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Les chemins de la réussite à l’école maternelle

Rémi Brissiaud
Sommaire
Introduction : Pourquoi ce livre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Chapitre 1 : Deux façons de « parler » les nombres :
le comptage et les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
◗ Les enfants en petite section comprennent mal le comptage . . . 8
◗ Deux significations très différentes des « mots-nombres » :
numéros et noms de nombres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
◗ Une autre façon de « parler les nombres » :
les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
◗ Deux façons différentes de représenter les nombres :
les collections-témoins et les signes linguistiques . . . . . . . . . . . 14
◗ Les configurations de doigts ne sont pas
des collections-témoins comme les autres . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Chapitre 2 : Dénombrer en construisant une collection-témoin :
pourquoi et comment ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
◗ Trois conditions pour dénombrer : créer mentalement les unités,
les énumérer et les totaliser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
◗ Mieux que le comptage, les collections-témoins permettent
la création mentale d’unités et leur totalisation . . . . . . . . . . . . . 23
◗ L’énumération se fait presque à l’identique dans le cas
des collections-témoins et dans celui du comptage . . . . . . . . . . 26
◗ L’enseignement précoce du comptage crée
un « effet Canada Dry » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Chapitre 3 : Enseigner le comptage d’objets en PS :
un choix pédagogique dangereux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
◗ Le subitizing et les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
◗ Les trois premiers nombres ne se « voient » pas . . . . . . . . . . . . 35
◗ Le subitizing et le comptage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
◗ Le subitizing favorise l’accès aux premiers nombres,
mais il ne l’assure pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
◗ En France, il est prudent de ne pas enseigner le comptage
d’objets en petite section . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
◗ Une priorité pour la petite section : enseigner le système
des trois premiers nombres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

© Retz, 2007.
ISBN : 978-2-7256-2701-4
Chapitre 4 : La clé de la compréhension des nombres :
les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
◗ Les constellations et les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
◗ Privilégier les problèmes de comparaison pour favoriser
les décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
◗ Compréhension des nombres, comparaison
et décompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
◗ Des « enfants compteurs » en grave difficulté . . . . . . . . . . . . . . . 55

Chapitre 5 : Des activités clés en maternelle . . . . . . . . . . . . . . . . 57


◗ Les dialogues fondamentaux en petite section et en début
de moyenne section (les trois premiers nombres) . . . . . . . . . . . 57
◗ Au-delà de 3, en petite section et en début de moyenne section :
comparer… à l’aide de collections-témoins (sans compter) . . . . 62
◗ L’enseignement du comptage d’objets en moyenne section . . . 67
◗ En moyenne et en grande section : comparer à l’aide
du comptage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
◗ Une idée-guide : favoriser les décompositions . . . . . . . . . . . . . . 75

Chapitre 6 : Comment améliorer la pédagogie du nombre


à l’école maternelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
◗ Mettre à jour les programmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
◗ Prendre en compte les recherches scientifiques récentes . . . . . 81
◗ Interroger les références scientifiques qui sont utilisées
en formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
◗ Prendre en compte le rôle de la langue dans
les apprentissages numériques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
◗ User avec prudence des évaluations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Conclusion : Et la dyscalculie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Pourquoi ce livre ?
epuis longtemps, les pédagogues s’élèvent contre l’idée
D qu’il y aurait des enfants doués en mathématiques et
d’autres qui ne le seraient pas. Et pourtant cette idée per-
siste dans l’opinion. La raison de ce hiatus nous est révélée
par les recherches sur les difficultés durables en mathéma-
tiques chez les enfants de 8 à 12 ans dont les procédures de
calcul sont très déficientes : ces enfants ont mal compris ce
qu’on leur enseignait quand ils étaient tout petits à l’école
maternelle ; ils ont mal compris le comptage des objets…
L’explication de leur échec en mathématiques remonte donc
si loin dans leur passé scolaire qu’on est tenté de le faire
remonter plus loin encore, jusqu’aux gènes…
Mais, au lieu de décréter que ces enfants sont peu doués
pour les mathématiques, considérons plutôt qu’ils n’ont pas
réussi leur première rencontre avec les nombres. Nous
savons en effet que l’enfant qui est fragile pour diverses rai-
sons possibles (retard dans l’acquisition du langage, notam-
ment) et qui rate sa rencontre avec les premiers nombres
risque de se retrouver durablement en difficulté d’appren-
tissage en mathématiques. Même si, en matière d’appren-
tissages, le passé ne prédétermine jamais le futur, il y a des
premières rencontres qu’il vaut mieux réussir. C’est le pro-
jet de ce petit livre que de décrire ce qu’est une première
rencontre réussie avec les nombres.

◗ Pour aider les enseignants à se situer face à


une pluralité de propositions pédagogiques

Chacun sait à quel point les débats concernant la place du


B-A BA dans l’enseignement de la lecture à l’école peuvent
être vifs. Bien que cela soit moins connu, les débats concer-
nant la place du comptage à l’école le sont tout autant.
4
Premiers pas vers les maths

Ainsi, à la naissance de l’école de la République, à la fin


du XIXe siècle, apprendre à compter des objets à l’école
maternelle semblait s’imposer comme une évidence. Or, à
partir de 1970 et de la réforme connue sous le nom de
« réforme des mathématiques modernes », et jusque vers
1990, le comptage s’est trouvé pratiquement banni des éco-
les maternelles. Pour justifier ce rejet, certains pédago-
gues, à cette époque, invoquaient volontiers des recherches
menées par un grand psychologue genevois, Jean Piaget
(1896-1980). Cependant, considérer la réforme entreprise
dans ces années comme une simple application des idées
d’un psychologue ou de mathématiciens soucieux d’ensei-
gner les mathématiques de manière plus moderne serait
sous-estimer l’importance des difficultés de compréhen-
sion du comptage que les enseignants de maternelle,
depuis longtemps, avaient le sentiment de percevoir chez
leurs élèves. Sans ces difficultés, vraisemblablement, une
idée aussi radicale que l’abandon de tout comptage à l’école
maternelle n’aurait jamais pu se diffuser.
On en était là quand, vers 1985, ont commencé à être
connus en France les travaux d’une psychologue améri-
caine, Rochel Gelman. Elle soutenait que non seulement le
comptage n’était pas difficile à comprendre pour les jeunes
enfants, mais que, de plus, c’était essentiellement à partir
du comptage que ceux-ci accédaient à la compréhension
des nombres. Depuis, la plupart des pédagogues ensei-
gnent à nouveau le comptage des objets à l’école mater-
nelle, et certains dès la petite section.
Plus récemment, de nouvelles recherches ont montré que
les théories avancées à la fin du XXe siècle, dont celle de Rochel
Gelman, ont largement sous-estimé la difficulté qu’éprouvent
les enfants dans la compréhension des mots comme « deux »,
« quatre », « sept »… Les jeunes enfants ont du mal à les com-
prendre comme désignant des nombres. Michel Fayol (2002),
par exemple, s’exprime en ces termes : « En fait, l’acquisition
de la signification cardinale1 des noms de nombres soulève
1. Les noms de nombres ont différentes significations. Ils peuvent, par exemple,
désigner des numéros (« Le treize passe la balle au cinq »). Ils ont leur signification
« cardinale » quand ils désignent vraiment des nombres. Cet emploi du qualificatif
« cardinal », qui indique que c’est leur signification la plus importante, 5
est le même que dans l’expression : « les vertus cardinales ».
Introduction

(des) problèmes, qui ont été largement sous-estimés dans les


travaux relatifs à la cognition arithmétique. »
Le mouvement de balancier des choix pédagogiques rela-
tifs à l’enseignement du comptage (précoce – tardif – pré-
coce) nous a-t-il conduits aujourd’hui au meilleur enseigne-
ment possible ? Ou bien sommes-nous dans une position
dangereuse, annonciatrice de nombreux échecs en mathé-
matiques ? Cette question est au cœur de notre propos.

◗ Pour aider les parents à comprendre


les difficultés des enfants en calcul

La mission première de l’école est souvent décrite en utili-


sant la formule « Lire, écrire, compter ». Comme, a priori,
on peut penser qu’il n’y a guère d’inconvénient à enseigner
le comptage d’objets dès la petite section, certains parents
ne comprennent pas que leur enfant ne commence pas cet
apprentissage dès ce niveau de la scolarité. Ils se deman-
dent, parfois avec une certaine anxiété : leur enfant va-t-il
prendre du retard ? Doivent-il enseigner le comptage des
objets à la maison puisque cela ne semble pas être fait à
l’école ? Mais comme les pratiques pédagogiques dans les
petites classes de l’école maternelle sont très diverses,
d’autres parents constatent que leur enfant, lui, apprend à
compter les objets dès la petite section. Doivent-ils se
réjouir et se sentir dégagés de toute responsabilité dans le
progrès de leur enfant ? Ces questions et bien d’autres
seront, elles aussi, au cœur de ce livre.
Pour y répondre, on fera appel à des éclairages prove-
nant des recherches en psychologie, de l’histoire des prati-
ques pédagogiques, ainsi qu’à des approches nouvelles
expérimentées dans le Val d’Oise par des maîtresses
d’école maternelle durant ces vingt dernières années2.

6 2. Je tiens à remercier une nouvelle fois André Ouzoulias pour sa collaboration durant
toute cette période et pour sa relecture attentive et critique de ce petit livre.
Premiers pas vers les maths

Deux façons de « parler »


les nombres : le comptage
et les décompositions

uel choix pédagogique favorise le mieux la compréhen-


Q sion des premiers nombres chez les enfants de 2-4 ans
(petite section) puis chez ceux de 4-6 ans (moyenne section
et grande section) ? Il est impossible de répondre à cette
question sans examiner de manière un peu précise les
diverses façons dont un adulte peut communiquer avec un
enfant concernant les premiers nombres et, notamment,
les diverses façons dont il peut « parler » ces premiers
nombres. Pour l’élève de petite section, en effet, s’appro-
prier le système des premiers nombres (de un à quatre,
disons), c’est construire la ou les significations de mots
nouveaux qu’on appellera les « mots-nombres » : deux,
trois, quatre. Même lorsque leurs parents leur ont appris
à réciter le début de la « comptine numérique », celle-ci est
souvent pour les enfants une suite sonore dont ils sont
incapables d’isoler les mots, ils disent : « undeuxtrois » et
non : « un, deux, trois ». On peut donc considérer que pour
une grande majorité d’enfants, la scolarité en petite sec-
tion correspond à l’âge où ils construisent la signification
numérique des mots un, deux, trois, voire quatre.
Les enfants de cet âge, contrairement aux adultes,
entendent chaque jour des dizaines de mots nouveaux.
C’est d’ailleurs l’un des principaux moteurs de leur pro-
grès intellectuel : ils entendent un mot qu’ils n’ont jamais
entendu alors qu’on ne leur en donne évidemment pas une
définition verbale, et ils doivent quand même construire
7
Chapitre 1

une signification. Comme, le plus souvent, ils ne peuvent


pas le faire à partir du mot lui-même, ils construisent
celle-ci à partir du contexte de la communication. Il est
évidemment préférable que la phrase qui contient le
nouveau mot n’en contienne pas beaucoup d’autres :
le contexte linguistique (les mots qui « entourent » celui
qui désigne un nombre) est donc important. Mais les
enfants utilisent aussi le contexte extralinguistique pour
tenter de comprendre : les éléments matériels présents,
les événements en cours, ce que montre l’adulte, les inten-
tions qu’ils lui prêtent…
Dans le cas des premiers nombres, lorsqu’un adulte
prononce le mot « trois », par exemple, et lorsqu’un enfant
entend ce mot-nombre pour la première fois, il doit
construire sa signification à partir de tous les éléments du
contexte. Y a-t-il des contextes qui favorisent mieux que
d’autres la compréhension du mot « trois » ? Le contexte du
comptage fait-il partie de ceux qui favorisent cette compré-
hension ? Nous commencerons, dans ce chapitre, par mon-
trer que la réponse est clairement négative : les jeunes
enfants accèdent très difficilement à l’idée de nombre dans
le contexte du comptage.

◗ Les enfants en petite section


comprennent mal le comptage

Depuis Schaeffer, Eggleston et Scott (1974), en effet, il est


bien connu qu’avant 3 ou 4 ans, le comptage ne permet
généralement pas aux jeunes enfants de répondre à une
question du type : « Combien y a-t-il de... ? » Le dialogue
suivant est très fréquent :

Adulte : Combien y a-t-il de jetons ?


Enfant (en comptant les jetons) : Un, deux, trois, quatre.
Adulte : Oui, alors combien y a-t-il de jetons ?
Enfant (recomptant les jetons) : Un, deux, trois, quatre.
8
Premiers pas vers les maths

Adulte : Je suis d’accord, ce que je t’ai demandé,


c’est combien il y a de jetons ?
Enfant (recomptant encore) : Un, deux, trois, quatre.

Cet enfant met bien en correspondance terme à terme


les mots-nombres et les jetons de la collection, mais il
n’isole pas le dernier mot-nombre prononcé pour répondre
à la question posée. L’enfant reste apparemment incapable
d’exploiter ce comptage pour répondre à la question :
« Combien… ? » Il compte, mais n’accède pas au nombre,
son comptage ne constitue pas un dénombrement.
Comment expliquer qu’on observe de façon très fréquente
ce type de comportement ?

◗ Deux significations très différentes


des « mots-nombres » :
numéros et noms de nombres

Pour comprendre que les enfants se révèlent incapables de


répondre à la question « Combien… » alors qu’ils viennent
de compter les objets d’une collection, il faut se rappeler
que, lorsqu’un adulte prononce habituellement un mot
nouveau tout en pointant du doigt un objet (« Regarde le
chien », « Regarde le bateau »…), le mot correspondant
(« chien », « bateau ») renvoie le plus souvent à l’objet
pointé (on dit aussi : réfère à l’objet pointé).
Des psychologues spécialistes de l’acquisition du lan-
gage, comme Elen Markman (1990), ont étudié les hypothè-
ses que font les enfants lorsqu’un adulte prononce un mot
nouveau en même temps qu’il pointe un objet. En effet, le
pointage a parfois un statut ambigu : l’adulte dit, par exem-
ple : « Regarde la trompe », en pointant son doigt vers l’élé-
phant du zoo mais sans pouvoir, à cause de la distance, indi-
quer précisément la trompe. L’enfant est donc confronté à
un problème : vers quoi, précisément, l’adulte attire-t-il son
attention ? Que signifie le mot « trompe » ? Ces chercheurs
ont montré que, dans ces cas ambigus, les enfants émettent
9
Chapitre 1

des hypothèses de façon hiérarchisée : ils pensent d’abord


que le mot nouveau réfère à l’entité désignée dans son
entier (l’éléphant) et, lorsqu’ils savent que ce n’est pas le
cas (s’ils savent que l’animal montré s’appelle un éléphant
alors que le mot prononcé est « trompe »), ils pensent par
exemple que le mot nouveau réfère à une partie de cette
entité (ils peuvent donc penser à la queue, à la trompe…).
En aucun cas, l’enfant ne va faire l’hypothèse que le mot
nouveau qui est prononcé renvoie à quelque chose qui est
sans rapport direct avec l’entité pointée du doigt au
moment où ce mot est prononcé. Malheureusement, dans le
cas du comptage, c’est ce que l’enfant devrait faire : le mot
« quatre » est prononcé en pointant un jeton et un seul et
l’enfant devrait comprendre que le mot quatre réfère aussi
à tous les jetons (les quatre).
Il est bien plus probable que l’enfant qui rencontre pré-
cocement les mots-nombres dans le contexte du comptage
construise pour chacun de ces mots une signification pro-
che de celle des numéros : l’enfant pense que compter, c’est
attribuer une sorte de numéro à chacun des objets pointés
(« le un », « le deux », « le trois », « le quatre ») et le dernier
mot (« quatre »), qui, lui aussi, est prononcé en pointant un
seul jeton, n’acquiert donc pas aisément sa signification la
plus importante, celle de nom du nombre qui exprime la
totalité des jetons.

Le un… le deux… le trois… le quatre.

10
Premiers pas vers les maths

Pour saisir cette difficulté, il faut bien mesurer que, dans


le comptage, l’association entre mot et pointage (ou geste de
monstration) transgresse totalement les règles habituelles
de la signification : si on appliquait le modèle du comptage
à des énumérations banales, il faudrait comprendre que,
dans une énumération telle que « pomme, poire, abricot »,
par exemple (où l’adulte pointe du doigt successivement les
fruits correspondants), le mot « abricot » désigne non seule-
ment ce dernier fruit, mais aussi les précédents !
Ainsi, lorsque les mots-nombres sont utilisés dans le
contexte du comptage, l’enfant n’accède à l’idée de nombre
que s’il est capable de surmonter un problème de polysémie
particulièrement difficile. En effet, il arrive qu’un même mot
ou des homonymes (pin et pain, par exemple) aient des
significations très différentes, mais comme l’usage de ces
mots est associé à des contextes qui sont eux-mêmes très dif-
férents, la construction de la signification appropriée dans
un contexte donné n’est guère perturbée. En revanche, un
mot-nombre quelconque, quatre par exemple, a deux signi-
fications très différentes, celle de numéro et celle de nom de
nombre que l’enfant doit coordonner au sein d’un même
contexte, celui du comptage. En outre, il faut bien voir que,
lors des premières rencontres de l’enfant avec des écritures
chiffrées, le plus souvent, celles-ci ne désignent pas des nom-
bres mais des numéros. Ainsi, s’il appuie sur le « 3 » de la
télécommande du téléviseur, le jeune enfant ne voit pas
apparaître trois images différentes mais une seule, celle de
« la 3 ». Il en va de même pour la date sur le calendrier (« on
est le 6 », par exemple), les commandes d’ascenseur (« Pour
arriver chez nous, il faut appuyer sur le 8 »), le clavier du
téléphone, etc. De surcroît, dans tous ces contextes, ces
numéros sont ordonnés à partir de 1, et on peut les énoncer
« un, deux, trois… », comme dans le comptage des objets !
Il n’est pas étonnant qu’une recherche de Karen Fuson
(voir l’encadré p. 12) ait mis en évidence que, dans le
contexte du comptage, les enfants confondent longtemps
ces deux significations des mots-nombres : numéro et
nombre. Il faut par ailleurs insister sur le fait que cette
11
Chapitre 1

recherche a été menée avec


Numéro et nom de nombre : des enfants anglophones.
deux signification longtemps confondues Or, en anglais, il y a un
Karen Fuson (1988) s’adresse à des enfants
moindre usage des mots-
anglophones ayant entre 3 ans 2 mois et nombres en tant que numé-
4 ans 9 mois. Quand ceux-ci viennent de ros : on dit le « huitième jour
compter N soldats, elle entoure avec le doigt d’avril » plutôt que le « huit
l’ensemble des soldats et elle leur pose la
question : « Est-ce que ce sont bien là les N
avril », par exemple. Il y a
soldats ? », puis elle continue en proposant donc moins de risque de
d’autres possibilités : « Ou bien, est-ce que confusion durable entre les
les N soldats sont là ? » en entourant avec numéros et les noms de
le doigt tous les soldats sauf le dernier, et
enfin elle achève : « Ou bien les N soldats
nombres qu’en français. Et
sont là ? » en pointant seulement le dernier pour d’autres raisons
soldat (l’ordre des interrogations est encore, nous verrons tout au
évidemment varié d’un essai à l’autre). long de ce petit livre qu’il est
Sur 20 enfants, seuls 5 réussissent cette vraisemblablement plus
épreuve, les autres choisissant le plus
facile pour un enfant anglo-
fréquemment le dernier soldat pointé
comme référent du mot-nombre N. Pour phone que pour un enfant
des enfants de cet âge, qui ont appris francophone de comprendre
à compter précocement, le dernier comment les significations
mot-nombre prononcé est une sorte
numéros et noms de
de numéro ! Et ceci malgré la forme
grammaticale de la question qui est nombres s’articulent. Cette
posée (« Are these the N soldiers ? »), compréhension est tardive
où le pluriel est marqué à la fois par la aux États-Unis ; si les péda-
forme du verbe (are et non is), par le
gogues francophones n’y
déterminant utilisé (these et non this)
et par le s terminal du mot soldiers qui, prenaient pas garde, elle
en américain, s’entend à l’oral. pourrait l’être encore plus
dans leurs pays.

◗ Une autre façon de « parler les nombres » :


les décompositions

Ainsi, lorsqu’un adulte compte les unités d’une collection,


cela ne semble pas aider les enfants de petite section à créer
mentalement l’idée du nombre correspondant. Existe-t-il
une autre façon de communiquer avec les jeunes enfants
qui favoriserait mieux leur accès à cette idée ?
12
Premiers pas vers les maths

◗ Des mères qui inventent une autre façon de parler


les nombres
Dans une des rares études des interactions langagières
mère-enfant à propos du nombre3, on observe que les mères
se méfient souvent du comptage et qu’elles ont alors avec
leur enfant des dialogues comme celui-ci (la mère est fil-
mée dans une pièce avec son fils Stephan, 30 mois ; les
caméras sont aux quatre coins supérieurs de la pièce) :

La mère : Combien y a-t-il de caméras ici ?...


Enfant : ?
La mère : Quatre caméras.
Enfant : Quatre caméras ?
La mère : Oui, une là, une là, et il y en a une là et encore une là.

Il est essentiel de remarquer que cette mère n’a pas


compté. Au moment où elle montrait à l’enfant une
deuxième, puis une troisième et une quatrième caméra,
elle n’a pas dit « deux… trois… quatre » comme une per-
sonne qui compte. Elle a dit « une là » pour chacune des
caméras. Il est essentiel de distinguer ces deux manières
de « parler » les nombres avec les jeunes enfants : le comp-
tage d’un côté, l’usage de décompositions (« quatre, c’est
un, un, un et encore un ») de l’autre. Cette décomposition
de quatre n’est bien sûr pas la seule possible, même si elle
est la plus facile à comprendre pour ce jeune enfant.
Décrire quatre comme « deux et encore deux » ou encore
en tant que « trois et encore un », c’est aussi le décrire sous
forme d’une décomposition.
On peut penser que ce n’était pas la première fois que
cette mère tentait d’expliquer à son enfant ce que cela
signifie de dire qu’il y a quatre unités dans une collection
et qu’elle a précédemment essayé d’enseigner le comptage
à son enfant. Mais il est vraisemblable aussi que ces ten-
tatives se sont révélées infructueuses. Pour mieux dialo-
guer avec son enfant, cette maman a intuitivement
« inventé » une autre manière de parler les nombres :
l’usage de décompositions.
13
3. Durkin, Shire, Riem, Crowther et Rutter (1986).
Chapitre 1

◗ Éviter l’usage des mots-nombres en tant que numéros


Si la mère de Stephan avait compté « une, deux, trois, qua-
tre », elle aurait prononcé le mot-nombre « quatre » alors
qu’elle pointait une seule caméra (« la quatre ») et alors que
les trois autres caméras étaient disposées aux autres coins
de la pièce : cet enfant, très probablement, n’aurait pas
construit l’idée que le mot « quatre » renvoie à la totalité des
caméras. C’est pourquoi elle est attentive à proposer comme
synonyme de « quatre » la suite « une, une, une et encore
une » qui réfère de manière beaucoup plus explicite à la
totalité des caméras. Elle pense, avec raison, que « quatre »
sera mieux compris si elle évite d’utiliser la signification
« numéro » de ce mot, c’est-à-dire si elle évite le comptage.
De manière générale, parler les nombres à l’aide des
décompositions permet d’éviter leur usage en tant que
numéros. En effet, il est facile de vérifier que lorsqu’on décrit
verbalement « quatre » comme « un, un, un et encore un » ou
comme « deux et encore deux » ou encore comme « trois et
encore un », tous les mots-nombres qui sont utilisés pour
exprimer ces décompositions sont des noms de nombres et
non des numéros. Par exemple : dire que « quatre, c’est deux
et encore deux » en parlant d’objets que l’on a sous les yeux,
cela signifie que pour prendre les quatre objets, il faut pren-
dre les deux objets qui sont ici et les deux qui sont là. Les
mots « quatre » et « deux » désignent bien des pluralités.
Ainsi, parler les nombres à l’aide des décompositions
permet d’éviter que les jeunes enfants aient, dans le même
contexte, à coordonner les deux significations des mots-
nombres : numéros et noms de nombres.

◗ Deux façons différentes de représenter


les nombres : les collections-témoins
et les signes linguistiques
En plus de parler les nombres à l’aide des décompositions,
une manière non linguistique (gestuelle ou graphique, par
exemple) d’exprimer l’idée de « quatre » est susceptible
14
Premiers pas vers les maths

d’aider l’enfant à comprendre ce mot, c’est l’usage de


collections-témoins.
Supposons qu’une personne sache qu’il y a 3 objets dans
un sac ou bien qu’elle vienne d’entendre une horloge sonner
3 fois ou bien encore qu’elle soit malade depuis 3 jours et
qu’elle doive communiquer ce nombre à quelqu’un sans uti-
liser un mot du langage (ni de façon orale, ni de façon
écrite). Cette personne peut évidemment utiliser un procédé
graphique qui consiste par exemple à tracer 3 traits sur une
feuille, ou encore un procédé sonore comme celui qui
consiste à taper 3 fois dans ses mains (elle peut aussi mon-
trer 3 doigts ; cette pratique sera longuement analysée plus
loin). Cette personne retrouve ainsi un procédé ancestral :
1) effectuer une correspondance terme à terme entre les
unités de la collection de départ (les objets qui sont dans le
sac) avec celles d’une autre collection : des traits tracés, des
cailloux prélevés dans un stock, des doigts levés… Et :
2) faire comprendre à l’interlocuteur que la « gran-
deur » de la collection de traits, de cailloux ou de doigts…
sert à représenter la « grandeur » de la collection de
départ. Du reste, on notera que le procédé où l’on taille des
traits sur un support (un os par exemple) est tellement
ancestral que le mot « taille » fonctionnne aujourd’hui
comme synonyme de « grandeur » quand on parle de la
« taille » d’une collection.
Lorsqu’une collection de
Une collection-témoin
traits tracés sur un support
sert à désigner un nombre, Le mot « témoin » qui figure dans cette
expression souligne la nature symbolique
on peut qualifier cette col-
du procédé : une collection de traits
lection de « collection- gravés sur la paroi d’une prison, par
témoin »4. exemple, « témoigne » d’un nombre de
Il est essentiel de noter jours d’emprisonnement ; une collection
de billes d’argile enfermées dans une jarre
que cette façon de symboliser
témoigne par sa « taille » d’un nombre de
les nombres constitue un brebis (procédé utilisé en Mésopotamie,
moyen de les communiquer, par exemple)...
aussi grands soient-ils.
Certes, si un troupeau de moutons contient plusieurs
milliers d’animaux, représenter ce nombre par une
15
4. Brissiaud (1989 ; 1992).
Chapitre 1

collection-témoin de traits ou de billes d’argile est évidem-


ment long et fastidieux. Cependant, même dans un tel cas,
il est possible, à partir d’une collection-témoin de traits, de
former par exemple une collection de colliers (un pour cha-
que bête) par correspondance terme à terme, tout en étant
sûr qu’il y aura exactement le même nombre de colliers que
de brebis. Il est également important de souligner combien
cette façon non linguistique5 de désigner les premiers nom-
bres est facile à comprendre pour les très jeunes enfants
comparativement aux désignations linguistiques des
mêmes nombres. Pour le montrer, supposons qu’un explora-
teur arrive sur une île et qu’il y découvre l’une ou l’autre de
ces inscriptions, gravées sur une pierre :

La première inscription est facile à comprendre : il s’agit


de bovidés, et les bâtons qui précèdent renvoient vraisem-
blablement au nombre de ces bovidés, symbolisé à l’aide
d’une collection-témoin. Cette façon de représenter un nom-
bre semble universellement intelligible : il est possible de la
comprendre, que l’on soit français, anglais, espagnol ou chi-
nois… En revanche, la signification de la seconde inscrip-
tion est beaucoup moins transparente : il s’agit toujours de
bovidés, mais que signifie l’espèce de fenêtre ornée de
rideaux qui précède ? Or, cette inscription désigne le même
nombre mais sous une forme linguistique : c’est le caractère
qui permet de noter le mot quatre en chinois. Ce n’est évi-
demment pas le fait que ce mot soit écrit plutôt que prononcé

5. En psychologie, ce mode de représentation non linguistique des nombres est qualifié


d’analogique (cf. Bresson, 1987), dans la mesure où une pluralité d’objets (des billes
16 d’argile ou des traits, par exemple) représente une autre pluralité. Dans le cas de l’usage
des mots, c’est un signe unique (un mot-nombre) qui porte cette même signification.
Premiers pas vers les maths

oralement qui le rend difficile à comprendre : aurait-il été


prononcé oralement en chinois, qu’il aurait été tout aussi
incompréhensible pour notre explorateur. Dans une langue
donnée, la désignation linguistique d’un nombre comme
quatre peut se faire en utilisant un mot-nombre oral,
comme : [fO:*] en anglais, une écriture alphabétique de ce
mot-nombre (FOUR), une écriture idéographique comme
,ou son écriture chiffrée (4) ; dans tous les cas, celui qui
est étranger à la langue ne peut pas comprendre ce que
signifie ce signe linguistique si le contexte ne l’aide pas (on
dit souvent des signes linguistiques qu’ils sont « non moti-
vés » ou « arbitraires »). Un jeune enfant, qui n’a pas encore
appris ces éléments de sa langue, est dans la même situa-
tion. En revanche, pour le jeune enfant qui entend le mot
« quatre » (ou four) dans le même temps qu’on lui montre
une collection-témoin correspondante, la signification de ce
mot est plus transparente et il y a bien plus de chances que
cet enfant le comprenne.
S’appuyer sur la représentation des petits nombres à
l’aide de collections-témoins est donc une réelle aide pour
faire comprendre aux jeunes enfants ce que sont ces pre-
miers nombres.
Mais il est évidemment rare, si cela a jamais existé,
qu’un enfant de 3 ans soit conduit à comprendre la signi-
fication d’une collection-témoin lorsque celle-ci est consti-
tuée de traits dessinés : les adultes privilégient longtemps
la communication orale et ils ne se déplacent générale-
ment pas avec les outils nécessaires pour utiliser ce genre
de symboles graphiques. Aussi, plutôt que de tracer des
traits, utilisent-ils un matériel qui est constamment à leur
disposition : leurs doigts. Face à une image qui représente
trois chats, par exemple, ils disent à l’enfant : « Tu vois, il
y a trois chats, comme ça, trois », tout en montrant le
pouce, l’index et le majeur, par exemple.
Cependant, comme nous allons le voir, cette pratique
pédagogique n’est pas toujours source de progrès chez les
enfants car toutes les manières d’utiliser les doigts ne se
valent pas.
17
Chapitre 1

◗ Les configurations de doigts ne sont pas


des collections-témoins comme les autres

Lorsqu’il s’agit d’exprimer la taille de petites collections,


l’usage des doigts présente bien des avantages :
– Leur disponibilité fait que 3 doigts peuvent, par
exemple, aussi bien désigner un nombre de baguettes chez
le boulanger, un nombre de personnes assises à une table,
qu’un nombre de coups d’une horloge qui vient de sonner
trois heures, etc. Or, c’est là une caractéristique essentielle
d’un système numérique que de permettre l’expression des
nombres indépendamment de la nature des unités de la
collection (baguettes, personnes…) ou de la séquence
(coups d’horloge…) qu’il s’agit de dénombrer.
– Celui qui tend 3 doigts ne se contente pas de les faire
voir ou de les voir lui-même, il les ressent aussi sur un
mode kinesthésique (sensation du corps et de ses mouve-
ments) et c’est évidemment à l’origine d’un ancrage corpo-
rel des premiers nombres.
– Les doigts sont naturellement structurés en deux
groupes de 5, ce qui permet l’utilisation de ce qu’on peut
appeler des « collections-témoins organisées6 » : 8 est
représenté de manière privilégiée sur les doigts par les
5 doigts d’une main et 3 doigts levés sur l’autre.
Dès avant 5, cette organisation peut jouer un rôle structu-
rant : 4 correspond à tous les doigts d’une main, sauf un.
Malheureusement, l’usage des doigts n’a pas que des
avantages : les collections-témoins de doigts sont, d’un cer-
tain point de vue, plus difficiles à comprendre que celles
qui utilisent des traits. L’origine de cette difficulté est évi-
dente : alors que dans une collection-témoin de signes gra-
phiques, chacun d’eux apparaît identique aux autres, ce
n’est pas le cas des différents doigts : l’ensemble formé par
le pouce, l’index et le majeur est moins facilement traité
comme un doigt, un autre et encore un autre.

18
6. Brissiaud (1989).
Premiers pas vers les maths

Cette image est le symbole Cette image risque d’être reconnue comme
de « un, un et encore un ». le pouce, l’index et le majeur
plutôt que comme le symbole
de « un, un et encore un ».

Un exemple d’usage des doigts qui n’est pas celui d’une collection-témoin

Il est fréquent que lorsqu’on demande son âge à un jeune enfant, il lève
simultanément le pouce, l’index et le majeur en disant : « J’ai trois ans,
comme ça. » Mais le même enfant à qui l’on montre trois autres doigts
(l’index, le majeur et l’annulaire, par exemple) se révèle souvent incapable
de dire combien il y en a. Comment expliquer un tel comportement ? C’est
d’autant plus surprenant que, de manière générale, les tâches de production
(produire une collection de 3 doigts) sont moins bien réussies que les tâches
de reconnaissance (reconnaître une collection de 3 doigts). Dans ce cas, c’est
souvent le contraire qu’on observe !
L’explication est simple. Le jour de son anniversaire, les parents de cet enfant
lui ont dit qu’il avait trois ans et ils ont vraisemblablement essayé de lui
expliquer ce que signifie « avoir trois ans ». Mais comment faire ? Comment
expliquer à un enfant de cet âge ce qu’est « un an » ? Pour expliquer ce que
sont « trois assiettes », par exemple, le plus simple est évidemment d’entamer
un dialogue avec l’enfant en présence de trois assiettes. Mais c’est impossible
avec l’unité « an ». En désespoir de cause, certains parents montrent trois
doigts à leur enfant en lui disant : « Tu as trois ans ; comme ça », et c’est
évidemment ce geste que l’enfant reproduit par la suite alors qu’il n’en com-
prend pas la signification.
La plupart du temps, donc, l’enfant qui montre 3 doigts, toujours les mêmes,
en disant qu’il a trois ans, n’a certes pas compris la notion d’âge, mais n’a pas
compris non plus le nombre 3. Il ne fait qu’associer un geste à une expression
(« j’ai trois ans »). Son usage du mot « trois » est trompeur. Certains
pédagogues pourraient penser que sa réflexion sur les nombres est bien
plus avancée qu’elle ne l’est en réalité.

En effet, chaque doigt a sa morphologie propre (le


pouce, par exemple, est à la fois plus gros et plus petit que
l’index et le majeur) et le risque est grand que l’enfant
associe le mot « trois » à l’image des trois doigts qu’on lui
montre (voir encadré). C’est le cas par exemple lorsqu’un
19
Chapitre 1

enfant pense que, pour montrer trois, il faut nécessaire-


ment que le pouce soit l’un des doigts levés. Face à une col-
lection de doigts formée de l’index, du majeur et de l’annu-
laire, cet enfant peut refuser de considérer qu’il s’agit d’un
symbole pour le nombre trois parce qu’il n’y a pas le pouce !
Il ne considère alors pas les doigts indépendamment de
leurs propriétés qualitatives. Les divers doigts d’une
« authentique collection-témoin » doivent ainsi être consi-
dérés comme substituables entre eux. Une « authentique
collection-témoin » de doigts témoigne du nombre par sa
taille, via la correspondance terme à terme, et non par sa
configuration (voir encadré).

◗ Favoriser l’usage d’authentiques collections-témoins


de doigts
Dans la suite de ce livre, nous présenterons deux moyens
pédagogiques permettant aux enseignants d’éviter que
leurs élèves s’enferment dans l’usage de configurations de
doigts qui seraient seulement des images et non d’authen-
tiques collections-témoins :
– Le premier consiste à utiliser des collections-témoins
de doigts variées. Pour trois, par exemple, tantôt l’index, le
majeur et l’annulaire ; tantôt le petit doigt, l’annulaire et
le majeur ; tantôt le pouce, l’index et le majeur.
– Le second consiste à ce qu’ils décrivent verbalement
la construction des collections-témoins de doigts à l’aide de
décompositions du type : un, un, un… et à théâtraliser le
fait qu’ils ont pour projet de totaliser ces divers « uns ».
Dès le prochain chapitre, nous allons voir en effet qu’un
moment privilégié pour que les enfants comprennent ce
que sont les nombres est celui où l’adulte construit
devant l’enfant une collection-témoin de doigts.

20
Premiers pas vers les maths

Dénombrer en construisant
une collection-témoin :
pourquoi et comment ?
récisons d’abord ce que signifie « dénombrer ». Le mot
p « dénombrement » est formé à partir de « nombre », et
nous appellerons donc ici « dénombrement » tout procédé
(les psychologues disent toute « procédure ») permettant
d’accéder au nombre, dont la construction d’une collection-
témoin de doigts et le comptage.
L’objet de ce chapitre sera, dans un premier temps, de
comparer ces deux formes de dénombrement en nous inté-
ressant plus particulièrement aux cas où la construction
d’une collection-témoin de doigts est décrite verbalement à
l’aide d’une décomposition en unités simples : un, un, un…
Dans un second temps, nous essaierons de comprendre
pourquoi un grand nombre de pédagogues ont décidé d’en-
seigner à nouveau le comptage dès la petite section de l’école
maternelle, malgré les dangers que comporte ce choix.

◗ Trois conditions pour dénombrer :


créer mentalement les unités,
les énumérer et les totaliser
De manière générale, pour comparer des objets, des actions
ou des idées, il est nécessaire de savoir ce qui leur est com-
mun, par-delà leur diversité. Par exemple, pour comparer
l’aile d’un oiseau, la patte avant d’un quadrupède et le bras
d’un être humain, il est nécessaire de savoir que l’on com-
pare trois formes différentes d’un « membre antérieur ».
21
Chapitre 2

De même, pour comparer la procédure de construction


d’une collection-témoin par correspondance terme à terme
(un, un…) et le comptage, il est utile de savoir que, quelle
que soit la manière dont on cherche à dénombrer une col-
lection, la réussite de ce dénombrement nécessite de :
a) Créer mentalement les unités numériques, c’est-
à-dire considérer comme « uns » des entités qui n’apparais-
sent pas nécessairement comme identiques d’un point de
vue perceptif. S’il s’agit de dire combien il y a d’animaux sur
une image, par exemple, un enfant de petite section ne
considérera vraisemblablement pas un ver de terre comme
un animal, parce qu’il est trop petit, parce qu’il n’a pas de
tête bien différenciée… Savoir ce qu’est le « un » dans un
dénombrement est loin d’aller toujours de soi chez des
enfants qui sont en train de construire les concepts corres-
pondant aux entités qu’on leur demande de dénombrer.
b) Prendre en compte toutes ces unités, sans répétition
ni oubli d’unités : cela s’appelle énumérer les unités. C’est
plus ou moins difficile selon divers facteurs tels que la dis-
position des entités à dénombrer. Des arbres qui sont ali-
gnés, par exemple, sont plus faciles à énumérer que s’ils
étaient disposés de façon naturelle dans une forêt, car il suf-
fit de parcourir l’alignement pour être certain de procéder
sans oubli ni répétition. Par ailleurs, il est important de
noter que le fait qu’il faille prendre en considération toutes
les unités d’une collection ne signifie pas nécessairement
que cette prise en compte se fait unité par unité. Lorsqu’on
dénombre les invités à une soirée par couples de la façon
suivante : « les Dupont (2 doigts sont levés), les Faouzi
(2 autres doigts sont levés), les Gonçalvès (2 autres)… »,
l’énumération se fait par paires, par exemple.
c) Totaliser ces unités numériques, c’est-à-dire expri-
mer, d’une façon ou d’une autre, combien il y en a en tout.
Ces trois conditions ne sont pas indépendantes : pour
énumérer et totaliser des unités, il faut évidemment les
avoir créées mentalement. Il est cependant important de
noter que l’idée de totalisation est différente de celle
d’énumération, car on peut énumérer des unités sans les
22
Premiers pas vers les maths

totaliser. C’est le cas lorsqu’on demande à un enfant qui


est face à une collection de jetons rouges, bleus et verts,
de montrer tous ceux qui sont rouges. Pour réussir, il suf-
fit à l’enfant d’énumérer la collection des jetons rouges en
les montrant tous ou en les déplaçant vers l’adulte, par
exemple. L’enfant n’a pas besoin de dire combien il y a de
jetons rouges. Dans certaines tâches, l’énumération
suffit ; la totalisation et, donc, l’accès au nombre sont
superflus. La totalisation est une étape supplémentaire
par rapport à l’énumération.

◗ Mieux que le comptage, les collections-


témoins permettent la création mentale
d’unités et leur totalisation

Dans le schéma ci-après, deux façons de dénombrer une


collection de quatre livres sont présentées :
– la construction d’une collection-témoin de doigts par
correspondance terme à terme tout en adoptant le mode
d’expression verbal qui est celui de la décomposition en
unités simples ;
– le comptage.
Imaginons qu’un enfant de petite section voie un
adulte dénombrer une collection de chacune de ces deux
manières et essayons, dans chaque cas, d’analyser ce qu’il
peut comprendre à partir de ce qu’il observe et entend.
La question qu’il s’agit de trancher est évidemment la
suivante : dans quel cas l’enfant comprend-il le mieux
que l’adulte est engagé dans un processus de dénombre-
ment, c’est-à-dire dans un processus visant à accéder au
nombre ? Comme il s’agit d’une petite collection de livres,
la prise en compte de tous les livres n’est guère problé-
matique et nous commencerons notre comparaison du
point de vue de la création mentale des unités et de leur
totalisation.

23
Chapitre 2

Deux façons de dénombrer une collection de livres


CONSTRUCTION D’UNE COLLECTION-TÉMOIN DE DOIGTS
DÉCRITE VERBALEMENT PAR UNE DÉCOMPOSITION :

Un, un, un, et un… Quatre.

LE COMPTAGE :

Un, deux, trois, quatre… Quatre.

Lorsque la construction d’une collection-témoin de


doigts s’accompagne du mode d’expression verbal qui est
celui de la décomposition en unités (un, un…), chaque nou-
velle prononciation de « un » renvoie de manière explicite
à la prise en compte d’un nouveau livre. Mais ce même mot
« un » renvoie également au nouveau doigt levé et, dans le
même temps, l’enfant voit la collection de doigts
s’agrandir.
Lorsqu’on compare cette façon de faire à celle qui est uti-
lisée par la mère de Stephan (dialogue à propos des camé-
ras rapporté p. 13), il apparaît que la présence simultanée
de la collection de doigts qui grandit est un indice supplé-
mentaire important permettant à l’enfant de comprendre
que l’adulte s’est engagé dans le projet de totaliser les uni-
tés : il est en train d’en construire le nombre. Et, finalement,
lorsque l’adulte prononce pour la première fois un mot
24
Premiers pas vers les maths

différent de « un », à savoir le mot « quatre », l’enfant a la


possibilité de comprendre que ce mot renvoie à ce qu’ex-
prime la collection-témoin de doigts, c’est-à-dire le nombre.
En revanche, le comptage est une pratique obscure
pour deux raisons au moins :
1) Alors qu’il convient d’aider l’enfant à comprendre
que chaque livre est une unité, c’est-à-dire « un », l’adulte
prononce un mot différent pour chaque livre ! Pourquoi
l’enfant ne penserait-il pas que l’usage de mots différents
s’explique du fait qu’un livre parle d’un buffle, un autre de
loups, un autre d’un ours et le dernier d’un crocodile ? Ou
encore du fait que les livres n’ont pas le même format ?
Prononcer un mot différent pour chaque objet n’aide guère
l’enfant à accéder à l’idée que le nombre est une totalité
d’unités qui sont considérées comme équivalentes, comme
ayant toutes la même valeur : « un ».
2) Rien dans le comptage ne renvoie à l’idée de l’ajout
successif d’unités ou de leur totalisation : ni au niveau des
gestes exécutés, ni à celui des mots prononcés. Insistons
sur ce dernier point : comment l’enfant pourrait-il com-
prendre que le mot « trois », par exemple, que l’adulte pro-
nonce en pointant un livre et un seul désigne aussi le
nombre de tous les livres déjà pris en compte ? Il faut bien
admettre que le comptage ne rend guère cela explicite !
Qu’il s’agisse de favoriser la création mentale d’unités
ou la totalisation de ces unités, l’usage du comptage n’y
aide guère ! Décrire la formation d’une collection-témoin à
l’aide d’une décomposition (un, un…) est bien préférable.
François Bresson (1987), dans le même temps qu’il ana-
lyse les différentes formes de représentation des nombres
(les signes linguistiques et les représentations analogiques
que nous avons appelées des collections-témoins), insiste
sur le fait qu’« il ne peut y avoir de représentation que par
les conduites qui les établissent et les font fonctionner ».
Entre l’enfant qui construit des collections-témoins et qui
parle les nombres en les décomposant pour rendre compte
de l’ajout d’unités et celui qui est seulement impliqué dans
une sorte de numérotage des différentes unités d’une
25
Chapitre 2

collection, on peut s’attendre à observer des différences de


compréhension des nombres. Des travaux comme ceux de
Schaeffer et de ses collègues (les enfants comptent mais ne
savent pas répondre à la question « Combien… ? ») mon-
trent que c’est effectivement le cas.

Il faut distinguer le fait de « concevoir un nombre »


et celui de « savoir le dénommer »

Pour apprécier combien la construction d’une collection-témoin permet mieux


que le comptage de comprendre les premiers nombres, il convient de bien
distinguer la « conception des nombres » de leur « dénomination ». En effet,
lorsqu’un pédagogue choisit de privilégier la procédure de construction
d’une collection-témoin, il est évident que les enfants ne mémoriseront
pas d’emblée le nom des nombres. Il faut s’attendre à ce que, transitoirement,
ils montrent trois doigts, par exemple, et interrogent l’adulte : « C’est combien
un, un et un ? » Comme ces enfants disposent d’un moyen d’exprimer
les nombres (les collections-témoins) et même de les décrire verbalement
(une suite de « uns »), il est clair que l’appropriation du nom de nombre qui,
à lui seul, résume cette suite de « uns » leur apparaît moins urgente. Mais
il est important que les professeurs d’école sachent que l’enfant qui a un tel
comportement a déjà appris l’essentiel : il conçoit l’idée du nombre trois ; seul
lui manque le nom de ce nombre mais ce ne sera pas le plus difficile à acquérir.

◗ L’énumération se fait presque à l’identique


dans le cas des collections-témoins
et dans celui du comptage

Énumérer les unités, avons-nous dit, c’est les prendre en


considération toutes, sans répétition ni oubli. Comme
l’énumération ne devient problématique que lorsque la
taille de la collection augmente, intéressons-nous à cet
aspect du dénombrement dans des cas de collections ayant
plus de 5 ou 6 unités.

◗ L’énumération dans le cas de la construction


d’une collection-témoin
Donnons un exemple d’une énumération s’effectuant ainsi :
J. est un enfant de 3 ans 7 mois1 et, pour savoir combien il a
de jouets d’une série de figurines de la collection les Maîtres
26
1. Brissiaud (1991).
Premiers pas vers les maths

de l’Univers, il lève le pouce en disant « Musclor », l’index en


disant « Squelettor », le majeur en disant « Puantor » et il
continue ainsi avec ses autres figurines. Lorsqu’il a fini de
mettre chacune d’elle en correspondance terme à terme avec
un doigt, il a levé tous ses doigts jusqu’à l’index de la seconde
main. Ayant ainsi dénombré ses jouets sur ses doigts, il
s’adresse à l’adulte en lui montrant la collection-témoin qu’il
vient de former et lui demande : « C’est combien, comme
ça ? » pour que l’adulte lui dise le nom du nombre. On remar-
quera que cet enfant n’a pas compté sur ses doigts ; à aucun
moment, il ne les a numérotés ; il a construit une collection-
témoin de doigts par correspondance terme à terme.
Dès que la taille d’une collection dépasse 3, il faut être
attentif à bien énumérer toutes les unités. Dans le cas pré-
cédent, J. s’aide de l’énonciation des noms des personnages
pour les prendre tous en compte, mais l’énumération peut
reposer sur d’autres stratégies. L’enfant aurait pu, par
exemple, aligner ses jouets de sorte qu’au moment où il pre-
nait en considération l’un d’eux, il savait que tous ceux qui
le précédaient dans la file avaient déjà été pris en considé-
ration. Il aurait pu aussi former deux groupes de figurines :
celui des figurines qu’il avait déjà mises en correspondance
avec un doigt et l’amas de celles qui n’avaient pas encore
été prises en considération, au sein duquel il allait devoir
puiser. Lorsqu’il s’agit d’énumérer des unités dessinées sur
une feuille (des fleurs dessinées, par exemple), une straté-
gie fréquente consiste à faire une marque, une croix par
exemple, sur celles qui ont déjà été prises en compte : toute
unité qui n’est pas marquée reste à prendre en considéra-
tion. Les stratégies d’énumération sont donc diverses.

◗ L’énumération dans le cas du comptage


Nous avons vu que, lorsqu’on enseigne précocement le
comptage, la plupart des enfants font fonctionner les mots-
nombres comme des numéros et que cela ne les aide ni à
la création mentale d’unités, ni à leur totalisation. Qu’en
est-il pour l’énumération ? Le comptage favorise-t-il cette
condition de l’accès au nombre ?
27
Chapitre 2

Il apparaît clairement que toutes les stratégies d’énu-


mération des unités qui valent pour la construction d’une
collection-témoin valent également pour le comptage : qu’il
s’agisse d’organiser les unités en une file, de former le
groupe de celles qui ont déjà été prises en compte ou de les
marquer par un signe graphique, on observe que les
enfants utilisent ces stratégies d’énumération lorsqu’ils
comptent et, lorsque ce n’est pas le cas, il n’est pas difficile
de les leur enseigner.
Même la stratégie qui consiste à dire le nom de chacune
des figurines a son pendant dans le comptage : chaque
unité se voit en effet attribuer un numéro qui fonctionne
comme une sorte de « nom propre provisoire » : le un, le
deux, le trois… Et dans ce cas, cette stratégie est toujours
disponible, même lorsque les unités sont toutes identiques
et dépourvues de « nom propre »2. Ce numéro peut même
être écrit à proximité de l’objet correspondant, comme sur
les dossards des participants à une course. Le comptage est
donc un bon outil culturel lorsqu’il s’agit d’énumérer les
unités d’une collection.
Malheureusement, nous avons vu au chapitre 1 et au
début de celui-ci que le comptage n’aide pas à la totalisa-
tion de ces unités. Les résultats de recherches comme celle
de Schaeffer et de ses collègues montrent que, longtemps,
les jeunes enfants ne font qu’énumérer les unités sans les
totaliser. Lorsqu’un adulte compte une collection d’objets,
c’est évidemment dans le but d’exprimer combien il y a
d’unités en tout. L’enfant qui compte en se contentant
d’énumérer les unités et de les numéroter ne possède pas
ce but, il ne sait pas à quoi sert cette énumération.
Stanislas Dehaene3 exprime le même constat : « Si l’enfant
connaît très tôt le comment du comptage, il semble en
ignorer initialement le pourquoi. »
On peut évidemment s’interroger sur la stratégie
éducative qui consiste à enseigner aux enfants un compor-
tement dont ils ne comprennent pas la finalité. C’est

2. Le « comptage-numérotage » (Brissiaud, 1989) permet en effet de leur en fournir


28 un, de façon provisoire, sous la forme d’un numéro.
3. Dehaene (1997), p. 136.
Premiers pas vers les maths

d’ailleurs le rejet d’une telle stratégie qui explique que,


pendant près de 20 ans (entre 1970 et 1990 environ),
le comptage ait été banni des écoles maternelles françai-
ses parce qu’il était assimilé, non sans raisons, à une forme
de « dressage ». Comment expliquer qu’aujourd’hui un
grand nombre de pédagogues enseignent à nouveau le
comptage dès la petite section de maternelle ? Et pourquoi
leurs élèves comptent-ils si volontiers ?

◗ L’enseignement précoce du comptage crée


un « effet Canada Dry »

En fait, comme le comptage met en relief l’énumération, il


est probable qu’un enfant auquel on a enseigné précoce-
ment le comptage considère la question « Combien… ? »
comme une demande d’énumération qui s’accompagne
d’une demande de numérotation (« Montre-moi tous les…
en les numérotant. »). Du point de vue d’un tel enfant qui
vient de finir de compter des
objets, son « comptage- La « règle » du dernier mot prononcé
numérotage » lui a permis
Même lorsqu’un enfant répète le dernier
de répondre à la demande de mot d’un comptage (« un, deux, trois,
l’adulte : il a montré toutes quatre, quatre »), on n’a aucune assurance
les unités et il les a numéro- que ce dernier mot représente le nombre.
En effet, Karen Fuson (1988) a montré que
tées. Et du point de vue de
certains enfants ajoutent cette règle du
l’adulte… l’enfant a eu le « bien compter » à toutes les autres (dire
comportement attendu. les mots-nombres dans l’ordre…). Ils créent
Lorsqu’il compte, un une nouvelle règle : « Après avoir attribué
un numéro à chaque objet, il faut répéter
enfant qui se contente de
le dernier numéro. » À force d’exercice,
numéroter les unités de la certains enfants maîtrisent tellement
collection a en effet, en sur- bien le « comment compter » que leur
face, le même comportement comportement est en tout point identique
à celui des enfants qui savent « pourquoi
qu’un autre qui, lui, sait tota-
compter ». Ils répètent même le dernier
liser ces unités (voir enca- mot-nombre de leur comptage !
dré). Les enseignants des éco-
les maternelles ne risquent-ils pas d’évaluer à l’identique les
uns et les autres, ceux qui accèdent aux nombres et ceux qui
29
Chapitre 2

n’y accèdent pas ? Et ne serait-ce donc pas parce qu’ils attri-


buent à leurs élèves plus de compétences qu’ils n’en ont réel-
lement que certains professeurs d’école, en maternelle,
enseignent si précocement et si volontiers le comptage à
leurs élèves ?
On connaît la publicité pour ce soda dont la marque est
« Canada Dry » : « Il ressemble à de l’alcool, il a la couleur
de l’alcool, il a le goût de l’alcool, mais… ce n’est pas de l’al-
cool. » Les professeurs d’école risquent d’être victimes d’un
« effet Canada Dry » : certains de leurs élèves comptent les
objets d’une collection comme un adulte (un, deux, trois,
quatre), ils répètent le dernier mot comme un adulte (qua-
tre) mais, pour eux, contrairement à un adulte, ce mot ne
désigne pas un nombre.
Une question se pose concernant les enfants qui sui-
vent un chemin vers le nombre où le comptage leur est
enseigné précocement : comment ces enfants accèdent-ils
à la totalisation des unités ? Cette question concerne l’im-
mense majorité des enfants aux États-Unis : dans ce pays,
la plupart des parents semblent vouloir que leurs enfants
apprennent à compter dès qu’ils savent parler. Comment
font-ils pour comprendre les premiers nombres ? C’est la
même question qui se pose avec les enfants de l’école
maternelle française lorsqu’on leur enseigne le comptage
dès la petite section. Comment font-ils pour comprendre
les premiers nombres ? Le prochain chapitre vise à répon-
dre à cette question.

30
Premiers pas vers les maths

Une faiblesse épistémologique qui a une explication historique


De nombreux pédagogues et même de nombreux chercheurs en psychologie
utilisent les mots « comptage » et « dénombrement » comme synonymes.
Ils n’éprouvent pas le besoin de distinguer le comptage et le dénombrement
parce qu’ils ne parlent jamais de « collections-témoins » : on n’a évidemment
pas besoin d’un nom collectif (« dénombrement ») lorsqu’on n’envisage pas
le collectif correspondant (le comptage et la construction de collections-
témoins). En fait, comme dans les pays anglophones l’enseignement du
comptage est très précoce, peu de recherches relatent l’existence d’enfants
qui, comme J., construisent des collections-témoins de doigts et accèdent
ainsi à l’idée d’un nombre donné, sept, par exemple, avant de connaître
le mot « sept ». Et pourtant, les nombres sont des idées et cela n’a rien
d’exceptionnel d’accéder à une idée avant de savoir la désigner verbalement.
Par ailleurs, l’étude des apprentissages numériques chez les enfants sourds-
profonds de naissance, qui n’accèdent jamais au langage oral de manière
précoce, montre que certains d’entre eux comprennent bien mieux les premiers
nombres que leur faible connaissance de la suite verbale ne le laisserait
supposer (Leybaert & Van Cutsem, 2002). Cela conduit évidemment à
s’intéresser à d’autres modes de symbolisation des nombres que les noms
de nombres.
En fait, la situation actuelle de la recherche en psychologie résulte d’un
phénomène de réaction de sa branche anglo-saxonne (qui est la plus
nombreuse, et de loin !) vis-à-vis de l’œuvre du grand psychologue genevois,
Jean Piaget. Celui-ci, en effet, sous-estimait le rôle du facteur langagier dans
le progrès vers la compréhension des nombres. En réaction, de nombreux
psychologues sous-estiment aujourd’hui le rôle des représentations
non linguistiques des nombres que sont les collections-témoins. Il est
pourtant clair que celles-ci, lorsqu’elles symbolisent des ajouts successifs
d’unités (un, un…), peuvent jouer un rôle crucial dans le progrès.

31
Chapitre 3

Enseigner le comptage
d’objets en PS : un choix
pédagogique dangereux
e comptage, parce qu’il met seulement en relief l’énumé-
l ration, permet mal de comprendre que pour dénombrer
une collection, il faut en totaliser les unités. Comment les
enfants qui apprennent précocement à compter accèdent-
ils à cette idée de totalisation et, donc, de nombre ? Seront-
ils tous en retard dans leur compréhension des premiers
nombres ? Ceux qui progressent le moins vite combleront-
ils finalement ce retard ? Toutes ces questions vont être
abordées dans ce nouveau chapitre.
En réponse à la première question, nous verrons que les
toutes petites collections, celles dont la taille ne dépasse pas
trois, constituent un domaine privilégié pour que les enfants
accèdent à l’idée de totalisation. Et ceci grâce à un phénomène
connu sous le nom de subitizing. Dans ce petit domaine, les
enfants ont la possibilité de raisonner différemment. Il n’est
pas exagéré de parler des 3 premiers nombres… et des autres1.
Le subitizing est un phénomène plus complexe qu’on ne
le pense généralement. Le mot anglais subitizing contient le
radical « subit » qui signifie « instantané ». Le traitement
numérique des collections ne contenant pas plus de trois
unités a effectivement quelque chose d’instantané, mais
beaucoup de gens se trompent sur la nature de ce qui est ins-
tantané. Nous verrons que la clé de la compréhension de ce
phénomène est la distinction, introduite dans le chapitre pré-
cédent (p. 22) entre l’énumération et la totalisation.
Le lecteur pourra avoir l’impression que, dans ce chapitre,
nous consacrons beaucoup de place au dénombrement des
toutes petites collections, jusqu’à 3, mais il y a de bonnes rai-
32
1. Fischer (1992).
Premiers pas vers les maths

sons de penser que c’est dans ce petit domaine numérique que


se joue, en PS et au début de MS, l’avenir des compétences en
calcul de nombreux enfants. De même, le lecteur pourra être
étonné que nous y comparions les conditions d’apprentissage
des enfants anglophones à celles des enfants francophones
mais il faut savoir que « le retour » du comptage dans les éco-
les maternelles françaises trouve son origine, pour l’essentiel,
dans les travaux d’une psychologue, Rochel Gelman, qui a
étudié le progrès chez des enfants vivant aux États-Unis. La
question se pose donc de savoir si la compréhension précoce
du comptage qu’elle croit observer chez les enfants anglopho-
nes se retrouve chez des enfants francophones. En effet, la
manière dont les très jeunes enfants apprennent varie avec
la langue d’apprentissage, et s’inspirer de recherches réali-
sées avec des enfants anglophones pour faire des recomman-
dations pédagogiques concernant des enfants francophones
n’est pas nécessairement pertinent.
Le subitizing joue un rôle crucial dans l’accès à l’idée
de totalisation et de nombre, quel que soit le chemin vers
le nombre : décompositions ou utilisation précoce du comp-
tage. Cependant, il est plus facile de comprendre ce qu’est
le subitizing lorsqu’on examine ses effets dans le contexte
de l’usage des décompositions. C’est pourquoi nous allons
d’abord nous intéresser à ce phénomène dans ce contexte
avant de montrer que, dans celui du comptage, il permet à
de nombreux enfants de surmonter l’obstacle résultant de
l’enseignement d’un « comptage-numérotage ».

◗ Le subitizing et les décompositions


La construction d’une collection-témoin de doigts s’effectue
différemment lorsque le nombre concerné est très petit
(jusqu’à 3) et lorsqu’il est plus grand que 3 (comme dans le
cas de J. décrit au chapitre précédent). Ainsi, dans une
étude ancienne, Descœudres (1921) a étudié la capacité des
enfants à montrer autant de doigts qu’il y a d’objets dans
une collection donnée. Elle fait une description détaillée du
comportement d’un enfant à la suite de cette épreuve : 33
Chapitre 3

Un jour, j’avais commencé la série des tests de calcul avec un


petit garçon intelligent, de quatre ans quatre mois ; le lendemain,
il vint chez moi pour les terminer ; entre-temps, pour éviter la fati-
gue, il jouait avec des plots. Spontanément, il se mit à employer
le procédé des doigts pour dénombrer ses plots ; comme lan-
gage, il ne possédait que les noms des deux premiers nombres.
G. a trois plots devant lui et raconte, en montrant trois doigts :
« Ça c’est plus que deux, c’est comme ça… »

À son âge, G. ne connaît pas encore le mot trois2, mais


il importe de remarquer qu’il met spontanément en œuvre
une stratégie de décomposition où le nombre trois est
décrit sous la forme « deux et un ». Ayant 3 objets sous les
yeux, il dit en effet : « C’est plus que deux. » Il reconnaît
donc deux dans la totalité des plots : il « reconnaît 2 dans
3 ». L’enfant exprime ensuite le nombre total : il dit « c’est
comme ça » en montrant trois doigts. Ce faisant, il a levé
un doigt de plus que s’il avait montré deux, il a donc
exprimé trois à l’aide de la décomposition « deux et un ».

◗ Le subitizing, c’est la capacité d’énumération


immédiate des unités jusqu’à 3
L’exemple de G. montre que, lorsque des collections sont
formées de 2 ou 3 éléments, pour dénombrer par décompo-
sition, il n’y a plus besoin d’être attentif à bien énumérer
l’une après l’autre les unités de la collection comme le fai-
sait J. avec sa collection de 7 figurines. Jusqu’à 3 éléments,
en effet, l’énumération mentale se fait simultanément et
automatiquement : c’est une conséquence du subitizing où
le radical « subit » indique l’immédiateté de l’énumération
des unités.
Ainsi, l’être humain est capable de prendre en considé-
ration simultanément, c’est-à-dire dans un seul « focus de
l’attention » 2 ou 3 entités3 mais pas au-delà. Et il le fait
2. Cette étude est ancienne et on peut penser que ce petit garçon « intelligent » n’avait
eu que peu d’occasions de dialoguer avec autrui à propos de nombres.
3. Il faut de plus que les entités soient bien individualisées : trois entités imbriquées
l’une dans l’autre comme des cercles concentriques, par exemple, ne peuvent pas être
« subitizées » (Trick et Pylyshyn, 1994).
34
Premiers pas vers les maths

de manière automatique, sans s’en rendre compte. À par-


tir de 4 entités, en revanche, deux focalisations de l’atten-
tion au moins sont nécessaires pour les prendre toutes en
considération. Pour dialoguer concernant les nombres avec
les très jeunes enfants, on comprend que le domaine des
trois premiers nombres soit un domaine privilégié, l’énu-
mération n’y étant pas problématique.

◗ Dans le cas de l’usage des décompositions,


le subitizing facilite la construction du système
des trois premiers nombres
G. n’est pas obligé d’énumérer les unités de manière
séquentielle, l’une après l’autre, et il est capable de décom-
poser directement trois en « deux et un ». Cela signifie que
cet enfant conçoit trois comme résultat de l’ajout de « un,
un et encore un » et de « deux et encore un ». Il conçoit trois
comme résultant de la possibilité de totaliser les unités de
deux façons différentes. On peut dire d’un tel enfant qu’il
a construit le système des trois premiers nombres. Il s’agit
d’un « petit » système numérique (un, deux et trois), mais
d’un authentique système au sens où chacun des nombres
deux et trois peut être défini à partir de ceux qui le précè-
dent de toutes les façons possibles (« deux, c’est un et
encore un », « trois, c’est un, un et encore un, c’est aussi
deux et encore un »). Lorsque les pédagogues utilisent des
décompositions pour enseigner les premiers nombres, le
phénomène du subitizing a donc comme conséquence de
permettre aux enfants de construire assez facilement le
système des trois premiers nombres.

◗ ne
Les trois premiers nombres
se « voient » pas
Avant d’examiner les effets du subitizing dans le cas d’un
enseignement précoce du comptage, il est indispensable
d’insister sur le fait que le subitizing correspond seule-
ment à une énumération automatique et qu’il ne conduit
35
Chapitre 3

pas d’emblée les enfants à


Les nombres 1, 2 et 3 ne se « voient » pas concevoir les trois pre-
Considérons des entités qui, elles, se
miers nombres. En effet,
distinguent facilement de manière perceptive dans de nombreux ouvra-
(une poule et un canard, par exemple). ges pédagogiques, on parle
Certains enfants savent montrer l’image du subitizing comme de la
d’une poule avant celle d’un canard et
d’autres enfants celle d’un canard avant celle
possibilité de « voir » ou
d’une poule. On n’observe jamais d’enfants « reconnaître perceptive-
qui savent donner 3 jetons avant de savoir ment » les nombres
donner 2 jetons ou qui savent donner 2 jetons jusqu’à 3. C’est une
avant de savoir donner 1 jeton.
De plus, entre le moment où les enfants
conception erronée de ce
réussissent la tâche où on leur demande de phénomène. Une preuve
donner un jeton et celui où on leur demande expérimentale qui inva-
de donner deux jetons, il s’écoule entre 6 et lide l’hypothèse que les
9 mois*. La réussite à la tâche « Donne-moi
trois jetons » ne s’observe que plusieurs mois
premiers nombres pour-
encore après. Si les nombres un, deux et trois raient « se voir » ou se
se « voyaient » ou se « percevaient », on « percevoir » est présentée
n’observerait pas un tel ordre systématique dans l’encadré ci-contre.
pour la réussite à ces tâches, ni de tels
écarts entre les moments où ces réussites
s’observent (ils ne s’observent pas concernant Les petits nombres ne
les poules et les canards !). se « voient » pas ; il faut
* Ces résultats sont obtenus par Wynn (1992) nécessairement les conce-
avec des enfants anglophones. Les écarts observés
dépendent vraisemblablement de la langue et,
voir. Grâce au subitizing,
assurément, des pratiques pédagogiques. les enfants ont la possibi-
lité d’énumérer sans effort
les unités d’une collection jusqu’à trois. Mais, pour accéder
au nombre correspondant, il faut encore créer le symbole
(collection-témoin ou nom de nombre ou les deux) qui
représente la totalité des unités énumérées, et qui puisse
ainsi exprimer la taille de la collection considérée. Sans un
tel symbole en effet, il n’y a pas de conscience possible de
la totalité et, par là même, du nombre. On peut dire cela
autrement : même dans le cas du subitizing, énumération
et totalisation ne se confondent pas. Pour accéder à la tota-
lisation, même dans le cas de ces petites collections, une
étape supplémentaire est nécessaire, qui correspond à la
création d’un symbole4 (voir aussi chapitre 6, pp. 81-83).

36
4. Carey (2004).
Premiers pas vers les maths

◗ Le subitizing et le comptage

En cas d’enseignement précoce du comptage, l’énumération


automatique des unités rendue possible par le subitizing
aide également de manière importante à l’accès aux trois
premiers nombres. Cependant, dans ce cas, elle ne l’assure
pas. En effet, pour qu’un enfant profite du subitizing dans
le contexte du comptage, un prérequis doit être réalisé :
bien que l’enfant ne sache pas encore quelle est, parmi tou-
tes les pluralités, celle que le mot « trois » désigne exacte-
ment (du point de vue de l’enfant, le mot « trois » désigne
« plus que un » ou « beaucoup », mais il pourrait très bien
désigner ce que nous appelons cinq, six, huit, etc.), il faut
qu’il sache que ce mot « trois » désigne l’une ces pluralités
(et ne soit pas seulement un numéro pour un objet unique).

◗ Un prérequis langagier pour pouvoir profiter


du subitizing dans le contexte du comptage
Les enfants ont la possibilité d’apprendre que le mot « trois »
désigne une pluralité lorsqu’ils construisent la signification
de phrases telles que « Regarde les chats », « Regarde les
trois chats », « Regarde les cinq chats », « Regarde les huit
chats »… en opposant ce qu’ils perçoivent alors à ce qu’ils
perçoivent lorsqu’ils entendent : « Regarde le chat »5. Grâce
à l’opposition entre « les » et « le », les enfants ont la possi-
bilité de distinguer les pluralités et les objets singuliers. Les
petits nombres ne se « voient » pas, mais l’opposition entre
pluralités et objets singuliers, elle, se perçoit. Cela permet
aux enfants d’accéder à l’idée de pluralité représentée par
les mots « trois », « cinq », « huit », etc., même si cela ne leur
permet pas encore de connaître exactement quelle est la plu-
ralité désignée par ces mots « trois », « cinq » ou « huit » : de
leur point de vue, ces mots désignent n’importe quelle plu-
ralité, car ces « plusieurs », sauf à être vraiment très diffé-
rents, leur apparaissent équivalents. Autrement dit, à ce
moment, ces mots « trois », « cinq », « huit », etc., sont tous
synonymes de « beaucoup » ; ils ne désignent pas encore
telle ou telle totalité précise.
37
5. Cet aspect est développé dans Brissiaud (2004) et Fayol et Camos (2006).
Chapitre 3

À ce moment, pour accéder au nombre trois, une étape


supplémentaire est donc nécessaire : l’enfant doit apparier le
mot « trois » à la seule pluralité qui lui correspond exacte-
ment : un, un et un. Il le ferait facilement si un pédagogue
lui explicitait directement ce nombre sous cette forme. Mais
comme de nombreux adultes pensent que c’est en enseignant
le comptage qu’on aide le mieux les enfants, essayons de com-
prendre comment, dans ce contexte pédagogique, certains
enfants accèdent au système des trois premiers nombres et
surmontent ainsi l’obstacle du comptage-numérotage.

◗ Profiter du subitizing pour surmonter l’obstacle


du comptage-numérotage
Considérons par exemple la situation où un adulte, face à
une collection de 3 éléments (3 chats sur une image, par
exemple), les compte devant un enfant qui ne connaît
encore que les nombres un et deux. Il dit : « un, deux, trois »
puis entoure avec son doigt l’ensemble des 3 unités tout en
disant : « Il y a trois chats » (l’intonation du mot « trois »
est accentuée pour attirer l’attention de l’enfant sur ce
mot). L’enfant qui sait que, de façon générale, le mot
« trois » désigne une pluralité, a la possibilité de compren-
dre que dans la phrase « Il y a trois chats », ce mot dési-
gne la pluralité particulière qu’il a sous les yeux et que
l’adulte entoure.
Or, grâce à l’énumération automatique, il est capable
d’interpréter cette pluralité comme un, un et encore un,
dès lors que son attention est focalisée sur cette pluralité.
Cet enfant associe ainsi le mot « trois » à « un, un et encore
un », il associe un symbole à la totalité correspondante, il
conçoit ce nombre6. L’enfant peut alors coordonner les deux
significations du mot « trois » : lorsque le comptage se ter-
mine sur « le trois », on peut aussi parler « des trois » élé-
ments de la collection. Il surmonte l’obstacle résultant de
la polysémie (numéro et nom de nombre) du mot « trois ».

38
6. Carey (2004).
Premiers pas vers les maths

◗ Le subitizing favorise l’accès aux premiers


nombres, mais il ne l’assure pas

Pourtant, il ne faut pas se leurrer : en cas d’enseignement


précoce du comptage, seuls les enfants qui ont les meilleures
compétences langagières et
qui seront peu gênés par Il est plus difficile pour un enfant
cette polysémie du mot francophone de profiter du subitizing
que pour un enfant anglophone
« trois » profiteront d’un dia-
logue tel que le précédent. Et L’enfant ne profite du subitizing pour
il faut souligner combien il surmonter l’obstacle résultant d’un
comptage-numérotage que s’il a compris
est important que les parents que le mot-nombre « trois » désigne
aient auparavant utilisé les une pluralité. Malheureusement, dans
mots-nombres dans la un grand nombre de phrases, la langue
conversation courante, en française aide moins bien que la langue
anglaise à accéder à l’idée de pluralité
disant par exemple : « Tu portée par les mots-nombres. En anglais,
connais les trois chiens de le pluriel des noms est marqué par un
Julie », c’est-à-dire en utili- suffixe qui s’entend à l’oral (one book,
sant à la fois le déterminant five bookss ; one child, three childrr e n), et
ceci quelle que soit la structure syntaxique
« les » et le mot nombre de la phrase qui contient le mot-nombre :
« trois », sans compter « un, le suffixe qui marque le pluriel n’est jamais
deux, trois ». muet. En revanche, en français, si ce
De plus, il est important pluriel est bien noté à l’oral par le
déterminant « les » dans des phrases
de noter qu’il est plus diffi- comme « Regarde les trois chats »
cile pour un enfant franco- (ou, très rarement, par l’alternance des
phone de coordonner les flexions [al] / [o] comme pour cheval /
deux significations du mot chevaux), il n’est nullement marqué dans
un très grand nombre de phrases comme :
« trois » dans le contexte du « La sorcière a trois chats », « Il y a trois
comptage que pour un chats… », « Regarde, trois chats », etc. En
enfant anglophone. Dans la français, à l’oral, on n’entend pas de « s ».
phrase « Il y a trois chats », L’enfant qui ne sait pas encore que le mot
« trois » désigne une pluralité, ne peut
aucune marque sonore ne pas le découvrir en s’aidant du contexte
vient rappeler que trois dési- linguistique de telles phrases.
gne une pluralité alors que
dans la phrase correspondante
en anglais : « There are three catss », non seulement le verbe
se conjugue (« are » et non « is ») mais, de plus, le « s » n’est
39
Chapitre 3

pas muet (voir encadré, p. 39). Aussi l’idée de pluralité


vient-elle plus facilement à l’esprit d’un enfant anglophone
qu’à celui d’un enfant francophone. Les incompréhensions
sont vraisemblablement plus nombreuses et plus durables
en français qu’en anglais. C’est très probablement ce qui
explique que, longtemps, les pédagogues francophones se
sont méfiés d’un enseignement précoce du comptage, bien
davantage que leurs collègues anglophones.

La polysémie du mot-nombre « un » fait, elle aussi, obstacle au progrès

En français, le mot « un » a deux significations, ce qui n’est pas le cas du mot


« one » en anglais. L’expression française « un chat », par exemple, se traduit
en anglais soit par : « one cat », soit par : « a cat ». Le mot « one » est choisi
lorsqu’on souhaite désigner le nombre de chats correspondant (c’est-à-dire le fait
que ce nombre soit réduit à une seule unité !), sinon on dit : « a cat ». Dans la
grammaire scolaire, on dit du premier « un » (quand « un » = « one ») qu’il est un
adjectif numéral alors que le second (« un » = « a » ou « an ») est un article indéfini.
D’un point de vue théorique, il est facile d’anticiper que l’existence du mot
« one » anglais devrait favoriser la compréhension des premiers nombres chez
les enfants anglophones parce qu’il attire leur attention sur le fait que ce mot,
dans « one cat », véhicule une information comparable à celle qui est fournie
par « two cats », il facilite donc la compréhension de phrases telles que « two
is one and one ». En français, parler d’« un chat » est tellement banal que, sauf
à expliciter la signification du mot « un » en levant un doigt, l’enfant ne peut
pas comprendre facilement qu’on lui parle d’un nombre. De fait, Hodent, Bryant
et Houdé (2005) ont proposé à des enfants de 2-3 ans une tâche où ils devaient
repérer un « événement impossible » : l’ajout d’une seule unité à une autre
qui aurait pour conséquence la formation d’une collection de trois unités.
Les enfants francophones ont des performances inférieures aux anglophones,
ce que ces chercheurs expliquent par la polysémie du mot « un » en français.

◗ En France, il est prudent de ne pas


enseigner le comptage d’objets
en petite section
Fischer et Bocéréan (2004) ont proposé à 400 enfants âgés
de 3 ans à 5 ans, et formant un échantillon représentatif de
la population française de cet âge, les quatre tâches numé-
riques suivantes : dénomination (« Combien y a-t-il de… »),
construction d’une collection (« Prends trois objets »),
40
Premiers pas vers les maths

distinction (« C’est trois ou deux ? ») et enfin reconnais-


sance parmi plusieurs possibilités (« Montre-moi trois »).
Considérant la sous-population des enfants qui savent
compter jusqu’à 5 lorsqu’on leur pose la question
« Combien… », ces chercheurs montrent que le meilleur
prédicteur de la performance à l’ensemble des tâches est la
stratégie que les enfants adoptent pour répondre à cette
même question « Combien… » quand il n’y a que trois
objets : les enfants qui ne comptent pas ont de fortes chan-
ces d’avoir une meilleure performance d’ensemble que ceux
qui comptent.
Ce résultat s’explique aisément : les enfants qui n’ont
pas besoin de compter pour dire qu’il y a 3 unités ont pro-
fité du subitizing alors que les autres en sont toujours à
comprendre la question « Combien… » comme une
demande d’énumération avec numérotage, même lorsque
la collection n’a que 3 unités. Lorsque les parents ou les
enseignants ne favorisent pas la compréhension du fait
que le mot trois désigne une totalité, en décrivant celle-ci
sous la forme « un, un et un », seuls les enfants qui ont de
bonnes compétences langagières construisent le nombre
trois dans le contexte du comptage, quand d’autres enfants
s’installent durablement dans l’usage d’un comptage pure-
ment rituel.
En petite section, il est donc prudent d’éviter d’instal-
ler ce comportement chez les élèves… en n’enseignant pas
le comptage d’objets. Un professeur d’école ne prend aucun
retard lorsqu’il n’enseigne pas le comptage en petite sec-
tion. Au contraire : en se refusant à enseigner le comptage
aussi tôt, en privilégiant une autre façon de parler les pre-
miers nombres, ce professeur d’école évite que ceux de ses
élèves qui ont de faibles compétences langagières soient
dans l’incapacité de profiter précocement du subitizing
parce que le comptage les éloignerait de l’idée de totalisa-
tion en mettant en relief la seule énumération. En décri-
vant verbalement le nombre « trois » sous la forme « un, un
et un », il aide l’ensemble de ses élèves à comprendre que
le mot « trois » désigne une pluralité.
41
Chapitre 3

La place du comptage à l’école maternelle : un mouvement de balancier

Entre 1970 et 1990, le comptage n’était enseigné ni en PS, ni en MS, ni même en


GS. En novembre 1982, on pouvait encore lire dans Le Monde de l’éducation que,
« pour des enfants de 5 ans, apprendre à compter jusqu’à 10 n’a guère d’utilité
(sinon faire plaisir aux parents) ». La situation actuelle, où certains pédagogues
l’enseignent à nouveau dès la plus petite classe de l’école maternelle, doit être
interprétée comme résultant d’un de ces « retours de balanciers » pédagogiques
dont l’école est coutumière. En fait, de nombreux pédagogues français restent
aujourd’hui très influencés par des théories élaborées il y a 30 ans environ :
celle de la psychologue américaine Rochel Gelman* qui défendait explicitement
l’idée que la compréhension du comptage serait innée et celles de divers
chercheurs qui défendaient l’idée que les bébés distingueraient les premiers
nombres. Aujourd’hui, la quasi totalité des chercheurs se sont démarqués
de la théorie de Rochel Gelman et, même s’ils sont loin d’être tous d’accord
concernant les compétences innées des bébés, ils sont de plus en plus
nombreux à rejeter l’idée que les jeunes enfants distingueraient les premiers
nombres. S’il est vrai que les bébés distinguent une collection de 2 objets
d’une autre de 3 objets, on considère le plus souvent aujourd’hui que ce sont
des collections ou bien l’espace occupé par les objets qu’ils distinguent ainsi
et non des nombres** (voir aussi le chapitre 5, p. 57).
* Gelman et Gallistel (1978) ; Gelman (1983).
** Bideaud, Lehalle et Vilette (2004) ; Fischer (2005) ; Rousselle (2005).

◗ Une priorité pour la petite section :


enseigner le système des trois premiers
nombres

Nous avons vu que, lorsque les enfants utilisent des décom-


positions pour comprendre les premiers nombres, l’existence
du subitizing a comme conséquence de leur permettre de
construire le système des trois premiers nombres : l’enfant
considère une collection de 3 unités comme formée de « une,
une et encore une, » mais aussi de « deux unités et encore
une ». Le nombre 3 est ainsi conçu comme résultant de
diverses façons de totaliser ses unités. L’enfant qui a
construit le système des 3 premiers nombres et qui « parle »
ces nombres pour rendre compte de l’ajout d’unités, et celui
qui est seulement impliqué dans le rituel gestuel et verbal
du comptage n’ont évidemment pas pris le même départ
vers la connaissance des nombres.
42
Premiers pas vers les maths

On peut dès lors s’étonner du fait que de nombreux


pédagogues hésitent à favoriser l’usage des décomposi-
tions. Deux raisons semblent expliquer ce phénomène de
prégnance du comptage dans les références pédagogiques
des maîtres. D’une part, l’enseignement du comptage crée
ce qu’on a appelé un « effet Canada Dry » et, d’autre part,
beaucoup ont la conviction que les trois premiers nombres
se « verraient » ou se « percevraient ». La définition du
subitizing comme possibilité de « voir » ou de « reconnaître
perceptivement » les nombres jusqu’à 3 est non seulement
erronée, elle est en outre pédagogiquement dangereuse. En
effet, elle laisse croire aux parents et aux enseignants qu’il
suffirait d’enseigner aux enfants à associer la bonne éti-
quette verbale (le bon mot-nombre) à ce qu’ils « voient »
pour qu’ils accèdent aux 3 premiers nombres. Or, certains
enfants comptent longtemps les collections de 3 objets.
Lorsqu’on considère le subitizing comme la possibilité de
« voir » les premiers nombres, le retard de ces enfants
devient incompréhensible : comment se fait-il qu’ils n’ap-
prennent pas à dénommer ce que tout le monde voit ? Cette
conception naïve du subitizing éloigne de l’idée que l’ensei-
gnement précoce du comptage pourrait être la cause de
leur retard, elle éloigne de l’idée qu’on pourrait les aider
en dialoguant avec eux concernant les premiers nombres
à l’aide de collections-témoins qui sont décrites verbale-
ment par des décompositions.
Les enseignants de PS à qui l’on explique pourquoi l’en-
seignement précoce du comptage est, en France, un choix
pédagogique dangereux posent souvent la question sui-
vante : « Est-il bien utile de différer l’enseignement du
comptage des objets à l’école puisque, de toute façon, de
nombreux parents l’enseignent à la maison ? »
L’expérience montre que c’est beaucoup moins gênant
qu’on pourrait le penser : les jeunes enfants adaptent leur
comportement au contexte et ils acceptent facilement, à
l’école, d’entrer dans le type de dialogue qui est recom-
mandé ici (voir le début du chapitre 4) alors même qu’on
leur apprend à compter à la maison. Et lorsqu’un enfant a
43
Chapitre 3

construit le système des trois premiers nombres à l’école,


il se met à l’utiliser en tout lieu, évidemment. On remar-
quera que le conseil précédent vaut pour les parents
lorsque… c’est l’enseignant de PS qui enseigne de manière
précoce le comptage.

44
Premiers pas vers les maths

La clé de la compréhension
des nombres :
les décompositions
ans ce chapitre, nous analysons deux des principales
D pratiques pédagogiques que les documents officiels pour
l’école maternelle recommandent de mettre en œuvre afin
d’aider les élèves à comprendre les nombres : l’usage de
constellations et la résolution d’un type particulier de pro-
blèmes, ceux où il s’agit de construire une collection équi-
potente1 à une collection donnée (aller chercher le nombre
de bouchons nécessaires pour fermer une collection donnée
de bouteilles, par exemple). Dans une classe, l’usage des
constellations peut s’effectuer dans le cadre de diverses
activités, et la tâche de construction d’une collection équi-
potente à une collection donnée peut être proposée sous
plusieurs variantes. Nous allons montrer que les varian-
tes de ces activités les plus efficaces ont une caractéristi-
que commune : elles conduisent les enfants à connaître les
décompositions des premiers nombres.

◗ Les constellations et les décompositions


Lorsque les enfants ont appris à compter sans savoir
pourquoi l’on compte, l’enseignant de moyenne et de
grande section doit se fixer comme objectif d’aider ses élè-
ves à accéder à l’idée qui leur manque : le comptage consti-
tue une forme de totalisation des unités. Pour cela, les maî-
tres font depuis longtemps usage d’un outil pédagogique,
les constellations de points (comme celles du dé), parce
qu’ils pensent que cet outil met en relief la totalisation.
1. En mathématiques, « équipotente » signifie : « qui peut être mise en correspondance 45
terme à terme ».
Chapitre 4

Examinons à quelles conditions il est possible de


s’appuyer sur ces constellations pour favoriser le progrès
des enfants dans la compréhension des premiers nombres.

◗ Les constellations ou le risque d’une totalisation…


qui n’est pas numérique
Les constellations utilisées à l’école sont de deux sortes, qui
privilégient respectivement le groupement par 2 et par 5.

Les constellations qui privilégient l’organisation par groupes de 2

Les constellations qui privilégient le groupement par 5

Les programmes pour l’école publiés en 2002 et en 20072


évoquent l’usage des constellations lorsqu’ils détaillent les
diverses compétences relatives aux nombres qui devraient
être acquises en fin de maternelle. Ainsi, on lit que l’enfant
doit avoir la compétence de « reconnaître globalement et
exprimer des petites quantités organisées en configurations
connues (doigts de la main, constellation du dé) ».
Comment un professeur d’école qui exerce en grande
section peut-il s’assurer que ses élèves ont acquis cette
compétence ? Un critère très simple vient immédiatement
à l’esprit : les élèves sont-ils capables de dénommer les dif-
férentes faces du dé ? Lorsqu’on leur présente la face cinq
du dé, par exemple, celle dont les points sont disposés en
quinconce, disent-ils tous aussitôt : « C’est cinq ! » ?
Il est évidemment souhaitable que les enfants sachent
dénommer les différentes faces du dé, mais est-on certain
qu’un enfant qui s’exclame « C’est cinq ! » a nécessairement
« reconnu globalement et exprimé » la quantité des cinq

46 2. S’agissant de l’école maternelle, ce sont les mêmes car aucune modification notable
n’a été introduite en 2007.
Premiers pas vers les maths

points de la face du dé ? Il est fréquent, par exemple, qu’un


enfant, qui semble « reconnaître cinq » lorsqu’on lui présente
des points en quinconce, ne le « reconnaisse » plus lorsqu’on
lui montre l’autre configuration de 5 points (3 points en
haut, 2 en bas). Qu’a donc « reconnu » un tel enfant lorsqu’on
lui a présenté la face du dé : un nombre ? Une figure ? En
fait, il faut envisager les trois possibilités suivantes.
1) Cet enfant dénomme la figure formée par les points,
c’est-à-dire leur arrangement géométrique. Dans ce cas, il
a reconnu la forme générale des points en quinconce, une
sorte de X, et il pense que cette forme est l’une des maniè-
res possibles de noter graphiquement cinq : la constella-
tion du dé fonctionne pour lui comme le dessin du chiffre
5. On comprend qu’un tel enfant ne puisse pas reconnaître
l’autre constellation de cinq parce qu’elle n’évoque pas la
même figure.
2) L’enfant dit « cinq » parce qu’il a déjà compté plu-
sieurs fois des points en quinconce et, comme tous ces
comptages ont systématiquement fini sur « cinq », il s’est
forgé cette conviction : dès que des points sont en quin-
conce, leur comptage « fait cinq ». On comprend également
qu’un tel enfant ne puisse pas reconnaître l’autre constel-
lation parce qu’il ne l’a pas fréquentée et n’a donc formé
aucune conviction relativement au comptage de ses points.
3) L’enfant reconnaît les 5 points en quinconce parce
qu’il est capable d’interpréter l’organisation de ces points
à l’aide d’une décomposition du nombre cinq : par exem-
ple, il y a 5 points parce qu’ils sont organisés en 4 (som-
mets d’un carré) et encore 1 (au centre). Dans ce cas, même
si cet enfant ne reconnaît pas d’emblée l’autre constella-
tion (3 points en haut, 2 en bas), il la reconnaîtra très vite
parce qu’elle aussi apparaît comme formée de 4 points
(carré de gauche) et encore un (en haut à droite).
Si, devant un dé, la plupart des élèves, en fin de grande
section, donnent la même réponse lorsqu’on leur présente
la face où les points sont disposés en quinconce (« C’est
cinq ! »), cette réponse unanime ne signifie pas qu’ils ont un
fonctionnement cognitif identique. Il est important que les
47
Chapitre 4

enseignants d’école maternelle le sachent : les connaissan-


ces de ces élèves peuvent être au contraire très différentes.
Les uns dénomment une totalité géométrique (une figure),
alors que d’autres dénomment une collection-témoin
organisée, c’est-à-dire une collection de points qui non seu-
lement témoigne du nombre mais aussi, via son organisa-
tion, de certaines décompositions privilégiées de ce nombre
(notamment celle qui correspond à l’ajout d’une unité).

◗ Utiliser les constellations comme une aide


pour accéder aux décompositions
Dès 1955, un pédagogue français du nom de Brachet affir-
mait que c’est « en contemplant, à bonne distance, et d’une
vue d’ensemble, simultanée, la constellation de 4 objets,
que l’enfant (saura que) le nombre 4 est 2 + 2 et 3 + 1 ».
Ce pédagogue parlait de « vue d’ensemble, simultanée », ce
qui, évidemment, rappelle l’expression « reconnaissance
globale » utilisée par les programmes actuels, mais dans le
même temps, il insistait sur ce qu’il faut considérer comme
la caractéristique essentielle d’un « bon usage pédagogi-
que » des constellations : celles-ci doivent être une aide
pour accéder aux décompositions.
En effet, nous avons vu qu’il est inexact de dire que les
nombres jusqu’à trois se « voient » (voir p. 36). Concernant
les nombres plus grands, il n’est pas plus exact de dire qu’ils
se reconnaissent « globalement » lorsqu’ils sont représentés
en constellations. Plutôt que de considérer l’organisation
des points des constellations comme une aide à une « recon-
naissance globale», il vaut mieux considérer cette organisa-
tion comme une aide permettant aux enfants d’échapper à
une énumération des différentes unités s’effectuant l’une
après l’autre, c’est-à-dire de manière plutôt lente et labo-
rieuse. Grâce à l’organisation, l’enfant a la possibilité de se
dire : « 4 points en constellation, c’est 2 en haut et 2 en
bas », par exemple. Dans ce cas, il ne convient donc guère
de parler de « reconnaissance globale » puisque chaque
point est pris en compte comme unité. Il convient plutôt de
parler d’énumération rapide des différents points, grâce à
48
Premiers pas vers les maths

une décomposition. Plutôt que de poser comme « compé-


tence exigible en fin de grande section » le fait de « recon-
naître globalement et exprimer des petites quantités organi-
sées en configurations connues », il serait donc préférable de
recommander aux professeurs des écoles de veiller à ce que
leurs élèves deviennent capables d’« analyser les constella-
tions à l’aide des décompositions numériques ».
Comme nous l’avons vu, la comparaison de plusieurs
types de constellations peut aider les enfants à les analy-
ser ainsi. Pour expliquer que les deux constellations de 5
contiennent le même nombre de points, il suffit de recon-
naître la première constellation comme 4 (sommets du
carré) et encore 1 (point au centre) et la seconde comme éga-
lement 4 (sommets du carré de gauche) et encore 1 (point
en haut à droite). De manière plus générale, la comparai-
son des constellations et la réflexion sur leur organisation
conduisent aux décompositions. Nous allons voir mainte-
nant que, de manière plus générale encore, les problèmes
de comparaison favorisent l’accès aux décompositions.

◗ Privilégier les problèmes de comparaison


pour favoriser les décompositions

Pour aider les enfants à comprendre le comptage, les docu-


ments d’accompagnement des programmes suggèrent
d’amener les élèves à reconnaître les situations où un tel
comptage est pertinent. C’est évidemment une façon d’ai-
der les enfants à comprendre pourquoi l’on compte, la
réponse étant : « Parce que dans telle ou telle situation, cela
permet de résoudre le problème posé ». Les documents d’ac-
compagnement des programmes privilégient une situation,
celle où « il s’agit de (construire) une collection équipotente
à une collection donnée sans que celle-ci soit toujours dispo-
nible ». Les auteurs de ces documents recommandent même
d’utiliser cette situation-problème dans le bilan des compé-
tences qu’ils suggèrent de faire en fin d’école maternelle
(page 31). La tâche correspondante se décrit facilement :
49
Chapitre 4

l’enfant est face à une collection de 6 bouteilles en plasti-


que vides, par exemple, et il doit prélever dans un stock éloi-
gné (et comportant 11 bouchons par exemple) une collection
de bouchons permettant de réaliser la correspondance
terme à terme résultant du fait qu’on bouche toutes les bou-
teilles. Le pédagogue précise à l’enfant qu’il doit rapporter
« juste ce qu’il faut de bouchons, il faut qu’il y ait juste assez
de bouchons, ni plus, ni moins » (page 31).
Cette tâche est intéressante, bien sûr, notamment du
fait qu’elle est auto-corrective : lorsque l’enfant revient avec
une collection de bouchons, il a la possibilité de vérifier par
lui-même si elle convient. Cependant, c’est loin d’être la
situation-problème la plus intéressante d’un point de vue
pédagogique. Nous allons montrer qu’une autre situation-
problème est préférable : celle où il s’agit d’anticiper le
résultat d’une comparaison. Et ce problème de comparaison
est préférable parce qu’il conduit… à des décompositions.

◗ Les limites pédagogiques de la situation


de construction d’une collection équipotente
Une façon de prendre conscience de ces limites consiste à
s’interroger sur la façon dont il convient d’aider un enfant
qui ne sait pas résoudre le problème. En fait, dans des
conditions de classe ordinaire, les enfants apprennent à le
résoudre en observant comment s’y prennent les élèves qui
réussissent. Ils observent tout d’abord que ceux-ci comptent
les bouteilles. L’élève qui apprend se met donc lui aussi à
compter les bouteilles et il va chercher… une poignée
de bouchons3. Invité à mieux observer les élèves qui réus-
sissent, l’enfant qui apprend s’aperçoit qu’il doit aussi
compter les bouchons. Aussi commence-t-il par compter les
bouteilles : « un, deux, trois, quatre, cinq, six », par exemple,
puis il se dirige vers les bouchons et compte « un, deux,
trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf… » et il s’arrête, soit
parce qu’il ne sait plus, soit parce qu’il estime que la collec-
tion qu’il a formée est bien suffisante. Ce comportement est
fréquent : il est typique d’enfants qui ont appris à compter
de manière rituelle et qui, lancés dans un comptage, ont du
50 3. Les psychologues américains appellent les enfants qui échouent ainsi
des « grabbers », c’est-à-dire des « attrapeurs ».
Premiers pas vers les maths

mal à s’arrêter ! Invité à observer plus précisément les élè-


ves qui réussissent, le débutant s’aperçoit qu’après avoir
compté les bouteilles, « un, deux, trois, quatre, cinq, six », il
doit être attentif à compter les bouchons « pareil que les
bouteilles » : « un, deux, trois, quatre, cinq, six ».
Et ainsi, en reproduisant la même démarche dans d’au-
tres contextes numériques et pour d’autres types d’objets,
on sait que l’enfant acquerra un savoir-faire plus général
qu’on peut résumer ainsi : si l’on compte deux collections
« pareil », on est sûr qu’on pourra réaliser une correspon-
dance terme à terme entre les deux collections.
Mais, s’il faut se garder de sous-estimer l’importance
d’une telle « découverte », il faut, dans le même temps,
prendre conscience de ses limites : l’enfant qui réussit
ainsi ne sait pas s’il a compté « beaucoup » ou pas. Il n’a
pas réellement appréhendé le nombre. En fait, la critique
majeure qu’il faut faire à cette situation-problème est
qu’elle met en jeu un seul nombre (par exemple, le nombre
six dans le cas du problème des bouteilles et des bouchons).
Or, les nombres forment un système et on ne peut pas
comprendre le nombre six sans le comparer à ceux qui
le précèdent. Autrement dit, on ne peut pas comprendre le
nombre six sans s’intéresser à ses décompositions.

◗ Une situation-problème plus intéressante : anticiper


le résultat d’une comparaison
Ce problème est proche du précédent : là encore, une collec-
tion de bouteilles en plastique vides se trouve dans un coin
de la classe (7 bouteilles par exemple) et, dans un autre
coin, il y a une collection de bouchons (8 bouchons par exem-
ple)4. Il s’agit là aussi d’une situation d’anticipation : on dit
à l’enfant que, tout à l’heure, on prendra les bouchons et on
mettra un bouchon par bouteille et on lui pose la question :
« Y aura-t-il assez de bouchons, trop de bouchons ou exac-
tement ce qu’il faut pour boucher chaque bouteille ? » Sans
déplacer ni les bouteilles ni les bouchons, l’enfant doit

4. La situation peut évidemment se décliner dans des contextes variés : si l’on dispose
de figurines représentant des chevaux et d’autres représentant des personnages
censés vouloir être des cavaliers, on peut s’interroger pour savoir s’il y aura assez 51
de chevaux, trop ou exactement ce qu’il faut, etc.
Chapitre 4

anticiper le résultat de la correspondance terme à terme.


Cependant, contrairement à la précédente, cette tâche met
d’emblée en jeu deux nombres bien déterminés (7 et 8 dans
notre exemple) qu’il s’agit de comparer.
L’apprentissage visé est
La suite verbale des mots-nombres : que l’enfant compte les bou-
un instrument de mesure ? teilles, par exemple : « un,
Considérons en effet l’analogie suivante entre deux, trois, quatre, cinq, six,
le double-décimètre et la suite verbale des sept », puis les bouchons :
mots-nombres. Pour mesurer la longueur
d’un segment avec l’instrument de mesure « un, deux, trois, quatre,
qu’est le double-décimètre, on regarde cinq, six, sept, huit » et,
jusqu’où il faut aller sur cet outil pour s’apercevant qu’il a compté
prendre en compte le segment dans sa totalité les bouchons « plus loin » que
(l’œil parcourt le double-décimètre de gauche
à droite depuis le début jusqu’à l’extrémité les bouteilles, qu’il prenne
du segment). De même, pour mesurer la taille conscience du fait qu’il y a
d’une collection avec la suite verbale des trop de bouchons. Ainsi, cette
mots-nombres, il faut mettre la suite des situation-problème est celle
mots-nombres en correspondance terme
à terme avec les unités et écouter pour savoir qui permet le mieux aux
jusqu’à quel mot il convient de réciter cette débutants de comprendre
suite verbale afin de prendre en compte la que dans un comptage, ce qui
collection dans sa totalité. importe c’est « son étendue »
et, donc, « jusqu’où va ce
comptage » : la collection la plus nombreuse est celle dont
le comptage va le plus loin. Elle permet de comprendre que
lorsqu’on compte, la suite verbale des mots-nombres est une
sorte d’« instrument de mesure de la taille des collections ».
De plus, l’autocorrection peut conduire à une décompo-
sition du nombre le plus grand : « 8 bouchons, c’est
7 bouchons, comme les bouteilles, et encore 1 bouchon tout
seul ». Comme le mot « huit » est juste après « sept » dans
la récitation de la suite verbale, cette situation-problème5
permet ainsi d’expliciter un fait important : prononcer un
mot de plus revient à ajouter une unité supplémentaire.
Or, comme nous le verrons au chapitre 5, cette connais-
sance est fondamentale parce qu’elle permet aux enfants
de commencer à réfléchir leurs comptages en termes de
décompositions.

52 5. Cf. pp. 72-73 où une adaptation de cette situation est présentée


(activité « L’enseignant compte, les élèves comparent »).
Premiers pas vers les maths

◗ Compréhension des nombres, comparaison


et décompositions

Les activités décrites depuis le début de ce chapitre – qu’il


s’agisse de comparer des constellations différentes du
même nombre ou d’anticiper la comparaison de deux collec-
tions par correspondance terme à terme – ont en commun
de favoriser les décompositions des nombres. En fait, com-
paraisons et décompositions ont largement partie liée :
décomposer un nombre à l’aide de l’un de ses prédécesseurs,
c’est évidemment le comparer à celui-ci. Inversement, la
comparaison de deux nombres invite à la décomposition du
plus grand nombre en utilisant le plus petit.
Montrons que comprendre un nombre nécessite d’en
connaître des décompositions. Pour s’en rendre compte, il
suffit de se livrer à la simulation mentale qui consiste à
compter avec les lettres de l’alphabet plutôt qu’avec les
mots-nombres.
Imaginons que face à une pile d’assiettes, nous nous met-
tions à les compter en utilisant les lettres de l’aphabet : A –
une assiette, B – une autre, C – une autre, etc. Si la dernière
assiette est prise en prononçant la lettre R, comme nous
avons compté jusqu’à R, il est possible de dire : « il y a R
assiettes ». Par ailleurs, quiconque serait informé de cette
nouvelle « règle de comptage » et à qui l’on demanderait d’al-
ler chercher P verres dans un buffet, saurait comment s’y
prendre : lorsqu’une personne sait déjà compter avec les
mots-nombres, il est très facile de lui enseigner le comptage
avec les lettres de l’alphabet. Nul doute que ce sont bien les
P verres demandés que cette personne rapporterait.
Cependant, les limites d’une telle pratique numérique
apparaissent clairement lorsqu’on demande par exemple à
quelqu’un si Blanche-Neige était entourée de plus ou
moins de H nains. La réponse est loin d’être directement
accessible. En effet, nous savons qu’il y a 7 nains mais,
dans ce contexte alphabétique, le nombre correspondant à
la lettre H ne nous est connu que de manière très approxi-

53
Chapitre 4

mative : nous sommes incapables de dire avec certitude si


ce nombre est inférieur, égal ou supérieur à 7 et même, de
prime abord, s’il est inférieur, égal ou supérieur à 10.
Pourquoi ?
Observons le comportement d’une personne qui cherche
la réponse à cette question. Elle se met à compter sur ses
doigts jusqu’à H. Mais il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un
comptage rituel parce que le but est de « mesurer le nombre
H à l’aune du repère que constitue une main complète »,
autrement dit, de comparer le nombre H au nombre 5. La
personne dit : « A, B, C, D, E (une main est remplie), F, G,
H ». Un tel comportement se comprend ainsi : bien que H
soit un petit nombre (c’est 8 !), nous n’avons directement
accès qu’à une représentation très approximative de ce nom-
bre. Pour en avoir une bonne représentation, il nous faut
accéder à ses décompositions et notamment à la décomposi-
tion qui est privilégiée par la morphologie de nos mains :
« H, c’est E, c’est-à-dire une main complète, et encore C ».
Comme C est un très petit nombre qu’il est facile de se repré-
senter directement de manière exacte, cette décomposition
en une main complète et C doigts procure un sentiment tout
autre que la simple connaissance de la lettre H.
Ainsi, avoir bien compris un nombre comme 8 (les psy-
chologues disent souvent : « avoir conceptualisé ce nom-
bre»), ce n’est pas seulement savoir compter jusqu’à
« huit », mais c’est aussi avoir construit la conviction que,
pour former une collection de 8 éléments, il est évidem-
ment possible de compter : « un, deux… huit », mais il est
également possible de réunir une collection de 5 et une col-
lection de 3, ou deux collections de 4, d’ajouter une unité à
une collection de 7, d’en retirer deux à une collection de 10,
etc. Toutes ces façons de faire conduisent à des collections
qui ont la même taille. Lorsqu’un enfant a bien conceptua-
lisé le nombre huit, lorsqu’il entend le mot « huit » ou
lorsqu’il voit le chiffre « 8 », toutes les décompositions pré-
cédentes (huit, c’est cinq et trois ; c’est quatre et quatre…)
lui viennent presque immédiatement à l’esprit. Les écritu-
res chiffrées, les mots-nombres « parlent » à un tel enfant,
54
Premiers pas vers les maths

ils lui « parlent » les relations numériques dans lesquelles


ces nombres sont habituellement impliqués et notamment
leurs décompositions.

◗ Des « enfants compteurs » en grave difficulté


Comme nous l’avons évoqué précédemment, lorsqu’un pro-
fesseur d’école enseigne le comptage dès la petite section,
la plupart des enfants apprennent le « comment » du comp-
tage mais ne comprennent pas « pourquoi » l’on compte. Les
enfants les plus fragiles rentrent dans le comptage de
manière complètement rituelle. Est-ce grave ? Il se pourrait
que, sur le long terme, ces enfants progressent et que leurs
difficultés initiales s’estompent jusqu’à ne plus du tout
apparaître. Malheureusement, c’est loin d’être le cas pour
tous et leur difficulté à comprendre le dénombrement a sou-
vent des répercussions tout au long de leur scolarité.
Geary6, le chercheur en activité qui a le plus travaillé
sur la question des échecs durables en arithmétique élé-
mentaire, souligne dans un texte récent que : « La plupart
des enfants (en difficulté durable d’apprentissage de
l’arithmétique élémentaire) présentent des retards dans
leur compréhension des concepts liés au dénombrement.
Le développement faible de leurs connaissances du dénom-
brement contribue à l’immaturité des procédures de
comptage utilisées pour résoudre des problèmes d’addition
et à la production fréquente d’erreurs dans l’exécution de
ces procédures. »
Pour se représenter ce qu’est un enfant de 8 à 12 ans
en grande difficulté avec les nombres, il suffit de se dire
que cet enfant est avec un mot-nombre et une écriture chif-
frée comme nous sommes avec une lettre de l’alphabet :
« treize » et « 13 » ne lui évoquent pas plus de décomposi-
tions que, pour nous, la lettre M. S’il veut avoir une idée
de la taille d’une collection correspondant à un mot-nom-
bre ou à une écriture chiffrée donnée, l’enfant n’a pas d’au-
tre possibilité que de compter un à un les éléments d’une
collection. Les enfants en grande difficulté dans leurs
55
6. Geary (2005).
Chapitre 4

apprentissages numériques sont des « enfants comp-


teurs », au sens où ce sont des enfants enfermés dans le
comptage ; ils sont dépendants du comptage 1 à 1 pour
connaître la taille des collections.
Il n’est pas du tout exagéré de considérer que l’échec en
arithmétique élémentaire prend souvent sa source à l’école
maternelle et, même, très souvent, dans les classes de
petite et moyenne sections. Et c’est vraisemblablement un
accès très insuffisant aux décompositions des nombres qui
est la raison profonde du défaut de compréhension du
dénombrement qu’on observe chez ces élèves.

56
Premiers pas vers les maths

Des activités clés


en maternelle
ous commencerons par présenter les dialogues fonda-
N mentaux en petite section et en début de moyenne sec-
tion, ceux qui doivent être favorisés avant d’enseigner le
comptage d’objets. Ces dialogues sont de deux types selon
qu’ils concernent des nombres jusqu’à 3 ou au-delà.
Jusqu’à 3, les enfants peuvent s’approprier aisément à la
fois l’idée et le nom des premiers nombres. Au-delà de 3, c’est
la construction d’une collection-témoin par correspondance
terme à terme qui permet aux enfants d’accéder à l’idée des
nombres correspondants (le plus souvent, c’est l’adulte seul
qui donne leur nom à ces nombres). Certes, cette procédure
ne les aide guère à mémoriser le nom de ces nombres. Mais
ils en mémoriseront certains (une main complète, c’est cinq,
par exemple) et la mémorisation des autres s’effectuera de
façon plus systématique en moyenne et en grande section,
lors de l’apprentissage du comptage d’objets.

◗ Les dialogues fondamentaux en petite


section et en début de moyenne section
(les 3 premiers nombres)

◗ « Donne-moi deux jetons ; comme ça, un et encore


un » en montrant deux doigts
Du matériel à dénombrer est sur la table autour de
laquelle les enfants sont répartis : il peut s’agir de jetons,
de marrons, de cubes… Il est évidemment important que
les enfants connaissent bien le nom de chaque sorte d’ob-
jets. Ce nom peut d’ailleurs être rappelé en début d’acti-
vité : « Comment s’appellent ces objets ? Oui, ce sont des
57
Chapitre 5

cubes… ». On peut aussi interroger les enfants : « Lucas,


donne-moi un marron. »
L’adulte montre alors deux doigts (de préférence l’index
et le majeur) et s’adresse à un enfant : « Amélie, donne-moi
deux jetons, comme ça : un et encore un (en montrant un
doigt puis l’autre), deux. » Ainsi, l’enfant est conduit à met-
tre en relation ce qui lui est montré avec les doigts et ce
qui lui est demandé concernant les jetons : très souvent,
l’enfant donne spontanément deux jetons. Sinon, l’adulte
peut poursuivre : « Deux jetons, ça veut dire : un et encore
un ; regarde, je prends un jeton et encore un, ça fait deux
jetons, comme ça. » L’important est que les enfants com-
prennent que l’expression « un et encore un » signifie
l’ajout d’unités, qu’il s’agisse de doigts ou de jetons.
L’adulte peut poursuivre en interrogeant un autre
enfant sur le nombre un : « Donne-moi un cube, comme ça »
(en montrant l’index). On sait que l’enfant est capable de
donner un cube, puisqu’on l’a vérifié en début d’activité,
mais dans ce cas, il s’agit, grâce à la collection-témoin de
1 doigt, d’aider les enfants à accéder à la signification de
« un » lorsque celui-ci est un adjectif numéral (c’est le one
anglais). L’enfant doit comprendre le mot « un » dans un
contexte où celui-ci est explicitement utilisé à la place de
« deux » ou de « trois ».
L’adulte peut poursuivre en montrant à nouveau deux
doigts mais en changeant de configuration de doigts : le
petit doigt et l’annulaire, par exemple1. Pour 2, les doigts
utilisés peuvent être d’abord l’index et le majeur, puis le
petit doigt et l’annulaire et enfin le pouce et le l’index. Il
est prudent de retarder l’usage du pouce du fait que, parmi
les doigts, c’est celui qui apparaît le plus différent des
autres. Pour 1, les doigts utilisés peuvent être l’index seul,
le petit doigt seul et enfin le pouce seul.
Les premiers dialogues de ce type peuvent ne concerner
que les nombres 1 et 2. Assez rapidement, il est important
de s’assurer de la présence d’une ou de plusieurs sortes
d’objets du type : images, billes… qui correspondent à des
noms féminins. En effet, cela permet d’expliciter le fait
58 1. Cette configuration est souvent utilisée dans les pays asiatiques où l’on compte
fréquemment en levant les doigts en commençant par le petit doigt, l’annulaire…
Premiers pas vers les maths

qu’en français — contrairement à l’anglais — le mot-nom-


bre utilisé pour désigner le nombre « un » change selon le
genre de l’unité utilisée : on dit « un cube » et « une image ».
Il est très motivant pour les enfants de s’intéresser aux
organes que l’être humain possède en un seul exemplaire
par opposition à ceux qu’il possède en deux exemplaires :
nous avons un nez, une bouche, un ventre, un front… mais
deux bras, deux pieds, deux yeux…
Il est enfin intéressant de modifier légèrement la consi-
gne précédente en demandant à l’enfant : « Donne-moi
comme ça de jetons, un et encore un. C’est combien comme
ça ? » Cette consigne est la même que la précédente à ceci
près que l’adulte ne dit plus le nom du nombre qu’il pré-
sente à l’aide d’une collection-témoin de doigts. Il interroge
l’enfant concernant le nom de ce nombre. Cela incite les
enfants à apprendre le nom du nombre 2 en le disant eux-
mêmes. On alternera, là encore, les doigts utilisés pour
construire les collections-témoins.
Diverses collections-témoins de doigts

pour un… et pour deux.

◗ Comprendre les décompositions de 3


Pour introduire le nombre 3, l’adulte s’adresse à un enfant
et dit : « Donne-moi comme ça de marrons : un, un et
encore un. Attention ! Un, un et encore un, c’est un nou-
veau nombre : trois » alors qu’il montre l’index, le majeur
et l’annulaire. Il est évidemment important que l’expres-
sion « un, un et encore un » soit utilisée pour commenter
la formation de la collection de marrons : la collection-
témoin de doigts est un symbole numérique du nombre de
marrons demandé parce que l’une et l’autre collections
(celle des doigts puis celle des marrons) se forment de
manière identique en ajoutant des unités.
L’autre décomposition de 3 peut être introduite à un
moment où un enfant, que l’on interroge sur le nom du
59
Chapitre 5

nombre « un, un et encore un », se trompe en proposant


deux comme réponse. L’adulte peut alors lui dire que :
« Deux, c’est comme ça » (en montrant l’index et le majeur)
et poursuivre : « Moi je t’ai demandé comme ça (en levant
l’annulaire) ; c’est deux et encore un. Comment se dit-il ce
nombre ? » L’enfant est invité à former la collection d’ob-
jets correspondante. Il faut évidemment accepter qu’un
enfant qui ne se rappelle plus du mot « trois » désigne un
certain temps le nombre correspondant par « un, un, un ».
Là encore, les doigts utilisés peuvent être soit l’index, le
majeur et l’annulaire, soit le petit doigt, l’annulaire et le
majeur, soit, enfin, le pouce, l’index et le majeur (configura-
tion que l’on peut choisir d’utiliser après les deux autres).

◗ « Donne-moi comme ça de jetons » en montrant


la face d’un dé
L’activité qui consiste à former une collection ayant un
nombre donné (entre 1 et 3) d’unités, peut être conduite
alors que l’adulte montre la face d’un dé2 (1, 2 ou 3) plutôt
qu’une collection-témoin de
Le Jeu de l’Oie : prématuré à ce moment doigts. Il importe de noter
que, comme dans le cas des
En l’absence d’enseignement du comptage,
il ne peut être question de proposer aux doigts, l’adulte ne compte
enfants de déplacer un jeton sur une piste pas : il décrit les faces du dé
du type Jeu de l’Oie. Mais il n’y a aucun regret à l’aide de décompositions.
à avoir : les jeunes enfants qui déplacent un
La face deux s’appelle ainsi
jeton sur une telle piste, en utilisant un dé,
se trompent souvent en recomptant la case parce qu’il y a : « un point et
de départ. Cela prouve qu’ils ne font aucun encore un », et la face trois
lien entre le déplacement du jeton et le cumul parce qu’il y a « un point, un
des cases parcourues par le jeton. Avec de
et encore un » ou encore :
très jeunes enfants, il est bien préférable
de cumuler les jetons eux-mêmes afin qu’ils « deux points (en désignant
conçoivent que leur nombre grandit. les extrêmes) et encore un
au milieu ».
Dès que les enfants réussissent cette tâche, ils peuvent
utiliser un dé « reconfiguré » (sur deux faces opposées, il y
a respectivement 1, 2 et 3 points) afin de jouer à l’un des
jeux classiques de cumuls d’objets : chaque joueur lance
alternativement le dé, prend un nombre correspondant
60
2. Il existe dans le commerce des dés géants qui permettent une animation collective.
Premiers pas vers les maths

d’objets et les stocke sur un dispositif permettant de savoir


quand le cumul doit s’arrêter. C’est le joueur qui atteint le
premier cette limite qui « a gagné ». Par exemple : les
joueurs gagnent des jetons qui figurent des ballons ; ils
doivent les placer sur un dessin qui, en début de partie, est
mis à la disposition des joueurs : chaque joueur doit com-
pléter son dessin.

◗ « Tu me montres avec les doigts combien il y a de… »


Dans les tâches précédentes, l’adulte montrait un nombre
à l’aide d’une collection-témoin de doigts ou à l’aide d’un dé
et l’enfant devait construire une collection d’objets corres-
pondants. Ici, c’est au contraire l’adulte qui construit une
collection de jetons, de cubes, d’images... et l’enfant qui doit
montrer avec ses doigts le nombre correspondant et, si pos-
sible, dire le nom du nombre en produisant la phrase : « Il y
a n objets. » Rappelons-le : il est tout à fait normal qu’un
enfant sache montrer le nombre de doigts correspondant à
une collection de trois objets sans savoir encore dire le nom
du nombre3 (bien entendu, l’objectif, est aussi qu’il sache
bientôt dire qu’il y a trois objets). Il est également normal
que les jeunes enfants éprouvent des difficultés dans le
contrôle du geste consistant à lever tel ou tel doigt sans lever
tel ou tel autre. Souvent les enfants s’aident de l’autre main
pour maintenir repliés les doigts qui doivent l’être.
Il est bien sûr souhaitable de demander aux enfants de
montrer le nombre de plusieurs façons sur leurs doigts afin
d’être sûr qu’ils utilisent des collections-témoins de doigts
et non des configurations.

◗ « Où y a-t-il trois ? Et deux ? Et un ? »


L’enseignant a préparé diverses images qui ont toutes la
propriété d’être formées à partir d’une collection de trois,
d’une autre collection de deux et enfin d’une collection
d’une unité (voir ci-après, par exemple). L’enseignant inter-
roge d’abord les enfants sur ce qu’ils voient : des vaches, des
oiseaux et un chien pour s’assurer qu’ils connaissent le nom
des objets. Il demande ensuite (en montrant 3 doigts) :
3. C’était par exemple le cas de G. (chapitre 3, p. 34) qui, face à 3 plots, disait : « C’est 61
plus que deux, ça ; c’est comme ça », en montrant 3 doigts.
Chapitre 5

« Où y a-t-il trois, comme ça ? » Lorsque les enfants ont


répondu, la collection des 3 vaches est énumérée sous la
forme : « Une là, une là et encore une là ; un, un et un, c’est
trois. » On fait de même avec les deux autres collections.
Il est important de disposer de plusieurs images (au
moins deux) avec des vaches, des chiens et des oiseaux
(trois chiens, deux oiseaux et une vache, par exemple) afin
que les enfants ne mémorisent pas, d’une séance à l’autre,
le nombre correspondant à chaque objet mais qu’ils soient,
à chaque fois, obligés de construire ce nombre4.

◗ Au-delà de 3, en petite section et en début


de moyenne section : comparer… mais sans
compter

Dans les cas où les collections sont formées de plus de trois


unités, une situation particulièrement intéressante est celle
où une description verbale de chaque unité permet facile-
ment de la distinguer des autres5. C’est le cas des nains de
Blanche-Neige, par exemple, qui, tous, ont un surnom : Prof,
Joyeux, Grincheux, Dormeur… Mais c’est aussi le cas dans
un grand nombre d’histoires où, par exemple, on ne parle
que d’un canard, d’un chat, d’un chien, d’une poule… de

4. Des images telles que celles qui sont utilisées dans cette activité sont regroupées
au sein d’un album intitulé 1, 2 et 3 (Retz, 2005). De plus, cet album peut servir de
62 contexte à l’introduction des faces du dé et des écritures chiffrées de ces trois nombres.
5. Cf. les jouets de J. dans le chapitre 2, pp. 26-27.
Premiers pas vers les maths

sorte que la narration se fait sous la forme : « Le chat arrive


et dit au canard… » Dans chacun de ces cas, il est possible
de construire une collection-témoin de doigts en énumérant
les unités grâce à cette description verbale : le chat (un doigt
est levé), le canard (un autre), etc. De nombreux enfants
comprennent d’emblée que cet usage des doigts est un
dénombrement car ils généralisent ce qui a été travaillé
avec les collections jusqu’à 3 aux cas de ces « grandes collec-
tions ». Et, encore une fois, il n’est nul besoin de compter.
Un contexte qui permet une pratique quotidienne de
cette activité est celui de l’appel du matin dans la classe. Très
souvent, en effet, les élèves de maternelle « pointent » leur
présence en arrivant en classe : ils commencent la journée en
prenant un carton avec leur photo dans une boîte et ils le
mettent sur un « tableau des présents ». Les cartons restant
dans les boîtes sont ceux des absents. Comme dans le cas des
nains de Blanche-Neige, chaque carton, et donc chaque
enfant, peut être nommé par son prénom. Pour savoir com-
bien il y a d’absents (et pour s’inquiéter de leur santé, évi-
demment), il est possible de construire une collection-témoin
de doigts par correspondance terme à terme avec les cartons.
Ainsi, l’enseignant se saisit du carton de Leila et lève un
doigt : « Leila a été malade ; j’ai vu sa maman : elle va mieux
et reviendra lundi. » Puis il prend celui d’Amélie en levant
un autre doigt, etc. Finalement, l’enseignant montre l’ensem-
ble des doigts qu’il a levés et interroge les enfants pour savoir
si l’un d’eux connaît le nom du nombre correspondant.
Cependant, l’usage d’une situation de comparaison
rend plus explicite encore le fait que les collections-
témoins de doigts sont des symboles permettant de dire s’il
y a beaucoup d’unités dans une collection. Décrivons de
manière plus précise ce type d’activité.

◗ Comparer à l’aide de collections-témoins de doigts


Prenons comme point de départ des bandes de papier de
même longueur sur lesquelles différents chats sont dessi-
nés à la queue leu leu depuis 2 ou 3 chats jusqu’à 6, 7
ou 8 chats. Pour théâtraliser le fait qu’on s’intéresse
63
Chapitre 5

Comparer deux collections à l’aide


de collections-témoins de doigts

DANS QUELLE MAISON Y AURA-T-IL LE PLUS DE CHATS ?

PUIS :

DANS CETTE MAISON,


IL Y AURA COMME ÇA DE CHATS :

ET DANS CELLE-CI, IL Y EN AURA COMME ÇA :

64
Premiers pas vers les maths

à l’ensemble des chats d’une même bande, on peut imagi-


ner qu’ils rentrent dans une maison (voir figure ci-contre)
et on s’interroge pour savoir dans quelle maison il y aura
le plus de chats (les très jeunes enfants disent parfois : « le
plus beaucoup »). Dans certains cas, la réponse est évi-
dente (2 chats à comparer avec 8, par exemple), dans d’au-
tres, pas du tout. Il est bon de commencer par un cas évi-
dent qui aidera les enfants à comprendre la tâche.
Lorsque la comparaison n’est pas évidente (voir figure
ci-contre), pour répondre à la question, l’enseignant
construit une collection-témoin de doigts alors qu’il anime
une énumération collective des chats qui vont rentrer dans
la maison au toit blanc en les énumérant de gauche à droite
et en indiquant à chaque fois une caractéristique physique
du chat qu’il est en train de prendre en compte : couleur glo-
bale, couleur de la tête… (les chats doivent être dessinés de
façon à pouvoir être distingués les uns des autres).
Il est intéressant ici que la collection-témoin de doigts
commence par le pouce et que la première main soit vue
de dos par les enfants (voir figure ci-contre) afin qu’ils
voient les doigts se lever successivement de leur gauche
vers leur droite. L’enseignant dit par exemple : « Un chat
noir (le pouce est levé), un chat blanc (le majeur est levé),
un chat gris (l’annulaire est levé) ; un chat avec des taches
grises… » Un enfant peut pointer (sans compter, évidem-
ment) chaque chat que l’enseignant est en train de
prendre en compte. Finalement le geste se termine en
montrant une collection-témoin de doigts. L’enseignant,
montrant sept doigts dans ce cas, dit : « Il y a comme ça de
chats qui vont entrer dans la maison au toit blanc. Une
main complète, cinq, et encore deux ; vous vous en souvien-
drez ? » La même procédure est utilisée pour la maison au
toit noir. Le cas échéant, pour favoriser la mémorisation de
chacun des nombres, l’enseignant qui dispose d’images
d’une personne montrant 6, 7 ou 8 doigts peut afficher celle
qui convient à côté de la maison correspondante : cela faci-
lite la comparaison parce qu’on voit les deux collections-
témoins de doigts en même temps.
65
Chapitre 5

Il est important de lever tous les doigts d’une main


avant de commencer à lever ceux de l’autre : non seule-
ment les enfants prennent conscience que, lorsqu’il n’y a
pas assez de doigts sur une main pour montrer combien il
y a de chats, c’est que le nombre est grand (c’est beaucoup
de chats !) mais, de plus, avec le fait qu’une main soit com-
mune aux deux nombres, la comparaison ne porte que sur
de tout petits nombres : pour comparer « une main et
deux » et « une main et un », il suffit de comparer deux et
un. Ainsi, lorsque le nombre total ne dépasse pas 8, on se
ramène à comparer des très petits nombres, ceux dont la
comparaison est facilitée par le subitizing.

◗ Comprendre comment se forment les nombres…


avant de connaître leurs noms
Assurément, si de nombreux élèves de petite section
disent : « C’est beaucoup de chats ! » parce que c’est plus
qu’une main, l’enseignant a de quoi être satisfait. Ces
enfants ont en effet compris que la procédure de construc-
tion d’une collection-témoin de doigts est une procédure de
dénombrement. Ils ont compris que c’est un moyen d’expri-
mer les nombres, même s’ils ne connaissent pas encore le
nom de ces nombres.
Il est normal qu’aucun enfant ne sache le nom du nom-
bre correspondant lorsque l’enseignant montre 7 doigts. Ils
l’apprendront plus tard, notamment en comptant des
objets parce qu’ils seront conduits à réciter la suite des
mots-nombres dans l’ordre. De façon générale, l’ordre est
une mnémotechnique, c’est-à-dire une technique de mémo-
risation, et tant que les enfants n’ont pas appris à comp-
ter, la mémorisation des noms de nombres à partir des col-
lections-témoins qui leur correspondent est évidemment
difficile. C’est pourquoi l’enseignant doit dire lui-même le
nom des nombres, en utilisant la décomposition correspon-
dante : « Je vais vous dire comment ce nombre s’appelle :
c’est sept : cinq, une main complète (en montrant les doigts
correspondants) et encore deux (en montrant les doigts
correspondants), c’est sept. »
66
Premiers pas vers les maths

En comparant des nombres à l’aide de collections-


témoins de doigts, les enfants apprennent beaucoup plus
que le nom des nombres : ils apprennent que le nombre
suivant se forme en ajoutant une unité supplémentaire.
S’il y a « comme ça de chats, une main et deux » dans une
maison et « comme ça de chats, une main et un » dans l’au-
tre, les enfants savent très tôt comment faire pour qu’il y
ait « pareil » de chats dans les deux maisons : il faut lever
un doigt supplémentaire, c’est-à-dire faire entrer un chat
de plus dans la maison. Ils apprennent que « une main et
deux, c’est une main et un et encore un ». Ils apprennent
surtout que, de manière générale, le nombre suivant se
forme en ajoutant une unité supplémentaire. Or, comme
nous allons le voir, cette connaissance est essentielle parce
qu’elle permet aux enfants d’entrer dans un apprentis-
sage du comptage en comprenant comment fonctionne
celui-ci.

◗ L’enseignement du comptage d’objets


en moyenne section

◗ Comment enseigner le comptage en moyenne section ?


L’idéal serait que l’ensemble des enfants comprenne d’em-
blée que les mots qui sont prononcés lorsqu’on compte des
objets sont les noms des nombres successivement formés
par ajout d’une unité et non des numéros : lors d’un comp-
tage, lorsque je dis « quatre » (après « un », « deux » et
« trois ») ce mot désigne le nombre d’unités déjà prises en
compte, si je poursuis en disant « cinq », ce mot désigne le
nombre résultant de l’ajout d’une unité supplémentaire, etc.
Ainsi, lorsque les objets sont déplaçables, il vaut mieux
former successivement la collection des objets déjà pris en
compte plutôt que de compter les objets après les avoir ali-
gnés (cf. figure ci-après).

67
Chapitre 5

On comprend mieux que les mots prononcés sont des


noms de nombres, ici :

« un » « deux » « trois » « quatre »

… que lorsque les mêmes mots sont prononcés ainsi…

« un » « deux » « trois » « quatre »

Lorsque les objets ne sont pas déplaçables, mieux vaut


commencer par les masquer en totalité avant de les décou-
vrir un à un, comme ci-dessous, par exemple :

« un » « deux » « trois » « quatre »

◗ Quand et à quel rythme enseigner le comptage


en moyenne section ?
En moyenne section, l’idéal serait de n’enseigner le comp-
tage qu’à des enfants qui ont compris le système des trois
premiers nombres à travers des dialogues comme ceux qui
sont rapportés au début de ce chapitre. Une fois qu’ils
savent dire les nombres jusqu’à 3 sans compter, lorsqu’ils
68
Premiers pas vers les maths

entendent les trois premiers mots d’un comptage, ils les


interprètent comme les noms des nombres qui correspon-
dent aux collections qu’ils ont successivement sous les
yeux. C’est tout naturellement qu’ils pourront généraliser
cette propriété aux mots suivants : si le comptage s’achève
sur le mot « quatre », celui-ci, comme les précédents, est le
nom du nombre d’objets correspondants.
Que faire lorsque des enfants de moyenne ou de grande
section ne savent pas encore dire le nombre d’unités d’une
collection jusqu’à 3 sans compter ? Il semblerait prudent de
commencer par leur enseigner le système des 3 premiers
nombres comme indiqué au début de ce chapitre. Lorsque
des élèves de MS ou de GS semblent n’avoir encore rien com-
pris aux premiers nombres, cette façon de les leur faire com-
prendre reste la meilleure manière d’aborder les nombres
avec eux et de les préparer à bien comprendre le comptage.
Comme nous l’avons vu, enseigner à « compter loin » à des
élèves qui n’ont pas encore compris le système des trois pre-
miers nombres, c’est courir le risque que certains d’entre eux
soient en échec grave et durable avec les nombres.
Une autre question se pose à l’enseignant de moyenne
section : à quel rythme faut-il enseigner le comptage ?
Faut-il d’abord enseigner à compter jusqu’à 4 ou 5, tout en
faisant comprendre les décompositions de ces nombres
(quatre, c’est deux et encore deux, trois et encore un…)
avant d’enseigner à compter plus loin ? Cela semble une
démarche pédagogique prudente. Cependant, tout dépend
de la compréhension générale des nombres qui est celle des
enfants. En effet, on peut aller beaucoup plus vite et leur
enseigner assez rapidement à « compter loin » lorsqu’ils
ont compris que, de manière générale, les nombres succes-
sifs s’engendrent en ajoutant une unité. Les dialogues pré-
sentés au début de ce chapitre concernant les nombres au-
delà de 3 permettent souvent cette compréhension : si, lors
du dénombrement des absents, on a oublié une étiquette
au fond de la boîte, le nombre des absents n’est plus le
même car il faut lever un doigt de plus et, dans ce cas, le
nombre ne se dit pas de la même manière.
69
Chapitre 5

Les enfants qui ont cette connaissance générale se


reconnaissent au fait que, lorsqu’ils apprennent à compter
des objets au-delà de 3, ils contrôlent leur récitation de la
suite verbale. S’ils ont oublié le nom d’un nombre, ils ne
disent pas n’importe lequel parmi les mots-nombres sui-
vants mais s’arrêtent en disant qu’ils ne se rappellent plus
le nom de ce nombre. Souvent, ils préfèrent demander à
l’adulte quel est le « bon nom de nombre ». En effet, pour
ces enfants, chaque pointage d’un nouvel objet de la collec-
tion à dénombrer ne vise pas au numérotage de cet objet :
il correspond à l’ajout de l’unité correspondante et à la
création mentale du nombre résultant de cet ajout.

« un » « deux » « trois » « quatre »


En revanche, le maître qui se contente d’enseigner
« comment compter » a souvent besoin de répéter à ses élè-
ves la règle selon laquelle : « Il faut dire les mots-nombres
dans l’ordre. » Lorsqu’un apprentissage n’est pas guidé par
la compréhension, il faut longtemps rappeler aux enfants
les règles du comportement ad hoc. Et cela assure seule-
ment que, probablement, les enfants auront à terme le
comportement attendu ; cela ne garantit d’aucune façon
qu’ils progressent vers la compréhension du « pourquoi
compter », même si, de fait, beaucoup d’enfants progres-
sent vers cette compréhension (grâce au subitizing).
Un enfant à qui l’on apprend à « compter loin » et qui
sait que lorsqu’il compte, chaque nouveau mot prononcé est
le nom du nombre nouvellement formé, dispose de l’« ins-
trument intellectuel » qui va lui permettre de réfléchir son
comptage en termes de décompositions : « quatre, c’est trois
et encore un ». En revanche, l’enfant à qui l’on apprend à
70
Premiers pas vers les maths

« compter loin » et qui n’a pas cette connaissance risque de


considérer le fait de « compter loin » comme un but en soi
et de s’enfermer dans l’aspect rituel du comptage. Il vaut
sûrement mieux aider cet enfant à comprendre les pre-
miers nombres et à comprendre que les nombres successifs
se forment en ajoutant des unités plutôt que de le confor-
ter dans cet apprentissage sans signification.

◗ En moyenne et en grande section :


comparer à l’aide du comptage

Dans le chapitre 4, nous avons souligné l’intérêt d’une


situation-problème où il s’agit d’anticiper le résultat d’une
correspondance terme à terme. Si une collection de bouteil-
les vides se trouve dans un coin de la classe (7 bouteilles
par exemple) et une collection de bouchons (8 bouchons par
exemple) dans un autre coin, le comptage des deux collec-
tions permet d’anticiper qu’il y a assez de bouchons : en
effet, le comptage des bouchons (« un, deux, trois, quatre,
cinq, six, sept, huit ») « va plus loin » que celui des bouteil-
les (« un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept »).
Cette situation de comparaison permet aux enfants de
comprendre que dans un comptage, ce qui importe c’est
« jusqu’où va ce comptage » : la collection la plus nom-
breuse est celle dont le comptage va le plus loin. De plus,
c’est à partir de l’écoute des deux comptages qu’on peut
déterminer celui qui va le plus loin6. En MS et en GS, pour
mettre en évidence le fait que l’écoute d’un comptage est
cruciale pour qui veut interpréter son résultat, il est inté-
ressant de demander aux enfants d’anticiper le résultat
d’une correspondance terme à terme à partir de la seule
écoute des comptages des deux collections : l’enseignant
compte les deux collections en faisant en sorte que les
enfants ne les voient pas (les bouteilles : « un, deux, trois,
quatre » et les bouchons : « un, deux, trois », par exemple)
et les élèves doivent anticiper le résultat de la correspon-
dance terme à terme.
71
6. Cf. chapitre 4, encadré p. 52.
Chapitre 5

Un exemple de scénario où l’enseignant compte


et les enfants comparent
LE MATÉRIEL EST CONSTITUÉ DE CARTONS AVEC DES COLLECTIONS DESSINÉES EN HAUT
ET EN BAS (LES UNITÉS SONT RÉGULIÈREMENT ESPACÉES SUR TOUTE LA LONGUEUR).
IL FAUT LES PLASTIFIER POUR POUVOIR FAIRE DES TRAITS DESSUS AU FEUTRE EFFAÇABLE7.

LA CORRESPONDANCE TERME À TERME PERMET DE CONNAÎTRE


LA COLLECTION LA PLUS NOMBREUSE.

7. On peut aussi fabriquer des feuilles illustrées qu’on place dans des pochettes
72 en plastique transparentes. La mallette Je compte… tu compares (Retz, 2005) propose
un matériel complet : 32 fiches cartonnées avec trois contextes de comparaison.
Premiers pas vers les maths

QUAND L’ENSEIGNANT COMPTE LES POULES ET LES POUSSINS ALORS QUE L’ENFANT
NE VOIT QUE LE VERSO DU CARTON, CELUI-CI PEUT ANTICIPER LE RÉSULTAT DE LA
CORRESPONDANCE TERME À TERME ET MÊME LA DIFFÉRENCE :

Je compte Je compte
les poules : les poussins :
un, deux, trois. un, deux, trois,
quatre, cinq.

APRÈS AVOIR VÉRIFIÉ L’ANTICIPATION EN RÉALISANT LA CORRESPONDANCE TERME À


TERME, L’ENSEIGNANT EXPLIQUE COMMENT LES ENFANTS QUI RÉUSSISSENT RAISONNENT :

J’ai compté
J’ai compté
les poussins :
les poules :
un, deux, trois,
un, deux, trois.
quatre, cinq.

73
Chapitre 5

◗ L’enseignant compte, les enfants comparent


Aux pages 72-73, on présente un matériel assez facile à
fabriquer qui permet de mettre en œuvre l’idée pédagogique
précédente. Dans un premier temps, les enfants comparent
des collections dessinées au recto de cartons en effectuant
une correspondance terme à terme au feutre effaçable. Dans
un deuxième temps, l’enseignant compte les collections
(dans l’exemple de la page 73, il s’agit de poules en haut et
de poussins en bas) en s’arrangeant pour que les enfants ne
voient que le verso des cartons. Les enfants qui entendent
par exemple « un, deux, trois » (pour les poules) et « un,
deux, trois, quatre, cinq » (pour les poussins) doivent antici-
per le résultat de la correspondance terme à terme (une
poule – un poussin). Quand les enfants qui ont trouvé la
solution l’ont exprimée, l’enseignant effectue la correspon-
dance terme à terme pour mettre en évidence ce qu’était la
bonne anticipation.
L’intérêt de cette situation est qu’il est facile d’expliquer
aux enfants qui échouent comment raisonnent ceux qui réus-
sissent. Il suffit en effet de recompter de manière visible les
deux collections qui ont été mises en correspondance terme
à terme tout en accentuant l’intonation des mots-nombres
qui correspondent à la différence : « Il faut bien écouter ;
j’ai compté les poules : « un, deux, trois » et j’ai compté les
poussins : « un, deux, trois, quatre, cinq ». De plus, lorsque
la progression recommandée ici a été retenue, à ce moment,
les enfants, sont capables de dire qu’il y a 3 unités dans une
collection sans les compter. Aussi l’enseignant peut-il
expliciter la décomposition correspondante en disant :

« 5 poussins, c’est 3 poussins,


comme les poules, et encore
2 poussins tout seuls ».
Les enfants comprennent
l’expression : « 3 poussins,
comme les poules » grâce au
subitizing et parce que chaque
poule est reliée à un poussin.
74
Premiers pas vers les maths

Lorsqu’on demande aux


Des enfants très surpris d’être
enfants d’anticiper la diffé-
capables d’anticiper le résultat
rence, la tâche est facilitée si de la correspondance terme à terme
la consigne est donnée en
La première fois qu’on anime l’activé des
deux temps :
pages 72-73 avec des enfants de MS, ceux
– Après un premier qui ont compris comment le comptage
comptage des deux collec- fonctionne et qui sont capables d’anticiper
tions, on interroge pour laquelle des deux collections est la plus
nombreuse, sont souvent les premiers
savoir quelle est la plus
surpris d’avoir cette compétence : après
nombreuse : « Y a-t-il plus avoir entendu l’enseignant compter,
de…, plus de… ou autant ils sont presque sûrs qu’il y a plus de
de… que de… ? » poussins que de poules alors qu’ils
n’ont vu ni les poules, ni les poussins !
– L’enseignant poursuit :
Ils sont surpris de constater qu’il n’est
« Vous me dites qu’il y a plus pas nécessaire de voir pour savoir.
de poussins. Je vais recomp- Ce phénomène n’est pas étonnant :
ter les poules et les poussins. avoir compris le comptage « en actes »,
Écoutez bien et vous pourrez c’est-à-dire dans des conditions où les
informations visuelles et auditives sont
me dire combien il y aura de
simultanément disponibles, n’implique
poussins tous seuls. » évidemment pas qu’on a pleinement
En grande section, lors- réalisé que, pour comparer la taille de
que les nombres ne dépas- deux collections, l’important est d’être
attentif à l’ « étendue sonore » de leurs
sent pas 7 ou 8, de nom-
comptages : lequel va le plus loin dans
breux enfants sont capables la suite verbale ?
d’anticiper une différence de
un ou deux.

◗ Une idée-guide : favoriser


les décompositions
Les activités décrites ci-dessus ont en commun de favoriser
les décompositions des nombres, et notamment celles où un
nombre quelconque apparaît comme résultant de l’ajout
d’une unité à son prédécesseur. Dans l’espace de ce chapi-
tre, il n’est pas possible de décrire précisément un plus
grand nombre d’activités pédagogiques. D’autres ont été
suggérées dans le chapitre 4 : la comparaison de constella-
tions différentes du même nombre, par exemple. En fait, le
75
Chapitre 5

pédagogue qui a compris pourquoi le comptage est long-


temps une pratique obscure pour un grand nombre
d’enfants, celui qui a compris l’intérêt de l’usage d’authen-
tiques collections-témoins de doigts et, plus généralement,
l’importance des décompositions, n’aura aucun mal à inven-
ter ou à adapter des séquences pédagogiques afin qu’elles
concourent au progrès de l’enfant.
L’enseignant pourra, par exemple, évaluer l’intérêt de
telle ou telle comptine… Il rejettera celles qui visent à ensei-
gner la suite numérique verbale et qui invitent les enfants
à compter sur leurs doigts en les numérotant. Mais il pourra
aussi utiliser au mieux des comptines existantes. Prenons
l’exemple d’une comptine à jeux de doigts largement utili-
sée en maternelle, la comptine des « Lapins copains » (texte
et jeu de doigts ci-contre). Elle est utilisée aujourd’hui dans
un grand nombre de classes et elle est présentée dans de
nombreux ouvrages pédagogiques. Malheureusement, le
cadre théorique qui a conduit à l’inventer n’est pas toujours
présenté et les maîtres ne sont pas nécessairement informés
des principaux dysfonctionnements possibles : celui, par
exemple, où l’on utilise toujours les mêmes configurations
de doigts et où celles-ci, pour certains enfants, ne fonction-
nent pas comme d’authentiques collections-témoins.
Avançons une autre idée d’adaptation d’une pratique
pédagogique classique : lorsqu’il s’agit de gérer le nombre
d’absents, on peut s’interroger, dans les cas où il y a
4 absents, sur la répartition entre filles et garçons :
4 enfants absents, ça peut-être 4 garçons, 4 filles, 1 garçon
et 3 filles, etc. On n’insistera jamais assez : le secret de la
compréhension des premiers nombres et, donc, de futures
bonnes compétences en calcul, c’est l’appropriation des
décompositions de ces nombres.

76
Premiers pas vers les maths

Les lapins
c o p a i n s8

1 petit lapin … un autre petit 2 petits lapins


sur le chemin lapin. sont devenus
rencontre… copains.

2 petits lapins … un autre petit 3 petits lapins


sur le chemin lapin. sont devenus
rencontrent… copains.

3 petits lapins … un autre petit 4 petits lapins


sur le chemin lapin. sont devenus
rencontrent… copains.

4 petits lapins … un autre petit J’ai 5 doigts


sur le chemin lapin. sur ma main
rencontrent… pour compter
les petits lapins.

77
8. Texte original, extrait de Brissiaud (1989).
Chapitre 6

Comment améliorer
la pédagogie du nombre
à l’école maternelle ?
ans ce petit livre, quelques idées forces ont été avancées
D concernant une « première rencontre réussie » avec les
nombres. Nous avons souligné que le comptage est une pra-
tique qui, pour de nombreux enfants, reste longtemps obs-
cure si les nombres ne sont pas abordés à l’aide de leurs
décompositions (grâce aux collections-témoins de doigts, à
l’analyse de constellations, aux comparaisons de la taille de
diverses collections…). Ces idées forces sont encore large-
ment méconnues, tout comme les travaux de recherche qui
les fondent.
L’enjeu d’une amélioration de la pédagogie du nombre
à l’école maternelle n’est pas seulement de permettre une
réussite plus complète et plus précoce pour les enfants qui
vont réussir de toute façon, quelle que soit la pédagogie
adoptée. Il est surtout de prévenir l’échec de ceux qui sont
moins avancés dans leur apprentissage du langage. En cas
d’enseignement précoce du comptage, ils sont en effet les
plus exposés à ce risque. Les recherches sur le sujet sont
formelles : une mauvaise compréhension du dénombre-
ment est une cause spécifique de l’échec grave et durable
en mathématiques.
Notre pays a la chance d’avoir une école maternelle qui
scolarise les enfants dès 3 ans, et pour certains vers 2 ans.
Dès lors, c’est à elle que revient la responsabilité princi-
pale dans le travail de prévention de l’échec. Or, il existe
une marge de manœuvre certaine pour améliorer les pra-
tiques pédagogiques dans le domaine des premiers appren-
tissages numériques. En effet, les textes officiels pour
78
Premiers pas vers les maths

l’école maternelle ont été rédigés au début des années 2000


à partir de références scientifiques déjà anciennes (et déjà
très discutées à l’époque). Les résultats de ces recherches
anciennes sont toujours mis en avant dans la formation
alors qu’ils mériteraient d’être sérieusement interrogés ; le
rôle de la langue dans les apprentissages numériques n’est
pas suffisamment pris en compte dans l’utilisation de ces
recherches et, enfin, les enseignants sont insuffisamment
sensibilisés à la nécessité de faire un usage prudent des
évaluations. Sur tous ces points, il est possible d’avancer.

◗ Mettre à jour les programmes


Les programmes actuellement en vigueur à l’école ont été
publiés en mars 2007. Concernant l’école maternelle, aucun
changement n’a été apporté à ceux de 2002. Cette absence
d’évolution laisse penser qu’à ce niveau de la scolarité, les
documents d’accompagnement des programmes de 2002
restent toujours d’actualité. Dans les documents d’accompa-
gnement des programmes, on lit qu’« (en petite section de
l’école maternelle) les premiers éléments de la comptine
numérique orale peuvent déjà être mis en place, au moins
jusqu’à cinq ou six, pour une grande majorité d’élèves, par
imitation avec l’aide de l’adulte. Son utilisation pour dénom-
brer de petites quantités (supérieures à trois) commence à se
développer » (page 27). Et ce texte précise que, dans cette
classe, « le dénombrement de petites quantités est déjà possi-
ble, les procédures pouvant varier d’un enfant à l’autre :
reconnaissance perceptive ou comptage un par un. Dans ce
dernier cas, tous les enfants ne sont pas encore capables de
reconnaître que le dernier mot prononcé lors d’un comptage
des objets exprime la quantité tout entière » (page 28). Nous
avons vu ce qu’il convient de penser de l’expression « recon-
naissance perceptive » : il est surprenant que les textes offi-
ciels fassent ainsi partie des documents pédagogiques qui
adoptent une définition du subitizing erronée et dangereuse
d’un point de vue pédagogique (cf. chapitre 3, p. 36).
79
Chapitre 6

Mais le plus étonnant est évidemment que le chemine-


ment où l’enfant apprend à compter « par imitation » sans
savoir pourquoi l’on compte, sans savoir que le dernier mot
prononcé désigne le nombre, soit considéré dans ce texte
comme allant de soi. D’ailleurs, les programmes n’envisa-
gent pas de manière explicite l’existence d’une autre façon
d’aborder les nombres en petite section, ils n’envisagent
pas explicitement l’existence des symboles que sont les col-
lections-témoins de doigts (l’expression n’est pas utilisée).
Les programmes de 2007 parlent de l’usage des doigts
mais, plutôt que d’insister sur le caractère symbolique du
procédé qui consiste à construire une collection de doigts
par correspondance terme à terme (l’adulte montre des
doigts pour signifier un nombre de chats !), plutôt que de
souligner qu’il s’agit d’une authentique procédure de
dénombrement, ils préfèrent insister sur le fait que les col-
lections de doigts sont « naturelles ». Par ailleurs, la
construction d’une collection-témoin de doigts par corres-
pondance terme à terme n’y est pas distinguée du comptage
sur les doigts. Et pourtant, il s’agit de deux procédures qui
ont des propriétés pédagogiques très différentes, correspon-
dant notamment à deux façons très différentes de « parler
les nombres ». Les textes officiels n’attirent pas non plus
l’attention des professeurs des écoles sur la différence entre
les collections-témoins et les configurations de doigts qui, si
elles sont traitées comme des images, ne sont pas des sym-
boles numériques. De même, le mot « décomposition » (ou
un autre qui exprimerait la même idée) ne figure pas dans
les programmes pour l’école maternelle. Nous avons suffi-
samment souligné l’importance de cette mise en relation
des nombres pour déplorer ici son absence. Dans le même
ordre d’idée, aucune situation de comparaison n’est
proposée dans la liste des tâches visant à évaluer les com-
pétences numériques d’un enfant en fin d’école maternelle
(documents d’accompagnement, pages 30 et 31).
Une mise à jour des programmes de l’école maternelle
est donc une première proposition de nature à améliorer la
pédagogie en maternelle.
80
Premiers pas vers les maths

◗ Prendre en compte les recherches


scientifiques récentes

Les programmes de 2007, comme ceux de 2002, commen-


cent par l’affirmation que : « Le bébé déjà distingue des
quantités.1 » L’usage du mot « quantité » est peu fréquent
chez les chercheurs, ils utilisent la plupart du temps le mot
« nombre » à sa place. Lorsqu’il a cours, cet usage du mot
« quantité » s’explique du fait que les bébés ne parlent pas.
En effet, lorsque des chercheurs défendent l’idée que les
bébés conçoivent les premiers nombres, il ne peut s’agir
que de nombres « sans mots-nombres » : certains auteurs
préfèrent alors parler de « quantité ». Ce choix est loin
d’être systématique. Stanislas Dehaene (1997, p. 70), par
exemple, écrivait dans son ouvrage La Bosse des maths
que : « Il est clair que, dès l’âge de 6 mois, le bébé est en pos-
session d’un compteur arithmétique rudimentaire, capable
de reconnaître les petits nombres et de les combiner en
additions et en soustractions élémentaires. » Cependant,
aujourd’hui, la plupart des chercheurs s’accordent pour
considérer que les bébés ne construisent pas de représen-
tations mentales correspondant aux nombres ou aux quan-
tités : ils construisent seulement des représentations
mentales correspondant aux petites collections.
Susan Carey (2004), par exemple, qui est professeur
à Harvard et est l’une des principales chercheuses dans
le domaine, considère que les résultats des recherches dispo-
nibles conduisent à réfuter l’existence de représentations
exactes des quantités ou des nombres chez le bébé2. Il faut
seulement considérer que, face à une collection de 3 livres
par exemple, le bébé dispose d’un modèle mental de cette
collection, formé de 3 symboles qui correspondent aux
éléments de la collection. Ces symboles peuvent être des ima-
ges mentales (❑❑❑), des représentations très générales

1. C’est peut-être aussi une allusion à une compétence innée que partagerait l’être
humain avec les animaux et qui leur permet de distinguer des grandeurs lorsqu’elles
sont assez différentes. Cependant, Susan Carey (2004) considère que cette capacité
de représentation approximative des nombres ne joue aucun rôle dans le progrès
des enfants dans l’appropriation des premiers nombres.
2. Pour des textes en français, on peut se référer à Bideaud, Lehalle et Vilette (2004) ; 81
Fischer (2005) ; Rousselle (2005).
Chapitre 6

(objet, objet, objet) ou plus spécifiques (livre, livre, livre). Quel


que soit leur niveau de généralité, l’enfant a accès à ces trois
symboles simultanément, en parallèle : il n’a pas besoin de
consacrer de l’attention à chacun d’eux. Cette capacité pré-
attentionnelle qui se limite à 3 est à la base du subitizing.
Mais Susan Carey insiste sur le point suivant : si le bébé
dispose de trois symboles, il ne dispose pas d’un symbole
qui correspondrait au nombre ou à la quantité.
De son point de vue, représenter le nombre ou la quantité
correspond à une étape supplémentaire par rapport à la
simple formation d’un modèle mental de la collection qui
vient d’être décrit. Cette étape supplémentaire consiste
à créer, à partir de ce modèle mental, un symbole pour
penser la totalité. Celui-ci peut prendre la forme sui-
vante, qui est celle d’une collection-témoin : [1, 1, 1].
Par rapport à l’étape précédente, chaque livre ou objet
(ou chaque son) a été dépouillé de ses qualités pour n’en
retenir que sa présence dans la collection de départ : cela
correspond à la création mentale d’unités numériques. Par
ailleurs, on aura noté que les parenthèses qui étaient utili-
sées pour désigner le modèle mental ont été remplacées par
des crochets. Cela exprime le fait qu’il n’y a ni quantité, ni
nombre possible sans une totalisation des unités.
Susan Carey n’envisage pas le cas où, chez l’enfant plus
âgé, ce symbole est une collection-témoin de doigts dont la
construction est verbalisée à l’aide d’une décomposition.
Cependant, il est clair que :
1) Le fait de verbaliser la décomposition de la collection
de départ en unités (un, un et un) aide à l’abandon des qua-
lités de chaque livre ou objet (ou son) pour se focaliser sur
la présence de ces différentes unités.
2) L’enfant qui, dans le même temps, forme une collec-
tion-témoin de 3 doigts montre par son geste qu’il tota-
lise les différentes unités et il crée ainsi un symbole expri-
mant la quantité.
Le point de vue théorique et pédagogique développé
dans les chapitres 1 à 4 est donc compatible avec le point
de vue de S. Carey, celui qui est aujourd’hui le plus souvent
82
Premiers pas vers les maths

retenu par les chercheurs. Et, dans ce même esprit, on pour-


rait imaginer que les programmes de 2007 commencent
ainsi : « Les bébés et, donc, les jeunes enfants construisent
des modèles mentaux des très petites collections (jusqu’à 3
éléments). Cela leur permet de distinguer ces collections
quand elles n’ont pas la même taille, mais cela ne signifie
pas qu’ils ont accès au nombre ou à la quantité car le nom-
bre, ou la quantité, nécessite une symbolisation de cette
taille. La façon dont les enseignants de petite section favori-
sent cette symbolisation est l’un des aspects cruciaux de la
pédagogie des nombres à ce niveau de la scolarité. » Et il
serait souhaitable qu’ensuite soient explicitées et compa-
rées les deux principales façons de favoriser chez les
enfants l’accès à un symbole numérique : l’enseignement
du comptage et celui d’une décomposition de la collection
qui s’accompagne de la construction d’une collection-témoin
explicite, de doigts par exemple.

◗ Interroger les références scientifiques


qui sont utilisées en formation

Parmi les conférences disponibles sur le site de l’École


supérieure de l’Éducation nationale (ESEN), l’une est
consacrée à l’enseignement des nombres de la maternelle
au CP. Elle est récente (janvier 2006) mais le conférencier
y défend le point de vue que l’acquisition de la chaîne numé-
rique verbale et son usage précoce pour compter doivent
être considérés comme des moyens privilégiés d’accéder
aux nombres et, pour appuyer la thèse selon laquelle les
enfants comprennent de manière précoce le comptage, il
présente le tableau suivant sous le titre : « Le dénombre-
ment un à un : quelques repères ».

3 ans 4 ans 5 ans

7 objets 19 % 47 % 80 %

11 objets 5% 37 % 45 %

83
Chapitre 6

Ces résultats apparaissent surprenants : doit-on pren-


dre pour repère le fait que 19 % des enfants de 3 ans et
47 % des enfants de 4 ans savent dénombrer une collection
de 7 objets en les comptant un à un ? Si c’est le cas, il
devient effectivement raisonnable d’enseigner le comptage
jusqu’à 5 ou 6 dès la petite section. Rien n’est dit de l’ori-
gine de ces chiffres, sinon qu’ils correspondraient à un
usage des différents « principes du comptage ».
Cette manière de s’exprimer (l’usage du mot « principe »)
renvoie évidemment à la théorie innéiste de Gelman3.
Rappelons que, selon elle, les enfants comprendraient de
manière innée ce qu’elle appelle « les principes du comptage ».
Les chiffres précédents sont obtenus dans une expérience
visant à évaluer leur connaissance. Dans ce type d’expérience,
il faut savoir que la connaissance de ces principes est évaluée
séparément. Dans celle qui nous intéresse (Gelman et
Gallistel, 1978), par exemple, les enfants sont soumis six fois
au comptage d’une collection de 7 jetons et, pour chaque comp-
tage, l’expérimentateur prélève trois sortes d’informations :
1) Il note si l’enfant a utilisé 7 mots différents en poin-
tant chacun des 7 jetons. Lorsque l’enfant a dit : « un, deux,
trois, cinq, six, huit, dix » ou toute autre suite de 7 mots dif-
férents lors de quatre des six comptages qui lui sont pro-
posés, il est considéré comme connaissant le « principe de
correspondance terme à terme ».
2) Il note si l’enfant utilise toujours la même suite de
mots. Lorsque l’enfant a utilisé la même suite de mots lors
de quatre des six comptages qui lui sont proposés, il est
considéré comme connaissant le « principe de suite sta-
ble » ; il importe de remarquer que les quatre comptages
pris en considération pour apprécier si l’enfant possède ce
principe ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux
qui sont pris en considération pour apprécier le « principe
de correspondance terme à terme ».

3. Il est probable qu’ils ont été prélevés dans un article en français qui parle de
ses travaux. Cependant, le plus souvent, de tels chiffres sont inintelligibles sauf
à se reporter au texte original, en l’occurrence l’ouvrage que Rochel Gelman a écrit
en 1978 avec Randy Gallistel. Lorsqu’on examine les conditions dans lesquelles
ils ont été obtenus, on s’aperçoit que le tableau précédent renvoie une vision
84 particulièrement déformée des compétences réelles en dénombrement des enfants
d’âges correspondants.
Premiers pas vers les maths

3) Il note si l’enfant a répété le dernier mot-nombre


(dix, dans l’exemple du comptage : « un, deux, trois, cinq,
six, huit, dix ») ou changé d’intonation pour prononcer ce
dernier mot-nombre. Il suffit qu’il l’ait fait lors d’un seul
des six comptages proposés, pour être considéré comme
connaissant le « principe cardinal »4.
De plus, dans ce genre d’écrit, aux États-Unis, 3 ans
signifie « dans sa 3e année », c’est-à-dire entre 3 ans 1 mois
et 3 ans 11 mois5.
Les pourcentages du tableau présenté par le conféren-
cier doivent donc se comprendre ainsi : 19 % des 21 enfants
qui participaient à l’expérience et étaient dans leur troi-
sième année (4 enfants, donc), se sont révélés posséder les
trois « principes » lorsqu’on les évalue séparément comme
ci-dessus. Ainsi, 4 enfants sur les 21 – peut-être les quatre
enfants du groupe qui sont les plus âgés, ceux qui ont pres-
que 4 ans – se sont vu attribuer la connaissance des « prin-
cipes ». Il est tout à fait possible qu’aucun de ces enfants
n’ait réussi complètement un seul des six comptages d’une
collection de 7 unités qu’on leur a proposés.
Comment peut-on présenter 19 % comme un « pourcen-
tage-repère » permettant d’apprécier la maîtrise du comp-
tage d’une collection de 7 unités par les enfants de 3 ans alors
que ce nombre renvoie peut-être au comportement d’enfants
ayant presque 4 ans et dont aucun n’a peut-être réussi un
seul dénombrement d’une collection de cette taille ?
Il convient de noter que le conférencier invite à utiliser
ces chiffres avec prudence, indiquant qu’ils sont anciens.
Comme les enfants n’ont sûrement pas régressé dans ce
domaine (on peut même penser le contraire), on comprend
mal cette mise en garde. En fait, le problème que posent
ces chiffres n’est pas qu’ils soient anciens mais qu’ils reflè-
tent de manière trompeuse la réalité qu’ils sont censés
décrire. Un effet possible d’une telle présentation est que

4. Rappelons que cette façon d’apprécier la compréhension de la signification


cardinale du dernier mot-nombre a, dès 1978, été très critiquée : Karen Fuson,
par exemple, souligne qu’on risque de confondre une authentique compréhension
avec l’usage d’une « règle du dernier mot prononcé ».
5. Ces pourcentages ont été publiés dans un livre (et non dans une revue scientifique) 85
et les auteurs se sont autorisés à ne fournir ni moyennes, ni écarts-types.
Chapitre 6

les inspecteurs soient déçus par les performances des élè-


ves de PS et de MS de leur circonscription quand ils les
comparent à celles du tableau, et qu’ils signifient aux pro-
fesseurs d’école qu’il est possible d’obtenir de meilleures
performances et de manière plus précoce. Ces professeurs
d’école, ainsi pressés, risquent de verser dans une pédago-
gie de plus en plus proche d’un conditionnement et de se
focaliser de plus en plus sur les aspects procéduraux et
comportementaux du progrès, au détriment de ses aspects
conceptuels.

◗ Prendre en compte le rôle de la langue


dans les apprentissages numériques

Il est clair qu’un usage prudent des travaux en psycholo-


gie est avant tout un usage informé et critique de ces tra-
vaux. Mais, même quand c’est le cas, il faut être attentif au
fait que la plupart des recherches disponibles concernant
les premiers apprentissages numériques ont été menées
avec des enfants anglophones. Or, on ne parle pas les nom-
bres de la même manière en anglais et en français.
Rappelons les principales différences :
– les enfants anglophones ne sont pas confrontés à la
polysémie du mot « un » (a cat ; one cat) ;
– les enfants anglophones parlent de l’unité à l’aide du
mot one quel que soit le genre de cette unité (il n’y a pas
d’équivalent de notre distinction entre « un » et « une ») ;
– dans toutes les phrases, quelle que soit leur syntaxe,
la pluralité s’entend parce qu’elle marquée de manière
sonore dans le nom qui exprime ce qui est en plusieurs
exemplaires (one cat ; several cats) ;
– il semblerait qu’il y ait beaucoup plus d’usage des mots-
nombres en tant que numéros en français qu’en anglais.
Diverses recherches ont étudié la façon dont les enfants
anglophones comprennent que des mots comme « two »,
« three », « four », « five », etc. sont des noms de nombres,
que ce soit dans le contexte du langage quotidien (les sept
86
Premiers pas vers les maths

nains de Blanche-Neige) ou dans celui du comptage. Toutes


conduisent à penser que les différences précédentes ren-
dent le progrès plus difficile pour un enfant francophone
que pour un enfant anglophone. Cela explique vraisembla-
blement que les pédagogues francophones se méfient bien
plus que leurs collègues anglophones du contexte du comp-
tage, dans lequel il est particulièrement difficile de com-
prendre que les mots-nombres sont des noms de nombres.

◗ User avec prudence des évaluations

L’évaluation prend de plus en plus d’importance dans le


« pilotage » des systèmes éducatifs occidentaux. Et cela
peut friser la caricature : la NUT (National Union of
Teachers) anglaise, par exemple, dénonce aujourd’hui le
fait que les écoles de ce pays soient devenues des « usines
à examens » (exam factories), au point que certains maîtres
privilégient la réussite à ces examens au détriment…
d’une authentique compréhension. Il faut particulière-
ment se garder d’une telle attitude pédagogique concer-
nant les apprentissages numériques car il s’agit d’un
domaine de connaissances dans lequel il est bien plus
facile d’exercer les élèves à répondre correctement à telle
ou telle tâche isolée que de favoriser une réelle compréhen-
sion des nombres en tant que système. L’enfant qui dit
« cinq » lorsqu’on lui montre des points en quinconce, par
exemple, dénomme-t-il une figure ou une collection-témoin
organisée (cf. chapitre 4, p. 46) ?
De plus, toute évaluation a nécessairement partie liée
avec une théorie du progrès : on n’évalue pas de la même
manière les élèves selon ce que l’on considère comme les
indicateurs cruciaux du progrès. Dans le domaine des pre-
miers apprentissages numériques, l’acquisition de la
chaîne numérique verbale et son usage précoce dans les
procédures de dénombrement sont officiellement considé-
rés comme étant les moteurs du progrès. Nul doute donc
qu’un « pilotage par les résultats » mettrait alors l’accent
87
Chapitre 6

sur l’acquisition de la comptine numérique et sur le


« savoir comment compter ».
Or, dans ce petit livre, en de multiples occasions, il a été
souligné qu’une pratique intensive du comptage est pro-
ductrice d’effets « Canada Dry » : l’enfant a le même com-
portement que s’il comprenait les nombres, il répond en
tous points aux demandes de l’adulte… sauf qu’il ne com-
prend pas les nombres. L’enfant qui répète le dernier mot
d’un comptage a-t-il compris que ce mot est le nom du nom-
bre auquel on s’intéresse ou utilise-t-il une « règle du der-
nier mot prononcé » ? L’enfant qui compte sur ses doigts ne
fait-il que les numéroter ou considère-t-il une suite de col-
lections-témoins emboîtées de sorte que le mot « deux »
désigne le nombre correspondant via la collection-témoin
de deux doigts, le mot « trois » le nombre correspondant via
la collection-témoin de trois doigts… Les mots-nombres
qu’il prononce sont-ils autant de symboles d’une suite
numérique croissante du fait de l’ajout successif d’une nou-
velle unité ou de simples numéros qu’il a appris à réciter
par cœur à force d’exercices ?
Dans le domaine des premiers apprentissages numéri-
ques, la conception du progrès en vigueur dans les textes
officiels est telle aujourd’hui que tout pilotage par les
résultats ne pourrait que conduire les maîtres à exercer de
plus en plus le comptage à l’école, à renforcer l’incompré-
hension d’un nombre important d’enfants et, donc, à créer
un échec scolaire grave et durable en arithmétique élémen-
taire. La nation devrait ensuite dépenser beaucoup d’ar-
gent à tenter de « remédier » à un échec… programmé par
son système scolaire.
Il serait sûrement bien plus efficace de favoriser une
formation initiale et continue des maîtres et des forma-
teurs, conçue d’emblée comme une formation « critique »,
informée par une connaissance sérieuse des travaux et des
débats en psychologie et en didactique, et d’encourager le
développement de ces recherches avec les enfants franco-
phones.

88
Premiers pas vers les maths

Et la dyscalculie ?

ans cet ouvrage qui a l’ambition d’explorer les chemins


D de la réussite vers le calcul, il n’a été fait aucune allu-
sion à la dyscalculie développementale qui empêcherait
d’emprunter un tel chemin. D’après l’hypothèse de certains
chercheurs, il s’agirait d’un trouble qui serait spécifique de
l’apprentissage du calcul, à l’instar de la dyslexie qui est un
trouble spécifique de l’apprentissage de l’écrit. Si la dyscal-
culie n’a pas été abordée ici, c’est parce que, contrairement
à la dyslexie, on ne peut pas considérer que son existence
soit scientifiquement établie. Récemment (2007), l’Inserm
s’est livré à un « Bilan des données scientifiques » sur le
sujet1. On y lit ainsi : « Il n’existe pas de définition et encore
moins de critères diagnostiques unanimement acceptés de
la dyscalculie. Le terme même de dyscalculie n’est pas uni-
versellement utilisé pour désigner le trouble […] la défini-
tion de la dyscalculie est très grandement circulaire » (page
292) ; « les causes de la dyscalculie demeurent obscures et
pour l’heure largement indéterminées » (page 326).
La lecture de ce bilan, comme celle des nombreux
ouvrages récents publiés sur le sujet, crée cependant un
certain malaise du fait même de l’emploi du mot « dyscal-
culie » pour désigner ce que Geary, par exemple, préfère
appeler « learning disabilities in mathematics » et que
nous avons appelé ici des difficultés graves et durables
dans les apprentissages numériques. En effet, tout se passe
comme si les psychologues espéraient que ce domaine de
recherche connaisse dans les années futures une évolution
comparable à celle de la recherche sur les difficultés gra-
ves et durables d’apprentissage de l’écrit et qu’il débouche
sur la mise en évidence d’un trouble spécifique dont l’ori-
gine, complexe, ne se réduirait pas à ses composantes
89
1. Voir aussi Barrouillet (2006).
Conclusion

culturelles, sociales, économiques, pédagogiques et psycho-


logiques (QI, notamment) mais comporterait aussi, comme
pour la dyslexie, une composante neuropsychologique.
On comprend mal pourquoi il en serait nécessairement
ainsi. En effet, on sait que l’invention de l’écriture alpha-
bétique est le résultat récent d’une situation exception-
nelle : la nécessité de trouver une forme de marquage com-
mune à des langues très différentes dans leurs structures
phonologiques et syntaxiques pour faciliter les échanges
marchands au Proche-Orient. Que le cerveau humain ne
soit pas universellement bien adapté à l’appropriation du
principe qui est la base de l’écriture alphabétique n’est donc
pas si surprenant. En revanche, la construction culturelle
de la notion de nombre, d’abord grâce à l’usage des collec-
tions-témoins dont la préhistoire donne de nombreux exem-
ples, puis grâce à leur dénomination orale, s’est développée
de façon considérablement plus ancienne. De plus, toutes
les langues possèdent les structures syntaxiques nécessai-
res pour dénommer les nombres (Hurford, 1987). Ainsi, cela
n’aurait rien d’étonnant que le cerveau humain soit univer-
sellement adapté à l’appropriation du système culturel des
nombres et donc, qu’à l’origine des difficultés graves et
durables dans les apprentissages numériques il n’y ait pas
de composante neuropsychologique spécifique.
On comprend encore moins bien pourquoi un grand
nombre de chercheurs en neuropsychologie semblent fon-
der l’espoir qu’on puisse non seulement mettre en évidence
un rapport entre le fonctionnement de certaines structures
cérébrales spécialisées et le trouble observé, mais aussi que
ce rapport soit encore plus direct dans le cas de la dyscal-
culie que dans celui de la dyslexie. Ainsi, dans la synthèse
du bilan de l’Inserm, lorsqu’il est question des causes de la
dyscalculie, les auteurs écrivent qu’« une hypothèse récente
suggère que la dyscalculie résulterait du dysfonctionnement
de structures cérébrales spécialisées dans les traitements
numériques. Issues de l’évolution, ces structures confére-
raient aux êtres humains un “sens” des nombres et des rela-
tions géométriques qui feraient défaut aux dyscalculiques »
90
Premiers pas vers les maths

(page 27). Notons d’abord que les auteurs de ce rapport eux-


mêmes s’expriment immédiatement de façon plutôt pru-
dente : « cette hypothèse séduisante demande cependant à
être étayée empiriquement ». Notons ensuite que les recher-
ches les plus récentes n’étayent pas cette hypothèse2. Mais
il faut surtout noter qu’une autre hypothèse, bien plus
séduisante et, à notre sens, bien mieux étayée, n’est pas
examinée, ni même évoquée, dans le bilan de l’Inserm, à
savoir l’hypothèse pédagogique. C’est cette hypothèse qui a
guidé la rédaction de ce petit livre.
Pour la résumer, on peut s’appuyer sur ce qu’écrivent les
auteurs du bilan : « Le consensus le plus large s’établit
autour de la description du trouble et des secteurs des acti-
vités numériques les plus déficitaires. Bien avant le début
des apprentissages systématiques, les enfants dyscalculi-
ques développent une mauvaise compréhension des princi-
pes qui régissent les activités de dénombrement (compter en
pointant avec le doigt un ensemble d’objets), lesquelles
constituent le socle sur lequel se construiront toutes les habi-
letés arithmétiques ultérieures » (synthèse, page 26). Selon
l’hypothèse pédagogique, le privilège exorbitant qui est
accordé aux activités de comptage d’objets est à l’origine du
dysfonctionnement grave et durable de certains enfants.
En outre, le consensus le plus large s’établit aussi sur
le fait qu’en cas d’enseignement précoce du comptage, les
enfants, dans un premier temps, apprennent le plus sou-
vent comment l’on compte sans savoir pourquoi l’on compte
(ils n’accèdent pas d’emblée aux « principes » qui fournis-
sent les raisons du comptage). Ce constat étaye l’hypothèse
pédagogique en montrant que c’est précisément le contexte
pédagogique, marqué par l’insistance sur le comptage d’ob-
jets au moment où les enfants ne le comprennent pas faci-
lement, qui conduit certains de ceux qui sont en retard dans
leurs apprentissages langagiers à dysfonctionner grave-
ment : ils entrent dans le comptage comme dans un pur
rituel. Ces élèves se comportent ensuite en tous points
comme ceux que décrivent les défenseurs de l’hypothèse
neuropsychologique de la « dyscalculie ». Le bilan de
91
2. Voir, par exemple, Rousselle et Noël (2007).
Conclusion

l’Inserm note d’ailleurs, en cohérence avec l’hypothèse


pédagogique, que la difficulté grave et durable dans les
apprentissages numériques est très largement associée à
des difficultés langagières. Les auteurs de ce bilan notent
également l’existence d’un point obscur dans l’état de la
recherche sur le développement « normal » : peu de travaux
concernent les pratiques pédagogiques avec les enfants de
2 à 4 ans et ils soulignent qu’« un effort de recherche parti-
culier devrait se porter sur la cognition numérique chez le
jeune enfant, à l’âge des toutes premières acquisitions, bien
avant l’entrée à l’école primaire » (page 332).
En fait, les quelques recherches disponibles concernant
ces pratiques pédagogiques montrent que le comptage
d’objets n’est pas la seule procédure de dénombrement
qu’il est possible d’enseigner aux enfants de cet âge : ils
accèdent plus facilement à la notion de nombre à partir de
la construction d’une collection-témoin de doigts qui est
décrite verbalement par une décomposition en unités sim-
ples. Dans ce petit livre, les résultats de ces quelques
recherches ont été mis en relation avec toutes celles qui
concernent l’articulation entre les apprentissages numéri-
ques et les apprentissages langagiers. Un tableau cohé-
rent semble se dégager, qui donne beaucoup de
consistance à l’hypothèse pédagogique. Via la forma-
tion professionnelle des enseignants, c’est aussi celle qui
est susceptible de permettre le plus facilement des progrès
immédiats dans la prévention de l’échec scolaire en mathé-
matiques.

92
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95
Les droits d’auteur de cet ouvrage sont intégralement versés
à l’organisation humanitaire Inter Aide (www.interaide.org)
qui soutient l’aide à la scolarisation des jeunes enfants
dans les pays en voie de développement.

Direction éditoriale : Sylvie Cuchin


Édition : Céline Lorcher
Correction : Florence Richard
Illustrations : Marina Rouzé
Conception de maquette : Sarbacane Design
Mise en pages : Christophe Vallée (Domino)
N° de projet : 10142646
Dépôt légal : août 2007
Achevé d’imprimer en France en août 2007 sur les presses de l’imprimerie Laballery

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