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pdtDevenirEleve.

pdf 26/07/09 10:24:33

René AMIGUES
Marie-Thérèse ZERBATO-POUDOU

Comment
l’enfant
devient élève

Les apprentissages à l’école maternelle


petit forum
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ISBN : 978-2-7256-2897-4
© Retz/HER, 2000 pour la première édition
© Retz, 2009 pour la présente édition
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SOMMAIRE

Avertissement 7

Introduction 10
« L’institution école maternelle » 11
La socialisation en maternelle 12
Analyse d’un dispositif pédagogique spécifique 14

Première partie
ÉVOLUTION DES FORMES DE SCOLARISATION
DE LA PETITE ENFANCE

Chapitre 1 L’architecture d’un système : la forme scolaire 18


L’école maternelle, une forme scolaire à quatre dimensions 19
Un système qui évolue dans le temps 20

Chapitre 2 Les salles d’asile : une organisation


spécifique pour la petite enfance 23
Les salles d’asile, lieux d’élémentarisation des savoirs
scolaires primaires 25
La matrice de la « méthode » des salles d’asile 29
Conclusion sur cette période 33

Chapitre 3 Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921 35


Le cadre évolue pour répondre aux nouvelles conceptions
éducatives 35
Les nouveaux projets de société et l’ébauche
de changements fondamentaux 36
Les transformations matérielles initiées 38
La méthode française 40
• Un principe fédérateur : « la leçon de choses » 41
Rôle de la structure formative 45
Les contenus d’enseignement et leur évolution 47
Une voie est ouverte, étayée par des procédés
pédagogiques innovants 50

Chapitre 4 Le plein essor de 1921 à 1977 : une école qui s’affirme


dans un silence institutionnel 53
Le contexte 54

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Comment l’enfant devient élève

Le cadre matériel 55
Les contenus se déclinent sous forme d’objectifs 58
Les nouveaux dispositifs pédagogiques 61
• Les centres de vie, ateliers et chantiers 61
La mainmise de la structure formative 62
Les tendances qui se profilent 65

Chapitre 5 La période contemporaine : une redéfinition


des missions de l’école maternelle 68
Les changements de la structure formative 69
La structure institutionnelle et les nouvelles organisations 70
• Les orientations de 1986 70
• Les programmes de 1995 72
• Depuis 2002 : Nouveaux programmes,
nouveaux projets éducatifs ? 74
• Les programmes de 2008 78
Les procédés de transmission 80
• Comment s’élabore le rapport aux objets
de savoir dans le contexte des programmes
de 1995 à 2002 ? 82
• Et le rapport au savoir en 2008 ? 84

Chapitre 6 L’école maternelle : ruptures ou continuités ? 85


L’évolution de l’école maternelle 85
Redéfinir les missions de l’école maternelle
et inventer de nouvelles formes de rapport au savoir ? 87
• Une troisième rupture est-elle programmée ? 87
• Quel devenir pour l’école maternelle ? 89
Que nous apprend cet historique sur l’école maternelle ? 91

Deuxième partie
ENSEIGNER EN MATERNELLE :
UN ACTE D’INSTITUTION

Chapitre 7 L’école maternelle : un milieu artificiel 99


Le milieu scolaire : un dépôt d’outils 99
Le milieu scolaire : une mémoire qui forme l’esprit
et socialise 100
Des milieux et des élèves 101
La classe : un milieu donné et construit par les acteurs 103
• Organiser le milieu, c’est aussi organiser
l’activité collective 104

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Sommaire

L’importance de l’organisation matérielle du milieu


de travail 106
Aménagement/réaménagement du milieu de travail
par l’enseignant 107
Aménagement du milieu et activité collective dirigée
par l’enseignant 102
Erreurs et retours en arrière 110

Chapitre 8 L’organisation de la classe comme système


de médiation 111
Rappels à l’ordre 112
Le regard professoral, une technique pédagogique efficace 115
Regarder pour pouvoir dire et pouvoir faire 116
Objets scolaires et objets de savoir 119

Chapitre 9 Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-


apprentissage 122
Fonction sociale des rituels scolaires 123
Fonction chronogétique et topogénétique 126
Fonction contractuelle 129
Fonction intégrative 131
• Débat : les rituels scolaires en question ? 133

Chapitre 10 Devenir un élève, c’est apprendre avec les autres


pour se construire soi-même 137
L’école met en place un cadre pour penser :
le questionnement didactique 138
L’école met en place un système d’enseignement-
apprentissage 140
Extériorisation/appropriation 141
Contextualisation/décontextualisation 143
Milieu-classe et groupe-classe 144

Troisième partie
L’APPRENTISSAGE PREMIER DE L’ÉCRITURE,
NOUVELLES CONCEPTIONS

Chapitre 11 Une filiation remise en cause 150

Chapitre 12 Nature des activités graphiques à l’école maternelle 155


L’écriture 156
• Les pratiques scolaires, leur évolution 156

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Comment l’enfant devient élève

• Les recherches 162


Le dessin 165
Les exercices graphiques 167
• Les pratiques habituelles 168
• Le graphisme dans les instructions officielles 169
• L’invention des exercices graphiques 170
• Les finalités des exercices graphiques 172

Chapitre 13 Un cadre pour l’analyse des activités graphiques 180


Les grammaires graphiques 180
• Le modèle de Boudon 181
La grille de lecture 183
• Analyse 185

Chapitre 14 Apprendre à écrire, une entreprise collective 187


Le cadre théorique 188
Le dispositif de classe 191
• Les modalités d’un apprentissage spécifique 193
Les interactions 195
• Donner du sens à l’activité : la gestion de l’erreur 198
• Donner du sens à l’objet d’apprentissage :
le rôle du langage 201

Chapitre 15 Les effets des situations expérimentées 203


Les habiletés graphiques 203
Le domaine conceptuel 206
Ce que montre cette pratique 208

Chapitre 16 De l’écriture à l’écrit :


l’acquisition d’un objet de savoir 210

Conclusion 214
Questionner les dispositifs pédagogiques 214
Les questions de l’École maternelle sont aussi
les questions de l’École 216

Bibliographie 219

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AVERTISSEMENT

L e programme de l’école maternelle de 2008 s’inscrit dans la continuité


des prescriptions antérieures. Toutefois, les « compétences sociales et
civiques », « l’autonomie et l’esprit d’initiative » figurant dans le socle
commun font une percée dans ce programme sous un objectif nouveau
« Devenir élève ». Cet intitulé a retenu notre attention, non pas parce qu’il
reprend le titre de notre ouvrage dont la première édition remonte à 2000,
mais parce que cette co-incidence peut engendrer un malentendu qu’il
convient de dissiper. En effet, cette prescription nous offre l’occasion de
montrer, dans cette introduction réactualisée, que les mêmes mots ne ren-
voient pas aux mêmes présupposés, pas plus que les situations évoquées
dans les programmes ne correspondent aux situations concrètes analysées
dans cet ouvrage.
Du point de vue des présupposés, l’objectif du « devenir élève » du pro-
gramme de 2008 repose sur une conception passéiste de l’éducation selon
laquelle l’enfant deviendrait élève en obéissant à des ordres ou « à des règles
de comportement » ou même « à des réglementations » comme dans les
salles d’asile. Or les travaux présentés dans cet ouvrage remettent en cause
le fait que le respect des normes sociales serait un préalable nécessaire aux
apprentissages scolaires. Ils montrent d’abord que « devenir élève » ne résulte
pas d’une transformation naturelle et immédiate de soumission à un ordre
établi. C’est au contraire un long processus social et culturel qu’initie l’école
maternelle, et qui continuera à se développer au-delà même de la scolarité
obligatoire. Ce n’est donc pas une transformation qui s’opèrerait d’entrée de
jeu et une fois pour toute, mais bien un processus consubstantiel des appren-
tissages proposés par l’école et donc toujours rejoué et mis à l’épreuve dans
les situations scolaires d’apprentissage par enseignement. C’est ce que le lec-
teur sera amené à découvrir à travers les analyses relatives à la manière de
gérer les continuités et les ruptures, la nécessité de mettre en œuvre des
rituels pour assurer des transitions, fournir un cadre structurant et structuré
afin que l’élève prenne des risques en toute sécurité, etc.

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Comment l’enfant devient élève

L’élève dont nous parlons dans cet ouvrage n’est pas l’individu autonome
et apte à transformer ses capacités individuelles en moyens d’apprentissage,
tel qu’il est présenté par la prescription. À l’école maternelle, l’enfant est un
élève en devenir parce qu’il entre progressivement dans la culture selon un
mode de socialisation propre aux activités humaines de conceptualisation et
aux apprentissages spécifiques qui en résultent (lecture, numération…). Ce
sont donc les ressources des situations, externes à lui-même, qui fournissent
la manière et la matière pour agir et pour penser son action. Ressources que
l’enfant s’appropriera progressivement et transformera en connaissances en
devenant un sujet agissant. C’est en confrontant maintes fois ses manières de
faire, de dire et de penser, aux diverses situations, aux autres et à lui-même,
qu’il parviendra à construire ses connaissances, à faire et à penser par lui-
même et pour lui-même. À l’école maternelle, l’autonomie et la responsabi-
lité de l’élève ne sont pas des points de départ, mais bien une des conséquences
des apprentissages scolaires. L’élève apprend aujourd’hui avec les autres ce
qu’il pourra faire tout seul demain. Mais lire ou écrire tout seul aujourd’hui,
par plaisir ou par « devoir », (ce qui n’est pas la même activité) résulte d’un
long chemin parcouru préalablement avec les autres.
Pour ce qui est des situations, plusieurs chapitres de cet ouvrage montrent
combien elles sont variées, mais comment chacune est conçue par les ensei-
gnants pour produire des effets cognitifs durables. Ces dernières sont autant
d’espaces de médiation, de confrontation et de variété de modes de sociali-
sation liés à la nature des savoirs à manipuler. La richesse et la diversité de
ces situations engendrent des conflits, des doutes, des contradictions qui sont
débattus dans la classe. Ces débats, ainsi que les cadres scolaires construits
à cet effet par les enseignants, ne peuvent être uniquement tranchés par des
règles de politesse ni par le strict respect de conventions sociales, comme le
prétend la prescription. Cette dernière repose essentiellement sur le couple
comportements/normes alors que sur ce point, comme sur bien d’autres,
l’école maternelle est plus ambitieuse pour ses élèves parce qu’elle sait com-
biner, à travers les situations qu’elle propose, les savoirs, leur normativité et
les valeurs (« lire c’est… »). C’est parce qu’ils entrent dans des apprentis-
sages structurés et des modes de raisonnements particuliers que les élèves
découvrent le caractère instrumental des connaissances : une connaissance
devient un instrument de pensée à partir du moment où son efficacité est
socialement reconnue par le groupe-classe.

Devenir élève c’est « comprendre ce qu’est l’école » nous dit la prescrip-


tion. Mais il s’agit là d’une vison de l’école qui privilégie des normes sociales
pré-existantes, sans référence aux savoirs et à leur mode de transmission.
Dans cette perspective, le risque est de fabriquer, au mieux, un sujet docile,
au pire un futur « décrocheur », mais dans un cas comme dans l’autre un
individu peu instruit, peu cultivé et non émancipé.

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Avertissement

Devenir élève ce n’est pas simplement « comprendre ce qu’est l’école »,


c’est apprendre comment fonctionne l’organisation symbolique de l’école.
Toutefois ce rapport au symbolique ne peut faire l’objet d’une transmission
directe ; il nécessite un travail de longue haleine sur le sens des activités. Et
c’est à travers les activités proposées que l’élève apprendra à transformer
en ressources les contraintes imposées pour l’action et pour la construction
de compétences intellectuelles. C’est par le partage et la confrontation d’un
savoir commun au sein d’un collectif de travail que l’élève construit ses
connaissances. Ce n’est pas non plus dans ces termes que le « vivre ensemble »
est prescrit. C’est pourtant, portés par ces valeurs habilement conjuguées
aux savoirs et aux normes, que les maîtres et les maîtresses de maternelle
aménagent sans relâche des milieux collectifs de travail. Les analyses pro-
posées dans les différents chapitres de cet ouvrage le montrent bien. C’est
aussi souligner, pour en revenir à la distinction entre l’intitulé de la pres-
cription et le titre de cet ouvrage, l’importance du travail quotidien des ensei-
gnants, bien souvent invisible et dont la redoutable efficacité va au-delà de
la prescription en réalisant « ce qu’elle ne dit pas ». En effet, même si ce
travail quotidien et son efficacité échappent aux décideurs, cet ouvrage rend
compte de la manière dont il contribue au développement et au maintien
d’un bien commun, l’École de la République.

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INTRODUCTION

L es changements provoqués par l’entrée à l’école maternelle ont été essen-


tiellement envisagés du côté de l’enfant. Le parti pris dans cet ouvrage est
de regarder du côté du milieu scolaire dans lequel cet enfant est appelé à
devenir un élève. Ce changement de regard consiste à analyser le rôle joué
par la « forme scolaire », organisation qui structure l’environnement dans
lequel l’enfant sera accueilli par un enseignant. Souvent considérée comme
une contrainte externe à l’interaction enseignant-enseigné, cette organisa-
tion en constitue cependant les ressorts essentiels.
C’est bien cette organisation qui fonde tout autant les rapports entre les
enseignants et les élèves que le rapport qu’ils entretiennent avec les objets
de savoir. L’orientation prise ici s’inscrit dans une approche socio-historique
des situations scolaires en maternelle. Elle souligne l’importance du milieu
de travail, des objets qui le constituent et des liens sociaux, dans la construc-
tion des connaissances. Elle met en présence deux histoires : celle des dis-
positifs pédagogiques qui évoluent dans le temps et celle des enseignants et
des élèves qui les vivent quotidiennement dans les classes.
Cette perspective va à l’encontre d’idées reçues qui présentent l’école
maternelle comme un lieu de développement naturel de l’enfant. Au
contraire, ce dernier est inséré dans un ensemble spécialement construit et
structuré pour le conduire à s’approprier des savoirs et leur mode d’utilisa-
tion. La forme scolaire a des effets sur le processus de socialisation scolaire
et le rapport au savoir qu’élabore l’enfant. Ainsi, l’école maternelle n’est pas
un lieu où l’enfant se développe « naturellement » et acquiert des connais-
sances de façon autonome, selon un processus spontané d’autoformation.
Il s’agit de montrer que le processus d’apprentissage en milieu scolaire prend
sa source dans les situations scolaires et pas seulement dans le sujet.
Il apprend dans et par un groupe social dont les rapports évoluent dans un
milieu spécialement aménagé pour un enseignement collectif. Tout est pensé
pour que son activité réponde à des objectifs d’apprentissage. Les programmes
de 1995 font en quelque sorte écho à ces idées, puisqu’on peut lire que « l’im-

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Introduction

provisation n’a pas sa place » et que « l’organisation, pour n’être pas rigide,
est néanmoins rigoureuse ».
Comment cette forme scolaire a-t-elle évolué dans le temps ? Comment
se traduit-elle dans les pratiques pédagogiques et les dispositifs ? Quelles en
sont les conséquences aujourd’hui ? Autant de questions auxquelles cet
ouvrage se propose de répondre. Pour cela, il montrera les changements de
programmes (changements curriculaires) repérés à travers l’histoire de l’école
maternelle et soumettra à l’analyse quelques pratiques scolaires usuelles
pour en dégager et discuter les règles qui les régissent. Ce sera un moyen
pour les enseignants d’identifier les outils constitutifs de leur « poste de
travail ».

« L’institution école maternelle »


L’école maternelle française, parfaitement intégrée au paysage scolaire et
social, offre aux jeunes enfants un cadre destiné à les confronter à un mode
de socialisation particulier. Cette école est le premier maillon de l’école pri-
maire et, au-delà, de tout le système éducatif. Elle est cependant perçue
comme un lieu à part, un peu confus, moins présent dans notre mémoire
que l’école élémentaire. Bien que son rôle éducatif soit unanimement
reconnu, ses fonctions ne sont pas toujours clairement identifiées par les
usagers, dont les représentations oscillent entre les rôles de gardiennage,
d’apprentissage, de socialisation ou de préscolarisation. Cette image compo-
site reflète les différentes missions qui, tout au long de son histoire, ont
contribué à son édification ; mais cette image constitue également une source
d’ambiguïtés.
L’école maternelle est différente des autres institutions qui, en amont, ont
pour fonction la garde de jeunes enfants, comme les crèches et les garde-
ries. Cette distinction ne se réduit pas aux seules appartenances institution-
nelles, elle se caractérise également par les missions et le statut des
personnels, par des attentes et des comportements éducatifs fondamentale-
ment différents. De récents travaux montrent que, placés devant une situa-
tion éducative identique, les attentes et les modalités d’intervention des
adultes sont distinctes. Le comportement des enseignants apparaît comme
davantage orienté vers une prise en charge cognitive des enfants, favorisant
une activité réflexive, alors que celui des assistantes maternelles se tradui-
rait par un guidage facilitant la réalisation de la tâche.
Par ailleurs, l’école maternelle est différente de l’école élémentaire située
en aval, par les locaux, le mobilier, l’agencement des classes, le mode de
fonctionnement, les activités et pratiques pédagogiques. Le jeu y est le prin-
cipal support d’activité. L’affectivité est prise en compte, le relationnel pri-
vilégié, les œuvres des enfants valorisées, l’apprentissage semble spontané.
Dans ces conditions, l’école maternelle apparaît comme « l’école de la joie,

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Comment l’enfant devient élève

l’école sans livres, sans leçons, ce mythe de la scolarisation des petits, rejailli
des sources de l’utopie », selon la formule de Dajez (1994).
Pour affirmer sa spécificité, cette école a eu tendance à se refermer sur
elle-même : spécificités des cursus, des finalités, des objectifs, des pratiques
pédagogiques et des objets d’apprentissage ; nettes séparations avec les autres
institutions : familles, garderies, école élémentaire.
Ainsi, l’école maternelle offre aux jeunes enfants un cadre particulier des-
tiné à leur permettre de tisser des relations avec des objets de savoir, des
individus (adultes et pairs), des règles de vie, selon des procédés supposés
adaptés à leur niveau de maturité. Bien que longtemps controversé et dif-
féremment interprété, le statut scolaire de cette école est renforcé dans les
textes officiels, notamment par la mise en place des cycles. De fait, la confron-
tation immédiate de l’enfant avec des systèmes symboliques, qu’il doit uti-
liser et s’approprier, prouve que cette école participe pleinement à
l’acculturation scolaire. L’école maternelle est bien une école !
Le point de vue historique, qui fait l’objet de la première partie de cet
ouvrage, donne des repères sur la construction et l’évolution du cadre qui
compose la « forme scolaire » de l’école maternelle ; la forme scolaire se
définissant comme le mode d’organisation spécifique de l’institution sco-
laire, dont l’objectif est de transmettre des savoirs. En découlent non
seulement toute une série de règles et de procédés d’enseignement, mais
également une structure matérielle, des supports pédagogiques adaptés, un
personnel sélectionné et formé selon certaines normes, etc. Bref, tout ce qui
contribue à aménager le milieu scolaire pour que l’élève apprenne. Nous
verrons les différentes formes prises par ce cadre au cours des années et
leurs effets sur le rapport au savoir qu’instaure l’institution scolaire. Ce qui
nous conduira à souligner les enjeux inhérents aux différents dispositifs mis
en place dans les écoles maternelles.

La socialisation en maternelle
Les enjeux de l’école maternelle sont particulièrement mis en avant à
l’heure actuelle et concernent prioritairement l’accès aux langages, langue
orale et langue écrite en premier lieu. De ce fait, il s’agit de traiter d’un
mode de socialisation particulier qui ne se réduit pas à un simple proces-
sus d’insertion sociale dans un groupe de pairs par l’apprentissage de règles
de vie en commun. Ce mode de socialisation consiste à proposer aux enfants
un rapport aux savoirs et au monde spécifique car médiatisé par des sys-
tèmes symboliques. C’est déjà à l’école maternelle que les pratiques sociales
du « lire-écrire-compter » sont transformées en culture scolaire. Cependant,
la culture scolaire étant principalement une culture écrite, les objets de
savoir ne sont pas seulement à manipuler et à acquérir. Bien plus, ils consti-
tuent des objets de pensée, ce qui rend leur maîtrise si importante. Il ne

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Introduction

faut pas perdre de vue que l’appropriation des systèmes symboliques est
un véritable enjeu pour l’école et qu’elle ne peut être envisagée indépen-
damment de l’organisation sociale d’apprentissage et du développement
personnel de l’élève.
Cette « socialisation scolaire » repose sur trois processus fondamentaux :
le rapport aux objets de savoir, le rapport aux autres et le rapport à
soi.
• Le rapport aux objets de savoir : il s’élabore dans des situations d’en-
seignement-apprentissage où ces savoirs sont « mis en scène ». À l’école
maternelle, tout en incitant l’enfant à établir un rapport direct à ces objets
(par des activités corporelles diverses, notamment des manipulations), on
l’initie à un autre type de rapport au monde plus distancié, médiatisé par
les langages (langues orale et écrite, langage mathématique), par les sys-
tèmes symboliques (dessins, images, etc.). Très tôt en effet, l’enfant est placé
devant des situations où il manipule des symboles et des signes : dessiner,
schématiser, tracer des trajectoires, relier par un trait des objets entre eux,
marquer son travail, reconnaître son prénom, etc. Les formes que prennent
les situations d’enseignement-apprentissage sont, par conséquent, particu-
lièrement importantes au regard des objectifs définis par l’institution.
• Le rapport aux autres : la partie de l’ouvrage consacrée à l’activité
d’apprentissage de l’écriture montrera également le caractère social de la
construction de la connaissance. En effet, le rapport aux autres n’est pas à
considérer uniquement sous l’aspect de la convivialité. Dans le cadre qui nous
concerne, ce rapport s’inscrit dans la continuité de la théorie de la forme sco-
laire qui définit l’école comme un lieu spécifique de « pédagogisation des rela-
tions sociales d’apprentissage » (Vincent, Lahire et Thin, 1994). C’est-à-dire
qu’à l’école, les relations sociales sont constitutives du processus d’apprentis-
sage : la rencontre avec les savoirs mis en jeu s’effectue d’abord avec les
autres et par leur intermédiaire, c’est une rencontre publique, collective, une
expérience partagée avant de devenir une construction individuelle.
La réflexion sur cet aspect sera plus particulièrement développée dans la
seconde partie de cet ouvrage, qui présente les fonctions du milieu-classe et
souligne en quoi l’aménagement de ce milieu repose sur l’activité collective,
sur une construction partagée par les acteurs, grâce aux systèmes de média-
tion mis en place par l’enseignant. Dans ce cadre, l’analyse faite des rituels
renforce l’importance à accorder aux dispositifs qui permettent à l’enfant de
devenir un élève.
• Le rapport à soi : cette conception du processus de socialisation n’a en
définitive d’autre finalité pour l’élève, au-delà de l’appropriation des savoirs,
que de contribuer à la construction de soi. Le rapport à soi-même est un
rapport subtil qui repose sur la relation entre les processus d’extériorisation
et d’appropriation. Les échanges collectifs, à l’origine de la pensée indivi-

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Comment l’enfant devient élève

duelle, permettent la rencontre d’expériences personnelles qui prennent sens


dans le contexte d’énonciation, et la construction d’instruments de pensée.

Analyse d’un dispositif pédagogique spécifique


En relation avec les questions soulevées par la forme scolaire et le rapport
au savoir, la troisième partie de cet ouvrage présente une situation concrète
dans laquelle l’enseignement propose aux élèves un rapport à l’objet « écri-
ture » fondamentalement différent des pratiques usuelles.
Dans cette perspective, l’apprentissage premier de l’écriture par le jeune
enfant (apprentissage de l’écriture de son prénom) n’est pas considéré en
filiation directe avec les entraînements visuo- et perceptivo-moteurs tradi-
tionnels que sont les exercices graphiques. Ce qui prime c’est le mode d’ana-
lyse de l’objet d’apprentissage ainsi que des actions effectuées pour tracer
les mots et les lettres, qu’il s’agisse d’actions concrètes ou d’actions men-
tales.
Ainsi, le contexte élaboré par l’enseignant pour organiser le rapport au
savoir des élèves se libère du conditionnement moteur pour s’enrichir d’un
autre type de rapport. Ce dernier est doublement médiatisé : par le langage,
dont on soulignera la fonction intellectuelle, par les rapports sociaux qui
s’élaborent entre élèves, sous la tutelle du maître, à propos de l’objet et des
actions. On retrouve les fonctions du milieu-classe développées en deuxième
partie ce qui permet de voir que l’apprentissage premier de l’écriture peut
s’affranchir d’une habileté gestuelle considérée habituellement comme un
prérequis à cet apprentissage.
L’étude comparative de différents dispositifs pédagogiques montre leur
influence respective sur la nature du rapport au savoir que construisent les
élèves. En outre, l’étude des pratiques enseignantes dites « traditionnelles »
et l’évolution des exercices graphiques, nous conduisent à examiner de plus
près les différentes activités graphiques proposées en classe et à poser la
question : « Finalement, à quoi servent les exercices graphiques ? ».

Au total, cet ouvrage montre en quoi les contraintes organisationnelles,


loin d’être des obstacles, peuvent constituer des ressources pour enseigner,
apprendre et se construire comme élève et comme personne.

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PREMIÈRE
PARTIE

Évolution des formes


de scolarisation
de la petite enfance
M.-T. Zerbato-Poudou

« Quiconque pénètre à l’école maternelle


se trouve d’emblée dans un monde conçu pour
l’enfant. L’aménagement des locaux, la mul-
tiplicité des espaces, la diversité des activités,
le va-et-vient des groupes d’enfants affairés
qui expriment le même plaisir d’être ici chez
eux, la même joie […] d’agir en commun. »
Bianka Zazzo, 1978.
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L’ orsqu’un visiteur non initié pénètre dans une école maternelle, la spé-
cificité de ce lieu, même vide d’enfants, lui est d’abord signalée par ses
aspects matériels originaux : la disposition des locaux, la nature et la taille
du mobilier, son agencement dans les classes, l’existence de divers espaces
particuliers (la bibliothèque, les « coins jeux », le coin peinture, le tapis qui
signale le coin regroupement, les casiers de rangement, etc.). D’autres objets
attirent également son attention : les affichages muraux (comme les listes
de prénoms, les frises temporelles), le matériel mis à la portée des enfants
(ciseaux, colle, papiers, feutres). Ces divers agencements et l’usage des maté-
riaux sont assez faciles à décoder et le visiteur en devine aisément les fonc-
tions.
Mais dès que les élèves sont là, la perception des choses se complexifie
dans la mesure où l’investissement des lieux et du matériel semble parfois
désordonné, soumis à des règles opaques paraissant aléatoires. Quelles sont
les finalités des activités auxquelles s’adonnent ces élèves ? Car ceux-ci sont
manifestement actifs : ils peignent, dessinent, écrivent, jouent, réalisent des
puzzles, découpent, ordonnent des images… Mais que font-ils en réalité ?
Qu’apprennent-ils ? Quels sont les savoirs visés ? Les repères fournis habi-
tuellement par les disciplines sont ici peu fiables. Ces enfants, attentivement
penchés sur leur feuille, font-ils du coloriage, un jeu sensoriel d’association,
ou plutôt des mathématiques ? Quelles sont les intentions du maître ?
Il est facile pour un enseignant de répondre à ces questions. Il mettra alors
en évidence le principe fédérateur qui légitime les actions des élèves comme
l’organisation matérielle de la classe, c’est-à-dire le mode d’action du dispo-
sitif pédagogique mis au service des apprentissages des élèves.
Se dévoile ainsi un système qui constitue un cadre supposé favorable aux
apprentissages, la forme scolaire, cadre aux règles particulières, au travers
duquel s’organise toute entreprise éducative.
Nous allons voir, dans cette partie, comment la forme scolaire joue un
rôle fondamental dans le rapport au savoir qu’élaborent les élèves et com-
ment cette forme évolue dans le temps pour répondre aux divers objectifs
de l’institution et des enseignants.

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CHAPITRE
1

L’architecture d’un système :


la forme scolaire

V incent, Lahire et Thin (1994), en proposant la théorie de la « forme


scolaire », définissent l’ensemble des pratiques scolaires comme une forme
particulière de relations sociales : « l’école comme mode de socialisation spé-
cifique en même temps qu’elle transmet des savoirs, des connaissances ». Cette
forme – qui n’est pas indépendante des autres formes sociales – organise le
milieu scolaire afin que les élèves apprennent, choisit les objets de savoir,
les codifie, les systématise, définit les procédés didactiques et pédagogiques
qui vont prendre en charge la relation entre l’élève et les objets de savoir,
désigne les manières de faire. Ce dispositif organise méthodiquement le rap-
port des enfants aux savoirs. Les élèves, comme le maître, sont régis par les
règles collectives, impersonnelles, inhérentes à la forme scolaire.
La forme scolaire est apparue dès lors que les apprentissages de savoir-
faire, qui se réalisaient jusque-là dans la sphère sociale familiale, ont été
confiés à d’autres personnes et se sont déroulés dans des lieux spécifiques
et clos, avec des règles et procédés particuliers.
Pour Hébrard (1988), les familles et corporations professionnelles ont délé-
gué à une institution – l’école – la fonction de transmettre une certaine cul-
ture issue de l’usage, ce qui se traduit effectivement par une scolarisation
et une « disciplinarisation » des savoirs sociaux élémentaires : « Deux cul-
tures professionnelles anciennes semblent en constituer le socle (de la trilogie
du “lire-écrire-compter”) : celle des clercs […], celle des marchands […] ». Ainsi,
les savoirs « élémentaires », en se scolarisant, se sont disciplinarisés comme
ils ont disciplinarisé la pensée et ont progressivement donné lieu à une cul-
ture scolaire. La mise en évidence de cette transformation permet d’éclairer
en partie les critiques formulées envers l’école en ce qui concerne, d’une
part, son éloignement des pratiques sociales et, d’autre part, l’évolution des
contenus de l’école maternelle dans le sens d’un rapprochement avec les réa-
lités sociales (vivre ensemble, communiquer, découvrir le monde, agir dans
le monde, comme on peut le lire dans les programmes de 1995).

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L’architecture d’un système : la forme scolaire

La forme scolaire est un travail de systématisation de la gestion du temps


(découpage de l’année, de la semaine, de la journée), de l’espace, des conte-
nus (les savoirs sont découpés, codifiés, systématisés), des supports d’ap-
prentissage (manuels, matériel pédagogique), des procédés d’apprentissage
(leçons, exercices), de la relation pédagogique élève-enseignant, des méthodes.
Chaque moment, chaque activité sont soumis à des règles bien précises qui
en codifient les modalités de fonctionnement. Ce type de dispositif se
démarque des procédés d’enseignement antérieurs basés sur la transmission
orale, l’imitation, la confrontation avec la réalité concrète, l’exercice empi-
rique du métier où l’apprentissage était contextualisé, les savoirs incorporés.
La forme scolaire introduit un autre type de rapport au monde et aux savoirs,
rapport distancié, symbolisé. La culture écrite propose des savoirs décon-
textualisés, formalisés, objectivés. Ainsi, la forme scolaire favorise un mode
de socialisation qui lui est spécifique.

L’ÉCOLE MATERNELLE, UNE FORME SCOLAIRE


À QUATRE DIMENSIONS

L’école maternelle n’échappe pas à cette forme. Bien au contraire, au cours


du temps, elle a produit sa propre forme scolaire, dont l’originalité a contri-
bué à son succès. Cette forme ne s’est pas imposée d’emblée telle que nous
la connaissons, elle a subi de profondes et lentes modifications.
L’étude de la forme scolaire nous permet d’identifier les éléments pérennes
du système et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Si les invariants
sont repérables, la forme scolaire n’en est pas pour autant stable : elle évo-
lue sous l’impulsion de différents facteurs, les invariants se combinant alors
différemment. Ainsi, comprendre le fonctionnement de l’école maternelle
moderne, c’est en particulier prendre en compte non seulement le rôle joué
par ces éléments organisationnels, mais également leur évolution. C’est pour-
quoi nous allons tenter de les identifier et de suivre leur transformation à
travers l’histoire de l’éducation préscolaire.
En nous référant à la théorie de la forme scolaire, nous avons ainsi iden-
tifié pour l’école maternelle quatre grandes dimensions ou éléments qui en
constituent la configuration :
– la structure institutionnelle, composée du cadre réglementaire : objec-
tifs, missions dévolues à l’école, statut des personnels, instructions, pro-
grammes, toutes directives émanant de l’institution. Les textes réglementaires
non seulement définissent les orientations et les contenus, mais proposent
souvent les démarches adéquates qui les rationalisent ;
– la structure matérielle, concernant les locaux, l’agencement des écoles,
la nature des diverses salles et leurs usages particuliers ; les classes et leur

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Comment l’enfant devient élève

aménagement : les divers « coins » (repos, regroupement, jeux, etc.) ainsi


que leur mobilier (tables, chaises, rangements). Nous incluons également,
dans cet ensemble, le matériel éducatif de toutes sortes, matériel de lecture,
de calcul, les « jeux éducatifs », les outils scripteurs, les ciseaux, les pinceaux
et la peinture, les multiples supports (ardoises, papiers, cartons, cahiers, argile,
plâtre, etc.), les albums, les livres, les affichages, etc. ;
– la structure organisationnelle. Nous entendons par là les procédés de
transmission, la façon de gérer le temps scolaire, l’espace classe, la manière
de gérer le groupe d’enfants (aménager les formes du travail : individuel, col-
lectif, par groupe homogène ou différencié), les dispositifs pédagogiques (choix
des activités et moyens mis en œuvre), les méthodes permettant de « mettre
en scène » les connaissances à acquérir, de fédérer les diverses activités ;
– la structure formative, qui concerne les procédés d’information et de
formation des enseignants : formation initiale (dispensée dans les centres
de formation : écoles normales puis IUFM – Instituts universitaires de for-
mation des maîtres, créés en 1991) et formation continue. Sans oublier le
rôle joué par le corps d’inspection au travers des conférences pédagogiques
et des publications dans les revues pédagogiques, la contribution des asso-
ciations, en particulier l’AGIEM (Association générale des instituteurs et ins-
titutrices des écoles maternelles publiques, créée en 1921) et des organismes
de diffusion des innovations pédagogiques comme l’INRP (Institut national
de recherche pédagogique), les CRDP et CDDP (Centres régionaux ou dépar-
tementaux de documentation pédagogique).
Ces structures se combinent pour constituer un système susceptible de
répondre aux objectifs éducatifs par l’intermédiaire des objets de savoir et
des actions particulières réalisées à leur propos. La constitution de ce rap-
port est indissociablement liée à ce contexte d’activité.

UN SYSTÈME QUI ÉVOLUE DANS LE TEMPS

Toutefois, ce système évolue dans le temps mais, le cadre restant stable, on


ne peut rapidement évaluer les effets des nouveaux projets. Les changements
sont lents, ils s’inscrivent dans le temps – dimension à prendre en compte
pour observer comment sont intégrés, rejetés ou comment resurgissent cer-
tains objets d’enseignement. Cependant, au niveau local, on peut observer
des modifications qui vont dans le sens des innovations issues du terrain ou
initiées par l’institution. Les problèmes curriculaires sont à envisager à la
fois sur un temps long et sur un temps court. Les évaluations qui ne pren-
draient en compte que le temps court, les réussites immédiates, occulteraient
le travail de conception, d’apprentissage, de maturation nécessaire aux ensei-
gnants pour que leurs actions produisent des effets durables.

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L’architecture d’un système : la forme scolaire

Pour traiter des contenus d’enseignement de l’école maternelle, nous nous


appuierons principalement sur les instructions officielles, programmes et orien-
tations, afin de mettre en évidence une progression qui s’est faite sans heurts,
mais cependant avec des ruptures. Constitués initialement des savoirs dits
« élémentaires » se rapportant à des disciplines dites « fondamentales » (com-
posés par la trilogie « lire-écrire-compter » et des connaissances usuelles), les
contenus vont se diversifier, se décomposer en plusieurs « matières » et se
combiner entre eux. Ce processus se traduit, dans un premier temps dans les
programmes, par l’inventaire des disciplines à enseigner et des connaissances
à apprendre. Puis, à partir de 1977, on observe une démarche différente, qui
consiste à regrouper ces rubriques en « grands domaines d’activités ». Cette
réduction ne s’accompagne pas de l’élimination de certaines matières mais
de leur réorganisation. Ce mouvement, qui consiste à passer de contenus dis-
ciplinaires aux domaines d’activités, se traduit dans les textes par la dispari-
tion progressive d’une énumération d’objets d’apprentissage au profit de
descriptions de comportements et de situations d’apprentissage. Les derniers
programmes de 1995 confirment cette évolution en soulignant la pluralité des
situations scolaires qui relèvent « de plusieurs domaines d’activités, sinon de
tous ».
En fait, ce qui est à la base des changements observés, c’est moins les
contenus que la façon d’envisager leur mode de transmission en fonction
des projets éducatifs. Ce constat va dans le sens des conceptions dévelop-
pées par le courant de recherche sur l’histoire des disciplines scolaires. Selon
Chervel (1988), « une discipline scolaire comporte non seulement les pratiques
enseignantes de la classe, mais aussi les grandes finalités qui ont présidé à sa
constitution et le phénomène d’acculturation de masse qu’elle détermine ». Pour
cet auteur, les disciplines (véritables entités culturelles internes et spécifiques
à l’école, créées par et pour l’école) sont si intimement liées à leurs procé-
dés de transmission qu’elles en deviennent de véritables méthodes pédago-
giques. Pour argumenter ce point de vue, Chervel cite le cas de la grammaire
scolaire qui n’est « qu’une méthode pédagogique d’acquisition de l’ortho-
graphe », comme l’analyse grammaticale est « une méthode pédagogique d’as-
similation de la grammaire ». Autrement dit, les disciplines évolueraient parce
que les procédés d’enseignement eux-mêmes évoluent. En outre, ajoute
Chervel : « Dans ces diverses évolutions, c’est la transformation du public sco-
laire qui a obligé la discipline à s’adapter ». Mais la transformation du public
scolaire n’est pas indépendante des autres instances sociales. Si bien que le
point de vue selon lequel les disciplines scolaires se développeraient de façon
autonome demande à être relativisé.
Ainsi, parmi les éléments de la forme scolaire, ce sont les procédés édu-
catifs qui apparaissent comme la variable majeure du système, celle qui
déterminera la forme des autres structures, notamment la structure maté-
rielle. Nous verrons cependant que la structure institutionnelle a parfois une

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Comment l’enfant devient élève

action dominante. Mais, bien souvent, les instructions officielles ne propo-


sent que des réajustements aux instructions antérieures ou ne font qu’insti-
tuer des pratiques déjà établies, comme on le constate dans les textes de
1977.
Dans la perspective de mettre en évidence le rôle de facteurs organisa-
tionnels qui fondent les rapports entre les individus comme avec les objets
de savoir, nous allons analyser les changements survenus au cours de quatre
grandes périodes qui ont jalonné l’histoire de l’école maternelle : la période
des salles d’asile (de 1826 à 1881), suivie par celle de la mise en place de
l’école maternelle (encadrée par les programmes de 1881 et 1921), puis une
période d’expansion, caractérisée par un silence institutionnel (de 1921 à
1977), et enfin, plus proche de nous, depuis les instructions de 1986, la défi-
nition de nouvelles orientations pour une école maternelle tournée vers
l’école élémentaire.

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CHAPITRE
2

Les salles d’asile :


une organisation spécifique
pour la petite enfance

L’ organisation de la garde de jeunes enfants a souvent été conçue à l’ori-


gine comme une entreprise destinée à soulager les mères ouvrières et à leur
permettre de travailler. Dès la fin du XVIIIe siècle, plusieurs initiatives eurent
lieu en Europe. À l’origine des salles d’asile, on cite le plus souvent l’exemple
des « petites écoles à tricoter », mises en place vers 1770 dans les Vosges
par le pasteur Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), où de jeunes filles, les
« conductrices de l’enfance », enseignaient le tricot, les prières et des rudi-
ments d’histoire naturelle aux jeunes enfants confiés à leur garde. Cependant,
c’est sur le modèle anglais des infant schools que se constitueront les salles
d’asile françaises, vers 1826. L’infant school, créée par R. Owen vers 1816, à
New Lanark en Écosse, est à la source d’une nouvelle conception éducative
qui se veut rationnelle. Dans cette école, il s’agit de former les caractères,
de régénérer la morale tout en garantissant une future main-d’œuvre ouvrière
plus qualifiée, parce que mieux éduquée. Ainsi, les enfants de moins de 10
ans sont soustraits au dur travail des manufactures pour être gardés dans
une école « sans livres et sans apprentissage de la lecture, où l’on donne des
leçons collectives sur les objets et sur la nature, une école essentiellement consa-
crée à des exercices qui forment à la discipline collective des corps, à des leçons
de chant choral, de danse en groupe, et surtout à de très nombreux défilés et
exercices militaires » (Dajez, 1994).
Contrairement au modèle de l’infant school, les salles d’asile françaises ne
sont pas créées par des industriels mais par des notables philanthropes et
sont patronnées par des dames de bienfaisance. Ces établissements sont, à
l’origine, des organismes privés charitables. Sous l’impulsion de Jean-Denys-
Marie Cochin (1789-1841), les salles d’asile vont se multiplier, s’organiser. Elles
passent en 1828 sous la tutelle des hospices puis, en 1836, sous celle de
l’Université. Elles se donnent pour mission la sauvegarde physique et morale

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Comment l’enfant devient élève

des enfants pauvres (livrés aux vices de la rue comme de leur famille) et la
régénération des familles ouvrières par l’instauration d’une nouvelle mora-
lité, rejoignant en cela les missions de l’infant school. La misère des classes
ouvrières et les nouvelles modalités de travail féminin, dues en grande par-
tie à l’industrialisation, font, en effet, que les plus jeunes enfants sont livrés
à eux-mêmes, errant dans les rues, parfois sous la garde de leurs aînés.
Toutefois, dès l’âge de 7-8 ans, les enfants sont déjà au travail.
Cependant, les contenus et procédés éducatifs des salles d’asile diffèrent
sensiblement de leur modèle anglais. En effet, les salles d’asile se position-
nent immédiatement comme de petites écoles, comme on peut le lire dans
la circulaire aux recteurs du 4 juillet 1833, signée par Guizot :

« En première ligne se présentent les écoles les plus élémentaires de


toutes, celles qui sont connues sous le nom de salles d’asile […] les salles
d’asile ont le mérite de leur (les enfants) faire contracter dès l’entrée dans
la vie des habitudes d’ordre, de discipline, d’occupation régulière qui sont
un début de moralité ; et en même temps ils y reçoivent les premières ins-
tructions, des notions élémentaires qui les préparent à suivre avec plus de
fruits l’enseignement que d’autres établissements leur offriront plus tard. »

Tel est le projet social élaboré par les autorités pour les classes populaires :
faire acquérir des habitudes d’ordre, de discipline, installer les débuts de la
moralité. Le discours officiel souligne en outre les finalités d’ordre écono-
mique, puisque l’on peut lire plus loin dans cette circulaire que les salles
d’asile :

« […] profitent enfin directement aux parents eux-mêmes, car les mères,
libres des soins qu’exigeaient d’elles leurs jeunes enfants, peuvent se livrer
sans inquiétude au travail et tirer constamment un salaire de leur journée ».

Si la mission de gardiennage et d’assistance sera longtemps dominante,


très rapidement néanmoins des objectifs d’éducation et d’instruction seront
énoncés.
Dans le contexte des salles d’asile, l’éducation consiste à moraliser, évangé-
liser, apprendre l’obéissance, la docilité, la discipline, la « soumission » (comme
on peut le lire dans les rapports d’inspection des salles d’asile), le respect de
la hiérarchie sociale, ainsi que l’amour du travail, nécessaire à la formation de
ces futurs ouvriers. En ce qui concerne l’instruction, le souci des administra-
teurs est de donner précocement un minimum de connaissances au peuple
afin de réduire la durée de scolarisation, sachant que ces enfants devront tra-
vailler très tôt. Cependant, les contenus n’étaient que le support d’une entre-
prise de subordination, de moralisation et d’évangélisation du peuple : lui
apporter trop d’instruction est perçu comme inutile, voire même dangereux.

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Les salles d’asile

Compte tenu de ces objectifs, nous verrons que les procédés éducatifs,
s’appuyant sur un dispositif matériel approprié, se présentent comme une
entreprise de « dressage collectif ».
En ce qui concerne le personnel en charge des salles d’asile, le recrute-
ment se fait initialement auprès de laïcs, souvent des hommes (ceux-ci seront
écartés par le décret de 1855, qui réserve cet emploi aux seules femmes, ce
qui va dans le sens de la vocation maternelle de ces salles) et parfois des
religieuses. Pour être surveillante de salle d’asile (directrice ou sous-
directrice), la postulante laïque doit posséder : un certificat de moralité, l’au-
torisation du maire de la commune où elle exerce et le brevet de capacité
attestant qu’elle a reçu une formation à la « méthode » Cochin. En 1847, la
formation se fait en quelques mois dans une maison d’études, transformée
en « cours pratique » en 1852, avec asile modèle pour apprendre la méthode.
Les salles d’asile sont inspectées par les « dames patronnesses », c’est-à-dire
les dames charitables qui veillent à l’application de la méthode et à la tenue
de la salle comme à celle des enfants. Dès la mise sous tutelle de l’Université,
des inspecteurs prendront en charge cette surveillance, mais les dames patron-
nesses garderont encore leur droit de visite.
Les congrégations religieuses s’intéresseront rapidement à ce nouveau
mode de garde de la petite enfance car il offre un lieu permettant une évan-
gélisation massive et précoce. De plus, les religieuses sont dispensées de pas-
ser les épreuves du brevet de capacité par lettre d’obédience. En effet, cette
lettre, produite par la Supérieure de l’ordre, atteste des capacités de la reli-
gieuse postulante à la direction d’une salle d’asile. En 1850, la loi Falloux
renforce ce privilège. La conséquence sera que, en 1867, 73 % des salles d’asile
seront dirigées par des religieuses contre 18,60 % en 1846.

LES SALLES D’ASILE, LIEUX D’ÉLÉMENTARISATION


DES SAVOIRS SCOLAIRES PRIMAIRES

De 1836 à 1859 paraissent quatre textes concernant les enseignements à don-


ner dans les salles d’asile. Les contenus sont plus particulièrement détaillés
dans l’arrêté de 1855, mais également largement explicités dans le Manuel
Cochin et L’Ami de l’enfance, revues pédagogiques de l’époque. Les programmes
initiaux seront reconduits pratiquement à l’identique jusqu’en 1881, avec, nous
le verrons, une restriction des contenus dans les programmes de 1859.
En 1836, date du rattachement des salles d’asile à l’Instruction publique, la
circulaire du 9 avril décrit ainsi les occupations qui peuvent y être données :

« L’instruction devra être rigoureusement bornée aux premiers et plus


simples éléments de la lecture et de l’écriture, à la connaissance des chiffres

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Comment l’enfant devient élève

ordinaires et de quelques nombres, à quelques courtes prières et à quelques


traits des histoires bibliques qui leur donneront les premières impressions
de religion et de morale, à quelques notions tout à fait usuelles d’histoire
naturelle […]. En même temps qu’on agira par ces modestes enseigne-
ments sur l’esprit et le cœur de ces jeunes enfants, on aura soin d’exercer
leurs mains à des ouvrages extrêmement faciles dont l’expérience a aussi
prouvé la convenance et l’utilité pour ce premier âge ; comme, par exemple,
le parfilage des chiffons de soie, le tricot et principalement le tricot à
grosses mailles et à aiguilles de bois, la tapisserie, le filet. »
Cependant, les contenus définis dès 1833 par Cochin, initiateur des salles
d’asile, sont plus ambitieux. Les activités se composent, d’une part, de travaux
manuels dispensés dans les ouvroirs pour filles (travaux d’aiguille, tricotage,
parfilage, charpie) et, d’autre part, de rudiments scolaires qui sont la réduc-
tion et la simplification des enseignements donnés dans les écoles de garçons :
épeler les lettres, assembler les syllabes, les mots, parfois écrire sur des ardoises,
réciter les chiffres, les nombres et les tables, recevoir des leçons d’instruction
religieuse (Dajez, 1994) et parfois, pour les plus grands élèves, tracer des figures
géométriques. Sont également notées des notions usuelles sur les animaux, les
plantes, les métiers et industries, etc., ainsi que des connaissances élémentaires
en histoire et géographie (voir Lebeaume, 1996). Le copieux programme de
Cochin semble être massivement suivi par les directrices des salles. En effet,
dès 1837, les textes soulignent les dangers des abus d’instruction dans les salles
d’asile, pour preuve le contenu de la circulaire du 22 juin relative à l’emploi
des livres dans les écoles primaires et les salles d’asile :
« Vous aurez soin de veiller à ce que les instituteurs ne cherchent pas
à faire sortir leur enseignement des limites du convenable en mettant
entre les mains de leurs élèves des livres qui ne seraient pas à leur por-
tée […] cette nécessité est encore plus évidente pour les salles d’asile […]
une salle d’asile n’est point une école primaire […] imposer à de petits
enfants un travail intellectuel excessif […] c’est devancer le temps au
détriment de leur santé, ce qui est plus grave encore, aux dépens de leur
éducation morale. »
Des principes éducatifs suivent ces recommandations :
« […] des soins physiques prodigués à toute heure, de courtes prières qui
les accoutument à nourrir leur âme de pensées et d’affections religieuses,
une direction morale sagement entendue, du mouvement, de la variété, un
enseignement pour les yeux, voilà ce qu’exige la première enfance ».
Quelques mois plus tard, une ordonnance royale rappelle le programme :
« Il y aura dans les salles d’asile des exercices qui comprendront néces-
sairement les premiers principes de l’instruction religieuse, les notions élé-

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Les salles d’asile

mentaires de la lecture, de l’écriture, du calcul verbal. On pourra y joindre


des chants instructifs et moraux, des travaux d’aiguille et tous les ouvrages
des mains. »
Mais il semble que les recommandations officielles ne soient pas suivies
d’effets puisque nous trouvons régulièrement dans les textes des rappels
quant aux pratiques des salles d’asile qui « dégénèrent en écoles ».
Néanmoins, le descriptif officiel des enseignements de 1855 est en contra-
diction avec les mises en garde d’excès de zèle et laisse entrevoir la somme
des connaissances que les petits élèves doivent acquérir, notamment les
notions usuelles qui n’étaient pas mentionnées en 1837 :
« – L’instruction religieuse comprend les premiers chapitres du petit caté-
chisme, des réflexions morales appropriées aux récits de l’histoire sainte ;
– les exercices moraux comprennent des récits d’histoire qui tendent
constamment à inspirer aux enfants un profond sentiment d’amour envers
Dieu, de reconnaissance envers l’Empereur et leur auguste protectrice, à
leur faire connaître et pratiquer leurs devoirs envers leurs père et mère
et supérieurs, à les rendre doux, polis et bienveillants entre eux ;
– l’enseignement de la lecture comprend les voyelles et les consonnes,
l’alphabet majuscule et minuscule, les différentes espèces d’accents, les
syllabes de deux ou trois lettres, les mots de deux syllabes ;
– l’enseignement de l’écriture se borne à l’imitation des lettres sur l’ar-
doise ;
– l’enseignement du calcul comprend la connaissance des nombres
simples, leur représentation par les chiffres arabes, l’addition, la sous-
traction enseignées à l’aide du boulier-compteur, la table de multiplica-
tion apprise de mémoire à l’aide de chants, l’explication de poids et
mesures donnée à l’aide de solides ou de tableaux ;
– l’enseignement du dessin linéaire comprend la formation, sur le
tableau et sur les ardoises, des plus simples figures géométriques et de
petits dessins au trait ;
– les notions usuelles comprennent la division du temps, les saisons, les
couleurs, les sens, les formes, la matière et l’usage des objets familiers
aux enfants, des notions sur les animaux, sur les plantes, sur les indus-
tries simples, sur les éléments, sur la forme de la terre, sur ses principales
divisions, les noms des principaux États de l’Europe avec leurs capitales,
les noms des départements de la France avec leurs chefs-lieux et toutes
les notions élémentaires propres à former le jugement des enfants ;
– les travaux manuels consistent en travaux de couture, de tricot, de
parfilage et autres appropriés aux localités ;
– le chant comprend les premiers principes de la musique vocale, soit
d’après la méthode de M. Duchemin-Boisjousse, soit d’après les autres
méthodes qui pourraient ultérieurement être autorisées ;

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Comment l’enfant devient élève

– les leçons et les exercices religieux et moraux commencent et finis-


sent par une courte prière ; ils ont lieu dans les salles d’asile publiques
de dix heures du matin à midi et de deux heures à quatre heures ;
– les exercices corporels se composent de marches, d’évolutions et de
mouvements hygiéniques exécutés en mesure par tous les enfants à la
fois, dans la salle et dans le préau. Ils se composent aussi, pendant les
récréations, de jeux variés selon l’âge des enfants, organisés autant que
possible, et dans tous les cas surveillés par la directrice. »
Rapport à l’impératrice du 22 mars.

On est loin des recommandations visant à modérer les excès d’instruction !


Toutefois, en 1859 (rapport à l’impératrice et arrêté du 5 août 1859), les textes
tentent de réduire ces ambiguïtés et modifient notablement les programmes
pour les alléger et lutter plus concrètement contre les abus d’instruction :

« On consacre dans ces établissements beaucoup trop de temps à un


enseignement scolaire qui n’est pas toujours en rapport avec l’âge et la
destination des élèves. »

Les jeux de cour, souvent réglementés, doivent être libres, est-il précisé,
car ils sont faits pour combattre l’immobilisme imposé aux enfants et tenir
compte de leur développement. La durée globale des leçons est diminuée
et, fait plus remarquable, l’enseignement de l’écriture est supprimé, comme
celui du dessin linéaire, de la géographie, de l’histoire, ainsi que les ensei-
gnements à tendance scientifique. Les exercices de calcul se réduisent à du
calcul pratique, les leçons de chant sont également simplifiées afin :

« […] qu’il ne soit désormais possible de s’écarter de la ligne tracée,


en cédant à ces ambitieuses tentatives de rivalité scolaire qui risquent de
dénaturer la salle d’asile ».

Il semble cependant que ces directives soient peu suivies, pour preuve la
circulaire du 10 mai 1869 :

« Je me suis occupé de la manière dont l’enseignement est actuelle-


ment donné dans les salles d’asile, et, d’après les renseignements qui me
sont parvenus, je suis porté à croire que les directrices tendent à y intro-
duire des modifications en désaccord avec la destination de ces établis-
sements […] les enseignements doivent toujours rester très simples. »

Les salles d’asile, se positionnant comme de petites écoles, ont tendance


à entrer en compétition avec les écoles primaires, bien que certaines ne fonc-
tionnent que comme des garderies. Cette tendance aura beaucoup de mal à
se réduire ultérieurement.
Dans cette organisation, les objets de savoir sont clairement identifiés et

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Les salles d’asile

décrits, les contenus dispensés dans les salles d’asile sont plus familiers au
lecteur que les domaines d’activités actuels. Les savoirs disciplinaires domi-
nent, l’éducation religieuse et morale est omniprésente. Le rôle social
demeure, mais en arrière-plan. Si pour l’institution, l’éducation morale et
religieuse prime – elle occupe toujours la première place dans les programmes
– les abus d’instruction montrent que, sur le terrain, la hiérarchie des objec-
tifs s’inverse : les apprentissages disciplinaires revêtent de l’importance. Les
listes de contenus ne sont cependant qu’un inventaire des enseignements
dispensés. Bien qu’ils nous informent sur la nature des savoirs retenus et
hiérarchisés par l’institution, ils ne nous disent rien sur leurs modalités de
transmission et les valeurs privilégiées. Se pose alors la question des condi-
tions de leur émergence. Qu’est-il attendu de ces enfants face aux savoirs
énoncés ? Que doivent-ils s’approprier et comment ?
C’est bien au travers des procédés éducatifs et des aménagements maté-
riels que l’on peut appréhender comment est conçue et organisée la rela-
tion aux objets de savoir.

LA MATRICE DE LA « MÉTHODE » DES SALLES D’ASILE

En 1836, date à laquelle les salles d’asile passent sous le contrôle de


l’Instruction publique, les textes sont particulièrement imprécis quant à la
méthode, comme on peut le lire dans la circulaire aux recteurs et préfets
du 9 avril 1836 :
« […] quant aux procédés pour suivre cette première instruction, il est
inutile de les déterminer ici d’une manière précise. Des maîtres et des
maîtresses qui connaissent bien l’enfance, et qui lui portent du fond du
cœur tout l’intérêt qu’elle mérite, sauront trouver dans leur affection même
et dans le sentiment de leur devoir les moyens les plus propres à obtenir
l’attention et la docilité des enfants […] on devra toujours arriver, par
une grande patience et une douceur inaltérable, à assurer l’ordre et le
silence […]. »
Affection, patience, douceur…, ces qualités ne sont pas nécessairement les
plus appropriées pour discipliner les troupes de petits entassés dans une salle
peu confortable. Inculquer l’ordre, la discipline, l’obéissance à de grandes
quantités d’enfants de 2 à 7 ans (les salles d’asile pouvaient réunir jusqu’à
250 enfants dans un même local), tout en les occupant régulièrement, exige
une organisation particulièrement rigoureuse.
Cependant, les bases structurelles d’un système permettant de mettre en
œuvre le projet des salles d’asile sont jetées dès 1833 par Cochin dans son
Manuel des fondateurs et des directeurs des premières écoles pour l’enfance

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connues sous le nom de salles d’asile, qui décrit la « méthode » permettant


de conduire à bien le projet de discipliner et d’éduquer des masses impo-
santes d’enfants. Cette méthode fera longtemps référence auprès des res-
ponsables des salles d’asile et, plus tard, des directrices d’écoles maternelles,
malgré les rappels à l’ordre de l’institution. La lettre de la Commission
supérieure des salles d’asile aux Dames inspectrices, de mars 1842, y fait
explicitement référence. Seront publiés, au cours de la même époque et
dans le même esprit, plusieurs ouvrages : Conseils sur la direction des salles
d’asile (1846), L’Enseignement pratique dans les salles d’asile (1849) de Marie
Pape-Carpantier (1815-1878) et, pour les directrices congréganistes, le
Nouveau manuel des salles d’asile à l’usage des filles de la charité (1854) par
sœur Maria.
La méthode Cochin est un véritable mécanisme réglé avec précision qui,
non seulement fait régner la discipline, mais encore sert de véritable format
aux apprentissages. C’est un cadre rigoureux dans lequel les contenus disci-
plinaires sont insérés, ce cadre offrant aux acteurs du système, maîtres et
élèves, l’assise instrumentale nécessaire pour fonctionner rationnellement
afin d’atteindre les objectifs fixés.
Les bases principales de la systématisation des modes de transmission repo-
sent sur l’ordonnance et la gestion de l’espace, du temps, des groupes d’élèves,
la présence de rituels, de procédés mnémotechniques, de procédures de com-
munication spécifiques, de supports d’apprentissage particuliers. Tout
concourt à construire un contexte spécifique et fonctionnel pour des visées
éducatives en cohérence avec les objectifs de l’institution. On reconnaît là
les éléments qui composent la forme scolaire.
Dajez (1994) nous offre une remarquable description de la méthode, qui
se présente comme une « collection de procédés combinés pour procurer à la
fois le silence, l’ordre et le mouvement ». La particularité de cette méthode
réside dans son système de mécanique précise qui « peut être suivi par des
maîtres même inexpérimentés » dans la mesure où « la méthode ne mise pas
sur la personne du maître, sur son charisme ou sur ses talents mais sur les pro-
cédés qu’il emploie. La surveillante de salle d’asile se contente d’appliquer la
méthode. Tout y est prévu dans ses moindres détails : le contenu des leçons, tra-
vaux, jeux, exercices et mouvements, l’heure à laquelle ils se dérouleront, leur
durée, le lieu où ils s’effectuent. La méthode codifie les activités, distribue le
temps, affecte à des espaces, répartit en séries, division et pelotons, elle crée les
répartitions harmonieuses et les distributions équilibrées ». Cette méthode est
fondée sur une gestion particulière du temps : « elle produit une organisa-
tion temporelle continue et régulière, tout à fait nouvelle pour une population
si jeune, mais déjà éprouvée depuis plusieurs siècles dans les monastères et les
couvents les plus rigoureux […] un cycle de répétition journalier y détermine
par avance le moment et la durée de toutes les activités domestiques, religieuses
et scolaires […] elle apprend à l’enfant la soumission à un ordre temporel régle-

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menté, où chaque moment requiert une attention spécialisée, où chaque instant


ne peut être consacré qu’à une activité désignée ».
Voici le déroulement d’une matinée selon le règlement des salles d’asile
de Strasbourg en 1835 :
« 8 heures : arrivée des enfants, examen de propreté. Travail […].
9 heures : coup de sonnette. On serre les ouvrages […]. Coup de sonnette :
les enfants se lèvent. Prière avec recueillement. Coup de sonnette : silence
[…]. 9 heures 30 : coup de sonnette. Les enfants se lèvent […]. Leçons de
lecture aux cercles […]. 10 heures : sortie des enfants […]. 10 heures 30 :
coup de sonnette. Instruction au boulier […]. 11 heures : coup de sonnette.
Prière. Coup de sonnette : les enfants descendent du gradin. Marche […]. »
Dajez
Cette gestion minutieuse du temps s’accompagne d’une gestion tout aussi
réglementée de l’espace, où chaque enfant a sa place, où chaque activité se
déroule dans un espace précis : aux gradins pour écouter des leçons, récits
(méthode simultanée), aux cercles pour les exercices de lecture et d’écriture.
Là, un élève plus âgé est chargé de répéter les directives du maître (méthode
mutuelle). Autre élément qui contribue au fonctionnement de cette méca-
nique, la répartition des enfants en divisions et pelotons, chacun d’eux ayant
à sa tête un petit moniteur. Ce quadrillage renforce l’aspect disciplinaire de
la mécanique.
S’ajoute à ce dispositif une procédure d’incorporation des savoirs au sens
concret du terme, véritable principe de massification et d’homogénéisation
des enfants : les lettres, chiffres, définitions sont inlassablement et collecti-
vement répétés, psalmodiés ou chantés, accompagnés de gestes mimés, véri-
table code d’apprentissage scandé par des coups de claquoir. L’exercice
scolaire est indissociable de l’exercice corporel vocalisé. Le dialogue péda-
gogique est lui-même codifié, comme le note Dajez : il « fonctionne de manière
fermée, par une série de réponses connues d’avance. Par exemple :
Le maître. – Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Qui est-ce qui
a créé le ciel et la terre ?
L’élève. – Dieu.
Le maître. – Qu’a donc fait Dieu ?
L’élève. – Il a créé le ciel et la terre.
Le maître. – Qu’est-ce qu’il a créé ?
L’élève. – Le ciel et la terre.
Le maître. – Qu’est-ce qu’il a créé avec le ciel ? »
etc.
Toute activité est collective, cérémonieuse, uniformisée. Pauline Kergomard
(1838-1925), nommée inspectrice générale des écoles maternelles en 1881, cri-
tiquera ultérieurement les salles d’asile où l’enfant « se croit dans une cha-
pelle » : emblèmes religieux, vitrines contenant des statues, bannières,

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chapelets, portraits du pape, etc. sont accrochés aux murs. L’enseignement


même de la numération est dogmatique : « un seul Dieu, deux sortes d’anges,
trois personnes en Dieu […], cinq plaies de Notre-Seigneur », etc. (P. Kergomard,
1910). Elle stigmatise avec vigueur le fonctionnement des salles d’asile :
« […] la salle d’asile, encombrée dès le début par un trop grand nombre
d’enfants, les a enrégimentés ; elle les a casernés par centaines dans d’im-
menses salles dont les croisées s’arrêtaient à 2 mètres du sol, comme dans
les prisons ; elle les a fait marcher tous soudés les uns aux autres par les
épaules en longues chaînes… comme des forçats, elle les a alignés les uns
contre les autres sur les marches des gradins, ou sur des bancs rivés au
sol ; elle les a fait lever tous ensemble au claquoir ; elle les a fait se mou-
cher tous ensemble au claquoir ; elle les a fait compter, réciter, répondre
tous ensemble et toujours au claquoir. Privé de la liberté de ses mouve-
ments, sans cesse endormi par la routine, l’enfant n’a plus eu, à la salle
d’asile, ni originalité, ni personnalité ; chacun n’a plus été que l’un des
anneaux de la chaîne, ou l’un des rouages de la machine inconsciente.
La “méthode des salles d’asile” a évité les bousculades et le tumulte ; elle
a obtenu le silence : mais à quel prix ! »
L’agencement des locaux participe pleinement à la mise en œuvre de la
méthode. Les normes en sont fixées par un arrêté du 24 avril 1838 :
« Les salles d’exercice seront […] éclairées des deux côtés par des fenêtres
qui auront leur base à au moins deux mètres du sol […] la forme de ces
salles sera celle d’un rectangle ou d’un carré long d’au moins 4 mètres de
largeur sur 10 mètres de longueur pour cinquante enfants, et d’au moins
6 mètres de largeur sur 12 mètres de longueur, pour cent enfants, et d’au
moins 8 mètres de largeur sur 16 à 20 mètres de longueur pour deux cents
à deux cent cinquante enfants […] à l’une des extrémités de la salle seront
établies plusieurs rangées de gradins au nombre de 5 au moins et de 10
au plus, disposés de manière que tous les enfants puissent y être assis en
même temps […] des bancs fixés au plancher seront placés dans le reste
de la salle avec un espace vide au milieu pour les évolutions. Devant les
bancs seront des cercles peints sur le plancher.
[…] sur les murs autour de la salle seront suspendus des tableaux de
numération ou caractères alphabétiques… »
Le mobilier est réduit à l’essentiel : bancs scellés, point de tables, si les
élèves écrivent, c’est sur leurs genoux (ils prennent également leurs repas
sur leurs genoux).
Cette organisation matérielle (gradins, bancs et cercles) répond aux besoins
pédagogiques en permettant des évolutions et regroupements d’enfants en
fonction des contenus d’apprentissage, selon un rituel précis. En outre, la sur-
veillante peut avoir sous les yeux tous les enfants en même temps. Ceux-ci

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se déplacent par colonne pour grimper aux gradins ou aller aux cercles, en
ordre militaire ; leurs déplacements sont scandés par le claquoir ou le sifflet.
Le matériel éducatif répond à l’organisation générale ; il est manipulé par
la directrice, loin des yeux des élèves : boulier-compteur, tableau noir, tableaux
de lettres et chiffres, portefeuilles d’images à lecture collective. Pas de maté-
riel individuel, quelques ardoises pour les plus grands, quand la salle d’asile
est assez fortunée. Il convient néanmoins de souligner que les salles d’asile
« ont contribué au développement de l’usage de matériels pédagogiques tels que
les tableaux de lettres ou de chiffres, les bouliers-compteurs » (Plaisance, 1996).
Ainsi, ces quatre éléments (le temps, l’espace, l’ordonnance de la popula-
tion d’enfants et la méthode) sont la matrice d’un système fonctionnel des-
tiné à l’éducation morale et intellectuelle d’un grand nombre d’enfants.

CONCLUSION SUR CETTE PÉRIODE

Dès la création des salles d’asile se sont instituées les structures fondamen-
tales propres à l’institution scolaire sur lesquelles fonctionneront ultérieure-
ment les écoles maternelles. Les salles d’asile avaient pour objectif la garde,
la sauvegarde, la moralisation et l’obéissance de l’enfance indigente. Nous
avons vu comment l’organisation des invariants structuraux permettait l’at-
teinte de ces objectifs. Les locaux, le mobilier, le matériel éducatif, les conte-
nus, les procédés éducatifs se combinent pour créer un dispositif approprié
aux finalités définies par cette institution.
Dans ce cadre, les enfants reçoivent une éducation de masse, jamais indivi-
dualisée, ce qui renforce les effets du dressage et rend plus rapide l’atteinte des
objectifs d’obéissance, de soumission. Le dialogue pédagogique, nous l’avons vu,
centré sur les énoncés de l’adulte, consiste en un jeu de questions-réponses dont
l’enfant doit acquérir le mécanisme pour donner la réponse idoine. D’après les
analyses de Luc (1997), ce tableau serait à nuancer, les procédés de transmis-
sion faisant l’objet de propositions et de succès divers. Néanmoins, l’apprentis-
sage repose sur l’imitation passive, la capacité des enfants à mémoriser et répéter
des notions abstraites. Le bon élève est un élève docile, respectueux, specta-
teurs des actions des surveillantes qui manipulent le matériel. C’est grâce à
cette attitude qu’il peut mémoriser les contenus.
Cette forme scolaire inscrit les enfants dans un rapport aux objets de savoir
coercitif et factice. Ils deviennent le réceptacle de connaissances le plus sou-
vent de type encyclopédique, qu’ils ne comprennent pas toujours. Mais ce
rapport est accessoire car, en définitive, ce qui prime, c’est moins la somme
des connaissances transmises, même si l’on se plaît à afficher les perfor-
mances des élèves, que l’obéissance.
Les contenus, calqués sur ceux de l’école primaire, les dépassant même

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(Luc, 1997), sont décomposés en notions élémentaires injectées selon un pro-


cédé adapté, parfois masquées par le caractère religieux et dogmatique de
l’enseignement. Les connaissances à acquérir sont conséquentes pour l’âge
des enfants, malgré les restrictions apportées dans les textes officiels. Il y a
lieu cependant de relativiser certains aspects excessifs dans ce domaine car,
comme le souligne Dajez (1994), « on doit faire l’effort d’imaginer que les
frontières du savoir simple et du savoir complexe se sont considérablement modi-
fiées, en même temps que se transformaient les contenus du savoir scolaire ».
Il faut également prendre en compte les finalités de ces apprentissages, qui
visaient à inculquer en peu de temps le maximum d’informations pour un
usage restreint, ainsi que les procédés d’enseignement. La primauté accor-
dée à la mémorisation sur la compréhension estompe en partie le caractère
ardu des apprentissages.
Le processus de socialisation est à comprendre, en premier lieu, comme
une œuvre de sauvegarde envers le petit enfant, ensuite comme un proces-
sus de conservation des hiérarchies sociales par l’instruction religieuse et la
moralisation. Ce processus de socialisation est également un moyen de réédu-
cation du peuple, l’enfant apportant chez lui les bonnes habitudes (de res-
pect, de propreté) acquises dans la salle d’asile :
« On a remarqué, dans les pays où les salles d’asile datent déjà de
plusieurs années, que les enfants, reportant sous leur toit paternel des
habitudes d’ordre, de propreté, de respect, associent à leurs progrès ceux
de qui ils auraient dû les recevoir. »
Rapport du 22 décembre 1837.
De la sorte, les valeurs véhiculées par les salles d’asile renforcent celles,
parfois défaillantes, de la sphère sociale.
Ces modalités fonctionnelles seront longtemps usitées, tant il est vrai que
l’ordre et la discipline régnaient grâce à la « méthode » qui était sans doute
la seule réponse possible pour assurer la garde, dans les meilleures condi-
tions possibles, d’un nombre élevé d’enfants.
Toutefois, les salles d’asile ont joué un rôle social non négligeable et ont
rendu de grands services. Comme le note Charrier (1955) : « il serait injuste de
ne pas reconnaître que la salle d’asile a rendu de très grands services » en
accueillant les enfants livrés à eux-mêmes dans la rue.
En 1881, l’arrivée de la gauche républicaine va donner une direction nouvelle
aux salles d’asile, qui deviennent alors des écoles maternelles, et l’on assiste à
une véritable restructuration de ces établissements ainsi qu’à une redistribution
des invariants qui en composent le cadre. Les rouages du système, sans dispa-
raître, vont s’adapter aux nouvelles exigences, aux nouvelles missions des petites
écoles.

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CHAPITRE
3

Les débuts des écoles maternelles


de 1881 à 1921

LE CADRE ÉVOLUE POUR RÉPONDRE


AUX NOUVELLES CONCEPTIONS ÉDUCATIVES

A vec l’arrivée de la IIIe République, le paysage scolaire est profondé-


ment bouleversé. Les salles d’asile changent de nom et deviennent des
« écoles maternelles ». La dénomination d’asile, perçue comme péjorative,
humiliait les familles qui avaient recours à ce mode de garde. Les congré-
gations sont délogées : l’école de la République sera laïque, y compris les
écoles maternelles. L’éducation est l’affaire de l’État et l’école maternelle
fait partie intégrante du système d’enseignement primaire. Dans le contexte
politique de l’époque, il n’est plus question de soumettre le peuple mais de
former des citoyens. L’école maternelle a pour mission de « préparer le jeune
enfant à recevoir avec profit l’enseignement de l’école primaire », déclarent les
textes officiels, compte tenu de la scolarité qui est à présent plus longue et
obligatoire jusqu’à 13 ans. Toutefois, le gardiennage demeure un des objec-
tifs de cette école, comme le souligne la circulaire du 2 mai 1884 :
« L’école maternelle […] rend un double service : elle sert d’asile aux
tout jeunes enfants de deux à quatre ans que leurs mères ne peuvent gar-
der, et elle sert de première école aux enfants de cinq à sept ans qui
encombraient l’école primaire. »
Ces réformes s’accompagnent de changements profonds dans le fonction-
nement quotidien des écoles maternelles. C’est Pauline Kergomard, appelée
en 1879 par Jules Ferry, qui prend en charge les rénovations structurelles et
fonctionnelles de cette école. Les bouleversements sont profonds et pas tou-
jours bien accueillis sur le terrain. Durant tout son mandat d’inspectrice géné-
rale, de 1881 à 1917, P. Kergomard luttera pour vaincre résistances et préjugés
et faire évoluer les comportements des enseignantes. Son rôle est fondamental,

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ses idées audacieuses et, bien que souvent critiquée à son époque, elle est
reconnue comme étant la véritable fondatrice de l’école maternelle moderne.
Par ses discours et écrits (ses articles ont paru principalement dans L’Ami de
l’enfance et ont été réunis dans L’Éducation maternelle dans l’école, Hachette,
1886 et 1895 et réédités en 1974), elle diffuse ses conceptions pédagogiques
novatrices, refusant des procédés ou techniques formalisés et ouvrant la voie
à des pratiques plus souples, moins dogmatiques, adaptées aux caractéris-
tiques physiques et intellectuelles du jeune enfant comme aux particularités
locales. Ses conseils relèvent autant de l’intuition que des connaissances psy-
chologiques et physiologiques de l’enfant. Comme le souligne fort justement
E. Plaisance (1996) : « la lecture de Pauline Kergomard et de ses conceptions
de “l’éducation maternelle dans l’école” demeure une forte et féconde source
d’inspiration ». L’ambition éducative de P. Kergomard est plus proche des
visées du pasteur Oberlin que de celles d’Owen. En effet, dans son Aperçu
rapide des écoles maternelles (1910), elle attribue aux créateurs des salles d’asile
l’héritage du célèbre pasteur, sans jamais faire référence à Owen. Or, on sait
que les premières salles d’asile s’inspirèrent du modèle de l’infant school.

LES NOUVEAUX PROJETS DE SOCIÉTÉ


ET L’ÉBAUCHE DE CHANGEMENTS FONDAMENTAUX

Ainsi, une nouvelle vision de l’enfance et de nouveaux projets de société


concourent à modifier l’esprit et le mode de fonctionnement de l’école mater-
nelle, sa méthode, son organisation matérielle, ses contenus. En 1881, et ce
grâce aux salles d’asile, plusieurs principes éducatifs commencent à être acquis
par le public : le jeune enfant peut être gardé au sein d’une collectivité, hors
de la cellule familiale, il peut être éduqué hors de la tutelle parentale et, ses
potentialités étant reconnues, il peut être instruit. Mais, si la principale mis-
sion des salles d’asile était de discipliner l’enfant, de le rendre obéissant et
docile par le dressage, l’école maternelle naissante se propose d’être :
« […] un établissement d’éducation où les enfants des deux sexes reçoi-
vent les soins que nécessite leur développement physique, moral et intel-
lectuel ».
Décret du 2 août 1881.
On voit comment se dessine le projet de société élaboré par la
IIIe République pour une école maternelle qui doit maintenant être com-
plètement insérée dans l’appareil scolaire primaire :
« […] elle a sa place, et une place considérable, parmi les établisse-
ments scolaires. »
Circulaire du 25 janvier 1882.

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

Elle prépare à la scolarité primaire mais en veillant à affirmer ses spéci-


ficités, elle n’est ni une garderie ni une école élémentaire :
« Ce n’est pas une école au sens ordinaire du mot : elle forme le pas-
sage de la famille à l’école, elle garde la douceur affectueuse et indul-
gente de la famille, en même temps qu’elle initie au travail et à la
régularité de l’école. »
Arrêté du 28 juillet 1882.
La revendication de cette spécificité sera un élément fondamental pour
parfaire la construction de cette école.
Ces objectifs institutionnels s’accompagnent d’une définition différente de
l’enfance que P. Kergomard tente d’inculquer aux maîtresses de la mater-
nelle. L’enfant bouge, joue, il a des droits et, en particulier, il a droit au
bonheur. « Regardons-le vivre dans sa famille », écrit-elle en 1886 dans
L’Éducation maternelle dans l’école, « il ne fait rien de précis mais il s’occupe,
il bavarde, questionne, apprend, joue, s’exerce, se repose lorsqu’il en éprouve le
besoin, point n’est besoin de le contraindre, il apprend de façon naturelle, sans
s’en rendre compte. L’important alors c’est de l’aider à s’épanouir. Pour ce faire,
il faut l’aimer et le respecter, le protéger, permettre l’éclosion de son indivi-
dualité, le guider dans la voie où il s’engage ». Pour l’inspectrice générale,
l’école maternelle est une famille agrandie, ce qui va dans le sens des textes
officiels qui préconisent une méthode :
« C’est évidemment celle qui s’inspire du nom même de l’établisse-
ment, c’est-à-dire celle qui consiste à imiter le plus possible les procédés
d’éducation d’une mère intelligente et dévouée. »
Arrêté du 28 juillet 1882.
Pour connaître l’enfant, écrira P. Kergomard plus tard (1910), il faut l’obser-
ver et lire, car les erreurs précédentes sont dues à « l’ignorance où l’on était
alors du petit être que l’on prétendait élever. Les besoins physiques de l’enfant, les
possibilités de son intelligence, les trésors de son âme toute neuve étaient autant
de régions inexplorées. L’enfant était comme un livre fermé. Depuis quelques années
surtout ce merveilleux livre a été ouvert… ». Cette nouvelle approche nécessite
une « étude profonde de la physiologie, de l’hygiène et de la psychologie enfan-
tines ; pour connaître l’enfant, il faut étudier les livres qui le dévoilent et compa-
rer ce que disent ces livres avec ce que révèle l’observation curieuse, attentive, émue
de l’enfant lui-même, de l’enfant libre et non de l’écolier ». Ces conseils, qui dif-
fèrent sensiblement de ses propos initiaux, dessinent ce que nous appellerions
aujourd’hui, une nouvelle professionnalité des enseignantes de maternelle, ce
qui montre l’évolution des conceptions éducatives dans ce laps de temps.
Autre conception résolument innovante de la nouvelle inspectrice géné-
rale, c’est le rôle du jeu dans le développement de l’enfant, notamment le
jeu libre « qui devrait être à lui seul presque tout le programme de la section

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des petits », car « le jeu, c’est le travail de l’enfant, c’est son métier, c’est sa
vie. L’enfant qui joue à l’école maternelle s’initie à la vie sociale, et l’on ose-
rait dire qu’il n’apprend rien en jouant ? » (L’Éducation maternelle dans l’école,
1886). Le jeu sera placé en tête des programmes dès 1887 avec l’éducation
physique. Pour P. Kergomard, en effet, le développement physique est la
base de l’éducation.
Nous allons voir comment les modifications apportées aux éléments
pérennes du système contribuent à concrétiser ces nouvelles perspectives en
élaborant une forme scolaire inédite, ce qui conduit à transformer la nature
même du métier d’élève et son rapport aux objets de savoir.

LES TRANSFORMATIONS MATÉRIELLES INITIÉES

Un changement important modifie profondément la physionomie de l’école


maternelle et contribue à instaurer des pratiques diversifiées. Il s’agit du
« sectionnement », c’est-à-dire de la division des élèves en deux sections,
« selon leur âge et le développement de leur intelligence », celle des petits de
2 à 5 ans et celle des grands de 5 à 7 ans, et ce dès 1881 (la moyenne sec-
tion ne sera créée que beaucoup plus tard). Le sectionnement règle la com-
position et l’attribution des locaux et, à ce titre, détermine pour une large
part le travail qui doit s’exercer dans chacun des niveaux. Ce qui signifie
que, d’une part, on tient compte des différences de facultés entre un enfant
de 2 ans et celui de 7 ans et que, d’autre part, les sections occuperont des
salles séparées. C’est la fin de l’enseignement commun des jeunes enfants
(le souci d’adapter l’enseignement à l’âge des enfants était cependant pré-
sent chez les pédagogues des salles d’asile, mais sans doute difficile à réali-
ser dans le contexte matériel de l’époque). D’ailleurs, nous verrons plus loin
que, pour accompagner cette décision, des programmes séparés, spécifiques
à chacune des sections, sont proposés dès 1882.
Ce sectionnement est assorti d’une réduction d’effectifs : le nombre d’en-
fants est limité à 150 élèves pour un établissement en 1881, puis la limite
sera de 50 élèves par classe en 1921. Cependant, la réalité contredira bien
souvent ces mesures.
Des modifications de la structure matérielle sont nécessaires afin de per-
mettre le sectionnement mais, pour des raisons financières, les écoles mater-
nelles fonctionneront encore longtemps sur le modèle des salles d’asile.
Cependant, les textes officiels, tout comme les écrits de P. Kergomard, ini-
tient des changements qui vont permettre l’évolution des structures maté-
rielles dans l’esprit des nouvelles orientations. La circulaire du 25 janvier
1882 souhaitait des écoles saines, gaies et confortables, l’instruction du
12 juillet 1882 en spécifie les normes. À l’unique salle se substituent des salles

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

d’exercices (appellation visant à différencier les salles de l’école maternelle


des « salles d’asile » et des « classes » de l’école primaire), les fenêtres s’abais-
sent et seront à 1,20 m du sol, un petit jardin sera annexé à la cour de récréa-
tion, plantée d’arbres, avec une fontaine d’eau potable. À la lecture des
textes, on peut suivre l’évolution des améliorations exigées auprès des muni-
cipalités au cours de cette période. Ces changements visent à améliorer
l’hygiène et le confort des enfants, comme le souhaite P. Kergomard.
En ce qui concerne le mobilier, les textes de 1882 citent encore les gra-
dins dont les dimensions sont définies avec précision (nombre, hauteur,
profondeur), des tables et des bancs mobiles apparaissent cependant pour
les repas des enfants. Il faut attendre les instructions du 18 janvier 1887
pour voir citer des chaises individuelles de différentes hauteurs et des tables
ovales dans les salles d’exercices. Cependant, les tables scolaires à deux
places et à bancs fixes (copie des tables de l’école primaire à plan incliné
et noires) sont mentionnées et, dans la pratique, seront longtemps utili-
sées, jusqu’au début du XXe siècle. D’ailleurs, P. Kergomard déplore tou-
jours en 1910 des lenteurs dans la mise en œuvre des innovations : « ce
n’est guère – sauf quelques honorables exceptions – que sur le papier que les
tables apparurent ».
Le matériel d’enseignement va devoir également s’adapter aux nouvelles
pratiques pédagogiques. L’énumération de 1881 reste encore dans la lignée
des salles d’asile : claquoir, sifflet, tableaux noirs, méthode de lecture en
tableaux, collection d’images, nécessaire métrique, globe terrestre et carte
murale, boulier, ardoises. On relève cependant quelques innovations, comme
l’instauration d’un matériel individuel, des collections de bûchettes, de bâton-
nets, de lattes, de cubes et de jouets, dont on ne précise ni la nature ni la
destination. Les nouveautés dans ce domaine sont plus nombreuses à partir
de 1887. Le claquoir disparaît (reste le sifflet), ainsi que la méthode de lec-
ture en tableau (remplacée par des lettres mobiles), comme le nécessaire
métrique et le boulier. Sont rajoutés une collection d’objets usuels, le maté-
riel pour exercices manuels (non précisé) et du sable « pour les exercices géo-
graphiques et les constructions ». À cette date, on différencie les jouets destinés
au préau ouvert des jouets destinés à la cour de récréation. À noter, parmi
les modifications, que les tableaux noirs devront être fixés à hauteur d’en-
fant (de 0,50 m à 1,20 m du sol), pour mettre les modèles figurants sur le
tableau à portée des yeux des enfants et, peut-être, pour une éventuelle uti-
lisation par les enfants eux-mêmes.
Nous venons de voir comment le dispositif matériel évolue avec les modi-
fications des objectifs éducatifs. À ce propos, P. Kergomard (1886) disait « ce
sont les idées nouvelles en pédagogie enfantine, idées que l’école maternelle
devra réaliser, qui nécessitent un mobilier et un matériel différents ». Ces pro-
pos renforcent l’idée que ce sont bien les pratiques pédagogiques qui déter-
minent prioritairement la forme scolaire. Pour réaliser ces idées nouvelles,

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Comment l’enfant devient élève

l’inspectrice générale entreprit de réformer les procédés pédagogiques en


définissant une méthode appropriée, la « méthode française ».

LA MÉTHODE FRANÇAISE

Promouvoir l’activité personnelle de l’enfant nécessite non seulement un


aménagement différent de la classe, un matériel différent, mais surtout des
procédés pédagogiques susceptibles de permettre cette activité. Bien évi-
demment, compte tenu de la nouvelle définition de l’enfance et des nou-
veaux objectifs pour l’école maternelle, la méthode des salles d’asile n’est
plus adaptée. Pourtant, selon P. Kergomard (1910), la fameuse méthode « est
lente à mourir » et ce n’est pas faute de l’avoir violemment critiquée pour
en dénoncer les procédés qui ont asservi les jeunes enfants.
À nouvelles missions, nouvelles organisations des structures fondamentales
de l’école pour la petite enfance. Que disent les textes officiels au sujet de
la nouvelle méthode à employer ? Elle est ainsi décrite en 1882 :
« On ne devra pas s’asservir à suivre avec rigueur aucune des méthodes
spéciales qui se fondent sur un système exclusif et artificiel. On s’appli-
quera au contraire, en prenant à toutes les méthodes particulières leurs
exercices les plus simples, à former à l’aide de ces divers éléments un
cours d’instruction et d’éducation qui réponde aux divers besoins du petit
enfant […] la méthode [est] essentiellement naturelle, familière, toujours
ouverte à de nouveaux progrès, toujours susceptible de se compléter et de
se réformer. »
Arrêté du 28 juillet 1882.
Les textes doivent beaucoup à P. Kergomard et à l’originalité de la
« méthode française » qui veut éviter tout dogmatisme. Voici la description
qu’en donne P. Kergomard en 1886 (L’Éducation maternelle dans l’école) :
« Quand je prononce ou quand je lis ces deux mots, “méthode française”, il me
semble voir une clarté. C’est la méthode de la raison, du bon sens ; c’est l’in-
dépendance, la personnalité intellectuelle vivifiées encore par ce fonds de bonne
humeur, de vivacité, d’esprit naturel qui est le propre de notre tempérament
national. » Cette apologie tend à inciter les enseignantes à se dégager des
procédés rigides, appliqués comme autant de recettes, souvent non adaptés
aux intérêts des enfants et qui appauvrissent les situations pédagogiques.
Cette méthode doit s’inspirer de l’enfant, il faut partir de ses intérêts, de
ses besoins, en tenant compte de ses facultés physiques et intellectuelles.
Elle doit s’adapter aux individualités. Ainsi, elle ne repose plus sur des expo-
sés verbaux, des formules abstraites, mais sollicite l’activité des élèves,
leur participation. Elle se veut centrée sur la connaissance objective directe

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

des enfants, qui manipuleront alors de vrais objets, observeront directement


des plantes, des animaux et non plus des images. La connaissance abstraite
est condamnée. Du reste, le rapport et le décret du 15 juillet 1921 stipulent
que dans l’emploi du temps « sont bannis tous les termes qui semblent impli-
quer un enseignement proprement dit ». Les leçons sont donc proscrites au
profit de conversations, entretiens, causeries autour de la « leçon de choses ».
Les modalités du dialogue pédagogique sont modifiées : l’enseignante n’exige
plus une réponse unique, collective et normée, mais sollicite les commen-
taires des enfants. L’enfant agit, s’exerce, joue, c’est lui qui, à présent, mani-
pule les objets, il n’est plus spectateur et le terme « exercice », fréquemment
employé dans le programme de 1921, en témoigne.
Divers principes éducatifs ont inspiré les pratiques enseignantes des écoles
maternelles. En premier lieu, J.-J. Rousseau (1712-1778), Claparède (1873-1940),
Pestalozzi (1746-1827) et, plus concrètement, les pédagogues contemporains :
Frédéric Fröbel (1782-1852) en Allemagne, Maria Montessori (1870-1952) en
Italie et le Dr Decroly (1871-1932) en Belgique. Cependant, comme le sou-
ligne Charrier (1955), l’école maternelle « prend aux systèmes les plus vantés
qui lui viennent des pays voisins ce qui lui paraît assimilable, mais elle ne les
copie pas : elle garde son caractère propre, son indépendance ». Dans cet
ouvrage, il est reproché à la méthode fröbélienne d’être trop rigide pour l’es-
prit français, à la méthode montessorienne de n’être que le reflet de la
méthode française. Quant aux emprunts faits à la méthode decrolyenne, c’est
uniquement parce qu’ils répondent aux intérêts de la méthode française,
précisent les auteurs. Pour ceux-ci, la méthode française se définit comme
« simple et naturelle, souple et ferme ». Elle propose de suivre de près la
nature, d’accorder du temps aux exercices physiques et au développement
des sens.
Ainsi, la méthode française se définit comme une pratique pédagogique
originale visant à se démarquer de la méthode des salles d’asile comme des
procédés de l’école primaire, tout en étant éclectique dans ses emprunts aux
méthodes étrangères.

Un principe fédérateur : « la leçon de choses »


Pour aider à la mise en place de la méthode française, dont la souplesse
désarme les enseignantes, s’impose un dispositif susceptible de constituer un
cadre de référence structurant : il s’agit de la « leçon de choses », autour
de laquelle se fédèrent plusieurs activités (récits, causeries, dessins, chants
et jeux). Cette méthode est l’embryon d’un procédé pédagogique qui va se
révéler indispensable et spécifique à la pédagogie des écoles maternelles, en
organisant autour d’un thème central la plupart des activités, pour évoluer
ultérieurement vers les « centres d’intérêt » (empruntés à O. Decroly) puis
vers les « centres de vie » et « thèmes de vie ». La leçon de choses, nous

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Comment l’enfant devient élève

dit P. Kergomard (1886), « c’est la leçon par excellence parce qu’elle est inti-
mement liée à l’acquisition de la langue maternelle et à la culture de tous les
sens. L’enfant prend des leçons de choses dès le berceau. Grâce à la curiosité
de ses yeux avides de voir, de ses doigts avides de toucher, de ses narines avides
de sentir, de ses oreilles avides d’entendre, de son palais avide de goûter, les
leçons se succèdent, se multiplient, se lient entre elles, se confondent ». La direc-
tion est donnée, l’enfant doit voir et manipuler librement de vrais objets
pour acquérir des connaissances en relation avec ses intérêts spontanés.
Or, si la leçon de choses apparaît explicitement dans le programme de 1882,
il est à noter que ce procédé pédagogique existait depuis la création des salles
d’asile. En effet, Luc signale dans son dernier ouvrage (1997) « la place pri-
vilégiée accordée à la leçon de choses » par Cochin, leçon associée à l’histoire
naturelle, qui alimentait la pratique des causeries. On peut cependant s’in-
terroger sur les usages que recouvre à cette époque le vocable « causeries ».
S’agissait-il d’exercices de reformulation ou de véritables conversations ? La
description de la méthode des salles d’asile nous porte à croire que ces cau-
series n’ont rien à voir avec des entretiens de type familier.
Pour Charrier, c’est Marie Pape-Carpantier, directrice de l’École normale
des salles d’asile en 1848 et de la revue L’Ami de l’enfance, qui aurait donné
les premiers modèles de la leçon de choses, l’objectif de ce dispositif étant
d’intéresser, d’instruire les enfants et de solliciter leurs sens. Dans le contexte
de l’époque, ces leçons sont de véritables cours de vocabulaire, la présenta-
tion d’objets ou d’images s’accompagnant de leçons, d’interrogations, de répé-
titions. Leçons de choses « sans choses » critiquera P. Kergomard. On peut
penser effectivement que, compte tenu des modalités de la méthode, des
difficultés de fonctionnement de nombreuses salles d’asile (étroitesse et insa-
lubrité des locaux, mobilier inadapté, matériel pédagogique absent ou réduit,
surpopulation, ignorance de certaines directrices, etc.), les leçons de choses
ne remplissaient pas vraiment leur rôle, certaines directrices des salles d’asile
les refusant même, les considérant comme des exercices inutiles et même
nuisibles (Luc, 1997).
Cependant, la leçon de choses, telle qu’elle est présentée dans les textes
de 1882, répond aussi à un autre objectif : il ne s’agit pas seulement de faire
acquérir des connaissances usuelles sur un thème commun mais, par ce pro-
cédé, de fédérer plusieurs activités, de les finaliser en quelque sorte. Toutefois,
ce principe fédérateur n’est pas, lui non plus, une innovation : il avait été
conçu antérieurement à 1882. En effet, dans son ouvrage consacré à l’étude
du travail manuel dans les écoles, Lebeaume (1996) décrit le principe édu-
catif “des causeries de la mère” utilisées dans les Kindergärten de Fröbel
(vers 1830) et inspirées du Livre des mères de Pestalozzi. Ces causeries, dit-
il, sont à la fois « leçons de choses, exercices de motricité et modèles de morale ».
Le développement intellectuel se fait alors grâce « à la mise en relation des
choses », les jeux qui en découlent s’accompagnant de chansons. Ces pra-

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

tiques s’appuient sur la conception fröbélienne selon laquelle le travail peut


être amusant si l’on associe le mouvement, l’exercice des mains, les jeux,
qui développent l’esprit de l’enfant et ses potentialités. Pour Lebeaume, ces
principes sont à la base de l’éducation préscolaire, l’élaboration de l’école
maternelle reposerait alors sur ces choix. Cette antériorité du modèle frö-
bélien et son influence sur les orientations des écoles maternelles sont confir-
mées par Luc (1997), qui décrit l’engouement des éducateurs pour la méthode
de Fröbel (il existait une formation d’enseignants à la méthode fröbélienne
dans des établissements spécialisés).
Toutefois, les leçons de choses aboutissaient la plupart du temps à une
succession décousue et précipitée de sujets les plus divers. Cet enseigne-
ment « kaléidoscopique », selon l’expression d’Herbinière-Lebert (1955),
était « sans fruit et préjudiciable aux enfants ». En réalité, le principe fédé-
rateur n’était pas mis en œuvre. La leçon de choses, se focalisant sur l’ob-
servation d’un objet et non sur une activité sociale, ne pouvait que fédérer
des notions ou des connaissances et non finaliser l’activité même des
enfants.
Ce dispositif illustre l’imbrication entre les contenus et les procédés péda-
gogiques, ce sont ces derniers qui initient les connaissances à acquérir. La
leçon de choses introduit également une façon différente de concevoir la
relation éducative. En effet, à l’occasion de la leçon de choses, les enfants
ne devraient plus être passivement entraînés à répéter les formules de l’en-
seignante mais invités à s’exprimer au cours d’entretiens familiers. Cette pra-
tique introduit un véritable bouleversement dans les conceptions éducatives,
l’enfant est sollicité en tant que personne capable de réfléchir, d’observer,
de comparer, de poser des questions.
Parallèlement à la promotion de la leçon de choses, on remarque une nou-
veauté dans le domaine de l’apprentissage de la lecture. Il est indiqué, dès
le programme de 1887, que cet enseignement se fera à l’aide de lettres mobiles
manipulées par les enfants et portera :

« […] non sur des combinaisons difficiles de lettres, ni sur des syllabes
inintelligibles pour l’enfant, mais sur des mots usuels et phrases simples ».
Règlement du 18 janvier 1887.

Ce qui rend obsolètes les tableaux de syllabes des salles d’asile. Nous avons
ici en germe une approche de la méthode mixte d’apprentissage de la lec-
ture. P. Kergomard avait développé cette nouvelle conception en 1886 dans
L’Éducation maternelle dans l’école :

« L’enfant arrivant dans la grande section sera seul admis à apprendre


à lire. Il aura cinq ans. […] La devise si souvent mise en exergue : “aller
du connu à l’inconnu”, est, sans qu’on s’en doute, mise absolument de

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Comment l’enfant devient élève

côté, intellectuellement du moins, car je n’appelle pas aller du connu à


l’inconnu passer de l’articulation “m” et de la voyelle “a”, qui ne rappel-
lent et ne représentent rien à l’enfant, à la syllabe “ma”, qui ne lui rap-
pelle, qui ne lui représente rien non plus. Pour lui en effet, dans le mot
“gâteau” ce n’est pas le “g”, puis l’“a”, qui sont ses anciennes connais-
sances, c’est le gâteau saupoudré de sucre […] et cependant c’est par les
sons et les articulations qu’il a jusqu’à présent commencé son labeur intel-
lectuel. […] tableau des voyelles […] tableau des consonnes […], la syl-
labe est la base, il reste des semaines et des mois sur ces groupements
sans lien entre eux : “ma”, “la”, “ni”, “tu”, “sa”, “la”, “pa” […]. Dans
beaucoup d’écoles, l’étude de la lettre est aidée par des signes plus ou
moins cabalistiques, mais l’enfant a beau fermer ses cinq doigts et faire
un mouvement de haut en bas, puis, ouvrant la main, la porter à la hau-
teur de sa figure comme s’il était étonné ou charmé, l’articulation “m” et
la voyelle “a” ne lui ouvrent pas plus d’horizons pour cela. […] il apprend
à lire comme il apprenait naguère les tables de multiplication, les dépar-
tements de France, les fables ; comme il apprenait tout en un mot : par
la mémoire, dans une espèce de mort intellectuelle […] il sait lire méca-
niquement, mais lire, qu’est-ce en somme pour lui ? C’est traduire par la
parole des signes et des combinaisons de signes, ce n’est pas cueillir les
pensées d’autrui à son propre fond, à son propre trésor de pensées […].
Nous laissons de côté la syllabe inintelligible, morte, et nous prenons pour
base le langage ; il est clair comme le jour que nous ne pouvons en avoir
d’autres […] l’exercice de langage est donc urgent […] Un des procédés
les plus rationnels c’est celui de la lecture et de l’écriture simultanées […] :
– dire son prénom
– le décomposer en syllabes puis lettres (oralement)
– faire le portrait de chaque lettre (montrer ou écrire les lettres)
– recomposer le mot. »

On remarquera le style direct et sans concession avec lequel P. Kergomard


argumente ses idées. Cette vigueur est présente dans tous ses articles. Mais
la tâche est ardue, les changements sont longs à être acceptés, les résistances
fortes. Dans son Aperçu rapide des écoles maternelles de 1837 à 1910, rédigé
peu avant la fin de son mandat en 1917, sa déception est visible, comme en
témoignent les dernières lignes du fascicule : « Mesdames, au moment de
nous séparer, le mot vibrant de monsieur Malapert tinte dans mon cœur comme
dans mon esprit, je vous le rappelle : “Quand je pense qu’il y a des enfants de
2 à 6 ans à l’école, je ne sais si je dois en rire ou pleurer”. Soyez sûres qu’il en
pleure… comme moi. Croyez aussi que nous comptons sur vous pour changer
nos pleurs en un sourire reconnaissant. » Pourtant, la voie est tracée et, à
travers les diverses recommandations, nous voyons se dessiner les orienta-
tions qui préfigurent la spécificité des écoles maternelles modernes.

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

RÔLE DE LA STRUCTURE FORMATIVE

Le nouveau projet éducatif pour la petite enfance induit, nous l’avons vu, une
rupture avec la méthode des salles d’asile qui ne demandait, rappelons-le, aucune
compétence particulière à leur directrice. L’organisation entière de la journée
étant codifiée, il lui suffisait alors d’appliquer minute par minute la méthode
qui englobait tout : le temps, l’espace, les groupements d’élèves, les contenus,
les procédés. Maintenant, il n’y a pas lieu de suivre une méthode particulière
mais d’être inventif. Les directives indiquent l’esprit selon lequel il faut œuvrer,
mais aucune référence stable ne vient en aide pour organiser le travail. Les
horaires ne sont plus strictement établis ; on suggère seulement de :
« […] préparer un plan quotidien qui réponde le mieux à ses (la maî-
tresse) aptitudes et connaissances et s’adapte plus exactement à l’âge, au
caractère, au développement des enfants, aussi bien qu’aux circonstances
locales ».
Circulaire du 22 février 1905.
On comprend que les institutrices résistent et aient du mal à abandonner
la méthode des salles d’asile qu’il suffisait d’appliquer et qui donnait certains
résultats. Dès lors, il est plus aisé pour la maîtresse de s’en tenir à la méthode
Cochin. Pour sa part, P. Kergomard considère que les programmes sont là
uniquement pour indiquer des sujets de causerie. Or, il se trouve que le seul
élément clairement identifiable – le programme – est en contradiction avec
les grandes orientations par ses contenus excessifs, et ce malgré certains allé-
gements.
La circulaire du 22 février 1905 souligne ces dérives et ambiguïtés :
« Le programme de 1882, trop ambitieux, surtout dans sa forme, entre-
tenait dans l’esprit des maîtresses des visées trop hautes. Il perdait trop
de vue et les conditions du développement physiologique de l’enfance et
les lois de son développement intellectuel […]. De là une discordance tout
à fait regrettable et une contradiction évidente entre le principe même
de la réforme et les moyens proposés pour son application. Ce programme
ancien, pour d’autres raisons encore, ne saurait plus convenir à la situa-
tion présente. »
Ces contradictions constituent une entrave aux efforts faits par les inspec-
trices pour briser les résistances des maîtresses. Pour que l’école maternelle
fonctionne comme le souhaitent les décideurs, il faut d’autres moyens que les
textes officiels. Tout cela demande un profond changement dans les façons de
penser et d’agir ; se pose alors la question de la formation des enseignantes.
En premier lieu, ce sont dans les écoles normales de filles, formant les insti-
tutrices des écoles maternelles, que les procédés innovants se répandent de

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Comment l’enfant devient élève

façon directe. Les « Cours normaux maternels », formant les institutrices des
écoles maternelles, sont annexés en 1881 aux écoles normales d’institutrices puis,
à partir de 1884, la formation se fera au sein même de ces écoles normales, en
commun avec les institutrices du primaire, mais avec des épreuves spécifiques
pour la petite enfance. En second lieu, l’utilisation des nouveaux procédés s’ac-
compagne de l’institutionnalisation d’un réseau permettant la diffusion des idées
modernes : un corps spécifique d’inspection pour les écoles maternelles com-
posé d’inspectrices générales et d’inspectrices départementales nommées par
l’institution depuis 1881 (en 1921 sont seulement en poste 4 inspectrices géné-
rales et 13 inspectrices départementales, ces dernières ne seront que 21 en 1945).
S’ajoutent à ce dispositif institutionnel les nouvelles revues pédagogiques,
qui sont plus nombreuses et diversifiées (la première publication de la revue
L’Éducation enfantine, Nathan, date de 1902) ; la création en 1921 de
l’Association des institutrices de l’école maternelle, l’AGIEM, toujours active ;
l’organisation de conférences pédagogiques, de congrès nationaux et inter-
nationaux dont les thèmes reflètent les préoccupations de l’époque ; l’orga-
nisation de prix pour récompenser les institutrices méritantes : prix
P. Kergomard, prix de l’Éducation enfantine, fondation Nathan, etc.
En outre, les enseignantes des écoles maternelles voient, en 1921, leur statut
s’aligner sur celui de leurs collègues d’école primaire. En effet, bien que les
modalités de recrutement et leur traitement soient égaux à ceux des ensei-
gnantes de l’école primaire depuis 1881, elles ne bénéficiaient pas des mêmes
congés ni des mêmes horaires de travail journaliers (les écoles maternelles sont
alors ouvertes de 7 h du matin à 7 h du soir l’été, toute l’année, tous les jours
sauf le dimanche et les jours fériés). En 1882, un mois de vacances leur est
accordé, mais les départs des enseignantes doivent être successifs pour ne point
fermer l’école. En 1887, la fermeture est autorisée la première semaine d’août,
puis tout le mois en 1894. En 1921, la journée passe à 8 heures, les municipa-
lités mettent en place des garderies si nécessaire, les congés sont alignés sur
ceux des institutrices de l’école élémentaire. Par le décret de 1921, leurs mis-
sions sont institutionnellement reconnues et l’on peut supposer que leur impli-
cation s’en est trouvée modifiée. La spécificité de leur fonction est attestée par
la création d’un cadre spécial d’institutrices vouées aux enfants d’âge présco-
laire, et certifiée par des épreuves de pédagogie de l’école maternelle, de pué-
riculture, d’hygiène et de science appliquée à la puériculture et l’hygiène au
brevet supérieur (cette spécificité sera supprimée en 1940), ainsi que par l’obli-
gation d’avoir exercé cinq ans dans une école maternelle pour occuper un poste
de direction. On espère ainsi un personnel « bien adapté à sa mission ».
Ainsi, se met en place la structure formative avec la plupart des éléments
que nous lui connaissons actuellement. Elle ira en s’enrichissant et sa pré-
sence sera un atout fondamental au cours de la période suivante. Par ailleurs,
la reconnaissance institutionnelle du statut des maîtresses de maternelle
permet la création d’un corps spécifique qui, par ses qualités, s’ouvrira à

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

une population féminine d’horizon social différent, ce qui ne sera pas sans
conséquences sur les choix éducatifs, comme le montre Plaisance (1986).

LES CONTENUS D’ENSEIGNEMENT


ET LEUR ÉVOLUTION

Au cours de ces premières années de l’école maternelle s’amorce timidement


un mouvement, qui va s’amplifier par la suite, qui consiste à gommer les
disciplines scolaires au profit des activités. Ce mouvement est marqué,
d’une part, par le recul des disciplines jugées trop « scolaires » (lecture, écri-
ture, calcul) et, d’autre part, par l’introduction du terme « exercice » dans
les énoncés des programmes. L’école maternelle affirme ainsi sa spécificité
et tente de se dégager du modèle primaire-élémentaire. Pour autant, les
contenus se sont-ils réduits ?
Durant cette période, trois programmes pour les écoles maternelles sont
publiés : en 1881 (programme mensuel des leçons de choses annexé en 1882),
en 1887 puis en 1921. En 1905 et 1908, les textes officiels se contentent de
faire un rappel des programmes de 1887.
À propos de ces programmes, plusieurs constats s’imposent.
• Tout d’abord, ils présentent des objets d’enseignement plus nombreux qu’en
1859, date de parution des derniers programmes des salles d’asile. En effet,
13 rubriques sont proposées en 1881, au lieu de 7 en 1859. Luc (1997) considère
ce programme comme un recul, un retour au modèle scolaire de 1855, avec
encore plus d’exigences. Si l’organisation pédagogique de l’arrêté du 28 juillet
1882 module le programme initial, il n’en demeure pas moins que les conte-
nus sont effectivement ambitieux, malgré la volonté énoncée « d’aider au déve-
loppement des diverses facultés de l’enfant, sans fatigue, sans contrainte, sans excès
d’application ». Ainsi, en 1881, sont ajoutés l’écriture (abandonnée dans les textes
en 1859), le dessin, les exercices de langage, l’histoire, la géographie, l’histoire
naturelle et la gymnastique. Dans les faits, ces contenus étaient souvent ensei-
gnés dans les salles d’asile, mais ils n’apparaissaient pas explicitement dans les
programmes. On peut analyser ce phénomène d’inflation apparente comme
résultant d’une décomposition des matières déjà enseignées, plutôt que comme
une augmentation systématique de contenus d’enseignement. Les exercices sen-
soriels et les exercices d’observation, ajoutés au programme de 1921, sont une
autre façon de décliner les connaissances usuelles en mettant l’accent sur l’ac-
tivité de l’élève plutôt que sur les contenus. Ces deux rubriques, qui se rap-
portent plus à des pratiques pédagogiques qu’à des objets de savoir, illustrent
l’influence de l’action pédagogique sur la forme prise par les contenus.
• Deuxièmement, on assiste à un glissement des places occupées par les
disciplines dans la hiérarchie des programmes, ce qui reflète les nouvelles

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Comment l’enfant devient élève

orientations éducatives. Par exemple, dès 1881, la trilogie lecture-écriture-cal-


cul, qui avait une position privilégiée dans les programmes des salles d’asile
(deuxième place après l’instruction morale et religieuse) se retrouve en qua-
trième position en 1881, puis en fin de liste dans les programmes de 1887 et
1921. De plus, dès 1887, ces enseignements sont réservés aux grandes sections
et, en 1921, se réduisent, dans les textes, à une simple « initiation ». De la
même façon, l’éducation morale, encore en première place en 1881, bien que
libérée de l’éducation religieuse, effectue un glissement progressif pour se
retrouver, en 1921, en avant-dernière position, avant la trilogie lecture-écri-
ture-calcul. En revanche, la gymnastique, placée à la fin du programme de
1881, effectue, dès 1887, une remontée spectaculaire et occupe la première
place avec les jeux. Ceux-ci, plébiscités par P. Kergomard, sont à présent
considérés comme ayant à jouer un rôle majeur dans le développement de
l’enfant. Ultérieurement, les instructions de 1908 feront la distinction entre
jeux libres et jeux dirigés, entre les jeux de classe, qui apparaissent alors
pour la première fois dans les textes, et les jeux d’action (pour la cour ou
préau), ces derniers incluant les activités de gymnastique. Les exercices
manuels sont également valorisés et passent de la dixième à la troisième
place. À leur propos, le détail des contenus, publié dans l’annexe E de l’ar-
rêté organique de 1887, montre une nette évolution dans leur conception.
En effet, à côté des exercices de tressage, tissage, ouvrages au tricot déjà en
usage dans les salles d’asile, on note des exercices plus ludiques, comme l’en-
filage de perles, plus créatifs, comme l’élaboration de « petites constructions
à l’aide de carton et de paille », dont on peut penser qu’ils préfigurent l’évo-
lution future vers l’expression plastique de 1977. Cette mise en avant de cer-
taines disciplines reflète les nouvelles conceptions du développement de
l’enfant, dont on reconnaît à présent les besoins d’action et de jeux.
• Le troisième constat concerne la désignation des objets d’enseignement
dans le programme de 1921. En effet, on remarque l’usage quasi exclusif du
mot « exercice » (exercices physiques, exercices sensoriels, exercices manuels,
exercices de dessin, exercices de langage), qui est propre à rappeler que les
leçons ne sont plus de mise à l’école maternelle et que les enfants doivent
être actifs et « s’exercer » plutôt qu’apprendre par cœur. D’ailleurs, le texte
précise que dans l’emploi du temps « sont bannis tous les termes qui semblent
impliquer un enseignement ».
Autre innovation, la présentation d’un descriptif détaillé des thèmes men-
suels concernant les leçons de choses, et ce pour les douze mois de l’année.
Voici deux exemples de propositions :

« Mois de septembre :
– Leçons de choses : la chasse : chevreuil, cerf, sanglier, loup, renard,
lièvre, lapin, perdrix, alouette, caille ; fusils. La fête du village : foire, bou-
tique, feu d’artifice, poudre ; guerre, commerce, monnaie.

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

– Dessin : cor de chasse, carnassière, fusil. Monnaies.


– Chants et jeux : Le Renard (Delcasso).
Mois de mars :
– Leçons de choses : l’habitation : bois, pierre, fer, briques ; ardoise,
plâtre, chaux ; tuile, chaume, zinc ; diverses industries du bâtiment. Les
abeilles : ruche, cellules, cire, miel.
– Dessin : maison, fenêtre, porte ; table, lit, chaise, armoire, commode ;
mur, rangées de pierre de taille, de briques ; plan d’une maison, char-
pente ; marteau, scie, tenaille, équerre, compas, fil à plomb, auge, truelle.
– Chants et jeux : Les Petits ouvriers - La Ronde des abeilles
(Mme Pape-Carpantier). »
Arrêté du 28 juillet 1882.

Ces listes montrent que le principe d’accumulation des connaissances n’est


pas abandonné et que les sujets abordés sont fort éloignés des centres d’in-
térêt propres aux enfants.
Dans ce même texte sont spécifiés les contenus à enseigner aux élèves des
deux sections. En effet, ils sont à présent détaillés pour la section des petits
(2 à 5 ans) et la section des grands (5 à 7 ans) ou la classe enfantine.
Si les programmes de 1921 spécifient que les exercices de lecture, écriture
et calcul, doivent demeurer au niveau de l’initiation et ce, seulement pour
la première section (les contenus n’en sont pas précisés), les textes de 1887
demeurent en vigueur. De ce fait, le volume des connaissances à enseigner
n’est pas modifié. Voici, par exemple, ce que doivent apprendre les élèves
en calcul :

« Les éléments du calcul comprennent :


1. La formation et la représentation des nombres de 1 à 10, de 10 à
100, à l’aide d’objets mis entre les mains des enfants (lattes, bâtonnets,
cailloux, graines, monnaies et mesures usuelles) ;
2. Les quatre opérations appliquées aux premières centaines, toujours
à l’aide d’objets ;
3. La représentation des cent premiers nombres par des chiffres.
Les enfants seront exercés au calcul mental sur toutes les combinaisons
de nombres qu’ils auront étudiées. »
Règlement du 18 janvier 1887.

Objectifs qui, à l’heure actuelle, paraissent très excessifs et prématurés.


Les ambiguïtés des textes, qui réclament une modération dans le volume de
connaissances à enseigner, tout en proposant des programmes abondants, font
que les pratiques sur le terrain restent majoritairement centrées sur le modèle
de l’enfant « savant ». En témoigne la constitution, en 1889, d’une
« Commission du surmenage » pour lutter contre les apprentissages intellec-
tuels prématurés. En 1905, il est rappelé dans les instructions officielles que :

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Comment l’enfant devient élève

« […] le règlement de 1887 réserve expressément l’enseignement de


l’écriture et celui de la lecture aux enfants de la 1re section ; que cet ensei-
gnement n’est pas l’objet immédiat et principal de l’école maternelle et
qu’il n’occupe à dessein que la sixième et dernière place dans l’énumé-
ration des matières de l’article 4 ».
Circulaire du 22 février 1905.

Les rappels à ce propos sont nombreux et donnent lieu, dans cette même
circulaire, à une sévère critique non seulement des pratiques enseignantes,
mais également des inspecteurs de l’école « primaire-élémentaire » qui pro-
cèdent majoritairement aux inspections des écoles maternelles et :

« […] jugent une école et apprécient les maîtresses par les progrès en
lecture, écriture, calcul ; sauf honorables mais trop rares exceptions, ils
ne semblent attacher qu’une importance secondaire aux soins de pro-
preté, à la surveillance des repas, aux jeux et aux travaux manuels ».

Les parents ne sont pas épargnés :

« […] par ignorance et amour-propre déplacé, (ils) se croient en droit


d’exiger que leurs enfants apprennent à lire et à écrire avant de savoir
parler et comprendre le sens des paroles qu’on leur adresse ».

Ainsi, si les contenus disciplinaires sont encore fortement présents sous leur
forme initiale, ce qui change, c’est bien la conception des modes de transmis-
sion qui entraîne des modifications dans la présentation des contenus et leur
organisation. En effet, à présent, l’observation et la manipulation sont requises
pour l’acquisition des connaissances usuelles, les exercices manuels perdent leur
caractère utilitaire de formation au travail, le dessin libre commence à exister,
l’enseignement de la lecture s’oriente vers une méthode moins abstraite, l’ac-
tivité ludique s’impose. Par ailleurs, la description de la méthode française et
le principe des leçons de choses modifient le rapport au savoir créé par le nou-
veau contexte. Il faudra cependant encore du temps pour transformer en pro-
fondeur les approches disciplinaires. Cependant, les programmes de 1887 et 1921
montrent l’accentuation du mouvement qui s’est amorcé en 1881-1882.

UNE VOIE EST OUVERTE, ÉTAYÉE


PAR DES PROCÉDÉS PÉDAGOGIQUES INNOVANTS

La structure fondamentale, dont nous avions souligné le rôle pour les salles
d’asile, se trouve, durant cette période où l’école maternelle est en construc-
tion, profondément bouleversée mais, dans un premier temps, davantage

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Les débuts des écoles maternelles de 1881 à 1921

dans les textes que sur le terrain. Cependant, le nouvel agencement des
locaux, l’organisation différente des salles, le mobilier, le matériel individuel
d’éducation, la gestion du temps et des contenus, la répartition des enfants,
tout concourt finalement à étayer les nouvelles pratiques éducatives. Les
méthodes pédagogiques se révèlent alors être un élément organisationnel
fondamental. Ce sont bien les procédés de transmission qui sont au centre
du changement. Les structures de formation et de diffusion des idées vont
permettre à ce dispositif de se généraliser, ce qui s’avérera bien plus effi-
cace que les injonctions ministérielles.
Dans ce contexte, la priorité est donnée à l’expérience directe de l’enfant.
De ce fait, le rapport au savoir n’est plus tributaire de discours abstraits et
exclusivement collectifs de l’adulte, l’enfant participe à cette construction en
exerçant des actions. En effet, les apprentissages s’appuient sur l’action
concrète, le rapport aux objets de savoir s’effectue par l’intermédiaire d’ob-
jets (manipulations de bûchettes en calcul), d’un matériel pédagogique appro-
prié, d’un dispositif pédagogique original, les leçons de choses, par le jeu. Ces
activités intermédiaires préfigurent le principe de médiation qui sera ulté-
rieurement revendiqué. Ce qui conduit à une centration excessive sur la mani-
pulation plus que sur les connaissances visées. Effectivement, le matériel
éducatif, spécialement créé pour répondre aux objectifs éducatifs, occupe une
place de plus en plus considérable dans les nouvelles pratiques pédagogiques.
Ce matériel, inspiré dans un premier temps des « dons » de Fröbel, puis des
pratiques montessoriennes, se dégagera peu à peu de ces modèles pour se
diversifier et s’adapter aux pratiques définies par la méthode française. Les
maîtresses recevront des conseils par l’intermédiaire des revues pédagogiques
pour les fabriquer et, très rapidement, les maisons d’édition en proposeront
à la vente. La prolifération des « jeux sensoriels », puis des « jeux éduca-
tifs », marquera pour longtemps les pratiques éducatives de l’école mater-
nelle, au point que l’on attribue à ces supports, véritables « outils fétiches »,
des vertus éducatives intrinsèques. Par ailleurs, on constate que certaines de
ces pratiques intermédiaires se substituent progressivement à certaines disci-
plines, comme les exercices graphiques, par exemple, qui commencent à émer-
ger vers la fin de cette période et se positionnent comme substitut de l’écriture,
comme nous le verrons dans la troisième partie de l’ouvrage.
Le rôle de l’enseignante n’est plus de démontrer, d’exposer, mais de faire
vivre les bonnes habitudes plutôt que de les inculquer, de favoriser l’éclo-
sion de l’individualité. Le dialogue pédagogique de type « causeries » est
encouragé. La parole de l’enfant est sollicitée, il décrit les objets qu’il observe
ou le résultat de ses actions. Ce qui est visé, c’est le développement de
toutes ses facultés. Il lui est toujours demandé, certes, d’être obéissant, mais
avant tout de prendre goût à ce qu’il fait, d’être curieux plutôt que « savant ».
Les contenus restent encore largement inscrits dans une logique discipli-
naire, mais on a vu l’influence du dispositif la « leçon de choses » – sur le

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Comment l’enfant devient élève

rapprochement entre certaines disciplines, ce qui préfigure des changements


curriculaires.
Le projet social inspiré par P. Kergomard semble aller au-delà des énon-
cés institutionnels qui souhaitent développer chez les enfants le goût du tra-
vail et de l’étude. En effet, les écoles maternelles se présentent, aux yeux de
l’inspectrice générale, comme le creuset même d’une transformation sociale.
Selon l’hypothèse de Chalmel (1996), la pensée pédagogique de P. Kergomard
aurait été influencée par l’esprit piétiste morave et, de ce fait, son projet
social pour l’école maternelle est proche de celui du pasteur Oberlin. Pour
ce dernier, l’éducation des petits est un acte culturel qui s’insère dans un
ensemble éducatif concernant toute la société. Effectivement, l’ambition de
P. Kergomard est de « conduire tous les enfants à un même degré de déve-
loppement moral – avec des procédés qui doivent être différents, vu les inéga-
lités du point de départ » (1895). Proposition que ne renieraient pas les
promoteurs de la pédagogie différenciée ! P. Kergomard ajoute que les dif-
ficultés qui viennent du dehors « sont encore aggravées par une interpréta-
tion erronée de l’égalité : on se figure en effet qu’il faut pour tous un règlement
unique, alors qu’il faudrait atténuer autant que possible les inégalités de la
situation des enfants, pour qu’un règlement unique puisse, sans injustice, être
applicable à tous ». Le progrès social et le souci d’équité sont incontesta-
blement au centre de ses préoccupations.
En outre, l’inspectrice générale conçoit le processus de socialisation d’une
façon innovante. Il se construit, dit-elle, dans les interactions entre enfants :
« en jouant avec ses camarades, en mangeant et en travaillant à côté d’eux, il
apprend à vivre en société » (1889). Le principe de mixité en fait également
partie. Les salles d’asile ont en effet séparé les enfants des deux sexes au
gradin, aux cercles, dans la cour, et P. Kergomard s’insurge contre cette
« défiance ». Elle milite pour que les enfants « travaillent ensemble, jouent
ensemble, jouissent d’une liberté toute fraternelle » (1886).
La forme scolaire mise en place au cours de cette période montre que, si
la structure institutionnelle, par la voie des textes officiels, est à l’origine des
profondes modifications qui viennent d’être décrites et qui s’insèrent dans
une évolution sociale plus large, la mise en œuvre de cette politique se fera
autour des procédés pédagogiques qui, promus par la structure formative
dont le rôle ira grandissant, vont orienter les transformations matérielles
comme les contenus disciplinaires. Cette nouvelle forme instaure un contexte
scolaire inédit où l’enfant construit sa relation aux objets de savoir par la
médiation de nouveaux procédés et instruments. La nature des connaissances
ainsi acquises en est modifiée ; ce sont des connaissances concrètes par oppo-
sition aux connaissances abstraites dispensées dans les salles d’asile, mais on
verra que le « tout concret » est porteur de sa propre déchéance.

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CHAPITRE
4

Le plein essor
de 1921 à 1977 :
une école qui s’affirme
dans un silence institutionnel

D e 1921 à 1977, aucun texte officiel relatif au programme ou à la péda-


gogie de l’école maternelle ne paraît. Cette école a toujours comme cadre
juridique les dernières instructions officielles de 1921, qui ne sont en réa-
lité que les directives de 1887 réactualisées. Ce n’est qu’en juillet 1975,
lorsque paraît la loi relative à l’éducation, dite « loi Haby », que s’effec-
tue une reprise des publications officielles dans le domaine des orienta-
tions scolaires. Or, cette période, vide de textes, verra l’extension
spectaculaire de l’école maternelle dont la pédagogie s’affirme.
L’organisation des écoles comme l’agencement des classes évoluent, le maté-
riel pédagogique s’enrichit, les pratiques se diversifient. Les instructions
officielles, publiées en 1977, témoignent de cette progression.
Alors qu’au cours de la période précédente la dimension institution-
nelle a imposé sa marque, ce sont, en son absence, les autres structures
de la forme scolaire qui sont à l’origine des changements, notamment les
procédés d’information et de formation des enseignantes, par la voie des
inspectrices des écoles maternelles. Luc (1982) rappelle que, sans ins-
tructions réglementaires, « les recommandations des inspectrices générales
tiennent lieu d’instructions ». Il souligne également que les instructions
officielles de 1977, rédigées après une enquête conduite auprès des ins-
pectrices départementales, sont « un discours a posteriori, un constat. Pour
définir ce que l’enseignement préscolaire doit être, le ministère propose, à
travers le regard du corps d’inspection, un tableau de ce qu’il est ».
Parallèlement, le regard que porte sur l’enfant l’environnement social se
modifie et, une nouvelle fois, le rapport au savoir scolaire se construira
au travers de dispositifs nouveaux.

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Comment l’enfant devient élève

LE CONTEXTE

La place de l’école maternelle dans la société française au cours de cette période


se renforce. La scolarisation des jeunes enfants a connu une progression spec-
taculaire, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Plaisance (1986) note
que le taux de scolarisation pour les enfants de 2 à 5 ans est passé de 27,6 %
en 1945 à 81 % dès 1977. Cependant, les constructions d’écoles restent encore
insuffisantes pour satisfaire le public, qui est demandeur.
Ces chiffres montrent l’importance accordée à la scolarisation des jeunes
enfants et au rôle de l’école maternelle dans la société. Les salles d’asile
étaient réservées aux indigents ; après leur transformation en écoles mater-
nelles, le public s’est un peu plus diversifié, mais la fréquentation reste essen-
tiellement populaire. Après la Seconde Guerre mondiale, d’autres couches
sociales utilisent cette institution et les familles bourgeoises s’y rallient vers
les années soixante. Les nouvelles options de l’école maternelle pour une
éducation globale et épanouissante, ses qualités éducatives reconnues, un
contexte matériel plus agréable la rendent attractive à une population inté-
ressée par la mise en place d’une stratégie scolaire et d’un nouveau mode
de socialisation pour leurs enfants (création en 1948 de l’Organisation mon-
diale pour l’éducation préscolaire).
La représentation de l’enfance évolue et repose, d’une part, sur le déve-
loppement des études en psychologie (Binet, Piaget, Wallon), en psychana-
lyse (Freud), en médecine, neurologie, sociologie… qui soulignent le rôle
prépondérant de la petite enfance et de la socialisation dans la construction
de la personne adulte. De même évoluent les comportements familiaux à
l’égard de l’enfance. Les rapides progrès techniques améliorant le niveau de
vie, l’enfant occupe un nouvel espace dans la famille comme dans la société.
Si, en début de période, l’intérêt se porte sur le rôle des acquis sensoriels
en milieu scolaire, les pédagogues s’intéressent de plus en plus, après la
Seconde Guerre mondiale, à la vie intérieure de l’enfant, à son psychisme
et à ses émotions. On valorise son esprit inventif, sa créativité, son imagi-
nation. À titre d’exemple, les congrès AGIEM de 1953 (Paris) et 1956
(Bordeaux) sont dédiés à l’éducation esthétique à l’école maternelle et trois
autres congrès consécutifs (Bordeaux 1966, Pau 1967 et Paris 1968) sont consa-
crés au thème de « L’enfant contemporain devant le réel et le merveilleux ».
Dans les nouvelles conceptions, l’enfant n’exerce pas seulement ses sens, il
s’exprime avec son corps (expression corporelle), avec sa voix (expression vocale),
avec ses œuvres (expression plastique). Le dessin n’est plus un simple exercice
d’entraînement graphique, mais surtout un moyen d’expression artistique et
l’indicateur de son état psychique. L’idée d’une éducation culturelle s’impose.
Ainsi, l’école se donne pour mission d’aider au développement global d’un :

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Le plein essor de 1921 à 1977

« […] être total chez lequel interfèrent constamment les différentes


formes du développement psychique (moteur, affectif, cognitif, etc.) […]
dans le respect de la liberté, le développement de la créativité, de l’es-
prit critique ».
Circulaire du 2 août 1977.

Les écoles maternelles deviennent des lieux de vie agréables et efficaces,


perçus comme apportant une complémentarité à l’éducation familiale, tout
en préparant les enfants aux enseignements scolaires ultérieurs.
En 1977, par la voie des instructions officielles, la spécificité de l’école
maternelle est clairement reconnue au sein du système éducatif.

LE CADRE MATÉRIEL

Au cours de cette période particulière, les structures fondamentales en place


depuis 1921 continuent à s’organiser, à s’adapter, à s’enrichir, à s’implanter.
C’est comme si ce laps de temps, sans pression ministérielle, avait été néces-
saire à leur mise en place tant il est vrai que l’évolution de la forme sco-
laire doit être appréhendée sur un temps long.
Les locaux, qui ressemblaient au début du siècle aux austères écoles pri-
maires-élémentaires, seront petit à petit aménagés de façon fonctionnelle
pour répondre aux nouvelles orientations prises en matière d’éducation. Les
instructions du 15 janvier 1927 définissaient déjà des normes de construction
qui préfigurent les écoles modernes. Ainsi, l’école maternelle devra com-
prendre plusieurs salles d’exercices, une salle de récréation, une salle de
repos, une salle de propreté, un réfectoire. La hauteur des fenêtres, fixée à
2 m du sol dans les salles d’asile, puis à 1,20 m en 1882, sera ramenée à
0,50 m du sol « afin de permettre largement aux enfants la vue de l’extérieur ».
Commencent également à être utilisés des casiers individuels accessibles aux
enfants, des nattes et des tapis. Les architectes, prenant en compte la spé-
cificité des enfants et des activités qui s’y déroulent, étudient des locaux
fonctionnels, où la décoration joue un rôle important estimé secondaire
jusque-là. Pour s’épanouir, l’enfant doit évoluer dans des lieux agréables, aux
contours harmonieux, bien éclairés, ouverts sur l’environnement. La couleur
des murs est étudiée en fonction de ses incidences physiologiques et psy-
chologiques ; on tient compte de la disposition des plantes vertes, du choix
des œuvres à afficher (en y associant les enfants), etc. Tout concourt non
seulement à rendre l’école agréable, adaptée aux besoins des enfants, mais
également à développer leur sens esthétique. Ultérieurement, la circulaire
du 7 janvier 1980 soulignera les relations entre l’architecture scolaire, l’or-
ganisation pédagogique et la sensibilité de l’enfant :

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Comment l’enfant devient élève

« […] L’espace scolaire doit être adapté à l’enfant et lui permettre des
moments de regroupement et d’isolement, de mouvement et de repos,
d’activité et de détente, […] le traitement des espaces extérieurs s’inspi-
rera de préoccupations esthétiques […]. »
Les équipements de cour apparaissent vers 1936. Cependant, il faut attendre
les années cinquante pour que ces constructions connaissent un essor signi-
ficatif.
En ce qui concerne le mobilier, l’idée de chaises et tables indépendantes
et mobiles est l’une des grandes conquêtes des écoles maternelles.
P. Kergomard en avait immédiatement perçu l’utilité et la nécessité, comme
l’avait fait ultérieurement de son côté Maria Montessori. En 1931, le congrès
international de l’AGIEM propose une réflexion sur « la valeur et le rôle du
mobilier et du matériel éducatif ». L’intérêt stratégique de ce mobilier, ins-
titué par les textes de 1927, est qu’il permet d’aménager différemment la
classe selon les besoins, ce qui va dans le sens des objectifs éducatifs nou-
veaux. Il réussit à s’imposer comme achat obligatoire auprès des municipa-
lités. La fabrication s’industrialise et les prix baissent. Ainsi, les conditions
matérielles permettent-elles aux institutrices d’organiser leur classe comme
elles le souhaitent pour « créer une ambiance ».
L’agencement des classes évolue puisque, dès lors, les classes maternelles
ne sont plus des classes « d’écoutants » où règne la passivité, mais « des
ateliers d’artisans et d’artistes », des classes actives où la vie est souveraine.
Les instructions de 1977 en soulignent l’importance :
« L’organisation matérielle de l’école ou de la classe, tout en favori-
sant l’autonomie des enfants, leur permettra de satisfaire leur besoin natu-
rel d’ordre et de rangement.
Des ateliers ou des aires fixes seront aménagés pour les activités et tra-
vaux de construction et de fabrication (établis avec outils divers), le mode-
lage (bacs à terre maintenue humide, tournettes), le dessin et la peinture
(grandes surfaces inclinées, bien éclairées, permettant à l’enfant de
peindre en station debout, avec, à sa portée immédiate, couleurs en pots
et pinceaux divers).
Des aires de rassemblement, plus intimes, seront réservées aux regrou-
pements collectifs, au moment du conte, de la poésie, du chant.
Des coins de déguisements, de jeux, voisineront, surtout chez les plus
grands, avec ceux réservés aux apprentissages premiers (mathématiques,
lecture). Ici, les jeux éducatifs trouveront leur place.
Il serait bon de prévoir des installations (casiers, petits meubles à tiroirs)
suggérant à la fois le goût des collections d’éléments naturels ou fabriqués.
Il est souhaitable enfin que les enfants participent de leur mieux selon
leur âge et leur goût, avec l’aide de la maîtresse, à la décoration des
locaux où se déroule leur vie commune. Ces apports, ces activités peuvent

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Le plein essor de 1921 à 1977

donner lieu à des conversations, des choix, des appréciations conduisant


à la recherche constante des bouquets le plus harmonieusement compo-
sés, de gravures, d’objets. Décorer une école, une classe exclusivement
avec des œuvres d’enfants risquerait d’enfermer ces derniers dans des sté-
réotypes. »

Par ailleurs, l’organisation des classes fait l’objet d’une réflexion particu-
lière qui a donné lieu à plusieurs textes publiés dans les revues pédagogiques.
On peut voir dans la revue Les cahiers de pédagogie moderne (Bourrelier)
l’évolution des conceptions dans ce domaine. En 1948, des plans de classe
montrent l’agencement d’une petite section, avec trois secteurs principaux :
secteur « jeux libres » (tapis entouré de meubles bas), secteur « repos »
(petits lits installés dans la classe, parfois isolés par des meubles), secteur
« activités dirigées » (regroupement de tables ovales). En 1963, la même
revue propose pour la même section un aménagement ne comprenant pas
moins de 20 ateliers : peinture, modelage, bac à sable, plusieurs espaces de
jeux sensoriels, des coins chambre, cuisine, poupées, garage, des bassines
pour laver le linge, la vaisselle, etc. On n’y trouve plus de secteur « activi-
tés dirigées ». Il faut, par ailleurs souligner, la place accordée dans les ins-
tructions officielles de 1977 à la présence, dans chaque classe, de bibliothèques
d’albums, de livres d’images.
Encore une fois, l’organisation matérielle répond aux exigences des pro-
cédures éducatives, tout comme le matériel éducatif.
La nature et la finalité du matériel éducatif évoluent également. Déjà,
vers 1923, celui-ci s’est développé sous l’influence de Maria Montessori, sa
confection représente l’une des tâches essentielles de l’institutrice. Ces jeux
éducatifs connaissent alors une inflation considérable, dans la mesure où
l’éducation sensorielle (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) est considérée
comme étant à la base du développement enfantin. Les exercices sensoriels
priment sur les interventions des enseignantes. En 1926, le congrès AGIEM
de Lille porte sur l’éducation sensorielle et l’enseignement individuel, ainsi
que celui de 1933 à Bordeaux (« Les exercices sensoriels en petite section »).
En 1927 (instructions du 15 janvier), le matériel éducatif, dont il est pré-
cisé qu’il est d’éducation et d’enseignement, souligne la volonté des déci-
deurs de rompre avec les procédés habituels. Les jouets entrent officiellement
dans les classes : poupées, ménages, animaux en bois…, sont également cités
les outils et matières premières pour le travail manuel, on note la présence
de perles, de pâte à modeler, de raphia, de laine, de terre, de ciseaux à bout
rond, de papier pour le découpage et le pliage, etc. Il n’est plus question de
sifflet, ni de globe terrestre, ni de carte de France murale, ni d’exercices de
géographie ; on ne signale plus également les lettres mobiles pour la lecture
(pourtant toujours utilisées si l’on se réfère aux revues pédagogiques de
l’époque). Durant cette période, le matériel, investi alors de vertus éduca-

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Comment l’enfant devient élève

tives, conditionne en quelque sorte le développement des enfants, selon une


méthode minutieusement définie : l’action, sa répétition, l’autocorrection
s’enchaînent, l’éducation se fesant alors d’elle-même grâce à ce procédé.
Cependant, l’utilisation de ces jeux se réduit après 1945 : les projets édu-
catifs pour l’enfant s’orientant vers le développement global de la personne
par la découverte et la créativité, le matériel est dès lors conçu comme le
support des activités et non leur matrice, les jeux éducatifs sont considérés
comme trop abstraits. En revanche, le jeu spontané de l’enfant, notamment
dans les coins spécialement aménagés à cet effet (chambre des poupées, cui-
sine, garage, etc.) est perçu à présent comme particulièrement éducatif et,
sous l’influence de la diffusion de travaux en psychologie, comme essentiel
pour le développement de sa personnalité. Plaisance (1986) souligne que
cette conception, qui ne correspond pas aux représentations des familles
ouvrières, est plus en harmonie avec une population plus bourgeoise. Le
matériel éducatif individuel du début du siècle va céder la place à un maté-
riel collectif plus approprié aux nouveaux objectifs et au travail en ateliers.
Les jeux éducatifs sont cependant recommandés dans les instructions de 1977
car ils sont susceptibles de répondre aux « nécessités d’une pédagogie dif-
férenciée ». Néanmoins, est-il précisé, l’enseignant doit veiller à ce que s’ef-
fectue le transfert, dans d’autres situations, des comportements ainsi acquis :
« Encore faudrait-il être mieux informé, quant aux possibilités de trans-
fert dans d’autres situations des comportements acquis sur le plan cogni-
tif, à l’aide du matériel. »
Au cours de cette période, le matériel éducatif se diversifie et s’écarte des
seuls jeux éducatifs qui fonctionnent comme des substituts didactiques.
En effet, tout matériel peut être utilisé comme support pédagogique et didac-
tique : les poupées, le coin épicerie, les déguisements, les marionnettes, le
téléphone, les albums, des outils (tournevis, scies…), etc.
Ainsi, le cadre matériel évolue-t-il conjointement aux progrès techniques
et aux objectifs que se donne l’école. Cette description des structures maté-
rielles montre non seulement les profonds changements qui se sont opérés
au cours de cette période, mais permet également de distinguer les pratiques
pédagogiques qui les ont suscités.

LES CONTENUS SE DÉCLINENT


SOUS FORME D’OBJECTIFS

Dans les instructions de 1977, il n’est plus question de programme mais


d’objectifs majeurs :

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Le plein essor de 1921 à 1977

« […] classés dans un ordre qui suit, de manière très approximative,


le développement génétique ; ces objectifs sont destinés à faciliter l’ob-
servation des enfants au cours de situations vécues ».

La lecture de ces instructions déroute par l’abondance de termes scienti-


fiques qui obscurcissent, plutôt que de les préciser, les orientations données
aux enseignants. La référence à la pédagogie par objectifs est omniprésente,
mais paradoxalement associée à une approche fondée sur la prise en compte
de la dynamique du développement de l’enfant, du caractère global et com-
plexe de la construction de la personne.
Les objectifs dits « majeurs » sont ainsi présentés :

« – l’affectivité ;
– le corps, le mouvement, l’action ; les représentations motrices,
l’expression corporelle, l’expression vocale, la musique ;
– l’image, les représentations iconiques ;
– l’expression plastique ;
– le langage oral et le langage écrit ;
– le développement cognitif. »
Circulaire du 2 août 1977.

Comme la circulaire le souligne en préambule, l’ordre de succession de


ces objectifs n’est pas aléatoire et correspond aux étapes du développement
génétique de l’enfant.
Sur cette liste d’objectifs, nous remarquons que les disciplines ne sont plus
directement nommées. Nous découvrons également deux intitulés originaux :
l’affectivité et le développement cognitif qui ne renvoient, en première
lecture, à aucun contenu disciplinaire ni à aucune activité concrète de l’en-
fant. L’affectivité met l’accent pour la première fois sur la rupture vécue par
l’enfant lors de son entrée dans l’école, sur ses émotions. L’attention est atti-
rée sur l’accueil des petits, leurs premières expériences de vie collective.
L’école se définit alors comme un lieu particulier où l’enfant doit se sentir
reconnu à part entière.
En ce qui concerne le « développement cognitif », on note que plusieurs
activités y sont associées et, à première vue, qu’elles ne sont pas liées par
une logique disciplinaire. Il s’agit de la connaissance de l’environnement, des
opérations, de la maîtrise des symboles (dessins, schémas, tracés d’itinéraires,
etc.), de la maîtrise des différentes fonctions (expression, communication,
représentation cognitive) dans différents langages.
Les divers stades du développement cognitif se réfèrent implicitement à
la théorie piagétienne. Sont citées la construction des premiers schèmes d’ac-
tion, puis les opérations par action directe sur le milieu, ensuite la descrip-
tion des actions par les symboles et signes. Ce descriptif théorique peut sans
doute laisser perplexe bon nombre d’enseignants.

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Comment l’enfant devient élève

On remarque en outre la présence d’un terme récurrent : « l’expression ».


Ce ne sont plus les disciplines ni les actions qui sont nommées, mais des
moyens d’expression par lesquels l’enfant va accéder aux contenus scolaires.
Dans ce cadre, l’école a pour fonction d’organiser le milieu pour offrir des
situations permettant l’expression de l’enfant dans tous les domaines
d’activités, cela en tenant compte des étapes de son développement.
Chaque domaine d’activité est présenté en respectant la progression du
développement de l’enfant. L’expression vocale, par exemple, décrit les pre-
miers cris du nourrisson pour arriver au chant choral. Par ailleurs, en vertu
du caractère global du développement de l’enfant, certaines fonctions sont
sollicitées dans plusieurs domaines d’activités. C’est ainsi que la fonction sym-
bolique est diversement requise dans les situations d’expression corporelle,
d’expression vocale, d’expression plastique, de représentation iconique, de
langage oral, de langage écrit. Cette transversalité, qui annonce les instruc-
tions de 1995, témoigne de la centration sur l’activité de l’enfant au détri-
ment des logiques disciplinaires ou d’une simple juxtaposition d’actions.
On note l’apparition d’objets d’enseignement nouveaux résultant parfois
de l’amalgame d’activités antérieures, parfois d’une pratique pédagogique
érigée en discipline. Ainsi, l’expression plastique, présentée ici comme la
suite naturelle de l’expression corporelle, résulte d’une multitude de situa-
tions mettant en œuvre des activités relatives aux anciennes disciplines : les
exercices manuels (exploitation progressive des matériaux par collage, mode-
lage, construction, découpage, assemblage, coloriage, etc.), le dessin, la pein-
ture, les exercices sensoriels, l’observation, agrémentés d’éducation artistique.
Il s’agit bien d’une transposition d’objets didactiques qui préexistaient et qui
sont recomposés en un même domaine d’activité. Cependant, l’expression
plastique, initialement présentée comme une mosaïque de situations, devien-
dra ultérieurement une discipline à part entière, un objet d’apprentissage.
Quant à la lecture d’images, autrefois moyen pédagogique, elle possède à
présent ses propres finalités et dispose d’une plage horaire distincte dans les
emplois du temps modèles. D’autres objets de savoir font leur apparition,
comme la construction des relations spatiales et temporelles, du schéma cor-
porel, objets d’enseignement que l’on retrouvera dans les textes officiels ulté-
rieurs, intégrés à des rubriques différentes. Ces transformations et créations
d’activités illustrent l’amalgame entre disciplines et procédés de transmis-
sion, comme a pu le montrer Chervel.
Ce qui est nouveau dans ces textes, à côté de la prise en compte de la glo-
balité du développement enfantin et de l’accent porté sur les aspects com-
portementaux par la référence à la pédagogie par objectifs, c’est bien l’amorce
de la constitution de « domaines d’activités » qui vont servir de support aux
apprentissages. Ce mouvement va s’amplifier dans les instructions officielles
ultérieures. Les disciplines ont-elles pour autant disparu ? La lecture de la
description des objectifs nous montre que les connaissances à acquérir sont

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Le plein essor de 1921 à 1977

précises et extrêmement détaillées, sous forme de comportements attendus


et observables : les objectifs disciplinaires sont présents. Cependant, les dis-
ciplines se mettent au service de l’activité de l’enfant. On peut dire qu’il
s’agit d’une transposition didactique qui se veut en accord avec les thèses
soutenues sur le développement de l’enfant.

LES NOUVEAUX DISPOSITIFS PÉDAGOGIQUES

Les centres de vie, ateliers et chantiers


L’enfant, dont l’activité avait été jusque-là ingénieusement orientée mais
également limitée par le matériel, est à présent sollicité par des activités
plus libres lui permettant d’expérimenter, de découvrir, d’agir, activités dis-
tribuées au sein d’ateliers ou « chantiers ». Par ailleurs, l’élément fédéra-
teur des leçons de choses perdure et se transforme en « centres d’intérêt »
puis en « thèmes de vie » ou « centres de vie ».
Les centres d’intérêt initiés par Decroly ont voulu éviter la dispersion des
leçons de choses en concentrant l’attention sur une idée centrale qui conduit
à proposer aux élèves une variété dans l’unité. Pour cela, le procédé consiste
à aborder un sujet complexe présenté sous des aspects différents, qui main-
tiennent l’intérêt. L’ancrage dans l’activité réelle et concrète des enfants,
dans leurs propres intérêts, le travail en classe-atelier et la fonction de glo-
balisation des connaissances en sont les principes fondamentaux. L’évolution
vers les centres de vie résulte de la prise en compte de la globalité du déve-
loppement de l’enfant plutôt que de la seule cohérence didactique.
Nous trouvons, dans les revues pédagogiques, des argumentations pour ce
nouveau dispositif : « parce qu’ils (les centres de vie) n’ont pas seulement pour
fin de rassembler l’intelligence, mais la personnalité tout entière […] tous les
exercices dirigés ou non sont liés entre eux de telle sorte que l’enfant passe en
glissant de l’observation au conte, au dessin, au travail manuel, au texte de lec-
ture. L’unité de temps n’est plus à l’école maternelle une fraction invariable de
l’heure, mais tantôt l’heure, la demi-journée, la journée, la semaine, le mois
selon le thème qui a fixé l’activité des enfants » (H. Sourgen, inspectrice géné-
rale, Les cahiers de pédagogie moderne, 1962).
Dans les classes sont dressées des « tables de vie » qui concrétisent le
thème fédérateur de toutes les activités de la classe, répondant en cela aux
intentions éducatives globalisantes. Les tables de vie prennent la forme de
maquettes représentant des scènes du thème choisi (par exemple, le village
indien, la ferme, le cirque, etc.), et rassemblent des objets divers, souvent
apportés par les enfants. Ces compositions constituent par elles-mêmes un
matériel éducatif dans la mesure où elles deviennent des supports pour les

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Comment l’enfant devient élève

échanges, pour le langage, pour la production d’écrits, etc. Le travail autour


de ces thèmes de vie conduit les élèves à utiliser d’autres supports d’activité,
comme les albums, revues, journaux, pour se documenter. D’autres maté-
riaux investissent l’école, les marionnettes et marottes, par exemple, qui ser-
vent également de procédés éducatifs aux maîtresses. Le matériel éducatif a
changé de nature, mais il demeure un collaborateur incontournable à l’ac-
tion éducative. Les dispositifs comme les ateliers et les chantiers offrent des
espaces où les enfants peuvent fabriquer, créer en toute liberté. Les classes
s’équipent d’ateliers de poterie, de technologie, de peinture, d’arts plastiques,
de musique. Des chantiers de confection de marionnettes, d’instruments de
musique, de maquettes, etc., sollicitent également l’activité des enfants.
Cependant, dans les ateliers, « l’activisme » l’emporte souvent sur l’activité,
autrement dit, la réalisation du produit domine aux dépens de l’activité intel-
lectuelle visée.
Ainsi, le dispositif pédagogique est porteur d’apprentissages et devient une
modalité d’enseignement. Le principe de médiation par le matériel et le dis-
positif s’affirme. Quoi qu’il en soit, on assiste à une évolution profonde des
pratiques pédagogiques, qui se présentent alors comme un véritable défi :
gérer la complexité des situations scolaires qui, tout en s’appuyant sur un
cadre de référence stable (« le thème de vie ») doivent permettre l’atteinte
d’objectifs bien précis au sein d’une organisation souple, tout en tenant
compte du développement de chaque enfant.
La mission était délicate à accomplir. Nous allons voir à présent les diffi-
cultés auxquelles se sont trouvés confrontés les enseignants.

LA MAINMISE DE LA STRUCTURE FORMATIVE

Dans ce contexte, le rôle de la formation est fondamental. Si les nouvelles


organisations pédagogiques émanent de la structure formative en étroite
interaction avec le terrain, encore faut-il fournir aux enseignantes les moyens
de connaître, comprendre, tester et s’approprier les dispositifs. Dans ces situa-
tions scolaires où dominent les activités dans les ateliers, les chantiers, les
coins jeux, la mise au travail des élèves ne peut plus se faire exclusivement
de façon collective ou de façon individuelle, mais également sous forme de
petits groupes qui travaillent en coopération. Cette pratique a été difficile à
appliquer et longue à être adoptée. L’institutrice devient une spécialiste et
pas seulement une praticienne éclairée (Plaisance, 1986). Il faut prendre en
compte, d’une part, l’obstacle majeur représenté par les effectifs (Plaisance
signale qu’en 1954, dans les classes parisiennes, les effectifs vont de 46 à 64
élèves), d’autre part, le fait que ce mode de gestion nécessite un véritable
apprentissage et une transformation totale des habitudes de travail dans un

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Le plein essor de 1921 à 1977

contexte où le dispositif matériel est un rouage essentiel. Car, à défaut d’être


incorporé à la pratique grâce à une méthode comme dans les salles d’asile,
le dispositif engendre des difficultés de fonctionnement par son caractère
ouvert alors qu’il constitue le cœur même du système pédagogique. Il ne
s’agit plus seulement de confort, de mobilité, comme le réclamait
P. Kergomard, mais bien de la mise en œuvre d’un cadre fonctionnel et non
seulement structurel.
Il fallait des relais efficaces pour engendrer et soutenir ces transformations
du métier. L’action du corps d’inspection a été instrumentée par les confé-
rences pédagogiques mais également grâce à un circuit parallèle : les revues
pédagogiques, dans lesquelles les inspectrices s’expriment. Ces revues appor-
tent des conseils et outils pour pouvoir fonctionner, proposent des emplois
du temps permettant de structurer la journée et de répartir les activités,
offrent des modèles de « thèmes de vie » (sont édités par exemple en 1953,
deux tomes des Cahiers de pédagogie moderne, éditions Bourrelier, sur les
thèmes de vie, qui seront réédités à plusieurs reprises par la suite) ainsi que
les moyens de les utiliser.
Par ailleurs, l’action de l’AGIEM renforce la structure formative. Les thèmes
des congrès sont représentatifs des orientations de l’époque : « L’éducation
esthétique » (1953, 1956), « L’enfant contemporain devant le réel et le mer-
veilleux » (1966, 1967, 1968), « Idées actuelles sur le développement des
jeunes enfants, développement biologique » (1975), « Développement psy-
chologique » (1976), « La musique, formation des institutrices » (1973),
« Comment être institutrice d’école maternelle ? » (1978), etc. L’originalité
et l’efficacité de ces congrès nationaux résident dans leur conception fonc-
tionnelle : apports théoriques d’une part, par des conférences auxquelles sont
conviés des universitaires et des spécialistes, apports pratiques d’autre part,
grâce aux expositions pédagogiques et aux ateliers thématiques présentant
les travaux réalisés sur le terrain. De plus, des congrès académiques et des
rencontres régulières des adhérentes AGIEM dans les sections départemen-
tales renforcent le dispositif de formation, mais cette formule fonctionne
hors temps scolaire sur le principe du bénévolat.
Au sein des écoles normales, une large part a été accordée à la psycholo-
gie de l’enfant par la réforme Lapie dès 1920. Cependant la spécialisation
maternelle a été supprimée par le régime de Vichy. Reste une formation de
base polyvalente commune à tous les enseignants de l’école primaire com-
plétée par des options, dont l’option « école maternelle », qui définissent
des dominantes à la formation initiale.
Si la structure formative agit au cours de cette période sur la forme sco-
laire, il convient néanmoins d’examiner attentivement les analyses de
Plaisance (1986), qui propose une autre explication à l’évolution des pra-
tiques pédagogiques de l’école maternelle. En effet, cet auteur, après avoir
montré la coexistence de deux modèles éducatifs – un modèle « produc-

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Comment l’enfant devient élève

tif » (centré sur l’instrumentation et la réussite concrète) et un modèle


« expressif » (orienté vers les manières d’être), ce dernier nettement plé-
biscité par les enseignantes à partir de 1955 –, émet l’hypothèse que l’évo-
lution des pratiques serait plus particulièrement liée à l’origine sociale des
institutrices. En effet, des travaux en sociologie montrent qu’après-guerre,
non seulement le public des écoles maternelles se diversifie – toutes les
couches sociales, y compris les couches « supérieures », sont à présent
accueillies – mais, de plus, le recrutement des maîtresses se fait alors auprès
des couches sociales moyennes et supérieures. Il s’ensuit un rapport avec
des valeurs socialement différentes de celles jusque-là véhiculées par l’école,
rapport qui, de façon implicite, conduit à promouvoir une culture ancrée
dans des valeurs « bourgeoises ». Comme l’écrit Plaisance : « la pédagogie
du jeu éducatif ou la pédagogie du jeu enfantin requièrent, pour être appré-
ciées, les habitus cultivés des classes supérieures ou des couches intellectuelles ».
Cette pédagogie « invisible », selon l’expression de Bernstein (1973), se déve-
loppe d’autant mieux que les contenus enseignés se fondent dans les dis-
positifs et sont moins visibles et que le dialogue pédagogique est moins
hiérarchisé, ce qui est le cas dans les écoles maternelles nouvelles. Pour
Bernstein, ce « code intégré », qui se concrétise par l’estompement des fron-
tières entre les disciplines, est le fait d’un enseignant unique face au même
groupe d’enfants sur un temps long. Il nous semble que les dispositifs des
centres de vie et des ateliers illustrent cette conception. Il en résulterait de
nouveaux modèles éducatifs reposant sur des normes implicites correspon-
dant à la culture de l’enseignant. Dans la mesure où la structure formative
a joué un grand rôle dans l’évolution des pratiques, cette approche expli-
cative garde toute sa pertinence si l’on considère que, bien plus sans doute
que les institutrices, les inspectrices sont certainement issues de ce même
milieu social et, de ce fait, ont valorisé une culture plus « expressive » que
« productive ». Reste à déterminer l’effet de ces positions sur la construc-
tion du rapport au savoir et à se poser la question de savoir si, selon leur
origine sociale, les enfants sont à même de décoder ce que les sociologues
anglo-saxons appellent le « curriculum caché ».
Ainsi, à la fin des années soixante-dix, l’école maternelle, plébiscitée par
la société et les familles, offre l’image d’un lieu idyllique qui donne aux
jeunes enfants un espace de vie en harmonie avec leurs besoins. Cependant,
nous allons examiner quelques points qui font apparaître des discordances
et soulèvent des questions relatives aux choix éducatifs. Nous verrons par
ailleurs que des changements administratifs concernant les fonctions des ins-
pecteurs départementaux ouvrent une brèche dans cet édifice apparemment
indéfectible.
L’école maternelle a gagné son titre d’école originale aux procédés éducatifs
spécifiques : ni garderie ni école élémentaire. Néanmoins, les nouvelles options
éducatives, l’utilisation des concepts de socialisation et d’autonomie, la valori-

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Le plein essor de 1921 à 1977

sation des aspects culturels conduisent cette école à élaborer des objectifs édu-
catifs et des situations d’apprentissage intellectualisés qui concordent avec les
pratiques éducatives des familles bourgeoises. Selon Plaisance (1986), la place
des activités plus scolaires, qui correspondent, pour leur part, à l’attente des
familles populaires, manifeste un net recul après les années cinquante. En effet,
les activités de lecture, écriture et calcul, mentionnées dans les rapports d’ins-
pection examinés par Plaisance, représentent 40,3 % des activités au cours de
la période 1945-1952 et chutent à partir de 1955, pour ne représenter que 6,1 %
des activités entre 1975 et 1980. En revanche, au cours des mêmes périodes, on
constate la progression des activités physiques (qui passent de 6,4 % à 20,4 %),
du travail manuel (de 9,7 % à 20,4 %), du chant (de 8,1 % à 12,2 %), du lan-
gage oral (de 19,3 % à 30,6 %). Cependant, comme le fait remarquer Plaisance,
ces activités « ne révèlent que très partiellement la pédagogie pratiquée au cours
d’une journée » car elles doivent être « exactement situées dans le cadre où elles
ont été observées, c’est-à-dire au cours d’une inspection », ce qui est significatif
des représentations des attentes institutionnelles.
Le rôle « propédeutique » de l’école maternelle, bien que cité dans les
textes de 1977, est minimisé. Pourtant, dans les années soixante-dix, se déve-
loppe l’idée selon laquelle les apprentissages précoces seraient scientifique-
ment possibles, socialement acceptés et scolairement profitables. Les
expériences faites avec des bébés connaissent un succès de librairie (par
exemple : « J’apprends à lire à mon bébé », Doman, Retz, 1965). Certaines
écoles maternelles proposent aux jeunes enfants l’apprentissage d’une langue
vivante étrangère (pratique envisagée comme une sensibilisation dans les
textes officiels de 1972 et 1977). Des chercheurs comme R. Cohen (1977) sou-
tiennent un plaidoyer en faveur de l’apprentissage précoce de la lecture. L’idée
repose sur la certitude que « tout se joue avant six ans », selon l’expression
de Dodson (1970) et que les apprentissages précoces sont possibles grâce à la
forte plasticité neurologique des jeunes enfants. Cette pratique des appren-
tissages précoces auprès d’un public défavorisé devrait permettre, disent les
auteurs, de réduire l’échec scolaire. Se développe parallèlement une littéra-
ture orientée vers l’enfant, notamment les abécédaires et albums de lecture.
Cette question des apprentissages précoces demeure toujours d’actualité.

LES TENDANCES QUI SE PROFILENT

Ainsi, c’est incontestablement au cours de cette période, entre 1921 et 1977,


vide d’instructions officielles, et plus particulièrement dans les années qui
suivent la Seconde Guerre mondiale, que se constitue l’école maternelle
moderne qui acquiert à ce moment sa réputation de « vitrine » pour la
petite enfance.

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Comment l’enfant devient élève

Qu’en est-il de la forme scolaire pour cette période ? Quel type de rapport
aux objets de savoir est instauré ? Les savoirs scolaires sont-ils modifiés ?
Nous venons de voir que de nouvelles valeurs apparaissent au sein de
l’école, valeurs qui orientent la forme des dispositifs. Pour répondre à l’ob-
jectif premier de développement global de l’enfant, pour favoriser sa spon-
tanéité, sa créativité, etc., les éléments pérennes du système doivent s’adapter
sous l’impulsion des nouveaux dispositifs, les centres de vie, instrumentés
par les ateliers et chantiers. L’aménagement des classes comme la gestion
du temps est plus souple, le matériel pédagogique, plus varié, se détache
peu à peu du matériel éducatif abstrait pour s’enrichir d’objets « naturels ».
Du reste, les thèmes choisis pour les activités portent majoritairement sur
la nature et les animaux, comme le montre Plaisance (1986).
La forme scolaire se présente comme un cadre moins rigide où la règle
n’est pas facile à identifier, ce qui donne des classes différentes et mouvantes
dans leurs modalités de fonctionnement, mais s’inscrivant dans l’objectif com-
mun de favoriser toutes les formes de l’expression enfantine. Cependant,
sous l’illusion libertaire, la forme scolaire n’en est pas moins présente, bien
que rendue opaque. Ce qui pose problème pour les enseignants, c’est d’éla-
borer un milieu à la fois malléable et suffisamment réfléchi et organisé pour
atteindre les objectifs d’apprentissage visés. Les textes officiels demandent à
ce que « tous les types d’activité soient offerts à tous les enfants à tout moment
de la journée » sans que l’enseignant perde de vue la poursuite des objectifs
d’apprentissage. Cette difficulté sera contournée par les vertus éducatives
attribuées aux dispositifs. Il suffit de considérer qu’en fréquentant un ate-
lier, l’enfant a acquis, de fait, des compétences, comme si un vécu concret
ou corporel était à lui seul vecteur de connaissances. Cette conception est
renforcée par les instructions officielles de 1977 qui font l’apologie d’une
« pédagogie des situations vécues » où les enfants se mobilisent « en vue
d’actions perçues comme répondant à une impérieuse nécessité » et où les inter-
ventions de l’enseignant ne doivent être qu’occasionnelles. Cette mise au tra-
vail, sous forme d’ateliers, se double, nous l’avons vu, d’une idéologie
culturelle.
Ainsi, le rapport aux objets de savoir est médiatisé par les dispositifs péda-
gogiques, au gré des circonstances, sans être orienté par les enseignants.
La relation hiérarchique avec ceux-ci est atténuée, le dialogue pédagogique
peut s’installer à propos des œuvres produites en atelier, mais le dialogue
entre pairs, s’il est accepté, n’est pas encore considéré comme vecteur d’ap-
prentissage. Pour apprendre, l’élève doit se montrer curieux, inventif, auto-
nome. Il tâtonne, expérimente : c’est un mode d’apprentissage empirique et
individuel basé en grande partie sur l’activité ludique. Mais qu’apprend l’en-
fant ? Où sont les objets de savoir ?
Nous avons vu que le processus qui consiste à fédérer les disciplines autour
d’un thème commun et à privilégier l’investissement global de l’enfant dans

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Le plein essor de 1921 à 1977

des ateliers conduit à gommer ces disciplines au profit, d’une part, des
œuvres, du produit final et, d’autre part, au profit des comportements, des
activités concrètes des élèves. Les objets de savoir sont moins visibles parce
qu’intégrés dans les dispositifs. Les apprentissages dits fondamentaux (lire-
écrire-compter) sont toujours là mais déclinés différemment. On peut dire
que l’enfant apprend les manières d’apprendre, non pas des attitudes cogni-
tives, mais des comportements en termes de savoir-être (être inventif, curieux,
autonome, etc.) qui font écran aux objectifs disciplinaires. Ce « code inté-
gré » dont parle Bernstein, et qui « met l’accent sur les manières de connaître
plus que sur les acquisitions immédiates » (Plaisance, 1986), conduit à en
rendre implicites les règles d’acquisition. Ce phénomène est à présent consi-
déré comme source de difficultés d’apprentissage.
Dans ce contexte, le processus de socialisation est considéré comme l’ap-
propriation d’une culture valorisée par l’école, dont nous avons vu qu’elle
était spécifique d’un certain groupe social auquel appartenaient majoritai-
rement les enseignantes. Ce constat pose la question de la distance cultu-
relle entre les enseignants et les familles populaires dont les enfants ont du
mal à décoder ces règles, question qui débouche sur le problème de l’échec
scolaire, qui sera au centre des préoccupations de la période suivante.

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CHAPITRE
5

La période contemporaine :
une redéfinition des missions
de l’école maternelle

L a période qui suit la publication des textes officiels de 1986 et jusqu’en


2008, date de publication des dernières instructions pour l’école primaire,
est essentiellement marquée par de profondes modifications du cadre régle-
mentaire, ce que nous allons préciser.
Les instructions officielles de 1986 brossent un tableau détaillé du nouvel
environnement social où évoluent les enfants, et dans lequel on reconnaît
l’influence des analyses sociologiques. Les mutations sociales, culturelles,
technologiques, mais également le statut de l’enfant au sein de la famille y
sont évoqués :
« […] moins nombreux mais généralement désirés, infiniment mieux
suivis médicalement que naguère, les enfants de notre époque vivent, pour
beaucoup d’entre eux, dans un confort matériel supérieur à celui qu’ont
connu leurs aînés. Ils sont également l’objet d’une plus grande attention
de la part de l’adulte comme de la société dans son ensemble ».
Cependant, ce constat positif est nuancé par d’autres aspects de l’environ-
nement susceptibles de perturber la vie d’un enfant : l’urbanisation croissante
avec toutes ses conséquences, la quasi-disparition de la famille élargie, la mobi-
lité du travail, le travail féminin et la vie des couples. Le rythme de vie, les
espaces de jeu, la disponibilité des adultes ne répondent pas toujours aux
besoins des enfants. Les textes insistent plus particulièrement sur la défaillance
des adultes pour dialoguer avec eux et leur transmettre le patrimoine cultu-
rel. C’est en ce sens que l’école maternelle a un rôle essentiel à jouer afin
d’offrir aux enfants une vie stable et « assurer la nécessaire médiation entre
le monde de l’enfance et celui des adultes ». Dans cette approche, les rôles édu-
catifs de la famille et de l’école sont censés se compléter.

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La période contemporaine

Le rôle de l’école maternelle se révèle d’autant plus fondamental que les


zones d’éducation prioritaires (ZEP) instaurées en 1981 (dispositifs dont l’ob-
jectif est de lutter contre l’échec scolaire) révèlent l’existence d’un problème
de fond qui dépasse le contexte scolaire, problème social qui est pudique-
ment évoqué dans ce texte.
Nous allons voir comment la forme scolaire a évolué, encore une fois,
pour répondre aux nouvelles orientations éducatives.

LES CHANGEMENTS DE LA STRUCTURE FORMATIVE

Les structures matérielles évoluent peu au cours de cette période.


L’organisation de l’école est devenue familière : salle de jeux, salle de repos,
salle de propreté, salles de classe aux grandes baies, cours aménagées, res-
taurants scolaires plus intimes. En pratique, toutes les classes offrent des
zones d’activités différenciées et évolutives (coins jeux, ateliers, bibliothè-
que, tables ovales pour les travaux de groupe et ateliers, etc.), une aire de
regroupement, des espaces de circulation. Le matériel éducatif occupe tou-
jours une place importante de par son abondance, son caractère esthétique,
sa spécificité accrue. Cependant, comme le soulignent les textes de 1995 :
« l’abondance de matériel n’est pas en elle-même un gage de richesse pédago-
gique ». Le matériel informatique, mis en avant depuis 1986, pénètre de plus
en plus dans les classes. Le nombre d’enfants par classe diminue, notam-
ment dans les zones d’éducation prioritaires.
La structure formative, en revanche, subit d’importants changements,
notamment au niveau de la formation initiale qui ne se fait plus au sein des
écoles normales mais en Institut universitaire de formation des maîtres
(IUFM), ce qui a des conséquences non seulement sur le statut des ensei-
gnants, mais également sur leur formation. Les instituteurs deviennent des
« professeurs d’école », leur statut est aligné sur celui des professeurs de
collèges et lycées. L’exigence de l’obtention d’une licence, puis d’un master
pour accéder à la formation (le DEUG était déjà exigé en 1981), le concours
qui en sanctionne la première étape sont autant d’éléments d’unification de
la fonction. Le caractère universitaire des IUFM ouvrant la fonction de for-
mateur à des chercheurs, cette formation devrait bénéficier plus directement
des résultats de la recherche dans le domaine des apprentissages scolaires.
Pour autant, la formation à la pédagogie de l’école maternelle, bien qu’in-
tégrée à la formation polyvalente de base, ne semble pas suffisante, compte
tenu des nouveaux enjeux définis pour cette école. Le volume horaire accordé
en IUFM à l’enseignement en école maternelle s’est rapidement révélé insuf-
fisant, voire ridicule… Cette défaillance de la formation initiale a incité cer-
tains à revisiter cette conception de la formation : c’est en étant directement

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Comment l’enfant devient élève

confrontés à la classe et à ses aléas, que les nouveaux enseignants se for-


meront le mieux. C’est faire peu cas de la complexité du métier qui néces-
siterait bien plus qu’une année de formation pour répondre aux besoins réels
des enseignants. Une formation en alternance, bien construite et étayée,
devrait porter ses fruits. Cependant, l’intégration des IUFM aux universités
à partir de 2007 réactive les questions à propos de la formation à l’école pri-
maire, et en particulier pour l’école maternelle.
Par ailleurs, des dispositions prises antérieurement au niveau administratif
ne sont pas sans conséquence sur l’exercice du métier et la formation continue
pour les enseignants des écoles maternelles. Jusqu’en 1972, le corps d’inspec-
tion était strictement divisé en deux spécialités : des inspecteurs départemen-
taux pour l’école élémentaire, d’une part, et des inspectrices pour l’école
maternelle, d’autre part, chacun rattaché à une circonscription indépendante
de l’autre, dont le découpage géographique n’offrait souvent aucune intersec-
tion entre elles. À partir de 1972, disparaissent petit à petit les circonscriptions
départementales uniquement élémentaires ou maternelles au profit d’un corps
unique d’inspection : un même inspecteur aura en charge les écoles élémen-
taires et maternelles d’une même circonscription. Les inspecteurs sont alors for-
més pour deux missions : l’école élémentaire dans tous les cas et, en option,
soit l’école maternelle, soit l’éducation spécialisée ou le premier cycle (de 5 à
8 ans). Ces options seront supprimées en 1990. Ces mesures, qui trouveront
leur pleine justification lors de la création des cycles à l’école primaire (1990),
vont dans le sens du souci d’une continuité pédagogique entre la maternelle
et l’école élémentaire, préoccupation déjà soulignée dans les textes de 1977.
Les revues pédagogiques et ouvrages spécialisés assurent une diffusion
aussi bien théorique que pratique de plus en plus performante, l’AGIEM
continue son action de promotion du métier et de formation parallèle.
Qu’en est-il des pratiques pédagogiques et des contenus ?
Ces deux aspects sont étroitement liés. Les évolutions sont donc conjointes
et nous nous proposons de les examiner au travers des instructions officielles
publiées en 1986, 1995 et 2002 qui, dans leur forme, mais pas seulement,
sont significatives de l’évolution contemporaine.

LA STRUCTURE INSTITUTIONNELLE
ET LES NOUVELLES ORGANISATIONS

Les orientations de 1986


Les instructions contenues dans la circulaire du 30 janvier 1986 se démarquent
des précédentes par leur caractère sobre et succinct. Il n’est plus fait référence
aux discours scientifiques : l’impression dominante est une « recentration »

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La période contemporaine

sur le rôle scolaire de l’école maternelle. Les nouveaux objectifs de cette école
sont clairement énoncés : « scolariser, socialiser, apprendre et exercer ». Il s’agit
tout d’abord de « scolariser » l’enfant, c’est-à-dire de lui donner à connaître
« une nouvelle vie, un nouveau milieu » qui a sa propre logique et ses propres
exigences ; la deuxième mission est de « socialiser », d’acculturer l’enfant, de
le mettre en présence de cultures différentes (le texte insiste sur les différences
culturelles) ; la troisième mission est de « faire apprendre et exercer ». L’accent
mis alors sur les démarches des enfants est significatif des options éducatives
adoptées, l’apprentissage est réhabilité. Au congrès AGIEM de Toulouse en
1987, J. Fargeas, inspectrice générale, souligne que, lors des journées d’études
passées, on n’a traité que très exceptionnellement de l’éducation intellectuelle
des jeunes enfants : « […] si j’ai bien lu, cela s’est produit deux fois : en 1949,
lorsque Piaget participa à votre congrès sur le calcul à Lyon, et en 1971 à Vichy,
où l’on “osa” parler apprentissage et enseignement… Le verbe “oser” est trou-
blant. Serait-ce qu’à l’école maternelle nous hésiterions à aborder ce sujet ? […]
quoi qu’il en soit, nous intéresser à l’apprendre ne peut que nous aider à mieux
conduire notre action éducative ».
Dans un contexte où, nous l’avons vu, l’échec scolaire devient la préoc-
cupation dominante, les écoles maternelles constituent l’un des dispositifs
susceptibles de corriger l’inégalité sociale et de contribuer à la réussite de
tous les élèves en misant sur la socialisation précoce et l’amorce des appren-
tissages dits fondamentaux car « la fréquentation de l’école maternelle est l’un
des facteurs importants de la réussite scolaire ultérieure » (IO, 1986).
L’importance de l’école maternelle dans le système scolaire est affirmée :
« c’est la première école ».
Ces textes de 1986 se présentent comme une mise en ordre, une mise en
conformité, qui serait nécessaire après la période des grandes innovations qui
ont façonné cette école, à présent bien rodée dans son fonctionnement. Il n’est
plus question de « programme » ni « d’objectifs » mais d’orientations. La cir-
culaire du 30 janvier 1986 présente ainsi les grands domaines d’activités :
« – les activités physiques (activités de motricité globale, activités de
coordination motrice, activités d’expression corporelle) ;
– les activités de communication et d’expression orale et écrite ;
– les activités artistiques et esthétiques (les activités de production artis-
tique, les activités de perception esthétique) ;
– les activités scientifiques et techniques. »
À la lecture de ces rubriques, on remarque, en premier lieu, leur nombre
réduit. Ce constat va dans le sens du mouvement amorcé dans les instruc-
tions de 1977, qui conduit à ne plus énoncer les contenus selon la logique des
disciplines mais selon celle des enfants. À présent, les disciplines sont défini-
tivement gommées, tout au moins dans leur appellation, au profit de
« domaines d’activités » qui, sauf pour les activités physiques, sont constitués

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Comment l’enfant devient élève

d’une mosaïque de contenus disciplinaires. Organisés en ensembles cohérents,


ces domaines regroupent sous une étiquette consensuelle des contenus proches
quant à leurs finalités.
Deuxièmement, le terme « activité », qui se substitue à celui d’« expres-
sion » de la période précédente, suppose non seulement l’action concrète
de l’enfant mais également l’inscription de cette action dans un domaine
qui lui donne sens. L’activité scolaire n’est pas conçue pour libérer l’ex-
pression enfantine, d’une façon plus ou moins organisée, mais pour s’ap-
proprier les connaissances d’un domaine défini. Ainsi, le terme « activité »
paraît renouer avec des situations plus construites et des contenus plus iden-
tifiables qu’en 1977.
Cependant, le terme « activité » induit souvent une confusion (un amalgame
même) entre la situation concrète qui sollicite l’action, conçue et mise en place
par les enseignants, et l’activité propre de l’enfant, mise en œuvre dans et par
l’action. Les textes de 1995 réduisent cette dérive en citant explicitement dans
les programmes l’activité de l’enfant, sous forme de verbes d’action.
Ainsi, les instructions de 1986 ont le mérite de « mettre en ordre » les
pratiques éducatives de l’école maternelle en définissant des champs disci-
plinaires, en systématisant les activités, en mettant l’accent sur les aspects
fonctionnels des situations. Ces instructions annoncent également des prises
de décision institutionnelles ultérieures.

Les programmes de 1995


Depuis 1921, le terme « programme » avait été banni des textes officiels dans
la volonté d’atténuer les références au système primaire-élémentaire, en sou-
lignant le fait que la nature profonde de l’enfant nécessitait une approche
globalisante. Or, tout en gardant le principe du découpage en domaines d’ac-
tivités, les nouvelles instructions de 1995 inscrivent ces activités dans un
« programme » scolaire. Cette apparente ambiguïté peut trouver son expli-
cation dans la loi d’orientation de 1989, qui définit de nouvelles exigences
institutionnelles car cet intitulé de « programme » est à considérer au regard
d’un ensemble de mesures qui l’accompagnent.
La loi d’orientation s’inscrit dans une situation de crise : crise sociale, crise
économique, crise des valeurs mais également crise du système scolaire qui
doit faire face à de nouveaux enjeux sociaux. La sphère sociale et les médias
accentuent leur droit de regard sur l’école, dont les objectifs sont énoncés :
transmettre des connaissances, des savoirs, une culture ; préparer à la vie
professionnelle ; former à la vie en société, à la citoyenneté. Les articles de
la loi définissent les points sur lesquels les efforts doivent porter, l’idée domi-
nante est de mettre « l’élève au centre du système éducatif ».
Ce qui change concrètement, c’est le nouveau découpage du cursus primaire
en cycles, qui a pour conséquence de modifier les conceptions éducatives. En

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La période contemporaine

effet, pour assurer concrètement la cohérence globale du système et, notam-


ment, la continuité maternelle-élémentaire, la scolarité primaire se déroulera
désormais sous forme de cycles, ce qui renforce la notion d’équipe pédago-
gique ainsi que le statut scolaire de la maternelle. Trois cycles sont ainsi défi-
nis, avec une particularité pour la dernière section de l’école maternelle : cette
section appartient à la fois au cycle 1, cycle des « apprentissages premiers »
(qui englobe tous les niveaux de l’école maternelle) et au cycle 2, cycle des
« apprentissages fondamentaux » (qui se compose de la grande section, du
cours préparatoire et du cours élémentaire 1re année). Cette position engendre
des difficultés de fonctionnement et même de l’inquiétude chez les enseignants.
Le risque consisterait, d’une part, à assimiler la grande section à une période
uniquement préparatoire aux activités du cours préparatoire, à une acclima-
tation à des pratiques plus formalisées, et non à une période marquant l’abou-
tissement des apprentissages premiers et, d’autre part, à l’isoler des autres
sections. Ainsi, l’idée que l’école maternelle prépare aux apprentissages plus
systématisés de l’école élémentaire n’est pas clairement définie sur le terrain,
et cela en dépit de l’apparition de nouveaux outils, comme les livrets d’aide
à l’évaluation, le livret sur la maîtrise de la langue, un livret d’aide pour éla-
borer le projet d’école, un livret pour l’éducation artistique, ainsi que l’in-
ventaire des compétences à acquérir pour chacun des cycles.
S’ajoute à ce découpage la mise en place des évaluations nationales en
début de CE2 et de sixième (par l’effet de l’articulation entre les cycles, la
maternelle est également concernée) ainsi que la tenue d’un livret scolaire
dès la maternelle définissant les compétences à acquérir au cours de chaque
cycle. L’enseignant doit le renseigner régulièrement en précisant le degré
d’acquisition des compétences.
C’est dans ce contexte, où la structure institutionnelle devient plus direc-
tive, qu’ont été élaborés les programmes qui, se voulant plus clairs et lisibles
par tous les Français, sont à mettre en relation avec la liste des compétences
dont la présentation synoptique offre une vision globale de l’ensemble du
cursus. La centration sur la réduction des inégalités met en avant le rôle de
l’école maternelle, dont la fréquentation précoce est recommandée dans les
quartiers réputés socialement en difficulté.
Dans la lignée des nouvelles conceptions éducatives qui se sont affinées
au cours du temps, les rubriques de ce programme gardent la centration sur
les activités plutôt que sur les disciplines.
Voici l’ordre de présentation de ces rubriques, chacune étant assortie d’une
liste d’activités :

« – vivre ensemble ;
– apprendre à parler et à construire son langage, s’initier au monde
de l’écrit ;
– agir dans le monde ;

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Comment l’enfant devient élève

– découvrir le monde ;
– imaginer, sentir, créer ;
– des instruments pour apprendre : l’activité graphique ; les activités
de classification, sériation, dénombrement, mesurage, reconnaissance des
formes et relations spatiales ».
On remarque, de prime abord, que la priorité n’est plus aux activités phy-
siques (« agir dans le monde ») mais à la socialisation et à l’apprentissage
de la langue, ce qui va dans le sens des nouvelles préoccupations de l’école,
en résonance avec les problèmes sociaux.
Le fait nouveau, nous l’avons dit, c’est l’accent porté sur l’activité de l’en-
fant lui-même et l’acquisition de compétences plutôt que sur des activités ou
apprentissages de type scolaire. Du reste, les textes de ce programme préci-
sent bien qu’« à aucun moment l’organisation des savoirs de l’école maternelle
ne relève du découpage traditionnel des disciplines scolaires ». Les verbes d’ac-
tion qui nomment les rubriques sont, de ce point de vue, significatifs : « vivre
ensemble », « apprendre », « s’initier », « agir », « découvrir », « imagi-
ner », « sentir », « créer ». Toutefois, le fait le plus innovant réside dans une
nouvelle rubrique qui ne répond pas à la logique précédente : il s’agit des
« instruments pour apprendre ». Son intérêt réside dans le fait de souligner
le rôle des technologies des apprentissages, décrites comme des « instruments
essentiels au travail de l’intelligence », que sont l’activité graphique (dessin,
écriture) et les activités de classification, sériation, dénombrement, mesurage,
la reconnaissance des formes et des relations spatiales qui sont à la fois objets
et outils d’apprentissage.
Ainsi, dans ce programme, l’enfant est présenté comme engagé dans un
processus qui le conduit à s’insérer dans le monde. Pour cela, l’enseignant
doit le doter de divers instruments qui ne sont pas seulement ancrés dans les
disciplines. En effet, l’importance accordée à la socialisation, à la citoyenneté,
à la communication est également l’indice d’une volonté de souligner ce pro-
cessus d’intégration. De ce fait, les grands domaines d’activités nous semblent
familiers dans la mesure où ils proposent un assemblage d’activités scolaires
en cohérence avec l’activité humaine qui les sollicite et les justifie.
Pour cette période, où la présentation des contenus sous forme de
domaines d’activités n’est pas remise en cause, nous allons voir comment
ont évolué les pratiques des enseignants, notamment au regard des nouvelles
directives institutionnelles.

Depuis 2002 : Nouveaux programmes,


nouveaux projets éducatifs ?
Treize ans après la Loi d’orientation de 1989 qui a bouleversé le paysage sco-
laire, et seulement sept ans après la promulgation des programmes pour

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La période contemporaine

l’école primaire en 1995, de nouveaux programmes apparaissent en 2002,


comme si le bilan de cette période nécessitait un réajustement des priorités.
Puis, en 2005, la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école,
l’établissement d’un socle commun de connaissances et de compétences, les
diverses mises au point à propos de certains apprentissages fondamentaux
(lecture, grammaire, mathématiques…), témoignent de changements dont
on peut penser qu’ils ne sont que les prémisses d’un mouvement plus pro-
fond, pressenti à la lecture des propositions du rapport Thélot, et qui auront
des répercussions sur l’école maternelle.

• Les programmes de 2002


Afin de rénover les programmes, et pour la première fois, une consultation
nationale1, a été proposée aux enseignants en septembre 2001. Ces nouveaux
programmes publiés en 2002, ont l’ambition d’être des outils pour le maître,
ils sont plus fournis que ceux de 1995, plus détaillés et donnent des pistes
pour organiser les enseignements. Les nombreux documents d’application
qui complètent peu à peu ce dispositif offrent de riches supports aux ensei-
gnants pour organiser les activités d’enseignement.
On remarque que les compétences transversales disparaissent en tant que
telles, et, bien que citées dans le chapitre introductif des programmes de la
maternelle, elles sont à présent à découvrir et mettre en œuvre dans cha-
cun des domaines d’activité.
La priorité est donnée à la maîtrise de la langue alors qu’en 1995 la prio-
rité était au « vivre ensemble ». Dans ce contexte, l’accent porte surtout sur
l’objet à étudier, le « langage », plutôt que sur son usage comme en 1995.
Cette évolution semble liée à différents constats : les discours et polémiques
au sujet de la dyslexie, fortement médiatisés, où le public commence à accu-
ser les méthodes de lecture en usage à l’école (on peut y voir les prémisses
des controverses et critiques ultérieures2 à propos du choix de la méthode
d’enseignement : « globale » ou « syllabique »), l’introduction des évaluations
concernant la grande section et le cours préparatoire, uniquement centrées
sur la maîtrise de la langue, mais aussi la détection en grande section par
les médecins scolaires, des élèves pouvant présenter des signes de dyslexie
(le projet initial était de tester également les enfants de 3 ans)…

1. Projet élaboré par un groupe d’expert composé du Conseil National des


Programmes, de l’Observatoire National de la Lecture, de l’Inspection Générale et
de divers professionnels, professeurs des écoles, maîtres formateurs, conseillers péda-
gogiques, inspecteurs de l’éducation nationale, professeurs d’IUFM
2. Voir en décembre 2005 les déclarations ministérielles et, en mars 2006, le rema-
niement des programmes pour la partie « maîtrise de la langue » au cycle 2 (B.O
n° 13 du 31 mars).

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Comment l’enfant devient élève

Toutes ces raisons, plus le fait que de trop nombreux élèves arriveraient
« illettrés » au collège, conduisent l’institution, et le public, à se centrer sur la
recherche de la « bonne » méthode, au risque de masquer les autres causes de
ces difficultés qui ne sont pas directement liées aux pratiques pédagogiques.

• La Loi d’orientation de 2005


Cette nouvelle Loi s’est également appuyée sur une consultation nationale,
de septembre 2003 à mars 2004, qui, cette fois, ne concernait pas seulement
les enseignants, car tout citoyen, association, organisation, pouvait s’expri-
mer à propos de l’école. Le résultat de cette consultation a été présenté par
une commission, présidée par Claude Thélot, dans « Le Miroir du débat »
qui retrace ce qui a été dit et proposé.
La principale nouveauté consiste en la définition d’un socle commun de
connaissances et compétences, qui se calque sur les directives européennes
en matière éducative.
L’objectif énoncé par l’institution est de passer d’une culture de moyens
à une culture de résultats, à un pilotage par les performances3. Cette déci-
sion ouvre des débats : pour certains, l’obligation des résultats risque de déve-
lopper des formes de sélection (pour obtenir de bons résultats il suffit de
sélectionner les bons élèves…) ; ce pilotage par les résultats deviendrait alors
un moyen de pression aux mains des parents d’élèves. Pour d’autres, le souci
du résultat est légitime (chacun souhaite le mieux pour ses enfants) voire
indispensable pour mobiliser les enseignants et lutter contre toutes les formes
de fatalité, sociologique, psychologique, économique.
Pour le moment, l’impact de ces mesures ne semble pas avoir de consé-
quences visibles pour l’école maternelle. Cependant, celle-ci est majoritaire-
ment perçue par de nombreux enseignants comme étant en danger, et de
façon plus tangible qu’auparavant. En effet, certains aspects du rapport Thélot
laissent entrevoir un avenir problématique. D’une part, le projet de scolari-
sation obligatoire dès l’âge de cinq ans4 qui séparerait la grande section des
autres niveaux de l’école maternelle, séparation qui a été anticipée par cer-
tains enseignants dans leur gestion des apprentissages. D’autre part, dans ce
rapport, un nouveau découpage est proposé, qui se décline ainsi : cycle d’ap-
prentissage de base (grande section de maternelle, cours préparatoire et cours

3. « La Loi organique des Lois des finances (LOLF) modifie le financement des
actions de tous les ministères, y compris celui de l’éducation nationale. Le principe
est basé sur une exigence de résultats et non plus sur les besoins comme cela était
jusqu’ici. La logique est différente, ce qui signifie que les établissements et les
Académies affichent un projet de « performances » à chaque rentrée scolaire et les
objectifs fixés doivent être atteints. ». BO n° 13 du 31 mars 2006 : Préparation de la
rentrée 2006.
4. Rapport de la commission Thélot, 2004.

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La période contemporaine

élémentaire 1) ; cycle d’approfondissement (cours élémentaire 2, cours moyen


1 et 2 ainsi que la classe de 6e. On remarquera le glissement de la classe de
sixième vers l’école élémentaire) ; cycle de diversification (par exemple 5e,
4e et 3e de collège). Mais cette organisation est envisagée sans intégrer la
petite et la moyenne sections qui constituent un cycle sans véritable déno-
mination (il est ainsi dénommé : « le cycle constitué des années de petite et
moyenne sections de maternelle »), bien que le texte reconnaisse leur impor-
tance5. Par ailleurs, les propos de C. Thélot sur l’avenir de l’école mater-
nelle, confirment les inquiétudes : « La question de l’accueil de la petite
enfance déborde le cadre de l’Éducation nationale, sur d’autres dimensions
de l’action publique. C’est une question qui devra être reprise »6.
Nul doute que des remaniements seront à l’ordre du jour, dans un ave-
nir plus ou moins lointain. Pour le moment, l’inquiétude gagne, une cer-
taine résignation s’installe, bien qu’une récente enquête de l’INSEE souligne
le rôle fondamental de la maternelle dans le parcours scolaire des élèves :
« La réussite de la scolarité élémentaire dépend avant tout du niveau de com-
pétences à l’entrée au CP »7.

• Les conséquences
Malgré l’apparente stabilité des écoles maternelles, force est de constater
que ces divers changements, les pressions, aussi bien sociales qu’institution-
nelles, associés à l’insuffisance de formation initiale spécifique, influencent
les pratiques et conduisent les enseignants à opérer un glissement « vers le
haut » des exigences en matière d’apprentissage, notamment pour la langue
écrite. Ce qui se traduit par des enseignements souvent prématurés, une
réduction des activités jugées moins capitales (EPS, arts plastiques, musique,
activités de jeux) et une inflation de fiches photocopiées, comme si les ensei-
gnants souhaitaient rendre plus visibles les apprentissages effectués. Ces choix
pédagogiques mettent en évidence le retour du « style productif » défini par
Plaisance (1986) « selon les critères de perfection technique et d’adéquation à
une norme de réussite pré-établie ». La « culture de l’évaluation », sous-tendue
par une obligation de résultats, n’est-elle pas une forme moderne de cette
productivité pédagogique ?

5. « Ces classes jouent en effet un rôle de première importance, d’une part pour pré-
parer les apprentissages ultérieurs, qu’ils soient de l’ordre de la maîtrise progressive de
la langue, de l’initiation au monde de l’écrit ou de l’appréhension du monde environ-
nant, d’autre part pour aider l’élève à trouver ses repères, à affirmer sa place dans le
groupe et à s’approprier les premières règles de la vie en commun ». Rapport Thélot.
6. Interview du 12 octobre 2004 conduite par l’AEF (Agence enseignement supé-
rieur emploi formation).
7. Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution, Jean-
Paul Caille et Fabienne Rosenwald. Ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2006.

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Comment l’enfant devient élève

Ainsi, devenir élève à l’école maternelle, ce n’est pas forcément faire la


vie belle à l’enfant, si maîtriser l’apprentissage de la langue écrite, signifie
savoir lire et écrire le plus rapidement possible. De ce fait, la construction
du rapport au savoir peut prendre des allures de conditionnement où l’exi-
gence de réflexion et de conceptualisation est souvent éludée au profit de
compétences performatives stigmatisant les plus faibles. Ne sommes-nous
pas à un tournant historique qui nous ramène à une période antérieure où
les réformes pédagogiques tentaient de « déscolariser » les masses ?

Les programmes de 2008


Après la publication de la loi d’orientation du 23 avril 2005, sa mise en
œuvre s’est concrétisée par de nouvelles orientations et de nouveaux pro-
grammes8 qui contrastent avec ceux de 2002 par leur forme, mais aussi par
le fond, bien que les objectifs énoncés ne semblent pas, à première vue, dif-
férer fondamentalement des programmes antérieurs.

• Nouveaux programmes, nouveaux enjeux


Le premier constat porte sur leur caractère succinct par rapport à ceux de
2002 : seulement cinq pages du B.O. sont consacrées à la maternelle contre
vingt-quatre précédemment. Il va donc de soi que chacune des activités y
est peu détaillée. Comme en 2002 et 1995, ces activités sont nommées par
des verbes d’action (s’approprier, découvrir…). L’ordre des priorités reste le
même, l’acquisition des langages demeurant la priorité absolue.
Cependant, la nouvelle exigence d’acquisition du « son » des lettres pose
problème compte tenu de l’âge des enfants, exercice qui peut conduire à
anticiper grandement l’apprentissage systématisé de la lecture (réservé au
cours préparatoire). De plus cet exercice paraît non seulement complexe
(doit-on apprendre le « son » d’une lettre ou d’un groupe de lettres ?) mais
aussi réducteur (penser que c’est l’accès privilégié pour accéder à la maîtrise
de la lecture). Il ne faudrait pas que cette exigence donne lieu à des appren-
tissages dénués de sens, où les enfants auraient à réciter (ou ânonner) des
sons avant de s’être approprié pleinement la nature, le rôle et le fonction-
nement de l’objet langue écrite. Le temps permettra d’établir des constats.
Le changement vraiment important se situe à deux niveaux : d’une part,
la nature des objectifs éducatifs suggérés par les énoncés des programmes,
et, d’autre part, l’introduction d’une nouvelle rubrique « Devenir élève » qui
englobe et modifie la conception initiale du domaine « Vivre ensemble ».

8. Des programmes avaient été publiés en 2007 mais les quelques modifications,
dues surtout à la question des méthodes d’apprentissage de la lecture, n’avaient pas
modifié les programmes de 2002 pour l’école maternelle.

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La période contemporaine

• Objectifs éducatifs ou objectifs d’apprentissage ?


Les objectifs éducatifs se distinguent des objectifs d’apprentissage dans la
mesure où ils dépassent ces derniers et mettent en perspective des projets
de société. On a vu précédemment comment les directives institutionnelles
assignent des missions à l’école, en partie orientées par les évolutions sociales
et depuis peu, en relation avec des orientations au niveau européen (notam-
ment la définition du socle de compétences). De ce fait, si les compétences
à acquérir restent relativement stables dans leur énoncé, leur statut permet
de mettre en évidence les valeurs liées au projet éducatif : ces compétences
sont-elles des moyens au service du développement des enfants ou une fin
en soi ?
Il faut bien constater que, dans les programmes de 2008, l’aspect lapidaire
de la liste des compétences à acquérir oriente le lecteur vers une concep-
tion qui privilégie la maîtrise de techniques, de savoir-faire, plus que l’ac-
quisition de savoirs et le développement de processus. Dans ce domaine, le
contraste avec les instructions de 2002 est saisissant. Si, la lecture de ces
programmes s’avérait plus contraignante, elle offrait néanmoins l’avantage
de présenter toute la richesse des comportements qui peuvent décrire la
compétence visée sans réduire les acquis à deux ou trois performances citées
sans critères explicites. Sans compter que le descriptif détaillé des diverses
activités, augmenté des livrets d’accompagnement, proposait des situations
d’enseignement à explorer ainsi qu’une trame pour établir des progressions.
Si l’objectif en 2008 est de rendre les programmes plus accessibles et com-
préhensibles aux parents, ils ne les aident pas cependant à identifier la plu-
ralité des comportements susceptibles d’illustrer telle ou telle compétence
et par là, de porter un regard plus rationnel sur les progrès de leur enfant.
Soulignons que Piaget (1974), en posant la question de la relation entre réus-
sir et comprendre9, relativisait la centration sur le seul résultat : « Le sujet
prend acte du résultat, il y a décalage entre la réussite et la conceptualisation
de l’action (reconnaissance des moyens employés, anticipation de l’action). »
Reste posée la question des « fondamentaux » qui spécifient le socle com-
mun. De quels fondamentaux s’agit-il ? La maîtrise de techniques ? Le déve-
loppement d’une activité réflexive ? S’agit-il de réussites juxtaposées ou de
développement global ?
L’accent porté sur l’acquisition du métier d’élève tel qu’il est défini dans
ce texte, esquisse une certaine conception du projet éducatif que nous jugeons
fort restrictive au regard de l’acquisition d’objets culturels tels que la langue
écrite.

9. « Réussir c’est comprendre en action. Comprendre c’est réussir en pensée »


Piaget, 1974, Réussir et comprendre, Paris, PUF.

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Comment l’enfant devient élève

Ceci accrédite notre sentiment du retour à un « style productif » tel que


l’avait défini E. Plaisance (1986)10. L’obsession des évaluations (au niveau
local, national ou international) étaye ce point de vue : le pilotage du sys-
tème éducatif par les résultats (en relation avec la LOLF11) indique claire-
ment que seules des performances sont attendues (les performances des
élèves comme celles du maître), ce qui éclaire le lecteur pour identifier les
valeurs qui sous-tendent actuellement les choix éducatifs.

• Devenir élève
Ce nouvel énoncé « Devenir élève » souligne plus particulièrement ces choix
éducatifs : obligation est faite pour l’enfant d’avoir à acquérir, le plus rapi-
dement possible, une posture d’élève. Ce qui pose problème, entre autre, c’est
que cette posture se décline uniquement selon des règles de civilité et un rap-
port à la morale (« apprendre les règles de civilité et les principes d’un com-
portement conforme à la morale »), comme si devenir élève demandait
uniquement d’être poli et sage, d’écouter et de répondre à des questions, de
canaliser ses sentiments (« contrôler ses émotions »). Ceci vise un processus
de « conformisation » plus que de développement. Or, comme nous le sou-
lignons dans cet ouvrage, pour devenir élève, l’enfant doit donner du sens
aux situations scolaires, aux savoirs, aux tâches scolaires ; il doit pouvoir se
repérer dans l’univers complexe des tâches scolaires pour élaborer un rapport
au savoir, identifier ce qui relève de l’essentiel et de l’accessoire, bref, acqué-
rir une culture scolaire. Ce qui rejoint les propos de Ivic (1989)12 : « L’essentiel
de l’éducation est donc d’assurer le développement de l’élève en lui procurant
des outils, des techniques intérieures, des opérations intellectuelles… ».
L’avertissement apporté à cet ouvrage développe plus amplement cette
question du « devenir élève ».

LES PROCÉDÉS DE TRANSMISSION

Si les changements matériels des classes sont moins spectaculaires qu’au


cours des périodes précédentes, les quelques transformations observées reflè-
tent cependant les nouvelles options pédagogiques qui demeurent en partie
dans la continuité des pratiques précédentes. Les classes ne sont plus des
mosaïques d’ateliers. Les zones d’activité s’adaptent aux nouvelles formes de
mise au travail. L’activité de jeu, sans être condamnée, est redéfinie dans

10. Op. cit., p. 77.


11. LOLF : Loi organique relative aux lois de finances.
12. Ivic I. L.S Vygotski, in Perspectives, vol. XIX, no. 3, 1989.

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La période contemporaine

ses fonctions. Si elle est fondamentale, disent les textes de 1986, elle ne doit
pas être exclusive :
« Il serait déraisonnable de vouloir que toute activité à l’école mater-
nelle soit ludique. Ce serait non seulement trahir l’école, mais également
tromper l’enfant et dénaturer le jeu. »
Cette restriction est renforcée dans les textes de 1995. Les grands thèmes
de vie sont en régression, les « centres de vie » et tables de vie disparais-
sent. Les activités restent néanmoins structurées autour de thèmes fédéra-
teurs, qui sont plus proches du vécu quotidien de l’enfant, souvent axés sur
la connaissance de cultures différentes ; ils sont également plus limités dans
le temps pour leur exploitation. Les textes de 1995 suggèrent l’élaboration
de « projets » par les enfants, nouvelle façon de fédérer les diverses activi-
tés scolaires. Le travail en projet évite la juxtaposition de connaissances,
comme dans le travail par thèmes, et offre l’avantage d’impliquer les enfants
dans des actions qui prennent sens car elles concourent à faire vivre et abou-
tir le projet. Pour autant, ce nouveau dispositif doit se garder de la dérive
productive omniprésente qui consiste à ne viser que l’atteinte du produit
final, au détriment des objectifs d’apprentissage.
Il est à présent admis que les dispositifs ont leur importance, sans pour
autant être formateurs en soi. On peut lire dans les instructions de 1986 de
nombreuses observations, plus ou moins explicites, à propos des anciennes
pratiques, pour preuve ces deux extraits :
« […] c’est savoir leur (les enfants) laisser la marge de liberté néces-
saire, sans trop les protéger, mais, également, sans croire qu’il suffit d’or-
ganiser parfaitement le milieu pour qu’ils puissent en tirer le meilleur
parti. Il est probable que livrés trop longtemps à eux-mêmes, ils progres-
seraient plus lentement » ;
« les ateliers ou chantiers peuvent fournir des cadres efficaces à la com-
munication (entre enfants). Toutefois, ils n’ont pas de vertu en eux-mêmes,
et ne doivent être créés que s’ils répondent à un objectif précis, et s’ils
favorisent les échanges entre enfants. »
Nous avons vu comment, au cours de la période précédente, le dispositif
pédagogique « formatait » l’action pédagogique. Le maître organisait les situa-
tions en laissant l’enfant exprimer ses potentialités. C’est un mouvement inverse
qui est exposé à travers les textes de 1986, où l’action du maître devient le
rouage essentiel. Le dispositif n’est plus aussi prégnant et, ce qui constitue à
présent l’épine dorsale du système, c’est la relation pédagogique, les inter-
actions sociales, la réflexion sur l’action. De ce fait, le dispositif pédago-
gique ne se concrétise pas de la même façon. Ce sont les rapports sociaux à
l’intérieur de la classe qui constituent le filtre assimilateur des connaissances.
Bien que les rapports entre enfants soient reconnus comme formateurs :

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Comment l’enfant devient élève

« L’imitation des autres, l’emprunt conscient ou non, l’explication d’en-


fant à enfant et les discussions qu’elle entraîne, l’affectivité qui imprègne
les rapports entre enfants, sont des facteurs importants d’apprentissage. »
Orientations de 1986.
Cette relation est relativisée car, ajoutent ces textes :
« Les enfants ne peuvent tout découvrir seuls, ni tout apprendre des
autres enfants. »
Les interventions de l’adulte, qui étaient à peine admises dans les textes
de 1977, sont à présent reconnues comme nécessaires pour aménager les
situations, certes, mais surtout pour aider l’enfant à entreprendre une acti-
vité, à fournir un effort, à résoudre des problèmes, à évaluer son travail,
sans que cette aide se systématise.
Les programmes de 1995 ne reviennent pas sur cet aspect de l’action édu-
cative, ils attirent plus particulièrement l’attention des enseignants sur la
rigueur dont ils doivent faire preuve dans l’organisation des activités, sur la
cohérence des apprentissages par un travail d’équipe à travers le projet
d’école et le projet de cycle.

Comment s’élabore le rapport aux objets


de savoir dans le contexte des programmes
de 1995 à 2002 ?
Ce que l’on retiendra de cette période, c’est la mainmise de l’institution à
partir de l’énoncé de la loi d’orientation. Si la structure matérielle se stabi-
lise, la structure formative – en particulier la formation initiale – accom-
pagne les changements de la structure institutionnelle et les procédés de
transmission évoluent de leur côté. La forme scolaire et, par là, le rapport
au savoir, devraient en être modifiés.
Nous avons vu que les contenus se définissent à présent, dès 1986, en grands
domaines d’activités. Le fait de recentrer sur l’activité de l’enfant dans les
programmes de 1995 ne réduit en rien le principe des domaines d’activités ;
c’est une réponse, semble-t-il, au slogan inscrit dans la loi d’orientation :
« mettre l’élève au centre du système éducatif ». Mais pas seulement. En
effet, mettre en avant l’activité de l’enfant attire l’attention sur les démarches
d’apprentissage, dont on sait qu’elles sont une préoccupation centrale à pré-
sent à l’école élémentaire (d’où l’essai d’études dirigées) comme à l’école
maternelle, où « l’enfant apprend à penser ». Pour conforter ce point de vue,
les instruments pour apprendre apparaissent dans une fonction nouvelle bien
que leur aspect techniciste soit fortement dominant. Cette tendance qui
consiste à se pencher sur les procédures mises en œuvre par les enfants, abou-
tit à proposer de nouveaux objets de savoir. Les compétences transversales
en sont l’illustration. À côté des acquis disciplinaires, ce qui devient l’objet
de communication ce sont les manières de faire de chacun.

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La période contemporaine

De ce fait, le rapport au savoir ne s’élabore pas grâce aux manipulations


d’objets, à l’action concrète, mais surtout au travers des interactions sociales
dans des situations nouvelles comme, par exemple, le partage de la tâche
d’évaluation : « le maître […] garde la trace des activités et procède à leur
évaluation avec les enfants ». Le rapport au savoir se construit par la réflexion
sur l’action, ses conséquences et ses différentes modalités. L’accent mis sur
les procédures domine sur la simple atteinte du résultat.
À présent, les pratiques pédagogiques sont basées sur les échanges, la com-
munication, la discussion, l’argumentation entre élèves, entre maître et
élèves. L’organisation du milieu répond encore une fois à ces nouvelles orien-
tations, il repose sur des alternances de lieux et d’activités, collectives, semi-
collectives, individuelles, pensées en fonction des objectifs éducatifs. Les
travaux de groupe répondent mieux alors au souci particulièrement exprimé
dans les activités de communication et d’expressions orales et écrites. La
pédagogie est toujours une pédagogie de l’activité, qui s’appuie à présent
sur les connaissances préalables et les représentations spontanées de l’en-
fant ; elle s’organise autour d’un nouveau dispositif : le projet.
Le maître se voit attribuer un rôle actif, il n’est plus le spectateur atten-
tif et prévenant du développement supposé spontané de l’enfant, mais ini-
tie ce développement, y participe même. Il a pour mission d’élaborer des
situations susceptibles de faire progresser la réflexion de l’élève.
Bien que cachées sous les domaines d’activités, les connaissances discipli-
naires sont néanmoins présentes. Ce qui change, c’est bien la façon de les
mettre en scène. Dans ce contexte, nous n’avons plus l’image d’un enfant
gratuitement créatif et inventif, mais d’un enfant qui, placé dans des situa-
tions de résolution de problèmes, réfléchit, expérimente, est associé à l’éva-
luation de ses actions. On peut lire dans le programme de 1995 :

« Il [l’enfant] devient capable de réfléchir sur une situation, de raison-


ner, de décider, d’évoquer des choses et des êtres absents, d’exprimer des
choix, des impressions. Il apprend à penser. À tout niveau, les enfants doi-
vent pouvoir observer, réfléchir, imaginer, exercer leur mémoire, élaborer
un projet, tester leurs capacités, leurs connaissances et leurs actions. »

Par ailleurs, l’école enrichit son champ de référence et prend en compte


l’importance de l’environnement social et culturel dans le processus de socia-
lisation. Bien que ce processus soit encore perçu comme une acclimatation
à la vie collective, le principe d’une approche culturelle est énoncé, approche
différente de celle de la période précédente :

« Cette socialisation s’opère dans une société et une culture détermi-


nées. En ce sens, on peut dire que la socialisation est acculturation : elle
donne accès à une culture. »
Orientations de 1986.

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Comment l’enfant devient élève

Dans le programme de 1995, l’accent porté sur la culture écrite (« l’en-


fant s’initie à la culture écrite » ; « le partage de la culture de l’écrit… »)
élargit le statut accordé à l’écrit, qui ne se présente plus seulement comme
un objet d’apprentissage, mais un objet par lequel s’élabore le processus de
socialisation.

Et le rapport au savoir en 2008 ?


La mise en œuvre du socle commun des connaissances et compétences s’ac-
compagne, dans les textes, d’une « obligation de résultats ». Le pilotage du
système éducatif se faisant alors par les évaluations, les maîtres peuvent être
conduits à réduire leurs enseignements aux seuls aspects techniques des
domaines d’activités, soucieux de mettre en œuvre des compétences éva-
luables. Le conditionnement, associé à un arsenal de récompenses et de sanc-
tions (pédagogie de la docilité), est un moyen facile pour parvenir à atteindre
ces objectifs. On reconnaît là les principes du behaviorisme comportementa-
liste, procédé dont la performance est contestée depuis longtemps. Dans ce
cas, le rapport au savoir serait abandonné en tant que processus pris en charge
par l’école et laissé au hasard d’une construction individuelle, dont on sait
qu’elle pénalise les élèves en difficulté. Le rapport au savoir se trouverait
réduit à l’apprentissage de procédures par la mise en œuvre de situations
d’entraînement, de mémorisation, pour atteindre des performances visibles :
faire des suites de boucles pour préparer l’écriture, réciter les lettres de l’al-
phabet, des suites de nombres, remplir des fiches photocopiées. Or rendre
visibles les activités, ce n’est pas rendre lisibles les apprentissages. Le risque
est grand de laisser ainsi une grande partie des élèves au bord du chemin.
Par ailleurs, l’accent mis dans ces derniers programmes sur le travail indi-
viduel, l’expérience de « l’autonomie, de l’effort et de la persévérance », laisse
entendre que l’apprentissage est une construction basée sur les qualités per-
sonnelles. On met alors de côté le principe de construction collective des
connaissances. C’est ignorer les récentes avancées de la recherche dans le
domaine du développement, qui soulignent l’enracinement dans le social des
apprentissages scolaires. Il y a là un véritable retour en arrière.
Nul doute que les enseignants de maternelle auront à cœur de ne point
verser dans ce modèle restrictif et qu’ils s’appuieront sur la liberté pédago-
gique inscrite dans la Loi d’orientation pour se préoccuper du développe-
ment global de leurs élèves. Reste que les modalités d’inspection des maîtres
étant davantage centrées sur l’évaluation des acquis des élèves, l’enseignant
se sentira constamment jugé sur un résultat optimal à atteindre, un « devoir »
de performance, plus que sur son travail quotidien d’accompagnement et
d’aide aux apprentissages, notamment envers les enfants les plus fragiles. La
confrontation entre les enseignants et leur hiérarchie pourrait s’avérer source
de difficultés.

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CHAPITRE
6

L’école maternelle :
ruptures ou continuités ?

L’ÉVOLUTION DE L’ÉCOLE MATERNELLE

N otre projet, au cours de cette partie, a été de définir et de décrire


l’évolution des structures fondamentales qui composent la forme scolaire
de l’école maternelle. Cette approche historique et globale ne pouvait que
tracer les grandes tendances observées au travers des textes institution-
nels, des articles de revues pédagogiques et des recherches scientifiques.
Cependant, ce type d’investigation éclaire la nature de l’école maternelle
moderne, nous donne à comprendre ses succès, ses problèmes et ses ambi-
guïtés et, parallèlement, nous donne à voir les ressources qui assurent son
adaptation.
Dans cet historique, les quatre grandes périodes que nous avons déli-
mitées apparaissent comme étant chacune fondamentalement différente
de la précédente, comme si, à chaque fois, émergeait une école nouvelle.
Il faut relativiser cette impression, dans la mesure où de nombreuses
années s’écoulent avant que les transformations initiées, soit par les textes,
soit par le terrain, ne deviennent la règle. Souvenons-nous des paroles de
P. Kergomard se plaignant, en 1910, trente ans après la création des écoles
maternelles, de ce que la méthode des salles d’asile était « […] lente à
mourir ». Rappelons qu’il a fallu cinquante-six ans de silence institution-
nel, de 1921 à 1977, pour donner une nouvelle forme à cette école. Les
résistances rencontrées sur le terrain ne sont pas toujours des oppositions
de principe. Il faut du temps pour apprendre, tester, s’approprier de nou-
veaux modes de fonctionnement et, souvent, les détournements observés
sont moins une stratégie d’évitement de la part des enseignants qu’une
réponse adaptée aux réalités concrètes. Toute modification, même sou-
mise à injonction, met du temps pour se traduire dans les pratiques et,

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Comment l’enfant devient élève

inversement, les tendances qui se développent sur le terrain trouvent tar-


divement un écho dans les textes officiels, qui ne font alors que ratifier
certaines innovations. De ce fait, on peut dire que les changements
observés relèvent d’« une évolution par degrés plus que par ruptures radi-
cales », pour reprendre l’expression de Plaisance (1986). Ainsi, malgré les
apparences, une certaine continuité existe, à rechercher au niveau de l’ar-
chitecture fondamentale dont les éléments pérennes assurent la stabilité
du cadre. Chacun de ces éléments s’adapte aux autres selon une tempo-
ralité propre aux institutions, c’est-à-dire lentement. Dès lors, dans cette
dialectique entre les acteurs du terrain et les décideurs, l’école maternelle
a évolué, se forgeant un caractère propre.
Cependant, si nous procédons à un examen plus attentif de cette évo-
lution, nous pouvons constater que des ruptures ont bien eu lieu.
• La première se situe en 1881, lors du passage des salles d’asile à l’école
maternelle. À côté des grands changements qui concernent le système sco-
laire primaire dans sa totalité, des options nouvelles propres à l’école
maternelle vont définitivement orienter son devenir. Le statut des ensei-
gnantes évolue, leur formation s’organise, des inspectrices pour la mater-
nelle sont nommées. Une autre conception de l’enfance est fermement
affirmée, conception téméraire, en rupture avec la plupart des représen-
tations de l’époque. Les procédés de transmission changent, l’organisation
matérielle également. Si, pour Luc (1997), « la rupture de l’école mater-
nelle avec la salle d’asile est moins importante qu’elle ne le paraît à pre-
mière vue », force est de constater que les transformations initiées dans
les textes officiels contiennent en germe les bases de l’école maternelle
moderne. Certes, du chemin reste à faire, mais les valeurs fondamentales
sur lesquelles cette école va dorénavant fonctionner sont irrémédiable-
ment posées.
• La deuxième rupture se produit, selon nous, à partir de l’énoncé
de la loi d’orientation, en 1989, autre période où c’est également la
structure institutionnelle qui prend le pouvoir. Comme en 1881, s’ins-
titue une nouvelle organisation de la scolarité primaire en trois cycles,
ainsi qu’un nouveau statut pour les enseignants. Les livrets d’évalua-
tion, les évaluations nationales, les projets d’école sont autant de dis-
positifs imposés par l’institution. Ils orientent différemment la
conception de l’action pédagogique et intègrent pleinement les objec-
tifs de l’école maternelle à ceux de l’école élémentaire. Forte de son
expérience, comment l’école maternelle va-t-elle incorporer, au quoti-
dien, les mutations en cours ? Devant le nouveau paysage scolaire défini,
non seulement par les dernières décisions administratives, mais égale-
ment par les problèmes de société, l’école maternelle a pour tâche de
redéfinir ses missions, de clarifier ses contenus d’enseignement, sans
pour autant renoncer à ses spécificités.

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L’école maternelle : ruptures ou continuités

REDÉFINIR LES MISSIONS DE L’ÉCOLE MATERNELLE


ET INVENTER DE NOUVELLES FORMES DE RAPPORT
AU SAVOIR ?

Une troisième rupture est-elle programmée ?


L’école maternelle n’est pas un simple lieu préparatoire à l’école élémen-
taire, c’est le moment où, comme le proclame le titre de cet ouvrage, l’en-
fant, élève en devenir, acquiert, par là même, un nouveau statut qui repose
sur un développement cognitif inédit et fondamental. Il ne s’agit pas seule-
ment de mettre en place des habiletés pour réaliser des performances et
réussir les apprentissages fondamentaux – auquel cas, un dressage comme
dans les salles d’asile serait suffisant – il s’agit de permettre aux enfants d’éla-
borer les processus de pensée en se confrontant aux savoirs et aux autres.
Ce qui est loin de signifier la même chose !
Pour autant, y a-t-il nécessité, à l’heure actuelle, de poser cette question ?
Qu’est-ce qui justifierait ce changement ? La demande faite, par certains, du
retour à de « bonnes vieilles méthodes » est-elle légitime, en fin de compte,
et peut-on appliquer cette solution aux élèves d’aujourd’hui pour faciliter
leur rapport au savoir ?
Il semble cependant qu’implanter dans le système scolaire actuel des
méthodes qui ont fait leur preuve dans un contexte social et historique par-
ticulier, c’est faire peu cas des réalités sociales contemporaines et complexes.
En effet, deux dimensions sont à considérer pour s’arrêter sur cette ques-
tion, d’une part, l’évolution du métier et, d’autre part, la mutation du
contexte social.

• Le métier
Le métier d’enseignant a fortement changé, les missions confiées à l’école
sont de plus en plus nombreuses, on assiste à une multiplication de nou-
velles charges : éducation à la santé, à la sécurité (routière et autres), à la
nutrition et au goût, au civisme, à l’environnement, aux arts visuels, aux
médias, aux nouvelles technologies, etc. L’enseignant doit, plus qu’avant,
savoir communiquer avec les parents, travailler en équipe, élaborer des pro-
jets pour toute sorte d’activités, apprendre à gérer le handicap… tout en
assurant les apprentissages fondamentaux, en enseignant une langue étran-
gère ou régionale. Paradoxalement, la notion de polyvalence, souvent mise
en doute, apparaît extensible…
A.M. Chartier1 souligne très justement cette inflation : « On attend en effet
de l’école qu’elle apprenne aux enfants à lire et à écrire sur des livres et des
cahiers, comme hier, mais aussi comme demain, sur des écrans […], à parler

1. A.M. Chartier (1996). « Ouverture », revue (le) Télémaque, n° 5, février.

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Comment l’enfant devient élève

français, mais aussi anglais […]. Les élèves doivent y acquérir une conscience
civique, faire l’expérience d’une première forme de démocratie, désigner des
représentants, apprendre à vivre ensemble, respecter la liberté de penser et de
s’exprimer de toutes les familles d’esprit […] »
Ces missions posent des dilemmes pédagogiques qui sont coûteux en éner-
gie : « Faut-il privilégier le respect de la règle ou la libre initiative ? Le travail
ou le jeu ? L’imagination ou la mémoire ? Le dire ou le faire ? » questionne A.M.
Chartier. Ainsi, les prescriptions demandent de réaliser une multitude de
tâches sans les hiérarchiser, si bien que chaque enseignant doit souvent faire
ce que les directives ne font pas : trancher entre des critères contradictoires,
arbitrer des décisions en évitant l’arbitraire individuel…
Comme nous l’avons déjà souligné, l’école est soumise aux changements
sociaux. Elle évolue en fonction de la société, par le biais des élèves qui la
fréquentent. Si le métier change c’est que la société et les enfants eux-mêmes
ont changé, mais en quoi ?

• Les élèves
Semblables mais différents… tel est le paradoxe qu’offrent ces enfants que
nous accueillons en maternelle. Ce sont toujours des enfants, avec les mêmes
besoins fondamentaux : amour, protection, soins, action, rêves, affirmation
de soi, progrès, désir de grandir.
De nos jours, on les considère comme étant particulièrement éveillés, pré-
coces, plus intelligents plus débrouillards plus autonomes, plus grands, mieux
portants, mieux suivis médicalement. Ils ont un fort potentiel de dévelop-
pement, aussi bien physique qu’intellectuel (il n’est qu’à voir comment ils
s’approprient les jeux vidéos, les ordinateurs…), ils nous étonnent par leur
capacité d’adaptation à un environnement en constante évolution.
S’adaptent-ils bien ? C’est là le problème.

• Les missions
Quoi qu’il en soit, l’école doit gérer toutes ces transformations, mais a-t-elle
su rebondir face aux mutations aussi bien sociales qu’institutionnelles ? A-t-
elle su mobiliser ses ressources pour régénérer ses pratiques ? En effet, aider
les enfants à construire un rapport au savoir nécessite de s’affranchir des
modèles antérieurs non pas pour les rejeter, mais pour en sélectionner les
aspects les plus fonctionnels afin de les adapter aux situations éducatives que
nécessitent les contextes actuels. Les dispositifs pédagogiques majoritairement
usités, sont-ils devenus obsolètes ? Ou bien ont-ils simplement perdu de leur
sens parce que leurs finalités se sont dissoutes, dévoyées au fil du temps, et,
d’auxiliaires à l’activité d’enseignement, ils sont devenus des modalités d’en-
seignement, comme si leur présence était en soi porteuse de développement.
Ainsi, le travail en ateliers, sert-il à l’enseignant pour développer, avec un
petit groupe, une analyse réflexive sur la résolution des tâches, ou est-ce une

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L’école maternelle : ruptures ou continuités

organisation matérielle facilitant la gestion du groupe classe ? Les thèmes ou


projets, architectures inamovibles de la pédagogie en maternelle, permet-
tent-ils d’instaurer un rapport au savoir pertinent ? Les rituels sont-ils consi-
dérés comme des moments forts, des « actes d’institution », ou bien sont-ils
réduits à leur simple fonction de découpage temporel ? La multiplication des
tâches, via les innombrables fichiers, est-elle une réponse adaptée à l’objec-
tif de développement des capacités intellectuelles des enfants ?
Bref, le rôle de l’école maternelle est-il de valoriser la réussite, les per-
formances « visibles » ou d’aider les enfants à développer des compétences
cognitives pour répondre à la nécessaire activité de conceptualisation qui
spécifie les apprentissages scolaires ?
Il semble que la question qui se pose ne porte pas en réalité sur la pré-
sence de ces dispositifs mais sur leur mode de fonctionnement, la nature des
tâches à réaliser, et la qualité des connaissances concernées.
Si l’on se réfère à Vygotski, « des rapports absolument nouveaux s’établissent
entre la pensée et les actes de l’enfant » au cours de l’éducation pré-scolaire.
En effet, en maternelle, l’enfant, pour devenir élève, va devoir accomplir un
véritable « bond culturel » qui nécessite un accompagnement soutenu et per-
tinent de la part des adultes. Ce ne sont ni les apprentissages précoces, ni un
maternage bienveillant qui permettront aux enfants, et notamment à ceux
qui ont des difficultés, d’établir des rapports entre la pensée et l’action. Pour
remplir cette mission, l’école maternelle doit élaborer un projet pédagogique
ambitieux qui vise le développement du potentiel intellectuel de tous :
accroître leur connaissances langagières et cognitives, leur capacité d’analyse,
d’anticipation, de mobilisation des ressources, de conceptualisation…
Engager l’activité réflexive par le dialogue, certes, mais en construisant
des projets éducatifs solides et réalistes, en mutualisant les expériences, en
établissant un climat de classe qui instaure des repères, qui ritualise les situa-
tions d’enseignement afin de les rendre intelligibles aux yeux de ces enfants
dont il faut, plus qu’avant, capter l’attention pour les engager dans le pro-
cessus d’apprentissage scolaire.

Quel devenir pour l’école maternelle ?


Comme nous l’avions anticipé précédemment, dans le paragraphe intitulé
« La structure institutionnelle et les nouvelles organisations » en évoquant la
loi d’orientation de 2005, le rapport Thélot esquissait la réforme du paysage
scolaire français, réforme qui est en train de se concrétiser depuis. En ce qui
concerne l’école maternelle, les propos étaient très vagues, mais les quelques
informations que l’on pouvait y lire auguraient les prises de position et les
projets qui, depuis lors, se dessinent.
Un problème se pose qui concerne les propos négatifs énoncés envers
l’école maternelle visant à la stigmatiser. Citons pour exemples, l’ouvrage :

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Comment l’enfant devient élève

« Il faut fermer les écoles maternelles » de J. Dazay2, certains éléments du


rapport de A. Bentolila3, où l’on peut lire que cette école repose « sur des
illusions issues des performances passées », où « le « bien vivre » a parfois
pris le pas sur le « bien apprendre », mais aussi certains propos déconcer-
tants du ministre de l’Éducation X. Darcos. S’ajoute, à ces attaques, l’an-
nonce de la création de « jardins d’éveil »4 qui auraient pour mission
d’accueillir les jeunes enfants de 2 à 3 ans, avec, éventuellement, un appel
aux seniors pour en assurer la garde ! Le projet confidentiel de fusion des
portefeuilles de la Famille et de l’Éducation, offrirait la plate-forme struc-
turelle propice à la gestion de l’accueil de la petite enfance et à l’éventuelle
extension de cette mesure pour des enfants plus âgés, les soustrayant ainsi
à la scolarisation en maternelle. Tout ceci renforce la crainte d’un déman-
tèlement programmé de l’école maternelle.
Les diverses réactions de politiques, de chercheurs, d’enseignants et asso-
ciations, notamment de l’AGEEM5, ont conduit le ministre à relativiser ces
propos, sans pour autant rassurer. Cependant, il faut reconnaître que le rap-
port Bentolila, s’il est critiquable à bien des égards, offre l’intérêt de souli-
gner la nécessité d’une formation spécifique des enseignants de maternelle :
« Rendre obligatoire une formation spécifique d’au moins 50 heures pour les
enseignants qui se destinent à l’école maternelle. Ce module sera proposé aussi
bien en formation initiale que continue. ». Les propositions portent également
sur la formation des inspecteurs : « Prendre en compte de manière significa-
tive l’école maternelle dans la formation des cadres : IEN et CP ; on veillera à
placer un CP spécialisé dans chaque équipe de circonscription. » L’annonce
que dans chaque département, dès la rentrée 2009, serait nommé ou mis-
sionné un IEN pour la maternelle, répond en partie à ces recommandations,
ce qui renouerait a minima avec le mode de fonctionnement d’autrefois :
un IEN et un CP spécialisés uniquement pour les écoles maternelles.
Malgré les formules apaisantes6, il est certain que l’école maternelle risque
d’être victime de la crise économique mondiale par les mesures budgétaires

2. Michalon Éditions, mars 2008.


3. La maternelle, au front des inégalités sociales. Sous la direction de A. Bentolila.
Rapport commandé par X. Darcos, ministre de l’Éducation nationale. Décembre 2007.
4. Michèle Tabarot. « Rapport sur le développement de l’offre d’accueil de la petite
enfance ». Juillet 2008.
http://www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Tabarot.pdf
5. Association Générale des Enseignants des Écoles et classes Maternelles publiques,
anciennement A.G.I.E.M.
6. Le 6 mars 2009, le ministre de l’Éducation nationale a présenté le Guide à l’usage
des parents : votre enfant à l’école maternelle, conçu par l’A.G.E.E.M. Cette publica-
tion permet de répondre aux questions des parents dont les enfants entrent à l’école
maternelle.

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L’école maternelle : ruptures ou continuités

qui pourraient la concerner, d’autant plus que cette école n’est pas obliga-
toire et qu’elle est une « exception » française, au regard des autres pays
européens… On sait que la volonté d’harmonisation des pays européens,
notamment en matière d’éducation, fragilise la position française sur l’école
maternelle.
Pour assurer son avenir et surtout répondre aux exigences de ses missions,
l’école maternelle doit, nous semble-t-il, répondre à deux exigences. D’une
part, comme le précisait l’introduction aux programmes de 2002, il faut qu’elle
« fasse comprendre et justifie ses choix, qu’elle donne à voir et à comprendre
ses façons de faire », ce qui demande la mise en place de dispositifs spéci-
fiques à promouvoir ou inventer. Et d’autre part, il est nécessaire d’élaborer
une réflexion collective sur l’action pédagogique, pour initier des situations
d’enseignement adaptées aux élèves actuels, ce qui passe nécessairement par
les formations initiales et continues, alimentées aux sources des recherches
sur le développement, les apprentissages, la pédagogie et la didactique, tout
en tenant compte des besoins fondamentaux des enfants de cet âge.

QUE NOUS APPREND CET HISTORIQUE


SUR L’ÉCOLE MATERNELLE ?

Ce qui se dégage de cette analyse c’est, en premier lieu, le parcours consi-


dérable accompli depuis les salles d’asile pour que se construise l’école mater-
nelle moderne, si familière dans notre paysage scolaire et social.
La volonté de créer cette école, à présent fréquentée par toutes les
couches de la société, ne se résume pas à des décisions institutionnelles,
mais s’accompagne de profonds changements dans les mentalités. Il fallait
en effet que soit accepté le principe qu’une institution « singulière » assure
la garde, l’instruction, l’éducation de la petite enfance, par des personnes
étrangères à la famille, inconnues, anonymes. Leur professionnalité a dû
s’affirmer et même s’imposer. L’ouverture de l’école, l’incitation au par-
tenariat – notamment avec la famille – la mise en place d’outils de com-
munication sont autant d’actions qui témoignent que les sensibilités dans
ce domaine sont toujours présentes : il faut rassurer les parents.
Cette évolution dans les représentations s’accompagne de la reconnais-
sance des enjeux que présente la scolarisation des jeunes enfants, à toutes
les époques.
Ainsi, nous avons vu la forme scolaire évoluer d’une façon particulière, ce
qui a contribué à démarquer l’école maternelle de l’école élémentaire, aussi
bien du point de vue des modalités pédagogiques et matérielles que de l’or-
ganisation des contenus. Dans cette perspective éducative où prime la glo-
balité du développement comme celle des situations, les écoles maternelles

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Comment l’enfant devient élève

ont construit un contexte particulier, dont la fonction est de produire des


connaissances. Cependant, la globalisation et le principe de médiation, qui
privilégient la transmission indirecte des contenus d’enseignement (situations
ludiques, jeux éducatifs, etc.), contribuent à rendre opaques les contenus dis-
ciplinaires. Les textes officiels eux-mêmes accréditent ce flou puisqu’on peut
lire dans les programmes de 1995 :
« Dans la mesure où toute séquence pédagogique reste, du point de
vue de l’enfant, une situation riche de multiples possibilités d’interpréta-
tion et d’action, elle relève toujours de plusieurs domaines d’activités sinon
de tous. Pour l’enseignant, ces divers domaines sont éclairés par ses
connaissances disciplinaires. »
Se pose alors la question de l’objectivation des objets de savoir, en parti-
culier pour la grande section où doivent s’amorcer les apprentissages fon-
damentaux. C’est sur ce point que portent actuellement certaines des
questions qui interrogent l’école maternelle.
Nous avons vu également comment les quatre structures de base ont inter-
agi et, notamment, l’action déterminante des procédés de transmission. C’est
ainsi que s’instituent, selon les époques, un enseignement magistral, des dis-
positifs spécifiques (leçons de choses, centres d’intérêt, etc.), des supports
matériels diversifiés. On retiendra dans ce domaine que les dispositifs, ainsi
que le matériel éducatif, ne contiennent en eux-mêmes aucune vertu édu-
cative : ils sont les supports de l’activité enfantine et les auxiliaires de l’en-
seignant. Bien que paraissant naïve, cette affirmation demeure d’actualité
devant l’abondance de nouveaux outils comme les fichiers pédagogiques, qui
laissent supposer que leur utilisation systématique et rigoureuse serait en
elle-même vecteur d’apprentissage.
On remarquera que l’évolution de la structure matérielle n’introduit pas
seulement un simple mieux-être dans les classes, elle a surtout comme rôle
d’étayer les diverses options éducatives. Il convient d’accorder toute son
attention à cette fonctionnalité, qui est une ressource importante pour la
gestion de la classe. Ainsi, les gradins des salles d’asile permettaient à l’en-
seignant d’embrasser du regard l’ensemble des élèves, et l’aidaient à main-
tenir la discipline. Les petites tables se prêtent aux activités individuelles de
manipulation, les tables ovales facilitent les interactions entre enfants, les
coins jeux et les ateliers autorisent l’exploration libre, les tapis entourés de
bancs incitent aux activités collectives, etc.
Nous avons vu également le rôle joué par la structure institutionnelle qui
institue les programmes, qui peut provoquer des mutations et qui assure le
statut des personnels.
Il convient de souligner en particulier le rôle de la structure formative,
qui apparaît comme un élément clé pour accompagner, étayer ou initier
l’évolution, selon les époques. C’est bien par la formation, initiale et conti-

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L’école maternelle : ruptures ou continuités

nue – en particulier par le réseau des inspecteurs comme par les revues péda-
gogiques – que les transformations ont pu se réaliser. Sans elle, aucune dif-
fusion des innovations n’est possible, la voie institutionnelle n’étant pas
toujours la plus pertinente dans ce domaine. Les enseignants savent bien
qu’une formation initiale complète relève de l’utopie, et que la formation
continue est nécessaire pour relancer la dynamique éducative, connaître et
s’approprier les innovations, les derniers résultats des recherches en éduca-
tion, psychologie, sociologie, etc.

Cet historique nous montre qu’à l’école maternelle, le mode de fonction-


nement n’est pas aléatoire : il est fortement structuré par la forme scolaire
et pensé pour produire les effets attendus. Les facteurs matériels et organi-
sationnels sont intimement imbriqués, tant et si bien que les professeurs des
écoles débutants ne les distinguent pas d’emblée et attribuent à l’expérience
ou aux dons personnels les pratiques pédagogiques des professionnels che-
vronnés. En réalité, il n’en est rien, car, même issus d’un tâtonnement, les
procédés mis en œuvre relèvent d’une analyse plus ou moins objectivée des
ressources possibles pour résoudre telle ou telle situation de classe qui pose
problème. On constate en effet, notamment en formation initiale en IUFM,
que l’on peut rendre visible et fonctionnel ce qui paraît accessoire et qu’alors,
certains gestes professionnels révèlent leur logique interne. D’une part, les
experts peuvent argumenter leurs choix et décisions, si on leur demande de
modéliser leur pratique (bien que certains gestes professionnels soient indi-
cibles) et, d’autre part, dans l’analyse des pratiques, les débutants identifient
les objets sur lesquels ils peuvent agir en situation de gestion de classe (réor-
ganiser l’agencement mobilier, délimiter des espaces, organiser les groupes
de travail, gérer le matériel, donner les consignes, agir sur les rythmes, etc.).
Le milieu ainsi élaboré installe l’enfant dans un contexte matériel qui auto-
rise ou non certaines activités, qui facilite ou non certaines actions. À l’école
maternelle, l’enfant n’est jamais livré à lui-même, il est inséré dans un
ensemble qui le conduit à élaborer un rapport aux objets de savoir valorisés
par l’école selon des procédés estimés adaptés.
Nous avons vu que la forme scolaire « formatait » l’activité de l’enfant,
au sens brunérien du terme. Pour Bruner (1984), le format est une forme
standardisée qui donne une configuration stable aux pratiques sociales et
conventionnalise les échanges. Il en est de même à l’école, où le rapport aux
objets de savoir s’élabore au travers de la configuration déterminée. Mais
c’est bien dans l’intimité de la classe que ce rapport se construit et force est
de constater alors que l’organisation pédagogique, entraînant avec elle les
conditions matérielles qui lui sont nécessaires, apparaît, in fine, comme l’élé-
ment actif du système. En effet, le contexte mis en œuvre par chaque maître
dans sa classe, les interactions qui s’y déroulent, l’utilisation de différents
outils, la nature des activités, bref, les procédés pédagogiques au quotidien,

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Comment l’enfant devient élève

combinent les différents aspects de l’architecture scolaire et en orientent, à


leur rythme, la configuration. Le souci de tout enseignant est de trouver la
meilleure organisation pour mettre en relation les objets de savoir et l’élève,
sans sacrifier l’un à l’autre, et de faire en sorte que ceux-ci construisent un
rapport au savoir pertinent aux objectifs que se fixe l’école.
Cet historique nous montre que la construction des connaissances ne relève
pas d’une activité individuelle, solitaire et spontanée, mais bien d’une acti-
vité socialement élaborée et partagée avec l’adulte et les autres enfants.
Construire son rapport au savoir, son rapport au monde, c’est s’approprier
la culture scolaire, c’est-à-dire acquérir non seulement les systèmes sym-
boliques et leur technique d’utilisation, mais également leur usage ; c’est éga-
lement attribuer du sens et de la valeur à ces objets d’apprentissage comme
à sa propre activité d’apprenant et d’utilisateur. Le rôle de l’enseignant
consiste à organiser les conditions de l’étude, à installer un cadre favorable
pour que les élèves fassent l’expérience sociale des objets de savoir scolaire.
Ce cadre est principalement défini par les pratiques pédagogiques. De ce
fait, ce sont bien les modalités de ces pratiques qui vont organiser le rap-
port au savoir des élèves.

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DEUXIÈME
PARTIE

Enseigner
en maternelle :
un acte d’institution
R. Amigues

Comment de jeunes enfants entrent-ils dans


le jeu scolaire alors qu’ils en ignorent les
règles ? Peut-on devenir élève sans être ensei-
gné ? Quels sont les savoirs enseignés en
maternelle et comment sont-ils transmis ?
Voila les questions auxquelles se propose de
répondre cette deuxième partie, en s’appuyant
sur l’analyse de situations quotidiennes de
classe. Le fil conducteur sera le rapport entre
la socialisation qu’opère cette école, les savoirs
particuliers qui y sont mis en jeu et leur mode
de transmission.
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L a perspective adoptée dans cette partie se démarque d’une conception


courante de la socialisation. Celle-ci est classiquement présentée comme la
mise en conformité de comportements à des normes scolaires ou à des règles
externes à l’enfant et auxquelles il doit se soumettre pour devenir élève. Une
telle conception de la socialisation nourrit certaines positions sociologiques
et se retrouve dominante dans les textes officiels et les déclarations minis-
térielles, qui supposent que la socialisation serait une condition préalable à
tout apprentissage scolaire. Dans cette perspective, les régulations sociales
entre enseignants et élèves sont présentées comme déconnectées de la mise
en jeu des savoirs et de leur transmission. Cette conception est d’autant plus
vivace à propos de l’école maternelle que cette dernière fut longtemps pré-
sentée comme le lieu du développement psychologique de l’enfant. Les nou-
veaux programmes qui prônent des « apprentissages structurés » ne suffisent
pas à modifier une telle conception.
Or, cette position idéologique mérite d’être questionnée, et cela au moins
pour deux raisons.
– On a vu dans les pages précédentes que la « société » valorise, par l’en-
tremise de l’institution scolaire, des savoirs et des conduites qui évoluent
selon les époques. Cette évolution concerne aussi le jeu des sanctions qui
sélectionne des comportements, des attitudes scolaires jugés comme propices
à l’étude, à la formation de l’esprit et du citoyen. En d’autres termes, et c’est
la première raison, les savoirs et les rapports des élèves à ces savoirs coévo-
luent dans le temps. Il est donc difficile, comme le font les textes officiels,
de les dissocier et, a fortiori, de considérer la socialisation scolaire indépen-
damment des savoirs et des rapports culturels que l’institution instaure, à
un moment donné, pour que les élèves apprennent.
– La seconde raison réside dans le fait que les pratiques effectives des
enseignants en maternelle ne vont pas dans le sens de cette idéologie. Le
fait que des savoirs soient mis en jeu de façon à structurer des apprentis-
sages modifie le travail scolaire, les rapports que l’enseignant et les élèves
doivent établir pour traiter des objets de savoir particuliers.
Il existerait donc un décalage entre la façon dont on se représente les ques-
tions de socialisation scolaire à l’école maternelle et les pratiques courantes
mises en œuvre. Est-ce vraiment un hiatus ou simplement un malentendu ?
Comment comprendre ce décalage ? Une façon de répondre consiste d’abord
à resituer les termes de ces questions selon trois points de vue.
• Le point de vue historique : les élèves, comme les professeurs, sont
soumis aux mêmes « règles impersonnelles », dont on a vu dans la première

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Comment l’enfant devient élève

partie qu’elles étaient le résultat d’un processus historique. Les règles imper-
sonnelles sont les règles institutionnelles auxquelles tous les individus sont
soumis. Bien qu’impersonnelles, elles sont cependant socialement construites
et partagées par tous. Elles assurent ainsi une fonction de « mémoire col-
lective ». Souvent considérées comme « anonymes » ou « arbitraires », ces
règles protègent l’élève de l’arbitraire individuel de l’enseignant. C’est en
grande partie la raison pour laquelle un enseignant se comporte envers les
élèves comme le ferait un de ses collègues. En d’autres termes, prendre en
considération l’histoire des situations d’enseignement en maternelle revient
à regarder autrement « ce qui va de soi », ce qui « est comme ça parce que
c’est comme ça ! ». C’est regarder la façon dont sont mises en scène les acti-
vités scolaires. C’est à la fois comprendre leur grande efficacité pédagogique
et repérer les raisons pour lesquelles cela échappe en partie au regard même
des enseignants qui les mettent en œuvre.
• Le point de vue du rapport aux savoirs, à propos desquels on a pu
noter qu’ils coévoluaient avec les façons d’apprendre. Mais, pour comprendre
le processus de socialisation scolaire, il est nécessaire de rendre compte de
la façon dont l’école s’y prend pour instaurer un rapport à ces savoirs. Sans
cela, on ne peut comprendre ni la façon dont les professeurs et les élèves
régulent leurs conduites sociales, ni les raisons pour lesquelles ils le font de
la sorte et pas autrement. L’élève accède à ces savoirs à travers des usages
sociaux, des pratiques de classe particulières qui s’appuient sur les échanges
avec les autres.
• Le point de vue de la socialisation scolaire, qui ne peut être seulement
conçue comme une conformation à des normes externes, parce qu’elle est aussi
une activité dynamique de construction de la personnalité. Ce long processus
s’inscrit dans un cadre institutionnel qui met en scène des rapports à des objets
de savoir, à des actions individuelles et collectives, à d’autres personnes (ensei-
gnants, ATSEM, élèves), à d’autres institutions (scolaires, parentales…), à des
« genres culturels » (différents types d’oral, d’écrit, des récits, du chant, des his-
toires, des mathématiques…) internes ou externes à l’école, etc.
C’est « dans ce réseau de confrontations » interpersonnelles, sociales, ins-
titutionnelles, culturelles que l’enfant construira sa personnalité. Le savoir
assure ici sa fonction de mise en relation entre ces différents systèmes. C’est
ce que nous aurons l’occasion de voir à l’œuvre dans plusieurs situations.
Mais le savoir se trouve aussi dans les « livres » et les « œuvres » humaines
que présente l’école (le calendrier, la numération…).
Ainsi, c’est au sein du collectif de travail que l’enfant se positionnera
comme élève, qu’il repérera parmi les actions réalisées les techniques les
plus efficaces, celles qui font consensus, etc. De fait, le travail de personna-
lisation dépend de ce qu’autorise, tolère ou interdit l’institution scolaire. Sur
ce point, nous nous interrogerons, en d’ouvrage, sur les rapports entre per-
sonnalisation et individualisation de l’enseignement.

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CHAPITRE
7

L’école maternelle : un milieu artificiel

L’ approche socio-historique privilégiée dans cet ouvrage s’oppose à une


conception « naturaliste » du milieu dès lors qu’elle considère les milieux
culturels, sociaux, les institutions, comme des constructions sociales qui résul-
tent d’un processus historique. Le milieu scolaire, comme d’autres, est donc
un milieu « artificiel », constitué non pas par des objets « naturels » mais
« culturels », que l’on appelle des signes ou des outils1.

LE MILIEU SCOLAIRE : UN DÉPÔT D’OUTILS

L’enfant qui entre à l’école se trouve dans un milieu spécialement conçu


pour apprendre. Ce milieu didactique est organisé autour d’objets culturels
particuliers qui le constituent. Les classes de maternelle les mettent tout par-
ticulièrement en valeur, que ce soit dans l’organisation spatiale de la classe,
sur les murs, ou qu’il s’agisse des différents supports (tableaux, affiches…).
Sans oublier le matériel pédagogique proposé dans le commerce (puzzles,
jeux éducatifs…) ou fabriqué par les enseignants qui, non seulement pré-
sente ces outils (des nombres, des tableaux, des phrases…), mais oriente leur
mode d’utilisation2.
Ainsi, le rapport à un savoir, quel qu’il soit, est toujours médié par un
milieu didactique (Brousseau, 1986) spécialement construit par l’enseignant.
Pour apprendre à l’école, l’élève interagit systématiquement avec ce milieu.
Le choix des outils et leur utilisation n’est pas laissé à l’initiative des enfants,
comme cela peut se faire dans les crèches ou en famille, par exemple.

1. « L’homme est le seul animal qui ne soit pas en prise directe sur le réel, phy-
sique ou humain ; il n’agit que par le moyen d’intermédiaires, de médiateurs, d’ins-
truments matériels ou d’instruments mentaux », I. Meyerson, Écrits, 1920-1983, p. 105.
2. La fonction opératoire des signes « montre » les opérations à réaliser, ils orien-
tent l’action, ibid., p. 111.

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Comment l’enfant devient élève

Ce choix est réalisé par le professeur dans une intention didactique pré-
cise : que l’élève apprenne à utiliser un calendrier, à lire une date, à écrire
son nom, etc. Pour ce faire, l’élève doit apprendre à utiliser des outils conçus
par d’autres que par lui (des nombres, des lettres, des calendriers, des hor-
loges, des chansons, des histoires…) pour entrer dans la culture scolaire et,
plus largement encore, pour partager et s’approprier les œuvres humaines
(la littérature, l’art, les sciences et les techniques, etc.) que transmet l’école.
Cependant, ces dernières sont l’aboutissement d’actes humains volontaires
et orientés pour répondre à des besoins particuliers. Ces œuvres ou ces outils
sont en quelque sorte la cristallisation d’un acte, de la même manière qu’un
objet technique est la cristallisation d’une pensée qui a trouvé une solution
(Simondon, 1969). Ainsi, le rapport au temps ou à l’espace ne peut se conce-
voir indépendamment des instruments qui permettent de les apprécier (calen-
driers, montres, système métrique, par exemple) et qu’enseigne l’école. Les
signes qu’utilise l’école sont autant de médiateurs entre l’élève et le monde.
Pour connaître le monde qui l’entoure, l’élève n’agit pas directement sur
cette réalité physique. Il utilise des documents intermédiaires, des techniques,
des représentations particulières à partir desquels il construit des connais-
sances et établit un rapport au monde qui l’entoure. C’est ainsi, par exemple,
qu’il pourra acquérir des connaissances sur les déserts ou les volcans, sans
pour autant avoir eu une expérience particulière dans ces lieux. Le rapport
au monde n’est jamais un rapport immédiat mais toujours médiatisé. Le seul
fait de nommer les objets, de les dessiner, de les classer… est déjà une média-
tion. Mais le rôle de l’école est de transmettre ces outils, qui permettent
d’établir ce rapport culturel à un objet particulier.

LE MILIEU SCOLAIRE : UNE MÉMOIRE


QUI FORME L’ESPRIT ET SOCIALISE

En plus d’être des médiateurs, les outils assurent aussi une fonction de
mémoire. Ils contiennent des connaissances qui ont déjà été façonnées, cali-
brées, formalisées par l’activité humaine. Ils sont le résultat d’actions
humaines inscrites dans des systèmes de signes, des techniques ou des cadres
de pensée, normatifs et structurés. Il suffit de penser à la grammaire, à l’or-
thographe, à l’algèbre, etc. Ce sont des actions humaines qui aboutissent à
des œuvres et qui se cristallisent en elles (Meyerson, 1948-1995).
L’école assure ainsi une transmission culturelle qui vise non seulement
l’intelligibilité du monde dans lequel évolue l’enfant, mais aussi la trans-
mission d’une mémoire. La transmission de ces savoirs consiste de fait à
diffuser des actes antérieurs de pensée comme les histoires, les modes
de classification, les systèmes de catégorie, l’écriture, le schéma narratif,

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L’école maternelle : un milieu artificiel

qui sont autant de « technologies de l’intellect » ou des « capacités cogni-


tives », validées ailleurs que dans le champ immédiat d’expérience de l’enfant,
mais qui vont structurer sa pensée (Deleau, 1990 ; Brossard, 1993 ; Schneuwly,
1986 ; Moro, Schneuwly et Brossard, 1997). En transmettant ces techniques de
pensée, l’école les actualise dans un milieu. Elle les présente aux élèves comme
des outils pour penser le rapport aux objets et aux autres. En d’autres termes,
l’activité intellectuelle suscitée par ces outils amène l’élève à s’approprier des
actions passées en les inscrivant dans une action présente. Ainsi, l’histoire indi-
viduelle que vit l’élève s’inscrit forcément dans une histoire collective dont il
apprend les modes de pensée. C’est la raison pour laquelle la transmission de
savoirs est nécessairement une transmission culturelle.
Mais l’école ne se contente pas de présenter des modes de pensée et des
valeurs contenus dans les œuvres humaines, elle les met également en jeu
dans le processus même de transmission, qui ne peut être assimilable à une
transmission d’information. C’est en cela qu’elle assure une formation de l’es-
prit conjointement à une fonction de socialisation. Au travers des disciplines
enseignées, le processus de transmission mobilise des schèmes comportemen-
taux, des schémas de pensée, des normes sociales, morales, politiques, des
limites à ne pas transgresser, etc. C’est ce que montrent de nombreuses études
historiques ou sociologiques sur les manuels scolaires, par exemple. L’école ne
transmet pas seulement des contenus disciplinaires figés dans le temps, elle
participe aussi à une formation de l’esprit (Bruner, 1991). Elle ne transmet pas
seulement des œuvres, elle fait œuvre à son tour (Meyerson, 1987), en socia-
lisant les élèves. C’est ainsi qu’elle peut enrôler les acteurs de l’école – les
maîtres et les élèves – dans une aventure du savoir et de l’esprit humains.
Le milieu scolaire est donc un lieu de structuration des signes (constitués
en domaines d’activités en maternelle ou en disciplines scolaires dès l’école
élémentaire) et des médiations symboliques et sociales, qui n’a rien de natu-
rel. Ces outils, déposés dans le milieu de la classe (Amigues, Zerbato-Poudou,
1996) ne servent pas seulement de médiateurs entre l’élève et son environ-
nement culturel. Ils servent en outre de médiateurs entre le maître et les
élèves, les élèves entre eux, les élèves et leurs parents. Aussi est-il difficile
de considérer un milieu indépendamment du groupe social qui le constitue.
L’école, et l’école maternelle en particulier, devient pour l’enfant un nou-
veau milieu de médiation entre lui et sa famille.

DES MILIEUX ET DES ÉLÈVES

D’une façon générale, les sociologues considèrent qu’il existe un lien étroit
entre l’appartenance sociale et la disposition scolaire à se repérer dans les
règles institutionnelles. C’est ainsi que les élèves de milieu populaire, plus loin

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Comment l’enfant devient élève

de la culture scolaire que les enfants de milieu social favorisé, auraient davan-
tage de difficulté pour repérer ce que l’on attend explicitement d’eux. Cette
difficulté à déchiffrer ce code serait à l’origine de la ségrégation scolaire, du
rejet de l’école ou encore des phénomènes d’incivilité ou de violence.
En ce qui concerne les travaux relatifs à l’école maternelle, ces derniers
établissent une concordance entre les dispositions sociales acquises dans les
milieux aisés et les dispositions scolaires requises par l’école. À cet égard,
l’idée d’« affinité culturelle » (Chamboredon et Prévot, 1973) ou encore celle
de « connivence culturelle » (Plaisance, 1986) ont été avancées pour rendre
compte des rapports existants entre les pratiques familiales et les pratiques
pédagogiques en maternelle. Ces dernières, considérées globalement comme
« actives », correspondent davantage aux savoir-faire des enfants de classes
sociales élevées (engagement dans des activités, formes socialisées de rai-
sonnement, attitude à l’égard des autres et des jeux de langage, etc.).
Cependant, ces conceptions « déterministes » reposent essentiellement sur
des variables sociologiques éloignées des pratiques effectives. C’est ainsi, par
exemple, qu’il n’existe pas un mode de socialisation ou d’éducation propre
aux familles aisées, que l’on pourrait opposer à un autre mode de socialisa-
tion ou d’éducation propre aux familles populaires. En effet, des travaux
récents insistent justement sur l’hétérogénéité des pratiques parentales aussi
bien dans des familles populaires (Glasman, 1991 ; Charlot, Bautier, Rochex,
1992) que dans des familles socialement favorisées (Danic, 1998).
Il en est de même du milieu scolaire. Il est tout aussi difficile de classer
une fois pour toutes les pratiques pédagogiques comme « dirigistes » ou
comme « actives » et de les opposer lorsqu’on considère les contenus de
savoirs, les activités conduites, le matériel utilisé, ou encore les moments
dans la journée où alternent le « travail » et le « jeu ». L’hétérogénéité des
pratiques pédagogiques à l’école maternelle est la règle et non l’exception.
Et les enseignants savent très bien se montrer « directifs » à certains moments
et plus « souples » à d’autres pour laisser l’initiative ou le libre choix à
l’élève, selon les objectifs poursuivis.
En somme, l’activité de l’enfant se trouve partagée entre des milieux sépa-
rés (la famille et l’école), mais chacun d’eux pouvant comporter des « sous-
milieux », comme c’est le cas à l’école. La transition d’un milieu à l’autre,
que l’on désigne souvent sous les termes de socialisation et d’acculturation,
n’a rien de naturel, dans le sens où elle s’effectuerait sans heurts ou sans
dommage psychologique. Au contraire, cette transition, qui est à l’origine
de la construction de l’activité individuelle et de la personnalité, est por-
teuse de tensions et de conflits, que nous examinerons plus en détail dans
le chapitre 10.
La psychologie historique (Meyerson, 1948-1995 ; Vygotski, 1934-1985, ; Wallon,
1954-1985) a particulièrement insisté sur le fait que cette transition était placée
sous une double contrainte : celle du milieu matériel, technique et symbolique

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L’école maternelle : un milieu artificiel

et celle du groupe social associé à ce milieu. Si bien que changer de milieu, ce


n’est pas simplement passer de la mer à la montagne, c’est aussi changer de
partenaires pour faire autre chose. À l’école maternelle, les changements d’ac-
tivités vont généralement de pair avec des changements de lieux et de parte-
naires. Si bien que l’élève de l’école maternelle n’est pas soumis à un seul
régime de socialisation, mais connaît quotidiennement une multiplicité d’or-
ganisations didactiques dans lesquelles il doit apprendre, pour chacune, les
modes de participation spécifiques. On comprend mieux, dans ces conditions,
que la difficulté essentielle de l’élève débutant consiste à passer d’un mode de
travail à un autre, à se défaire d’une activité pour s’enrôler dans une autre, etc.
L’activité psychique de l’élève n’est pas soumise au rythme du développement
naturel, elle est mise à l’épreuve des rythmes du travail scolaire.
L’élève de maternelle n’est pas tenu constamment au « tête à tête » avec
un enseignant qui aurait un style pédagogique particulier auquel il devrait
se soumettre, mais il interagit, selon les moments, avec tel groupe d’élèves
ou tel autre, les ATSEM, l’enseignant, les aides éducateurs, les autres ensei-
gnants, etc. De fait, l’élève de maternelle est amené à connaître quotidien-
nement plusieurs formes d’organisations sociales et didactiques qui
configurent les activités et les interactions avec les divers partenaires. Les
activités cognitives, le moment du goûter, de la récréation ou de la cantine
sont autant d’occasions pour l’élève de découvrir l’organisation tacite de
l’école et de la classe, de repérer la spécificité de chacun de ces lieux, d’y
développer et d’apprendre des schèmes d’action particuliers qui y sont asso-
ciés ; c’est à travers ces expériences quotidiennes qu’il devient progressive-
ment membre d’un collectif, un élève de l’école, un élève dans l’école et
dans la classe. Ainsi, pour devenir un élève, le jeune enfant est enrôlé dans
des organisations sociales variées à l’intérieur de l’école et confronté à des
logiques d’actions diverses. Nous verrons dans le chapitre 9 comment l’école
maternelle organise cette circulation entre ces divers milieux. Nous allons
maintenant examiner un milieu particulier, le milieu-classe.

LA CLASSE : UN MILIEU DONNÉ


ET CONSTRUIT PAR LES ACTEURS

La classe offre divers milieux aux élèves, dans lesquels se déroule une acti-
vité spécifique. Le milieu-classe auquel nous nous intéresserons tout parti-
culièrement est ce que l’on nomme le « regroupement du tapis ». Nous
analyserons plus précisément son organisation spatiale et ses fonctions dans
le chapitre 9. Nous voudrions insister ici sur le fait que le milieu-classe est
à la fois donné aux acteurs et construit par leur action. Pour cela, nous
considérerons que l’interaction entre ce milieu et les actions qui y sont

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Comment l’enfant devient élève

conduites fait l’objet de l’activité collective de la classe, c’est-à-dire qu’elle


implique nécessairement une coopération entre l’enseignant et les élèves.
Le milieu scolaire, on l’a vu, est constitué par des normes et des contraintes
institutionnelles ; le rapport pédagogique est réglé, les objets de savoirs pré-
existent et sont disposés dans le milieu par l’enseignant, etc. Ce milieu peut
être décrit objectivement en terme de structure physique et conceptuelle ; les
objets de savoir peuvent faire l’objet d’une analyse épistémologique, bref, on
peut le décrire, a priori, comme un ensemble de ressources sociales, sym-
boliques et techniques situées à la portée des acteurs (maître et élèves)
devant réaliser une tâche, en respectant certaines règles et conventions
d’échanges. Toutefois, ce n’est pas parce qu’on sait décrire un tel milieu qu’on
peut prédire la façon dont les intéressés vont l’organiser pour réaliser une
tâche particulière. L’usage qui sera fait des outils dépend des questions posées,
de leur évolution dans le temps ou du moment dans la réalisation. Par exemple,
on compte avec ses doigts, avec des objets ou avec des nombres selon les
moments. Si ces outils structurent l’action collective, le sens qui leur sera
accordé dépendra de l’usage qui en sera fait à un moment donné. La façon
dont les acteurs vont s’y prendre fait, elle, l’objet de l’activité collective. Ainsi,
l’élève qui entre dans un milieu déjà structuré ne va pas seulement s’adapter,
mais il va aussi participer à l’action du groupe qui modifiera le milieu. Dans
ces conditions, le travail de l’enseignant consiste, d’une part, à aménager le
milieu et à le modifier en fonction de l’avancée collective et, d’autre part, à
orchestrer l’interaction et la participation collective.
Mais ce n’est pas parce que cette activité suppose une « mise en scène »
particulière, reposant sur des conventions et des règles tacites, que le contenu
des échanges, les intentions partagées sont prédéterminés pour autant (voir,
par exemple, Goffman, 1974). C’est la raison pour laquelle, en anthropolo-
gie des connaissances, certains auteurs (voir Lave, 1992, par exemple) dis-
tinguent le milieu, entendu comme un environnement physique, symbolique
et technique de travail, du contexte, considéré comme le résultat de l’ac-
complissement de l’activité collective. Dans cette perspective, ce que les
élèves apprendront à faire avec ces outils dépendra du type d’interactions
que l’enseignant et les élèves seront capables de mobiliser, des rapports qu’ils
ont pu établir entre eux pour agir avec ou sur ces objets (Amigues, 1994).
Résultat de l’activité collective : le contexte témoigne des instruments de
pensée construits par le collectif de travail.

Organiser le milieu, c’est aussi organiser


l’activité collective
Pour étudier le rapport entre milieu donné et milieu construit, nous avons
choisi d’observer la situation du regroupement sur le tapis parce qu’elle pré-
sente, entre la petite section (PS) et la grande section (GS), un cadre d’in-

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L’école maternelle : un milieu artificiel

teractions stable dans le temps et dans lequel évoluent les connaissances des
élèves pendant ces trois années. Par exemple, c’est dans ce cadre que les
élèves parviendront à écrire leur prénom selon des graphies différentes en
fonction des sections. La situation analysée maintenant est extraite d’une
étude plus large3. Il s’agit d’une séquence se déroulant au mois de février
en petite section de maternelle. Les élèves doivent, en entrant dans la classe,
placer leur « étiquette-photo » au tableau des présents, ce qui permet de
nommer les absents chaque matin.
Les abréviations utilisées sont les suivantes :
E : l’enseignant ;
CL : toute la classe.
Chaque intervention est numérotée.
Pour respecter l’anonymat, les prénoms sont fictifs.
35- E : Bon, on va compter combien il y a d’enfants absents. Qui est-ce qui
manque là ?
36- E : Parce que je les marque sur mon grand cahier.
37- CL : Nathalie !
38- E : Nathalie, ça fait « un » (E montre un doigt.)
39- CL : Aurore !
40- E : Aurore, ça fait « deux » Après ? (E montre deux doigts.)
41- CL : Juliette !
42- E : Juliette, ça fait « trois » (E montre trois doigts.)
43- Un élève : Laurence.
44- E. : Laurence n’est pas là ?
45- Un élève : Elle est malade.
46- Laurence : Je suis là !
47- E : Est-ce que Laurence est malade ?
48- CL : Non !
49- E : Où est-elle ?
50- CL : Là !
51- E : Alors, Laurence, va vite. Elle a oublié de s’inscrire au tableau des
présents.
52- E : On allait la compter absente.
53- E (à Laurence) : Juste à côté, ne laisse pas de trou entre les deux (dans
le groupe de cinq étiquettes).
54- E : Alors, qu’est-ce qu’il faut faire en bas ? (La largeur de chaque éti-
quette correspond exactement avec la largeur de la case pour
chaque nombre écrit sur la bande des nombres.)
55- Un enfant : Là, il y a un trou.
56- E : Y a un trou en bas, est-ce qu’on peut compter alors ?

3. Ce travail est actuellement réalisé par Laurence Garcion-Vautor dans le cadre


d’une thèse.

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Comment l’enfant devient élève

57- Un élève : Non, y a Daniel ! (L’étiquette-photo de Daniel est seule après


les autres étiquettes des absents.)
58- E : Y a ton copain Daniel. Maguy, va corriger, vas-y Maguy. (Regrouper
les étiquettes des absents à gauche du tableau, au-dessus de la bande
des nombres de manière à ce que la première étiquette soit au-des-
sus du nombre « 1 » et la dernière au-dessus du nombre qui sera
alors le cardinal de la collection des absents.)
59- E : On va recompter puisqu’on a commencé à compter et on s’est rendu
compte qu’il y avait une erreur puisque Laurence était là.
60- E : Alors, d’abord « un », il y a Nathalie, montrez-moi votre « un », un
doigt, ensuite, il y a Aurore, ça fait…
61- CL : Deux !
62- E : Encore, il y a Juliette, ça fait…
63- CL : Trois !
64- E : Y a encore Juliette, ça fait trois, et pour finir, il y a Dylan, ça fait… ?
65- CL : Quatre !
66- Une élève : Oh, tant que ça ! Elle me montre comme ça (toute la main).
67- CL : Comme ça ! (Les enfants montrent leur main avec seulement quatre
doigts levés.)
68- E : (Il recommence avec ses doigts.) Voilà, un, deux, trois, quatre ; là,
il y a quatre doigts.
69- E : Et comment on écrit « quatre » ? Comment ça s’écrit quand on est à
la grande école et qu’on écrit « quatre » ?
Alors, ça s’écrit comme ça. (Les élèves montrent dans l’espace, E
écrit lui aussi le « quatre » dans l’espace.)
70- Un élève : Ça, ça et avec une barre.
71- E : « Ça, avec une barre (E fait le geste en même temps), tu as raison,
ça s’écrit comme ça. »

Cette séquence présente une situation quotidienne de la vie d’une classe


de maternelle. Elle nous montre combien sont liées l’organisation matérielle
du milieu de travail et les possibilités d’action des élèves.

L’IMPORTANCE DE L’ORGANISATION MATÉRIELLE


DU MILIEU DE TRAVAIL

Le support de travail est essentiellement constitué par le tableau des pré-


sences avec les étiquettes des présents en haut et celles des absents en des-
sous, ce qui permet aux élèves de nommer les absents et de les compter,
sous le contrôle de l’enseignant, d’abord « avec les doigts » puis « en écri-
vant » le nombre en chiffres dans l’espace.

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L’école maternelle : un milieu artificiel

Mais, pour engendrer cette activité, les élèves doivent préalablement s’ac-
quitter d’une tâche quotidienne : afficher leur étiquette-photo en haut du
tableau. Ensuite, l’élève de service range les étiquettes des absents au bas du
tableau. Pour ce faire, il doit placer les étiquettes-photos, celles des présents
comme celles des absents, sans laisser d’espace entre elles, en commençant
une nouvelle ligne par la gauche. En effet, dans cette classe, les étiquettes-
photos des absents sont accrochées juste au-dessus de la bande numérique, la
largeur de chaque étiquette correspondant exactement à la largeur de chaque
case pour chaque nombre écrit sur la bande numérique (la première étiquette
se trouvant ainsi juste au-dessus du nombre « 1 »). Il est important de ne pas
laisser d’espace entre les étiquettes-photos car le déplacement du curseur, de
la gauche vers la droite, jusqu’à la dernière étiquette des absents permet de
lire, sur la bande numérique, le cardinal de la collection des absents.
L’organisation du milieu et les actions que sont supposées réaliser les élèves
ont donc partie liée, au point que, si un acteur ne joue pas son rôle, l’activité
collective de comptage ne peut se dérouler. C’est ce qui se passe avec Laurence
qui a oublié de mettre son étiquette-photo, par exemple, ou encore avec le
rangement des étiquettes pour qu’il n’y ait pas de « trou » de façon à pou-
voir compter les absents. Un espace entre ces étiquettes arrête l’effectuation
de l’action et nécessite un réaménagement du milieu. Le travail de la maî-
tresse consiste alors à veiller à l’aménagement et au réaménagement de ce
milieu en cours d’action, de façon que s’accomplisse l’activité collective.

AMÉNAGEMENT/RÉAMÉNAGEMENT
DU MILIEU DE TRAVAIL PAR L’ENSEIGNANT

La situation est lancée par une question de l’enseignant (ligne 35 : « Bon,


on va compter combien il y a d’enfants absents. Qui est-ce qui manque là ? »).
Par cette question, il oriente l’attention des élèves sur les étiquettes-photos
des absents affichés au bas du tableau. Les élèves nomment les absents
(ligne 37), l’enseignant approuve et commence à dénombrer la collection des
absents (ligne 38). Le dialogue s’engage alors entre l’enseignant et les élèves
qui consiste à « nommer les absents » et « dénombrer la collection en comp-
tant sur ses doigts ». Ce dialogue vise à mettre en relation ces deux « objets »
constitutifs de l’activité collective (nommer et dénombrer). Nous pouvons
noter, ici, que ce travail peut s’engager parce que la situation matérielle est
clairement organisée, les présents en haut du tableau, les absents en bas du
tableau. On peut ainsi commencer à compter ces derniers, en contrôlant
matériellement leur absence sur le tableau.
Cet aménagement matériel est une condition nécessaire au déroulement
de l’activité. En effet, cette dernière s’interrompt lorsque Laurence, suppo-

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Comment l’enfant devient élève

sée absente, est de fait présente : pour compter, il faut que tous les objets
matériels ou symboliques (étiquettes-photos…) soient disposés dans le milieu
de travail. Si ce n’est pas le cas, on ne peut commencer à compter ou, pour
continuer, on doit réaménager le milieu. C’est ce qui se passe (lignes 51 et
suivantes) lorsque l’étiquette-photo de l’élève supposée absente doit glisser
parmi celles des enfants présents. Dans ce cas, il faut ranger à nouveau les
étiquettes-photos « sans laisser de trou » (voir lignes ci-dessous 53 à 58).
53- E (à Laurence) : Juste à côté, ne laisse pas de trou entre les deux. (Dans
le groupe de cinq étiquettes.)
54- E : Alors, qu’est-ce qu’il faut faire en bas ? (La largeur de chaque éti-
quette correspond exactement à la largeur de la case pour chaque
nombre écrit sur la bande des nombres.)
55- Un enfant : Là, il y a un trou.
56- E : Y a un trou en bas, est-ce qu’on peut compter alors ?
57- Un élève : Non, y a Daniel !
58- E : Y a ton copain Daniel, Maguy, va corriger, vas-y Maguy.
Il convient de noter que ce réaménagement du milieu en cours de réali-
sation n’est pas effectué directement par l’enseignant, mais il est contrôlé
par lui en y associant les élèves. On peut voir dans ces brefs échanges que
trois élèves participent physiquement à la restauration du milieu de travail.
Si l’enseignant a conçu initialement cet environnement, il le gère de façon
collective avec les élèves.

AMÉNAGEMENT DU MILIEU ET ACTIVITÉ COLLECTIVE


DIRIGÉE PAR L’ENSEIGNANT

C’est l’aménagement du milieu qui permet à l’enseignant de passer d’une


phase de travail (organiser le tableau des présences et des absences) à une
seconde (nommer et compter les absents) et cette transition n’est rendue
possible que par un réaménagement qui nécessite la participation active des
élèves. Il en est de même pour la réalisation des actions (nommer, dénom-
brer, cardinaliser…), qui se fait collectivement. Dans ce déroulement, l’en-
seignant veille non seulement à la réalisation de toutes les actions (comme
lorsqu’une élève ne montre pas le bon nombre de doigts pour cardinaliser),
mais surtout il dirige oralement le déroulement temporel de l’action collec-
tive, qui se marque par la succession d’actions réalisées sur des objets dif-
férents. Ce tour « de passe-passe » permet à des enfants de trois ans, pris
dans l’action collective, de passer d’un objet à un autre jusqu’à la repré-
sentation d’un nombre en chiffres.
Or, cette « magie sociale » repose, dans ce cas précis, sur un mécanisme

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L’école maternelle : un milieu artificiel

nommé redistribution de l’action (Amigues, Avila-Ponce et Garcion-Vautor,


1999) entre l’enseignant et les élèves : après avoir réaménagé le milieu, l’en-
seignant et les élèves recommencent le travail « dénombrer les absents ».
Cette fois (lignes 59 à 66), c’est l’enseignant qui nomme les absents et ce
sont les élèves qui dénombrent la collection des absents sur leurs doigts, soit
exactement l’inverse de la première fois (lignes 37 à 44). Ensuite, après avoir
constaté qu’une élève ne dénombrait pas correctement sur ses doigts (ligne
66, elle montrait toute sa main pour les quatre absents), l’enseignant remet
en scène ce rapport à l’objet « dénombrer la collection en comptant sur ses
doigts » qui était laissé à l’initiative des élèves dans ce passage, puis il car-
dinalise la collection des absents (ligne 68 : « Voilà, un, deux, trois, quatre,
il y a quatre doigts »). « Voilà » marque ici la fin du rapport à l’objet
« dénombrement sur les doigts » et le passage (ligne 69) à un troisième
objet « le nombre écrit en chiffres ». Et, ici, sans plus d’explication de la
part de l’enseignant les élèves répondent à sa question (ligne 69 : Et com-
ment on écrit « quatre » ? Comment ça s’écrit, quand on est à la grande
école et qu’on écrit « quatre » ?). Un élève reformule publiquement un
énoncé correspondant au but de l’action collective (« Ça, ça et avec une
barre », ligne 70). L’enseignant répète ce que l’élève vient de dire (« Ça, ça
avec une barre, tu as raison ça s’écrit comme ça », ligne 71), en l’approu-
vant. Ce qui est une manière classique de clore un épisode, de mettre fin à
un rapport à un objet particulier (« écrire le cardinal de la collection des
absents en chiffres dans l’espace ») et de valider publiquement la connais-
sance produite collectivement.
La réalisation des actions décrites s’inscrit dans une organisation socio-
technique (Amigues, 1994, 1999) pour souligner que le rapport au savoir est
à la fois social et technique. Celle-ci comprend à la fois les rapports sociaux
(la relation asymétrique entre l’enseignant, qui pilote la situation, et les
élèves qui « répondent »), la disposition spatiale (les élèves disposés en U
face au tableau) et les objets matériels et symboliques (calendrier, étiquettes-
photos, bande numérique, etc.). Cette organisation socio-technique engendre
des modes d’interactions didactiques particuliers et ces derniers informent
les participants sur l’avancée du travail et les façons de s’y prendre pour réa-
liser la tâche. En d’autres termes, ce mode d’organisation rend possible l’ac-
complissement d’une action qui ne pourrait pas se dérouler de façon
identique hors de ce cadre. Cette organisation permet d’instaurer un rap-
port particulier à des objets de savoir tout en enrôlant verbalement les élèves,
comme le dirait Bruner, dans des activités langagières qui permettent
d’échanger sur les objets et les actions, de partager des intentions, d’antici-
per des buts… même s’ils commettent des erreurs.

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Comment l’enfant devient élève

ERREURS ET RETOURS EN ARRIÈRE

Dans l’extrait présenté, les erreurs des élèves sont à l’origine des retours en
arrière.
Placer son étiquette-photo en haut du tableau si l’on est présent fait par-
tie du travail des élèves avant de venir s’asseoir sur le tapis. Cela n’exclut
pas qu’en février, lorsque l’enseignant constate une erreur sur le tableau des
présences, il interrompt le déroulement de la situation (« compter les
absents ») pour revenir à la situation précédente (« le tableau des pré-
sences ») et réaménager collectivement le milieu en respectant les règles
prescrites. Le rappel de ces règles ne fait pas l’objet d’un rappel à l’ordre de
l’élève incriminée mais transite par le réaménagement nécessaire de la situa-
tion pour sortir de l’impasse (on ne peut plus compter les absents). En somme,
ce qui, à première vue, pourrait être considéré comme un aménagement
matériel dissimule, de fait, un enjeu de savoir (énumérer, compter). Nous
verrons dans un instant l’importance que revêt le fait que les savoirs et les
techniques de pensée sont inscrits dans des dispositifs matériels et symbo-
liques.
L’enseignant s’arrête à nouveau lorsqu’une élève ne montre pas le bon
nombre de doigts de la main pour cardinaliser la collection des absents
(ligne 66 : « Oh, tant que ça, elle montre comme ça. » (toute la main).
Jusque-là, l’activité était occupée par l’objet « nommer les absents » en regar-
dant les étiquettes-photos. Il reprend donc pour l’élève (compter sur ses
doigts), interroge toute la classe et répète la réponse : « Voilà, un, deux,
trois, quatre, il y a quatre doigts » (ligne 68) avant de clore. Ici aussi l’en-
seignant associe les élèves. Il remet en scène des « ratés » individuelles pour
s’assurer que « tout le monde agit comme il faut ».
Pour que les élèves instaurent un rapport à des objets de l’activité (énu-
mérer, compter, cardinaliser) et des relations entre eux, l’enseignant s’ap-
puie alternativement sur le milieu, sur des actions individuelles et des actions
collectives. En d’autres termes, le changement d’objet de savoir s’accom-
pagne chaque fois d’un changement d’acteurs. Ainsi, l’enseignant n’orchestre
pas seulement la transition entre les objets, les actions, les acteurs, mais il
signale aussi les significations communes, par la stabilisation d’un énoncé, par
exemple : « Tu as raison, ça s’écrit comme ça. ».

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CHAPITRE
9

L’organisation de la classe
comme système de médiation

L a première partie de l’ouvrage a montré l’évolution des organisations


spatiales et matérielles qu’a connue l’école maternelle. Elle a montré notam-
ment que ces changements, loin d’être neutres, témoignent au contraire d’in-
tentions spécifiques à l’égard des activités attendues des élèves et des
contenus de savoir qu’ils doivent apprendre. Ces organisations spatiales par-
ticipent d’un « système d’emprise sociale » qui structure plus qu’on ne le
pense les lieux et les actions des enseignants et des élèves. Cela va au-delà
des aménagements de locaux tenant à des raisons esthétiques ou au bien-
être des enfants. « En assignant des places individuelles (l’espace) a rendu pos-
sible le contrôle de chacun et le travail simultané de tous. Il a organisé une
nouvelle économie du temps d’apprentissage » (M. Foucault, 1975). Cet amé-
nagement spatial de la classe correspond précisément à une « organisation
du travail scolaire » qui structure les interactions didactiques en classe d’une
certaine façon.
De nos jours, les classes de maternelle ne présentent pas un seul espace de
travail mais plusieurs lieux distincts dans lesquels se déroulent diverses activi-
tés (« coins » de jeux libres, « coins » d’activités dirigées, « coin » repos…)
dont les « règles du jeu » diffèrent d’un lieu à un autre. Nous avons vu que
les élèves étaient assujettis à plusieurs milieux et la question est de savoir com-
ment s’effectue « le passage » d’un lieu à un autre, chez de jeunes enfants
qui entament leur scolarité. On pense généralement que les élèves n’ont rien
à apprendre de particulier, dans le sens où l’on suppose que cette transition
s’opère « naturellement » alors que ces lieux, qui sont des constructions socio-
historiques porteuses d’une intention particulière, doivent faire l’objet de
médiations particulières. « Ce sont des espaces qui assurent la fixation et per-
mettent la circulation ; ils découpent des segments individuels et établissent des
liaisons opératoires ; ils marquent des places et indiquent des valeurs ; ils garan-
tissent l’obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et
des gestes. » (M. Foucault, 1975). En d’autres termes, un des problèmes essen-

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Comment l’enfant devient élève

tiels des élèves consiste à savoir comment se repérer dans ces lieux pour se
comporter différemment de l’un à l’autre et de façon particulière dans cha-
cun d’eux. Nous faisons ainsi l’hypothèse que cette médiation est effective-
ment prise en charge par les enseignants, même si elle n’apparaît pas en tant
que telle à leurs yeux puisqu’elle fait l’objet de l’activité d’un travail partagé
avec les élèves. Cependant, le regroupement du « tapis » est, comme nous
l’avons vu, le siège de cette activité conjointe. Cette organisation spatiale est
en effet porteuse d’une intention, non seulement dans son expression (signi-
fier le but à atteindre), mais aussi dans son accomplissement collectif (ce qu’il
convient de faire). Elle assure ainsi deux médiations didactiques essentielles :
• L’organisation spatiale permet de gérer l’accomplissement de l’action col-
lective
La structuration de cet espace permet de mettre en jeu les rapports entre
l’enseignant et les élèves, conformes à la relation asymétrique enseignant/ensei-
gné. Ces rapports spatiaux sont également des rapports sociaux dès lors qu’ils
positionnent la place que chacun des acteurs occupe dans cet espace, et on
verra, plus loin, combien « tenir sa place » est important. Le fait que les élèves
soient côte à côte face à l’enseignante et au tableau, à égale distance, de l’es-
pace du savoir, n’est pas anodin. Ces rapports témoignent, à ce moment pré-
cis, du rôle qu’ils doivent jouer pour réaliser un travail particulier.
• L’organisation spatiale structure aussi les modes de communication
Dans cette configuration, c’est la maîtresse qui distribue la parole, gère
les contenus du dialogue, règle les échanges entre élèves. Ces derniers doi-
vent être attentifs à « ce qui ce fait », à « ce qui se voit » et à « ce qui se
dit publiquement » et doivent prendre la parole lorsque l’enseignante les
interroge ou les y autorise. Ce sont là les éléments constitutifs d’une com-
pétence scolaire attendue dont ne disposent pas encore les élèves de mater-
nelle. Cette organisation spatiale témoigne, à ce moment-là, d’un mode
d’assujettissement propre à une organisation cognitive particulière qui uti-
lise des techniques participatives spécifiques. De ce point de vue, les « rap-
pels à l’ordre » constituent tout autant des indicateurs d’assujettissement
des élèves que des techniques pédagogiques correspondantes.

RAPPELS À L’ORDRE

Parmi les 12 situations observées lors d’une expérimentation, qui durent en


moyenne un quart d’heure chacune, on note 12 rappels à l’ordre. Ces der-
niers se répartissent de la manière suivante : 7 dans les quatre classes de PS,
3 dans deux classes de MS sur les trois observées et 2 dans une classe de GS
sur les cinq observées. On remarquera d’abord le faible nombre de rappels
à l’ordre, ce qui témoigne que les élèves savent « se tenir » dans une situa-

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L’organisation de la classe comme système de médiation

tion que l’on peut considérer comme peu confortable et corporellement


contraignante : assis en tailleur, côte à côte, sans bouger et « sans parler »
pendant un quart d’heure ou plus. Ensuite, on notera que ces rappels à
l’ordre sont concentrés surtout en petite section.
Les exemples suivants donnent le type de rappels à l’ordre qu’utilisent les
enseignants dans les différentes sections.
Petite section
– Laure, j’aimerais voir tes yeux, j’aimerais beaucoup voir tes yeux, Laure.
(Un instant plus tard, la maîtresse appellera Laure auprès d’elle.)
Laure, tu viens près de moi.
– Stop ! On lève son doigt maintenant. Il y a des yeux que je ne vois pas.
Antoine, je ne vois pas tes yeux.
– Daniel, viens, je te demande de venir près de moi, parce que quand tu es
avec Antoine tu fais le vilain. Viens près de moi.
– Alors, regardez les enfants ! (La maîtresse montre le tableau.)
Marie, je vais te gronder ! (Marie tournait la tête et regardait ailleurs.)
Regardez ici. (La maîtresse montre du doigt le tableau que les élèves
doivent tous regarder en même temps.)
(Un instant plus tard, la maîtresse voit Marie, habillée en vert, se tré-
mousser par terre.)
Marie, tu as décidé d’être une chenille verte maintenant ?
Parce que si tu es une chenille verte, tu t’en vas et on lui dit : « Va-t-en,
va-t-en. » Alors, Marie, ou tu t’installes et tu travailles avec les autres, ou
tu t’en vas !
– Bon alors, quel est celui que je vais envoyer derrière ? Bon alors tu te calmes
Yves, parce qu’après quand on te punit, tu pleures.
Moyenne section
– Vous vous calmez ?
Jean, tu te calmes parce que autrement, je t’envoie chez les petits.
Tu t’arrêtes un petit peu, ou je te descends [chez les petits].
(Plus tard, la maîtresse dira :)
Jean, viens te mettre là devant. Dépêche-toi, viens te mettre là !
– Vous regardez sur la bande numérique [au-dessus du tableau].
Quand vous avez trouvé le « 3 », vous levez la main.
(Brouhaha.)
Chut ! Tu lèves la main.
Quand vous avez trouvé le « 3 », vous levez la main. Quand vous levez la
main, je le vois.
– Jérôme, il hurle… (il est inutile de crier plus fort que les autres lorsqu’on
donne une réponse collective).
– On continue, quand tout le monde se tait… Diane, tu veux regarder ici ?

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Comment l’enfant devient élève

Grande section
– Arthur, rapproche-toi, tu es trop loin. (Arthur se tenait en retrait et dépas-
sait du tapis.)
– Allez, on regarde.
– (Tout bas :) Thierry, mets-toi sur les fesses.
Ces quelques exemples montrent que les rappels à l’ordre portent sur les
dispositions corporelles des élèves ou, plus précisément, visent à corriger des
positions corporelles considérées comme des dispositions psychiques face à
la tâche à réaliser. Une des techniques qu’utilisent alors les enseignantes de
PS consiste à menacer l’élève d’exclusion, puisqu’il ne participe pas au tra-
vail collectif, ou à le changer de place, de manière à ce qu’il « tienne son
rôle ». Pour les aider à occuper leur place d’élèves, les enseignantes leur
signifient clairement qu’ils doivent « se tenir en place ». Nous assistons ici
à un événement encore inédit pour les élèves de PS : la mise en place des
rôles réciproques maître-élève dans une situation de travail scolaire.
Celle-ci se réalise selon un mode de coopération particulier : l’enseignante
impose une position à l’élève pour l’aider à se réaliser en tant que tel.
« Accomplir une tâche, c’est être solidaire, c’est donc être à la fois soutenu et
contraint, reconnu comme socius et obligé d’agir ainsi » (G. Sounalet, 1976).
On remarquera que ces rappels à l’ordre, dans leur ensemble, ne sont pas
spécifiques de l’école maternelle mais propres à l’école. On les retrouve aussi
bien dans le premier que dans le second degré, où de tels comportements
d’élèves peuvent être interprétés comme des « incivilités ». Or, ces conduites
ne peuvent pas être considérées, a priori, comme déviantes par rapport à un
ordre social, stricto sensu. Elles doivent d’abord être situées par rapport à un
ordre didactique, propre d’une institution scolaire. D’ailleurs, le faible nombre
des rappels à l’ordre et l’évolution du contenu de la PS à la GS tendent à
montrer que les élèves « incorporent » progressivement les conditions de
travail, non pas de façon strictement impositive (comme le suggérerait un
ordre social externe à l’activité scolaire) mais par la découverte progressive
des règles du jeu constitutives des activités qu’ils réalisent. On notera éga-
lement que le passage du lieu d’accueil ou de jeu au lieu de travail ne « va
pas de soi », surtout chez les élèves de PS, mais que cette question est loin
d’être réglée une fois pour toutes, dans les autres classes, où les rappels à
l’ordre persistent, mais de façon plus ténue ou plus « laconique1 ».
L’organisation spatiale de la classe induit un mode d’assujettissement parti-
culier auquel correspondent des techniques spécifiques que partagent néces-

1. D’une façon générale, au cœur de cette question se trouve une préoccupation


professionnelle essentielle : la « mise au travail » des élèves et le « retour au calme ».
C’est là une difficulté du métier qui se pose clairement pour les enseignants débu-
tants ou dans certaines classes dites « difficiles », par exemple.

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L’organisation de la classe comme système de médiation

sairement les enseignants. Parmi celles-ci, le regard est l’une des techniques
les plus efficaces pour soumettre les élèves à un ordre didactique.

LE REGARD PROFESSORAL,
UNE TECHNIQUE PÉDAGOGIQUE EFFICACE

Cette technique fort ancienne a fait l’objet de codifications précises de la part


des fondateurs de l’école moderne, comme J.-B. de La Salle ou Coménius :
« (Le maître) assis immédiatement en face de tous ne peut perdre de vue aucun
de leurs mouvements, il attire incessamment leurs regards et c’est dans cette posi-
tion qu’il lui est le plus facile de les exercer à obéir à ses moindres signes »
(G. Vincent, 1978, cité par L. Garcion-Vautor). Cette technique permet d’as-
surer différentes fonctions pédagogiques. « Ces méthodes qui permettent le con-
trôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant
de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut
appeler “discipline”. » (Foucault, 1975). M. Foucault nous rappelle, à juste titre,
que l’apprentissage par le corps est consubstantiel des « disciplines scolaires ».
Il n’est donc pas étonnant de trouver à l’école maternelle des exigences disci-
plinaires. Ainsi, les pratiques pédagogiques, d’hier ou d’aujourd’hui, peuvent
être considérées comme des « techniques d’institution didactique » dès lors
qu’elles visent l’incorporation de règles de conduite liées à l’acquisition de
savoirs. Elles perpétuent et conservent la « forme scolaire » dans laquelle elles
s’exercent. Le regard de l’enseignant ou les rappels à l’ordre sont autant de
signes qui visent à inscrire l’action de l’élève dans une histoire collective de
la classe. Les questions de « discipline » sont donc indissociablement liées aux
actes d’enseignement. Ce qui signifie clairement que les « problèmes d’indis-
cipline » ne peuvent être exclusivement réglés par la prescription de « règles
de bonne conduite », externes à l’activité de travail. Du coup, la codification
des comportements des élèves ne peut se faire de façon externe et purement
abstraite. Elle est toujours relative à des lieux, à des moments, qui en assu-
rent la médiation, et à des actes qui se réalisent – dans tous les sens du terme –
à travers des « exercices scolaires », c’est-à-dire à travers des tâches que les
élèves réalisent sous la direction du maître.
Si la construction de repères comportementaux par les élèves dépend du
rapport qu’ils instaurent au milieu de travail, la question est maintenant de
savoir comment s’y prennent les enseignants pour assurer cette médiation ?
Sur quels indices matériels et symboliques, inscrits dans le milieu, s’appuie
l’enseignant pour « enrôler » les élèves dans des activités qui disciplinent,
non seulement le corps, mais aussi l’esprit ?
Nous avons vu, avec le premier exemple, que l’organisation du milieu
consistait aussi à organiser les rapports sociaux dans la classe. La question,

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Comment l’enfant devient élève

ici, est d’examiner plus précisément la façon dont les enseignants vont éta-
blir un rapport intellectuel à des objets culturels particuliers.
À cet égard, il convient de noter que l’attention particulière que les ensei-
gnants de maternelle portent à l’aménagement du milieu se réalise à travers
l’usage de techniques spécifiées. Par exemple, l’existence de la « boîte des
mamans » dans les classes permet aux élèves de déposer des « objets pré-
cieux » (doudou, carte postale, jouet…), de les mettre en sécurité de façon
à les retrouver lorsqu’il faudra rentrer chez soi. Cette technique, quasi géné-
ralisée dans les classes, illustre tout à fait bien l’idée que les enseignants
aménagent le milieu pour focaliser l’attention des élèves sur des objets par-
ticuliers et pas sur d’autres, parce que susceptibles de les distraire de l’acti-
vité à réaliser. De sorte que mobiliser l’attention des élèves revient
concrètement à orienter leur regard.

REGARDER POUR POUVOIR DIRE ET POUVOIR FAIRE

Dans ce cas, il s’agit moins du regard des enseignants porté sur les élèves
que de celui des élèves qu’il convient d’orienter sur le maître, sur des objets
ou sur les autres : attirer et fixer le regard des élèves sur tel objet ou telle
action, c’est mobiliser leur attention.

E1 : Bon, maintenant, on est assis et on regarde.


Qui n’est pas là ce matin ?
E2 : Bon, vous êtes prêts ? Vous regardez par là ?
Alors qui n’est pas là ?
E3 : Stop ! On lève son doigt maintenant. Il y a des yeux que je ne vois pas.
Antoine, je ne vois pas tes yeux.
E4 : Arthur, tu as les yeux n’importe où !
E5 : Jérôme, s’il te plaît, ça se passe par là (au tableau).
E6 : Regarde le tableau s’il te plaît !

Ce type de sollicitation est extrêmement fréquent, quelle que soit la classe


considérée. Il assure une fonction instrumentale : pour travailler, il faut regar-
der l’objet que l’on va utiliser. Pour se disposer psychiquement à entrer dans
l’activité, il faut se mobiliser physiquement dans un milieu de travail. On
retrouve la discussion ouverte précédemment avec les rappels à l’ordre et,
pour le dire à la manière de M. Foucault, il faut « immobiliser le corps »
pour rendre « mobile les yeux » de façon à « mobiliser l’esprit ».

(E. montre la date affichée au tableau.)


E : Allez, vous regardez.
Vous la lisez dans vos têtes… Ça y est ?

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L’organisation de la classe comme système de médiation

Fixer son attention, c’est d’abord orienter son regard vers l’objet de l’ac-
tivité. C’est la raison pour laquelle cette focalisation sur l’objet relève tout
autant de la responsabilité de l’élève que de celle de l’enseignant. Cette « res-
ponsabilité partagée » se trouve concrètement mise en scène dans la réali-
sation de la tâche :
E1 : Et, pour savoir comment ça s’écrit, on regarde ici.
Est-ce que c’est juste là ? Regardez…
E2 : Comment ça s’écrit « 3 » ? (E montre le 3 sur le calendrier.)
Viens regarder là. Tu as vu ?
Alors, tu le retrouves là-dessus (E montre les étiquettes nombres.)
E3 : On vérifie, on regarde ce qu’elle fait.
On ne la laisse pas se tromper !
E4 : On regarde ici, on va vérifier…
Tu vois celui qui est tout seul ?
Le regard de l’élève est guidé par l’enseignante (« Viens regarder là. Tu
as vu ? ») et supporté par l’organisation du milieu. La technique du regard
devient, dans le cours de la réalisation, un moyen pour chercher de l’infor-
mation, comparer des objets, les classer, vérifier leur contenu, contrôler la
conformité d’une action, etc.
E : Vous regardez sur la bande numérique où se trouve le « 25 ».
Quand vous l’avez trouvé, vous levez la main sans dire où il est.
Oui, c’est bien les yeux qui cherchent. Et, c’est bien Ben de regarder là.
(Il regarde le calendrier.)
E : Vous pouvez regarder là aussi. (E montre le calendrier.)
Chut, tais-toi ! (E s’adresse à un élève pressé de donner la réponse, mais
qui n’a encore rien dit) Chut, allez, Adeline. (E l’encourage à chercher.)
(E montre la date affichée au tableau.)
E : Allez, vous regardez.
Vous la lisez dans vos têtes…
Ça y est ?
Vous êtes prêts ? Allez (À l’adresse de la classe, qui clame en chœur…)
CL : Jeudi 25 mars.
E : Walter, viens, il faut que tu barres.
Et vous pouvez l’aider, lui dire ce qu’il doit barrer sans lui montrer.
La réalisation d’une tâche pour l’élève suppose que soient coordonnées
dans l’action :
– la technique du regard (« c’est bien les yeux qui cherchent », « vous
regardez… vous lisez dans vos têtes ») ;
– la technique du doigt, pour montrer ou pour demander la parole et
attendre son tour en écoutant ce qui est dit (« vous levez la main sans dire
où il est ») ;

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Comment l’enfant devient élève

– la technique de la parole, qu’il faut contrôler pour écouter, ne pas dire


des choses qui ne seraient pas entendues ou qui auraient été dites ; parole
qui sert également à dire, à montrer ou à « aider sans montrer », selon les
circonstances.
Nous avons affaire ici à des habiletés aussi subtiles que complexes. On
comprend alors que leur acquisition ne soit ni immédiate mais médiatisée,
ni instantanée mais distribuée dans le temps et exercée dans diverses tâches.
Ce que transmet l’école maternelle, ce sont des techniques scolaires fon-
damentales pour le métier d’élève. Cet assemblage de techniques : lever
le doigt, attendre son tour, écouter les autres, dire et/ou montrer à son tour,
fait système. C’est un système de médiation compris dans un milieu spécia-
lement aménagé à cette fin. C’est un scénario typiquement scolaire que
l’élève doit assimiler comme moyen de se préparer pour réaliser les tâches
scolaires. Dans le chapitre 10, nous verrons comment cette technique s’in-
tègre pour devenir une technique de pensée.
C’est la raison pour laquelle les dispositions spatiales dans lesquelles
s’exerce le regard pour pouvoir dire et pouvoir faire doivent rendre visibles
l’objet de l’action (qui figure au tableau généralement ) et le doigt, et rendre
audible la parole.
• E : Lève le doigt bien haut, parce que si tu gardes ton doigt sur le ventre,
je ne le vois pas et je ne peux pas t’interroger.
Un élève : Moi aussi, je l’avais dit.
E : Oui, mais tu n’as pas levé le doigt et c’est pas toi que j’ai interrogé.
Mais, dans le partage de ces responsabilités, les élèves prennent l’initia-
tive et reprennent à leur propre compte les conditions de production du dire
ou du faire :
• Une élève : Je ne vois rien.
E : (Il s’adresse à un autre élève) Pose tes fesses, elle ne voit rien derrière
ton dos.
• Les élèves : On voit rien (L’élève de service cache le tableau.)
E : Dès qu’elle se sera enlevée, vous pourrez regarder.
E : Écarte-toi, qu’ils regardent.
Les élèves : 3.
E : Est-ce qu’elle l’a fait dans le bon sens ?
• (Un élève [William] est au tableau pour montrer la case du jour.
Quelqu’un frappe à la porte et la maîtresse se déplace. Pendant ce temps,
Jean va au tableau montrer la case à William, et un élève dit :)
Maîtresse, Jean il a montré à William, et, il s’est levé en plus.
(E à William.) Tu aurais trouvé ? C’est facile, ça commence comme Jérôme.
Ces manifestations d’élèves ne sont pas rares en classe, au contraire. Elles

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L’organisation de la classe comme système de médiation

sont autant de signes qui témoignent qu’ils construisent les repères


comportementaux adaptés aux actions à réaliser et qu’ils se positionnent par
rapport à eux. C’est en incorporant les conditions de réalisation des tâches
qu’ils apprennent ainsi leur métier d’élève. Ce type d’acquisition se réalise à
travers un milieu structuré et une activité collective dirigée par les ensei-
gnants, et aussi à travers une organisation didactique qui joue le rôle de sys-
tème de médiation. C’est en participant à un tel système que l’élève apprend
les « structures participatives » (Gumperz, 1989).
L’intérêt de l’approche proposée dans ce chapitre réside dans le fait qu’elle
permet de voir, en matière de socialisation scolaire, le travail conjoint accom-
pli par les enseignants et les élèves pour transmettre et apprendre des objets
de savoir. Mais ce type d’observation ne peut être possible :
– tant que l’on considère que cette socialisation relève de normes déjà
constituées et externes à l’activité conjointe du maître et des élèves ;
– tant que l’on suppose que le maître, d’un côté, impose des normes aux-
quelles les élèves, de leur côté, doivent se soumettre ;
– ou encore que cette adaptation relève uniquement de l’initiative per-
sonnelle de l’élève, de son milieu social ou de ses capacités cognitives.
Or, cette cécité, qui nous affecte tous, peut être aisément levée dès que
l’on adopte un autre point de vue, ou plutôt un double point de vue : prendre
au sérieux le milieu et les techniques scolaires de travail qui médiatisent les
interactions maître-élèves et considérer ces processus interactifs dans une
perspective socio-historique et constructiviste, telle que Wallon et Vygotski
ont pu la développer, par exemple. « Pour l’un et pour l’autre, l’organisation
psychologique est construite de façon médiate par la culture d’une communauté.
C’est-à-dire par les tâches assignées, par les outils offerts (les outils matériels
comme les techniques de représentation) ainsi que par les œuvres culturelles
(les institutions comme les œuvres artistiques ou scientifiques) et la division
sociale du travail qu’elles impliquent », (Deleau, 1999).
Il est clair que les repères comportementaux et les dispositions psychiques
que construiront les élèves dépendent de la façon dont le milieu de travail
est structuré et de l’initiative que les enseignants leur laissent prendre. Mais
la structuration du milieu comme la prise d’initiative sont contraintes par
les savoirs mis en jeu.

OBJETS SCOLAIRES ET OBJETS DE SAVOIR

Le calendrier, la numération, les histoires, les comptines… sont autant d’ob-


jets scolaires qui renvoient à des œuvres humaines que l’école a la mission
de transmettre. Mais peut-on pour autant parler de savoirs, à propos de tels
objets ? Par exemple, il semble établi que compter les présents et les absents

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Comment l’enfant devient élève

est une création institutionnelle qui permet d’engendrer une activité de


comptage à l’école maternelle. Mais est-ce pour autant une activité mathé-
matique ? « Sans doute pas ! » nous diront, à juste titre, les didacticiens des
mathématiques. Les gestes accomplis ne présentent ni la spécificité ni la
fonctionnalité de l’activité mathématique qui les a produits et qui est sus-
ceptible de les réifier.
Les situations de comptage auxquelles nous nous intéressons ici se distin-
guent effectivement de façon fondamentale des « situations didactiques »
auxquelles s’intéressent les didacticiens. Il faut être clair et ne pas faire fausse
route en pensant que les techniques que nous observons guident l’élève vers
la construction du nombre ou qu’il s’agit d’un apprentissage des mathéma-
tiques. Nous assistons à des situations où les gestes mis en scène « miment »
l’activité mathématique ; ils en ont l’apparence sociale mais pas le contenu
cognitif. On pourrait dire la même chose des activités de lecture, telles quelles
se manifestent à propos des prénoms ou des jours de la semaine et qui se
distinguent d’une « leçon de lecture ».
Aussi, convient-il de ne pas se tromper de cible ! Une chose est d’initier
les élèves à l’arithmétique, la lecture ou l’écriture à partir de situations où
les contenus de savoirs sont mis en scène de façon efficiente : jeux mathé-
matiques, lecture à l’adulte, par exemple, à d’autres moments de la journée
et dans d’autres lieux que le « tapis ».
Autre chose est d’utiliser systématiquement le calendrier parce qu’il est
convenu que sensibiliser les élèves à l’utilisation d’un tel objet culturel les
aidera à se repérer dans le temps. Tout comme l’usage d’Internet à l’école
est supposé développer les capacités de recherche d’information. Ce qui peut
être une « vue de l’esprit » qui ne sera pas discutée ici.
Mais il est clair, dans ce que nous avons pu observer, que pas plus le calen-
drier que la numération ne font l’objet d’une étude spécifique. On a davan-
tage affaire à une « réalité scolaire » qu’à une « activité mathématique »,
stricto sensu.
Pourquoi alors recourir à un « arrière-fond » mathématique ? La raison
est simple et elle est d’ordre pratique : la manipulation sociale des nombres
permet, mieux que la météo ou le chant, de créer et de maintenir un ordre
scolaire auquel les élèves peuvent plus facilement s’assujettir. Un milieu
structuré est celui qui est capable de fournir la réponse à la question qu’on
se pose. En cela, les nombres permettent de mieux structurer le milieu, dès
l’instant où l’information prélevée est peu ambiguë, facilement contrôlable
et les décisions prises entraînent sans difficulté le consensus « Où se trouve
3 ? Entre 2 et 4, vous êtes d’accord ? ».
C’est parce que ces objets ont été désignés par l’institution comme des
objets d’activité qu’ils prennent l’apparence de savoirs constitués. L’institution
crée ainsi une fiction. Mais il est particulièrement intéressant de remarquer
ici que cette fiction, ce « faisons comme si nous avions affaire à de vrais

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

savoirs », permet, tout aussi bien que des situations structurées autour de
contenus spécifiques, d’assujettir des élèves à un savoir, fût-il supposé ou
« décoratif », dès lors qu’il est enseigné ! Le fait que la date soit enseignée
mobilise des techniques de transmission-apprentissage qui prennent en charge
l’activité des protagonistes. C’est la raison pour laquelle nous avons été ame-
nés à proposer (Amigues, Garcion-Vautor, à paraître) que les pratiques péda-
gogiques dissimulaient des savoirs. La dissimulation consiste, d’une part, à
« escamoter » les savoirs savants de référence, mais consiste, d’autre part,
à présenter les savoirs enseignés comme le résultat du travail collectif.
Dès lors, ce serait une erreur de discréditer la portée formative de tels
objets au nom d’une faiblesse épistémologique. Ils sont tout aussi dignes que
des savoirs disciplinaires (les histoires, les comptines, les jeux de classement,
de désignation, etc.) sont autant d’instruments de transmission sociale et de
forme d’expérience sociale partagée (voir entre autres Bruner, 1991 ; Netchine-
Grynberg et Netchine, 1999) qui jouent le rôle « d’instruments psycholo-
giques » (Vygotski, 1934-1985) ou de « disciplines mentales » (Wallon,
1941-1957). La comptine numérique, les gestes du doigt et de la main, le
regard et le mot-nombre prononcé sont autant d’éléments constitutifs de
schèmes (au sens de Vergnaud, 1993) qui permettront l’assimilation de savoirs
ultérieurs. Leur rôle n’est donc pas mineur du point de vue de l’acquisition
de compétences numériques et les enseignants qui leur prêtent une atten-
tion particulière ne s’y trompent pas.
À l’école maternelle, ce n’est pas la nature du savoir qui fait que les élèves
distinguent le travail du jeu ou les activités entre elles. C’est le lieu et le
moment de la journée qui les disposeront autrement dans un rapport à un
objet de savoir, lui-même différent. D’où l’importance à accorder aux divers
milieux de travail dans lesquels sont inscrits les objets culturels, qui sont
autant de systèmes de médiation pour le déroulement de l’activité collec-
tive. Nous retrouvons ici la question de la « transition » d’un milieu à un
autre, mais nous sommes amenés à nous en poser une autre, qui lui est étroi-
tement liée : comment des techniques acquises par les élèves dans un milieu
donné peuvent-elles se reproduire ou se stabiliser dans le temps ? En d’autres
termes, la question est de savoir comment s’y prend l’institution pour que
se conservent ces techniques dans le temps alors qu’elles sont appelées à
évoluer avec les divers objets de savoir ? De ce point de vue, les pratiques
rituelles sont vraisemblablement la manifestation organisationnelle qui tra-
duit le mieux l’intention de l’institution.

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CHAPITRE
9

Les rituels scolaires comme cadre


d’enseignement-apprentissage

L es pratiques rituelles, à l’école maternelle, sont extrêmement fréquentes,


au point de se demander si elles ne constituent pas l’essentiel des pratiques
pédagogiques. Elles concernent l’accueil, la mise en rang, l’appel, le passage
aux toilettes, l’organisation du goûter, etc. Elles assurent notamment la tran-
sition d’un lieu à un autre, la circulation des élèves, la liaison entre les actions
réalisées, etc., autant de fonctions que nous avons déjà évoquées.
Le caractère routinier et répétitif de ces « pratiques courantes » les rend
transparentes et leur confère un rôle secondaire dans l’action de l’enseignant,
alors qu’elles en constituent le cadre de mise en œuvre : les cours, le dérou-
lement des leçons, la façon d’introduire un nouveau sujet ou de terminer
une séquence sont autant de moments hautement ritualisés qui marquent
une frontière symbolique entre un « avant » et un « après », « l’ancien »
et le « nouveau », etc.
La notion de rite ou de rituel, sous-jacente à la notion de rituels scolaires,
est sémantiquement généreuse. On retrouvera à nouveau les conduites cor-
porelles, les rapports sociaux et le milieu conjugués dans leur dimension sym-
bolique. Cette notion fait référence au sacré, qui désigne ici les savoirs à
enseigner tels que l’institution les considère. Elle contient aussi l’idée de sépa-
ration entre le sacré, qui concerne tout particulièrement la conduite symbo-
lique (renvoyant à la communauté) et le profane, caractéristique de la conduite
spontanée (renvoyant à l’individualité). Elle contient enfin celle de milieu
consacré à la célébration du savoir (la classe) distinct de milieux qui n’en sont
pas (la cour de récréation, par exemple). On entend par « rituels scolaires »
des cadres de fonctionnement collectifs qui se répètent dans le but de produire
des effets psychiques durables chez des individus soumis à un ordre didactique.
Cette définition désigne des actes de l’institution scolaire. Aussi dépasse-
t-elle largement ce que l’on nomme habituellement les « rituels » à l’école
maternelle, même si elle permet d’en décrire le fonctionnement. L’intérêt
d’étudier ces rituels à l’école maternelle réside dans le fait que l’on peut

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

observer ces processus déployés dans leur ensemble, alors que, plus tard,
dans la scolarité ils se présentent davantage sous forme de traces. Nous
reviendrons sur les pratiques rituelles en maternelle à la fin de ce chapitre,
mais, pour l’instant, nous allons présenter les fonctions qu’assurent ces rituels
scolaires de façon à mieux rendre compte des rapports qu’entretiennent les
conduites corporelles, les rapports sociaux et le milieu.

FONCTION SOCIALE DES RITUELS SCOLAIRES

Dans leur fonction sociale, les rituels scolaires tendent à consacrer ou à légi-
timer une limite arbitraire. C’est signifier, à travers une pratique collective,
ce qui est licite et ce qui ne l’est pas ; c’est un « acte d’institution » (Bourdieu,
1982) qui consacre simultanément un ordre social et un ordre mental, et
rend visible désormais une ligne de démarcation. Par exemple, passer du
milieu familial au milieu scolaire, passer d’un lieu d’activité ludique à un
lieu de travail, c’est franchir une frontière – physique et symbolique – à par-
tir de laquelle l’élève doit se comporter différemment.
En considérant les rites comme des actes d’institution, Bourdieu (1982)
considère que la ligne de démarcation est plus importante que la « notion
de passage » habituellement véhiculée par le rite. L’importance réside dans
le fait qu’une fois la limite franchie l’élève est justiciable de ce que l’on
attend de lui. « Ainsi, l’acte d’institution est un acte de communication mais
d’une espèce particulière : il signifie à quelqu’un son identité, mais au sens à
la fois où il la lui exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous [...]
et en lui notifiant ainsi avec autorité ce qu’il est et a à être » (Bourdieu, 1982).
C’est ce que nous avons observé avec les rappels à l’ordre, par exemple.
Ainsi, cet acte va transformer n’importe quel enfant en élève. Se taire quand
la maîtresse parle, lever le doigt avant de prendre la parole, ne pas se dépla-
cer sans autorisation, etc., constituent en quelque sorte des conséquences
rituelles qui signifient comment l’élève doit se comporter, à un moment
donné, dans un lieu donné, pour réaliser une tâche particulière.
Dans un tel cadre, le type de communication, nous l’avons vu, est parti-
culièrement remarquable dès l’instant où, souvent réduite à un dixit muet,
elle désigne des attentes, des comportements, et constitue un moyen effi-
cace d’assigner leur place et leur espace d’activité aux acteurs (les élèves au
tableau doivent raisonner à haute voix et les autres « dans leur tête »). Cette
efficacité silencieuse de la distribution des places et des rôles des acteurs
constitue un réducteur de tension sociale et un dispositif cognitif d’une effi-
cience sans pareille. « L’institution est un acte de magie sociale qui peut créer
la différence ex nihilo ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, exploiter en
quelque sorte les différences préexistantes » (Bourdieu, 1982). C’est ce qui va

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Comment l’enfant devient élève

permettre de consacrer dans un ordre didactique des positions distinctes –


celle de maître et celle d’élève, en l’occurrence – en faisant passer ces pro-
priétés de nature sociale pour des propriétés naturelles.
Nous avons vu qu’il était difficile de saisir cette fonction sociale indépen-
damment de l’organisation des lieux et des corps qu’elle met en rapport. En
ce qui concerne les lieux, les rituels scolaires délimitent un espace de légiti-
mité des objets (matériels, techniques et symboliques) et des actions. Nous
avons déjà évoqué les différents « coins » (dînette, poupées, lecture…) dans
lesquels les objets spécifiques d’un lieu ne peuvent voyager dans un autre. Ils
sont assignés à résidence et ne peuvent franchir les frontières de l’espace d’uti-
lisation. Les rituels scolaires désignent ce qui est de l’ordre de la transgression
par rapport à des frontières spatiales et que les élèves parviennent à repérer,
par exemple, parce qu’il faut systématiquement remettre les objets à leur place.
Il en va de même avec les « objets extérieurs » à l’école amenés par les
élèves. Ils sont provisoirement « confisqués » dans la « boîte des mamans »
prévue à cet effet. C’est un réceptacle qui marque la séparation entre un lieu
extra-scolaire et un lieu scolaire : cet objet doit rester extérieur au lieu de tra-
vail, le tapis. Cela n’est pas toujours suffisant pour que l’élève l’oublie, et son
inquiétude peut perturber le travail à faire : « Ta carte, on l’a rangée dans la
boîte des mamans, elle reste dans la boîte des mamans, tu la prendras après. »
En ce qui concerne les dimensions corporelles, les rituels scolaires contri-
buent à l’incorporation des savoirs, qui se traduit souvent par des souffrances
(corporelles et psychiques). La maîtrise du corps par les élèves constitue une
condition sine qua non de l’apprentissage scolaire. La première condition
d’entrée en maternelle n’est-elle pas la « propreté » de l’enfant ? Cela signi-
fie clairement que s’il est capable de se contrôler, il est alors en mesure d’ap-
prendre et de maîtriser la frustration. Nous rencontrons, à propos
d’enseignement-apprentissage, intimement liées, des contraintes d’ordre psy-
chologique et d’ordre institutionnel1. L’adoption par les élèves de postures,
de gestes adaptés, d’attitudes conventionnelles va de pair avec la recherche

1. L’adéquation actuelle entre les contraintes psychologiques et les contraintes insti-


tutionnelles est compromise avec la scolarisation des enfants de 2 ans. Des études socio-
logiques ont montré, de façon statistique, que la scolarisation précoce (dès 2 ans)
favorisait l’adaptation scolaire. Depuis longtemps, les psychologues, quel que soit leur
domaine (psychanalytique, développementaliste…), ont préconisé la scolarisation à par-
tir de 3 ans. Ce serait donc au prix d’une souffrance psychique supplémentaire, qui
laisserait des traces par la suite, que les plus petits parviendraient à s’adapter au rythme
scolaire. Il est regrettable que ce point ne fasse pas davantage l’objet d’un débat. La
vérité statistique ignore cette réalité psychique. D’ailleurs, en règle générale, une classe
composée d’enfants de 2 ans correspond davantage à une « classe enfantine » ou à
une grande section de crèche qu’à une classe maternelle. Et les enseignants, en tant
que maîtres d’école, sont assez démunis ou désemparés face à ce public.

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

de l’efficience de l’acte d’apprentissage ; c’est en cela que les rites scolaires


peuvent être considérés comme un cadre d’enseignement-apprentissage.
Ce qui est recherché dans la transformation corporelle de l’élève, c’est une
transformation intellectuelle vis-à-vis d’objets culturels et de leur transmission.
L’évolution corporelle visée par l’école maternelle est inséparable de l’ac-
quisition de schèmes d’action jugés pertinents ou essentiels pour la réalisation
d’une activité particulière. Cela est rendu possible par des rituels scolaires qui
règlent l’action et correspondent à des nécessités de réalisation. La notion de
rituel scolaire permet de mieux comprendre que le développement du temps
et de l’espace chez l’enfant met en jeu des instruments qui permettent diverses
activités faisant référence au corps de l’enfant, tel qu’il est légitimé par l’ins-
titution, et non directement à son corps propre. Sur ce point, on a vu avec
les « rappels à l’ordre » que les transgressions corporelles pouvaient entraî-
ner l’exclusion du lieu de travail. Tout comme pour les actes de pensée, l’ins-
titution assure une fonction de médiation entre soi et son corps. En d’autres
termes, c’est par une référence constante à l’institution et à la légitimité cor-
porelle que l’élève construit un rapport à son corps propre2.
Il est clair que ce travail d’incorporation ne se fait pas sans manifestation
affective, sans coût émotionnel fort. Le rapport entre le corps et l’esprit, l’af-
fect et la cognition est le siège de manifestations émotionnelles, dont il faut
dire quelques mots dans le cadre des rituels. L’émotion est à la fois un trait
d’union entre les individus et entre les individus et soi. Le partage des émo-
tions est ce qui unit les individus, qui fait que l’expression d’un affect est
interprétable par l’autre comme la manifestation d’une intention. C’est ainsi
que l’enseignant peut anticiper sur ce qui va se passer selon la posture d’un
élève, par exemple. Ce peut être aussi un énoncé verbal qui donne lieu à une
interprétation qui renvoie l’élève à lui-même, à sa façon d’agir ou de penser.
Un jeune enfant exprime à la fois ce qu’il ressent (de l’intérieur) et ce qui
est dans le milieu externe. Il ne distingue pas forcément ce qui lui revient et
ce qui lui est extérieur, « l’émotion est ce qui offre à l’activité mentale sa pre-
mière étoffe » (Wallon, 1941-1957). C’est lorsqu’il aura mis des mots sur les
objets, sur les actions et sur les autres3 qu’il prendra conscience de soi, de sa

2. Le rôle du corps à la maternelle est une préoccupation professionnelle (voir le


colloque de l’AGIEM, « Le corps aux sources de l’éducation », Épinal, 1988). C’est aussi
pour les mêmes raisons institutionnelles que l’école maternelle est appelée à porter
une attention particulière au corps de l’enfant, notamment en ce qui concerne les
sévices corporels ou la maltraitance dont il pourrait faire l’objet, même hors de l’école.
3. Très tôt, l’enfant tourne son attention et ses actions vers les autres avant de les
orienter vers les choses et le monde physique. Il sait attirer l’attention de l’adulte
pour agir sur le milieu (obtenir un objet, par exemple). C’est dans les rapports dif-
férenciés, proposés en retour par l’adulte, que l’enfant prendra progressivement
conscience de ses rapports aux choses et aux autres.

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Comment l’enfant devient élève

position par rapport aux autres, de sa place parmi les autres. L’interprétation
de ses actes par autrui, qui peut se réduire à un « simple » regard, le ren-
voie à lui-même dans son rapport au monde et au groupe. Les rituels per-
mettent que l’enfant confronte son expérience à celle des autres, qu’il la mette
à l’épreuve des autres. L’émotion est le trait d’union entre soi et les autres
qui interroge ses propres conditions d’existence. Elle préfigure la prise de
conscience qui se fera progressivement dans les rapports aux autres. Les rituels
permettent que se rejoue cette mise à l’épreuve dans un cadre qui contient
l’angoisse et rassure l’élève ; c’est le lieu où il peut prendre des risques sans
que soit menacée son intégrité. Les rituels fixent des limites pour que la parole
devienne une double ouverture, ouverture sur soi et sur les autres et non une
confiscation de soi dans une limite qui devient clôture4.
Les rituels scolaires désignent les limites du rapport au savoir non seule-
ment par rapport à des frontières spatiales qui le maintiennent, mais aussi
par rapport à des limites temporelles qui le font évoluer. L’élève doit être
« enrôlé » dans le cours de l’action elle-même, dans le déroulement tem-
porel de l’activité.

FONCTION CHRONOGÉNÉTIQUE ET TOPOGÉNÉTIQUE

Les deux situations suivantes mettent en scène, dans deux classes différentes,
deux élèves de service qui doivent donner la date du jour dans un tableau
à double entrée.
• E : On peut aussi dire…
Élève 1 : 3 + 0 = 3.
E : Allez vite les mettre dans le panier (les étiquettes-nombres).
E : On regarde le calendrier. Oui, c’est bien la case suivante.
E : Regarde quel jour c’était. Remets le doigt dans la case. Monte pour voir
le jour. Alors, c’est quel jour ?
Élève 2 : Samedi.
• E : Allez, regardez vite le calendrier, quatre enfants absents.
(Deux élèves sont au tableau et doivent trouver le jour, « samedi » :)
E : Allez, montrez-nous où on s’était arrêtés ? On essaie d’aller un peu plus
vite.
E : C’était quel jour, ça ?
(L’enseignante écrit « samedi » au tableau, sans le dire à haute voix.)

4. Le psychanalyste Denis Vasse analyse finement ce type de question à travers


une institution de type « maison verte », dans son ouvrage Se tenir debout et mar-
cher (1995). Sur les rapports affectif-cognitif, voir aussi Vygotski (1931-1998).

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

E : Je vous l’écris pour les autres, pour que vous le voyiez, c’est ce jour-là
qu’elles cherchent.
(Les élèves manifestent leur intention de répondre.)
E : Chut !
(Les élèves au tableau doivent répondre pendant que les autres doi-
vent chercher silencieusement « dans leur tête ».)
E : Dis, Sarah, toi, tu devrais vraiment savoir le lire !
(Sarah est l’une des deux élèves de service directement interpellée pour
s’acquitter de sa tâche.)
On remarquera que, dans ces deux classes différentes, le cadre de fonc-
tionnement est analogue. À chaque fois, les élèves sont soumis à un rythme
imposé par la maîtresse et ils ne peuvent pas faire autrement que de s’y sou-
mettre. Dans ces situations, les élèves sont captifs de l’accomplissement tem-
porel de l’action. L’élève est constamment contraint de « suivre le rythme »,
il est assujetti au déroulement du « temps didactique » (Chevallard et Mercier,
1987).
Les enseignants organisent les conditions dans lesquelles les élèves ren-
contrent les objets de savoir et dans lesquelles évoluera le rapport à ces
objets, ce que l’on nomme généralement la « progression pédagogique ».
Or, ce déroulement temporel ne se ramène pas à du « temps qui passe »
mais à du savoir qui avance. C’est ce que Chevallard nomme la « chrono-
génèse ». Pour avancer dans le savoir, l’enseignant fait avancer le temps
(« on essaie d’aller plus vite », la maîtresse écrit pour les autres, les élèves
sont davantage guidés de façon à « gagner du temps »). Mais il peut aussi
le ralentir lorsqu’il s’agit d’instaurer un rapport particulier à un objet. Dans
ce cas, les élèves cherchent davantage par eux-mêmes, dialoguent, le pro-
fesseur les « laisse mijoter pendant un moment ».
La fonction chronogénétique est ce qui fait que l’enseignant est amené à
introduire de nouveaux objets lorsque les élèves maîtrisent suffisamment les
techniques opératoires correspondantes ou lorsqu’il veut les faire évoluer :
E (à la classe) : Qu’est-ce qu’il nous reste à faire ?
La classe : La croix.
E : La croix pour dire que le jour est là [sur un calendrier du commerce].
Regardez une chose, il reste combien de jours pour que le mois de mars
soit fini ?
E : Allez, on compte.
La classe : 1, 2, 3, 4, 5.
E : Il reste cinq jours et quand le mois de mars sera fini, qu’est-ce qu’on va
faire ?
La classe : On va déchirer la page.
E : On va enlever la feuille (du calendrier) et ce sera quel mois ?
Juan : Avril.

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Comment l’enfant devient élève

E : Ce sera le mois d’avril, Juan, il le sait parce que ça va être quoi ?


Juan : Mon anniversaire.
E : Quel âge tu vas avoir ?
Juan : 5 ans.
Un élève : Moi aussi.

Dans cet exemple, on voit comment la maîtresse s’appuie sur du « connu »


pour faire avancer l’action présente (« Qu’est-ce qu’il nous reste à faire ?
Qu’est-ce qu’on va faire ? »). Pour répondre à une question, la classe utilise
ce qu’elle sait faire, par exemple compter : « Il reste combien de jours pour
que le mois de mars soit fini ? Allez on compte. » Nous avons vu, dans plu-
sieurs exemples, que les pratiques rituelles permettaient d’inscrire l’action
individuelle dans la réalisation collective. Néanmoins, il convient tout parti-
culièrement de noter ici que le temps qu’engendrent les rituels concerne aussi
de nouveaux objets. Dans cette situation, la maîtresse utilise du « connu »
pour annoncer du nouveau : « On va enlever la feuille et ce sera quel mois ? ».
La chronogénèse désigne ici le savoir qui avance dans le temps, et cette évo-
lution est produite par la maîtresse qui s’emploie à faire vieillir des objets ou
à les rendre obsolètes, de façon à les retirer du milieu pour en introduire de
nouveaux. Cette « nouveauté », facticement créée par la maîtresse, est cepen-
dant le signe manifeste pour les élèves qu’ils progressent dans le savoir, qu’ils
avancent dans le temps en apprenant des choses nouvelles.
Cependant, la chronogénèse va de pair avec la topogénèse, qui désigne les
places respectives du maître et des élèves dans le rapport au savoir. Nous
avons évoqué à plusieurs reprises cette fonction sans la nommer ainsi. Elle
renvoie à l’assujettissement du professeur et des élèves aux règles du jeu, à
leur place respective et aux rôles qu’ils sont nécessairement appelés à rem-
plir dans l’organisation didactique par rapport au savoir enseigné. Sans cette
disposition spatiale et sociale relative au savoir, celui-ci ne peut plus être
célébré, transmis et approprié, selon les rites de l’institution scolaire. Si l’en-
seignant ne remplit pas sa fonction de maître, l’enfant ne peut tenir son rôle
d’élève et la forme scolaire s’estompe. Dans les exemples ci-dessus, nous
voyons comment la place qu’occupent les élèves (ceux qui sont de service et les
autres, par exemple) devient une possibilité d’agir d’une certaine façon. C’est
la raison pour laquelle les élèves de service ne sont pas désignés au hasard,
mais le deviennent à tour de rôle. C’est un moyen « équitable » qui permet
à chaque élève d’occuper cette place pour découvrir une possibilité d’action
qu’il ne pourrait pas découvrir d’une autre place. Ainsi, que ce soit la rota-
tion des élèves de service ou que ce soit le mécanisme de double alternance
rapidement présenté dans le premier exemple (changement d’objet/change-
ment d’acteur, passage de l’individuel au collectif, etc.), on a affaire à autant
de moyens qui permettent aux élèves de contribuer à l’avancée du savoir et
à la construction collective du savoir enseigné.

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

Ces deux fonctions – chronogénétique et topogénétique – sont simulta-


nément engendrées et entretenues par les rituels. Dans ce cadre, l’élève ne
peut en aucun cas régresser ou se mettre à l’écart : il doit montrer qu’il
avance, non seulement comme les autres, mais avec les autres. Les rituels
scolaires constituent en quelque sorte une « mise au pas » de l’élève qui est
soumis à un rythme d’exécution collective. La fonction symbolique du rituel
se montre très efficace pour rompre avec le rythme spontané de l’élève. On
peut constater aussi, chez l’ensemble des enseignants, la mise en œuvre de
scénarios et de techniques similaires pour « enrôler » les élèves dans des
pratiques participatives, dont on connaît l’importance sur le devenir scolaire
des élèves : la participation orale, l’adaptation au rythme de la classe et la
réalisation de sa tâche « dans les temps » constituent de bons prédicteurs
de réussite scolaire au CP (B. Zazzo, 1978). Dans ces conditions, l’aménage-
ment du milieu de travail ne se limite pas à la disposition d’objets, mais
consiste également à prévoir une place à partir de laquelle les élèves pour-
ront interagir avec eux, dans leur rapport aux autres. Il n’est donc pas éton-
nant que cette préoccupation professionnelle se trouve mise en œuvre avec
autant d’insistance dans des gestes quotidiens des maîtres de maternelle.

FONCTION CONTRACTUELLE

La fonction contractuelle des rituels se réalise dans et par l’accomplissement


de l’action collective. Elle ne peut donc pas être pensée indépendamment
de cette réalisation. C’est en cela que cette fonction peut être rapprochée
de ce que les didacticiens des mathématiques nomment le « contrat didac-
tique » (G. Brousseau, 1986). Le contrat didactique, comme la fonction
contractuelle des rituels scolaires, véhicule l’idée que ce contrat ne préexiste
pas aux intéressés et se distingue en cela d’un contrat civil ou de normes
sociales externes, que nous avons évoquées précédemment. Pour les didac-
ticiens, ce concept désigne le processus qui règle les rapports entre l’intention
du professeur et celle des élèves, relativement à un objet de savoir. Leurs tra-
vaux montrent les « règles spécifiques » qui lient les intentions des prota-
gonistes et l’apprentissage du sens relatif à un objet de savoir particulier
(mathématique).
Y. Chevallard (1988) conçoit le contrat didactique comme un « acte sym-
bolique fondateur » de la relation didactique. « Le contrat didactique réunit
(en les créant comme tels) trois termes (trois instances) et non deux comme on
le croit quelquefois. Par lui naissent l’élève (le sujet enseigné), le professeur (le
sujet enseignant) et le savoir, en tant que “savoir enseigné” ; le contrat régit
donc l’interaction didactique entre maître et élève à propos du savoir, soit ce
que j’ai appelé la relation didactique. »

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Comment l’enfant devient élève

Dans cette perspective, le contrat didactique est dépendant et révélateur


de la spécificité du milieu de travail et des interactions maître-élèves rela-
tives à un objet de savoir (quel que soit ce savoir). C’est la rencontre des
protagonistes dans un milieu donné qui engendre la contractualisation des
actions communes (il faut se mettre d’accord dans l’action sur les façons de
procéder) auxquelles les protagonistes se soumettent (chacun de sa place et
dans son rôle). De même que la négociation du sens de ce que l’on est en
train de faire, en référence à la manipulation d’un objet particulier, est
constante.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi les termes du contrat se rejouent
d’une situation à l’autre et sont donc appelés à évoluer dans le temps. Mais
cette évolution peut se produire également dans une même situation. C’est
le cas lorsque l’objet de travail change, ou encore que le sens de ce que l’on
est en train de faire est remis en cause d’une façon ou d’une autre : diver-
gence d’interprétation sur ce qu’il y a à faire ou sur la façon de le faire,
incompréhension de la part de l’élève, remarque sur la manière dont les
actions sont considérées par l’enseignant : « Moi aussi, je l’avais dit ! Oui,
mais tu n’as pas levé le doigt et c’est pas toi que j’ai interrogé. »
Ces divergences consécutives à la réalisation collective renvoient aux rôles
respectifs des acteurs et sont inhérentes au déroulement de l’action. Elles
entraînent des réajustements nécessaires pour que la tâche soit conduite jus-
qu’à son terme. Elles révèlent l’existence d’un contrat à l’œuvre, d’un
« contrat tacite », connu de tous, difficilement nommable par les intéres-
sés, mais systématiquement évoqué et rappelé, pour restaurer l’action ou la
réorienter. Ces « ruptures de contrat » montrent de fait les « règles consti-
tutives du jeu » dans lequel se trouvent engagés les maîtres et les élèves
dans ces situations de travail. C’est dans ce jeu de règles, aussi subtil que
clandestin, que les intéressés se trouvent pris dans un ordre didactique auquel
ils se soumettent en s’y engageant.
Dans ce sens, on ne peut pas dire que le contrat soit monopolisé par l’en-
seignant ; il n’en est ni le gestionnaire ni le dépositaire. Nous avons vu dans
le chapitre précédent, à propos du partage des responsabilités, combien les
élèves sont à même d’y recourir, parce « qu’ils n’y voient pas » ou parce
que Jean a soufflé la réponse à William et qu’« il s’est levé en plus ». Sur
ce point, les élèves sont tout autant vigilants que l’enseignant ; c’est la rai-
son pour laquelle ce contrat est appelé à évoluer dans le temps sous l’effet
de leurs actions respectives.
Cependant, l’enseignant peut agir sur le contrat, par exemple lorsqu’il veut
donner à certains moments l’initiative à l’élève. En lui déléguant sa res-
ponsabilité pour montrer les choses, dire le « vrai » ou le « faux », il demande
à l’élève d’agir « à sa place », alors qu’il pensait que son rôle d’élève consis-
tait à regarder en silence et à écouter attentivement la parole professorale
(voir les fonctions chronogénétiques et topogénétiques). Pour initier l’enfant

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

à son métier d’élève, le maître introduit ainsi des « ruptures de contrat »


que le cadre des rituels scolaires lui permet de gérer. Il est difficile de pen-
ser comment de tels changements dans la relation didactique seraient contrô-
lables sans un tel cadre5. On pourrait dire que le changement suscité par
l’enseignant est en quelque sorte une mise à l’épreuve du contrat. C’est dans
un tel cadre que les intéressés peuvent prendre des risques, des initiatives
productives, comme nous le verrons par la suite avec les routines.
La fonction contractuelle contribue à stabiliser et à légitimer ces façons
de faire. En se répétant de la sorte, la ritualisation organisée par l’école
maternelle confère aux règles d’action leur pérennité à travers diverses situa-
tions. Elle serait ainsi génératrice de techniques de travail pour l’élève et
d’habitudes collectives de travail pour la classe. En tant que générateurs de
sens et de pratiques spécifiques, les rituels scolaires présentent le caractère
collectif des constructions individuelles. Ils constituent en quelque sorte la
« mémoire collective » (M. Halbwachs, 1950-1997) qui structure l’action des
élèves. Ils peuvent ainsi transporter avec eux, au-delà des frontières des lieux
qui les ont constituées, ces dispositions structurantes qu’ils ont incorporées.

FONCTION INTÉGRATIVE

À l’école maternelle tout particulièrement, le travail des rituels consiste à ins-


taller les conditions nécessaires à tout apprentissage scolaire. Ce qui signifie
un travail d’intégration à la fois instrumental et social. Les routines de classe
ou les prises d’initiative sont autant de signes de cette double intégration.
Dans la situation suivante, les élèves doivent montrer le « 3 » sur la bande
numérique.
E : Quand vous avez trouvé le « 3 », vous levez la main. Quand vous levez
la main, je le vois.
Élève 1 : Entre le « 4 » et le « 2 ».
E : Ah, entre le « 4 » et le « 2 » ?
Élève 2 : Entre le « 2 » et le « 4 ».
E : Tu as raison, le « 3 » est ici, mais c’est entre le « 2 » et le « 4 ».
Élève 3 : Faut dire le plus petit d’abord.
E : Tu as raison, faut dire le plus petit d’abord.
La situation présentée est connue des élèves et la question posée par la
maîtresse n’est vraisemblablement pas nouvelle. Mais il est particulièrement

5. C’est ce que l’on peut observer, par exemple, auprès de professeurs débutants
qui éprouvent parfois des difficultés pour « récupérer » certaines situations, ou chez
des stagiaires remplaçants qui ignorent les « règles » du groupe-classe.

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Comment l’enfant devient élève

intéressant de noter qu’un élève donne la règle que la maîtresse voulait que
la classe trouve. Ainsi, ce cadre permet de réinscrire une connaissance déjà
ancienne et de montrer qu’elle est connue de tous. Le fait qu’elle soit pro-
noncée par un élève témoigne de l’avancée collective des connaissances. La
fonction symbolique du rituel consiste ici à montrer que la classe construit
un savoir commun et qu’il est partagé par tous.
On retrouve à peu près le même scénario dans l’exemple suivant, où les
élèves doivent donner la date du jour.
E : Cathy, va-y, on écoute Cathy, chut !
E : Alors, est-ce que quelqu’un sait le nom du jour ?
Élève 1 : Mardi.
E : Comment tu le sais ?
Élève 2 : Parce que ça commence par « M ».
E : Ça commence par « M » comme qui ?
Élève 3 : Comme « Maman ».
Élève 4 : Comme « Marie ».
E : Comme « Maman », comme « Marie ».
Élève 5 : Comme « Mars ».
E : Comme « Mars », très bien !
Les pratiques rituelles véhiculent l’idée qu’une communauté de travail par-
tage des savoirs, mais aussi les moyens de les produire : « Comment tu le
sais, parce que ça commence par “M”. » Ces effets d’intégration repose sur
une « extériorisation », une « objectivation » des manières de faire, des
techniques à l’œuvre. Ils expriment ainsi des normes ou des conventions,
non seulement des échanges, mais aussi des modes publics de production et
de contrôle. Cependant, cette vérification publique peut perdre son carac-
tère systématique lorsque la maîtrise de la technique en question n’est plus
problématique. C’est ce que l’on nomme alors des routines.
Louise : Tout le monde est là ce matin.
E : Louise nous a gentiment fait remarquer que tout le monde est là ce matin,
il n’y a pas d’absent.
E : Bon, alors, qui va mettre la date ?
Aujourd’hui, c’est à Léo de mettre la date.
(Léo se lève et va au tableau.)
Louise a anticipé sur le travail à faire. À son initiative, elle prend la res-
ponsabilité de vérifier les absences, alors que la tradition voudrait qu’elle le
fût par le collectif. À travers cet exemple, on peut apprécier la progression
des manières de faire entre la petite section et la grande section. Ce qui était
dans la PS une tâche problématique, qui demandait une mise en scène
(mettre les étiquettes-photos, etc.) et une réalisation collective, devient un
geste individuel à la GS. De plus, ce geste est repéré par le groupe comme

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

une contribution personnelle positive pour l’avancée du travail. Le travail


des rituels consiste à transformer des activités collectives en routines de classe
et ces routines en schèmes d’action incorporés et exprimables de façon sin-
gulière ou individuelle. Dans ces conditions, il est possible de repérer l’ac-
tion individuelle comme conforme aux conventions ou aux règles en vigueur
dans ce cadre, à ce moment précis. Mais ce qui est aussi rendu possible, c’est
de considérer l’auteur de cette action comme membre du collectif de tra-
vail. Les rituels scolaires permettent d’intégrer dans le même mouvement
les élèves comme membres d’un collectif de travail, tandis qu’ils utilisent
progressivement les routines de classe comme règles de conduite individuelle
reconnue socialement par ce collectif.

Débat : les rituels scolaires en question ?


Ce chapitre a voulu montrer le rôle décisif que jouent les rituels scolaires
pour l’assimilation de dispositions scolaires et de techniques de travail chez
de jeunes enfants débutant leur scolarité. Les différentes fonctions que jouent
ces rituels, que l’on pourrait regrouper sous la fonction symbolique des rituels
scolaires, contribuent à l’apprentissage du métier d’élève. L’idée essentielle
consiste à dire que ces dispositions au métier d’élève se construisent dans des
cadres de travail particuliers. Ces derniers offrent suffisamment de stabilité
et de répétition pour que ces dispositions psychiques se développent de la PS
à la GS. Cela se traduit chez les élèves par une prise d’initiative plus impor-
tante, par une attention plus focalisée, par un plus grand automatisme dans
les procédures, etc. En somme, ils ont construit des repères comportemen-
taux pour savoir comment s’y prendre en vue de réaliser des tâches scolaires.
Cependant, il est tout aussi difficile de saisir cette notion sur le plan concep-
tuel que sur le plan empirique, et cela pour trois raisons essentielles, ou trois
malentendus.
• En premier lieu, la difficulté provient du fait que nous évoquons une
fonction institutionnelle qui n’est pas facilement visible. La raison essentielle
tient à ce qu’elle traite de la question de dispositions scolaires que l’on attri-
bue généralement aux individus et non pas aux dispositifs institutionnels. Si
bien que l’on parle plus volontiers de prédispositions psychologiques ou socio-
logiques qui permettraient aux individus de s’adapter aux situations scolaires.
Ces dispositions, comme les situations scolaires, seraient déjà constituées et
non pas co-construites dans et par l’activité collective. Ainsi, les différences
de comportements que l’on pourrait observer chez les élèves seraient à recher-
cher dans leurs caractéristiques psychologiques ou sociales (la famille, par
exemple) et non pas dans ce que permet ou empêche un dispositif pédago-
gique. C’est un premier malentendu.
• En second lieu, la façon dont les rituels scolaires ont été présentés ne
s’accorde peut-être pas avec l’image que l’on se fait généralement de l’en-

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Comment l’enfant devient élève

fant ou de l’élève de maternelle. Ils sont présentés comme nécessaires au


développement de compétences scolaires mais est-on sûr que cet ensemble
de contraintes ne parvient pas à broyer dans ses rouages ces personnalités
naissantes ? Serait-ce le prix à payer pour avoir des élèves adaptés au sys-
tème éducatif ?
Il est vrai que les rituels scolaires constituent un cadre rigoureux et exi-
geant. La fonction symbolique permet justement de réguler des tensions et
des conflits entre des choses que l’on oppose habituellement, ou qui sont
supposées s’exclure mutuellement : c’est un second malentendu. Les
contraintes auxquelles il faut se soumettre sont aussi des ressources et des
possibilités d’actions nouvelles ; le milieu contraint l’action en même temps
qu’il la suscite ; le collectif exige des actions réglées pour les reconnaître
comme actions individuelles, etc. C’est parce que Louise s’est soumise à de
telles contraintes qu’elle peut ensuite participer à l’ordre didactique auquel
elle est assujettie6.
Les rituels scolaires sont une puissante « machine symbolique » à struc-
turer des dispositions individuelles, à les incorporer pour pouvoir les trans-
porter ailleurs. Aussi est-il légitime de s’interroger sur les conséquences des
pratiques rituelles dès lors qu’elles peuvent engendrer des dispositions qui sont
à l’origine soit d’adaptations, soit d’inadaptations à des situations ultérieures.
C’est un enjeu essentiel pour l’école maternelle, premier maillon du système
éducatif. Victime de son succès, ne dit-on pas que c’est le lieu où « tout se
joue » pour l’élève ?
• Les rituels scolaires constituent un cadre de fonctionnement collectif
associé à un objet de savoir. La difficulté réside dans le fait qu’il faut main-
tenir le lien entre le milieu de travail, les rapports sociaux et les conduites
corporelles. Un troisième malentendu provient si le rituel du matin est consi-
déré comme une répétition quotidienne qui se suffirait à elle-même pour
favoriser l’adaptation des élèves aux situations scolaires. Parmi les observa-
tions conduites, nous avons pu observer, à certains moments, des simulacres
de rituels7. C’est notamment le cas, par exemple, lorsque le milieu est insuf-
fisamment structuré ou trop « touffu ». La prise d’information se fait mal
et ne peut fournir de réponse à la question posée. C’est aussi le cas avec
certains objets de savoir, comme la « météo » ou les « saisons ». Si bien
que, lorsque l’objet est peu consistant ou que le milieu est mal structuré, on
observe alors que les rapports sociaux ne sont pas régulés selon des règles

6. À l’instar de Louise, les élèves qui prennent des initiatives sont relativement
nombreux, ce qui tendrait à montrer qu’ils savent s’affranchir des contraintes aux-
quelles ils ont été soumis en les transformant en règles de conduite autonome.
7. Ces observations n’étaient pas réalisées dans une perspective évaluative ou quan-
titative, si bien que nous ne pouvons pas dire si les rituels sont « bien faits » ou
« mal faits » et dans quelle proportion.

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Les rituels scolaires comme cadre d’enseignement-apprentissage

fonctionnelles liées à la réalisation collective de l’action, mais selon des


normes sociales externes à l’activité. C’est pour ces raisons que nous avons
avancé l’idée que les nombres permettaient plus facilement de structurer le
milieu que la « météo » ou que nous avons souligné la nécessité de distin-
guer l’ordre didactique de l’ordre social. Lorsqu’on observe des simulacres
de rituels, on observe aussi que les élèves sont plus facilement exclus ou
tenus à l’écart de l’activité collective. Dans ces conditions, la fonction inté-
grative instrumentale et sociale ne peut être réalisée. On assiste alors à des
rituels « creux », « vidés de leur sens », des rituels fétichistes qui sont une
fin en soi.

Cette discussion n’est pas indépendante des questions professionnelles que


se posent les enseignants de maternelle sur l’utilité des « rituels » du matin.
Les avis en la matière sont divisés : « c’est une obligation qu’il faut satis-
faire », « c’est un moyen incontournable pour “démarrer” la journée »,
« c’est un lieu fondamental pour l’apprentissage », « c’est bien pour regrou-
per les élèves mais ce n’est pas là que se fait l’apprentissage ». Les rituels
pratiqués à l’école maternelle ne fondent pas de convictions professionnelles
fortes chez les enseignants. Cela n’est pas étonnant dès lors que les rituels
scolaires sont des actes d’institution qui ne se donnent pas à voir en tant
que tels. Mais cette question n’est pas spécifique à la maternelle : elle
concerne également les autres niveaux d’enseignement, chaque fois que se
pose la question de la mise au travail des élèves ou de la remise de copies,
par exemple. La façon de faire n’est pas neutre, elle n’est pas sans incidence
sur la suite du déroulement de la séance et la façon dont les élèves vont se
mobiliser. Un malentendu supplémentaire consisterait à penser que les rituels
scolaires n’ont plus de sens lorsque les individus sont supposés savoir se dis-
poser par eux-mêmes. Nous avons pu observer récemment la situation sui-
vante dans une classe de lycée, à propos de l’appel. Dans un cas, le professeur
faisait un appel de type « administratif » dans un certain brouhaha, la mise
au travail a pris du temps, les rappels à l’ordre étaient de même nature que
ceux présentés ici. Dans un autre cas, l’appel a consisté à savoir aussi pour-
quoi les élèves étaient absents, qui s’occupait de leur passer les cours et les
exercices, de manière à ce qu’ils ne prennent pas trop de retard, etc. La
façon dont ces mêmes élèves se mobilisaient avec un professeur et avec
l’autre était nettement différente. L’appel a pris légèrement plus de temps,
mais la mise au travail fut plus rapide et plus « calme » dans le second cas.
Ce n’est pas parce que les rituels scolaires ne se voient pas qu’ils n’agissent
pas, fût-ce à l’insu des intéressés. Ces derniers en ressentent cependant l’ef-
fet, car on l’a vu, à travers les différents exemples, l’investissement physique
et psychique est coûteux, les efforts déployés par les acteurs soutenus, etc.
Et ces effets se traduisent, selon les cas, en termes de plaisir, de fatigue, de
désintérêt, voire de souffrance de la part des professeurs et des élèves.

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Comment l’enfant devient élève

Aborder l’enseignement en maternelle par les rituels scolaires, c’est d’abord


considérer l’acte d’enseignement comme un acte d’institution. C’est ensuite
considérer l’ensemble des contraintes auxquelles sont assujettis les ensei-
gnants comme les élèves. Cela revient aussi à montrer à la fois la violence
symbolique exercée par l’institution sur les élèves et ces pratiques rituelles
constitutives d’un cadre qui rassure l’enfant, contient son angoisse, lui dit
« comment se comporter » dans une situation où il ignore « ce qui va lui
arriver », un cadre propice à la mise en place de routines scolaires qui lui
permettent de faire face à des objets de savoir qui évoluent.
Enfin, envisager les situations scolaires comme un système qui met en rela-
tion l’enseignement, l’apprentissage et le développement psychologique, c’est
permettre de voir comment un enfant devient un élève.

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CHAPITRE
10

Devenir un élève,
c’est apprendre avec les autres
pour se construire soi-même

L’ entrée à l’école maternelle se traduit par des changements importants


chez l’enfant. On a vu comment ces changements étaient institutionnelle-
ment organisés pour faire en sorte que les contraintes imposées à l’enfant
se transforment en ressources pour l’élève. Le but de ce chapitre est d’exa-
miner plus en détail les changements psychologiques engendrés par l’ensei-
gnement.
Quels sont-ils ? En quoi sont-ils spécifiques des apprentissages scolaires ?
Comment contribuent-ils à la construction de l’élève en tant que sujet de
l’institution, et de l’élève en tant que personne ?
L’entrée à l’école maternelle s’accompagne d’un changement psycholo-
gique important qui ne procède pas d’une évolution psychologique sponta-
née. Le passage des interactions familiales « naturelles » entre un parent et
un enfant aux interactions didactiques, qui régissent les rapports entre un
adulte/enseignant et des enfants/élèves, constitue une rupture importante
sur le plan psychologique. C’est le point de vue que présente Vygotski (1935-
1997) dans un texte consacré à l’apprentissage préscolaire.
Selon cet auteur, c’est parce que l’école maternelle organise la rencontre
entre le « programme spontané de développement » de l’enfant et le « pro-
gramme de l’enseignement » du maître que ce changement est « artificiel-
lement » produit. La nouveauté pour l’enfant se manifeste, au moins, selon
trois manières :
– En premier lieu, l’intention didactique consiste à faire apprendre à l’en-
fant des choses qu’il n’est pas prêt à faire spontanément, comme lire et
écrire, par exemple.
– En second lieu, l’élève utilise son savoir-faire non pour satisfaire des pré-
occupations immédiates, mais pour répondre à une question qu’il ne se pose

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Comment l’enfant devient élève

pas, et que lui pose l’enseignant. De sorte que les perceptions, les actions,
le langage permettent d’observer, de catégoriser, de prendre conscience de
ce qui est fait et de rendre compte du rapport que l’élève instaure, non seu-
lement aux objets considérés et aux actions conduites, mais aussi aux autres.
– En troisième lieu, l’élève de maternelle découvre que la réflexion sur
l’action se conduit de façon collective : ce qui est nouveau, c’est de réfléchir
ensemble sur ce que chacun a fait et sur ce qu’il convient de faire.
L’école maternelle inaugure ainsi des pratiques scolaires (Amigues, Zerbato-
Poudou, 1996), inédites jusqu’alors pour l’enfant, qui se distinguent des pra-
tiques familières. Pour la première fois l’élève exerce de façon
systématique sa pensée sur son action. Mais ce qui est tout aussi nou-
veau – et spécifique de l’école – c’est que l’élève exerce sa pensée avec les
autres, dans l’interaction didactique et la communication avec autrui.

L’ÉCOLE MET EN PLACE UN CADRE POUR PENSER :


LE QUESTIONNEMENT DIDACTIQUE

Nous avons vu le caractère systématique et ritualisé des modes de commu-


nication en classe, dont il faut maintenant examiner les effets psychologiques.
Par exemple, cet assemblage de techniques (lever le doigt, attendre son tour,
écouter les autres, dire et/ou montrer à son tour) opère, avons-nous dit,
comme un système de pensée. Mais il nous faut insister ici pour dire que
ce système préfigure, en acte, ce que l’on nomme la pensée dialogique et
réflexive, qui permet de fournir des réponses argumentées. Cette capacité
intellectuelle, attendue et systématiquement sollicitée par l’école, doit être
progressivement incorporée par les enfants pour devenir des élèves. C’est la
raison pour laquelle elle y est régulièrement et publiquement exercée dans
des activités de conceptualisation, contrôlées par les élèves et l’enseignant.
Le milieu-classe contient ces compétences et les met en jeu dans le dia-
logue didactique, qui se caractérise par le triplet : question du professeur,
réponse des élèves, évaluation par le professeur. Ce type de dialogue, sou-
vent jugé trop rigide, correspond cependant à une nécessité. Le savoir ensei-
gné est collectivement construit par les élèves et l’enseignant. Dans ces
conditions, l’élève tout seul ne peut reconnaître l’objet à apprendre que si
celui-ci est socialement validé dans la classe comme tel, et il ne l’apprendra
que s’il est évalué par l’enseignant. Il apprend ainsi les techniques pour étu-
dier les objets de savoir qui lui sont présentés.
Le rôle de la question professorale pourrait paraître bizarre, si l’on veut
bien considérer que c’est celui qui connaît la réponse qui pose la question
aux élèves qui ne peuvent pas répondre. Mais le caractère incongru de ce
simulacre disparaît parce que la fonction de la question est justement de
créer l’ignorance chez l’élève (Pain, 1989 ; Mercier, 1996).

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Devenir un élève, c’est apprendre avec les autres pour se construire

Par la question « Qui peut me dire quel jour on est ? », par exemple, la maî-
tresse tente de faire partager aux élèves une intention didactique qui consiste
à obtenir une réponse construite sur des indices objectifs présents dans le
milieu (le calendrier, par exemple) ou sur une expérience partagée (« Qu’est-
ce qu’on a vu au cirque ? »), évocable, racontable et vérifiable par chacun.
Pour fournir sa réponse, l’élève travaille dans l’incertitude car il ignore si
ce qu’il dit ou fait correspond à l’intention manifestée par l’enseignant, et
si cela sera approuvé ou pas. En fait, la construction du sens, en situation,
est provisoire. Le statut cognitif de la réponse dépend des réactions des autres
élèves et de la sanction du maître. Selon que la réponse est confirmée ou
non dépend la reconstruction du sens de celle-ci. S’il a dit « vrai », le tra-
vail continue, sinon il faut « reprendre le raisonnement » pour pouvoir avan-
cer. L’élève peut en être l’artisan, il peut se faire aider par un camarade ou
le relais est pris par un autre élève1.
L’évaluation de l’enseignant ponctue ces différents mouvements. Ce type
d’évaluation produit un effet rétroactif. Elle montre l’effet de chaque acte
d’élève sur les précédents, au besoin par des retours en arrière, ce qui est
un moyen de « montrer » à tous la « manière de raisonner », en dialoguant,
en réfléchissant et en argumentant. L’exemple proposé au début de cette
partie illustre bien cette série d’enchaînements qui s’achève par une insti-
tutionnalisation de la réponse par l’enseignant : « Ça, ça avec une barre, tu
as raison, ça s’écrit comme ça ». C’est ce que les élèves devront désormais
savoir. Ce sera à cet instant précis que nombre d’élèves comprendront ce
qu’ils avaient à faire. La construction du sens requiert généralement une
reconstruction dans l’après-coup.
Le dialogue didactique met en scène les processus intellectuels que les
élèves doivent intérioriser, mais organise aussi les conditions de leur appro-
priation. Ces évaluations sont autant de scansions temporelles qui permet-
tent de resituer telle action dans un projet collectif, de distinguer ce qui ne
peut plus arriver, ce qui doit se reproduire et ce qui est en devenir2.

1. Ces différents mouvements n’engendrent pas seulement des effets cognitifs mais
aussi des effets affectifs. La possibilité de répondre « juste » ou celle d’être dessaisi
de la réponse ne sont pas sans conséquences sur la mobilisation de l’élève et son
émotivité. Tenir sa place lorsqu’on a répondu juste n’est pas la même chose que
tenir sa place lorsqu’on est dessaisi. Accepter ces changements de statut témoigne
que la réflexivité prend le pas sur la spontanéité. En outre, ces mouvements sont
acceptables parce qu’ils participent d’une expérience émotionnelle partagée.
2. Présenté ainsi, le dialogue didactique est à rapprocher du concept de « zone de
proche développement », proposé par Vygotski (1934-1985). Ce que l’on fait, ici et
maintenant avec l’aide des autres, ouvre sur des possibilités d’action ultérieures. On
retrouve ici une idée déjà proposée, à savoir que ce que retiendra l’élève dépend des
interactions mises en place dans la construction du milieu de travail.

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Comment l’enfant devient élève

C’est parce que l’enfant est « enseigné » qu’il devient un élève et, en tant
que tel, il apprend différemment à l’école que dans sa famille.

L’ÉCOLE MET EN PLACE UN SYSTÈME


D’ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE

La transmission de savoirs scolaires s’inscrit dans un système d’enseignement-


apprentissage qui « systématise » des procédés se distinguant des pratiques
familiales. Le dialogue didactique en est une bonne illustration. Il permet la
transmission systématique de procédés de pensée qui se substitue aux sollici-
tations sociales familiales et à leurs organisations plus ou moins formelles. C’est
le cas avec les activités langagières qui se développent selon les sollicitations
de l’entourage, propres aux modes familiaux de l’enfant, alors qu’elles évoluent
à l’école selon le questionnement didactique et le déroulement de l’activité.
Une seconde différence est liée au temps. L’enseignement distribue l’ac-
tivité dans le temps, ce qui engendre un décalage entre les situations d’en-
seignement, marquées par la réalisation d’une action, et l’apprentissage,
marqué essentiellement par une reconstruction différée de l’action. À l’école,
le caractère inachevé et la reprise constante de l’action pour la faire évoluer
se distingue alors des actions familiales. Celles-ci répondent à des intérêts
ou des besoins immédiats dont la satisfaction marque la frontière tempo-
relle et l’arrêt de l’action.
Une troisième différence provient du rythme imposé par le décalage entre
enseignement et apprentissage aux processus d’extériorisation/appropriation,
au point que l’on pourrait parler de pression psychologique, exercée par l’école
maternelle. Cette pression provient du fait qu’en suscitant les processus d’ex-
tériorisation, l’enseignement appelle en retour chez les élèves des processus
d’appropriation.
En somme, l’enseignement ne suit pas le développement spontané de l’en-
fant, il ne s’ajuste pas à ses besoins immédiats ou à ses intérêts particuliers
(entendus dans le sens indiqué ci-dessus). L’enseignement propose à l’élève
des situations qui le dépassent3. Il engage ainsi l’élève dans l’appropriation
de signes, de schémas de pensée, qui vont engendrer un développement des
compétences intellectuelles.

3. Ce dépassement est rendu possible par l’enseignement qui « tire » l’élève au-delà
de ce qu’il pourrait faire, compte tenu de son niveau de développement psychologique.
C’est la raison pour laquelle Vygotski soutient que l’apprentissage précède le dévelop-
pement, contrairement à Piaget pour lequel « l’apprentissage est à la remorque du déve-
loppement » (Vygotski, 1934-1985). Ce mouvement vers ce qu’il est possible de faire est
une des caractéristiques du concept de « zone de proche développement ».

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Devenir un élève, c’est apprendre avec les autres pour se construire

EXTÉRIORISATION/APPROPRIATION

L’extériorisation suscitée par la question de l’enseignant ou des situations


problématiques amène l’élève à se situer en dehors de lui-même. Cependant,
dans la perspective socio-historique, l’extériorisation suscitée par l’enseigne-
ment n’est pas considérée comme l’expression d’« états mentaux », ainsi que
nous invite à le croire une idéologie mentaliste ou substantialiste. La pen-
sée n’est pas préconstituée dans la tête de l’élève et portée à l’extérieur par
une parole passive. Elle est constituée de signes sans lesquels il n’y aurait
pas de pensée. Penser est donc un acte orienté vers le monde et vers soi. Le
mot n’est pas l’expression de la pensée parce que la pensée se réalise dans
les mots utilisés4.
Dans la classe, cette pensée se constitue par le langage et dans l’échange
avec les autres. Elle correspond à la construction d’une réponse dont l’objet
dépend des outils utilisables et utilisés dans un contexte particulier. Raconter
un événement est une chose, expliquer la règle d’un jeu à ces camarades en
est une autre. À l’école, « on pense signes du langage, ou de la mathématique,
ou de la musique – ou on ne pense pas ; il n’existe pas de pensée innommée,
de concepts innommés, dans aucun domaine de l’esprit » (Meyerson, 1987).
Les mots utilisés sont contraints par le domaine d’activité auquel ils réfè-
rent, ils sont contraints aussi par le contexte qui met en présence les signes,
les autres et le réel. En outre, ces mots prennent place dans des activités
langagières d’organisation et de régulation de l’activité collective. Si bien
que le langage acquis peut être considéré comme « une extension de l’action
coopérative » (Bruner, 1983 ; Deleau, 1990).
L’extériorisation place l’élève dans un contexte de significations multiples
parmi lesquelles il devra se situer. Et le sens qu’il attribuera aux mots (le
nom des jours, des mois, etc.) dépend de l’expérience qu’il a pu en faire
dans le contexte de réalisation donné. L’extériorisation est prise dans un
contexte interdiscursif dans lequel « l’énoncé est considéré comme le témoin
d’un sujet » (Bakhtine, 1984). Ici, la notion de contexte est à considérer dans
le sens indiqué précédemment, à savoir un « milieu » engendré par les pra-
tiques langagières. Ainsi, le rapport au savoir instauré par l’école s’inscrit
dans un contexte à la fois technique et discursif.

4. « En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie. Elle ne s’ex-


prime pas, mais se réalise dans le mot » (Vygotski). Le sémioticien Pierce utilise le
terme de « pensée-signe » pour désigner l’idée qu’on ne peut pas penser sans signes,
ou encore que les signes sont des outils de pensée, socialement et corporellement
inscrits. « […] exactement, comme nous disons qu’un corps est en mouvement et non
que le mouvement est dans le corps, nous devrions dire que nous sommes en pensée et
non que les pensées sont en nous » (Tiercelin, 1992).

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Comment l’enfant devient élève

L’appropriation, de son côté, vient en réponse à cette expérience externe.


Elle ne peut être conçue comme un mécanisme d’absorption du milieu ou
de reflet de ce dernier sur le plan de la conscience. L’élève n’est ni une
éponge ni un miroir cognitif. L’appropriation désigne à la fois l’incorpora-
tion des conditions de réalisation et la reconstruction des schémas de pen-
sée, mis en scène dans la classe. Ces derniers prennent alors un sens propre
pour l’élève. L’élève ne se saisit pas immédiatement de l’outil avec les fonc-
tionnalités mises en jeu dans ce contexte, il les « remet à sa main » en réin-
terprétant ses fonctions, il les « refaçonne » de manière à les mettre au
service de son action propre. L’appropriation n’est pas un processus lisse
d’intériorisation des propriétés du milieu, c’est une construction active et
intentionnelle du sens qui donne de nouvelles possibilités d’action.
La conception du développement intellectuel que nous proposons se dis-
tingue, d’un côté, du déterminisme individualiste ou substantialiste qui consi-
dère le développement psychologique comme l’actualisation de potentialités
internes répondant à la satisfaction de besoins individuels. Elle se distingue,
d’un autre côté, du déterminisme social, pour lequel le changement psycho-
logique serait à rechercher dans des mécanismes internes qui seraient recon-
figurés sous l’influence de formes culturelles externes5.
Or, le développement psychologique est bien conçu comme un « auto-
mouvement », selon l’expression de Vygotski, mais qui se situe dans le rap-
port entre les possibilités actuelles d’action de l’élève et ces formes culturelles
externes. Le moteur du changement conceptuel est le conflit suscité par cette
mise en relation, il est le mouvement de dépassement de cette contradic-
tion qui suppose à la fois les possibilités du sujet et les possibilités des autres
ou des situations, que nous avons appelées « ressources ». Dès lors, on com-
prend que ce changement psychologique soit contextualisé, qu’il ne soit pas
rectiligne ou harmonieux, qu’il résulte de ruptures, d’obstacles surmontés ou
évités ; il se réalise par saccades, par des avancées, des régressions, des cer-
titudes et des remises en cause. Ce changement se réalise toujours dans le
rapport aux autres, aux objets inscrits dans des situations sociales détermi-
nées. Ce changement est donc sensible aux surprises, à l’étonnement, aux
rencontres réalisées, etc.
Extériorisation/appropriation sont les deux faces d’une même médaille qui
sont indissolublement liées au milieu-classe. Ce dernier est à la fois l’origine
et le moyen d’évolution. Ce rapport interne du développement psycholo-
gique de capacités externes s’inscrit dans le temps et se rejoue de façon
conflictuelle dans les différentes situations proposées en classe.

5. Ce déterminisme social peut connaître une forme « progressiste » : l’informa-


tique rend intelligent, les technologies de l’information et de la communication édu-
cative transforment les façons d’apprendre. Avec l’informatique on n’a plus besoin
de faire des mathématiques, l’art ouvre l’esprit, etc.

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Devenir un élève, c’est apprendre avec les autres pour se construire

CONTEXTUALISATION/DÉCONTEXTUALISATION

Nous avons vu que les savoirs, les techniques de pensée étaient déjà consti-
tués, formalisés dans des systèmes de signes et conservés sous forme d’œuvres.
L’enseignement de tels savoirs ne peut se réaliser directement, il suppose un
contexte de transmission qui les met en scène. Cette contextualisation per-
met de réifier leurs significations dans des mises en œuvre pratiques. Ils assu-
rent ainsi une fonction d’outils pour répondre à telle ou telle question,
résoudre tel type de problème, etc. Cette contextualisation permet ainsi d’éta-
blir un rapport à un objet de savoir particulier à travers une activité col-
lective. C’est pris dans cette activité dialogique que l’élève est appelé à
extérioriser ce qu’il sait, à le présenter comme un objet extérieur inscrit dans
la situation présente et la réflexion commune.
La décontextualisation contient l’idée de recul, de prise de distance par rap-
port à la situation initiale de mise en œuvre. Elle suppose aussi l’idée de
réflexion sur l’action passée, de montée en généralisation de la pensée, déga-
gée des conditions matérielles de réalisation qui l’ont produite. En bref, le
sujet reconstruit un schéma de pensée affranchie des contraintes de la situa-
tion initiale. On parle alors volontiers d’abstraction, de généralisation, d’au-
tonomie de la pensée, etc. Cette décontextualisation correspondrait au
moment d’appropriation individuelle.
Cependant, cette conception, au demeurant classique, est bousculée par
les systèmes d’enseignement-apprentissage (Amigues, 1994 ; Amigues,
Zerbato-Poudou, 1996 ; Brossard, 1993 ; Mercer, 1992). Parce que les situa-
tions de décontextualisation à l’école sont systématiquement des situations
de recontextualisation marquées par l’avancée du savoir. Les questions d’un
maître sortent l’élève d’un contexte pour le resituer dans un autre. Ces ques-
tions et les situations proposées déstabilisent l’élève dans ce qu’il sait et,
pour répondre aux nouvelles exigences, celui-ci doit remettre en jeu ses
connaissances, c’est-à-dire extérioriser ce qu’il sait pour le regarder d’un autre
point de vue. Si bien que l’élève reconstruit en situation le sens de ce qu’il
fait, en le mettant à l’épreuve de nouvelles significations et de confronta-
tions avec les autres. L’élève passe bel et bien d’un contexte à un autre, en
reconstruisant le sens de ses actions, mais en contact permanent avec les
significations culturelles. C’est donc dans une continuité culturelle que s’opère
le passage entre les contextes : l’élève n’est jamais seul lorsqu’il reconstruit
pour lui-même le sens d’une action. Mais cette continuité est toute relative.
Il ne faut pas seulement la considérer du point de vue de la seule pro-
gression de l’élève dans l’acquisition de savoirs de plus en plus formali-
sés. Il faut aussi prendre en compte les divers domaines de connaissances,
les « classes d’œuvres », selon l’expression meyersonnienne, chacune
constituée d’outils ou de techniques propres (les mathématiques, la litté-

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Comment l’enfant devient élève

rature, la peinture, le chant, etc.). Si bien que ce que l’élève aura appris
à faire dans un domaine devient un moyen de construire un nouveau
cadre d’intelligibilité pour un autre domaine. Cette mise en rapport, ce
passage constant d’un domaine à un autre, constitue autant de change-
ments de contextes à partir desquels l’élève est appelé à reformuler ce
qu’il sait, à l’examiner d’un autre point de vue, etc. Mais cette différen-
ciation conceptuelle repose aussi sur une différenciation de genres cultu-
rels. Par exemple, un genre musical ou littéraire n’a de sens que par
rapport à d’autres genres musicaux ou littéraires ; il s’inspire de certains
et se distingue d’autres (le genre policier ou romanesque, par exemple).
Sur ce point, le rôle de l’école maternelle est décisif parce que ces chan-
gements de contextes sont à l’origine de la différenciation conceptuelle
qui balisera le parcours intellectuel de l’élève. Elle accorde une attention
particulière à la différenciation de genres culturels qui préfigurent les
découpages disciplinaires. La formation polyvalente des enseignants de
l’école élémentaire répond à cette exigence. C’est ce qui permet de pré-
parer le devenir scolaire des élèves en leur fournissant des repères « socio-
culturels » dès lors que la variété des œuvres renvoie à une diversité de
pratiques sociales appartenant à une même communauté culturelle.
La question qui se pose est alors de savoir comment l’école maternelle
tient tout cela ensemble pour que l’élève ne se perde pas dans un environ-
nement qui peut lui paraître hétérogène ou contradictoire. Comment l’élève
parvient-il à se construire socialement dans ce dédale de contextes qui s’ex-
cluent ou s’opposent mutuellement, qui suscitent des conflits internes ?

MILIEU-CLASSE ET GROUPE-CLASSE

Il est clair, d’un côté, que si le milieu n’est pas suffisamment stable ou s’il
évolue trop vite dans le temps, les élèves éprouvent des difficultés d’ap-
prentissage ou décrochent. Mais, inversement, si le milieu ne change pas suf-
fisamment, les élèves n’apprennent plus et décrochent aussi.
D’un autre côté, il n’est pas aisé de répondre à ce type de question. Trois
sources essentielles de stabilité ont été évoquées au fil de ce texte : les rituels
scolaires, le dialogue didactique et les significations culturelles liées aux
savoirs (numération, alphabet…) qui assurent une forme de continuité. Ces
sources sont, bien sûr, interdépendantes et leur conjugaison produit cet effet
de stabilité, dont nous allons dire quelques mots en reprenant l’idée de
contextes différents associés à des genres culturels.
L’école maternelle organise la mise en rapport entre ces contextes, par
exemple lorsqu’elle propose différents types de textes ou de musiques. À nou-
veau, la mise en contact avec ces œuvres culturelles nécessite une mise en

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Devenir un élève, c’est apprendre avec les autres pour se construire

scène qui se fonde sur l’émotion, ou plus précisément sur le partage des
émotions : les écrits ou les musiques peuvent être gais ou tristes, par exemple.
L’Apprenti sorcier, Pierre et le loup sont des « classiques » en la matière et
constituent les éléments d’une mémoire collective pour un bon nombre
d’élèves. Le classement des impressions auquel on procède dans la classe pré-
figure des différenciations conceptuelles qui correspondent culturellement à
des catégories socialement établies ou à des significations sociales. Il en va
de même pour le classement des impressions sur les choses (sucré, salé,
chaud, froid) qui rentre dans des rubriques préexistantes, relativement stables
et impersonnelles (les objets animés ou inanimés, les animaux, les plantes),
mais que l’élève découvre.
La stabilité provient ici des significations sociales du savoir enseigné (la
fonction mémoire assurée par les signes). Le nom des choses, le sens attribué
à ces mots permettent de reconfigurer des émotions, des événements, des
actions, sous des formes discursives. Celles-ci se stabilisent autant qu’elles évo-
luent avec le dialogue didactique, qui est lui-même à l’origine de l’incorpo-
ration de schèmes d’action qui permettent la répétition des mêmes actions
dans des situations analogues et leur généralisation à des objets variés.
En fait, la stabilité n’est pas à rechercher dans ces éléments, même si, empi-
riquement, on trouve des traces. La raison est la suivante : il ne faut pas
confondre la continuité historique avec le développement des compétences et
la construction de la personne. Il n’y a pas plus de continuité entre les senti-
ments, les actes, la réflexion que de ruptures brutales engendrées par les chan-
gements de situations dès lors que les événements, les contingences et les actes
se solidarisent, qu’ils font corps, dans des scénarios sociaux. Ils ouvrent sur une
expérience partagée et des réalisations communes qui ont valeur d’œuvres
pour les acteurs. Des œuvres produites par l’activité collective et dans les-
quelles chacun se trouve semblable à l’autre, tout en y repérant son identité.
L’élève « frotte » sa propre histoire à celle des autres, et ce faisant, il ren-
contre forcément ce que l’on nomme l’« histoire collective », la « mémoire
collective », l’« inconscient collectif », mais aussi des histoires singulières.
À l’école maternelle, comme dans toutes les classes, quel que soit le niveau
d’enseignement, on n’apprend jamais seul, on apprend des autres avant d’ap-
prendre de soi même et par soi-même, tout comme on pense avec les autres
pour pouvoir penser par soi-même. Nous avons insisté sur la solidarité fonc-
tionnelle entre l’organisation du milieu et l’organisation des rapports sociaux.
On voit ici toute son importance dès lors qu’elle délimite un espace d’ap-
prentissage construit et partagé par un collectif. La stabilité ou le change-
ment observés sont des conséquences de l’activité collective de travail. « Le
verbe “apprendre” mérite bien ses guillemets, car l’enfant qui apprend parti-
cipe à une sorte de géographie culturelle qui soutient et donne forme à ce qu’il
est en train de faire, sans laquelle il n’y aurait tout simplement pas d’appren-
tissage. » (Bruner, 1991.)

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Comment l’enfant devient élève

Nous avons déjà eu l’occasion (Amigues, Zerbato-Poudou, 1996) de pré-


senter la classe différemment d’un lieu physique qui contraindrait les indi-
vidus qu’elle assujettit dans un rapport autoritaire au savoir. Nous l’avons
considérée comme une organisation de connaissances, un système noétique
qui permet aux élèves de penser avec les autres, par soi-même et pour soi-
même. C’est en cela que l’élève n’est pas membre d’un « groupe social »
dont il partagerait a priori les normes et les valeurs. En revanche, il est
membre d’un collectif de travail dans lequel il accomplit le sien en relation
avec les autres, c’est-à-dire qu’il ne peut pas penser son travail sans penser
à celui des autres. Il participe de différentes façons, selon les places et les
rôles qu’il est appelé à jouer, à la construction collective d’une réalité sociale,
dans laquelle il se réalise comme personne. C’est le sens du travail scolaire
qui est ici en jeu, et de son rôle dans la construction individuelle.
Que l’on considère le concept de zone de proche développement chez Vygotski
ou la notion de travail chez Meyerson, on retrouve une idée commune, à savoir
que ce que l’homme est en train de faire est orienté vers son lendemain.
L’activité du travail scolaire consiste à constituer un environnement sociotech-
nique producteur de sens et d’identité chez ceux qui y participent. C’est en cela
que le collectif de travail contribue à la construction identitaire de l’élève.
Du côté de l’enseignant, le groupe-classe est l’objet central de son activité.
Il a à le constituer, à l’entretenir et à en préserver la cohésion en perma-
nence. La cohésion du groupe va de pair avec la cohérence des acquisitions.
Le groupe-classe est à la fois le moyen et le résultat de son action. Il est le
siège de l’activité de travail des enseignants et de leurs préoccupations pro-
fessionnelles. Avoir une « bonne classe » ne signifie pas que l’on a affaire
à une classe homogène et d’un bon niveau scolaire. La classe « marche bien »
lorsque le groupe est suffisamment soudé et prêt à s’engager dans l’activité.
Prendre la classe, organiser le travail du collectif peut être pour le profes-
seur une source de plaisir et de satisfaction comme de difficulté ou de fatigue,
lorsque les efforts déployés dans ce sens sont sans cesse à recommencer. Les
mêmes observations valent pour les élèves, parce qu’ils participent avec l’en-
seignant à la construction d’une réalité sociale… et au partage des émotions.

Dans cette partie, nous avons donc essayé de montrer :


– que l’enfant devient élève parce qu’il est enseigné et assujetti à une ins-
titution qui s’efforce de faire que les contraintes se transforment en ressources ;
– qu’il apprend et se construit comme une personne parce qu’il est saisi
dans une organisation sociale, en l’occurrence une classe, qui construit un
milieu de travail pour conduire une activité collective de construction de
connaissances.
Nous allons voir, dans la partie suivante, comment cette organisation s’ac-
tualise dans des dispositifs pédagogiques visant l’apprentissage premier de
l’écriture.

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TROISIÈME
PARTIE

L’apprentissage
premier de l’écriture
Nouvelles conceptions
M.-T. Zerbato-Poudou

« Les problèmes vraiment importants de


l’accès à l’écrit ne se situent pas du côté des
marques en tant que formes graphiques pro-
duites avec un certain instrument sur une cer-
taine surface. Ce qui est vraiment difficile est
de comprendre la nature de ces marques, leur
forme d’organisation en tant qu’objets sub-
stituts. […] Pourtant nous continuons à écou-
ter des propos anxieux des enseignants (et des
parents) relatifs à la main qui prend le crayon
et à la façon de tenir cet instrument. Ce sont
des propos d’un autre âge. »
Emilia Ferreiro.
Intervention au 71e congrès AGIEM,
Auch, 1998.
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C’ est la plupart du temps à l’école maternelle que le jeune enfant est


confronté pour la première fois à une tâche d’écriture : il s’agit en règle
générale de l’écriture de son prénom. Dans un premier temps, il sera conduit
à en reconnaître visuellement la graphie parmi les prénoms de ses cama-
rades, puis il sera sollicité pour en reproduire la trace. Traditionnellement,
cette première situation scripturale est longuement préparée par diverses
activités, notamment graphiques, dont l’objectif est d’installer des compé-
tences visuo- et grapho-motrices, « prérequis » estimés indispensables et sup-
posés pouvant être tout naturellement réinvestis lors du passage à l’écriture
proprement dite. Cependant, bon nombre d’enseignants éprouvent des doutes
face à ce dispositif et leur intuition les pousse à tester d’autres pistes, aban-
donnant les traditionnels exercices graphiques, sans trouver dans la littéra-
ture pédagogique, ni dans la recherche, de quoi étayer leur réflexion. Ce qui
ressort de l’analyse des situations traditionnelles privilégiant les prérequis,
c’est que, de la sorte, le rapport à l’écrit est mal posé.
Celui-ci s’inscrit dans la problématique plus large du rapport au savoir.
Charlot, Bautier et Rochex (1992) définissent le rapport au savoir comme
« une relation de sens donc de valeur entre un individu (ou un groupe) et les
processus ou produits du savoir ». En situation d’apprentissage, l’élève élabore
des représentations, attribue des significations à son activité, aux tâches sco-
laires, comme à l’objet de savoir auquel il est confronté. Le sens ainsi construit
est fonction de son histoire personnelle comme de l’idée qu’il se fait de l’ap-
prentissage : apprendre c’est faire quoi, pour quoi faire ? Cependant, si l’ex-
périence sociale individuelle est première dans ce processus, l’expérience
scolaire a un rôle capital et déterminant à jouer dans cette construction. En
effet, l’école propose des situations où l’apprentissage comme les objets de
savoir peuvent prendre une valeur autre et déjouer ainsi certains malenten-
dus vecteurs des difficultés scolaires. L’enjeu est de taille, la culture scolaire
va devoir s’articuler à la culture sociale sans la nier.
Quels sont les procédés de transmission les plus appropriés pour que la
construction du sens se réalise au mieux pour chacun ?

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CHAPITRE
11

Une filiation remise en cause

E n ce qui concerne l’apprentissage premier de l’écriture, les questions


soulevées jusqu’ici par l’école portent principalement sur l’éducation motrice,
sur la réalisation de la trace. L’écrit, considéré dans ce cas comme une suite
de formes à tracer et à mémoriser, est détaché de son aspect langagier, ce
dernier étant abordé dans d’autres situations. Cette conception s’inscrit dans
la définition que donne L. Lurçat de l’apprentissage de l’écriture (1974) :
« C’est apprendre à organiser certains mouvements en vue de reproduire un
modèle », ce qui accrédite la dichotomie entre la trace et le sens. De ce fait,
pour cet apprentissage, le rapport proposé habituellement par l’école est un
rapport basé sur la maîtrise gestuelle. L’activité de l’élève est signifiée comme
relevant principalement d’un conditionnement moteur qui se traduit par la
copie fidèle d’un modèle. Dans ce cas, le rapport privé que l’élève entretient
avec l’objet de savoir n’est pas pris en compte. Lorsque l’élève écrit, l’objet
écriture n’est-il pour lui qu’une suite de tracés à exécuter le plus fidèlement
possible ? Or, élaborer un rapport aux objets de savoir, ce n’est pas seule-
ment apprendre les techniques pour faire (il faut en effet les acquérir), c’est
surtout donner du sens à sa propre activité comme à l’objet de savoir lui-même.
Cet objet « écriture », quel sens lui propose l’école ? Dans la mesure où
l’écrit est omniprésent, il acquiert de fait un statut d’objet social incon-
tournable et utilitaire, d’objet scolaire support de nombreuses activités.
Cependant, on néglige de le considérer comme un objet en soi, c’est-à-dire
que sa nature même, son histoire, son évolution ne font l’objet d’aucune
attention. On se contente de le présenter à l’enfant comme un objet
immuable, « déjà là », qu’il se doit d’ingérer. Cet aspect mérite réflexion.
À l’école, les dispositifs mis en place, les modes d’interactions, le contenu
des échanges, les supports didactiques façonnent un contexte, la forme sco-
laire où, nous l’avons vu dans la première partie, les règles sont définies par
l’enseignant qui suppose alors que l’élève fonctionnera selon ces règles. Ainsi,
le rapport aux objets de savoir est conçu comme devant être en conformité
avec celui attendu par l’enseignant. C’est pourquoi se pose la question de
savoir si le contexte créé par l’enseignant peut permettre ce double rapport

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Une filiation remise en cause

à l’écrit : d’une part, donner du sens à l’objet de savoir et, d’autre part, faire
en sorte que l’élève donne du sens à son activité de « scripteur ».
Malgré un entraînement graphique quotidien, de nombreux enfants éprou-
vent des difficultés face à la maîtrise des aspects graphiques de l’écriture.
Comment se fait-il que certains, ayant atteint un niveau de maîtrise gestuelle
acceptable, ne contrôlent pas pour autant le tracé de mots ou de lettres, réa-
lisant souvent d’astucieux bricolages pour résoudre le problème que leur
pose le tracé de certaines lettres, comme s’ils ne reconnaissaient pas dans le
mot ou la lettre « à écrire » les formes si souvent « dessinées » par ailleurs,
mais dans des contextes différents ? Le document joint, qui nous montre le
travail d’Élodie (4 ans 1/2), en est un exemple frappant.

Par son dessin, Élodie manifeste son aisance gestuelle. Elle maîtrise par-
faitement la trajectoire, ainsi que les mouvements fondamentaux de trans-
lation et rotation requis pour l’écriture cursive : on n’observe aucune coupure
ni raccord dans le déroulement des boucles. De toute évidence, Élodie peut

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Comment l’enfant devient élève

aborder ce type d’écriture sans problème. Toutefois, ayant voulu signer son
travail, avec le modèle de son prénom sous les yeux, Élodie ne parvient pas
à organiser l’enchaînement des premières lettres de son prénom. Or, c’est
bien ce type de liaison qu’elle utilise spontanément, et sans difficulté, dans
son dessin. Pourquoi le tracé des boucles n’est-il pas réinvesti naturellement
dans l’écriture de son prénom ? Où se situent les obstacles pour Élodie ? Ces
interrogations nous conduisent à poser la question : à quoi servent les entraî-
nements graphiques ?
De plus, nombre de difficultés grapho-motrices perdurent souvent dans les
classes élémentaires où certains enseignants regrettent que leurs élèves aient
déjà acquis de « mauvaises habitudes » graphiques. Une étude conduite par
E. Fijalkow et J. Fijalkow (1994) montre l’importance accordée au statut de
la calligraphie dans les classes de cours préparatoire. En effet, seulement 4 %
des enseignants consultés laissent les enfants écrire « sans se soucier de la
manière dont ils forment les lettres ». S’il apparaît nécessaire d’éduquer le tracé
des lettres à l’école élémentaire, est-ce à dire que les entraînements graphiques
conduits pendant les trois ans de scolarisation (en moyenne) à l’école mater-
nelle ne sont pas naturellement réinvestis dans l’écriture ? Constat paradoxal
compte tenu que, d’une part, la plupart des enseignants de maternelle pro-
posent quotidiennement aux élèves des situations de productions graphiques
diversifiées, et ce quelle que soit la section, et que, d’autre part, la scolarisa-
tion dans cette école est de plus en plus précoce et régulière.
Pourtant, dans les écoles maternelles, l’apprentissage de la trace écrite est
une préoccupation constante et pose de nombreux problèmes aux ensei-
gnants. Quand est-il bon de commencer cet apprentissage ? Dans quel type
de graphie ? Faut-il entreprendre directement l’apprentissage de l’écriture
cursive ? Faut-il imposer le ductus des lettres (trajectoire conventionnelle pour
le tracé des lettres) dès les premiers essais ? Quels exercices d’entraînement
proposer pour arriver à une bonne écriture ? Faut-il respecter une hiérarchie
dans l’apprentissage des formes ? etc. Ces questions dénotent la présence
d’un problème réel, d’une difficulté pratique qui n’est pas résolue. Fort curieu-
sement, la pédagogie de l’enseignement de l’écriture (du point de vue de la
trace) n’est pas remise en question, les exercices d’entraînement grapho-
moteurs demeurent la seule réponse. Cette centration sur la trace semble
légitime : pour être lu, donc compris, il est nécessaire que l’écrit soit
« lisible ». Néanmoins, cet investissement laisse parfois sous-entendre que
la maîtrise grapho-motrice serait une compétence qui favoriserait une réus-
site ultérieure dans le domaine de la langue écrite.
Les constats de difficultés rencontrées par les élèves lors du passage à
l’écrit remettent en cause la suprématie accordée aux exercices d’entraîne-
ment perceptivo- et grapho-moteurs traditionnellement estimés comme pré-
requis fondamentaux à l’apprentissage de l’écriture. De nombreux auteurs
comme Vygotski, Charmeux et Ferreiro se sont élevés contre des pratiques

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Une filiation remise en cause

qui privilégient l’aspect graphique de l’écriture. Pour ceux-ci, la centration


sur la trace ne serait pas la difficulté majeure ni la source de l’accès à l’écrit.
E. Charmeux (1983) stigmatise les pratiques scolaires reposant sur des repré-
sentations simplistes : « […] dans la pédagogie officielle, tout se passe comme
si la capacité à utiliser l’écrit […] sortait tout armée de l’art de tracer les lettres
et si une simple progression linéaire permettait de passer du tracé des lettres à
la copie de textes simples, puis à la rédaction, chacune de ces activités se déga-
geant naturellement de la précédente comme les poupées gigognes du folklore
russe que l’on appelle “matriochka” ». E. Ferreiro (1988) défend l’idée selon
laquelle c’est la compréhension du fonctionnement du système d’écriture
qui est fondamentale : « […] les traditionnels exercices de préparation ne
dépassent pas le niveau des exercices moteurs et perceptifs. En réalité, c’est le
niveau cognitif qui est essentiellement concerné par les processus complexes qui
conduisent à s’approprier la structure du système de l’écriture ». Pour Vygotski
(1934), « ceux qui continuent de considérer comme l’un des principaux obstacles
le développement de la musculature fine et d’autres éléments liés à la technique
de l’écriture ne voient pas les racines de la difficulté là où elles sont réellement
et prennent pour cause centrale, fondamentale, ce qui n’est qu’accessoire ».
De plus, précise cet auteur, le langage écrit possède une fonction particu-
lière, il « n’est pas la simple assimilation de la technique de l’écriture », son
acquisition transforme radicalement l’activité mentale enfantine et fait appa-
raître de nouvelles fonctions psychiques. Cette fonction de l’écrit est égale-
ment soulignée par Lahire (1993) pour qui « l’écriture en question, loin d’être
un simple redoublement de la “parole”, est un véritable transformateur cogni-
tif ». Ces diverses affirmations interrogent la pertinence des situations sco-
laires habituellement proposées pour l’apprentissage de l’écriture et, au-delà,
le rôle du contexte dans cet apprentissage, en particulier dans l’élaboration
du sens que l’élève donne à cette activité scolaire. D’autant plus que les pra-
tiques privilégiant l’entraînement moteur aboutissent, la plupart du temps,
à préparer l’apprentissage de l’écriture hors contexte d’écriture.
Afin d’apporter des éléments de réponse à ces questions, nous proposons,
après un bref aperçu sur la nature des activités graphiques conduites à l’école
maternelle, d’étudier le rapport que ces activités entretiennent avec l’écrit.
Nous évoquerons ainsi les pratiques scolaires d’apprentissage de l’écriture,
leur évolution, les recherches qui s’y rapportent. La place du dessin sera exa-
minée ainsi que celle des exercices graphiques. Ces derniers seront plus par-
ticulièrement étudiés afin d’identifier leur genèse, les modalités scolaires
d’application et leurs fonctions possibles.
La présentation de « grammaires graphiques » permettra ensuite de situer
chacune des activités graphiques dans son champ de significations scolaires
et sociales.
Enfin, nous montrerons qu’il est possible d’envisager une pratique péda-
gogique permettant à l’enfant de s’approprier un objet social plutôt que

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Comment l’enfant devient élève

d’acquérir une simple maîtrise grapho-motrice. Dans cette perspective, nous


verrons, à travers une recherche conduite en moyenne section, que l’ap-
prentissage du tracé de mots et de lettres n’est pas nécessairement soumis
à un entraînement gestuel mais peut s’élaborer, au travers de situations inter-
actives qui s’appuient sur le langage, dans sa fonction instrumentale de
construction de la pensée.
Ce travail permettra, d’une part, d’ébaucher une didactique du graphisme,
et, d’autre part, de conduire une réflexion sur les enjeux des situations sco-
laires. Celles-ci proposent, de fait, un certain rapport au savoir, dont on peut
se demander dans quelle mesure il éclaire l’enfant sur la signification qu’il
peut donner à sa propre activité lors de la réalisation de tâches graphiques.

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CHAPITRE
12

Nature des activités graphiques


à l’école maternelle

Q uelle est la nature des activités graphiques pratiquées à l’école mater-


nelle ? Interrogés sur ce point, la plupart des enseignants citent en priorité
les « exercices graphiques », puis la pratique du dessin et l’écriture. Appelés
familièrement « graphisme », ces exercices graphiques, très ciblés et de
conception scolaire, sont à distinguer des « activités graphiques » qui, pour
leur part, recouvrent l’ensemble des situations scolaires donnant lieu à une
trace : des empreintes à l’écriture en passant par les gribouillis, le dessin, le
tracé de lignes, de motifs, et ce sur différents supports. Dans les réponses
données, les exercices graphiques, activité spécifiquement scolaire, s’avèrent
incontournables pour l’éducation grapho-motrice préparatoire à l’écriture.
De ce fait, toutes les activités graphiques sont au service de l’écriture, comme
si leur unique fonction résidait dans la mise en œuvre d’habiletés motrices,
leurs fonctions propres n’étant jamais évoquées. En revanche, l’enseignement
de la calligraphie, comprise comme une approche plus « plastique » de l’écri-
ture, est plus rarement envisagé.
Les résultats de l’enquête conduite en 1981 par J. Cambon et L. Lurçat à
propos des pratiques enseignantes pour la préparation à l’acquisition de l’écri-
ture (moyennes et grandes sections dans des circonscriptions de Paris et de
l’Indre) confirment ces énoncés. En effet, dans cette enquête, il apparaît que
la préparation directe à l’écriture comporte les activités de dessin, de gra-
phisme et d’écriture, cela pour les deux sections, avec des tâches plus com-
plexes et diversifiées en ce qui concerne la grande section. On peut s’étonner
que l’écriture de lettres ou du prénom soit considérée comme une « prépa-
ration » à l’apprentissage de l’écriture. Dans cette optique, la centration se
porte sur la qualité de la trace, sur les habiletés gestuelles spécifiques consi-
dérées comme « facteurs d’apprentissage » : étude de la forme des lettres,
de leur ductus, des liaisons entre les lettres. C’est en ce sens que la copie est
considérée comme un préalable à l’apprentissage de l’écriture proprement
dite, comme un prérequis nécessaire avant la « rencontre avec des écrits

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Comment l’enfant devient élève

sociaux ». Comme le soulignent les auteurs, d’une façon générale dans ces
classes, « l’accent est mis principalement sur le versant “geste habile” de l’écri-
ture. Son aspect “langage écrit” semble très peu être l’objet d’une préparation ».
Si les conceptions sur l’approche de la langue écrite ont évolué depuis
cette enquête, notamment par l’attention portée aux écrits sociaux dans les
classes, il n’en demeure pas moins qu’en matière d’apprentissage premier de
l’écriture, la centration sur les aspects formels domine dans les pratiques,
notamment par la référence faite aux exercices graphiques et au dessin
comme situations favorables à la maîtrise future de l’écriture.
Nous allons à présent examiner l’usage scolaire des différentes activités
graphiques, afin d’éclaircir leur parenté avec la pratique de la langue écrite.
Bien que comportant des éléments graphiques, comme les lignes, les
formes, les motifs graphiques et le dessin, nous ne réduisons pas les arts plas-
tiques à ces deux dernières activités dans la mesure où d’autres dimensions
sont concernées. Nous considérons en effet que le moment où l’on procède
à l’étude des lignes, formes et motifs graphiques relève d’une situation par-
ticulière où domine l’analyse du modèle ainsi que l’analyse des procédures
nécessaires à la reproduction du modèle. Dès lors qu’on introduit des varia-
tions esthétiques, comme la couleur, lors des situations de réinvestissement,
alors la dimension plastique peut être prise en compte. Il va de soi que si
les motifs graphiques sont réinvestis au cours d’activités d’arts plastiques, la
réciproque est vraie : les œuvres plastiques fournissent de quoi alimenter
l’étude graphique, comme nous le verrons plus loin. Dans ce travail, nous
limitons l’examen des exercices graphiques à l’aspect « étude et apprentis-
sage d’une forme ». De notre point de vue, les usages décoratifs ou créatifs
s’inscrivent dans une autre démarche.

L’ÉCRITURE

Enseigner le tracé de lettres et de mots ne semblait pas poser problème du


temps des salles d’asile et des premières écoles maternelles. Nous allons voir
comment a évolué cet enseignement.

Les pratiques scolaires, leur évolution


Dans les salles d’asile, l’enseignement de l’écriture « se borne à l’imitation
des lettres sur l’ardoise » (circulaire du 9 avril 1836). Dans ce domaine, l’ap-
prentissage reposait sur la répétition de la trace et la systématisation du
geste directement sur les lettres ou mots. Toutefois, cet apprentissage « qui
ne portait aucun fruit » a été supprimé du règlement des salles d’asile en
1859 (rapport du 5 août), mais cette interdiction n’a eu, semble-t-il, aucun

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

effet. En 1881, avec l’avènement des écoles maternelles, les textes officiels
recommandent d’enseigner simultanément la lecture et l’écriture (décret du
2 août 1881) et de réserver cet enseignement aux sections de grands (arrêté
du 28 juillet 1882). Par la suite, le règlement du 18 janvier 1887 spécifie que :

« […] l’enseignement de la lecture portera, non sur des compositions


difficiles de lettres, ni sur des syllabes inintelligibles pour l’enfant, mais
sur des mots usuels et des phrases simples ».

Ces instructions pour la lecture sont valables pour l’écriture. À ce propos,


P. Kergomard (1886) donne les conseils suivants : « Ce mot, écrit d’abord en
majuscules moulées, sera reproduit en minuscules, puis en lettres courantes. Ne
dites pas, dès l’abord, que ce sera trop difficile ; je n’admets pas que l’enfant
soit arrêté par la lettre P par exemple (cette lettre qui lui permettra d’écrire
tout de suite le mot PAPA), puisqu’il n’est pas arrêté devant certains modèles
de dessin linéaire, tels que la ligne mixte […] ce qui nous importe c’est que
l’enfant apprenne à lire d’une manière rationnelle, intéressante. »
Lecture et écriture étaient si étroitement associées que, dans certains
ouvrages ou revues pédagogiques, il n’est jamais fait allusion sous cette
rubrique à l’apprentissage de la trace mais uniquement aux problèmes sou-
levés par les méthodes de lecture. L’usage du piquage (perforer de petits
trous le contour des lettres tracées sur un carton pour ensuite les détacher
et élaborer son matériel de lecture), le toucher de lettres rugueuses ou en
creux (méthode Montessori), et la copie directe des mots semblent des pro-
cédés suffisants pour que l’enfant s’approprie la forme des lettres. On lit vers
1919, dans la revue pédagogique L’Éducation enfantine (Nathan), des conseils
sur l’éducation de la trajectoire qui se fait « dans l’air » puis « à sec » sur
la table avec le doigt avant que l’élève ne soit autorisé à écrire sur son
ardoise. De même, il est recommandé à l’enseignante de tracer six fois la
lettre au tableau. Apparaissent à cette époque des conseils « imagés » pour
l’étude du tracé des lettres, par analogie avec certains objets : « le P est un
bâton piqué dans une pomme, du côté de la fenêtre […] le O est un rond,
comme un cerceau, etc.) ». Sont également évoqués des exercices à « carac-
tère analytique », qui consistent à « garnir de longues lignes par des bâtons
bien droits, auxquels succèdent des arabesques ». Ces exercices, visant à sys-
tématiser le geste, préfigurent les exercices graphiques, mais ils n’en ont pas
encore le statut.
C’est vers 1931 que, dans cette revue, l’écriture se dissocie de la lecture et
apparaît sous une rubrique séparée. On y lit des conseils pour faire des exer-
cices de gymnastique des mains et doigts visant à discipliner le mouvement.
Les lettres sont encore décrites en analogie avec la forme d’objets ou la tra-
jectoire de déplacements, comme l’illustre ce passage au sujet du tracé de la
ligne brisée, qui donnera le tracé du « i » en cursive (petite oblique puis ver-

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Comment l’enfant devient élève

ticale descendante) : « […] deux lignes, (horizontales) : le toit de la maison et


la terre. L’oiseau est sur la terre, il veut voler sur le toit, il retombe ». Ainsi,
l’écriture se dissocie de la lecture et elle est peu à peu éduquée hors contexte
écriture et assimilée à un dessin, comme le montrent les conseils prodigués
dans le cours de P. Kergomard (formation des enseignantes) en avril 1930 :
« Tout d’abord, l’écriture étant un dessin, l’enfant n’a pas plus besoin de savoir
lire pour dessiner une lettre qu’il n’en a besoin pour dessiner la forme d’un objet
quelconque. Il lui suffit de bien reproduire le modèle donné, quel que soit le
modèle » (L’Éducation enfantine). Ici, l’amalgame entre dessin et écriture est
total. L’écrit n’est considéré que dans son aspect formel et, de surcroît, l’en-
fant n’a nul besoin de savoir qu’il est en train de tracer un mot !
L’avènement de la psychomotricité, vers 1930, va introduire une nouvelle
conception dans l’enseignement de la trace écrite. Les tenants de la psy-
chomotricité avancent l’idée qu’il est possible de remédier à des troubles
psychologiques en agissant sur la motricité, en associant le mouvement et
la pensée. Plus tard, cette forme de rééducation pour enfants atteints de
troubles nerveux ou mentaux, s’étendra aux élèves en échec scolaire. Ainsi,
la psychomotricité établit des liens entre la connaissance du corps, sa maî-
trise et les acquisitions symboliques. Dans les années 1970, selon Fauché
(1994), un paradigme s’impose selon lequel « en vivant corporellement des
situations dont il analyse les termes, l’élève accède aux notions et aux concepts
et élabore des raisonnements. L’acte produit de la pensée ». De là découlent
des pratiques d’apprentissage de l’écriture qui dépassent les visées senso-
rielles définies par Maria Montessori. Cette dernière proposait en effet l’exer-
cice méthodique, individuel et dissocié de tous les sens de l’enfant (vue, ouïe,
toucher, goût, odorat, sens musculaire). Grâce à un matériel adapté, l’en-
fant pouvait exercer ses sens, auto-évaluer ses actions et, de ce fait, déve-
lopper son intelligence et s’auto-éduquer. Par exemple, pour que les enfants
mémorisent le tracé des lettres, celles-ci étaient découpées dans du papier-
émeri et collées sur des supports lisses. Les enfants en suivaient le tracé du
doigt, donc les mémorisaient et, connaissant leur nom, pouvaient par la suite
les associer pour fabriquer des mots. Dans la lignée des affirmations de
Montessori, on lit en 1930, dans la revue L’Éducation enfantine, les conseils
d’une inspectrice : « L’expérience a démontré que, lorsque l’enfant a promené
ses doigts à satiété sur les contours d’une forme, il lui reste dans l’esprit d’une
manière ferme la forme totale qu’il a ainsi suivie à son aise. Donnez-lui un
crayon et naturellement, il reproduira sur le papier le tracé de la forme qu’il a
acquise par le contact. » Remarquons qu’il est question de formes et non de
lettres ou de mots, la nature de l’objet d’apprentissage n’est pas considérée
comme essentielle. Le rapport au savoir se réduit à un rapport à la forme.
En ce qui concerne la psychomotricité, ce n’est pas seulement le toucher
qui stimule la mémorisation de la forme de la lettre, comme le proposait
Montessori, mais les mouvements du corps dans sa globalité, mouvements

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

qui vont se transférer dans l’activité graphique et l’écriture. Les écritures


« dans l’espace ambiant », déjà régulièrement pratiquées, trouvent ainsi une
justification scientifique. Vers 1970, la diffusion des pédagogies nouvelles, les
méthodes actives, l’apologie du mouvement et de l’action renforcent ce point
de vue. On voit, par exemple, apparaître une méthode d’apprentissage cor-
porel de l’écriture, la méthode Jeannot (1974), où l’enfant apprend à tracer
des lettres (écriture cursive) en effectuant avec ses pieds des tracés fictifs sur
le sol. Pour être plus attrayants et constituer des « images clés », ces tracés
sont nommés en association avec le dessin stylisé d’un chien et d’un jet
d’eau. Le dos du chien représente l’horizontale, sa patte la verticale, son
museau un trait oblique, sa queue une courbe orientée gauche-droite (amorce
de la lettre « l » ou « e »), etc. Par exemple pour écrire la lettre « p », l’en-
fant doit exécuter sur le sol avec ses pieds les tracés adéquats et simultané-
ment nommer les parties du corps de l’animal correspondant à ses
déplacements : « museau (oblique) – grande patte (verticale) – saute (pour se
placer au bon endroit et amorcer le mouvement suivant) – jet d’eau qui tombe
(arceau du « p ») – queue qui monte (crochet de liaison) ». La « didactique
corporelle » trouve ici son apologie et reste encore de nos jours fortement
ancrée dans les représentations pédagogiques des maîtres. De ce point de
vue, le mouvement en lui-même aurait la vertu d’établir des rapports entre
la sphère motrice et la sphère symbolique, de favoriser in fine l’acquisition
d’un objet social : l’écrit.
À cette même époque, apparaissent également les « pictogrammes », qui
s’imposent comme médiateurs entre le dessin, la langue orale et l’écriture
(dessins stylisés inventés par les enfants, sous l’impulsion de l’adulte, pour
désigner des objets, des actions, sorte d’imitation de hiéroglyphes). L’objectif
étant, d’une part, de sensibiliser l’enfant au passage de l’oral à l’écrit par l’in-
termédiaire de l’élaboration d’un code commun spécifique au groupe-classe,
et, d’autre part, d’aborder l’acte graphique de symbolisation de la parole.
En ce qui concerne les pratiques pédagogiques traditionnelles, Gisèle Calmy
(1975) dénombre quatre types de méthodes pour l’apprentissage de l’écri-
ture : les méthodes synthétiques (centrées sur l’exécution – l’écriture est ici
un art d’imitation), les méthodes globales (l’écriture est expression – le gra-
phisme est à aborder par le biais du sens de l’écrit), les méthodes gestuelles
(l’écriture est un acte psychomoteur – les méthodes sont à visées rééduca-
tives), les méthodes cursives et dynamiques (l’écriture est un acte de com-
munication – d’où exigence de vitesse, de souplesse, de rythme, de
continuité). Les méthodes globalisantes et dynamiques sont à privilégier,
déclare l’auteur, sans délaisser l’apport des autres méthodes qui contiennent
chacune « une part de vérité éducative efficace, qu’il ne faut pas négliger ».
Ces diverses méthodes sont identifiables dans l’enquête conduite par
Cambon et Lurçat sur les pratiques d’apprentissage de l’écriture des ensei-
gnantes consultées, pratiques toujours d’actualité dans leur grande majorité.

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Comment l’enfant devient élève

En classant les réponses aux questionnaires, les auteurs établissent la dis-


tinction entre les préparations dites « indirectes » et les préparations
« directes » à l’écriture, en moyenne comme en grande section. La pré-
paration indirecte recouvre la maîtrise des gestes et de l’espace (gestes
globaux et gestes fins), les exercices de la fonction symbolique (symboles,
signes, codes, pictogrammes, schémas, bandes dessinées), les exercices met-
tant en jeu l’analyse, les classifications et la mémoire (analyse auditive et
visuelle, jeux de doigts, comptines, classifications et repérages, séquences
temporelles, tris, classification, rythme), enfin les exercices développant
les attitudes et motivations (exercices faisant appel au soin, à l’attention,
au respect de la consigne, etc.). La préparation directe concerne le des-
sin (libre, d’observation, gradué, la peinture parfois), le graphisme (repé-
rages dans l’espace graphique, tracés fictifs dans l’espace, modèles de
formes diverses, courbes à reproduire avec trajectoire), l’écriture pour la
moyenne section (liaison écriture-lecture, prénom, reproduction d’après
modèle visuel). Pour la grande section s’ajoutent l’étude de la trajectoire
des lettres et de leurs liaisons, des liaisons visuo-graphiques et graphico-
phonétiques, ainsi que la familiarisation avec le langage écrit. L’écriture
du prénom se fait en écriture script ou en cursive (anglaise), selon une
progression qui va du symbole au mot, du mot (ou de la phrase) à la
lettre, du dessin à l’écriture.
Quant aux textes officiels, ils ne sont pas très prolixes dans ce domaine
de l’apprentissage de la trace écrite : les instructions sont brèves et décri-
vent principalement les compétences à acquérir. C’est ainsi que les enfants
doivent êtres capables « de copier un mot, une courte phrase sur papier uni
d’écrire ensuite, selon les performances réalisées, sur papier à lignes ou inter-
lignes » (1977) ; ils doivent écrire « leurs nom et prénom ainsi que des mots
simples » (1986) ; ils doivent apprendre à « contrôler le tracé de l’écriture cur-
sive » (1995). Toutefois, dans ce dernier texte, l’écriture comme le dessin,
considérés du point de vue graphique, ont un statut particulier puisqu’ils
sont classés parmi les « instruments pour apprendre ». Ce sont des tech-
niques au service de la maîtrise des formes et de l’espace feuille. L’aspect
langue écrite est abondamment traité dans la rubrique « apprendre à par-
ler et à construire son langage, s’initier au monde de l’écrit ». Sont égale-
ment placées dans cette rubrique des activités de copie de mots considérées
ici du point de vue textuel : « premiers exercices autonomes par copie, copie
différée, invention (prénom, petites phrases, textes courts) ». Cette classifica-
tion différencie les activités de lecture et d’écriture. Déjà en 1988, Ferreiro
déplorait cette dichotomie, faisant remarquer qu’en réalité l’enfant « ignore
que la tradition scolaire veut garder bien différenciés les domaines appelés
“lecture” et “écriture”. Il essaie de s’approprier un objet complexe de nature
sociale ». Les instructions officielles portant sur les langages à l’école mater-
nelle (B.O. du 21 octobre 1999) articulent plus étroitement lecture et écriture.

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

Sont évoqués pour la première fois l’apprentissage premier de l’écriture, le


choix du type de graphie, le recours éventuel à la calligraphie et l’usage
d’outils comme l’ordinateur pour « s’exercer à tracer des mots et des mes-
sages ». C’est bien l’acte d’écriture, le désir d’écrire, qui est ici privilégié.
Dans les programmes de 2002, les activités d’écriture sont explicitement abor-
dées aussi bien dans la forme que le fond. L’écriture y est identifiée comme
une activité à la fois graphique et linguistique : « Si les activités d’écriture
requièrent des compétences graphomotrices, elles sont indissociables d’appren-
tissages linguistiques ». Ainsi, l’accent porte sur le fonctionnement du système
langue écrite et pas seulement sur l’habileté motrice. Le choix de la graphie
est précisé. « Le recours à l’écriture en capitales d’imprimerie facilite l’activité
en proposant des formes faciles à reproduire […] Le recours à l’écriture cursive
s’impose quand l’enfant est amené à reproduire des enchaînements de mots ou
de phrases. »
Ces programmes sont complétés par des documents d’accompagnement
qui précisent les étapes pour chacune des sections, avec beaucoup de pru-
dence en ce qui concerne l’âge de la mise en situation d’écriture et de nom-
breuses informations relatives au développement des enfants, aux précautions
à observer, au rôle des enseignants.
Les activités d’écriture y tiennent une place importante, des situations et
dispositifs d’apprentissage abondent. On y retrouve l’idée d’une ritualisation
des apprentissages que nous avons définie par ailleurs1 : « À l’école maternelle
ce n’est pas la nature du savoir qui fait que les élèves distinguent le travail du
jeu, ou les activités entre elles. C’est le lieu et le moment de la journée, les outils
et supports, le dialogue didactique qui lui permettent de donner du sens à son
activité et aux différents objets de savoir ».
Dans ce domaine, les programmes de 2008 sont succincts et se centrent
principalement sur l’apprentissage de la trace qu’ils relient directement aux
entraînements graphiques : « L’entrée dans l’écriture s’appuie sur les compé-
tences développées par les activités graphiques (enchaînements de lignes simples,
courbes, continues…) », et soulignent également que cet apprentissage
« requiert aussi des compétences particulières de perception des caractéristiques
des lettres » accentuant ainsi la centration sur la forme, position certes légi-
time, mais réductrice au regard des autres dimensions sollicitées pour cet
apprentissage. Les objectifs de fin d’école maternelle restent les mêmes :
écrire en cursive son prénom, d’autres mots et phrases sous la conduite de
l’enseignant. Plus problématique et hasardeux est cet énoncé : « Après avoir
appris le son qui est transcrit par une lettre, tracer cette lettre en écriture cur-
sive. » Plusieurs questions se posent : doit-on interpréter cette connaissance
du son comme un préalable indispensable à l’écriture de la lettre ? L’écriture

1. Zerbato-Poudou M.T. (2006). Rites et rituels à l’école maternelle, « À quoi ser-


vent les rituels ? », AGIEM, CDRom, pp. 199-2002.

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Comment l’enfant devient élève

du prénom sera-t-elle retardée jusqu’à la maîtrise du son de toutes ses lettres ?


Le tracé d’une lettre isolée est-il à privilégier, compte tenu que ce qui pose
problème est moins le respect de la forme que la cursivité, c’est-à-dire le lien
entre les lettres ? Le danger de ce texte réside dans la promotion d’entraî-
nements sur des lettres dénuées de sens, ce qui est réducteur vis-à-vis du
fonctionnement de la langue et en outre, peu motivant pour de jeunes
enfants.
Cependant, de nos jours, en règle générale, la centration sur la trace écrite
demeure. Lorsque l’enfant aborde l’apprentissage de l’écriture cursive – la
plus difficile puisque les lettres sont toutes liées entre elles, ce qui suppose
un geste continu et régulier, résultant de la coordination des mouvements de
rotation (forme de la lettre) et de translation (avancée de la main sur la ligne)
– l’enseignant trace le modèle, fait exécuter le mouvement « dans l’air », sol-
licite la copie du modèle, fournit des indications verbales, parfois dirige la
main, propose plusieurs essais, fait écrire séparément les lettres difficiles.
L’écriture peut être conduite avec modèle individuel sur feuille, ou copie col-
lective avec modèle tracé au tableau, accompagnée de commentaires oraux.
Ces pratiques ne s’excluent pas, elles cohabitent le plus souvent. Les enfants
commencent par écrire leur prénom, puis des mots « affectifs » ou rencon-
trés au cours d’activités langagières, dans le récit d’un conte par exemple.
Vient ensuite l’écriture de petites phrases toujours liées à leur vécu. L’étude
des lettres isolées (étude de la forme, de ses singularités, du ductus) se fait
ensuite, le plus souvent en cas de difficultés.
Pourtant, malgré cet accompagnement et les pratiques d’entraînement gra-
phique, des difficultés perdurent souvent. De toute évidence, la répétition
et l’entraînement gestuel, qui demeurent les seules réponses apportées aux
difficultés des enfants, ne suffisent pas.

Les recherches
En ce qui concerne la recherche, les études sur l’écriture conduites jusqu’à
présent portent sur les troubles de l’écriture et sa rééducation (Ajuriaguerra,
1964), sa vitesse et sa lisibilité (Bang, 1955), sur la période d’apprentissage
(Auzias, 1966, 1977), sur l’acquisition de l’acte moteur et son automatisation
(Lurçat, 1974, 1981), sur la psychogenèse de l’écrit (E. Ferreiro, 1988, 1990).
Nous avons retenu plus particulièrement les travaux de Lurçat, Auzias et
Ferreiro en ce qu’ils s’intéressent, plus ou moins directement, à l’apprentis-
sage de l’écriture à l’école maternelle.
Liliane Lurçat (1974) a étudié l’évolution de l’activité graphique de l’en-
fant, l’organisation du mouvement et les composantes motrices lui permet-
tant d’associer forme et trajectoire. Elle se centre sur les aspects
perceptivo-moteurs pour élaborer une genèse de l’activité graphique.
Apprendre à écrire, pour L. Lurçat, « c’est apprendre à organiser certains mou-

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

vements en vue de reproduire un modèle. C’est l’effet de la conjugaison de ces


deux activités, une activité visuelle d’identification du modèle, une activité
motrice de réalisation de la forme ». Ses travaux ont fourni les bases théo-
riques d’une action pédagogique préparatoire à l’écriture privilégiant, de
façon quasi exclusive, les aspects formels de l’écriture, l’entraînement moteur,
les exercices répétitifs, une gradation rigoureuse dans le choix des tâches, ce
qui induit, d’une part, le principe d’une continuité fonctionnelle entre le
geste et le sens et, d’autre part, l’idée que l’apprentissage se déroule de façon
linéaire, allant du simple au complexe.
M. Auzias (1977), pour sa part, se préoccupe de l’âge adéquat pour pro-
poser aux enfants l’enseignement de l’écriture. Pour ce faire, elle conduit
une étude systématique et approfondie sur l’évolution en cours d’année du
graphisme d’écriture en grande section, lors de la copie par les enfants d’une
courte phrase en cursive. Il apparaît que la copie de mots n’est pas correc-
tement effectuée avant l’âge de 6 ans, et que sa qualité évolue en fonction
de l’âge des enfants. De ce fait, il est inutile, dit-elle, d’entreprendre un ensei-
gnement de l’écriture à 5 ans, puisque la variable âge est déterminante. Dans
cette perspective, il faut attendre que la maturité fonctionnelle soit instal-
lée pour proposer une tâche d’écriture. Auzias constate également que ce
sont les enfants effectuant une copie lisible qui présentent des acquis en lec-
ture, comme si, libérés de la contrainte graphique, ils pouvaient plus faci-
lement accéder à l’apprentissage de la lecture proprement dit. Il s’agit là
d’une hiérarchisation des fonctions ; les interactions possibles entre ces deux
formes d’activité sur un même objet, la langue, ne sont pas évoquées. Cette
conception conduit également à privilégier les exercices moteurs prépara-
toires et l’installation de prérequis.
Emilia Ferreiro (1988) adopte une attitude opposée aux précédentes en reje-
tant la primauté accordée à la trace dans les pratiques pédagogiques. Par ses
travaux, elle montre que la langue écrite est un objet d’exploration pour l’en-
fant et que celui-ci a des connaissances sur l’écrit indépendamment du moment
où l’institution décide de le lui enseigner. Elle soutient (1990) que « l’atten-
tion aux aspects formels de l’écriture est ce qui s’acquiert le plus facilement, sans
que cela aide à comprendre ce que l’écriture représente et comment elle le repré-
sente » et stigmatise les pratiques scolaires qui « prétendent que l’on apprend
seulement au moyen de la répétition, de la mémorisation, de la copie systéma-
tique du modèle, de l’automatisme ». Ses travaux mettent en évidence qu’il
n’y a pas nécessairement relation entre l’écriture correcte du prénom et le
niveau conceptuel acquis par l’enfant à propos de l’écrit, c’est-à-dire qu’à une
« bonne » écriture ne correspond pas forcément une compréhension du fonc-
tionnement du code. Des auteurs précités, c’est le seul qui envisage l’écrit
comme un objet social que l’enfant doit s’approprier. De nombreux travaux
effectués en France dans la lignée de ceux de Ferreiro (J.-M. Besse, J. Fijalkow,
J.-P. Jaffré, G. Chauveau) confirment ses conclusions mais, dans tous les cas,

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Comment l’enfant devient élève

la centration se porte alors en priorité sur les activités de production d’écrits


des enfants (écrits inventés) et non sur la dimension graphique.
Toutefois, les travaux de Lurçat, Auzias et Ferreiro, s’ils s’intéressent à
l’évolution des productions enfantines selon différents points de vue, tien-
nent peu compte des conditions scolaires d’enseignement et tous présentent
l’apprentissage de l’écrit comme une activité « privée » de l’enfant. Ainsi,
on ne relève pas d’études portant sur les pratiques scolaires préparatoires à
l’écriture, seulement des observations ou constats (Lurçat, 1979 ; Cambon et
Lurçat, 1981) et des suggestions (Auzias, 1977 ; Ferreiro, 1988). Il n’est fait
aucune analyse des situations scolaires du point de vue des tâches propo-
sées, de la relation au savoir, de la construction du sens ni de l’attribution
par l’enfant de significations à ses actions.
Par ailleurs, il est à remarquer, dans tous ces travaux, la dichotomie qui
est faite entre l’exécution de la trace et la connaissance du fonctionnement
du système d’écriture, entre la trace et le sens que donnent les élèves à leur
activité comme à l’objet d’apprentissage. Dichotomie qui se retrouve égale-
ment dans les pratiques quotidiennes sur le terrain. Cette dichotomie sou-
lève des questions. En effet, lorsqu’un élève trace une lettre, un mot, peut-on
considérer qu’il est uniquement centré sur la maîtrise du geste au détriment
de la signification incluse dans cette trace, des enjeux de la demande ? Peut-
on en outre demander à des enfants d’écrire des mots, alors qu’ils ne savent
pas écrire (test de dictée de mots proposé par Ferreiro), sans se questionner
sur le rôle joué par leur habileté motrice (la maladresse peut entraver et
orienter leur réponse) ou sur les interprétations qu’ils font de cette demande ?
Ainsi, à la consigne donnée par une enseignante de reproduire un mot
(Zerbato-Poudou, 1994), un élève propose successivement deux productions :
une copie fidèle mais également un simulacre (dans tous les sens du terme,
simulacre d’écriture – tracé d’une ligne brisée – comme simulacre de
comportement – gestes saccadés de la tête et de la main accompagnant chaque
tracé). Pour cet enfant, il semble que l’écrit, activité sociale d’écriture (ce qui
apparaît dans cet exemple, c’est le fonctionnement symbolique social de l’ac-
tivité scripturale), ait un statut différent de l’écrit scolaire (répondre à la
demande par une copie fidèle). Cette anecdote montre que les enfants peu-
vent élaborer diverses interprétations à propos de l’écrit, ce qui incite à une
certaine prudence dans l’interprétation de leurs productions. Dans le cas rap-
porté ici, le simulacre d’écriture n’est pas le signe d’une incompétence gra-
phique mais d’une autre conception de l’acte d’écriture qui mobilisait son
attention à ce moment-là.
Nous pouvons supposer que les interprétations élaborées par les enfants
à propos de la situation d’écriture, la signification qu’ils donnent à leur acti-
vité ne sont pas sans conséquences sur la réponse graphique donnée. De ce
fait, pour conduire une pédagogie de l’écriture qui tienne compte des aspects
sociaux de cet objet, il serait judicieux de réduire la dichotomie entre la

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

trace et le sens, ces deux dimensions n’étant plus considérés comme deux
aspects distincts de l’activité d’écriture mais comme deux activités qui
s’étayent mutuellement. Notre propre recherche (Zerbato-Poudou, 1994)
montre comment l’acte matériel, composante essentielle de l’écriture, peut
être considéré comme issu de l’activité conceptuelle elle-même, sous cer-
taines conditions. Cette position nous incite à prendre en considération les
conditions d’apprentissage de l’écriture susceptibles de permettre l’interac-
tion de ces « deux apprentissages ».

LE DESSIN

À l’école, le dessin est depuis longtemps considéré comme un auxiliaire


important pour la maîtrise gestuelle et graphique, ainsi que pour le déve-
loppement de la fonction symbolique. Pour P. Kergomard (1886), le dessin
« excite et développe l’esprit d’observation et donne de la rectitude à l’œil […]
un moyen de faire l’éducation des doigts […] mais aussi un plaisir ». Cependant,
l’usage scolaire du dessin en maternelle a évolué au cours du temps. Dans
les salles d’asile comme dans les premières écoles maternelles, il s’agissait
majoritairement du dessin linéaire où l’élève devait reproduire, d’abord à
l’aide de bûchettes puis sur l’ardoise, la composition géométrique proposée
par l’enseignante au tableau. Ce type de dessin se diversifie avec le dessin
d’ornement (frises, rosaces), le dessin au trait (copie schématisée et stan-
dardisée d’objets ou d’animaux que trace la maîtresse comme modèles à
reproduire), le dessin mesuré et calculé (dessin géométrique dérivé d’exer-
cices de pliage et découpage, tracé de mosaïques, symétries), le dessin d’in-
vention (sur papier quadrillé) et le dessin d’observation, dont les aspects
normés et stéréotypés ne sont pas sans rappeler les rigueurs exigées pour
l’apprentissage de l’écriture (Kergomard, 1886 ; Kergomard et Brès, 1910 ;
Maucourant, 1925 ; Hoffman, 1927). Bref, la plupart du temps, le dessin est
conventionnel, stéréotypé, réglementé. Le dessin d’illustration, parfois évo-
qué, se rapproche du dessin d’observation. Le « crayonnage » consiste à lais-
ser l’enfant promener librement le crayon sur la feuille, pour assouplir le
geste, sans intention figurative précise, quelques analogies sont parfois pro-
posées (les tourbillons du vent). Le dessin libre « d’imagination » est cité
par P. Kergomard (1910) comme une « manifestation de la vie intellectuelle
et morale », bien que le résultat de cette activité enfantine soit jugé « gros-
sier, informe, primitif ». Ce type de dessin n’apparaît qu’en 1905 dans les pro-
grammes, et c’est dans les instructions officielles de 1977 que l’aspect créatif
du dessin est officiellement revendiqué comme moyen « de projection directe
de l’image mentale enfantine » et témoin du développement de l’enfant.
Depuis les années soixante, dans la lignée des nouvelles conceptions éduca-

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Comment l’enfant devient élève

tives, les productions enfantines sont fortement valorisées, et parfois même


érigées au rang « d’œuvres d’art ».
Dans les textes officiels comme dans les revues pédagogiques, le dessin a
longtemps été associé à l’écriture. Pauline Kergomard écrit à ce propos en
1910 : « Le jour où l’enfant bien dirigé aborde l’écriture proprement dite, il n’y
trouve guère de difficultés, car il est depuis longtemps préparé par les exercices
de dessin, et certaines règles sont semblables pour les deux enseignements : ainsi,
dans l’un et dans l’autre, il doit y avoir un modèle, et un effort d’imitation.
Pour tous les deux, il faut une tenue à l’aise, c’est-à-dire sans contorsion du
corps ni de la main et sans position dangereuse […]. » Dans ce passage, seule
la trace est privilégiée et la préparation par le dessin, dont P. Kergomard
soutient que les règles sont semblables, s’appuie sur le dessin linéaire et le
dessin d’observation, dont on a souligné le caractère normé et rigide. Bien
évidemment, les règles du dessin, même « mesuré », ne sont pas celles de
l’écriture. Ce qui est souligné ici, ce sont surtout les habitudes d’observation
et de précision qui sont effectivement requises dans les deux cas.
Ainsi, le dessin, première forme de tracé signifiant, souvent considéré
comme substitut de la langue écrite, s’est peu à peu détaché des règles qui
le rigidifiaient pour acquérir son statut d’activité libre et créatrice. Les pro-
grammes de 2002 renforcent ce point de vue : ils dissocient le dessin des
autres activités graphiques, contrairement aux programmes de 1995, et le
situent dans la rubrique « La sensibilité, l’imagination, la création » en insis-
tant sur sa fonction expressive et symbolique.
Les recherches portant sur les dessins enfantins sont nombreuses, elles
peuvent se répartir selon trois grands axes.
• En premier lieu, les recherches qui étudient le dessin en tant qu’indice
du développement de l’enfant (Luquet, 1913, 1927) et plus particulièrement
celles qui sont à orientation psychométrique, notamment l’épreuve du bon-
homme de Goodenough (1926).
• Ensuite, les études portant sur la genèse de l’élaboration de la trace,
de sa dynamique d’exécution (Prudhommeau, 1947 ; Zazzo, 1950 ; Lurçat,
1974. Les techniques modernes d’enregistrement (vidéo, table graphique)
permettent des analyses plus fines des procédures d’exécution des tracés
(Ph. Wallon, 1990).
• Enfin, les recherches portant sur la signification des dessins qui regrou-
pent les travaux cliniques et interprétatifs, Mongestern, 1937 ; Hammer, 1958,
ainsi que l’élaboration d’épreuves projectives comme le dessin de l’arbre de
Stora (1963) ou le dessin du groupe par Habraham (1963), pour ne citer que
les plus connus.
De nos jours, dans les écoles maternelles, le dessin est rarement enseigné
ou contraint à des règles strictes, sa procédure d’exécution est bien moins
contrôlée qu’autrefois. Sous l’influence des travaux en psychologie, il est
essentiellement devenu pour les enseignants un moyen d’expression et le

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

témoin de l’évolution affective et sociale de l’enfant, sans pour autant nier


le fait qu’il soit une aide efficace à la mise en place ou à l’exercice de com-
pétences visuo- et grapho-motrices.
Cependant, le dessin libre, bien qu’ayant acquis ses lettres de noblesse,
demeurerait captif de la pédagogie du lire-écrire, selon la conception de
Duborgel (1983) qui dénonce un véritable iconoclasme scolaire. Pour cet
auteur, le dessin en tant qu’image occupe abusivement une place précise
dans la genèse de la conquête du signe. « “Pré-signe”, “mot ou phrase en
image”, “mime du langage” », le dessin est alors détourné de sa nature expres-
sive intime pour être « référé à la nécessité d’être compris par les autres, sur
le modèle d’une langue claire, et non pas à l’idée d’un songe figuré ». Sollicité
systématiquement dans sa fonction de communication, comme reproduction
du réel plutôt que de l’imaginaire, le dessin, renchérit Duborgel, doit être
décrit, explicité, référé à l’écriture transitive, puis organisé séquentiellement
en schéma narratif, en « bandes dessinées », véritables « textes en images ».
Le cas le plus extrême de cet usage du dessin comme substitut d’écriture
s’observe lorsqu’on passe du dessin au pictogramme, où des dessins sché-
matisés, substituts du langage et faisant l’objet d’un consensus au sein d’un
groupe, vont signifier ou plutôt coder des objets, des personnes, des actions
(idéogrammes), des sons (phonogrammes). Cette pratique, fortement recom-
mandée dans les textes officiels de 1977 comme moyen de transition entre
le langage oral et l’écriture, offre un véritable paradoxe où l’élève « écrit »
avec des images alors que, par ailleurs, dans le même texte, on lui demande
de « dessiner » des mots !

LES EXERCICES GRAPHIQUES

Si les activités de dessin des enfants ont initié de nombreux travaux de


recherche, il en va tout autrement des exercices graphiques, bien qu’ils soient
cités par les chercheurs s’intéressant aux pratiques scripturales. Ce type de
graphisme ne donne lieu qu’à des nomenclatures ou observations, sans ana-
lyse particulière. L. Lurçat (1979) a observé les pratiques graphiques d’élèves
de maternelle dans le but d’apporter un éclairage à la genèse des formes et
des figurations, à leur évolution et aux diverses étapes franchies par l’élève
pour parvenir au graphisme d’écriture. Son propos n’étant pas d’étudier la
nature des situations scolaires, ses travaux nous éclairent peu sur les pra-
tiques enseignantes. Dans l’enquête conduite par Cambon et Lurçat, déjà
citée, les exercices graphiques sont clairement mentionnés par les ensei-
gnantes comme activités préparatoires à l’écriture. On peut ainsi noter l’im-
portance qu’ils occupent dans une pédagogie de l’écriture, mais il n’y a pas
pour autant analyse des pratiques.

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Comment l’enfant devient élève

M. Auzias (1977), pour sa part, se penche sur les pratiques pédagogiques


à la suite de son étude évolutive sur la qualité de l’écriture lors de tâches
de copie par des enfants de maternelle, et donne quelques conseils à pro-
pos de la préparation à l’écriture. Elle pense que le « graphisme-écriture »,
spécifiquement préparatoire à l’écriture, doit être réservé aux enfants de
grande section. Cette appellation de « graphisme-écriture » renvoie à des
tracés d’arabesques, de sinusoïdes, de courbes en « uuu », de guirlandes,
de boucles, qui sollicitent l’émergence des mouvements fondamentaux
pour accéder à l’écriture cursive, en particulier la coordination des mou-
vements de rotation et de translation et le respect de la trajectoire d’écri-
ture, gauche-droite. La tentative d’Élodie est un contre-exemple de l’intérêt
de ce type d’entraînement. Toutefois, pour les enfants plus jeunes, de 4-
5 ans, M. Auzias rejette l’apprentissage de gestes routiniers et stéréoty-
pés et propose plutôt de diversifier les activités, d’offrir aux enfants des
activités de modelage, de dessins libres, des activités plastiques, et « qu’on
insère celles-ci dans de petites œuvres ». Ses propos apparaissent comme
une critique indirecte envers les exercices graphiques traditionnels, sys-
tématisés et sans finalité.
Cependant, la pratique des exercices graphiques s’est imposée à l’école
maternelle, et les gestes routiniers et stéréotypés, si critiqués par M. Auzias,
ont souvent leur place dès la petite section.

Les pratiques habituelles


Quelles sont les pratiques habituelles dans ce domaine ?
Dans l’enquête de Cambon et Lurçat, quelques exercices graphiques sont
décrits. Les modalités en sont différentes selon les sections. En moyenne sec-
tion, « le graphisme est éduqué dans l’espace ambiant sous forme de trajectoire
à reproduire fictivement de la main ou du pied puis dans l’espace graphique
[…] enfin l’espace graphique est le support de formes données en modèles à
reproduire : boucles, cercles, segments de direction variée, etc. ». Pour les grandes
sections, on retrouve les modèles visuels à reproduire, mais plus complexes :
« le graphisme comporte des modèles visuels à reproduire, ce sont des courbes
géométriques : droites de direction variée, boucles, cercles, cycloïdes, croix, spi-
rales, carrés, rosaces, etc. On fait également des reproductions symétriques ». De
plus, les enfants apprennent à respecter les trajectoires des tracés.
Ces pratiques sont majoritairement celles que l’on observe encore de nos
jours dans les classes. Les modalités de cette activité se transmettent la plu-
part du temps auprès des enseignants débutants par imitation des enseignants
chevronnés, mais également par la littérature pédagogique. Il s’agit pour l’en-
fant de reproduire avec régularité et précision des lignes, droites ou courbes,
des motifs, des formes standardisées, proposés par l’enseignant ou par des
fiches issues de revues : cercles, arceaux, boucles, traits, arabesques, etc., cen-

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

sés représenter des segments de lettres. Ces exercices sont la plupart du temps
présentés sous forme ludique de dessins à décorer ou à compléter. C’est ainsi,
par exemple, que les « écailles du poisson » ou les « tuiles du toit » figurent
les arceaux, traditionnellement nommés « ponts » ou « cannes », considérés
comme les parties des lettres « m » ou « n ». Le tracé des lettres « l », « e »
ou « g » sera étudié en dessinant des suites de boucles figurant la « fumée
du train », les serpentins, etc. Par la suite, ces formes seront reproduites pour
elles-mêmes, combinées entre elles, selon la trajectoire conventionnelle de
l’écriture. Dans cette optique, il suffirait ensuite, pour écrire, de rassembler
ces tracés épars pour composer les lettres et les mots.
De la sorte, les compétences pour écrire sont éduquées hors contexte
écriture, et les analogies fréquemment utilisées (le serpent pour le « s », la
« canne », le « pont », etc.) attirent plus l’attention de l’élève sur les aspects
formels de l’écrit que sur son aspect « langue écrite ».

Le graphisme dans les instructions officielles


Que disent les instructions officielles à propos de ces exercices graphiques ?
Dans les textes officiels publiés pour l’éducation préscolaire depuis 1836, il
n’est jamais fait explicitement allusion aux exercices graphiques. En ce qui
concerne les activités graphiques, seuls sont régulièrement nommés l’écri-
ture et le dessin.
Le terme « graphisme » est utilisé pour la première fois, dans les ins-
tructions de 1977, sans renvoyer cependant à une activité bien identifiée :
« Dès l’âge de trois ans, le jeune enfant se trouve apte à donner une signifi-
cation à ses graphismes et à ceux de ces camarades ». Dans ce commen-
taire, il semblerait qu’il soit plus question de dessins que de formes
graphiques conventionnelles. Les instructions de 1986 évoquent une pré-
paration à l’écriture par « des activités de graphisme », sans plus de détail.
Or, nous avons vu que le terme « activités » recouvrait une diversité de
pratiques allant de la reproduction de formes et trajectoires à l’écriture,
en passant par le dessin.
En 1995, l’activité graphique est érigée au rang des « instruments pour
apprendre », mais seuls le dessin et l’écriture sont explicitement signalés
sous cette rubrique. Les exercices graphiques sont vaguement évoqués
dans le livret des compétences, où l’on lit que : « l’enfant doit pouvoir […]
reproduire des modèles, des formes, des trajectoires proposées par l’ensei-
gnant ». Le « graphisme » est explicitement cité dans la rubrique « arts
plastiques », avec les traces, les empreintes et le dessin, mais sans autre
précision. En 1999, le graphisme n’est toujours pas cité à propos de l’af-
finement du geste.
Cependant, les programmes de 2002 leur confèrent un statut élargi et des
fonctions plus relativisées par rapport à l’écriture : « Les activités graphiques

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Comment l’enfant devient élève

sont très souvent utilisées, à l’école maternelle, dans l’unique but de former la
main de l’enfant à l’écriture. C’est trop en réduire l’intérêt ». Ces exercices se
voient ainsi institués dans leur véritable statut qui est de former non seule-
ment l’activité motrice manuelle, mais aussi l’observation, l’analyse des
modèles, leur reproduction : « L’observation et l’analyse des formes sont cer-
tainement l’aspect le plus délicat de l’activité graphique. Ce sont des processus
perceptifs qui restent difficiles jusqu’à l’école élémentaire. Là encore, la verba-
lisation joue un rôle déterminant », ce qui rejoint nos propos, de même que
l’accent porté sur l’importance de la verbalisation qui est au cœur de nos
travaux : « La verbalisation des activités permet de donner sens aux productions
et de les rendre communicables, elle permet aussi à l’enfant de se repérer et de
se situer dans les étapes successives de l’apprentissage ».
On remarque la position très nette qui est prise à propos des exercices gra-
phiques dans le livret d’accompagnement « Le langage à l’école maternelle »
(2006) : « Les activités graphiques proposées sous forme de jeux aident le jeune
enfant à construire des habilités perceptives et motrices, à développer des compé-
tences utiles pour la maîtrise du geste de l’écriture cursive. Cependant, elles ne
constituent pas des activités préparatoires au sens strict car il n’y a pas de conti-
nuité directe avec l’écriture» ce qui reprend nos propos antérieurs. De nom-
breuses situations d’apprentissage sont évoquées qui ouvrent des pistes de travail
et les principes de progressivité donnent des repères2.
Si le lien entre graphisme et écriture est relativisé en 20023, celui-ci est
renforcé dans les programmes de 2008 bien qu’un petit bémol semble évo-
qué (souligné par nous) : « Sans qu’on doive réduire l’activité graphique à la
préparation de l’écriture, les enfants observent et reproduisent quotidiennement
des motifs graphiques afin d’acquérir le geste le mieux adapté et le plus effi-
cace. » (p. 14) sauf que cet énoncé se place directement sous le titre :
« Apprendre les gestes de l’écriture » Ce qui laisse penser que le « geste le
mieux adapté et le plus efficace » est résolument le geste de l’écriture, donc
qu’il faut dessiner un rond, une ligne, en respectant le sens de l’écriture !
De plus, ces activités graphiques sont toutes définies comme des activités
« Pour s’acheminer vers le geste de l’écriture » (p. 30), dès la petite section.
Plus préoccupante est l’affirmation selon laquelle : « L’entrée dans l’écriture
s’appuie sur les compétences développées par les activités graphiques (enchaî-
nements de lignes simples, courbes, continues…) » qui semble accréditer la
thèse des tracés comme une fin en soi (relayée par l’usage abondant et sys-

2. Pour des propositions plus concrètes, on peut se référer aux mallettes publiées
chez Retz : « Activités graphiques et créatives » (2004) et « Arts visuels et jeux gra-
phiques » (2007).
3. « Les activités graphiques sont très souvent utilisées, à l’école maternelle, dans
l’unique but de former la main de l’enfant à l’écriture. C’est trop en réduire l’inté-
rêt » (B. O. p. 23).

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

tématisé de fiches photocopiées) entretenant ainsi la confusion entre entraî-


nement et apprentissage. Ce qui est une dérive préjudiciable. Pour autant,
nous maintenons notre position : les exercices graphiques ont pour but de
développer des fonctions servant au développement global d’habiletés
motrices. Quant aux conventions de l’écriture, elles seront, bien entendu,
explorées, en situation d’écriture, ce qui les légitimera d’autant.
Ainsi, les exercices graphiques, omniprésents dans les classes de mater-
nelle, n’ont pas eu, pendant des décennies, d’existence légale, pas plus qu’ils
n’ont bénéficié d’une analyse didactique. On peut alors se poser la question
des conditions d’émergence de cette activité qui en justifient l’importance
acquise dans les pratiques scolaires : quelle est l’histoire de cette technique ?

L’invention des exercices graphiques


C’est dans des revues ou ouvrages pédagogiques que nous avons pu décou-
vrir la genèse des exercices graphiques. Nous avons effectué ce travail de
repérage dans la revue L’Éducation enfantine éditée en 1902 et archivée depuis
1905 par les éditions Nathan, Paris. En 1905, on trouve dans cette revue
de nombreux conseils et modèles qui étayent la pratique du dessin linéaire
(les élèves ont à reproduire des tracés abstraits de combinaisons de lignes
horizontales, verticales et d’arceaux), mais rien n’est dit au sujet des tech-
niques d’apprentissage de l’écriture, la table des matières ne comporte pas
cette rubrique. Or, dans leur ouvrage, Kergomard et Brès (1910) montrent
que les enfants s’entraînaient à effectuer divers tracés dans lesquels on pour-
rait reconnaître les exercices graphiques. En réalité, ces tracés étaient per-
çus comme des exercices d’assouplissement de la main et non comme des
substituts de lettres : « […] faire sillonner l’ardoise de lignes debout qui repré-
sentent à volonté les épis où la faucille passe ensuite en traits horizontaux […]
bref tous les crayonnages imaginables décorés de noms suggestifs amusants pour
éveiller l’intérêt et faire agiter les menottes avec entrain ».
Les exercices de « crayonnage dirigé » montrent comment s’est opérée la
transition entre l’apprentissage de l’écriture par imitation directe et les entraî-
nements par exercices graphiques interposés. Nous avons relevé ce type de
conseils : « pour la ligne courbe : dessinons les nuages poussés par le vent ; les
lignes droites : la pluie tombe droite, il n’y a pas de vent (lignes verticales, paral-
lèles, d’inégales longueurs) ; le vent souffle, la pluie tombe penchée… », etc.
(L’Éducation enfantine, 1935). Ici, le crayonnage ne sert plus à assouplir le
geste, comme le suggérait P. Kergomard, mais à apprendre le tracé de formes
ou trajectoires particulières, substituts de segments de lettres. Cette tendance
est confirmée par les premiers cahiers résolument orientés vers le graphisme,
les cahiers d’Herbinière-Lebert : Cahiers d’exercices de crayonnage prépara-
toires à l’écriture et Cahiers d’exercices graphiques et d’attention (publicité faite
dans L’Éducation enfantine en 1928). Les Cahiers d’exercices graphiques et

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Comment l’enfant devient élève

d’attention combinent la trace et la discrimination visuelle. Il est demandé,


par exemple, d’ajouter une anse aux tasses mais non aux bols (ce type d’exer-
cice est déclaré être « préparatoire aux lettres rondes »). Ces exercices sont
les précurseurs d’un type de tâche qui va devenir ordinaire : le dessin à com-
pléter ou à décorer. De ce fait, l’apprentissage de l’écriture est médiatisé
par cette nouvelle activité consistant à reproduire des formes, elles-mêmes
insérées dans des supports figuratifs pour les rendre plus attrayantes. Si les
revues pédagogiques apparaissent comme le principal vecteur dans cette
innovation, il faut souligner que ce sont les inspectrices, les directrices d’école
maternelle, les professeurs d’école normale qui, à l’origine des articles, dif-
fusaient ainsi leurs conceptions. Ainsi naquit une pratique qui a sa place
dans tous les emplois du temps de l’école maternelle. Le graphisme tel que
nous le connaissons aujourd’hui a acquis sa propre finalité dès l’instant où
il s’est imposé comme substitut d’apprentissage de la forme des lettres.
Dès 1940, le graphisme apparaît comme une rubrique à part entière dans
la revue, mais les contenus sont divers : coloriages, crayonnages, composi-
tions décoratives, collage de gommettes y sont mentionnés. Le dessin lui-
même est subordonné au graphisme : « dessiner des clous » ne relève plus
d’une activité de dessin mais de graphisme. En 1950, les exercices graphiques
sont pleinement intégrés dans la pédagogie des écoles maternelles. On apprend
dans L’Éducation enfantine qu’ils sont de trois ordres : préparatoires au des-
sin, à l’écriture et au calcul : mettre deux pommes par compotier est un exer-
cice graphique préparatoire au calcul (Les Cahiers du Petit Chaperon rouge,
Nathan, 1953). On assiste ici à un renversement des conceptions. Alors qu’au-
trefois ce sont les dessins qui fournissaient les modèles des formes graphiques,
ce sont à présent les exercices graphiques qui alimentent les dessins. Ainsi,
les tracés spécifiques aux lettres s’amalgament aux dessins, mais ne s’y fon-
dent pas. Les enfants ne dessinent pas, ils complètent un dessin selon des
consignes très strictes, le tracé est imposé, sa trajectoire doit être rigoureu-
sement observée. Le rejet des exercices abstraits ne présentant aucun sens
pour l’enfant (reproduction de formes comme dans le dessin linéaire), comme
l’argument de la motivation (motiver par des « facteurs psychiques ») sont
fondamentaux dans cette approche : « on ne dessine pas des bâtons pour faire
des bâtons, mais pour faire les barreaux de l’échelle ou la barrière ». Quoi qu’il
en soit, le statut des exercices graphiques, leur conception et leurs modalités,
déjà bien définis à cette époque, n’ont plus tellement évolué par la suite.
Accréditant les propos selon lesquels l’écriture est un dessin, les exercices
graphiques, incorporés à des dessins et substituts d’écriture, commencent
leur longue et féconde carrière. Des livrets proposant des modèles d’exer-
cices se multiplieront rapidement et seront utilisés de plus en plus abon-
damment, conduisant actuellement à un usage immodéré de fiches
photocopiées. Ces fiches peuvent parfois constituer un danger dans la mesure
où elles banalisent cette activité, en proposant la répétition de traces

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

stéréotypées, incluses dans des dessins qui se veulent attractifs, mais sans
modèle cinétique ni véritable réflexion didactique.
Un renversement va se produire en 2002 lors de la publication de nou-
veaux programmes. En effet, contrairement aux instructions précédentes,
une nette distinction est faite entre les trois activités graphiques de l’école
maternelle : le dessin, l’écriture et les exercices graphiques : « Ces trois dimen-
sions de l’activité symbolique sont exercées à tous les niveaux de l’école mater-
nelle sans jamais être confondues ».
Pourquoi les exercices graphiques se sont-ils imposés auprès des ensei-
gnants de maternelle ? Plusieurs raisons peuvent être envisagées : combler
le vide provoqué par les interdictions vis-à-vis de l’apprentissage de l’écri-
ture dans les petites sections (textes officiels de 1882, 1905, 1921), aider à
l’apprentissage de l’écriture en décomposant la lettre en éléments simples,
respecter les besoins fondamentaux de l’enfant en proposant des activités
ludiques et néanmoins éducatives ? L’objectif légitime d’aide à l’apprentis-
sage du tracé des lettres domine.
Cependant, il en ressort que les exercices graphiques ne sont sans doute
pas la solution pour apprendre à écrire. D’une part, ils mettent outranciè-
rement l’accent sur les aspects formels de l’écriture au détriment de l’aspect
langage écrit, et, d’autre part, les amalgames entre tracés imposés, dessin et
écriture nous paraissent susceptibles d’entraîner des confusions dans le rap-
port au savoir qu’élaborent les enfants, comme nous le verrons plus loin.
Dans notre conception, si le graphisme ne sert pas à apprendre à écrire, il
a toutefois un rôle à jouer dans les classes, une utilité qui lui est propre.
C’est ce que nous allons mettre en évidence.

Les finalités des exercices graphiques


Examinons de plus près la nature du graphisme. Les tracés graphiques se pré-
sentent comme des traces, des lignes droites ou courbes, des formes, des motifs,
des agencements ou compositions, inclus dans un dessin ou non, qu’il s’agit de
reproduire. Pour cette tâche de copie, encore faut-il saisir toutes les compo-
santes du modèle et prélever toutes les informations nécessaires à sa repro-
duction. Ainsi, cette tâche nécessite d’abord l’observation du modèle et de ses
diverses composantes, puis l’anticipation sur l’organisation des actions pour que
le résultat soit le plus fidèle et précis possible. Pour cela, l’enfant doit connaître
ou découvrir les gestes qui permettent l’exécution adéquate de la trace.
Il n’est pas aussi simple pour de jeunes enfants de maternelle de com-
prendre d’emblée le rôle du modèle. G. Sounalet (1976) a montré en quoi le
modèle matériel à copier n’est pas appréhendé par l’enfant selon la concep-
tion adulte, pour qui le modèle est un objet de référence régulateur d’action.
Pour un enfant de 3-4 ans, le modèle est « une occasion de relation avec
l’adulte, un point de rencontre où il peut montrer à celui-ci toute la bonne volonté

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Comment l’enfant devient élève

dont il est animé. Mais le modèle n’est qu’un signe social indiquant seulement
le pattern d’action à utiliser ». À 4-5 ans, l’enfant comprend que c’est un
schéma régulateur de l’activité, mais le modèle « n’est pas encore conçu comme
objet de référence et s’il est complexe, la perception n’est plus capable de l’en-
visager en entier par une seule opération ». Ce n’est que vers 5-6 ans que l’en-
fant « comprend le modèle comme un guide et un appui, c’est-à-dire comme un
régulateur absolu de l’action ». Sounalet ajoute cependant que devant un
modèle complexe, même si l’enfant en comprend la nature « il n’utilise encore
que les seules liaisons visuo-motrices. Or, celles-ci ne suffisent pas. Pour traduire
fidèlement le modèle, elles doivent se doubler d’un espace mental qui leur don-
nera de la profondeur et comme une sorte de quatrième dimension ». En ce qui
concerne la reproduction du modèle graphique, les relations convenables entre
les formes n’apparaîtraient qu’à l’âge de 7 ans. Or, un modèle d’écriture est
sans aucun doute un modèle complexe et sa reproduction nécessite, outre
des habiletés motrices, l’élaboration de significations.
Les obstacles relatifs à la compréhension du modèle sont à relier aux par-
ticularités de la perception enfantine. Pour reproduire un modèle, il faut pou-
voir en discriminer les différentes composantes, en identifier les éléments
constitutifs, percevoir les relations topologiques qu’ils entretiennent pour fina-
lement utiliser correctement ces informations. Diverses expériences démon-
trent que la perception enfantine peut être appréhendée comme un processus
discernant soit les détails, soit la globalité de l’objet.
Selon Wallon (1941) la perception enfantine est fugace, « singulière » plu-
tôt que globale, elle s’égare dans les détails et porte « sur des unités succes-
sives et mutuellement indépendantes ou plutôt n’ayant entre elles d’autre
lien que leur énumération même », chacune d’elle est en soi-même un tout.
Ainsi, le principal obstacle pour l’enfant résiderait principalement dans la
capacité de pouvoir établir des rapports entre les parties et le tout, c’est-à-
dire d’organiser les données perceptives.
De la sorte, les enfants peuvent rencontrer des difficultés pour « lire » le
modèle, pour le reproduire et attribuer du sens à leur activité graphique sur
la seule injonction « de faire pareil que le modèle ». La plupart du temps,
une consigne verbale accompagne la présentation du modèle. Or, précise
Sounalet, la consigne est le plus souvent comprise par les jeunes enfants
comme un signal déclencheur d’action plutôt que comme un organisateur
de l’action. Elle ne leur est donc pas toujours d’une aide efficace. Il faut, de
surcroît, ajouter à ces obstacles d’autres difficultés que l’enfant doit sur-
monter pour réaliser les tâches scolaires, comme faire la distinction entre le
jeu et le travail, comprendre les « règles du jeu scolaire » et les valeurs qui
s’y rattachent, attribuer à ses actions les significations attendues par l’adulte,
comprendre la signification des tâches scolaires, en distinguer l’essentiel (les
finalités) de l’accessoire (les aspects techniques). Cet aspect est considéré par
Brossard (1993) comme un élément fondamental pour les élèves : « […] une

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

des conditions de la compréhension du discours du maître est que les élèves


identifient correctement l’objet de la transmission et le distinguent des formes
pédagogiques de sa transmission (de son “habillage” pédagogique) ».
Pour revenir au problème matériel de la reproduction d’un modèle gra-
phique, motif décoratif ou écriture, nous avons vu que l’activité d’observation
est primordiale. Mais la pratique de l’observation ne va pas de soi, c’est une
activité qui s’enseigne et s’apprend. Cela suppose d’exercer une activité explo-
ratoire, d’identifier et d’isoler la forme, de la détacher de son contexte, de la
décrire, de la comparer à d’autres. Cela suppose également d’élargir le réfé-
rentiel, d’évoquer d’autres aspects que la seule trace, de l’insérer dans un
ensemble qui lui donne sens, d’émettre des hypothèses, de proposer des varia-
tions. La description verbale prend ici tout son sens à condition qu’elle ne se
résume pas à une simple énumération. Ce point de vue est à présent soutenu
dans les programmes de 2002 : « La verbalisation des activités permet de
donner sens aux productions et de les rendre communicables ; elle permet
aussi à l’enfant de se repérer et de se situer dans les étapes successives de
l’apprentissage. » De nombreuses techniques exploratoires peuvent être envi-
sagées (utilisation de caches, de « fenêtres » à ouvrir sur un dessin pour décou-
vrir des formes, etc.), mais pour aider l’enfant à organiser les éléments perçus,
à effectuer le va-et-vient entre les parties et le tout, à situer les traces les unes
par rapport aux autres, à percevoir les relations qu’elles entretiennent entre
elles, le recours au langage comme organisateur de l’action et de la pensée
est primordial. Cette compétence du regard peut être éduquée à travers d’autres
situations, comme la lecture d’images. Les instructions de 1999 sur les langages
à l’école maternelle insistent plus particulièrement sur cette activité de lecture
d’images en citant la « pédagogie du regard », qui conduit à élaborer une
« lecture construite » à partir des perceptions. D’ailleurs, dans son ouvrage,
Sounalet précise que la perception doit s’accompagner de « processus repré-
sentatifs médiationnels qui aident à la discrimination des différentes composantes
du modèle. Le principal de ces médiateurs est le langage qui sert de codage pour
certaines parties du modèle et permet une manipulation représentative plus aisée ».
Pour notre part, si nous conseillons d’utiliser le langage, ce n’est pas seule-
ment en référence à sa fonction de codage de la réalité mais principalement
en référence à sa double fonction de communication (fonction indicative) et
de construction de la pensée (fonction significative). La fonction indicative sert
à communiquer avec autrui à propos d’un objet concret (fonction sociale) et
sa fonction significative permet d’organiser la pensée. Nous nous référons en
cela aux propositions de Vygotski pour qui la pensée « se réalise dans le mot »,
c’est-à-dire que le langage provoque des transformations de l’activité mentale,
comme la compréhension. La fonction de communication prend également
toute son importance pour Deleau (1990), pour qui la relation signe-référent
(mot-objet) ne peut être considérée indépendamment des relations coréféren-
tielles entre les interlocuteurs. Dans cette perspective, la valeur que l’enfant

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Comment l’enfant devient élève

attribue à son activité et la compréhension qu’il en a dépendent également


des interactions, des échanges dans le groupe. L’apprentissage de l’observation
n’est pas un acte visuel individuel, il s’effectue dans et par le groupe social à
l’aide du langage. Ce point de vue est également pris en compte par les ins-
tructions de 1999 puisque l’atelier de lecture d’images y est considéré comme
« une “communauté de lecture” où les hypothèses de sens sont à discuter, à
débattre, à expérimenter ensemble ».
On remarque en outre que, bien souvent, les lignes dont on propose la copie
sont présentées comme des éléments accomplis, figés. Or, en aiguisant l’obser-
vation, elles peuvent être considérées d’un point de vue plus dynamique. C’est
dans cette optique que M. Auzias (1977) parle de « formes-mouvements » car
il s’agit plus, dit-elle, de faire « sentir et vivre les formes graphiques » que de les
faire simplement reproduire par l’enfant. Ainsi, la ligne ne sera plus un simple
tracé statique si l’on en souligne les divers modes d’expression : elle se courbe,
s’enroule, se brise, éclate, se fractionne, se tord, elle s’allège et devient fine, elle
s’alourdit et s’épaissit, etc. Les modalités d’exécution interviennent plus parti-
culièrement dans cette dynamique : la main monte, descend, tourne, caresse,
écrase, s’impatiente, flâne, etc. Ont également un rôle à jouer la tenue de l’ou-
til, le rythme d’exécution, le choix de la trajectoire, la nature des outils et des
supports, etc. On reconnaîtra la ligne dans des œuvres : croquis, dessins, affiches,
photos, reproductions, œuvres d’art ou objets quotidiens, etc. On découvre que
les motifs graphiques recouvrent des significations différentes dans les diverses
cultures. Bref, observer une ligne, un motif, c’est également appréhender
d’autres dimensions que le seul agencement spatial, c’est insérer ces tracés dans
un contexte culturel qui leur donne sens. Tracer ou reproduire une ligne revêt
alors des significations propres au contexte d’observation. C’est en cela que l’en-
fant pourra attribuer du sens à son activité comme à l’objet d’apprentissage.
En ce qui concerne l’exécution et la reproduction de lignes, de formes ou
motifs, d’autres compétences sont nécessaires, qui relèvent également d’un
apprentissage social. Reproduire, c’est agir sur la maîtrise gestuelle, « l’œil
dirige la main », écrit fort justement L. Lurçat. Pour cette tâche, l’enfant doit
anticiper et organiser ses actions, les hiérarchiser et effectuer les gestes adé-
quats. Il ne va pas de soi, pour un enfant, de dissocier le geste de son résul-
tat graphique, le syncrétisme enfantin conduit à un amalgame entre la trace
et le geste, entre le résultat de l’action et l’action qui l’a engendré. Or, la
trace et le geste ne se superposent pas. Les travaux de Piaget montrent en
quoi la prise de conscience par le sujet de son action matérielle est une aide
à la régulation de cette action, les régulations automatiques, spontanées, ne
suffisant pas. Ainsi, pour reproduire un tracé, il ne faut pas se borner à en
distinguer les aspects formels, mais il est également nécessaire d’anticiper les
gestes à accomplir comme les moyens à mettre en œuvre pour le réaliser.
Pour exécuter une même forme, par exemple un cercle, deux gestes sont pos-
sibles (vers la gauche ou la droite) ; ils donneront pourtant le même résultat.

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

De même, pour construire un motif graphique, plusieurs organisations motrices


sont imaginables. Or, bien souvent, on se contente de souligner les résultats
graphiques, leur niveau d’adéquation au modèle, sans faire une analyse des pro-
cédures de réalisation utilisées. Le modèle cinétique, tracé sous les yeux, apporte
des informations qui s’avèrent parfois insuffisantes, l’attention étant davantage
attirée par la trace (le résultat attendu) que par le mouvement de la main. Pour
éduquer le geste, il faut le dissocier du résultat graphique, pour ensuite, de
façon consciente, associer au tracé attendu le geste reconnu adéquat parce
qu’objectivé et anticipé. Dans ce dessein, la verbalisation s’avère être également
ici un outil fondamental. Associer l’enfant à la description du geste, à l’énoncé
des règles d’exécution, à l’analyse des procédures diverses ne sont pas des actions
anodines : elles deviennent des instruments pour penser l’action. C’est en
quelque sorte initier « l’espace mental » dont parle Sounalet. Les programmes
de 2002 insistent sur ces activités réflexives déterminantes pour : « la mise au
point des gestes élémentaires efficaces, l’observation et l’analyse des modèles,
leur reproduction et, éventuellement, leur détournement. » Par exemple, nous
avons remarqué que la dictée à l’adulte des étapes nécessaires pour tracer un
motif, pour en placer les différents éléments et utiliser la trajectoire souhaitée,
produit des effets positifs sur les réalisations enfantines ultérieures. Dans cette
conception, l’éducation gestuelle ne se réduit pas à un entraînement moteur
individuel, mais procède d’une construction collective.
En outre, ce « travail » n’aura de sens pour l’enfant que si l’on fait une
analyse du produit pour identifier les réussites comme les difficultés, pour
décrire les procédures de réalisation, les comparer avec celles des autres, s’es-
sayer à faire autrement. Cette pratique évaluative attribue de la valeur à la
production, donne du sens à l’activité même de l’enfant, lui permet de se
décentrer face à la tâche, de construire le concept de modèle en établissant
des relations entre la consigne donnée, le modèle proposé et le résultat de
son action, de s’approprier ainsi la notion de tâche. Ici également, l’évalua-
tion est conçue comme une entreprise collective.
Dans cette perspective, l’éducation motrice ne se réduit pas à des exer-
cices de répétition grapho-moteurs mais procède d’actions anticipées, pen-
sées, verbalisées, objectivées. Les régulations de l’action se conçoivent comme
résultant de l’analyse du produit et des procédures mises en œuvre, qu’elles
soient pertinentes ou non. La « bonne » procédure ne sera pas imposée mais
découverte et choisie parce que répondant à la situation.
Par la suite, les exercices de répétition, de remplissage, de décoration ou
autres, s’acquitteront alors de leur fonction d’entraînement : exercer le geste,
s’approprier les formes, mémoriser, consolider les acquis. Les exercices répéti-
tifs ne peuvent être en aucun cas des situations d’apprentissage. Aiguiser l’ob-
servation, anticiper et organiser les actions, choisir les procédures, évaluer,
apparaissent comme les fonctions essentielles des exercices graphiques
dans un contexte collectif où le langage est sollicité dans sa fonction de

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Comment l’enfant devient élève

construction de la pensée. C’est à ce prix que les exercices graphiques


affirmeront leur légitimité. Par ailleurs, reproduire le modèle n’aura de sens
que si l’on inscrit cette activité dans un contexte signifiant, si ce « travail » est
finalisé, à travers des situations culturellement et socialement signifiantes dans
l’objectif de rendre l’enfant « curieux du monde ». Apprendre le tracé de motifs
décoratifs, de la symétrie, pour une exposition sur les arts graphiques « d’ici et
d’ailleurs » (folklore régional, Maghreb, Ukraine, Afrique, etc.) donne de toute
évidence plus de sens aux apprentissages graphiques que de dessiner « les bar-
reaux de l’échelle » sur une fiche photocopiée.
Ces exercices ont également d’autres finalités. Regardons un enfant en
train de reproduire un motif graphique : il est assis à une table, fré-
quemment devant une feuille de papier et la plupart du temps muni d’un
outil scripteur (crayon, crayon-feutre, stylo, etc.). Il doit exécuter une tâche
scolaire en respectant une consigne. Dans cette situation quotidienne assez
banale, l’enfant doit répondre à d’autres consignes que celles objective-
ment énoncées. En d’autres termes, il apprend à faire plus qu’à tracer des
formes, il apprend les « gestes de l’étude » qui sont autant de techniques
utiles favorisant l’incorporation des futures connaissances scolaires. Ce sont
les comportements qui faciliteront les tâches scolaires quelles qu’elles
soient, comme la tenue de l’outil, l’application, l’attention volontaire, le
soin apporté à son travail, l’achèvement de la tâche, la compréhension et
le respect de la consigne, les habitudes de travail. Ce sont en quelque sorte
les règles du « jeu scolaire », les bases du contrat didactique qui sont ainsi
acquises, l’apprentissage des conduites de travail, l’apprentissage du métier
d’élève. Il faut du temps pour que cette acquisition s’installe, elle n’est
parfois pas entièrement construite à l’école élémentaire. Cependant, les
occasions de les rencontrer sont multiples dans l’environnement scolaire.
Pour conférer à ces règles un caractère plus constructif que coercitif, il
faut les envisager comme autant d’aides apportées à l’enfant pour lui per-
mettre d’appréhender la tâche avec aisance. De fait, apprendre ces gestes,
c’est acquérir les critères fonctionnels nécessaires à la réalisation, dans de
bonnes conditions, de la plupart des tâches scolaires : c’est la mise en
œuvre d’une véritable ergonomie scolaire. Ces gestes sont requis dans de
nombreuses activités scolaires, qu’elles soient ou non à dominante scrip-
turale, et les exercices graphiques, comme toute activité scolaire, partici-
pent à la mise en place progressive de ces règles. L’aspect graphique de
ces exercices graphiques développera sans nul doute des compétences
motrices, mais pas plus que le dessin, les arts plastiques ou le tracé de
formes géométriques. Ces divers exercices ne sont pas directement prépa-
ratoires à l’apprentissage de l’écriture : on apprend à écrire en écrivant,
non en traçant des boucles et arceaux, hors contexte écriture. Les exer-
cices graphiques, s’ils sont conduits avec rigueur dans les conditions que
nous venons d’énoncer, permettent à l’enfant de construire et développer

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Nature des activités graphiques à l’école maternelle

des compétences que l’on peut qualifier de « transversales » : observer,


prélever les données pertinentes, anticiper ses actions, élaborer une pro-
cédure. En bref, penser avant d’agir.
Nous venons de souligner l’intérêt des exercices graphiques, les fonctions
qu’ils développent, ce qui montre que le graphisme n’est pas un substitut
d’écriture mais possède ses propres finalités, soumises à des conditions par-
ticulières, principalement à l’usage du langage qui non seulement décrit,
mais signifie les actions. Observer, décrire, comparer, anticiper, évaluer ses
actions sont autant d’activités que le graphisme sollicite. Elles seront requises,
entre autres situations, lors de l’apprentissage de l’écriture qui, cependant,
fait appel à d’autres dimensions.

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CHAPITRE
13

Un cadre pour l’analyse


des activités graphiques

N ous avons vu que les principales activités graphiques exercées à l’école


maternelle (dessin, écriture, exercices graphiques) s’imbriquent et se diver-
sifient tour à tour, au gré des conceptions éducatives. Quoi qu’il en soit, le
statut scolaire de ces trois activités demeure relativement flou. Le graphisme,
considéré comme prérequis à l’apprentissage de l’écriture, fusionne avec le
dessin. Par ailleurs, les mots se dessinent et les dessins représentent des mots.
Les spécificités n’étant pas toujours marquées dans les situations scolaires,
l’enfant doit décrypter ces amalgames. Bernardin (1997) dénonce l’effet per-
nicieux de la confusion entre l’écrit et d’autres signes : « […] la permanence
de cette confusion chez certains élèves laisse penser qu’à l’entrée au CP, quelques-
uns sont encore sur l’hypothèse d’une langue-symbole », c’est-à-dire, dans ce
cas, que le mot écrit est seulement le symbole de l’objet qu’il désigne et non
le résultat du fonctionnement d’un système de signes. Or, si l’objectif est de
permettre à l’enfant de s’approprier un langage et pas seulement de mémo-
riser une trace, encore faudrait-il que les situations scolaires permettent de
distinguer ces fonctions et non de les confondre.
Il devient à présent nécessaire de procéder à une analyse fonctionnelle de
ces différentes activités graphiques pour resituer chacune d’elles dans son
champ de signification, ce qui devrait permettre de les solliciter de façon
pertinente.
C’est ce que nous proposons de faire en présentant les grammaires des acti-
vités graphiques que nous avons élaborées sur le modèle de P. Boudon (1981).

LES GRAMMAIRES GRAPHIQUES

Ces différentes grammaires ont pour objectif de délimiter le domaine de vali-


dité de ces activités et de préciser les relations qu’elles entretiennent avec

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Un cadre pour l’analyse des activités graphiques

l’écriture, la nature de ces relations définissant un contexte spécifique dans


lequel va s’inscrire l’activité de l’enfant.
Pour conduire cette analyse, nous nous référons aux travaux de Boudon
qui, étudiant la nature sémiotique des lieux, propose une différenciation et
une hiérarchisation de différentes grammaires : grammaire graphémique
(écriture, alphabet, calligraphie) ; grammaire graphique (emblèmes, blasons,
dessins corporels, motifs décoratifs) ; grammaire figurale (représentation ana-
logique, Gestalt du visage, du corps, des lieux) ; grammaire topique (ins-
cription de sujets humains ou non dans des lieux réels ou imaginaires,
habitats, territoires). Pour Boudon, une grammaire graphique est « un dis-
positif formé de règles en nombre limité et ordonné, capable de produire (énu-
mérer) un ensemble indéfini de formes terminales […] Le pouvoir principal
d’une grammaire est de départager les formes acceptables (reconnues, admises
comme valides par un locuteur par exemple) de formes inacceptables… ». Cette
condition d’acceptabilité nous intéresse particulièrement parce qu’elle
répond à l’exigence d’avoir à établir un « système commun de significa-
tions » entre les utilisateurs. Mais ce système commun n’a de sens qu’à tra-
vers les usages sociaux qui s’y réfèrent. L’usage de codes spécifiques en
situation d’apprentissage d’écriture en est un exemple. Si « dessiner un ser-
pent » pour tracer un « s » peut être compris et accepté par les enfants
comme analogie ou procédé mnémotechnique, il n’en demeure pas moins
que ce code se rapporte au monde des formes animales et non à celui de
l’écrit si, bien sûr, l’enseignant en demeure là.
À propos des grammaires iconographiques de Boudon, nous en retiendrons
trois, qui correspondent aux trois activités graphiques scolaires : la gram-
maire graphémique pour l’écriture, la grammaire graphique pour les exercices
graphiques, la grammaire figurale pour le dessin.

Le modèle de Boudon
Boudon définit ainsi chacune des grammaires :
• La grammaire graphémique est un système récursif (qui va vers la gauche
ou la droite), utilisant des formes unitaires, successives et discontinues
(lettres), pouvant acquérir des propriétés de composition plus riches (mots,
phrases). On note la présence d’un référent et la linéarité du signifiant (l’or-
ganisation des formes entre elles). Seules les formes élémentaires et leur
agencement font sens et non la surface du support laissée libre.
• La grammaire graphique, pour sa part, se compose de motifs souvent élé-
mentaires, orientables, qui se répondent, se dédoublent, se redoublent, s’in-
versent, se permutent. On observe une grande liberté de composition, les
motifs n’ont aucun rapport avec un objet externe à eux, il n’y a pas ici de
notion de « référence » ni « d’analogie ». La mise en page répond à une

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Comment l’enfant devient élève

organisation des formes selon des assemblages particuliers (horizontal, ver-


tical, au centre, en rayonnement, symétrie, etc.), des surfaces libres peuvent
devenir zones de remplissage (semis).
• Quant à la grammaire figurale, qui est la principale configuration repré-
sentative, le référent a une existence spatiale en trois dimensions (le réel),
le signifiant, le dessin, possède deux dimensions. On note la présence d’un
point de vue, parfois implicite. Les figures se situent dans un ensemble qui
leur donne sens. La mise en page relève du principe de planéarisation (inves-
tissement du plan), les figures ont entre elles des rapports de proximité, d’en-
châssement, de superposition.

En mettant l’accent sur les règles qui régissent la composition et l’orga-


nisation des formes graphiques, ce modèle permet d’aborder l’analyse de
ces activités graphiques du point de vue du mode de construction des
formes, de leur nature (figures relativement stables pour l’écriture, motifs
graphiques ou géométriques orientables pour le graphisme), de leur ordon-
nancement entre elles (principe de linéarité ou planéarité), de leur orga-
nisation sur le plan ou la feuille, c’est-à-dire du point de vue des règles de
fonctionnement de l’objet. Il faudra cependant ajouter à ces aspects for-
mels les aspects dynamiques pour la réalisation de ces formes, soumises,
pour certaines, à des règles conventionnelles de trajectoire et de ductus.
Cependant, si nous empruntons à Boudon ses grammaires pour explorer
les aspects formels des productions graphiques, cela s’avère insuffisant dans
la perspective d’une étude de la nature des contextes graphiques définissant
le rapport au savoir installé dans les classes. Nous devons étendre l’analyse
aux finalités de ces productions dans leur usage scolaire et social et à leur
ancrage historique. Ainsi, nous étudierons ces différents objets graphiques
en tant qu’objets sociaux investis par l’école et présentés à l’élève dans un
contexte particulier qu’est la situation scolaire, avec des objectifs didactiques
que les élèves devront décoder. Ce qui signifie que nous devons non seule-
ment prendre en compte les aspects formels des formes et leurs règles de
fonctionnement, mais également leurs aspects fonctionnels. D’une part, les
fonctions sociales et/ou scolaires que remplissent ces objets et, d’autre part,
les fonctions psychologiques qu’ils assurent auprès des élèves, leur permet-
tant d’attribuer du sens à leur activité.
L’action de ce couple de fonctions se définit en référence à la double fonc-
tion du langage énoncée par Vygotski, que nous avons déjà évoquée. Dans
cette optique, le langage ou les instruments psychologiques (qui selon
Vygotski, 1985 sont : « […] le langage, les diverses formes de comptage et de
calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’art,
l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes pos-
sibles ») remplissent simultanément deux fonctions : une fonction sociale de
communication et une fonction individuelle de construction de la pensée.

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Un cadre pour l’analyse des activités graphiques

C’est sur ce double mouvement que s’élabore la fonction sémiotique. Pour


la question qui nous intéresse, la présence de ces deux fonctions est le fait
central puisque la clé de la relation au savoir se situe dans ce rapport, c’est-
à-dire que la fonction sémiotique des objets graphiques permettra, entre
autres, à l’élève d’attribuer du sens à son activité. Le rôle de l’adulte consis-
tera à organiser le contexte dans cet objectif.

LA GRILLE DE LECTURE

Nous avons donc élaboré une grille de lecture selon quatre dimensions pour
analyser les différentes activités graphiques proposées en classe :

1 – la nature et les spécificités de l’objet graphique ;


2 – les fonctions sollicitées ;
3 – les règles de fonctionnement ;
4 – les finalités ou règles d’usage.

La nature et les spécificités de l’objet décrivent la nature sociale et cul-


turelle de l’objet graphique et ses spécificités graphiques. Par exemple,
l’écriture est un système de notation issu d’une construction socio-
historique. Les fonctions montrent quelles sont les fonctions sollicitées auprès
du scripteur au cours de la réalisation de l’objet graphique, comme la fonc-
tion motrice. Les règles de fonctionnement prennent en compte les princi-
paux points des grammaires de Boudon, autrement dit les aspects formels
de l’objet et les modes d’organisation. Ainsi, pour l’écriture, l’organisation
spatiale (gauche-droite, haut-bas) est une règle incontournable de fonc-
tionnement qui est normée. Les finalités ou règles d’usage soulignent les
aspects sociaux de l’objet graphique qui finalisent l’activité des sujets : pour
communiquer, s’exprimer, décorer, etc.
Cette classification permet de décrire des techniques selon leurs fonc-
tionnalités et leurs usages sociaux, et de préciser ce qui est effectivement
sollicité auprès des élèves lorsqu’on leur propose des activités de dessin,
d’écriture ou de graphisme. Cette étude a pour avantage de lever les
ambiguïtés des situations graphiques proposées par l’école, de leur attri-
buer un statut afin de proposer aux élèves des tâches pertinentes aux
objectifs visés.
Nous verrons dans le tableau ci-contre les détails de cette classification
pour chacune des activités graphiques examinées. Nous rappelons que ces
activités graphiques sont, ici, à considérer uniquement du point de vue de
leurs usages scolaires.

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Comment l’enfant devient élève

Les grammaires des activités graphiques (tableau récapitulatif)

Dessin libre Exercices Écriture


graphiques
Nature Présence d’un réfé- Pas de référent Présence d’un réfé-
et spécificités rent, objet culturel. ni d’analogie. rent, objet culturel.
de l’objet
Production gra- Objet abstrait Traduction
graphique
phique souvent élémentaire graphique normée,
imagée, parfois de construction double symbolisa-
figurative d’une scolaire. tion : représentation
représentation du monde mais éga-
mentale ou d’une lement des sonorités
interprétation de la langue orale
du réel. (système alphabé-
tique).
Tracés de figures, Tracés élémentaires Système de notation
de formes plus ou (points, lignes, codifié de signes
moins représentatifs. formes), motifs, conventionnels.
figures géométriques.
Règles de Organisation spa- Organisation spa- Organisation spa-
fonctionnement : tiale originale qui tiale éphémère tiale stricte, normée
aspects relève d’un point de motifs, (principe de linéari-
organisationnels de vue propre. structuration spatiale sation), trajectoire
Mise en scène variable, dépend de imposée.
de figures. la consigne (rayon- Organisation stable
nement, symétrie, et non aléatoire
remplissage, jeu de signes.
d’alternance …).
Les règles sont Les règles sont Les règles sont
libres, soumises libres, interchan- collectives et
à la logique geables, soumises définissent
de l’expression. à la consigne un code commun
de l’adulte. de significations.
Fonctions Fonctions motrice Fonctions motrice Fonctions motrice
sollicitées et perceptive. et perceptive. et perceptive.

Fonction Développement de Fonction sémiotique.


symbolique. l’attention (respect
du modèle et de la
consigne).
Finalités Utilisation : expres- Utilisation à des Utilisation :
et règles d’usage sion personnelle, fins d’entraînement communication,
communication, visuo-moteur, expression,
développement de décoration ou mémorisation,
de l’imaginaire, d’ornementation. accès à la culture.
de la créativité.

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Un cadre pour l’analyse des activités graphiques

En première lecture, nous voyons à quel point chacune de ces activités se


définit en fonction de spécificités qui lui sont propres. Il est d’ores et déjà
évident que tout amalgame entre ces activités est problématique.

Analyse
En ce qui concerne la première des dimensions, la nature et la spécificité de
l’objet, nous constatons de prime abord, la différence de statut du graphisme
en regard de celui du dessin et de l’écriture. En effet, si ces deux dernières
activités, d’origine sociale et culturelle, symbolisent le réel et impliquent la
présence d’un référent (présent ou absent), le graphisme, pour sa part, est
un objet abstrait, sans référents sociaux, d’invention scolaire : cercles, spi-
rales, boucles, lignes brisées, etc. pour s’exercer, décorer, qu’ils soient ou non
inclus dans des dessins (il est entendu que le graphisme dont il est question
dans cette étude représente les motifs et tracés non figuratifs, donnés aux
élèves comme modèles à imiter, sans ancrage dans un contexte symbolique
comme on le voit dans certaines cultures). Par ailleurs, les spécificités des
formes graphiques marquent également les différences : le dessin requiert
le plus souvent des figures à visée représentative, le graphisme est centré
sur la reproduction de motifs, de formes élémentaires et abstraites, alors que
l’écrit, construit selon le principe d’une double symbolisation, relève d’un
système codifié de signes conventionnels.
Les règles de fonctionnement soulignent également, et très nettement, la
différence entre ces trois activités graphiques. Alors que pour le dessin, l’or-
ganisation des figures est libre et relève d’une création personnalisée (les
règles sont soumises à la logique du sujet), pour le graphisme, les règles
organisationnelles sont variables et interchangeables, soumises le plus sou-
vent aux consignes externes à l’objet comme au sujet et relativement « oppor-
tunistes » (inféodées aux objectifs de l’adulte) tandis que pour l’écriture, les
règles sont incluses dans l’objet même, elles sont incontournables, sociale-
ment élaborées, collectives et normées. Ce sont ces règles qui organisent les
aspects formels des graphismes. Elles sont à la source des ambiguïtés et des
confusions observées en classe lorsqu’elles ne sont pas suffisamment distin-
guées (voir l’exemple plus haut du « s » et du serpent).
L’analyse des fonctions montre quelles sont les fonctions communes et/ou
spécifiques requises auprès de l’élève par chacune de ces activités. Le fait
central est que les fonctions motrices et perceptives sont nécessaires aux
trois activités. Ce lien commun est si dominant qu’il a été le seul retenu
pour justifier les usages scolaires de ces activités, mettant ainsi dans l’ombre
les facteurs symboliques et sémiotiques du dessin et de l’écrit. En effet, on
ne peut réduire ces deux dernières activités aux seuls aspects moteurs et
perceptifs. Partant de ce constat, on peut alors questionner les pratiques
habituelles qui confèrent au graphisme le pouvoir de mettre en place les

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Comment l’enfant devient élève

compétences pour écrire : en quoi reproduire des arceaux (déguisés en


écailles du poisson), des verticales (l’herbe), des boucles (la fumée), des
lignes sinueuses (les vagues) constitue un précurseur de la forme du tracé
de lettres, de la trajectoire de l’écrit ?
La quatrième des dimensions (les finalités des activités graphiques) per-
met de discerner les buts, les usages de ces activités, leur utilité en quelque
sorte. Ici, également, les fonctions d’expression et de communication du des-
sin et de l’écriture se démarquent nettement de l’emploi du graphisme
comme support d’entraînement gestuel, d’éducation grapho-motrice. Or, ce
sont bien les finalités de ces objets qui participent à la construction des repré-
sentations que se font les enfants de leur activité propre.
On peut représenter, par un schéma simplifié, les particularités de cha-
cune de ces activités :

Activité Activité Activité Activité


perceptive motrice symbolique sémiotique

Traces, lignes motifs

Dessins

Écritures

On comprend, dès lors, pourquoi certains enfants, bien qu’entraînés gra-


phiquement et produisant des tracés performants, peuvent être embarrassés
devant un modèle d’écriture et éprouver des difficultés pour en effectuer la
copie. Ils ne sont pas placés devant la même tâche, ils ne sont pas confron-
tés au même système graphique. C’est ce que nous montre Élodie dans sa
production, elle sait associer les mouvements de translation et rotation pour
dessiner une guirlande de boucles, mais se trouve en difficulté pour écrire
son prénom, qui requiert pourtant le même mouvement. Placée devant un
objet social différent, elle voit des lettres et non des boucles. Ainsi, s’enga-
ger dans l’écrit implique pour l’enfant d’effectuer un véritable « bond cul-
turel », tant il est vrai que cette activité, bien au-delà de ses aspects
graphiques et conventionnels, a également le pouvoir d’inscrire l’individu
dans une filiation historique et sociale.
Ici, nous appuyant sur l’élaboration de la grammaire des activités
graphiques scolaires, notre intention était de caractériser chacune de ces

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Un cadre pour l’analyse des activités graphiques

activités, afin d’en clarifier le statut et, par voie de conséquence, les fonc-
tions qu’elles remplissent auprès des enfants. À la suite de ce travail, nous
sommes à même de comprendre les difficultés d’apprentissage de l’écriture
engendrées par les situations scolaires qui ne distinguent pas suffisamment
ces diverses fonctionnalités. La centration sur l’éducation grapho-motrice
semble être principalement à l’origine des amalgames préjudiciables. On peut
en conclure que ni le graphisme ni le dessin ne servent directement à
apprendre à écrire. Ils ont leur fonctionnalité propre et, malgré certaines
analogies, c’est bien en étant confronté au système d’écriture que l’enfant
va apprendre à écrire et donner du sens à son activité. Il pourra sans doute
avoir recours au graphisme mais a posteriori, pour parfaire le tracé de cer-
taines lettres ou automatiser un geste. Certes, les compétences grapho-
motrices sont également requises pour écrire, mais il faut prendre en
considération le fait qu’il n’y a pas de filiation directe entre les exercices
graphiques et l’écriture.
De la sorte, c’est non seulement la nature des tâches graphiques qui est à
reconsidérer, mais également le contexte dans lequel se déroulent ces tâches.

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CHAPITRE
14

Apprendre à écrire,
une entreprise collective

N ous allons voir à présent comment un dispositif adapté peut favoriser


l’apprentissage premier de l’écriture en centrant les enfants sur l’appropria-
tion des règles de fonctionnement d’un objet social plutôt que sur le tracé
d’une forme, étant entendu que l’apprentissage de la forme aura lieu selon
une pratique conforme à nos propositions sur l’étude des motifs graphiques.
Partant du principe que le graphisme « ne sert pas à apprendre à écrire »,
les situations que nous allons décrire, mises en place à l’occasion d’une
recherche (Zerbato-Poudou, 1994), mais totalement intégrées dans les acti-
vités d’une classe tout au long de l’année scolaire, tentent d’apporter une
réponse aux problèmes soulevés jusqu’ici. Dans cette situation de type expé-
rimental, l’apprentissage premier de l’écriture, l’apprentissage de la trace, se
présente comme un épisode particulier s’insérant dans un contexte spéci-
fique qui ne résume pas cet apprentissage à un exercice grapho-moteur mais
vise prioritairement à permettre la construction du rapport au savoir,
construction du sens de l’activité comme de l’objet d’apprentissage.

LE CADRE THÉORIQUE

Il ne faut pas perdre de vue que les élèves ne construisent pas le système
d’écriture mais qu’ils doivent apprendre et s’approprier un langage. Ce lan-
gage est également un outil, « un instrument pour apprendre », comme le
signalent les programmes de 1995, un « instrument psychologique » selon
l’expression de Vygotski, outil qui transforme l’activité mentale même, ce
qui souligne les enjeux de cet apprentissage. Cependant, le fait de s’appro-
prier un outil préexistant n’exclut pas la nécessité pour l’enfant d’élaborer
des hypothèses, d’attribuer du sens à son action, d’être actif. Or, ce n’est pas
seulement l’outil que l’enseignant doit transmettre à l’enfant mais ses usages

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

et ses aspects historico-culturels. Le langage écrit n’est pas seulement une


technique de communication mais un nouveau mode « du rapport au lan-
gage et au monde » (Lahire, 1993). Cela est d’autant plus important à l’école
maternelle où l’enfant va découvrir l’écrit, ses différents supports, ses diverses
fonctions, ses relations avec la langue orale. Mais surtout, il va produire de
l’écrit, d’abord son prénom, qui le « signifie » à plus d’un titre.
L’enseignant doit donc aménager des situations où, d’une part, l’utilisa-
tion de cet outil s’avérera nécessaire et pertinente et où, d’autre part, son
apprentissage se fera dans des conditions permettant à l’élève de donner du
sens à l’activité qu’il déploie et à l’objet qu’il doit s’approprier. Par ailleurs,
nous avons constaté, de manière empirique, que permettre à de jeunes
enfants de connaître la nature historique et sociale de l’écrit et son évolu-
tion, est un puissant déclencheur d’intérêt. Pour cela, nous avons raconté
l’histoire de l’écriture, illustrée de quelques documents, dans diverses grandes
sections. Bernardin (1997) utilise également ce procédé dans un cours pré-
paratoire sous une forme plus active, les élèves ayant à classer divers écrits
anciens et à justifier leur classement.
L’importance accordée aux contextes est à envisager selon les conceptions
théoriques de Vygotski, notamment la thèse de la double construction des
fonctions psychiques supérieures selon laquelle les activités psychologiques
se déroulent d’abord sur le plan interpsychologique avant d’être reconstruites
sur le plan intrapsychologique, d’où l’importance accordée à la zone de
proche développement, espace social interactif où l’adulte aménage la situa-
tion d’enseignement-apprentissage. Cette zone est déterminée, nous dit
Vygotski, par « cette disparité entre l’âge mental, ou niveau de développement
présent, qui est déterminé à l’aide des problèmes résolus de manière autonome,
et le niveau qu’atteint l’enfant lorsqu’il résout des problèmes non plus tout seul
mais en collaboration ». Cette conception repose sur l’idée, dit-il, que « l’ap-
prentissage n’est valable que s’il devance le développement. Il suscite alors, fait
naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de maturation, qui
sont dans la zone de proche développement ». En ce qui concerne l’appren-
tissage de l’écriture, il spécifie ainsi sa pensée : « On commence à apprendre
à écrire à l’enfant alors qu’il ne dispose pas encore de toutes les fonctions qui
permettent le langage écrit. C’est pour cette raison justement que l’apprentis-
sage du langage écrit suscite et fait progresser le développement de ces fonc-
tions. » Il faut toutefois prendre garde à ne pas proposer à l’enfant des
apprentissages qui dépassent ses possibilités et à ne pas aboutir à du dres-
sage. Vygotski est très clair sur ce point : « […] enseigner à l’enfant ce qu’il
n’est pas capable d’apprendre est aussi stérile que lui enseigner ce qu’il sait
faire tout seul ». Ainsi, la zone de proche développement s’appuie sur les
potentialités de chaque enfant.
Loin d’être un instrument de mesure, cette zone est un espace social, qui
se caractérise par une asymétrie des interlocuteurs, une intention didactique

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Comment l’enfant devient élève

et un transfert d’initiatives qui se propose, en enrôlant l’enfant dans la tâche,


de permettre ensuite « la prise en charge progressive par l’enfant de la res-
ponsabilité stratégique de la tâche » (Wertsch, 1984). Dans cet espace social
se déroule le jeu incessant de réorganisation permanente du discours, de
négociation du sens. Les actions, conduites et régulées de l’extérieur par
l’adulte, puis en collaboration avec l’enfant, vont peu à peu être prises en
charge et régulées par l’enfant lui-même, qui intériorise et reconstruit les
processus de pensée ainsi élaborés en coconstruction dans l’espace social.
Chez Vygotski (1934), l’importance accordée à l’école dans la construction
de la pensée attire l’attention sur le rôle des situations scolaires : « Chez l’en-
fant au contraire, le développement par la collaboration et l’imitation, source
de toutes les propriétés spécifiquement humaines de la conscience, le dévelop-
pement par l’apprentissage scolaire est le fait fondamental. »
La thèse de la construction sociale de la pensée est notamment reprise
par Bruner (1983), qui propose les notions de tutorat et d’étayage pour carac-
tériser les interactions de tutelle à partir de l’étude de situations dans les-
quelles les adultes aident de jeunes enfants à réaliser des tâches de
construction. Ultérieurement, Bruner (1991) développe la perspective de la
nature « située et distribuée » des savoirs : « On ne peut rendre compte de
manière pertinente des actions humaines en partant de “l’intérieur”, en ne fai-
sant référence qu’aux dispositions intrapsychiques, aux traits de caractère, aux
capacités d’apprentissage, aux motivations, etc. Pour être expliquée, une action
doit être située, elle doit être conçue comme en continuité avec un monde cul-
turel. Les réalités que les gens construisent sont des réalités sociales, négociées
avec autrui, distribuées entre eux. Le monde social avec lequel nous vivons n’est
ni “dans la tête” ni “ailleurs” d’un point de vue positiviste […] Le savoir d’une
personne n’est pas seulement dans sa tête, celle d’une “personne seule”, mais
dans les notes […], dans les livres […], dans les manuels […], dans les sources
d’information qu’elle a déposées dans la mémoire d’un ordinateur, chez des
amis […] la liste n’a pas de fin. Le fait de parvenir à savoir quelque chose est
à la fois situé […] et distribué. »
Ainsi, l’activité humaine, notamment les apprentissages, est constamment
médiée par le contexte, l’environnement social sémiotique et culturel. Dans
cette perspective, les médiations qui se produisent en classe, dans le contexte
global comme dans le contexte restreint au moment de la réalisation d’une
tâche, sont fondamentales pour la résolution de la tâche et le sens que l’élève
donne à son activité.
Dès lors, pour que l’élève attribue du sens à la situation scolaire, il faut
que le contexte immédiat lui permette de discerner au-delà des aspects tech-
niques de la tâche, de ses supports concrets, les finalités poursuivies par l’en-
seignant : les apprentissages visés.
Se référant aux propositions vygotskiennes, Brossard (1992) pose l’hypo-
thèse selon laquelle « la source des difficultés ne serait pas à chercher dans

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

des dysfonctionnements internes de tel élève, mais dans une moindre capacité
à se repérer dans l’univers social des tâches scolaires ». En effet, la forme que
prend le contexte scolaire et les ressources qu’il mobilise (sociales, symbo-
liques) peuvent rendre plus ou moins lisibles les intentions didactiques de
l’enseignant. Dans cette même perspective théorique, Amigues et Zerbato-
Poudou (1996) considèrent les situations scolaires, et par extension la classe,
comme « des organisations cognitives » à l’origine des acquis scolaires.
De ce point de vue, la relation de l’élève au savoir, la relation à l’écrit,
ne se fait pas directement par expérience concrète, entraînement, ou par
simple imitation gestuelle mais par la médiation des situations scolaires qui
proposent un certain type de relation au savoir. De ce fait, les modalités de
la situation d’apprentissage de l’écriture, notamment les interactions adulte-
enfant, auront une influence sur la compréhension de la tâche et le sens
que donnent les élèves à leur activité. On peut dès lors s’interroger sur la
nature du rapport au savoir élaboré dans les classes maternelles en ce qui
concerne l’apprentissage de l’écriture au travers des exercices graphiques.
Dans notre recherche, nous avons accordé une importance capitale au lan-
gage en référence à sa double fonction de communication et de construc-
tion de la pensée. Mais il ne suffit pas que se produisent des échanges verbaux
pour que ceux-ci soient pertinents pour l’apprentissage visé. Encore faut-il
qu’ils permettent d’inscrire l’action de l’enfant dans une activité d’écriture
et non de dessin, et qu’ils apportent des éléments utiles à l’action. Nous ver-
rons combien cet aspect est fondamental.

LE DISPOSITIF DE CLASSE

Les enfants concernés par l’étude avaient entre 3 et 4 ans (classe composée
d’enfants de moyenne et petite section d’une école située en zone d’éduca-
tion prioritaire). Certains enfants avaient été scolarisés l’année précédente,
sans avoir pour autant manipulé leur prénom, les plus jeunes venaient en
classe pour la première fois. Ils ont été confrontés à l’écrit dans des situa-
tions classiques : reconnaissance et manipulation de leur prénom, dictée à
l’adulte, écrits sociaux commentés, contact avec des textes diversifiés, etc.
Du point de vue des activités graphiques, les enfants n’étaient soumis à
aucun entraînement graphique traditionnel (exercices graphiques suppri-
més) ; ont été conservées les activités de dessin.
Dès les premiers jours de classe, l’enseignante a pris soin d’écrire le pré-
nom de chaque enfant sous leurs yeux, en commentant son activité, sur une
étiquette de moyen format (10 cm sur 3 cm environ). Les commentaires
visaient à signifier l’activité scripturale et à montrer aux élèves comment se
transforme l’énoncé de leur prénom en signes.

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Comment l’enfant devient élève

(E : l’enseignante)
E : Je vais écrire ton prénom, il commence par un « M »… ah, regarde, il
y a deux fois la lettre « A »… alors j’écris « MA-RI-NA »…

Il ne s’agissait en aucun cas d’enseigner les lettres ou les syllabes mais


d’évoquer, sans insister, l’existence d’un code. Ces étiquettes, placées par la
suite dans une boîte, étaient utilisées lors des situations de reconnaissance
des prénoms. Toute étiquette destinée à marquer les divers dossiers de ran-
gement des travaux donnait lieu au même scénario. Les messages adressés
aux parents étaient lus et, si possible, écrits conjointement au tableau, dans
le souci d’attirer l’attention sur les relations entre le langage oral et le lan-
gage écrit. Après environ un mois de scolarité, un système de marquage des
travaux a été mis en place. Une boîte de rangement de petits outils a été
utilisée, chaque enfant se voyant attribuer un tiroir à l’intérieur duquel
étaient placées des étiquettes autocollantes sur lesquelles son prénom était
écrit. Le prénom était également écrit sur la façade du tiroir, chacun ayant
assisté à cette écriture et choisi la position de son tiroir. La tâche consistait
à prendre dans le bon tiroir l’étiquette de son prénom pour la coller sur son
travail. Bien évidemment, l’utilisation correcte de ce dispositif a nécessité
des semaines d’apprentissage. Comme attendu, certains enfants se sont faci-
lité la tâche en repérant la position du tiroir sur la boîte, mais ils ont eu la
surprise, un beau matin, de trouver des changements dans l’organisation spa-
tiale des tiroirs. Ce qui a donné lieu à une séance mouvementée où les
grandes étiquettes ont joué leur rôle de référent.
Parallèlement, des exercices de reconnaissance du prénom avec les grandes
étiquettes étaient régulièrement proposés, en petit groupe, une fois par
semaine environ. Volontairement, la graphie choisie était la « capitale », ou
majuscule d’imprimerie, cela pour faciliter l’apprentissage ultérieur de l’écri-
ture. Proposer une graphie plus complexe, c’est se situer au-delà de la zone
de proche développement, au-delà de ce que l’enfant pourra apprendre,
même avec l’assistance de l’adulte. Pour que l’apprentissage soit optimal,
que des fonctions psychiques se développent, il doit se dérouler pour chaque
enfant, dans cette zone que Vygotski compare à la « période sensible » men-
tionnée par Maria Montessori. Pour toutes les matières d’enseignement, il
faudrait pouvoir situer le seuil inférieur de chaque enfant, ce qu’il sait faire
tout seul, pour que l’apprentissage visé se situe dans la zone de proche déve-
loppement de chacun.
Très rapidement, après janvier, les trois graphies étaient présentes sur les
étiquettes : capitale d’imprimerie, écriture script et écriture cursive. Par
ailleurs, afin que les élèves prélèvent des indices sur l’écriture même de leur
prénom, tout symbole individualisé avait été banni : pas de petite fleur ni de
forme géométrique, pas de couleur particulière pour aider à retrouver le pré-
nom. Cet usage d’un motif accolé au prénom est vite apparu à toute l’équipe

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

enseignante de l’école comme particulièrement négatif pour la reconnaissance


du prénom en tant qu’écrit, comme pour la construction de l’identité.
Dans la classe, un ordinateur et une machine à écrire étaient en perma-
nence à la disposition des élèves. Beaucoup prenaient plaisir à venir y écrire
spontanément leur prénom ou celui d’un voisin. Lorsque l’écriture du pré-
nom a été abordée, certains ont choisi cette formule, ne se sentant pas prêts,
bien que participant volontiers aux séances d’évaluation sur les écrits des
autres. Enfin, après que les élèves eurent commencé l’apprentissage de l’écri-
ture, en janvier, l’enseignante a, de temps à autre, modifié l’écriture des pré-
noms sur les étiquettes. Parfois, toutes les lettres de chacun des prénoms
étaient mélangées, parfois les syllabes étaient inversées, parfois des lettres
étaient ajoutées ou enlevées. Lorsque les élèves avaient trouvé l’erreur, le
moment consistant à lire les prénoms ainsi déformés était attendu avec impa-
tience et jubilation. L’objectif était, d’une part, de signifier l’existence du
code d’écriture : pour que le prénom soit accepté, reconnu et lu correcte-
ment, il fallait que toutes les lettres soient présentes et dans l’ordre. D’autre
part, la lecture des prénoms « tordus », exercice qui se révélait souvent dif-
ficile pour l’enseignante, soulignait la relation entre la chaîne orale et la
chaîne écrite, ainsi que la construction des sons. Ces exercices n’allaient pas
au-delà d’une sensibilisation ponctuelle, parfois fortuite, à propos du fonc-
tionnement du système d’écriture. Aucune systématisation, aucun enseigne-
ment n’y étaient rattachés. Les demandes spontanées d’écriture étaient bien
évidemment acceptées. De même, les refus d’écriture étaient respectés.
Quelquefois, alors qu’ils savaient écrire leur prénom, certains enfants récla-
maient leur étiquette autocollante, pressés par d’autres tâches. Il n’y a jamais
eu de refus de la part de l’enseignante, l’important étant que cette activité
ne se transforme pas en corvée afin de préserver le désir d’écrire.

Les modalités d’un apprentissage spécifique


Lors de leur première mise en situation d’écriture, mi-décembre (copie du mot
NOËL en capitales d’imprimerie), l’accent est mis par l’enseignante sur les
échanges verbaux. Les enfants travaillent par groupe de 5 à 6. Le mot à copier
est tracé sur la feuille de chacun, sous leurs yeux ; la consigne est « d’écrire le
mot NOËL en s’aidant du modèle ». Dans cette situation, on retrouve les pro-
blèmes relatifs à la consigne et au modèle, tels que Sounalet les a étudiés.
Effectivement, la première copie reflète souvent la non-prise en compte du
modèle (par exemple, la lettre « E » est fréquemment dotée de plusieurs traits
horizontaux, illustration du phénomène de persévérance décrit par Lurçat).
Lorsque la tâche est considérée comme terminée, le groupe, avec l’enseignante,
procède à l’évaluation des productions. Il ne s’agit pas de pointer les erreurs
pour les réduire, mais d’analyser chacune des réalisations en référence aux
indicateurs des critères de réussite de la tâche afin que les enfants s’appro-

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Comment l’enfant devient élève

prient ces critères, éléments fondamentaux de l’écrit. Chaque produit, réussi


ou non, est étudié selon quatre critères essentiels : la complétude du mot
(toutes les lettres sont présentes), l’ordre des lettres (les lettres sont à la bonne
place), l’identité des lettres (conformité du tracé : on les reconnaît, elles sont
écrites correctement), l’alignement (les lettres ne sont pas dispersées sur la
feuille mais alignées). D’autres critères s’ajouteront par la suite, comme le res-
pect de la trajectoire gauche-droite, la grandeur des lettres, etc. De cette façon,
les interactions portent sur des éléments utiles, non seulement pour la réus-
site de la tâche, mais également pour toute pratique d’écriture. Ainsi, la cen-
tration ne se fait pas exclusivement sur la forme « ratée » ou la lettre
« oubliée », mais sur les critères qui assurent la légitimité de l’écrit. En effet,
pour que tout écrit soit agréé comme tel, ces critères doivent être présents :
ainsi, le mot peut être reconnu, lu, accepté. Dans un premier temps, c’est l’en-
seignante qui donne les critères, en référence au principe d’interactivité, elle
enrôle les enfants dans la pratique d’une évaluation conjointe, elle les associe
à ce nouveau travail, ce n’est pas elle seule qui détient les critères pour dire
si « c’est bon » ou non. Voici un exemple d’interaction :
E : Nous allons regarder le travail de Carole, nous allons voir si l’on recon
naît le mot NOËL, si on peut lire NOËL. Rappelez-vous, j’ai dit tout à
l’heure qu’il fallait qu’il y ait… toutes les lettres ! Carole, tu vas contrôler
cela.
(Carole, comme la plupart des enfants, exerce un contrôle terme à
terme.)
E : Ensuite, il faut… reconnaître les lettres. Sont-elles correctement écrites ?
Peut-on les lire, les reconnaître ?
Très rapidement, les élèves s’approprient les critères qu’ils énumèreront par
la suite lors des travaux d’écriture du prénom. On vise ici le transfert d’ini-
tiatives, la prise en charge de la responsabilité stratégique de la tâche par les
élèves, processus requis dans le fonctionnement de la zone de proche déve-
loppement. Intériorisés, ces critères deviennent des instruments pour agir.
Les élèves sont conduits de cette manière à examiner leur réalisation prin-
cipalement en référence aux règles de l’écrit et non seulement par rapport
à la conformité au modèle.
De la sorte, ce sont les règles de fonctionnement de l’objet, les règles de
l’écriture, qui deviennent les règles d’action. Dans le cas de l’oubli d’une lettre,
par exemple, il s’agit de confronter l’enfant aux règles de fonctionnement de
l’écrit et non à ses propres lacunes. De la même façon, pour la mise en confor-
mité de la forme d’une lettre, l’objet « lettre » est considéré dans ses aspects
formels, comme caractérisant cette lettre et non comme une incompétence
de l’enfant. Par ailleurs, c’est par l’observation du modèle, sa description, qu’il
deviendra capable d’en remarquer les caractéristiques pour rectifier sa pro-
duction : on compte les petits traits du « E » et on les situe.

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

Nous retrouvons ici une des finalités premières des exercices graphiques :
apprendre à lire un modèle. Effectivement, cette verbalisation permet à l’en-
fant d’organiser les données perceptives. Lorsque le travail de rectification
est délicat, difficile (« je n’y arrive pas »), alors l’enseignant sollicite le groupe
pour demander « comment il faut faire pour faire », afin que chacun décrive
les procédures d’action mises en œuvre. Dans ce cas, ce sont alors les cri-
tères de réalisation qui sont examinés. Chacun peut exposer sa technique,
sa procédure. Quant à celui qui « n’y arrive pas », il trouve bien souvent,
auprès des procédés des autres, une solution à son problème. Sinon, l’en-
seignant apporte son aide. S’il y a partage de la tâche d’évaluation, il y a
également partage des procédures de réalisation. C’est en ce sens que l’on
peut parler d’apprentissage collectif, avec l’enseignant, mais également avec
les autres enfants du groupe.
Les critères de réussite comme les critères de réalisation deviennent des
instruments collectivement découverts que chacun s’approprie. À ce stade de
l’apprentissage, ce n’est pas la « bonne » technique qui est requise, mais la
technique qui permet de résoudre le problème de l’organisation de l’action.
L’important est que les enfants décrivent, argumentent, découvrent ou appren-
nent et utilisent les règles, établissent des relations, s’intéressent à leur acti-
vité et l’inscrivent dans une activité d’écriture et non dans une activité de
conformisation graphique. Ainsi, la confrontation à la tâche d’écriture ne s’ar-
rête pas aux seuls aspects instrumentaux (maîtrise du geste) mais interpelle
les aspects fonctionnels de l’écrit. On peut avancer l’hypothèse que, contrai-
rement aux pratiques habituelles, certains exercices graphiques que l’on
appelle « graphismes d’écriture », placés en aval de l’apprentissage de l’écri-
ture, et non en amont comme prérequis, seraient une aide technique à la
résolution d’un problème de tracé plutôt que d’être un entraînement à vide.

LES INTERACTIONS

Les extraits de la situation expérimentale que nous proposons ci-dessous mon-


trent comment s’élaborent les échanges à propos des critères de réussite
(exemple n° 1) et des procédures de réalisation (exemple n° 2).

Exemple n° 1.

E : enseignante, M : Maria, A : Audrey.


E : On regarde maintenant le travail de Maria. Est-ce que tu as su écrire
NOËL ?
(Signe de tête affirmatif de Maria.)
E : Tu dis oui, on va voir. Est-ce que tu as su écrire toutes les lettres ?

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Comment l’enfant devient élève

M : Oui.
E : Maria, est-ce que tu as écrit cette lettre, le « N » de NOËL ?
(Mouvement de tête négatif.)
E : Non ? Tu n’as pas su ?… Tu ne sais pas la faire ?
M : Non.
E : Eh bien voilà, tu n’as pas su… Et cette lettre-là, qui s’appelle un « O »,
tu l’as faite ?
M : Oui.
M : Où est-ce que tu l’as écrite ?
(Maria la désigne sur sa feuille.)
E : Oui ! Tu vois, tu as su ! Et cette lettre-là, qui s’appelle un « E », est-ce
que tu l’as écrite ?
(Regards inquiets de Maria vers l’écriture du « E », qui comporte des
erreurs.)
E : Voilà, elle a essayé de la faire là.
(L’enseignante n’insiste pas sur le tracé du « E », qu’elle souhaite abor-
der plus tard, mais la voisine, qui a bien vu le défaut de la lettre, veut
à tout prix le signaler.)
A : Elle a… elle a… elle arrive pas… elle arrive pas à faire un… comme
ça ! Elle arrive pas à faire comme ça !
(Elle montre trois doigts pour représenter les trois traits horizontaux
du « E ».)
E : Ça veut dire quoi, « comme ça », ce que tu montres avec tes doigts ?
Combien de traits il faut pour faire un « E » ?
(Elle ne sait pas nommer et brandit ses doigts.)
E : Trois ! Comme tu montres trois avec tes doigts, il faut faire trois petits
traits ?
A : Ça, regarde.
(Elle montre sa propre production qui est correcte.)
E : Oui, on va regarder.
[…]
Dans cet exemple, on voit comment l’enseignante conduit la vérification
du critère de complétude, par comparaison terme à terme. Par la suite, cette
procédure sera intériorisée par les enfants qui apprennent également à jus-
tifier leurs observations. Une élève attire l’attention sur le critère de confor-
mité de la lettre « E », ce qui donne lieu à un examen collectif de ce critère.
Suivra l’examen des procédures de réalisation pour apprendre à tracer la
lettre qui pose problème.
Exemple n° 2.

E : enseignante, M : Medhi, W : Winès, C : Céline.

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

(Medhi a des difficultés pour écrire le « A » « pointu », comme le


propose le modèle. Il sollicite l’enseignante.)
E : Qu’est-ce que c’est que tu voulais écrire ?
M : Ça (le « A »).
E : Et tu n’y es pas arrivé ?
M : Non.
E : Qui peut lui expliquer comment il faut faire pour écrire cette lettre-là,
le « A » ? Qu’est-ce qu’il faut faire, Winès ?
W : Il faut faire… (inaudible) un autre trait penché…
E : Recommence, Winès, pour faire cette lettre qui s’appelle un « A », com-
ment il faut faire ?
(Il trace le « A » sur la table avec ses doigts.)
E : Ah non, tu le dis avec ta bouche, pas avec tes doigts !
W : Un trait, un autre trait… un trait penché.
E : Est-ce que tu saurais l’expliquer un peu mieux ?
(Un autre élève du groupe intervient.)
C : Il faut ça.
E : Qu’est-ce que c’est ça ?
C : C’est un « A ».
E : Oui, mais comment on fait pour écrire un « A » ?
C : Il faut faire un trait penché avec un autre.
E : Oui… alors, on va l’expliquer à Medhi. Medhi, tu vas essayer de faire
ce que te dit Céline, alors, écoute. Céline, comment faut-il faire ?
C : Un trait penché.
E : Un trait penché, elle a dit.
(Medhi essaie et trace encore un arceau.)
M : J’y arrive pas à le faire ça.
C : Ben tant pis.
E : Et si tu le lui montrais, toi, si tu venais l’écrire sur sa feuille, peut-être
qu’il comprendrait. Allez, Medhi, tu regardes bien ce que fait Céline, hein !
(Céline écrit le A sur la feuille sous le regard attentif de Medhi.)
E : Tu es allée très vite tu sais, ma grande. Est-ce que tu penses que tu peux
le faire, Medhi ? Tu veux essayer encore ? Ou bien…
(Medhi observe toujours attentivement ce que vient de faire Céline.)
M : (radieux) Ah oui, j’ai ça et ça !
E : Tu sais ?
M : Oui ! (Effectivement, Medhi a adopté cette procédure pour faire son
« A » « pointu »).

Dans cet exemple, c’est la procédure d’écriture de la lettre « A » qui est


au centre de la discussion. On remarque que l’enseignante ne fournit pas la
réponse mais sollicite l’avis des autres enfants du groupe, cherche à faire
décrire l’action verbalement. Puis, devant l’insuffisance de la description,

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Comment l’enfant devient élève

sollicite le modèle cinétique d’un enfant, procédé qui se révèle fructueux.


Medhi a pu écrire le « A » en empruntant à Céline sa procédure d’exécu-
tion de la tâche. Ultérieurement, l’enseignante se rendra compte que, dans
le groupe, d’autres procédures ont été utilisées pour écrire ce « A »
« pointu », ce qui donnera lieu à un examen de chacune d’elles et à des
essais collectifs, chacun s’essayant à la procédure de l’autre.
Dans un premier temps, on remarque que l’activité d’analyse des produc-
tions n’est pas une activité solitaire. Les interactions maître-élèves, élèves-élèves,
à propos des règles de fonctionnement de l’écrit et des procédures de réalisa-
tion, font de l’activité d’écriture un apprentissage collectif. Les commentaires,
interventions, analyses collectives ne réduisent pas cette activité à une simple
reproduction formelle. Apprendre à écrire requiert également une activité lan-
gagière. Les habiletés motrices ne viennent qu’en second plan, pour concréti-
ser l’activité réflexive. S’il est nécessaire que le résultat (la copie du mot) soit
conforme au modèle, cette conformité n’est pas considérée comme une fin en
soi mais comme support d’une activité cognitive sur la langue écrite.

Donner du sens à l’activité :


la gestion de l’erreur
Nous venons de voir que, dans ces situations, les enfants ne sont pas seule-
ment centrés sur leurs habiletés motrices mais sur les règles du système
d’écriture et sur leur propre mode de fonctionnement vis-à-vis de leur acti-
vité. De ce fait, le contexte de la tâche d’écriture ne se réduit pas à un simple
contexte graphique. Par ailleurs, le produit étant examiné selon cette pro-
cédure, ce ne sont pas les seules erreurs qui sont examinées, comme cela se
produit la plupart du temps dans les situations scolaires, mais le produit dans
sa totalité. Ainsi, il n’y a pas à proprement parler de prise en compte de
l’erreur, contrairement aux situations traditionnelles où les enseignants visent
d’abord à faire corriger l’erreur, à la faire disparaître. Dans ce cas, l’erreur
est signalée à l’enfant soit directement, soit indirectement par des allusions
comme le montrent ces différentes pratiques :

E : Ah, regarde toi, il manque quelque chose, une petite chose il manque.
[…]
E : Ah, tiens, tiens ! Allez, voilà, regardez un peu, regardez, qu’est-ce qui
manque ?
[…]
E : Alors, est-ce que tu as trouvé ce qui te manquait, toi, qu’est-ce qui te
manquait ?
[…]
E : Tu as un problème, toi, est-ce que tu es content de ce que tu as écrit là ?
[…]

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

E : Est-ce que tu as fait exactement comme le modèle ? Où est-ce que tu t’es


trompé ? Là, regarde bien ici, est-ce que tu as fait pareil ? Est ce que tu
as écrit pareil ?
[…]
E : Ah, d’accord, moi, je le mets là le point, et avant qu’est-ce qu’il y a ?
Regarde, si tu mets ton point là, est-ce qu’il y aura la même chose que
moi ?
[…]
E : On va regarder la feuille de Florian. Regardez si c’est bon, on regarde
si c’est bien le mot « farine ». Est-ce que c’est bon là ?
(Elle montre l’erreur.)
Les élèves : Oui !
E : Non ! parce que, regarde, il n’a pas fait le droit (ligne verticale), il a
fait une canne (écriture de la lettre « n »).
[…]

Le signalement de l’erreur est volontairement imprécis, disent les ensei-


gnants concernés, afin de mettre les élèves en situation de recherche active.
Mais, comme ceux-ci ne possèdent pas les critères de réussite, si ce n’est la
référence au modèle ou à l’action des enseignants, leur recherche tâtonnante
s’avère souvent aléatoire. Dans tous les cas, elle ne procède pas d’une ana-
lyse de l’objet d’apprentissage ni de leur activité. Ils s’inscrivent dans un pro-
cessus de conformisation et non d’apprentissage. Voici un exemple significatif
de cette recherche tâtonnante :
Dans une grande section, certains élèves doivent copier la phrase « Je suis
une fille » (écriture cursive). Une élève oublie d’écrire un « l » du mot
« fille », l’enseignante l’interpelle :

E : Ah, regarde, toi, il manque une chose, une petite chose il manque, regarde
bien le mot « fille », regarde-le, compte les boucles… Compte, compte,
regarde, il y a deux « l » et un « e », alors qu’est-ce qu’on gomme ?
Alors vas-y, gomme-le, je tiens la feuille. Alors regarde bien, là une grande,
deux grandes et une petite. Elle est petite celle-là, regarde bien, elle est
facile, voilà, à toi, vas-y, y en a combien de grandes ? Deux grandes et
une… ? Allez vas-y, tu en as fait une grande, il faut encore une grande.
(Un moment après, l’élève a reproduit la même erreur, un seul « l »
est tracé.)
E : Alors, est ce que tu as trouvé ce qui te manquait, toi, qu’est-ce qui te
manquait ? Entoure, tiens, entoure avec le crayon, tu vas entourer dans
mon mot la lettre que toi tu n’as pas dessinée. Regarde bien, montre-moi
ce que tu as oublié d’écrire, et où est-ce qu’elle se place ? Où est-ce que
tu vas la placer ?
(Plus tard, l’élève ajoute la lettre manquante, le « l » de fille, qu’elle

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Comment l’enfant devient élève

met à la fin du mot, on peut lire : « FILEL ». Après une autre ten-
tative infructueuse, l’enseignante prend la main de l’élève et la guide
pour que le mot « fille » soit écrit correctement.)

Par une succession de questions, l’enseignante tente d’associer l’élève à la


recherche et à la correction des erreurs. Cependant, dans une dynamique inter-
active où l’élève est réduit à un rôle d’exécutant, l’enseignante prend seule en
charge l’analyse de la production, signale, désigne et nomme l’erreur de façon
directe, dicte les procédures d’action pour détecter et réduire l’erreur, pour fina-
lement effectuer elle-même la correction attendue. Les tentatives infructueuses
de l’élève montrent que celle-ci n’identifie pas la fonction des énoncés de l’adulte,
elle n’accède pas à la même définition de la situation et, de ce fait, ne parvient
pas à comprendre ce que l’on attend d’elle. De la sorte, les possibilités d’auto-
régulation de l’élève sont rendues difficiles car l’adulte prend seul en charge la
régulation de l’action. L’enrôlement de l’élève dans la tâche n’est pas rendu
possible, le dialogue se réduit aux seuls énoncés de l’enseignante.
On peut supposer que si l’élève avait été confrontée aux critères de réussite
de l’écriture du mot, elle aurait examiné l’écriture des mots en référence au
critère de complétude (présence de toutes les lettres) et aurait vraisemblable-
ment identifié son erreur ou, du moins, pris connaissance de la règle qu’elle
n’avait pas observée et que, manifestement, elle ne connaît pas puisqu’elle
reconduit son erreur pour finalement répondre à l’injonction d’ajouter la
lettre… en la mettant à la fin. Le jeu de détection de l’erreur tel que l’ensei-
gnante le propose révèle ses limites quant au sens que peut lui donner l’élève.
On voit dans ces diverses situations que l’attention des élèves est attirée
sur leurs oublis, leur maladresse, la non-conformité au modèle. Jamais la
production n’est examinée dans sa totalité, comme un mot à lire, en réfé-
rence aux critères de l’écrit : complétude, ordre, etc. Ils sont centrés sur une
erreur graphique ou un oubli et non sur une erreur d’écriture, le non-respect
d’un code. De ce fait, dans ces interactions, relever les erreurs réduit l’acti-
vité à une correction ponctuelle et non à une activité de régulation.
Les enfants ont eu à réaliser deux tâches : une tâche d’écriture, d’une part,
et une tâche de correction, d’autre part. Quelle signification peuvent revê-
tir pour eux ces deux tâches ? Dans ce contexte, la tâche d’écriture est défi-
nie comme une activité qui consiste à fournir une réponse en adéquation
au modèle, « faire pareil comme le modèle », ou comme une adéquation à
l’adulte « fais comme moi ». Ce n’est pas une tâche d’écriture à proprement
parler car les objectifs didactiques de la tâche d’écriture ne sont pas per-
ceptibles. La centration sur les aspects formels réduit leur activité à une
simple copie de trace. Écrire se réduit à des habiletés motrices. Par ailleurs,
la tâche de correction accentue ce phénomène puisqu’il n’est pas fait réfé-
rence à l’objet écriture mais aux compétences de l’élève. De plus, les élèves
ne sont pas associés à l’évaluation de leur action mais reçoivent le jugement

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Apprendre à écrire, une entreprise collective

de l’enseignante, qui possède seule les critères et demeure la seule référence.


Le travail est réussi si la maîtresse l’a dit.

Donner du sens à l’objet d’apprentissage :


le rôle du langage
D’autres dimensions sont à considérer dans la construction du contexte. En
effet, il ne suffit pas que se produisent des échanges verbaux pour que ceux-
ci soient pertinents pour la construction de connaissances nouvelles. La négo-
ciation du sens qui s’élabore dans l’espace discursif nécessite que les objets
d’apprentissage soient nommés en adéquation avec le champ sémantique
propre à la discipline, à l’objet d’apprentissage. Dans le but de concrétiser
la tâche, de la présenter de façon ludique, de motiver les élèves, l’objet de
savoir est souvent décrit à l’aide d’analogies supposées « facilitatrices » et
qui ne permettent pas toujours aux élèves d’inscrire leur activité dans l’es-
pace de savoir visé. Pour ce qui est de l’écriture, on a vu plus haut que
l’usage de ces analogies peut prêter à confusion et que les codes utilisés (le
serpent pour le « s », la canne pour le « n ») conduisent à ancrer l’action
dans le domaine de la forme et non de l’écrit. Cette fausse concrétude ne
facilite pas le passage d’un espace de dessin à un espace d’écriture.
Pour illustrer ce phénomène, nous présentons quelques extraits de dia-
logues en situation traditionnelle montrant le type d’analogies utilisées.
(L’enseignante écrit le mot « sel » en écriture script sur le tableau,
elle commente ainsi son geste :)
E : Je fais… comme si je voulais faire un rond mais je ne le ferme pas, je
descends en bas et je tourne de l’autre côté, comme un serpent (pour le
« s »). On regarde bien : un tout petit rond avec la queue de ce côté
(pour le « e ») et un grand trait (pour le « l »), celui-là il est facile,
hein, allez, on essaie de l’écrire.
(Une autre enseignante, pour l’écriture du mot « un », en cursive :)
E : Je vais te l’écrire. D’abord, je pars d’en bas, je fais un pont, un deuxième
pont et une vague (pour le « n »). À toi, fais-le là, je suis sûre que tu
vas réussir, allez, vas-y !
(Pour l’écriture des « l » du mot « fille » :)
E : Maintenant regarde bien, je monte, je fais une grande boucle et une
deuxième, ce sont des jumelles, elles sont toutes les deux pareilles, et il
en manque une petite, petite. Elles ont une petite sœur les deux grandes,
d’accord, Et après, je viens là et je fais le point sur le « i », et voilà, tu
as réussi !
On remarque que le nom des lettres est rarement utilisé, les enseignantes
concernées disent user de ces analogies pour aider à la mémorisation des
formes.

201
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Comment l’enfant devient élève

En situation expérimentale, une attention particulière a été portée à cette


dimension didactique, les lettres sont nommées par leur nom usuel, ce qui
provoque parfois des « prises de conscience » significatives.

E : enseignante, B : Benjamin.
E : Benjamin, est-ce que tu as su écrire NOËL ?
B : Oui.
E : Oui… tu as tout écrit ?
B : Non ! J’ai fait le rond.
E : Oui, tu as écrit une lettre, celle-ci, comment elle s’appelle déjà ?
B : Un rond.
E : Oui, mais c’est un « O ». Tu as su écrire le « O », est-ce que tu as su
écrire les autres lettres ?
(Benjamin fait un signe de tête négatif et insiste.)
B: C’est un rond !
E: Oui, pour écrire le « O » de NOËL, il faut tracer un rond. Mais c’est un
« O ».
B: C’est un « O » ? (Étonné.)
E: Oui.
B: Alors, je sais écrire !

On retrouve, dans cet exemple, les confusions mentionnées plus haut, à


propos des grammaires graphiques. Le tracé de la forme domine chez l’en-
fant qui inscrit de prime abord son action dans une activité graphique qui
n’est pas scripturale, il dessine. Cependant, l’adulte, attirant son attention
sur la nature sociale de l’objet, en assignant à cette forme un autre statut,
en nommant la lettre par son nom usuel, lui permet de se détacher de l’as-
pect purement formel pour attribuer à son activité le sens approprié : il est
en train d’écrire. Il est évident que l’élève ne découvre pas ipso facto ce
qu’est l’écrit, mais il envisage alors son activité d’un autre point de vue.

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CHAPITRE
15

Les effets des situations expérimentées

A près leur premier contact avec l’écriture du mot « NOËL », les élèves
de cette classe ont ultérieurement appris à écrire leur prénom, toujours en
majuscules, selon le même procédé : tracé sous leurs yeux du prénom, copie
du mot, évaluation en référence aux règles de fonctionnement de l’écrit,
énoncé des procédures d’exécution.
À la suite de la mise en œuvre de cette pratique différente d’apprentis-
sage de l’écriture, des contrôles ont eu lieu pour en vérifier les effets, d’une
part, sur la maîtrise gestuelle des enfants lors du passage à l’écriture cursive
et, d’autre part, sur leur degré de compréhension du système d’écriture.

LES HABILETÉS GRAPHIQUES

Des tests ont été appliqués en fin d’année scolaire, dans cette classe comme
dans deux autres classes de niveau équivalent, mais aux pratiques différentes.
Dans l’une, située également en ZEP, dans le même quartier que la classe appe-
lée « expérimentale », les élèves n’étaient soumis à aucun exercice graphique,
ils dessinaient quand ils le souhaitaient. L’enseignant écrivait lui-même le pré-
nom sur les travaux. Ancré dans une conception des apprentissages et du déve-
loppement de type spontanéiste, il proposait, de ce fait, un environnement non
contraignant, laissant aux enfants le plus de liberté possible. Les écrits ne lui
paraissaient pas nécessaires à examiner, compte tenu de l’âge des enfants. Dans
l’autre classe, située dans un quartier dit « favorisé », les élèves étaient soumis
à des entraînements graphiques traditionnels (lignes droites, lignes courbes :
arceaux, boucles, etc., quelques motifs graphiques simples) planifiés sur l’an-
née. Les entraînements étaient d’abord d’ordre moteur : déplacements en salle,
gestes avec le bras « dans l’air », puis avec le doigt sur la feuille, avant d’abou-
tir à un tracé sur feuille. Dans cette classe, les enfants « signaient » leur tra-
vail à l’aide de motifs différenciés qui n’étaient pas accompagnés du prénom :
cercle, spirale, carré, croix, petits traits parallèles, etc. L’enseignante pensait
qu’un environnement scolaire ou familial riche et des exercices soigneusement

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Comment l’enfant devient élève

hiérarchisés étaient des facteurs essentiels pour le développement et les appren-


tissages, elle disait installer les prérequis estimés nécessaires. Les écrits n’étaient
pas utilisés collectivement ni manipulés par les enfants. Comme on peut le voir,
il n’y a pas eu, dans aucune de ces deux classes, une approche du prénom écrit.
Un test d’écriture a été appliqué dans ces trois classes en fin d’année sco-
laire : il s’agissait de la copie d’un mot nouveau, le mot « maison », dans un
type d’écriture jamais abordé, l’écriture cursive (test proposé par M. Auzias,
1977). Ce test permet de vérifier les possibilités de régulation de l’acte moteur,
c’est-à-dire de mettre en évidence l’éventuel transfert des habiletés motrices
vers une tâche d’écriture difficile, que ces habiletés aient été éduquées en situa-
tion d’entraînement graphique traditionnel ou non. Pouvait ainsi être vérifiée
l’hypothèse selon laquelle les élèves ayant verbalisé les critères et les procé-
dures auraient un niveau de performance grapho-moteur supérieur aux élèves
ayant suivi des entraînements graphiques. Les élèves de l’autre classe située en
ZEP, compte tenu des modalités de travail, servaient en quelque sorte de groupe
témoin d’un développement que l’on peut considérer quasi « naturel ».
Pour évaluer les écrits, nous avons utilisé la classification proposée par
M. Auzias pour classer les écritures du mot « maison » en cursive. Quatre
grandes catégories sont définies : écriture « habile », « lisible », « partielle »,
« simulacre ». Pour l’écriture habile : la forme et les liaisons des lettres doi-
vent être bien tracées, les proportions respectées. Pour l’écriture lisible : le
mot doit être complet, les lettres bien tracées ; on accepte les liaisons raides,
les accrochages ratés, certaines déformations dans le tracé des lettres, qui
doivent cependant rester reconnaissables (léger écrasement, arceaux étirés).
Pour l’écriture partielle, quatre lettres sur six doivent être tracées et recon-
naissables, même si elles sont de mauvaise qualité. Pour les copies classées
en « simulacre », on retient les tentatives de tracé de lettres ou le tracé
d’une ligne, sinueuse, en dents-de-scie. Des personnes extérieures aux classes
concernées ont pratiqué la notation des tests.
Les résultats montrent la facilité avec laquelle la plupart des enfants de la
classe expérimentale ont abordé l’écriture cursive. En effet, 11 élèves sur les
18 testés ont produit une copie « lisible » du mot (le nombre réduit d’élèves
testés, respectivement 18, 17 et 21 élèves, ne traduit pas la composition des
classes ; seuls ont été retenus pour les évaluations les élèves qui ont eu une
fréquentation régulière depuis la rentrée scolaire). Seulement 4 élèves sur les
21 testés de la classe graphiquement entraînée sont parvenus à produire une
copie lisible (les 17 autres en sont au stade du « simulacre »), tous les enfants
de l’autre classe située en ZEP ont produit des « simulacres » (quelques
cercles, des lignes brisées ou des points). À la suite de ce test, nous pouvons
envisager l’explication selon laquelle l’habileté motrice pour écrire ne dépend
pas directement des entraînements grapho-moteurs, puisque les enfants de la
classe expérimentale qui n’ont pas été soumis à des exercices graphiques
traditionnels obtiennent pourtant les meilleurs scores. En nous référant aux

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Les effets des situations expérimentées

conclusions de Sounalet, nous pouvons penser que les enfants habitués à ana-
lyser leurs productions, ayant acquis la signification du modèle, ont su y per-
cevoir les aspects régulateurs de l’action. En revanche, les enfants
graphiquement entraînés n’ont pas su transférer à la tâche d’écriture les
formes exercées lors des exercices graphiques. S’ils n’ont pas su décrypter les
aspects formels du modèle, on peut également supposer qu’ils ont probable-
ment été déconcertés par la nature scripturale de l’objet : ils n’étaient plus
placés devant une simple tâche graphique et n’ont pas reconnu, dans le mot
à écrire, les formes si souvent exercées par ailleurs.
Il faut cependant prendre en compte le rôle joué par le contexte de la classe
en ce qui concerne les rencontres avec les écrits, contexte qui a eu, sans nul
doute, une influence sur la nature de ces résultats. En effet, d’une part, les
élèves de la classe expérimentale ont été confrontés à l’écrit, au cours d’activi-
tés de reconnaissance et d’écriture du prénom et, d’autre part, les écrits sociaux
occupaient dans la classe une place importante, la présence de l’outil infor-
matique et de la machine à écrire favorisaient également le rapport à l’écrit.
En bref, les élèves savaient ce qu’était l’écrit et ce qu’il représentait. S’ils n’ont
pas été surpris par la demande, il n’en demeure pas moins que les difficultés
liées à l’écriture cursive, et qui reposent sur une bonne maîtrise grapho-motrice,
ont pu être réduites de toute évidence par le développement de l’observation
et l’anticipation des procédures adéquates. Pour preuve, les résultats au test de
Bender, qui a également été proposé aux trois classes à la même époque. Il
s’agissait pour les élèves de reproduire neuf figures géométriques de plus en
plus complexes (allant de la croix à un rectangle dont il faut tracer les diago-
nales et médianes, en passant par des cercles tangents, séquents, etc.). Ce test
permet d’analyser, selon l’auteur, les facteurs intellectuels, les facteurs instru-
mentaux (orientation et position relative de deux figures, structuration spatiale,
construction des angles) et les facteurs affectifs (les inhibitions centrées sur le
graphisme peuvent être mis en évidence). Sur un score maximal de 34 points,
les élèves de la classe expérimentale ont atteint 22,06 points (moyenne qui cor-
respond aux performances d’élèves de 5 à 6 ans alors qu’ils ont de 3 ans et
demi à 4 ans), ceux de la classe ZEP ont obtenu 8,85 points, et les élèves de la
classe en milieu favorisé 13,10 points. Ces deux derniers groupes s’inscrivent
dans les scores correspondant à leur âge effectif. Dans le cas du test de Bender,
le contexte écrit n’a pas pu agir, on peut donc en déduire que les élèves ayant
verbalisé ont, sans nul doute, su « lire » les modèles et mettre en œuvre les
procédures adaptées, comme ils l’ont fait pour la copie en écriture cursive.
Le « test du bonhomme » de Goodenough, appliqué aux trois classes en
début et fin d’année scolaire, a confirmé les résultats précédents comme il
a souligné l’impact de l’apprentissage premier de l’écriture sur les élèves de
la classe expérimentale. Ce test d’intelligence est destiné à évaluer la matu-
ration affective et motrice, l’adaptation sociale des sujets, il est sensible aux
troubles grapho-perceptifs de la structuration spatiale et du schéma corpo-

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Comment l’enfant devient élève

rel. Il s’agit d’attribuer une note aux différents éléments du corps qui sont
dessinés. Associé au test de Bender, il permet de confirmer les constats pré-
cédents. Les élèves de la classe expérimentale ont gagné 10,89 points
(moyenne des productions) entre les deux passations contre un gain de 4,78
points pour les élèves de la classe ZEP et de 7,58 points pour ceux de la
classe en milieu favorisé. On peut en conclure, d’une part, que les élèves
ayant appris à écrire leur prénom se sont bien adaptés à la scolarité, que
leur maturation affective et motrice s’en sont trouvées renforcées et, d’autre
part, qu’ils ont développé une bonne « image de soi », ce test traduisant,
selon A. Abraham et S.R Graham, une « représentation cohérente de l’image
de soi ». On peut supposer que le sentiment de la promotion sociale que
donne la maîtrise de l’écrit a joué un rôle dans ce processus. D’ailleurs E.
Ferreiro (1988) a noté l’importance de l’écriture du prénom en ce sens qu’il
est « une voie d’accès pour pouvoir signer, cette conduite fondamentale de la
vie adulte », d’autant, il ne faut pas l’oublier, que ces élèves sont en ZEP.
Il ressort de ces travaux plusieurs constats : le choix de la pratique péda-
gogique a un impact essentiel sur la nature de la construction du rap-
port au savoir et, dans le cas de l’apprentissage premier de l’écriture,
les entraînements moteurs se révèlent insuffisants. En revanche, le
dialogue pédagogique, considéré comme un outil de pensée et envi-
sagé dans ses dimensions didactiques, a montré toute son efficacité.
Vygotski soulignait que, pour progresser, les élèves doivent être assistés et
stimulés dans leurs apprentissages pour que se développent certaines fonc-
tions. Les résultats que nous venons de présenter accréditent ce point de
vue et, de plus, attribuent à l’école son rôle fondamental dans les quartiers
défavorisés. Par ailleurs, les situations de manipulation de l’écrit revêtent un
caractère vital pour initier les enfants à la culture scolaire, à la culture écrite.
Les élèves qui n’ont pas eu à manipuler leur prénom, qui ont eu très peu
de rencontres avec l’écrit en milieu scolaire, se sont trouvés devant une tâche
difficile à décrypter lors des tests d’écriture.

En conclusion, en nous référant aux grammaires graphiques, nous pou-


vons confirmer notre hypothèse selon laquelle les différentes modalités des
activités graphiques ne sont pas interchangeables : pour conduire l’ap-
prentissage premier de l’écriture, l’entraînement graphique et le dessin ne
sont pas suffisants. Il faut introduire d’autres dimensions. De ce fait, le
contexte, qu’il soit concret ou langagier, se révèle porteur de sens.

LE DOMAINE CONCEPTUEL

Cependant, le travail cognitif que réalisent les enfants sur l’écrit ne peut
être perçu au travers des qualités graphiques de la production d’écritures.

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Les effets des situations expérimentées

Ainsi, afin d’examiner les acquis dans le domaine conceptuel, les enfants des
trois classes ont été soumis à deux tests, issus des travaux d’Emilia Ferreiro
(1988) : d’une part, l’analyse des parties du prénom, c’est-à-dire comprendre
que le prénom est constitué d’un ensemble de parties (identifier la succes-
sion des séquences sonores) et, d’autre part, la dictée de mots, pour voir
« comment les enfants écrivent avant de savoir écrire », comment ils inter-
prètent le fonctionnement de l’écrit. Ces deux tests permettent de dégager
différents niveaux de conceptualisation.
Pour l’analyse des parties du prénom, l’expérimentateur montre tour à tour
les séquences graphiques du prénom (il laisse visible le début du prénom et
cache le reste, ensuite il laisse visible la fin du prénom, puis la séquence du
milieu). Cinq niveaux sont possibles : niveau D, absence de différenciation
entre le tout et les parties ; niveau C, les élèves commencent à considérer que
le tout peut être découpé mais il y a échec d’interprétation ; niveau B, il y a
mise en correspondance son-graphie, mais échec pour nommer un segment ;
niveau A, toutes les parties sont interprétées correctement ; au niveau X, les
élèves se contentent de nommer les lettres qu’ils connaissent.
En ce qui concerne la dictée de mots, il s’agit de demander aux élèves d’écrire
des mots alors qu’ils ne savent pas les écrire. Plusieurs niveaux sont également
distingués par Ferreiro : le niveau B présyllabique, qui se traduit par des simu-
lacres d’écriture ou la production de quelques lettres sans lien avec le mot
dicté, parfois les lettres du prénom sont utilisées ; le niveau C syllabique, où
il y a une tentative de correspondance graphie-phonie (les syllabes sont iden-
tifiées mais sans correspondance sonore) ; le niveau D syllabico-alphabétique,
ou niveau de l’analyse phonétique, dans lequel la valeur conventionnelle est
marquée mais incomplète (par exemple, le mot « SALADE » est écrit « AAE ») ;
enfin, le niveau E de l’hypothèse alphabétique, où les élèves utilisent la valeur
conventionnelle des lettres (le mot « RAT » est écrit « RA »).
Par ces tests, il est possible de voir dans quelle mesure les pratiques sco-
laires, en matière d’apprentissage premier de l’écriture, permettent aux élèves
d’inscrire leur activité dans une activité d’écriture et de donner du sens à
l’objet d’apprentissage. Ces tests ont été proposés à la rentrée scolaire sui-
vante, en septembre.
Les élèves ayant verbalisé ont obtenu les meilleurs scores dans l’analyse
des parties du prénom ; plus de la moitié se situe au niveau B (ils identifient
deux segments du prénom sur trois) deux d’entre eux se situent au niveau A.
Les élèves de l’autre classe, située en ZEP, sont tous au niveau D, quant à
ceux de la classe en « milieu favorisé », seuls trois atteignent le niveau C,
les autres se situent au niveau D, dont deux au niveau X. L’identification
des segments montre que les élèves font la relation entre la chaîne parlée
et la chaîne écrite.
En ce qui concerne la dictée de mots, dans un premier temps, tous les élèves
de la classe expérimentale ont refusé de faire semblant, contrairement aux

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Comment l’enfant devient élève

autres. Lorsqu’ils accepteront de répondre à la demande, plus tard dans l’an-


née, ils se situeront majoritairement au niveau D, correspondant à l’analyse
phonétique. Dans les deux autres classes, les simulacres d’écriture dominent.
Pour ces tests, les résultats montrent que les enfants ayant verbalisé ont
effectué un travail de réflexion sur l’écrit. On peut avancer qu’ils ont déve-
loppé une activité sur la langue comme sur leur propre activité. Leur rap-
port à l’activité d’écriture est particulièrement significatif lorsqu’ils refusent
massivement de « faire semblant » d’écrire lors du test de la dictée de
mots. Leur attitude peut être interprétée non comme un blocage, mais
comme le signe d’un niveau avancé de conceptualisation sur la langue
écrite. Pour Besse (1993) et Gombert (1988), les refus d’écrire peuvent effec-
tivement être la marque d’une activité métalinguistique. Le passage ulté-
rieur de ces enfants à l’analyse phonétique (ce qui ne se produit jamais
pour les enfants des autres classes) confirme ce point de vue. Dans cet
ordre d’idée, les interventions didactiques de type « écriture inventée »
ou « produite », qui consistent à demander aux élèves d’écrire les mots
« comme ils pensent qu’il faut faire » sans que l’adulte apporte une cor-
rection aux productions incomplètes ou erronées, sont, à notre avis, à consi-
dérer avec prudence. Dans ces situations où l’adulte accepte toute
proposition venant de l’élève, le but est de mettre celui-ci en confiance,
de valoriser ses efforts dans sa quête autonome des règles de fonctionne-
ment de l’écrit. Cependant, la relation de ce type de tâche avec l’appren-
tissage de la langue écrite peut paraître équivoque.
En outre, dans sa recherche, Ferreiro constate qu’à un bon niveau gra-
phique d’écriture ne correspond pas nécessairement un bon niveau de
conceptualisation de l’écrit, c’est-à-dire que la maîtrise gestuelle n’augure
en rien des connaissances sur le fonctionnement de la langue. La centra-
tion sur la trace induit de fausses représentations sur les compétences face
à l’écrit. Nos propres observations confirment ce constat. Il n’y a pas de
continuité fonctionnelle entre l’acte moteur et le processus de conceptua-
lisation. Ces remarques, ainsi que les résultats de notre recherche, renfor-
cent notre point de vue sur l’illusoire filiation entre le graphisme et
l’écriture et soulignent les limites d’une pédagogie de l’écriture qui se
centre principalement sur la conformité de la trace.

CE QUE MONTRE CETTE PRATIQUE

On peut retenir de l’expérience conduite que, en premier lieu, les entraîne-


ments moteurs ne sont pas fondamentaux pour l’apprentissage premier de
l’écriture, ce que soulignait déjà Ferreiro. Au contraire, l’apprentissage de la
graphie des mots et lettres, directement sur l’écrit, permet à l’enfant de don-

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Les effets des situations expérimentées

ner du sens aux exigences graphiques inhérentes à l’écriture et, par consé-
quent, à ses efforts visuo- et grapho-moteurs. En effet, lorsque l’activité de
l’enfant s’inscrit dans un contexte porteur de sens pour l’écriture, il apprend
à exécuter certains tracés parce qu’ils sont nécessaires à son entreprise d’écri-
ture. Son activité est finalisée dans une relation au savoir pertinente. De ce
fait, la dichotomie entre la trace et le sens se réduit.
En second lieu, nous voyons en quoi le contexte de la tâche permet aux
enfants d’être confrontés à la langue écrite, dans la mesure où ils sont conduits
à analyser leur activité du point de vue du fonctionnement de la langue et
non seulement du point de vue de la conformité au modèle. Ils ne sont pas
focalisés sur les aspects formels de l’écrit, mais sur son mode d’organisation,
sur l’étude du fonctionnement d’un objet social et l’analyse de leurs propres
procédures. Contrairement aux situations traditionnelles, les enfants ne sont
pas centrés sur la réussite technique de la tâche mais sur leur activité propre.
Le troisième constat porte sur la construction collective des savoirs à pro-
pos de l’écrit. Les situations interactives adulte-enfant ou enfant-enfant mon-
trent que, contrairement aux représentations habituelles, l’apprentissage de
l’écriture n’est pas une activité individuelle où l’entraînement moteur est fon-
damental. Par ce dispositif interactif où prime l’analyse de l’activité, l’ap-
prentissage de l’écriture peut être considéré comme un véritable processus
social au cours duquel l’attribution collective de sens aux actions devient, par
la suite, des règles de conduite individuelle. C’est le passage de l’interpsychique
(construction collective) à l’intrapsychique (appropriation individuelle). En effet,
la confrontation, dans un petit groupe d’enfants, des résultats de l’action,
comme des procédures d’exécution, montre que les règles de l’écrit se décou-
vrent et se construisent collectivement et ne se réduisent pas à un exercice
gestuel privé. La maîtrise de la trace, la conformité au modèle seront, in fine,
la marque d’une appropriation individuelle, la concrétisation personnelle de
la réflexion collective. En ce sens, nous rejoignons les affirmations de Bruner
(1991), qui souligne le caractère « situé et distribué » des connaissances.
En outre, le fait que l’enseignant sollicite les enfants et partage avec eux
la tâche d’évaluation, c’est-à-dire qu’il procède à « l’enrôlement de l’enfant
comme partenaire de tutelle » (Bruner, 1987), accrédite la conception de la
construction sociale des connaissances.
Tous ces constats montrent à quel point la nature du contexte de travail
– contexte global et contexte de la tâche – influe sur la relation au savoir
qu’élaborent les enfants. Dans cette optique, Brossard (1991) souligne l’im-
portance de ce contexte pour que l’enfant élabore des significations à pro-
pos de son activité d’écriture, celui-ci prend, dit-il, « appui sur la signification
globale de la situation et sur ce que l’on y fait » car « c’est l’acte global tel
qu’il fonctionne en contexte qui est compris ».

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CHAPITRE
16

De l’écriture à l’écrit :
l’acquisition d’un objet de savoir

C ette étude sur l’apprentissage premier de l’écriture a mis en question les


pratiques habituelles d’enseignement-apprentissage premier de l’écriture, cer-
taines « allant de soi », notamment l’idée que l’on peut éduquer les gestes de
l’écriture hors du système d’écriture. Selon cette perspective, il suffirait d’ap-
prendre le tracé de certaines formes bien précises, de trajectoires définies, pour
que les habiletés graphiques et gestuelles ainsi acquises se transfèrent auto-
matiquement dans l’activité d’écriture proprement dite. L’usage dominant des
exercices graphiques illustre ces conceptions. La relation entre la trace et le
sens est occultée. En outre, la répétition est la seule réponse stratégique appor-
tée aux difficultés graphiques des enfants. Or, nous l’avons vu, ces exercices,
d’invention scolaire, loin d’être des substituts de la trace écrite (les arceaux
appelés « ponts » se substituent aux « m », etc.) présentent en réalité d’autres
finalités que celles habituellement admises. Les exercices graphiques ne sont
donc pas à supprimer ; ils sont légitimes au regard de leurs propres finalités
et exigent, pour remplir leurs fonctions, la mise en œuvre d’une didactique
de la trace où le langage occupe la place fondamentale d’instrument de pen-
sée. Dans ce domaine, la plus grande rigueur est nécessaire dans la conduite
de l’activité graphique pour en optimiser les fonctions.
De ce fait, le rapport entre les diverses activités graphiques scolaires (des-
sin, graphisme, écriture) demandait à être rationalisé. C’est ce qui nous a
conduit à élaborer les grammaires graphiques permettant d’examiner les fina-
lités de ces différentes activités, leur nature et leurs spécificités, leurs règles
de fonctionnement, les fonctions sollicitées. Il apparaît alors que ces diffé-
rents espaces d’activité ont leur propre statut et que leurs spécificités ne sont
pas interchangeables sans dommage pour les apprentissages visés. Chacune
de ces activités a son rôle propre à jouer dans l’éducation du geste, dans
l’observation et le repérage des formes et leur reproduction, mais l’appren-
tissage de l’écriture sollicite bien d’autres fonctions que les seules perfor-
mances motrices et perceptives.

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De l’écriture à l’écrit : l’acquisition d’un objet de savoir

La dichotomie entre la trace et le sens apparaît comme un obstacle majeur


dans cet apprentissage. Les programmes de 2002 rejoignent nos propos :
« L’écriture est une activité graphique et linguistique dont les deux compo-
santes ne peuvent être dissociées, particulièrement dans le cycle des appren-
tissages premiers. » De ce fait, nous avons proposé un dispositif pédagogique
qui consiste à une mise en scène sociale, non seulement de l’objet d’ap-
prentissage mais également de l’activité même des enfants. Dans cette situa-
tion, qui prend en compte l’influence du contexte sur les apprentissages, les
enfants ont été conduits à examiner leurs productions écrites, du point de
vue du fonctionnement de l’objet social, l’écrit. C’est notamment au cours
d’échanges avec le maître ou avec les autres enfants que se sont découvertes
puis ont été énoncées, non seulement les règles constitutives de l’écrit, mais
également les procédures mises en œuvre par chacun des acteurs pour mener
à bien la tâche de copie de mots. Nos travaux montrent que l’apprentissage
de l’écriture peut être conduit avec succès, sans entraînement graphique tra-
ditionnel et qu’il résulte d’une entreprise collective plus que d’un processus
privé grapho-moteur. L’écrit est un objet historico-culturel que l’enfant doit
s’approprier dans un environnement qui fait la part aux dimensions sociales
de construction de la pensée.
Nous avons pu également constater que le savoir concerné et le rapport
au savoir n’étaient pas de même nature dans les diverses situations présen-
tées, bien que l’objectif d’apprentissage de l’écriture soit le même. Selon les
situations étudiées, soit l’attention des enfants est attirée sur la forme, sur
les actions de l’adulte ; de ce fait leur activité se réduit à un processus de
conformisation et le rapport au savoir est alors plutôt de type instrumental,
soit leur attention est attirée sur l’objet du savoir, ses modes de fonction-
nement, leur travail consistant dans ce cas à analyser leur activité au regard
du fonctionnement de cet objet. La verbalisation de l’activité facilite la mise
à distance, l’objectivation du savoir et la régulation de l’action, processus
importants pour la réussite scolaire, comme le soulignent Charlot, Bautier
et Rochex.
Les travaux récents montrent en quoi la relation au savoir dépend en
grande partie de la situation scolaire et des règles du jeu qui s’y déroulent.
De ce fait, la démarche choisie par l’enseignant a une influence non négli-
geable sur le sens que les élèves attribuent à leur activité, comme à l’objet
de savoir en jeu. On remarque que certaines pratiques ne favorisent pas le
partage de l’intention didactique de l’enseignant. Charlot, Bautier et Rochex
soulignent le fait que les élèves en difficulté sont plus particulièrement cen-
trés sur le niveau « local » de l’exercice, ses aspects concrets. Il apparaît
nécessaire de questionner la nature de certains exercices scolaires qui sem-
blent renforcer cette centration. Ces auteurs posent ainsi la question des
activités faisant l’objet d’entraînements mécaniques : s’agit-il de « construc-
tion des savoirs ou de rituels scolaires ? D’accorder le sujet et le verbe ou de

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Comment l’enfant devient élève

comprendre le fonctionnement de la langue ? ». Ils en déduisent que la construc-


tion du cadre de l’activité par l’enseignant « s’avère dès lors très importante,
parce que c’est pour une bonne part dans ce cadre que l’élève prélève des indices
qui lui permettent de donner du sens à la tâche qui lui est demandée, de sor-
tir de l’immédiateté de l’exercice ». Nous faisons le même constat à l’école
maternelle, où la centration sur les activités motrices est souvent renforcée
soit par la consigne : « Il faut mettre les étiquettes en ordre » (s’agit-il de
coller des étiquettes ou de reconstruire une phrase ?), soit par la validation :
« C’est bien, tu as réussi » (est-ce réussi parce que conforme au modèle ou
parce qu’on peut effectivement lire la phrase ?).
Pour faciliter la construction du rapport aux objets de savoir des élèves
de maternelle, et ce quelle que soit la nature des apprentissages, trois condi-
tions nous semblent essentielles.
• En premier lieu, objectiver les contenus, c’est-à-dire les rendre lisibles,
séparer l’accessoire (activités matérielles, manipulations) de l’essentiel (l’ob-
jet même de l’activité d’apprentissage, les objectifs didactiques) afin que les
élèves identifient les finalités de la tâche. Pour cela, il faut insérer les objets
de savoir dans un contexte adéquat, contexte global mais également contexte
linguistique. Pour faciliter cette démarche, le choix des termes dans l’énoncé
des consignes, au cours du guidage de l’action comme au moment de l’éva-
luation ou de la validation, mérite une attention particulière de la part de
l’enseignant. En outre, la validation sociale est un outil qui contribue à don-
ner du sens à l’activité : la phrase reconstruite est correcte non pas parce
que l’adulte l’affirme, mais parce qu’on peut effectivement la lire et la com-
prendre.
• Deuxièmement, il faut établir des liens sociaux entre l’enfant et l’écrit,
socialiser les activités, comme les savoirs, les insérer dans un projet (le
message a-t-il un destinataire ? Répond-il à une attente sociale ?), les rap-
porter à des pratiques sociales de référence, sans les y confondre. Ce n’est
pas seulement leur usage qui est à considérer, mais les principes fonda-
mentaux qui les légitiment, ce qui conduit à éviter la fausse concrétude.
Apprendre à écrire est certes utile, mais s’approprier l’objet social « écri-
ture » c’est aller au-delà de son aspect utilitaire, c’est s’approprier un élé-
ment capital de la culture. De plus, socialiser les activités, c’est également
échanger à propos de celles-ci, les connaissances s’élaborant dans et par le
groupe social grâce aux interactions qui s’y déroulent (principe de la construc-
tion conjointe). En dernier lieu, pour établir des liens sociaux, il faut « his-
torier » les objets de savoir, montrer leur ancrage socio-historique, leur
genèse, leur évolution. C’est sans doute un des aspects dont l’utilité paraît
moindre à première vue, mais dont le rôle est pourtant fondamental pour
aider l’élève à attribuer du sens à cet objet qu’il doit s’approprier et qui ne
sera plus perçu alors seulement comme un objet scolaire déshumanisé, mais
comme un instrument issu d’une activité humaine.

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De l’écriture à l’écrit : l’acquisition d’un objet de savoir

Les questionnements de cette étude interpellent au premier abord les


maîtres en activité, même si nous avons constaté que certains d’entre eux
ont parfois mis en œuvre des démarches originales pour répondre aux dif-
ficultés graphiques des enfants, se fiant en cela à leur intuition. Pour ceux-
ci, notre apport consiste principalement en une « mise en mots », en une
conceptualisation de leurs pratiques. Les plus démunis dans cette situation
d’apprentissage premier de l’écriture sont les maîtres en formation. Dans la
mesure où peu d’études ont été effectuées à propos des activités graphiques
scolaires, ce travail leur permettra d’identifier au mieux les fonctions de ces
diverses activités, ce qui devrait leur permettre d’élaborer des tâches adap-
tées à leurs projets.

Tenir compte de la nature sociale et historico-culturelle des savoirs, éla-


borer des situations d’apprentissage faisant jouer les interactions sociales,
construire un contexte adéquat sont les conditions minimales pour doter les
enfants non seulement de techniques pour faire, mais également d’ins-
truments pour penser le faire.

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CONCLUSION

D evenir un élève représente un enjeu fondamental qui ne se limite pas


au seul devenir scolaire de l’enfant. L’importance de cet enjeu constitue la
principale préoccupation des parents et des enseignants, et ce dès la pre-
mière rencontre avec l’école, dès l’entrée à l’école maternelle. Cet « assu-
jettissement » à la culture scolaire repose sur une construction complexe qui
ne peut se réduire à de simples dispositions « naturelles » de la part de l’en-
fant ni à une « bonne » préparation – certes opportune – de la part des
familles, ni aux heureuses conséquences de la fréquentation antérieure d’une
crèche ou d’une garderie d’enfants. Le fonctionnement scolaire ne s’inscrit
pas dans la continuité des modes de vie des autres sphères sociales dans les-
quelles évolue l’enfant. En rentrant à l’école, ce dernier va vivre un chan-
gement radical de statut, de relations sociales, de rapport au monde qui ne
s’improvise pas. C’est dans et par les rapports sociaux qui vont s’établir au
sein de chaque classe, au travers des situations d’apprentissage et dans un
milieu spécialement conçu à cet effet, que l’enfant construira son métier
d’élève. Pour ce faire, l’école maternelle offre aux jeunes enfants un cadre
adapté, dont nous avons vu l’évolution au cours des années. Nous avons vu
en particulier que les dispositifs pédagogiques coévoluaient avec les pratiques
enseignantes et les contenus de savoirs. Dès lors, le rapport au savoir ne
peut être considéré du seul point de vue de l’élève. L’analyse des dispositifs
pédagogiques de l’école maternelle s’avère nécessaire pour comprendre les
enjeux actuels de la construction du rapport au savoir des élèves et de leur
rapport à l’école.

Questionner les dispositifs pédagogiques


Résultats d’une histoire institutionnelle, ces dispositifs se sont montrés nova-
teurs à leur époque et répondaient aux différents objectifs éducatifs du
moment. Ils ont évolué dans le temps soit pour répondre à la demande
sociale, soit sous l’influence de créations pédagogiques. C’est ainsi que l’on
a pu apprécier leur intérêt et leurs limites. Ils ont cependant contribué à
l’élaboration de gestes professionnels, dont on retrouve des traces encore
actuellement. Il existe en quelque sorte un patrimoine de traditions éduca-

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Conclusion

tives propres à l’école maternelle : le rassemblement des élèves, la distribu-


tion des tâches, la sollicitation du silence, l’attention conjointe, etc. La struc-
ture organisationnelle relève ainsi d’une construction socio-historique qui a
fondé une culture scolaire particulière.
Dès l’instant où le savoir enseigné n’est pas un savoir livré tel quel mais
coconstruit dans un environnement structuré à cet effet, on peut alors
questionner les fonctions assurées par ces dispositifs. Si, comme nous
l’avons soutenu, il est indispensable que le milieu de travail soit suffi-
samment structuré pour que l’élève puisse apprendre, il ne saurait suffire,
en tant que tel, pour favoriser la construction de connaissances. Ce que
l’élève apprend dépend étroitement de ce qui a été tissé dans le milieu
scolaire, dans l’histoire de la classe, dans les situations mises en place par
l’enseignant. La fonctionnalité des dispositifs pédagogiques ne peut être
comprise qu’à travers l’usage que le maître et les élèves en font. D’où l’im-
portance des interactions sociales et des dialogues en classe, qui mettent
en scène les objets de savoir. La question est alors de savoir si ces dispo-
sitifs assurent une fonction « décorative » ou « attractive », ou s’ils jouent
une fonction structurante dans les apprentissages, la construction de la
pensée et la construction de soi.
L’histoire des pratiques initiées par l’école maternelle montre que leur
limite réside dans le fait qu’on leur a souvent attribué des fonctions intrin-
sèques, comme s’il suffisait de mettre les élèves en contact avec un disposi-
tif ou un matériel pédagogique « riche » pour que s’effectuent les
apprentissages. Cette conception se révèle hasardeuse pour les élèves, et plus
particulièrement pour les élèves en difficulté. Ce qui conduit à se demander
comment adapter ou modifier les dispositifs habituels pour répondre au
mieux à ce problème.
À ce propos, des recherches actuelles questionnent le mode de fonction-
nement et le rôle de certaines pratiques « traditionnelles » comme les situa-
tions ludiques, les situations de découverte, l’exploration libre des objets, la
mise au travail sous forme d’ateliers, l’usage d’un matériel attractif (Cèbe et
Goigoux, 1999). Il ressort que ces formes de travail ne garantissent pas tou-
jours l’efficacité cognitive supposée, voire même pourraient y faire obstacle.
De même que le travail de groupe ou les échanges entre élèves ne rem-
plissent pas nécessairement les fonctions de socialisation attendues. On assiste
alors bien souvent à une séparation inopportune entre des dimensions cogni-
tives et des dimensions sociales de l’activité d’apprentissage.
Le caractère routinier fait que ces dispositifs peuvent paraître comme usés
ou inadaptés à répondre à de nouveaux besoins. Or, leur affaiblissement sup-
posé peut provenir d’une insuffisance de la structuration du milieu de tra-
vail, d’une baisse d’exigence ou encore d’une faiblesse des contenus de savoir.
C’est la raison pour laquelle, avant de les discréditer, il importe de pouvoir
analyser leur mise en œuvre. Si les divers dispositifs sont à reconsidérer du

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Comment l’enfant devient élève

point de vue de leur structure et des objets qu’ils contiennent, ils ne se rédui-
sent pas pour autant à la seule organisation matérielle du milieu.
L’enfant qui se contrôle émotionnellement pour prendre la parole, s’adres-
ser aux autres, et à soi-même, exposer publiquement son point de vue et
s’exposer aux autres, ne peut le faire que si le maître des lieux les a orga-
nisés dans ce but. Le « laisser faire » ne peut en aucun cas être une recon-
naissance de l’action de quiconque. La « neutralité » du milieu discrédite
aussi bien la parole professorale que celle des élèves. Une parole n’est plus
le témoin d’une identité qui s’inscrirait dans une histoire collective. Le milieu
neutre, supposé favoriser au mieux la prise de parole individuelle, devient
de fait une machine à exclure les plus faibles, non seulement comme
membres du groupe de travail, mais aussi comme personnes.

Les questions de l’école maternelle sont aussi


les questions de l’École
Ces phénomènes ne sont pas propres à l’école maternelle, on peut les retrou-
ver tout au long du cursus scolaire. En particulier au niveau du collège, où
l’articulation entre l’émotion et les activités intellectuelles dans ses rapports
aux contraintes se rejoue. Le développement psychologique « […] entraîne
des faits de maturation qui rendent possibles comme des révolutions dans le
comportement. Telles sont la crise de trois ans ou celle de la puberté, où l’en-
fant prend possession en sa propre personne d’une substance et d’aspirations
nouvelles, qui vont l’obliger à réviser ses relations avec son entourage et son
univers » (H. Wallon, 1941-1957). Cette crise des trois ans ou de l’adolescence
se manifeste à l’égard des règles du jeu. C’est dans une mise à l’épreuve des
normes et des limites que se caractérise cette crise, qui peut prendre des
formes de déviance ou de régression, par exemple, selon les réponses four-
nies en retour par l’adulte. Mais l’existence du moi ne peut s’éprouver que
par rapport à ces contraintes. C’est l’assujettissement de l’élève à plusieurs
institutions qui le constitue en tant qu’individu, et c’est en cela qu’il faut
des repères forts, c’est-à-dire une institution scolaire organisée et des adultes
exigeants. Or, bien souvent, on suppose justement que, pour prendre en
compte les besoins de l’élève (de la maternelle au lycée), il suffit de l’écou-
ter d’une oreille « molle » et complaisante, indépendamment du milieu de
travail organisé pour mettre à l’épreuve son expérience. Dans ces conditions,
les passages à l’acte deviennent le seul mode d’expression, parce qu’il n’y a
rien « en face » de l’élève.
La question du milieu de travail, celle des limites et des exigences sont
liées à une autre question : celle de l’individualisation de l’enseignement.
À nos yeux, cette question est actuellement mal posée ou, pour le moins, les
dispositions prises demeurent largement impensées. Une chose est de veiller

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Conclusion

à la construction identitaire, à l’acquisition individuelle ou à la personnali-


sation des savoirs. Autre chose est de penser que cette préoccupation essen-
tielle doit se traduire matériellement dans l’organisation individuelle du
travail scolaire. C’est cependant cette dernière alternative qui est prônée par
les instructions officielles, pour répondre au plus près aux « besoins » ou
aux « difficultés » des élèves.
Toutefois, il est clair que la construction de la réalité individuelle ne peut
être saisie indépendamment de la socialisation. L’individu est dans la société
tout autant que celle-ci peut l’être dans l’individu. Cette interpénétration est
source de tension et de conflit pour le sujet, qui doit devoir être comme les
autres tout en marquant sa singularité. L’individualité a, en quelque sorte,
deux vies : celle qui consiste à agir et à penser avec les autres, et celle qui
consiste à se penser comme soi, à réfléchir sur soi dans le rapport aux autres.
Mais il convient de remarquer, en outre, que l’enfant qui entre à l’école
deviendra l’individu qu’il n’est pas encore. Aussi, le processus d’individua-
tion ou de personnalisation ne peut-il s’envisager indépendament du rapport
à un collectif. La construction identitaire dépend de ce qu’autorise, interdit,
tolère ou permet le milieu social dans lequel se développe l’individu.
Or, faire le vide social pour que l’élève se retrouve face à face avec lui-
même pour améliorer ses propres performances relève de l’idéologie indivi-
dualiste qui présente les rapports individu-collectif de façon dichotomique et
oppose un terme à l’autre. Chacun des termes étant irréductible à l’autre,
cette idéologie laisse croire qu’il existe deux réalités bien distinctes et non
pas interdépendantes : l’individu et le collectif. Les politiques scolaires déve-
loppées depuis plusieurs années avec la différenciation pédagogique et les
pratiques évaluatives s’inscrivent dans cette perspective individualiste de l’en-
seignement. Les modes d’évaluation, qui séparent les connaissances de l’ac-
tion, sont souvent à l’origine des différentes organisations (parcours
diversifiés, dispositifs de consolidation en 6e…), qui séparent aussi l’individu
de son groupe de travail et de son groupe de référence, comme en témoi-
gnent de nombreux travaux qui montrent que la prise en charge des élèves
en difficulté scolaire engendre bien souvent une marginalisation sociale.
Au lieu de faciliter la tâche des élèves, l’individualisation engendre des
difficultés supplémentaires. Les savoirs ne peuvent plus jouer leur rôle de
liaison entre différents milieux alors que l’individu doit faire davantage d’ef-
forts pour « retisser » des liens entre eux. De ce fait, les dispositifs péda-
gogiques préconisés pour prendre en charge les difficultés individuelles des
élèves les aggravent pour tous les élèves, et en particulier pour les plus dému-
nis1. Plutôt que de pouvoir inscrire et faire reconnaître son action propre

1. Par exemple, on peut se demander dans quelle mesure la prise en charge des
élèves en difficulté scolaire par les RASED (Réseau d’aide spécialisée aux élèves en
difficulté) est envisagée en termes de rapports entre deux milieux (celui de la classe

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Comment l’enfant devient élève

dans des milieux différents, l’élève est conduit à considérer ces milieux
(milieux sociaux, domaines d’activité, champs culturels…) comme distincts,
indépendants les uns des autres. Ainsi, plutôt que de parvenir à se situer
dans un réseau de milieux auxquels il participe, l’élève est amené à jouer
un milieu contre un autre, selon les circonstances. Comment peut-il se
construire comme personne s’il n’a pas de lieu où il peut inscrire son iden-
tité ? Comment peut-il percevoir les conséquences de ses actes individuels,
dans ce processus de désocialisation ?
Faire le vide social autour de l’élève, c’est aussi faire le vide à l’intérieur
du sujet2 ; c’est susciter désintérêt, désinvestissement, décrochage. Cette cou-
pure entre l’individu et le collectif s’avère d’autant plus préjudiciable qu’elle
est contraire au fonctionnement des classes ordinaires. Le progrès pédago-
gique ne se situe pas dans l’individualisation de l’enseignement, mais dans
l’organisation du travail collectif qui produit des connaissances individuelles.
La question de l’intégration du sujet dans l’institution scolaire se pose simul-
tanément avec celle de son affirmation comme singularité. La réponse est
vraisemblablement à rechercher du côté de l’interstructuration des institu-
tions et du sujet, plutôt que du côté de l’individualisme.
La prise en compte des difficultés individuelles de façon que chaque élève
ait davantage de chances de réussir à l’école et de se construire comme per-
sonne est une visée incontestable. Toutefois, ce qui est discutable, ce sont
les moyens pour y parvenir et l’idéologie individualiste qui les inspire. L’école
maternelle est au cœur de ce débat. Elle est, en quelque sorte, en première
ligne. De la façon dont l’enfant franchira cette ligne et en éprouvera les
limites dépend pour une large part son avenir d’élève et de personne.

et celui de l’aide spécialisée), si l’on suppose que celui qui assure la transition est
l’élève. La même question se pose à propos des dispositifs de consolidation en 6e, où
le professeur de la classe peut ignorer (dans le sens aussi de ne pas reconnaître) le
travail réalisé par l’élève en groupe de consolidation.
2. « Ce n’est pas moins de social qui conduit au sujet, ou qui permettrait de le
retrouver, mais plus de social, au sens d’un social plus complexe, saisi de manière
dialectique, dans son hétérogénéité, ses discordances et ses contradictions. Le social
n’est pas ce qui vient au sujet préalablement constitué, mais ce dans et par quoi il
se constitue », Rochex (1999).

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DANS LA COLLECTION
« FORUM ÉDUCATION ET CULTURE »

Comment les enfants apprennent les sciences


J. Astolfi

Comment les enfants entrent dans la culture écrite


J. Bernardin

Comment les enfants apprennent à calculer


R. Brissiaud

Comment les enfants apprennent à parler


J. Bruner

Comment l’enfant devient lecteur


G. Chauveau

DANS LA COLLECTION « PETIT FORUM »

Les intelligences multiples


H. Gardner

Comment les enfants découvrent la pensée


J. Wilde Astington

Mise en page : AGD Dreux


N° de projet : 10161283 – Dépôt légal : octobre 2009
Achevé d’imprimer en France en octobre 2009 sur les presses
de l’imprimerie France Quercy, 46090 Mercues

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