charnière entre l’élève comme sujet
épistémique et l’élève comme sujet social, car c’est souvent l’un qui ne permet pas à l’autre
de réussir. C’est pourquoi nous inscrivons nos missions dans les métiers de la relation.

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Le cadre du métier

les objets qu’il contient comme par les règles et les procédures qui assu-
rent son fonctionnement, les missions qui lui sont confiées. C’est ce cadre
qui fait l’objet de l’accord du projet d’école-réseau.
– Mais on ne saurait oublier une troisième dimension qui est à la fois
sociale et symbolique13. Qui entre dans ce cadre est défini comme « en
difficulté » s’il est élève, comme « spécialisé » s’il est maître. Un cadre
confère statut et définit des pouvoirs/devoirs. C’est cet aspect qui suscite
la réticence des parents quand on souhaite obtenir leur autorisation. Mais
il est aussi un cadre de référence, non seulement déontologique, mais
aussi pédagogique car il requiert un positionnement éthico-professionnel
qui recouvre une hiérarchisation des valeurs et des distinctions qualita-
tives déterminantes. C’est à travers cette dernière dimension que nous
allons traiter les questions touchant à la conception, à la construction et
à l’évaluation du cadre d’intervention du dispositif d’aides à dominante
pédagogique14.

Cette prise en compte du cadre, en particulier du troisième niveau, qui


porte sur l’inscription dans le social et le symbolique, s’impose a fortiori
« pour certains élèves dont la situation nécessite une attention plus
soutenue parce qu’ils présentent des difficultés marquées, exigeant une
analyse approfondie et un accompagnement spécifique15 ». La question
d’être élève comme les autres, d’être enfant comme les autres, d’être
fils/fille comme les autres, se joue pour eux dans la question de leur mode
d’encadrement spécifique. Un cadre mal défini peut se transformer en
un labyrinthe où l’on tâtonne à la recherche d’une identité brouillée. Un
cadre inapproprié peut renforcer les problèmes que nous voulons
résoudre. Reconnaissons qu’avec l’intervention spécialisée, il ne s’agit pas

13. L’ordre symbolique comme « circonscription de l’individualité » (J. Lacan) et l’ordre


social comme « inscription dans la collectivité » (M. Foucault).
14. Nous ne discuterons pas ici de la nature du cadre. À l’école comme dans la société
contemporaine, nous sommes passés subrepticement d’une logique de structure à une logique
de dispositif. Celle-ci rigide, fixe et comme extérieure à son objet ; celui-là souple, flexible,
fonctionnel, évaluable, modifiable et qui doit s’adapter à la vie de son objet. Comme la
notion de réseau, la notion de dispositif renvoie aux formes post-modernes de gestion des
organisations (flexibilité, précarité et instantanéité) qui désinstitutionnalisent les cadres
sociaux pour les penser en termes d’organisation et non plus d’institution. Voir Luc Boltanski
& Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 216. L’école est-
elle encore une institution ou « un système éducatif » à gérer, comme on le dit depuis la
loi d’orientation de 1989 ?
15. Circulaire n° 2002-113 du 30.04.2002 : Les dispositifs de l’adaptation et de l’intégration
dans le 1er degré.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

seulement d’un décloisonnement, comme le proposent l’aide-éducateur


informatique ou l’intervenant municipal en musique, qui ne touche que
le mode d’organisation, mais d’un changement topologique et symbo-
lique, un recadrage où se joue le mode d’identification de l’élève.

Déconstruire le cadre ?
De nombreux reproches sont adressés au cadre, que nous ne
pouvons ici qu’évoquer. D’abord d’être un cadre dont les trois dimensions
se neutraliseraient ou se perturberaient. La dimension sociale d’intégra-
tion contre la dimension symbolique d’exclusion, la dimension fonction-
nelle de soutien contre la dimension architecturale d’écartement, etc.
Faire « sortir les élèves de la classe » pour mieux les faire « rentrer
dans les apprentissages » serait un leurre. Il ne s’agirait que d’un voyage
sans retour : on les emmènerait se perdre dans la forêt. D’autres critiques
portent sur les deux premières dimensions.
La première porte sur la valeur des effets de nos actions et de nos
interventions et sur notre dérive procédurale. On nous interpelle sur
l’opacité des procédures d’indication d’aide et de construction de projets
d’aides spécialisées. Comment construire des projets suffisamment précis
et validés pour garantir leur efficience et leur efficacité, en tenant compte
cependant du caractère évolutif de la relation d’aide qui s’y joue ?
La deuxième porte sur notre rapport à l’école et au travail scolaire,
et nous interpelle sur l’orientation de notre travail de remédiation. Nos
démarches de « détour » pour permettre à l’élève de se reconstruire
comme élève-acteur peuvent être perçues comme des dérives. Comment
opérer des détours qui ne soient pas des perditions ?
La troisième touche au rapport à la parole de l’enfant et à la dérive
thérapeutique dans l’usage de la parole comme catharsis. « Donner la
parole à l’élève », est-ce perdre son temps ? Comment pratiquer une
écoute qui ne soit pas une compréhension laxiste ?

En premier lieu, le rapport à l’action : la difficile évaluation des


actions spécialisées tient à un paradoxe initial. Un maître spécialisé ne
peut guère s’attribuer un succès ou un échec car c’est de l’élève que
dépend fondamentalement la dynamique restauratrice ou réparatrice
qu’instaure une relation d’aide, et c’est son maître qui peut attester de
ses progrès. C’est pourquoi nous avons tendance à récuser une évalua-
tion en termes d’efficacité (réalisation des objectifs initialement formulés
dans le projet) car nous savons que ceux-ci n’ont souvent qu’une fonc-

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Le cadre du métier

tion d’appel. Nous préférons le critère de l’efficience (adéquation des


moyens en vue de la prévention ou de la remédiation), qui reflète mieux
nos compétences en matière de diagnostic ou notre aptitude à l’inter-
vention. Pourtant il nous faut apprendre à combiner une démarche tech-
nique (résultats sur des critères objectifs, explicites et partagés) à une
démarche clinique qui se nourrit de la qualité presque intersubjective de
la relation d’aide et de sa puissance de revalorisation des compétences et
de remotivation. Leur évaluation respective s’effectue dans des lieux
distincts : la réunion d’ajustement de projet avec le maître et la séance
de bilan de la relation d’aide au RASED.

Ensuite, le rapport à l’école et au travail scolaire. Sommes-nous assez


préoccupés par les compétences scolaires des élèves, qu’elles soient disci-
plinaires ou transversales ? Ne sommes-nous pas dans une logique mater-
nante de compassion plutôt que d’adaptation, obnubilés par le
« psychoaffectif » plutôt que par l’épistémique ? Pas si étrange, ce procès.
Il convient bien en effet de nous demander ce qu’il en est réellement des
compétences quand il s’agit d’une aide à dominante pédagogique, c’est-
à-dire structurée par la païedeïa16. Comment définir les finalités de l’école ?
S’agit-il de préparer l’élève à suivre les cours du collège ou s’agit-il de lui
permettre de construire son humanité en l’introduisant dans les formes
fondatrices de la symbolisation abstraite (arbitraire du signe) et de la ratio-
nalité ? S’agit-il d’en faire un suiviste scolaire ou de lui permettre d’entrer
dans la culture, car notre civilisation est construite sur l’idée que c’est
par cet accès que tout humain peut advenir à l’autonomie ? Celle-ci
suppose une certaine réflexivité, une certaine distance à soi, une certaine
manière rationnelle et critique de se rapporter au monde, une certaine
façon de se rapporter à soi-même, comme sujet et citoyen souverains.
La pédagogie, c’est l’ensemble des pratiques réfléchies pour assurer une
fonction éducative, ou, de façon plus restrictive, les démarches et les moyens
pour enseigner, mais c’est aussi l’art de dépasser l’expérience immédiate
de la vie et l’éducation informelle pour se transformer par l’étude instituée
dans le cadre de l’école. Cette question est décisive, car s’y joue le rapport
au savoir et pas seulement le rapport aux apprentissages ou le rapport

16. Païedeïa (le pédagogique) ou éducation scolaire : celle qui consiste à sortir l’enfant
de l’éducation sociale et familiale pour l’envoyer dans un cadre spécifique, l’école, où il
s’élève par la culture savante de son temps. Au lieu d’entrer dans la vie et de se former
par le jeu et l’expérience, il entre dans le monde des citoyens et des hommes libres par
l’acquisition de savoirs culturels liés à l’écriture et d’habiletés spécifiques de haut niveau.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

aux activités. Or, tous les travaux récents le montrent, les élèves qui réus-
sissent le moins bien dans leurs apprentissages scolaires sont ceux qui ont
une vision scolaire et consumériste du rapport au savoir17 comme réussite
aux activités et succès aux exercices scolaires. Ces faits ne sauraient pour
autant légitimer la moindre ambiguïté à l’égard de la légitimité de la culture
scolaire et de ses modes de transmission, car certains de nos élèves peuvent
espérer nous embarquer dans une connivence voire une conspiration anti-
scolaire. Construisons un cadre pour une aide pédagogique, qui marque
notre distance par rapport à la vie (la question du « vécu » plutôt que
du « su ») ou envers les seuls « événements » que sont les échecs ou
réussites aux épreuves scolaires.

Le rapport au langage et « la dérive thérapeutique » dans l’usage


de la catharsis. Dans sa dimension générale, ce soupçon n’est pas
nouveau ; il date même d’un siècle, depuis la découverte des « effets de
parole » dans le champ psychiatrique après ceux de l’hypnose, par la
révolution psychanalytique, avec l’invention de la talking cure (Freud,
2001). Quoi qu’il en soit de l’efficacité et de la dangerosité de la psycha-
nalyse contemporaine, notre milieu professionnel s’interroge sur la place
démesurée que nous serions enclins à accorder à la parole de l’élève. Dire
à un élève en difficulté « ta parole m’intéresse », n’est-ce pas un subter-
fuge pour ne pas s’intéresser à ce qui fait difficulté pour lui, ce qui fait
difficulté pour son maître, et pour nous par voie de conséquence ? On
a raison de nous interroger sur la nature, l’efficacité et les risques de
la fonction de relation quand elle passe par l’entretien et l’écoute.
Ne quittons-nous pas les compétences validées et les exigences ration-
nelles du maître d’école pour les paroles creuses, les platitudes d’un magi-
cien de la parole18 ? C’est aussi la dimension non directive de la

17. B. Charlot, Du rapport au savoir : éléments pour une théorie, Paris, Anthropos, 1997 :
« Le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu et les
processus ou produits du savoir. »
18. Invoquer l’écoute psychanalytique, est-ce une dérive qui ferait passer subrepticement
de la difficulté scolaire de l’élève au trouble psychique de l’enfant ? À la naïveté de l’action
par la parole viendrait s’ajouter la vanité de l’acte de soin ? Pourtant, nos écoutes se distin-
guent profondément de celles des psychothérapeutes, en particulier par leur cadre. Elles
visent à permettre à l’élève de modifier son jugement sur le savoir scolaire, sur son maître,
de pratiquer « l’intégration psychologique » au sens de Winnicott : assumer comme siens
les sentiments négatifs qu’il nourrit à l’égard de l’institution scolaire pour lever les résis-
tances qui l’empêchent d’apprendre. Néanmoins, ce soupçon nous oblige à mieux préciser
le cadre de nos interventions.

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Le cadre du métier

relation d’aide telle qu’elle fut modélisée par Carl Rogers dans l’entre-
tien d’aide (empathie, congruence) que certains remettent en question.
La non-directivité de l’entretien ne serait-elle pas une sorte de laisser-
faire/laisser-dire qui, au nom d’une éthique de la compassion et de l’hospi-
talité, ferait fi de l’avenir scolaire de l’élève, au risque d’un enfermement
dans l’émotionnel présent ou dans le réactionnel passé ? Le choix d’un
lieu d’intervention séparé, hors la classe, d’un temps décalé, en rupture
avec la situation vivante d’apprentissage, et la place accordée à la parole
plutôt qu’à la performance scolaire viendraient confirmer, pour ces
critiques, cette « dérive » psychologisante. Qu’en est-il de la place réel-
lement donnée à la parole de l’élève dans le dispositif d’aide et quelle
ressource apporte-t-elle à l’élève qui éprouve une difficulté à exercer son
« métier d’élève » ? Ce questionnement a le mérite de mettre en exergue
les difficiles conditions de passage d’une logique de l’assistanat (où l’enfant
est objet d’assistance) à une logique d’aide où l’élève est sujet. Comment
éviter l’installation d’une relation de dépendance qui reste une menace
permanente pour le travail d’aide spécialisée et peut faire obstacle à la
reconstruction d’un positionnement d’apprenant-acteur ?
Déconstruire n’est pas démolir : c’est repérer les composants cachés
d’une réalité qui se montre autant qu’elle se dissimule. Engager le dialogue
sur « le cadre de notre métier », c’est d’abord montrer que nous n’avons
rien à cacher, c’est aussi mieux cerner les obstacles que rencontrent nos
interventions, mais c’est surtout oser assumer les « qualités déterminantes
de notre cadre de référence », comme dirait Taylor.

Politique d’inclusion
D’abord confirmer que l’aide spécialisée s’inscrit dans une politique
d’inclusion à l’égard d’enfants qui vivent des processus d’exclusion. En
effet, un élève en grande difficulté à l’école n’est pas seulement un élève
qui échoue dans une ou plusieurs des activités, ce n’est pas non plus un
élève qui ne parvient pas à stabiliser des compétences apparemment
acquises, ni à maîtriser les codes du métier d’élève : c’est un élève qui,
d’une certaine façon, consciente ou non, se soustrait à l’éducation comme
« institution des enfants ». Derrière tout élève en grave difficulté19 se

19. C’est l’expression de « personne en difficulté » plutôt que celle de « difficulté


scolaire » qui sert de référence. Depuis Piaget, on sait qu’on ne peut apprendre qu’en résol-
vant des situations-problèmes qui nous mettent en difficulté. Toute la pédagogie active mais
aussi la psychologie cognitive sont fondées sur cette idée.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

cache un enfant dont l’attitude « résiste à l’institution », même quand


cette résistance prend la forme ectoplasmique de l’inattention, de
l’apathie et/ou de la mélancolie. En lui se joue le conflit d’une liberté
avec un monde normatif qu’elle affronte et accueille à la fois, monde
dans lequel et par lequel cette liberté peut être reconnue et instituée.
Or, qu’est-ce qu’une institution ? Ce n’est pas une simple organisation.
C’est une machine symbolique par laquelle je suis ce que je suis ; par
laquelle j’acquiers un statut (de fils ou de père dans une famille, de
citoyen dans un État, d’élève ou de maître dans une école), un lieu
d’assujettissement qui me confère une identité. Tout élève en grande
difficulté scolaire remet le sens de l’institution scolaire en question ; il
devient un caillou dans les rouages de l’ordre symbolique qui constitue
l’ordre social (la société) et l’ordre scolaire (l’école) comme lieu de socia-
lisation par la culture transmise entre les générations. C’est pourquoi
la désignation de son groupe de référence est si délicate, comme celle
de nos dispositifs.
D’autre part, tout élève en difficulté est un humain désigné comme
tel, par le langage de l’institution, par le regard d’autrui. Même si on dit
« en difficulté » pour ne pas dire « en échec » ; même si on dit « en
échec » pour ne plus dire « mauvais élève ». L’élève en difficulté est
une personne reconnue/méconnue comme telle, c’est-à-dire définie par
son stigmate.
Enfin, à l’école, on n’apprend pas tout seul. On apprend par un autre
et même surtout d’un autre. Or, par le simple fait du signalement, le
maître se demande, nous demande si son élève peut répondre à la norma-
tivité propre qui est la raison d’être de l’institution scolaire.
Inclure, c’est faire que l’école soit à elle-même son propre recours,
particulièrement pour les élèves qui s’y sentent étrangers. Elle ne peut
rester passive devant les courants de « scolarisation hors l’école » qui se
développent à ses portes avec une logique thérapeutique et réparatrice
(psychothérapeute, orthophoniste) ou avec une logique accompagnatrice
et compensatoire (aide aux devoirs, répétiteurs qui apprennent les codes
et les règles cachés du système scolaire). Devant cette offre/demande crois-
sante de dispositifs d’appui et de soutien, on peut se demander s’il « ne
semble pas de plus en plus fréquemment nécessaire de disposer d’autre
chose que l’école pour réussir à l’école ». Les réseaux sont une réponse
à ce risque d’exclusion : « L’enfant n’est plus orienté vers un lieu de
traitement de sa difficulté, ce sont les professionnels de l’aide qui vien-
nent à lui sur les lieux mêmes de sa scolarité. L’enfant aidé reste entiè-
rement élève de sa classe, citoyen de son école. La difficulté qu’il rencontre

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Le cadre du métier

n’engage plus la perte de son statut d’élève normal.20 » Il va rencontrer


des maîtres qui, comme tels, cherchent à éviter une « pathologisation »
et une chronicisation de la grande difficulté scolaire, et qui, comme
maîtres spécialisés, refusent de ramener celle-ci à un problème d’initia-
tion au métier d’élève ou d’ajustement didactique. Cette mission inclu-
sive, le RASED l’accomplit en favorisant l’adaptation du système éducatif
à tous ses élèves (faire accomplir par l’école elle-même ce que les parents
angoissés ou les familles démunies doivent « demander » hors l’école),
mais surtout par des interventions adressées individuellement à des élèves
(à la différence des ZEP, qui ciblent des populations). Cette logique d’inclu-
sion implique-t-elle de travailler au sein de la classe ? La logique d’orien-
tation n’engendre pas une logique d’action uniforme. Utilisant une
approche systémique et la technologie des « dispositifs », elle combine
deux missions21 complémentaires – prévention et orientation – qui doivent
se déployer en complémentarité et en synergie.

Logique de prévention et logique de remédiation


La remédiation relève de l’adaptation scolaire spécialisée, c’est-à-
dire qu’elle prend la forme d’interventions conduites par un enseignant
spécialisé à partir d’un projet d’aide individualisé, élaboré en coopération
avec l’élève, et en partenariat avec le maître de la classe, avec les parents
et d’éventuels professionnels hors l’école. Elle concerne « les élèves
rencontrant des difficultés persistantes dans la construction des appren-
tissages scolaires »22.
Les actions de prévention relèvent principalement de l’école, de son
projet et de ses équipes. Ce sont des actions de différenciation ou des
actions spécifiques d’adaptation conduites principalement par les maîtres
des classes ou menées dans des dispositifs annexes. Elles s’effectuent
auprès d’enfants qui manifestent précocement des écarts sensibles par
rapport aux attentes de l’école. Les membres du réseau apportent leurs

20. Aider en réseau, brochure AIS de l’IA de l’Indre-et-Loire, commission FNAME, spéci-
ficité du maître E.
21. « Une mission de prévention des difficultés d’apprentissage et une mission de remé-
diation aux difficultés persistantes d’acquisition ou d’adaptation à l’école, en accompagne-
ment et en complément des mesures de différenciation prises par le maître de la classe et
l’équipe pédagogique, auprès d’élèves en situation de difficulté scolaire grave. », Référentiel
des compétences caractéristiques d’un enseignant spécialisé du 1er degré, Annexe 1 du B.O.-HS
n° 4, 26.02.2004, p. 29.
22. Circulaire RASED, B.O., n° 2002-113.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

concours à la conception, à la réalisation et à l’évaluation des actions de


prévention. Celles-ci sont nombreuses et variées et demandent une forte
créativité dans la construction des dispositifs. Citons quelques exemples :
participation à l’interprétation des résultats de l’évaluation CE2 et GS
pour la tranche des élèves « incertains » et mise en place d’observations
complémentaires ; repérage des troubles du langage (dysphasie, dyslexie,
dyscalculie) en vue de leur dépistage par les professionnels compétents
(médecins ou orthophonistes) ; groupes de langage à objectifs variés ;
travail autour de la rythmicité et de la mise à la tâche ; activités autour
du conte, travail autour de l’imaginaire ou du mythologique ; jeu drama-
tique et travail autour du « rôle » de l’écolier en GS-CP ; psychomo-
tricité récurrente sur les rapports à l’espace et au temps, la prise de
risque ; accueil transitionnel des très jeunes enfants et « passerelle »
(séparation symbolique) avec les mères possessives ; sursimulation pour
élèves abandoniques ; participation à des projets d’intégration d’enfants
non francophones ou de langue et de cultures différentes (voyageurs)
dans une logique interculturelle. Ces actions relèvent de projets communs
construits avec (ou même par) les équipes de cycles ou les écoles, menées
en co-intervention ou plutôt en coopération. Elles s’adressent à des popu-
lations scolaires considérées comme « à risques » (écarts sensibles par
rapport aux attentes de l’école) plutôt qu’à des élèves singuliers repérés
comme étant en « situation de difficulté avérée ».
Il est difficile de délimiter les sphères respectives de la remédiation et
de la prévention autrement qu’en termes vagues rappelant « la spécifi-
cité du maître E ». Pourtant elles relèvent de cadres, d’enjeux et d’outils
très différents. Nous voudrions commencer par faire quelques distinctions
fondatrices pour définir la spécificité du cadre de la remédiation.

Interaction de tutelle et relation d’aide


Rappelons que nous nous situons dans les modèles socioconstruc-
tivistes de l’apprentissage. C’est Jerome Bruner (1976) qui a réfléchi – à
la suite des travaux de Piaget (sur les méthodes actives et le rôle de la
prise de conscience) et de Lev Vygotski (sur l’importance des interactions
sociales, en particulier de l’étayage pour délimiter la zone dite de proxi-
mité de développement, celle où l’élève peut comprendre et apprendre
quelque chose, selon qu’il est seul ou soutenu) – à la fonction médiatrice
de l’éducateur, à son rôle d’organisateur de médiations, dans les inter-
actions de tutelle. On ne peut ignorer les travaux complémentaires des
interactionnistes, qui mettent l’accent sur le contexte (classe, groupe, indi-

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Le cadre du métier

vidu) et les modèles d’insertion sociale (compétition, coopération) dans


la mobilisation des compétences cognitives (Doise & Mugny, 1995).
Ces travaux justifient qu’un maître spécialisé réponde favorablement
à une invitation à participer à une pédagogie de projet pour mettre les
élèves démotivés en activité ; qu’il aide à l’ajustement des conditions
d’apprentissage quand elles paraissent inadaptées, qu’il engage un travail
de métacognition (au sens de la « prise de conscience » de Piaget) pour
lutter contre l’inconscience cognitive de certains élèves. Il peut coopérer
à la mise à la tâche d’élèves dont la rythmicité est inversée. Dans tous
ces cas, pourquoi ne pas travailler dans la classe ?
Il s’agit dès lors d’affiner, confirmer et améliorer l’évaluation du maître
(pour qu’elle se fasse observation « armée », une coopération peut
parfois se révéler féconde) concernant la compréhension de la consigne,
concernant la mise à la tâche, concernant le sens de la situation didac-
tique, concernant la représentation du problème et le repérage des
contraintes de la situation-problème, concernant la mobilisation des
compétences acquises, concernant les éventuels comportements d’évite-
ment face à l’épreuve, concernant la permanence de la concentration
intellectuelle, etc. Ces observations conduites en doublette permettront
l’ajustement du contrat didactique. On peut même imaginer que le maître
spécialisé, par ses questions et par des re-formulations de consignes, par
des allusions à des savoir-faire antérieurement utilisés, par l’invitation à
se repositionner à l’égard de la tâche, par le conseil concernant les savoirs
procéduraux, par des indications concernant les « gestes mentaux »,
cherche à soutenir l’élève mis en difficulté dans la situation didactique
concernée. Il s’agit dans ce cas d’un dispositif de tutelle assuré par un
maître de soutien. La continuité pédagogique comme l’action concertée
des deux maîtres apparaissent comme des gages de réussite et devraient
paraître facilitantes pour l’élève. Selon le schéma du toboggan d’un vélo-
drome, l’élève devrait pouvoir, grâce au tandem de soutien, prendre de
l’accélération cognitive et concentrer de l’énergie potentielle lui assurant
une remontée rapide dans le peloton-groupe-classe. Moins on s’éloigne,
plus court sera le chemin du retour ; moins on se sépare, plus simple
sera le regroupement. Comment s’opposer à cette logique topologique du
« rattrapage » ?

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Mais est-ce une remédiation qui répond aux besoins particuliers de tout
élève23, en particulier de ceux qui nous sont confiés ? La remédiation, en
tant qu’elle vient après l’échec des dispositifs d’aide méthodologique, de
différenciation et de soutien, est une action nouvelle qui concerne un réap-
prentissage des éléments de base non assimilés, et souvent une nouvelle
tentative après une « médiation » inappropriée, voire après un soutien
qui ont mis l’élève en difficulté, pas seulement parce qu’il les vit comme
un « acharnement pédagogique », une tâche complémentaire qui lui
demande une énergie psychique supplémentaire, mais aussi parce qu’ils
viennent exacerber la zone inflammatoire de la relation pédagogique, rela-
tion fragilisée avec le maître et au sein du groupe classe. Si tel est le cas,
la réévaluation de la pertinence de la situation didactique et du niveau de
l’épreuve, avec l’analyse critique de la médiation, nous font passer à une
étape différente de la rupture du contrat didactique. Un nouveau contexte
se crée en effet, avec le risque de voir remettre en question la valeur de
ce que fait le maître dans sa classe. En proposant « un réajustement » in
situ, le maître spécialisé ne se glisse-t-il pas subrepticement dans la peau
du maître-expert spécialiste, voire d’un conseiller pédagogique24 ? Et par
son intervention intrusive et précoce, ne met-il pas en péril un travail ulté-
rieur et spécifique avec les élèves en grande difficulté scolaire ?
Ne faut-il pas que cette remédiation s’opère dans un espace, un temps
différents, avec un ensemble de consignes et de contraintes qui soient
complémentaires mais aussi distanciées par rapport à celles des média-
tions proposées par le maître ? C’est ce moment et ce lieu de « reprise »
pour les élèves en difficulté que cherchent à établir les regroupements
pédagogiques extra-muros. Comment concevoir le rapport de la relation
d’aide avec la situation pédagogique initiale, qu’il s’agisse d’observation,
de mise en situation de travail, de dialogue avec l’élève, d’évaluation ou
de transfert ?

Remédiation cognitive et remédiation psychopédagogique


La remédiation cognitive porte essentiellement sur l’ajustement des
démarches d’apprentissage et sur les procédures cognitives (comme

23. « Ce n’est pas en soi le diagnostic qui détermine le choix de l’aide, mais la nature des
besoins de l’élève », rappelle le nouveau référentiel, B.O. n° 4, D.2004-13 du 05.01.2004, p. 27.
24. Pour de nombreuses raisons que certains IDEN ne veulent pas comprendre, la fonc-
tion de conseil par le maître spécialisé à l’endroit du maître garant des apprentissages est
incompatible avec les dispositifs d’aide pour leurs élèves. Elle en fait éclater le cadre.

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Le cadre du métier

l’ARL25 ou le PEI26), tandis que la remédiation psychopédagogique travaille


aussi le sens social et symbolique des savoirs scolaires. La première déve-
loppe et complète les différentes formes de l’interaction de tutelle décrites
par Jerome Bruner pour améliorer l’efficience de l’enseignement du maître
à l’égard d’élèves qui éprouvent des difficultés à apprendre seuls. La
seconde comporte, elle, outre ce volet pédagogique, un volet psycholo-
gique, qui peut même être préalable car, comme le rappelle Serge
Boimare : « S’il existe une méthode […] pour réconcilier ces enfants
avec le savoir, […] elle ne peut être que complexe, […] prendre en compte
la globalité du problème […]. La difficulté sévère […] a des dimensions
et des répercussions tout autant dans le domaine psychologique que dans
le domaine pédagogique, ces deux volets étant intimement liés aussi bien
dans l’inscription d’une difficulté que dans sa résolution. » (Boimare,
2004) L’auteur qui propose une « médiation culturelle » (en réalité
symbolique) à ceux qui « ont peur d’apprendre et de penser » se
demande quelles raisons peuvent pousser des enfants intelligents à se
dessaisir de leurs capacités intellectuelles, à faire disjoncter leur pensée
au moment où ils en auraient le plus besoin. « Ces enfants sont dans
des conduites d’évitement de la pensée parce qu’elle porte en elle les
germes de leur déstabilisation. Autrement dit, le chemin de la connais-
sance que l’on voit essentiellement comme une source de progrès, comme
un facteur de mieux-être, fait peur à ces enfants et ils l’évitent car il est
plein de risques pour leur équilibre psychique qu’ils maintiennent de
façon précaire. » (Boimare, 2004) L’intervention doit donc leur permettre
d’exprimer leur peur pour la conjurer, à travers des récits fabulatoires ou
mythologiques. Le soutien sur les connaissances procédurales de l’acte
d’apprendre ne peut venir qu’ensuite. C’est pourquoi, ce serait confondre
remédiation cognitive et remédiation psychopédagogique que de réduire
la délimitation des tâches d’un maître E à « mettre en place des actions
qui visent à la maîtrise des méthodes et des techniques de travail, à la
stabilisation des acquisitions et à leur transférabilité, à la prise de
conscience des manières de faire qui conduisent à la réussite27 ». La
plupart des élèves signalés aux RASED ont « résisté » à ces actions, inspi-
rées par la seule psychologie cognitive de l’apprentissage, ignorant les
dimensions sociales, symboliques du rapport au savoir.

25. Atelier de raisonnement logique.


26. Programme d’enrichissement instrumental de Feuerstein, 1993.
27. « Référentiel des compétences », Annexe 1 du B.O.-HS n° 4, 26.02.2004, p. 29.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

L’entretien d’explicitation et l’entretien de réhabilitation


L’entretien d’explicitation porte sur ce que l’élève dit faire, croire
faire, savoir faire, pouvoir faire, en dégageant initialement le comment28,
c’est-à-dire englobe à la fois les démarches méthodologiques et les
processus cognitifs29 ; l’entretien de réhabilitation inclut le premier et
porte sur l’apprenant, pas seulement comme sujet épistémique, mais aussi
comme sujet socialement institué, comme enfant qui désire ou non
apprendre, comme élève (en compétition dans un groupe) qui peut ou
non perdre le sentiment de ses compétences autant que les compétences
elles-mêmes, qui peut avoir honte de ses performances, qui peut se
demander s’il doit devenir bon élève, qui s’autorise ou non à réussir et
à maîtriser son avenir.
On pourrait citer dans la première catégorie le rôle de l’adulte-lecteur-
médiateur qui accompagne un élève-apprenti-lecteur dans la manipula-
tion et l’articulation des différents niveaux stratégiques de la lecture
(médiation phonologique, médiation lexicale, hypothèse sémantique, etc.)
pour parvenir, après une douloureuse expérience d’échecs, à une lecture-
compréhension (Baron, 1992).
Dans le second cas, l’expérience psychique de la réussite, comme la
socialisation, au sein du groupe classe, des succès scolaires attestant de
ses capacités et la réévaluation du maître ordinaire interfèrent positive-
ment avec une pédagogie de l’erreur et une stratégie de soutien cognitif.
La cause en est que, pour nombre des élèves qui nous sont adressés, le
premier besoin éducatif particulier est le besoin de réhabilitation30 et non
l’ajustement des conditions d’apprentissage.

28. On regroupe désormais ces démarches sous le nom générique de métacognition.


29. Voir Vermeersch et Michel Perraudeau sur l’entretien cognitif.
30. L’expression de besoin éducatif particulier, traduite du jargon anglo-saxon, s’impose
institutionnellement ; mais on pourrait se demander si la notion fondamentale de réhabi-
litation (se sentir en capacité de réussir, et se sentir autorisé à y parvenir et à le prouver)
relève de la catégorie des besoins et ne pourrait pas se penser plutôt en terme de rapport
psychologique et moral à soi : la confiance en son pouvoir de répondre de soi dans les
rôles sociaux qui lui sont proposés. D’où l’emploi de la notion de capabilité, qui unit la
dimension psychique (confiance dans la reconnaissance de l’autre) et morale (estime de soi
permise par le respect de l’autre). Pour nos élèves, elle est beaucoup plus opérante que
celle de compétence transversale ou d’habileté cognitive.

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Le cadre du métier

Les cadres de prévention des RASED


Rien n’est plus flou ni plus ambigu que la notion de prévention :
qui ne voudrait voir cesser le scandale de l’échec scolaire, s’attaquer enfin
aux causes et oser changer ce qui doit être changé ? Fichtre ! La posture
est généreuse, mais sans risque. Faute d’une analyse fine des types, des
phases, des niveaux et des modes de prévention, rien de sérieux ne peut
être avancé. Il y a quelques années, le mot « décloisonnement » faisait
fureur. Faute d’avoir suffisamment et patiemment travaillé sur l’impor-
tance des cadres dans lesquels ces changements pouvaient s’opérer, beau-
coup d’expériences de différenciation et de coopération ont cessé, par
fatigue, découragement, indifférence ou échec. Les causes en sont
multiples, mais peut-être que le discours qui soutenait le décloisonne-
ment, exhortait au travail en équipe et prônait l’évaluation formative,
ignorait que « le cœur de l’expérience des maîtres, son noyau stable,
c’est le face-à-face avec les élèves » (Dubet & Martuccelli, 1996) ; un
discours qui oubliait que « l’instituteur reste toujours à ses propres yeux
maître de la classe. Pas de doute, le bon instituteur est celui qui tient sa
classe » ; un discours enfin qui feignait d’ignorer que la surimplication
qu’on demande à ceux qui s’y risquent « paye » plus en termes de satis-
faction éthique qu’en termes de résultats. Les élèves en difficulté furent
parfois les premières victimes de ces initiatives dynamiques mais un peu
déstabilisantes pour eux : la volatilité des situations didactiques, la fragi-
lité des relations pédagogiques, la décomposition de l’agenda favorisèrent
les décrochages, alors que ces innovations profitaient, comme toute péda-
gogie de projet, surtout aux élèves adaptés et autonomes. Les dommages
collatéraux dépassèrent les effets attendus. La construction des cadres de
nos dispositifs de prévention comme ceux de remédiation ne doit pas
reproduire les mêmes erreurs. Ceux-ci doivent être stables, identifiables
et protecteurs autant que souples et adaptés aux besoins particuliers des
élèves et à l’évolution de leur capabilité. La dialectique du décloisonne-
ment et de l’encadrement doit servir de référence institutionnelle.

L’approche préventive de la difficulté scolaire décrit un ensemble de


démarches systémiques qui partent de l’institution scolaire pour se rappro-
cher des besoins particuliers de l’enfant, en passant par l’assouplissement
des normes du système, par l’évolution des pratiques éducatives, par les
stratégies favorisant l’expérience de la réussite de l’élève. De mieux en
mieux ciblée sur l’individu et son projet personnel ainsi que sur sa réussite
proprement scolaire, elle encourage la pédagogie de projet. Elle relève à

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

ce titre d’une culture qui est née dans l’enseignement spécialisé, dont ce
fut toujours la mission générale. Celui-ci doit jouer son rôle dans les actions
qui sont centrées sur des besoins repérés des élèves sans ignorer ni doubler
les actions hors de son champ d’intervention. C’est le domaine où se mani-
feste la plus grande créativité des RASED, même si les contraintes d’emploi
du temps ne laissent pas aux maîtres spécialisés le temps qu’ils aimeraient
pouvoir y consacrer. Bien conduites, elles ont des effets de contagion péda-
gogique et favorisent le partenariat équipe d’école/RASED pour l’affine-
ment des protocoles de remédiation. De nombreux travaux, y compris les
mémoires du CAAPSAIS, illustrent cette prolifération.

Quelques tendances générales méritent d’être soulignées concernant le


cadre :
1. Les membres du RASED apportent leur concours à des actions qui
sont conduites d’abord par les équipes de cycle ou les groupes de projet
des écoles. Faut-il parler de co-intervention31 ? Le mot coopération est plus
adapté, l’intervention supposant un positionnement comme tiers.
2. Le rôle générique de membre de réseau est prioritaire par rapport à
sa spécialité d’option (E ou G), même si les spécificités de l’identité profes-
sionnelle donnent une certaine tonalité à leur concours.
3. Ces actions servent autant de dispositif d’observation que de lieu de
médiation. L’observation y est un travail méthodique collectif favorisant
les regards croisés. Lorsqu’il y a le choix, les maîtres spécialisés optent le
plus souvent pour le poste d’observateur au sein du projet. Une division
des rôles, selon les compétences et les disponibilités, permet de se recon-
naître professionnellement et de comprendre les écarts de positionne-
ment. Il ne s’agit nullement d’observer les pratiques du maître en tant
que telles, mais, au contraire, d’observer comment l’élève ajuste son
comportement aux exigences de la tâche (son enrôlement, sa prise de
risque, sa persévérance), ou comment s’opère la dévolution du problème
didactique (implication dans l’activité, interactions entre pairs), mais aussi
les différentes figures de rupture du contrat didactique pour les élèves
en grande difficulté. Tout cela est précieux pour la mise au point des
procédures et des projets communs (PPAP, évaluations, etc.).
4. La diversité des modèles de cadres n’est pas moindre que celle des
actions. On cherche à s’inscrire dans de nouveaux dispositifs et à créer de
nouveaux contextes, car « les écarts sont toujours riches d’indications32 ».

31. Terme qu’emploie Jocelyne Annino.


32. Circulaire 2002-113.

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Le cadre du métier

L’institution favorise cette diversité puisqu’elle prévoit aussi bien « la


prévention de la difficulté durable individuelle » que le travail avec des
petits groupes ou avec des groupes classes. La circulaire indique que la
prévention peut « se réaliser dans la classe, au moment des activités
collectives, de telle façon que les élèves soient vus face à des tâches
scolaires dans un fonctionnement normal de la classe », mais aussi hors
la classe car ce qui importe c’est de « créer les conditions propres à
susciter un certain nombre de comportements dont ils souhaitent observer
la mise en œuvre ».
Les réticences concernant un cadre de remédiation spécialisée in situ
ne valent plus pour les dispositifs de prévention. Quand ceux-ci sont
orientés vers l’observation fine individualisée, les démarches de soutien,
d’aide méthodologique, les stratégies d’ajustement ou les actions visant
la clarté cognitive des élèves, sont menées par le maître dans la situation
d’apprentissage et même dans la situation de classe. Nous y apportons
notre concours provisoire pour bénéficier de regards croisés et de compé-
tences complémentaires, mais le but de cette coopération est que le maître
de la classe puisse rapidement s’en passer (même si, exceptionnellement,
elle peut se prolonger pour observer les démarches difficiles à interpréter
de certains élèves). Ces actions sont aussi préventives en ce qu’elles
permettent par le seul effet rétroactif de l’observation partagée, discutée,
critériée, institutionnalisée, de « favoriser les ajustements des conditions
d’apprentissage ». Si certaines se passent dans des locaux spécifiques,
c’est plus une question d’espace ou de facilités techniques que de cadre
au sens où nous l’avons défini. Nous remarquons au contraire les diffi-
cultés que rencontrent les équipes de projet de prévention quand elles
mettent en œuvre des dispositifs trop éloignés du contexte de la classe
(Tivenez et al., 2003).

Je me permets d’évoquer trois formules dont le cadre suscite quelques


réserves (avec beaucoup de réticences car je n’en connais pas directement
le contexte).
– L’aide à la différenciation pédagogique.
La circulaire de 1990 précisait « que la première aide à apporter aux
élèves relève de leurs propres maîtres, dans le cadre d’une pédagogie
différenciée ». On pourrait imaginer, selon Jocelyne Annino, que les
maîtres spécialisés interviennent dans la classe non pour « modifier les
pratiques professionnelles du maître » mais « pour rechercher les moda-
lités de différenciation susceptibles d’améliorer les conditions d’appren-
tissage » (Annino, 2003). Il me semble que cette démarche n’est pas sans

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

danger : les actions de différenciation sont bien des actions de préven-


tion mais ne relèvent pas de la mission de prévention du RASED. Est-il
opportun que le maître spécialisé intervienne dans la classe pour améliorer
l’efficience des pratiques de ses collègues ? Il participerait alors à une
action de soutien (au maître ?) qui, si elle devait s’avérer insuffisante,
compliquerait la mise en œuvre ultérieure d’une remédiation. Par contre,
dans un conseil de cycle ou dans un groupe de projet, il peut trouver un
positionnement qui lui permette de proposer son concours. Néanmoins,
s’il s’agit d’observer les élèves à travers des situations originales, donc des
activités de prévention menées en co-intervention, cela me paraît utile.
– L’observation prospective.
À la différence de l’observation préventive qui concerne l’ensemble des
élèves, il s’agirait d’observer dans sa classe, en situation d’apprentissage,
l’élève qui fait l’objet d’une demande d’aide, pour mieux comprendre le
signalement du maître et permettre à l’élève de prendre conscience de
ce qui le met en difficulté. Là encore, je marquerai certaines réserves,
car l’une des dimensions de l’aide, c’est le rapport médiatisé, c’est l’écoute
de l’élève et le jeu de redites. Si le maître spécialisé va vérifier ce que
dit le maître ou ce que dit l’élève, il n’y a plus écoute ; il y a contrôle
et évaluation des jugements respectifs. Comment échapper au jeu des
alliances et contre-alliances élèves/maîtres ? Il serait préjudiciable que le
maître se trouve pris, à son corps défendant, dans la situation de classe
et impliqué dans la relation éducative.
Pour conclure, nous craignons les effets collatéraux de deux « décloi-
sonnements » inverses : dans un cas, le maître spécialisé allant
« coopérer » à la différenciation ; dans l’autre, conduisant l’observation
préalable à l’indication d’aide sous le regard du maître, impliqué par la
situation et auquel il ne peut pas « rendre compte ». Dans les deux cas,
on cherche à sortir du « cadre ». Il me semble que nous devons au
contraire respecter le cadre, c’est-à-dire occuper la place qui nous est
confiée, pour que l’élève puisse occuper la sienne, dans la classe, avec
son maître. Sortir d’une aide spécialisée, c’est non seulement revenir à
sa place, mais aussi pouvoir tenir sa place. Tenons la nôtre.
– L’aide alternée.
« Comme son nom l’indique, ce dispositif repose sur une alternance
entre l’aide apportée en regroupement par le maître d’adaptation à un
élève et celle qu’il lui apporte au sein même de sa classe (dans un rapport
de deux séances pour une). Le principal atout de ce dispositif est une
souplesse de fonctionnement qui permet d’apporter rapidement une aide
de proximité. […] Cette aide alternée est particulièrement pertinente au

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Le cadre du métier

moment de l’analyse de la demande d’aide et au cours de la période qui


précède la fin d’une aide en regroupement. » (Annino, 2003) L’auteur
examine différentes hypothèses qui permettent soit d’écourter l’accom-
pagnement en classe soit au contraire de passer à une aide exclusivement
en regroupement d’adaptation. « En se réinscrivant dans un dispositif
d’aide alternée, le maître d’adaptation va devenir l’accompagnateur du
projet de changement de l’élève », conclut-elle.
La formule finale m’interpelle. Dans le champ de la prévention, il y a
souvent lieu de se demander si l’élève est le sujet ou l’objet de la préven-
tion, mais la question se pose ici pour l’aide spécialisée elle-même : s’agit-
il de permettre à l’élève de modifier la situation qui le met en difficulté
ou de l’entourer d’une présence, in and out à la fois, telle qu’il lui soit
impossible de se soustraire à notre maternelle bienveillance ? Nous
devons garder le souci de réhabilitation (restauration de la confiance en
soi, préparation mentale pour réinvestir les compétences acquises dans
la classe, etc.) autant que de la proximité de l’aide. D’ailleurs, J. Annino
redit elle-même son souci de ne pas « engendrer un nouveau processus
de dépendance ». Je partage ce scrupule. Quand la situation de difficulté
dans la classe s’enlise dans une relation de dépendance, il devient plus
difficile pour l’élève, et plus douloureux aussi, de s’inscrire dans une pers-
pective de projet.

Conclusion
Les cadres d’intervention ne sont pas faits pour être transgressés,
car ils doivent « tenir » les maîtres autant que les élèves auxquels ils
sont destinés, même quand ils sont invisibles. Leur diversité doit permettre
de répondre aux besoins particuliers d’élèves aux profils différents, selon
des démarches différentes. L’école, dans sa lutte contre la difficulté
scolaire, et les aides spécialisées aux élèves en situation de difficulté avérée
doivent joindre et conjoindre leurs efforts, mais reconnaître la spécificité
de leurs dispositifs respectifs. On le voit, « la place des réseaux dans la
vie des écoles reste encore largement à construire33 ».
Comment accroître l’efficacité des réseaux et favoriser par les écoles
la prise en compte des problèmes des élèves en grande difficulté ? Depuis
quelques années le climat a changé. D’insensibles glissements de pers-
pective ont modifié nos approches qui, soit attribuaient cette difficulté à

33. Rapport Gossot, Les Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté, IGEN, 1996.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

l’inadaptation intellectuelle ou émotionnelle de l’élève, soit mettaient


l’accent sur les « handicaps socioculturels » des familles. Aujourd’hui,
chacun admet la complexité des facteurs qui interfèrent pour mettre un
élève en situation de difficulté scolaire grave et chacun reconnaît la diffi-
culté à établir un diagnostic des besoins éducatifs particuliers. On admet
aussi que c’est à l’école d’adapter l’action pédagogique aux caractéris-
tiques des élèves. Cette adaptation doit porter sur la mise à la tâche ou
la compréhension de la consigne, la mobilisation mentale, la motivation ;
mais aussi sur le rapport au savoir dans sa dimension identitaire ou anthro-
pologique, etc. Le sens du mot « pédagogique » dans l’aide à dominante
pédagogique ne peut être rétréci aux deux apprentissages fondamentaux
qui inquiètent les maîtres du cycle 2, car le savoir s’inscrit dans des
histoires personnelles qui touchent toujours aux temps des apprentissages
premiers. À une situation multicausale, il faut apporter une réponse multi-
factorielle. La question du cadre de l’aide doit tenir compte de la
complexité de ces entrelacs.

La réflexion sur le cadre nous a fait prendre conscience de la diversité


considérable des types d’encadrement que nos collègues maîtres E sont
en train d’inventer et de valider, tant en matière de remédiation que de
prévention, pour lutter contre la « difficulté scolaire » ou pour la
prévenir. Cette expérimentation est profondément liée à la modification
des pratiques professionnelles dans l’enseignement du premier degré,
désormais centrées sur le processus « apprendre » d’un élève-sujet. La
prise de conscience des contraintes du « métier d’élève » introduit peu
à peu de la flexibilité dans l’application des normes scolaires. Les juge-
ments d’exclusion avec leurs effets d’étiquetage sont moins fréquents.
C’était l’un des objectifs plus ou moins affirmés, plus ou moins cachés,
de la mission inclusive des RASED. Pourtant, cela n’empêche pas certaines
réticences des maîtres spécialisés à se voir associés ou impliqués dans le
pilotage de l’innovation pédagogique. Ils perçoivent généralement l’ambi-
guïté de leur statut. Et surtout, ils savent qu’ils pourront d’autant moins
favoriser « les changements de regard des maîtres » sur leurs élèves (et
l’ajustement de leurs attentes dans le contrat didactique) qu’ils leur appa-
raîtront comme des conseillers pédagogiques. Ce n’est paradoxal qu’en
apparence. La coopération ne leur paraîtra pas menaçante à la condition
expresse que les maîtres spécialisés ne se trouvent ni dans une position
hiérarchique d’évaluation ni dans une position technique de conseil, mais
dans la position décalée de celui qui leur permet de mieux comprendre
le pôle élève du contrat didactique ; avec la position réciproque à l’égard

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Le cadre du métier

de l’élève : qu’il puisse se distancier de « l’attente du maître » pour


mieux y répondre. Puis permettre un travail de médiation sur les déca-
lages et les distorsions. D’où la complexité de l’intégration des dispositifs
de prévention et de remédiation de la difficulté scolaire dans les projets
d’école et l’importance technique et symbolique de la mise en place des
correspondants de réseau dans chaque école. Ce n’est pas seulement une
question de disponibilité ou de communication entre les équipes. S’y
jouent les identités respectives et leur reconnaissance.
Chacun constate une corrélation très forte entre les pratiques inno-
vantes et les démarches de prévention à l’école. Néanmoins, les maîtres
spécialisés ne veulent servir ni de bélier ni de catapulte, ni de cheval de
Troie ni de bouc émissaire pour mener l’assaut de « la forteresse conser-
vatrice ». C’est ainsi qu’ils « résistent » aux exhortations à travailler
avec les maîtres in situ, car ils veulent d’abord être assurés que, derrière
la question du cadre de leurs interventions spécialisées, ne se joue pas
un « recadrage » administratif qui compliquerait les engagements de
coopération qu’ils tissent quotidiennement avec les maîtres.
Celle-ci est délicate et le restera, car, comme nous l’avons répété, un
élève en difficulté est aussi celui qui met son maître en difficulté, met
en péril le contrat pédagogique, voire disqualifie l’institution scolaire.
D’où l’importance du positionnement respectif et du respect du posi-
tionnement de chacun. La connivence et la complaisance sont rarement
bonnes conseillères dans une logique de réseau : la compréhension par
les maîtres et les équipes de circonscription de la complexité du problème
des dispositifs est le premier gage de succès. Les soupçons n’y contribuent
guère. Pour finir, je voudrais rappeler que notre réflexion s’est focalisée
sur la question institutionnelle des dispositifs, au risque de paraître oublier
les élèves en difficulté eux-mêmes, au profit de nos problèmes
« internes » de positionnement. Ce serait une méprise, car c’est bien
pour essayer de mieux répondre à ce qu’on nous demande d’appeler les
« besoins éducatifs particuliers » des élèves en situation de difficulté
avérée que nous cherchons à ajuster nos dispositifs, afin qu’ils puissent
toujours mieux répondre aux attentes de nos collègues et aux histoires
particulières de certains élèves. Avec ces derniers, il ne s’agit pas seule-
ment de renouer les fils de chaîne distendus ou cassés par un tissage trop
serré, mais plutôt de prendre le temps de repriser une trame trouée et
pleine de nœuds.

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Pratiques scolaires et cadres d’intervention du maître E

Bibliographie
Annino J., « Mais que font (donc) les maîtres d’adaptation », Envie d’école,
2003.
Baron Y., « Une pédagogie médiatrice ou remédiatrice pour le maître E », Cahiers
de Beaumont, n° 1, 1992, pp. 67-71
Binet A., Les Idées modernes sur les enfants, Paris, Flammarion, 1911.
Boimare S., « Pédagogue avec des enfants qui ont peur d’apprendre » Penser-
apprendre, Les colloques de Bobigny, ESHEL, 1987.
Boimare S., L’Enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 2004.
Bruner J., « De quelques formes d’interaction de tutelle (aide méthodologique,
étayage, soutien) », in Savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, 1976.
Chauveau G. & Rogovas-Chauveau E., À l’école des banlieues, Paris, ESF, 1995,
pp. 59-60.
Doise W. & Mugny G., Psychologie sociale et développement cognitif, Paris, Armand
Colin, 1995.
Dubet F. & Martuccelli D., À l’école : sociologie de l’expérience scolaire, Paris,
Le Seuil, 1996, p. 123.
Freud S., Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001,
p. 7.
Gossot B., Dictionnaire pédagogique, Paris, Bordas, 2000.
Gossot B., « L’Aide individualisée à l’école primaire », Éducation et Formation,
n° 65.
Lévine J., « Le cadre Balint-Enseignant, sa symbolique… », Revue Psychologie
et Éducation, n° 41, juin 2000.
Meirieu P., Le Choix d’éduquer, chap. 4, « Humanité et éducation », Paris, ESF,
1998.
Minguat A., « La gestion de l’hétérogénéité », Les Cahiers de l’IREDU, 1990.
Revue Éducations, L’enfance en difficulté, n° 17, 1999.
Seknadje-Askenazi J., « Le travail sur la difficulté d’apprentissage, et l’identité
professionnelle du maître E », in Élèves en difficulté : les aides spécialisées à
dominante pédagogique, Lille, CRDP du Nord-Pas-de-Calais, 2003.
Tivenez, Béraud, Theves-Fiorenzo, « Dispositif de prévention à l’école mater-
nelle », Lyon, Voie-lire, 2003.

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DEUXIÈME
PARTIE

Les liens entre


les différents acteurs
de l’école
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Le partenariat : outil
du maître E ?
ou comment tisser des liens
pour faire réussir les élèves ?

Corinne Mérini

L es activités scolaires sont historiquement organisées à partir de « collec-


tions » comme l’âge des élèves, les matières scolaires, les plages horaires,
etc., qui prennent essentiellement formes dans la classe. La classe est ici
entendue comme étant à la fois un lieu physique et symbolique mais
aussi une structure groupale qui unit un enseignant et ses élèves autour
de la transmission de savoirs. Cette organisation cellulaire des activités
scolaires (Tardif et Lessard, 1999), qualifiée de forme scolaire (Vincent,
1994), a pour effet, quand il s’agit de diversifier les formes de prises en
charge des élèves, de faire cohabiter ou, plutôt, de faire se succéder diffé-
rents agencements et différents intervenants. Si les activités sont implan-
tées dans la classe la majeure partie du temps, la classique correspondance
terme à terme – un maître/une classe – est bouleversée quand il s’agit
d’associer au maître de la classe un maître E, un intervenant extérieur,
un assistant d’éducation ou un maître surnuméraire. L’ouverture du
« huis clos » de la classe à des activités diversifiées ou sa perméabilité
à d’autres univers comme celui des parents, des soignants, etc. pose des
problèmes à la fois organisationnels et identitaires aux acteurs de l’école.
Elle oblige en effet à intégrer le métier d’enseignement (fondateur de
l’identité enseignante) dans une conception plus vaste, qui amène parfois
à des réactions du type : « Ce n’est pas mon métier ; je ne suis pas assis-
tante sociale ; ce n’est pas à moi de faire cela, etc. »
Si le métier d’enseignant est fondé sur le fait de travailler avec les

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

élèves, il suppose aussi de travailler avec d’autres pour pouvoir l’exercer


pleinement auprès des élèves. Il s’agit donc de tisser des liens entre acteurs
pour « faire apprendre », mais surtout « faire réussir » les élèves. Dans
cette logique, le maître E tient un rôle déterminant à la fois par les média-
tions psychopédagogiques qu’il peut mettre en œuvre auprès des élèves
et par les médiations sociales qu’il peut impulser dans le travail collectif.
Ainsi, au-delà des aides pédagogiques et psycho-cognitives qu’il peut
installer, le travail partagé1 (Marcel, 2007) avec des collègues, des parents,
des acteurs médico-sociaux ou autres, constitue un outil supplémentaire
pour le maître E. Ce travail partagé prend différentes dénominations :
partenariat, travail d’équipe, travail collectif, etc. sans que ces termino-
logies ne soient jamais interrogées et explicitées.
Après avoir clarifié la notion de « partenariat » et stabilisé celles de
« travail d’équipe » et de « travail conjoint », cette contribution exami-
nera et modélisera la relation partenariale et les structures d’action qui
lui sont associées, avant de pointer les obstacles et les conditions de réus-
site d’un travail qui cherche à tisser des liens pour « faire apprendre »
et « faire réussir les élèves ».

« Partenariat », « travail d’équipe », « travail conjoint »


LE PARTENARIAT : UNE NOTION RÉCENTE
Le partenariat est souvent confondu avec la sous-traitance ou la
délégation. C’est une notion instable et récente dont l’analyse étymolo-
gique permet de percevoir les ambiguïtés, les paradoxes propres à tout
travail collectif, les évolutions et l’inscription multiple dans le champ
social.
Le mot « partenariat » est relativement neuf. Il apparaît dans le Petit
Larousse illustré en 1987. Il est issu du champ social et du champ écono-
mique, en même temps « qu’actionnariat » ou « entrepreunariat » ; le
suffixe -iat marque son inscription profonde dans l’action et les pratiques.
La notion d’« action collective » est plus ancienne. Elle s’est imposée
sur l’idée de collaboration, très vite abandonnée en raison de son lourd
passé. C’est dans les années 1960-1968 que le mot « partenaire » prit
son sens moderne en tant qu’association d’acteurs décidant conjointe-
ment de nouvelles formes d’action.

1. Tel qu’il est analysé et traité dans le sous-groupe de recherche coordonné par J.-F. Marcel
au sein du réseau international « Observation des pratiques enseignantes » (OPEN).

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Le partenariat : outil du maître E ?

Les partenaires évoluent dans des contextes pluriels clairement spéci-


fiés dans le Larousse sous la forme de listes (partenaires de jeu, parte-
naires sexuels, partenaires sociaux, partenaires officiels, etc.), qui
marquent la forte contextualisation de ces associations et traduit l’impos-
sibilité qu’il y a à universaliser un modèle d’action collective. Seules des
typologies (Landry, 1994 ; Lesain-Delabarre, 1999 ; Mérini, 1992, 1999)
ou des principes d’action ont pu être modélisés.
Contrairement à l’idée communément admise, le mot « partenaire »
n’est pas entièrement d’origine anglo-saxonne (partner), mais d’origine
anglo-normande (parcener) et latine (partitio). Partner vient en effet du
français du XVIIIe siècle, apparu pour la première fois dans une lettre de
Mme du Deffand sous sa forme anglo-normande – parcener –. Il signifiait
à l’époque « propriétaire indivis, co-partageant ». La dimension ici mise
en avant est celle d’association : les partenaires sont propriétaires indivis
du projet et de l’action conjointe d’aide à la réussite. Cependant, si l’on
creuse plus avant l’origine étymologique du mot, parcener vient de
parçuner, et là, c’est l’aspect contraire qui émerge : parçuner/parcener
viennent en effet du vieux français – parçon/pareçon –, eux-mêmes issus
du latin partitio/partitionis signifiant « division », « séparation »,
« partage ». Cette fois, c’est plutôt la dimension d’opposition, « le
contre », qui prévaut donc. Autrement dit, s’il y a bien fait d’association
dans le partenariat, ce n’est pas seulement sur la base de communautés ;
c’est aussi, et peut-être surtout, sur la base des différences existantes, ce
qui explique en partie que la relation partenariale soit paradoxale, inter-
active et évolutive.
C’est en 1993, lors du colloque « Établissements et partenariats » tenu
à l’INRP, que les équipes de recherche travaillant la question se sont
accordées à définir le partenariat comme « le minimum d’action
commune négociée » (Zay, Gonnin-Bolo, 1995). Définir ainsi le « parte-
nariat » permet de le démarquer de la « sous-traitance » et de la « délé-
gation », qui ne font l’objet d’aucune négociation mais d’une commande,
d’une injonction, ou d’une procuration à agir au nom de ..., voire du
« sponsoring », qui marque l’engagement financier d’un partenaire en
contrepartie de la valorisation de son enseigne. Le partenariat reste pour
nous une action inscrite dans l’intervalle de deux ou plusieurs organi-
sations, qui vise à résoudre un problème reconnu comme commun
(Mérini, 1994) à partir des différences de chacun et dans une recherche
de complémentarité.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

TRAVAILLER EN ÉQUIPE
Parler de « travail en équipe » a le mérite d’insérer cette action collec-
tive dans le champ du travail et donc dans celui d’un métier. Dans les
textes officiels mais aussi scientifiques (Zay, 1994), il est usuel de posi-
tionner le « travail d’équipe » à l’intérieur des murs de l’école et de
situer le « partenariat » à l’extérieur de ceux-ci. En ce qui nous concerne,
nous préférons situer la distinction dans le degré de cohésion du travail
collectif, l’équipe étant plus cohésive que l’action partenariale. Cette
distinction intérieur/extérieur et le travail en équipe marquent plus des
appartenances à des communautés professionnelles et des frontières orga-
nisationnelles qu’une différence de nature de relation.
Le suffixe -ariat désigne un système, une organisation qui peut se situer
à l’intérieur ou être en relation avec l’extérieur de l’école ou de la commu-
nauté. Avec Friedberg (1993), on peut aborder le travail en équipe comme
le partenariat sous l’angle de l’action organisée dans ses dimensions socio-
logiques. Dans le cadre de l’éducation spécialisée, le travail collectif est
une manière de mobiliser des systèmes de ressources et d’intérêts autour
d’un problème commun ; ici, la réussite scolaire des élèves. Au plan théo-
rique, l’analyse stratégique des sociologues des organisations (Crozier,
Friedberg, 1977) est sans doute l’une des plus pertinentes pour comprendre
l’agencement de ces différences, qui mêle des systèmes d’intérêts très
différents, voire divergents. En effet, les partenaires n’ont pas, a priori,
vocation à agir ensemble et à produire des effets communs. Qu’est-ce qui
lie ainsi une municipalité, la justice, des enseignants, le secteur médico-
social et les parents en dehors de la réussite des élèves ? Le problème
commun est conçu à partir de systèmes d’intérêts différents (ce qui peut
être source de tensions) : la paix sociale pour les uns, les apprentissages
et la transmission de savoir pour les autres, mais aussi le développement
personnel et la réussite de leur enfant pour les parents.

LE TRAVAIL CONJOINT OU FAIRE APPRENDRE À PLUSIEURS


Pour éviter cet écueil des « frontières », qui est toujours source de
tension, nous parlerons de travail conjoint, ceci même si le processus en
cause est bien d’ordre partenarial. Il peut évoluer vers un travail d’équipe
(quelle que soit la position des acteurs, dans ou hors l’école) si le collectif
gagne en cohésion, mais ce n’est pas une obligation. Pour notre part,
nous le qualifierons de « travail conjoint », ce qui permet de situer
l’action collective dans l’univers d’un métier, celui d’enseignants, dans

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Le partenariat : outil du maître E ?

lequel, à un moment donné, enseignant spécialisé et enseignant « ordi-


naire » auront à agir auprès des parents, voire d’un plateau technique,
pour faire apprendre et faire réussir l’élève.

Ainsi, pour que la structure cellulaire (la classe) puisse fonctionner avec
et pour les élèves en difficulté, le travail enseignant doit être élargi au
travail conjoint et laisser place à la relation partenariale.

LA RELATION PARTENARIALE
Les trois dimensions de la relation partenariale
Pour le maître E, la relation partenariale se décline essentiellement
dans la relation aux pairs, aux parents, aux acteurs sanitaires et sociaux
et, quoique de manière plus contestée, aux élèves eux-mêmes. Comme
l’a fait apparaître l’analyse étymologique, cette relation est complexe et
paradoxale. Elle est constituée de trois dimensions caractéristiques :
– une dimension de monopole ;
– une dimension de concurrence ;
– une dimension de complémentarité.

La dimension de monopole permet aux partenaires d’affirmer leur


exclusivité sur un ou plusieurs domaines donnés. Dans le contexte de
l’éducation spécialisée, la forme de monopole la plus évidente est celle
de l’aide. Dans ce contexte, les parents éduquent, le maître « ordinaire »2
enseigne, le maître E aide. La position de chacun est référée, plus ou
moins implicitement, à des « allant de soi » qui caractériseraient les
zones d’appartenance de l’action. La référence est ici la position des
acteurs dans le système ; c’est elle qui détermine la fonction de chacun
dans l’action collective. Pour autant, d’autres formes de monopole peuvent
intervenir dans l’action commune. Nous avons qualifié de monopole insti-
tutionnel, le fait, par exemple, que l’évaluation scolaire de l’élève appar-
tienne réglementairement à l’école et plus précisément au maître
ordinaire. De même que le soin ou le suivi d’un protocole thérapeutique
relève des personnels médico-sociaux ou de l’assistant de vie, etc. L’action
collective est aussi parfois construite sur la base d’un monopole affectif
qui s’exprime derrière les « Je connais bien la famille et je sais que je

2. Le maître que nous qualifions « d’ordinaire » est le maître de référence de la classe.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

peux… » ou « Je sais qu’avec cette maîtresse je peux ou je dois agir ainsi… ».


La qualité de relation humaine autorise ou oblige à des formes d’action
qui vont au-delà des zones de légitimité habituelles. On peut parler dans
ce cas de monopoles affectifs.

La dimension de concurrence entretient une forme de rivalité


d’intérêts entre les acteurs. Par exemple, celle qui existe fréquemment
entre le maître ordinaire et le maître E ou entre l’enseignant et les parents.
Nous retrouvons là l’expression de l’opposition (« le contre ») du rapport
partenaire/adversaire, qui confirme, une fois de plus, que la relation parte-
nariale n’est pas une relation simple et ne peut donc pas être analysée
de manière « monocritériée ». En effet, concourir, c’est à la fois courir
avec (con-courir), et courir contre l’autre, ce qui illustre bien là l’aspect
dialectique de la relation que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer.
Le partenaire est alors celui que l’on voudrait « évacuer » du champ
dont il est question, tout en sachant que si celui-ci disparaît réellement,
le concours n’est plus pensable. Désir de mieux faire que l’autre, de faire
à sa place, ou de faire comme… : nous avons ici l’expression symbolique
du désir de prendre la place de l’autre pour toutes sortes de raisons. Si
on laisse cette dimension motrice de l’action prendre trop d’ampleur, elle
devient dévastatrice.

La dimension de complémentarité, troisième pan de la relation


partenariale, vise plutôt la cohérence et la complémentarité de
l’action conjointe. C’est celle qui nourrit et justifie un travail conjoint.
C’est parce que chacun des acteurs reste impuissant à résoudre le problème
individuellement que l’équipe construit des complémentarités, dans le but
de créer de nouvelles formes d’action. Soulignons que la complémentarité
est une construction résultant des négociations que développent les parte-
naires pour réguler les formes de concurrence, et que la seule association
des différences ne suffit pas à faire exister. Cela suppose, en effet, des
mécanismes d’accord nombreux et fréquents permettant d’ajuster les diffé-
rences de codes ou de logiques qui fondent ce qui fait conflit entre les
partenaires. Ces mécanismes sont complexes et relèvent aussi bien de struc-
tures formelles (les conseils d’école, de cycle des maîtres, etc.), que de
moments informels (échanges entre deux portes dans la cour de récréa-
tion, le midi, dans les couloirs, etc.), voire personnels (repas conviviaux,
soirées amicales, activités artistiques ou sportives communes, etc.).
Ils sont souvent dialogiques, les logiques en présence sont différentes
et les décisions, qui amènent à la complémentarité, ne sont que le résultat

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Le partenariat : outil du maître E ?

de négociations construites à petits pas au travers de ce que nous avons


identifié sous la notion de « contrat de collaboration ».

Le contrat de collaboration comme régulateur de la relation


partenariale
Les instabilités et les incertitudes sont gérées et régulées par les règles
et les principes d’action que les partenaires structurent et élaborent dans
l’action. Ces règles sont assimilables à un contrat social où chacun tend à
renoncer à son droit personnel absolu, mais « cette renonciation s’opère
précisément par le contrat qui signifie la reconnaissance des droits des
autres » (Deluermoz, 1993). Ainsi, renoncer au droit personnel absolu et
accepter la reconnaissance des droits de l’autre est déjà une forme de légi-
timation de la présence de l’autre dans le dispositif conjoint. Clairement,
et ceci même si les partenaires s’en défendent quand on leur demande s’il
y a une forme explicite de convention entre eux, il existe un contrat qui
régule les interdépendances unissant les partenaires ; mais celui-ci n’est
jamais formalisé en tant que tel. Tout se passe comme si les partenaires
préféraient adhérer à un contrat moral, qui leur laisse le pouvoir de décider
la rupture à tout moment, plutôt que d’engager leur responsabilité dans le
respect d’un ensemble de lois qui, par définition, les engageraient plus long-
temps et de manière plus forte. La possibilité de rupture doit rester en
suspens et sous-tendre les séries de négociations évoquées plus haut. Le
contrat vise alors plutôt à régler le rapport contribution/rétribution des
partenaires. Il s’agit de rendre acceptable, par une règle du jeu perpétuel-
lement négociée, la cohabitation des enjeux que chacun accorde au fait
d’être partenaire, ou à la perspective de le devenir. Quoi qu’il en soit, les
règles tendent à supprimer les zones d’incertitude ; mais ceci présente un
aspect paradoxal, puisque ces règles ne peuvent jamais éclaircir complète-
ment la situation et créent de nouvelles incertitudes, comme celle du départ
possible des partenaires à tout moment. La stabilisation des accords et, dans
le même temps, leur mouvement dénote une structure de contrat proche
de celle que Brousseau développe pour décrire le contrat didactique (1986).
Nous définirons le « contrat de collaboration » comme « l’ensemble
des règles qui organisent silencieusement la nature des échanges entre
les partenaires » (Mérini, 1994). Véritable contrat moral, il est rarement
explicité et mériterait certainement plus d’attention dans le pilotage des
opérations. C’est par son jeu que les différentes dimensions de la rela-
tion partenariale se régulent, que les rôles se distribuent, que les apports
de chacun se définissent. Bien que ce contrat soit silencieux et tacite, on

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

a pu mettre au jour, au travers des messages que les partenaires s’échan-


gent, son organisation en trois registres de codes :

– un registre instrumental, qui est en général le seul rédigé et qui


permet de définir la répartition des tâches, des moyens, le calendrier de
l’action, les objectifs et les résultats attendus. C’est la partie visible du
travail conjoint, qui est déposée dans les institutions pour une demande
d’autorisation, de financement ou de mise en place d’une procédure ;
– le registre affectif de la convivialité, sur la base duquel chacun va
plus ou moins s’engager dans l’action selon la valeur accordée à la
présence de l’autre. C’est dans ce registre que s’enracinent les querelles
ou les impossibilités à travailler ensemble, mais aussi le plaisir et la fierté
des équipes d’avoir mené à bien des projets parfois inattendus ;
– le registre référentiel concerne les modèles symboliques (théories
scientifiques, théories d’usages, représentations, etc.) sur lesquels chacun
s’appuie pour comprendre le problème conjointement traité, définir la
situation de collaboration et faire face au problème dans le respect des
valeurs propres aux uns ou aux autres. Ce registre est, sans doute à tort,
le moins explicité, ce qui crée des confusions dans les échanges. Que signifie
pour chacun des partenaires de la situation les notions de « difficulté »
ou d’« échec scolaire » ? Il y a fort à parier que la signification que
peuvent leur attribuer un maître novice et un maître expert est différente.
Bien plus, de même qu’un maître ordinaire et un maître E ne conçoivent
pas ces notions de la même manière, que dire de parents à qui l’on annonce
que leur enfant serait en échec alors qu’il s’agit pour eux d’un enfant sans
problème, qui a le droit au même avenir que les autres ?

Identifier conjointement et clarifier du point de vue de chacun le


problème sur lequel le groupe veut agir est une bonne occasion d’iden-
tifier les systèmes symboliques à partir desquels chaque partenaire conçoit
la situation. Ce faisant, cela permet d’identifier du même coup « ce qui
fait conflit » dans les logiques ou les codes d’échanges et évite de cris-
talliser les désaccords sur des personnes, des fonctions ou des systèmes.
Outre la nature un peu particulière de la relation partenariale et de
ses modes de régulation tels que nous venons de les décrire, l’effet essen-
tiel du travail conjoint est sans doute sa capacité à mettre en relation
certes des acteurs, mais surtout des pratiques et des univers différents.
Ainsi, l’activité du maître E va être mise en relation avec celle du maître
ordinaire, éventuellement avec celle du maître G et/ou des éducateurs
du quartier, des parents, voire avec celle des acteurs du collège, etc.

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Le partenariat : outil du maître E ?

Travail conjoint et structures d’action


Très tôt dans nos travaux de recherche (Mérini, 1992, 1994), nous
avons pu mettre au jour que la relation partenariale se structure à partir
de réseaux d’action. Nous entendons par « réseau » une connexion non
stabilisée et évolutive d’acteurs qui travaillent conjointement à la réso-
lution d’un problème reconnu comme commun. Le propre de cette mise
en réseau de l’action est d’aménager une ouverture des situations d’ensei-
gnement à d’autres univers ou à d’autres acteurs dans une intention de
complémentarité.

UN TRAVAIL EN RÉSEAU
Partant de ce constat, nous avons modélisé ces structures par la
typologie dite des réseaux d’ouverture et de collaboration (ROC1). Nous
avons pu, en effet, caractériser trois types de réseaux à partir de leur forme,
de leur durée, de leur enjeu et du type d’ouverture qu’ils agencent.

Le réseau de type 1 (ROC 1)


C’est un réseau fortement centralisé autour de l’acteur commanditaire
de l’action. Il s’inscrit dans la durée d’un événement temporaire et très
court, autour d’une rencontre, d’un témoignage, d’un spectacle, etc. L’enjeu
de ce réseau est un complément d’information s’intégrant dans la démarche
globale d’action du maître ordinaire. C’est un regard posé sur une situa-
tion sans implication particulière à la faveur d’une visite ou d’une rencontre
avec un spécialiste, un professionnel, un témoin, etc. Ici, le maître E va
peut-être co-intervenir en classe ou hors de celle-ci avec le maître ordi-
naire à l’occasion d’activités de lecture, de maîtrise du langage, à moins
que ce ne soit les élèves qui viennent rencontrer le maître E dans sa salle,
etc. L’enjeu pour le maître E est de connaître les élèves, de les situer dans
leurs apprentissages. Pour le maître ordinaire, ce sera de contribuer à
rapprocher le maître E des élèves pour dédramatiser ses interventions ;
ce sera aussi, peut-être, se donner des moyens d’encadrement supplé-
mentaires ou voir les élèves sous un jour différent, etc.

Le réseau de type 2 (ROC 2)


Dans ce type de réseau, le professionnel apporte ou offre son expé-
rience, son savoir-faire ou son lieu d’exercice pour agir en situation. Le
réseau permet d’aménager des allers et retours entre la situation de classe
et des situations adaptées d’intervention. Le réseau a ici une forme

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

binaire ; son enjeu est de former, ce qui suppose une durée suffisante
(au minimum 6 ou 7 semaines). C’est sans doute la configuration la plus
classique en matière d’aide à la réussite, puisqu’il s’agit du groupement
d’adaptation, mais on peut l’imaginer également sous des formes de travail
diversifiées associant un maître ordinaire, un maître E, un directeur
déchargé, un maître BCD, etc. afin d’organiser des groupes de niveau, de
remédiation, etc., selon les choix et les possibilités locales.

Le réseau de type 3 (ROC 3)


Il s’agit d’une situation de collaboration où les responsabilités sont
partagées entre partenaires. Les intérêts et les compétences de chacun
sont au service de la résolution collective du problème. Les liens de travail
sont durables et créés par un enjeu de recherche ou d’innovation ; l’enjeu
poursuivi est celui de la transformation des mentalités et des pratiques.
La forme du réseau est foisonnante car ce type de réseau évolue de
manière opportuniste. Bien que très minoritaire dans nos repérages, il a
pour caractéristique de mettre en synergie des acteurs et des objets parti-
culièrement hétérogènes. Les partenaires utilisent cette hétérogénéité
pour créer du nouveau et le mettre au bénéfice des élèves.
Pour illustrer ce type de réseau, nous prendrons pour exemple celui
du réseau dit « d’Écouen » (1991) qui, à l’époque, travaillait aux côtés
de Jolibert sur le thème de « l’enfant lecteur/l’enfant scripteur ». Ce
travail en réseau, initialement créé par l’IEN de la circonscription, visait
à stabiliser son personnel dans une circonscription éloignée de ce qui, à
l’époque, était l’école normale du Val d’Oise en créant une dynamique
de formation/innovation autour de la lecture et de l’écriture dans un
secteur où les élèves étaient en difficulté sur ces deux points. Les forma-
teurs associés à cette circonscription étaient tous invités, quelle que soit
leur discipline, à réfléchir et innover sur ces questions. Au-delà des produc-
tions scientifiques et professionnelles sur la lecture et l’écriture, cette mise
en réseau des activités de formation a abouti à la création, avec les élèves,
de fichiers de jeux en éducation physique ayant comme supports la
gymnastique et le roller (qui ont ensuite été publiés). Par ailleurs, cela a
eu pour effet de provoquer, par exemple, de nouvelles formes d’organi-
sation de la formation continue. Ainsi, certaines classes étaient libérées
par leur titulaire sur la durée des stages PE2 (4 semaines), mais ces titu-
laires allaient remplacer d’autres titulaires car les temps de
formation/innovation ne durait qu’une semaine pour permettre un
échange et une mutualisation des pratiques entre titulaires.

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Le partenariat : outil du maître E ?

Par ce type de situation, le travail de chacun est « solidarisé » à celui


de l’autre dans une intention partagée d’agir sur des problèmes communs.
Il s’y invente de nouvelles formes de travail, de nouvelle façons d’être au
travail, de nouveaux outils etc.. C’est en ce sens que l’on parle d’enjeu
de transformation dans ce type de réseau. La durée de la collaboration
est longue (une quinzaine d’années).

LA MISE EN RELATION DES PRATIQUES À PARTIR


DE DEUX GRANDS TYPES DE MONTAGES
Les pratiques des uns sont mises en relation avec celles des autres
par le biais de montages organisationnels qui semblent avoir un fort
impact sur le processus pédagogique.

Le montage par chaînage


Au sein des réseaux tels que nous venons de les décrire, nous avons
pu mettre au jour (Mérini, 2005), par une étude sur le dispositif dit des
« maîtres surnuméraires » dans les Hauts-de-Seine, que les pratiques sont
mises en relation autour de deux formes typiques de montage : le chaî-
nage et le tuilage. Le chaînage permet d’articuler les activités de manière
un peu mécanique et de varier, par exemple, les modes de regroupement,
selon les niveaux des élèves, leurs besoins, le matériel ou les compétences
des uns et des autres. Les liaisons peuvent s’établir à partir d’opérations
juxtaposées, mais qui restent reliées entre elles par un ou des points de
coordination divers comme :
– des alternances ayant un lien technique d’action : l’élève apprend
à lire avec son maître et découvre les différentes formes d’écritures (l’album,
le roman, les bandes dessinées, etc.) avec le maître surnuméraire ;
– l’articulation de modalités de regroupement, par laquelle le maître
de la classe et le maître surnuméraire alternent, travaillent en petits ou
en grands groupes, selon les niveaux des élèves, leurs besoins, ou le maté-
riel dont ils disposent ;
– une articulation fonctionnelle (par exemple, l’utilisation de la biblio-
thèque, où l’activité déployée peut être le prêt, la recherche d’ouvrages
sur la base d’une méthodologie d’utilisation de la BCD, ou une recherche
d’informations visant à nourrir un exposé, voire le décloisonnement du
groupe classe sur un travail optionnel) ;
– une technique de renforcement à partir du recours systématisé à
une méthode de lecture.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Cette diversification des activités a pour effet d’enrichir le répertoire


de codes sociaux, de procédures méthodologiques ou de connaissances
des élèves. Mais cette forme de montage ne semble pas adaptée aux
apprentissages des élèves les plus fragiles. Elle fait, en effet, se succéder
des situations qui restent vides de sens aux yeux de ces derniers.

Le montage par tuilage


Dans le montage par tuilage, les partenaires élaborent des continuités
en débordant légèrement sur le champ d’action de leur collègue, en
explicitant régulièrement aux élèves les objectifs de l’action commune
ou le sens des activités menées. Comme exemple de tuilage, nous cite-
rons le cas d’une école où les continuités s’établissent à partir des évalua-
tions des élèves. Le travail de l’équipe s’élabore collectivement toutes
les deux semaines pour cibler un travail spécifique sur la maîtrise de la
langue et les mathématiques. Une série de concertations et d’échanges
(formels et informels) accompagne l’intervention elle-même et suppose
une structuration claire et renouvelée du travail conjoint. Des messages
de cohésion sont envoyés aux élèves au travers des échanges qui se déve-
loppent entre les pratiques des uns et des autres. Les élèves sont alors
en mesure de construire du sens à cette diversité d’action ; nous avons
pu en avoir des témoignages, y compris en classe d’insertion scolaire.
Les enjeux et/ou les objectifs sont partagés et solidarisent les partenaires.
Les points de synergie ne sont pas mécaniques, mais sont littéralement
tissés ensemble, orientés par une même finalité même s’il n’y a pas unité
de lieu, de contenu ou de personne. Cette cohésion s’obtient par la multi-
plication et la diversification des échanges qui aboutissent à la mutua-
lisation des informations et à la réitération du projet. Il s’instaure une
sorte de perméabilité entre les activités des uns et des autres.

Mais il nous faut aussi rendre compte des obstacles et des conditions
de réussite d’un travail qui cherche à tisser des liens pour « faire
apprendre » et « faire réussir les élèves ».

Repérage des obstacles et conditions favorables


au travail conjoint
LA POLYVALENCE DES RÔLES
Le travail conjoint met en œuvre une variété de rôles orientés aussi
bien vers les élèves que vers les parents ou les collègues, dans des fonc-

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Le partenariat : outil du maître E ?

tions didactiques, pédagogiques mais aussi d’animation, de formation ou


d’appui selon les contextes. Cette polyvalence de rôles suppose, au niveau
du maître, un répertoire didactique conséquent dans différentes disci-
plines, une connaissance affirmée du système éducatif et de ses ressources
structurelles, une bonne connaissance des élèves dans les apprentissages,
mais aussi des compétences personnelles permettant d’investir cette diver-
sité. De fait, la polyvalence est le plus souvent le fait de maîtres
« experts » ayant construit ces compétences dans des expériences non
scolaires (animation, vie professionnelle antérieure, loisirs…).

Des compétences organisationnelles pour piloter des formes


scolaires diversifiées
Ces compétences permettent d’ouvrir de véritables espaces de négo-
ciation entre les partenaires par une ritualisation des concertations et des
régulations, de sorte que chacun puisse prendre part aux décisions, les
opérationnaliser collectivement, les contrôler et en garder la mémoire.
Ces compétences spécifiques se traduisent dans le pilotage des négocia-
tions, la structuration d’un système de communication, l’agencement de
moments d’évaluation, etc. Élèves et adultes s’accordent à reconnaître au
directeur les dimensions institutionnelles et d’autorité, au maître surnu-
méraire mais aussi parfois au maître E celle d’animateur et de régulateur
qui dynamise les projets et les relations.

Des compétences psychosociales et personnelles


On reconnaît au maître impliqué dans des collaborations des qualités
relationnelles de communication, d’écoute, de disponibilité, de solidarité,
de souplesse et des facultés d’adaptation. Des compétences psychosociales
comme la capacité à négocier, à mutualiser, à aider, à partager, à faire le
deuil de son projet pour enrichir celui des autres, etc. sont, bien entendu,
déterminantes. On attend de lui ou on lui reconnaît de la créativité, de
l’imagination et des talents personnels (artistiques, scientifiques, etc.) suscep-
tibles de fédérer l’équipe autour de réalisations communes qui donnent à
l’école un profil particulier et par lequel l’équipe se reconnaît et s’affirme.

Des compétences professionnelles


Ces maîtres ont des compétences professionnelles solides et élargies allant
jusqu’à la capacité à gérer des élèves parfois difficiles, mais aussi de très
grands groupes (80) ou de très petits groupes d’élèves (2 ou 3). Ils sont en
mesure d’évaluer des besoins et ont des capacités permettant d’inventer

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

des montages en fonction des difficultés rencontrées, de planifier ceux-ci


de façon à les mettre en cohérence avec les rythmes d’apprentissage des
élèves, d’en négocier les contenus selon l’âge et les difficultés de ces derniers.
Enfin, il est question de compétences qui, inscrites dans l’univers de l’ensei-
gnement/apprentissage, sont liées au travail collectif et recoupent, sans les
recouvrir, les compétences organisationnelles évoquées plus haut.
On a longtemps pensé la transversalité en relation avec la polyvalence
disciplinaire. L’analyse du travail collectif montre que cette transversalité
est une transversalité d’action au service de l’élève et qu’elle suppose une
polyvalence de rôles indispensable à la cohérence des activités.

LE PILOTAGE DES NÉGOCIATIONS


Reste que cette polyvalence d’équipe se construit pas à pas, jour
après jour, grâce aux échanges, aux négociations et aux actions menées
collectivement. La question des négociations est sans doute celle qui est
la moins envisagée dans la formation des enseignants. Elle renvoie, on
l’a vu, à des compétences organisationnelles fréquemment acquises, pour
l’instant, ailleurs qu’à l’école (le monde associatif ou une vie profession-
nelle antérieure). L’organisation des échanges et de la négociation a un
impact majeur sur la qualité du travail conjointement mené. Si l’on veut
que les liens se tissent dans des logiques paritaires, où la parole de l’un
vaut celle de l’autre, et ceci même si les apports de chacun sont quanti-
tativement déséquilibrés dans l’action commune, cela suppose des savoir-
faire, par exemple en matière de conduite de réunion. De ce point de
vue, un certain nombre de recommandations peuvent déjà être suggé-
rées, comme celle de se poser les questions préalables suivantes.

En préambule
Une réunion, pour quoi faire ? La réponse doit permettre de dégager
clairement les enjeux pour définir ensuite les objectifs de la réunion,
l’ordre du jour et déterminer les indicateurs de réussite de cette réunion
(nombre de présents, décisions prises, moyens/autorisation obtenus, etc.).

Les invitations
• Qui est concerné ? Qui sera invité ? Quand ? Où ? Combien de
temps ? Si l’on veut espérer la présence de chacun, il est indispensable
de rendre les choses possibles, que le créneau horaire soit acceptable et
que l’on connaisse à l’avance la durée de la réunion. L’idéal est de fixer
le calendrier et de ritualiser les rencontres dès le début d’année.

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Le partenariat : outil du maître E ?

• La rédaction de l’invitation : en quelques lignes de préambule, dire


ou rappeler la raison de cette réunion, le contexte dans lequel elle inter-
vient ; préciser l’ordre du jour (2 ou 3 points et quelques questions suffi-
sent) ; donner de l’information sur les personnes invitées, les horaires,
le lieu, les informations que chacun devra apporter en fonction de l’ordre
du jour. L’envoi des invitations doit être fait suffisamment tôt. Si des
partenaires extérieurs sont invités, prévoir un coupon-réponse.

La préparation de la réunion
• Rassembler les informations nécessaires aux prises de décisions.
• Relancer ceux qui n’ont pas répondu un peu avant la réunion.
• Constituer des dossiers pour les participants avec les informations
nécessaires au traitement des points de l’ordre du jour ; faire une liste
des invités avec leurs fonctions et leurs coordonnées ; prévoir de quoi
boire ou « grignoter ».
• Le jour même, s’assurer de la disponibilité des locaux, de la disposi-
tion de la salle, de la présence du matériel de rétroprojection, de paper
board, de feutres, etc.
• Prévoir des feuilles pour les prises de notes, la feuille d’émargement,
etc.

La conduite de réunion
• Respecter impérativement les horaires annoncés et donc commencer la
réunion même s’il manque quelques retardataires, pour finir à l’heure dite.
• Rappeler les intentions de la réunion et les phases antérieures s’il y
en a eu.
• Rappeler clairement le ou les objectifs de la réunion.
• Commencer la réunion en faisant systématiquement un tour de table
(il y a toujours des nouveaux !) ; désigner la personne chargée de la prise
de notes et du compte-rendu.
• Travailler les points de l’ordre du jour en répartissant le temps équi-
tablement si les questions sont de valeur égale ou en accordant plus ou
moins de temps aux points ayant une importance inégale.
• Noter les décisions prises.
• Garder quelques minutes pour les rappeler en fin de réunion ; prendre
rendez-vous pour une prochaine rencontre et en donner les perspectives.

Le compte-rendu
• Il permet de rendre compte des objectifs, des résultats des débats et
des décisions, de la tonalité des débats et des perspectives à envisager.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Ce n’est pas la reprise fidèle de la parole de chacun mais une recons-


truction. À ce titre, il mérite d’être relu à plusieurs.
• Le diffuser à chacun des présents et aux autorités concernées pour
information ; compiler les comptes-rendus datés pour la « mémoire
collective ».
• Si le groupe a un bureau ou un lieu de contact, afficher le compte-
rendu et les invitations. Si le compte-rendu est volumineux mais qu’il est
important pour des partenaires, faire une petite note d’information avec
les décisions essentielles.

LA STRUCTURATION DE LA COMMUNICATION
Nous avons pu constater que les systèmes de communication sont
les grands absents du travail collectif mené par les écoles, voire qu’ils
inspirent une certaine méfiance. Les équipes répugnent, disent-elles, à
« se vendre ». Une directrice à qui nous demandions comment elle s’y
prenait pour faire circuler les décisions prises lors d’une concertation diffi-
cile se déclara surprise d’avoir créé des tensions entre les enseignants en
les informant au fur et à mesure qu’ils entraient dans la salle des maîtres.
Les premiers se sentant « investis d’un message » ou « mieux aimés »
que les derniers. Ainsi, si travailler collectivement permet de prendre des
décisions renouvelées supposées plus efficaces à résoudre les problèmes,
ce travail collectif induit des formes organisationnelles encore peu maîtri-
sées par les enseignants et qui élargissent les contours de leur profes-
sionnalité en illustrant par là le passage du métier d’enseignement au
métier d’enseignant. De ce point de vue, le maître E en tant que « maître
sans classe » est un maître en quelque sorte « a-classé. » Si ce néolo-
gisme marque à la fois une position particulière liée à l’absence de classe,
il marque aussi un risque de marginalisation. Cette situation singulière
dans le système peut constituer une force si son travail est tissé avec celui
de ses collègues et partenaires, mais aussi une grande faiblesse s’il est
isolé de la dynamique collective de travail. La communication et les
échanges avec ses partenaires sont indispensables pour entretenir le
contrat de collaboration.

DES COMPÉTENCES PARTICULIÈRES À CONSTRUIRE


La perte du repère de la classe et la coexistence d’une diversité
d’intérêts supposent, de la part du maître E, des compétences organi-
sationnelles spécifiques qui interfèrent avec les phénomènes d’appren-

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Le partenariat : outil du maître E ?

tissage (côté élève) et de professionnalité (côté enseignant). À ce titre,


les compétences à travailler avec d’autres et à organiser des formes
scolaires (Vincent, 1994) non disciplinaires, et pas exclusivement réfé-
rées à la classe, mériteraient d’être mieux prises en compte en forma-
tion. Nous adhérons pleinement à l’idée d’un système d’activités (comme
le propose Almudever, 2004) qui nous permette de penser le travail de
l’enseignant dans un ensemble plus vaste que celui de la classe, mêlant
d’ailleurs plusieurs univers (personnel/professionnel, individuel/collectif,
etc.) sans qu’il y ait de ligne de clivage très perceptible. Dans ce cas, il
ne s’agirait pas, pour l’enseignant, de développer plus d’activités ou de
nouvelles activités orientées vers l’extérieur de la classe, mais de lui
faire prendre conscience combien ce qui se passe hors de la classe (et
qui n’est pas pris en compte hors des allant de soi) détermine ce qui
se passe à l’intérieur, et d’aider l’équipe à améliorer ce que Almudever
appelle la « socialisation organisationnelle des enseignants ». De fait,
des compétences en matière de montage, de communication, de négo-
ciation sont à acquérir en terme de travail conjoint, tant du point de
vue du maître E que de ses collègues.
L’étude des « maîtres surnuméraires » a montré que le mouvement
d’ouverture/fermeture que provoque le travail conjoint n’est pas sans
conséquence pour les élèves et pour le maître. Il redistribue, en effet, ce
qu’il est convenu d’appeler « l’espace cognitif de travail », c’est-à-dire
l’espace symbolique au sein duquel le maître, les élèves et le « savoir »
vont entrer en interaction. Pour les élèves comme pour le maître (mais
dans une moindre mesure pour ce dernier), cela suppose une disponibi-
lité cognitive et affective qui permettra de passer d’une forme à une
autre. Ce mouvement est présupposé bénéfique pour les élèves, mais ce
n’est pas toujours le cas faute de repérage et/ou d’absence de significa-
tion, en particulier pour ceux qui sont en difficulté.

En conclusion
Nous avons vu que le travail conjoint est fondé sur une relation
partenariale. Relation qui est complexe et paradoxale et dont les dimen-
sions de monopole, de concurrence et de complémentarité se régulent grâce
au contrat de collaboration qui unit les partenaires dans l’action commune.
L’action conjointe permet de mettre en relation des acteurs et des pratiques
à partir de réseaux qui peuvent être définis par leur forme, leurs enjeux,
leur durée et l’ouverture qu’ils aménagent. À l’intérieur de ces réseaux, la
mise en synergie des pratiques se fait selon deux modes caractéristiques

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

d’agencement : le tuilage et le chaînage. Enfin, nous avons pu voir que le


travail conjoint fait appel à des compétences particulières qui ne sont pas
celles classiquement développées en formation. S’il est devenu banal
aujourd’hui de dire que le métier d’enseignant se professionnalise, c’est
essentiellement dans la référence à ce qui se passe en classe. En ce qui
concerne le travail conjoint, il reste encore peu pensé et peu travaillé.
La classe est traversée par des dispositifs conjoints. Reste à les
assumer et à les rendre lisibles, ce qui demande une expertise à
construire ensemble. Si le partage des décisions est incontournable, il
suppose aussi une évolution identitaire. Par exemple, les résultats des
élèves ne sont jamais mis en relation avec une dynamique d’équipe,
mais avec la valeur ou l’action de tel ou tel enseignant, voire la quan-
tité de travail fourni. Cette attribution d’un résultat à l’action du maître
semble jouer un rôle déterminant dans le fondement identitaire des
enseignants, et les novices se déclarent frustrés de ne pas pouvoir perce-
voir l’impact de leur travail. Dans le même ordre d’idée, l’excellence
de certains établissements est rarement attribuée à la qualité du travail
collectif qui y est mené. Et pourtant ! Cet aspect du travail enseignant
mérite sans doute que l’on porte plus d’attention à la compréhension
des processus scolaires et qu’on le prenne plus en compte en forma-
tion. Ce serait un tort que de penser le travail collectif comme le seul
fait du maître E. Si le travail conjoint peut être pensé comme un outil
du maître E, cet outil est partagé et suppose une certaine sensibilisa-
tion de tous les enseignants (même si le maître E peut être considéré
comme plus expert dans le domaine).

Bibliographie
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L’enfant en difficulté :
comment lui permettre
de passer de la dimension blessée
à l’ouverture sur l’avenir ?

Jeanne Moll

D ans le cadre de la thématique « Tisser des liens pour apprendre »,


le titre que j’ai choisi me semble caractériser le travail que les maîtres E
accomplissent jour après jour, et en misant sur la durée, avec les élèves
en difficulté. Ils les accueillent là où ils en sont, marqués par des échecs
divers, et ils les aident, autant que faire se peut, à se remettre en route
vers les apprentissages et à parcourir un trajet ouvrant sur un avenir
possible. J’ai parlé d’enfants, et ce n’est pas anodin. Les élèves que les
maîtres E reçoivent, seuls ou en petits groupes, pour les aider à retrouver
le désir d’apprendre qui a été enfoui, sont en fait des enfants en souf-
france, encombrés par toutes sortes d’angoisses familiales et de défaites
du moi (Imbert, 2004). Ils sont empêchés d’aborder les apprentissages
scolaires, empêchés, en fait, de devenir élèves.

Comment aborder au mieux ces blessés de la vie ? Comment travailler


avec eux pour qu’ils parviennent à mettre en parenthèse ce qui les
oppresse au fond d’eux-mêmes et pour qu’ils rejoignent leurs camarades
intellectuellement plus agiles dans l’espace socioculturel de l’école ? Je
ne vous fournirai pas de recettes, bien évidemment ; je voudrais seule-
ment vous donner quelques pistes de réflexion à partir des références
à la psychanalyse que j’ai faites miennes, à partir, notamment, de son
éthique. Pour cela, je m’appuierai sur le travail que je mène depuis de

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L’enfant en difficulté

longues années avec Jacques Lévine au sein de l’Association des groupes


de soutien au soutien1.

L’intériorité blessée de l’enfant


J’ai choisi de parler au singulier de l’enfant en difficulté car nous
savons que chaque être humain est unique, inscrit dans une histoire
psycho-socio-familiale qui lui est propre, avec un prénom, un patronyme
et une place dans la fratrie qui participent de son identité singulière.
Néanmoins, nous savons aussi que le développement des enfants obéit à
des constantes, comme celle de l’interdépendance du développement intel-
lectuel et affectif en lien avec autrui, dont l’enfant est, tout au début de
sa vie, totalement tributaire, l’affectivité étant l’énergie du désir qui nous
fait vivre et aller vers autrui. Nous savons aussi que le développement
n’est pas linéaire, mais qu’il procède par bonds, par moments de progres-
sion et de régression ; d’où l’invitation à penser l’enfant « allant-deve-
nant », selon la belle expression qu’aimait utiliser Françoise Dolto. Nous
n’ignorons pas l’importance fondamentale de l’amour, des échanges de
regards de tendresse et de paroles entre le bébé et le premier Autre qu’est
la mère pour l’éveil des sens, de l’intelligence, la vitalisation et la construc-
tion du moi et de son premier socle, le narcissisme.
Et nous savons combien, parallèlement, les déficits émotionnels vécus
dans la relation à l’adulte tutélaire au cours des premiers mois et des
premières années de la vie peuvent entraver le développement cognitif
et affectif de l’enfant. La multiplicité des interactions possibles et la
complexité des interrelations avec l’environnement maternel, ancré lui
aussi dans une histoire particulière, ne font que renforcer la singularité
de chaque enfant. En outre, dans l’optique psychanalytique qui est la
nôtre, nous considérons ce dernier, ainsi que tout être humain, comme
un sujet de désir et de parole, un sujet divisé, habité par le désir incons-
cient et incommensurable d’entrer en communication avec autrui et
d’être reconnu par lui comme ayant une valeur et une dignité propres.
En d’autres termes, notre moi social, notre moi de surface est traversé,
titillé par le moi pulsionnel souterrain – le ça – qui vibre à notre insu
et qui alimente notre imaginaire.

1. Voir le site http://agsas.free.fr et Lévine & Moll, 2000.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Les formes et les effets de la dimension blessée


J’emprunte l’hypothèse de la « dimension blessée » ou « acci-
dentée » à Jacques Lévine (Lévine & Moll, 2000). Selon lui, cette dimen-
sion se forme et s’inscrit dans le moi à la suite de dommages subis
– chocs affectifs, « vécus de déprivation » de la sécurité de base notam-
ment – au cours des différentes phases du développement du psychisme :
Lorsque la phase de l’« être ensemble » ou du « former couple » avec
la mère ne s’est pas bien passée, lorsque cette dernière n’a pas su vita-
liser son bébé, n’a pas su alimenter sa vie sensorielle et émotionnelle, lui
transmettre le plaisir et le désir d’exister, des « trous » ont pu se former
en lui, générant une forme d’angoisse impensable. N’ayant pu se sentir
étayé ni, à plus forte raison, complétant pour sa mère, le bébé ne peut
s’accompagner de l’intérieur ni former un « je » stable.
D’autre part, si la mère n’a pas pu exercer ce que Bion appelle la
« fonction alpha » (Lévine & Moll, 2000), c’est-à-dire prendre sur elle
le chaos émotionnel que ressent parfois son bébé, l’interpréter et lui resti-
tuer comme pouvant être assumé, ce dernier se trouve dans l’incapacité
d’élaborer à l’intérieur de lui son propre espace de délibération interne,
ce que Bion appelle « l’appareil à penser », où s’ébauche la pensée et
qui permet de dialoguer avec soi-même. La déficience de la mère en tant
que « porte-parole » de son bébé entraîne l’incapacité pour lui de relier
monde interne et monde externe, d’établir des passerelles, comme c’est
nécessaire à la bonne santé psychique.
La dimension blessée peut aussi s’instaurer au cours de la phase fami-
liale triangulaire, lorsque l’enfant est amené à apprendre à lire dans la
structure familiale et dans la parenté, lorsqu’il est amené à apprendre
aussi qu’il n’est pas le tout de sa mère et à rencontrer des limites à son
vouloir tout-puissant. Lorsqu’à cette époque difficile de frustrations, qui
le renvoient à une forme de solitude, à côté du couple de ses parents,
les messages de vie viennent à manquer ou à se brouiller, lorsque l’enfant
vit sans les comprendre des déchirements, des séparations, il peut se
sentir délaissé et, qui plus est, coupable de ce qui arrive. Ou bien alors,
sa toute-puissance ne se heurtant à aucune loi, il devient un « enfant-
bolide » qui sème la terreur autour de lui.
Des noyaux de haine et de violence en viennent à se former et il
cherche à les projeter sur autrui pour se défaire de ce qu’il ressent comme
insupportable. L’image de soi souffre des chocs qui concernent la sphère
de la filiation, des menaces de rupture et d’effondrement qui laissent
l’enfant sans possibilité de réagir, qui provoquent une forme de sidéra-

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L’enfant en difficulté

tion. Toutes ces défaites constituent une modalité de ce qu’avec Jacques


Lévine nous appelons « l’identité négative », avec laquelle l’enfant blessé
psychiquement essaie de se débrouiller. Elles altèrent en tout cas le
psychisme où elles risquent de se cristalliser.
Il est donc primordial d’être sensibilisé à cette dramaturgie souterraine
du développement, pour la comprendre comme la dynamique invisible,
l’envers caché d’un comportement dit incompréhensible parce qu’il pose
problème aux adultes, notamment lors de l’entrée à l’école maternelle
– une autre phase cruciale du développement où l’enfant est amené à se
séparer de sa mère et est confronté à la vie d’un groupe – et lors de
l’entrée dans l’écrit, lorsqu’il doit passer du registre oral de la parole
maternelle au registre abstrait des signes et du monde symbolique, autre-
ment dit lorsqu’il doit « faire le deuil d’une mère (interne, anale, dirait
F. Dolto) et s’avancer dans la référence paternelle qui rend possible l’écri-
ture » (Clerget, 2002).

Les enseignants confrontés aux enfants en difficulté


Pour accomplir sa tâche auprès d’élèves en difficulté – comme
auprès de tous les élèves d’ailleurs –, il ne suffit pas de se concentrer sur
le faire, sur les objectifs et les méthodes, aussi bien pensés soient-ils. En
amont du faire, il est indispensable de réfléchir sur soi. En effet, l’enfant
et l’adulte, l’élève et le maître qui se trouvent face à face ou côte à côte,
ne sont en réalité jamais seuls en cause.
Avons-nous jamais assez intériorisé que, derrière le maître, se profile
l’ombre de l’élève qu’il a été ou qu’il a désiré être, et qui est toujours
inconsciemment, comme chacun de nous, en demande de reconnaissance ?
L’un de nos collègues, Dominique Ginet, a formulé dans un bel article
(2006) une hypothèse très plausible à propos de ce qu’il appelle « l’école
interne », faite de toutes les expériences heureuses et malheureuses que
nous avons engrangées à l’école et parfois refoulées. Chacun de nous
porterait cette « école interne » au fond de lui depuis le temps de sa
scolarité ; elle déterminerait en partie ses représentations mais aussi ses
décisions et ses attitudes à l’égard des élèves, et même des collègues.

Dans la même optique, nous ignorons le plus souvent que l’élève x


ou y que nous avons devant nous n’est pas seulement x ou y, mais, en
même temps, une surface de projection de sentiments confus, le plus
souvent ambivalents, qui nous viennent de très loin et que nous trans-
férons à notre insu sur celui ou celle qui se trouve pris(e) dans un imagi-

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

naire qui le (la) déborde. L’élève x ou y représente alors en réalité une


part obscure de notre moi que nous chérissons orgueilleusement, que
nous détestons ou que nous voulons réparer, soigner, consoler, ce qui
ne manque pas de brouiller, à notre insu, le travail pédagogique que
nous prétendons mener.

Je ne fais pas là du catastrophisme ni ne profère des paroles de juge-


ment, ce serait contraire à l’éthique de la psychanalyse à laquelle je me
réfère. J’essaie de rappeler seulement ce qui est de notre fait à tous
– l’obscur qui nous habite – et que nous avons à questionner : pour agir
avec plus de raison, plus de lucidité, sans nous aveugler sur nos préten-
dues bonnes intentions et sans nous poser tacitement et orgueilleusement
en sauveurs des plus démunis. Nous avons à travailler dans l’humilité,
c’est-à-dire avec l’humus, la glèbe mêlée de scories dont nous sommes
pétris les uns et les autres, les grandes personnes comme les enfants.
Nous avons à nous persuader de la réalité psychique conflictuelle qui
nous est commune à tous et qui a fait l’objet de tant d’études depuis le
début du XXe siècle. Il suffit d’en faire la preuve par soi, de descendre un
peu en soi-même pour vérifier combien sont douloureuses pour le moi
les souffrances d’amour-propre, c’est-à-dire ce que l’on ressent de la part
d’autrui comme atteinte au narcissisme, pas seulement aujourd’hui pour
les grandes personnes que nous sommes, mais dans l’enfance déjà, aussi
longtemps qu’on se souvienne, et à condition qu’on n’ait pas refoulé dans
une crypte soigneusement refermée ce qui ne cessait de faire mal.
Oser se pencher sur son passé, oser interroger les liens complexes entre
l’enfant/l’élève qu’on a été et l’adulte qu’on est devenu permet
d’apprendre un peu sur soi. Cela permet aussi de se questionner sur les
relations que l’on a souhaité établir avec autrui et que l’on cultive désor-
mais avec les enfants « écorchés de l’école » auxquels on a décidé de se
consacrer. Les liens entre hier et aujourd’hui à propos de la vie pulsion-
nelle que nous avons tous en partage, enseignants de tous niveaux, ne
sont pas exactement le thème de mon article, et pourtant…

C’est ainsi qu’il est nécessaire de questionner nos présupposés et


nos valeurs pour pouvoir aborder les enfants en difficulté avec le
moins d’illusions possible à propos de notre engagement, voire de notre
dévouement, pour les rencontrer vraiment, là où ils en sont, en tant que
sujets désirants, avides de regards qui les valorisent et les dynamisent.
Qu’est-ce que le maître spécialisé que je suis vient chercher auprès
d’enfants en difficulté ? Quelles raisons m’ont amené(e) à bifurquer de

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L’enfant en difficulté

l’enseignement général vers cette autre voie ? Est-ce que je conçois l’aide
à dominante pédagogique comme un apport, voire comme un don de ma
personne destiné à me mettre en avant, ou bien comme une démarche
visant à autoriser l’élève barré dans son désir à redémarrer, à se remettre
en route vers les apprentissages ?
Et comment est-ce que je me situe dans l’établissement, par rapport
aux collègues qui enseignent dans les classes entières ? et par rapport
aux parents ? Mes conseils à leur égard ne sont-ils pas parfois sous-tendus
par le désir orgueilleux de leur en remontrer, de leur donner à entendre
que je sais mieux qu’eux ?
J’ai évoqué brièvement le rôle fondateur, au début de la vie, du regard
de l’Autre primordial. Nous en sommes toujours à quêter intimement
son acquiescement, au sein de la famille comme dans le milieu profes-
sionnel : chacun de nous souhaite faire ses preuves aux yeux des autres
– et à ses propres yeux –, car nous ne cessons d’avoir besoin de la recon-
naissance d’autrui – tel l’air pour respirer, disait M. Balint (1988) – pour
nous sentir exister.

Au sein des établissements


Comment cela se passe-t-il dans les établissements scolaires ? Dans
un certain nombre d’entre eux, les jugements vont bon train ; les rivalités,
les jalousies, les non-dits, les haines parfois, traversent et parasitent les rela-
tions. Ce n’est pas qu’une affaire d’adultes car les élèves, et ceux qui sont
en difficulté peut-être plus que d’autres, perçoivent les dissensions secrètes
entre les grandes personnes qui les entourent. Cela renforce leur manque
de confiance en soi et, souvent, leur sentiment de culpabilité.
Il est donc nécessaire de travailler sur soi pour aborder l’exercice du
métier avec sérénité. À défaut d’avoir pu mener ce travail, il est toujours
possible de reprendre ces pistes de réflexion au sein de groupes de paroles
ou d’analyse qui se donnent des règles strictes de fonctionnement – celle
du non-jugement d’abord –, ou, encore mieux, au sein de l’établissement,
de façon à construire des complémentarités au sein de relations parte-
nariales. Il est important que l’on s’engage en équipe à parler authenti-
quement, sans taire les difficultés, et à cultiver un climat d’établissement
où la parole circule dans le respect absolu d’autrui, qu’il soit collègue,
parent ou élève.

Le désir de travailler en commun, hors de tout esprit de concurrence,


rassemble et fédère parfois des petits groupes d’enseignants. Il se traduit

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

alors, chez les adultes qui y souscrivent, par un don de présence et un


engagement généreux auprès des élèves. Le sentiment d’appartenance
commune qu’il suscite est générateur de plaisir : chez les enseignants
conscients et fiers d’aller dans la même direction, et, par une sorte de
mimétisme, chez les élèves, qui sont comme portés par l’élan et la passion
qui habitent leurs maîtres.
Ce sentiment d’appartenance, vital pour le bien-être, est d’autant plus
nécessaire pour les élèves en difficulté que ceux-ci se sentent marginalisés,
stigmatisés, mis à l’écart en quelque sorte par leur statut spécial à l’inté-
rieur de la classe. La réassurance que pourront leur prodiguer les diffé-
rents enseignants qui interviennent auprès d’eux sera d’autant plus crédible
qu’elle sera alimentée à une source éthique commune et qu’elle puisera
dans un même fond de respect et de confiance en leur développement.
Je souhaiterais pour cette raison que les élèves en difficulté fassent
l’expérience nouvelle que l’école n’est pas, pour eux, un lieu de compa-
rution et de jugement, mais un lieu où les enseignants de tous ordres les
aident, de là où ils en sont, à se risquer dans les apprentissages et à
grandir.

L’espace E : un espace tiers, une zone intermédiaire


d’expérience
Je pense que l’espace E n’est pas seulement un local, du matériel
et des crédits, mais un espace tiers, un lieu de rencontre potentielle entre
des sujets qui misent sur une confiance réciproque pour pouvoir cheminer
ensemble. C’est ce que l’on peut appeler une aire intermédiaire d’expé-
rience, au sens où Winnicott la définit. Pour le pédiatre et psychanalyste
anglais, tout individu est engagé « dans cette tâche humaine interminable
qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité
intérieure et réalité extérieure : c’est l’aire intermédiaire d’expérience »
(Winnicott, 1975). Les enfants qui sont soumis à une réalité intérieure
dramatique ne peuvent pas aborder les objets de la réalité extérieure que
leur proposent les maîtres. L’angoisse est trop envahissante pour qu’ils
puissent jouer avec elle, et ils n’oseront prendre le risque de se séparer
peu à peu de ce qui les entrave que lorsqu’ils auront éprouvé un senti-
ment de sécurité affective indéfectible auprès d’adultes dans le regard
desquels ils retrouvent de la valeur. Winnicott l’affirme : « Là où se
rencontrent confiance et fiabilité, il y a un espace potentiel, espace qui
peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé, l’enfant,

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L’enfant en difficulté

l’adolescent, l’adulte peuvent remplir de manière créative en jouant, ce


qui deviendra ultérieurement l’utilisation heureuse de l’héritage culturel. »

Je ne suis pas en train de plaider pour que les maîtres E jouent avec
les enfants – ce qui est du ressort d’autres spécialistes –, mais pour qu’ils
prennent le temps de tisser avec eux des liens de confiance tels qu’ils se
sentent pleinement, totalement acceptés, avec leurs blessures et leurs
lacunes. Il est intéressant de relever que Le Monde de l’éducation de
septembre 2006 consacre un dossier à la confiance en soi, clé de la réus-
site. De même, les Cahiers pédagogiques de ce même mois publient
plusieurs articles sur le sujet : comme si l’on découvrait enfin et de
manière concrète que l’on n’apprend pas qu’avec sa tête, mais avec tout
son être et que l’on n’apprend pas tout seul, mais avec le soutien et le
regard positif d’autrui, ainsi qu’en témoignent, depuis longtemps, les
travaux du CRESAS et de l’AGSAS.
Il est vital que les élèves en difficulté se sentent étayés, vitalisés, portés
par la foi en leurs aptitudes cachées que leur témoignent des enseignants.
Certes, il leur arrivera de mettre cette foi à l’épreuve pour tester la fiabi-
lité des adultes ; mais, un jour, si l’on ne cesse d’être attentif à eux, si
on leur fait don de temps et de présence, ils pourront mettre leur
angoisse entre parenthèses et s’aventurer dans le champ de la réalité exté-
rieure ; ils pourront oser aborder un texte écrit par un autre sans se
sentir menacés ; ils oseront, par exemple, se saisir des mots de la langue
pour jouer avec eux et trouver à la fois sens et plaisir à leur maniement…

Au fond, c’est d’un long et patient travail d’apprivoisement (Resch,


2006) qu’il s’agit, un travail fondé sur une réciprocité de respect et de
confiance entre des sujets qui s’acheminent vers l’expérience éblouissante
d’une vraie rencontre. Attitude faite d’ouverture, d’étonnement, de non-
savoir chez un adulte qui ne fustige pas la difficulté scolaire comme une
faute, comme un manque à combler, mais comme le signe de quelque
chose qui fait énigme et dont il convient de s’approcher avec d’infinies
précautions, en inventant des détours pédagogiques pour que le désir
enfoui se réveille.
C’est à l’opposé de l’attitude qui viserait à vouloir à la place de l’autre,
qui viserait à déconsidérer, voire à humilier l’élève qui résiste à notre
vouloir et à notre désir de maîtrise – désirs archaïques jamais totalement
absents de notre psyché. C’est pourquoi, pour conclure cette réflexion sur
l’espace-tiers, je dirais que nous ne devons jamais cesser d’opérer de longs
retours sur nous-mêmes, jamais cesser de prendre conscience, en tant que

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

pédagogues, de la force de l’imaginaire qui sous-tend l’action pédago-


gique, de la force des pulsions d’emprise et de toute-puissance qui nous
habitent et que nous n’avons jamais totalement apprivoisées. C’est donc
par un travail de connaissance de nous-mêmes que nous devons
commencer pour nous accepter avec nos limites et nos manques, sans les
projeter sur les enfants intellectuellement démunis. Nous serons alors à
même de les regarder avec les égards qui leur sont dus, de les penser
en devenir, ce qui leur permettra de se risquer hors de leur monde inté-
rieur angoissant et de se déplacer vers les apprentissages.

Les conditions d’une vraie rencontre, ou comment


s’exercer au regard tripolaire
Il s’agit pour l’enseignant d’éviter les chemins extrêmes et
d’inventer une voie nouvelle face aux enfants en difficulté : d’une part,
renoncer à se laisser submerger par le mal-être de l’enfant et tomber dans
la compassion, et, d’autre part, renoncer à le juger inapte à tout progrès
en invoquant un manque d’intelligence ou un refus d’apprendre.
La voie nouvelle que nous a apprise Jacques Lévine consiste, lorsque
les élèves se comportent autrement que prévu, à rompre avec les vieilles
habitudes de jugement. Elle consiste à se laisser interroger par ceux qui
nous mettent en difficulté pour trouver ce qu’ils cherchent à nous dire :
« Apprenez à écouter pour mieux voir », enseignait saint Bernard. Il
s’agit pour l’enseignant de décomposer son regard, ou plutôt de l’élargir,
de l’enrichir en le portant à la fois sur le passé, le présent et l’avenir de
l’enfant/élève.
En somme, cela revient à passer, comme le dit Jacques Lévine, dans le
langage intermédiaire qu’il affectionne, du regard photo qui fige un
instant au regard cinéma qui privilégie le mouvement dans la durée.
Cela revient à se représenter l’enfant sous trois aspects et dans une tempo-
ralité longue :

1. Se dire que l’élève x ou y, incapable de concentrer son attention,


qui dérange sans cesse ses camarades ou a un comportement tantôt passif,
tantôt agressif, etc., est porteur à son insu d’une dimension accidentée,
d’un poids insupportable qui peut avoir comme origine des failles narcis-
siques, des cassures dans la filiation, un choc affectif qui n’a pu être expli-
cité par un adulte tutélaire. Un fardeau psychique d’origine familiale
encombre l’enfant, et il ne peut s’en débarrasser comme d’un anorak en
franchissant le seuil de l’école.

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L’enfant en difficulté

2. Marqué par une histoire compliquée qui le dépasse, dont il a été


plus ou moins le jouet, une histoire qui le travaille dans son corps et le
tire en arrière, il recourt alors à une organisation réactionnelle secrète
pour ne pas être anéanti et sauvegarder son identité, pour se défendre
de ce qui l’entrave au plus profond. C’est comme s’il engageait une lutte
entre le corps de souffrance du passé et la partie du corps acceptable
qui revendique sa place aujourd’hui. Car il nous faut savoir que, comme
tout enfant, il a le souci de son moi et de sa croissance ; comme tout
enfant en difficulté, il est traversé par des désirs conflictuels, (il désire
avoir de la valeur, mais ressent l’impuissance d’y parvenir) ; il voudrait
être source de force pour autrui, mais il ne vit que des échecs. Se vivant
alors comme « mauvais objet », il refuse de pactiser avec l’école. Il met
son point d’honneur à rester fidèle à sa parenté intérieure, même s’il en
souffre car il ressent son identité négative comme une sorte de blason
qu’il met en avant pour s’affirmer dans des attitudes d’arrogance ou de
défi permanent.
Au fond, ces enfants intelligents et extrêmement sensibles sont prison-
niers des meurtrissures ancrées en eux qui les empêchent de franchir le
passage de la maison à l’école, de passer, comme le dit Jacques Lévine
(Lévine & Moll, 2000) du monde familier de l’endogamie à l’exogamie
insécurisante. Il est cependant nécessaire de se séparer symboliquement
des siens pour se construire en lien avec les autres2.
D’autres enfants ont intériorisé la honte sociale que vivent leurs
parents. Ils se vivent non conformes, non présentables ou n’ayant pas de
place reconnue. Ils doutent alors de leur droit d’exister, comme cet enfant
de 8 ans qui rapporta à la maîtresse ces mots terribles : « Maman, elle
a pas fait exprès de m’avoir. » D’autres enfin se sentent déracinés, hors
d’eux-mêmes, en exil de leur culture : « Dans la tête de l’élève au nom
qui vient de loin, il y a des zones à ne pas approcher. Il sait. Il ne faut
pas y aller. Trop loin. Trop dévasté. Terrain vague. Et vague, il faut qu’il
le reste. C’est de la survie… Être un territoire occupé dans son propre
corps, c’est invivable. Ne pas savoir par quoi, c’est une forme d’enfer. Il
a l’impression de vivre ailleurs, toujours ailleurs. Il a retenu le mot “exil”.
Il pourrait porter ce nom-là… » (Benameur, 2006).

3. Parier pour le désir de croissance. Les enseignants n’ignorent généra-


lement pas les drames familiaux auxquels sont exposés certains de leurs

2. Voir l’article « La maison n’est jamais loin », Je est un autre, n° 16, pp. 38-43.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

élèves en difficulté, mais ils ont parfois tendance à croire qu’avec ces
antécédents, rien n’est plus possible. Ils se résignent donc, soulagés malgré
tout que des maîtres spécialisés consentent à s’occuper de ceux qu’ils
pensent secrètement irrécupérables. Or, nous l’avons vu, l’enfant ressent
le poids des regards dépréciatifs, voire méprisants, sans parler des paroles
dégradantes qui lui sont parfois adressées. Elles ne font que renforcer sa
mauvaise image de soi et alimenter le sentiment de sa non-valeur, tant
personnelle que familiale et scolaire.

Pour résumer ce qui précède, disons que l’élève obstrué momenta-


nément ou plus durablement dans son intelligence n’est réductible
ni à son intériorité souffrante, ni à son comportement provocateur
et inquiétant. Il n’est pas réductible à son paraître, qui est comme la mise
en scène de ce qu’il vit au plus profond de lui. Derrière le rôle qu’il joue
à son insu, il y a un sujet qui pulse, traversé par des pulsions conflictuelles
de vie et de mort. À nous de reconnaître cette complexité, à nous de croire
aux forces de vie et de les faire advenir. Parier pour elles, et faire en sorte
qu’elles prennent le dessus, tel est le troisième volet du regard tripolaire :
permettre à l’enfant de se désencombrer, d’accepter comme vivable le
« ça » qui l’obstrue et le fait trébucher, entrer en relation avec lui pour
le rassurer et lui proposer de l’accompagner, exercer à un autre niveau la
fonction alpha qui n’a pas pu être assumée dans la petite enfance, prendre
le relais de l’adulte suffisamment bon qui a manqué autrefois en créant
des conditions relationnelles telles que le jeune en difficulté puisse réparer,
reconstruire son moi abîmé et se projeter dans le futur, le but étant qu’il
puisse s’inscrire dans une humanité en devenir. Je pense ici à un danseur
de Groszny que j’ai vu il y a un an ou deux dans une émission de télévi-
sion en train d’apprendre à danser à des jeunes meurtris par la guerre en
Tchétchénie et qui s’exclamait : « Moi, je veux que les enfants vivent ! »
Le regard est tripolaire en ce qu’il ne reste pas figé, mais se montre
capable au contraire d’embrasser la multidimensionalité de l’humain et
de soutenir le désir d’avenir, capable surtout de promouvoir la dimen-
sion intacte toujours présente dans le moi. C’est de confiance qu’il s’agit,
d’une confiance inconditionnelle de la part de l’enseignant, spécialisé ou
non. Elle se résume en ces termes : malgré les défaites qui se sont inscrites
dans le moi au point de créer des dysfonctionnements graves et de générer
des troubles de l’apprentissage, le désir d’apprendre peut se réveiller s’il
rencontre le désir de l’adulte de faire alliance avec lui, de travailler avec
l’élève dans cette aire intermédiaire d’expérience fondée sur la confiance
et l’alliance.

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L’enfant en difficulté

La rencontre pourra alors avoir lieu, et d’abord grâce à la médiation


de la parole. Il est important que l’enfant se sente écouté, reconnu avec
son expérience et l’imaginaire qui lui est propre. Lorsque ses questions
parfois balbutiantes sur le monde, sur lui-même et sur autrui sont prises
au sérieux par des adultes attentifs et qui ne le laissent pas tomber, l’élève
peut oser s’aventurer sur le chemin des apprentissages.

La médiation des mythes et des récits


Pour amener l’élève en difficulté à accepter le chaos de son monde
intérieur, il n’est rien de tel que les histoires puisées au fond de l’huma-
nité… « Plus je deviens solitaire et isolé, plus j’en viens à aimer les
histoires », écrivait Aristote, cité par F. Imbert dans le livre déjà
mentionné. Vingt-quatre siècles après lui, Thomas Pavel, dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, s’interroge sur l’énigme des histoires qui
nous transportent, à tous les sens du mot. Selon lui et ce qu’en rapporte
Roger-Pol Droit dans sa chronique du Monde du 30 juin 2006, « notre
moi demeure toujours plus ou moins flottant, à distance de cet ensemble
de gestes – travail, habitudes – qui nous collent à la peau. Dans cet écart,
se trouve la possibilité de bouger, d’oublier notre quotidien pour partager
les expériences humaines de personnages en apparence terriblement loin-
tains. Délaissant l’environnement immédiat, notre moi flottant part navi-
guer chez ces dieux si humains que sont les héros de fiction ».
C’est ce moi flottant des enfants toujours « ailleurs » que nous
pouvons solliciter en leur racontant des histoires qui sont autant de miroirs
de notre âme, et en leur demandant d’en inventer pour qu’ils deviennent
auteurs et producteurs.

Les contes et les mythes fascinent les enfants car ils viennent du fond
des temps tout en posant les questions essentielles sur l’origine du monde,
le devenir des humains, le mystère de la souffrance et du mal, l’énigme de
la mort. Nous connaissons tous les livres de Serge Boimare dans lesquels
il raconte comment il a pu apprivoiser des jeunes en grande difficulté,
envahis par toutes sortes d’angoisses, en leur lisant des contes de Grimm
– « contes de crimes » –, un roman de Jules Verne, des récits de la Bible
et de la mythologie grecque. En s’appuyant sur les hypothèses de S. Boimare,
Rémi Casanova montre à son tour, dans un petit livre extrêmement riche
et documenté, comment il s’y est pris dans sa classe spécialisée pour mobi-
liser la curiosité des élèves, après avoir mis en place les conditions d’une
revalorisation narcissique basée sur un renforcement positif de chacun.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Plus récemment, Cécile Ladjali, professeure de lettres dans un lycée de


ZEP, nous donne une fabuleuse leçon d’exigence et de confiance en ses
élèves, socialement et intellectuellement démunis, par le biais d’un livre
très tonique d’entretiens avec George Steiner, intitulé Éloge de la trans-
mission. Elle y explique, entre autres, comment elle a pu mobiliser le désir
des jeunes en leur faisant étudier puis écrire des sonnets sur le thème de
la chute. Dans le magnifique roman de Jeanne Benameur, Présent ? il est
question d’une documentaliste de collège qui raconte aux élèves la légende
du Minotaure pour qu’ils aillent chercher leur labyrinthe à eux.
Les exemples abondent de pédagogues travaillant avec des élèves en
grande difficulté, qui, en se fondant sur leur curiosité supposée face aux
grandes énigmes de la vie, ont fait preuve d’inventivité dans leur travail
avec eux.
À ce titre, je vous engage très vivement à lire, si vous ne le connaissez
pas encore, le magnifique ouvrage de Carmen Strauss-Raffy. L’auteure y
excelle à donner à entendre, par le biais de nombreux exemples empruntés
à sa longue expérience de psychopédagogue, combien ce dernier se doit
d’être un passeur au travers des récits ouvrant sur le monde et l’histoire,
et au travers du geste d’écrire qui « met en mouvement la dynamique
psychique des sujets concernés ». Il y a là maintes réflexions concernant
le tissage de liens transférentiels entre l’élève et l’enseignant, liens à partir
desquels un travail de mise en route, de mise en mouvement du désir
peut s’appuyer sur la médiation des contes et des récits, là où la singu-
larité de l’expérience individuelle rejoint l’universalité de l’humain.

Conclusion : vers une maison d’école où l’on aurait


le souci les uns des autres
Dans les groupes de soutien au soutien qui sont régis par un cadre
défini et où nous mettons en œuvre une méthode précise – dire des
défaites narcissiques, recherche d’intelligibilité, recherche de remédia-
tions –, nous poursuivons deux buts parallèles : faire en sorte que les
enfants qui sont au centre de nos préoccupations puissent surmonter leurs
difficultés et regarder vers l’avenir grâce au changement de regard des
adultes qui épousent imaginativement le point de vue de l’autre, grâce
aussi à leur inventivité pédagogique au service des plus démunis. Nous
envisageons le changement comme possible – c’est-à-dire la mise en route
du désir – à partir des représentations que nous nous formons ensemble
de ces changements. Ce faisant, nous éprouvons avec Lacan que « c’est
dans et par le discours des autres que le sujet advient ».

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L’enfant en difficulté

D’autre part, par notre façon de travailler en groupe, nous dévelop-


pons une forme de relation empathique et respectueuse d’autrui, quel
qu’il soit, une relation dont nous espérons qu’elle fera peu à peu tache
d’huile au sein de l’établissement.
Ainsi, nous rêvons d’une maison d’école où tous les professionnels de
l’éducation développeraient des projets communs fondés sur un senti-
ment d’appartenance et une éthique commune, où ils feraient alliance
et seraient attentifs aux passages difficiles qu’ont à franchir les élèves,
attentifs à leur rythme aussi, et où ils auraient ensemble le souci patient
et obstiné de leur faire découvrir la part d’humanité que nous avons tous
en partage.

Bibliographie
Balint M., Le médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot & Rivages, 1988.
Benameur J., « Aller de soi » Cahiers pédagogiques, sept. 2006.
Benameur J., Présent ? Paris, Denoël, 2006.
Boimare S., L’Enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 1999.
Casanova R., La Classe spécialisée, une classe ordinaire ? Paris, ESF, 1999.
Clerget J., L’Enfant et l’écriture, Paris, Érès, 2002.
Ginet D., Je est un autre, n° 16, avril 2006.
Imbert F., Enfants en souffrance, élèves en échec, Paris, ESF, 2004.
Ladjali C., Éloge de la transmission, Paris, Albin Michel, 2003.
Lévine J., « La maison n’est jamais loin », Je est un autre, n° 16, pp. 38-43.
Lévine J. & Moll J., Je est un autre, Paris, ESF, 2000.
Resch A., « Lettre à Renaud », Je est un autre, n° 16, avril 2006, pp. 29-31.
Strauss-Raffy C., Le Saisissement de l’écriture, Paris, L’Harmattan, 2004.
Winnicott D. W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

89
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Des élèves en difficulté


aux parents en difficulté :
le partenariat école/familles
en question

Pierre Périer

D ans les représentations dominantes des acteurs de l’école, un lien étroit


associe le destin scolaire de l’enfant à son milieu familial ou à ce que la
sociologie a longtemps condensé sous la notion d’« origine sociale » (elle-
même appréhendée sous la seule variable de la catégorie socioprofes-
sionnelle).
À l’appui de ce « constat » et face à l’enjeu de la réussite scolaire pour
tous, s’est imposé depuis les années 1980 le modèle du partenariat avec
les familles et, plus encore, sa nécessité en cas de difficulté scolaire de
l’enfant. Renforcer les liens avec les parents et les impliquer davantage
dans la scolarité de leurs enfants – ceci supposant implicitement qu’ils ne
le sont que trop peu – représente un vecteur stratégique d’action pour les
professionnels et un quasi-mot d’ordre institutionnel1. Or, précisément, le
partenariat est plus lacunaire là où les scolarités des élèves empruntent
des chemins chaotiques ou incertains, et apparaît, inversement, plus intégré
dans les pratiques ordinaires des parents dont les enfants négocient avec
succès, du moins sans accroc majeur, leur parcours au sein de l’institution
scolaire. Constat paradoxal, mais de nature à conforter les interprétations

1. Décliné, par exemple, à travers des objectifs tels que « faciliter la communication
avec les familles », « ouvrir l’école aux parents » ou avec des actions comme « la semaine
des parents à l’école ».

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

où se substitue à l’analyse des défaillances d’apprentissage de l’élève une


lecture critique des pratiques éducatives familiales et de leur relation – ou
plutôt leur absence de relation – à l’école. Trop en retrait, du moins invi-
sibles, les parents risquent alors d’apparaître comme la cause principale,
que ce soit par impuissance (victimes) ou par démission (coupables), des
difficultés ou de l’échec scolaire de l’enfant. Ce mécanisme d’imputation
interroge sur les effets d’un partenariat drapé des meilleures intentions.
Car si le principe visant à établir des relations contribuant à une meilleure
entente et une meilleure confiance mutuelles n’est pas en cause, les moda-
lités de fonctionnement ne laissent pas de questionner sur les inégalités
face au partenariat ou sur celles qui sont engendrées par celui-ci.
S’appuyant sur une cinquantaine d’entretiens réalisés auprès de familles
populaires (principalement les mères de ménages ouvriers ou employés),
dont un cinquième environ immigrées ou d’origine étrangère2, on s’inté-
ressera dans ce texte à préciser les présupposés et les implicites que
recouvre le partenariat, notamment pour les parents les moins familiers
de l’institution scolaire. Partant d’une rupture avec les évidences trom-
peuses attachées spontanément à cette notion, il est possible d’interroger
ses effets et de mettre au jour les logiques des familles les moins accul-
turées à ce mode de relation. Au-delà, on sera conduit à repenser, sur la
base de quelques principes, les formes du lien entre les parents et l’école.

Élèves et/ou parents en difficulté ?


LA MONTÉE DE LA DÉPENDANCE À L’ÉCOLE
Lieu d’une instruction dont la durée ne cesse de s’allonger, l’école
joue également un rôle croissant sur le destin des individus et la repro-
duction du statut familial. Désormais, les aspirations sociales passent pour
le plus grand nombre par le biais de l’école et des titres scolaires que
celle-ci délivre ou refuse. Les familles, y compris dans les classes popu-
laires, ont progressivement intégré la nécessité, pour leurs enfants, de
poursuivre des études, d’acquérir des diplômes et une qualification qui
les préserveront, du moins l’espèrent-elles, du déclassement et de la relé-
gation sociale, ou, mieux, les aideront à penser un avenir meilleur pour

2. Toutes ont au moins un enfant scolarisé au collège. Très souvent, elles en ont égale-
ment un au niveau élémentaire. Pour une partie d’entre elles, il s’agit d’écoles et d’établis-
sements en zones d’éducation prioritaire (ZEP). Pour le détail des enquêtes, voir Pierre
Périer, École et familles populaires. Sociologie d’un différend, Rennes, PUR, 2005.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

leur descendance : « L’école est donc progressivement apparue comme


le lieu de report de toutes les aspirations déçues des familles ouvrières. »
(Beaud & Pialoux, 1999). La prolongation des études prend parfois l’appa-
rence d’une fuite en avant, suggérée de façon récurrente dans les propos
de parents appelant leur enfant à aller « le plus loin possible », du moins
« aussi loin qu’il le pourra ». L’espoir de « s’en sortir » porte en lui
une ambition de promotion sociale, mais aussi d’évitement de la préca-
rité et des potentialités de la « carrière négative » qui, toujours, menace
les plus vulnérables. Les parents des couches populaires se donnent alors
pour devoir d’éviter à leurs enfants ce qu’ils ont eux-mêmes connu, et
consentent parfois de lourds sacrifices pour leur offrir les chances qui,
souvent, leur ont été refusées. En même temps qu’elles développent de
nouvelles ambitions pour leur progéniture, les familles sont placées dans
l’obligation de composer avec les exigences d’une scolarité qui s’allonge
et accroît l’incertitude quant à la justesse des choix d’orientation et l’issue
des études. En ce sens, l’extension de la scolarisation et la prédominance
du mode scolaire de reproduction modifient sensiblement le processus de
socialisation des jeunes générations, et des adolescents des classes popu-
laires en particulier (Périer, 2004). Les attentes placées en l’école, et dans
une scolarisation dont les familles mesurent l’enjeu sans toujours en
connaître les règles du jeu, s’accompagnent d’une conversion dans le
registre des valeurs et des attitudes éducatives.

Autrement dit, les familles les plus éloignées de l’école sont soumises à
un processus d’acculturation parfois coûteux au regard de leur mode d’être
et de faire, de leur manière de se reproduire dans leur identité et leur
devenir. Les familles qui possèdent « le moins », en termes de richesses
économiques ou de capital culturel scolairement rentable, développent un
rapport à l’école fait d’espérance et de dépendance mêlées. Une enquête
récente montrait ainsi que les familles ouvrières ne se différencient guère
du reste de la population quant aux types de métiers visés pour leurs enfants
(Poullaouec, 2004). Enseignant, médecin, vétérinaire, ingénieur ou encore
avocat sont parmi les plus cités, ce qui signifie que ces familles ont progres-
sivement « rattrapé » les modèles qui prévalaient dans les classes domi-
nantes. Objet d’investissements importants, l’école entretient des ambitions
parfois démesurées au regard des scolarités réelles et des conditions néces-
saires (de durée, de parcours, de mobilisation) pour accéder aux métiers
visés. Elles s’apparentent parfois à des formes d’irréalisme scolaire et annon-
cent, sur fond de méconnaissance du système éducatif, le désenchantement
consécutif aux espérances de promotion et de mobilité déçues.

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

Ainsi, l’emprise de la socialisation scolaire et la nouvelle division du


travail éducatif entre les parents et l’école ont instauré une forme d’inter-
dépendance fonctionnelle3, requérant l’engagement mutuel des acteurs
dans la relation et l’action tournées vers l’objectif de réussite pour tous.
Aussi, lorsqu’ils ont le sentiment de pouvoir peu, d’être « dépassés » par
les nouvelles modalités et contenus de la scolarité, les parents peuvent
vouloir s’en remettre à l’école au risque que cette délégation ne soit inter-
prétée comme une démission et qu’elle ne signe une forme de dépos-
session éducative, affaiblis qu’ils sont dans leur rôle et diminués dans leur
pouvoir d’orientation du destin de leurs enfants. Dans ce cas, l’interdé-
pendance entre les familles et l’école revêt bien plutôt le sens d’une
dépendance qui ne laisse d’autre alternative que l’école. Le poids du
capital scolaire dans le destin des individus, et, à travers eux, de la lignée,
confère un pouvoir accru à l’école, à ses classements et à ses jugements.
On en mesure toute la portée à l’aune des conséquences de scolarisations
inachevées ou de difficultés scolaires qui pèsent durablement sur les condi-
tions d’accès à l’emploi, mais aussi sur l’estime de soi. L’indexation de
la valeur individuelle sur la valeur scolaire façonne l’identité de
l’enfant ou de l’adolescent et le regard porté sur lui par les proches et
par les pairs. Les épreuves scolaires engendrent une mise à l’épreuve de
la culture populaire et des identités familiales, éprouvées par leur distance
au monde scolaire et les effets de disqualification symbolique induits.

L’IMPUTATION À LA FAMILLE DE LA DIFFICULTÉ SCOLAIRE


Dans ce contexte, la famille représente désormais un enjeu dans
les questions de scolarité et, au-delà, le prisme au travers duquel sont
perçues les difficultés scolaires rencontrées par les élèves. Car en dépit
des critiques et inflexions qu’il a subies, le paradigme de la reproduc-
tion n’en reste pas moins la théorie implicite que la plupart des acteurs
de l’institution scolaire continuent de mobiliser pour rendre compte des
difficultés d’apprentissage et des inégalités de réussite des élèves. On y
retrouve en filigrane ce qui donne corps à la notion de « handicap socio-
culturel », qui, identifiant les supposés déficits et manques linguistiques
ou culturels de la famille, explique et anticipe les difficultés avérées ou
à venir de l’élève à l’école. Le processus d’externalisation des causes et,

3. Sur le modèle du jeu, l’interdépendance fonctionnelle désigne une configuration de


relations et un équilibre des tensions que l’action des individus contribue à modifier.
Cf. Norbert Élias, La Société des individus, Paris, Pocket, 1997.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

précisément, d’imputation au milieu familial des difficultés ou de l’échec


scolaire des élèves s’énonce de manière récurrente dans les termes plus
ou moins explicites de la « démission éducative » des parents. Ainsi,
selon une enquête réalisée pour L’École des parents4 auprès de profes-
sionnels de l’éducation (enseignants, travailleurs sociaux, animateurs spor-
tifs ou culturels confondus), 58 % des sondés jugent les parents
fréquemment démissionnaires. Dans les écoles en ZEP, les enseignants
attribuent très majoritairement (75 %) la responsabilité des difficultés
scolaires aux familles, un quart d’entre eux l’exprimant précisément en
terme de « démission éducative »5.

Par-delà la grande variété de ses expressions, le thème de la démission


se décline schématiquement autour de deux familles d’« arguments ».
La première porte sur les pratiques éducatives et la manière trop peu
contrôlée avec laquelle les parents encadrent le temps de l’enfant, ses
activités, ses fréquentations. En le laissant s’adonner librement et exces-
sivement à certaines d’entre elles (télévision et jeux vidéo notamment),
les familles sécrètent les conditions nuisibles au travail scolaire à la maison,
à l’attention et à la motivation exigées en classe, ou à l’intérêt pour les
savoirs enseignés. Sous cet angle, les enseignants inclinent à penser que
les parents se défaussent de leurs responsabilités au profit d’une affec-
tion parfois immodérée pour leurs enfants6.
Selon une seconde famille d’arguments, la démission désigne le désin-
térêt scolaire de parents critiqués pour ne pas suivre la scolarité de leur
enfant ou ne pas s’en préoccuper davantage. Dans cette perspective,
l’absence de rencontre avec les enseignants ou la non-participation à la
vie de l’école est interprétée comme un signe de désinvestissement ou
d’indifférence à l’égard de l’enjeu scolaire et de la réussite de l’enfant.
Objectivement moins présents dans les différentes instances d’échanges
avec les enseignants et de représentation des parents d’élèves à l’école,
les membres des familles populaires risquent ainsi de conforter le préjugé
relatif à leur manque d’investissement ou à leur résignation face à des
difficultés scolaires qui s’accumulent. En l’absence de parents partenaires,
les acteurs de l’école sont plus enclins à voir en ces familles un lieu et

4. Voir l’enquête CREDOC-École des parents, Île-de-France, 1998.


5. Voir Guillaume F.-R., « Travailler en ZEP », Note d’information, DEP-MEN, n° 98-
16, 1998.
6. Rappelons, comme en écho, les propos du philosophe Alain pour qui « la famille
instruit mal et même élève mal », in Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1967, p. 17.

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

un milieu où les carences éducatives le disputent à une altérité culturelle


perçue comme signe de pauvreté ou d’« exotisme », surtout lorsqu’il
s’agit de familles immigrées ou étrangères.
Ces différentes manières d’appréhender la prétendue démission des
parents se renforcent mutuellement. Surtout, elles montrent le glissement
d’une représentation en termes de conditions sociales d’existence diffi-
ciles à une analyse de causalité où les parents sont perçus comme désin-
vestis, défaillants, non partenaires et, au final, à la source des difficultés
ou de l’échec scolaire de l’élève. Inversement, plus les parents sont
présents, disponibles et impliqués, moins la famille apparaît comme un
problème pour la scolarité. Une telle lecture ne peut que conforter le
point de vue de l’institution scolaire visant à rapprocher les familles de
l’école, à renforcer leur participation et, en définitive, à les conformer
davantage à ses attentes.

Le partenariat : fausses évidences et vraies connivences


« NÉCESSITÉ » ET AMBIGUÏTÉS DU PARTENARIAT
Appréhendée à l’aune du siècle écoulé, la brève histoire des rapports
entre les familles et l’école met au jour une relation ancienne et une
préoccupation récente. Le droit et l’obligation de scolarité au fondement
de l’école républicaine instituent juridiquement le rapport entre les deux
entités, mais sans autre forme d’engagement. À ce premier mouvement
historique se superpose un renversement qui fait passer d’une configu-
ration, continuée tout au long de la IIIe République, où la distance entre
parents et enseignants ne faisait pas problème, à la période contempo-
raine, où le rapprochement est jugé plus que jamais nécessaire. Ainsi, le
partenariat et les formes du lien associées (réunions, représentants élus,
participation à des actions…) relèvent d’une conception relativement
récente du type de rapports à développer entre ces deux instances
de socialisation (Montandon & Perrenoud, 1987). Les textes officiels
donnent toute la mesure de cette évolution, consacrée par la loi d’orien-
tation de 19897, qui élève les parents au rang de partenaires permanents
et à part entière de la « communauté éducative », encourage leur droit

7. Adoptée en juillet 1989, la loi d’orientation stipule, entre autres, que les parents sont
membres de la communauté éducative. Celle-ci « rassemble les élèves et tous ceux qui,
dans l’établissement scolaire ou en relation avec lui, participent à la formation des élèves »
(article 11).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

à l’information et les confirme dans leur statut d’interlocuteurs privilé-


giés des enseignants. La figure des usagers du service public d’éducation
prend place dans un contexte prônant l’ouverture de l’école et le contact
direct avec ses agents8. La forme associative incitant à faire avec les
familles marque une rupture et une inversion historique entre le
« modèle ancien » de l’autonomie pratique et symbolique de l’école
républicaine vis-à-vis des familles et le « modèle nouveau » privilégiant
le rapprochement et le dialogue continu (Payet, 1994). Dans les contextes
où la lutte contre l’exclusion et l’échec scolaire représente un objectif
prioritaire, en particulier dans les quartiers difficiles et les zones d’éduca-
tion prioritaire, la nécessité d’un partenariat avec les familles s’exprime
avec une vigueur redoublée (Lorcerie, 1998). La conviction semble désor-
mais établie que les difficultés pourront être évitées ou mieux résolues,
les tensions apaisées, les scolarités améliorées si les acteurs de l’institu-
tion scolaire, et en premier lieu les enseignants, ont la possibilité de
s’appuyer sur la famille en obtenant sa participation et son implication.

L’enjeu de la « réussite scolaire » (du moins l’évitement de l’échec),


d’une part, et l’interpénétration croissante entre les problèmes
sociaux et scolaires, notamment dans les quartiers dits « sensibles »,
d’autre part, ont engendré la « nécessité » du partenariat. Précisons au
préalable le sens donné à ce vocable et ce qui le distingue de quelques
termes souvent utilisés comme synonymes. Le « partenariat » peut être
conçu comme la définition conjointe, par les partenaires, des objectifs et
des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre9. La « coopération »,
elle, suppose une recherche d’entente sur la mise en œuvre des moyens,
alors que la « concertation » s’entend comme un échange d’idées avant
la « collaboration », qui consiste en la réalisation d’une tâche. Suivant
ces distinctions, le partenariat pourrait représenter la forme la plus
exigeante et, en réalité, rarement satisfaite du lien entre l’école et les

8. Robert Ballion a esquissé une typologie des différents états de la relation entre l’usager
et l’école, en distinguant, selon un ordre d’apparition historique, l’usager contraint et admi-
nistré situé dans un rapport de soumission à l’institution dont il dépend ; l’usager abstrait
ou citoyen qui se voit accorder des droits et une représentation au sein d’établissements
scolaires adoptant des principes de représentation démocratique au service de l’intérêt
général ; enfin, l’usager averti puis stratège, c’est-à-dire capable de faire des choix informés
et rationnels au regard des intérêts scolaires de sa progéniture. Voir Ballion R., La Démocratie
au lycée, Paris, ESF, 2002.
9. Selon une définition proposée par Paul Durning in Éducation familiale. Acteurs,
processus et enjeux, Paris, PUF, 1995, p. 198.

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

familles. Au-delà des mots, l’enjeu porte sur le degré de compétence et


sur le statut de parents inégalement « partenaires » dans les relations
et actions où ils sont supposés s’engager. D’ailleurs, la nécessité affirmée
et répétée du partenariat en cas de difficultés de comportement et/ou
d’apprentissage de l’élève se conjugue fréquemment avec une moindre
présence et participation reconnue des parents dans l’école. Inversement,
les scolarités des élèves pour lesquels il n’y a le plus souvent « rien à
dire » (les bons résultats « parlent » d’eux-mêmes) reçoivent le renfort
de parents présents, voire surprésents, usant de « stratégies de colonisa-
tion » visant à contrôler de l’intérieur de l’école la scolarité de leur progé-
niture (van Zanten, 2001). Plus généralement, au niveau du primaire
comme dans le secondaire, la participation des parents aux réunions, leur
implication dans la vie des établissements et la facilité avec laquelle ils
s’autorisent à intervenir sont liées à leur appartenance sociale et à leur
niveau de scolarisation (Montandon, 1994 ; Masson, 1996 ; Terrail, 1997).

UN PARTENARIAT INÉGAL
Ce paradoxe d’une plus grande difficulté de partenariat avec les
parents d’élèves en difficulté interroge sur les conditions implicites du
partenariat (Comment devient-on partenaire ?), sur les fonctions effecti-
vement remplies par ce mode de régulation et d’ajustement des relations
entre les familles et l’école (À quoi sert-il ?) et, en définitive, sur les béné-
ficiaires réels de l’ouverture de l’école en direction des parents (À qui
cela profite-t-il ?).
Certes, des travaux ont montré que l’implication des parents de mino-
rités ethniques ou des groupes les plus dominés et démunis, y compris
sous la forme d’une simple présence dans l’enceinte de l’école et de
quelques contacts avec les enseignants, était de nature à changer les
perceptions réciproques, à relier symboliquement les mondes scolaire et
domestique, à donner du sens aux apprentissages (Clark, 1983 ; Chauveau
& Rogovas-Chauveau, 1992). Il n’en demeure pas moins que les parents
des classes moyennes seraient, du fait d’une plus grande proximité sociale
avec les agents de l’institution scolaire, les premiers bénéficiaires d’une
offre de partenariat opérant sur un mode qui leur est plus familier
(Henriot-van Zanten, 1996). Parce qu’il requiert des familles des disposi-
tions et des ressources culturelles inégalement partagées, l’accès à ce mode
de relation s’adresse implicitement à des usagers avertis et aptes à satis-
faire, par le biais d’une connivence culturelle et de codes partagés, les
critères pour s’afficher en « bon parent » et, précisément, en parent

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

d’élève10. Citons, pour s’en tenir à l’essentiel des prérequis au partenariat :


la compréhension du « mode d’emploi » des rencontres et des échanges
(Quand dans l’année ? Selon quelle fréquence ? Avec qui ? À propos de
quoi ?), les conditions pratiques (disponibilité horaire, prise de rendez-
vous, mobilité), la maîtrise d’une langue (le français) et de formes langa-
gières (façons de parler), la connaissance supposée de l’école, de son
fonctionnement et l’identification de ses acteurs, une capacité à suivre les
apprentissages, voire à aider dans les devoirs. Autant de compétences
tenues pour acquises par l’ensemble des familles mais qui, en réalité,
s’adressent à un parent « idéal ».

De même, une analyse du partenariat dans les quartiers populaires a


montré qu’il s’agit, d’une part, de transformer les enfants en élèves afin
qu’ils intègrent les valeurs et les normes de l’école, et, d’autre part, de
consacrer les parents dans leur responsabilité éducative (Glasman, 1992).
Les familles ont alors pour fonction de préparer l’enfant à l’école et de
prolonger, avec d’autres moyens et sous d’autres formes, ce qui est appris
en classe et exigé après la classe. On perçoit à ce niveau que le partena-
riat peut s’apparenter, pour les groupes les plus à distance de l’école et
de sa culture, à un processus de mise en conformité, voire de contrôle
indirect de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont. Les familles les plus dému-
nies et les plus dominées en redoutent d’autant plus les effets qu’elles
font face à une injonction paradoxale leur prescrivant de s’inscrire dans
un système de relations dont elles ne possèdent ni le code ni les moyens
pour y participer. Or leur non-présence ou leur silence risque de les consti-
tuer en non-partenaires et de conforter les interprétations en termes de
désintérêt, de manque de « bonne volonté » ou de démission éducative.
Ce faisant, le partenariat sécrète indissociablement la figure de parents
trop absents, des « déviants ». Imperceptiblement, la problématique de
l’élève en difficulté – plus fréquente dans les familles évoquées – devient
celle de parents (mis) en difficulté, car confrontés à la scolarité chaotique
de leur enfant mais également à leur rapport à l’école, plus délié et jugé
trop en retrait. Les rencontres « bilan » avec les parents, les commis-

10. Pour une clarification des termes de « famille », « parent » et « parent d’élève »
ainsi qu’une analyse de leurs usages, voir Glasman D., « “Parents” ou “familles” : critique
d’un vocabulaire générique », Revue française de pédagogie, n° 100, 1992b, pp. 19-33, et
Périer P., École et familles populaires, 2005. Indiquons simplement que le rapport à l’école
implique une conversion au sein des familles afin de transformer les enfants en élèves et
faire que les parents se comportent en « parents d’élèves ».

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

sions et visites à domicile viennent rappeler la dissymétrie des rapports


entre les familles et l’école, et l’impossibilité de se soustraire à une norme
de collaboration qui invite à la compréhension mutuelle et à l’entente,
mais peut, dans bien des cas, être ressentie comme une relation hiérar-
chique et potentiellement source de conflits. Lorsqu’ils se voient rappelés
à leurs « obligations » sur le mode radical de la convocation ou de la
sanction11, il s’établit alors un rapport de force avec l’école, une confron-
tation susceptible de générer des tactiques d’évitement ou des réactions
parfois virulentes de mécontentement.

LE SENS DE LA DISTANCE À L’ÉCOLE


Ainsi, céder spontanément à l’illusion d’un partenariat nécessaire-
ment bénéfique – qui serait a priori contre ? – risque de faire oublier
tout ce que ce partenariat requiert comme dispositions et ressources afin
que les parents aient conscience de sa nécessité supposée et s’inscrivent
dans les formes et les modalités de collaboration proposées. Les règles de
l’échange, les codes culturels, les attentes de rôles divergent et font
obstacle à l’entente et à la compréhension mutuelles. En ce sens, plus
qu’un simple « malentendu » (Dubet, 1994), qu’une information et une
communication améliorées permettraient de surmonter, il y a un diffé-
rend entre une partie des familles et l’école, dont les catégories de percep-
tion, d’interprétation et d’action divergent au point de ne jamais s’accorder
(Périer, 2005). Parce qu’elles obligent davantage les parents et les acteurs
de l’école, les difficultés scolaires révèlent et amplifient ce qui existait
déjà à l’état latent. Les tensions sont plus vives car les attentes réciproques
et les conséquences sont plus importantes. Se pose dans ce contexte la
question du sens de l’absence et des logiques des familles qui se tiennent
à distance de l’école. Car le défaut de partenariat n’équivaut en rien à
une absence de préoccupation ou de mobilisation scolaires, mais il suggère
de distinguer l’intérêt parental des modalités par lesquelles il se
manifeste. En se situant du point de vue des familles, trois logiques,
sources de différends, peuvent être identifiées.

11. Récemment, la menace de suppression des allocations familiales pour cause de compor-
tement « déviant » au regard des règles et normes scolaires est venue rappeler le contrôle
éducatif que l’État entend exercer, à travers l’école, sur les familles.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

– La première logique consiste en un rapport qui évolue de la


confiance à une attitude de défiance. En effet, les parents se montrent
pour la plupart disposés à reconnaître la compétence des enseignants et
à leur accorder leur confiance. Elle n’est pas seulement l’effet de leur
méconnaissance, mais aussi l’indice de leur croyance en une école qui
réaliserait, sinon l’égalité des chances entre élèves, du moins l’égalité de
droit entre des individus que l’institution protège. Cette fonction d’égali-
sation statutaire, plus attendue des minorités et des groupes socialement
dominés (Schnapper, 1994), permet par ailleurs de comprendre la réac-
tivité jugée parfois excessive de certaines familles dès lors que leur enfant
fait l’objet d’un traitement ne respectant pas, selon elles, ce principe.
Suivant la logique de confiance, les parents ont pour norme de ne pas
intervenir, attendent d’être informés par l’école et d’être sollicités par
elle. Ils ne jugent donc pas utile de rencontrer les enseignants et s’inter-
disent même de s’immiscer dans un domaine qu’ils s’obligent à respecter.
Cependant, lorsqu’un contact s’effectue à l’initiative de l’école, il n’est
pas rare que celui-ci se produise à un moment déjà trop avancé, dans un
temps où il leur sera difficile d’infléchir une appréciation ou une déci-
sion qu’ils jugent arbitraire et vivent comme une sanction. Dans ce
contexte, les parents s’estiment volontiers abusés, sinon trahis par l’école,
et la confiance initiale vire alors au soupçon ou à la défiance.

– Une seconde logique met l’accent sur les critiques que les familles
font à l’égard des enseignants, avec, en toile de fond, une scolarité diffi-
cile et parfois déjà compromise. La critique se nourrit alors d’un certain
ressentiment et se déploie principalement sous trois registres : l’élitisme
scolaire, le manque d’autorité, la discrimination sociale ou ethnique. L’un
des griefs porte, en effet, sur l’élitisme des enseignants ou l’élitisme de la
culture scolaire portée par les enseignants. Les savoirs enseignés sont jugés
peu pertinents au regard des métiers visés. De même, l’ampleur des devoirs
à la maison est vécue comme une façon de mettre les enfants en diffi-
culté puisqu’ils ne pourront pas être aidés (sans parler des conditions maté-
rielles au domicile). Les parents reprochent également aux enseignants de
manquer d’autorité (les enseignants faisant ce même reproche aux parents).
Les parents disent que les professeurs ne se comportent pas comme des
adultes face aux élèves et ils ne comprennent pas toujours la proximité
dans les relations entre enseignants et élèves, les modes de communica-
tion et d’échange faits de proximité et de complicité (tutoiement, échanges
téléphoniques, individualisation des « règles »…). Enfin, ils redoutent
qu’un traitement aux accents discriminatoires, sur une base sociale et

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

surtout ethnique, ne compromette les chances scolaires de leur enfant et


ne l’expose à des sanctions injustifiées. L’enseignant peut être soupçonné
d’attitudes racistes, et ce d’autant plus que certains élèves se montrent
fort habiles en présentant, de façon stratégique, les informations données
à leurs parents. Dans un entretien, une mère dit ainsi vouloir rencontrer
un professeur, qualifié par son fils de « raciste » pour l’avoir « injuste-
ment » puni, ce dernier s’empressant de dissuader les velléités de protes-
tation de sa mère : « Surtout n’y va pas, ce sera pire ! »

– Selon une troisième logique, les familles déploient des tactiques


défensives pour se protéger. Elles semblent tenir l’école à distance,
tentent de se dissimuler ou de se soustraire au regard et au jugement
qui, indirectement, les culpabilisent et les humilient parfois. Car ce qui
leur est renvoyé par l’école à travers la scolarité de leur enfant peut repré-
senter une menace pour l’identité et la cohésion du groupe familial et
s’ajouter ainsi aux vicissitudes du quotidien. Ce que les enseignants disent
des élèves, de leurs performances ou de leur comportement, atteint souter-
rainement l’identité des personnes et les qualités éducatives des parents.
Un fil rouge relie ainsi les difficultés de l’enfant en classe à sa famille,
qui s’efforce de défendre ses prérogatives en matière d’éducation et de
préserver sa dignité. Alors que l’institution scolaire cherche des alliés ou
des recours, les parents disqualifiés peuvent, au contraire, « faire bloc »
défensivement avec leur enfant, le protéger pour… se protéger eux. Le
retrait est une tactique défensive qui permet de résister et de « garder
la face », de maintenir une identité de parent, essentielle dans la défi-
nition de l’identité sociale (celle des mères de milieux populaires, en parti-
culier). Les difficultés scolaires sont une mise à l’épreuve de la famille,
de sa cohésion et de la solidité de ses liens. Le déni de réalité scolaire
(ces familles qui « refusent » de voir les réalités « en face ») ou l’esquive
du partenariat n’ont alors d’autre fonction que de préserver l’intégration
familiale et l’entente entre ses membres.

Repenser le lien entre les parents et l’école


UNE APPROCHE CONTEXTUELLE
La question des relations entre parents et enseignants ne peut être
envisagée indépendamment des contextes où elle s’insère. La territoriali-
sation des politiques éducatives, conjuguée aux stratégies de choix d’établis-
sement – qui sont aussi des stratégies résidentielles – d’une partie des

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

familles, a accentué l’interpénétration entre l’école et le quartier, entre la


dynamique urbaine et la dynamique scolaire. Les effets de contextes, à la
fois de scolarisation et de socialisation des jeunes générations, sont désor-
mais plus marqués, d’autant que la répartition différentielle des élèves et
des familles alimente des processus de ségrégation tant socio-ethniques que
scolaires (van Zanten, 2001 ; Maurin, 2004 ; Felouzis, Liot & Perroton,
2005). Les disparités ainsi engendrées suggèrent que le diagnostic sur les
besoins sera plus précis et les réponses plus adaptées si l’on travaille à un
échelon local et dans des relations de proximité. Cette approche territo-
rialisée (dont la création des ZEP a constitué un premier signe exemplaire)
a fait émerger la nécessité de penser de façon différenciée et contextua-
lisée l’action de l’école en direction de ses partenaires, au premier rang
desquels les parents. En ce sens, l’analyse des situations locales repré-
sente un préalable à l’action, non pas en direction des familles tenues à
l’écart de l’école, mais bien avec elles, dans un système de relations que
l’on sait néanmoins de portée locale, temporaire et offrant peu de prise à
la généralisation12. C’est pourquoi une réflexion sur la manière de faire
évoluer le partenariat ne peut viser des réponses « clés en main », dont
la pertinence avérée pour une école peut se révéler de peu d’efficacité pour
une autre. Certes, des actions ont été menées ici ou là avec succès, et elles
témoignent de l’impact de certaines initiatives sur la (re)construction des
relations entre les familles et l’école et, plus largement, sur le renforcement
du lien en éducation. Sur ce terrain, qui reste largement à défricher, la
rencontre entre parents et acteurs de l’école suggère d’emprunter des
détours et de s’ouvrir à des formes « traversières », volontiers collectives,
qu’il importe alors de reconnaître : la formation de parents devenant relais
d’autres familles, l’ouverture de « classe de parents » dans les établisse-
ments, ou bien encore la création d’un lieu de rencontre parents/ensei-
gnants hors l’école en sont quelques exemples.

DES PRINCIPES POUR L’ACTION


Il serait vain cependant de vouloir dresser quelque inventaire de
ces pratiques, quand bien même leur diffusion pourrait être une contri-
bution précieuse à la recherche de nouvelles formes d’alliance entre l’école
et les familles (en particulier dans les contextes où cette alliance est jugée
déficitaire). Au reste, il n’est pas certain que la multiplication des exemples

12. Voir aussi Léger A. & Tripier M., Fuir ou construire l’école populaire ?, Paris, Méridiens
Klienscksieck, 1986.

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

suffise à surmonter les difficultés ou les impasses d’un partenariat qui


épouse des variations historiques et contextuelles qu’une logique de trans-
position de supposées « bonnes pratiques » conduirait à négliger. Aussi,
la réflexion qui suit s’intéresse à dégager des principes, non des contenus
ni des modalités, pouvant aider à structurer et à orienter l’action. Ces
balises pour la réflexion, au nombre (provisoire) de quatre, sont plus parti-
culièrement destinées à des contextes où le partenariat ne va pas de soi :
l’explicitation, la diversification, l’anticipation, la médiation.

– Un premier principe vise l’explicitation. Parce qu’il conserve trop


souvent un caractère opaque dont le décryptage fait intervenir des compé-
tences inégalement distribuées entre les familles, le partenariat favorise
la connivence culturelle entre les acteurs de l’école et les parents les plus
informés et les plus stratèges. Ce faisant, les familles les plus à distance
de l’école vivent comme un désavantage relatif leur difficulté à s’appro-
prier et à comprendre un dispositif dont elles sont peu ou prou exclues.
Or, comme l’écrivent les auteurs des Héritiers dans la conclusion de leur
célèbre ouvrage : « Chaque progrès dans le sens de la rationalité réelle
[…] serait un progrès dans le sens de l’équité. » (Bourdieu & Passeron,
1975). Dit autrement, l’explicitation est une condition de la démocratisa-
tion. Rendre le partenariat accessible et intelligible au plus grand nombre
impliquerait de clarifier le « mode d’emploi », les règles mais aussi les
usages afin de lever les inhibitions et les freins de parents maintenus dans
une forme d’ignorance ou de confiance passée sous silence. Il s’agit égale-
ment de dire ce que l’école fait et attend des parents afin de préciser les
frontières de rôles et de responsabilités des uns et des autres, et d’éviter
le rejet mutuel de la faute, les parents incriminant les enseignants et
inversement (Gayet, 1999).

– La diversification des modalités définit un second principe pour


le partenariat. En effet, la diversité sociologique des familles et des
contextes suggère de varier les dispositifs et modalités de la rencontre.
Pour utile qu’il soit, le modèle de relations dominant dans l’institution
des rapports entre les familles et l’école (documents d’information,
réunions, rencontres interindividuelles sur rendez-vous, représentants
élus…) s’adresse en réalité à un type de parents, au détriment des autres.
En modulant les formes et les supports du lien, ne serait-ce qu’à travers
le lieu, la temporalité et la prise de contact, l’école peut ouvrir l’espace
de ses accès, pratiques et symboliques, aux familles qui en sont les plus
éloignées. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut faire référence à ce

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

qui a longtemps prévalu dans les relations entre le maître d’école et les
familles qui se côtoyaient de manière informelle dans les espaces de
sociabilité ordinaire ou au travers des activités de leur commune de rési-
dence. À bien des égards (mais sans nostalgie), ce mode d’échange spon-
tané, dégagé de la contrainte programmatique des rendez-vous et des
effets de domination induits par une rencontre dans l’école, a semblé
mieux accordé aux conditions sociales d’existence des familles populaires
et à leur rapport d’intérêt et de méfiance mêlés aux institutions sociales
et éducatives (Thin, 1998).

– Un troisième principe repose sur une anticipation de la rencontre


entre les familles et l’école, à l’initiative de cette dernière. Les exemples
ne manquent pas, en effet, de situations dont les acteurs engagés déplo-
rent qu’elles auraient pu être, sinon évitées, du moins atténuées dans
leurs conséquences, par une meilleure relation avec les parents. Ceci
implique en particulier qu’une première rencontre ait eu lieu plus en
amont dans l’année, surtout dans les quartiers « sensibles » où l’échange
avec les parents a un caractère plus aléatoire. Une prise de contact dès
la rentrée scolaire et systématique serait de nature à permettre une iden-
tification mutuelle des parents et agents de l’école et la définition
commune des modalités de la relation. L’objet n’est autre que de créer
les conditions les plus favorables à la scolarisation et de prévenir les
écarts que les sanctions et convocations en cours d’année ne suffiront
plus à réparer.

– Enfin, un dernier principe prend appui sur les médiations et les


intermédiations. Le rapport des familles populaires à l’école et, a fortiori,
lorsque leurs enfants rencontrent des difficultés scolaires prend souvent
la forme d’une confrontation inégale. Dominés symboliquement, les
parents le sont également par le pouvoir des enseignants qu’ils peuvent
redouter et vouloir éviter. La dissimulation est la tactique adoptée par
les personnes souffrant de discrédit (Goffman, 1986), et l’intervention
d’un tiers peut donc être une manière de dénouer une relation dans
l’impasse et d’élaborer collectivement des réponses aux problèmes rencon-
trés. Bien que rattachés statutairement à l’institution scolaire, des profes-
sionnels tels que le maître E peuvent, par leur connaissance des difficultés
et modalités d’aide en matière d’apprentissages, d’une part, et leur posi-
tion à l’interface de l’école (de la classe) et des familles, d’autre part,
jouer un rôle pivot dans ce processus. Au-delà de la résolution (ou de
l’évitement) de conflits, la médiation et l’intermédiation représentent un

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

puissant levier pour aider les familles à construire et à agir collective-


ment face à l’école, à utiliser les ressources locales (on pense, par exemple,
à l’accompagnement scolaire) dont on postulera les effets bénéfiques pour
leurs enfants. Ce faisant, l’enjeu consiste à se prémunir d’un double écueil
toujours difficile à combattre. D’une part, celui de la substitution lorsque
les familles perdent ou jamais n’acquièrent leur autonomie face à l’école.
D’autre part, celui de la stigmatisation lorsque ne sont aidées que les
familles (immigrées et populaires notamment) dont les (non-)pratiques
apparaissent les moins conformes au modèle officieusement prescrit
(Bouveau, Cousin & Favre, 1999).

Conclusion
Aborder les difficultés d’apprentissage de l’enfant, son comporte-
ment de passivité ou d’indiscipline en classe, c’est toujours s’engager au-
delà des aspects purement scolaires et déplacer subrepticement le regard
vers l’éducation fournie par les parents. Qu’ils soient jugés à distance ou
convoqués pour aborder les problèmes rencontrés par l’enfant, les parents
s’exposent alors à apparaître incompétents, « dépassés » ou démission-
naires. Si le renforcement du lien entre l’école et les familles peut préven-
tivement éviter la mésentente et lever les différends, postulant par ailleurs
ses retombées bénéfiques sur l’investissement scolaire des élèves, il ne
revêt pour autant, sous la forme actuelle du partenariat, aucun caractère
d’évidence. Car l’école exige sans le dire un travail d’acculturation et de
mise en conformité des parents, inégalement dotés et disposés pour
s’inscrire dans le modèle du dialogue, de la participation et de la complé-
mentarité de rôles valorisé par les enseignants. Ainsi, ouvrir l’école aux
parents, et avec les meilleures intentions, ne suffit pas pour que tous vien-
nent et peut avoir précisément pour effet de faciliter la participation et
parfois l’intrusion des parents les plus proches de l’institution (Meirieu,
1999). En ce sens, plutôt que de déplorer l’absence de certaines familles
et ses supposées conséquences sur la scolarité des enfants, l’analyse nous
invite à reconsidérer le modèle du partenariat et, sans en abandonner le
principe, à inventer et à construire des formes du lien plus proches des
intérêts des familles qui en bénéficient le moins.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

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Des élèves en difficulté aux parents en difficulté

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Ce que nous apprennent


les « réussites paradoxales »
Mieux comprendre la construction
des liens entre l’école
et certaines familles

Yolande Rosales Torres

De l’intérêt et de la difficulté à travailler


sur les « réussites paradoxales »
Les travaux de recherche en sociologie « critique » de l’éducation
ont produit deux façons, non pas opposées mais complémentaires, de
travailler et de penser la question de l’échec et de la réussite scolaires.
La première approche date du milieu des années 1960. Elle s’appuie
sur la corrélation statistique, aujourd’hui bien connue, entre origine
sociale et niveau de diplôme obtenu. Pierre Bourdieu et Jean-claude
Passeron l’interprètent comme suit : l’inégale réussite scolaire trouve son
principe dans « la plus ou moins grande affinité entre les habitudes cultu-
relles d’une classe et les exigences du système d’enseignement ou les
critères qui y définissent la réussite » (1964). Autrement dit, l’école exerce
une violence symbolique sur les élèves les plus éloignés de la culture
et des pratiques scolaires légitimes, et participe par là même à la
reproduction des inégalités sociales existantes. Il s’agit là d’une
avancée scientifique et sociale importante : alors que l’on croyait encore
dans les années 1950-1960 que les inégalités face à l’école tenaient essen-

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

tiellement aux inégalités d’accès au système éducatif, la sociologie critique


de l’éducation a montré que ce qui paraissait « naturel », dans « l’ordre
des choses », correspondait en fait à des intérêts de classes. Cette démys-
tification est fondamentale parce qu’elle montre que l’autonomie du
système d’enseignement est soumise à des dépendances d’autant plus
fortes que celles-ci sont largement inconscientes. Notons cependant que
cette critique radicale de l’« idéologie des dons » a débouché chez les
praticiens de l’éducation sur un nouveau modèle explicatif dominant de
l’échec scolaire : la thèse du « handicap socioculturel », selon laquelle il
« manquerait » à ces enfants les bases culturelles et linguistiques pour
réussir à l’école. Ce modèle explicatif ne constitue pas forcément un
progrès du point de vue de l’action pédagogique, dès lors que l’origine
sociale est pensée comme étant la « cause » des difficultés que rencon-
trent à l’école les enfants des milieux populaires1, dès lors que ce fata-
lisme « sociologisant » ne fait finalement rien d’autre que relayer le
fatalisme « biologisant » de la période antérieure.
Cette première façon d’étudier la question de l’échec et de la réussite
scolaires, fondée sur le pourquoi des choses et s’appuyant sur l’appareillage
statistique, a conduit nombre de chercheurs à s’intéresser aux faits de
structure, à intégrer dans leur mode de pensée la position occupée par
les parents des différents milieux sociaux au sein de l’espace social, à
prendre en compte le caractère pluriel de la domination (inséparable-
ment économique, culturel et symbolique)… Reste la principale zone
d’ombre de ce type d’approche : comment se fait-il alors que des enfants
de familles populaires parviennent malgré tout à un haut niveau d’études
alors que leur réussite scolaire était statistiquement improbable ?
Comment rendre compte de ces irrégularités statistiques et sociales ?

1. Rappelons que corrélation statistique ne signifie pas relation de causalité (Cf. B. Charlot,
E. Bautier et J.-Y. Rochex, 1992). Pour éclairer la différence entre corrélation et causalité,
on peut prendre l’exemple de la corrélation statistique entre l’apprentissage de la lecture
en un an, pour un enfant, et le fait d’habiter une maison ou un appartement doté d’une
salle de bain. Le lien de causalité conduirait à dire que le fait de prendre une douche le
matin fait apprendre à lire ! S’il y a fort probablement un rapport entre cette caractéris-
tique de l’habitat et l’apprentissage de la lecture, il ne saurait être de causalité. Il passera
par la situation sociale, économique et culturelle de la famille, par des pratiques familiales,
et finalement par une plus grande familiarité entre les pratiques familiales et celles de
l’école… Il s’agit donc de construire la chaîne de médiations qui relie les deux éléments de
la corrélation.
2. Pierre Bourdieu (1989) parle pour sa part de « miraculés sociaux » et Jean-Pierre
Terrail (1985) de « transfuges de classe ».

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Au tournant des années 1970-1980, Jean-Pierre Terrail a été le premier


à s’intéresser à ces cas atypiques, appelés aussi « réussites paradoxales »2.
Nous étions là à la fin des Trente Glorieuses, période porteuse sur le plan
économique et politique, marquée par un double compromis social et
scolaire, durant laquelle l’école jouait de fait son rôle d’ascenseur social,
mieux que de façon marginale.
En recueillant par entretiens des histoires de vie de jeunes adultes
d’origine ouvrière, ce sociologue a porté son attention sur les processus
complexes et hétérogènes par lesquels ces jeunes sont parvenus tout de
même à devenir des intellectuels. Cette seconde approche de l’échec
scolaire, dite « en creux », s’inscrivant dans une sorte de continuité/rupture
par rapport aux travaux de Pierre Bourdieu, aide à mieux comprendre les
conditions de la socialisation familiale et scolaire, la façon dont ces fils et
filles d’ouvriers interprètent l’épreuve objective et subjective d’une
traversée de l’espace social et scolaire. Jean-Pierre Terrail analyse ainsi la
« discontinuité brutale qui surplombe toute l’existence des transfuges »
enquêtés (1985). L’accès au savoir savant et, par là même, à d’autres modes
de vie, de pratiques, de pensée demande une véritable conversion du
rapport au monde, une capacité à opérer des ruptures souvent vécues sur
le mode de l’arrachement. Tout en montrant que la pratique religieuse ou
le militantisme politique des parents peuvent avoir des effets bénéfiques
sur la scolarité de leurs enfants, ce chercheur souligne que ces derniers
doivent s’approprier un désir parental prenant la forme d’une mobilisa-
tion intensive pour la réussite scolaire, ou, autrement dit, en faire leur
affaire à eux. Ces enfants d’ouvriers entretiennent un rapport de plaisir
avec l’école primaire et tout particulièrement avec la lecture. Mais, pour
réussir, ils doivent en plus faire preuve d’un fort volontarisme qui s’incarne
non seulement dans des stratégies d’adaptation au monde scolaire,
dans un engagement long et soutenu dans le travail scolaire, mais aussi
dans le renoncement à des familiarités de voisinage et à des jeux de la
rue. On a là des enfants confrontés à la coupure des univers (de la 6e à
la 3e), tandis que tout concourt dans l’univers scolaire à ce que l’héritage
familial se voit frappé d’indignité. Il faut compter également avec l’heure
des crises et des choix (de la 2de à la terminale). En réalisant qu’ils sont
en train de changer d’univers culturel, ces enfants se questionnent doulou-
reusement sur leur propre identité ; ils savent désormais qu’il leur faut
assumer leur différence. Ces « réussites paradoxales » se voient enga-
gées dans un processus d’acculturation qui les immerge dans l’ambi-
valence. On trouve chez eux une conscience douloureuse de l’injustice
sociale qui incite à la revanche, mais également des sentiments mêlés de

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

dette et de trahison : la dette envers les parents qui ont contribué à cette
réussite scolaire (se devant encore d’être monnayée sur le marché du
travail), mais également la trahison, puisqu’ils ont été obligés de « nier »
l’héritage familial pour réussir à l’école… Sans oublier la fierté et la souf-
france des parents : la fierté, bien sûr, de voir leurs enfants réussir, mais
aussi la souffrance de les voir s’éloigner culturellement de leur univers
d’origine, de voir se distendre les liens affectifs3.
Par ses travaux pionniers, Jean-Pierre Terrail a ouvert de nouvelles pistes
de recherche. Par la suite et dans un esprit voisin, d’autres chercheurs,
comme ceux de l’équipe ESCOL4, ont travaillé à repérer et à analyser plus
étroitement les médiations qui permettent de mieux comprendre ce
qui relie le fait d’appartenir à tel milieu familial et social et le fait de
réussir (ou d’échouer) à l’école, en interrogeant notamment le rapport
que les élèves entretiennent au savoir et à l’école, le sens qu’ils trou-
vent à apprendre, leurs façons de travailler, ce qui se noue entre expérience
scolaire et projets familiaux, etc. L’enjeu de recherche est ici de comprendre
les constructions sociales et scolaires des inégalités, c’est-à-dire de saisir et
d’analyser la part que prend le « social » (les formes et les modalités
concrètes de la socialisation familiale) et la part que prend l’école (ses
modes de fonctionnement, ses choix pédagogiques, ses pratiques ordinaires
de transmission des savoirs) dans la production de ces inégalités, car il s’agit
aussi de répondre à cette question pratique et cruciale pour les enseignants :
comment permettre à tous les élèves d’acquérir à l’école ce que certains ont
déjà acquis dans la famille ? Les cas de réussite exceptionnelle en milieu
populaire obligent à mieux penser la confrontation entre ces deux univers
de pratiques que sont la famille (au sens large) et l’école, à mieux penser
les liens de réciprocité et les effets qui en découlent.
Tenter de comprendre ces situations atypiques constitue un véritable
défi pour les sociologues de l’éducation, « un mystère à élucider », selon
l’expression de Bernard Lahire (1994 et 1995).
L’étude de l’atypisme scolaire5 peut constituer pour les enseignants une
source de réflexion sur ce qui permet de parler de « réussite » ou d’« échec »

3. Voir l’équivalent littéraire des histoires de transfuges analysés par Terrail dans l’œuvre
d’Annie Ernaux, en particulier ses premiers livres : Les Armoires vides, Paris, Gallimard, 1974 ;
La Place, Paris, Gallimard, 1983, etc.
4. Désormais réunis autour d’Élisabeth Bautier et de Jean-Yves Rochex.
5. L’atypisme scolaire concerne également les « échecs paradoxaux » des enfants issus
de milieux socioculturels privilégiés. Les études sur ce sujet sont plus rares. Citons cepen-
dant les travaux de Carole Daverne (2003).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

scolaire des élèves, une manière de mieux questionner leurs pratiques au


regard des scolarités populaires6, c’est-à-dire d’enfants dont les parents occu-
pent une position dominée de salariés d’exécution dans l’espace social.

UNE THÉMATIQUE DE RECHERCHE QUI EN APPELLE À LA VIGILANCE


Cela étant, cette thématique de recherche ne va pas sans soulever
une série de problèmes et de réflexions d’ordre épistémologique, métho-
dologique et (ou) idéologique.
Commençons par cette simple question : quels critères permettent
d’affirmer que nous avons vraiment affaire à des cas de « réussite para-
doxale » ? Chercher à connaître la réalité sociale de tel ou tel cas implique
nécessairement d’interroger les variables explicatives classiques : la catégorie
socioprofessionnelle des parents et des grands-parents, le niveau d’instruc-
tion de ceux-ci, le nombre d’enfants (âge, sexe, trajectoire scolaire…), le
rang dans la fratrie, le lieu de résidence, etc. On ne peut négliger ces
variables et la manière dont elles interagissent les unes par rapport aux
autres, dans la mesure où, justement, elles peuvent donner à voir des aspects
atypiques de l’histoire familiale et sociale, mais il faut également apprendre
à les considérer avec circonspection. À titre d’exemple, on reconnaît
aujourd’hui que les conditions de socialisation (familiales et scolaires) ne
sont pas les mêmes pour l’enfant quand ses parents sont biactifs ou lorsqu’un
seul des deux parents travaille7. En effet, l’assise économique de la famille,
avec tout ce qu’elle permet en matière d’accompagnement de la scolarité,
est un atout important dans le parcours scolaire de l’enfant.
Quant aux entretiens réalisés auprès d’élèves en situation de « réus-
site paradoxale », ils apprennent très vite au chercheur qu’il peut exister
un écart, et parfois un écart important, entre ce qui est dit par l’élève et
ce qui est noté dans le dossier d’inscription concernant la profession des
parents. On découvre ainsi que telle mère8 « employée » (sans autre préci-

6. Sans doute faudrait-il spécifier, beaucoup plus qu’il n’est possible de le faire ici, ce
que l’on entend par le vocable « populaire ».
7. C’est encore souvent le cas dans certaines familles de milieux populaires et/ou immi-
grées. On sait par exemple que l’inactivité des femmes originaires du Maghreb (qui tend
d’ailleurs à persister) est beaucoup plus fréquente que chez les natives du Portugal.
8. Dans un contexte de développement de l’éducation et d’expansion continue des scola-
rités, il faudrait se demander, pour les différents milieux sociaux, quels effets produit le travail
de la mère (ou son inactivité) sur l’histoire scolaire de son enfant. Nous pensons, comme bien
d’autres, que face à l’investissement croissant des familles dans la scolarité de leurs enfants,
l’école, comme la société, a assigné aux mères un rôle de plus en plus actif dans leur capa-
cité à préparer leurs enfants aux exigences et aux attentes de l’institution scolaire.

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

sion dans ledit dossier) peut être aussi bien employée du tertiaire
qu’employée de services9, ce qui ne renvoie absolument pas à la même
réalité, en terme, notamment, de « bonne volonté culturelle »10, au sens
où Pierre Bourdieu l’emploie (1979).
On sait, par ailleurs, que le travail d’enquête du sociologue demande
de manière générale le concours et la confiance de l’enquêté, et qu’il
consiste aussi « à donner les moyens à ce dernier de dire des choses qui,
sans lui, ne trouveraient pas (ou mal) le chemin de leur mise en visibi-
lité » (Bernard Lahire, 2005). Autrement dit, il s’agit pour le chercheur
d’aider l’enquêté à « accoucher » de son expérience, tâche d’autant plus
délicate qu’on touche de près à la question identitaire lorsqu’on interroge
des élèves sur leur réussite scolaire exceptionnelle ; des élèves qui, de plus,
ont souvent tendance à s’autoattribuer spontanément leur réussite
scolaire11, gommant du même coup les dimensions sociales de celle-ci.

Pour conclure cette première partie, rappelons enfin que la question


complexe de la « réussite » ou de l’« échec » scolaire des enfants des
milieux populaires ne peut être considérée de la même façon selon les
contextes historiques. L’école est devenue d’une certaine manière moins
inégalitaire, dans le sens où ces enfants ont accès aujourd’hui à des
niveaux de diplôme auxquels ils avaient auparavant de très faibles chances
de parvenir ou dont ils étaient exclus. Pour autant, et sur fond de « marché
(noir) scolaire12 » en plein développement, un autre constat s’impose : la

9. Et que dire des « employées » des centres d’appel, qui ont souvent un niveau de
diplôme égal ou supérieur à bac + 2, mais qui n’en constituent pas moins une sorte de
nouveau « prolétariat », en raison des fortes contraintes auxquelles elles sont assujetties ?
10. Même si l’on sait que depuis les années 1960, la mobilisation des parents à l’égard
de l’école a considérablement augmenté dans tous les milieux sociaux, et, tout particuliè-
rement, dans les milieux populaires.
11. Nous faisons ici référence à la théorie de « l’attribution ». Celle-ci définit l’attribu-
tion comme un processus cognitif mis en œuvre dans les explications que les gens, dans la
vie quotidienne, avancent de leurs propres comportements et de ceux d’autrui. On sait que
la tendance est plutôt à l’autoattribution quand il nous arrive quelque chose de gratifiant
et plutôt à l’hétéroattribution (à la mise en accusation de l’autre et/ou de l’environnement
social) dans le cas inverse.
12. Ce « marché (noir) scolaire », comme le disent les sociologues, trouve ses origines
dans le recul des régulations nationales, dans la montée en puissance du consumérisme
scolaire au fil des ans et dans la diversification croissante de l’offre d’éducation en prove-
nance des établissements. Pour autant, en France, le service public d’éducation n’en est pas
(encore) au stade où il serait « piloté » par la demande parentale (et celle des entreprises),
comme dans les pays anglo-saxons.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

« massification » du système éducatif n’a pas tenu ses promesses et s’est


transformée peu à peu en « démocratisation ségrégative » (P. Merle,
2002). La réalité scolaire telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui et au
niveau le plus global est celle d’une poursuite du processus de fermeture
sociale des grandes écoles13, d’un « embourgeoisement » de la série S et
d’une « prolétarisation » des séries technologiques et professionnelles.
On sait aussi que les IUT, voie royale de l’ascension sociale des enfants
d’ouvriers en réussite scolaire dans les années 1970, volontiers qualifiés
aujourd’hui de « plus petites des grandes écoles », recrutent davantage
vers le haut que par le passé. Quant à l’insertion sur le marché du travail,
celle-ci dépend de plus en plus, à compétences égales, du capital social
des parents… Dans ces conditions, on ne peut que constater la raréfac-
tion des cas de « réussites paradoxales » en cours de cursus scolaire14 ou
parvenus au terme de leurs études.

La période actuelle invite donc à se défier de l’idéologie dominante du


« quand on veut, on peut ». À valoriser de façon excessive et aveugle ces
réussites individuelles, on risque de se leurrer. Les recherches sur les réus-
sites atypiques gardent néanmoins un intérêt heuristique, car l’examen
du « singulier » peut permettre de comprendre plus finement la
complexité du général… à condition d’en passer par une compréhension
du « général » pour saisir ce « singulier »15.

13. La proportion d’étudiants français d’origine populaire à Polytechnique, l’ENA et


Normale sup est passée de 15,4 % en 1965 à 7,1 % en 1993 (Cf. M. Euriat & C. Thélot, 1995).
On comprend mieux les nouveaux partenariats qui se construisent actuellement entre
certaines grandes écoles et certains établissements ZEP lorsque l’on sait que la proportion
d’enfants d’ouvriers n’était que de 5,1 % en 2002-2003 sur l’ensemble des CPGE (classes
préparatoires aux grandes écoles), contre 63,7 % d’enfants dont les parents occupent une
profession de type cadre supérieur, profession libérale ou enseignant (cf. C. Charle, L. Del
Buono, C. Gaubert & C. Soulié, 2004). La question fondamentale est ici celle du mode de
recrutement (restreint vs élargi) de l’élite (cf. C. Lelièvre, 2002).
14. Voir, à titre d’exemple, l’enquête menée par Yves Careil (2007) sur deux collèges
socialement contrastés (centre ville vs ZEP) de l’agglomération nantaise. Sur les 278 collé-
giens suivis de la 6e à la 3e, l’auteur ne repère qu’un seul véritable cas de « réussite para-
doxale ».
15. Sur ce sujet, voir le chapitre « Singularité et généralité » de Bernard Lahire (1995).

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

Étude de cas : destins scolaires et professionnels de deux


familles immigrées portugaises
L’analyse des « réussites paradoxales » se complexifie encore plus
lorsque l’on travaille avec des familles issues de l’immigration.
On sait que dans le processus migratoire, toute personne passant de
« là-bas » à « ici » est appelée à se transformer parce qu’elle est prise
dans « le mouvement d’émigration et d’immigration, en sa double dimen-
sion de fait collectif et d’itinéraire individuel » (A. Sayad, 1991). Autrement
dit, la question de l’immigration oblige à considérer la diversité des trajec-
toires migratoires familiales, à questionner ce qui a pu déterminer les
départs d’hommes et de femmes, la manière dont leurs enfants nés « là-
bas » ou « ici » éprouvent et intègrent cette histoire migratoire dans leur
intimité subjective, dans leur langage et dans leur vie quotidienne.
Plus encore, et du fait de la spécificité des traditions historiques et
culturelles, ce n’est évidemment pas la même chose de travailler sur des
populations issues de l’immigration algérienne, turque ou portugaise…
Les familles d’origine portugaise, arrivées en France dans les années
1960-1970, présentent par exemple un certain nombre de traits saillants
(comme constructions historiques et sociales) qui les différencient/rappro-
chent des autres familles « allochtones » ou d’ailleurs « autochtones » :
une tendance marquée à passer inaperçues dans l’espace social16 ; une
propension à s’inscrire dans des réseaux très actifs d’entraide et de soli-
darité, qu’ils soient associatifs, familiaux ou professionnels ; une tendance
à rester fidèles au passé (y compris religieux) qui fonde l’unité et l’iden-
tité collectives17 ; une inclination à faire usage de stratégies résidentielles
et familiales impliquant plusieurs générations18. Par là même, nous
voulons rappeler que les parents et leurs enfants sont pris dans un univers
socialement structuré et structurant qui les pousse à adopter des
comportements spécifiques vis-à-vis du monde scolaire, sans pour autant,
bien sûr, que les choses soient figées une fois pour toutes.

16. Les travaux réalisés sur l’immigration portugaise en France révèlent une sociabilité
de type communautaire qui s’exprime avec discrétion, à tel point qu’à propos des Portugais
de France, Albano Cordeiro (P. Dewitte, 1999) intitule son article : « Les Portugais, une
population “invisible” ? ».
17. Il faut souligner l’importance de la foi catholique et l’attachement aux cultes tradi-
tionnels (autour notamment de la figure de Fatima) comme autant de facteurs structurants
de l’identité.
18. Ces familles immigrées gardent avec le Portugal des liens étroits qu’elles cultivent
par des allers et retours réguliers.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Si l’on s’intéresse à la scolarisation des jeunes d’origine portugaise dans


les années 1980, on s’aperçoit qu’ils avaient fortement tendance à
s’orienter vers des filières courtes et techniques (CAP, BEP)19, avec, cepen-
dant, des différences entre garçons et filles. Avec l’allongement des études,
les ambitions scolaires sont revues à la hausse tant par les parents que
par les enfants. Les jeunes d’origine portugaise accordent beaucoup plus
d’importance aujourd’hui au baccalauréat général20, même si les parents
restent attachés au modèle d’apprentissage professionnel (le baccalauréat
professionnel et technologique, BTS en alternance).
L’analyse à suivre s’efforcera de mettre en perspective deux situations
familiales21 relativement homogènes du point de vue des caractéristiques
sociales et qui, pourtant, se présentent comme étant pour le moins contras-
tées sous l’angle des trajectoires scolaires et des insertions professionnelles
des enfants. Sans prétendre à une quelconque généralisation ou à vouloir
« tout dire » sur ces parcours particuliers, l’objectif consistera à faire
émerger des outils de compréhension sur la manière dont le champ des
possibles scolaires et sociaux peut s’ouvrir ou non aux familles de milieux
populaires.

Commençons par présenter brièvement ces deux familles, et ce à partir


des mères, Antonia et Gisela, qui, dans les deux cas, occupent une posi-
tion centrale.

• Antonia : un rapport au monde où se lit la croyance dans le destin22


Antonia, 66 ans, est arrivée en France en 1969, un an après son mari.
Elle était femme de ménage et lui ouvrier dans le bâtiment. Tous deux
viennent d’un village du nord-ouest du Portugal (région rurale et agri-
cole, de tradition catholique et encore peu alphabétisée à l’époque). Dès
l’âge de 6 ans, Antonia a dû mendier, puis travailler pour survivre et n’a
donc jamais fréquenté l’école. Son mari a fait trois années d’études

19. Voir l’enquête sur les populations d’origine étrangère de Michèle Tribalat (1996).
20. Voir les travaux de Yaël Brinbaum (2002).
21. Concernant notre terrain d’enquête, c’est à partir du matériau recueilli (entretiens
semi-directifs auprès des mères de famille et observation d’indices dans l’espace domestique
familial) que nous avons notamment reconstruit ces deux configurations familiales.
22. Il ne s’agit pas, par cette formule, de réduire la vie d’Antonia à un principe unique
qui résumerait l’ensemble de ses modes de pensée et d’agir, mais plutôt de mettre en
lumière, à partir du discours produit, la ou les dominantes qui apparaissent de façon récur-
rente et qui sont significatives de ce qui se joue dans le rapport à la scolarisation.

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

primaires. Avant d’émigrer, Antonia travaillait comme « bonne dans des


familles très très riches », et toute la famille subissait des conditions d’exis-
tence extrêmement précaires. Le couple est aujourd’hui retraité et vit
dans un quartier de relégation, petite enclave de pauvreté située dans la
partie sud de l’agglomération nantaise. Ils ont trois enfants : un fils âgé
de 40 ans, devenu « chef » d’une entreprise de nettoyage après avoir
connu une scolarité difficile (niveau 3e) ; deux filles de 38 et 33 ans qui
possèdent toutes deux un CAP de secrétariat et qui, l’une et l’autre, sont
aujourd’hui employées de service dans la même banque, tout en faisant
des ménages chez les particuliers.

• Gisela : entre changement et continuité familiale


Gisela, 58 ans, est l’aînée d’une famille de six enfants. Elle a aussi
grandi dans un village du nord-ouest du Portugal et a effectué les trois
années de scolarité alors obligatoires pour les filles. Comme dans beau-
coup de familles portugaises, l’émigration fait partie de son histoire fami-
liale. Son père avait en effet émigré au Brésil. Pendant ce temps, sa mère
et les enfants se répartissaient dans les différentes propriétés agricoles de
la famille élargie pour y « travailler la terre » ou « s’occuper des
animaux ». Après sa scolarité, à l’âge de 10 ans, Gisela fut élevée par son
oncle paternel, prêtre et personnage important dans cette famille croyante
et pratiquante. Lorsqu’elle rencontre son mari au Portugal, celui-ci
travaille en France depuis déjà quatre ans comme ouvrier dans le bâti-
ment. Le couple se marie en 1970 et Gisela viendra alors rejoindre son
époux à Quimper. Ils auront trois enfants : une première fille, Lucia
(30 ans), puis Maria (26 ans) et Antonio (22 ans). Tous les trois ont suivi
un parcours « d’excellence » scolaire. Non seulement ils choisissent l’alle-
mand comme seconde langue vivante, mais ils décrochent un bac scien-
tifique. Lucia poursuit des études de médecine et exerce aujourd’hui
comme médecin. Maria, « Math sup et Math spé », est aujourd’hui profes-
seure agrégée de mathématiques en IUT. Antonio est en quatrième année
de dentaire. De plus, tous les trois ont passé un baccalauréat portugais
par correspondance « avec des notes de 19 ». Gisela, quant à elle, a d’abord
été mère au foyer avant de devenir femme de ménage. Son mari a obtenu
une promotion sociale en passant du statut d’ouvrier à celui de chef de
chantier.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

L’ÉCOLE COMME SENS À CONSTRUIRE POUR LES FAMILLES


Gisela s’aperçoit très vite que Lucia « marche » bien à l’école. Et
elle s’en aperçoit d’autant plus vite que les instituteurs ne cessent de la
féliciter d’avoir une fille « aussi bonne élève, sérieuse et curieuse ». Des
félicitations qui joueront un grand rôle dans la réactualisation vers le
haut du projet de vie de l’ensemble de la famille. Gisela se donne l’auto-
risation de réinterpréter le projet migratoire familial en fonction d’un
avenir qu’elle perçoit comme prometteur, et c’est bien parce que Gisela
réinterprète sa condition d’immigrée qu’elle va pouvoir se donner un
nouvel objectif : que ses enfants fassent des études.
Le discours d’Antonia, pris dans la restriction du possible, est pour sa
part tout autre ; elle dit ainsi, à propos de ses petit-enfants : « Ma fille,
je sais qu’elle essaie de les pousser le plus loin qu’elle peut et ils sont très
intelligents, c’est possible qu’ils arrivent… »

Dans ce « possible », il y a aussi de l’incertitude, l’idée que le devenir


des êtres est subordonné à un « quelque chose » d’autre qui agit même
si l’intelligence est offerte. Cette restriction est à mettre en rapport avec
l’analyse de Pierre Bourdieu, selon laquelle « les agents se déterminent
par rapport à des indices concrets de l’accessible et de l’inaccessible, du
“pour nous” et du “pas pour nous” » (1980). D’une certaine façon, penser
la poursuite des études n’a de sens que si les signes de la réussite scolaire
sont visibles et évidents. Pour son fils aîné, « ça servait à rien », pour son
petit-fils (l’enfant de son fils), la réussite scolaire espérée n’advient pas :
« Il n’arrive pas [dans ses devoirs à la maison], il n’avance pas et c’est
toujours… le travail d’école lui parle pas. » Antonia souligne ici à la fois
son intérêt pour la scolarité de son petit-fils et en même temps l’impuis-
sance de la famille à le faire travailler ou encore à le percevoir comme
un élève pris dans des difficultés scolaires. Il est sans doute important
pour cette famille que l’avenir se réalise par étapes successives dans le
sens d’une croissance et d’un gain obtenu.
Par ailleurs, ce qui peut se mobiliser pour la réussite d’un enfant ne
s’éprouve ni dans le même temps ni sur la même durée d’un parent à
l’autre. En effet, dans la famille de Gisela et concernant le projet d’étude
de médecine de Lucia, on s’aperçoit que le père est pris dans la division
« d’un monde structuré selon la catégorie du possible (pour nous) et de
l’impossible (pour nous) » (P. Bourdieu, 1980) : « Comment veux-tu qu’un
chien fasse un chat ou qu’un chat fasse un chien ? » Cette catégorie (du
possible et de l’impossible) est opératoire non seulement du fait de l’appar-

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

tenance sociale, mais aussi du fait de l’appartenance sexuelle : « Qu’elle


fasse des études pour être vendeuse ou secrétaire, mais pas si loin. Tu te
rends compte, il faut aller à Brest, c’est trop cher ! » Pour autant, ces logiques
ne sont pas définitivement figées. Le père de Lucia reste certes en retrait
quant à la scolarité de sa fille23, mais il fait confiance à son épouse et
laisse les choses se faire. C’est finalement le passage de sa fille à l’univer-
sité qui marquera symboliquement un changement d’attitude face à la
scolarité de celle-ci. D’une part, parce que l’accès à l’université a long-
temps été le privilège d’une élite dans la société portugaise24. D’autre
part, et peut-être surtout, parce qu’il a lui-même participé à la construc-
tion des bâtiments de l’université de Brest. Ce père, qui a bâti cette faculté
de « ses mains », peut imaginer Lucia médecin. Les études de sa fille à
l’université prennent sens et c’est à partir du moment où il « regarde
ça » qu’il opère un travail réflexif sur lui-même : « Un de mes enfants est
rentré ici sérieusement pour faire un métier. »
Soulignons l’importance de ce travail réflexif, qui va lui permettre de
s’ouvrir à des « possibles » non seulement pour l’aînée, mais aussi pour
les autres enfants. Gisela fait d’ailleurs remarquer à son époux : « Tu vois,
tout arrive. » Tout se passe comme si le père avait besoin de « voir »
pour croire. Dès lors que la réussite scolaire des enfants s’inscrit dans un
projet d’avenir possible, Gisela et son mari vont déployer leur énergie à
créer les conditions matérielles et un climat familial propres à favoriser
la scolarité de leurs trois enfants. En donnant l’autorisation à leur fille
aînée de faire des études de médecine, ils la chargent d’une mission, celle
d’entraîner sa sœur et son frère dans son sillon. Ils espèrent que la réus-
site de l’aînée rejaillira sur toute la famille. L’école devient une « affaire
de famille », et l’aînée va jouer un rôle important en tant que modèle
de réussite scolaire et de conduite morale (sérieuse, patiente, affectueuse)
auquel les deux plus jeunes vont pouvoir s’identifier. Lucia crée l’émula-
tion dans la fratrie et devient le rail ascendant pour les suivants. En ce
sens, les processus liés à la scolarisation doivent prendre en compte la
place qu’occupe l’enfant dans la fratrie : « Chaque individu humain
construit ainsi son identité, sa singularité, son histoire, au cœur d’une
dialectique entre places et missions assignées, et places et missions occu-
pées ou remplies, entre repères identificatoires et énoncés identifiants. »

23. Selon la mère, il se contentait de signer les bulletins sans trop savoir dans quelle
classe elle se trouvait.
24. Le nombre réduit d’entrées à l’université était une question de notoriété et renfor-
çait la valeur sacrée du savoir.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

(J.-Y. Rochex, 1995). Dans la famille de Gisela, envisager que les enfants
se déplacent dans une autre ville pour suivre leurs études, c’est les auto-
riser à s’approprier une autre place sociale, c’est leur permettre d’opérer
des choix dans l’espace des possibles, de réaliser des expériences qui dépla-
cent les frontières symboliques tracées par l’histoire migratoire.
Si, dans la famille de Gisela, l’école est désormais vue à travers le
prisme des « études » (mot récurrent tout au long de l’entretien), si elle
est devenue un moyen d’ascension sociale, il n’en va pas de même dans
la famille d’Antonia. L’école est perçue comme importante, sans doute
parce qu’elle permet d’accéder aux apprentissages de base comme lire et
écrire, mais surtout parce qu’elle permet d’inaugurer une première sortie
de la précarité. Lorsque nous lui avons demandé si l’école en France était
différente du Portugal, Antonia répond : « Oui, la langue est différente et
l’école est différente, tout le monde est obligé d’y aller, c’est déjà une grande
chose et déjà à ce moment-là au Portugal, l’école était obligatoire. La première
chose que j’ai fait ici, c’est mettre mes enfants à l’école… »

C’est déjà un changement de statut symbolique, social et économique


que d’avoir, dans cette famille, des enfants scolarisés. C’est aussi la possi-
bilité de s’identifier à l’image revalorisée d’un Portugal s’éveillant progres-
sivement à la question de la scolarisation et à la formation de sa
population. Par ailleurs, pour des familles ayant connu une grande
pauvreté, l’école n’est pas forcément signifiante comme voie de réussite
ou d’échec social. Autrement dit, la valeur socialement accordée à la réus-
site scolaire et à l’obtention d’un diplôme ne va pas de soi. Pour nombre
de familles portugaises, rentrer au plus vite dans la vie active ou décro-
cher un CAP n’est pas perçu comme dévalorisant25, alors que se retrouver
au chômage, surtout si on a fait des études, serait jugé comme un échec,
car il en va de la dignité et de l’honneur de la famille, c’est-à-dire aussi
de sa réputation. Pour certains parents, permettre aux enfants de pour-
suivre des études suppose de pouvoir se confronter et d’assumer des
enjeux symboliques importants quant à l’image que la famille veut donner
d’elle-même, quant à sa capacité à réussir son projet migratoire.
On le voit bien, la scolarisation a des effets pour ces familles issues
d’un contexte de socialisation où la place du scolaire était secondaire et
n’était pas perçue comme un enjeu pour l’avenir. Zaïhia Zeroulou nous
rappelle ainsi que « dans chaque culture, les concepts éducatifs possè-

25. Nous parlons surtout de la génération de parents arrivés dans les années 1960-1970.

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

dent une cohérence. L’émigration la brise. Il se produit une rupture au


niveau des attentes et des aspirations des parents mais aussi au niveau
de leurs conduites sociales » (1988). Il faut aussi du temps pour que l’école
prenne sens et place dans la famille, et cela suppose du même coup que
se transforme le regard porté sur soi, sur les autres et sur le monde.

QUAND LES MODES DE PENSÉE ET D’INTERPRÉTATION DU MONDE


ORIENTENT LA VIE26
Il existe chez Gisela une croyance dans l’avenir, une façon
d’imaginer la réussite de sa fille Lucia, une manière de le lui signifier qui,
probablement, contribuera à lui donner la confiance pour réussir et
devenir quelqu’un. En témoigne cet « énoncé identifiant » – selon la
formule de Jean-Yves Rochex (1995) – qu’elle adressera à sa fille et où
s’exprime aussi la fierté d’une mère qui n’entend pas que l’école réduise
ou tourne en dérision les ambitions familiales : « Lucia m’avait dit un jour,
en 6e, elle était arrivée en pleurant à la maison : “Le professeur m’embête,
elle veut que l’on choisisse un métier et je ne sais pas quoi faire. – Écoute,
puisque tu es bonne, que tu es patiente, vas faire médecine, tu lui dis que
tu veux être médecin. – Médecin, maman ? – Tu lui dis comme ça, et, comme
ça, ils vont se taire. Et puis tu iras au Portugal, tu donneras des consulta-
tions aux pauvres. Et puis tu verras bien d’ici là.” Et puis elle a mis ça en
tête. »
Chez Gisela, les catégories de pensée se réfèrent souvent à des valeurs
morales, fortement imprégnées de catholicisme, qu’elle projette d’ailleurs
sur la figure du médecin. Dans ce cadre familial quasi communautaire où
le « nous » collectif a un sens, les valeurs religieuses guident la vie fami-
liale et participent du processus de socialisation et d’un certain rapport
au monde, à soi et aux autres27 : « Les enfants parlent avec le pauvre comme
avec le riche. Ils ne parlent pas de leurs études, de ce qu’ils font. On leur a
appris que c’était un don de Dieu et que surtout il ne fallait pas se mettre
en avant plus que les autres puisque chacun fait ce qu’il peut. » Même si
Gisela véhicule un univers de significations où la référence transcendan-
tale à un ordre divin est toujours présente, on observe une cohésion fami-
liale qui tient en partie au partage de croyances (religieuses), de valeurs

26. C’est dans la mise en mots et dans le recours à des catégories du langage qu’il est
possible de saisir les modes de pensée.
27. Rappelons que Gisela a été en partie élevée par un prêtre, son oncle. Au Portugal,
devenir prêtre a longtemps été le moyen de faire des études.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

(respect du travail, volonté, sens du devoir et du sacrifice…) et de senti-


ments (filiaux, fraternels…). Les enfants de Gisela prendront appui sur des
valeurs de solidarité et de soutien entre les membres de la famille pour
se mobiliser dans leurs activités scolaires à la maison. Ils s’entraideront
dans leurs devoirs, partageront des domaines de savoirs (les trois enfants
s’engageront dans des filières scientifiques), et formeront en définitive une
sorte de réseau interdépendant, les rendant du même coup plus aptes à
surmonter les difficultés rencontrées. Par ailleurs, l’école n’est pas pensée
ici comme émancipation symbolique du groupe familial ; elle n’apparaît
pas non plus comme ayant consacré une rupture radicale avec les modes
d’agir et de penser dont il était porteur avant d’émigrer. Mais en s’inscri-
vant dans leur projet d’étude et de réussite, les enfants sont contraints
d’opérer des choix, d’orienter leurs pratiques. À ce propos, Jean-Pierre
Terrail écrit qu’« entrer dans un rapport de maîtrise active à son destin,
c’est prétendre lui conférer un sens qui tient à soi plus qu’aux aléas de
l’existence, se faire le sujet de sa propre histoire » (1984).
Pour sa part, Antonia donne sens aux événements de sa vie à travers un
autre système de croyances qui n’est pas étranger à son appartenance à un
contexte social très pauvre, d’origine rurale et empreint de religiosité popu-
laire, mais qui n’est pas non plus réductible à celui-ci. À certains égards,
Antonia est dans une « pensée magique », comme en témoignent ses
multiples allusions au destin, à la sorcellerie et à un univers religieux. Et
l’on notera à ce sujet qu’elle interprète les événements de sa vie en évoquant
à chaque fois une causalité externe : « Moi je dis, il faut qu’ils aillent comme
ils peuvent. Nous, on peut pas exiger des enfants et des petits-enfants ce qui
est pas normal, là où ils n’arrivent pas à aller. Chacun a son destin, il faut le
suivre. » Ainsi, Antonia ne se demande pas pourquoi son fils et son petit-
fils ne réussissent pas à l’école. La réussite scolaire n’est pas ici une
« affaire de famille », mais l’affaire de l’école, du destin, de l’hérédité :
« Est tel père, tel fils, c’est comme ça ! ». Antonia est enfermée dans une
logique de pensée où le sens de ce qui se produit est donné de l’extérieur.
Cette manière d’interpréter les situations a forcément des effets sur sa façon
d’envisager l’avenir pour elle et pour ses enfants, en particulier lorsqu’il
s’agit d’exprimer des projets sur leur devenir scolaire et social.

LE TRAVAIL POUR APPRENDRE LA VIE


Dans les discours tenus par ces deux familles, le mot « travail »
(d’ailleurs souvent associé au mot « argent ») revient comme une sorte
de leitmotiv : il représente un domaine de mobilisation et de préoccu-

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

pation majeur. D’abord, parce que le travail et, par suite, les gains produits
donnent sens à la trajectoire et à l’histoire migratoire tout autant qu’aux
projets qui y sont liés, comme, par exemple, celui d’épargner pour pouvoir
acheter une maison au Portugal. Ensuite, parce que le travail incarne un
certain nombre de valeurs et de qualités : « Le travail est lui-même la
valeur dominante, valeur des valeurs. Issu de la morale et des valeurs
religieuses, il s’en libère pour se constituer lui-même comme fondement
de l’éthique moderne », écrit Roger Sue (1994). Et on observera aussi que
pour ces deux familles, la socialisation des enfants passe par l’inculcation
d’une morale autour de la question du travail28… Mais il existe néan-
moins une différence importante entre la famille d’Antonia et celle de
Gisela. Au sein de cette dernière, les valeurs associées au travail, telles
que l’effort, le sacrifice, la persévérance, seront mobilisées comme
ressources au service du travail scolaire. « Ah, ils travaillaient ! Ah oui, oui,
oui ! », s’exclamera-t-elle à propos des devoirs à la maison. Chez cette
mère de famille, il y a l’idée que le travail procure, au-delà des bénéfices
d’ordre pécuniaire, des bénéfices subjectifs comme la satisfaction d’accom-
plir son devoir, la fierté et le plaisir que l’on éprouve devant la recon-
naissance des autres, qu’il s’agisse de la famille élargie ou des enseignants.
Plutôt que d’imposer sa volonté à ses enfants, Gisela explique le bien-
fondé de ses attentes, elle incite à la prise de conscience, elle joue sur
leur libre arbitre : « C’est pour vous. Si vous faites les devoirs, demain le
professeur va être content. Moi, on ne m’a pas laissé faire des études malheu-
reusement. Vous, vous pourrez faire ce que vous voulez. Vous travaillez ou
vous ne travaillez pas, c’est à vous de choisir. Ou alors vous allez faire comme
moi femme de ménage. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Papa travaille
dans le chantier. C’est à vous de choisir. Antonio me disait : “Papa gagne
bien sa vie ! Moi je m’en fous d’aller dans le chantier. – Mais c’est dur,
Antonio ! – Et l’école, tu penses que ce n’est pas dur ? – C’est à toi de voir,
tu choisis.” » Ce passage laisse bien entendre la violence de l’expérience
vécue (« Et l’école, tu penses que ce n’est pas dur ? »). Non seulement
Antonio doit se montrer à la hauteur des sacrifices (y compris financiers)
de ses parents, mais il doit aussi se montrer à la hauteur des réussites
scolaires de ses sœurs (d’après les dires de Gisela, les enseignants ne se
privent pas de jouer cette carte…). Dans ce contexte, les enfants doivent
intérioriser les enjeux d’une réussite scolaire grâce à leur travail,
sans jamais oublier que le travail détermine la condition de l’immigré.

28. Rappelons brièvement que la société traditionnelle portugaise initiait très tôt l’enfant
à des modes d’apprentissage liés à l’univers et à une culture du travail.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

L’éthique du sacrifice liée à celle du devoir moral participe aussi du


processus de mobilisation familiale concernant l’école. C’est parce que
Gisela et son mari ont soutenu moralement et matériellement leurs
enfants dans leurs études, parce qu’ils ont consenti à des sacrifices que
leurs enfants éprouvent de la fierté et nourrissent un sentiment de dette
et de devoir vis-à-vis de leurs parents. Mais c’est aussi parce que les enfants
se sentent reconnus dans cette épreuve à surmonter (la quantité de travail,
la privation de loisirs, les souffrances subjectives liées à l’angoisse de ne
pas être à la hauteur des sacrifices des parents…) qu’ils peuvent donner
sens aux expériences qu’ils traversent. Gisela raconte ainsi (ce passage de
l’entretien se situe avant l’épreuve du concours de 1re année de méde-
cine de sa fille) : « Nous, on voulait qu’elle passe son permis. Elle a dit non.
“Je passe mon concours d’abord et si je l’ai, je passe mon permis. Si je l’ai
pas, vous n’aurez pas à payer comme ça. Je prends le bus ou le train, mais
je veux pas que vous dépensiez votre argent comme ça.” Elle l’a eu. Mais je
l’ai aidée beaucoup parce qu’elle était démoralisée avant les examens, elle
pleurait. Le dimanche, je la sortais… On était toutes seules, toutes les deux.
On allait en ville. Je lui payais un chocolat. Je l’encourageais. Je lui disais :
“Tu vas être fière un jour si tu réussis. – Mais c’est trop dur, tout le monde
redouble, maman. – Tant pis si tu mets deux ans ! – Tu te rends compte,
c’est déjà tellement long les examens et c’est tellement dur. – Ne t’inquiète
pas ! – Mais il y a les frères (le frère et la sœur) derrière… – Ne t’inquiète
pas ! On va y arriver”… »

Rappelons aussi que la mobilisation matérielle et financière des parents


implique de nombreuses stratégies, lesquelles renvoient à des valeurs et
à des manières d’envisager le changement dans l’avenir. Lucia reconnaît
et donne sens au sacrifice de ses parents en adoptant en retour les mêmes
conduites. Il s’agit pour elle de prévoir, d’anticiper, d’organiser son avenir
et d’avancer au plus vite afin de ne pas gaspiller l’argent de ses parents,
et cela suppose qu’elle donne de la valeur au travail de ses parents. Lucia
apprend à orienter ses actions non pas vers des besoins immédiats, mais
vers l’avenir. En ce sens, le désir de réussite prend place au sein d’un
projet planifié, pensé également en termes de gains et de pertes. Ces
modes d’agir supposent des contraintes et une forme d’autodiscipline qui
sont transférables dans les manières de travailler (scolairement) et de
s’investir dans les apprentissages scolaires.
Dans la famille d’Antonia, on reconnaît plus volontiers la figure de
l’immigré qui s’honore de travailler. Voici ce que cette mère déclare à
propos de ses enfants : « Ils sont jamais restés au chômage beaucoup, ils

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

ont toujours travaillé de droite à gauche, et ils ont de bonnes paies quand
même. » Nous apprenons aussi qu’Antonia et son mari ont préparé très
tôt leurs enfants au monde du travail : « On allait avec les enfants… avant
qu’ils aillent à l’école… faire des ménages dans une entreprise, ça les a habi-
tués à travailler tout jeunes. »
On retrouve ici un milieu à forte structuration communautaire où la
socialisation de l’enfant se réalise en apprenant sur le tas et par imita-
tion des adultes. Mais, surtout, pour Antonia, le devenir et à bien des
égards la réussite des enfants passe par un équilibre à trouver entre travail,
mariage et maison. C’est sur un ton ferme qu’elle prononce ces paroles :
« Que chacun trouve du travail, que chacun a commencé à travailler, que
chacun continue sa vie, se marie, qu’ils achètent une maison. » C’est bien
dans cet ordre, dans cette linéarité qu’elle énonce les trois grands événe-
ments qui font sens pour elle, en tant que destin humain à reproduire
chez les enfants. Et ce modèle de réussite fait partie intégrante du projet
migratoire, avec ses objectifs d’amélioration des conditions de vie et
d’achat d’une « maison de rêve »29. Celle-ci, en tant qu’objet symbolique
et social (voire « œuvre », au sens fort, quand la maison a été conçue
et construite de leurs mains par les propriétaires), concrétise la réussite
pour les générations futures. La mobilisation économique de la famille,
entièrement tournée vers l’acquisition d’une maison, traduit une volonté
tenace de s’extraire non pas de leur milieu d’origine, mais de leur milieu
social précaire. C’est pourquoi les enfants doivent apprendre à devenir
« travailleurs » et à « se débrouiller » (à user de « dispositions pragma-
tiques », comme le dirait B. Lahire, 1995), pour que ces savoir-faire et
ces savoir-être soient ensuite mobilisés dans leur vie. C’est bien, du moins,
pour cette génération d’immigrés portugais, la continuité d’un modèle de
socialisation qui oppose volontiers socialisation scolaire et socialisation
familiale, le monde de l’école et la « vraie vie ».

MODES D’OUVERTURE ET DE FERMETURE AU MONDE


Les familles font usage de pratiques qui traduisent la manière dont
elles se confrontent et s’approprient le monde. Si l’on s’intéresse, par
exemple, aux pratiques par lesquelles nos deux familles s’approprient
l’espace urbain, on s’aperçoit alors qu’Antonia sort peu de sa cité. Ses
contacts extérieurs se limitent au quartier, aux associations portugaises,

29. Expression empruntée à l’ouvrage de Roselyne de Villanova, Carolina Leite et Isabel


Raposo (1994).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

aux visites à la famille ou à des amis portugais, laissant par là même


apparaître une assez forte structuration communautaire du mode de vie.
Ce n’est pas tout à fait un hasard si Antonia donne « l’église » et le
« centre commercial » comme points de repères pour que nous puissions
nous rendre chez elle. À aucun moment, elle ne mentionnera l’école, qui,
pourtant, se trouve au pied de son immeuble…
À l’inverse, nous serons frappés par la clarté et la précision des expli-
cations données par Gisela pour indiquer la route qui mène à son domi-
cile. Cette mère est beaucoup plus mobile à la fois dans le temps et
l’espace, et on notera d’ailleurs qu’elle a passé son permis de conduire
et qu’elle aime à se présenter comme une femme « moderne » qui va
chercher ses enfants à l’école en voiture. Une mobilité qu’elle s’accorde
à elle-même et dont elle fait bénéficier ses enfants, laissés libres de
s’installer dans une autre ville pour suivre leurs études. Cela étant, si l’on
interroge plus avant les pratiques de sociabilité de Gisela, on s’aperçoit
que le réseau familial reste malgré tout prioritaire : « On ne fait rien les
uns sans les autres. » Cette mère fait en sorte que la scolarisation et la
réussite scolaire de ses enfants ne consacrent pas de rupture avec un
système de valeurs et de comportements liés à un mode traditionnel du
fonctionnement familial (temps familiaux, temps pour les tâches domes-
tiques, pratiques religieuses…). Si ce modèle d’éducation favorise les
bonnes habitudes de vie et de travail, il ne permet pas pour autant de
s’affranchir du lien familial. Dans le cas présent, les pratiques familiales
produisent des attitudes ambivalentes qui manifestent à la fois ouverture
et fermeture sur le monde.
Les modes d’appropriation de l’espace peuvent aussi être mis en rapport
avec les pratiques d’acculturation linguistique. Antonia est en France
depuis plus de trente ans et, pourtant, elle maîtrise assez mal la langue
française (difficultés à conjuguer, à ordonner la place des adverbes...).
Pendant l’entretien, Antonia se préoccupe fort peu de savoir si elle « parle
bien ». Ses énoncés ne portent la marque d’aucune recherche du mot
juste, d’aucune autocorrection comme indices, parmi d’autres, d’une
appropriation de la langue française accompagnée d’une réflexion objec-
tivée sur celle-ci. Pour cette mère, parler le français sert surtout à la réali-
sation des actes élémentaires de la vie quotidienne. Antonia s’inscrit pour
l’essentiel dans une logique de l’utile ou de l’inutile, qui vise à accéder
au confort de ces petits riens qui font le quotidien. Avoir appris à lire lui
sert, par exemple, à déchiffrer sa liste téléphonique pour contacter ses
proches. Elle déclare : « Pour moi, ça m’intéressait jamais d’apprendre à
écrire. Je veux pas perdre du temps pour ça, mais pour lire oui. » On retrou-

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

vera cette même façon de raisonner lorsqu’elle évoquera la scolarité de


son fils aîné : « De toute façon, ça servait à rien [de le pousser au-delà de
l’âge obligatoire], il a jamais appris rien ! »

À la différence d’Antonia, Gisela se mobilise pour apprendre et


maîtriser, autant que faire se peut, la langue française. Cette mobilisa-
tion s’amorcera dès l’entrée de sa fille aînée à l’école maternelle, avec
l’aide de l’institutrice. Celle-ci accompagnera et soutiendra les processus
d’acculturation linguistique tant de la mère que de la fille (qui, à ce
moment-là, ne parlait quasiment que le portugais). Gisela nous rapporte
lors de l’entretien des paroles prononcées par cette enseignante, des
paroles ô combien décisives dans l’histoire scolaire de Lucia : « Laissez-la
parler portugais à la maison, elle apprendra le français à l’école. » En encou-
rageant la mère à transmettre sa langue maternelle, l’institutrice parti-
cipe à la résolution du conflit entre l’école et la maison, entre le dedans
et le dehors. Gisela nous avouera avoir appris le français avec ses filles,
au cours d’interactions mettant en jeu des activités cognitives telles que
traduire ou comparer des mots. Si cette mère encourage et soutient forte-
ment ses enfants dans leurs parcours scolaires, elle est à son tour forte-
ment encouragée par ses enfants dans ses activités d’apprentissage de la
langue française : « Je lis très bien. C’est grâce à mes filles. »
Les deux langues, le français et le portugais, n’ont pas été apprises dans
un rapport de concurrence, mais s’inscrivent dans des usages et des fonc-
tions différenciées. Autrement dit, ces langues seront investies à la fois
« scolairement » et « identitairement », dans le sens où la langue unit
le locuteur à sa famille et à son histoire sociale et culturelle.
Mettre en regard pratiques linguistiques et pratiques de l’espace, c’est
aussi comprendre que les modalités d’ouverture et de fermeture passent
par le langage.

Conclusion
Si ces deux études de cas mettent en évidence les influences « socia-
lisatrices » familiales sur les parcours scolaires des enfants, nous savons
peu de choses sur la manière dont ces derniers ont tiré profit de l’école
et des situations d’apprentissage auxquelles ils se sont vus confrontés.
S’agissant de questions aussi complexes que celles de l’« échec » et de la
« réussite » scolaires, il nous semble important de rappeler que la seule
socialisation familiale ne peut expliquer les destins scolaires de ces deux
familles. Précisons également que l’exemple de « réussite paradoxale »

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

développé plus haut ne fait qu’alimenter la diversité des cas de réussite


exceptionnelle en milieu populaire. Comme l’écrit Bernard Lahire (1995),
il n’existe pas un « style familial unique » permettant d’expliquer ce qui
amène à réussir à l’école.
Cela étant dit, l’analyse du cas de réussite exceptionnelle présenté ici
fait apparaître quelques points importants. D’une part, on ne saurait sous-
estimer le rôle des croyances et des valeurs transmises aux enfants par
la famille. Ces modes de pensée peuvent servir (ou desservir) la sociali-
sation scolaire lorsqu’ils sont en consonance (ou en dissonance) avec le
système de valeurs de l’école et de ses représentants. D’autre part, la
manière dont les parents (et plus souvent la mère) vont « apprendre
l’école » (son rôle, son fonctionnement, son système de valeurs, ses
exigences, etc.) influe également sur la façon dont se joue « la socialisa-
tion de l’école » dans la famille, entraînant des effets positifs (ou néga-
tifs) sur l’investissement scolaire de l’enfant. Il est donc important pour
les enseignants de comprendre les « effets de l’école » sur les enfants
appartenant à un univers familial et social peu familiarisé avec l’univers
scolaire. Enfin, et parce que nous nous trouvons ici face à des situations
de bilinguisme, il convient de dire qu’être bilingue pour un enfant signifie
être capable de circuler entre deux mondes linguistiques et culturels diffé-
rents, ce qui requiert de sa part beaucoup d’énergie cognitive et psychique.
Il faut garder à l’esprit qu’un enfant apprendra d’autant mieux une langue
seconde (le français de l’école) si son entourage affectif proche se lance
également dans cet apprentissage (comme dans le cas de Gisela). On sait
de plus qu’un enfant apprendra toujours mieux une langue (maternelle
ou seconde) si elle lui est transmise par un locuteur natif de cette langue,
la bonne maîtrise de celle-ci constituant un élément facilitateur et sécu-
risant pour l’apprentissage d’une langue seconde. De ce point de vue, les
cas de « réussite paradoxale » nous apprennent aussi que l’engagement
d’un des parents dans un processus d’apprentissage30 est un élément
important dans la scolarité de l’enfant et dans son rapport à l’apprendre.
Finalement, la sociologie des « transfuges sociaux » met l’accent sur
la question du sens trouvé par l’élève à aller en classe et à y apprendre
des choses, ou encore sur celle du défi que représente la rupture obligée

30. Nous pensons plus particulièrement à cette lycéenne portugaise, en forte réussite
scolaire et scolarisée dans un lycée « d’élite », qui lors de l’entretien raconte non sans fierté
que lorsqu’elle était enfant, son père (niveau d’étude primaire) s’est mis à prendre des cours
du soir (remise à niveau 3e) pour être capable, plus tard, de mieux l’accompagner dans sa
scolarité.

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Ce que nous apprennent les « réussites paradoxales »

avec les origines quand il s’agit aussi de maintenir une continuité de son
histoire. Cette sociologie n’oublie pas, en référence aux travaux de Pierre
Bourdieu, que l’élève évolue dans un univers des possibles socialement
marqué (qui n’est évidemment pas le même pour le fils d’un médecin à
Neuilly ou pour le fils d’un maçon d’origine immigrée à Argenteuil), mais
elle va plus loin en s’efforçant de mieux comprendre la manière dont
s’effectue la scolarité de l’élève comme expérience de confrontation
aux savoirs et à l’apprendre, au monde, aux autres et à lui-même,
qu’il traverse et interprète. Elle contribue autrement dit à tisser des liens
entre des apports théoriques anciens et d’autres plus récents, de façon à
pouvoir mieux analyser les processus à l’œuvre, leurs logiques et leurs
interdépendances dans la construction de la réussite ou de l’échec scolaire.
Des processus complexes certes, mais dont l’étude permet d’appréhender
les multiples médiations ou pratiques de toutes sortes (sociales, familiales,
enseignantes autant qu’individuelles) par l’intermédiaire desquelles les
élèves sont construits et se construisent.
L’étude de réussites scolaires d’élèves de milieu populaire invite les
enseignants à porter leur attention sur ce qui se produit entre l’univers
familial, social et culturel de l’enfant et l’univers des savoirs et des acti-
vités d’apprentissage de l’école. L’objectif étant alors de les aider à
repenser ou à mieux identifier les rapports qui se nouent entre l’école et
l’enfant, tous deux pris dans des enjeux et des situations d’apprentissage.

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130
MP 131_158 21/09/07 15:21 Page 131

En quoi la collaboration
entre maître de classe
et maître E a-t-elle un effet
sur leurs pratiques et sur
les élèves « peu
performants » ?
Marie Toullec-Théry

A vec la création des RASED en 1990, l’école primaire initie la mise en


place d’un système d’enseignement/apprentissage bicéphale (Leroy, 2005)
dans lequel il existe une dissymétrie maître de classe/maître spécialisé, la
classe étant le système principal et le regroupement d’adaptation un
système auxiliaire. Mais pour équilibrer ces deux pôles et faire en sorte
qu’ils s’articulent plutôt qu’ils ne se superposent, la circulaire 2002-113
met l’accent sur un nécessaire tissage de liens entre classe et regroupe-
ment d’adaptation : « Les aides spécialisées s’insèrent dans l’ensemble
des actions de prévention et de remédiation mises en place par les équipes
pédagogiques auxquelles elles ne se substituent en aucune manière, cette
articulation requérant une concertation et des collaborations régulières. »
En revanche, ce texte n’est disert ni sur la nature de l’articulation
classe/regroupement ni sur ce que signifie de manière effective le terme
« collaborer » : est-ce un échange à propos d’élèves présentant des diffi-
cultés d’apprentissage ? Y a-t-il nécessairement un rapport d’interdépen-
dance classe/regroupement ? Comment cette collaboration peut-elle
conduire à des relations équilibrées ?

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Afin d’explorer des « possibles collaboratifs », nous nous proposons


d’étudier, dans les discours et les pratiques in situ en mathématiques d’une
dyade maître de classe/maître E1, le mode de fonctionnement collaboratif
de celle-ci ainsi que ses effets sur l’enseignement/apprentissage. Nous
ferons alors fonctionner le cadre théorique et méthodologique d’une
recherche plus large2 – centrée sur une comparaison entre actions effec-
tives et discours de maîtres de classe et de maîtres E – pour l’appliquer
à ce seul objet d’étude. Nous tenterons ainsi de déceler dans les entre-
tiens de cette dyade maîtres E/maîtres de classe :
– ce que chacun pense de la collaboration ;
– les convictions qui les « incitent » à collaborer (représentations du
métier, perceptions personnelles de ce qui est bénéfique dans l’aide d’un
élève…).

Les questions sont les suivantes : y a-t-il partage des conceptions de


l’aide entre le maître de classe et le maître E ? Leur collaboration va-
t-elle influer leurs pratiques et le contrat didactique (défini comme un
système d’attentes réciproques maîtres/élèves) ?
Nous confronterons ensuite cette analyse des entretiens3 aux systèmes
de pratiques effectives mis en œuvre par ces maîtres. Pour ce faire, nous
avons sélectionné quelques épisodes de séances filmées en classe et en
regroupement, au cours desquels le maître et le maître E sont dans des
situations d’aide auprès d’élèves « peu performants ».
Nous interrogerons enfin la pertinence de cette étude de cas en confron-
tant les résultats de cette dernière à des données plus quantitatives issues
d’un questionnaire dans lequel 47 maîtres E et 27 maîtres de classe ont
exprimé leurs pratiques.

Notre recherche s’appuie donc sur un matériau empirique dense combi-


nant pratiques effectives, entretiens et ouverture à un échantillon plus
large.

1. L’ensemble de ce matériau ayant été filmé ou enregistré et transcrit.


2. Dans la recherche sur laquelle nous nous appuyons, nous avons analysé les discours
et les pratiques in situ de six professeurs (trois maîtres de classe ordinaire et trois maîtres E).
Dans cet article, nous nous intéresserons à seulement deux d’entre eux (un maître de classe
et un maître E).
3. Chaque professeur s’est exprimé sur ses intentions pédagogiques avant la séance, sur
ses impressions lors d’un entretien juste après la séance et d’un entretien différé de quelques
semaines environ après la séance.

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Cadre de la recherche
LE CADRE THÉORIQUE
L’objectif global de la recherche menée auprès de maîtres de classe
et de maîtres E consiste à repérer et à analyser les actions et les contraintes
didactiques liées à chaque pôle (regroupement d’adaptation et classe).
Pour ce faire, nous avons emprunté à la didactique des mathématiques
quelques concepts clés, notamment le « contrat didactique » et le
« milieu4 spécifié » (Brousseau, 1998). Pour décrire les pratiques des
enseignants, nous avons pris en compte trois dimensions (Sensevy et al.,
2000) qui orientent l’action du professeur :
– la topogénèse, qui décrit les places et les territoires respectifs du profes-
seur et des élèves ;
– la chronogénèse ou l’avancée du temps didactique5 ;
– la mésogénèse, qui concerne l’organisation et l’aménagement du
milieu. En effet, dans toute situation d’enseignement/apprentissage, le
professeur va introduire dans le milieu (par exemple, la situation offerte
aux élèves), au fil de la séance, des éléments qui pourront provoquer
l’accélération du temps didactique (ainsi, pour faire avancer le savoir, le
professeur peut interroger un élève dont il sait qu’il aura la réponse
attendue ou réaménager le milieu en introduisant un élément nouveau).
Se dessinent, dans ce contexte, des places particulières (topoi) : généra-
lement, le maître questionne, un élève répond ou le professeur prend des
décisions qui lui donnent une position surplombante. Ces catégories seront
des analyseurs de l’action professorale que nous utiliserons dans cet article.

UNE MÉTHODOLOGIE ASCENDANTE ET EMPIRIQUE


Cette recherche se situe dans une approche empirique. Nous
partons en effet du familier, de systèmes didactiques « ordinaires » que
nous observons, décrivons, interprétons, expliquons pour mieux
comprendre ce qui se passe et se joue dans l’action didactique. Nous utili-
serons donc une stratégie de « confrontation entre modèles théoriques
et réalités d’enseignement/apprentissage avec un recours assez marqué

4. Dans toute situation collective où il existe une intention d’enseigner, il y a un milieu,


c’est-à-dire « tout ce qui agit sur l’élève ou/et ce sur quoi l’élève agit » (Brousseau, 2002,
définition 4, p. 3).
5. Enseigner signifie alors parcourir avec les élèves une suite ordonnée de savoirs
nouveaux que le professeur présente à ces derniers.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

au paradigme expérimental » (Mercier, Schubauer-Leoni, Sensevy, 2002).


Mais si l’on veut mieux appréhender l’action des professeurs, il convient
également de déceler leurs intentions et de cerner ce qui suscite leurs
décisions. Grâce aux entretiens que nous avons menés auprès de chaque
enseignant, nous avons créé un espace où ceux-ci pouvaient préciser leurs
choix (confrontation dire/faire), dévoiler leurs interrogations sur leurs
pratiques, exprimer leur propre rapport au savoir. Chaque enseignant y
gagne alors en « épaisseur professionnelle » : on peut percevoir l’inci-
dence de la « personne professionnelle » et de ses croyances sur le choix
de ses pratiques. L’analyse épistémique a priori des situations a égale-
ment constitué un autre élément décisif. En mettant au jour des systèmes
de contraintes inhérentes à la situation ou au contexte, elle a en effet
resitué les choix de chaque enseignant dans un ensemble de possibles.

Les discours du maître de classe et du maître E


sur la collaboration
Nous avons extrait une dyade maître de classe (MC)/maître E (ME)
de l’ensemble du matériau empirique de notre recherche et avons puisé,
dans les entretiens, ce que dit chacun des enseignants à propos de la
collaboration : en quoi celle-ci est-elle ainsi un besoin, une attente, une
mise en œuvre effective pour l’un et l’autre des enseignants ?

ME6 et MC7 travaillent dans une école située dans la banlieue privilé-
giée d’une grande ville. Elles sont l’une et l’autre expérimentées, mais
travaillent ensemble seulement depuis la rentrée précédente (l’implanta-
tion du réseau d’aides aux élèves en difficulté, sur cette partie de la
circonscription, est récente). C’est aussi une première pour MC, qui,
jusqu’alors remplaçante, n’a jamais eu l’occasion d’avoir de relations de
travail suivies avec un maître E.

LES ATTENTES MAÎTRE C /MAÎTRE E


– ME attend d’un maître de classe qu’il « essaie d’adapter ses
séances, qu’il essaie de prendre en compte la difficulté de l’enfant, de
l’élève ». Mais elle déplore que, pour nombre d’enseignants, « ce [ne soit]

6. ME enseigne depuis 20 ans, et est titulaire du CAPSAIS option E depuis 7 ans.


7. MC est professeure des écoles depuis 15 ans.

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

pas tout à fait le cas ». Un temps central de sa tâche consiste alors à


« faire le point de temps en temps [avec l’enseignant] pour analyser des
difficultés d’élèves », même si elle avoue qu’il est parfois délicat d’entre-
tenir un lien, certains enseignants étant peu « disponibles » tandis que
d’autres perçoivent les fonctionnements du regroupement et de la classe
comme « cloisonnés ».

– MC attend d’un maître E des compétences en termes d’analyse des


difficultés d’apprentissage et des réponses appropriées qu’elle reconnaît
ne pas avoir. Un maître E apporte donc une aide :
• à l’élève (« un regard plus technique et du coup plus rigoureux et plus
précis qui permet à l’enfant de progresser plus vite ») ;
• au maître de classe (« La limite que je vois à ma fonction, c’est que je
peux constater la difficulté, mais malgré les recherches que je peux faire
ou autre, je n’arrive pas toujours à la dépasser, c’est-à-dire trouver la
réponse qui permettra à l’enfant d’avancer. »).

LEUR MODE DE FONCTIONNEMENT


ME met l’accent sur ses accointances relationnelles et profession-
nelles avec MC. Elles partagent toutes deux « une dynamique un peu iden-
tique sur le plan pédagogique ». Cette entente s’ouvre sur ce que MC
nomme un « partenariat » et c’est donc, pour elle, « une année excep-
tionnelle ».
L’espace d’apprentissage constitué par le regroupement d’adaptation
permet, d’après MC, que ME « assure l’intégration [des élèves en classe] ».
Le regroupement représente alors l’espace transitoire qui permet à
certains élèves de reprendre pied en classe. D’ailleurs, MC dit qu’avant
la mise en œuvre du regroupement, elle proposait aux deux élèves pour
lesquelles elle a fait une demande d’aide « un travail spécifique parce
qu’elles ne pouvaient pas […] accéder aux compétences de cycle 3. Elles
n’avaient pas les bases ». Aujourd’hui, elle propose plus souvent les mêmes
situations à tous les élèves, avec une adaptation pour les élèves « peu
performants ».
Leur mode de collaboration nécessite un certain assujettissement du
regroupement d’adaptation à la classe. En effet, ME explique que MC
n’hésite pas à lui dire que « telle notion mathématique n’est pas passée :
“Est-ce que, éventuellement, tu peux l’aborder ?” ». Pour MC, « ME est
particulièrement disponible et du coup, en fonction de ce que je peux observer
dans la classe, je peux lui faire une sorte de commande. Je lui signifie […]

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

les difficultés observées chez ces élèves ». Dans les faits, MC demande régu-
lièrement à ME de retravailler certaines situations d’apprentissage de
classe où les élèves ont échoué. MC pense en effet que pour aider effi-
cacement des élèves présentant des difficultés d’apprentissage, « le
premier critère, c’est pas un critère affectif, dans le sens où les élèves se
sentent intégrés dans un groupe classe, ça va être aussi que ça réponde à
leur questionnement du moment en fait ». MC émet donc des attentes en
termes d’apprentissages, apprentissages intimement connectés à ceux de
la classe.
Si cette dyade s’accorde à collaborer à propos des difficultés des élèves,
le maître de classe attend de manière explicite que le maître E apporte
une expertise et des réponses en termes d’apprentissage au sein du regrou-
pement d’adaptation. Si les attentes au sein de la dyade ne sont pas les
mêmes, il pourrait alors y avoir dissonance, voire désaccord entre le
discours de collaboration et les pratiques effectives.

LES EFFETS POSSIBLES DE CE MODE DE FONCTIONNEMENT


Le mode de collaboration dissymétrique et en partie injonctif qui
s’esquisse au travers des entretiens de ME et MC peut entraîner des effets
tant sur les élèves que sur les pratiques des deux enseignants. Il soumet
en effet l’élève « peu performant » :
– parfois à un double temps didactique, celui de la classe et celui du
regroupement. Ainsi, « le temps didactique en adaptation court toujours
derrière celui de la classe ordinaire et ne le rattrape, de fait, jamais »
(Leutenegger, 1999). Leutenegger désigne alors les deux systèmes didac-
tiques comme « parallèles », d’où le problème d’absence de mémoire
didactique (au sens de Brousseau & Centeno, 1991) : « Les élèves en diffi-
culté se trouvent dès lors confrontés à des obstacles qui restent pour la
plupart inaperçus des enseignants qui font évoluer chacun des deux
systèmes indépendamment. Les élèves en difficulté sont donc paradoxa-
lement obligés de se soumettre aux éléments implicites d’un double
contrat didactique. » (Leutenegger, 1999).
– parfois à une reprise d’apprentissage qui, prenant place juste après
l’apprentissage en classe, peut être désignée comme un prolongement
du temps didactique de la classe avec un autre enseignant. L’inter-
dépendance des objets d’apprentissage en classe et en regroupement alors
de mise ne peut être gérée sans une certaine urgence. En effet, à la
demande de MC, ME insère en regroupement des objets d’apprentissage
échoués en classe et qui n’ont pas été, faute de temps, étudiés par ME.

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Cette dernière est alors contrainte de changer les situations envisagées


dans le projet d’aide initial. ME n’a donc pas d’autre choix que d’intro-
duire des situations courtes (telle « Dominomaths », jeu utilisé pendant
une unique séance) qui peuvent « vivre » de manière autonome (ce qui
est peu compatible avec des objets d’apprentissage planifiés et articulés).
Survient alors également le problème de la constitution de la mémoire
didactique : pour apprendre, on peut en effet dire qu’« il faut que le
professeur puisse mobiliser, utiliser ou évoquer avec les élèves des faits
de classe8 qui ne sont pas objets d’enseignement, mais qui importent pour
l’apprentissage ». (Brousseau, Centeno, 1991). Les liens entre les séances
sont alors indispensables.

Enfin, ce mode collaboratif pose la question de l’arrêt de l’aide. La


séance est filmée au mois de mars. Or, le regroupement, commencé en
décembre, devait s’achever en janvier. Toujours pour coïncider avec les
besoins de la classe, MC a demandé à ME de poursuivre et de travailler
spécifiquement les situations-problèmes9. Comme les objectifs d’aide sont
assujettis aux apprentissages en classe, il y a toujours des points de diffi-
culté à résoudre avec les élèves « peu performants ». La fin de l’aide ne
peut donc être envisagée.

Après l’analyse des discours sur les pratiques de collaboration de cette


dyade, nous allons maintenant étudier leurs pratiques in situ et ainsi
étudier l’adéquation entre discours et pratiques. Une présentation des
situations proposées aux élèves en classe précèdera l’analyse d’un court
épisode. Les discours de MC et ME ont dévoilé un mode collaboratif dans
lequel l’enseignante attend du regroupement qu’il « colle » aux appren-
tissages, donc au temps didactique de la classe. Qu’en est-il réellement ?
Comment les discours se traduisent-ils dans les pratiques ?

8. Ici, le terme « classe » est aussi à prendre au sens de « groupe », dans le cadre du
regroupement d’adaptation.
9. Les objectifs de ce projet ont évolué au fil du temps. La première étape concernait
la numération. Puis s’est décidée une deuxième étape, qui s’intéressait à la fois à la construc-
tion du nombre, à la numération de position, aux techniques opératoires. ME, au moment
de la séance filmée, met en œuvre la troisième étape et travaille la compréhension des
énoncés de problèmes (langage mathématique, utilisation des opérations, procédures).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Les pratiques effectives


LA SÉANCE EN CLASSE
Le dispositif d’aide en classe
MC met en place au quotidien des plages d’aide avec les élèves présen-
tant des difficultés d’apprentissage. Ainsi, lors de la séance filmée, MC
travaille avec Martine et Marie, les deux élèves « peu performantes »
qui fréquentent le regroupement d’adaptation. Pendant que les autres
élèves travaillent en autonomie à leur contrat, MC a « du temps à leur
consacrer. C’est ce que je fais la plupart du temps quand je sais qu’elles
vont avoir des problèmes à faire l’activité. C’est pas gênant, de façon ponc-
tuelle, de leur donner un travail à part ». C’est la manière régulière qu’a
MC de « réguler avec les enfants en difficulté », mais elle est « vigilante,
pour certaines séances, à ce qu’elles se retrouvent dans le groupe classe ».

La séance
MC propose aux deux élèves la situation des « rectangles », issue du
livre Ermel CE2 sur les calculs multiplicatifs10. À partir d’un quadrillage
(un rectangle de 12 carreaux sur 77), l’objectif est de mettre en évidence
que compter le nombre de carreaux des deux dimensions du rectangle et
effectuer leur produit est une procédure performante pour trouver le
nombre total de carreaux du rectangle11.
La situation originale est la suivante : « Trace un trait rouge pour
obtenir un rectangle de 444 carreaux. » Marie et Martine disposent du
« même habillage », mais MC a adapté la situation au binôme et a
« juste modifié les nombres, de 444. J’ai mis 48 pour que ce soit plus facile

10. J. Colomb, ERMEL CE2, Paris, Hatier, 2001, pp. 219-223. Dans le manuel, on peut lire
les objectifs suivants :
– utiliser des écritures multiplicatives dans des situations de produits de mesures ;
– savoir utiliser la multiplication pour trouver le nombre d’éléments d’une configura-
tion rectangulaire ;
– savoir résoudre des problèmes de division liés à cette configuration (sans connaître la
technique opératoire) ;
– élaborer des procédures personnelles de résolution de problèmes de division et les
améliorer.
11. Ainsi, pour obtenir un rectangle de 48 carreaux, l’élève doit tracer un rectangle de
12 carreaux sur 4 carreaux.

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

pour elles deux, sinon elles n’y arriveraient pas ». Cette conjoncture est
fréquente chez cette enseignante. En effet, elle dit que lorsque les
« prérequis » sont absents, « du coup, on revient à des objectifs anté-
rieurs ».
La situation « les rectangles » correspond à une situation idéale pour
MC car, pour cette dernière, toute situation doit permettre de faire en
sorte que les élèves soient « confrontés tout le temps à des problèmes ».
Pour aider à une meilleure compréhension, elle est très attentive à « avoir
une consigne très précise pour qu’ils [les élèves] aient une représentation
très précise de l’attente ». Elle essaie également de toujours « les ramener
à : “Qu’est-ce que tu as pensé ? Qu’est-ce que tu penses ?” ». Elle agit ainsi
de manière usuelle, quels que soient les élèves auxquels elle s’adresse.
Elle propose, en effet, la situation « les rectangles » aux deux élèves peu
performantes de la même façon qu’elle la présentera en classe. Il n’y a
pas d’autre adaptation que la simplification des variables numériques.
Elle se dit ne pas avoir utilisé le guide du maître parce que « c’est une
situation que je connais bien et qui est simple à mettre en œuvre […], surtout
quand [les élèves] travaillent en groupe, y en a toujours un qui réussit à
trouver la solution ». D’expérience, elle souligne que la situation « n’a
pas posé de problème. Les élèves arrivent tout de suite à s’organiser dans le
rectangle. Ils commencent par compter les cases et en binôme arrivent à
trouver en tâtonnant le plus souvent […] et, tout de suite, y a des élèves qui
ont vu qu’il y avait 12 carreaux en largeur et que ce côté-là allait leur servir.
Ils ont essayé par des additions 12 + 12 + 12, mais c’était dur. Elena, je crois
que c’est elle, a trouvé très vite 12 x 10 = 120 ; 12 x 20 = 240 et par tâton-
nement, elle a trouvé le nombre de lignes ».
MC n’aborde pas davantage les enjeux de savoirs de cette situation.
Elle reste très générale et parle du programme en mathématiques plutôt
que de la situation elle-même. À cette période de l’année, pour les CE2,
le travail en mathématiques concerne la multiplication : « On a déjà fait
un travail sur les paquets de bonbons, un paquet de 5 bonbons, 20 paquets
de 15 bonbons. On a déjà travaillé sur une autre image, une autre repré-
sentation mentale. Donc, là, c’est une nouvelle parce que j’ai vu que la
première n’était pas acquise. » MC veut donc mettre en œuvre « un travail
de représentation mentale, d’une multiplication, à savoir que j’ai remarqué
que la plupart de mes élèves étaient opérants sur la technique, mais avaient,
pour certains, une difficulté à se représenter la situation ».

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Le binôme d’élèves présentant des difficultés d’apprentissage partage


initialement une situation proche de celle que travaillent les autres
élèves de CE2. L’adaptation de la situation pour ce binôme consiste à
modifier la variable numérique. Il n’y a en revanche pas d’autre travail
professoral spécifique sur l’analyse a priori de la situation (enjeux de
l’apprentissage et obstacles potentiels). MC s’appuie sur les procédures
ordinaires utilisées par les élèves en groupe classe, qu’elle décline chro-
nologiquement lors de l’entretien avant la séance. Elle ne prend donc
pas en compte le contexte spécifique de travail avec un binôme
« homogène faible ». Elle pense que le fait de rendre la consigne
explicite est un enjeu fort car il permet de résoudre un certain nombre
d’obstacles auprès des élèves présentant des difficultés d’apprentissage.
On perçoit, dans son discours, une procédure d’aide générale,
s’appuyant sur la consigne et le « dire » des élèves. Le mode de l’aide
est indépendant de la discipline et de sa didactique.

Tentons maintenant de repérer comment opère le maître de classe


pour aider deux élèves en difficulté, qui fréquentent également le regrou-
pement.

L’analyse de l’épisode
MC a donné la fiche support de la situation à Marie et à Martine,
et leur a demandé de faire l’exercice en suivant la consigne. Aucune des
deux fillettes n’a obtenu le résultat attendu. S’ensuit un dialogue (ques-
tions de l’enseignante/réponses des élèves), qui tente, à partir de la
consigne, de définir et, ainsi, de comprendre la situation.

Tdp12 Locuteur Énoncé


96 MC (s’installe près de Marie et Martine qui ont commencé
l’exercice, et qui ont chacune tracé un segment rouge)
Qu’est-ce que vous avez à faire ?
97 Martine (lit la consigne)
Tracer un trait rouge pour obtenir un rectangle de 48 carreaux.
98 MC Dites-moi ce que vous avez à faire.

12. Tdp : tour de parole.

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

99 Marie Tracer un trait rouge pour obtenir un rectangle de 48 carreaux.


100 MC Qu’est-ce que tu… / Tu l’as fait, toi, déjà, Marie ?
101 Marie Non.
102 MC Non, tu l’as pas fait ? Alors, qu’est-ce que tu as fait sur ta
feuille ?
103 Marie Ben, un trait.
104 MC Un trait de quoi ?
105 Marie Un trait de 48 carreaux.
106 MC Oui ? Donc, tu as terminé ton exercice en fait ?
107 Marie Non.
108 MC Pourquoi tu n’as pas fini ?
109 Marie ...
110 Martine Ça veut dire qu’on va tracer 48 carreaux là aussi et là aussi.
(Elle trace un trait virtuel horizontal puis vertical…)
111 MC Je ne sais pas, on va lire la consigne ensemble.
112 en chœur Trace un trait rouge pour obtenir un rectangle de 48 carreaux.
113 MC Vous devez tracer un rectangle, tracer un trait rouge pour
obtenir un rectangle de 48 carreaux. C’est compliqué ! Faites-
moi un rectangle de 6 carreaux, par exemple. Tracez-moi un
trait rouge pour obtenir un rectangle de 6 carreaux.
(Martine et Marie prennent leur double-décimètre et un
crayon de couleur rouge…)

Dans ce court épisode, MC se conforme à ses manières de faire usuelles


(qu’elle a développées dans les entretiens) : elle insiste, d’une part, sur
la consigne (tdp 96 et 98) et ainsi aiguille les réponses des élèves sur ce
qu’ils ont à faire. Mais, malgré ses interventions, les obstacles perdurent,
le temps didactique stagne13 : les deux élèves persistent à ne pas évoluer
dans le milieu adéquat (elles n’accèdent pas aux réponses attendues par
MC). Pourtant, MC continue à faire confiance à la situation et surtout à
la consigne, seul élément qui, pour elle, peut permettre de surmonter les
obstacles auxquels les élèves sont confrontées. MC ne s’autorise pas
d’autres actions. Elle laisse tout le territoire topogénétique aux élèves et
ne veut manifestement donner aucune réponse ; elle joue d’ailleurs à

13. L’avancée des savoirs est interrompue.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

celle qui ne sait pas (tdp 111). Elle ne réaménage pas la situation en deman-
dant, par exemple, une description de la situation ou une reformulation-
explicitation de la consigne. Pourtant, les énoncés des élèves montrent
une non-compréhension de la structure de la phrase : « Tracer un trait
rouge pour obtenir un rectangle de 48 carreaux » (tdp 99) devient, chez
les élèves : « Un trait de 48 carreaux » (tdp 105) et « Ça veut dire qu’on
va tracer 48 carreaux là aussi et là aussi » (tdp 110). Elles ne semblent
pas prendre en compte « pour obtenir », dont le sens leur échappe sans
doute. Comme l’obstacle ne s’estompe pas, MC simplifie à nouveau la
situation (première simplification lors de la préparation de la séance :
passage de 444 à 48 ; seconde simplification au cours de l’action : passage
de 48 à 6 carreaux). Or cette simplification de la situation entraîne, dans
les faits, un changement de situation (il est impossible de tracer un trait
rouge pour faire un rectangle de 6 carreaux).

Peut-on trouver certaines raisons au fait que les élèves échouent


dans cette situation ?
On peut avancer que la procédure générale d’aide – dans le sens où
l’appui sur la consigne et l’expression, par les élèves, de leurs manières
de faire sont des manières usuelles d’action – ne fonctionne pas dans le
cas d’un travail avec un binôme « homogène faible ». MC n’a pas modifié
ses techniques pour aider ce public spécifique. Cette non-prise en compte
de la nature du binôme « piège » MC qui ne peut s’appuyer sur un
élève qui sait (autre usage qu’elle affiche dans sa pratique de classe).
Cette procédure générale d’aide agit sur les manières de faire de MC.
Elle n’a en effet pas adapté la situation dans le sens où elle n’a pas
effectué de réaménagement de la situation : elle ne met en œuvre aucune
description du quadrillage et n’opère aucune reformulation-explicitation
de la consigne. Elle n’a pas analysé a priori la situation et ses enjeux
d’apprentissage, ce qui lui aurait permis de localiser les obstacles poten-
tiels (elle dit ne pas avoir utilisé le guide du maître parce qu’elle connaît
la situation). Dans ce cas, comment les élèves « peuvent-ils se ressaisir
des éléments à apprendre et s’émanciper de la conjoncturalité de leur
production » ? (Bautier, Rochex, 2004).
On peut aussi pousser l’analyse plus loin et penser que sa conception
de l’aide est en jeu : aider, ce serait rendre la situation plus facile. Mais
MC n’échappe pas à l’obstacle majeur ; elle rend certes la situation plus
facile, mais la dénature dans la mesure où elle en modifie les enjeux
d’apprentissage. Le travail du professeur consiste alors à « réorganiser le
programme en tâches faisables » (Conne, 1999) de façon à favoriser le

142
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

sentiment de réussite. En effet, « une dérive bien connue de l’enseigne-


ment consiste en la transformation des dispositifs d’apprentissage en dispo-
sitifs de réussite » (Conne, 1999) ; mais cette volonté de réussite peut
s’effectuer à « tous les prix » (Butlen, Peltier-Barbier et al., 2002), même
au prix de l’apprentissage.

LA SÉANCE EN REGROUPEMENT D’ADAPTATION


ME utilise volontiers des situations aux atours ludiques qui lui
permettent, en utilisant des supports différents de ceux de la classe, d’iden-
tifier le regroupement comme un autre espace. Lors de la séance filmée,
ME ne reprend pas une situation de classe, mais propose la situation
« Dominomath »14, créée par une orthophoniste (C. Boutard), dont
l’objectif est d’affiner le lexique mathématique15. Ces problèmes nécessi-
tent l’identification des données (ce que l’on connaît) et des inconnues
(ce que l’on cherche) et leur interprétation. Cette situation, choisie par
ME, nécessite une reprise d’apprentissages déjà travaillés en classe, mais
non acquis par les élèves du regroupement.
C’est la deuxième fois, à deux mois d’intervalle, que ME utilise cette
situation avec ce groupe. Elle y donne manifestement la primeur aux
interactions entre élèves (elle parle « d’émulation ») : « J’avais trouvé
très intéressant ce dialogue, cette communication qu’ils avaient entre eux, à
la fois sur le sens des mots, les opérations qu’ils mettaient et cette confron-
tation de leurs résultats qu’ils annonçaient. » ME ne cible en effet pas
d’objectif mathématique particulier, mais plutôt des compétences trans-
versales : « On ne fait pas des maths que pour des maths, pour utiliser
enfin des nombres, des opérations, mais ça nous fait réfléchir et c’est vrai,
j’ai l’impression que ça les [les élèves] met aussi en situation de réflexion. »
La situation « Dominomath » semble ainsi coïncider :
– à ses attentes (« À la fois, il y a du vocabulaire, des calculs et il y a
une émulation entre [les élèves] ») ;
– au style de situation qu’elle apprécie (« C’est des situations concrètes
qui sont décrites dans les énoncés. Enfin, j’ai l’impression que [les élèves] les
vivent plus que des situations de manuels qui sont un petit peu plaquées ») ;
– au positionnement qu’elle affectionne (« C’est finalement une situa-
tion ludique plus intéressante que si c’était toi qui formulais les questions »).
14. Dominomath, C. Boutard, Éd. Educaland. Voir http://www.educaland.com/produits-
jeux-pedagogiques/fiche.asp?id_prod=26&id_gamme=7
15. Sur chaque carte est inscrite une situation-problème courte utilisant un vocabulaire
du type « autant que », « retrancher », « ôter », « rabais », « gain », « recette »…

143
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Si la situation « Dominomath » répond aux objectifs du projet


d’aide (travail sur les situations-problèmes), ME n’affiche cependant
pas d’attentes similaires à celles de MC. Quand il n’y a pas d’injonc-
tion du système central qu’est la classe, ME ne semble pas penser la
situation en termes d’apprentissages mathématiques étroitement
corrélés à la classe, mais plutôt en termes de formes (situation concrète
et ludique) et d’apprentissages transversaux. Lors de cette séance, ME
met en place ce que l’on pourrait nommer une reprise d’apprentis-
sages, bien que les enjeux ne semblent pas vraiment résider dans les
apprentissages, mais plutôt dans les interrelations. ME n’a d’ailleurs
pas effectué d’analyse épistémique a priori de chaque situation-
problème. La situation a été choisie moins pour les procédures mathé-
matiques à mettre en œuvre que pour ses atours ludiques.

L’analyse de l’épisode
Voici l’énoncé du problème n° 8 qu’a lu Marie : « Quel nombre
obtient-on si on retranche 5 à 9 ? » Dès la présentation de la situation,
un problème surgit autour de la signification du terme « retrancher »16.

399 Tom « Retrancher », c’est, ça veut dire t’as déjà tranché.


(Tom coupe dans le vide) et tu retranches.
400 Élèves Ah, ah, ah, ah !
401 ME Couper des tranches, c’est vrai, mais « retrancher » (ME se
lève et écrit le mot « retrancher » au tableau), c’est pas
un mot, c’est vrai, c’est un mot qu’on n’utilise pas beaucoup,
retrancher, par exemple, j’ai…
402 Tiphanie Un poulet et tu le tranches, ah, ah, ah.
403 ME On peut faire des tranches, mais si on fait des tranches, ça
veut dire qu’on va… ? Justement, si vous prenez un saucisson
et que vous allez faire des tranches, qu’est-ce qui va se passer
avec ce saucisson ?
404 Martine Eh ben, ça va se couper.
405 ME Et qu’est-ce qui va se passer ? Il va devenir comment le
saucisson ?

16. Notons que participent à ce regroupement deux autres élèves, Tom et Tiphanie,
élèves d’une autre classe de CE2.

144
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

406 Tiphanie Ben en moitié.


407 Martine En bout.
408 ME (ME dessine le saucisson au tableau.) Si mon saucisson, il
est comme ça et que je vais faire des tranches comme ça,
qu’est-ce qui va se passer ?
409 Tiphanie Ben, il va être coupé.
410 ME Et alors, mon saucisson, qu’est-ce qui va lui arriver ?
411 Tiphanie Ben, il va être coupé.
412 ME Oui, ben qu’est-ce qui va arriver à ce saucisson ? Par exemple,
là, j’ai enlevé 4 tranches. Voilà, comment il est, qu’est-ce qui
s’est passé ?
413 Tiphanie Ben tu l’as coupé.
414 ME Oui, donc qu’est-ce qu’il a fait mon saucisson ?
415 Marie Ben, il a, il est…
416 ME Il est ? (montre au tableau et mime le geste de diminuer)
417 Marie Ah oui, il est devenu plus petit.
418 ME Donc il a diminué, « retrancher », ça veut dire qu’on va…
419 Marie Diminuer.
420 ME Qu’on va diminuer, alors « retrancher », ça veut dire qu’on
va enlever.

Dans ce court épisode, ME veut, par un « constructivisme radical »,


que les élèves trouvent la solution sans son intervention. Elle laisse la
proposition de Tom entrer dans le milieu (tdp 339) et cette technique
provoque, dans l’urgence, une tentative de définition, par analogie, du
terme « retrancher ». Ce choix entraîne alors une perte de sens de la
situation initiale. ME n’effectue pas de travail de compréhension de la
situation : cette tentative d’action sur le seul terme « retrancher » ne
prend pas en compte l’ensemble de la situation (retrancher x de y).
Pourtant, ME ne réaménage pas le milieu en reformulant par exemple
la consigne ou en donnant du matériel. On perçoit que la position de ME
est très inconfortable :
– Elle désire ne pas endosser une position surplombante et laisser un espace
important aux élèves (c’est aux élèves de fournir la réponse), mais l’aména-

145
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

gement du milieu ne permet pas l’autonomie des élèves qui n’ont aucun
moyen de contrôler l’exactitude ou l’inexactitude de leurs propositions.
– Elle ne s’appuie pas sur une situation de référence (issue du regrou-
pement et de la classe) qui « débloquerait » la situation.
ME se retrouve alors dans une impasse due :
– au peu de cohérence de la situation (Comment résoudre une situa-
tion qui nécessite la maîtrise d’un certain vocabulaire alors qu’il est
inconnu ? Pour réussir cette situation, il faut en effet connaître la défi-
nition du terme « retrancher ». Or les éléments de l’énoncé ne sont pas
suffisants pour inférer le sens de ce mot : si ME n’apporte pas la défi-
nition, la résolution ne peut alors passer que par la devinette…) ;
– au manque d’analyse a priori de la situation : ME n’a pas anticipé
les obstacles potentiels relatifs à la situation et ne peut, dans l’urgence,
y faire face ;
– à l’aspect concret de la situation, qui mène les élèves « hors champ »
mathématique (« retrancher » est perçu comme le fait de trancher à
nouveau…).
Les élèves, qui ne peuvent résoudre cette situation de manière auto-
nome, ne sont alors que dans le désir de l’adulte.

DES DISSONANCES ENTRE DISCOURS ET PRATIQUES


Alors que, dans les discours de MC et de ME, la collaboration était
présentée comme allant de soi, elle semble, dans les actions d’aide aux
élèves « peu performants », plus difficile à mettre en place. Divers
obstacles semblent émerger.

Faire du lien entre les apprentissages


Chaque situation est présentée comme une nouveauté didactique
à découvrir. Aucune n’est resituée dans un contexte plus large (ce que
l’on connaît déjà) : MC et ME n’effectuent en effet pas de lien avec
d’autres situations proches déjà rencontrées. En regroupement, le rappel
du projet d’aide avec les élèves n’est pas de mise. Pourtant, donner expli-
citement, par exemple, les enjeux de l’apprentissage permettrait
d’estomper une grande part des incompréhensions (Bautier et Goigoux,
2004). Sans cela, les élèves sont essentiellement dans la production, l’effec-
tuation de tâches (qui se bornent souvent à des questions/réponses), et
peu dans la compréhension. Certains professeurs s’attachent alors plus à
l’activité elle-même qu’à son contenu (Goigoux, 1998).

146
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Si chacun agit dans « son coin » et soumet les élèves à deux temps
didactiques, le risque existe que l’élève échoue dans les deux pôles :
comment alors lui permettre de se réassurer ? Se pose aussi la question
du lien entre classe et regroupement : comment l’élève peut-il recon-
textualiser en classe des apprentissages effectués en regroupement d’adap-
tation si le maître de classe n’aide pas l’élève à faire des liens ? La
non-connaissance réciproque des situations utilisées en classe et en regrou-
pement n’aide pas à l’articulation, à une cohérence explicite, à une mise
en perspective des apprentissages.

Analyser finement les situations d’apprentissage


L’étude des pratiques in situ des deux professeurs montre que
chacun d’eux met en place des techniques d’aide générales, déconnectées
des savoirs spécifiques en jeu. Ces techniques sont orientées par des
conceptions de l’apprentissage où une pleine confiance est donnée à la
situation et à l’explication-explicitation des élèves, à leurs interrelations :
« dire » leur permettrait de surmonter les obstacles. Les professeurs
veulent en effet laisser tout l’espace aux élèves et refusent toute posture
surplombante (Schubauer-Léoni, 2005), comme, par exemple, donner la
réponse ou réagencer le milieu. La consigne ou l’énoncé sont ainsi les
seuls éléments sur lesquels MC et ME s’appuient. Elles ont tendance à
délaisser le milieu objectif (le quadrillage ou l’énoncé-problème ne sont
pas le départ d’une description/hypothèses). Pourtant, les liens que peut
induire le professeur tels que la mise en relation des savoirs, la gestion
de la mémoire didactique de la situation (Brousseau, Centeno, 1991), mais
aussi l’usage professoral pertinent de l’ostension17 (Berthelot, Salin, 1992 ;
Matheron & Salin, 2002) permettraient sans doute un apprentissage plus
efficace.
Force est de constater également que l’analyse a priori de la situation
est un « objet manquant » : il n’y a pas de réflexion préalable sur les
enjeux d’apprentissage et sur les obstacles que peuvent rencontrer des
élèves spécifiques, présentant tous des difficultés. Comme MC et ME n’ont
pas planifié des pistes d’aide relatives à la situation, ils sont pris au
dépourvu. Du coup, dès que la difficulté surgit, MC transforme, voire

17. « Le professeur “montre” un objet ou une propriété, l’élève accepte de le “voir”


comme le représentant d’une classe dont il devra reconnaître les éléments dans d’autres
circonstances. […] Elle permet au professeur de prétendre communiquer une connaissance
en faisant l’économie à la fois des situations d’action où elle transparaît, de sa formulation
et de l’organisation du savoir correspondant. » (Brousseau, 1996)

147
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

abandonne la situation de départ, délaisse la situation mathématique et


ses enjeux d’apprentissage ; ME est contrainte de donner la réponse…

La difficulté de mettre en œuvre une collaboration effective


La forme que revêt la collaboration MC/ME provoque vraisembla-
blement une situation « intenable ». En effet, le mode injonctif qui est
de mise peut inconsciemment entraîner chez le maître de la classe
l’abandon du problème puisqu’il lui suffit de demander que ce dernier
soit abordé et résolu en adaptation. Il peut alors y avoir en classe « relé-
gation » des élèves « faibles » : ce n’est alors plus à MC, mais à ME,
d’aider les élèves à surmonter un obstacle. Les injonctions de MC agis-
sent également comme une contrainte sur le déroulement d’une séquence
d’objets planifiés et articulés. En effet, les situations proposées en regrou-
pement sont imaginées de manière isolée, sans vraiment d’articulation
entre elles, de nouveaux objets pouvant faire irruption de manière
impromptue.

Confrontation entre notre étude de cas et les pratiques


d’un plus grand nombre de maîtres de classe
et de maîtres E
L’analyse du mode collaboratif de cette dyade et les quelques
conclusions qui en sont tirées ne sont-elles valables que pour cette dyade
ou y a-t-il des éléments que l’on retrouve dans les fonctionnements
d’autres dyades (ce qui nous permettrait d’envisager la généralisation de
certains propos) ?

Nous avons interrogé 47 maîtres E et 27 maîtres de classe18 qui ont


effectué une demande d’aide et dont certains élèves fréquentent un
regroupement d’adaptation. Nous ne retiendrons ici que certains éléments
de réponses puisés dans le questionnaire, qui concernent les objets
d’apprentissages travaillés dans le regroupement d’adaptation, les
rencontres formelles et informelles entre maîtres de classe et maîtres E,
les liens de collaboration.

18. Ces 27 maîtres de classe travaillent tous avec un maître E.

148
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

LES OBJETS D’APPRENTISSAGE TRAVAILLÉS DANS LE POLE REGROUPEMENT


D’ADAPTATION
Nous avons demandé :
– aux maîtres de classe quelles étaient leurs attentes concernant les
objets d’apprentissage abordés en regroupement ;
– aux maîtres E quels objets de travail ils abordaient en regroupement
d’adaptation.

Maîtres
Maîtres E
de classe
Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.
Un objet qui est travaillé en même temps
1219 44,4 % 5 10,6 %
en classe
Un objet qui a déjà été travaillé en classe
et acquis par la plupart des autres élèves 8 29,6 % 27 57,4 %
(reprise d’apprentissage)
Un objet qui n’a pas été abordé en classe 1 3,7 % 2 4,3 %
Un objet qui n’a pas de lien particulier avec
6 22,2 % 13 27,7 %
ce qui est fait en classe
Total 27 47

Tableau 1 : Ce que disent les maîtres de classe et les maîtres E


des objets d’apprentissage travaillés en regroupement d’adaptation

Ce tableau montre un certain nombre de dissensions entre maîtres de


classe et maîtres E concernant les objets abordés dans le pôle regroupe-
ment. Si une large partie des maîtres de classe (44,4 %) attend des
maîtres E un travail spécifique sur des objets d’apprentissage en cours
dans la classe (donc des temps didactiques coordonnés), ce n’est pas ce
que mettent en œuvre les maîtres E (seuls 10,6 % d’entre eux disent
travailler le même objet qu’en classe). La plupart des maîtres E

19. Le tableau est à lire comme suit : 12 des 27 maîtres de classe interrogés pensent que
le maître E aborde en regroupement un objet d’apprentissage qui est travaillé en même
temps dans la classe.

149
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

revendiquent en effet un travail sur des objets anciens (57,4 %), non acquis
par les élèves éprouvant des difficultés (donc des temps didactiques
séparés, celui du regroupement courant toujours après celui de la classe),
donc une reprise d’apprentissage ; alors que cette attente est nettement
moins importante chez les maîtres de classe (29,6 %).
Ces réponses non congruentes sont-elles le signe d’un manque de savoirs
relatifs à ce qui se passe dans l’autre pôle ou touche-t-on du doigt des
genres professionnels dont les représentations de ce qu’est une aide sont
opposées ? Dans ce cas, une collaboration peut-elle être envisagée ?

Deux accords se dégagent également de ce tableau. D’une part, les


réponses des maîtres de classe et des maîtres E entérinent l’absence de
toute forme d’articulation classe/regroupement : le travail par antici-
pation, à savoir travailler en regroupement des objets qui seront ensuite
étudiés en classe. Pour l’ensemble de ces professeurs, aider un élève
s’effectue pendant l’apprentissage ou a posteriori, mais très exception-
nellement a priori. La collaboration est-elle à l’origine de l’absence de
cette forme d’aide ? En effet, ce mode de travail demanderait une
collaboration très forte ME/MC ainsi que des rencontres nombreuses
pour s’accorder sur les objectifs, ainsi que sur le type de situation et
de vocabulaire à mettre en œuvre. D’autre part, un pourcentage compa-
rable (22,2 et 27,7 %) de maîtres et de maîtres E revendique le fait de
travailler sur des objets n’entretenant aucun lien. Dans ce cas, les deux
pôles vivent séparément et aucune forme de collaboration n’est alors
indispensable.

Les rencontres sont un temps obligatoire pour une collaboration effec-


tive. Mais les maîtres E et les maîtres de classe se rencontrent-ils ? Si
oui, où et quand ?

LES RENCONTRES INFORMELLES


Les rencontres informelles se tiennent lors du retour des élèves en
classe (« entre deux portes ») ou pendant les pauses, sur la cour lors des
récréations, dans la salle des maîtres, parfois à la cantine…

150
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Maîtres
Maîtres E
de classe

Rencontres informelles Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

Non réponse 0 0% 2 4,3 %

Après chaque séance 7 26 % 8 17 %

Souvent (une fois par semaine) 8 29,6 % 32 68,1 %

Rarement (moins d’une fois par mois) 11 40,7 % 5 10,6 %

Jamais 1 3,7 % 0 0%

Total 27 47

Tableau 2 : Fréquence des rencontres informelles


entre maîtres de classe et maîtres E

LES RENCONTRES FORMELLES


Les rencontres formelles s’effectuent majoritairement en dehors
des heures de classe, plutôt sur le temps de midi, mais aussi pendant les
récréations. Ces rencontres durent entre 15 et 20 minutes en moyenne.

Maîtres
Maîtres E
de classe
Rencontres formelles Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.
Non réponse 0 0% 2 4,3 %
Avant la mise en œuvre du projet 17 47,2 % 42 89,4 %
Une fois par mois 11 30,5 % 8 17 %
Moins d’une fois par mois 2 5,5 % 1 16,7 %
À la fin du projet d’aide 6 16,7 % 33 70,2 %
Jamais 0 0% 1 2,1 %

Tableau 320 : Fréquence des rencontres formelles


entre maîtres de classe et maîtres E

20. Les maîtres questionnés pouvaient donner plusieurs réponses.

151
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Ces deux tableaux interrogent la réalité de la fréquence des rencontres


MC/ME et, par là, leur statut. Si les maîtres E disent rencontrer plus
souvent les maîtres de classe que l’inverse, ce désaccord témoigne de la
fragilité de leur collaboration. Les rendez-vous formels seraient-ils vécus
comme des temps superflus par les maîtres de classe ? Le tableau 3
indique que la principale rencontre formelle est plutôt organisée avant
la mise en œuvre du projet d’aide. En fin de projet, une rencontre est
moins souvent effective. Mais comment peut alors s’évaluer le travail et
les progrès de l’élève dans la classe ? Les rencontres informelles pren-
draient alors le relais, permettant aux maîtres E et aux maîtres de classe
d’échanger, de discuter, d’effectuer des bilans, d’évaluer. Dans ce cas, le
temps imparti à ce travail est très court.
La circulaire sur les réseaux d’aide insiste sur la détermination
commune des objectifs du projet, la partition du travail MC/ME. Or on
s’aperçoit que près de la moitié des maîtres de classe (47, 2 %) disent que
cette planification n’est pas faite avant la mise en œuvre du projet. Le
maître E est alors souvent amené à définir seul les objectifs du projet, à
partir des demandes d’aide et de ses propres évaluations. D’autre part,
seule une faible partie des maîtres E (17 %) dit aller au-delà d’une rencontre
pré- et post-regroupement : ils voient alors les maîtres une fois par mois
afin d’effectuer des réajustements du projet d’aide.

Ce que chacun des professeurs cherche à savoir de l’autre pôle


auprès des élèves
Afin de déceler s’il existe un besoin de connaissance réciproque de ce
qui est fait par les maîtres de classe et les maîtres E, nous avons ques-
tionné les enseignants sur le type d’informations qu’ils glanent auprès
des élèves à propos de ce qui se passe dans l’autre pôle.

Presque Peu Presque


Souvent
toujours souvent jamais
1. Ce qui est fait en classe 8 17 % 25 53,2 % 12 25,5 % 2 4,3 %
2. La manière de procéder
2 4,3 % 16 34 % 20 42,6 % 9 19,1 %
du maître de classe
3. Comment ça se passe
7 14,9 % 30 63,8 % 8 17 % 2 4,3 %
en classe

Tableau 4 : Ce que les maîtres E demandent aux élèves


à propos de la classe

152
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Presque Peu Presque


Souvent
toujours souvent jamais
1. Ce qui est fait en
3 11,1 % 3 11,1 % 16 59,3 % 5 18,5 %
regroupement
2. La manière de procéder
1 3,7 % 3 11,1 % 9 33,3 % 14 51,9 %
du maître E en regroupement
3. Comment ça se passe en
5 18,5 % 5 18,5 % 9 33,3 % 8 29,6 %
regroupement

Tableau 5 : Ce que les maîtres de classe demandent aux élèves


à propos du regroupement d’adaptation

Une scission classe/regroupement est à nouveau très nette.


Généralement, la classe intéresse plus le maître E que le regroupement
n’intéresse le maître de classe. Contrairement aux maîtres E, une grande
majorité des maîtres de classe (peu souvent + presque jamais = 77,8 %)
ne demande pas aux élèves ce qui se fait en regroupement (ligne 1,
tableau 5) ni comment ça se passe en regroupement (peu souvent +
presque jamais = 62,9 %, ligne 3, tableau 5).
Les maîtres de classe qui activent des liens sont largement minoritaires,
et les liens entre classe et regroupement d’adaptation ne sont pas souvent
verbalisés avec les élèves. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les rencontres
MC/ME ne sont ni automatiques, ni très fréquentes. Peut-on alors parler
de système ou de travail en réseau ? Il semble se dessiner une profonde
dissymétrie entre classe et regroupement d’adaptation. S’esquissent nette-
ment une forme centrale – la classe – et une forme très auxiliaire – le
regroupement d’adaptation.
Un autre indice montre le manque de collaboration autour des
pratiques :
– 85,2 % (peu souvent + presque jamais) 21 des maîtres de classe
n’évoquent pas les manières de faire du maître E.
– 61,7 % (peu souvent + presque jamais) des maîtres E n’évoquent pas
les manières de faire du maître de classe.
Ce déficit d’évocation des manières de faire de l’autre enseignant trouve
sans doute son origine dans le peu de connaissances qu’a chaque ensei-
gnant des manières de faire de l’autre. Pour évoquer la manière de
procéder de l’autre, il faut en effet avoir connaissance de ce qu’il fait et

21. Ligne 2, tableau 5.

153
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

comment il le fait. Or, manifestement, la plupart des maîtres et des maîtres


E ne le savent pas. Leurs rencontres n’abordent sans doute pas les
pratiques effectives, les techniques et manières de faire de l’autre.

On peut donc avancer que les deux pôles classe/regroupement vivent


plutôt, surtout pour les maîtres de classe, de manière autonome, voire
séparée. Le regroupement ne serait pas seulement juxtaposé à la classe ;
il serait également sans existence réelle en classe. Or, « pour être effi-
cace, il nous semble notamment important que la collaboration se
construise sur la base de rapports équilibrés où chacun apporte ses compé-
tences, sans prédominance du statut professionnel des uns sur celui des
autres » (Belmont, Vérilllon, 1997).

Conclusion et pistes de réflexion


DES NIVEAUX DE COLLABORATION VARIABLES
La collaboration entre maîtres et maîtres E semble fonctionner de
manière plus évidente dans les discours que dans les pratiques. Une
première forme de collaboration consiste à parler ensemble des difficultés
de l’élève. Mais, agir ensemble, prendre part à un travail conjoint (par
exemple co-construire des séquences) sont des aspects peu saillants tant
dans l’analyse de cas de la dyade que dans les réponses au questionnaire.
La collaboration se limiterait donc souvent à des échanges informels entre
maître de classe et maître E à propos des élèves présentant des difficultés,
puis chacun agirait seul « dans son coin ». Les pratiques in situ révèlent
en effet le peu de lien explicite entre l’aide apportée en classe et l’aide
apportée en regroupement. Ainsi l’enquête effectuée auprès d’un panel
d’enseignants plus important montre que ce qui se passe ou ce qui est
fait dans le regroupement est très peu évoqué en classe. Le projet d’aide
spécialisé ne semble pas fédérer les pratiques dans les deux pôles.
Pourtant, comment un élève « peu performant » peut-il effectuer lui-
même les liens entre ce qui se passe en regroupement et ce qui se passe
en classe pour y être mieux inséré ? « La conduite de la classe, l’avancée
du temps didactique demandent donc que les élèves puissent repérer iden-
tifier et opérer, pour eux-mêmes, aussi bien les changements de statut
des objets et des connaissances dans l’espace-temps de la classe, que les
quasi incessants changements de registres discursifs et sémiotiques dans
lesquels ces changements se réalisent. Mais tous ne sont pas également
préparés à faire face à cette exigence, et on leur apprend d’autant moins

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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

à le faire, ou même que c’est à faire, que cette exigence demeure très
largement implicite et opaque, aux yeux même des enseignants pour
lesquels ces changements de statut et de registre vont de soi » (Bautier
& Rochex, 2004).

Ce peu de collaboration effective trouve peut-être son origine :


– dans les conceptions de l’aide, souvent dominées par une approche
constructiviste que l’on pourrait qualifier de « radicale » (Cette dernière
pouvant se formuler ainsi : Le professeur doit laisser un large territoire
aux élèves présentant des difficultés, c’est à lui de construire ses connais-
sances. Il semble que cette épistémologie pratique22 des professeurs soit
très répandue) ;
– dans une manière de faire qui entre en collision avec les habitudes
professorales (L’école a en effet, dans son histoire, peu incité les profes-
seurs au partage du « territoire classe ». Et si la pratique in situ de chacun
n’est manifestement pas un objet de débat au sein des dyades, c’est sans
doute parce que la pratique fait partie du « privé/professionnel » des
professeurs, pratique qui se discute difficilement…) ;
– dans la dissymétrie entre les deux statuts des maîtres (le maître de
classe considère en effet volontiers le maître E comme un spécialiste.
Pourrait-il être parfois perçu comme un concurrent ?).

VERS UNE COLLABORATION SYNONYME DE TRAVAIL CONJOINT


Les deux épisodes détaillés précédemment montrent deux moments
de déstabilisation de la pratique du maître de classe et du maître E, qui
mettent en évidence le fait que l’improvisation ne peut pas être de mise
lorsque l’on travaille avec des groupes « homogènes faibles ». Une analyse
des situations par le professeur afin qu’il anticipe les obstacles potentiels
initierait alors une forme de travail sans doute efficace. L’une des formes
que pourrait alors recouvrer la collaboration consisterait au partage de

22. Nous qualifions cette épistémologie de pratique « parce qu’elle a des conséquences
pratiques, elle est directement ou indirectement agissante dans le fonctionnement de la
classe ; elle est pratique parce qu’elle est produite en grande partie par la pratique, dans
la confrontation aux causalités que le professeur pense identifier dans celles-ci, et dans les
habitudes de perception et d’action cristallisées dans les tâches au moyen desquelles il
enseigne ; elle est pratique parce que, même si elle est en grande partie non intention-
nelle, elle est produite pour la pratique, comme réponse générique aux multiples problèmes
qu’elle révèle » (Sensevy, 2006).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

pratiques in situ. Ainsi, collaborer pourrait signifier créer des instances de


travail conjoint, des groupes d’analyse des situations, de vrais collectifs de
pensée à propos de situations données. Les professeurs y approfondiraient
à la fois leur compréhension, par exemple, des mathématiques et leur intérêt
pour la discipline : un travail sur les gestes d’enseignement se profilerait
(Sensevy, 2006). L’enjeu de ces collectifs est alors de ne pas dissocier les
actions des contenus et nécessite une réflexion, non sur l’aide en général,
mais sur l’aide dans une discipline particulière, face à une situation parti-
culière. En effet, les « gestes, ancrés dans le sens pratique des professeurs,
trouvent leur forme dans les contenus » (Sensevy, 2006). On pourrait alors
envisager un dispositif d’étude de leçons, une action conjointe d’étude
permettant de partager, entre professeurs, les difficultés inhérentes aux
apprentissages. Ceci ne veut absolument pas dire que maîtres de classe et
maîtres E font la même chose, mais qu’ils réfléchissent conjointement à
des situations proposées à des élèves présentant des difficultés. Ils locali-
sent ainsi les obstacles et cherchent des pistes de remédiation.
Ce mode collaboratif pourrait alors permettre de créer des articula-
tions entre séances en classe et séances en regroupement, des progres-
sions en classe et en regroupement et, ainsi, donner existence à une
mémoire didactique commune. Une autre forme collaborative délaissée
par les enseignants – l’anticipation en regroupement d’objets d’appren-
tissage – pourrait sans doute modifier les pratiques des enseignants.

Bibliographie
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gées », Raisons éducatives, n° 8, 2004, Bruxelles, De Boeck.
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çaise de pédagogie, n° 148, 2004, pp.89-100.
Brousseau G., La théorie des situations didactiques, Grenoble, La Pensée sauvage,
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gnement spécialisé ? », Actes de la Xe école de didactique des mathématiques,
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156
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En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur leurs pratiques… ?

Leutenegger F., « Construction d’une “clinique” pour le didactique : une étude


des phénomènes temporels de l’enseignement », Recherches en didactique des
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Matheron Y. & Salin M.-H., « Les pratiques ostensives comme travail de
construction d’une mémoire officielle de la classe dans l’action enseignante »,
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Mercier A., Schubauer-Léoni M.-L. & Sensevy G., « Vers une didactique
comparée », Revue Française de pédagogie, n° 141, 2002, pp. 5-16.
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d’action conjointe professeur-élèves : les phénomènes didactiques qu’il
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Sensevy G., Mercier A. & Schubauer-Léoni M.-L., « Vers un modèle de l’action
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Toullec-Théry M., Aider les élèves « peu performants » en mathématiques à l’école
primaire : quelles actions des professeurs ? Étude in situ de professeurs des
écoles de classes ordinaires et de maîtres spécialisés à dominante pédagogique,
Thèse, Université de Rennes, 2006.

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Modalités de collaboration
entre maîtres E
et enseignants non spécialisés

Christine Brisset
et
Christine Berzin

L’ aide aux élèves en difficulté est un vaste sujet qui, avant de faire
l’objet de l’étude que nous présentons ici, nous a successivement préoc-
cupées en tant qu’enseignantes, psychologues et formatrices d’ensei-
gnants spécialisés. Dans le cadre de cette contribution, nous nous
intéresserons à l’aide apportée par le maître E en complémentarité du
maître de la classe. À la différence d’autres articles de cet ouvrage rela-
tifs à la collaboration entre les maîtres E et leurs collègues, notre travail
ne se situe pas dans un cadre de référence didactique et ne s’appuie pas
sur des observations in situ, mais sur les dires des protagonistes de l’aide
avec un objectif directement lié à la formation. Notre objectif vise ensuite
à dresser un état des lieux du fonctionnement des RASED (Réseau d’aides
spécialisées aux élèves en difficulté) dans le département de la Somme,
en vue d’une réflexion sur les contenus et les modalités de formation.
Cette aide apportée à un certain nombre d’élèves est en effet spécifique :
elle est développée par un membre du réseau en complémentarité du
maître de la classe. Nous avons donc entrepris d’étudier, dans une
recherche-action (Brisset, Berzin, Villers & Volck) menée dans le cadre
d’un appel d’offres de l’IUFM de l’académie d’Amiens, les modalités de
collaboration, que ce soit dans les textes ou dans les paroles, en parti-
culier entre le maître E et l’enseignant non spécialisé. Dans un premier
temps, nous avons démarré notre étude par une analyse des textes offi-
ciels récents (Gossot, 1996 ; Goigoux, 1997 ; Ferrier, 1998 ; circulaires

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

de 1990 et 2002) : ces rapports soulignent notamment les difficultés


d’intégration du réseau au sein de l’école faute d’une collaboration suffi-
samment étroite entre les personnels spécialisés et non spécialisés. Dans
un second temps, nous sommes allés sur le terrain interroger ces ensei-
gnants. À cet effet, nous avons construit un guide d’entretien1 que nous
avons soumis à vingt enseignants (dix maîtres E et dix enseignants non
spécialisés). Il s’agissait de les interroger sur leurs représentations de la
difficulté, sur les missions des membres du RASED, sur les modalités de
collaboration, etc. Nous supposions en effet qu’un décalage dans ces
représentations pouvait être l’un des facteurs rendant difficile la colla-
boration. Notre objectif a visé plus précisément à repérer les différences
de conception des partenaires des aides, sur la difficulté, d’une part, et
sur l’aide aux élèves et les modalités de collaboration, d’autre part. Tout
ceci non pas en vue d’une critique stérile d’un dispositif, mais, au
contraire, afin de développer une photographie, partielle bien sûr mais
la plus objective possible, de la situation telle que les protagonistes en
parlent. Nous allons ici simplement nous attacher à rendre compte des
différentes formes de collaboration que nous avons pu repérer au
travers des discours. Différentes publications rendent compte des autres
analyses menées dans le cadre de cette étude (Brisset, 2004 ; Brisset &
Berzin, 2005).

La collaboration du maître E avec ses collègues non


spécialisés
Les discours recueillis font état de collaborations variées qui
peuvent prendre des formes différentes d’un réseau d’aides à un autre,
mais aussi selon les maîtres concernés et les conditions d’exercice. Ces
collaborations peuvent se limiter au repérage et à l’analyse de la diffi-
culté, ou, au contraire, s’exercer tout au long du processus d’aide sans
aller toutefois jusqu’à son terme (la fin de l’aide ou l’évaluation des effets
de l’aide sont peu évoquées). Nous tenterons de mettre en relation les
formes de collaboration identifiées dans les discours que nous avons
recueillis à ce sujet avec celles identifiées dans la contribution de Marie
Toullec-Théry2, dans le cadre d’observations, in situ cette fois, des acti-
vités de deux maîtres E différents.

1. Cf. Annexe, pp. 168-170.


2. Voir « En quoi la collaboration entre maître de classe et maître E a-t-elle un effet sur
leurs pratiques et sur les élèves “peu performants” ? », pp. 131-157.

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Modalités de collaboration entre maîtres E et enseignants non spécialisés

Une préoccupation commune pour les difficultés


Avant d’entrer dans le détail des différentes formes de collabora-
tion instaurées durant le processus d’aide, il importe en premier lieu de
souligner que, dans tous les cas, les maîtres ordinaires, au même titre que
les maîtres spécialisés, se montrent concernés par le repérage et la prise
en compte des difficultés.
La description des modalités de prise en compte par les maîtres non
spécialisés oscille entre deux positions. D’un côté, nous avons affaire à
des considérations relativement générales, plutôt centrées sur les outils
destinés à évaluer la difficulté et qui donnent peu à voir la nature de
l’étayage mis en œuvre par le maître. De l’autre, on assiste à une descrip-
tion beaucoup plus fine des actions mises en œuvre. Une enseignante
ordinaire explique ainsi : « Quand on voit qu’un enfant ne participe pas,
on le sollicite. On l’interroge le plus souvent possible, on essaie de le placer
à un endroit où il est plus facilement observable, on peut le placer à côté
d’un enfant qu’on sent plus apte, on peut le faire aider par les enfants, on
peut aussi aller vers lui le plus souvent possible, se placer près de lui…
Maintenant, si on veut vraiment l’aider, on met en place un travail plus
individuel, plus différencié avec lui pour qu’il puisse être plus à l’aise dans
la classe et avec ses camarades. » Le signalement au RASED est donc, de
manière générale, précédé d’une première analyse de la difficulté et de
tentatives de prise en compte par le biais d’une différenciation pédago-
gique à l’intérieur de la classe.
L’analyse du maître E, étayée par des outils plus spécifiques que les
évaluations nationales généralement évoquées par les maîtres ordinaires,
apporte un éclairage complémentaire en même temps qu’elle permet de
déterminer en concertation le type d’aide à mettre en place. Comme
l’indique un maître E, il s’agit de « cerner le plus finement possible les diffi-
cultés, de guider les réponses que l’on pourrait donner à ces difficultés, d’en
parler avec les enseignants et de façon commune de rédiger un projet indi-
viduel d’aide ». Il est considéré nécessaire que ce projet soit « rédigé avec
le collègue, ou, en tout cas, qu’il en ait une parfaite connaissance, qu’il sache
ce qui est travaillé, pourquoi c’est travaillé, ce qui est visé à travers ce travail,
quels sont les objectifs à atteindre de façon à ne pas travailler chacun de son
côté, que cela soit une réflexion conjointe ». Dans les discours, il n’est donc
aucunement question de délégation des maîtres ordinaires à l’égard du
maître E au sens où le maître ordinaire se dessaisirait de la difficulté de
l’enfant en la confiant à un personnel spécialisé. Dans tous les cas, la colla-
boration s’exerce donc au moins au niveau du repérage, de l’analyse

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

des difficultés et de la détermination de l’aide à envisager. Par contre,


peu de choses sont dites sur la collaboration à l’issue de l’aide. Même si
des bilans existent, ils apparaissent peu dans les discours spontanés. La
collaboration qui s’instaure s’inscrit, quant à elle, dans le cadre d’un conti-
nuum allant d’un niveau de collaboration relativement ténu à une arti-
culation serrée entre l’aide mise en place par le maître E et la
différenciation pédagogique mise en œuvre par le maître au sein de sa
classe, voire dans le cadre plus large de l’équipe pédagogique.

Une diversité de niveaux de collaboration


DES ÉCHANGES PONCTUELS
Au niveau le plus ténu de cette collaboration, les échanges relatifs
au processus d’aide se révèlent assez ponctuels. Ils s’exercent au coup par
coup. C’est souvent « entre deux portes », « selon la bonne volonté de
chacun ». Ils peuvent donner lieu, le cas échéant, à un réajustement des
interventions respectives des deux maîtres concernés, mais sans que cette
modification ne s’inscrive réellement dans un projet à long terme. On se
situe en effet, ici, dans un échange d’informations sans que celui-ci ne donne
lieu à une véritable réélaboration du projet initial. Ce défaut de collabo-
ration au cours de l’aide proprement dite peut s’expliquer par différentes
raisons. Un décalage dans les attentes respectives des différents partenaires
peut être constaté dans certains cas. Un maître E évoque par exemple des
attentes, de la part des maîtres ordinaires, essentiellement centrées sur une
demande d’aide au déchiffrage, demande vis-à-vis de laquelle le maître
spécialisé cherche à prendre de la distance. Cette différence d’attente peut
s’expliquer par des représentations divergentes de la difficulté, avec, dans
ce cas, une approche défectologique de la difficulté qui perdure chez l’ensei-
gnant non spécialisé, générant des attentes de type instrumental. L’enfant
en difficulté est alors défini par le maître de la classe comme un enfant
qui « n’arrive pas à se mettre au niveau de ses camarades normaux entre
guillemets », « qui ne suit pas », « qui n’a pas les prérequis », « qui est
à côté des autres ». Bien qu’également sensibles à cette question de norme
scolaire énoncée par leurs collègues non spécialisés, les maîtres E se distan-
cient de cette approche centrée sur le manque. Ils questionnent en effet
plus volontiers le statut de la difficulté et ses origines dans une perspec-
tive qui peut être qualifiée de pluridimensionnelle ou plurifactorielle. La
difficulté est ici envisagée comme constitutive des apprentissages. Il
s’agit également de resituer cette difficulté dans une perspective plus

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Modalités de collaboration entre maîtres E et enseignants non spécialisés

globale, prenant notamment en compte ce que certains qualifient d’exer-


cice « du métier d’élève ». Cette différence de perception n’est bien sûr
pas sans avoir de répercussion sur les dispositifs d’évaluation mis en œuvre
pour appréhender et caractériser ces difficultés. Alors que les maîtres non
spécialisés se centrent essentiellement sur l’évaluation des acquis scolaires,
en s’appuyant notamment sur les évaluations nationales, l’observation des
maîtres E se centre davantage sur ce que Zazzo aurait dénommé l’obser-
vation de l’élève « à son poste de travail » (Gilly, 1996), ou encore sur les
représentations impliquées dans l’acte d’apprentissage. Il s’agit alors
d’observer « comment l’enfant se comporte dans le groupe classe, dans la
cour », « quelle est sa relation avec le maître », « comment il réagit »,
« comment il participe », « la façon dont il entre dans le travail demandé »,
« la façon dont il cherche de l’aide ». Le manque de disponibilité, qui fait
l’objet d’une plainte récurrente de la part de l’ensemble des personnels, y
compris de ceux qui se livrent à un mode de collaboration plus étroit, est
également évoqué à plusieurs reprises : « Ce n’est pas toujours évident, on
manque de temps pour se voir, pour échanger des informations. » À cet égard,
Jeanne Moll parle dans son article3 de « don de temps et de présence »,
qui, effectivement, ne peut durer… qu’un temps ! On remarquera enfin
que dans ce mode d’ajustement ponctuel, il n’est aucunement fait réfé-
rence à d’éventuels échanges au sein de l’équipe pédagogique. Les maîtres
E regrettent même de ne pas être systématiquement conviés aux conseils
de cycle. Un maître indique à cet égard : « Quand on demande de nous
convier aux réunions de cycle où l’on parle un peu plus du fonctionnement
de l’école, par exemple de la répartition de certains enfants l’année suivante,
ils nous évitent un peu. »

DES THÈMES DE TRAVAIL PARTAGÉS


À la différence de ce que nous venons de voir, l’intervention du
maître E peut s’inscrire à un niveau plus étroit de collaboration sur la
base d’un thème communément partagé entre le maître de la classe et le
maître E, thème au sein duquel chacun poursuit des objectifs spécifiques.
On assiste, dans ce cas, à la véritable recherche d’une « adéquation » au
long cours entre ce qui se fait en classe et ce qui se fait dans le cadre de
l’aide. Le travail envisagé fait alors l’objet d’une véritable contractualisa-
tion entre les deux enseignants, comme le montre l’extrait d’entretien

3. Voir « L’enfant en difficulté : comment lui permettre de passer de la dimension blessée


à l’ouverture sur l’avenir ? », pp. 76-89.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

suivant : « B. m’avait proposé un travail sur les sons. Comme je ne travaillais


pas comme ça en classe, on a réfléchi à une autre manière de travailler pour
que ce soit plus en adéquation avec ce qui se faisait en classe. » Dans d’autres
cas, à défaut d’être validée par la restitution de situations concrètes, cette
volonté de collaboration est au moins clairement revendiquée au niveau
du discours. Le maître ordinaire en question évoque les aides apportées
par le maître E qui permettent d’orienter son travail ou sa pédagogie dans
une autre direction. On assiste donc, dans ce second cas de figure, à une
étroite collaboration entre les deux maîtres tout au long de la prise en
charge, collaboration qui reste toutefois circonscrite à la relation entre le
maître de la classe et le maître E sans que l’ensemble de l’équipe péda-
gogique ne se sente nécessairement concerné par le travail du réseau.

QUELQUES CAS D’INTERVENTION DU MAÎTRE E AU SEIN DE LA CLASSE


Dans un nombre de cas restreints, est évoquée la pratique d’aide
dans la classe. Mais on se méfie dans l’ensemble de cette pratique en
même temps qu’on la présente comme attirante. La réticence manifestée,
souvent en lien avec un risque de confusion des rôles, est tout aussi
perceptible chez les maîtres E que chez les maîtres non spécialisés. En
même temps qu’ils affirment que cela devrait être intéressant, les
maîtres E soulignent un certain nombre de difficultés. Au premier rang
de ces difficultés, se trouve posée la question de la définition des rôles
de chacun et de leur « cohabitation ». Il s’agit, en effet, à la fois de se
différencier du maître de la classe (« ne pas marcher sur ses plates-
bandes ») et des autres personnels (« ne pas être un maître en plus, un
maître de soutien, un aide éducateur »). Est également évoquée la réti-
cence des maîtres en même temps que celle des maîtres E eux-mêmes.
Un maître E explique ainsi qu’il a proposé à certains enseignants ce mode
de collaboration, mais qu’ils disent tous non, tout en ajoutant : « J’avoue
que je ne les pousse pas. » D’autres évoquent de manière encore plus
explicite leur réticence : « Je ne sens pas ce fonctionnement » ; « Je ne
sais pas faire » ; « Je ne me sens pas à l’aise ». Ils invoquent la question
du statut du maître E dans la classe aux yeux des élèves : « Il faut que
les autres enfants comprennent qu’on n’est pas là pour eux, il est difficile
d’avoir un fonctionnement différent de celui du maître avec l’enfant au sein
même de la classe. » Au bout du compte, les quelques expériences rela-
tées se révèlent tout à fait ponctuelles, faites à la demande expresse des
enseignants non spécialisés ou cantonnées à certaines disciplines, certains

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Modalités de collaboration entre maîtres E et enseignants non spécialisés

enfants et certaines classes. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une pratique


généralisée. De leur côté, seuls deux enseignants non spécialisés mention-
nent une expérience personnelle de collaboration avec le maître E en
classe. Dans l’un des deux cas, il est fait état de difficultés à différen-
cier l’intervention des deux professionnels, dans la mesure où le maître
E était perçu comme un moyen de décharger l’enseignant sans qu’aucune
tâche spécifique ne lui soit dévolue. Dans l’autre cas, l’intervention du
maître E est plus clairement spécifiée. Il doit être « plus proche » et
s’efforcer « d’adapter le travail demandé pour l’élève en difficulté ». Bien
que n’ayant jamais expérimenté cette pratique, plusieurs enseignants ne
se déclarent pas hostiles à l’intervention du maître E en classe. Ils mettent
alors en avant le nécessaire travail de collaboration que cela suppose (« Il
faudrait se mettre d’accord ») et les éventuelles difficultés de gestion de
l’affaire. Comme nous l’avons vu précédemment pour les synthèses avec
le réseau, c’est le temps qui paraît faire défaut. Au-delà de ces réserves,
ces mêmes enseignants non spécialisés soulignent l’intérêt qu’il y aurait
ainsi à pouvoir prendre en compte le contexte familier et habituel de la
classe, nécessairement différent de la relation privilégiée adulte/enfant
instaurée dans le cadre d’une prise en charge extérieure à la classe.

UNE COLLABORATION ÉTENDUE À L’ENSEMBLE DE L’ÉQUIPE PÉDAGOGIQUE


De manière cette fois beaucoup plus singulière, un seul des réseaux
interrogés y faisant référence, la collaboration jusqu’alors envisagée entre
le maître E et le maître de la classe de l’élève concerné par l’aide peut
plus largement s’inscrire dans une réflexion d’équipe s’élaborant au niveau
du conseil de cycle. Dans ce cas, les enseignants du cycle complet travaillent
sur un projet de cycle dans lequel le maître E s’intègre de telle sorte que
ce qui est travaillé avec les enfants en classe se recoupe avec ce qui est
fait en travail de maître E : « Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes choses,
mais au niveau des thèmes, au niveau des démarches, le maître de la classe
et moi-même essayons d’avoir une démarche commune qui permette à l’enfant
de s’y retrouver dans les deux groupes, en fait. » Le maître E explique :
« Dans l’école, ils avaient leur projet pour l’année… qui était consacré aux
animaux de la mare, la vie des étangs, les zones naturelles, et donc ils ont
beaucoup travaillé autour du thème des grenouilles, des fourmis… Donc moi
je travaillais sur ça aussi… Ça m’a permis de faire des fiches de fabrication
avec des pliages pour fabriquer des animaux que les enfants en difficulté
pouvaient ramener en classe… Et là, ça les mettait vraiment en valeur et
vraiment ça a donné de bons résultats… C’est la même chose pour les

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

albums… L’année dernière, ils travaillaient sur le cirque, j’ai suivi leur projet
de cycle, ça m’a permis de travailler avec des albums, de développer des jeux
qui étaient faits par les enfants et qui étaient ramenés en classe. Et là, c’est
sûr, il y avait une vraie mise en valeur… » Les bilans réalisés font l’objet
en premier lieu d’une analyse en conseils de cycle. Cette analyse débouche
sur la constitution de groupes de besoins pouvant réunir des élèves de
classes différentes. L’aide apportée s’inscrit par ailleurs dans un thème de
travail commun à l’ensemble du cycle tout en répondant aux objectifs
spécifiques définis en concertation dans le projet individualisé. On se situe,
dans ce dernier cas, dans la « perspective d’un travail en équipe, c’est-à-dire
en équipe de cycle, où toute l’école se doit d’avoir un regard sur les enfants,
sur ces enfants dits en difficulté et pris en charge par le réseau », comme
le mentionne le maître E d’un autre réseau dans lequel ce type de colla-
boration est énoncé en tant qu’objectif à atteindre.

En conclusion, nous soulignerons donc la responsabilisation des maîtres


ordinaires dans le repérage de la difficulté et l’élaboration du projet
d’aide, qui dénote une évolution intéressante par rapport à l’époque des
GAPP, où les maîtres ordinaires pouvaient, dans certains cas, déléguer aux
maîtres spécialisés le soin de remédier à la difficulté. Les maîtres ordinaires
se sentent aujourd’hui bien concernés par la difficulté. S’il est exclu que le
regroupement d’adaptation puisse donc s’apparenter à une institution de
« relégation », peut-on pour autant parler d’une institution « relais », au
sens où Marie Toullec-Théry a tenté de le définir ? L’examen des modalités
de collaboration au cours de l’aide dénote à cet égard des niveaux d’arti-
culation différents. C’est ainsi que dans l’exemple donné plus haut sur l’aide
sollicitée auprès du maître E en termes de déchiffrage, nous nous situons
dans deux systèmes relativement indépendants sans réelle articulation entre
les activités mises en place dans le cadre de l’aide et celles conduites au sein
de la classe. Les interventions respectives du maître E et du maître non
spécialisé portent dans ce cas sur des objets de savoirs différents. Nous avons
vu que, dans le cas présent, le maître E cherchait à se distancier de la
demande de son collègue. Parfois, c’est le projet d’aide du maître E qui peut
être remis en cause en fonction de la nature des activités développées dans
la classe, comme nous l’avons vu dans l’exemple où le maître E est amené
à envisager de manière différente l’aide prévue. Dans les deux situations,
les échanges centrés sur la détermination d’un objectif de travail commun
auront permis la mise en œuvre d’objets de savoirs partagés, basée sur
l’établissement d’un système « bicéphale », pour reprendre le terme de
Marie Toullec-Théry. Dans le cas singulier de la mise en œuvre d’objets de

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Modalités de collaboration entre maîtres E et enseignants non spécialisés

savoirs communs entre le maître E et l’ensemble des maîtres de l’équipe


pédagogique associé à une réflexion de cycle, nous assistons à l’instauration
d’un système que l’on pourrait qualifier de « tricéphale », en référence au
terme « bicéphale » utilisé précédemment. Pourquoi ne pas tenter d’aller
vers ce que Jeanne Moll a nommé « une maison d’école où l’on aurait souci
de l’autre », et à l’intérieur de laquelle se développeraient « des projets
communs fondés sur un sentiment d’appartenance et une éthique
commune »4 ? Ce qui paraît alors en jeu dans ce type de collaboration n’est
peut-être pas tant la collaboration entre le maître E et un enseignant donné,
mais l’inscription du travail du réseau dans le cadre d’une réelle politique
de cycle, garante d’une « continuité éducative au cours de chaque cycle et
tout au long de la scolarité », au sens où elle avait été définie dans la loi
d’orientation de 1989 et dont le corollaire ne peut qu’être le travail en équipe.

Bibliographie
Brisset C., « La collaboration entre enseignants spécialisés et équipes pédago-
giques d’écoles : quelle formation ? L’exemple de l’académie d’Amiens », La
Nouvelle Revue de l’AIS, n° 28, 4e trimestre 2004, pp. 101-110.
Brisset C. & Berzin C., « La collaboration entre enseignants (non spécialisés) et
membres du RASED », Actes université d’automne du SNUIPP, La-Londe-les-
Maures, 21, 22 et 23 octobre 2005, Cd-Rom.
Gilly M., « Psychologie et éducation dans l’œuvre de René Zazzo », Enfance,
n° 2, 1996, pp. 191-210.

Textes officiels
Circulaire n° 90-082 du 3 avril 1990, Missions des psychologues scolaires.
Circulaire n° 90-082 du 9 avril 1990, Mise en place et organisation des réseaux
d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.
Circulaire n° 2002-111 du 30 avril 2002, Adaptation et intégration scolaires : des
ressources au service d’une intégration réussie pour tous les élèves.
Circulaire n° 2002-113 du 30 avril 2002, Les dispositifs de l’adaptation et de l’inté-
gration scolaires dans le premier degré.
Rapport Ferrier, Améliorer l’efficacité de l’école primaire, Rapport du groupe de
l’enseignement primaire de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, 1998.
Rapport Goigoux, Les élèves en grande difficulté de lecture et les enseignements
adaptés, Étude M.E.N. de la Direction de l’enseignement scolaire, 02.04.1997.
Rapport Gossot, Les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté, Rapport
du Groupe de l’enseignement primaire de l’Inspection générale de l’Éduca-
tion nationale, sept. 1996.

4. Voir p. 89.

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Annexe

Guide d’entretien
RECHERCHE IUFM DE L’ACADÉMIE D’AMIENS
C. BRISSET, C. BERZIN, A. VILLERS & A. VOLCK
I. L’élève en difficulté
1. Selon vous, qu’est-ce qu’un élève en difficulté (définition(s), critère(s),
signification(s), conséquences) ?

2. À partir de quelles caractéristiques pouvez-vous dire qu’un élève est


en difficulté ?

3. Quels moyens utilisez-vous pour repérer ces difficultés ?

4. Quelle importance donnez-vous à la date de naissance de l’enfant


pour estimer ou comprendre ses difficultés ?

5. Quel est le rôle du maître de la classe par rapport à l’élève en diffi-


culté ?

6. Quel est le rôle de l’école par rapport à l’élève en difficulté ?

7. Quel est le rôle du RASED par rapport à l’élève en difficulté ?

8. Quand doit-on faire appel au RASED ? Qu’est-ce qu’on peut attendre


de lui ?

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Modalités de collaboration entre maîtres E et enseignants non spécialisés

II. L’aide par les membres du RASED


9. Selon vous, sur quels critères interviennent :
– le maître E ?
– le maître G ?
– le psychologue scolaire ?

10. En quoi consiste l’aide :


– du maître E ?
– du maître G ?
– du psychologue scolaire ?

11. Quelles interactions doit-il y avoir entre le maître et/ou les équipes
pédagogiques et le(s) membre(s) du RASED ?

12. Où se font les interventions auprès des élèves en difficulté ?

13. Sur quel temps de l’élève se passent ces interventions ?

14. Question en fonction du statut :


– (au maître ordinaire) : vous est-il arrivé de modifier vos propres
interventions pédagogiques dans le cadre de la collaboration avec le
maître spécialisé (maître E, par exemple) ?
– (au maître spécialisé) : vous est-il arrivé de modifier vos propres
interventions pédagogiques dans le cadre de la collaboration avec le
maître de la classe ?

15. Que pensez-vous de l’intervention du maître spécialisé dans la


classe ?

16. En quoi les parents doivent-ils être associés ? En quoi doivent-ils


prendre part au processus d’aide ?

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

III. Le RASED dans le dispositif d’aide


17. Selon vous, le RASED, dans le dispositif d’aide, est-il connu de
tous ?

18. Qui fait appel au RASED et comment ?

19. Question en fonction du statut :


– (au maître ordinaire) : quels types de demandes d’aide faites-vous
au RASED ?
– (au maître spécialisé) : quels types de demandes d’aide recevez-
vous au RASED ?

20. Quelles attentes avez-vous à l’égard de ces demandes d’aide ?

21. Avez-vous connaissance de la circulaire n° 2002-113 qui définit les


dispositifs de l’AIS dans le 1er degré ? A-t-elle fait l’objet d’une discus-
sion ? Dans quel cadre ? Qu’en pensez-vous ?

22. Que faudrait-il faire pour améliorer le dispositif d’aide aux élèves
en difficulté ?

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Collaboration entre maîtres E


et maîtres de classe
Constats et type de dispositif
d’aide en mathématiques

Isabelle Nédélec-Trohel

Aspects théorique et méthodologique


Notre recherche se situe dans le champ de la didactique des mathé-
matiques et s’intéresse à la co-construction, par un chercheur, des maîtres E
et des maîtres de classe, de dispositifs d’aides à l’école élémentaire. Elle
s’appuie sur une théorie de l’action du professeur et utilise un vocabulaire
descriptif de l’action de celui-ci (Sensevy, 2001 ; Sensevy, Mercier &
Schubauer-Léoni, 2000).
Notre dispositif de recherche traite deux aspects : l’ingénierie didac-
tique élaborée par le chercheur et le maître E, puis mise en œuvre par le
maître E ; le dispositif d’aide élaboré et mis en œuvre conjointement par
le maître E et le maître de classe au sein de l’école pour un groupe restreint
de cinq élèves de CE2 moins performants.
Ici, nous nous intéresserons au second aspect et analyserons le type de
collaboration mis en œuvre par le maître E et le maître de classe pour
mener à bien leur projet de travail. Nous tenterons de repérer un terrain
de réflexion commun aux maîtres E et aux maîtres de classe pour construire
et conceptualiser les pratiques de collaboration entre les deux pôles.
Notre méthodologie utilise une démarche empirique permettant de
rendre visibles et d’analyser des épisodes remarquables révélant des signes

171
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

(au sens de Peirce, 1978) du processus de la transmission entre maître E


et maître de classe.

LE DISPOSITIF DE RECHERCHE
Il convient de décrire l’organisation du dispositif de recherche dans
le temps. Ce dispositif comprend huit séances en adaptation et une séance
terminale dans la classe sur une durée de douze semaines (mars à mi-
mai, vacances de printemps incluses). Chaque séance est ponctuée de
trois types d’entretiens menés par le chercheur et le maître E : entretien
pré- et post-séance, puis entretien de coopération pour préparer la séance
suivante. Le maître E et le maître de classe se réunissent à quatre reprises :
avant l’amorce des séances, après la quatrième séance (donc à mi-
parcours), lors du post-entretien de la séance de diffusion dans la classe
et lors de la synthèse du projet.

LES TROIS TYPES D’ENTRETIENS


Trois types d’entretiens sont retenus. Les entretiens pré- et post-
séance concernent respectivement la description, par le maître E, au cher-
cheur des objectifs de sa séance puis son analyse de la séance a posteriori.
L’entretien de coopération précède les séances. Dans ce cadre, le cher-
cheur participe avec le maître E à la construction des situations d’appren-
tissage ; il propose des objets théoriques dont le maître dispose pour la
mise en œuvre des séances. Le chercheur s’appuie sur les préoccupations
émises par le praticien lors du post-entretien et élabore avec lui les situa-
tions de travail adaptées en fonction des écueils rencontrés, et tous deux
procèdent aux ajustements des mises en œuvre. Le chercheur n’impose
pas sa façon de faire ni ne conseille directement ; il se situe dans une
posture d’ingénieur didacticien en émettant des propositions dont l’ensei-
gnant peut disposer.
Les réunions de collaboration entre le maître E et le maître de classe
concernent la construction commune des projets d’aides relatifs aux cinq
élèves ainsi que des échanges et des régulations sur leurs pratiques respec-
tives : situations d’apprentissage, outils, puis synthèse du dispositif de
travail à l’issue de celui-ci.

Avant d’amorcer l’analyse, il convient de mettre en valeur quelques


constats généraux concernant l’aide aux élèves moins performants.

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

LA MÉTHODOLOGIE
Les séances et les entretiens (pré-, post-séance et entretien de colla-
boration que nous détaillons ensuite) sont filmés (la caméra vidéo, en
plan large fixe, est placée dans un coin de la salle de classe ou de la salle
d’adaptation) et transcrits, puis, à partir de l’étude synoptique effectuée
pour chacun d’eux et de l’analyse a priori (Assude & Mercier, 2007) des
situations d’apprentissage choisies par le professeur, nous identifions des
épisodes typiques. Nous présentons ici l’un de ces épisodes, nommé
« Échanges au cours du second entretien de collaboration » (figure 1),
composé de trois extraits issus du second entretien de collaboration entre
le maître E et le maître de classe.

Épisode « Échanges au cours du second entretien de collaboration »


Entretien Extraits Titres des extraits
Entretien de collaboration Extrait 1 Les attentes du maître de classe
maître E/maître de classe en résolution de problèmes
(dit à mi-parcours) Extrait 2 Impact de la bande numérique
en résolution de problèmes
Extrait 3 Événement « Kali et la bande numérique »

Figure 1 : Structuration de l’épisode

Pourquoi ce choix ? Dans cet épisode, l’extrait 1 concerne l’attente du


maître de classe vis-à-vis du maître E concernant la résolution de
problèmes. Dans l’extrait 2, le maître E répond au maître de classe en
lui faisant part de l’impact de l’outil « bande numérique » pour valider
les résultats des élèves en résolution de problèmes. Enfin, dans l’extrait 3,
le maître E évoque le comportement d’une élève, Kali, qui a utilisé la
bande numérique pour expliquer la démarche erronée de sa camarade
Halima. Nous allons mener cette analyse sous forme d’enquête et tente-
rons de préciser les préoccupations de chacun des professeurs au temps
T pour aider les élèves moins performants à résoudre des problèmes. Nous
nous questionnerons sur les attentes du maître de classe ; nous nous
demanderons pourquoi le maître E vante au maître de classe l’utilité de
l’outil « bande numérique » en résolution de problèmes. Enfin, nous
tenterons d’identifier les causes et les raisons de la transmission, par le
maître E au maître de classe, d’un événement qui s’est déroulé dans le
cadre du regroupement d’adaptation (Kali et la bande numérique).

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

L’insertion des élèves moins performants dans le temps


didactique de la classe
CONSTATS GÉNÉRAUX
Les difficultés inhérentes au travail en regroupement d’adaptation
L’objectif du maître E consiste à amener ses élèves à construire des
compétences pour qu’ils puissent se réassurer1, puis se réinsérer dans le temps
didactique de la classe. Ce professionnel a une conscience aiguë du senti-
ment d’incertitude de l’élève qui échoue et qui ne satisfait pas les attentes
du maître de classe. Comme le maître E a le soin constant de favoriser un
climat serein, de contribuer au bien-être des élèves en difficulté, il éprouve
des réticences à les contraindre. Il craint de mettre à nouveau les élèves
dans une situation inconfortable, de détruire la relation de confiance
amorcée, de voir les élèves abandonner, voire refuser la tâche. Il craint aussi
de ne pas aller au terme du contrat mis en œuvre (projet d’aide spécialisée2
pour aider l’élève). D’emblée, la position du maître E est perçue comme
délicate.

Reprise d’apprentissage en regroupement d’adaptation


Le maître E conçoit une reprise d’apprentissage pour que les élèves
reconstruisent des bases en vue de rejoindre la classe. Cet enseignant
est contraint de revenir sur des savoirs anciens. Mais ce travail n’est pas
apparenté au soutien : les situations d’apprentissage, les supports et les
outils utilisés en regroupement d’adaptation ne sont pas ceux de la classe.
On assiste donc, selon les termes de Leutenegger (2000), à un recul par
rapport au temps didactique de la classe ordinaire. Le contrat didactique
de la classe est rompu. Comme les deux temps classe/adaptation ne sont
pas coordonnés entre eux, la classe et l’adaptation constituent des
systèmes indépendants. Les élèves en difficulté sont, dans ce cas, obligés
de se soumettre aux « éléments implicites d’un double contrat didac-
tique » (Leutenegger, 2000). On peut alors avancer que les élèves sont
confrontés à des obstacles qui restent inaperçus de chacun des ensei-

1. « Davantage de connaissances permet sans doute de mieux se sentir assuré, davan-


tage d’assurance favorise sans doute le fonctionnement cognitif. » (Sensevy, Toullec-Théry
& Nédélec-Trohel, 2006).
2. Projet d’aide contractualisé construit par le maître E et le maître de classe pour chaque
élève concerné.

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

gnants du fait de leur connaissance parcellaire de l’autre dispositif de


travail. Ces systèmes indépendants occasionnent ainsi un surcoût cognitif
inutile pour les élèves confrontés à ce double contrat. Souvent, en fin
de dispositif, bien que le maître E assure au terme du projet que les
élèves ont progressé dans le groupe d’adaptation, les objectifs concer-
nant la reprise d’apprentissage ne sont que partiellement atteints. En
effet, le maître de classe constate, lui, toujours un décalage par rapport
aux apprentissages construits depuis dans le groupe classe. Selon
Leutenegger (2000), « le temps didactique en adaptation court toujours
derrière celui de la classe ordinaire et ne le rattrape jamais de ce fait ».
Les contenus d’enseignement de l’adaptation suivent leur propre temps
didactique et les situations qui y sont aménagées, les tâches proposées
n’offrent que peu de moyens aux élèves d’établir des ponts entre les
deux systèmes de travail.

LA COLLABORATION ENTRE PRATICIENS : CONSTRUIRE DES PONTS


ENTRE L’ADAPTATION ET LA CLASSE
Les cinq élèves suivis dans le regroupement d’adaptation n’ont pas
encore construit les compétences attendues au moment T dans la classe.
De quels moyens dispose le maître E pour insérer les élèves moins perfor-
mants dans le temps didactique de la classe ? Comment peut-il réduire
ce surcoût cognitif inutile et engager les élèves vers des constructions de
connaissances directement « recontextualisables » dans le temps didac-
tique de la classe ? On peut envisager que les élèves moins perfor-
mants diffusent dans la classe des connaissances nouvelles (inconnues
en classe) construites par eux au sein du regroupement d’adaptation.
Quels en sont les effets recherchés ? Tout d’abord, l’idée est d’amener
les élèves moins performants à faire découvrir à leurs pairs des situations
d’apprentissage et des outils nouveaux ; le savoir des élèves d’adaptation
serait ainsi valorisé vis-à-vis du professeur et des pairs dans la classe. Les
élèves moins performants sont positionnés par les professeurs comme des
élèves avancés, comme des élèves-ressources (Sensevy, Toullec-Théry &
Nédélec-Trohel, 2006).
C’est un véritable retournement de situation. La mise en œuvre d’une
action de travail en anticipation par rapport à la classe pourrait consti-
tuer un mode possible de réponse à notre questionnement : comment
insérer des élèves peu performants dans le temps didactique de la classe ?
(Nédélec-Trohel, 2002 ; Sensevy, Toullec-Théry & Nédélec-Trohel, 2006).
Cela demande un engagement serré des deux acteurs. En effet, cette diffu-

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

sion s’effectue dans ce dispositif lors de la dernière séance et réclame une


préparation conjointe des deux professeurs. Il s’agit alors, d’une part, de
réfléchir à des contenus adaptés aux besoins des élèves concernés et,
d’autre part, de s’accorder sur la partition respective du travail de chacun
à engager. C’est aux deux professeurs de déterminer le mode de confron-
tation des savoirs anticipés des élèves suivis en adaptation à ceux des
pairs.

QUESTIONNEMENT
À l’origine, le professeur constate les difficultés durables de
quelques élèves de sa classe (nous désignons cette classe par « Pôle 1 »).
La procédure habituelle de demande d’aide, effectuée par le maître de
classe, appelle la mise en œuvre, par le maître E, d’un projet d’aide spécia-
lisée. Les élèves moins performants dans la classe sont alors suivis par ce
dernier dans le cadre d’un regroupement d’adaptation (« Pôle 2 ») situé
en dehors de la classe. A priori, le maître E ne connaît pas ces élèves et
il n’est pas connecté au vécu de la classe. Il s’agit d’un défi à relever. La
question que nous nous posons est la suivante : quelles peuvent être les
actions du maître E en faveur des élèves moins performants pour réin-
sérer ces derniers, dans la mesure du possible, dans le temps didactique
de la classe ? Pour relever ce défi, quel appui le maître E peut-il trouver
en collaborant avec le professeur de la classe ? Quel type de collabora-
tion un maître E et un maître de classe peuvent-ils construire ?

LE DISPOSITIF D’AIDE ISSU DE LA RECHERCHE


Processus de reprise/anticipation au sein du regroupement
et diffusion dans la classe
Voici le dispositif d’aide bipolaire (figure 2, ci-contre) mis en œuvre
dans le cadre de la recherche pour tenter de coordonner les deux temps
classe/adaptation. La classe et le regroupement d’adaptation constituent
deux pôles de référence avec trois temps didactiques propres.

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

Pôle Adaptation

Temps didactique 1 Pôle classe


Reprise
d’apprentissage

Temps didactique 3
Diffusion
Objets d’apprentissage
Temps didactique 2
Anticipation
Objets d’apprentissage

Figure 2 : Processus de reprise-anticipation-diffusion

D’une part, le maître E conçoit une reprise d’apprentissage pour que


les élèves reconstruisent des savoirs et des connaissances de base en vue
de rejoindre la classe (temps didactique 1 : reprise en numération et en
résolution de problème). D’autre part, il conçoit une anticipation par
rapport à la classe, c’est-à-dire qu’il travaille avec les élèves des notions
non encore abordées en classe, comme la recherche de l’état initial en
résolution de problèmes numériques additifs (temps didactique 2). Au
terme du dispositif, le maître E et le maître de classe conviennent d’une
séance (séance de diffusion) dans laquelle les élèves du regroupement
vont diffuser dans la classe les connaissances anticipées (donc inconnues
en classe) construites au sein du regroupement d’adaptation (temps didac-
tique 3). Cette démarche permet aux deux professeurs de placer les élèves
moins performants en situation d’élèves avancés vis-à-vis de leurs pairs
lors de la séance de diffusion en classe.
Nous posons l’hypothèse que ce type de dispositif peut amener des
élèves moins performants à se confronter à des milieux porteurs chacun
d’un type de travail adapté pour construire leurs connaissances à leur
rythme, en regroupement d’adaptation puis dans la classe en suivant le
temps didactique imposé. Selon cette hypothèse, la gestion de ces trois
temps didactiques permettrait la construction d’une passerelle transi-
tionnelle « pour établir des ponts » (Leutenegger, 2000) entre l’adapta-
tion et la classe.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Le maître E et le maître de classe : élaboration et mise en


œuvre conjointe d’un dispositif d’aide pour cinq élèves de
CE2 peu performants en mathématiques
LES ACTEURS : DEUX MAÎTRES ET CINQ ÉLEVES
Le maître de classe de CE2 enseigne dans une école de ZEP depuis 5
ans. Il effectue des demandes d’aide suite aux faibles résultats de cinq élèves
en mathématiques aux évaluations nationales CE2. Les élèves concernés
– quatre filles, Kali (K), Guénola (G), Melissa (M), Halima (H) et un garçon,
Cyril (C) – sont âgés de 9 ans. Le maître E exerce depuis une année sur ce
secteur de ZEP. De façon globale, ces élèves éprouvent des difficultés à calculer
mentalement (x + n) et (x – n) avec n < 10, à placer un nombre sur une file
numérique, à décomposer ou à structurer un nombre avec n > 50 et à résoudre
des problèmes de type additif (Vergnaud, 1995), en particulier la recherche
de la transformation positive et de l’état initial. Pour précisions, dans une
transformation qui opère sur une mesure pour donner une mesure, nous
ciblons la recherche soit de l’état final (Ef) : 12 + 7 = 19, soit de l’état initial
(Ei) : 12 + 7 = 19, soit de la transformation positive (T +) : 12 + 7 = 19, de
façon à habituer l’élève à repérer l’élément inconnu et à éviter l’application
systématique d’un algorithme ou d’une procédure de solution. L’Ei consti-
tuait alors un objet de connaissance inconnu en classe.

LA GESTION DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ
En classe, ce professeur organise habituellement un temps de remé-
diation d’environ 20 minutes à la fin des séances de mathématiques en
fonction des besoins des élèves. Il veille à différencier les tâches de ces
derniers lorsque des objets nouveaux d’apprentissage sont appréhendés.
En tant que praticien, sa difficulté réside dans la gestion quotidienne du
décalage entre le groupe de cinq élèves « moins performants » et leurs
pairs : il parvient difficilement à concevoir une reprise d’apprentissage
solide en numération qui permettrait à ces cinq élèves de profiter des
apprentissages au moment T. C’est la raison pour laquelle il sollicite l’aide
du réseau d’aides spécialisées.

ORGANISATION CONJOINTE DU DISPOSITIF ET CONTENU DES ENTRETIENS


Les deux enseignants se sont rencontrés une première fois pour
analyser les évaluations effectuées en amont dans la classe et en adaptation,

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

puis pour élaborer le projet de travail. À l’issue de la quatrième séance


du regroupement d’adaptation, ils ont fait le point sur l’avancée du travail
et ont régulé leurs actions en fonction des besoins. Suite à la huitième
séance d’adaptation, les deux maîtres ont préparé la séance de diffusion
dans la classe. Après celle-ci, ils se sont réunis pour faire le bilan et conclure
le projet.

FORMALISATION DU CONTRAT ÉTABLI ENTRE LES ÉLÈVES, LE MAÎTRE


DE LA CLASSE ET LE MAÎTRE E
L’élaboration conjointe du projet d’aide spécialisée écrit sous-tend
la partition du travail entre enseignants, avec leur accord respectif, sur
des situations d’apprentissage de référence différentes de celles qui sont
effectives dans la classe. Cette action d’aide s’inscrit dans le projet d’école
du groupe scolaire. Les objectifs de travail pour les deux professeurs sont
les suivantes : le projet sera achevé quand les cinq élèves se montreront
capables de résoudre des problèmes de type additif, de circuler sur la file
numérique jusqu’à 500 et de participer aux activités mathématiques de
la classe. Le maître E suivra les cinq élèves une fois par semaine pendant
trois quarts d’heure, ce qui correspond à huit séances de mars à mi-mai.
Les enseignants conviennent que, lors de la neuvième et dernière séance,
les élèves d’adaptation diffuseront en classe quelques situations de travail
mises en œuvre concernant des objets de connaissance ignorés par les
autres élèves (recherche de l’état initial en résolution de problèmes).

En regroupement d’adaptation, il s’agit d’amener les cinq élèves :


– à construire ou consolider les propriétés d’ordre et de cardinalité du
nombre avec n < 500 : soit la circulation sur la file numérique pour
établir les relations ajouter/avancer et enlever/reculer, la notion d’empan
numérique, la partition du nombre, les notions d’unité et dizaine vers la
composition de la centaine ;
– à catégoriser les problèmes de type additif selon la relation additive
(2e catégorie).

Dans la classe, il s’agit de travailler les situations du jeu du palet et


celle du bowling3.

3. ERMEL, Apprentissages numériques et résolution de problèmes, CE2.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

ILLUSTRATIONDE LA COLLABORATION ENTRE LES DEUX ACTEURS


POUR METTRE EN ŒUVRE ET RÉGULER LE DISPOSITIF DE TRAVAIL
Lors de la première rencontre formelle, les deux professeurs ont
ciblé ensemble les compétences attendues au sein de chaque pôle en fonc-
tion des besoins des élèves, puis ils ont choisi des situations d’apprentis-
sage articulées entre les deux pôles. Les praticiens se sont accordés sur
le vocabulaire utilisé en résolution de problèmes ; le maître de classe a
d’ailleurs mentionné à ce propos : « On avait vu surtout le vocabulaire,
le vocabulaire qu’on utilisait toutes les deux, dans les situations-problèmes. »
Ce besoin d’ajustement avait pour objectif de faciliter les échanges futurs.
Au terme de la quatrième séance, lors de la deuxième rencontre formelle
ou « entretien à mi-parcours », le maître E donne les projets d’aide
rédigés au maître de classe pour que celui-ci renseigne la partie « stra-
tégie dans la classe ». Les deux enseignants font un premier bilan à partir
des situations d’apprentissage effectuées et des constructions des élèves,
puis ils régulent les séances à venir, notamment ils ajustent les contenus
et conviennent d’une date pour la séance de diffusion.

Nous allons maintenant présenter trois extraits, issus du deuxième


entretien de collaboration entre le maître E et le maître de classe dans
lequel, d’une part, ce dernier évoque ses préoccupations, et, d’autre part,
le maître E évoque l’impact d’un outil en résolution de problèmes et
transmet la notion d’empan numérique.

ÉPISODE « ÉCHANGES AU COURS DU DEUXIEME ENTRETIEN


DE COLLABORATION » : ANALYSE DES TROIS EXTRAITS
Cet échange a donc lieu après la séance 4, au cours de laquelle,
pour la première fois, le maître E a abordé la correction de trois problèmes
numérique additifs.

Ce qui s’est passé avant les trois extraits : le maître E rend


compte de son travail
Les deux praticiens font le point sur les compétences qu’ils ont
travaillées en référence au projet de travail élaboré lors de la première
réunion de collaboration. Le maître E s’appuie sur la progression qu’il
suit en adaptation, il évoque « la structuration du nombre et la numé-
ration », puis il détaille les composantes de compétences telles que « la
décomposition du nombre, les suites orales, de 10 en 10 », « comparer des

180
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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

nombres et le calcul mental, donc additionner ou soustraire mentalement


des dizaines ou des centaines entières », « connaître le complément à la
dizaine supérieure, organiser et effectuer mentalement sur des nombres entiers
un calcul additif ou soustractif », « savoir trouver mentalement le résultat
numérique d’un problème à données simples ». Le professeur spécialisé
prend un soin particulier à transmettre de façon précise ce qu’il fait et
où il se situe dans sa progression. Il dit au maître de classe : « C’est ce
que j’ai travaillé avec eux en ce moment, donc j’en suis là pour l’instant. »
Voici le premier extrait de l’entretien de collaboration entre les deux
professeurs.
• Extrait n° 1 : entretien maître de classe/maître E
Le maître de classe (MC) évoque ses préoccupations. Il connaît les
compétences travaillées en adaptation à ce moment T du dispositif. Il
s’exprime pour renseigner le maître E (ME) sur l’objet de ses préoccupa-
tions, c’est-à-dire la résolution de problèmes.

Tdp4 Transcription extrait 1, entretien 2


65 MC : Toi, t’as plus travaillé ça pour l’instant (Montre sur la feuille
de progression), et moi aussi, j’ai fait ça avec des petits jetons
en fait (Tourne la feuille), et c’est ça en fait qui me pose problème
(Tapote avec le crayon à un endroit précis de la feuille).
66 ME : Dans la résolution de problèmes ?
67 MC : Hum, hum (Hoche la tête positivement).
68 ME : D’accord.
69 MC (Effectue de petits cercles avec son crayon en regardant ME) :
Mais toi, à la limite déjà, les boîtes, c’est un peu de la résolution
de problèmes aussi ?
70 ME : Hum !
71 MC : C’est plus ou moins ce qui me reste à travailler aussi.
[…]
79 MC : Donc, moi j’attendais un peu ça en fait depuis qu’on a travaillé
ensemble, j’ai surtout travaillé tout ce qui était numération et des
petits jeux d’entretiens au niveau du calcul mental et j’attendais
donc le départ, en fait, des jeux pour pouvoir travailler là-dessus aussi.

4. Tdp signifie tours de parole.

181
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Le maître de classe évoque les compétences citées par le maître E


– tdp 65 : « Toi, t’as plus travaillé ça pour l’instant » (« ça » désigne la
numération) –, puis il explique que, de son côté, il a utilisé « les petits
jetons », c’est-à-dire le jeu du palet. Cette dénomination fait partie de la
mémoire didactique des deux professeurs ; ils connaissent mutuellement
les situations d’apprentissage employées par chacun (objet de la première
réunion de travail). Le maître de classe désigne, sur la feuille de progres-
sion du maître E, les compétences concernant la résolution de problèmes
et livre au maître E : « Et c’est ça en fait qui me pose problème. »
La partition du travail entre les deux professeurs est effective dans le
domaine de la connaissance des nombres. Le maître E poursuit une reprise
d’apprentissage concernant la structuration du nombre (dizaines et
centaines) tandis que le maître de classe avance dans la connaissance de
la classe des mille en prenant en compte la difficulté des cinq élèves suivis
en adaptation (il organise un temps de remédiation d’une durée de
20 minutes au terme de chaque séance de mathématiques en fonction
des besoins repérés). Le lien établi par le maître de classe entre la situa-
tion de la boîte jaune5 et la résolution de problèmes – tdp 69 : « Mais
toi, à la limite déjà, les boîtes, c’est un peu de la résolution de problèmes
aussi ? » – montre que ce dernier s’attache à identifier précisément le
type de connaissances que ses cinq élèves suivis en regroupement d’adap-
tation sont en train de construire. Le maître de classe semble percevoir
la logique d’enseignement du maître E. Il transmet ses préoccupations
pour la classe – tdp 71 : « C’est plus ou moins ce qui me reste à travailler
aussi. ». Il rappelle, dans l’échange, les objectifs qu’il s’est fixés pour le
groupe-classe et qu’il ne doit pas perdre de vue.

Le maître de classe est en attente par rapport au travail de reprise


d’apprentissage (numération, structuration du nombre) effectué en adap-
tation pour les cinq élèves suivis. Il attend, semble-t-il, que ces élèves
soient prêts pour diffuser en classe les situations de résolution de
problèmes prévues – tdp 79 : « Donc, moi j’attendais un peu ça, en fait,
depuis qu’on a travaillé ensemble. ». Le terme « ça » désigne le travail
sur la résolution de problèmes fortement attendu par le praticien. Cette
attente est renforcée par une double utilisation du verbe d’action : « Moi
j’attendais un peu ça, en fait » et « j’attendais donc le départ en fait des

5. La boîte jaune est une situation issue de ERMEL (CE1) : le maître donne oralement
aux élèves des énoncés de problèmes à résoudre mentalement.

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

jeux pour pouvoir travailler là-dessus aussi. » La deuxième évocation de


l’attente permet au professeur d’en préciser l’objet. Les termes « le
départ/des jeux » correspondraient aux situations présentées par les élèves
d’adaptation lors de la séance de diffusion, situations qui feront ensuite
dans la classe l’objet d’un travail collectif. Les propos du professeur
montrent de façon implicite qu’il a respecté la clause du contrat stipu-
lant qu’il ne doit pas amorcer la recherche de l’état initial avant que la
séance de diffusion ne soit effective – tdp 79 : « J’ai surtout travaillé tout
ce qui était numération et des petits jeux d’entretien au niveau du calcul
mental. ». L’énoncé « donc, moi j’attendais un peu ça, en fait/depuis qu’on
a travaillé ensemble » signifie que l’attente6 concernant la résolution de
problèmes est active depuis le début de la collaboration entre les deux
praticiens. Le connecteur « donc » indique la conséquence du travail
effectué par le maître E (travailler la numération) attendue par le profes-
seur et concrétisée par la résolution de problèmes. Ici, le pronom « on »
(« depuis qu’on a travaillé ensemble »), utilisé pour évoquer la collabo-
ration engagée avec le maître E sur la durée du dispositif d’aide (« depuis
que »), s’oppose au pronom « je », employé pour dire ce que le maître
de classe attend de la collaboration pour l’ensemble de la classe.

Ce premier extrait montre que la partition des objets de travail entre


les deux professeurs a besoin d’être clarifiée pour assurer la cohérence
de l’articulation entre les deux systèmes d’enseignement, la classe et le
regroupement d’adaptation. Le maître de classe attend du maître E qu’il
fasse avancer les cinq élèves sur le plan des apprentissages en résolution
de problèmes numériques additifs. L’enjeu de la collaboration réside, pour
le maître E, dans la prise en compte des attentes du maître de classe.
Analysons maintenant la façon dont le maître E va répondre aux attentes
du maître de classe.
• Extrait n° 2 : entretien maître de classe/maître E
Dans ce second extrait, le maître E explique au maître de classe l’impact
d’un outil en résolution de problèmes. Il lui livre un événement observé
en adaptation, lors de la quatrième séance. L’enseignant spécialisé évoque
une action de Kali, qui est l’élève la plus en difficulté dans le groupe. Il
a distribué une bande numérique à chacun des cinq élèves afin de valider
leur résultat au problème « Léonie ».

6. Lors du premier entretien, le maître de classe avait confié au maître E que sa façon
de travailler les problèmes ne le satisfaisait pas.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Problème « Léonie » : recherche de la transformation négative (42 – 9 = 33)

Léonie joue au jeu de l’oie, elle est sur la case 42, elle recule de 9 cases.
Sur quelle case arrive-t-elle ?

Voici la transcription de ce second extrait :

Tdp Transcription extrait 2, entretien 2


349 ME : Et donc là on a travaillé avec les enfants (ME regarde MC).
Je leur ai donné comme support la bande numérique.
350 MC : Hum hum…
351 ME poursuit : Et en fait ça a permis pour certains élèves de valider
ou pas…
352 MC : Hum hum…
353 ME poursuit : …d’infirmer les réponses des autres élèves.
354 MC : D’accord.
355 ME : Et notamment, il y a Kali qui est intervenue parce qu’il y avait
un problème avec une diminution. Tu sais, il fallait (ME fait le geste
de reculer avec les mains)…
356 MC : … un parcours.
357 ME : Il fallait reculer, c’était le jeu, un jeu de l’oie, il fallait retrouver
la case où il était au départ. […] Non, il fallait reculer ! … de tant de cases.

Le maître E évoque non seulement la validation d’un résultat au problème


sur la bande numérique – tdp 349 : « Je leur ai donné comme support la
bande numérique. » –, mais aussi les perspectives que procure cet outil sur
le plan des apprentissages. La première perspective concerne
l’énoncé – tdp 351 : « Et en fait ça a permis pour certains élèves de valider
ou pas. » –, ce qui signifie que les élèves ont l’avantage d’observer si le
résultat est correct ou non et, de façon implicite dans ce dernier cas, de
réfléchir à une autre démarche. La seconde perspective, illustrée par les
tours de parole 351 et 353 – « Et en fait ça a permis pour certains élèves […]
d’infirmer les réponses des autres élèves » –, aborde la confrontation entre
les élèves, sous-entendu leur capacité à affirmer leur stratégie et à réfuter
celle des pairs. L’enseignant spécialisé illustre son propos en prenant

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

l’exemple de Kali – tdp 355-357 : « Il y a Kali qui est intervenue parce qu’il
y avait un problème avec une diminution » [...] « Il fallait reculer ». Il précise
sa pensée et, tout en parlant, se remémore la situation-problème – tdp 357 :
« C’était le jeu, un jeu de l’oie » ; « Il fallait reculer… de tant de cases ».
Nous observons que pour répondre aux attentes du maître de classe,
le maître E évoque tardivement et succinctement la résolution du
problème « Léonie » dans l’entretien de collaboration. Le maître E
explique le rôle de l’outil bande numérique dans la validation opérée par
les élèves. Cette étape de validation signifie que le maître E engage les
élèves à vérifier leurs résultats respectifs : si le résultat est correct, cela
signifie que la technique est pertinente, si le résultat est incorrect, l’élève
sait qu’il doit réajuster sa technique de calcul. Mais il nous semble que
cette description n’est pas suffisamment précise pour que le maître de
classe puisse comprendre la démarche du maître E. Or nous pensons que
le maître de classe attend du maître E des informations sur le comment
on s’y prend pour corriger des problèmes.
Cette contextualisation nécessaire de la situation permet ensuite au
maître E de transmettre au maître de classe une description plus affinée
du comportement de Kali, élève la plus en difficulté, dans l’apprentissage.

• Extrait n° 3 : le maître E évoque l’événement « Kali et la bande


numérique »
Dans le troisième extrait, le maître E apporte un argument au profes-
seur de classe pour illustrer ses propos : Kali a utilisé la bande numé-
rique.

Tdp Transcription extrait 3, entretien 2


359 ME : Et en fait, Halima avait fait une addition et Kali est allée tout
de suite, tu vois, sur la bande (ME désigne de la main le mur) sur la file
numérique et elle lui a montré (ME montre avec la main). Ben non, Halima
s’est trompée, elle a avancé au lieu de reculer.
360 MC : Hum hum.
361 ME : Donc, tu vois, il y a eu plein de choses comme ça qui se sont passées
entre les élèves.
362 MC : D’accord.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

363 ME : Vraiment, au niveau de la représentation du


nombre et puis pour essayer aussi de visualiser, tu vois, parce que là
quand même le travail qui me semble important (ME regarde MC
en la désignant), c’est ce que tu disais par rapport aux résolutions de
problèmes, c’est de connaître les fonctions du nombre, tu sais, c’est
« je cherche quoi ? », « je connais quel nombre qui correspond à quoi ? »,
et tu vois…
364 MC coupe ME : « Et je veux quoi ? »
365 ME : « Et je veux quoi ? »
366 MC : Hum.
367 ME : Et la dernière fois, la file numérique a permis de dire (ME montre
un point dans l’espace) : on part d’ici, on va arriver là-bas (ME montre
un point éloigné), c’est les deux nombres qu’on connaît, donc qu’est-ce qu’on
cherche ? Tu vois c’est…
368 MC : Oui !

Nous constatons que le maître E évoque tardivement la résolution de


problèmes ; il explique à demi-mot la correction du problème « Léonie »
au maître de classe. Selon lui, Kali a identifié la procédure erronée
d’Halima (42 + 9 = 51) pour résoudre le problème « Léonie ». Kali se
déplace donc (de sa propre initiative, ce qui n’est pas dit) pour montrer
sur la bande numérique murale qu’Halima avait avancé au lieu de reculer
(42 – 9 = 33). Kali aurait donc compris le problème « Léonie » et serait
capable d’expliquer en quoi la stratégie de sa camarade est erronée. La
bande numérique revêtirait la valeur « outil de preuve » dans cette situa-
tion de travail. Le maître spécialisé a le désir de raconter cet événement
(interaction Kali/Halima) au maître de la classe – tdp 361-363 : « Donc,
tu vois, il y a eu plein de choses comme ça qui se sont passées entre les
élèves. […] Vraiment, au niveau de la représentation du nombre » – de
façon à ce que celui-ci comprenne le travail effectué en regroupement
d’adaptation et qu’il prenne connaissance des actions pertinentes des
élèves. L’enseignant spécialisé met en relation les données numériques
de l’énoncé du problème et la « représentation ordinale » qui peut se
construire à l’aide de l’outil bande numérique. Celui-ci livre sa préoccu-
pation – tdp 363 : « parce que là quand même le travail qui me semble
important » – en prenant soin de se référer aux propos du maître de
classe – tdp 363 : « C’est ce que tu disais par rapport aux résolutions de
problèmes […] c’est de connaître les fonctions du nombre, tu sais, c’est je
cherche quoi, je connais quel nombre qui correspond à quoi. » Le maître E

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

semble se préoccuper de la valeur ordinale des nombres ; il précise le


rôle de l’outil bande numérique pour amener les élèves à déterminer
l’empan numérique (les deux points désignés par l’enseignant dans le tdp
367 : « On part d’ici, on va arriver là-bas »), délimité par les deux nombres
contenus dans l’énoncé « C’est les deux nombres qu’on connaît ». Ce qui
permet ensuite au collectif de s’interroger sur ce qui est recherché –
« Donc, qu’est-ce qu’on cherche ? », sous-entendu : que cherche-t-on tous
ensemble ? Le pronom « on » employé par le maître E signifie que la
recherche est menée par le groupe et qu’il s’y inclut lui-même. Le maître
de classe renchérit : « Et je veux quoi ? », ce qui signifierait que c’est
la réponse à la question du problème qui constitue sa préoccupation. Le
pronom « je » laisserait supposer que le maître de classe attend que
chacun de ses élèves se pose individuellement cette question. Il nous
semble que les façons d’enseigner de ces deux maîtres diffèrent : le maître
E favorise une démarche de résolution collective, ce qui paraît plus aisé
à mettre en œuvre en regroupement d’adaptation ; le maître de classe
requiert des réponses individuelles à la question du problème, ce qui est
confirmé par le fait qu’il avait confié au maître E qu’il effectuait une
correction individuelle des problèmes résolus par les élèves.
Nous pensons que cette collaboration gagnerait en précision si les deux
professeurs prenaient le temps et osaient décrire leur manière de faire,
par exemple, ici, comment amener un élève à ne pas confondre avancer-
ajouter et reculer-enlever lors de la résolution d’un problème de retrait.

• Synthèse de l’épisode

L’entretien permet aux deux praticiens de confronter leurs points de


vue et leurs préoccupations respectifs. Le maître E procède à la contex-
tualisation d’un événement (Kali et la bande numérique) en résolution
de problème ; il traduit la conduite de deux élèves au cours de l’appren-
tissage (Kali et Halima). Le maître E dévoile sa démarche de travail. Le
maître de classe dispose ainsi de propositions (validation et outil pour
valider) de la part du maître E pour favoriser les apprentissages d’une
élève dans la classe.
En effet, nous avons observé que la bande numérique utilisée par Kali
permet de comparer deux types de procédure produite par les élèves, ce
qui permet une avancée du temps didactique en regroupement d’adap-
tation. Kali sait, elle est donc positionnée comme une élève avancée par
rapport à Halima. Cette information sur ce que sait faire Kali est précieuse
pour les deux professeurs, c’est pourquoi nous pensons qu’elle est trans-

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

mise d’emblée au maître de classe. Ainsi les propos du maître E porte-


raient en filigrane le message suivant : la bande numérique a été utile
à Kali en regroupement d’adaptation et Kali en aurait donc besoin pour
se repérer dans la classe. Mais ceci n’est jamais dit par le maître E au
maître de classe. Peut-être est-ce parce que ce message relève d’un conseil
et que le maître E ne s’autorise pas à conseiller le maître de classe ?
Nous avons remarqué aussi que dans cet entretien (ainsi d’ailleurs que
dans les suivants) les deux professeurs n’abordent pas le comment faire
pour apprendre, comment amener ces élèves à construire ou à re-
construire certaines notions résistantes. Peut-être ces deux professeurs
ont-ils besoin de réfléchir ensemble à ce propos ?

CES ÉCHANGES ONT-ILS ENTRAÎNÉ DES MODIFICATIONS DE PRATIQUES


CHEZ LE MAÎTRE DE CLASSE ET CHEZ LE MAÎTRE E ?
À sa requête, le maître de classe a visionné avec le maître E des
extraits de séance d’adaptation concernant la résolution de problèmes, ce
qui lui a permis d’observer les façons de faire du maître spécialisé ainsi
que les conduites des cinq élèves. Selon les témoignages écrits des profes-
seurs à propos du dispositif, ce projet a été jugé porteur et sera recon-
duit.
Le maître de classe a-t-il tiré profit des observations livrées par le maître
E ? Le maître de classe a par exemple été surpris de constater que certains
des cinq élèves n’avaient pas encore correctement acquis la structuration
de la centaine et le retrait de 10. La connaissance affinée des acquis et
des besoins des élèves suivis en adaptation lui ont permis de remettre en
question son mode de différenciation pédagogique en mathématiques. Le
mode d’utilisation des situations d’apprentissage nouvelles, des outils et
des supports issus du pôle adaptation, donc adaptés aux élèves (par
exemple, emploi de la bande numérique par Kali pour vérifier un calcul),
est transmis à la classe et au maître de classe lors de la séance de diffu-
sion. Ce dernier a pu observer des gestes professionnels (Sensevy, 2005)
du maître E et donc s’imprégner de ses façons de faire et de dire in situ.
À cette occasion, les élèves du regroupement d’adaptation ont transmis
verbalement leurs techniques ; ils ont injecté dans la classe de nouvelles
perspectives de travail (résolution de problèmes et calcul mental). Ceci a
rassuré et encouragé les deux praticiens. D’ailleurs, une évaluation en
résolution de problèmes, donnée à tous les élèves de la classe quatre
semaines après la dernière séance du dispositif d’aide, a montré que ce
ne sont plus les cinq élèves du groupe d’adaptation qui sont les moins

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

performants. Leur comportement de « chercheurs » face aux situations


est à présent manifeste, quoique certaines des difficultés repérées (notam-
ment, la structuration de la classe des centaines) subsistent en fin de
dispositif.

Discussion
LES PROFESSEURS : POURQUOI ET COMMENT COMMUNIQUER ?
La collaboration réclame un type de communication particulier entre
les deux enseignants pour se connaître et connaître les élèves : il s’agit
d’établir une relation de confiance et de mutualiser les informations les
concernant. Il s’agit également d’un moment privilégié, suspensif, où les
deux enseignants regardent ensemble leur travail respectif. Les extraits
analysés montrent que les deux professionnels échangent dans la trans-
parence leurs points de vue, leurs préoccupations et leurs convictions péda-
gogiques. Ces échanges formels ou informels constituent la base de la
collaboration à établir. La formalisation des échanges sous la forme d’un
ou de plusieurs entretiens offre, comme nous l’avons observé, un cadre
permettant de livrer et de mutualiser les informations : profils des élèves,
attitudes scolaires, conduites cognitives… Ce cadre permet aussi de
construire conjointement un projet de travail écrit à destination du groupe
d’élèves concerné (projet de groupe), qui veille également à répondre aux
besoins de chacun d’entre eux (projet individuel) et qui vise des régula-
tions. L’inscription de cette action dans la rubrique « Aide aux élèves en
difficulté » du projet d’école lui accorde sa légitimité et sa raison d’être.
Pour optimiser ce type de communication, il paraît opportun de le
contractualiser. L’institutionnalisation des échanges formels sous forme
d’entretiens effectifs, dont les dates sont fixées au préalable ou en fonc-
tion de l’avancée du travail au sein de chaque pôle, assure le bon fonc-
tionnement du dispositif. À titre d’exemple, trois entretiens formels
(figure 3, page suivante) ont été effectués par les deux praticiens dans ce
projet de travail : un avant la première séance, un à mi-parcours et un
dernier pour clore le dispositif (l’évaluation de problèmes effectuée ensuite
un mois plus tard dans la classe a fait l’objet d’une analyse conjointe). De
plus, des échanges informels sont indispensables : ils permettent de faire
le point régulièrement sur les séances effectuées, sur les événements
porteurs, sur l’évolution du comportement des élèves face aux apprentis-
sages au sein de chaque pôle. Ce système d’allers-retours entre la classe
et le pôle d’adaptation assure la circulation des informations.

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Collaboration 2
Régulations à mi-parcours

Collaboration 1 Dispositif d’aide Collaboration 3


Construction Bilan du suivi
du projet Suivi en regroupement Diffusion
d’adaptation en classe

Tps
Figure 3 : Dispositif d’aide en adaptation
(collaborations maître E/maître de classe)

ATTENTION DU MAITRE E AUX ATTENTES DU MAITRE DE CLASSE


Nous avons observé que le maître E prend soin de répondre à la
demande du maître de classe concernant la résolution de problèmes en
lui narrant un événement survenu lors de la validation des réponses au
problème « Léonie ». Pour le maître E, le souci demeure l’interpréta-
tion au plus près de la pensée du maître de classe, de façon à comprendre
sa logique d’action dans la classe (ici, il s’agit d’optimiser le travail de
résolution de problèmes dans la classe). Le maître E transmet ainsi au
professeur la mémoire didactique construite au sein du regroupement
d’adaptation à travers des affiches, des outils, des situations d’apprentis-
sage de référence et des techniques d’élèves « à la façon de ». Ce faisant,
le maître E formule un type de réponse possible au questionnement initial
posé par le maître de classe. Les deux enseignants disposent alors de zones
de connaissances partagées (Dubet, 1994) au moyen d’épisodes racontés
et explicités (exemple de Kali et la bande numérique).

COLLABORER POUR FONCTIONNER : CONSTRUIRE UN LANGAGE COMMUN


À travers les échanges instaurés, chaque praticien affine ses connais-
sances et sa propre compréhension du fonctionnement de l’autre. Il s’agit
d’expliciter son mode de fonctionnement (ce que fait le maître E dans

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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

ces extraits) et d’accepter le mode de fonctionnement de son collabora-


teur sans le juger ni le remettre en question. Pour se comprendre et
travailler ensemble, les deux praticiens ont dû ajuster leur vocabulaire
mathématique et amorcer la construction d’un langage commun.
La transparence des façons de faire et des méthodes des deux ensei-
gnants contribue à articuler et à assurer la cohérence des deux pôles du
dispositif d’aide. Les deux protagonistes s’interrogent ensemble pour se
positionner sur les objets de connaissance à privilégier en adaptation et
dans la classe, sur les méthodes d’enseignement adéquates, sur les mises
en œuvre dans chacun des pôles, sur le choix des situations de référence,
sur les outils à élaborer et à mettre à la disposition des élèves selon leurs
besoins.
Afin de mobiliser, dans la classe, les connaissances reprises et les savoirs
institutionnalisés en regroupement d’adaptation, les deux maîtres s’accor-
dent sur une progression en respectant, dans la mesure du possible, les
termes du contrat (le nombre et la durée des séances ainsi que les objets
de connaissance sélectionnés).
Le maître E vise une majoration du niveau d’abstraction des élèves
moins performants. Il repère les statuts des connaissances en construc-
tion, c’est-à-dire les paliers qualitatifs atteints par les élèves dans l’appren-
tissage d’une notion (Brousseau & Centeno, 1991), puis il choisit des
situations d’apprentissage susceptibles d’aider les élèves à construire les
connaissances manquantes, enfin il façonne l’articulation entre les situa-
tions d’apprentissage. Le maître E met en relation des objets d’appren-
tissage, par exemple la technique de calcul mental « reculer de 10 » qui
permet de vérifier le résultat d’un problème sur la bande numérique
murale en effectuant un ou des sauts de 10. L’enseignant spécialisé et le
maître de classe échangent régulièrement ce type d’informations pour
optimiser la poursuite du travail dans chacun des pôles. Dans la classe,
le maître est alors en possession d’informations précises lui permettant
de solliciter les élèves moins performants pour les insérer dans le temps
didactique de la classe. Il peut ainsi réactiver dans la classe la mémoire
didactique construite au sein du regroupement d’adaptation.

Conclusion
Dans le dispositif ici construit, une partie de l’aide, mise en œuvre
au sein du regroupement d’adaptation, est anticipée et pensée en termes
de collaboration entre le maître E et le maître de la classe, ce qui
permettra la diffusion, par les élèves en difficulté, de savoirs nouveaux

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Les liens entre les différents acteurs de l’école

dans la classe. Cette diffusion favorise une migration du mode d’ensei-


gnement du maître spécialisé et des techniques d’apprentissage des élèves
du regroupement d’adaptation vers la classe.
Quels sont les motifs et les enjeux de la collaboration pour les deux ensei-
gnants ? Le maître de classe cherche des solutions pratiques à des problèmes
quotidiens en ce qui concerne l’aide aux élèves en difficulté dans sa classe.
Le maître E recherche, lui, des informations sur le quotidien de la classe et
sur les connaissances des élèves en difficulté, de façon à préparer ces derniers
à leur insertion dans le temps didactique de la classe. Le maître E peut se
connecter au vécu de la classe par le biais des échanges avec le maître de
classe et transmettre à ce dernier ses propres observations et ses analyses (il
a ainsi parlé au maître de classe de l’usage qu’il faisait de la bande numé-
rique). Les deux maîtres nouent ainsi un dialogue nourri par le vécu
effectif de chaque pôle. Les élèves ne peuvent que tirer profit du discours
cohérent et ajusté de ces deux protagonistes pour poursuivre leurs appren-
tissages au sein du regroupement d’adaptation et dans la classe.
La mise en place de ce type de dispositif exige que les enseignants libè-
rent du temps pour cette concertation. La figure 4 (ci-dessous), extraite
des travaux de Toullec-Théry (2006), rend compte des pratiques de colla-
boration de 47 maîtres E sondés. Elle indique deux rencontres formelles
entre maîtres E et maîtres de classe, et de façon majoritaire, soit l’une
avant la mise en œuvre du projet d’aide spécialisée (89,4 %) et l’autre à
la fin du projet d’aide spécialisée (70,2 %). Ces deux entretiens jalonnent
généralement le suivi mis en œuvre pour chaque élève.

Maîtres E
Rencontres formelles Nb. cit. Fréq.
Non-réponse 2 4,3 %
Avant la mise en œuvre du projet 42 89,4 %
Une fois par mois 8 17 %
Moins d’une fois par mois 1 16,7 %
À la fin du projet d’aide 33 70,2 %
Jamais 1 2,1 %

Figure 4 : Rencontres formelles entre maître de classe et maître E


(extrait des travaux de Toullec-Théry, 2006)

192
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Collaboration entre maîtres E et maîtres de classe

Dans notre article, notre attention s’est portée sur l’entretien dit « à
mi-parcours » car il témoigne des ajustements nécessaires aux deux
acteurs pour comprendre la logique respective de la classe et celle du
regroupement d’adaptation. Cet entretien constitue un moment clé dans
le dispositif d’aide. En effet, à ce moment précis du projet de travail, le
maître E a affiné ses connaissances sur les élèves moins performants. Il
est donc en mesure de décrire les conduites pertinentes de certains, de
préciser des outils ou des supports utiles à leur compréhension et de livrer
les modalités de travail qui devraient s’avérer efficaces. Le maître de classe
pourra ensuite adapter son fonctionnement dans la classe. De son côté,
ce dernier transmet au maître E ses préoccupations et ses attentes. Le
facteur temps est donc bel et bien une donnée à ne pas négliger. L’orga-
nisation des trois réunions de travail au cours du dispositif d’aide est déli-
cate et réclame la disponibilité de chacun des enseignants. C’est là une
condition à prendre en considération pour construire une collaboration
efficace et porteuse entre maître E et maître de classe. La clarification
des enjeux de savoir en classe et en regroupement d’adaptation permet
d’assurer la cohérence de l’articulation entre le pôle adaptation et le pôle
classe. La cohérence de cette articulation, ici créée par les deux praticiens
pour relier les deux systèmes adaptation et classe, favorise l’adaptabilité
des élèves soumis à la fréquentation de ces deux systèmes et le travail
du maître E pour réinsérer les élèves dans la classe.
La mise en œuvre de situations d’aide avec un groupe restreint d’élèves
(homogène ou hétérogène) dans ou hors de la classe constitue un terrain
de recherche heuristique. Nous avons amorcé ici une réflexion sur le
mode et les enjeux de la collaboration d’un maître E et d’un maître de
classe dans un dispositif d’aide pensé pour favoriser l’insertion des élèves
moins performants dans la classe. Nous pensons que la manière de faire
apprendre constitue un élément clé dans la transmission entre maître E
et maître de classe.

Bibliographie
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didactique orienté vers les mathématiques », in G. Sensevy, A. Mercier &
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193
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Les liens entre les différents acteurs de l’école

Dubet F., Sociologie de l’expérience, Paris, Le Seuil, 1994.


Leutenegger, F., « Construction d’une “clinique” pour le didactique, une étude
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194
MP 195_215 Fname 2007 21/09/07 15:25 Page 195

TROISIÈME
PARTIE

Prévention, médiation,
remédiation
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Tisser des liens et construire


des connaissances

Réflexion sur les contextes scolaires

Michel Brossard

D ans le cadre du thème « Tisser des liens pour apprendre », je


m’interrogerai tout d’abord en psychologue du développement sur
plusieurs orientations théoriques et, plus particulièrement, sur la théorie
historico-culturelle de Vygotski dont je ferai une brève présentation dans
les pages qui suivent. Puis, à la lumière de cette théorie, je m’efforcerai
d’analyser différents aspects des contextes scolaires d’apprentissage.
L’analyse d’un exemple me permettra d’illustrer les principaux concepts
introduits.

Quelques remarques préliminaires


Il convient avant tout de soulever quelques questions, à l’arrière-
plan de la réflexion ici proposée.
Dès son apparition comme science positive, la psychologie s’est inté-
ressée à l’école et à l’élève. Certains soutiennent aujourd’hui qu’elle est
née de l’école. Pensons à Binet, Claparède, Piaget, etc. Mais pendant très
longtemps, la psychologie s’est intéressée à la réussite ou à l’échec des
élèves en s’interrogeant sur les aptitudes de ces derniers. La psychologie
différentielle, pour qui le concept d’« aptitude » était central, s’est inter-
rogée pendant près d’un demi-siècle sur la question des « parts respec-

197
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Prévention, médiation, remédiation

tives » de l’hérédité et du milieu : dans une aptitude, quelle part faut-


il attribuer à l’hérédité, quelle part faut-il attribuer au milieu ? Cette
question est-elle toujours actuelle ? Si elle ne l’est plus, pourquoi ?

Tout sujet adulte se montre capable de réaliser des conduites telles


que résoudre un problème complexe, agir volontairement après délibé-
ration, écrire un texte explicatif ou argumentatif, dénombrer une collec-
tion, etc. Comment expliquer ces capacités ?
Aujourd’hui, dans leur grande majorité, les psychologues, écartant des
réponses de type innéiste ou behavioriste, retiennent une réponse de type
« constructiviste ». Les psychologues du développement (Piaget, Wallon,
Vygotski) appréhendent en effet le développement psychologique des
premiers âges à l’état adulte comme un processus de construction. Ce qui
est au cœur de cette démarche, c’est la notion d’action ou d’activité : en
agissant sur le monde physique et social, l’enfant construit ses capacités,
ses savoirs et ses savoir-faire. Mais plusieurs questions se posent :
comment s’effectue ce processus de construction ? Comment penser la
place du social ? le rôle d’autrui ? Comment penser les rapports entre
apprentissage et développement ? Quelle place occupent les apprentis-
sages scolaires dans ce processus de construction ? Sur ces différents
points, les réponses des auteurs divergent.
Aux alentours des années 1970, un débat eut lieu dans de nombreux
pays, en France en particulier, autour de ce qu’il était convenu d’appeler
« les déterminants » de la réussite scolaire. Les démographes, les socio-
logues montraient l’inégalité des enfants face à l’école, en particulier en
fonction de leurs origines sociales. Étaient étudiées les entrées et les sorties
du système scolaire. Mais on accordait peu d’attention à ce qui se passait
dans l’école, et, en particulier, dans la classe.
Depuis cette époque, on a assisté à un véritable retournement de
problématique. Ce retournement peut se décrire sous deux aspects :
– On passe du donné au construit. Ce qu’un élève va faire dans le
cadre scolaire n’est pas soumis à un déterminisme mécaniste de type
biologique ou social. La manière dont les acquisitions vont se faire pour
tel ou tel élève n’est nullement préinscrite ; elle se construit dans la classe
au cours des apprentissages, en particulier au cours des interactions qui
se déroulent entre l’enseignant et les élèves travaillant sur un objet
d’apprentissage (lecture, calcul…).
– On passe d’une approche « macro » à une approche
« micro ». Dès lors, en effet, vont se multiplier, que ce soit en psycho-

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Tisser des liens et construire des connaissances

logie, en sociologie ou en didactique des disciplines, les études in vivo


de ce qui se produit au cours d’une séquence d’apprentissage dans telle
ou telle discipline : les attentes réciproques, les intentions didactiques
des maîtres, les conduites d’étayage, les erreurs… Ainsi se découvre tout
un niveau de réalité que l’on avait jusque-là négligé ou que l’on pensait
transparent : quel objet enseigne-t-on ? dans quel cadre ? Comment cet
objet est-il présenté aux élèves ? Quelles réponses les élèves apportent-
ils ? Comment ces réponses sont-elles reprises par l’enseignant ?
Comment les élèves perçoivent-ils les situations qui leur sont proposées ?
Quelles évaluations sont portées sur les productions des élèves ? Quelles
autoévaluations les élèves portent-ils sur leurs propres productions ?
Comment toutes ces « micro-conduites » constituent-elles l’étoffe des
apprentissages dans laquelle « se tissent » des réussites ou des échecs
sans que le dénouement de ces micro-drames qui se jouent à chaque
instant dans le quotidien scolaire ne soit jamais connu à l’avance ? Cette
orientation de recherche devrait permettre aux enseignants et aux cher-
cheurs de proposer aux élèves des situations qui facilitent les processus
d’apprentissage. Un continent nouveau s’ouvrait à la recherche. C’est
bien évidemment dans le cadre de ces préoccupations que la notion de
contexte allait prendre toute son importance. Contre des systèmes de
pensée tout prêts, « macro-explicatifs », il fallut que les recherches
centrées sur les contextes d’apprentissage et les micro-phénomènes qui
s’y produisent conquièrent de haute lutte leur droit à l’existence (et, en
particulier, leur droit à exister en tant qu’objet de recherche légitime).
C’est en partie, mais en partie seulement, chose faite aujourd’hui.

Dernière considération liminaire, une grande part de la psychologie a


été et est toujours individuo-centrée, c’est-à-dire centrée sur l’individu.
Spontanément, nous avons tendance à rechercher l’explication d’un
comportement dans l’individu, dans son caractère, au tréfonds de ses
préoccupations personnelles, dans ses aptitudes, considérées, pour une
grande part, comme innées. Or, s’il est évident que l’on ne peut faire
l’impasse sur les processus internes par lesquels les individus re-travaillent
le milieu, il est beaucoup moins sûr que ce soit en partant de l’individu
que le psychologue sera en mesure de résoudre les difficiles questions
qu’il rencontre.
Vygotski renverse cette perspective en essayant de démontrer que les
processus psychiques spécifiquement humains sont d’essence
« historico-sociale ». Il faut expliquer ce point.

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Prévention, médiation, remédiation

Deux thèses essentielles dans la théorie de Vygotski


LA THÈSE DE L’EXCENTRATION
Si nous le comparons aux grands psychologues qui lui sont contem-
porains et qui se sont efforcés de rendre compte du psychisme humain,
le cadre théorique proposé par Vygotski est tout à fait original en ce que
cet auteur se tourne vers l’histoire pour tenter de rendre compte du
psychisme humain. La thèse peut s’énoncer ainsi : ce qui fait de nous
des êtres humains est d’essence historico-culturelle. Au cours de l’histoire
des sociétés humaines, une espèce naturelle biologiquement développée
est parvenue, par son travail et par son organisation sociale, à transformer
la nature et sa nature, c’est-à-dire à créer des capacités et des œuvres
spécifiquement humaines. Les formes les plus élaborées et les plus effi-
caces des activités humaines se sont « objectivées », c’est-à-dire dépo-
sées à l’extérieur des individus. Par rapport aux individus, le monde
humain se trouve donc « excentré » dans le monde social des œuvres
(connaissances, outils théoriques et techniques, règles institutionnelles…),
c’est-à-dire dans une culture. L’homme est donc l’être dont l’essence n’est
pas inhérente à l’individualité biologique mais réside dans un premier
temps hors de cette individualité, dans une culture historiquement créée.
Cette « excentration » de l’essence humaine (Sève, 1974) permet aux
membres de l’espèce d’échapper aux limitations imposées par l’indivi-
dualité biologique. De toutes les espèces animales – chez les autres espèces
animales, la transmission ne peut se faire que par l’hérédité –, l’espèce
humaine est la seule qui crée une culture1, c’est-à-dire qui dépose hors
de soi les capacités nouvelles créées par sa pratique au cours de son
histoire. Dès lors, sur le plan de l’histoire des sociétés humaines, chaque

1. Contrairement à ce qu’affirment certains primatologues, il n’existe pas à proprement


parler de « culture » des grands singes. Le fait qu’il y ait « apprentissage social », c’est-
à-dire transmission par la mère de certaines coutumes du groupe (le répertoire appris est
extrêmement rudimentaire) et diversité de certaines façons de vivre d’un groupe à un autre,
ne suffit pas pour que l’on puisse parler de « culture ». Dans le sens précis où nous prenons
ce mot, pour qu’il y ait culture, il faut qu’il y ait transformation de la nature par le travail,
construction de capacités nouvelles et objectivation de ces capacités dans un monde exté-
rieur aux individus. Aussi minutieuses que pourront être les observations des ethnologues,
ils n’observeront pas de « culture animale ». Et l’on pourrait ajouter que, pour qu’il y ait
« culture », il faut qu’il y ait transmission par appropriation des œuvres (et donc proba-
blement langage) ; cette appropriation étant, en même temps, transformation de la nature
de celui qui apprend. Ainsi que le souligne Meyerson, il s’agit désormais d’une transmis-
sion par les œuvres et plus seulement d’une transmission par les gènes (Meyerson, 2000).

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Tisser des liens et construire des connaissances

génération se réappropriant et re-travaillant les productions des généra-


tions antérieures, un développement exponentiel des capacités humaines
est rendu possible (pensons, par exemple, à l’histoire des mathématiques)2.
Quant au jeune enfant, c’est parce qu’il se réapproprie ce monde
humain initialement excentré qu’il reconstruit en lui ces capacités et, par
là même, se construit en tant qu’être humain.

Le psychisme humain se construit sur un support neurologique du fait


de l’appropriation, par l’individu, des capacités humaines initialement
excentrées : le monde social constitue donc la base du psychisme humain
(Sève, 1974). Par exemple, c’est en s’appropriant les savoirs mathéma-
tiques que l’enfant construit en lui des capacités mathématiques ; c’est
en s’appropriant les œuvres, l’écriture musicale et les techniques d’un
instrument qu’il construit en lui des capacités musicales, etc. Les capa-
cités proprement humaines ne préexistent pas à l’appropriation des
œuvres.

LA THÈSE DU PASSAGE DE L’INTER-PSYCHOLOGIQUE À L’INTRA-PSYCHOLOGIQUE


Mais comment s’effectue ce processus d’appropriation ? Cela ne
saurait être, de la part de cet être inachevé qu’est l’enfant, un processus
solitaire. On ne peut concevoir le développement psychique du jeune
enfant indépendamment du monde humain au sein duquel il advient.
Sur cette question nous trouvons une seconde thèse de la théorie histo-
rico-culturelle, dite thèse du passage de l’inter-psychologique à l’intra-
psychologique. Cette thèse nous intéresse ici au plus haut point.
S’inspirant des travaux de Pierre Janet, psychologue français du début
du XXe siècle, Vygotski énonce la loi développementale suivante : les acti-
vités culturelles complexes s’élaborent à plusieurs avant d’être recons-
truites par un seul. Janet s’interrogeait sur l’origine d’une fonction
psychologique comme la volonté. Pour comprendre la genèse de la

2. C’est à l’intérieur de ce cadre de pensée que nous intégrons, en ce qui nous concerne,
l’apport essentiel que constituent les travaux de Jack Goody (1979), de Marcel Détienne
(1992) et de bien d’autres, concernant le rôle révolutionnaire joué au sein d’une culture
orale par l’invention de l’écriture. L’invention de l’écriture permit de faire un pas de géant
quant à l’excentration et au stockage des savoirs. Lorsque l’on parle de cultures orales et
de cultures écrites, on ne parle pas de simples variations dans les formes d’existence de la
culture mais de modes de constitution d’une culture et de fonctionnements psychologiques
en grande partie différents.

201
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Prévention, médiation, remédiation

volonté, il faut se tourner, disait-il, vers les rapports sociaux. Ici, en


l’occurrence, il s’agit des rapports de subordination entre un chef et un
exécutant. Dans le cas du commandement, un homme donne un ordre
à un autre homme qui a pour tâche de l’exécuter. Or, en quoi consiste
un acte volontaire sinon dans le fait que c’est désormais l’individu qui,
en utilisant les signes du langage, contrôle son propre comportement en
se donnant un ordre à lui-même ? Janet en tirait la conclusion qu’une
fonction psychologique comme la volonté a une origine sociale. Une
conduite nouvelle est d’abord effectuée à plusieurs avant d’être recons-
truite et intériorisée grâce au langage par un seul. Il en va de même du
récit et de la mémoire : se souvenir est la capacité de se raconter à soi-
même sa propre histoire. Le dialogue est antérieur et rend possible les
conduites monologiques. La délibération avec autrui est antérieure et
rend possible le raisonnement intérieur. Par l’énoncé de cette loi,
Vygotski introduit une thèse non moins fondamentale que la précédente :
la réappropriation, par le jeune enfant, des conduites culturelles
complexes n’est jamais un processus solitaire, mais commence et traverse
toujours une période inter-psychologique.
On peut illustrer cela par des exemples simples.
Dans le cas de la mémoire volontaire, l’enfant a perdu un jouet et le
recherche. Sa mère l’interroge : « Où étais-tu lorsque tu t’es amusé avec
lui pour la dernière fois ? Ne l’as-tu pas laissé dans la voiture ? », etc. La
« recherche en mémoire » s’effectue à deux. À une étape ultérieure,
l’enfant s’adressera à lui-même questions et réponses, le travail de
recherche en mémoire étant désormais effectué par lui seul… L’activité
de dénombrement constitue un autre bon exemple. Dénombrer est une
activité complexe qui suppose une énumération de chaque unité compo-
sant la collection, un étiquetage (premier, deuxième, troisième, etc.) et
enfin l’attribution d’une valeur cardinale au dernier terme de la série des
nombres (Brissiaud, 2003). Ceci s’effectue d’abord à plusieurs (l’adulte
guide l’enfant) : nous avons affaire à une co-activité jusqu’à ce que
l’enfant reconstruise pour lui seul les différentes opérations mises en
œuvre dans le dénombrement. Vygotski parle d’une loi du développe-
ment : loi du passage de l’inter-psychologique à l’intra-psychologique
(Vygotski, 1997 b).
On voit qu’à l’intérieur de ce cadre théorique, « l’autre » n’intervient
pas seulement comme un facilitateur des apprentissages, mais qu’il a un
rôle constitutif dans la formation des fonctions psychologiques et dans le
déroulement des apprentissages.
Mais pour qu’il y ait coactivité, il faut nécessairement que l’adulte et

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Tisser des liens et construire des connaissances

l’enfant circonscrivent un domaine de coactivité : c’est-à-dire un cadre


chargé d’une signification sociale relativement partagée. À l’intérieur de
ce cadre, les interactants s’accordent – ne serait-ce que tacitement – sur
un but commun, des attentes réciproques, une anticipation de ce que
chacun attend de son partenaire dans une telle situation. Les exemples
les plus simples peuvent être ici les jeux de « montrer-cacher » ou de
« donner-recevoir », fréquents entre un adulte et un tout jeune enfant.

Partant de ce qui précède, nous pouvons donner deux sens au terme


de « contexte » :
– Un sens large : il s’agit du monde humain produit de l’activité
transformatrice des hommes, tel qu’il est organisé à un moment de
l’histoire d’une société. Il inclut à la fois la culture (le monde des œuvres)
qui sera transmise, mais aussi les institutions à l’intérieur desquelles elle
le sera. Nous parlerons ici de contexte socio-historique.
– Un sens restreint : il s’agit de la « zone d’attention conjointe »
construite par l’adulte et l’enfant, construction nécessaire pour qu’il y ait
mise en route et déroulement d’une coactivité. Nous parlerons de contexte
inter-subjectif. Nous nous intéresserons ici essentiellement au contexte
pris dans ce second sens.

L’enfant n’est pas en effet confronté directement, frontalement, à la


culture de son temps. Il faut des médiateurs et des médiations. La culture
ne lui est accessible qu’au cours des nombreuses interactions (jeux,
dialogues, participation à une tâche domestique, etc.) au cours desquelles,
d’une part, il y a construction à plusieurs de cadres communs, et, d’autre
part, l’un des participants (l’adulte) met à sa disposition des significations
et des savoir-faire nouveaux sous une forme qui rend possible l’appro-
priation de nouvelles conduites. Le contexte est donc la fenêtre par
laquelle le jeune enfant a accès à la culture de son temps. Étudier le
développement, c’est suivre le processus au cours duquel l’enfant est
amené, au sein de ces contextes, à faire fonctionner, pour son propre
compte, les outils de la culture que l’adulte met à sa disposition. D’abord
en interaction – c’est-à-dire sous une forme inter-psychique –, ensuite en
reconstruisant pour lui-même ces contextes, ce qui lui permet de faire
fonctionner ces outils sous une forme intra-psychique.

Nous pouvons d’ores et déjà tirer une conclusion essentielle pour la


suite de notre propos. Dans la perspective ouverte par Vygotski, si nous
voulons comprendre le développement et le fonctionnement du jeune

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Prévention, médiation, remédiation

enfant, nous ne devons l’abstraire ni du contexte socio-historique – qui met


à sa disposition les outils culturels à l’aide desquels il se construit – ni
des contextes inter-subjectifs à l’intérieur desquels il apprend, avec l’aide
d’autrui, à les mettre en œuvre. La question qui nous semble centrale
est celle de savoir non pas si il faut, mais comment il faut tisser des liens
avec le jeune enfant pour faciliter la réalisation de ces apprentissages.

Quelques caractéristiques des situations et des contextes


Les termes « situation » et « contexte » sont souvent utilisés l’un
pour l’autre. Pour préciser ce que nous voulons dire, nous proposons
quelques définitions.
Une société n’est pas d’un seul tenant. On peut y distinguer un certain
nombre de « sphères d’activités » : monde de la vie familiale, monde
du travail, monde des échanges, monde des loisirs. Nous entendons par
« sphères d’activités » des univers organisés en vue de certaines grandes
finalités sociales. Ces sphères se particularisent par des manières d’habiter
l’espace et de vivre le temps, par la nature des objets utilisés, par les
capacités et les attitudes requises de la part des participants. De
nombreuses significations sédimentées sont inscrites dans chacun de ces
mondes. Les situations que les acteurs vont rencontrer sont découpées
à l’intérieur de ces sphères d’activités et préexistent à l’intervention des
acteurs. On ne peut choisir meilleur exemple que celui du jour de la
rentrée scolaire et, a fortiori pour le tout jeune enfant, celui du jour de
la première rentrée. Mais pour être en mesure d’intervenir et de coagir
avec efficacité dans une situation particulière, chaque acteur, en fonc-
tion de son rôle et de sa place (Grossen, 2001), doit en construire un
cadre interprétatif. C’est ce cadre interprétatif en perpétuel remanie-
ment, coconstruit par chacun des acteurs à l’intérieur d’une situation
communicative, que nous appelons « contexte ». Ce dernier est donc
comme une découpe de nature subjective effectuée à l’intérieur et dans
l’épaisseur d’une situation : cadre à l’intérieur duquel le sujet construit
pour lui-même ce qu’il pense être la signification de la situation qu’il
est en train de vivre.

Partant de cette définition, nous pouvons dégager quelques caracté-


ristiques d’un contexte. Nous partirons d’un exemple. Le maître rentre
en classe et déclare aux élèves : « L’autre jour, on a vu ce qu’était le péri-
mètre d’un carré. Aujourd’hui, nous allons réfléchir à la surface. Qu’est-ce
qu’une surface ? Est-ce que vous pouvez, en regardant autour de vous, m’indi-

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Tisser des liens et construire des connaissances

quer ce que vous voyez comme surface ? » Certains enfants indiquent les
murs de la classe, la cour de l’école, la carte de géographie. Puis, après
distribution d’un matériel préparé pour la leçon, le maître fait travailler
les élèves sur la notion d’encadrement. La leçon se poursuivra par un
travail sur le calcul de la surface.

Réfléchissons seulement sur le début de cette leçon. Les élèves savent


qu’ils sont à l’école, qu’ils sont là pour apprendre des choses nouvelles,
que le maître leur demande de trouver des exemples de surface et, si
nous allons un peu plus loin, que la « surface » est une notion mathé-
matique. En retour, le maître attend des élèves une certaine attitude de
questionnement : ils sont supposés savoir qu’il y a plusieurs domaines
d’apprentissage, que, dans la situation présente, ils sont en train de faire
des mathématiques, que ces apprentissages poursuivent ce qui a été appris
les semaines précédentes… Sur la base de ces présuppositions communes,
des interactions peuvent se dérouler et le maître peut introduire des
notions et des procédures nouvelles. Des apprentissages nouveaux peuvent
être effectués.

De cette analyse se dégagent quelques caractéristiques du contexte.


– Le contexte construit par chaque participant est de nature
« représentative » : il est lui-même invisible, mais ses effets sont bien
réels. Dans l’exemple que nous avons pris, on voit qu’un certain nombre
de présuppositions sont partagées par le maître et les élèves. Ces derniers
sont là pour apprendre quelque chose ; le maître et les élèves ont des
rôles différents…
– Le contexte construit présuppose des attentes réciproques en
fonction des rôles attribués à chacun. Comprendre la question du maître,
c’est comprendre qu’en posant cette question, le maître est guidé par une
« intention didactique » (l’objectif de la leçon).
– Chaque partenaire propose à son interlocuteur sa propre lecture
de la situation. Un linguiste contemporain emploie le terme de « micro-
monde » : par chacune de ses interventions, un participant propose un
micromonde à l’approbation de son partenaire – c’est-à-dire le monde
tel qu’il l’interprète dans cette situation d’interlocution (Grize, 1996).
Chaque intervention est une proposition qui sera ratifiée ou non par
l’interlocuteur3.

3. Il résulte de cette analyse que le contexte à l’intérieur duquel le sujet fonctionne est
à chaque instant un compromis entre le micromonde intenté et le micromonde ratifié par
l’interlocuteur.

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Prévention, médiation, remédiation

Il découle de ce qui précède que les contextes construits ne sont jamais


statiques, mais qu’ils font l’objet de « renégociations » permanentes
permettant aux échanges de se dérouler. Des ajustements sont à chaque
instant nécessaires. Observer le déroulement d’une leçon, c’est suivre la
modification permanente des contextes construits en fonction de l’appro-
fondissement de l’objet d’apprentissage et des interventions des partici-
pants.
Par définition, il n’y a jamais adéquation des différents contextes
construits par les participants. L’élève ne sait pas encore où le maître
veut en venir. Il lui faut donc déchiffrer à chaque instant les indices
trouvés dans la situation pour tenter d’identifier les intentions didactiques
du maître… C’est pourquoi le déroulement des échanges en situation
scolaire est parsemé de microruptures ou de ruptures franches : dans
plusieurs recherches, nous avons interprété ces « infiniment petits » des
processus d’apprentissage comme constituant le matériau, le « grain »
avec lequel se fabriquent les difficultés scolaires proprement dites.

De ce qui précède, il découle que la genèse des difficultés scolaires est


à rechercher dans ces phénomènes interactifs. Il ne s’agit ni d’un méca-
nisme social implacable ni d’une causalité interne inhérente à l’individu
(déficits intellectuels ou troubles affectifs profonds qui sont heureuse-
ment très rares). La plupart du temps, il faut chercher les racines des
difficultés scolaires dans cet ensemble de phénomènes qui constituent les
situations scolaires d’apprentissage.

Les différentes situations d’apprentissage et les différentes


formes de la « zone de développement prochain »
Nous ferons tout d’abord un certain nombre de remarques sur le
concept de « zone de développement prochain ». Ce concept, qui
occupe une place centrale dans la théorie de Vygotski, est souvent et hâti-
vement interprété dans le sens assez banal de l’aide, de l’assistance que
l’adulte devrait apporter à l’apprenant. On l’évoque pour mettre l’accent
sur l’importance du rôle de l’entourage lors des apprentissages. Si cette
interprétation n’est pas fausse, elle laisse dans l’ombre l’importance et le
statut théorique de ce concept. Je ferai à ce propos trois remarques.

1. Ce concept est issu des travaux menés par Vygotski sur les enfants
déficients. Vygotski était très insatisfait de l’information apportée par la
simple mesure d’un niveau intellectuel établi à l’aide d’un test (du type

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Tisser des liens et construire des connaissances

Binet-Simon). Concernant les enfants déficients, l’une des thèses défen-


dues par Vygotski consiste à dire que l’essentiel réside moins dans le
handicap ou le déficit que dans l’activité que déploie l’individu pour se
réorganiser en fonction de son déficit : comment le sujet cherche à
surmonter, à contourner ou à compenser son handicap (Vygotski, 1994).
Dès lors, Vygotski reproche à ceux qui recourent aux mesures obtenues
traditionnellement à l’aide des tests d’avoir un point de vue statique et
de ne pas voir ce qui, pour le psychologue comme pour l’éducateur, est
l’essentiel, à savoir la nécessité de prendre en compte, d’une part, ce
que l’enfant sait faire actuellement seul (les savoirs qu’il maîtrise, les
opérations dont il est capable), et, d’autre part, les tâches, les savoirs et
les opérations que l’enfant mettra en œuvre avec l’aide d’autrui. Deux
enfants peuvent avoir un même niveau de développement mais être radi-
calement différents lorsque l’on aborde les tâches qu’ils sont susceptibles
de résoudre avec l’aide d’autrui. Les capacités que l’enfant est en mesure
de mettre en œuvre avec l’aide d’autrui relèvent ainsi de son dévelop-
pement prochain.

2. Le concept de « zone de développement prochain », issu, on le


voit, de la réflexion sur le travail clinique qu’exerçait Vygotski, sera repris
et retravaillé à un niveau théorique. Il concerne alors le passage de l’inter-
à l’intra-psychologique. Si l’on prend l’exemple du récit, l’enfant de 2 ou
3 ans est dans l’incapacité de construire un récit à partir d’images séquen-
tielles. Il étiquette un personnage, un détail particulier. C’est l’adulte qui
guide l’enfant vers l’identification d’un personnage : « le petit garçon » ;
« Oui, et qu’est-ce qu’il fait le petit garçon ? », etc. Sous la forme d’un
dialogue, commencera à se construire une séquence temporelle. L’enfant
finira par réaliser seul ce travail de sélection et de mise en séquence des
informations accompli, dans un premier temps, avec l’aide de l’adulte.
L’enfant « raconte » avec l’aide d’autrui : nous sommes ici dans la zone
de développement prochain. Nous voyons que la relation adulte/enfant
ne se réduit pas seulement à l’« aide » que l’adulte peut apporter à
l’enfant, mais qu’elle se situe au cœur de la genèse des activités psycho-
logiques complexes. Nous retrouvons ici la thèse précédemment exposée
selon laquelle les conduites psychologiques complexes qui apparaissent
au cours du développement sont d’abord effectuées à plusieurs, c’est-à-
dire existent d’abord sous une forme inter-psychologique.

3. Mais ce concept a également un sens intra-psychologique. Il joue


en effet un rôle capital lorsque Vygotski démontre sa conception des

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Prévention, médiation, remédiation

rapports entre apprentissage et développement. Nous ne pouvons déve-


lopper ici ce point. Disons simplement que des concepts appris à l’école
– par exemple, le concept de travail étudié en économie – vont venir
transformer, intégrer dans un cadre explicatif d’une toute autre ampleur
et faire se développer les conceptions spontanées du travail que l’enfant
a pu élaborer jusque-là et qui se limitent à son horizon familial (il s’agit,
le plus souvent, des aspects contraignants et pénibles du travail). Les
connaissances antérieures du sujet vont être réorganisées et haussées à
un nouveau plan de généralité. En ce sens, les concepts scientifiques
ouvrent, dit Vygotski, une zone de développement prochain aux concepts
quotidiens. Entendu en ce sens, le concept de « zone de développement
prochain » joue un rôle tout à fait central dans la théorie du dévelop-
pement psychologique de l’enfant que Vygotski s’efforce de construire
(Brossard, 2002).

Enfin, il nous faut avancer une dernière idée, à savoir qu’il existe diffé-
rents types de situations d’apprentissage, et que selon le type de situa-
tions dans lequel on se trouve, la construction du contexte adéquat est
plus ou moins aisée.
Pour simplifier, opposons deux types de situations d’apprentissage :
les situations quotidiennes dites « informelles » et les situations scolaires
d’apprentissage dites « formelles ».
Dans les situations informelles d’apprentissage, l’enfant s’approprie une
part importante de la culture sans qu’il y ait nécessairement chez l’adulte
une intention explicite de transmission. Pensons à l’acquisition du langage
oral. C’est au cours des échanges, dans le plein des situations quotidiennes,
que l’enfant s’approprie les usages de sa langue maternelle. Dans ces situa-
tions, l’enfant apprend moins un savoir que des manières de faire. Il ne
s’agit pas en effet d’un savoir explicite, systématique. L’apport des adultes
se situe ici dans le prolongement des besoins, des intérêts et des questions
des enfants. Enfin, ces apprentissages se situent dans les situations quoti-
diennes familières à l’enfant, qui font spontanément sens à ses yeux.

Lorsque Vygotski fait référence à ces apprentissages, il parle d’appren-


tissages spontanés. Il s’agit de tout ce que nous apprenons de façon préré-
flexive, par la simple fréquentation du monde qui nous entoure. Dans ce
cas, l’enfant suit son propre programme4, c’est-à-dire découvre et progresse
en fonction de ses propres questions.

4. Il ne faut surtout pas donner un sens biologique à ce terme.

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Tisser des liens et construire des connaissances

Alors que dans les sociétés sans écriture, les connaissances sont
« incorporées » dans les individus qui les détiennent, l’apparition des
systèmes d’écriture et des pratiques d’écrit a permis à certaines sociétés
de détacher les connaissances des pratiques où elles étaient jusque-là
investies pour les soumettre à un travail d’élaboration et de systémati-
sation. Des savoirs spécialisés se sont ainsi constitués : mathématiques,
logique, histoire, sciences naturelles, etc. (Détienne, 1992). La trans-
mission de ces savoirs et, en particulier, du système d’écriture nécessite
l’instauration de situations formelles d’apprentissage.
Sur un certain nombre de points, les situations formelles d’apprentis-
sage s’opposent aux situations informelles.
Dans le cas des situations dites formelles :
– Nous avons affaire à une intention de transmission des savoirs
explicite et socialement organisée.
– Les contenus des savoirs sont explicités, organisés. Le déroule-
ment des apprentissages dépend de la cohérence du savoir transmis et
non des questions spontanées des élèves. L’enfant apprend désormais non
plus en fonction de son propre programme, mais en fonction du
programme de l’école (Schneuwly, 1995). En liaison avec les contenus
enseignés, l’école fait émerger des besoins proprement cognitifs.
– Ces apprentissages ne se situent donc pas dans le prolongement des
intérêts spontanés des élèves. L’école propose aux élèves des savoirs qui
anticipent sur le développement et agissent comme transformateurs de
ce développement. Selon les termes de Vygotski, il s’agit d’apprentis-
sages provoqués (par opposition aux apprentissages spontanés).
– Enfin, la transmission de ces savoirs élaborés nécessite la construc-
tion de situations qui permettent aux élèves de construire les contextes
d’appropriation adéquats (pertinents) si l’on veut qu’ils saisissent le sens
des connaissances que l’on se propose de leur transmettre. La construc-
tion des contextes adéquats est un aspect particulièrement crucial pour
le fonctionnement des situations scolaires d’apprentissage.
Alors que dans les situations informelles, l’adulte intervient au plus
près du niveau de développement actuel de l’enfant, dans les situations
scolaires, l’enseignant exploite au maximum les possibilités offertes par
la zone de développement prochain. Entre le niveau actuel et les opéra-
tions que l’enfant est amené à effectuer en coopération avec le maître,
existe une tension maximale susceptible d’être génératrice d’un dévelop-
pement optimal. C’est cette analyse qui conduit Vygotski à mettre les
apprentissages scolaires au cœur de sa théorie du développement

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Prévention, médiation, remédiation

(Vygotski, 1985) : point sur lequel il se différencie profondément des


autres théoriciens du développement.

Analyse d’une observation conduite au cours préparatoire


Plusieurs élèves d’une même classe de CP ont fait l’objet d’obser-
vations régulières (Brossard, 1993). Ils avaient été choisis sur la base des
pronostics formulés par leur maîtresse de maternelle (ceux pour qui les
pronostics étaient favorables et ceux pour qui les pronostics étaient plutôt
défavorables). Les observations avaient lieu une fois par semaine et
portaient sur les leçons suivies d’exercices. À l’issue de chaque leçon et
de la réalisation en classe des exercices, certains élèves furent pris en
entretien. Au cours des entretiens conduits à partir de leurs productions,
on leur demandait d’expliciter leur perception de la tâche.
Les leçons se déroulaient habituellement en deux temps.
Dans un premier temps, la maîtresse indiquait aux élèves le son ou
la syllabe sur lequel (ou laquelle) on allait travailler ce matin-là. Puis elle
demandait aux élèves de proposer des mots dans lesquels on entendait
ce son ou cette syllabe. Elle écrivait alors les mots qui répondaient à ce
critère, en faisant remarquer aux élèves la ou les graphies correspondant
au son ou à la syllabe en question.
Au cours d’une seconde période, les élèves devaient réaliser de petits
exercices sur des feuilles ronéotées qui leur étaient distribuées. Nous en
choisissons un à titre d’exemple. Sur l’une de ces feuilles, plusieurs dessins
étaient proposés. Les élèves étaient supposés, car telle était la consigne :
– identifier ce que chaque dessin représentait ;
– prononcer le mot correspondant « dans leur tête » ;
– reconnaître le son sur lequel on avait travaillé ce matin-là ;
– écrire le mot sous l’image et souligner la graphie correspondant
au son.
En prenant en entretien individuel les enfants observés, avec, comme
support, les feuilles d’exercice, nous avons tenté d’explorer différentes carac-
téristiques de la perception que les élèves avaient de la tâche demandée.
Dans notre grille d’entretien, nous avons distingué ce que nous avons appelé
les « finalités à long terme » et les « finalités à court terme ».
Les finalités à long terme concernent :
– Les finalités sociales : l’enfant établit-il une relation entre le travail
de la matinée et les fonctions sociales que remplit l’écrit ? Établit-il une
relation entre ce qu’il a fait et le rôle de l’écrit hors de l’école ?

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Tisser des liens et construire des connaissances

– Les finalités pédagogiques : quelle(s) relation(s) l’enfant établit-il


entre la tâche actuelle et l’objectif pédagogique global d’apprendre à lire
et à écrire ? Du point de vue du maître, il est évident que nous effec-
tuons les opérations successives (isoler un mot dans le flux de la parole,
s’intéresser à la face signifiante de ce mot, repérer dans cette forme sonore
un son particulier, et enfin s’intéresser à la transcription graphique de ce
son) dans le but d’apprendre les règles de transcription graphique de l’oral.
Il n’était évidemment pas question d’attendre ce type d’explicitation de la
part des élèves. Néanmoins, il était possible de les questionner sur leur
degré de conscience de la finalité pédagogique de ce type de travail.
Les finalités à court terme concernent les aspects suivants :
– En quoi consiste l’exercice proprement dit (que faut-il faire ?)
– La décomposition fine des différentes étapes (prononcer le mot
dans sa tête, s’interroger sur les unités phoniques qui le composent, etc.)
est guidée (de la part du maître) par le souci de voir les élèves prendre
conscience de l’unité phonique composant le mot et d’apprendre à cette
occasion la transcription graphique de cette unité.
– L’objectif didactique : il s’agit du noyau de connaissances que le
maître se propose de transmettre au moyen de diverses techniques. Ainsi,
les différents exercices (tels qu’ils se présentent sur les feuilles ronéotées)
peuvent être considérés comme des « montages pédagogiques » qui ne
se comprennent pleinement qu’en fonction de l’objectif didactique pour-
suivi. Ce que font les élèves et ce qu’ils disent sur ce qu’ils ont fait sont
en quelque sorte la façon dont les élèves « répliquent ». Leurs réponses
traduisent leur proximité ou leur éloignement par rapport à l’objectif
didactique poursuivi par le maître.
– Le degré de centration sur les attentes du maître : nous avons
ajouté cette catégorie d’analyse en raison des nombreuses réponses
d’élèves qui, à des questions portant sur le contenu des apprentissages,
répondaient en termes de directive donnée par le maître. À la question
« Pourquoi fallait-il faire comme cela ? », plusieurs élèves répondaient
« Parce que le maître l’a dit »…
Cette grille d’analyse appliquée à cette tâche particulière permet de
construire l’image « radiographique » des perceptions que les élèves
construisent de la tâche. Cette représentation est ensuite confrontée aux
représentations et aux attentes du maître. La superposition de ces deux
images permet de faire ressortir les zones de recouvrement, mais aussi,
pour certains élèves, des discontinuités importantes entre leurs percep-
tions et ce que l’on attend d’eux dans la tâche.

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Prévention, médiation, remédiation

Je donnerai trois exemples de discontinuités concernant les finalités


sociales, l’objectif didactique et la procédure suivie en cours de tâche :
– Alors que pour le maître, « il va de soi » que l’on travaille sur une
règle particulière du système d’écrit et que la maîtrise de ce système doit
permettre aux élèves de participer à un nombre très élevé d’activités
sociales, la mise en relation entre l’activité d’apprentissage effectuée le
matin même et les différentes situations sociales de lecture n’est absolu-
ment pas faite par certains enfants. Certains parlent de « lire en famille »
et de « lire à l’école » comme s’il s’agissait de deux domaines disjoints.
– Une autre discontinuité concernant l’objectif didactique apparaît clai-
rement lorsque l’on demande aux élèves de reformuler ce qu’ils ont appris
dans la matinée. Alors que pour la maîtresse, la leçon était organisée
autour d’une règle de transcription d’un phonème – les mots particuliers
sur lesquels on a travaillé ne servant que d’exemples –, certains élèves
ne distinguent absolument pas la règle et l’exemple qui l’illustre. Tout se
passe comme si apprendre à lire et à écrire consistait à apprendre à lire
et à écrire les mots de la langue les uns après les autres à l’infini.
– Les différentes étapes attendues par le maître lors de l’effectuation
de la tâche (prononcer le mot dans sa tête, se demander s’il contient ou
non le son auquel on s’intéresse, etc.) ne sont pas prises en compte par
certains élèves, qui voient essentiellement dans l’exercice un résultat à
produire. C’est pourquoi ils produisent souvent le résultat attendu en
recourant à d’autres procédures : en prenant appui, par exemple, sur leur
mémoire visuelle du mot écrit ou sur des listes de mots accrochées aux
murs de la classe.
Les différentes étapes de la consigne ne se comprennent que si l’on
distingue l’objectif didactique du montage pédagogique de la tâche. Selon
les intentions du maître, le montage pédagogique est un moyen pour clai-
rement identifier l’objectif didactique. Pour l’élève, s’inquiéter du but
didactique poursuivi par le maître au travers de la tâche, c’est partager
une part importante des significations que le maître s’efforce de mettre
en œuvre dans cette situation. Or certains élèves fonctionnent sur un
contrat minimal : il y a des tâches, il faut donner une réponse. Une ritua-
lisation du travail scolaire occulte le noyau vivant de l’activité.
L’analyse des situations scolaires et l’observation des conduites des élèves
« en contexte » conduisent à mettre en évidence le caractère dialogique
des tâches. Les tâches sont des montages, des dispositifs élaborés par le
maître au travers desquels celui-ci manifeste des attentes vis-à-vis des élèves.
Les conduites des élèves en situation de tâche doivent donc être d’abord

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Tisser des liens et construire des connaissances

considérées comme des « répliques », heureuses ou malheureuses. Au


travers du dispositif de la tâche, les élèves doivent déceler les attentes
sociales dont ils sont l’objet. Dans l’exemple sur lequel nous avons
travaillé, il est évident que maître et élèves travaillent sur des outils (les
règles de transcription graphique de la parole). Mais en l’absence de toute
situation communicative (utiliser l’écrit pour transmettre un contenu à un
destinataire), c’est-à-dire en dehors d’une utilisation fonctionnelle des outils
d’écrit, de nombreux élèves ne peuvent accéder à la conscience du statut
d’outil des règles que l’on cherche à leur transmettre.

Si l’on étudie les élèves indépendamment des contextes sociaux à l’inté-


rieur desquels ils fonctionnent (contexte social global, d’une part, et
contexte scolaire, d’autre part) et si l’on examine leurs comportements
dans les tâches in abstracto, on ne peut plus expliquer les difficultés persis-
tantes de certains élèves, dans ces tâches en apparence « évidentes »
pour nous adultes, que par des difficultés internes propres à tel ou tel
élève. Le retour en force des dyslexies n’est que la rançon de la mécon-
naissance des conditions sociales concrètes au sein desquelles s’élaborent
les conduites.

Conclusion
Les pages qui précèdent n’ont pour seule ambition que d’apporter
quelques éléments de réflexion aux chercheurs, aux enseignants et aux
éducateurs. Il ne s’agit, pour l’essentiel, que d’hypothèses qui ont encore
besoin d’être étayées théoriquement et soumises à l’expérimentation ainsi
qu’à la critique de la pratique. Il commence à exister néanmoins un
nombre assez élevé de travaux qui confirment le bien-fondé des orienta-
tions que nous avons brièvement présentées.
Si nous invitons l’enseignant à se pencher sur les situations proposées
aux élèves et à s’interroger sur les contextes attendus et les contextes
effectivement construits par les élèves, ceci ne revient pas à affirmer pour
autant que les difficultés seraient de nature exclusivement contextuelle,
et que pour y remédier il suffirait de replacer les élèves dans des contextes
communicatifs. Ceci reviendrait à tomber dans un discours idéologique
très à la mode, portant sur le « tout communication », idéologie selon
laquelle on serait, par la communication, en mesure de résoudre tous les
problèmes. Les apprentissages scolaires sont un travail et ce travail est
source de différentes « familles » de difficultés. Nous n’avons fait
qu’essayer d’identifier l’une de ces familles.

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Prévention, médiation, remédiation

Nous ne dissocions pas, en effet, cette approche du contexte des


problèmes abordés aujourd’hui par les psychologues des apprentissages
ou les didacticiens des disciplines. Ceux-ci étudient minutieusement les
obstacles que les enfants rencontrent au cours de l’appropriation de tel
ou tel contenu disciplinaire et les cheminements par lesquels ils construi-
sent les savoirs scolaires. L’appropriation de ces derniers pose des
problèmes spécifiquement cognitifs aux élèves, problèmes cognitifs qu’il
s’agit d’analyser avec soin. Par exemple, l’enfant doit découvrir, lors de
l’apprentissage de l’écrit, que l’on s’intéresse à la forme sonore du mot
et non à l’usage que l’on en fait dans les différentes situations de la vie
quotidienne. Il s’agit là, ainsi que l’a montré E. Ferreiro, d’une rupture
dans le cheminement de l’enfant vers l’écrit (Ferreiro, 2002)5.
Les difficultés peuvent être indissociablement contextuelles et concep-
tuelles. Dans l’exemple que nous avons analysé, les enfants ont du mal
à construire le contexte adéquat de la tâche. Il s’agit probablement autant
d’une difficulté à « lire le contexte » (à déchiffrer les attentes sociales
dont ils sont l’objet) que d’une difficulté à effectuer le travail de concep-
tualisation sur la langue nécessaire pour qu’il y ait apprentissage de l’écrit.
Pour comprendre ce qu’explique la maîtresse, il faut avoir pris une
certaine distance par rapport au mot (« éléphant » n’est pas ici l’animal
énorme que l’on sait, car on ne s’intéresse qu’à la seule forme sonore du
mot « é-lé-phant »).
Un dernier mot : l’élève construit son identité d’écolier au cours des
multiples interactions qui se déroulent dans le cadre de la classe. En cas
de difficulté, un double phénomène de retrait risque de se produire. Évalués
négativement, certains élèves renoncent progressivement à apporter leur
contribution ; de son côté, le maître est moins enclin à prendre en compte
la contribution de ces élèves. En « termes vygotskiens », la zone de déve-
loppement prochain s’est « déconstruite ». Si cette analyse a quelque
fondement, elle oriente la réflexion sur la remédiation dans le sens
suivant : après s’être efforcé d’identifier les difficultés cognitives rencon-
trées par tels élèves au cours d’un apprentissage et/ou les difficultés que
ces élèves éprouvent à saisir le sens des contextes d’apprentissage qui leur

5. On peut imaginer qu’au cours des échanges adulte/enfant concernant la transcription


graphique d’un énoncé, l’adulte guide l’enfant vers un certain type de conceptualisation du
langage oral. L’intériorisation de cette activité par l’enfant devient possible lorsqu’il est en
mesure d’effectuer par lui-même cette activité de conceptualisation. Dans ce cadre théo-
rique, on ne néglige ni l’activité de conceptualisation, ni le rôle du contexte.

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Tisser des liens et construire des connaissances

sont proposés, l’on s’efforcera de construire des situations permettant


à l’enseignant et à l’élève de reconstruire une zone de développe-
ment prochain. Ceci afin qu’une nouvelle dynamique soit créée dans le
processus d’appropriation des objets d’apprentissage. Le « tissage des
liens » à l’intérieur de situations didactiques appropriées nous semble en
effet indissociable du processus d’appropriation des connaissances.

Bibliographie
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Brossard M., « Apprentissage et développement : tensions dans la zone proxi-
male », in Yves Clot (sous la dir. de), Avec Vygotski, Paris, La Dispute, 2002.
Brossard M., Vygotski, lectures et perspectives de recherches en éducation, Lille,
Presses universitaires du Septentrion, 2004.
Brossard M., « Zone de développement prochain et apprentissage de l’écrit »,
in J.-P. Jaffré et al., Les Actes de La Villette, Paris, Nathan, 1993.
Detienne M., Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, PUL, 1992.
Ferreiro E., Culture écrite et éducation, Paris, Retz, 2002.
Goody J., La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979.
Grize J.-B., Logique naturelle et communication, Paris, PUF, 1996.
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logie ? Un essai de mise au point », in J.-P. Bernié (sous la dir. de),
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de Bordeaux, 2001.
Meyerson I., Existe-t-il une nature humaine ?, Paris, Institut d’édition Sanofi-
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Schneuwly B., « De l’importance de l’enseignement pour le développement :
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Sève L., Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1974.
Vygotski L. S., « Le problème de l’enseignement et du développement mental à
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Vygotski L. S., Défectologie et déficience mentale, traduction de K. Barisnikov et
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Vygotski L. S., The History of the Development of Higher Mental Functions,
New York et Londres, Plenum Press, 1997 b.

215
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Lier prévention et re-médiation


Pour une approche interactive
de la difficulté scolaire

Marianne Hardy

« Tisser des liens pour apprendre » est une belle définition de la fonc-
tion des maîtres E, appelés en quelque sorte à jouer un rôle de média-
tion entre les enfants en difficulté et leurs enseignants, pour les aider,
dans les situations d’apprentissage, à renouer entre eux le dialogue.
Membres du RASED mais toujours enseignants, les maîtres E portent
un regard distancié sur les situations scolaires, tout en étant à l’écoute
des préoccupations de leurs collègues en charge des enfants qui leur
sont confiés. Fondée sur l’observation en classe et la recherche de situa-
tions de re-médiation, leur action ouvre, dans le dialogue avec les ensei-
gnants, des voies pour faire évoluer les pratiques de classe et, dans le
dialogue avec les enfants, des stratégies pour les faire progresser. Quand
ils interviennent auprès des enfants, les maîtres E veillent à l’articula-
tion entre le temps d’enseignement de la classe et le temps de re-média-
tion, dans un souci de cohérence et de continuité auprès des enfants.
Par leur spécificité – l’aide psychopédagogique –, il leur revient d’orga-
niser et d’aider à aménager au mieux la rencontre entre les enfants en
froid avec les apprentissages scolaires et les contenus que l’école a à
leur faire acquérir, en se focalisant sur ce que Vygotski a nommé la
« zone de développement proche ». Enfin, dans leur façon de faire
travailler les enfants en petits groupes, les maîtres E s’efforcent de les
faire communiquer entre eux, pour qu’ils apprennent ensemble, les uns
avec les autres et les uns par les autres, en étayant leurs efforts pour
les faire progresser à partir de là où ils en sont. Ainsi, par leur voca-
tion à intervenir auprès des enseignants et auprès des enfants, ils

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Lier prévention et re-médiation

occupent une place stratégique pour faire reculer le nombre et la gravité


des difficultés scolaires, justement parce qu’ils sont en position de tisser
tous ces liens.

Je vois beaucoup de convergences entre cette perspective, qui pose au


départ que, « s’il y a un problème à l’école, c’est là qu’il faut trouver
les moyens de le résoudre » (Curonici et al., 2006) et celle du Cresas1
qui, pendant plus de trente ans, a mené des travaux sur la probléma-
tique de la réduction des échecs et des marginalisations scolaires.
Beaucoup de questions sur les modalités d’action sont également
communes : par des interventions directes auprès des enfants signalés
ou indirectement, en travaillant avec leurs enseignants ? En ciblant les
seuls élèves en difficulté ou en aidant aussi les enseignants à améliorer
les conditions pédagogiques pour tous ? Comment lier ces différents
aspects de la pratique du spécialiste ? Les choix ne dépendent pas seule-
ment des situations signalées, des demandes exprimées, des besoins, des
contextes. Ils dépendent également de la vision que l’on a des difficultés
scolaires et du métier, des conceptions pédagogiques qu’on s’est forgées.
Ces choix ne sont pas fixés une fois pour toutes ; ils évoluent au fil des
expériences, des rencontres, des échanges entre professionnels, de l’évolu-
tion des idées, du système, des politiques éducatives, et des directives
qui en découlent.

La perspective du Cresas sur la problématique des échecs et des margi-


nalisations scolaires a beaucoup évolué au fil du temps. Les options rete-
nues ne se sont pas imposées d’emblée ; elles résultent d’un glissement
dans les orientations et les perspectives, à travers un cheminement fait
d’une succession d’hypothèses, de constats et de questionnements. Ce
faisant, toute une série d’options visant à réduire les difficultés scolaires
a été passée en revue. Ces dernières se situent entre deux pôles d’action :
d’un côté, « dépister pour prévenir » les dysfonctionnements individuels
des enfants, et le cas échéant y remédier par des prises en charge spécia-
lisées ; de l’autre, « faire évoluer les pratiques pédagogiques » pour que
tous les enfants tirent un plus grand bénéfice des situations d’enseigne-
ment en classe.

1. Le Cresas (Centre de recherche sur l’éducation spécialisée et l’adaptation scolaire) a


fonctionné de 1969 à 2003 au sein de l’INRP (Institut national de recherche pédagogique).
Il a disparu à la suite de la délocalisation de cette institution à Lyon.

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Prévention, médiation, remédiation

Cette alternative rencontre les différentes options qui coexistent


actuellement sur le problème du traitement de l’échec scolaire, et croi-
sent nombre de questions que se posent les enseignants spécialisés,
quand ils ont à définir les modalités de prise en charge des enfants en
difficulté.

Dans une première partie, j’exposerai les grandes lignes du chemi-


nement du Cresas, qui, parti d’une perspective « défectologique » –
visant à identifier les lacunes et dysfonctionnements des enfants en diffi-
culté scolaire – a abouti à s’interroger sur la façon de mieux inclure la
totalité des enfants dans les situations d’apprentissage en classe. Dans
une seconde partie, j’expliquerai les fondements et les effets de
l’approche pédagogique dite interactive élaborée par le Cresas, qui
mise sur la qualité des échanges dans le processus de construction de
savoirs pour mobiliser la réflexion de tous les enfants. Dans une troisième
partie, je me centrerai, exemples à l’appui, sur le rôle de l’adulte comme
organisateur et animateur de dynamiques interactives d’apprentissage,
en m’appuyant sur l’analyse d’extraits de films vidéo tournés dans des
classes.

Centrée sur l’observation des enfants dans les activités qui leur sont
proposées, l’approche interactive vise à ajuster et à faire évoluer les
situations d’apprentissage au vu des conduites intellectuelles et sociales
que les enfants y développent, jusqu’à obtenir, même des plus rétifs,
des preuves tangibles de leur implication et de leur progression. La
démarche adoptée, dite d’auto-évaluation régulatrice, s’est révélée très
fructueuse pour engager des collaborations entre adultes, centrée sur
une observation conjointe des enfants. Aussi, ces recherches viennent-
elles éclairer la façon dont se tissent « des liens pour apprendre », tant
entre pairs (enfants entre eux, adultes entre eux) que dans la relation
pédagogique apprenants/enseignant (spécialisé ou non).

Contours d’une trajectoire


LES PRINCIPALES ÉTAPES
On peut distinguer trois grandes étapes dans le cheminement de
recherche du Cresas, constituée chacune de deux volets que nous synthé-
tisons ci-dessous sous la forme d’une suite de deux questions.

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Lier prévention et re-médiation

– Pourquoi des enfants sont-ils en échec scolaire ?


Années 1970
– Comment l’école produit-elle de la différenciation ?
– Quelles conditions aménager pour que tous manifestent leurs
savoirs ?
Années 1980
– Quelles pratiques pédagogiques mettre en œuvre pour qu’à l’école,
tous apprennent ?
– Quelle démarche de formation permettrait de transformer les
pratiques pédagogiques ?
Années 1990
– Quelles conditions institutionnelles permettraient d’engager les
écoles dans un mouvement ?

À chaque étage de l’édifice, des problèmes d’ordre méthodologique se


sont posés, mettant en question le positionnement des chercheurs. Prenant
conscience que la neutralité était un leurre, que le regard critique sur le
fonctionnement de l’école n’était pas suffisant pour éclaircir la cause des
dysfonctionnements et pour trouver des solutions, nous avons opté pour
la recherche-action, en veillant à concilier intervention des chercheurs et
objectivité des résultats. La démarche implique des collaborations étroites
avec des équipes de terrain, chacun gardant sa fonction. Dans le cadre de
dispositifs d’expérimentation pédagogique où chercheurs et praticiens se
rencontrent d’égal à égal, le travail se situe dans une zone où s’ajustent
théorie et pratique. La démarche consiste en effet à concrétiser, dans
la complexité de la réalité, des idées théoriques, et à abstraire, à
partir de l’observation de ces nouvelles pratiques, des principes théo-
riques. La précision des observations qui constituent les données, et la
confrontation des regards sur les situations étudiées permettent de gagner
en objectivité. C’est ainsi qu’une dynamique de transformation des
pratiques et de construction de savoirs pédagogiques peut se développer.

Les années 1970 : prises de conscience et remises en question


À sa création, le Cresas a été chargé d’étudier les causes des échecs
scolaires, ce que l’équipe a entrepris de faire dans une optique de dépis-
tage précoce, de prévention et de re-médiation. Dans le paysage scienti-
fique des années 1970, diverses thèses explicatives coexistaient. Les unes
se situaient dans une perspective psychopathologique axée sur la connais-
sance des dysfonctionnements individuels des enfants (dyslexie, retard intel-
lectuel, troubles du comportement…). Les autres découlaient de travaux
sociologiques qui avaient montré que l’échec scolaire était « massif et

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Prévention, médiation, remédiation

socialement sélectif » (Baudelot et Establet, 1974). Les équipes du Cresas


ont entrepris de mener des investigations dans ces deux directions.

L’approche psychopathologique en question


L’approche psychopathologique partait de l’hypothèse que les enfants
en échec avaient des caractéristiques individuelles qui pouvaient expli-
quer leurs difficultés. Par conséquent, la réduction des échecs relevait de
la compétence de spécialistes – thérapeutes, rééducateurs, orthopho-
nistes – et de l’éducation spécialisée. Une recherche menée en partena-
riat avec des psychologues scolaires devait nous renseigner sur la
possibilité de repérer, dès l’école maternelle, les enfants susceptibles de
rencontrer des difficultés à l’école élémentaire. Les résultats ont été surpre-
nants : la moitié des enfants signalés à la maternelle comme susceptibles
de présenter des difficultés n’avaient pas eu de problèmes dans leur année
de cours préparatoire, tandis que la moitié des enfants ayant eu de
sérieuses difficultés en cours préparatoire n’avaient pas été repérés en
maternelle. Par contre, l’analyse sociologique de la population étudiée
montrait que l’origine socio-économique des enfants avait un poids
prépondérant dans leur devenir scolaire.
Ces résultats ont fortement ébranlé la confiance de l’équipe dans
l’approche psychopathologique et dans les outils dont les psychologues
scolaires disposaient à l’époque pour évaluer les enfants (Stambak, 1999).

L’approche différentielle et le handicap socioculturel en question


Une autre explication dominante de l’échec scolaire était celle du
handicap socioculturel (Bernstein, 1975). Selon cette thèse, l’échec scolaire
des enfants de milieux dits défavorisés était lié à l’incapacité des familles
à fournir les stimulations culturelles, cognitives et linguistiques indis-
pensables aux acquisitions scolaires de leurs enfants. Pour compenser ces
manques, il fallait développer des programmes éducatifs en direction de
ces catégories sociales, à l’école et dans les quartiers.
En nous situant dans une perspective constructiviste, nous nous sommes
demandé s’il y avait des écarts entre enfants de milieux sociaux différents
dans l’acquisition des compétences cognitives ou linguistiques fondamen-
tales. Aussi, parallèlement à l’étude sur les signalements, des études longi-
tudinales et comparatives ont été entreprises pour traiter cette question.
Il s’agissait d’abord de saisir comment évoluait une même notion entre
l’âge de 3 ans et de 6 ans – par exemple, l’équivalence numérique. En
même temps, il s’agissait d’identifier les éventuels décalages entre les
enfants et de vérifier si ceux-ci étaient liés aux modes de participation en

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Lier prévention et re-médiation

classe et aux catégories sociales des familles. Pour mener ces recherches,
nous avons opté pour une méthode d’entretien clinique : un chercheur
questionne un enfant en laissant une part au dialogue et à l’improvisa-
tion. Les premiers travaux menés dans cette perspective ont à nouveau
confirmé le lien entre catégories sociales et modes de participation en
classe, ainsi qu’une correspondance forte entre performances en classe et
performances durant les examens cliniques. En effet, la majorité des enfants
qui avaient donné des réponses très imprécises ou peu pertinentes dans
le cadre de l’examen clinique avaient été repérés comme peu participants
par leurs enseignants (Cresas, 1978). Cependant, frappés par le fait que
beaucoup d’entre eux se montraient totalement inhibés dans les situations
où nous les interrogions, nous nous sommes demandé s’il était légitime
d’interpréter leurs réponses comme la manifestation de leur niveau de
pensée, et d’en tirer des conclusions sur leurs capacités cognitives ou
linguistiques. En analysant de plus près les dialogues adulte/enfant que
nous avions enregistrés, nous avons pris conscience du côté un peu absurde
de ces examens où un adulte pose des questions à un enfant intimidé qui
ne saisit pas dans quelle situation de communication il se trouve. Nous
avons alors décidé de revoir les enfants qui s’étaient montrés peu perfor-
mants en introduisant de nouvelles modalités de communication. Dans
des conditions favorisant le dialogue entre pairs, à propos de tâches ayant
un but clair pour eux, ces enfants ont amélioré leurs productions, et
certains se sont même révélés très performants.
Ces résultats nous ont montré à quel point les conditions d’examen
influaient sur la qualité des productions intellectuelles et linguistiques des
enfants. En même temps, ils mettaient en doute la neutralité du cher-
cheur qui se trouvait en connivence avec certains enfants et dans le malen-
tendu complet avec d’autres. Simultanément, des observations ont été
effectuées en classe dans le but de saisir les mécanismes par lesquels
certains enfants se trouvaient marginalisés, perdus et en difficulté en situa-
tion scolaire. Nous avons constaté une grande similarité entre le dialogue
engagé par le chercheur dans l’examen clinique et celui conduit par l’ensei-
gnant dans les situations d’apprentissage : dans les deux cas, l’adulte inter-
rogeait les enfants sur des questions qu’ils ne se posaient pas, selon des
règles que certains paraissaient comprendre et accepter, et d’autres non.
Ces conclusions allaient dans le sens des débats sur l’école et l’éducation
marqués par des auteurs comme Illitch (1971), Freire (1974), et Labov (1976).
Elles rencontraient aussi les positions d’une association de familles de
milieux populaires – « École et Famille » – avec laquelle nous avions
noué des contacts. Cette association, très active, s’insurgeait en connais-

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Prévention, médiation, remédiation

sance de cause contre le discours que l’institution portait sur leurs caté-
gories sociales et sur leurs enfants. Dans ce paysage politico-scientifique,
la prise de conscience qui fut la nôtre nous a amenés à revoir notre propre
pratique de chercheurs. Il nous semblait en effet que, avant de mettre en
cause les enseignants, on pouvait s’interroger sur les méthodes et les
concepts de la recherche en éducation qui influaient sur l’école. C’est ainsi
que nous avons opéré une véritable rupture épistémologique et métho-
dologique avec nos recherches antérieures (Cresas, 1981).

Le tableau ci-dessous résume cette période.

Questionnement : pourquoi des enfants sont-ils en échec ?


Hypothèse de départ : l’échec résulte de déficits liés aux caractéristiques
individuelles et sociales des enfants.
– Dysfonctionnements individuels (approche psychopathologique) ?
– Handicap socioculturel (approche différentielle) ?
Méthode :
– Situations expérimentales (tests, examen clinique, épreuves standardisées…).
– Suivi de cohortes (parcours scolaire/analyse sociologique).
– Observations en classe (grilles d’analyse).
Constats :
– Faible valeur prédictive des examens psychologiques.
– Échec scolaire : plus qu’individuel, un phénomène massif et socialement
sélectif.
– Variation des conduites sociales et intellectuelles en fonction des situations.
Conclusions :
La différenciation est liée aux conditions et modalités d’interrogation :
– en situation d’examen (psychologique, cognitif, linguistique) ;
– en situation de classe.
Hypothèse nouvelle :
Tous capables, mais pas dans n’importe quelles conditions.
Rupture épistémologique et méthodologique

Les années 1980 : tâtonnements, découvertes, construction


À l’aube des années 1980, nous avons donc pris un tournant. Notre
but n’était plus d’identifier les manques à compenser mais de faire la
preuve que tous les enfants sont « équipés pour apprendre ». Nous

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Lier prévention et re-médiation

sommes partis de l’hypothèse que, au-delà des inégalités de surface, tous


ont des potentialités réflexives et communicatives semblables. Pour
valider cette hypothèse, il fallait changer radicalement les situations
d’observation et les lunettes avec lesquelles nous allions étudier les produc-
tions des enfants.
Les nouvelles situations d’observation ont été pensées pour être aussi
proches que possible de situations de communication naturelles, de façon
à favoriser au mieux les démarches spontanées des enfants. En ce sens,
il s’agissait d’une approche naturaliste (Sinclair & Stambak, 1982). Ces
situations ont été mises en place en milieu scolaire, dans un dialogue
constant avec les enseignants ayant accepté d’ouvrir leur classe à la
recherche. Mais, auparavant, nous nous sommes efforcés d’établir un
climat de confiance avec les enfants pour limiter les effets intimidants
d’une situation d’observation qui risquait d’en paralyser certains. Nous
avons pris le temps de faire connaissance avec les enseignants et leurs
élèves en participant pendant plusieurs semaines à des moments de
classe, de récréation, ou aux temps de repas. Nous avons pris le parti
de constituer des petits groupes, que nous avons suivis sur plusieurs
séances, ce qui a permis aux enfants de se familiariser avec la tâche,
puis de la maîtriser. Nous intéressant aux processus réflexifs plutôt qu’aux
seuls résultats, nous cherchions à nous insérer dans les préoccupations
des enfants et, par des interventions mesurées et discrètes, à les pousser
à faire état de leur pensée ou à préciser leurs idées. Dès lors, les rela-
tions entre adultes et enfants s’en sont trouvées complètement trans-
formées : l’adulte n’était plus celui qui interrogeait pour faire produire
une « bonne » réponse, mais celui qui s’efforçait de donner un sens à
ce que les enfants exprimaient – en acte ou en parole, de façon assurée
ou à peine ébauchée. Dans cette nouvelle perspective, la diversité et
l’originalité des personnalités se conjuguaient pour nourrir la réflexion
commune. Grâce à cette approche, nous avons pu faire émerger des
savoirs insoupçonnés chez tous les enfants, aussi bien chez les plus
avancés que chez ceux qui avaient été repérés comme ayant des diffi-
cultés. Encore fallait-il trouver comment traiter les données foisonnantes
que nous avions récoltées en enregistrant sur films ou bandes audio les
séances d’observation. Nous avons procédé par une méthode dite de
microanalyse qui nous a permis de saisir la cohérence de la réflexion
des enfants, et de préciser quel est le rôle de la communication dans le
processus de construction des connaissances (Cresas, 1987). Les résultats
de ces travaux nous ont paru probants dans la mesure où l’hypothèse
de départ avait pu être validée : dans les conditions de communication

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Prévention, médiation, remédiation

que nous avions aménagées, les enfants observés avaient tous manifesté
des capacités bien supérieures à celles enregistrées dans des situations
d’examen usuelles. Mais il y avait plus : la méthode que nous avions
conçue afin d’examiner les capacités des enfants nous semblait pouvoir
servir aussi des objectifs pédagogiques. En effet, en donnant aux enfants
le temps et l’autorisation de penser et d’échanger leurs points de vue
librement, nous les avions vus progresser : ils avaient été de fait placés
dans des conditions d’apprentissage qui leur convenaient. En nous atta-
chant à ce que tous communiquent et mobilisent leur réflexion, nous
avions trouvé des principes pour organiser et animer le travail par
groupes (ce dernier posant généralement de nombreux problèmes aux
enseignants). Dès lors, nous avons décidé d’inscrire nos recherches dans
le champ de la pédagogie. Nous avons tissé des collaborations étroites
avec des équipes d’écoles volontaires pour participer à des recherches-
actions, dont la visée était de mobiliser et d’inclure tous les enfants dans
les situations d’apprentissage.
C’est dans le cadre de ces recherches que nous avons élaboré ce qui
allait devenir l’approche interactive du Cresas (Cresas, 1991). Cette
approche a été déclinée à la crèche, à l’école primaire et dans le second
degré, dans des domaines d’activités variés : logico-mathématique,
physique, symbolique, linguistique… Nous avons engagé ces recherches-
actions à l’époque où, du côté de l’institution, des politiques de lutte
contre les inégalités scolaires furent lancées – les Zones d’éducation prio-
ritaire (ZEP) notamment. En inscrivant ces recherches dans des dyna-
miques locales de transformation impliquant la participation de différents
acteurs – hiérarchie, parents, collectivités locales… –, nous avons mesuré
l’impact du contexte institutionnel et politique sur le fonctionnement de
l’école. Le mouvement fut porteur, les enseignants engagés dans la trans-
formation de leur pratique se sentaient soutenus, légitimés, et avec eux,
nous n’avions plus l’impression de « ramer à contre-courant ». C’est en
nous appuyant sur cette expérience que nous avons par la suite mis en
œuvre des formations, en prenant soin d’insérer celles-ci dans les dyna-
miques institutionnelles locales ou nationales.

De 1990 à 2003 : diffusion/appropriation


Quand nous avons entrepris de diffuser la pédagogie interactive,
nous n’entendions pas seulement faire connaître l’approche, mais surtout
faire en sorte que d’autres puissent véritablement se l’approprier dans
l’exercice de leur métier. Nous avons pour cela conçu des formations-

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Lier prévention et re-médiation

actions sur le modèle des recherches-actions, qui ont été mises en œuvre
dans différents secteurs : petite enfance, premier et second degré, insti-
tutions spécialisées (Hugon, 2006). Au niveau de l’école primaire, ces
formations, qui s’adressaient à des équipes d’écoles (plusieurs enseignants
de plusieurs écoles), furent annoncées sous le titre : « Observer les
enfants pour faire évoluer les pratiques en équipe. » Le dispositif de
formation faisait alterner les temps de stage – pour définir et analyser
les situations qu’on se propose d’expérimenter – et les temps de mise en
œuvre et d’observation dans les établissements. Les formateurs propo-
saient aux équipes un cadre conceptuel et méthodologique, et ils se
donnaient pour mission de les accompagner dans leur cheminement. Ce
rôle d’accompagnateur fut lui aussi objet de formation : il intéressait des
directeurs d’école, des conseillers pédagogiques, des membres de RASED,
bref tout professionnel amené à travailler sur le pédagogique avec les
enseignants (Cresas, 2000).

RENVERSEMENTS
On voit comment le Cresas a opéré un changement progressif mais
radical de ses perspectives de départ. Pour caractériser ce renversement,
je dirais que nous sommes passés de l’étude des enfants de l’école à
l’étude des enfants à l’école, c’est-à-dire en situation scolaire ; de
l’interrogation sur les échecs scolaires à l’interrogation sur l’échec
scolaire, considéré comme un produit de l’institution ; de l’investiga-
tion des manques à la prospection des potentialités des enfants et,
enfin, de l’analyse critique de l’existant à l’invention des possibles.

Cette nouvelle perspective peut paraître faire l’impasse sur les diffi-
cultés des enfants et sur les dysfonctionnements de l’école. Ce n’est pas
le cas ; bien au contraire. Dans l’approche du Cresas, c’est en s’appuyant
sur les acquis qu’on peut surmonter les difficultés et combler les lacunes :
on ne construit pas sur du vide, mais à partir de points d’appui. C’est en
cherchant les similitudes que l’on trouve des chemins pour réduire les
différences : on ne rassemble pas sans tisser des liens autour d’intérêts
communs. C’est en impulsant un mouvement que l’on peut faire émerger
la source des dysfonctionnements, et y remédier. C’est en ayant une vision
de ce vers quoi on veut aller qu’on trouve des solutions aux problèmes
rencontrés.

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Prévention, médiation, remédiation

L’approche interactive du Cresas


DÉFINITION
L’approche interactive du Cresas se nourrit des grands courants nés
au début du XXe siècle, qui prônaient une pédagogie bâtie sur la connais-
sance des démarches d’apprentissage des enfants. Ces courants sont
toujours d’actualité et toujours aussi subversifs, car ils établissent une
« nouvelle gamme de valeurs scolaires » (Freinet, 1964) qui bouleverse
les rapports sociaux sur lesquels sont fondées nos institutions. Les prin-
cipes qui fondent l’approche interactive précisent et complètent les acquis
des pédagogies dites actives, en apportant un éclairage théorique nouveau
sur le rôle des interactions dans le processus d’apprentissage qui va « de
l’acte à la pensée », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Wallon
(1942). Elle sert donc les pédagogies qui ont comme ambition
d’utiliser au mieux les potentialités des enfants pour que tous
apprennent, et donne des armes pour gérer l’hétérogénéité des
élèves ou intégrer les enfants porteurs de handicap.
L’approche interactive répond à une vision inclusive2 de l’éducation
selon laquelle l’organisation de classe est pensée pour accueillir et faire
progresser tous les enfants ensemble, tels qu’ils sont, dans leur diversité,
plutôt que de les faire entrer à tout prix dans un fonctionnement normé
qui, au fond, ne convient vraiment qu’à une minorité. Elle vise à ce que
chacun, avec ses savoirs et ses questionnements, progresse personnelle-
ment en participant au progrès collectif. Pour cela, l’enseignant met à
profit la diversité et l’originalité des points de vue en favorisant l’échange
et la confrontation entre apprenants, sur des objets de pensée partagés.
Fondée sur l’idée que l’apprentissage se fait à partir de l’action et du
recul sur l’action, à travers la communication – entre enfants, et entre
adulte et enfants –, l’approche interactive est une démarche qui permet
de cibler le travail des enseignants au plus près de la « zone de déve-
loppement » des élèves. Elle propose des clés pour aller voir « comment
ça marche », pour « ouvrir une fenêtre sur la pensée des enfants », c’est-
à-dire observer, analyser et interpréter ce que les enfants font quand ils
apprennent, et en tirer des principes d’action pour que chacun progresse
dans un mouvement d’ensemble. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une
approche, c’est-à-dire d’une démarche, d’un mouvement visant à ajuster
en continu les pratiques aux démarches d’apprentissage des enfants.

2. F. James, « Promouvoir l’inclusion, stratégies pour la classe », in B. Belmont et


A. Vérillon, Diversité et handicap, Paris, CTNRHI-INRP, 2003, p. 100.

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Lier prévention et re-médiation

Le concept nodal en est l’équilibration des relations : pour que tous


les enfants construisent des savoirs solides et durables, chacun doit pouvoir
faire part de ses idées en toute liberté d’esprit – même si celles-ci sont
exprimées de façon maladroite –, et chacun doit prendre en considéra-
tion les idées d’autrui, même si elles peuvent paraître à première vue
insignifiantes. Cette double exigence, qui pousse chacun à se décentrer,
est facteur de progression.
Ce concept d’équilibration qui guide l’action de l’adulte entraîne des
retombées en cascade sur l’organisation scolaire. Prenons pour exemple
la dimension temporelle qui structure si fortement l’école. Pousser les
enfants à exprimer et à confronter leurs points de vue, c’est d’abord leur
accorder le temps de la réflexion, en prenant garde de ne pas l’inter-
rompre, ce qui demande à l’adulte de maîtriser son impatience. C’est
aussi prendre en compte le produit de cette réflexion pour organiser la
suite du travail, ce qui demande d’introduire de la souplesse dans le dérou-
lement des activités et dans l’emploi du temps. Et puis, à partir du moment
où les enfants deviennent partie prenante de leur apprentissage, on est
aussi amené à reconsidérer la façon de préparer les leçons, d’aborder les
notions du programme, et à repenser ce qu’est une progression. On voit
ainsi comment la recherche d’équilibration entre enfants retentit obliga-
toirement sur l’équilibration des relations entre l’adulte et les enfants, et
peut dès lors enclencher un processus de transformation des pratiques
pédagogiques et de l’organisation scolaire.

LA DÉMARCHE
Au sens large, la démarche consiste à travailler dans un esprit
de recherche visant à relever « le défi du tous » : réussir à ce que tous
les enfants d’un groupe de travail aient envie de comprendre (une tâche,
un problème, une notion, une proposition…) et de se faire comprendre.
L’idée générale est d’organiser les conditions de l’activité des enfants –
la « macrogestion » de la situation – de telle façon qu’ils puissent y
travailler librement – prendre en charge sa « microgestion ». Pour prendre
une image : les adultes plantent un décor qui, s’il est bien pensé,
« parle » si bien aux enfants qu’il les pousse à improviser un scénario
sur un thème donné, selon des règles de travail connues et intégrées.
Au sens étroit, il s’agit de mener collectivement des expérimentations
pédagogiques en milieu naturel, qui font appel aux savoirs, aux expé-
riences et à la créativité des enseignants, mais réorientés dans une pers-
pective clairement constructiviste et interactionniste. Pour cela, on adopte

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Prévention, médiation, remédiation

une méthode rigoureuse dite d’autoévaluation régulatrice des pratiques.


En quoi cela consiste-t-il ?
On imagine une situation qui, par hypothèse, doit permettre aux
enfants de s’engager activement dans les apprentissages, et on la met en
œuvre pour la tester. L’observation attentive et approfondie des enfants
dans cette activité va permettre d’y apporter d’éventuels correctifs ou de
la faire évoluer. L’analyse des données d’observation – notes, photos ou
vidéos – va permettre aux adultes de construire des connaissances sur la
forme des dynamiques d’apprentissage, la façon dont les enfants s’empa-
rent de tel ou tel contenu notionnel, les ressorts d’un travail en groupe
hétérogène… C’est ainsi qu’on apprend à affûter les modalités d’inter-
vention et à organiser les activités en fonction des savoirs, des intérêts
et des interrogations des enfants tels qu’ils se manifestent réellement, en
situation, et non tels qu’on se les représente globalement. C’est ainsi que
les moments d’enseignement plus frontaux, ou les moments de travail
plus individualisés, peuvent être mieux ciblés.
Pour mener ce travail à bien, il est utile de bénéficier d’un accompa-
gnement qui aide à prendre de la distance, à tenir le cap, et surtout à se
donner des échéances qui obligent à se tenir aux contraintes qu’on s’est
données. Il va sans dire que les maîtres E ont le positionnement et les
compétences nécessaires pour apporter cet appui.

LES EFFETS
Il faut certes du temps pour s’approprier la démarche, mais dès les
premiers essais, on peut constater certains gains. C’est d’ailleurs cela qui
donne aux équipes l’énergie pour poursuivre l’aventure.
Très vite, aux dires des enseignants, c’est leur regard sur les enfants
qui change : ils ont tendance à prendre plus au sérieux leurs proposi-
tions, même si celles-ci semblent bizarres ou formulées maladroitement,
à leur accorder plus de temps pour réfléchir et à les observer plus fine-
ment. On peut en rester là. Mais on peut également aller jusqu’à des
transformations très spectaculaires des enfants, de la classe et des ensei-
gnants. Pour exemple, je prendrai le témoignage de deux enseignantes
qui se sont approprié l’approche interactive au cours d’une année de colla-
boration avec des chercheurs du Cresas. Ces enseignantes disent avoir
« redoublé de confiance » dans les capacités de leurs élèves, avoir pu
« utiliser l’imprévu », et « s’ouvrir à une façon plus intéressante de
pratiquer le métier », « avec une plus grande liberté d’esprit par rapport
aux connaissances à enseigner », ce qui leur a permis d’obtenir « l’impli-

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Lier prévention et re-médiation

cation de tous les élèves dans les apprentissages, y compris de ceux en


difficulté scolaire ». Elles notent qu’une atmosphère de grande émula-
tion s’est installée : « Les enfants se connaissent mieux, ont plus de
contacts entre eux, ils s’entraident davantage, et ils s’acceptent mieux. »
Enfin, « dans le travail par groupe, ils prennent tous leur part ». Leurs
résultats scolaires s’en ressentent : tous les enfants ont progressé par
rapport au trimestre précédent, « ce qui n’est pas usuel ». Ils ont eu de
bons résultats aux évaluations nationales, ont un « bon investissement
en grammaire, orthographe et autres matières scolaires », et ont acquis
une grande « précision dans leur vocabulaire » (Royon et al., 1999).
Les effets de cette approche sont tangibles pour les personnes exté-
rieures, et peuvent être validés par l’institution. Je donnerai pour exemple
des extraits d’un rapport établi par une inspectrice de l’Éducation natio-
nale sur la pratique d’une enseignante de grande section appartenant à
une équipe partenaire du Cresas :
« Placés au cœur d’un dispositif constructiviste et interactionniste, les
jeunes élèves agissent, travaillent et apprennent dans un climat de
confiance absolue et surtout – c’est ce qui est remarquable –, sans qu’à
aucun moment aucun d’entre eux ne soit dévalorisé. »
« Le potentiel de chacun (parfois discret) est mis en valeur par des
actions de réflexion et des projets de grande qualité. »
« Tout au long des ateliers, Mme D. accompagne les élèves dans la
précision de ce qu’ils font, la précision des paroles, le regard sur ce qui
est à l’œuvre. Les élèves sont au travail, très concentrés sur leurs tâches
et intéressés par ce qu’ils font car ils échangent beaucoup sur ce qu’ils
sont en train de découvrir. »
Ces formulations me semblent fort bien caractériser la nature d’une
pédagogie inclusive.

OUTILS ET MÉTHODE D’ANALYSE


Nous avons dit plus haut que la méthode de travail consiste à mettre
en œuvre une activité qui, par hypothèse, doit permettre aux enfants de se
mobiliser intellectuellement, et à se donner les moyens d’observer le dérou-
lement de l’activité pour en évaluer les effets sur leurs conduites et réali-
sations. Pour ce faire, le vidéo-film est un outil irremplaçable. Il permet de
partager entre collègues une même réalité, et de confronter les points de
vue sur cette réalité. Mais entre les premiers visionnements de séquences
filmées et la compréhension approfondie de ce qui s’y joue, il y a la microa-
nalyse. Dans sa forme la plus pointue, il s’agit de décrypter les séances

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Prévention, médiation, remédiation

d’activité pour faire apparaître l’architecture générale et le jeu des interac-


tions. D’une part, on cherche à comprendre la cohérence de l’activité des
enfants, de son point de départ à sa conclusion, en s’attachant à saisir les
étapes du cheminement qu’ils se fraient à travers une alternance d’essais,
de controverses, de questionnements. D’autre part, on cherche à saisir, dans
les épisodes interactifs prolongés, les liens entre les propositions qui se succè-
dent. Ces données permettent d’identifier le fil rouge de la pensée des enfants
et les démarches réflexives qu’ils développent pour comprendre et se faire
comprendre. Voici reproduit, pour exemple, le fragment d’un décryptage
correspondant à moins d’une minute d’enregistrement. Dans la colonne de
gauche figurent les interventions de l’adulte. Dans les autres, celles des
enfants qui participent alors à la discussion. La présentation réduite ci-dessous
permet de faire apparaître l’architecture des échanges qui se succèdent
(suivre les lignes).

Adulte Romain Virgil Adama


donc ça pose un
problème
pourquoi ?
attends ! ah non !
je sais tu as
oublié l’sujet !
j’arrose c’est l’sujet
alors
ah non je le dis, ja,
attends, jjj, le jjé,
c’est l’sujet !
rires
le jé c’est l’sujet !!!
ben oui,
ya pas d’j…
j’arrose
c’est il arrose,
il arrose les plantes
ou/c’non,
oui [...] si c’était il
arrose les plantes, [...]
on essaie d’analyser
il arrose les plantes,
ça va peut-être nous
aider
il… c’est l’sujet
essaie Virgil il…
c’est l’sujet
le sujet, arrose…
le verbe
le verbe
c’est le verbe et les
plantes c’est la
question QUOI
et maintenant [...]
à la place de il arrose
si on dit j’arrose,
comment on
analyse ? c’est pareil mais sauf
qu’il y a j, c’est c’que
j’ai dit

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Lier prévention et re-médiation

Ce que font les enfants étant considéré comme dépendant de la


pratique de l’adulte, l’analyse finale vise à mieux saisir les liens entre les
conditions pédagogiques et les conduites – façons d’être, d’agir, de penser –
des enfants.

Dans le cadre de recherches-actions, la microanalyse est généralement


prise en charge par les chercheurs, mais elle est également partagée avec
les équipes de terrain de façon à pouvoir être discutée, précisée, éven-
tuellement réorientée. Quand les acteurs de terrain s’en emparent, ils
disposent là d’un outil qui leur permet d’approfondir ou de consolider ce
qu’ils savent déjà, de faire des découvertes et de se poser de nouvelles
questions, qui orienteront la transformation de leur pratique. Cette appro-
priation est grandement facilitée quand des professionnels non chargés
de classe – directeurs d’école, conseillers pédagogiques, formateurs,
membres de RASED… – collaborent activement non seulement à la mise
en œuvre de la démarche, mais également à l’analyse des films. La parti-
cipation de personnels formés à l’intervention psychopédagogique est
particulièrement précieuse, car ils sont exercés à observer, à analyser et
à comprendre ce que font les enfants compte tenu des situations d’appren-
tissage où ils sont placés.

Le rôle de l’adulte
CONCEVOIR DES ACTIVITÉS POUR PERCEVOIR LES CAPACITÉS DES ENFANTS
Les situations mises en œuvre doivent permettre aux enfants de
manifester leurs savoirs, et aux adultes de percevoir leur démarche
d’apprentissage. Elles sont conçues à partir de deux postulats :
– Par son action, l’adulte a un impact considérable sur les conduites
des enfants.
– À travers leurs interactions, les enfants peuvent manifester de façon
particulièrement visible leurs savoirs et leurs compétences.
C’est pourquoi, il est important de préciser plus avant le rôle de l’adulte
comme organisateur et animateur des activités des enfants, de façon à
ce qu’il assure au mieux le développement de dynamiques interactives
d’apprentissage.

Nous avons dit plus haut que le rôle de l’adulte consistait d’abord à
mettre en œuvre des situations « qui parlent aux enfants », dont les
conditions sont pensées pour leur assurer une grande autonomie dans

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Prévention, médiation, remédiation

leur démarche, leur réflexion. Bien sûr, plus une situation est familière
aux enfants, mieux ils savent ce qu’ils ont à y faire et comment. D’où,
l’importance de trouver des types d’activités qui, à partir d’une même
matrice, peuvent évoluer ou être déclinés sous de multiples formes. L’auto-
nomie sera d’autant mieux garantie que pour les enfants, les règles de
travail n’auront à leurs yeux rien d’arbitraire – en particulier, celles qui
induisent un certain type de rapports sociaux : par exemple, l’idée que
chacun doit pouvoir justifier du résultat d’un travail dans un petit groupe,
ou que les moins avancés doivent avoir un rôle qui les fait exister au
même titre que les autres dans le groupe.
De telles contraintes ont un impact très important non seulement au
niveau du climat de travail, mais également dans la dynamique réflexive,
car elles obligent chacun à tenter de comprendre et de se faire
comprendre, pour pouvoir s’accorder sur des solutions que chacun pourra
non seulement admettre mais aussi défendre.

Regarder les enfants fonctionner


Quand les enfants travaillent ainsi librement de façon responsable
et exigeante, on peut capter leurs idées, leurs savoirs, leurs démarches,
et s’en servir comme point d’appui pour faire progresser la réflexion, pour
évaluer et faire évoluer les situations. Pour comprendre ce qui se passe
et pouvoir intervenir à bon escient sans interrompre le fil de la pensée
en construction, l’adulte se met en position de regarder comment les
enfants fonctionnent. Il quitte alors la position centrale qu’il occupe habi-
tuellement pour adopter une posture latérale qui va lui permettre de
suivre les échanges dans leur évolution. C’est ainsi que, le moment venu,
il pourra intervenir de façon mesurée et ciblée pour pousser le groupe à
aller plus loin dans le raisonnement.
L’analyse montre que l’intervention de l’adulte s’impose lorsqu’il y a
un blocage prolongé de la communication entre enfants. Qu’il s’agisse
d’enclencher des échanges ou de surmonter des incompréhensions,
l’adulte va pousser les uns à expliciter leurs idées et les autres à y réagir.

Équilibrer les relations


Dans le cas où les échanges ne sont pas équilibrés, voire absents,
l’adulte s’attache à tempérer la vivacité des plus expansifs et à encou-
rager les plus craintifs à se manifester. Il suscite les réactions de chacun
sur l’objet de réflexion, et attire l’attention des uns sur la pensée des
autres, même et surtout si celle-ci est exprimée de façon discrète,

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Lier prévention et re-médiation

maladroite ou peu assurée. Les progrès de la communication s’accompa-


gnent souvent d’un changement d’attitude corporelle des enfants : ils se
détendent, n’évitent plus les contacts, se regardent. Ces signes tangibles
indiquent qu’un mouvement d’ouverture et de rapprochement mental est
à l’œuvre (Hardy et Belmont, 2004).
Pour illustrer ce propos, nous pouvons nous appuyer sur l’analyse
d’extraits d’un film vidéo tourné dans une maternelle située en zone
d’éducation prioritaire, dans une classe rassemblant des moyens et des
grands (classe de Daniel Sabre).
Dans le coin regroupement, en début de matinée, au moment du lance-
ment d’une activité d’exploration de livres d’art en petits groupes, Tina
adopte une attitude très effacée, se tenant dans l’ombre des autres et
hors du champ de vision de l’enseignant. Lors du travail par petits groupes,
Tina et Tarik explorent un ouvrage de Vasarely qu’ils ont tous deux choisi.
Tarik, qui tient le livre, examine une reproduction, la commente, se tourne
vers Tina, qui se tient très en retrait, et l’invite à réagir : « Tu vois ? »
Face à Tina qui se rétracte, il sollicite l’adulte. Ce dernier s’approche,
prend le temps de s’installer à la hauteur des enfants, écoute ce que Tarik
a à dire – « Regarde, on dirait des gros ballons qui se séparent. » –, mani-
feste son intérêt – « Oui… » – et pousse Tina à y réagir : « Et toi, tu
en penses quoi ? » Tina, tout doucement, répond : « Y’a une boule qui
sort. » « Qu’est-ce qu’elle fait ? », poursuit le maître. « Elle avance. »,
dit Tina, montrant du doigt sur l’image le sens du mouvement.
L’adulte ne quittera les enfants qu’après s’être assuré que la commu-
nication est établie… du moins pour un moment. Au cours de la séance,
il sera amené à intervenir une seconde fois, et de la même façon, pour
obtenir des effets plus durables sur le mode de participation de Tina.
À la suite du travail en petits groupes, lors du rassemblement où les
enfants sont invités à partager leurs découvertes, Tina se place résolument
dans la ligne de mire de l’adulte en lui signifiant fermement son intention
d’intervenir. Quand vient son tour, elle accepte non sans mal de partager
la vedette avec Tarik… À eux deux, ils expliquent de façon synthétique ce
qui caractérise la peinture cinétique de Vasarely, en trouvant les formula-
tions pour traduire l’impression de mouvement des formes géométriques :
– Tina : « On a vu des grosses boules, et après y’en a une qui s’est
éclatée. »
– Tarik : « Y’a deux boules, elles se sont séparées. »

Cet exemple montre comment, par des interventions discrètes et très


ciblées, l’adulte peut enclencher un dialogue entre les enfants, amenant

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Prévention, médiation, remédiation

chacun à réagir à l’idée exprimée par l’autre. Ce faisant, la plus effacée


prend confiance dans ses capacités à exprimer ses découvertes tout en
s’assurant de l’intérêt que les autres peuvent y porter.

AIDER À LA COMPRÉHENSION MUTUELLE


Il arrive que, dans un groupe aux prises avec un problème diffi-
cile, les enfants aient du mal à expliquer leur point de vue et donc à se
faire comprendre. Chacun campe sur ses positions ou interprète de travers
la pensée de ses interlocuteurs, la réflexion se bloque, l’action tourne en
rond, l’accord est impossible.
L’adulte peut alors intervenir pour les aider à se comprendre mutuel-
lement en utilisant les ressources du groupe. Il pousse les uns à mieux
expliciter leurs idées, même inexactes, pour que les autres puissent les
examiner plus avant, et en tirer des éléments pour poursuivre le raison-
nement. L’intervention ne se fait pas sous la forme « Vous êtes d’accord
ou pas d’accord ? », mais de façon à ouvrir de nouvelles pistes de
réflexion : « Qu’est-ce que vous pensez de cette idée ? » Les enfants,
amenés alors à se décentrer de leur point de vue propre, cherchent à
comprendre les causes de leur différend, progressent dans la compré-
hension mutuelle et parviennent à mieux partager leurs questionnements.
L’enseignant peut alors, le moment venu, intervenir pour lier les savoirs
élaborés par les enfants aux savoirs constitués, ou aider à préciser une
notion en cours de construction.

Prenons pour exemple l’extrait d’un film que nous nommerons


« J’arrose les plantes », tourné dans la classe de cycle 2 multi-âge de
Patricia Clément3. Cette séquence se déroule dans le cadre d’une activité
ritualisée de « grammaire orale ». Chaque matin, quatre ou cinq élèves
proposent tour à tour une « phrase minimale » à l’oral. Par exemple :
« Le clown fait du manège. » L’auteur de la phrase doit ensuite identi-
fier – toujours à l’oral –, les différents constituants – ici, sujet, verbe,
complément. Le groupe étant multi-âge, les plus jeunes se limitent géné-
ralement à essayer de produire un énoncé correct que les plus grands se
chargeront d’analyser. Le groupe classe est appelé à se prononcer sur la
structure de l’énoncé – vérifier si l’énoncé est bien une phrase, qu’elle
est correcte, et qu’il n’est pas possible de la réduire. Il doit ensuite réagir

3. Une analyse détaillée de cet épisode a été publiée dans Hardy et al., 2001.

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Lier prévention et re-médiation

à l’analyse grammaticale proposée. Certains énoncés difficiles à analyser


peuvent provoquer d’âpres discussions qui sont sources de progrès.
Au cours d’un débat sur la façon d’analyser la phrase « J’arrose les
plantes », les enfants se heurtent à une difficulté de segmentation liée
à l’élision. Virgil, l’auteur de la phrase, propose l’analyse suivante :
« J’arrose, c’est le sujet et les plantes, c’est la question quoi. » Des désac-
cords s’expriment. L’adulte intervient pour demander que des proposi-
tions qui n’ont pas été relevées soient examinées : « Kadiatou dit que le
verbe, c’est plante ; qu’est-ce que vous en pensez ? » ; « Adama dit que
ce n’est pas j’arrose, mais il arrose, essayez d’analyser il arrose les plantes. »
Ce faisant, l’enseignante fait rebondir la réflexion. À la fin de l’épisode,
l’accord étant fait sur la solution (« JJJ, c’est le sujet ; arrose, c’est le verbe,
et les plantes, c’est le complément. »), l’adulte intervient une troisième
fois, pour aider à structurer les acquis et à mettre un nom sur la notion
en cours d’élaboration (J’arrose s’écrit avec une apostrophe).

Dans ce type de dynamique, les moins avancés dans les apprentissages


(voir, ci-dessus, les interventions de Kadiatou et d’Adama) jouent souvent
un rôle de « naïfs », qui, par leurs questions et leurs propositions, obli-
gent les plus avancés à revenir sur des savoirs qu’ils pensaient maîtriser,
et qui se révèlent moins assurés qu’il n’y paraissait. Ces « naïfs » –
souvent plus jeunes, ou moins assurés que les autres – ont besoin de
l’adulte pour faire entendre leur voix. Quand il est alerté sur ce phéno-
mène, l’enseignant est à même d’observer de façon particulièrement atten-
tive ces moments d’échanges car ils lui permettent de se faire une idée
plus juste des acquis des uns et des autres. Il apprend peu à peu à créditer
les plus jeunes de compétences ou d’intérêts supérieurs à ce que l’on a
coutume d’attendre d’eux, et à accorder aux plus avancés le temps de
consolider des notions plus ardues à maîtriser qu’on ne le pense habi-
tuellement. Ce faisant, il comprend mieux que dans une perspective
constructiviste, l’apprentissage de notions n’a ni réel commencement ni
fin établie.

IDENTIFIER LES MOMENTS IMPORTANTS DE CONSTRUCTION COLLECTIVE


Avec ou sans intervention de l’adulte, quand les enfants se sentent
libres d’exprimer leur pensée, on constate que les idées qui s’enchaînent
les unes aux autres s’organisent dans une succession d’épisodes interac-
tifs prolongés. La microanalyse de tels épisodes permet de saisir les
processus à l’œuvre dans les dynamiques interactives d’apprentissage

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Prévention, médiation, remédiation

(Royon et al., 1999 ; Cresas, 2000). Nous nous limiterons ici à décrire un
processus lié à l’explication, qui nous semble particulièrement utile à
repérer pour pouvoir reconnaître et soutenir l’effort réflexif des enfants
aux prises avec des problèmes difficiles pour eux.

De façon générale, on sait que dans une activité nécessitant de colla-


borer ou d’arriver à un consensus, la résistance des uns pousse les autres,
parce qu’ils veulent convaincre, à préciser leur pensée. Quand les enfants
ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la résolution d’un problème,
on peut voir apparaître un processus complexe que nous avons nommé
« la s’explication ». Sous couvert d’expliquer aux autres une solution
que l’on a entrevue ou une idée intuitive, on se l’explique d’abord à soi-
même, en découvrant par petites touches, sous la pression des autres, les
liens entre les différents aspects du problème, de sa source à sa résolu-
tion.

Reprenons pour exemple le cas de « J’arrose les plantes », phrase


que Virgil a coupée en deux segments (J’arrose/les plantes). Il s’aperçoit
que, quelle que soit l’analyse proposée, il manque toujours un consti-
tuant. Romain déclare alors : « Donc, ça pose un problème. » ;
« Pourquoi ? », lui demande Virgil surpris. Romain prend un temps de
réflexion et s’écrie d’un coup : « Attends ! Ah non ! Je sais, tu as oublié
l’sujet ! » Il a compris que la source de la difficulté est à chercher non
pas dans la structure de l’énoncé, mais dans la façon dont celui-ci a été
segmenté. Virgil tient compte de la remarque sans en saisir la portée
et reprend, dans sa logique : « J’arrose, c’est l’sujet alors… » Romain
l’interrompt et, pour se faire comprendre et préciser sa pensée, il passe
à l’action : « Je le dis ! Attends ! ». Du coup, il trouve la solution :
« jja, jjj, le jjé, c’est l’sujet ! » Virgil, qui ne saisit toujours pas, lance,
moqueur : « Le JJJé, c’est l’sujet ! », suivi d’Adama, incrédule : « Ya
pas d’Ja…rose ; c’est il arrose les plantes. » « Jjj’arrose », insiste
Romain en guise de démonstration. Sur proposition de l’enseignante,
la phrase à la troisième personne telle qu’Adama l’a énoncée est analysée
sans aucune difficulté, ce qui permet à Virgil, par comparaison, de
comprendre que dans la forme à la première personne, il doit égale-
ment identifier trois segments. Par tâtonnements, Virgil va découvrir
alors à son tour la source du problème et sa résolution. Quant à Adama,
en observant l’action de ses camarades, il fera évoluer quelque peu son
point de vue sur le problème rencontré : « C’est vrai qu’ya un Ja ! »

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Lier prévention et re-médiation

L’analyse de telles dynamiques permet de conclure sur quelques prin-


cipes pédagogiques simples :
– Quand les enfants sont mis en condition de se poser eux-mêmes des
questions, ils sont capables de travailler avec beaucoup d’acharnement à
leur résolution.
– La recherche d’un consensus exigeant amène chacun à pousser sa
réflexion au maximum.
– Suivre l’action et la réflexion d’autrui permet une mise à distance ;
se heurter soi-même aux obstacles permet de cerner les points de résis-
tance. D’où, l’importance d’être tour à tour acteur et spectateur.
– Des difficultés apparemment faciles à surmonter sont en fait diffi-
ciles à résoudre ; les enfants ont besoin de temps pour organiser leur
pensée, clarifier leurs intuitions, approfondir leurs idées, partager ou co-
construire des solutions.
– Comprendre et résoudre un problème se fait dans un même mouve-
ment ; rien ne sert d’expliquer une solution si l’on ne s’accorde pas sur
les sources d’une difficulté, d’un problème, d’une question.
– L’explication sert surtout à clarifier la pensée de celui qui la donne ;
elle modifie l’action du destinataire qui ne peut véritablement saisir ce
qu’on lui dit que s’il comprend à quel problème l’explication répond.

Prendre en compte de tels mécanismes permet d’inclure plus aisément


tous les enfants dans une réflexion collective, chacun apportant ce qu’il
sait, ce qu’il pense. Dans l’épisode que nous avons décrit, on peut dire
que la réflexion est tirée vers le haut : les « naïfs » apportent leur pierre
à l’édifice ; même s’ils n’en perçoivent pas toutes les composantes, ils
suivent les échanges et voient comment leurs aînés s’y prennent pour
trouver des solutions. Les plus avancés, quant à eux, construisent progres-
sivement des notions à travers la confrontation. Du fait de sa position
latérale, l’adulte joue un rôle important : ses interventions permettent
aux enfants d’aller au bout de leur raisonnement. Avec son appui, ils font
ce qu’ils ne pourraient réussir tout seuls : ils travaillent bien là dans leur
zone de développement proche.

De telles situations sont bel et bien des situations privilégiées pour les
enfants et pour les enseignants.
Du côté des enfants, l’expérience qu’ils vivent là, dans la proximité avec
leur enseignant, a des répercussions sur leurs conduites intellectuelles, leur
rapport au savoir, leurs relations avec les autres, bref sur leur façon d’exercer
leur « métier d’élève ». C’est une source de satisfaction pour les ensei-

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Prévention, médiation, remédiation

gnants qui, dans un climat alliant sérieux et bonne humeur, ont souvent
l’impression d’être portés par le dynamisme intellectuel de leurs élèves,
plutôt que d’avoir à se battre pour leur faire comprendre une règle, une
consigne, ou leur faire produire la bonne réponse (celle que l’on a prévue).
De leur côté, les enseignants se forgent là des savoirs qui éclairent
l’ensemble de leur pratique, y compris pour conduire les moments d’ensei-
gnement frontal. En effet, en prenant le temps de regarder ce que font
les enfants et en s’y intéressant, ils acquièrent une connaissance accrue
de chacun d’eux, en tant que personne et en tant qu’apprenant. Plus
ouverts à l’inattendu, moins impatients d’obtenir des résultats, ils s’exer-
cent à filtrer, orienter, structurer ce qui vient des enfants, en leur lais-
sant le temps de penser par eux-mêmes.

L’approche interactive du Cresas induit donc pour l’enseignant un chan-


gement d’attitude et de posture, qui va à l’encontre des habitudes en
cours dans l’institution. Cette transformation ne s’improvise pas, mais se
construit, de façon méthodique, dans la collaboration entre collègues et
avec l’appui de professionnels capables de fournir un accompagnement.

Conclusion
Le maître spécialisé, par sa centration sur les difficultés scolaires
et par sa « semi-extériorité » par rapport aux équipes d’enseignants, tisse
des liens entre les enfants qui ont besoin d’une aide spécialisée pour pour-
suivre leurs apprentissages et leurs enseignants qui ont besoin d’être
accompagnés pour faire reculer le nombre et la gravité des difficultés
scolaires. Quand l’action de re-médiation auprès des enfants est arti-
culée à l’action de prévention auprès des enseignants, son efficacité
s’en trouve accrue durablement. Cette efficacité est de nature à
renforcer la reconnaissance du maître E comme l’un des acteurs essen-
tiels dans la prévention et la réduction des échecs et marginalisations
scolaires.
La circulaire qui oriente les missions du RASED4 vers la complémen-
tarité et l’accompagnement des équipes pédagogiques va dans ce sens.
Elle invite les spécialistes à agir non seulement auprès des élèves mais
aussi auprès des enseignants. L’accent est notamment mis sur la colla-
boration entre l’enseignant de la classe et l’enseignant d’adaptation de

4. Cf. Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 19, 9 mai 2002.

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Lier prévention et re-médiation

façon à « favoriser le perfectionnement et l’ajustement des techniques,


la pertinence de l’interprétation des faits ainsi que la conception d’actions
pédagogiques et éducatives adaptées aux individus et aux groupes ».
La démarche du Cresas, qui lie collaboration, transformation des
pratiques et construction de connaissances psychopédagogiques, me
semble bien correspondre à de telles recommandations, en ouvrant des
voies pour leur réalisation concrète. C’est ce que tend à prouver l’expé-
rience de différents acteurs qui, appelés à remplir une fonction d’accom-
pagnement, ont intégré cette démarche dans leur exercice professionnel
quotidien.
Proposer aux enseignants d’observer leurs élèves dans des situations
où ils dévoilent leurs savoirs et en discuter permet d’enclencher une
réflexion sur les conditions qui favorisent ou bloquent leurs potentialités,
et amène à changer son regard sur les enfants, y compris (et surtout !)
sur ceux qui posent problème.
Faire sentir aux enseignants que c’est dans l’échange qu’ils pourront
surmonter leurs difficultés est un procédé motivant, qui les encourage à
accepter de s’ouvrir à de nouvelles pratiques.
C’est sur ces bases que la collaboration entre enseignant spécialisé et
enseignants de classes ordinaires peut se nouer (Clément, 2004). Cette
collaboration passant par la clarification permanente des objectifs pour-
suivis, l’encadrement de la réflexion sur la situation de l’élève et sur la
gestion de ses processus d’apprentissage, et la définition d’un partage des
tâches (Curonici et al., 2006).

Ceci rencontre le concept d’« agir communicationnel » d’Habermas


(1981) selon lequel la coopération implique que l’on cherche à s’entendre
avec l’autre, de façon à interpréter ensemble la situation et à s’accorder
mutuellement sur la conduite à tenir. Mais pour que l’intercompréhen-
sion soit possible, il faut un discours sensé qui n’exprime ni intimidation,
ni menace et qui soit susceptible d’être admis par chacun comme valable.
C’est ainsi que, « de la libre discussion ainsi que de la coordination labo-
rieuse et tâtonnante de perspectives diverses et parfois contraires »,
qu’une vérité « concrète et vivante » peut naître (Piaget, 1945).

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Prévention, médiation, remédiation

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