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Philippe Perrenoud

L’organisation
du travail, clé
de toute pédagogie
différenciée
Direction éditoriale : Sophie Courault
Édition : Sylvie Lejour
Coordination éditoriale : Maud Taïeb
Relecture-correction : Christine Grall et Élodie Nicod

Composition : Ordiphone Communication/Éloïse Mariotta

© 2012 ESF éditeur


Division de la société Reed Business Information
SAS au capital de 4 099 168 €
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92448 Issy-les-Moulineaux Cedex
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Président : Antoine Duarte

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ISBN 978-2-7101-2958-5
ISSN 1158-4580
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représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pédagogies
Collection dirigée par Philippe Meirieu

L a collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs, animateurs,


éducateurs et parents, des œuvres de référence associant étroitement la
réflexion théorique et le souci de l’instrumentation pratique.
Hommes et femmes de recherche et de terrain, les auteurs de ces livres ont, en
effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique doit être
référée à un projet d’éducation. Pour eux, l’efficacité dans les apprentissages
et l’accession aux savoirs sont profondément liées à l’ensemble de la démarche
éducative, et toute éducation passe par ­l’appropriation d’objets culturels pour
laquelle il convient d’inventer sans cesse de nouvelles médiations.
Les ouvrages de cette collection, outils d’intelligibilité de la « chose éducative »,
donnent aux acteurs de l’éducation les moyens de comprendre les situations
auxquelles ils se trouvent confrontés, et d’agir sur elles dans la claire conscience
des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage de cohérence dans
un domaine où coexistent trop souvent la géné­rosité dans les intentions et
l’improvisation dans les pratiques. Ils associent enfin la force de l’argumentation
et le plaisir de la lecture.
Car c’est sans doute par l’alliance, sans cesse à renouveler, de l’outil et du sens
que l’entreprise éducative devient vraiment créatrice d’humanité.

Pédagogies/Outils : des instruments de travail au quotidien pour les enseignants,


formateurs, étudiants, chercheurs. L’état des connaissances facilement accessible.
Des grilles méthodologiques directement utilisables dans les pratiques.

*
**
Voir la liste des titres disponibles dans la collection « Pédagogies »
sur le site www.esf-editeur.fr
Sommaire

Avant-propos – Retour à l’âge de pierre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7


Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

1. La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité


et droit à la différence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Unification de l’éducation et exigence d’égalité . . . . . . . . . . . . . . . 22
Une pédagogie différenciée : vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . 25
2. Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme . . 39
Entre attentisme et persécution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
Optimiser les processus d’apprentissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Donner plus de temps aux élèves lents ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
L’emploi optimal du temps scolaire et l’organisation du travail . . . 56
La gestion du temps entre efficacité et autonomie . . . . . . . . . . . . 61
3. Espaces-temps de formation et organisation du travail . . . . . . . . 63
Une organisation pédagogique immuable ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Les limites de l’organisation tayloriste du travail scolaire . . . . . . 69
4. De la gestion de classe à l’organisation du travail
dans un cycle d’apprentissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Gestion de classe ou organisation du travail ? . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Un cycle d’apprentissage pluriannuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
La gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel . . . . . . . . . . . . 109
5. Maîtriser l’individualisation sauvage
des parcours de formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
L’individualisation des parcours : elle existe ! . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Maîtriser l’individualisation des parcours de formation . . . . . . . . 130


6. Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe,
une compétence à développer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
La latitude d’organiser son propre travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Apprendre à organiser le travail au-delà de la classe . . . . . . . . . . 138
Y a-t-il des compétences générales d’organisation du travail ? . . 141
Trois axes de formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144

Conclusion – Une école juste et efficace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149


Postface de Jean-Michel Zakhartchouk . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Les Cahiers pédagogiques et la question
de la pédagogie différenciée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
Différenciation et socle commun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161


Avant-propos
Retour à l’âge de pierre ?

E n 1966, Pierre Bourdieu écrit « L’école conservatrice », article fondateur qui


introduit l’idée d’indifférence aux différences comme source majeure des
inégalités devant l’école. À la même époque, aux États-Unis, Benjamin Bloom
développe l’idée de mastery learning (improprement traduit par « pédagogie de
maîtrise » ou « pédagogie par objectifs »), affirmant que 80 % des élèves peuvent
maîtriser 80 % du programme si l’on adapte l’action pédagogique à leur niveau et
à leur façon d’apprendre.
Dans les trente dernières années du xxe siècle, l’idée de pédagogie différen-
ciée fait son chemin en France, notamment grâce à Louis Legrand puis Philippe
Meirieu.
En 2011, à la suite d’enquêtes internationales qui révèlent l’échec de l’école
dans des domaines fondamentaux, en particulier l’apprentissage de la lecture,
on fait semblant de chercher des remèdes. Et que propose-t-on ? Le soutien péda-
gogique et la création d’internats d’excellence !
Deux idées simples, anciennes dans leur principe. La première : apporter un
appui personnalisé, un moment chaque semaine, aux élèves en difficulté. Cela part
d’une bonne intention et n’est pas inutile, mais ce dispositif n’est absolument pas
à la hauteur du défi que représentent les inégalités sociales et culturelles devant
l’école.
Quant à l’idée de réunir dans des internats d’excellence les élèves prometteurs
issus de milieux défavorisés, elle prolonge un vieux fantasme des classes diri-
geantes : donner une chance aux enfants du peuple plus « doués » que les autres,
donc faire d’une pierre deux coups : puiser quelques talents dans la réserve et
faire croire que la mobilité sociale est possible.
Le tout sur une toile de fond non moins désolante : l’antipédagogisme primaire
de certains intellectuels, la suppression massive de postes d’enseignants et le
démantèlement de la composante professionnelle de la formation initiale des
enseignants, réduite à un sommaire accompagnement de l’entrée dans le métier.
Comment en est-on arrivé là ? Dans un livre polémique, Sophie Coignard (2011)
dénonce le « pacte immoral » de ceux qui, depuis quarante ans, ne parlent que de

7
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

réduire les inégalités, mais ne font rien, strictement rien de convaincant dans ce
sens. Aussi injuste et discutable soit-il, ce livre pose une question qu’on ne peut
pas esquiver : y a-t-il une volonté politique de réduire les inégalités, de faire en
sorte que chacun atteigne un niveau décent de connaissances et de compétences à
la fin de l’école obligatoire ? Quand 20 % des adolescents qui ont passé dix ans sur
des bancs d’école ne savent pas lire couramment, la question n’est pas absurde.
Et elle n’épargne pas la gauche qui, lorsqu’elle est au pouvoir, n’empoigne pas
davantage le problème à bras-le-corps.
Jean-Michel Berthelot (1983) mettait en évidence une tension interne à la
classe dominante : les modernistes se soucient de compétitivité dans un monde
globalisé, ils craignent aussi l’extension et les désordres que pourrait provoquer
une société duale. Mais une fraction plus traditionnelle de la classe dirigeante
se préoccupe primordialement de transmettre son capital économique, social et
culturel à ses enfants et donc ne fait rien pour les mettre en concurrence avec des
enfants issus des classes populaires.
Les rapports entre ces deux fractions de la classe dominante ne sont pas
stables. On a pu croire que les modernistes l’emporteraient, mais la crise dessert
leurs perspectives : dans une société dont la croissance est en panne, l’inflation
des diplômes grossit le flot des indignés. Ces derniers regroupent en effet non
seulement les plus pauvres, mais aussi et peut-être d’abord tous ceux auxquels
l’école a promis un emploi stable et bien rémunéré et qui se retrouvent au
chômage ou dans des jobs précaires malgré un niveau d’instruction élevé. Dans
le même temps, la crise fait craindre aux classes moyennes une régression sociale
et menace même les enfants des classes privilégiées. Alors oui, peut-être faut-il
simplement conclure que la volonté politique de lutter efficacement contre l’échec
scolaire et l’inégalité n’existe pas ou ne s’impose pas dans la classe politique. En
dépit des discours qui tendent à faire croire le contraire.
À cela s’ajoute l’évolution (rapide mais inachevée) vers ce que Laval et al.
(2011) appellent « la nouvelle école capitaliste », qui conçoit la formation comme
une préparation à l’employabilité dès le plus jeune âge. Non pas comme prépa-
ration précoce à des postes de travail définis des années à l’avance. La rapidité des
changements économiques et technologiques interdit de planifier l’évolution des
emplois et d’orienter les carrières scolaires sur cette base. La crise économique qui
touche depuis 2008 les pays développés, projetant une fraction importante des
jeunes dans le chômage et la précarité, rend encore plus utopique l’idée d’adapter
leur formation aux emplois prévisibles. Il serait plus réaliste, mais politiquement
incorrect et en apparence cynique de les préparer au chômage…
Les auteurs mettent en évidence un changement de paradigme : on « confie »
aux individus et à leur famille le soin de faire de bons choix pour arriver sur le
marché du travail avec les meilleurs atouts possibles à ce moment, donc un

8
Retour à l’âge de pierre ?

niveau de scolarité élevé, si possible dans des écoles et des cursus réputés. Ce qui
accentue la concurrence, donc l’individualisme, le « chacun pour soi », réduisant
à néant le peu de solidarité entre familles et entre élèves. Robert Ballion intro­
duisait en 1982 la notion de « consommateurs d’école », insistant sur la quête de
la « bonne école ». Qui n’était pas nécessairement une école d’excellence, d’autres
critères entraient et entrent toujours en jeu : distance, protection contre de
mauvaises fréquentations, sécurité, climat, prise en charge personnalisée, respect
des parents et des valeurs familiales. Aujourd’hui, les familles de classes supé­
rieure et moyenne ont compris que la formation était un investissement autant
qu’une consommation, un placement qui justifie des sacrifices divers dans l’espoir
d’un rendement à venir, au minimum l’accès à un emploi, si possible correctement
rémunéré et présentant une certaine sécurité. Que leurs enfants progressent dans
l’échelle sociale s’ils ont de la chance, qu’ils maintiennent au moins la position de
leurs parents, ce qui est d’autant moins sûr que ces derniers n’ont guère de capital
social et économique à transmettre.
Cela entrave la différenciation de l’enseignement, puisqu’elle suppose un mini-
mum de solidarité des plus favorisés. Le déclin de l’hétérogénéité nuit d’une autre
manière, bien plus sournoise, à la pédagogie différenciée : la quasi-suppression
de la carte scolaire favorise la concentration de bons élèves dans quelques établis­
sements d’excellence et la concentration symétrique des élèves faibles dans les
établissements qui n’ont d’autre choix que de les accueillir, y compris à l’intérieur
de l’école publique. Ce phénomène n’est pas nouveau, ruser avec la carte scolaire
est une stratégie banale des classes moyennes et supérieures pour se rapprocher
d’une « bonne école ». Mais la disparition de cette carte ou son application de plus
en plus « souple » rendent plus rares les publics scolaires hétérogènes, que ce soit
dans le cadre d’une classe ou de l’ensemble de l’établissement. Or, la pédagogie
différenciée est un traitement des différences internes à la classe. Lorsque les
favorisés sont regroupés dans certaines écoles et les défavorisés dans d’autres,
on doit articuler pédagogie différenciée dans la classe et logique de soutien à
l’ensemble d’un établissement, voire d’une « zone d’éducation prioritaire ».
Cela prive aussi de l’hétérogénéité comme émulation et moteur des apprentis­
sages des plus faibles : on sait qu’en regroupant les élèves par niveaux, on accentue
les inégalités. La suppression de la carte scolaire rend inutile les cours à niveaux,
puisque ce sont les établissements tout entiers que l’on compare et que l’on classe, à
travers indicateurs et palmarès aussi bien que réputations informelles.
Enfin, la concentration d’élèves faibles rend difficile leur traitement différentiel :
tous auront de la peine à atteindre les objectifs du socle commun, tous ont besoin
d’une prise en charge individualisée et d’un accompagnement de proximité. Dans
une classe hétérogène, un professeur qui différencie peut, par souci d’égalité,
distribuer inégalement son temps, son inventivité didactique, son énergie : les


L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

bons élèves de sa classe n’ont pas besoin d’autant de soin que ceux qui sont en
grande difficulté. Que faire lorsqu’ils sont tous en difficulté ?
Peut-être faut-il vivre avec cette contradiction apparente : dans une société de
la connaissance, la formation du plus grand nombre est indispensable. Mais pas
nécessairement de tous et pas au plus haut niveau. Dans une société néolibérale,
les gouvernements, fortement inspirés par les organisations internationales,
naviguent à vue entre diverses préoccupations : réduire les coûts de l’éducation
ou les faire peser sur les particuliers ; garantir l’innovation, donc un bassin de recru­
tement suffisant pour disposer de cadres et de chercheurs de haut niveau ; enfin,
limiter la démocratisation au strict nécessaire, à la fois pour limiter son coût et
pour ne pas donner à tous les moyens intellectuels de comprendre d’où viennent
les crises et comment on roule les peuples dans la farine.
Une autre hypothèse, un peu moins pessimiste mais tout aussi désolante,
interpréterait la stagnation de la démocratisation des études et la persistance
voire l’aggravation des inégalités comme le signe, non d’une absence de volonté
politique, mais d’une impuissance à penser et à introduire les changements struc-
turels nécessaires.
Tous les partis et tous les candidats à l’élection présidentielle française
disent que l’éducation est un dossier prioritaire. Si l’on ne veut pas croire à leur
hypocrisie, alors il faut déplorer le gouffre entre leurs bonnes intentions et les
moyens intellectuels qu’ils se donnent pour repenser le système éducatif. La crise
économique n’explique pas tout, elle s’accompagne d’une « crise de la pensée »
qui n’est pas étrangère à la coupure croissante entre les ministères de l’Éducation
et la recherche en sciences sociales et humaines.
La conjoncture économique, l’évolution de la société et du système éducatif
pourraient dissuader de toute action. Partons du principe que le pire n’est jamais
sûr et qu’une partie des professeurs, des responsables, des chercheurs et des
citoyens ne désespèrent pas d’une école plus juste, donc plus efficace pour les
enfants des classes populaires
Nul ne détient de solution miracle pour combattre les inégalités et l’échec
scolaire. Le problème n’est pas purement technique ou didactique, la pédagogie
différenciée suppose une évolution profonde du système éducatif, une nouvelle
organisation du travail, qui appelle à son tour un autre exercice du métier, donc
une formation des enseignants plus pointue en didactique, en évaluation, en
gestion de l’hétérogénéité mais aussi un développement de compétences collec-
tives à l’échelle des équipes et des établissements.
Ce livre fait quelques propositions dans ce sens. Il a été d’abord publié en
portugais, au Brésil, en 2011. Il reprend quelques articles publiés au cours de
la dernière décennie, pour plusieurs d’entre eux hors de France, au Québec, au
Portugal…

10
Retour à l’âge de pierre ?

Il prolonge mes ouvrages antérieurs sur la pédagogie différenciée et les cycles


d’apprentissage en insistant sur les rapports entre différenciation et organisation
du travail. Transformer l’organisation du travail est une condition nécessaire d’une
évolution vers la pédagogie différenciée. Mais peut-être est-ce le changement qui,
modifiant fortement le fonctionnement actuel du système éducatif, se heurte aux
plus grandes résistances. Les dépasser exige au moins de les comprendre.

11
Introduction

P ourquoi certains élèves passent-ils des années à l’école sans apprendre tout
ce qu’elle leur promet ? Parce qu’ils ne sont pas placés assez souvent dans des
situations susceptibles de les faire apprendre. Apprennent ceux qui investissent dans
chaque situation de grands moyens intellectuels, des références culturelles, une
envie d’apprendre, une curiosité, une prise de risque et les mille et un ingrédients
qui font un bon élève. Les autres ont besoin de situations mieux pensées, plus mobi­
lisatrices, mieux adaptées à leur profil, à leur niveau, à leur manière d’apprendre :
bref, des situations qui créent des obstacles surmontables et que l’élève a envie de
surmonter. Or, pour être optimales, ces situations doivent être différenciées.

De l’organisation du travail dépend la rencontre


entre chaque élève et le savoir
L’enjeu est d’abord didactique et pédagogique : concevoir, animer, faire évoluer
une situation, l’enrichir, la complexifier ou au contraire la simplifier à bon escient.
Enseigner consiste alors à guider et accompagner un processus d’apprentissage,
en agissant sur la situation et, à travers elle, sur l’apprenant. Un enseignant qui
aurait tout son temps à consacrer à un seul élève n’inventerait pas ipso facto les
situations idéales, en particulier si l’élève rencontre de grandes difficultés ou
refuse de se confronter à des défis cognitifs, à la manière dont un cheval rétif se
dérobe devant l’obstacle. L’optimisation d’une situation passe d’abord par une
forte dose d’expertise et d’inventivité pédagogique et didactique.
Mais il y a une seconde dimension, liée dans une large mesure au fait qu’une
classe compte vingt à trente élèves, parfois davantage. Même si l’enseignant avait
toutes les compétences requises pour concevoir, pour chaque élève, des situations
parfaitement pertinentes, encore faudrait-il qu’il y parvienne, presque simultané-
ment, pour tous les élèves de la classe. Un enseignant se trouve dans la position
d’un pilote qui devrait optimiser en parallèle la trajectoire de dizaines d’appareils,
de plus tous différents. La limite n’est pas alors de l’ordre de la compétence à
piloter, mais de la surcharge cognitive et de l’impossibilité de prendre autant de
décisions adéquates en si peu de temps. Certes, l’expertise permet de raisonner
plus vite et de gérer davantage de cas. Mais la gestion en temps réel de vingt ou
trente processus d’apprentissage parallèles dépasse les ressources intellectuelles

13
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

et physiques de quiconque. Elle les dépasse d’autant plus que ces processus sont
différents et n’appellent pas les mêmes régulations, ou pas au même moment.
Autrement dit, les conditions de la pratique pédagogique ne permettent pas
d’optimiser constamment la situation d’apprentissage pour chaque élève. Cela ne
condamne pas à proposer à tous les élèves la même tâche, à effectuer dans des
conditions et un temps identiques… Entre l’idéal d’une pédagogie différenciée et
un enseignement totalement indifférencié, il faut chercher une voie praticable. C’est
alors que la problématique de l’organisation du travail prend toute son importance.
Un enseignant qui pratique une pédagogie frontale organise, certes, le travail
de ses élèves, mais il se simplifie la vie en leur proposant des tâches semblables,
à réaliser de manière synchrone. Il lui reste à les calibrer en visant un certain type
d’élèves. Selon les classes, l’enseignant prend pour standard les élèves qui travail-
lent vite, ce qui pénalise les autres. Inversement, d’autres calibrent les tâches en
fonction des élèves les moins rapides. Du coup, les élèves qui ont de la facilité
piétinent. Même dans une pédagogie frontale, l’enseignant doit donc prévoir une
organisation du travail permettant d’occuper « intelligemment » les élèves qui ont
terminé et de faire grâce des derniers exercices à ceux qui, si on leur donnait le
temps de finir, mettraient toute la planification en crise.
L’organisation du travail se complexifie dès lors que cette différenciation
cesse d’être marginale pour devenir la règle. L’enseignant ne pense pas alors les
activités pour l’ensemble du groupe. Il doit gérer des configurations multiples :
travail en grand groupe, en demi-classes, en équipes, ou encore activités indivi-
duelles dans le cadre d’un « plan de travail » ou de « contrats individualisés ». À
ces configurations, stables ou instables, s’ajoutent peu à peu des modules ou des
groupes de besoin, de soutien, de niveau, de projet, du moins dans les écoles qui
veulent différencier l’enseignement.
Plusieurs problèmes se posent alors :
• Comment définir et redéfinir les groupements, leur taille, leur fonction, leur
durée ?
• Comment décider de l’attribution des élèves et de leur éventuel change-
ment de groupe ?
• Comment cadrer, de loin ou de près, en parallèle, le travail des divers groupes ?
Quelles tâches, quelles ressources, quelles règles du jeu, quel contrôle, quel
contrat ?
Tout cela dans une double perspective :
1. Faire en sorte que les élèves soient dans leur majorité et aussi souvent que
possible engagés dans des tâches susceptibles de provoquer des appren-
tissages importants et durables.
2. Canaliser ces apprentissages dans le sens des objectifs de formation.

14
Introduction

Cette seconde visée peut entrer en conflit avec la première : on peut concevoir
une organisation du travail qui densifie les interactions, stimule les initiatives,
donc favorise les apprentissages, mais dans des domaines qui ne sont pas « au
programme ». On saisit là l’importance d’une connaissance pointue des objectifs
de fin d’année et de fin de cycle. Un enseignant enfermé dans son programme de
la journée ou de la semaine peut casser des dynamiques d’apprentissage pour la
simple raison qu’elles ne lui semblent pas « dans le sujet ».
Même un enseignant chef d’orchestre ne peut piloter en permanence toutes
les activités, toutes les interactions. Il ne peut mettre tous les élèves au travail
qu’en inventant des dispositifs et des tâches favorisant un travail autonome. Je
me ­ souviens d’avoir vu dans un cirque un jongleur faisant tourner une dizaine
d’assiettes en équilibre sur des tiges souples. Perdant peu à peu de la vitesse,
chaque assiette menaçait de tomber. Tout l’art du jongleur était de repérer les
assiettes sur le point de chuter et de relancer leur rotation. Dans une pédagogie
différenciée bien pensée, l’enseignant devient un tourneur d’assiettes d’un genre
particulier. Il met les élèves en activité et les laisse fonctionner en puisant dans
leurs propres ressources un moment, le temps d’aller faire de même auprès d’autres
groupes. Tout l’art est de revenir « juste à temps », au moment où l’autonomie
s’épuise, fait place au désœuvrement, au doute, au désinvestis­sement ou à des
activités séduisantes, mais bien loin du travail scolaire.
Cela exige des qualités de vigilance, d’observation et de décision : quand on
ne peut intervenir partout, où faut-il aller en priorité ? Certains enseignants ont
appris à être très souvent au bon endroit au bon moment. D’autres répartissent
leur temps et leurs interventions de manière moins efficace. Au-delà de l’intuition
et de la vista, certains ont des méthodes, des critères. Ils privilégient certains
indices pour détecter une baisse de régime et certains types d’intervention pour
soutenir et relancer l’activité. C’est pourquoi il ne suffit pas qu’un enseignant soit
vif et attentif. Il doit savoir décoder, de loin, sans mener une enquête approfondie,
les signes avant-coureurs d’une panne de sens, d’un épuisement de l’autonomie
d’un groupe d’élèves ou d’un conflit qui mettra fin à l’activité.
Entre les tourneurs d’assiettes, les différences ne sont pas seulement dans
le coup d’œil, la vitesse de réaction et la sûreté du geste de relance. Ce qui se
décide en amont de l’activité est essentiel : le choix des assiettes, des tiges, des
distances, de la disposition des lieux. Ce qui est déjà un exercice de haute voltige
au cirque devient encore plus complexe dans une classe : la rotation d’une ­assiette
sur une tige suit des lois assez stables et connues ; en dessous d’une certaine
vitesse de rotation, l’équilibre est rompu. Les processus d’apprentissage et les
interactions entre élèves suivent aussi des lois, mais elles sont multiples, mal
connues et ­varient selon les cultures et les contextes.

15
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

L’organisation du travail est efficace si l’enseignant sait évaluer de façon réaliste


le niveau de ses élèves, leur degré d’autonomie et symétriquement de dépendance
à son égard, leur dynamique relationnelle et leur capacité de coopérer, leur propen-
sion à fuir la tâche à la moindre occasion, leur attitude de défi ou de découragement
face aux obstacles. En fonction de ces paramètres, la tâche sera dimensionnée
différemment : longueur, difficulté, degré d’ouverture, étayage.
Si les enseignants savaient tout ce qu’il faut savoir pour bien faire et arrivaient
à en tenir compte en pratique, tous les élèves seraient non seulement actifs, mais
investis dans des tâches conduisant à l’un ou l’autre des principaux apprentissages
visés. Cet idéal est inaccessible, et peut-être est-ce préférable : une telle école
serait étouffante, les élèves n’y trouveraient plus aucune faille. Nous en sommes
loin, il reste une forte marge. Les travaux de Caroll, puis la pédagogie de maîtrise,
ont insisté depuis plusieurs décennies sur l’idée de « time on task », en montrant
que pour de nombreux élèves, le temps qu’ils passent en classe est dans une large
mesure un temps d’inactivité ou d’activité étrangère au travail scolaire. Pas néces-
sairement parce qu’ils refusent de travailler, mais parce qu’ils sont en « chômage
technique », en attente d’une information, d’une confirmation, d’une suggestion
ou d’un signe d’intérêt. Sans aller jusqu’à un contrôle totalitaire, l’école peut
et doit chercher une organisation du travail accroissant le temps investi dans le
travail scolaire, donc densifiant les régulations.
Le problème est d’autant plus complexe que toute activité n’est pas féconde.
Mettre les élèves au travail n’est pas un but en soi. Le travail n’a de sens que s’il
engendre des apprentissages. L’activisme est une réponse à l’angoisse davantage
qu’une pédagogie adéquate. Il n’est pas utile d’intervenir au moindre relâchement
de la concentration si c’est pour remettre l’élève dans une tâche dénuée de sens.
C’est pourquoi organiser le travail scolaire n’a aucun rapport avec la surveillance
de travaux forcés. L’enseignant ne peut pas tout contrôler. Sa compétence est de
concevoir et de distribuer des tâches qui vont mobiliser les élèves et les confronter
à des obstacles qu’ils auront envie de vaincre, pas d’esquiver. On objectera sans
doute que, dans certaines classes, obtenir un minimum de discipline est prioritaire
et qu’un contrôle serré des conduites est indispensable. Peut-être faut-il se souve-
nir que l’indiscipline naît de l’ennui et du faible sens du travail plutôt que d’un
refus de toute activité. Travailler par recherches, pro­blèmes, projets suppose un
pari positif sur l’autonomie des élèves et leur envie d’apprendre. Ce pari est parfois
insensé, en raison d’une longue dégradation du rapport à l’école. Nul ne peut à
lui seul rétablir ce que des années d’échec, d’ennui ou d’humiliation ont détruit.
À cette réserve près, l’organisation du travail scolaire devrait s’inspirer d’une
communauté de recherche plus que d’une forme tayloriste, modèle qui d’ailleurs
est en perte de vitesse dans l’industrie.

16
Introduction

Ce qui veut dire qu’organiser le travail ne va pas sans construire un contrat qui
en donne la responsabilité partagée au maître et aux élèves. Telle est la première
dévolution à opérer : que les élèves se soucient avec le maître d’organiser le travail
de sorte qu’il atteigne ses fins : faire apprendre. Freinet a toujours insisté sur le
conseil de classe comme lieu d’organisation du travail. Le transformer en instance
de régulation des conduites est une dérive récente. Chez Freinet, l’organisation
du travail n’appartient pas au maître, elle doit être négociée, évoluer au gré de
l’expérience et des suggestions des uns et des autres.
C’est l’un des dilemmes actuels : le groupe-classe paraît être le cadre le plus
adéquat pour une telle négociation. En même temps, si l’on veut décloisonner,
travailler en cycles pluriannuels, aller vers un enseignement stratégique assumé
dans une certaine continuité par l’ensemble du corps enseignant, l’organisation
du travail change de niveau. L’espace de la classe, jusqu’alors attribué par le
système, devient l’objet d’une négociation entre enseignants : comment composer
les classes ? Qu’étudier dans cette configuration ? Que faire dans d’autres types de
groupements ou en modules ? Le repli sur la classe n’est donc pas une solution.
Mieux vaudrait penser un établissement comme une fédération de communautés
de travail qui négocient certains accords à l’échelle de l’école, mais bénéficient
aussi d’une large autonomie pour des activités qui ont leur dynamique propre, par
exemple les démarches de projet.
Aucun de ces problèmes n’est radicalement neuf. Ils sont posés depuis longtemps
par les mouvements pédagogiques et les écoles alternatives. Il importe de les poser
plus explicitement en termes d’organisation du travail. Les enseignants organisent
leur travail et celui des élèves. Mais la notion d’organisation du travail n’est pas
centrale en éducation. Peut-être est-il temps de mesurer à quel point la rencontre
entre chaque élève et le savoir dépend de l’organisation du travail. À quoi bon
construire de magnifiques situations d’apprentissage si l’on ne sait pas comment y
confronter les élèves régulièrement, et d’abord ceux qui ont le plus de difficultés ?
Dès lors qu’on veut différencier l’enseignement, on est conduit à organiser le
travail autrement, dans la classe, mais aussi à l’échelle de plusieurs classes ou de
l’ensemble de l’établissement. La notion de gestion de classe entre alors en crise, il
est préférable de poser les problèmes en termes d’organisation du travail, comme
on le fait dans toute entreprise.
Changer de vocabulaire n’est pas sans importance, mais l’enjeu principal est
évidemment de transformer l’organisation du travail elle-même. C’est de plus en
plus clairement ce qui se joue dans les réformes scolaires les plus récentes (Gather
Thurler & Maulini, 2007) et ce qui suscite de vives résistances, puisque changer
l’organisation du travail, c’est déstabiliser des routines, des territoires, des zones
d’autonomie, des agendas, une division des tâches, des espaces, des fragments
de programmes. Cela ne saurait aller de soi, même si c’est pour combattre l’échec

17
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

scolaire et parvenir à différencier l’enseignement. Les résistances seront d’autant


plus fortes que les professeurs :
– n’ont pas une vision claire des causes de l’échec scolaire et des fondements
d’une pédagogie différenciée ;
– n’ont pas construit des compétences collectives d’organisation du travail à
une échelle plus large que leur propre classe (Perrenoud, 2007 c).
De telles compétences ne se développeront que si les enseignants ont de bonnes
raisons de prendre des distances à l’égard de l’actuelle organisation du travail. Ce
livre cherche à montrer en quoi cette dernière favorise la genèse des inégalités et
justifie donc la quête d’organisations alternatives. Il fait suite aux ouvrages déjà
publiés sur le thème de la pédagogie différenciée et des cycles d’apprentissage
(2002, 2005, 2010 a), mais peut se lire tout à fait indépendamment.

Plan de l’ouvrage
Mon propos n’est pas de proposer ici un dispositif opérationnel de pédagogie
différenciée, mais plutôt de développer une conceptualisation aussi cohérente que
possible des rapports entre traitement des différences et organisation du travail
scolaire.
Sur cette base, les professeurs n’inventeront pas les mêmes solutions à l’école
maternelle ou dans l’enseignement supérieur, compte tenu des programmes, de
l’âge des élèves, des espaces et des temps disponibles, des objectifs de formation.
Mais dans tous les cas, il s’agira de repenser l’organisation du travail qui reste
souvent implicite tant elle paraît aller de soi.
Le premier chapitre, La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit
à la différence, constitue une toile de fond. Il rappelle que la pédagogie différen-
ciée n’est pas une méthode d’enseignement, que c’est une manière de prendre en
compte les différences et les inégalités entre élèves de façon à ne pas les aggraver
et autant que possible à les affaiblir. Cette problématique reste d’actualité à tous
les niveaux d’études, dans toutes les disciplines, dans tous les cursus, dès lors
que le système éducatif et les enseignants sont confrontés à un public hétérogène.
La pédagogie différenciée commence lorsqu’on cesse de traiter les élèves comme
égaux en droit et en devoir alors qu’ils sont fort inégaux en fait. Cette rupture
avec ce que Bourdieu appelait l’indifférence aux différences appelle évidemment
une nouvelle organisation du travail en classe et dans l’établissement, mais en
amont elle doit s’appuyer sur une conception précise de la genèse des inégalités
et de l’échec scolaire. Visant à placer chaque élève, aussi souvent que possible,
dans une situation dans laquelle il est véritablement susceptible d’apprendre, la
pédagogie différenciée invite les professeurs à proposer des situations différentes
à leurs élèves, à rompre avec un enseignement frontal, ce qui complique évidem-
ment leur travail.

18
Introduction

Le deuxième chapitre, Gérer le « temps qui reste » : l’organisation du travail


scolaire entre persécution et attentisme, prend ses distances avec l’idée commune
selon laquelle, en donnant un peu plus de temps aux élèves en difficulté, on
rétablira une forme d’égalité. À moins de doubler le temps des études, ce qui est
évidemment impossible, allonger les heures, les semaines ou les années n’est
pas une solution à la hauteur des inégalités. Il faut donc trouver d’autres moyens
d’optimiser les situations et les conditions d’apprentissage, en gérant de façon stra-
tégique le temps qui reste jusqu’à la fin d’une année, d’un cycle d’apprentissage
ou de la scolarité obligatoire. Laisser du temps au temps est parfois nécessaire,
notamment lorsqu’un apprentissage exige un stade supérieur de développement
intellectuel, mais même alors l’attentisme n’est pas indiqué.
Le troisième chapitre, Espaces-temps de formation et organisation du travail,
tente de montrer que l’organisation traditionnelle du travail scolaire n’est pas la
seule possible, mais que l’année scolaire, la classe, la grille horaire hebdomadaire,
le cloisonnement des disciplines et le zapping de l’une à l’autre font partie des
représentations de fonctionnement de l’école qui ont la vie dure, car elles ont le
double mérite de nous être familières et de simplifier la gestion des emplois du
temps des élèves et des professeurs dans une école de masse. On s’efforcera de
montrer qu’il est possible de repenser et de concevoir autrement les espaces-
temps de formation et l’organisation du travail, non par simple souci d’innover
mais pour rendre la différenciation de l’enseignement moins coûteuse et plus
efficace.
Le quatrième chapitre, De la gestion de classe à l’organisation du travail
dans un cycle d’apprentissage, met en évidence le fait que le système éducatif
organise le travail scolaire jusqu’au seuil de la classe, en fixant les programmes,
les horaires, les espaces et l’attribution des enseignants, puis laisse les profes-
seurs relativement libres d’organiser le travail de leurs élèves dans le cadre ainsi
imposé. Aller vers des cycles d’apprentissage pluriannuel suppose qu’on concède
aux enseignants une responsabilité collective et une autonomie leur permettant
d’organiser le travail à l’échelle de plusieurs classes, voire en faisant disparaître
les classes pour leur substituer des groupements plus mobiles, modules, groupes
de besoins et autres dispositifs favorables à un enseignement différencié.
Le cinquième chapitre, Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours
de formation, met en évidence l’enjeu ultime de toute organisation du travail
scolaire : faire en sorte que les parcours de formation soient individualisés
sans que cela engendre de plus grandes inégalités. Ce qui exige que le système
éducatif et les professeurs prennent le contrôle des processus qui contribuent à
l’individualisation sauvage des parcours de formation, entre établissements, entre
classes et au sein de la même classe.

19
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Le sixième chapitre, Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe,


une compétence à développer, examine la question de l’élargissement des compé-
tences des enseignants. Il serait en effet inutile et même dangereux de leur confier
un pouvoir d’organisation du travail au-delà de leur classe s’ils n’ont pas la forma-
tion requise, formation qui relève de la didactique, de l’ingénierie mais aussi des
compétences construites dans le domaine de la coopération et de la négociation.
La conclusion reviendra sur la conception d’une école à la fois juste et efficace,
pour montrer que ce sont deux faces de la même médaille, que l’école ne peut être
juste qu’en devenant plus efficace pour les élèves qui n’ont pas tous les atouts
pour réussir quelle que soit la pédagogie en vigueur.

20
1
La pédagogie différenciée
entre exigence d’égalité
et droit à la différence

D ans toute société coexistent des cultures différentes. Chaque communauté


ethnique, linguistique ou religieuse élabore sa propre culture, faite de
savoirs, de valeurs, de goûts, de pratiques. La diversité des genres, des conditions
et des modes de vie, des statuts, des pratiques produit aussi des cultures, sans
qu’il existe toujours une communauté bien définie.
Cette diversité est rarement sans conséquences. La rencontre entre des cultures
différentes engendre souvent des conflits, des discriminations, des dominations,
des exclusions. Tous les êtres humains ont tendance à ériger leur propre culture
en norme et à ignorer ou mépriser toutes les autres. Les Indiens d’Amérique du
Nord se nommaient « les êtres humains », considérant que les Blancs ne faisaient
pas partie de l’humanité. Les peuples colonisateurs ont fait preuve d’un ethnocen-
trisme au moins aussi grand !
Dans une société sans école, chaque communauté socialise ses enfants à
sa façon, en leur transmettant sa propre culture et notamment son rapport aux
autres communautés. Dans une société où émerge la forme scolaire, les écoles
sont d’abord au service de communautés différentes, ethniques, confession-
nelles, linguistiques, ou de classes sociales distinctes : l’école primaire est d’abord
« l’école du peuple », alors que les lycées accueillent les enfants de la bourgeoisie
dès leur première scolarisation. Chaque école contribue alors à la fabrication d’une
identité communautaire et à sa transmission. De la même façon qu’elle se donne
ses propres médias, une communauté ethnique, confessionnelle ou territoriale
crée des écoles, pour transmettre sa propre culture à ses enfants, véhiculant
parfois le mépris ou la haine des autres cultures. Il subsiste certes une certaine
diversité culturelle au sein de chaque établissement, en raison notamment des
différences entre les familles appartenant à la même communauté. Cette diversité
est cependant limitée, puisqu’aucune école n’est et ne veut être un melting pot.
Au contraire, chaque école renforce l’identité et parfois la fermeture de la commu-
nauté dont elle dépend et dans laquelle elle plonge ses racines.

21
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Les choses changent lorsqu’une société se donne un système scolaire unifié,


censé accueillir tous les enfants et adolescents, quels que soient leurs origines,
leurs appartenances, leurs conditions et modes de vie. Tous sont alors scolarisés
dans les mêmes établissements et les mêmes classes, pour acquérir, en principe,
une culture commune.

Unification de l’éducation et exigence d’égalité


Dans un système éducatif unifié, la diversité des cultures est présente dans
chaque école. Certes, on ne trouve pas dans chacune l’éventail entier, en raison
de la concentration de certaines classes sociales et de certaines communautés
ethniques dans certaines zones du territoire ou de la ville. Il y a les écoles urbaines
et les écoles rurales, les écoles des quartiers pauvres et celles des quartiers riches,
celle des quartiers blancs, noirs, chinois ou indiens, les écoles privées et les écoles
publiques. Toutes ont cependant la même mission : faire accéder tous leurs élèves
à la même culture de base.
Que les élèves soient scolarisés dans le public ou le privé fait une différence,
mais la politique de l’éducation et la législation concernent l’ensemble des écoles
opérant sur le territoire national ou régional. L’idée d’une culture commune
comme condition nécessaire de la citoyenneté et du vivre ensemble se traduit
par un curriculum national ou régional pour l’éducation de base, qui s’impose à
tous les enseignants, à tous les établissements. Selon les pays ou les régions, ce
curriculum est plus ou moins flexible.
La question politique fondamentale qui se pose alors est de savoir s’il importe que
tous les élèves maîtrisent également cette culture commune à la fin de la scolarité
obligatoire. Cela dépend des sociétés, de leur vision de l’égalité et de la démocratie.
Dans celles qui n’attachent pas une immense importance à cette égale
maîtrise, l’école définit paradoxalement une forme et une norme d’excellence
unique, mais tolère en même temps des écarts à cette norme. C’est ainsi que la
lecture est définie comme une « compétence de base », alors que tous les élèves
n’apprennent pas également à lire. Aucun pays moderne ne prétend vouloir fabri-
quer de telles inégalités, mais certains s’en accommodent mieux que d’autres.
Dans les sociétés les plus soucieuses de démocratiser l’accès aux savoirs de
base, de telles inégalités sont inacceptables, elles se sentent en échec si elles ne
­parviennent pas à garantir à tous la maîtrise des compétences de base.
Entre ces deux extrêmes se situent des sociétés qui valorisent « l’égalité des
chances ». Elles affirment que, quel que soit son domicile, sa condition sociale, ses
origines ethnique, nationale, linguistique, religieuse, quel que soit son genre, quel
que soit le niveau économique de sa famille, tout élève a le droit d’accéder à l’édu-
cation de base dans des conditions égales. On pense alors offrir à tous les mêmes

22
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

chances de s’instruire, puisque la collectivité met à la disposition de chacun des


ressources standard. Ce premier palier est essentiel, il suppose que l’on construise
des écoles sur tout le territoire, que l’on attribue à chacune des enseignants quali-
fiés et des moyens adéquats et que l’on écarte les obstacles financiers à la scolari-
sation. L’accès de tous à l’éducation scolaire est presque réalisé dans les pays les
plus développés, il est très loin de l’être à l’échelle de la planète.
Même lorsque tous ont accès à l’éducation scolaire dans des conditions compa-
rables, on se rend compte que tous n’ont pas les moyens d’acquérir la culture
scolaire proposée (Barreau, 2007 ; Bourdieu, 1966 ; Bourdieu & Passeron, 1970 ;
Crahay, 1996, 1997, 2000 ; Dubet, 2004 ; Dubet & Duru-Bellat, 2000 ; Duru-Bellat,
2002 ; Laval et al., 2011 ; Perrenoud, 1995 ; Van Zanten, 2001).
Dans un premier temps, on expliquera l’inégalité des acquis :
– soit par des différences de don, d’intelligence, d’aptitude « naturelle » à
apprendre ; ou, variante moins innéiste, par des différences de capital cultu-
rel et linguistique ;
– soit par des différences d’attitudes, les uns voulant apprendre, les autres
résistant activement ou passivement, n’investissant pas dans le travail
scolaire ; on parle alors de « manque de motivation », on stigmatise la
paresse, l’insouciance, l’absence de projet.
Que ces « manques » soient attribués au patrimoine génétique ou au « milieu
socioculturel » n’est pas sans importance. L’explication biologique renforce une
sorte de fatalisme et minimise les responsabilités du système éducatif et de la
société. Dans les sociétés où prédomine encore l’idéologie du don, l’égalité des
chances semble suffisante.
Les sciences sociales et humaines ont toutefois, au cours du xxe siècle, démontré :
– que les « manques », les « handicaps », le développement intellectuel et
affectif sont fortement liés à des conditions de vie et d’éducation familiale,
davantage qu’au patrimoine génétique ;
– que ces manques sont toujours relatifs à des normes d’excellence scolaire
historiquement situées.
Plus on accepte de telles explications, d’ordre psychosociologique ou anthro-
pologique, plus il devient difficile de considérer que la société n’y est pour rien.
En tant que telle, l’école n’est pas responsable du fait qu’il y ait des riches et des
pauvres, des enfants choyés et d’autres délaissés. Mais la responsabilité de la
société et de l’État est engagée. La pauvreté est le produit d’une histoire, d’une
politique, de rapports entre les classes sociales ou les groupes ethniques.
Donc, première prise de conscience : l’inégalité devant l’école peut être
combattue par une politique économique et sociale qui s’attaque aux causes, et
même par une politique culturelle, par exemple en mettant à la disposition des

23
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

parents les plus démunis des savoirs diététiques, médicaux, psychologiques et


éducatifs fondamentaux.
Deuxième prise de conscience : l’inégalité devant l’école n’est pas une inégalité
devant n’importe quel savoir. Certes, il existe des disparités de développement
intellectuel qui rendent fort inégal l’accès à tout apprentissage, quel qu’en soit le
contenu. Mais pour une large part, la définition de la culture scolaire aggrave les
choses. Parce que cette culture :
– est très proche de la culture familiale de certains élèves, ceux qui sont issus
des classes moyennes et supérieures ;
– est du coup très éloignée de la culture des classes populaires.
On peut difficilement l’éviter : quel qu’il soit, le curriculum de l’éducation de
base sera toujours plus familier aux parents instruits qu’aux autres, du simple
fait de leur longue scolarisation ! Mais cette inégale distance culturelle à la norme
scolaire modifie la figure de l’inégalité.
Troisième prise de conscience : l’inégalité des aptitudes et des dispositions à
apprendre ne suffit pas à justifier l’inégalité des apprentissages, dès lors qu’on
admet que ces aptitudes et dispositions sont le produit des conditions de vie.
En résumé, trois prises de conscience fondamentales sont nécessaires.
• Les inégalités sociales devant l’école ne sont pas des inégalités « naturelles »,
une autre politique peut les affaiblir.
• Le curriculum scolaire n’est pas à égale distance des cultures des diverses
familles, ethnies et classes sociales.
• L’égalité de traitement en classe produit des inégalités dans les apprentis­
sages.
Reprenons ces trois thèmes.

Une autre politique sociale


L’école met en évidence des inégalités sur lesquelles elle n’a aucune prise
directe, du moins dans l’immédiat. Certes, à long terme, si elle instruisait tout le
monde à un haut niveau, l’école produirait de futurs parents d’élèves familiers de
la culture scolaire. Mais cela supposerait le problème résolu !
Ce qui est en jeu ici, c’est la politique sociale, au sens le plus large, la lutte
contre la pauvreté et les inégalités à travers la fiscalité, le logement, les équipe-
ments collectifs, l’aide sociale et médicale, etc.
L’école peut participer à ce mouvement si elle s’inscrit dans une perspective
de développement communautaire, par exemple en se souciant de former les
parents. La politique est une affaire… politique, qui dépend du rapport de forces et
de l’équilibre entre bien public et intérêts particuliers.

24
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

Un autre curriculum
On peut rêver d’un « autre curriculum », qui serait situé « à égale distance » de
toutes les cultures. Mais il sera toujours, par définition, familier aux élèves dont les
parents ont réussi à l’école et étranger aux autres. On peut cependant faire un effort
pour développer un curriculum, des méthodes et des moyens d’enseignement plus
proches de la vie et de la culture des classes populaires. Pourquoi les livres de
lecture mettent-ils toujours en scène une famille de classe moyenne, qui vit dans
un logement spacieux, où chaque enfant a sa propre chambre, le père ayant une
belle voiture et un bon travail, la mère s’occupant des enfants, la famille partant
en vacances chaque année ?
On peut imaginer une école plus proche de la vie et des pratiques sociales,
développant des compétences, se référant à l’expérience des élèves, dans sa
diversité.

Une pédagogie plus différenciée


Les « pédagogies compensatoires », la « discrimination positive » sont des
idées qui ont émergé vers 1960-1970. Elles refusent de considérer qu’il est équi-
table de donner à chacun la même dose d’instruction. L’équité n’est plus dans
l’uniformité, mais dans une pédagogie gouvernée par un principe connu dans
d’autres domaines de la politique sociale : « à chacun selon ses besoins ».
Il s’agit de rompre avec « l’indifférence aux différences » et de « favoriser les
défavorisés », de manière active, explicite et légitime, au nom de l’égalité des
chances.

Une pédagogie différenciée : vue d’ensemble


La pédagogie différenciée n’est pas un kit livré « clés en main », c’est un
chantier difficile, une entreprise incertaine et à long terme. On peut en dire ce
que Winston Churchill disait de la démocratie : « C’est le pire des systèmes à
l’exclusion de tous les autres » !
Elle commence par le refus de l’indifférence aux différences.

L’égalité formelle qui règle la pratique pédagogique sert en fait de masque et de justifi-
cation à l’indifférence à l’égard des inégalités réelles devant l’enseignement et devant
la culture enseignée ou plus exactement exigée. […] Par opposition à une pédagogie
rationnelle et réellement universelle qui, ne s’accordant rien au départ, ne tenant pas
pour acquis ce que quelques-uns seulement ont hérité, s’obligerait à tout en faveur de
tous et s’organiserait méthodiquement par référence à la fin explicite de donner à tous
les moyens d’acquérir ce qui n’est donné, sous l’apparence du don naturel, qu’aux
enfants de la classe cultivée, la tradition pédagogique ne s’adresse en fait, sous les dehors

25
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

irréprochables de l’égalité et de l’universalité, qu’à des élèves ou des étudiants qui


sont dans le cas particulier de détenir un héritage culturel conforme aux exigences
culturelles de l’école. Non seulement elle exclut l’interrogation sur les moyens les plus
efficaces de transmettre complètement à tous les savoirs et le savoir-faire qu’elle exige
de tous et que les différentes classes sociales ne transmettent que très inégalement, mais
encore elle tend à dévaloriser comme « primaires » (au double sens de primitives et de
vulgaires) et, paradoxalement, comme « scolaires », les actions pédagogiques tournées
vers de telles fins » (Bourdieu, 1966, p. 336-337).

Différencier, c’est combattre cette indifférence aux différences, c’est faire en


sorte que chaque élève soit, aussi souvent que possible, placé dans une situation
féconde pour lui. C’est-à-dire une situation :
– qui ne menace pas son identité, sa sécurité, sa disponibilité mentale ;
– qui a du sens, le mobilise, lui lance un défi ;
– qui se situe dans sa zone de proche développement, autrement dit peut être
maîtrisée, au besoin grâce à un étayage didactique.
Pour aller à l’essentiel, on pourrait caractériser la pédagogie différenciée en
15 points :
1. La différenciation se situe résolument dans la perspective d’une « discri-
mination positive », d’un refus de l’indifférence aux différences et d’une
politique de démocratisation de l’accès aux savoirs et aux compétences.
Elle vise donc en priorité les élèves qui ont des difficultés d’apprentissage
et de développement. C’est un choix politique avant d’être pédagogique.
2. La différenciation pédagogique porte sur les moyens et les modalités de
travail, pas sur les objectifs de formation, ni sur les ambitions implicites que
l’enseignant développe à propos de chaque élève. Ce qui suppose cepen-
dant une centration sur les objectifs essentiels dans une vision stratégique
de l’ensemble de la scolarité.
3. La différenciation n’est pas synonyme de respect inconditionnel des diffé-
rences, car le projet de l’école est de permettre à chacun d’accéder à une
culture scolaire commune, celle de l’éducation de base, par exemple la
culture de l’écrit, de l’argumentation, de la formalisation mathématique.
4. Ce n’est ni une méthode, ni un dispositif particulier, mais une préoccupa-
tion, qui devrait concerner toutes les méthodes, tous les dispositifs, toutes
les disciplines, tous les niveaux d’enseignement.
5. La différenciation ne peut ni ne doit aboutir à un enseignement entièrement
individualisé. Individualiser les parcours de formation en travaillant en
groupes, s’appuyer sur les interactions sociocognitives, tel est le défi.
6. La différenciation se traduit au bout du compte par la qualité, la pertinence,
le sens, la fécondité des situations d’apprentissage tout au long de la
semaine et de l’année scolaires.

26
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

7. Elle passe par une autre organisation du travail scolaire, susceptible


­d’optimiser les situations d’apprentissage, si possible pour tous les élèves,
en priorité pour ceux qui ont des difficultés.
8. Les cycles pluriannuels sont des structures favorables à une organisation
du travail plus flexible et plus coopérative (groupes de besoin, groupes de
niveaux, groupes multiâges, soutien intégré).
9. Il n’y a pas de différenciation sans observation formative, critériée, compa-
rant chaque élève aux objectifs de formation plutôt qu’à ses camarades de
classe.
10. On ne peut identifier d’avance les besoins et les acquis des élèves, pour
leur administrer un traitement ad hoc conçu d’avance ; il faut les engager
dans des situations-problèmes ou des projets, qui les confrontent à des
obstacles, dont le dépassement devient l’objectif à court terme et pilote des
interventions différenciées de l’enseignant.
11. Allonger le temps des études n’est pas la solution, le temps n’est pas la
principale ressource, il ne s’agit pas d’apprendre « à son rythme », plutôt
d’apprendre à un rythme relativement standard, mais soutenu de façon
différenciée par les enseignants ; ce qu’il faut différencier, c’est la part
d’investissement subjectif, d’intelligence professionnelle, de créativité,
d’enseignement stratégique, de prise en charge personnalisée dévolue à
chaque élève.
12. La différenciation pédagogique est pertinente quel que soit le curriculum en
vigueur, mais ce dernier peut moduler la distance entre la culture scolaire et
la culture des élèves et de leurs familles.
13. La différenciation pédagogique exige non seulement la maîtrise de dispo-
sitifs, mais une formation des enseignants plus pointue, en didactique,
en évaluation, en métacognition, garantissant des compétences sans les­-
quelles on ne saura ni s’écarter des situations les plus conventionnelles, ni
piloter les processus d’apprentissage.
14. La différenciation doit être pensée et mise en œuvre en équipe, pour
confronter plusieurs regards sur les élèves, diviser le travail, gérer plusieurs
groupements, travailler les objectifs et les outils ensemble.
15. La différenciation pédagogique suppose une solidarité entre élèves et entre
familles, donc leur adhésion réfléchie à l’idée de discrimination positive.
Reprenons ces divers éléments.

Une « discrimination positive »


Dès lors que l’école est porteuse d’une culture unique qui s’adresse à tous, elle
est confrontée à des élèves qui en sont très proches alors que d’autres en sont très
éloignés. La moindre des choses est alors de tenir compte du chemin à parcourir,

27
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

en accordant davantage de temps, de sollicitude, d’attention, d’imagination et


de travail aux élèves qui ont le plus long chemin à parcourir. De même pour les
élèves qui, quel que soit leur éloignement de la culture scolaire, apprennent plus
lentement, avec plus de difficultés, que ces dernières trouvent leur source dans un
registre intellectuel, relationnel ou émotionnel.
Aucun élève n’est entièrement familier de la culture scolaire au moment d’entrer
à l’école. Chacun a mille choses à apprendre qui ne lui sont pas inculquées ou de
manière partielle par son entourage familial. Toutefois, les élèves ont une fami­
liarité inégale avec les normes et les formes dominantes d’excellence scolaire, tant
en raison du niveau de scolarisation de leurs parents que des pratiques culturelles
de la famille. Du coup, certains enfants se sentent « chez eux » à l’école alors que
d’autres se sentent étrangers à une culture qui ne valorise pas le même rapport à
la force, au jeu, à la parole, à l’hygiène, au savoir, au livre, etc.
Le principe de discrimination positive légitime un investissement inégal de
l’institution et des enseignants, destiné à « favoriser les défavorisés », afin de
neutraliser les mécanismes qui engendrent l’échec et les inégalités.

La différenciation ne porte pas sur les objectifs


Le système éducatif pratique une forme de différenciation qui consiste à renon-
cer, implicitement ou ouvertement, à faire atteindre certains objectifs à certains
élèves.
Ce renoncement est structurel lorsqu’on oriente les élèves vers des filières
moins exigeantes, dans lesquelles certaines disciplines sont absentes ou revues
à la baisse, le calcul mental et le dessin technique se substituant par exemple
à l’algèbre et à la géométrie analytique. Cela commence dès le plus jeune âge
avec l’enseignement spécialisé, qui regroupe des élèves dont on n’attend pas les
mêmes apprentissages que dans la filière dite normale de l’enseignement de base.
Dans tous les systèmes qui orientent ou sélectionnent, vers 10 ou 12 ans, vers des
filières ou des niveaux hiérarchisés, le deuil d’une partie de la culture s’opère :
littérature, philosophie, pour faire place à des savoirs « préprofessionnels ».
Le même processus peut, de manière moins visible et moins consciente, se
reproduire à l’intérieur de chaque groupe-classe, durant une année scolaire.
D’emblée, l’enseignant repère certains élèves dont « il n’y a pas grand-chose à
attendre ». Du coup, il révise à la baisse ses attentes, parfois dans une bonne
intention : ne pas mettre ces élèves en difficulté, ne pas les stigmatiser. Ce renon-
cement est aussi, pour le professeur, une façon de ne pas se mettre en échec, de
se protéger, selon la maxime « à l’impossible nul n’est tenu ».
Différencier les attentes explicites ou implicites est très facile, mais cette forme
de différenciation aggrave en fin de compte les inégalités, même si elle les masque
provisoirement. La différenciation défendue ici ne renonce à aucun objectif. Elle

28
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

porte sur les moyens et les cheminements permettant à tous les élèves d’atteindre
les mêmes objectifs.
Pour que ce ne soit pas pure utopie, il convient de hiérarchiser ces objectifs et
de les limiter aux composantes essentielles d’une culture de base. On ne peut viser
l’égalité des acquis en multipliant les objectifs, ni en définissant pour chacun un
seuil de maîtrise très élevé. Le dilemme est de réduire les ambitions sans définir
une « culture au rabais », qui serait bonne pour les élèves faibles, tous les autres
allant d’emblée au-delà.

Contre le respect inconditionnel des différences


La démocratisation de l’accès aux savoirs scolaires n’est pas compatible avec le
respect intégral des différences culturelles. L’enjeu est d’homogénéiser le niveau
de maîtrise d’une culture commune. Si le droit à la différence implique le droit à
l’ignorance, l’école perd son sens. Elle le perd aussi si tous les savoirs se valent.
La question est évidemment très complexe, il n’est pas inutile de chercher
davantage de diversité. Faut-il imposer les mêmes langues étrangères à tous les
élèves ? Les mêmes œuvres littéraires ? Les mêmes musiques ?
L’école peut et doit limiter la culture commune à un « noyau dur » et proposer
des options pour le reste. Il est difficile cependant de maintenir des équivalences
entre des contenus qui n’ont ni la même reconnaissance dans la société, ni le
même usage pratique, ni la même signification comme gages de réussite durant
les études longues. Qui pourrait croire que les élèves qui choisissent russe et infor-
matique sont promis au même destin scolaire et social que ceux qui choisissent
cuisine et origami ?

Ni une méthode, ni un dispositif particulier


Différencier, c’est optimiser les situations d’apprentissage, et en priorité celles
que l’école propose aux élèves les plus éloignés des objectifs ou qui ont le plus de
difficultés à apprendre. Cette visée a du sens dans toutes les disciplines, à tous les
niveaux de la scolarité, de l’école maternelle à l’université.
L’expression « pédagogie différenciée » est à cet égard trompeuse, car elle évoque
des expressions comme pédagogie structurée, traditionnelle, active, moderne,
coopérative, ou encore pédagogie de projet, pédagogie de la découverte ou péda-
gogie faisant appel aux technologies nouvelles, autant de méthodes spécifiques.
La pédagogie différenciée n’est pas une méthode. Toute méthode peut et doit tenir
compte des différences, quelles que soient la démarche adoptée et les théories de
l’apprentissage auxquelles elle se réfère (implicitement ou explicitement).

29
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

La seule « pédagogie » incompatible avec la différenciation est la pédagogie fron-


tale, autre manière de dire « indifférent aux différences » ou « indifférenciée ». Pas
plus que la pédagogie différenciée, la pédagogie frontale n’est une méthode.
L’adhésion à certaines méthodes inspirées de l’école nouvelle ou du construc-
tivisme va souvent de pair avec une sensibilité à la démocratisation des études,
mais certaines pédagogies actives se soucient peu de marginaliser ou d’angoisser
les élèves les plus démunis, alors que dans des pédagogies plus conventionnelles,
centrées sur la leçon et l’exercice, l’enseignant tient le plus grand compte des
différences. On peut donc interroger chaque méthode pédagogique sous l’angle de
la différenciation. Aucune n’est a priori irréprochable ou condamnable. Peut-être
devrait-on avancer que toute méthode pédagogique ou toute didactique qui ne dit
rien du traitement des différences est contestable, car elle laisse l’enseignant seul
aux prises avec un problème essentiel, l’hétérogénéité des apprenants.
Dans le même ordre d’idées, il importe de rappeler que la pédagogie différenciée
se caractérise essentiellement par son intention : offrir à tous des situations opti-
males. Les dispositifs mis en place à cette fin ne sont que des outils, qui ne valent que
par leur efficacité présumée ou mieux, éprouvée. Travailler par groupes de besoin,
évaluer par objectifs, encourager la métacognition ou passer des contrats individua­
lisés, fort bien, mais cela n’atteste pas en soi d’une différen­ciation efficace.

Ne pas confondre différenciation et tutorat individualisé


Souvent, lorsqu’on entend parler de pédagogie différenciée, on imagine une
relation duale : un enseignant et un élève engagés dans un face-à-face. Si cette
configuration est parfois pertinente, il est à la fois pédagogiquement inefficace et
économiquement impossible de s’y enfermer.
Inefficace parce que l’enseignant n’est pas la seule source d’apprentissage.
Son travail consiste en partie à organiser non seulement des situations, mais des
interactions entre élèves ou entre eux et des acteurs externes à la classe ou des
dispositifs technologiques.
De toute manière, l’enseignant est une ressource rare, trop rare pour qu’il puisse
se rendre disponible pour chaque élève séparément, sauf à certains moments stra-
tégiques, lorsque son intervention est aussi décisive qu’irremplaçable. Il est donc
essentiel de pouvoir déléguer une partie du suivi à divers dispositifs, y compris
l’auto-évaluation, l’enseignement mutuel et les technologies de l’information et
de la communication (TIC).
Le tutorat ou « enseignement individualisé » est souvent confondu avec la
notion d’individualisation des parcours de formation. Or, cette dernière se réfère
non à la relation pédagogique, mais au trajet de formation de l’élève, à la suite
d’expériences qu’il vit en classe et hors de classe et qui contribuent à façonner
ses apprentissages. Plus on parvient à optimiser les situations d’apprentissage

30
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

pour chaque élève, plus chacun vit des situations différentes, plus son parcours
de formation est unique. Ce qui ne veut pas dire qu’il travaillera constamment seul
ou en face-à-face avec un enseignant.

Seule compte la fécondité des situations d’apprentissage


En parlant de pédagogie différenciée, on met l’accent sur l’action pédagogique
de l’enseignant et la façon dont il ignore ou prend en compte les différences.
Pourtant, au bout du compte, c’est au niveau de l’apprenant que la différenciation
se joue. On peut imaginer un enseignant acquis à la pédagogie différenciée, multi-
pliant les groupes de besoin et les dispositifs d’aide individualisée, sans que les
situations d’apprentissage soient optimisées, faute d’une observation suffisam-
ment pertinente et/ou de décisions à la hauteur du problème.
S’il fallait attester de la présence d’une pédagogie différenciée dans une
classe, un établissement ou un système éducatif, il ne suffirait pas d’interroger
les enseignants sur leurs intentions, ni même d’observer les groupements et les
dispositifs. L’indicateur décisif serait défini au niveau des apprenants, en fonction
du nombre de situations fécondes que traverse chacun. Bien entendu, c’est plus
difficile à observer et l’on se contente souvent de questionner les maîtres sur leurs
intentions ou d’analyser les dispositifs. Pourtant, de même que l’efficacité d’un
message se mesure au niveau de son destinataire, l’efficacité de dispositifs de
pédagogie différenciée se mesure au niveau des situations vécues par les élèves
et des processus d’apprentissage qu’elles engendrent.

Une autre organisation du travail scolaire


L’avantage d’une pédagogie frontale, c’est sa simplicité : un maître devant
la classe, qui alterne entre une leçon collective et des exercices individuels, les
mêmes, faits en parallèle par tous les élèves. Certes, il faut gérer la disparité des
rythmes de travail, occuper les élèves qui ont fini avant les autres et accepter que
certains élèves passent à une autre activité avant d’avoir fait tous les exercices.
Dans une pédagogie différenciée, l’organisation du travail est beaucoup
plus complexe, puisque l’enseignant ne s’adresse que marginalement à toute la
classe. Il crée des groupes plus ou moins éphémères, en utilisant tous les espaces
disponibles, la salle de classe, d’éventuels locaux attenants, parfois les couloirs.
Son activité consiste alors à passer d’un groupe à l’autre pour donner de l’aide,
pacifier le climat, relancer l’activité. Ou alors, les élèves travaillent seuls, nantis
d’un contrat ou plan de travail préparé par l’enseignant, qui devient personne-
ressource et répond aux demandes d’aide.
La pédagogie différenciée fait passer d’une organisation du travail relativement
stable et simple à une organisation sans cesse repensée, remaniée, ajustée en
temps réel. Si l’enseignant travaille par projets ou situations-problèmes, il engage

31
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

en outre ses élèves dans des activités dont la durée n’est pas connue d’avance, ce
qui l’oblige à une planification mobile.
L’essentiel est de mettre l’organisation du travail au service de l’optimisation
des situations d’apprentissage. Il arrive qu’une complexité excessive détourne de
l’objectif, les enseignants investissant une énergie démesurée dans la gestion du
dispositif, au détriment de l’observation fine des élèves et des stratégies de régu-
lation des apprentissages.

Travailler en cycles d’apprentissage pluriannuels


On peut différencier dans le cadre d’une année de programme et d’une seule
classe. Il est cependant préférable de travailler en équipe et de planifier les appren-
tissages sur au moins deux ans. Ce qui suppose une structuration du curriculum en
cycles pluriannuels, les mêmes enseignants prenant en charge les élèves durant
tout le cycle, soit deux, trois, voire quatre ans (Perrenoud, 2002).
Une équipe de huit enseignants prenant en charge deux cents élèves de deux
classes d’âge pourra mettre en place des dispositifs de différenciation plus riches
et diversifiés qu’un enseignant seul n’ayant qu’une année scolaire devant lui. Cette
équipe pourra travailler en groupe multiâges pour certaines activités, créer des
groupes de niveau, se répartir les tâches de préparation, fonctionner en groupes
de besoin ou en modules intensifs.
À condition cependant que ces enseignants sachent coopérer, se diviser le travail
de manière équitable et flexible et définir ensemble les indicateurs de progression
vers les objectifs, les dispositifs nécessaires et les stratégies à déployer pour tel
élève ou groupe d’élèves rencontrant des difficultés spécifiques.

Une observation formative et critériée


La pertinence du diagnostic est à la base de toute action pédagogique efficace.
Comment placer un élève dans le groupe qui convient ou lui proposer une situation
féconde si l’on ne sait pas ce qu’il a acquis, sur quoi il bute et comment il apprend ?
L’observation est donc l’outil de base d’une pédagogie différenciée, le fonde-
ment des décisions et de la régulation des interventions. Elle est formative au sens
où son but n’est pas d’enfermer l’élève dans ses acquis, mais de l’aider à progresser
vers les objectifs. Cette posture formative est fondamentale à l’intérieur d’une
année ou d’un cycle pluriannuel, mais elle devrait s’étendre à toute l’éducation
de base, considérant qu’aussi longtemps qu’il est encore temps d’intervenir pour
mieux former, la certification n’a pas de sens.
Dans les systèmes éducatifs pressés d’orienter ou de sélectionner les élèves,
l’évaluation formative entre assez rapidement en concurrence avec une évaluation
plus menaçante, donc conflictuelle, puisque l’avenir des élèves en dépend.

32
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

Dans une pédagogie différenciée, l’évaluation est critériée parce qu’elle doit
constamment permettre de situer chaque élève par rapport aux objectifs de fin de
cycle. Il importe donc que ces objectifs soient travaillés, associés à des niveaux
progressifs de maîtrise, assortis d’indicateurs fiables. C’est à cette condition que
les enseignants pourront juger les progressions et pratiquer un enseignement
stratégique.

Situations-problèmes et objectifs-obstacles
Les premières conceptions de la différenciation relevaient du modèle dit du
« diagnostic préalable ». On avait alors l’illusion de pouvoir, à partir d’un diagnostic
initial pointu, proposer à chaque élève un traitement « sur mesure ». Cette concep-
tion repose sur la conviction que, connaissant l’élève, on peut prédire ses difficultés
d’apprentissage.
Or, les choses sont moins simples. Une partie des difficultés se révèlent au
moment de la confrontation à un obstacle. C’est alors que se manifestent les
limites d’un élève, ce qui « le dépasse ». C’est par exemple devant une tâche
apparemment maîtrisable (calcul d’un périmètre, changement de fuseau horaire,
approximation) que l’enseignant mesure que certaines opérations ou certains
concepts ne sont pas acquis. C’est au moment où l’élève doit écrire un récit que
l’on se rend compte que les temps du passé ne sont pas distingués.
La notion d’objectif-obstacle (Astolfi, 1993, 1997, 1998 ; Martinand, 1989, 1995 ;
Meirieu, 1989 a, 1990, 1995) offre une réponse : c’est l’obstacle qui devient la cible
du travail. Cela ne dispense pas d’avoir des objectifs de formation à long terme,
mais à court terme, le travail se concentre sur ce qui fait obstacle à l’apprentissage
de tel ou tel élève. Bien entendu, certains obstacles sont canoniques : le statut
du zéro en numération ; le problème de la retenue en soustraction ; la notion
de pronom ou de connecteur en production de texte. Toutefois, le moment où
cet obstacle surgit et la figure précise qu’il adopte sont toujours imprévisibles.
Cependant, plus l’obstacle a été conceptualisé au gré de l’expérience et à travers
la recherche en didactique, plus il est sûrement et rapidement identifiable lorsqu’il
se présente en classe et plus l’enseignant peut puiser une parade, une explication,
une tâche, une stratégie dans la culture professionnelle.
Cela ne le dispense pas de cerner l’obstacle qu’affronte l’élève hic et nunc et
de faire de son dépassement l’objectif à court terme d’un travail commun. C’est ce
qui guide l’intervention pertinente dans une pédagogie différenciée. Au-delà des
régulations individuelles, la réponse peut passer par des dispositifs regroupant des
élèves butant sur des obstacles analogues, par exemple une notion antérieure mal
assimilée – distance, masse, adverbe, dénominateur commun – qui les empêche
d’aborder une tâche dont la réussite fait de cette notion une condition. Ou un travail
avec un ensemble d’élèves dont les représentations naïves – de la digestion, de la

33
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

respiration, de la température d’un corps ou de la force d’inertie – font obstacle à


une connaissance scientifique.
Travailler par situations-problèmes permet, dans une certaine mesure, de choi-
sir et de susciter les obstacles. Plutôt que de les détecter à travers l’échec, cette
manière d’enseigner prend les devants et axe les situations d’apprentissage sur
les obstacles cognitifs les plus probables. Ce qui ne la dispense pas de différen-
cier pour tenir compte des obstacles réels et parfois surprenants que rencontrent
effectivement les élèves !

Le temps n’est pas la solution


Différencier le temps des études est une solution très partielle, qui n’est pas à
la mesure des différences dont il faut tenir compte. On ne saurait en effet ajouter
plus d’un ou deux ans à l’éducation de base. Or, cette variation de 10-20 % est
sans commune mesure avec l’ampleur des écarts. En outre, toutes les enquêtes
le montrent, le redoublement est peu efficace, car c’est une manière simpliste
d’allonger le temps des études, qui feint de croire que refaire l’entier du programme
d’une année est une réponse universelle aux difficultés d’apprentissage, alors qu’elle
n’est pertinente que dans certains cas. Le maintien pour un an de plus dans un cycle
d’apprentissage pluriannuel semble moins rudimentaire, à condition d’éviter le pur
et simple redoublement de la dernière année du cycle, pour travailler sur les besoins
spécifiques de chaque élève en difficulté. Même alors, on ne saurait attendre de
miracle, car on ne peut maintenir les élèves un an de plus dans tous les cycles, car
alors ils achèveraient le programme de la scolarité de base à vingt ans ou plus !
On ne peut davantage allonger spectaculairement la semaine scolaire ou
­réduire les vacances. Il faut donc cesser de considérer le temps comme la ressource
majeure de différenciation, viser plutôt à différencier l’investissement pédagogique
et didactique dans le suivi des élèves, de même que les conditions de travail et
le ratio professeur/élèves. Certains élèves peuvent assimiler le programme par
un travail autonome et en écoutant attentivement des cours au sein de grands
groupes. Il n’est jamais indispensable de se pencher sur leur cas, car pour eux,
presque constamment, « tout va bien ». D’autres au contraire exigent un investis­
sement intellectuel, émotionnel, relationnel hors du commun. Pour comprendre
leurs difficultés et trouver des stratégies, les enseignants doivent investir du temps
et faire preuve de créativité, de ténacité, de lucidité sur ce qui se joue.

Aucun changement de curriculum n’annule les inégalités


Si l’on fait la part de l’explication anthropologique de l’échec scolaire, en fonc-
tion de la distance entre la culture d’origine et la culture scolaire, il est tentant
d’envisager de redéfinir la culture scolaire pour qu’elle soit à égale distance des
diverses cultures en présence dans une classe.

34
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

Il est certes pertinent de « débarrasser » la culture scolaire de contenus dont


la présence se justifie par une complicité avec les goûts et les modes de vie des
classes instruites davantage que par la pertinence des savoirs et compétences en
jeu. Mais on imagine mal que, par souci de « neutralité culturelle », l’école mette
sur le même pied la maîtrise de l’écrit et l’analphabétisme.
Aucune société ne pourra empêcher les enfants de parents fortement scola­
risés de recevoir une éducation plus proche de la culture scolaire et surtout des
valeurs et du rapport au savoir qui la fondent. Les cadres et titulaires de profes-
sions libérales n’enseignent pas à leurs enfants la trigonométrie ou la poésie du
xviie siècle. Mais ces contenus apparaissent nécessairement moins étranges à
des parents fortement scolarisés, ils peuvent à la fois aider concrètement leurs
enfants, contribuer à donner du sens aux apprentissages demandés et favoriser la
bonne distance aux savoirs scolaires, ni rejet, ni soumission.
L’école ne peut que privilégier au départ les élèves qui baignent dans la culture
scolaire dans leur famille. L’important est que cela ne constitue pas ipso facto un
handicap irréversible pour les autres, autrement dit que l’école tienne compte
des chemins inégaux à parcourir, travaille sur le rapport au savoir et le sens des
apprentissages scolaires, considère que l’envie et le projet d’apprendre ne sont
donnés que chez certains élèves et doivent être développés chez d’autres.
Relier constamment la lutte contre l’échec scolaire à des réformes curricu­
laires est une manière de ne pas se confronter à l’obstacle. Les changements de
programmes ne modifient pas radicalement la figure de l’inégalité, même s’ils
rapprochent l’école de la vie et de pratiques sociales non élitaires.
Dans une école indifférente aux différences, quel que soit le curriculum, ce
seront toujours les enfants issus des familles populaires qui courront les plus
grands risques d’échec, pour la simple raison que leurs parents ont été plus
­faiblement scolarisés, qu’ils ont souvent été stigmatisés et rejetés par l’école et
qu’ils n’ont ni tout le temps, ni tous les moyens requis pour soutenir leurs enfants
aussi efficacement que les parents de classe moyenne. Cessons donc de fonder
des espoirs démesurés sur des réformes de contenus comme réponse principale
aux inégalités culturelles devant l’école. Attaquons-nous plutôt aux mécanismes
qui engendrent des échecs, quel que soit le curriculum.

Une formation pointue en didactique


L’adhésion des enseignants au principe d’éducabilité, leur révolte contre l’échec
et leur investissement dans l’éducation de tous : ce sont des conditions nécessaires
d’une pédagogie différenciée. Elles ne sont pas suffisantes. Concevoir des situa-
tions et les faire évoluer au gré d’une observation formative exige une formation
didactique pointue. Constater encore et encore qu’un élève « a de la peine » n’aide

35
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

pas à identifier finement les obstacles qu’il rencontre, ni à concevoir l’étayage, les
détours pédagogiques ou les stratégies à mettre en œuvre à plus long terme.
La didactique des disciplines adopte parfois une attitude ambivalente face à la
pédagogie différenciée. Même si cette dernière s’enracine dans les mouvements
pédagogiques et l’œuvre de pédagogues comme Legrand (1986, 1995) ou Meirieu
(1989 a, b & c ; 1990 ; 1995), davantage que dans les travaux de didacticiens, il serait
absurde de se priver des moyens de conceptualisation qu’offre la recherche en
didactique. On ne peut intervenir sur les processus d’apprentissage uniquement du
point de vue de leur dynamique ou de leur sens, le contenu des savoirs en jeu joue
toujours un rôle, parfois central. S’il est démuni de savoirs didactiques pointus, un
enseignant ne peut comprendre ce qui résiste dans l’esprit de l’élève en difficulté. Il
reprend donc la même explication, sans plus de succès. Pour s’attaquer aux causes
plutôt qu’aux symptômes, il faut disposer d’un modèle de la pratique experte
visée aussi bien que de sa genèse. C’est à ce prix qu’un professeur construira des
séquences ou des situations didactiques pertinentes (Perrenoud, 2007 c).
Les didacticiens des disciplines insistent souvent sur la diversité des acti­
vités à proposer aux élèves plus que sur la différenciation des interventions de
l’enseignant. Ici encore, il n’y aurait aucun sens à jouer l’une contre l’autre. La
diversité des entrées est féconde, mais elle ne suffit pas à provoquer une totale
autorégulation, car les élèves – et surtout les plus faibles – ne trouvent pas spon-
tanément ce qui convient à leurs difficultés et à leur manière d’apprendre.

Une différenciation pensée et mise en œuvre en équipe


Des enseignants isolés peuvent s’engager dans une pédagogie différenciée. Ils
se heurteront cependant à des limites, qu’une action collective pourrait repousser.
Au minimum, les enseignants peuvent échanger sur leurs pratiques, leurs outils
d’évaluation, leur conception de la différenciation, des cas d’élèves devant lesquels
ils se sentent impuissants ou exaspérés. Au-delà, on peut aller vers de véritables
décloisonnements des classes, en pratiquant des regrou­pements d’élèves de
plusieurs classes et de plusieurs âges, en créant à plusieurs des groupes de niveau,
de besoin, de projet ou des modules intensifs.
La coopération ne va pas de soi dans un métier d’individualistes, elle n’est pas
immédiatement efficace, et peut passer par des moments de crise. Elle sera d’autant
plus solide que les enseignants ne se contentent pas de coordonner des actions,
des groupes, des dispositifs, mais analysent ensemble les objectifs de formation,
précisent leurs attentes et identifient les causes des difficultés d’apprentissage.

Une solidarité entre élèves et entre familles


Si la pédagogie différenciée provoque un investissement pédagogique et
didactique plus important en faveur des élèves qui ont en le plus besoin, cela

36
La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence

se voit et peut susciter des sentiments d’injustice ou d’abandon des élèves en


facilité.
Dans une classe qui pratique la pédagogie différenciée, il est prioritaire de faire
comprendre aux parents que la justice ne passe pas par l’égalité de traitement,
mais par une discrimination positive et un travail prioritaire avec les élèves en diffi-
culté. L’enjeu est de créer suffisamment de solidarités entre élèves et entre parents
d’élèves pour que les favorisés ne réclament pas constamment le maximum pour
eux, sans se soucier des ressources ainsi soustraites à d’autres élèves.
Lorsque des parents font pression sur l’enseignant pour que leur enfant
« gagne un an » dans son parcours scolaire, ils le font au détriment du temps et de
l’énergie que l’enseignant pourrait consacrer à des élèves en difficulté. Il ne s’agit
pas de se désintéresser des bons élèves ou de les ralentir artificiellement, mais de
ne pas se sentir tenu d’investir pour les faire progresser au-delà des objectifs
de l’année ou du cycle.
Il importe que les responsables administratifs et politiques du système éducatif
aient le courage de dire que le contrat de l’école publique est que chacun atteigne
les objectifs. De dire que les enseignants qui investissent en priorité auprès des
élèves en difficulté ne commettent aucune injustice, qu’ils font leur travail.
Si ce travail n’est pas fait ou n’est pas relayé localement par les cadres scolaires,
en faveur d’une approche communautaire et solidaire de l’échec scolaire, les
enseignants auront du mal à résister aux attentes exorbitantes et égocentriques
d’une partie des parents.

La pédagogie différenciée n’est pas une mode !


On l’aura compris, faire de la pédagogie différenciée une mode serait une
profonde erreur conceptuelle et stratégique. L’école ne sera équitable, donc effi-
cace pour tous, qu’au prix d’une pédagogie différenciée, dont la conceptualisa-
tion (Gillig, 1999 ; Legrand, 1986, 1995 ; Meirieu, 1990, 1995 ; Perreaudeau, 1997 ;
Perrenoud, 2005, 2007 a, 2010 a ; Przesmycki, 1991).
On peut la concevoir différemment selon les théories de l’apprentissage auxquelles
on se réfère, elle peut s’accommoder d’outils et de dispositifs variés, s’adapter à des
objectifs de diverses natures, selon le cursus et la discipline considérée.
La seule permanence est de refuser l’indifférence aux différences et de la
combattre en s’appuyant sur une analyse fine des causes de l’échec et l’ensemble
des savoirs issus des mouvements pédagogiques et de la recherche en éducation.
Un dernier mot pour insister sur l’absurdité qu’il y aurait à enjoindre aux ensei-
gnants de différencier leur action pédagogique sans leur offrir une formation, des
outils, des possibilités de coopérer et des conditions de travail convenables.

37
2
Gérer le « temps qui reste » :
entre persécution et attentisme 

O rganiser un cursus d’études, planifier le travail scolaire et l’organiser au quoti-


dien, c’est adopter un rapport plus ou moins tendu au temps qui reste.
À quel niveau cette tension entre persécution et attentisme se joue-t-elle ? Le
système éducatif semble imposer une organisation temporelle aux enseignants
et aux élèves : programmes structurés en années ou en cycles, structuration de
l’année et de la semaine d’école, grille horaire attribuant des temps protégés aux
disciplines. On pourrait en conclure que la structuration institutionnelle du temps
scolaire contraint ou préfigure l’organisation du travail. En réalité, les choses sont
plus complexes, pour au moins deux raisons :
– la structuration institutionnelle du temps scolaire, comme le programme
qui lui correspond, laisse aux professeurs de larges marges d’interpréta-
tion ; dans cette mesure, l’organisation fine du temps dépend des modes
d’organisation du travail adoptés par les enseignants, individuellement ou
collectivement, dans leur sphère d’autonomie professionnelle ;
– à longue échéance, la structuration institutionnelle du temps scolaire se
calque sur les pratiques des enseignants et le mode dominant d’organisation
du travail dans les classes ; si la structuration du temps mettait de nombreux
enseignants en difficulté, elle serait aménagée pour tenir compte des
contraintes du travail quotidien.
Je me propose donc ici d’analyser le temps scolaire à partir des pratiques et des
problèmes d’organisation du travail. J’adopterai en outre un angle de vue particu-
lier : les pédagogies différenciées et les cycles d’apprentissage pluriannuels,
innovations défendues dans de nombreux pays développés, appellent une autre
organisation du travail scolaire, donc du temps, ce qui avive d’anciens dilemmes
ou en crée de nouveaux.

. Repris de Perrenoud Philippe (2001), Gérer le temps qui reste : l’organisation du temps scolaire
entre persécution et attentisme, in St-Jarre Carole & Dupuy-Walker Louise (dir.) Le temps en éduca-
tion. Regards multiples (p. 287-315), Sainte-Foy: Presses de l’Université du Québec.

39
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Entre attentisme et persécution


Un jour, les élèves quittent l’école. Peut-être y retourneront-ils quelques années
plus tard ou s’engageront-ils dans une formation destinée aux adultes. Une chose
est sûre : plus ils quittent l’école faiblement instruits, blessés par des échecs
successifs, brouillés avec le savoir, plus les chances de les retrouver en forma-
tion d’adultes s’amenuisent. À l’école, ils ont pris conscience, selon la formule de
Bourdieu (1966), de leur « indignité culturelle », on leur a fait comprendre qu’ils
« n’étaient pas faits pour les études ». L’école produit un paradoxe, un de plus :
ceux qui tirent le moins de profit de la scolarité de base sont ceux qui ont à la fois
le plus grand besoin et la plus faible envie de reprendre des études.
Il s’ensuit que les enseignants et responsables scolaires qui refusent le fatalisme
de l’échec (CRESAS, 1981) ont intérêt à se soucier du temps qui passe et à optimiser
l’usage du temps qui reste, notamment pour les élèves qui quitteront l’école avant
d’avoir atteint un niveau suffisant pour affronter la vie qui les attend.
Plus il est conscient de la nécessité d’optimiser l’usage du temps qui reste, plus
un enseignant vit dans un compte à rebours permanent. Cela peut devenir obses-
sionnel et générateur de stress, par exemple lorsque le souci de ne pas perdre de
temps exerce une pression insupportable sur les élèves les moins rapides. L’école
est souvent écartelée entre la peur de perdre du temps et la conscience des limites
à respecter pour que la condition des élèves reste vivable. Selon les périodes, les
pays, les âges, mais aussi les écoles et les enseignants, cette tension est plus ou
moins forte. On bascule à l’extrême, d’un côté dans l’attentisme inefficace, de
l’autre dans une « persécution » non moins stérile.
Persécution : ce vocable peut sembler inutilement dramatique. La persécution
par le temps ne prend pas en général le sens le plus fort retenu par le Robert :
« Traitement injuste et cruel infligé avec acharnement ». La pratique correspond
mieux au sens plus large, que le Robert date de 1680 : « Mauvais traitement dont
on est la victime ». Le Robert assimile persécution à maltraitance. Or, « maltraiter »,
c’est notamment « traiter avec rigueur, inhumanité. Brimer, malmener, rudoyer ».
D’une émission de la télévision belge, j’extrais le dialogue suivant entre un insti-
tuteur, qui mène l’interview, et deux enfants de 10 ans. Ce ne sont pas ses élèves. Il
les interroge, hors de leur classe, sur leurs camarades qui n’ont pas de difficultés.
– Enfant A : Ils sont intelligents, alors ils sont en tête et nous on est à la queue.
Alors, eux, quand ils ont fini ils demandent plus, ils demandent plus parce
qu’ils aiment bien. Mais nous, si on est à la queue, on est en retard, on est en
retard, de plus en plus, puisque qu’eux, ils avancent, nous on reste au même
point. Monsieur, il dit : « Ben c’est bien ça, une classe parfaite ». Mais nous,
si on n’est pas parfait, on traîne derrière, on sait rien faire.

40
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

– Enfant B : On n’a pas le temps de… quand on a fini on n’a pas le temps de…
de souffler un coup, tout de suite grammaire, faites grammaire, devoirs,
grammaire.
– Enfant A : Des fois on n’a pas fini et il nous donne à achever pour la maison.
Mais Valérie et Sébastien, ils ont fini, hein. Eux, ils sont contents, mais nous
on est derrière. Parce que s’ils ont fini, tant mieux, mais nous si on n’a pas
fini c’est pour la maison et on fait autre chose ; alors les devoirs qu’on a
quand on rentre chez soi, heu, c’est pas la joie. Moi des fois je reste jusqu’à
huit heures pour faire mes devoirs.
– Instituteur : Tu penses qu’on en demande trop aux enfants ?
– Enfant A : C’est pour qu’ils soient bien préparés pour l’année prochaine.
– Instituteur : Donc c’est bien, vous souffrez mais c’est pour votre bien ?
– Enfant A : On souffre pour notre bien mais on peut souffrir d’une autre
manière. C’est pas souffrir parce qu’on a mal.
– Instituteur : C’est quoi alors ?
– Enfant A : C’est souffrir parce qu’on est débordé, parce ce qu’on en a marre de
faire de trop ! Alors on aimerait bien ralentir mais ça, Monsieur, il ne comprend
pas puisqu’il dit c’est comme… avant on travaillait tout doucement, mais on
travaillait quatre en plus que nous. Mais Monsieur, avant il travaillait quatre
heures en plus mais tout doucement. Alors maintenant il dit, alors maintenant
il dit que…
– Enfant B : On va perdre du temps.
– Enfant A : C’est une sorte de révolution, tout doit aller plus vite. On n’a pas
de temps à perdre et tout. Ben lui il se dit : « Ben les gosses, ils s’emmerdent
jusque, jusqu’à six heures à l’école ». Alors lui il dit : « Trois heures et demie ça
suffit mais alors il faut accélérer ! » Mais nous c’est tout le contraire pour nous
qu’il faut : il faut travailler doucement, bien apprendre, tout doucement, calme-
ment, et travailler jusqu’à six heures. Parce que trois heures et demie… mais on
a deux heures et demie en moins alors il faut boulotter deux fois plus vite.
– Instituteur : Tu aimerais des journées plus longues ?
– Enfant A : Oui, et moins travailler… et travailler moins vite. Mais seulement
Monsieur, il veut pas perdre cette idée, alors s’il nous demande de travailler
plus longtemps, on ne pourra même pas achever sa phrase qu’il va nous
dire : « Travaillez plus longtemps, mais plus vite ! » Mais ça va plus ça, hein !
Ce dialogue illustre une souffrance qui, souvent hélas, n’accède pas à une
verbalisation aussi lucide et se vit comme une tare plutôt que comme la résultante
d’une organisation déraisonnable du travail. L’obsession de ne pas perdre de temps
marginalise les élèves en difficulté et produit de l’échec, en édifiant un rapport au
savoir qui ne peut que détourner d’une reprise des études. Les élèves lents et en
échec se souviennent de l’invitation réitérée à avancer dans leur travail et dans le

41
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

programme mieux que du contenu des enseignements. La persécution n’est pas


ici l’expression d’un quelconque sadisme. Il n’y a pas volonté de faire souffrir.
« Monsieur » pense au contraire au bien de ses élèves. Il ne se rend pro­bablement
pas compte de la souffrance qu’engendre la pression qu’il exerce. Cela ne la rend
pas moins réelle ! Et le sentiment d’agir pour le bien des élèves empêche la prise
de conscience ou minimise les effets de la pression. N’oublions pas que nombre
d’éducateurs pensent encore que, pour apprendre, il faut souffrir !
En miroir, dans certaines classes qui se réclament des droits de l’enfant et
des pédagogies nouvelles dans leurs acceptions les plus molles, on affecte une
tranquillité sans faille, on « laisse du temps au temps », on « attend que cela se
décroche ». C’est évidemment plus fréquent en début de scolarité. On observe le
même « détachement » dans certaines filières de relégation, lorsque les élèves
n’ont plus grand-chose à perdre.
Quel est le juste milieu ? Existe-t-il ? On sait que le forcing ne produit que du
dressage, sans développement durable, mais on sait aussi qu’apprendre ne va pas
sans phases de déséquilibre et de tension. « Si je roule à mon rythme, je ne roule
pas », dit le Chat, juché sur une bicyclette. Ce personnage du dessinateur Philippe
Geluck exprime une partie du dilemme de l’école ; en faisant violence aux « appre-
nants », on les empêche de construire des savoirs ; en les laissant tranquilles, on
les en empêche aussi. Quelle est donc la bonne mesure ?
On traite cette question, au moins implicitement, au moment de rédiger les
plans d’études, puisqu’ils tracent un chemin censé correspondre à la progression
d’un élève standard, variante scolaire du sujet épistémique de Piaget. Du seul fait
d’entretenir cette fiction, on se trouve dans une impasse :
– si les plans d’études surestiment fortement l’élève moyen, ils engendrent
des échecs massifs, laissant sur le bord du chemin tous ceux qui ne peuvent
suivre l’allure imposée par des programmes exigeants et surchargés ;
– si, au contraire, les plans d’études sont calqués sur les rythmes des élèves les
plus faibles, les meilleurs trépignent d’impatience et leurs parents montent
aux barricades pour protester contre la « baisse du niveau », à moins qu’ils
ne désertent une école publique accusée de « compromettre la formation des
élites » pour aller grossir les effectifs d’établissements privés qui, sélection-
nant leurs élèves à l’entrée, n’ont aucun mal à concilier rythme soutenu de
progression et bon niveau de réussite ;
– si l’on conforme les plans d’études à un élève vraiment moyen, on produit tout
de même l’échec des plus faibles, sans stimuler suffisamment les meilleurs.
Le problème naît de l’insistance des systèmes éducatifs à faire entrer chaque
élève dans le lit de Procuste d’une progression standard. Aussi longtemps qu’on
ne répond à la diversité que par le redoublement ou une progression accélérée

42
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

dans le cursus, on n’apporte qu’une réponse fruste et partielle au problème. Le


redoublement est une mesure globalement inefficace (Crahay, 1996 ; Paul, 1996).
De nombreux systèmes éducatifs ont introduit des cycles d’apprentissage
pluriannuels, qui paraissent offrir une solution plus souple et prometteuse en
permettant une diversification « intelligente » des parcours de formation et des
rythmes de progression. On peut espérer de la sorte placer moins d’élèves dans
des situations absurdes, les uns parce qu’ils n’avancent pas et s’ennuient, les
autres parce que cela va trop vite pour eux.
Le problème n’est pas entièrement résolu par la mise en place de telles struc-
tures. Elles ont cependant le mérite d’obliger à traiter ouvertement deux questions
majeures.
1. Comment induire et maintenir une tension optimale pour chacun ? Meirieu écrit
« Les différences, je ne les respecte pas, j’en tiens compte » (1995), signifiant
par là que le respect absolu des différences enferme chacun dans sa culture et
son identité d’origine et abdique la mission de l’école, qui est de déplacer les
élèves. Cela vaut pour les différences de « rythme » comme pour les autres. Un
pédagogue qui n’aurait qu’un seul élève serait confronté à cette question !
2. Comment éviter que les écarts entre élèves lents et élèves rapides ne se
creusent au point d’être irréversibles ? Si la diversification des parcours
amenait certains individus à maîtriser facilement, à 12 ans, ce que d’autres
maîtriseront laborieusement à 24 ans, on aurait atteint une forme d’égalité
des acquis, mais on voit bien qu’elle serait assez fictive, car les uns obtien-
draient un titre universitaire au moment où les autres atteindraient enfin les
objectifs de l’école primaire…
Les deux questions sont liées : pour optimiser le temps de parcours du
programme de la scolarité de base, il faut maintenir une tension optimale tout
au long de l’enfance et de l’adolescence, trouver un compromis acceptable entre
per­sécution et attentisme. Notons que, dans des parcours diversifiés, le rapport
au temps peut aussi persécuter les élèves les plus rapides : à force d’accélérer leur
instruction au mépris de leur socialisation, de leur développement, de leur équilibre
et de leur appartenance à un groupe d’âge, on crée d’autres souffrances. C’est le
drame d’une partie des enfants dit doués ou surdoués. L’attentisme est une menace
plus insidieuse, car ses effets d’exclusion et de déni de soi ne se manifestent que
plus tard, lorsqu’on sort du cocon protecteur d’une classe ou d’une école.
Si le système éducatif dominait ces problèmes, cela se saurait. Au mieux, on
peut progresser dans la façon de les poser. Si l’on renonce à s’abriter derrière
l’idée que chaque enfant a un rythme « naturel » qu’il suffirait de « respecter », on
en vient à penser que le rythme optimal d’apprentissage dépend certes de l’élève,
mais tout autant des situations d’apprentissage et de la relation pédagogique
dans lesquelles il se trouve placé.

43
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Il y a sans doute, pour un élève donné, une limite « psychobiologique » au


rythme d’apprentissage, au-delà de laquelle on tombe dans le dressage et la
violence. La médecine est confrontée à ce problème : la cicatrisation d’une plaie ou
le processus d’ostéosynthèse après une fracture passent par des processus impos-
sibles à accélérer au-delà d’un certain seuil : il faut, comme on dit, que la nature
fasse son travail ; la nature est ici d’ordre bio-physico-chimique. En pédagogie, les
limites incompressibles tiennent à la fois au temps de développement, pour tous
les apprentissages qui sont à la limite de la zone proximale, et au temps de réor-
ganisation ou d’affinement des concepts, des connaissances, des émotions ou des
gestes dans l’esprit et dans le corps de l’apprenant. Nous en savons évidemment
beaucoup moins sur ces rythmes que sur ceux qui intéressent la médecine.
Peut-on s’approcher davantage de cette limite, par une prise en charge plus fine,
soutenue et pertinente des élèves ? C’est un problème bien connu en médecine, mais
aussi dans tous les métiers qui, tout en restant dépendant de la nature ou de proces-
sus endogènes, tentent d’infléchir ou d’accélérer l’évolution spontanée, en intervenant
à bon escient. Comme les éleveurs ou les cultivateurs sont attentifs à l’évolution de
leurs bêtes ou de leurs plantations, un médecin suit de près l’évolution de ses patients.
Pour optimiser l’évolution, un professionnel de l’intervention sur des systèmes vivants,
ayant leur dynamique propre, doit savoir où en sont les choses et que faire pour accé-
lérer ou infléchir le processus sans prendre de risques inconsidérés.
On a donc affaire à deux ressources complémentaires :
– d’une part, des compétences qui permettent d’observer, d’apprécier les
faits, de décider et d’agir en connaissance de cause ;
– d’autre part, une organisation du travail qui permet d’observer, de décider
et d’intervenir aussi souvent et aussi adéquatement qu’il le faut pour opti-
miser le processus.
Sur ce second point, on se heurte d’abord à un problème de ressources
humaines et de surcharge cognitive. Un médecin militaire qui, sur le théâtre d’un
conflit, doit s’occuper à lui seul de dizaines de blessés ne pourra poser pour chacun
un diagnostic pointu, prendre une option thérapeutique sereine et faire un suivi effi-
cace : le décalage est trop grand entre le nombre de problèmes à traiter et la capa-
cité de traitement disponible, si bien que le praticien va, soit abandonner à leur sort
désespéré une partie de ses patients, soit prendre soin de chacun, mais de façon
rapide, donc superficielle et souvent insuffisante. Certes, même et peut-être surtout
dans ces conditions extrêmes, la compétence professionnelle du praticien fait une
différence, mais pas au point de compenser une charge de travail surhumaine ou
une organisation du travail désastreuse.
En pédagogie, du moins si l’on rêve d’individualiser les parcours de formation
et de différencier les prises en charge, on se rapproche de la médecine militaire
davantage que de la médecine de ville. Le nombre d’élèves à encadrer et de

44
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

« fronts » sur lesquels l’enseignant est censé s’engager en parallèle peuvent


donner l’impression que le système éducatif manque avant tout de forces, donc
de postes et de ressources. Les enseignants disent volontiers : « Ah, si j’avais tout
mon temps pour prendre en charge tel élève, tout irait beaucoup mieux. » On peut
questionner cette évidence : un clinicien médiocre le reste, même s’il n’a qu’un
patient. Un enseignant qui ne sait ni observer, ni intervenir finement sur les proces-
sus d’apprentissage ne fera guère de prodiges si on lui confie un seul élève.
À l’inverse, si chaque enseignant avait au plus haut degré la compétence
d’optimiser les processus d’apprentissage de chacun, il lui resterait encore
à la mettre en œuvre au profit d’un grand nombre d’élèves, dans des condi-
tions d’encadrement qui vont en se dégradant dans l’état actuel des budgets
de l’éducation scolaire. À moins d’une improbable embellie économique, les
seules variables changeables sont le niveau de compétence des enseignants et
l’organisation du travail scolaire au sein de chaque établissement.
Optimiser l’un de ces deux facteurs ne peut entièrement compenser l’insuffisance
de l’autre. Le travailleur le plus compétent ne peut neutraliser les effets désastreux
d’une organisation du travail qui le priverait des informations, des outils, des
occasions, des coopérations et de l’autonomie sans lesquels ses compétences ne
peuvent se déployer. À l’inverse, une bonne organisation du travail peut rendre
plus efficaces, dans certaines limites, des travailleurs de compétences assez
moyennes. Encore faut-il qu’elles soient bien utilisées, que le travail soit intelli-
gemment conçu et partagé, bien encadré et enrichi à bon escient par l’appel à des
expertises plus pointues et plus rares.
À moyen terme, ces facteurs peuvent s’influencer réciproquement : l’orga­
nisation du travail peut contribuer à développer des compétences, voire à en
faire émerger de nouvelles. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, elle n’est
pas entièrement dépendante des compétences initiales des acteurs, elle peut les
transformer et les rapprocher d’un optimum, à certaines conditions qui renvoient
aux notions d’organisation qualifiante ou apprenante (Zarifian, 1999). Dans l’autre
sens, les compétences initiales des acteurs peuvent ou non les préparer à analyser
et améliorer l’organisation du travail, soit parce qu’elle est directement sous leur
contrôle, soit parce qu’ils peuvent faire des propositions, dans l’esprit par exemple
des cercles et démarches de qualité.
J’examinerai donc trois questions :
1. Les connaissances et compétences qu’un professeur doit avoir pour optimi-
ser les processus d’apprentissage scolaire.
2. Les impasses où mène l’idée de donner simplement plus de temps d’étude
aux élèves lents.
3. L’optimisation de l’emploi du temps scolaire et l’organisation du travail.

45
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Je reviendrai plus globalement, dans la conclusion, sur la gestion du temps qui


reste et sur le rapport au temps dans une perspective de lutte contre les inégalités
devant l’école.

Optimiser les processus d’apprentissage


Optimiser les processus d’apprentissage, c’est intervenir à bon escient pour
infléchir leur déroulement. Cela rejoint une conception de la pédagogie différen-
ciée selon laquelle « différencier, c’est organiser les interactions et les activités de
sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux
situations didactiques les plus fécondes pour lui » (Perrenoud, 2005, p. 29). C’est
à la fois très simple à comprendre et très difficile à faire.
Le premier niveau d’optimisation touche à l’activité et à l’engagement intel-
lectuel dans une tâche précise. La présence en classe n’est pas le gage des acqui-
sitions et on ne saurait s’en contenter que dans la perspective du gardiennage.
L’école a de plus hautes ambitions. Toutefois, si l’on s’attache à suivre de près les
faits et gestes d’un élève durant une certaine période, on constatera qu’il est très
souvent inactif, alors même que l’on se trouve dans un temps d’enseignement et
que l’enseignant a l’impression que chacun travaille. On revient à ce que les Anglo-
Saxons ont appelé « time on task ». Si, durant une journée ou une semaine d’école,
le temps investi dans des tâches susceptibles d’engendrer des apprentissages
est faible, il est inutile de chercher plus loin les sources de l’échec. Si l’école veut
optimiser l’emploi du temps qui reste, elle a intérêt à traquer les temps d’inactivité,
les temps morts, les temps étrangers aux apprentissages.
Il ne suffit pas de traquer les « pertes de temps » objectives, car l’emploi
optimal du temps dépend du sens des savoirs et du travail pour les apprenants.
Pour être actif, intellectuellement, il faut être disponible et trouver un minimum
d’intérêt à dépenser de l’énergie, à se confronter à une tâche exigeante. Rendre
l’élève actif (Perrenoud, 1996), c’est donc jouer sur son désir de savoir et sa
volonté ­d’apprendre (Delannoy, 1997) mais aussi sur le sens du travail quotidien
(Perrenoud, 2010 b) et sur son rapport aux savoirs scolaires (Charlot, Bautier et
Rochex, 1992 ; Charlot, 1997, 1999). Or, ces attitudes et représentations se cons­
truisent non seulement en fonction de l’origine sociale et d’autres appartenances
« lourdes », mais aussi selon les moments, les contextes, les partenaires, les
personnes, les relations. Il existe donc un espace possible d’intervention péda-
gogique. Encore faut-il l’investir. Dans cette perspective, la différenciation de
l’action pédagogique s’attachera au sens du travail et au rapport au savoir avant
même de porter sur la difficulté cognitive des tâches, leur cadrage ou leur étayage.
En amont, on peut encore rappeler l’importance de conditions plus élémentaires

46
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

mais fondamentales pour apprendre : se sentir en sécurité, estimé, aimé, capable


d’apprendre (Perrenoud, 2008 ; Rochex, 1995 ; Vellas, 1996).
Cette stratégie atteint des limites, à la fois parce que l’énergie des élèves n’est
pas inépuisable, parce que le sens n’est jamais donné « une fois pour toutes », en
amont de l’activité et parce que l’activité elle-même ne suffit pas. Toute activité
n’induit pas des apprentissages, et encore moins les apprentissages scolaires
souhaités. Une situation n’est productrice d’apprentissage que si elle confronte
l’apprenant à un « défi surmontable ». Si l’apprentissage suppose une avancée
du développement intellectuel, la tâche devra se situer dans ce que Vygotsky a
appelé la « zone de proche développement ». Autrement dit, travailler les fractions
ordinaires peut avoir du sens même pour les élèves qui ne maîtrisent pas totale-
ment les opérations formelles, cela les aidera même à y parvenir. Il est en revanche
absurde de proposer une telle tâche à des élèves pour lesquels la maîtrise des
opérations formelles est encore lointaine et ne saurait être provoquée par la
simple confrontation à des problèmes qui les « dépassent ». L’apport de Vygotsky
est important. Il signifie que, contrairement à ce qu’une stricte orthodoxie piagé-
tienne pouvait sous-entendre, il n’est pas nécessaire de faire du développement
opératoire un préalable absolu aux apprentissages scolaires, que ces derniers
peuvent au contraire stimuler le développement. Cela ne fonctionne toutefois que
dans certaines limites et l’optimisation des processus d’apprentissage consiste
notamment à renoncer aux tâches qui se situent au-delà de la zone de proche
développement, ou à les aménager en conséquence, par exemple par un étayage
substantiel.
La prise en compte du développement intellectuel n’est pas la seule contrainte.
Même lorsque le niveau de développement requis est atteint, tout apprentissage
s’ancre dans des acquis préalables et un rapport au savoir qui, s’ils font défaut ou
obstacle, empêchent d’apprendre, aussi sûrement qu’un développement intellec-
tuel inadéquat. Un enseignement de physique théorique n’aura aucune efficacité,
quelle que soit l’intelligence de ses destinataires, s’ils ne possèdent pas les connais­
sances nécessaires, autrement dit une culture scientifique de base et des notions
suffisantes de physique.
Bien entendu, le même enseignement n’apprendra rien aux physiciens les
mieux formés, même s’ils suivent le cours avec attention. L’activité intellectuelle ne
produit des apprentissages que si elle exige et permet à la fois un dépassement de
l’état initial des savoirs. Il n’est sans doute jamais inutile de consolider et d’exercer
ce que l’on sait, mais dans ce cas, l’activité n’engendre guère d’apprentissages
nouveaux.
À l’école, selon les moments ou les élèves, on pêche soit par excès, soit par
défaut. Certains élèves – y compris parmi les plus faibles – sont par moments
confrontés à des tâches répétitives qui ne les font plus guère progresser ;

47
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

à d’autres occasions, ils n’apprennent pas davantage pour la raison inverse : ils ne
comprennent même pas la question et n’ont aucune idée de la façon de s’en saisir
ou même d’exprimer leur désarroi.
L’écart entre la tâche et les moyens qu’a l’élève de s’en saisir est bien entendu
l’un des ingrédients du sens de la situation et du travail scolaire (Perrenoud,
2010 c), qui fluctue au gré des obstacles rencontrés lorsqu’on se confronte à la
tâche. On peut « embarquer » des élèves dans une énigme ou une activité de prime
abord séduisante. Leur enthousiasme ne fera qu’un feu de paille si, une fois « au
pied du mur », ils n’ont aucun moyen de comprendre le problème et de le travailler
et, peu à peu, de le résoudre. C’est là que l’étayage et la régulation interactive
jouent un rôle décisif. C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de penser qu’on peut
calibrer entièrement les tâches en amont. Meirieu a plaidé pour une différenciation
interne aux situations parce qu’il émet les doutes les plus vifs sur une conception
de la différenciation qui consisterait à cerner au préalable les caractéristiques de
l’élève pour lui proposer des tâches sur mesure.
Autrement dit, l’idéal de la différenciation serait de pouvoir faire passer, en
préalable, une série de tests qui permettraient d’identifier pour un élève donné,
son niveau de développement cognitif, son rapport social au savoir, la nature de
ses stratégies personnelles d’apprentissage, son rapport avec les adultes, s’il
s’entend mieux avec un homme ou une femme, s’il travaille mieux avec un jeune
ou un vieux, toute une série de tests qui permettraient de cerner une sorte de
profil psychopédagogique. Et, à partir de ces tests-là, on produirait un ensemble
d’outils pédagogiques qui seraient adaptés d’une manière précise aux besoins
d’un individu donné, tels qu’ils auraient été évalués par ces tests préalables.
Cette tendance est dominante dans la pédagogie différenciée et, au départ, on la
trouve très présente chez des gens comme Claparède qui, dans L’École sur mesure,
défend extrêmement vigoureusement ce point de vue. C’est une tendance qu’on
va voir reprise chez un certain nombre de gens qui s’inscrivent dans la mouvance
de Skinner et de l’enseignement programmé, et elle est également présente
aujourd’hui dans quelques travaux qui sont effectués autour d’une certaine
conception de la pédagogie de la maîtrise.
Pour ma part, c’est une conception de la différenciation que je considère
comme impossible et dangereuse. Impossible parce qu’elle suppose la connais-
sance préalable de l’élève. Or, ce qui caractérise précisément la pédagogie, c’est
qu’il n’y a jamais de connaissance préalable de l’élève : on ne connaît l’élève
qu’après avoir travaillé avec lui. « Comment saurais-je s’il est musicien, disait
Alain, tant que je n’aurais pas tenté de lui apprendre à jouer du piano ? Et comment
saurais-je si j’ai fini d’explorer toutes les méthodes qui lui permettraient d’appren-
dre à jouer du piano ? » Autrement dit, une des caractéristiques essentielles de
la pédagogie, c’est que la plupart des connaissances que nous avons sur l’élève
viennent de nos initiatives, de notre action à l’égard de l’élève. La pédagogie a

48
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

cette caractéristique que la connaissance sur l’élève est produite par l’interaction
que j’engage avec lui : je ne sais pas si l’élève avec lequel je vais travailler va réagir
de telle ou telle manière à ce que je vais lui proposer, tant que je ne le lui ai pas
proposé et je ne le sais pas parce que ce que je vais lui proposer ne peut pas être
déduit mécaniquement d’une analyse de ses besoins, puisque cela ressort de mon
inventivité didactique (Meirieu, 1995, p. 13-14).
Cette position ne diminue en rien, au contraire, l’exigence d’une compétence
d’observation fine des élèves. Mais cette observation ne porte pas sur des prédic-
teurs de la réussite, mais sur les obstacles qui surgissent au gré de la confronta-
tion de l’élève à une tâche difficile. Bien entendu, personne ne plaide pour des
tâches proposées au hasard. Il reste indispensable d’anticiper les difficultés et de
ne pas placer délibérément les élèves devant des « missions impossibles » ou des
exercices vides de sens et n’amenant aucun progrès. L’accent mis sur la régulation
interactive, l’étayage et l’intervention en situation dissuadent toutefois de mettre
des espoirs démesurés dans l’anticipation des obstacles et l’orientation infaillible
des élèves vers des tâches optimales. L’anticipation la plus pointue ne dispense
pas de la régulation, au mieux, elle lui permet de se concentrer sur l’essentiel.
L’adhésion à une conception interactive de la différenciation a des incidences
majeures sur l’organisation du travail et la gestion de classe. J’y reviendrai. Notons
d’abord qu’elle appelle des compétences didactiques élevées, qui renvoient aux
thèmes et aux démarches de l’école nouvelle – démarches de projet, pédagogie de
la découverte, démarche expérimentale, pédagogie coopérative, rôle formateur du
travail – aussi bien qu’aux apports plus récents et pointus :
– d’une part, de la didactique des disciplines et des sciences de l’éducation,
notamment autour des situations-problèmes et du travail sur les objectifs-
obstacles (Astolfi, 1993, 1997, 1998 ; Astolfi et al., 1997 ; Jonnaert et Vander
Borght, 1999 ; Martinand, 1989, 1995 ; Meirieu, 1989 a, 1990) ;
– d’autre part, des mouvements pédagogiques centrés sur les démarches
d’auto-socio-construction des savoirs (Bassis, 1998, Groupe français d’édu­
cation nouvelle, 1996 ; Vellas, 1996, 1999, 2002).
On saisit facilement que l’essentiel des gains possibles passe par une forma-
tion plus pointue des enseignants dans le champ de la construction et de la régula-
tion de situations d’apprentissage. Accélérer les processus d’apprentissage, c’est
optimiser les décisions pédagogiques, donc former et professionnaliser davantage
les enseignants. Il importe sans doute de leur proposer de bons outils, des moyens
d’enseignement bien conçus, des grilles d’évaluation praticables et surtout des
objectifs qui soient de vrais outils de pilotage des progressions individuelles. Ces
outils n’auront d’effets que maniés par des professionnels de haut niveau, qui
sachent les choisir à bon escient, les adapter, voire s’en détacher. L’observation
formative, la régulation interactive dépendent d’abord de la perspicacité,

49
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

de la rapidité de raisonnement et de réaction, des intuitions et des savoirs, bref


des compétences et des postures des enseignants.
Je dis cela sans jeter la pierre à quiconque : aux médecins de Molière, on
pouvait reprocher leur suffisance et leur volonté de paraître plus compétents qu’ils
n’étaient. Il aurait été injuste de les rendre responsables de l’état historique des
savoirs de l’époque et donc des lacunes de leur formation. Du temps de Molière,
c’est la médecine qui était peu efficace, plutôt que tel ou tel médecin.
On se trouve, en éducation, dans une situation à certains égards comparable.
On ne dispose pas aujourd’hui de toutes les connaissances requises pour opti-
miser la tension entre les objectifs et l’apprenant. Cela tient au développement
insuffisant des sciences humaines. Nul ne peut accélérer l’histoire par décret, mais
il serait trop facile d’invoquer la fatalité : la recherche en éducation reste le parent
pauvre dans de nombreux systèmes éducatifs, la formation des enseignants est
la plupart du temps en retard sur les acquis de la recherche et surtout, demeure
prisonnière des carcans disciplinaires et de l’hypertrophie des savoirs à enseigner.
Je ne soutiendrai donc pas que nul n’est responsable de l’état actuel des pratiques.
Et chacun porte une part de la responsabilité collective, y compris les enseignants
qui résistent à la formation, les formateurs qui font l’impasse sur ce qu’ils ne
maîtrisent pas, les chercheurs qui protègent leur splendide isolement. Il serait
en revanche absurde de demander à chacun d’avancer plus vite que le métier lui-
même. L’état de l’art est un construit collectif.
On peut en revanche regretter le peu de partage des savoirs experts construits
sur le terrain par des praticiens réflexifs et le faible usage des acquis limités mais
réels des sciences humaines par la majorité des enseignants, notamment au secon-
daire. On se trouve donc dans une situation doublement défavorable : les profes-
sionnels et les chercheurs les plus pointus sont très loin d’avoir fait le tour de la
question ; or, le système éducatif ne se sert même pas de leurs premiers acquis,
à en juger par les offres et les dispositifs de formation et de diffusion des savoirs,
ce qui ne stimule pas le développement des savoirs experts et de la recherche…
Rompre ce cercle vicieux est un enjeu majeur, dans le champ de la formation et de
la professionnalisation des enseignants, et de leur rapport aux sciences humaines
et à la recherche en éducation.
Tout en tentant d’infléchir les formations, cherchons à identifier plus préci-
sément les savoirs et compétences en jeu dans l’optimisation des situations
et processus d’apprentissage, dans le registre de la didactique comme de
l’organisation du travail.

50
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

Donner plus de temps aux élèves lents ?


Chevallard (1991) a souligné le décalage entre le temps de l’enseignement et
le temps de l’apprentissage, notamment en mathématiques. Souvent, alors que
l’enseignant croit travailler telle notion, c’est une autre idée que l’élève comprend
enfin, alors qu’elle appartient au programme des années antérieures. C’est l’une
des raisons de rompre avec la structuration des programmes en étapes annuelles.
Aucun savoir important ne se construit en une seule fois, il doit être repris, remanié,
intégré à des champs conceptuels plus vastes. Maîtriser la continuité, c’est assurer
un suivi cohérent des apprenants et des apprentissages sur plusieurs années, qui
correspondent à ce qu’on appelle un cycle d’apprentissage pluriannuel.
Sur le papier, cette cohérence du suivi n’est pas incompatible avec la succes-
sion de degrés annuels confiés à des enseignants différents, pour peu qu’ils
partagent les mêmes objectifs, adoptent des démarches proches et accueillent les
élèves tels qu’ils sont pour continuer le travail entrepris dans la classe précédente.
On peut craindre qu’en pratique cette continuité ne soit pas la règle.
Un cycle d’apprentissage ne l’assure pas magiquement. Travailler en cycles
n’induit aucun progrès si les enseignants se partagent les années et reconstituent
des degrés informels et invisibles, pour que rien ne change. C’est hélas un scénario
possible. Pour s’en éloigner, il importe de considérer un cycle comme un unique
espace-temps de formation, confié de préférence à une équipe, qui en dispose à
son gré pour atteindre des objectifs de fin de cycle et rend des comptes sur ce seul
critère. Dès le moment où, pour préserver l’autonomie traditionnelle de chacun, on
découpe à nouveau ces objectifs en étapes annuelles, en attribuant une tranche
à chacun, on perd le principal bénéfice d’un cycle d’apprentissage : permettre des
progressions diversifiées, en fixant le « rendez-vous » assez loin dans le temps
pour autoriser cette « dispersion » sans compromettre l’égalité des acquis de base
en fin de cycle. C’est pourquoi les cycles de trois ou quatre ans sont sans doute
plus intéressants que ceux de deux ans : cette longue durée éloigne plus encore
l’échéance, et en même temps impose presque « naturellement » un travail en
équipe et une autre organisation du travail.

Combien de temps un élève doit-il passer dans un cycle ?


Quatre ans dans un cycle de quatre ans, dira-t-on. Certes, en principe. Mais cette
norme ne règle pas ipso facto la question de la durée effective du « séjour » d’un élève
dans le même cycle. Si l’on assortit un cycle de quatre ans d’objectifs spécifiques, cela
veut dire qu’on espère et qu’on pense qu’une partie importante des élèves pourront
atteindre ces objectifs en quatre ans ou, plus modestement, pourront s’en rapprocher
suffisamment pour qu’on ose les laisser progresser au cycle suivant. Cela ne dit pas
encore si l’on autorisera les plus rapides à parcourir le cycle en trois ans et si l’on
obligera symétriquement les plus lents à y rester cinq ans, voire davantage.

51
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Coexistent, sur ce point, deux positions extrêmes. Pour les uns, le fondement
même des cycles est de favoriser des parcours de durée inégale, considérant que
c’est LA réponse à l’hétérogénéité des rythmes et des niveaux. On rompt alors
avec le redoublement proprement dit, mais on maintient des vitesses inégales
de progression dans le cursus, certains élèves « gagnant » un ou deux ans sur le
cursus « normal », d’autres « perdant » le même nombre d’années.
La position inverse consiste à dire : la scolarité a la même durée pour tous,
donc tous les élèves passent quatre ans dans un cycle de quatre ans, ni plus, ni
moins. On admettra dans ce cas que certains élèves atteindront les objectifs de fin
de cycle de justesse, in extremis et auront besoin d’une consolidation, alors que
d’autres, au même âge, les auront atteints confortablement, en élargissant leurs
acquis grâce à des options ou d’autres activités de développement.
On peut se rallier à cette seconde vision pour des raisons liées au respect des
âges de la vie, à la solidarité des générations, considérant que l’école publique
n’est pas là pour faire progresser chacun le plus vite possible mais pour éduquer
et instruire ensemble ceux qui ont le même âge et grandissent ensemble. Tout
en adhérant à cet argument, je développerai une autre raison : une durée stan-
dard de parcours est la seule façon de s’obliger à rechercher d’autres axes de
différenciation. Il n’est donc pas question de prendre son parti des inégalités,
mais de différencier selon d’autres axes que le temps, de sorte que tous les élèves
atteignent les objectifs en un nombre égal d’années.
La possibilité de prolonger d’un ou deux ans le séjour de certains élèves dans
un cycle ne peut que favoriser la réinvention d’une forme déguisée de redouble-
ment (Allal, 1995) et surtout de fatalisme. Sachant que les élèves qui n’ont pas
atteint les objectifs au bout de quatre ans « bénéficieront » d’une année supplé-
mentaire, il est humain que les enseignants, les parents et les élèves comptent sur
cette possibilité et l’intègrent à leur plan. Si l’enfant est en difficulté dès le début
d’un cycle, on dira « Bah, ne rêvons pas, il le fera en une année de plus. Ce n’est
pas un drame ».
S’interdire cette « facilité », est-ce faire un saut dans la pensée magique ?
Nullement. C’est une façon délibérée et qui doit être assumée collectivement et
institutionnellement de se lier les mains pour ne pas suivre la plus forte pente de
tout système éducatif. On sait que les joueurs invétérés peuvent – librement –
demander qu’on leur interdise l’entrée des maisons de jeu, pour les aider à ne pas
succomber à la tentation. On se trouve ici dans un cas de figure un peu semblable :
s’interdire l’allongement du parcours pour s’obliger à chercher d’autres manières
de différencier. Cela ne doit pas conduire à une absurde rigidité : le temps passé
dans un cycle d’apprentissage devrait pouvoir être allongé ou abrégé à titre excep-
tionnel, pour tenir compte de situations singulières.

52
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

À cet égard, les cycles de deux ans rendent la tâche paradoxalement plus facile,
car on voit bien qu’on ne peut autoriser à parcourir chaque cycle en un ou trois ans.
Il est en effet exclu que la durée totale de la scolarité obligatoire varie par exemple
de cinq à quinze ans, les plus « doués » parcourant chaque cycle en un an, les plus
lents restant trois ans dans chacun… La question est alors de savoir à quel stade
du cursus l’allongement ou son contraire se justifient. Dès lors qu’un seul cycle
peut bénéficier d’une dérogation, tous peuvent aussi bien s’en passer !
Quelle que soit la longueur des cycles, il reste à s’organiser pour rendre
possible un parcours de durée standard pour l’immense majorité des élèves. Ce
qui pose une question cruciale et difficile : si l’on vise à standardiser le nombre
d’années passées dans chaque cycle, que peut-on faire varier pour ne pas trans-
former les différences entre élèves en inégalités ?

Ne pas céder sur les objectifs d’apprentissage


On peut jusqu’à un certain point faire varier les objectifs, mais c’est une voie
piégée. Sans doute, dans le curriculum, tous les chapitres n’ont-ils la même
importance. On peut donc renoncer à certains acquis sans compromettre l’avenir
scolaire des élèves, alors que d’autres sont des fondements pour les études ulté-
rieures ou des outils indispensables dans la vie.
Sur ce point, il importe que le système définisse les acquis essentiels de façon
rigoureuse et concertée, faute de quoi chacun taillera à sa manière dans les
programmes ou, faisant courir tous les lièvres aux élèves lents, les condamnera à
n’en attraper aucun. C’est pourquoi les objectifs de fin de cycle ne peuvent être la
simple addition des programmes des degrés annuels réunis dans le même cycle.
Rédiger des objectifs de fin de cycle, c’est sortir de la logique d’une programma-
tion institutionnelle des étapes intermédiaires, pour remettre la planification des
progressions aux équipes d’enseignants. C’est surtout se centrer sur l’essentiel.
Cette entreprise a des limites : les deuils de certains contenus sont douloureux
et les groupes disciplinaires montent la garde. On peut du coup craindre divers
effets pervers :
– un appauvrissement du curriculum commun, notamment du côté des arts, de
la musique, des travaux manuels, des sciences naturelles et humaines, bref
de tout ce qui n’apparaît pas le socle incontournable des études longues :
mathématiques, langue maternelle, langues secondes ;
– un enrichissement sauvage du curriculum des élèves les plus rapides qui
aboutirait finalement à favoriser les favorisés, soit parce qu’on leur permet
d’aborder par anticipation les contenus du cycle suivant, soit parce qu’on
leur propose des activités de développement qui creusent les écarts encore
plus que les activités scolaires les plus classiques ;

53
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

– éventuellement un appauvrissement tout aussi sauvage des essentiels pour


les élèves lents ou en difficulté, finalement réduits à apprendre constam-
ment des notions ou des opérations élémentaires, sans accéder véritable-
ment aux savoirs et à une culture plus large.
C’est pourquoi il est indispensable d’accompagner les cycles d’une réécriture
du curriculum en termes d’objectifs de fin de cycle et de choisir le langage des
compétences et des notions-noyaux plutôt que l’énoncé encyclopédique de tout
ce qu’il faut avoir « vu ». Cela ne suffira pas à mettre les élèves à égalité. En fait, la
principale vertu de ces objectifs est de donner des références précises et partagées
pour le pilotage des progressions individualisées. La clarification des objectifs et
leur centration sur l’essentiel ne sont que des conditions nécessaires d’une péda-
gogie différenciée. Ce ne sont pas des axes de différenciation.
Quels sont alors les registres de différenciation sur lesquels jouer ? Si l’on
s’interdit d’ajouter des années, on pourrait envisager de jouer sur une autre
dimension du temps : le temps passé en classe et le temps de travail à la maison.
Si tous les élèves passent 25 ou 30 heures par semaine en classe, durant le même
nombre d’années et le même nombre de semaines par an, il est probable que,
quels que soient les objectifs, les plus rapides avanceront plus vite que les autres.
Si, lors d’une course, chacun courant aussi vite qu’il le peut, l’on arrête la compé-
tition après trois minutes, on ne s’étonnera pas que les positions atteintes à ce
moment reflètent assez exactement la hiérarchie des forces.
Si l’école avait pour seule logique de faire atteindre certains objectifs de déve­
loppement et d’apprentissage à un certain âge, elle n’aurait pas besoin de scola­
riser les élèves durant le même nombre d’heures. Si l’on ne peut ou ne veut faire
varier le nombre d’années de scolarité, pourquoi ne pas envisager de différencier
le nombre de semaines d’école dans l’année ou le nombre d’heures d’étude dans
la semaine ?
Dans une certaine mesure, c’est bien ce qui se passe de facto, lorsque les élèves
en difficulté sont envoyés en cours d’appui, lorsqu’ils passent plus de temps que
les autres à faire leurs devoirs et notamment à achever le travail commencé en
classe, ou encore, si le temps d’accueil est souple, lorsqu’ils sont souvent invités
à venir en classe plus tôt que les autres, pour « ne pas perdre une minute » et
bénéficier d’une prise en charge plus individualisée. Si bien que la semaine d’un
élève lent est en réalité plus longue que celle d’un élève rapide.
L’ennui, c’est qu’on a calibré les programmes de sorte que, pour atteindre
les objectifs, il faille au moins 25, 30 ou 35 heures à un élève moyen, selon les
ordres d’enseignement et les traditions nationales. Si l’on ajoute les activités
para­scolaires et les devoirs, on arrive à des semaines plus lourdes que celles de
la plupart des salariés. Ce qui signifie que la marge est faible, qu’on flirte avec
l’overdose et que différencier en allongeant les heures de présence des élèves

54
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

lents ou faibles ne peut que contribuer à accroître leur fatigue, leur dégoût et leurs
ruses pour résister à cette pression.
Si l’école n’exigeait les heures de présence actuelles que pour les élèves les
plus lents, sachant que les mêmes acquis pourraient être atteints en nettement
moins d’heures pour les autres, on pourrait aller vers une différenciation vivable.
On s’en doute, l’école n’est pas près d’aller dans ce sens. On connaît la litanie des
obstacles classiques :
– l’école a une fonction de gardiennage ; que feraient les parents des enfants
rapides, s’ils n’allaient à l’école que deux jours par semaine ou seulement
le matin ?
– les parents des élèves rapides exercent une forte pression pour qu’ils
travaillent autant, voire davantage que les autres, pour « avancer plus
vite » ; si l’école publique adoptait des semaines calquées sur les besoins
des élèves moyens ou faibles, les parents des élèves les plus rapides les
placeraient dans des écoles privées ou leur feraient la classe à la maison ;
– les enseignants habitués à gérer une classe stable se feraient difficilement à
l’idée que sa géométrie est désormais variable ; peut-être n’apprécieraient-
ils pas de se retrouver, pour un tiers du temps, avec les élèves les moins vifs
et les moins gratifiants ;
– enfin, les élèves eux-mêmes résisteraient, les uns se sentant injustement
exclus alors qu’ils voudraient rester, les autres injustement retenus alors
qu’ils voudraient partir…
De nombreux acteurs s’accorderont en outre à trouver détestable une école
stigmatisant aussi visiblement les élèves lents et donnant du temps libre aux
élèves rapides. Il y a donc peu de chances qu’on aille vers des horaires diversifiés,
pour des raisons intelligibles, mais qui s’éloignent toutes d’une stricte rationalité
pédagogique.
Là est bien le paradoxe : à qui veut apprendre à conduire, à skier, à jouer d’un
instrument, on propose un temps de formation individualisé, en fonction de ses
acquis de départ, de son rythme de progression, de ses ambitions. Il n’y a que l’école
pour estimer que les mêmes objectifs peuvent être atteints dans le même temps par
des élèves différents. Sa seule flexibilité, paradoxalement, se compte par années
entières ! Qu’un enfant passe une année de sa vie à redoubler entièrement un degré,
sans efficacité garantie, fait apparemment moins scandale que de libérer quelques
heures par semaine les élèves les plus rapides. L’école s’interdit en quelque sorte
le registre le plus évident dans toutes les autres activités finalisées : la durée du
traitement nécessaire pour atteindre un résultat défini. Cela pour de bonnes et de
moins bonnes raisons. De bonnes lorsqu’il s’agit de ne pas stigmatiser des enfants,
de moins bonnes lorsqu’on vise une équité apparente, une gestion plus simple des
publics scolarisés ou lorsqu’on transforme l’école en coûteuse garderie…

55
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

L’emploi optimal du temps scolaire et l’organisation du travail


Explorons donc d’autres registres de différenciation, touchant non au nombre
d’années, de semaines ou d’heures passées à l’école, mais à l’emploi plus ou moins
heureux d’un temps de présence en classe relativement identique pour tous. On
rejoint alors, d’une façon explicite ou voilée, la question du rendement : comment,
dans le même temps, optimiser une tâche de production ? La question se pose dans
les autres sphères de l’activité humaine, notamment dans le travail, en particulier
lorsqu’il y a des enjeux de concurrence. Les artisans traditionnels peuvent encore
dire « Ce sera fini quand ce sera fini ». S’ils ont un talent irremplaçable, ils conser­
veront des clients. Dans le cas contraire, on se passera de leurs services. Dans
toutes les entreprises, on a cherché, bien avant le taylorisme, à accroître l’efficience
ou le rendement du travail, autrement dit le rapport entre le temps et la production.
On n’accorde davantage de temps à un processus de production que lorsqu’on a
atteint les limites des autres façons d’accroître le rendement.
Or, gagner du temps, c’est, en tout cas dans les métiers faiblement qualifiés,
accroître les cadences, donc, à salaires constants, l’exploitation des travailleurs.
On comprend que l’extension de cette perspective à l’école ne suscite guère
d’enthousiasme, surtout dans une époque où le système éducatif se vit comme l’un
des derniers remparts contre la société marchande, la compétition, le productivisme
et l’aliénation par le travail. De plus, il n’y a aucune raison de penser qu’accroître
les cadences (faire plus d’exercices, par exemple) augmenterait en proportion les
apprentissages. Il s’agirait plutôt de « densifier » l’emploi du temps, d’éliminer
les temps morts et les activités inutiles, d’accroître la pertinence et le sens des
tâches et des régulations. Même alors, on peut heurter une forme d’humanisme et
exercer une pression incompatible avec le respect de l’enfant et de ses droits…
Où l’identification de ces divers obstacles nous mène-t-elle ? Si l’on ne veut pas
jouer sur les heures d’études, si l’on ne veut pas optimiser l’emploi du temps dans
le travail scolaire, il faut renoncer à lutter contre l’échec scolaire par une pédagogie
différenciée et accepter que l’école, génération après génération, transforme les
différences initiales en inégalités d’apprentissage et de réussite scolaires. Je propose
donc de ne pas se voiler la face, de ne pas perdre de vue des aspects humains, de
ne pas prendre modèle sur le monde de l’entreprise, mais de regarder les choses luci­
dement : si l’on souhaite que les élèves les plus lents atteignent les mêmes maîtrises
que les élèves rapides, en autant d’années, en passant grosso modo le même nombre
d’heures à l’école, la seule variable changeable, c’est l’emploi de ce temps standard.

Faire mieux dans le même temps


Plus précisément, il faut viser ce qu’on appellera faute de mieux une optimi­
sation de cet emploi du temps, donc des décisions et des activités. On rejoint ici le
thème de la compétence : toutes choses égales, c’est évidemment l’acteur le plus

56
Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

compétent qui comprend le plus vite, décide le plus vite, agit le plus vite, régule
le plus vite sans perdre pour autant en qualité. On sait qu’on peut se servir de
l’informatique comme d’un escalier roulant : soit pour aller plus vite avec la même
dépense d’énergie, soit pour dépenser moins d’énergie pour le même résultat. La
compétence joue le même rôle : elle permet de faire la même chose plus vite ou,
dans le même temps, de faire mieux, qualitativement ou quantitativement.
On peut aussi repenser l’organisation du travail dans la même perspective.
Cette expression n’est pas habituelle dans le monde scolaire, qui parle plutôt de
« gestion de classe ». Sans récuser cette formule, notons deux de ses limites :
– elle confirme l’espace de la classe comme espace principal de travail,
contrainte dont les cycles d’apprentissage visent précisément à s’affranchir ;
– elle fait retomber sur des problèmes assez convenus : la structuration de
l’espace, les règles de vie, la discipline, la grille horaire, la distribution des
tâches utiles, le rôle d’un éventuel conseil de classe.
Je parlerai donc plutôt d’organisation du travail (Perrenoud, 2002 a & b). Cela
ne conduit en rien à calquer l’école sur l’entreprise. Il est souhaitable partout, dans
les secteurs les plus marchands comme dans les autres, de se demander comment
on s’organise pour être efficace. L’efficacité peut entrer en conflit avec d’autres
valeurs et ne pas devenir la logique unique, ni même la principale. Cela ne dispense
pas de poser ouvertement la question de l’optimisation de l’organisation du travail
scolaire. Lorsqu’au nom de l’humanisme, on s’interdit de se demander comment on
s’organise pour faire apprendre, on fait tout simplement le jeu des inégalités.
Si, pour apprendre de façon optimale, chaque élève doit être très souvent dans
la situation d’apprentissage la plus féconde pour lui, il faut se demander pourquoi
on ne parvient pas à honorer constamment cette condition et comment on pourrait
s’en approcher davantage. On l’a vu, les compétences des enseignants sont un atout
majeur. Mais, à compétences données, que dire de l’organisation du travail scolaire ?
On peut imaginer l’enseignant comme un funambule doublé d’un jongleur qui
tiendrait toutes les situations « à bout de bras », les créant, les attribuant, les
animant en personne ou les régulant de loin. Cet enseignant constamment « au
four et au moulin » incarne un modèle d’organisation du travail dont toutes les
composantes résident entièrement dans la tête de l’organisateur en chef : il a
pensé à tout, tout prévu, il voit tout et intervient constamment de la façon à la fois
la plus judicieuse et la plus économique.
Sans nier l’existence de tels enseignants-orchestres, on ne peut prêter à tous
les praticiens le don d’ubiquité et un talent d’improvisation qui les dispenserait
de planifier, de créer des institutions internes et des dispositifs. Même le chef
d’orchestre le plus créatif ne compose pas en temps réel la symphonie qu’il dirige.
Il délègue en outre l’essentiel de l’interprétation aux musiciens et à leurs partitions,
se contentant d’un rôle clé, mais limité : coordonner le tout. Une organisation du

57
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

travail robuste repose sur plus d’un acteur, c’est une forme d’intelligence répartie
ou collective, qui suppose donc une culture, des règles, une division du travail, des
modèles de coopération, de communication et de décision.

Un compte à rebours
Dans toute structure qui doit tenir des échéances, l’organisation du travail
est censée gérer au mieux un compte à rebours. Idéalement, une planification
parfaite dispenserait de toute régulation : les étapes seraient calculées et les opéra-
tions programmées en fonction de l’objectif à atteindre, du temps attribué et des
ressources disponibles. Le plan se déroulerait ensuite sans accroc. Dans toute
activité complexe, confrontée à l’imprévu, à des urgences, à l’incertitude (Perrenoud,
1999 a & b), à la résistance du réel et des acteurs, mieux vaut abandonner l’idée
qu’un plan bien conçu suffit. Il faut s’en donner un mais admettre que son sort sera
assez souvent d’être mis en échec par les événements. Les acteurs engagés dans
des entreprises longues et complexes ont donc pris l’habitude de « faire avec » un
environnement changeant et des obstacles imprévus, parfois en révisant leurs objec-
tifs, plus souvent encore en modifiant leurs stratégies et leur calendrier.
Les enseignants les plus traditionnels développent cette compétence, sinon en
formation initiale, du moins au gré de l’expérience. Ils savent qu’aucune année scolaire
n’est écrite d’avance, que des problèmes de santé, des désordres, des conflits, des
crises, des résistances peuvent perturber l’avancement dans le programme. Même si
tout se passe dans le calme, l’année n’est pas jouée : l’enseignant propose, les élèves
disposent, en fonction de leur niveau scolaire, mais aussi de leur degré d’engagement
dans les tâches. Cela n’empêche pas toute planification. Avant chaque rentrée, un
enseignant consciencieux découpe le programme en chapitres successifs, pour
­dessiner une progression idéale scandée par des périodes de révision et d’évaluation.
Que ce découpage soit prévu par le programme, à titre indicatif ou impératif, qu’il
soit suggéré par les manuels ou qu’il soit « inventé » par l’enseignant n’est pas
sans importance. Quelle qu’en soit la source, la planification ainsi élaborée permet
d’espérer « retomber sur ses pieds » en fin d’année scolaire.
Puis l’année commence et une « partie » s’engage, qui n’est pas entièrement
sous le contrôle de l’enseignant. De plus, il se surprend lui-même en flagrant délit
d’incohérence, accordant plus de temps qu’il n’avait prévu à un chapitre, parce que
les élèves y entrent difficilement ou au contraire manifestent un intérêt inattendu. Ou
parce que ce chapitre le séduit plus que d’autres, correspond mieux à ce qu’il trouve
important ou intéressant dans telle ou telle discipline. Il se peut aussi qu’un peu las,
mal préparé ou préoccupé, un enseignant « occupe » ses élèves à des tâches peu
fécondes, qui ne les poussent pas véritablement à avancer dans le programme.
De tels décalages deviennent d’autant plus problématiques qu’on avance dans
l’année, que le temps qui reste s’amenuise. La régulation consiste à survoler, voire

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Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

à ignorer complètement d’autres chapitres. On connaît des enseignants qui, de


peur d’être en déséquilibre, planifient l’année scolaire en l’amputant au départ
d’un ou deux mois, se disant que s’ils prennent du retard, ce « coussin de sécu-
rité » leur permettra tout de même de « finir le programme ».
Certains enseignants vivent cette tension en permanence et chaque moment
est mis sous le signe du temps qui passe, d’autres alternent entre moments de
détachement et moments de stress. Certains ont l’angoisse communicative et
affolent parents et élèves, d’autres « prennent sur eux ». Par-delà la diversité des
angoisses et des mécanismes de défense, tous les enseignants vivent une tension
(Reviol, 1999) par rapport aux échéances de fin d’année, tension qu’ils ne peuvent
entièrement apaiser ex ante au prix d’une planification sans faille.
Tous développent donc des compétences de gestion du temps qui reste.
L’ennui, c’est qu’elles portent sur la progression de la classe dans le programme
et non sur la progression de chaque élève vers les objectifs. Il n’y a hélas aucune
transposition automatique d’un registre à l’autre. Il existe nombre de classes où
l’enseignant a parcouru le programme, mais en laissant un quart ou un tiers des
élèves sur le bord de la route. Eux n’ont pas « fait le programme », si faire, c’est
maîtriser, et non « voir passer ».
Les enseignants les plus consciencieux ou les plus révoltés par l’échec scolaire
ne se sont jamais contentés de parcourir le programme sans se soucier de ce
que les élèves apprenaient. Même un enseignant particulièrement sélectif ou
désinvolte ne peut se permettre de parcourir le programme en abandonnant tous
les élèves en chemin, à la manière d’un guide arrivant seul au sommet. Il faut au
moins qu’il soit accompagné d’une fraction « convenable » de sa classe. Toutefois,
la convenance est à géométrie variable, elle varie selon les systèmes éducatifs, les
âges, les filières, les établissements. À en juger selon les taux de redoublement
ou de décrochage scolaire, on ne peut tenir pour acquis que tous les enseignants
aient à cœur d’amener l’immense majorité de leurs élèves à maîtriser l’ensemble
du programme. Enseigner le programme reste le contrat de base, l’enseignant sera
irréprochable pour peu qu’un nombre « décent » d’élèves atteigne les objectifs. Il
y a même des écoles et des filières où un professeur qui amènerait tous ses élèves
à la maîtrise des objectifs serait soupçonné de laxisme !
Les cycles d’apprentissage posent la question de l’organisation du travail en
d’autres termes, du moins dans la perspective d’une pédagogie différenciée. De
tels cycles n’ont un effet que s’ils permettent d’optimiser l’usage du temps qui
reste pour chaque élève, en fonction non pas du groupe, mais de la distance qu’il
lui reste à parcourir jusqu’à la maîtrise des objectifs. On se trouve donc placé
devant un problème d’organisation du travail triplement inédit, du moins pour
beaucoup d’enseignants.

59
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

1. Il faut gérer un espace-temps de formation plus long et prendre en charge


un plus grand nombre d’élèves appartenant à deux, trois ou quatre classes
d’âges.
2. L’enseignant n’est plus le seul maître à bord après Dieu, du moins s’il
travaille en équipe. L’organisation devient une affaire coopérative.
3. Le pilotage par la progression d’un groupe dans un programme d’ensei-
gnement doit céder la place à un pilotage de chaque parcours individuel de
formation par rapport à des objectifs de fin de cycle.
Cela pourrait suffire à mettre en crise plus d’un enseignant chevronné, même
s’il adhère au principe des cycles. S’il s’y oppose, il trouvera dans cette complexité
tous les arguments voulus pour dire que c’est impossible ou interpréter les cycles
de sorte qu’on puisse y réinvestir, presque inchangée, l’actuelle organisation du
cursus et du travail.
Mon propos n’est pas ici de réfléchir sur les stratégies de formation et de
changement, sinon pour dire que si l’on laisse dans l’ombre la problématique
de l’organisation du travail, il ne faudra pas s’étonner, quelques années plus tard,
que l’introduction de cycles d’apprentissage pluriannuels n’ait rien changé aux
pratiques d’enseignement et d’apprentissage.
J’ai développé ailleurs (Perrenoud, 2010 a) deux modèles contrastés d’une
organisation du travail dans un cycle, un modèle de gestion intégrée et un modèle
de gestion modulaire. Ces deux modèles ont des implications fort différentes
du point de vue du temps qui reste. L’organisation modulaire reconstitue des
­échéances rapprochées, mais en assignant à chaque module du temps groupé et
en combattant le zapping scolaire (un peu de tout, tout le temps). Le modèle de
gestion intégrée joue sur des groupements plus diversifiés et rend l’optimisation
du temps plus difficile.
Dans les deux cas, la question de base reste la même : comment faire en sorte
que chaque apprenant soit aussi souvent que possible placé dans une situation
d’apprentissage féconde pour lui ?
Sans entrer dans le détail, on dira qu’il faut optimiser plusieurs temps :
– le temps de l’observation ;
– le temps de la décision ;
– le temps de l’activité ;
– le temps de la régulation.
Ce découpage, aussi schématique soit-il, aide à distinguer des problèmes.
Le temps de l’observation : si l’on ne veut pas attribuer des tâches au hasard, il
faut en apprendre le plus possible sur chaque élève : ses acquis, ses progrès, son
environnement scolaire et extrascolaire, sa façon d’aborder les obstacles, ses inté-
rêts, ses projets, ses difficultés, ses blocages, ses ressources, etc. À cette fin, l’équipe

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Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme

enseignante, sans se transformer en police, doit tenir à jour, pour chaque élève, un
dossier décrivant ses acquis, les difficultés éprouvées, les activités déjà engagées ou
envisagées et les problèmes qu’il rencontre en ce moment. Ce dossier, faut-il le dire,
est un outil de travail des enseignants et n’est pas accessible à des tiers.
Le temps de la décision : il ne suffit pas de savoir ; le monde des organisations
est riche d’informations dont personne ne se sert, faute d’y penser, de pouvoir y
accéder ou de savoir s’en servir. Entre une équipe hyperactive qui remet tout en
jeu chaque jour et une équipe sclérosée, qui attribue les élèves à des activités et
à des groupes pour de longues périodes, indépendamment de leur niveau et de
leurs besoins, il reste à trouver une ligne médiane.
Le temps de l’activité : ce devrait être le temps principal, quantitativement ;
on revient là à des problèmes classiques de didactique ; conception des tâches,
des consignes, des contraintes, des ressources (aide humaine, documentation,
technologie) et du dispositif ; chacune de ces options prises contribue à faire
perdre ou gagner du temps ; une activité qui amène les élèves à des déplacements
permanents dans l’espace ou à des négociations interminables sur des problèmes
d’interprétation de la tâche ou de leadership n’est pas une tâche féconde, car
l’essentiel du temps est mangé par d’autres logiques que l’apprentissage.
Le temps de la régulation : une fois engagé dans une activité, l’élève n’est pas
pour autant en train d’apprendre ; seuls les exercices les plus simplistes et répéti-
tifs peuvent fonctionner longtemps sans régulation ; toute approche constructiviste
de l’apprentissage privilégie des tâches interactives et complexes, donc fragiles
et gourmandes en régulation ; si l’essentiel du temps de l’enseignant consiste à
expliquer des consignes mal conçues ou à suppléer aux défauts du matériel, on
dira qu’il y a trop d’investissement dans une régulation dont on aurait pu faire
l’économie par une meilleure préparation ; à l’inverse, une confiance aveugle dans
les tâches proposées peut rendre les enseignants inaccessibles durant le travail,
ce qui paralyse régulièrement une partie des élèves.

La gestion du temps entre efficacité et autonomie


Le temps qui reste : c’est le titre d’un essai de Jean Daniel qui ne porte pas sur
l’école, mais parle du temps de vivre et donc de la mort qui nous attend tous.
À l’école, sans être aussi métaphysique, la gestion du temps qui reste n’est jamais
purement technique. Elle mobilise des rapports au temps fort subjectifs, ancrés dans
des histoires de vie et des cultures familiales et professionnelles différentes.
L’optimisation du temps et de l’emploi se heurtera donc toujours à des obsta-
cles non seulement techniques, mais philosophiques, à des valeurs antagonistes.

61
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Comment un homme d’affaire agité et un adepte du Zen pourraient-ils s’entendre


sur l’emploi du temps ?
Toutefois, sans espérer faire l’économie de tout conflit entre visions du monde,
peut-être pourrait-on progresser ensemble vers la connaissance du temps que
prennent effectivement les processus à l’œuvre dans une école (enseigner, former,
décider, observer, évaluer, réguler, organiser, etc.) et des paramètres qui dilatent
ou condensent le temps pour chacune de ces opérations complexes. Une partie
des divergences ne sont pas philosophiques, mais portent sur la conception des
processus d’apprentissage et du temps didactique.
Personne ne souhaite perdre du temps pour le plaisir d’en perdre, nul ne choisit
délibérément d’être inefficace. Ce qui bloque le débat, c’est plutôt la méconnais-
sance des incidences d’une organisation du travail sur les personnes, leurs proces-
sus cognitifs, leur rapport au savoir, le sens de leur existence, leur adhésion au
projet d’instruire et de s’instruire. On fantasme d’autant plus facilement sur les
excès de taylorisme ou du productivisme qu’on n’a jamais analysé de près le travail
des enseignants et des élèves, notamment sous l’angle du rapport au temps. De
ce point de vue, toute approche descriptive du métier d’enseignant, inspirée de
l’ergonomie, de la psychologie ou de la sociologie du travail (Barrère, 2002, 2003 ;
Durand, 1996 ; Perrenoud, 1999 a ; Reviol, 1999 ; Tardif et Lessard, 1999) peut
contribuer à davantage de réalisme, comme les études plus didactiques sur les
tâches, le temps de l’enseignement, le temps de l’apprentissage. De même, toute
comparaison avec d’autres pratiques professionnelles de gestion du temps dans
des environnements dynamiques (Cellier, De Keyser et Valot, 1996) met en évidence
des contraintes et des stratégies récurrentes communes à plusieurs métiers.
Il se peut qu’une optimisation du temps et de l’emploi du temps scolaire se
retourne contre la liberté des acteurs, les pousse à ruser encore plus pour sauve­
garder des marges d’autonomie. Dans toute observation formative (Perrenoud,
1998), dans toute pédagogie différenciée, il y a le risque d’accroître la pression
sur les personnes, de rendre plus visibles leurs difficultés, en quelque sorte de les
« coincer » davantage. Le privilège du cancre est de rêver et de ne pas se soucier du
temps qui passe. C’est aussi son malheur et ce qui l’exclut de l’accès aux sources
durables de l’autonomie, les savoirs et les compétences. On ne peut gagner sur
tous les tableaux. Mieux vaut peser le pour et le contre en connaissance de cause,
questionner aussi bien le stress inutile qu’induisent les pédagogies les plus produc-
tivistes que l’apparence de sérénité des pédagogies du moment présent.
Entre attentisme et persécution, l’enjeu est donc d’abord éthique, mais la seule
façon de ne pas exercer de violence sans renoncer à faire apprendre consiste à
rechercher l’usage optimal du temps qui reste, en conciliant souci de rendement et
respect des personnes, ce qui renvoie solidairement aux compétences des profes-
sionnels et à l’organisation du travail scolaire.

62
3
Espaces-temps de formation
et organisation du travail 

L’ école a son espace propre, protégé des fureurs du monde. On y enseigne et


on y apprend. Les autres activités sociales n’y ont pas droit de cité, ou alors
seulement « sur invitation » et parce qu’on leur prête des vertus éducatives. Cet
espace n’est donc pas clos, mais il prétend maîtriser son ouverture. On y fait du
sport, du théâtre, des arts plastiques, de la musique, des travaux manuels, mais
c’est pour développer des savoirs, des capacités ou des compétences. Si l’on sort
de l’école, pour aller au spectacle, au musée, en excursion, au jardin botanique,
dans une ferme ou dans une entreprise, tout se passe comme si l’espace-temps
scolaire se dilatait un instant, annexait quelque territoire étranger, parfois à des
heures insolites, puis se repliait sur ses frontières et ses horaires habituels.
La police est exclue des écoles, sauf si elles deviennent incapables d’assurer
elles-mêmes la sécurité intérieure. Dans les écoles laïques, la religion est tenue en
lisière. La politique, les mouvements sociaux, les luttes syndicales doivent rester à
l’extérieur. Lorsque les élèves mangent à l’école, voire y dorment, c’est en principe
sous le contrôle des éducateurs. Les parents eux-mêmes sont tenus en marge.
Cette fermeture varie selon la taille des écoles, l’âge des élèves, l’architecture
scolaire, la culture nationale ou locale. Elle s’est matérialisée longtemps dans des
murs, des grilles, des portes surveillées. Certaines écoles ressemblent encore à
des forteresses, des casernes, des prisons. Les plus récentes tendent à s’intégrer
à l’espace urbain. Certaines écoles alternatives s’installent même dans des
appartements ou des maisons d’habitation. Quelle que soit l’architecture, il existe
une frontière, visible ou invisible, qui interdit de considérer une école comme
un espace public, même si c’est une institution publique. Du moins durant les
« heures d’école », car pour des raisons pratiques ou idéologiques, il arrive que les
bâtiments soient mis le soir ou en fin de semaine à la disposition d’associations
diverses ou de groupes sportifs ou musicaux.

. Repris de Perrenoud Philippe (2002), Espaces-temps de formation et organisation du travail, in


Nóvoa António (dir.), Espaços de Educação, Tempos de formação (p. 201-235), Lisboa : Fundação
Calouste Gulbenkian.

63
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Ces espaces-temps protégés sont au principe de la forme scolaire (Vincent, 1994 ;


Vincent, Lahire et Thin, 1994). Ils ont été voulus pour créer les conditions d’un travail
intellectuel serein. Pour le sociologue, l’école n’est pas en dehors de la vie, ni des
pratiques sociales. C’est une partie de la vie et un ensemble de pratiques sociales.
Mais, à l’instar de l’hôpital ou d’autres espaces-temps dédiés à des activités spéci-
fiques, l’école ne se fond pas dans les autres activités. Si bien que les acteurs peuvent
l’imaginer comme un no man’s land, un sanctuaire, une oasis ou toute autre méta-
phore qui indiquerait qu’elle est à l’abri de l’agitation et des conflits du « monde ».
Il se peut que les développements technologiques rendent archaïque ce
regroupement des maîtres et des élèves dans une « maison d’école » (Magnin,
1983). Peut-être la classe sera-t-elle remplacée par une « communauté virtuelle »
(Laferrière, 2000) ou un réseau anonyme. Le « temps des études » (Verret, 1975)
survivra-t-il alors aux « espaces éducatifs » ? Peut-être restera-t-il distinct d’autres
temps, mais il correspondra de moins en moins à un âge défini de la vie, il ira dans
le sens du « life long learning ». On évoquera un jour avec émotion ces époques
révolues où une cloche ou une sonnerie appelaient les élèves à se rassembler dans
la même pièce pour écouter une leçon.
Les cinquante dernières années nous ont enseigné cependant à ne pas
succomber trop vite à la tentation de la pédagogie-fiction. Ni la télévision, ni la
vidéo, ni le CD-ROM, ni l’informatique, ni Internet n’ont radicalement altéré la
forme scolaire. Peut-être – c’est la thèse des modernistes – en raison d’un conser-
vatisme sans limites de l’école et des enseignants. Peut-être – c’est la thèse des
humanistes – parce que rien ne remplace le face-à-face pédagogique.
Quelles que soient les raisons d’une faible mutation de la forme scolaire, elles
dissuadent de fuir une fois de plus dans l’utopie d’une éducation entièrement
repensée en fonction des nouvelles technologies et affranchie par conséquent des
temps et des espaces pédagogiques traditionnels.
Plutôt que de rêver d’une éducation non scolaire, je vais donc examiner une
question moins futuriste, mais dont les enjeux me paraissent importants du point
de vue de la lutte contre l’échec et les inégalités. Étant donné les espaces-temps
globalement attribués à l’école, qu’en fait-elle ? Comment les structure-t-elle dans
sa sphère d’autonomie relative ?
Aucune entreprise n’est entièrement libre de structurer à sa guise le temps et
l’espace, même à l’intérieur de ses propres murs et dans le cadre des horaires de
travail autorisés par la loi. La culture, le droit du travail, les normes de sécurité,
les conventions collectives imposent des limites à l’autonomie de structuration
interne. Ces limites sont plus fortes dans les organisations qui intègrent des
clients, des justiciables, des patients ou des élèves, car alors l’organisation doit
gérer deux types de populations, ses propres salariés et ses « hôtes », qui, eux, ne
lui ont pas liés par un contrat de travail.

64
Espaces-temps de formation et organisation du travail

L’école ne peut donc structurer ses temps et ses espaces de travail comme
bon lui semble. Il ne suffit pas qu’elle respecte les jours de congé et de vacances
et s’inscrive dans des plages horaires relativement compatibles avec la vie des
familles. Elle ne peut pas, par exemple, décider de façon unilatérale de consacrer
une semaine entière à une seule discipline ou de former de nouveaux groupes
d’élèves quand cela lui chante. Elle doit au minimum justifier ses choix et faire la
preuve qu’ils ne nuisent pas à la santé, à la sécurité, à l’équilibre, à la sociabilité et
bien entendu au développement et aux apprentissages des élèves.
Alors qu’une usine peut restructurer brutalement son organisation du travail,
souvent sans ou contre l’avis de ses salariés, l’école doit expliquer, négocier,
convaincre. Modifier la journée d’école ou le jour de congé en milieu de semaine
est une « longue marche ». Souvent le statu quo prévaut, car une minorité active
par­vient à bloquer tout changement. On comprend donc que l’organisation du travail
et la gestion interne des espaces-temps fassent montre de davantage d’inertie dans
l’école que dans une entreprise industrielle, une banque ou un grand magasin.
Ne nous cachons pas cependant que cette inertie tient tout autant à l’absence
de raisons fortes et précises de changer. Et cette absence s’explique elle-même par
le fait que l’organisation du travail, et donc des temps et des espaces de travail,
semble, dans l’école, figée depuis plus d’un siècle.

Une organisation pédagogique immuable ?


L’organisation pédagogique est un produit de l’histoire, mais les acteurs
d’aujourd’hui semblent l’ignorer. Il leur paraît « naturel » que la scolarité soit,
presque partout dans le monde, organisée selon le modèle qui a paru le plus ratio-
nnel au xixe siècle.
Quels sont les traits les plus universels de cette organisation ?
1. Le cursus est découpé en étapes annuelles, chacune ayant son « programme »,
soit un ensemble de contenus et/ou d’objectifs à couvrir en une année scolaire.
2. Ces étapes sont censées être parcourues, dans un ordre immuable, par les
générations successives.
3. L’année scolaire varie dans son rapport à l’année civile, mais elle a rarement
plus de 40 semaines, le reste étant défini comme des « vacances scolai-
res », avec une plage plus longue à l’issue de l’année scolaire.
4. Les enfants entrent donc tous, en principe, à l’école obligatoire au même
âge, suivent le même programme, puis progressent chaque année d’une
étape vers la fin du cursus.
5. Il existe des correctifs à la marge, pour les élèves ayant une grande facilité,
qu’on « avance » d’un an, et pour ceux qui rencontrent de grandes difficultés,
qui ont du retard scolaire (un ou deux ans, exceptionnellement davantage),

65
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

retard accumulé à la faveur du redoublement d’une ou de plusieurs années


de programme. Le redoublement est en principe entraîné par des résultats
insuffisants en fin d’année scolaire.
6. Les élèves sont scolarisés dans des établissements de même type dispersés
sur le territoire, au gré d’une « carte scolaire » qui établit un lien plus ou moins
contraignant entre le domicile des parents et l’établissement fréquenté.
7. Au sein d’un établissement, les élèves qui suivent le même programme
forment un ou plusieurs groupes-classes, de composition stable durant
l’année scolaire, dont l’effectif varie de 15 à plus de 60 encore aujourd’hui.
Dans les établissements de petite taille (souvent ruraux), on réunit dans le
même groupe-classe des élèves suivant des programmes différents.
8. Chaque groupe-classe est confié à un enseignant unique au primaire, puis
à un ensemble de professeurs disciplinaires, dont l’un est le « professeur
principal ». Si l’espace disponible le permet, chaque groupe-classe dispose
de son espace propre, sa « salle de classe », sorte de territoire stable pour
l’année entière. À défaut, le planning lui garantit un espace réservé et
protégé pour chaque période de cours.
9. Une partie du cursus est légalement obligatoire, en général 8-9 ans dans les
pays développés, soit de 6-7 à 15-16 ans environ.
10. La plupart des systèmes éducatifs proposent de 1 à 3 ans de scolarité
pré­obligatoire, appartenant à ce qu’on appelle école maternelle, école
enfantine ou préscolaire selon les cultures nationales.
11. Il y a partout plusieurs années d’école primaire (de 3 à 7) durant lesquelles
l’enseignement est assuré dans toutes les disciplines par un enseignant
polyvalent, qu’on appelle souvent instituteur ou professeur d’école.
12. Vers 10-12 ans, les élèves passent dans le « second degré », dont l’appel-
lation varie, mais qui se caractérise partout par l’intervention successive
de professeurs spécialisés dans une ou deux disciplines. Dans certains
systèmes, les cursus se différencient en filières ou niveaux, dans d’autres,
les classes restent « hétérogènes ».
13. Après 15-16 ans, la scolarité propose, à ceux qui poursuivent leurs études,
divers cursus parallèles, plus ou moins longs ou exigeants. Dans les sys­tèmes
qui différencient les cursus dès l’entrée au secondaire, les cursus postobliga-
toires prolongent cette première orientation/sélection.
14. La semaine scolaire est définie par un horaire type, qui prévoit en général 4
ou 5 jours de travail, parfois 6, avec congé les autres jours.
15. L’emploi de ce temps est structuré par une grille horaire qui attribue chaque
semaine un temps fixe, à des moments définis, à chaque discipline. Cette
structuration est impérative au secondaire, puisqu’elle organise le passage
des professeurs spécialisés dans plusieurs classes. Elle est devenue plus
indicative au primaire.

66
Espaces-temps de formation et organisation du travail

Ces éléments, que chacun connaît, soulignent l’incroyable uniformité et la forte


stabilité de l’organisation du travail dans le monde scolaire. On insiste en général
sur les différences. Elles sont réelles, en particulier entre 10 et 15 ans, selon la
structure de l’école moyenne. Qu’elles ne masquent ni l’universalité des principes
d’organisation du travail, du temps et des espaces scolaires, ni leur parenté avec
les schémas tayloristes de l’organisation du travail industriel, schémas pourtant
dépassés ou contestés dans la plupart des secteurs de la production…
Dans le monde des entreprises, on ne trouve pareille uniformité que lorsqu’un
groupe impose le même modèle à toutes ses filiales. C’est ainsi qu’on peut trouver
dans diverses parties du monde des hôtels, des restaurants ou des magasins qui
semblent « coulés dans le même moule ». Or, aucune multinationale n’est garante
de la permanence de la forme scolaire, dont la mise en œuvre dépend de pouvoirs
locaux, régionaux ou nationaux indépendants les uns des autres. Il existe en
revanche des modèles culturels de l’organisation du travail, du temps et de l’espace
scolaires, modèles qui traversent les frontières et servent de « prêt-à-organiser ».
L’uniformité peut aussi s’expliquer par des contraintes techniques semblables,
celles qui, par exemple, font que les raffineries, les centrales nucléaires, les gares
ou les banques se ressemblent, parce qu’elles sont confrontées aux mêmes
contraintes, aux mêmes tâches, aux mêmes risques, aux mêmes technologies.
Soulignons toutefois que les technologies n’ont guère d’influence sur la standar-
disation de l’organisation du travail scolaire. Reste la ressemblance des tâches
(éduquer, instruire, orienter) et des contraintes (nombre, âge, hétérogénéité des
apprenants, temps globalement disponible, par exemple).
Une analyse superficielle pourrait donc laisser croire que n’importe quel être
raisonnable, s’il devait organiser à large échelle la scolarisation des enfants et
des adolescents d’un pays, réinventerait inévitablement l’actuelle organisation du
travail et du cursus. Ce qui suggérerait que le simple bon sens conduit à apporter
les mêmes solutions aux mêmes problèmes :
– les enfants et les adolescents vivent dispersés sur le territoire ; plus ils sont
jeunes, moins on peut leur demander de parcourir de grandes distances pour
aller à l’école ; il s’ensuit que construire des établissements dispersés dans
les villes et les campagnes, accueillant les jeunes des alentours, paraît une
évidence ;
– il faut bien standardiser les apprentissages, donc prévoir des programmes
s’imposant à tous les élèves et à tous les professeurs ;
– ces programmes seront plus maniables qu’ils sont découpés en étapes succes-
sives, figurant autant de « marches » dans l’appropriation des savoirs scolaires.
Cela permet notamment de faire des bilans périodiques des acquisitions ;
– que ces marches soient annuelles semble cohérent dans une société qui
structure le temps de la même façon ;

67
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

– pour répartir des professeurs entre les élèves, constituer des « groupes-
classes » comme unités de base semble logique et permet du même coup de
structurer les espaces scolaires en « salles de classes » ;
– le savoir humain étant organisé par disciplines, pourquoi abandonnerait-on
cette structure dès qu’il s’agit de le transmettre ?
Or, rien de tout cela ne va de soi, l’organisation du travail scolaire résulte de
« choix » historiques et a varié au cours des âges, du désordre et de l’extrême
hétérogénéité des premières classes au modèle qui s’est imposé au xixe siècle
presque partout (Giolitto, 1983).
Supposons qu’un détour par l’histoire persuade nos contemporains du relatif
arbitraire de certaines solutions. Cela suffirait-il à les convaincre de la nécessité de
repenser l’organisation du travail, du temps et des espaces scolaires ? Nullement.
Admettre qu’on puisse s’y prendre autrement n’est pas en soi une raison de changer.
Les Occidentaux ont inventé la fourchette là où les Chinois ont inventé les baguettes.
Nul n’est enclin à reconsidérer ce « choix », quand bien même il aurait admis son
relatif arbitraire et accepté l’idée qu’il y a plusieurs façons rationnelles et efficaces de
porter les aliments à sa bouche. On ne change que s’il existe une alternative qu’on
estime parée d’indéniables avantages. Pour mettre en question l’actuelle organisa-
tion du travail, du temps et des espaces scolaires, il faudrait donc montrer qu’elle
n’est pas la plus efficace possible, voire qu’elle est carrément contre-productive en
regard des objectifs déclarés des systèmes éducatifs contemporains.
La tâche n’est pas facile, pour plusieurs raisons :
– une réflexion d’une telle complexité doit être collective, autrement dit mobi-
liser une partie importante des acteurs concernés ; or, même aujourd’hui,
l’idée qu’il puisse y avoir une alternative radicale à l’organisation du travail,
du temps et des espaces scolaires se heurte à un profond scepticisme ; on
admet à la rigueur qu’on puisse chercher des aménagements, des assouplis-
sements à la marge ; mais « faire tout autrement » semble inimaginable à la
plupart des acteurs, parents, élèves, enseignants, cadres scolaires ;
– toute mise en question heurte très rapidement des routines mentales et
pra­tiques, menace des intérêts acquis (Argyris, 1995), ceux des cadres, qui
décident et contrôlent l’organisation du travail, aussi bien que ceux d’une partie
des enseignants, qui ont alors toute liberté de la dénoncer ouvertement et de
s’en écarter clandestinement, puisqu’ils ne s’en sentent pas responsables ;
– substituer un nouveau modèle universel au modèle « tayloriste » actuel
n’aurait de sens que s’il passait par une autonomie professionnelle et une
coopération accrues des enseignants dans le champ de l’organisation du
travail, ce qui impliquerait une nouvelle répartition des pouvoirs au sein des
systèmes éducatifs et de nouvelles compétences des enseignants ;

68
Espaces-temps de formation et organisation du travail

– l’efficacité de l’organisation du travail est un thème absent de la culture profes-


sionnelle. L’efficacité est un thème tabou entre enseignants, une grandeur qui
ne se mesure pas, un concept de technocrate, facilement diabolisé et aban-
donné à ceux qui « n’ont rien compris à la culture et aux êtres humains » ;
– lorsque, contraint par la « culture de l’évaluation » et la vogue des indicateurs
et de la « redevabilité », les systèmes éducatifs se préoccupent d’efficience ou
d’efficacité, ils mettent en question les cursus, les programmes, l’orientation,
les didactiques ou la formation des enseignants ; l’organisation quotidienne
du travail ne fait pas partie des « variables changeables » (Bloom, 1980)
dans le monde scolaire, alors que c’est le premier paramètre interrogé dans
une entreprise…
En raison de l’absence de toute « culture de l’organisation du travail » ou de sa
relative pauvreté conceptuelle dans le monde scolaire, il faut consentir des efforts
considérables pour poser le problème et y faire entrer les acteurs, alors qu’ils peuvent
se déchirer des heures sur des questions de méthodes ou de contenus. Cela explique
en tout cas l’absence, aujourd’hui, de large débat sur ce thème et de « problématisa-
tion collective » (Becker, 1966). Il se pourrait même que l’intérêt croissant du monde
scolaire pour « l’analyse du travail », dans la ligne des travaux de Clot (1995, 1999,
2000, 2001), fasse l’impasse sur l’organisation, pour ne s’intéresser qu’aux activités
et aux situations, sans percevoir que ces dernières ne sont possibles qu’à la faveur
d’une organisation particulière du travail, à l’échelle du système éducatif dans son
ensemble et de chaque établissement. Alors que l’organisation du travail a, sur le
mode essentiellement prescriptif, obsédé les systèmes éducatifs au xixe siècle, elle
n’est plus un concept central dans le débat sur l’école, sauf, justement, à la marge,
dans les courants critiques ou les écoles alternatives.
Pour affaiblir cette cécité, il faut avancer quelques raisons de mettre sérieuse-
ment en question l’actuelle organisation du travail, du temps et des espaces
scolaires. Essayons !

Les limites de l’organisation tayloriste du travail scolaire


Les problèmes que je vais soulever ici ont été pointés depuis longtemps par
divers pédagogues et tous les mouvements d’école nouvelle. On peut regretter
que cette tradition critique n’ait pas eu recours plus systématiquement à l’idée
d’organisation du travail, du temps et des espaces scolaires.
Je structurerai mon propos en six volets, présentés comme autant de transi-
tions possibles et souhaitables d’une logique ancienne à une façon nouvelle de
concevoir l’organisation du travail, du temps et des espaces scolaires :
1. Des programmes aux objectifs.
2. Des étapes annuelles aux cycles d’apprentissage pluriannuels.

69
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

3. De la classe immuable aux groupes flexibles.


4. Du zapping de la grille horaire aux modules intensifs.
5. Des cloisons disciplinaires aux projets pluridisciplinaires.
6. Des exercices classiques au travail par problèmes et projets.
Certaines de ces transformations sont amorcées dans le cadre d’innovations
planifiées, presque toutes ont été au moins expérimentées par des écoles alterna-
tives. L’enjeu est de transformer le système éducatif dans son ensemble.

Des programmes aux objectifs


Lorsqu’on poursuit un objectif, il est de bon sens d’établir un plan de travail qui
dessine à la fois un itinéraire, un calendrier, des méthodes et des objectifs intermé-
diaires. L’idée d’une programmation des apprentissages scolaires est d’autant moins
absurde qu’ils sont complexes, nombreux et s’étendent sur de nombreuses années.
Le paradoxe de toute planification, c’est qu’elle peut « devenir l’objectif ». Les pays
communistes en ont fait la démonstration caricaturale : réaliser le plan quadriennal
ou quinquennal devenait l’unique obsession des entreprises. On ne se souciait plus
des besoins, des priorités, des circonstances, des obstacles, des évolutions. Il fallait,
contre vents et marée, réaliser le plan, même s’il était devenu irréaliste ou inadéquat
en regard des finalités, dont il était pourtant censé tirer sa légitimité et son sens.
Cette déliaison menace toutes les bureaucraties, dont l’école fait partie.
La planification et la division du travail assignent à chacun une tâche et des
­échéances. S’il accomplit la tâche en respectant les échéances, un travailleur ou
une unité devient irréprochable. Ils ont « fait ce qu’ils avaient à faire ». Que le plan
ait été mal conçu ou se trouve dépassé par les événements ne relève pas de leur
responsabilité. D’ailleurs, ils sont souvent privés de la vue d’ensemble, ils n’ont
pas les informations et les compétences qui leur permettraient de mesurer le
décalage entre la tâche qu’on leur assigne et les besoins du système.
Imaginons par exemple qu’un employé d’un centre de documentation péda-
gogique soit chargé de recenser les publications sur les internats. Si les inter-
nats se raréfient et s’il n’y a presque plus de publications nouvelles à leur sujet,
l’employé concerné ne mettra pas nécessairement sa mission en question, il atten-
dra qu’on lui donne de nouvelles directives. Ne sachant ni pourquoi il faut recenser
ces publications, ni pour quelle raison leur nombre diminue, il n’aura pas intérêt à
demander une autre mission, qui lui donnerait davantage de travail. Si personne
ne s’avise qu’il est payé à ne rien faire, peut-être faudra-t-il attendre qu’il prenne
sa retraite pour qu’une régulation intervienne.
Mauvaise gestion des ressources humaines ? Sans doute. Mais elle ne fait que
pousser à son extrême la forme bureaucratique : chacun fait ce qu’il a à faire, la
machine tourne et cela peut durer aussi longtemps qu’il n’y a pas de problème

70
Espaces-temps de formation et organisation du travail

visible. La volonté de réduire les coûts est sans doute un moteur de régulation.
Mêmes les administrations publiques et les organisations à but non lucratif n’ont
plus les moyens de gaspiller des ressources.
Mais la régulation induit des coûts, parfois élevés :
– d’abord celui du travail de contrôle, d’évaluation des structures, des
missions et des pratiques en vigueur ;
– ensuite, le coût de la conception et du développement d’autres modes de
faire ;
– enfin, le coût du changement lui-même, car une réorganisation ne va jamais
sans résistances ni conflits.
On hésitera d’autant plus à engager ces coûts qu’il y a divergence sur le diagnos-
tic et incertitude sur la possibilité de réellement mieux faire. C’est le cas au sein des
bureaucraties scolaires.
Il est en effet très difficile d’évaluer les bénéfices et les effets pervers de la
traduction des objectifs de la scolarité en programmes. Cette structuration du
cursus mène à coup sûr une partie des élèves à la maîtrise des savoirs et des
compétences visés à l’issue de la scolarité de base. Pour eux, les programmes
sont bénéfiques. C’est donc sur la fraction de chaque génération qui n’atteint
pas les objectifs qu’il faut se fonder pour estimer la part de responsabilité des
programmes standardisés et comparer bénéfices et inconvénients.
Or, dans presque tous les systèmes éducatifs, même les plus actifs dans la
démocratisation de l’enseignement, la plupart des acteurs estiment, au moins en
privé, qu’il est impossible d’amener tous les élèves à maîtriser tous les objectifs de
la scolarité de base dans le même temps ou à un ou deux ans près. On se garde bien
toutefois de dire à quel point c’est impossible ! Aucun système ne s’engage explicite-
ment sur le niveau moyen de connaissances et de compétences attendues au sortir
de l’enseignement de base, ni sur les disparités tolérables au sein d’une cohorte.
Comment démontrer que les résultats sont en dessous des objectifs si ces
der­niers sont définis en fonction des résultats ? Une production industrielle, même
si elle ne garantit pas le « zéro défaut », peut s’engager à livrer telle proportion de
produits sans aucun défaut, telle autre avec des défauts mineurs et telle proportion
résiduelle avec des défauts majeurs. Rien de tel dans les systèmes éducatifs. On
ne peut donc comparer les résultats aux visées. Les objectifs de la formation sont
formulés dans l’abstrait, pour un élève idéal, sans aucune dimension statistique.
Quant aux comparaisons internationales, elles sont délicates et rarement probantes.
Quand bien même on admettrait que le système éducatif puisse mieux faire,
on mettra en évidence le manque de moyens ou le nombre excessif d’élèves par
classe, plutôt que de s’en prendre au fonctionnement. Si ce dernier est finale-
ment mis en question, il sera difficile de faire la part des multiples facteurs qui

71
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

interviennent. Les divers groupes d’acteurs se renvoient la balle, les uns accusent
la formation des enseignants, d’autres les équipements, la gestion, la pédagogie,
l’évaluation, les parents ou « la société de consommation »… Il est fort difficile
d’isoler dans cet ensemble l’influence spécifique de la traduction des objectifs en
programmes standardisés.
Pour la mettre en question, il faut donc plutôt observer les fonctionnements
curriculaires et didactiques et montrer que certains élèves sont assignés à des
programmes qui ne peuvent en aucun cas les faire progresser vers les objectifs.
Pourquoi ? Parce que ces élèves « perdent leurs temps » dans l’école telle qu’elle
est organisée :
– les uns parce qu’on leur rabâche ce qu’ils savent déjà. Pourquoi enseigner
à lire à des élèves qui savent lire ? C’est le problème des « surdoués », mais
aussi des élèves qui, dans certains domaines, apprennent très vite ou ont
acquis hors de l’école ce qu’ils sont censés y apprendre, par exemple une
langue étrangère.
– les autres, et c’est encore plus dramatique, parce que le programme « les
dépasse », parce qu’ils n’ont pas les moyens de transformer l’enseignement
qu’ils reçoivent en apprentissages. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on
enseigne des subtilités grammaticales à des enfants qui ne savent pas lire,
ou lorsqu’on aborde l’algèbre avec des adolescents qui ne maîtrisent pas
encore les opérations arithmétiques de base.
Un programme scolaire vise un ensemble défini d’apprentissages, qui consti­
tuent des objectifs de formation, en principe les mêmes pour tous. C’est un
premier problème, lorsque les mécanismes de formation des groupes-classes et
d’orientation/sélection amènent dans un programme des élèves qui ne peuvent
espérer en tirer un quelconque profit et dont le seul apprentissage prévisible
consistera à renforcer leur sentiment d’indignité culturelle (Bourdieu, 1966).
Un programme scolaire postule que tous ceux qui y entrent et le suivent sont
capables d’accomplir les apprentissages visés au même rythme et selon les
mêmes modalités. Il s’adresse donc à des individus différents comme s’ils étaient
semblables. Cette fiction est d’autant plus dangereuse que certains élèves sont
effectivement capables d’assimiler ce qu’on leur propose selon les méthodes et
dans le temps prescrits. Pour eux, la programmation convient. C’est aux extrêmes
qu’elle ne convient pas. Or, ces marges peuvent être traitées comme quantités
négligeables. Ou on peut estimer que les correctifs en place (avancement d’un
degré ou redoublement) sont des réponses suffisantes. L’indifférence aux diffé-
rences, selon la belle formule de Bourdieu (1966), est un principe extraordinaire
d’organisation du travail, un principe à certains égards insensé.
L’école fonctionne comme un hôpital qui donnerait le même traitement à
tous les patients atteints de la même pathologie, à quelques exceptions près.

72
Espaces-temps de formation et organisation du travail

L’uniformité est la règle, le traitement différencié une exception coûteuse. On


imagine ce que produirait une telle médecine. L’école est probablement la seule
organisation qui, ayant affaire à des gens aussi différents, s’applique à ignorer ces
différences, à croire qu’un traitement standard suffit.
Nul ne prétend que chaque élève est différent des autres au point qu’il
faille autant d’itinéraires de formation que d’apprenants. Prendre en compte les
différences ne revient nullement à créer autant de programmes que d’élèves. Il y
a dans le même établissement des élèves qui, dans telle discipline, ont un niveau
et des acquis comparables, butent sur les mêmes obstacles, apprennent au même
rythme. Rien ne s’oppose à ce qu’ils soient groupés et fassent un « bout de chemin »
ensemble. Aussi longtemps que leur relative homogénéité le justifiera, donc pas
nécessairement jusqu’à la fin de l’année scolaire, ni pour toutes les disciplines.
L’individualisation des parcours de formation existe de facto, car chaque appre-
nant trace son propre chemin dans les savoirs, même si tous suivent le même cursus
formel. Cette individualisation, l’école ne la maîtrise pas ! C’est pourquoi elle devient
une source majeure d’inégalité : les élèves astreints à suivre le même curriculum
formel ne font pas les mêmes apprentissages, même si et parce qu’on les traite,
durant une année, comme « égaux en droits et en devoirs ». Du coup, les écarts entre
eux s’accroissent, l’hétérogénéité réelle augmente au point de devenir irréversible.
Prenons deux enfants de 10 ou 12 ans ayant fréquenté les mêmes classes dès
leur entrée à l’école. L’un lit couramment, l’autre très lentement et laborieu­sement,
mais pas au point de figurer parmi les 5 % qui redoublent. Chacun progresse appa­
remment du même pas dans le cursus, mais lorsque vient la première sélection,
au début du secondaire, on voit bien que cette égalité est une pure fiction. Il est
alors trop tard pour rétablir l’égalité de compétence en lecture. Pourtant, tous les
enseignants qui auront pris ces élèves en charge entre leur sixième et leur dixième
ou douzième année auront constaté très vite les difficultés en lecture de l’un, la
facilité de l’autre. Mais plus l’élève en difficulté progressera dans le cursus, moins
ses maîtres auront eu la tâche prioritaire, le temps et les compétences didactiques
de lui enseigner à lire. Si bien qu’on est à peu près sûr que s’il ne lit pas couram-
ment à 10 ou 12 ans, il n’aura pas comblé cette lacune à 15 ou 20 ans, au contraire
(Bentolila, 1996). Quant au redoublement, on sait que c’est une pauvre solution
(Crahay, 1996).
Pourquoi laisse-t-on « s’installer » des inégalités aussi criantes ? Parce que peu
de professeurs – il y a de notables exceptions – auront le bon sens, le courage,
la présence d’esprit et les moyens pédagogiques de donner aux objectifs finaux la
priorité sur le programme annuel. À cet élève qui lit très difficilement, on fera, au
fil des années, lire des textes qui lui seront de plus en plus étrangers, on parlera
littérature et explication de textes, on demandera de produire des écrits qu’il serait
incapable de lire…

73
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

L’inégalité des apprentissages scelle alors des orientations inégales et augure


de destins sociaux fort contrastés. La reproduction des inégalités sociales et
culturelles par le système éducatif n’est plus une découverte (Bourdieu et Passeron,
1970). Cela n’autorise pas à croire qu’elle a fléchi. Les choses n’ont que faiblement
changé, la prise de conscience est sans doute plus forte, mais elle n’a pas trans-
formé radicalement le traitement des différences dans l’école. L’antipédagogisme
primaire qui tient le haut du pavé dans certains pays tend même à éradiquer les
quelques avancées faites dans le sens d’une pédagogie différenciée.
Donc, aujourd’hui comme il y a trente ou cent ans, les écarts s’accroissent au
long du cursus, au vu et au su de tout le monde, dans un système éducatif impuis-
sant à apporter à ce problème la seule réponse qui soit à sa mesure : repenser
l’organisation du travail dans le sens d’un enseignement stratégique (Tardif,
1992), régi par des objectifs et capable de s’affranchir des programmes dès qu’ils
empêchent d’atteindre les objectifs.
Pourquoi les professeurs respectent-ils le programme plutôt que donner la
priorité aux objectifs ? Parce que l’organisation du travail est ainsi faite, parce
que parcourir le programme annuel est leur contrat, parce qu’on ne leur demande
pas de garantir une progression vers les apprentissages visés en fin de cursus.
Un professeur est en faute s’il dispense un élève de faire de la grammaire ou de
l’algèbre sous prétexte que cela n’a pas de sens pour lui. Alors qu’on ne peut rien
lui reprocher s’il ne fait rien pour développer le savoir-lire dès lors qu’il n’est plus
au programme !
Les programmes ont évolué, et sont conçus de plus en plus comme « cycliques »
ou « spiralaires », si bien que les mêmes contenus sont retravaillés plusieurs
années de suite, ce qui donne en principe aux professeurs une meilleure chance
de reprendre les apprentissages là où ils avaient été abandonnés. Même alors, les
programmes distinguent des niveaux de maîtrise et de formalisation des mêmes
connaissances. Les professeurs n’ont donc pas toute latitude de prendre les élèves
tels qu’ils sont. L’aspect spiralaire des programmes les autorise seulement – sans
nécessairement les y inciter expressément – à susciter in extremis des appren-
tissages qui auraient dû « normalement » se faire bien avant.
La vogue de la « pédagogie par objectifs » a reflué, avec ses excès. Il en reste
une tendance – heureuse – à associer les programmes à l’énoncé des savoirs à
maîtriser en fin d’année. C’est un progrès, en particulier si l’on évite la fragmenta-
tion excessive des objectifs et la focalisation de l’évaluation sur des indicateurs
comportementaux et des objectifs de bas niveau taxonomique (Hameline, 1979).
Toutefois, les objectifs restent annuels, comme les programmes.
Les inconvénients pédagogiques de cette organisation du travail n’ont
d’équivalent que ses avantages gestionnaires : attribuant à chaque groupe
d’élèves un programme et des professeurs chargés de l’enseigner, l’administration

74
Espaces-temps de formation et organisation du travail

a le sentiment de contrôler le travail. Imaginons qu’à l’opposé, on dise aux profes-


seurs réunis dans le même établissement : vous avez tant d’élèves, tels moyens,
vous connaissez les objectifs du cursus, vous disposez de tant d’années de scolari-
sation pour chaque élève : « Faites au mieux ! »
Il ne serait alors prescrit ni groupements particuliers des élèves, ni programmes.
Nul ne saurait d’avance qui travaille avec qui, quand et pour faire quoi. Cela
ne serait possible que si l’administration et les parents faisaient une confiance
immense aux enseignants. Encore faudrait-il que ces derniers s’en jugent dignes
et en acceptent le prix, une plus forte responsabilité professionnelle.
Étendre cette responsabilité à l’ensemble du cursus de la scolarité obliga-
toire n’est sans doute ni possible ni nécessaire. Si la programmation par années
scolaires est trop rigide, il est en revanche plausible d’associer des apprentissages
définis à des tranches d’âge plus larges, mais encore « raisonnables ». Il arrive
qu’un professeur soit confronté à un élève de 15 ans ne maîtrisant pas la lecture
ou les principes de base de la numération. Mieux vaudrait qu’une intervention se
soit produite en amont plutôt que d’attendre d’un professeur de collège ou lycée
la capacité d’encadrer des apprentissages relevant du début de l’école primaire.
À l’inverse, il n’est pas vital que les enseignants primaires soient capables d’initier
les élèves les plus avancés au calcul des probabilités ou à certaines connaissances
chimiques ou biologiques.
Bref, il serait inutilement coûteux de préparer les professeurs à maîtriser au
même point toutes les étapes du cursus. On peut cependant leur demander d’avoir
en tête, au moins dans leurs grandes lignes, tous les objectifs finaux de la scolarité
obligatoire et les grandes étapes intermédiaires, sans exiger qu’ils aient des
compétences didactiques pour enseigner chaque composante des programmes.
Il est en revanche possible et utile de restructurer le cursus en un nombre plus
réduit d’étapes plus longues et d’assigner à chacune des objectifs à échéance
de deux, trois ou quatre ans, selon la durée de ce qu’on nomme aujourd’hui des
« cycles d’apprentissage pluriannuels ».

Des étapes annuelles aux cycles d’apprentissage pluriannuels


On l’aura déjà compris, il est vain d’instituer des cycles pluriannuels si c’est
pour reconstituer au sein de chacun les marches et les échéances annuelles.
L’administration scolaire devrait non seulement éviter de prescrire ce retour à
l’ordre ancien, mais décourager activement les enseignants tentés de ne rien
changer, par peur de la coopération ou de la complexité.
L’échec relatif des cycles d’apprentissage introduits en France dès 1989 tient
sans doute au fait que l’on a cru suffisant d’écrire les objectifs et les programmes
cycle par cycle plutôt qu’année par année, sans percevoir les enjeux de la réor-
ganisation du travail des enseignants. Pourtant, les pionniers avaient clairement

75
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

tracé la voie. Les enseignants de la Maison des Trois Espaces (1993) indiquaient,
dans la dénomination même de leur établissement, que la scolarité élémentaire et
primaire était désormais structurée en trois espaces seulement plutôt qu’en huit
« classes » annuelles. La réforme globale de 1989 n’a pas institué ces espaces avec
assez de force, elle a laissé perdurer les marches annuelles et la terminologie qui
les désigne en France (petite, moyenne et grande sections de maternelle, cours
préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyen 1 et 2). Les anciennes catégo-
ries sont restées en vigueur.
Ce conservatisme des mentalités ne pouvait être que renforcé par des indi-
cations de programmation et des manuels ou moyens didactiques se référant
clairement aux étapes annuelles. Le message était clair : les cycles ne sont que
des regroupements de marches annuelles, celles-ci ne disparaissent pas, même
si elles concourent à l’atteinte d’objectifs dits « de fin de cycle » plutôt qu’à des
objectifs « de fin d’année ».
Dès lors que les conséquences pour l’organisation du travail ne sont pas expli­
citées et que des organisations alternatives ne font l’objet ni de recommandations
fortes, ni de formations, qu’arrive-t-il ? Les enseignants se distribuent les élèves,
l’un prend les plus jeunes, le second les moyens, le troisième les plus âgés. Chacun
les garde un an et les « passe » à son collègue du même cycle.
Cette organisation du travail, très proche de ce qui se passait auparavant, n’est
nullement un retour clandestin du refoulé. Elle n’est pas en contradiction avec les
textes, elle ne heurte que l’esprit des cycles, qui n’est défendu que par quelques
idéalistes. Les enseignants qui travaillent année par année à l’intérieur d’un cycle
ne sont pas en infraction, on ne peut rien leur reprocher, formellement, même s’ils
vident largement la structure de ses vertus potentielles.
Instituer des objectifs de fin de cycle et en faire la référence majeure est
une importante avancée, mais c’est parfois la seule. Pour que la division et
l’organisation du travail se transforment, il faut qu’une équipe pédagogique s’en
saisisse et aille au-delà de ce que l’institution attend.
La structure le permet, sans toutefois l’imposer. Si c’était une stratégie de
changement progressif, on pourrait la trouver habile. C’est plutôt, en France, la
conséquence d’une alternance politique intervenue juste après l’introduction
des cycles, qui a suscité un flottement durable de l’administration scolaire et
de l’encadrement, qui se demandaient si le nouveau ministre, de centre droit,
allait accepter ou rejeter cet « héritage » du gouvernement socialiste. Lorsqu’il
l’accepta, le mal était fait.
Ce n’est toutefois que la surface des choses. Si les acteurs avaient été convain-
cus, si la loi d’orientation n’avait fait que légitimer des pratiques assez largement
répandues, les textes auraient suffi. On peut avancer l’hypothèse inverse : ces
textes étaient en avance sur les pratiques et les mentalités, tant des cadres que

76
Espaces-temps de formation et organisation du travail

des enseignants et des parents. Les textes n’auraient eu la moindre chance de


transformer fondamentalement les pratiques qu’au prix d’un effort immense de
persuasion, de formation, d’accompagnement des innovations, effort qui n’a pas
été fait, ni même envisagé.
L’enlisement d’une idée neuve est assez fréquent dans l’école et les causes en
sont multiples. L’une d’elles me paraît être le manque de conceptualisation des
changements en termes d’organisation du travail. C’est particulièrement frappant
pour les cycles d’apprentissage pluriannuels.
Ce manque naît-il d’un oubli, d’une centration excessive sur le curriculum ou d’une
prudence tactique ? La résistance est sans doute plus profonde. L’administration et
les enseignants, qui s’opposent sur de nombreux dossiers, se rallient à un slogan
non dit, mais puissant : « Touche pas à l’organisation du travail ! »
Tentons, à partir d’un exemple, de comprendre pourquoi. À Genève, à l’issue
d’une phase d’exploration menée sur le mode d’une recherche-action à large
échelle, dans une trentaine d’écoles primaires volontaires (soit environ une sur
huit) regroupant près de 500 enseignants (20 % du corps), le groupe de pilotage
de la rénovation, d’entente avec les coordinateurs et les enseignants des 30 écoles,
a proposé en 1999 de remplacer les 8 degrés annuels de la scolarité élémentaire et
primaire par deux cycles de quatre ans, confiés dans chaque école à des équipes
pédagogiques différentes, mais unies par un projet d’établissement.
Le groupe de pilotage proposait aussi de laisser chaque équipe libre de
s’organiser pour prendre en charge les élèves du cycle, son contrat se bornant à les
faire atteindre en quatre ans les objectifs de fin de cycle. Ce qui ne dispensait pas
l’administration scolaire, bien au contraire, de proposer des modèles d’organisation
du travail et d’offrir des formations, des accompagnements et des ressources.
Les cycles étaient notamment définis de la sorte (Groupe de pilotage, 1998) :
1. Le cycle pluriannuel est défini par une série d’objectifs d’apprentissage que
tous les élèves doivent atteindre en fin de cycle. Ces objectifs, qui seront
définis en temps utile par l’institution, s’inscrivent explicitement dans la
continuité des objectifs de formation (instruction et éducation) de l’école
primaire et de la scolarité obligatoire.
2. Les programmes annuels, aussi longtemps qu’ils subsistent, n’ont qu’un
statut indicatif. On cesse de s’y référer au fur et à mesure qu’on devient
capable de gérer les progressions en fonction des objectifs de fin de cycle
et de fin de cursus.
3. Il n’y a plus de référence aux degrés dans les inscriptions, dans le carnet,
dans la formation des classes ou des groupes, dans les fichiers et statis-
tiques scolaires, dans l’attribution des enseignants. Un élève appartient
officiellement à un cycle, auquel il est intégré en fonction de son âge, même

77
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

s’il vient d’un autre système scolaire. La référence aux degrés devrait peu à
peu disparaître des méthodologies et moyens d’enseignement officiels mis
à la disposition des écoles. Elle perd également son sens en ce qui concerne
les épreuves communes ou autres évaluations standardisées.
4. La notion de redoublement ne veut plus rien dire, puisqu’il n’y a plus de
degrés et qu’on ne peut évidemment redoubler l’ensemble d’un cycle, ni
même la dernière année d’un cycle.
5. La durée normale de traversée du cycle par un élève est égale à la durée
officielle du cycle : on passe par exemple trois ans dans un cycle de trois
ans, ni deux, ni quatre ! Des règles strictes garantissent que les parcours
réels des élèves ne s’écartent de cette norme que de façon exceptionnelle,
avec des mesures personnalisées, négociées de cas en cas.
6. Durant tout le cycle sont mis en place des dispositifs efficaces de pédagogie
différenciée, qui visent à permettre à tous les élèves d’atteindre les objectifs
dans le même temps.
7. En fin de cycle, pour les élèves encore loin des maîtrises visées, on prévoit
des mesures intensives, prolongées, au début du cycle suivant, par des
modules de mise à niveau et de consolidation différenciée. On peut envisa-
ger des structures ad hoc de transition entre cycles successifs.
8. L’évaluation se fait sans notes. Elle est critériée et formative. Elle permet
de situer régulièrement chaque élève par rapport aux objectifs visés en
fin de cycle et en fin de cursus primaire. Des outils d’observation et d’éva-
luation sont mis à disposition par l’institution. Les parents sont régulière-
ment informés de la progression de leur enfant, sur la base d’un « cahier
­d’évaluation » fondé sur diverses sources (auto-évaluation, observation,
épreuves, entretiens, etc.). Ce cahier est conçu par chaque école sur la base
de quelques principes généraux.
En 2000, après diverses péripéties, l’autorité scolaire décida d’instituer effective-
ment deux cycles d’apprentissage de quatre ans chacun, assortis d’objectifs de fin
de cycle. Mais il fut de moins en moins question d’équipes pédagogiques et de
responsabilité collective. Dans la réforme qui s’implanta laborieusement, chaque
enseignant resta titulaire de sa classe, dans laquelle les élèves étaient censés passer
un an. La seule obligation nouvelle des enseignants fut d’assurer un « suivi collégial »
des élèves, idée vague qui n’exigeait aucune coopération forte, parce qu’elle peut
être interprétée de façon minimaliste : veiller à une certaine continuité des prises en
charge annuelles successives et se concerter pour que les transitions se passent bien.
C’est mieux, évidemment, qu’une absence de suivi et la rupture de toute continuité
entre années scolaires. Mais on est loin d’une responsabilité collective.
Les écoles devaient présenter un « plan de travail annuel » aux contours assez
vagues, qui apparaissait surtout comme un outil de contrôle des enseignants qui

78
Espaces-temps de formation et organisation du travail

auraient voulu aller trop loin dans la coopération et la mise en place d’une organisa-
tion du travail plus inventive, dans la ligne de ce que les établissements impliqués
dans la phase d’exploration avaient expérimenté. Il n’était pas explicitement interdit
de décloisonner les années successives et de travailler en équipe, mais rien n’était
dit ni fait pour encourager les enseignants à aller dans ce sens. On pourrait même
dire que tout était fait pour dissuader le plus grand nombre, en laissant une certaine
latitude aux équipes militantes, à leurs risques et périls, comme d’habitude.
Le syndicat des enseignants, qui avait soutenu en 1999 le principe des cycles
de quatre ans confiés à des équipes, contre l’avis d’une partie de ses adhérents,
paraissait divisé quant à cet appauvrissement de la réforme. Certains de ses
membres, hostiles aux cycles ou à toute forme de coopération, se réjouissent de
n’être obligés qu’à un « suivi collégial » qui n’engage à rien. D’autres, qui fonc-
tionnaient déjà en équipes, se désolaient de cette timidité. Faute de consensus,
on se rapprocha d’un scénario minimaliste « à la française », les cycles se limitant
progressivement à une restructuration du curriculum et à un suivi des élèves de
marche annuelle en marche annuelle…
On peut lire ce rétrécissement comme l’expression d’une forme de conserva-
tisme banal, traduisant la simple « peur du changement » du côté des enseignants
et la résistance des parents de bons élèves et des partis de droite, qui voient d’un
mauvais œil l’introduction de cycles longs et la suppression des notes.
Peut-être est-ce plus complexe. Il apparaît que les forces qui orientent l’avenir
de l’école n’osent pas toucher ouvertement à l’organisation du travail scolaire et
notamment au degré de coopération requis entre enseignants, donc de respon-
sabilité collective. Elles font même machine arrière dès qu’elles se rendent compte
que certaines options, prises pour d’autres raisons, ont de fortes incidences sur
l’organisation du travail et suscitent à ce titre de vives résistances. Aucune innova-
tion n’est sans risque. Un nouveau curriculum ménage toujours des surprises, ses
incidences sur la relation pédagogique, la dynamique des groupes, les activités
didactiques ou l’évaluation sont rarement anticipées dans le détail et peuvent aussi
conduire à faire machine arrière le jour où l’on comprend à quoi mène l’innovation.
Pourquoi l’organisation du travail est-elle une « vache sacrée », que nul n’ose
bousculer ? On peut avancer une double hypothèse.
1. L’organisation du travail est un impensé, un allant de soi, si bien qu’on
ne sait pas la (re)penser, on manque de mots, de représentations parta-
gées. Du coup, on ne s’engage pas dans le changement, même progressif,
de même que nul ne s’aventure volontiers dans un territoire inexploré,
inconnu, donc menaçant.
2. L’adhésion à l’organisation conventionnelle du travail est au cœur de
l’identité des enseignants, elle correspond au désir d’être « seul maître
à bord », de régner sans partage sur un espace de travail personnel ;

79
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

cette organisation du travail est aussi en phase avec les connaissances et


les compétences que les professeurs ont acquises en formation et au gré
de leur expérience.
Si un système éducatif a la lucidité et le courage de s’attaquer tout de même
à l’organisation du travail, par exemple dans le cadre des cycles d’apprentissage
pluriannuels, il est d’emblée confronté à un dilemme :
– soit l’administration impose aux enseignants une organisation du travail
certes nouvelle, mais unique, aussi contraignante que la précédente ;
– soit elle invite les enseignants à « inventer » leur propre organisation, créant
du coup une sorte d’angoisse du vide et la peur de l’anarchie.
Pourquoi le système éducatif s’interdirait-il de définir une organisation alterna-
tive unique, si cela rassure de nombreux enseignants ? Pour deux raisons :
1. C’est loin de rassurer ceux qui veulent de toute façon que rien ne change,
par conviction ou parce qu’ils ont l’impression que le moindre changement
les mettra en difficulté ou amenuisera leur liberté, leur efficacité ou leur
satisfaction.
2. Substituer à l’ancienne une nouvelle organisation du travail, aussi rigide et
aussi imposée aux professionnels ne peut être qu’un mince progrès.
On comprendra ce second argument un peu plus concrètement en traitant du
groupement des élèves. Mais l’idée de base est assez simple : s’il faut figer et
uniformiser l’organisation du travail, les cycles d’apprentissage peuvent produire
davantage d’échecs que l’organisation actuelle. En effet, si les enseignants doivent
s’inscrire dans des dispositifs complexes pensés sans eux et dûment codifiés,
ils ne seront pas en mesure de respecter les principes de base en ajustant leurs
modalités. À quoi sert-il en effet d’avoir des échéances éloignées si les parcours
de formation ne peuvent être individualisés en fonction des élèves qu’on accueille,
faute d’avoir une assez large autonomie de fonctionnement ? En l’état de l’art,
il est exclu de concevoir une organisation précise qui serait efficace dans tous les
contextes, quels que soient les enseignants et les élèves en présence.
La vertu principale d’une organisation standardisée, peut-être la seule, est de
donner à l’administration l’impression que « tout est sous contrôle ». C’est évidem-
ment une illusion, mais l’observation des bureaucraties montre que l’impression
de tout contrôler et surtout le fait de pouvoir en faire état publiquement importent
plus à l’administration que l’influence réelle qu’elle exerce sur les pratiques.
Ce qui fait alors obstacle, c’est moins la substitution d’une organisation du
travail à une autre que le transfert formel et visible d’un pouvoir d’organisation
du travail aux équipes pédagogiques. En Belgique, le ministère fonctionne surtout
comme une autorité de surveillance, ce sont surtout des associations ou des collec-
tivités locales qui ouvrent et gèrent les écoles. Elles sont qualifiées de « pouvoirs

80
Espaces-temps de formation et organisation du travail

organisateurs ». Cette notion juridique renvoie à un concept sociologique : le


pouvoir d’organiser le travail (au sens large). Dans l’école telle qu’elle est consti-
tuée, ce pouvoir appartient à l’administration scolaire pour tout ce qui concerne la
définition des espaces-temps de formation et la répartition des enseignants et des
élèves entre ces espaces.
Ce n’est qu’à l’intérieur de chaque espace-temps que le pouvoir d’organisation
du travail est en partie dévolu aux professeurs ou, plus exactement, à chaque
professeur individuellement dès qu’il prend en charge son groupe-classe.
Ajoutons que cette autonomie d’organisation à l’intérieur de la classe s’exerce
dans les limites, parfois étroites, du prescrit formel – grille horaire, équilibre
entre les disciplines, équipements ou matériels autorisés ou imposés, procédures
standards d’enseignement et d’évaluation, durée normée des activités – et des
attentes tacites des collègues, des responsables, des formateurs, des parents et
des élèves…
En matière d’organisation du travail, une fois « refermée la porte de leur
classe », le pouvoir réel des enseignants dépend donc d’au moins deux facteurs :
• Le degré de prescription du travail en classe par le système administratif.
• Le degré de contrôle exercé par l’administration, l’inspection, voire les
parents sur la mise en œuvre des prescriptions.
L’introduction de cycles d’apprentissage pluriannuels à part entière passe
par un affaiblissement du degré de prescription. Si l’on veut que les enseignants
s’organisent plutôt que d’être organisés d’en haut, il faut élargir leurs pouvoirs.
Cela effraie l’administration. Non pas tant en raison d’un goût maladif du pouvoir
que de sa peur de ne plus maîtriser ce qui se passe sur le terrain et de devoir
assumer la responsabilité globale de fonctionnements divers, parfois opaques,
parfois imprudents ou inefficaces. Sans doute cette peur est-elle la rançon d’un
mode de gouvernement bureaucratique, fondé sur les règles et la défiance à l’égard
des enseignants.
Il faut dire, en miroir, que ces derniers ne tiennent pas tous à avoir davantage
de pouvoir sur l’organisation de leur travail. Cela peut sembler surprenant : qui ne
voudrait avoir davantage d’autonomie ? Toutefois, si elle se paie de davantage de
responsabilités, sans avantages financiers, ce peut être un marché de dupe.
D’autant que trois facteurs compliquent singulièrement le tableau :
– la question des nouvelles compétences d’organisation du travail que les
professeurs doivent alors construire ;
– la nécessité et la difficulté de l’exercice collectif d’un pouvoir d’organisation
élargi ;
– l’ambiguïté de l’autonomie « imposée » aux travailleurs dans divers secteurs
de l’industrie et du tertiaire.

81
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Sans développer dans le détail ces trois aspects, retenons quelques éléments.
1. La formation initiale des enseignants en place ne les a pas préparés à
organiser le travail à l’échelle de plus vastes espaces-temps de formation
qu’une classe. Organiser le travail de 100 élèves de 8 à 12 ans pose des
problèmes inédits, même aux praticiens expérimentés qui gèrent une
classe « les yeux fermés ». Certaines des décisions prises auparavant par
l’administration ou le chef d’établissement sont confiées aux enseignants,
qui peuvent vivre cette « délégation de pouvoir » comme un cadeau empoi-
sonné s’ils se sentent incompétents et ne disposent pas des moyens de se
former rapidement.
2. Un cycle digne de ce nom suppose une équipe, ce qui exige une forte
coopération professionnelle, une volonté et une capacité de concertation
permettant une décision collective, ce qui n’est pas fréquent dans un métier
d’individualistes (Gather Thurler, 1994, 2000 a).
3. Dans maints secteurs de la production, les entreprises imposent aux sala-
riés une autonomie individuelle ou collective jugée plus fonctionnelle,
en particulier lorsque les ingénieurs ou autres responsables ne sont plus
capables de prescrire des procédures précises, en raison de la variabilité
et de l’évolution croissantes des produits, des matériaux, des attentes des
clients, des contextes, des marchés, des conjonctures économiques, des
technologies, des modèles de management (Chatzis et al., 1999). Même
si une telle autonomie n’est pas, dans l’école, dictée par la recherche du
profit, elle pourrait présenter une parenté avec ce qui se passe dans le
secteur marchand, sur un point au moins : lorsque l’encadrement ne sait
plus que prescrire, il a intérêt à laisser aux salariés la charge psychique
et la responsabilité de « se débrouiller » et d’affronter les contradictions
(Perrenoud, 2001 a).
On mesure peut-être alors à quel point le remaniement des espaces-temps de
formation et la réorganisation du travail sont des enjeux juridiques, syndicaux,
économiques, sociologiques, voire politiques, tout autant que techniques (évalua-
tion, pilotage des progressions, groupement des élèves, didactiques, etc.).
L’un des enjeux symboliques et pratiques, c’est « la classe ».

De la classe immuable aux groupes flexibles


Il n’est pas impossible de différencier le traitement pédagogique, donc
d’individualiser les parcours de formation dans le cadre d’un groupe-classe, si l’on
a des objectifs de formation à échéance de deux, trois ou quatre ans. C’est néan-
moins un tour de force pour une personne seule, dans un espace unique.
Si l’on confie un cycle à une équipe, la question du groupement des élèves se
posera immédiatement. Si l’on constitue des groupes stables, chacun étant pris

82
Espaces-temps de formation et organisation du travail

en charge par l’un des enseignants, on retrouve l’organisation traditionnelle du


travail, en particulier si chaque groupe correspond à une classe d’âge. Mais on
perd du coup le potentiel de flexibilité du cycle d’apprentissage.
Si l’on veut en tirer parti, il faut accepter l’idée de grouper les élèves de
diverses manières, parfois par niveaux, parfois selon leurs besoins, leurs projets
ou leur style d’apprentissage. Ces groupements peuvent être plus ou moins
éphémères, ce qui implique une redistribution des élèves et des enseignants au
gré des nécessités.
Travailler avec des groupes flexibles pose de nombreux problèmes. Je n’en
retiendrai ici que trois, en lien direct avec l’organisation du travail :
– le deuil de la classe ;
– la conception des divers types de groupements ;
– la redistribution des acteurs.

Le deuil de la classe
L’organisation du travail n’est jamais une affaire purement rationnelle, ou plus
exactement, il faut distinguer la rationalité du management, qui vise à optimiser
la production, et celle des acteurs, en quête d’une vie vivable. Toute organisa-
tion crée des territoires, des habitudes, des pouvoirs, des zones d’ombre ou
d’autonomie, des modes de sociabilité ou de solidarité aussi bien que des soli-
tudes ou des concurrences.
Lorsque l’organisation du travail est remaniée aussi souvent que l’exigent les
changements technologiques ou les fluctuations de la conjoncture, les travail-
leurs « s’habituent », apprennent à considérer l’organisation du travail comme
une variable et à retrouver plus ou moins rapidement, lorsqu’elle change, leurs
marques et une certaine sécurité. Certains éprouvent sans doute une satisfaction
professionnelle à l’occasion de ces transformations, d’autres en souffrent mais
s’en accommodent, faute d’avoir le choix.
L’école est de ce point de vue un monde à part, puisque l’organisation en
groupes-classes stables y apparaît presque « immuable ». Son abandon semble à
nombre d’enseignants proprement inconcevable. Pour eux, l’école, c’est d’abord
leur classe. Le système éducatif est vécu comme une réalité externe qui peut
changer du moment que ses évolutions ne touchent pas à la classe. Cette dernière
peut absorber de nouveaux programmes, de nouveaux manuels, de nouvelles
formes d’évaluation, une nouvelle grille horaire à condition de continuer à exister
comme telle : un groupe d’élèves réunis durant un an autour de son maître au
primaire, de ses professeurs au secondaire.
Il n’y a aucune raison de combattre cette formule par principe. L’enjeu actuel
est de ne pas en faire l’alpha et l’oméga de toute organisation du travail scolaire,

83
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

donc de ne la conserver que dans les domaines où elle est la meilleure solution. Il
apparaît à cet égard raisonnable :
– d’offrir aux élèves les plus jeunes (mais cela garde un sens même pour
des adultes) un groupe d’appartenance stable, fonctionnant comme port
d’attache, source d’identité et de sécurité émotionnelle ; les êtres humains
peuvent prendre l’ascenseur ou le métro sans s’intégrer à un groupe, mais
pour des aventures plus durables et plus fortes, l’appartenance à un collectif
constitué semble un facteur de stabilité ;
– d’utiliser ce groupe comme base d’orientation des élèves vers d’autres
formes de travail, comme cadre d’un tutorat personnalisé et du suivi de ce
qui leur arrive dans d’autres groupes, plus éphémères ou spécialisés ;
– d’y maintenir des activités de socialisation, d’éducation ou d’instruction
lorsqu’elles bénéficient de la stabilité du cadre et des relations qui s’y
nouent et s’intègrent à une histoire collective durable mieux qu’à des
groupes de tâches.
Tout cela se discute et nul ne devrait affirmer péremptoirement qu’il faut
attribuer au travail en groupe-classe au moins trois quarts du temps scolaire
ou au contraire le réduire à une réunion hebdomadaire d’une ou deux heures.
L’important est que le groupe-classe ne soit pas traité comme un sanctuaire, une
institution dont il est interdit de débattre. Sachant que le changement ne peut être
que progressif, dans la tête d’abord, dans les pratiques ensuite.
On ne progressera sur ce terrain qu’à la condition d’accepter que les acteurs,
enfants comme adultes, sont dans l’école en quête de place et de reconnaissance
bien avant d’être en quête de connaissance (Haramein et Perrenoud, 1981). Toute
organisation du travail qui ignorerait que les processus cognitifs s’ancrent dans
des relations intersubjectives et des investissements émotionnels serait vouée
à l’échec. Les résistances inconditionnelles à tout changement tiennent en partie
à la dénégation des vrais besoins des personnes, élèves et enseignants. Ce qui
empêche de rechercher d’autres manières de les prendre en compte.
Le mythe de la classe et l’attachement des enseignants à cette formule méritent
d’être analysés. Ils correspondent certainement à des dimensions assez profondes
du métier d’enseignant, de la relation pédagogique, de la recherche de sécurité et de
sens, des raisons d’enseigner. S’il est si difficile d’expliciter ces composantes, c’est
par excès de rationalisme, par réduction de la pédagogie au cognitif et aux savoirs.

La conception des divers types de groupements


À supposer qu’on entre en matière, on se heurte à des obstacles plus techniques.
Travailler dans des groupes diversifiés semble une condition d’individualisation
maîtrisée des parcours de formation. Mais ce n’est qu’une condition nécessaire. La
multiplicité des groupes et des types de groupes n’a aucun effet magique.

84
Espaces-temps de formation et organisation du travail

Meirieu (1989 b & c) a dressé un panorama très cohérent de ce qu’il appelle les
« pédagogies de groupes ». Ces travaux sont maintenant connus, mais n’ont guère
suscité de développements récents, la pédagogie différenciée est plutôt en butte
aux critiques sans nuances des tenants du savoir et de l’élitisme. Il manque à l’école
un investissement collectif et une recherche de grande amplitude sur l’ingénierie de
formation et la construction curriculaire, les efforts sont investis massivement dans
les didactiques ou la lutte contre la violence, plutôt que dans la conception du travail
enseignant. Insistons-y, une ingénierie ne se limite pas à un habile bricolage, elle
mobilise des savoirs de référence, des principes de base, souvent des technologies.
Dans l’école, l’organisation du travail reste artisanale, elle ne s’adosse pas à un
corpus de concepts et de savoirs déclaratifs ou procéduraux. D’où l’angoisse qui
saisit ceux qui veulent faire fonctionner des cycles, qui les conduit à retrouver des
formes connues faute d’être capables de construire des alternatives réalistes.
Ceux qui ne se replient pas immédiatement sur le connu ont tendance à
construire des systèmes trop complexes, des « usines à gaz » qui absorbent une
énergie démesurée sans résultats probants. Autre façon de favoriser le retour au
statu quo ante.
Une partie du problème relève de l’imagination didactique, du répertoire de
groupements pertinents sur lesquels il conviendrait de jouer, comme un organiste
de divers registres. Une autre partie du problème consiste à « faire avec » les
ressources disponibles, les locaux et les forces humaines. En tenant compte dans
ce dernier cas des préférences, des compétences, des affinités…

La redistribution des acteurs


Lorsqu’on sait de quelles ressources on dispose, ici une gamme de groupe-
ments, ayant chacun sa spécificité et sa fonction, il reste à en jouer « habilement ».
L’hôpital a construit un mode de répartition des patients entre services spécialisés
sur la base de leur pathologie et du type de soins qu’ils requièrent. On ne peut
transposer ce modèle à l’école, non seulement parce que l’ignorance n’est pas
une maladie, mais surtout parce qu’il serait désastreux d’enfermer durablement
les apprenants dans des boîtes fermées.
Dans un service hospitalier, la pathologie de chacun évolue, si possible dans
le sens de la guérison qui met fin à l’hospitalisation. Aussi longtemps que le trai­
tement continue, il relève de la même spécialisation, même s’il faut faire la part
de cas complexes relevant de plusieurs expertises et d’une coopération entre
services, par exemple cardiologie et neurologie, ou médecine interne et psychia­
trie. Il en va autrement dans l’école, il faut reconsidérer régulièrement la nature
des obstacles et des réponses.
C’est une raison par exemple de ne pas attribuer durablement un élève à un
« groupe de niveau », dont on sait qu’il l’installera, justement, dans ce niveau,

85
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

alors qu’il importe que tous atteignent les mêmes objectifs, donc le niveau opti-
mal. C’est pourquoi on préférera des « groupes de besoin » aux groupes de niveau,
en se centrant non sur l’ensemble d’une discipline, mais sur un chapitre et des
difficultés spécifiques, le groupe disparaissant comme tel lorsque le besoin est
comblé. C’est cependant plus facile à dire qu’à faire, car les élèves en difficulté
dans une discipline le sont souvent dans ses diverses composantes, ce qui tendrait
à les installer durablement dans un niveau faible.
Il faut aussi tenir compte de la multiplicité des disciplines et de la relative
indépendance des niveaux et des difficultés d’apprentissage dans les unes et
les autres. Au secondaire, dans les écoles moyennes dites « à niveaux », on a
admis depuis longtemps l’idée que l’attribution d’un élève à un niveau se faisait
discipline par discipline et pouvait être différente de l’une à l’autre, même si c’est
une indépendance limitée. On convient, en outre, de la nécessité de revoir périodi­
quement l’attribution d’un élève à un niveau.
Ces caractéristiques se retrouvent dans un cycle d’apprentissage et s’étendent à
l’ensemble des modes de travail. Se pose alors la question des critères d’attribution
et des procédures et moyens permettant de prendre des décisions de maintien dans
un groupe ou de transfert dans un autre. On peut envisager deux approches :
– soit à intervalles réguliers, toutes les attributions sont reconsidérées en
même temps, puis maintenues ou modifiées en connaissance de cause ;
– soit les décisions se prennent dans les groupes au moment où elles appa-
raissent pertinentes pour tel ou tel élève, donc en ordre dispersé, au jour le
jour.
Le premier modèle induit des temps d’orientation institués, le second permet
de réorienter continûment les élèves. On peut les combiner. Les deux rencontrent
de nombreux obstacles.
Une fois le sort des élèves provisoirement scellé, un autre problème doit être
traité : la répartition des enseignants, des espaces et des ressources matérielles
entre les divers groupes fonctionnant en parallèle. Cela ne va pas sans dilemmes,
ni risques d’injustice, qui touchent également, ce n’est pas la moindre difficulté,
au nombre d’élèves dans les divers groupes. Prendre intensivement en charge
cinq élèves en grande difficulté, est-ce équivalent à encadrer trente élèves selon
la méthode du « plan de travail » ? Pour le savoir, il faudrait comparer et pondérer
l’effort mental, les compétences en jeu, le stress, les satisfactions, les heures de
préparation, le mode d’implication personnelle, la prise de risque, la souffrance et
bien d’autres dimensions encore. Trouver une forme d’équité en composant des
grandeurs aussi incomparables n’est pas le plus mince défi. On peut imaginer un
scénario bureaucratique, décomposant les tâches et affectant des coefficients à
chaque facette, ou un scénario basé sur les régulations au sein d’une équipe qui
peut se déclarer satisfaite si tous ont l’impression que chacun fait « sa juste part ».

86
Espaces-temps de formation et organisation du travail

On le voit, en passant de la classe immuable à des groupes flexibles et diversi-


fiés, on s’attaque à l’un des fondements de l’école et du métier d’enseignant…

Du zapping de la grille horaire aux modules intensifs


Il faut sans doute revenir à ses racines religieuses, voire monastiques, pour
comprendre la structuration du temps scolaire. Peut-être convient-il de distinguer
deux composantes :
– la définition standard de la journée et de la semaine scolaire ;
– la structuration interne de ce temps.
La plupart des administrations et des entreprises ont un horaire de travail
standard. Pourquoi l’école n’adopterait-elle pas ce schéma, qui a le mérite de la
simplicité et permet une coordination stable avec l’horaire des transports, des
restaurants scolaires, et surtout celui des parents et des activités périscolaires
ou des garderies ? On ne voit pas quelle vertu il y aurait à commencer l’école à
10 heures le lundi, à 8 heures le mardi, etc.
En revanche, une fois les élèves arrivés à l’école, rien n’impose que, chaque
semaine ils fassent tous des mathématiques le lundi de 8 à 10 heures, le jeudi de 15
à 16 heures et le vendredi de 10 à 12 heures, les autres disciplines s’inscrivant dans
d’autres plages, aussi immuables, d’une grille horaire valable pour un ­ semestre,
voire une année scolaire entière.
On voit bien cependant les avantages, tant gestionnaires que didactiques, d’un
tel fonctionnement :
1. Cela assure entre les disciplines – du moins sur le papier – une répartition
du temps prévisible et conforme aux prescriptions.
2. Cela crée une alternance dans les activités, qui favorise des ruptures bien-
venues dans de longues journées.
3. Cela standardise les formats didactiques, donc le type de dispositif et de
préparation.
4. Cela limite le temps d’affrontement entre maîtres et élèves autour de la même
tâche, ce qui allège la charge des professeurs dans les classes difficiles.
5. Au secondaire, cela permet d’organiser des emplois du temps stables
pour les professeurs et de régler le ballet qui permet leur succession dans
chaque classe.
6. Cela permet de mener un projet durant des semaines ou des mois, tout au
long de l’année scolaire, à raison d’une ou quelques heures par semaine.
7. Cela ménage des temps de latence, de mûrissement ou de travail personnel
entre deux phases du même apprentissage.
8. Cela affaiblit la tension autour des objectifs et de la régulation des appren-
tissages, car tout peut en principe être repris, on a l’impression d’avoir des
semaines devant soi.

87
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

9. L’expérience de l’échec est moins lourde, car on remet les compteurs à zéro
à la fin de chaque période, c’est une nouvelle partie qui commence.
Ces avantages suffisent-ils à justifier sans examen le maintien de ce système ?
On peut en douter si l’on envisage les effets pervers de ce zapping permanent :
1. Perte de mémoire, énergie immense investie pour renouer le fil plusieurs
jours plus tard.
2. Choix exclusif d’activités courtes, telles les tâches scolaires classiques, ce
qui convient à certains élèves rapides.
3. Possibilité pour certains élèves de faire illusion sur un temps court, d’avoir l’air
de participer, de masquer leurs difficultés jusqu’au changement d’activité.
4. Arrêt de l’activité au moment où l’apprenant bute sur de vrais obstacles et
où un travail didactique approfondi et individualisé pourrait commencer.
5. Reprise d’une tâche nouvelle quelques jours plus tard, recommencement
du processus d’entrée dans la tâche et nouvelle marche d’approche avant
confrontation aux vrais obstacles.
6. Faibles possibilités de différenciation dans une période de 45 minutes ou
même du double.
7. Obstacle à des activités (recherches, projets) qui demandent une forte
tension vers un objectif et souffrent d’être interrompues arbitrairement.
Pour neutraliser ces effets pervers du zapping, j’ai avancé l’hypothèse d’une
structuration modulaire du curriculum dans les cycles d’apprentissage à l’école
primaire (Perrenoud, 2010 a). Cette hypothèse, jugée d’abord irréaliste, tant elle
rompt avec les habitudes, a été mise à l’épreuve par quelques écoles dans le cadre
de la rénovation de l’enseignement à Genève. De premières tentatives ont été
décrites (Wandfluh et Perrenoud, 1999).
L’idée générale est assez simple : découper dans le curriculum des objectifs
et des contenus qu’il serait pertinent de travailler de façon intensive et attribuer
ces apprentissages à un module concentrant un nombre respectable d’heures sur
une courte période. Cela ne veut pas dire qu’un module absorbe toutes les heures
disponibles. Plusieurs modules peuvent se partager le temps scolaire durant la
semaine et coexister avec des activités filées selon une grille horaire classique.
Dans ce nouvel espace-temps de formation, le zapping n’a plus cours, maîtres
et élèves ne poursuivent qu’un seul objectif, disposant de tout le temps accordé au
module pour l’atteindre, ni plus, ni moins. Un tel module peut par exemple compter
36 heures réparties sur trois semaines. On y travaille fort différemment, dans un
compte à rebours permanent, puisqu’il est impossible de se dire, comme dans une
classe, tout en sachant que c’est irréaliste, qu’on finira « un autre jour » ou « la
semaine prochaine » ce qu’on n’a pu achever le jour même. Le but est évidemment
d’éviter le gaspillage d’énergie, mais aussi de viser une forme de différenciation
centrée sur l’atteinte d’objectifs bien définis.

88
Espaces-temps de formation et organisation du travail

De là à organiser une partie du curriculum sous forme modulaire, il reste du


chemin à faire, à la fois du point de vue de l’architecture de l’ensemble, du décou­
page adéquat du curriculum et des dispositifs didactiques internes aux modules,
sans compter l’évaluation. Il apparaît d’ores et déjà qu’il serait absurde de vouloir
tout faire en modules intensifs, certains apprentissages bénéficient d’un étale-
ment sur l’année alors que d’autres se font mieux de façon intensive et condensée,
comme c’est le cas des langues étrangères.
Mon propos n’était pas ici d’entrer dans le détail d’une architecture modulaire,
mais seulement de mettre en évidence une autre caractéristique de l’organisation
du travail scolaire qui n’est pas aussi intangible qu’on l’imagine.

Des cloisons disciplinaires aux projets pluridisciplinaires


La grille horaire classique partage clairement le temps de travail entre les disci-
plines. À chacun son dû ! Dans un établissement secondaire, cette répartition est
respectée, dans la mesure où chaque discipline est confiée à un professeur spécia­
lisé. Au primaire, la grille est moins contraignante, ce qui amène en général à attribuer
aux disciplines principales un temps effectif supérieur à leur dotation formelle,
l’inverse étant vrai pour les disciplines artistiques, la musique, les sciences…
Une organisation modulaire rompt avec la grille horaire, mais elle peut, ou non,
respecter le découpage en disciplines et l’idée que chacune dispose d’un capital
défini d’heures au long de l’année. À l’inverse, on peut maintenir une grille horaire
hebdomadaire stable et y introduire des plages attribuées à des thématiques inter
ou pluridisciplinaires. Notons seulement que certaines activités pluridisciplinaires,
par exemple des démarches de projet ou des recherches, profitent de la forme
modulaire, alors qu’elles s’étiolent si on les « réchauffe » chaque semaine pour
une heure ou deux.
L’introduction d’activités pluridisciplinaires modifie l’organisation du travail,
mais ce n’est alors qu’une conséquence d’options pédagogiques et didactiques.
On peut repérer trois raisons d’aller dans ce sens.
1. Former à la pensée pluridisciplinaire comme composante de la pensée
complexe et systémique.
2. Développer des compétences qui puisent leurs ressources dans plus d’une
discipline.
3. Pratiquer des démarches de projet ou une approche par problèmes qui
obligent à franchir les frontières des disciplines.
Mon propos n’est pas ici de débattre dans le détail des raisons d’introduire des
activités et/ou des objectifs pluridisciplinaires. Tentons simplement d’en imaginer
les incidences sur l’organisation du travail.

89
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

C’est ainsi qu’un collège secondaire pourrait fonctionner tous les matins sur
des contenus disciplinaires distincts et une grille horaire stable, en attribuant tous
les après-midi à des activités pluridisciplinaires, qu’elles soient filées tout au long
du semestre ou groupées de façon intensive. Cette organisation aurait plusieurs
conséquences pour les enseignants et leur travail :
– coopération et confrontation à des collègues porteurs d’autres expertises
chaque fois que plusieurs disciplines doivent être mobilisées ;
– temps de travail des enseignants variant d’une semaine à l’autre, dans la
mesure où il est difficile de garantir à chacun une charge constante, indé-
pendamment des projets et des besoins du moment ;
– impossibilité de planifier, de préparer les activités comme dans le cadre d’un
cours filé ;
– difficulté d’évaluer des activités pluridisciplinaires et les acquis correspon-
dants.
On a du mal, dans ce domaine, à distinguer clairement ce qui concerne l’organisation
du travail à l’échelle de l’établissement et ce qui change dans les interactions entre
maîtres et élèves, ce qu’on pourrait appeler la « micro-organisation » du travail. Ce
sera encore plus vrai de la nature des activités didactiques.

Des exercices classiques au travail par problèmes et projets


La critique des exercices scolaires traditionnels est aussi ancienne que les
courants de pédagogie nouvelle. Tâches sans contexte, sans histoire, sans référence
à des pratiques sociales, qui ne répondent à aucun besoin, aucun projet, aucun « vrai
problème », les exercices sont suspects de ne convenir qu’aux bons élèves, que ce
jeu abstrait n’effraie pas, ou aux élèves moyens que cette forme de travail ennuie,
mais rassure.
Travailler par problèmes, situations-problèmes, recherches ou projets permettrait
d’échapper aux seuls exercices et d’accroître le sens du travail scolaire. Sans entrer
ici dans ce débat, soulignons ses implications pour l’organisation du travail. Elles
sont évidentes s’agissant de la micro-organisation du travail au sein d’un espace-
temps de formation défini. Ni enseignants, ni élèves ne font, dans une démarche de
recherche ou de projet, le même travail que dans une alternance conventionnelle
entre cours magistral et exercices. Ni le temps, ni l’espace, ni les outils ne sont utili-
sés de la même façon, puisque les tâches des uns et des autres sont différentes.
Cela n’affecte pas fatalement l’organisation du travail à l’échelle de l’établis­
sement. Il est rare cependant que les pédagogies actives et constructivistes n’ébran­
lent pas, peu à peu, les frontières de la classe et les grilles horaires.

90
Espaces-temps de formation et organisation du travail

Repenser méthodiquement les espaces-temps de formation


et l’organisation du travail
Les six entrées passées en revue suggèrent que l’organisation du travail et
des espaces-temps de formation gagnerait à être reconsidérée de façon explicite,
globale, systémique.
La forme scolaire implosera si elle ne parvient pas à rompre avec l’organisation
conventionnelle du travail scolaire. Pour s’engager dans cette dissociation, il nous
manque un langage, des concepts et la représentation partagée de formes alterna-
tives ou au minimum de pistes de recherche.
Toutefois, disposer d’outils théoriques et méthodologiques plus pointus ne
servira à rien si les uns – les administrateurs scolaires – ne veulent abandonner
aucune parcelle de leur pouvoir d’organisation du travail et si les autres – les
enseignants – se satisfont d’une organisation du travail sur laquelle ils n’ont guère
de prise mais avec laquelle ils peuvent prendre des libertés ou qu’ils peuvent
dénoncer.
D’où la connexion avec un double enjeu :
– la professionnalisation du métier d’enseignant, qui seule peut donner aux
professeurs les moyens et l’ambition d’élargir leurs compétences d’organi-
sation du travail, donc aussi de coopération ;
– la professionnalisation des métiers de l’encadrement, dont dépendent la
capacité et la volonté des cadres scolaires de déléguer davantage de pouvoir
aux établissements et aux enseignants (Gather Thurler, 2000 a), sans perdre
pour autant tout contrôle et tout leadership du système éducatif, donc sans
cesser de faire leur travail et d’assumer leurs responsabilités.
Faire exister le problème dans le registre des représentations sociales et
fédérer de nombreuses raisons d’ouvrir le débat est une première étape ! Il n’est
pas indispensable de faire une brutale « révolution culturelle ». Instaurer une
« organisation apprenante », traquer les vrais problèmes et ne pas cloisonner
les territoires et les niveaux, tout cela amènera à reconsidérer « naturellement »
l’organisation du travail.
Si j’insiste ici sur l’utilité d’une prise de conscience de l’importance de l’orga­
nisation du travail dans les changements du système éducatif, je soulignerai en même
temps qu’à elle seule, elle peut provoquer un effet de mode aussi contre-productif
qu’éphémère. L’essentiel se joue dans le rapport au changement, à la profession-
nalisation, à la recherche, au pilotage négocié qui prévaut dans le système.

91
4
De la gestion de classe
à l’organisation du travail
dans un cycle d’apprentissage 

P aradoxalement, alors que la « gestion de classe » se profile de plus en plus


comme un thème de colloques, de recherches et de publications, la définition
même de la classe devient moins limpide.
Bien entendu, dans la plupart des systèmes éducatifs, l’unité de base de
l’organisation pédagogique est encore le groupe-classe, un groupe de quelques
dizaines d’élèves censés rester ensemble durant au moins une année scolaire. Dans
ce groupe sont enseignées toutes les disciplines et pratiquées toutes les modalités
d’étude. Chaque groupe-classe est confié à un enseignant généraliste au primaire,
à plusieurs professeurs spécialisés au secondaire, dont l’un est souvent « maître de
classe » ou « professeur principal ». En fin d’année scolaire, du moins à l’intérieur
du même cycle d’études, la composition du groupe-classe est souvent maintenue
pour l’essentiel, d’autres enseignants prenant les élèves en charge.
Cette forme d’organisation du travail semble indissociable de la forme scolaire.
Pourtant, elle n’a pas eu d’emblée le monopole qu’on lui connaît. C’est au xixe siè-
cle, au gré de la scolarisation de masse et de l’avènement d’un ordre scolaire
bureaucratique que le groupe-classe est devenu le fondement du système, dont
ne s’éloignaient que quelques écoles alternatives. Or, depuis quelques décennies,
cette forme d’organisation semble à nouveau s’assouplir et se diversifier. Dans
certaines écoles secondaires, par le jeu des options et des niveaux, les élèves se
sont habitués à faire partie de plusieurs groupes parallèles, même si l’un d’entre
eux fonctionne comme port d’attache. Au primaire, les écoles à aire ouverte et
les « décloisonnements » ont fait apparaître de nouveaux groupements. Certains
courants de pédagogie différenciée proposent également de diversifier les modes
de groupement des élèves, de constituer des groupes de projet, de besoin, de

. Repris de Perrenoud Philippe (1999), « De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle
d’apprentissage », in Revue des sciences de l’éducation, Montréal, vol. XXV, n° 3, 1999, p. 533-570.

93
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

niveau, de soutien, par définition moins stables et polyvalents qu’un groupe-


classe (Meirieu, 1989 b & c, Perrenoud, 2010 a).
On assiste à l’émergence de nouveaux espaces-temps de formation. C’est ce
que l’école élémentaire et primaire de Saint-Fons, en France, a compris il y fort
longtemps, en assimilant d’emblée les cycles d’apprentissage à des espaces
nouveaux gérés par des enseignantes et des enseignants travaillant en équipe
(Maison des Trois Espaces, 1993). Les écoles « à aire ouverte » (open plan schools)
qui se sont développées davantage dans le monde anglo-saxon interrogent elles
aussi les espaces de travail traditionnels.
Entre la classe fermée, stable, progressant dans son programme annuel et le cycle
d’apprentissage pluriannuel cogéré par une équipe, on observe aujourd’hui maintes
formes intermédiaires, notamment dans l’enseignement primaire, dans les écoles
alternatives, les écoles actives, les pédagogies coopératives et institutionnelles, qui
ont depuis longtemps, d’abord à la marge du système, bouleversé les temps et les
espaces de la formation. Plus récemment et de façon plus banale, les enseignants
ont développé diverses formules qu’à Genève, par exemple, on tend à regrouper
sous l’étiquette assez vague de « décloisonnements » : la classe reste l’unité de base,
mais, par moments, ses frontières deviennent perméables, les titulaires de plusieurs
classes voisines composent d’autres groupes (de besoin, de projet, de niveau),
parfois homogènes (en termes d’âges ou de niveaux), parfois non.
Ces « décloisonnements » obligent à considérer un niveau de gestion « inter-
classes », qui n’est pas celui de l’établissement, encore moins de l’organisation
scolaire dans son ensemble, puisque des classes et leurs titulaires fonctionnent
en réseau et mettent en commun une partie du temps de travail. Ces décloison­
nements ne sont pas nécessairement liés à un projet d’établissement, ni même à
la constitution d’une équipe pédagogique stable. Ils s’établissent dans la sphère
d’autonomie professionnelle des enseignants, et ne sont ni vraiment clandestins,
ni vraiment officiels. C’est un niveau émergent de gestion du travail et du curricu-
lum, que l’administration scolaire tolère ou encourage, selon les systèmes.
Elle s’engage plus ouvertement lorsqu’elle décide de restructurer tout ou
partie du cursus en créant des cycles d’apprentissage pluriannuels. Cette tendance
s’affirme dans de nombreux systèmes éducatifs, tant au primaire qu’au secon-
daire. Elle met en question le groupe-classe comme pivot du travail scolaire, à
moins que travailler en cycles ne se résume à confier une classe au même ensei-
gnant durant plus d’une année scolaire ou à déléguer un suivi pluriannuel minimal
aux enseignants qui se succèdent d’année en année « au chevet » des élèves.
L’une des incertitudes tient à la tension des systèmes éducatifs entre le souci de
modernité, qui incite à créer des cycles, et la volonté de ne rien changer d’essentiel
dans l’organisation scolaire.

94
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

En dépit de cette confusion et sans être véritablement « remplacé », le groupe-


classe ne paraît plus constituer, aujourd’hui, le cadre unique du travail scolaire, même
s’il demeure une « valeur sûre » dans l’esprit de nombreux acteurs, une structure
de base, un groupe de référence, une « tour de contrôle » des autres activités ou
un « port d’attache », à partir duquel les élèves naviguent dans d’autres groupes. Il
s’ensuit que les tâches de gestion du travail scolaire débordent désormais la vision
classique de la structuration de règles, d’activités et de situations d’apprentissage
au sein d’un groupe-classe. Non pas seulement, ce qui n’est pas nouveau, parce que
l’établissement et le système sont aussi des niveaux de gestion, mais parce que les
interactions didactiques entre enseignants et élèves ne se déroulent plus constam-
ment dans le cadre d’un groupe-classe.
Une autre évolution se produit, qui dissocie les réseaux d’échanges et de
coopération de la coprésence dans les mêmes murs. À la faveur de nouvelles
technologies, le regroupement physique des élèves dans un bâtiment scolaire fera
progressivement place à des communautés éducatives virtuelles (Laferrière, 2000)
en même temps que se généralisera le télétravail dans le monde des adultes. La
clôture de ces réseaux et l’appartenance à un seul sembleront d’autant plus arbi-
traires qu’elles ne sont pas renforcées par des contraintes matérielles.
Il importe donc, dans le registre de la gestion du travail scolaire, de ne pas
limiter la conceptualisation et la recherche à l’enceinte de la classe. Faut-il alors
continuer à parler de « gestion de classe » ? C’est tentant, du simple fait que nous
manquons encore de mots partagés pour désigner des espaces-temps de forma-
tion plus divers et parfois plus éphémères. Sachant qu’il sera de plus en plus falla-
cieux de se représenter une école comme une juxtaposition de groupes-classes,
mieux vaudrait pourtant s’appliquer à conceptualiser des pratiques de gestion et
d’organisation du travail qui :
1. ne soient pas solidaires d’espaces-temps de formation définis de façon
stéréotypée ou trop étroite ;
2. portent sur la structuration mobile de ces espaces-temps autant que sur les
activités qui se déroulent dans chacun.
Le changement ne se limite pas, en effet, à substituer au groupe-classe des
espaces-temps de formation plus vastes et complexes. Il consiste aussi, et c’est
plus fondamental, même si c’est moins apparent, à étendre les compétences des
enseignants à un niveau d’organisation du travail qui appartenait jusqu’alors, pour
l’essentiel, à l’administration scolaire ou aux directions d’établissements. On assiste
à l’émergence d’une nouvelle répartition du pouvoir organisateur dans l’école.
En Belgique, la notion de « pouvoir organisateur » a un sens juridique très
précis : elle désigne l’association, l’Église ou l’administration publique (communale,
régionale ou nationale) qui ouvre une école et en est légalement responsable. La
dénomination belge souligne que ce pouvoir n’est pas seulement instituant, qu’il

95
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

est organisateur. Sauf dans le cas d’une école entièrement instituée, orga­nisée et
gérée par des enseignants, le pouvoir organisateur ne leur appartient pas.
Certes, on tend de nos jours, du moins dans les discours, à favoriser une forte
implication des enseignants dans la gestion globale d’un établissement, donc à
partager avec eux une partie du pouvoir organisateur global. Ce n’est pas de ce
partage qu’il s’agit ici, mais de la dévolution aux seuls professionnels de déci-
sions de gestion curriculaire prises jusqu’alors au niveau de l’établissement ou
d’une organisation encore plus distante des interactions didactiques. Alors que
les enseignants n’avaient d’autonomie gestionnaire que dans l’enceinte de leur
propre classe, le système éducatif leur confie progressivement le soin d’organiser
le travail à une échelle plus vaste, les autorise et les oblige à la fois à décider collec-
tivement d’une organisation du travail qui dépasse leur propre classe, notamment
dans le domaine du groupement des élèves et de la structuration pluriannuelle du
curriculum. Du même coup, ils sont invités ou incités à mettre en commun leurs
sphères respectives d’autonomie professionnelle. À la limite, ils n’ont plus leur
propre classe, ils deviennent coresponsables d’un plus grand ensemble d’élèves.
Cette gestion collective s’inscrit parfois dans le cadre d’une équipe pédagogique
clairement constituée. À défaut, elle passe par des modalités coopératives plus
informelles et sporadiques. Dans tous les cas, il y a élargissement de la sphère
des décisions de gestion déléguées aux enseignants. Certains le vivent comme
une conquête, d’autre comme un cadeau empoisonné. L’autonomie au travail ne
résulte en effet pas toujours d’une lutte. Elle peut être imposée par l’organisation
(Chatzis, Mounier, Veltz et Zarifian, 1999 ; Tardif et Lessard, 1999 ; Perrenoud,
2001 a). Cette évolution, qui prépare la création de cycles d’apprentissage et
l’émergence d’une responsabilité collective (Perrenoud, 2002 a), ne va pas sans
déchirements ni conflits. L’enjeu est pour les uns de se dessaisir d’une partie du
pouvoir organisateur, pour les autres – les enseignants – d’en assumer collective-
ment une plus grande part.
Il serait opportun que les sciences de l’éducation nomment et étudient
l’évolution de l’organisation du travail scolaire sans s’enfermer dans le concept
de gestion de classe. Non qu’il soit inutile d’analyser les pratiques de gestion de
classe. Elles font partie d’un champ plus général, au titre de cas à la fois particulier
et pour l’instant statistiquement majoritaire, car le mouvement vers de nouveaux
espaces-temps de formation, notamment les cycles d’apprentissage pluriannuels,
reste lent et incertain. Les systèmes éducatifs qui ont récemment instauré des
cycles d’apprentissage, par exemple la France, la Belgique, le Québec, certains
États du Brésil, ne font qu’amorcer une rupture avec les programmes annuels et
les groupes-classes traditionnels. Il reste donc nécessaire de décrire et d’expliquer
des pratiques de gestion de classe encore très courantes et sans doute d’y former
les nouveaux enseignants, puisqu’aujourd’hui encore, un débutant risque fort de
se retrouver « seul à la tête d’une classe ».

96
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Il y a une seconde raison de conceptualiser la gestion d’un groupe-classe et les


compétences qu’elle met en jeu : c’est en effet à partir de leur maîtrise de la classe
que les enseignants en place développeront la maîtrise d’espaces-temps plus
vastes, un peu comme un marin sachant conduire une barque transposerait peu à
peu ses savoir-faire et ses savoirs à un plus grand navire, puis à une flotte. Penser
la gestion d’un espace-temps de formation plus vaste et complexe hausse le niveau
d’abstraction et oblige à rompre avec l’illusion de la familiarité. Cette complexité
organisationnelle fait peur à nombre d’enseignants. C’est pourquoi ils tentent d’abord
de l’affronter par une extension des savoir-faire gestionnaires qu’ils ont construits ou
se sont appropriés à l’échelle du groupe-classe. Ce n’est que dans un second temps
qu’une approche plus abstraite permettra de conceptualiser l’organisation du travail
comme registre autonome de compétence professionnelle.
À l’inverse, l’identification des problèmes que pose l’organisation du travail
dans un cycle d’apprentissage pluriannuel ou un espace-temps de formation non
conventionnel peut éclairer la gestion de classe « traditionnelle », la constituer
comme un cas particulier d’une pratique plus large et pousser à expliciter ce qui
est largement de l’ordre de la coutume, des habitudes, des conduites faiblement
formalisées. Le changement d’échelle met en lumière et parfois en crise des
représentations tacites du travail des enseignants ; il oblige à conceptualiser de
façon renouvelée tant les problèmes que les solutions.
Ce changement aide aussi à dissocier la gestion d’un espace-temps de forma-
tion de la gestion d’activités précises, alors que dans la classe, gestion du système
d’action et gestion des tâches sont souvent confondues, au point qu’on peut iden-
tifier le métier d’enseignant à l’art d’enchaîner, sans heurts ni retards, de façon
équilibrée, des activités qui, elles, au cœur du savoir, mobiliseraient l’essentiel des
compétences professionnelles. La prise en compte d’espaces-temps de formation
plus vastes oblige à prendre en compte l’organisation du travail comme niveau
d’action distinct de la régulation permanente du travail.
Il est toujours difficile d’analyser des pratiques émergentes. Même si les
mouvements pédagogiques ont rêvé depuis longtemps d’une école sans classes et
sans degrés et l’ont parfois expérimentée à échelle restreinte, on peut considérer
que, dans l’école publique, les cycles pluriannuels sont encore in statu nascendi,
en quête d’une conception stable et d’un fonctionnement durable. Il est donc un
peu tôt pour étudier à large échelle des façons variées d’habiter cette structure,
puisqu’elle est en construction. Il s’ensuit que l’inventaire des problèmes que pose
la gestion d’un cycle est en partie prospectif. Pour dire les choses autrement : clari-
fier les opérations de gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel et les compé-
tences qu’elles mettent en jeu, à ce stade de la recherche et de l’innovation, est
une façon de mieux conceptualiser ce que pourrait être un cycle d’apprentissage.

97
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Précisons toutefois que cet effort de conceptualisation n’est ni solitaire, ni


spéculatif. Son propos s’ancre dans l’observation de divers projets pédagogiques
innovants que j’ai eu l’occasion d’accompagner et d’interroger depuis longtemps.
Cette analyse s’est développée notamment dans le cadre de la phase exploratoire
d’une réforme de l’enseignement primaire à Genève, qui s’orientait vers des
cycles pluriannuels de quatre ans dont la gestion serait confiée à des équipes
d’enseignants (Groupe de pilotage, 1999 ; Gather Thurler, 1998 a, 2000 b). J’ai,
dans ce contexte, esquissé (Perrenoud, 2010 a) un modèle d’organisation modu-
laire du curriculum, qui a été mis en œuvre, à titre expérimental, dans plusieurs
écoles primaires genevoises. Ce modèle s’inspire d’une approche sociologique
de l’organisation et du travail scolaires. Il s’appuie aussi assez largement sur
mes travaux antérieurs, qui portent sur l’observation du métier d’élève et du
travail scolaire, sur la pédagogie différenciée conçue comme création et régula-
tion de situations d’apprentissage optimisées ou encore sur l’évolution du métier
d’enseignant, sa professionnalisation, son inscription dans des structures plus
coopératives. Par cet itinéraire, mon travail rejoint la problématique de la gestion
de classe, sans appartenir véritablement à cette tradition. D’où sans doute des
références insolites dans ce champ.
Ce chapitre s’articulera dès lors en trois parties, suivies d’une conclusion.
1. Dans un premier temps, on tentera de conceptualiser la gestion de classe
en s’inspirant de l’ergonomie et de la psychosociologie des organisations et
du travail (Alter, 1990 ; Amblard, 1990 ; Amadieu, 1993 ; Chatzis et al., 1999 ;
Clot, 1995 ; Durand, 1996 ; Terssac, 1992 ; Tardif et Lessard, 1999), donc
en se détachant des perspectives didactiques, pédagogiques ou psycho-
dynamiques qui dominent en sciences de l’éducation, aussi bien que des
perspectives fonctionnelles, prescriptives ou pragmatiques familières aux
enseignants et à leurs formateurs.
2. Dans un second temps, on définira plus précisément un cycle d’apprentis-
sage pluriannuel conçu comme un espace-temps de formation regroupant
un nombre relativement important d’élèves, collectivement confiés à une
équipe pédagogique durant plusieurs années.
3. Dans un troisième temps, on s’efforcera d’identifier les problèmes nouveaux
de gestion et d’organisation du travail que rencontre une telle équipe
lorsqu’elle tente de faire fonctionner un cycle pluriannuel. Ces problèmes
naissent de l’attribution à l’équipe pédagogique de compétences organi-
sationnelles (au double sens de pouvoir et d’expertise) jusqu’alors confis-
quées par l’administration scolaire.
La conclusion esquissera un premier inventaire des compétences indivi­duelles
et collectives requises des enseignants en matière de gestion de nouveaux
espaces-temps de formation.

98
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Gestion de classe ou organisation du travail ?


Lorsqu’on dit « gestion de classe », tout le monde voit « à peu près » ce dont
on parle. Mais si l’on demande une définition précise, on se rend compte que
l’expression permet de désigner commodément tout ce qui ne relève pas d’une
discipline et de la didactique correspondante. Elle fonctionne comme un « fourre-
tout », un « reste », un ensemble faiblement analysé.
Est-il utile de construire plus rigoureusement le concept ? Ou est-il plus sage
de lui conserver un usage intuitif et métaphorique ? La question se pose à l’heure
où l’on parle toujours plus de groupes multiâges, de décloisonnements, de cycles
d’apprentissage, autant de façons de recomposer des espaces-temps de formation
différents de la classe traditionnelle. Si le groupe-classe est mis en cause comme
mode unique, voire principal, de groupement des élèves, pourquoi s’acharner à
clarifier le concept de « gestion de classe » ? En cessant de considérer la classe
comme unique espace-temps à gérer, on ne renonce pas à s’intéresser à la gestion
du travail scolaire, au contraire.
Il est en effet indispensable de penser l’organisation qui surplombe et rend
possible les interactions didactiques. Si la classe fait place à d’autres types de
groupements, le travail gestionnaire ne disparaît pas. Il se complexifie, ce qui
justifie plus que jamais une analyse ergonomique et sociologique des dimensions
gestionnaires du travail enseignant, de leur rationalité et de leurs conditions.
L’approche de la classe comme espace-temps spécifique à gérer a permis de
penser un niveau de fonctionnement organisationnel, et donc un registre d’ex-
pertise professionnelle, qui, en tant que tels, ne relèvent pas entièrement de ce
qu’on nomme didactique, ni même pédagogie. C’est pourquoi, la notion de gestion
garde du sens, même si la classe n’est plus le groupement de base, à condition
de l’étendre à des espaces-temps de formation multiformes et à leurs interdépen-
dances.
Plutôt que de gestion, peut-être vaudrait-il mieux parler de management. Le
mot est désormais français et l’on peut le prononcer à la française. Son accep-
tion est plus large : le Robert assimile gérer à administrer, alors qu’il définit le
management comme l’ensemble des techniques d’organisation et de gestion
d’une affaire ou d’une entreprise. Le concept d’organisation ajoute une dimension
importante et met l’accent sur la mise en place d’un cadre de travail qui structure
les activités et les interactions. Je proposerai cependant d’inclure cette dimension
d’organisation dans le concept de gestion d’un espace-temps de formation, ce qui
est plus conforme au sens habituel donné à la gestion de classe dans le champ
scolaire, plus large que la simple administration des personnes, des ressources et
des tâches. Je ne ferai donc pas ici de différence entre gestion et management.

99
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

La gestion d’un espace-temps de formation porte – pour le dire encore assez


abstraitement – sur l’ensemble des paramètres et des interdépendances avec
lesquels on joue pour rendre possible le travail scolaire quotidien et favoriser sa
centration sur les contenus et les apprentissages. Peut-être pourrait-on – méta-
phoriquement – assimiler la gestion du travail scolaire à la mise en scène d’une
pièce de théâtre, avec cette différence que toutes les répliques ne sont pas écrites,
même si les rôles sont distribués. Comme la commedia dell’arte, l’action péda-
gogique oscille entre respect d’une mise en scène et improvisation.

L’organisation du travail entre didactique et administration


Un enfant ou un adolescent vont en principe à l’école pour se développer,
s’instruire, se construire. Or, on sait aujourd’hui que rien de tout cela n’arrive si
l’élève n’est pas placé régulièrement dans des situations propices, qu’on nomme
volontiers « situations d’apprentissage ». De telles situations supposent en général
qu’une tâche soit définie et assignée à un ou plusieurs « apprenants », ou mieux
encore négociée avec eux, voire choisie ou conçue par eux. Une tâche n’est forma-
trice que si elle provoque des activités et des opérations mentales qui, à leur tour,
engendrent des apprentissages nouveaux ou du moins consolident des acquis.
L’un des enjeux de la didactique est de concevoir de telles tâches et les situa-
tions d’enseignement-apprentissage qui les abritent et leur donnent sens. S’ajoute
une contrainte supplémentaire de taille : les apprentissages suscités doivent
cor­respondre à un programme et à des objectifs de formation. Connaissance des
objectifs et des programmes aussi bien que des processus d’apprentissage,
des élèves et des dispositifs didactiques sont des ressources nécessaires pour créer
et animer des situations fécondes. Pourtant, les connaissances et compétences
proprement didactiques ne peuvent donner leur pleine mesure que si la gestion du
temps et de l’espace scolaires permet l’enchaînement raisonné, l’alternance ou la
coexistence harmonieuses d’activités productrices d’apprentissages.
Les situations d’enseignement-apprentissage relèvent en général d’une disci-
pline spécifique, langue maternelle, mathématique, etc. On parle toutefois de plus
en plus de compétences transversales, dont la formation appellerait des situations
inter ou pluridisciplinaires. Que ce soit à l’intérieur ou au carrefour des disci-
plines, « faire la classe » (Fijalkov & Nault, 2002 ; Archambault & Chouinard, 2004 ;
Martineau, Gauthier et Desbiens, 1999 ; Rey, 1998) consiste à concevoir et proposer
des situations d’enseignement-apprentissage qui s’articulent, s’enchaînent les
unes aux autres, dans le cadre de séquences didactiques brèves ou de dispositifs
didactiques plus étendus dans le temps, par exemple une correspondance scolaire,
l’engagement régulier dans des jeux de stratégie, la préparation d’un spectacle, une
recherche ou toute autre « activité cadre ».

100
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

On peut, d’un point de vue didactique, considérer la notion de gestion de la


classe ou de tout autre espace-temps de formation comme un préalable fonctionnel,
une condition nécessaire, une trame qui sous-tend et rend possibles les situations
d’enseignement-apprentissage et permet qu’elles se succèdent avec une certaine
continuité, sans pertes de temps, en ménageant des progressions raisonnables dans
les apprentissages. Chacun sait qu’il faut mettre en place une programmation, une
grille horaire, des méthodologies, des moyens d’enseignement pour que la rencon-
tre didactique se produise. Pour la rendre possible, il faut bien qu’existe un groupe
stable, des lieux et des temps aménagés pour que maîtres et élèves se retrouvent
pour travailler les savoirs sans avoir, jour après jour, à réinventer les règles et les
contrats sans lesquels le marchandage ou le désordre seraient permanents.
On peut aussi, d’un point de vue plus global, construire la notion de gestion de
classe à partir de la nécessité, dans le système éducatif, d’une délégation d’une
partie de l’administration des choses et des personnes. Pour scolariser des milliers
d’élèves, il faut les répartir en degrés, filières, bâtiments et en fin de compte en
classes ou autres groupements s’acquittant de la même fonction. Un tel système
organise les conditions de la rencontre entre des enseignants et des élèves autour
d’un programme et compte sur eux pour « faire le reste ». Dans le cadre tracé, à
eux de jouer, sous la responsabilité de l’enseignant et en respectant des règles
du jeu qui s’imposent à toutes les classes comparables. La gestion de classe est
alors, en quelque sorte, ce qui reste à gérer, au niveau de l’enseignant, une fois
que l’administration scolaire a délimité des espaces-temps de formation et leur a
attribué des ressources matérielles et humaines, des objectifs, des normes et des
garants de l’ordre prescrit, par exemple des moyens d’enseignement fortement
recommandés ou un système de sanctions externes à la classe, qui soutiennent
l’autorité des enseignants.
On peut tenter d’articuler ces deux points de vue en liant fortement la gestion
d’un espace-temps de formation à la notion d’organisation du travail.

Une entrée par l’organisation du travail


Dans les revues classiques de la littérature américaine, on parle souvent de
« Classroom Organisation and Management » (Doyle, 1986 ; Evertson, 1989). La
gestion de classe est à l’évidence un problème d’organisation. Il demeure que
le concept est pris très souvent dans le sens banal d’un ensemble de règles qui
« organisent » la vie en communauté. La notion d’organisation du travail est
plus spécifique, puisqu’elle se réfère non seulement à la coexistence, mais à la
coopération structurée d’acteurs ou d’agents engagés dans une activité produc-
tive. Certes, la production issue du travail scolaire est d’un genre particulier, et
la productivité de ce travail est faible, même dans l’école la plus « efficace » du
monde. La tension entre vivre et préparer à la vie traverse d’ailleurs les pratiques
et les débats autour de l’école. Il reste qu’on ne peut comprendre la gestion

101
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

de classe sans référence aux objectifs visés par le travail. L’enjeu n’est pas seule-
ment de maintenir l’ordre et la paix, donc d’assurer une forme de régulation de
la coexistence. Le rôle du maître est de « faire travailler les élèves pour les faire
apprendre ». Il joue le rôle d’un contremaître, chargé de mettre ses ouvriers à la
tâche, puis invité à rendre compte des résultats (Perrenoud, 2009). Il n’en découle
pas que le souci de la production d’apprentissages soit la seule logique d’action à
l’œuvre dans une classe…
La notion d’organisation du travail, outre sa centration sur une tâche produc-
tive, présente l’intérêt de permettre des comparaisons avec d’autres métiers. Alors
que les approches classiques de la gestion de classe insistent sur ce qu’elle a de
spécifique, l’analyse en termes d’organisation du travail aborde un problème que
doivent affronter tous les systèmes d’action collective. Prenons deux exemples :
– dans un grand magasin, les transactions se jouent entre clients et vendeurs ;
elles sont la raison d’être de l’ensemble, mais elles ne sont possibles que
grâce à une organisation complexe, qui répartit les choses et les gens de
façon raisonnée, au gré d’une division des tâches et des espaces de travail ;
– dans un hôpital, c’est entre patients et soignants que se joue l’essentiel,
mais ici encore, les soins infirmiers ou les interventions médicales ne sont
possibles que parce que l’organisation du travail en crée les conditions.
Ces conditions diffèrent bien sûr d’un secteur à un autre, mais elles ont partout
la même fonction : permettre aux gens qui doivent travailler ensemble ou en inter-
dépendance de le faire dans des conditions optimales ou au moins acceptables.
Ces conditions sont, pour une part, économiques et matérielles. D’autres,
moins visibles, sont tout aussi importantes :
• Un ensemble de règles et de contrats qui fixent les droits et les devoirs des
uns et des autres.
• Un ensemble de représentations et de savoirs qui permettent aux acteurs
d’adhérer aux règles, aux objectifs, aux méthodes.
• Une division du travail et une définition des tâches qui assignent à chacun
un statut et un rôle définis.
• Un ensemble de compétences qui rendent les acteurs capables de jouer
leur rôle dans la division du travail.
• Une instance de décision habilitée à prendre (de façon plus ou moins négo-
ciée) des options « sur le vif » pour faire face aux événements imprévisibles
ou simplement pour piloter les activités impossibles à planifier dans leur
détail, par exemple une démarche de projet ou une recherche.
• Des moyens de détection et de régulation éventuelle des écarts entre le
plan et le fonctionnement effectif.

102
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Plus concrètement, qu’y a-t-il à gérer dans un établissement scolaire ? Sans


prétendre dresser un inventaire complet et définitif, on peut mentionner :
• L’organisation interne de l’espace-temps de formation et de travail (terri­
toires, cloisons, circulations, grilles horaires, etc.).
• L’ouverture sur l’extérieur, le reste de l’établissement, le quartier ; tout
espace-temps de formation présente une certaine clôture, par rapport à un
environnement avec lequel il entretient néanmoins des relations, comme
tout système ouvert.
• Les relations intersubjectives et les dynamiques de groupes qui s’y nouent.
• Le rapport au temps (horaires, temps libre, absentéisme, arrivées tardives).
• Le groupement des élèves en sous-ensembles plus ou moins stables réunis
autour de tâches ou rassemblés par niveaux, besoins, projets.
• La division du travail entre les enseignants.
• La répartition à la fois équitable et efficace des ressources et des équipe-
ments, compte tenu des contraintes économiques et juridiques.
• La formulation des finalités et des valeurs qui justifient les efforts exigés de
chacun et fondent d’éventuelles sanctions.
• Le contrat social, pédagogique et didactique, l’autorité, les règles et les
arrangements permettant la coexistence et le travail en commun.
• Le statut et le traitement des différences dans la vie quotidienne à l’école et
dans les situations enseignement-apprentissage.
• Les relations avec les familles (information, rencontres individuelles,
réunions, consultation, ouverture des classes).
• Les degrés et modes de programmation et de négociation des tâches et
activités.
• Les valeurs, normes d’excellence et modes d’évaluation correspondants.
• Le mode de juxtaposition ou de mise en relation des disciplines au niveau
du travail réel.
• L’autorité, les modes de décision et de régulation des conduites individuel-
les et du fonctionnement.
Tout cela ne relève pas entièrement de la sphère d’autonomie et ­ d’auto-
organisation des enseignants. Les structures scolaires et les statuts professionnels
en jeu rendent certains fonctionnements incontournables et d’autres presque impos­
sibles. De plus, les systèmes éducatifs, les cultures administratives et profes­sionnelles,
l’inspection, voire les directions d’établissements, prescrivent ou ­privilégient, de façon
indicative ou impérative, ouverte ou déguisée, certains modes de gestion de classe.

103
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

L’organisation du travail, toutefois, est loin d’être entièrement contrainte ni


même préfigurée, par les structures, les cultures et les prescriptions externes :
1. Les enseignants, seuls ou en équipe, ont une importante latitude d’inter­
prétation des règles générales.
2. Ils décident de tout ce que les règles institutionnelles ou les cultures profes-
sionnelles ne prescrivent ou ne prévoient pas, et qui doit être néanmoins
déterminé pour qu’un fonctionnement didactique soit possible.
La part de ce qui est décidable par les enseignants, seuls ou en équipe, varie
selon les systèmes, les ordres d’enseignement, les politiques d’établissements.
Aujourd’hui, presque partout, les enseignants bénéficient de marges croissantes
de liberté dans le champ des programmes, de l’évaluation certificative, de l’usage
des moyens d’enseignement, du temps à accorder aux divers contenus, de la
progression au cours de l’année scolaire, des démarches didactiques. L’institution
prescrit de plus en plus faiblement – même au primaire – les méthodes, l’ordre des
activités, la grille horaire, l’aménagement de l’espace, la nature des tâches et des
groupements d’élèves, la présence et le type de différenciation ou d’évaluation
formative, le rapport entre enseignants et apprenants, le contrat pédagogique
et didactique. La réforme portugaise de l’enseignement fondamental en appelait
ouvertement à une « gestion flexible du curriculum ». Selon d’autres modalités et
dans un autre langage, le Québec, la France, la Pologne, le Portugal et d’autres
pays ont remis aux établissements des pouvoirs curriculaires plus étendus.
L’évolution de l’évaluation vers des démarches plus formatives affaiblit la norma­
lisation des examens et des procédures. Le travail et les responsabilités de gestion
des enseignants vont donc en s’accroissant, à la mesure de l’autonomie concédée
ou imposée aux professionnels ou aux établissements.
Le passage de la classe traditionnelle et du programme annuel à des cycles
d’apprentissage pluriannuels renforce cette tendance, transfère une partie des
décisions de gestion et d’organisation du travail à des équipes et induit donc des
formes nouvelles de coopération professionnelle.

La diversification des modes de gestion


Dans une perspective d’éducation comparée, on pourrait dresser un tableau
des multiples modes de gestion de classe et d’organisation du travail qui
co­existent aujourd’hui et des manières dont les systèmes éducatifs et les cultures
professionnelles les inspirent ou les contrôlent. Je m’en tiendrai ici à trois axes de
différenciation qu’on peut observer à l’intérieur d’un même système, à l’époque
contemporaine : le partage du pouvoir avec les élèves, la conception dominante
de la pédagogie et l’étendue des décloisonnements.
• Les enseignants (individuellement ou en équipe pédagogique) peuvent
disposer de leur part d’autonomie sans consulter les élèves ou choisir

104
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

au contraire de partager avec eux certaines décisions. Ce qui suggère un


premier axe : à un pôle, les organisations du travail entièrement imposées
aux élèves, à l’autre, les organisations entièrement négociées. La plupart
des pratiques se situent entre ces extrêmes. Lorsqu’elles sont plus proches
de l’imposition, l’organisation est rapidement mise en place et l’on peut
« se mettre au travail », mais ce temps apparemment gagné risque d’être
reperdu parce qu’il faut exercer un contrôle social permanent, sans quoi les
élèves échapperont aux consignes. À l’autre extrême, la construction négo-
ciée du contrat et d’institutions internes prend du temps, mais on peut en
attendre, outre une éducation à la citoyenneté, une adhésion plus large aux
règles et aux décisions, donc des responsabilités plus partagées. Arrêter
une organisation du travail et fixer des contrats est au cœur de la gestion du
travail scolaire dans les pédagogies nouvelles. Il n’est pas étonnant qu’elle
soit l’affaire centrale du conseil de classe dans les pédagogies coopéra-
tives ou institutionnelles, dès Freinet. Même si l’on accentue aujourd’hui
la fonction de médiation, de résolution des conflits, de prévention de la
violence, le conseil de classe est, au moins historiquement, d’abord un lieu
où ­s’explicite et se négocie l’organisation du travail à l’école.
• Un second axe de différenciation touche à la conception de l’enseignement et
de l’apprentissage : une alternance classique de cours et d’exercices facilite
l’organisation du travail, car l’emploi du temps et la succession des activités
sont plus prévisibles et plus simples ; ces vertus gestionnaires se paient d’un
moindre intérêt du travail du côté des élèves, voire des enseignants, et d’un
rapport assez bureaucratique de chacun à sa tâche. À l’inverse, les pédagogies
du projet, les méthodes actives, les recherches ou le travail par situations-
problèmes compliquent terriblement l’organisation du travail, perpétuel­
lement recomposée et renégociée. En contrepartie, ces pédagogies espèrent
donner plus de sens aux activités et impliquer les élèves autrement.
En combinant ces deux dimensions, on obtient un tableau à double entrée,
qui permet de combiner schématiquement ces deux axes :

Deux axes pour situer les modes de gestion de classe

Décisions, Faiblement Fortement


règles négociées négociées
Pédagogies

Plutôt fermées Alternance réglée et imposée Activités classiques, dont le contenu,


ou de cours et d’exercices la durée, les consignes, le niveau
traditionnelles d’exigence font l’objet de discussion

Plutôt ouvertes Pédagogie du projet menée Pédagogie coopérative ou


ou nouvelles par un enseignant à la fois « institutionnelle »
autoritaire et charismatique

105
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Aujourd’hui plus que jamais, il convient d’ajouter un troisième axe, selon que
l’espace-temps à gérer est la classe fermée, la réunion épisodique de plusieurs
classes (décloisonnements, aire ouverte) ou un cycle d’apprentissage pluriannuel
collectivement géré par une équipe d’enseignants.
On l’imagine, ces trois axes ne sont pas indépendants. Les pédagogies tradi-
tionnelles et peu négociées sont en général à l’aise dans une classe fermée, alors
que les pédagogies nouvelles et coopératives préfèrent les espaces-temps de
formation plus ouverts et plus vastes, tels les cycles d’apprentissage pluriannuels.
Ce ne sont toutefois que des tendances. La prise en compte des cas atypiques peut
éclairer et enrichir la conceptualisation de la gestion des espaces-temps de forma-
tion. Elle permet également de mieux penser les voies de transition d’un modèle
à un autre. La question cruciale n’est pas en effet de classer, mais de comprendre
comment des enseignants peuvent abandonner une organisation du travail pour
en construire graduellement une autre.

Un cycle d’apprentissage pluriannuel


Dans tous les systèmes éducatifs, le cursus scolaire se présente comme une
succession de plusieurs « cycles d’études » de deux à quatre ans chacun. Un cycle
d’études se caractérise par une certaine unité de conception des programmes
et par une certaine homogénéité des charges, de la formation et du statut des
enseignants. Mais il reste, en général, fractionné en étapes annuelles, chacune
comportant son propre programme. À la fin d’une année scolaire, les élèves qui
ont atteint un certain seuil de maîtrise progressent dans le cursus et « passent » au
niveau (ou degré) suivant, où ils sont pris en charge par d’autres professeurs. Les
autres redoublent ou sont « orientés » vers des filières moins exigeantes.

Du cycle d’études au cycle d’apprentissage


On peut parler de cycle d’apprentissage plutôt que de cycle d’études, simple-
ment pour mettre l’accent sur les processus d’apprentissage. En soi, ce changement
d’appellation ne crée aucun problème nouveau en termes d’organisation du travail.
On peut aussi, et c’est l’option que je prendrai ici, considérer qu’un cycle
d’apprentissage est une forme d’affaiblissement, voire de total effacement des
étapes annuelles au sein d’un cycle d’études. Cet effacement peut prendre des
formes douces, notamment lorsqu’on interdit le redoublement au cours du cycle
d’études ou qu’on le cantonne à la dernière année. Le cycle central du collège,
en France, comme les cycles introduits dans l’enseignement secondaire en
Belgique francophone sont de cette nature. Du simple fait qu’il abaisse les taux de
redoublement, le changement n’est pas négligeable. Il accroît l’hétérogénéité des
élèves passant aux degrés suivants, au grand dam des professeurs et des parents

106
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

qui craignent une « baisse du niveau ». Cela peut avoir certaines incidences sur la
gestion de classe, dans des sens contradictoires : au début d’une année scolaire,
le professeur accueille un groupe plus hétérogène, mais en contrepartie, il n’a pas
à repérer d’emblée les élèves « condamnés à redoubler » et peut prendre un pari
positif sur la continuité des apprentissages, ce qui le dispense par exemple de faire
le forcing et d’encourager le bachotage.
Cependant, chacun reste alors enfermé dans son année et sa classe, voire dans
sa discipline. L’espace-temps de formation n’a pas changé, quand bien même ses
relations aux espaces-temps précédents et suivants modifient un peu son public
et ses exigences. Pour aller vers un « véritable » cycle d’apprentissage, il faut faire
un pas de plus : renoncer aux programmes annuels, pour définir des « objectifs de
fin de cycle », valables pour plusieurs années.
La version la plus prudente consiste à définir des cycles de deux ans et à demander
aux enseignants d’accompagner un groupe d’élèves durant cette période, comme
ils accompagnent actuellement une classe durant un an. Aux classiques étapes
­annuelles, on substitue en quelque sorte des étapes de deux ans. Cela change sans
doute les conditions de la gestion de classe : planifier sur deux ans permet davantage
de flexibilité, mais oblige à « tenir la distance », du point de vue du contrat avec un
groupe, de la discipline, de l’usure des tactiques des uns et des autres. On se trouve
toutefois dans un cas de figure assez familier : à l’époque rurale de la scolarisation, il
n’était pas rare qu’un enseignant soit en charge d’une classe dite « à plusieurs cours »
ou « à degrés multiples », parce que les effectifs ne permettaient pas de composer
des classes d’un seul niveau d’âge. Cette organisation a perduré dans les zones à
faible densité de peuplement. On maintient alors des programmes annuels et une
possibilité de redoublement, mais elle est en général nettement moins utilisée, car un
enseignant expérimenté planifie les apprentissages sur deux ans (ou davantage).
Une autre façon prudente d’organiser des cycles est de maintenir le principe
d’un passage des élèves d’un enseignant à un autre en fin d’année scolaire, mais
sans redoublement et en invitant les enseignants à travailler en équipe, de sorte
à accroître la continuité des prises en charge. C’est le modèle de l’enseignement
primaire français depuis la loi de 1989, avec des mises en œuvre très diverses,
allant du respect presque intégral des niveaux annuels (sans redoublement offi-
ciel) à un véritable travail d’équipe poursuivant des objectifs de fin de cycle.
Pour aller plus loin, il faut accepter de se détacher encore plus fortement des étapes
annuelles. Certes, l’année scolaire continuera à rythmer le temps scolaire. Il est donc
assez normal qu’un enseignant se fixe des objectifs de fin d’année et fasse un bilan juste
avant les « grandes vacances » ou au début de l’année scolaire suivante. Toutefois,
on doit concevoir des cycles pluriannuels auxquels l’institution n’assignerait que des
objectifs de fin de cycle, leur structuration en étapes intermédiaires (trimestrielles,
semestrielles, annuelles ou autres) étant laissée à l’entière initiative des enseignants.

107
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Actuellement, les systèmes scolaires balisent et normalisent très inégalement


la structuration interne d’une année scolaire. Les uns ont conservé des trimes-
tres ou semestres officiels, avec des programmes, mais surtout des évaluations
rythmées en conséquence ; d’autres définissent un programme annuel et laissent
aux enseignants la responsabilité de la progression, donc de l’ordre des contenus
aussi bien que du temps accordé à chaque chapitre dans le « texte du savoir ».
Dans l’enseignement secondaire, la « ronde » des disciplines impose une grille
horaire qui régit les emplois des professeurs aussi bien que les activités des
élèves. À l’école primaire, une telle grille est plus indicative et désigne de grands
équilibres, plutôt qu’une répartition à honorer chaque semaine. L’enseignement
primaire genevois illustre le sens d’une évolution assez générale : il y a cinquante
ans, les enseignants devaient respecter strictement la grille horaire, non seule-
ment en accordant à chaque discipline son dû exact, mais en prévoyant le moment
de la semaine où l’on ferait de la grammaire, de la géographie ou du calcul mental.
De plus, le plan d’études imposait une progression mois par mois, si bien qu’on
savait quel verbe devait être travaillé dans la seconde moitié de novembre et
quelles figures géométriques devaient être étudiées en avril. Aujourd’hui, le
contrat est annuel, la répartition du temps est une moyenne et, au fil des mois, les
enseignants construisent et remanient à leur guise leur planification.
Cette évolution, qui a partie liée avec l’élévation du niveau de compétences
et la professionnalisation du corps enseignant, est une condition nécessaire pour
envisager des cycles d’apprentissage pluriannuels : à quoi bon travailler sur des
temps plus longs si les enseignants sont enserrés dans un corset qui les empêche
de prendre des décisions en fonction de leur classe ? Les systèmes éducatifs, les
parents, les enseignants, les didacticiens restent cependant très ambivalents face
à l’idée de plus vastes espaces-temps de formation. Pour les administrations et les
parents, c’est un pari risqué sur les capacités de planification et de régulation des
enseignants. Pour ces derniers, c’est une responsabilité et une angoisse. Pour les
didacticiens, c’est le risque que les impératifs organisationnels prennent le pas sur
la structuration des situations d’apprentissage.
Pourquoi alors aller dans ce sens ? Parce qu’on pense accroître de la sorte
l’efficacité et l’équité du système éducatif. Lorsqu’on introduit les cycles d’appren­
tissage, de façon timide ou audacieuse, c’est en général pour lutter contre le redou­
blement, espacer les échéances évaluatives, accroître la continuité de la prise en
charge éducative, mieux tenir compte des rythmes et individualiser les parcours de
formation. Dans le meilleur des cas, les cycles s’inscrivent dans la recherche d’un
enseignement stratégique (Tardif, 1992, 1998, 1999) et d’une pédagogie différenciée
(Meirieu, 1989, 1990 ; Perraudeau, 1997 ; Perrenoud, 2005, 2010 a).
J’ai soutenu que l’idée de cycle était encore une « auberge espagnole »
(Perrenoud, 2002). L’on ne peut donc poser les problèmes de gestion de cycle
de façon univoque, tant est grande la diversité des conceptions. À un extrême,

108
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

on s’éloigne à peine des fonctionnements annuels et aucun problème de gestion


nouveau n’est véritablement posé. À l’autre, tout est inédit et l’on manque de
bases conceptuelles, et plus encore de recul, pour identifier des modes émergents
de gestion et les expertises correspondantes.

Une conception plus précise d’un cycle d’apprentissage


Pour approfondir l’analyse, il faut donc s’avancer, plaider pour une conception
plus définie des cycles. J’ai tenté ailleurs cet exercice (Perrenoud, 2010 a). Je ne
reprends ici que les principaux éléments, sous forme de neuf thèses :
1. Un cycle d’apprentissage n’est qu’un moyen de faire mieux apprendre et de
lutter contre l’échec scolaire et les inégalités.
2. Un cycle d’apprentissage ne peut fonctionner que sur la base d’objectifs de
fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les
parents.
3. Il importe de développer dans les cycles pluriannuels plusieurs dispositifs
ambitieux de pédagogie différenciée et d’observation formative.
4. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différen-
cier sur d’autres dimensions que le temps et à ne pas favoriser un redouble-
ment déguisé.
5. Un espace-temps de formation de plusieurs années ne peut atteindre ses buts
que si les démarches et situations d’apprentissage sont repensées dans ce
cadre.
6. À l’intérieur d’un cycle, les enseignants s’organisent librement et diverse-
ment. Le système leur propose des outils à titre indicatif : balises intermé-
diaires, modèles d’organisation du travail et de groupement des élèves,
outils de différenciation et d’évaluation.
7. Il est souhaitable qu’un cycle d’apprentissage soit confié à une équipe péda-
gogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs
années.
8. Les enseignants doivent recevoir une formation, un soutien institutionnel et
un accompagnement adéquats pour construire de nouvelles compétences.
9. La quête d’un fonctionnement efficace en cycles est une longue marche,
à considérer comme un processus négocié d’innovation, qui s’étale sur
plusieurs années.

La gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel


Lorsqu’on sait gérer un petit espace (ou un petit budget) et qu’on « hérite »
d’un plus grand, on peut tenter de le fractionner en plusieurs sous-ensembles
de moindre taille, pour se retrouver dans un cas de figure familier. Si le désir des
enseignants est de retrouver, dans un cycle d’apprentissage, l’exacte autonomie

109
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

dont ils bénéficiaient dans leur classe, sans construire de compétences nouvelles,
ils n’auront de cesse de réinventer les niveaux annuels et les groupes fermés.
Même alors surgit un besoin de coordination, donc un niveau inédit de gestion,
requis pour que s’instaure une certaine harmonisation des pratiques. Cette
dernière peut cependant se réduire à peu de chose si on revient au « chacun pour
soi ». Les cycles sont en principe gérés par des équipes d’enseignants, mais rien
n’empêche ces derniers, s’ils n’adhèrent pas à ce modèle, de se répartir les niveaux
et les élèves de sorte à n’avoir plus guère besoin de travailler ensemble.
Pour identifier les nouveaux problèmes de gestion que poseront les cycles
d’apprentissage pluriannuels, il est évidemment plus intéressant d’imaginer une
véritable équipe pédagogique plutôt qu’un simulacre ; et plus fécond de penser à
des enseignants qui, loin de chercher à « faire du vieux avec du neuf », tenteraient
de tirer tous les bénéfices possibles d’une telle structure. De tels professionnels
auront besoin de courage et d’imagination, car ils devront prendre des risques,
sortir des sentiers battus. Pour éviter qu’ils ne s’aventurent en terre inconnue, il
importerait que la recherche, les mouvements pédagogiques, les formateurs ou les
autorités leur proposent des modèles acceptables d’organisation du travail à partir
des expériences connues aussi bien que d’une conceptualisation plus pointue.
Le groupe de pilotage de la rénovation genevoise (1999) a imaginé dans ce sens
quelques propositions quant à la gestion coopérative d’un cycle d’apprentissage
pluriannuel :
a. Les élèves d’un cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédago-
gique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur
travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi
que de leur évaluation et de l’information régulière des parents. Au sein du
cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.
b. Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les
élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective d’une péda-
gogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de l’appartenance de chaque
élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges
ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de
besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartis-
sent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.
c. L’équipe rend compte de l’usage de son autonomie d’organisation, elle est
donc capable d’expliquer et de justifier son système de travail et ses modes
de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet.
d. Dans un groupe scolaire (bâtiment ou ensemble plus large), l’équipe
compte, en gros, le nombre de postes qui auraient été attribués à l’encadre-
ment des mêmes élèves dans une organisation en degrés. Autrement dit, le
passage à un cycle n’implique ni accroissement, ni diminution des forces

110
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

de travail. À moyen terme, on peut définir les forces par un rapport entre
nombre d’élèves et nombre de postes d’enseignants, standard ou modulé
selon les caractéristiques du public scolaire.
e. À l’intérieur de cette enveloppe, la division du travail dépend de l’équipe,
il n’y a plus de différences entre généralistes titulaires et non titulaires.
L’apport des maîtres spécialistes  doit encore être clarifié.
f. L’équipe dispose des espaces et des moyens matériels qui seraient dévo-
lus à l’encadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés.
Les locaux sont regroupés. L’équipe les utilise à sa guise, en fonction des
dispositifs pédagogiques mis en place.
g. À la fin de chaque année, l’équipe se sépare des élèves arrivant en fin de
cycle. À la rentrée suivante, elle accueille de nouveaux élèves.
h. L’équipe informe les parents des élèves, selon des modalités variées, et les
associe autant que possible aux discussions qui dessinent le fonctionne-
ment interne du cycle d’apprentissage.
i. Dans la règle, l’équipe pédagogique désigne un de ses membres pour assu-
rer les tâches de coordination et pour la représenter au niveau de l’école et
de l’extérieur.
j. Dans les grandes écoles, on peut constituer plusieurs équipes pédago­
giques distinctes, chacune prenant en charge une partie des élèves, mais
toujours sur l’ensemble du cycle.
Pour sauvegarder l’autonomie des équipes, cette structuration laisse volon-
tairement en suspens nombre d’aspects importants de l’organisation du travail.
En voici quelques-unes.

Le groupe-classe, du port d’attache à la tour de contrôle


Une équipe pédagogique en charge d’un cycle de quatre ans, accueillant par
exemple une centaine d’élèves, aura au départ du mal à imaginer que chacun d’eux
puisse se sentir membre d’un ensemble aussi vaste. Cela paraîtra « impensable »
pour de jeunes enfants. Même pour des adultes – sauf en général à l’université
– l’intégration à un groupe de taille raisonnable, au moins pour une partie de la
semaine, sera considérée comme une source d’identité et de sécurité. On s’orientera
donc rapidement vers l’appartenance de chacun à un « groupe de base ». Il restera
à définir la place et les fonctions d’un tel groupe. On s’accordera sans doute assez
vite pour lui assigner une mission « psychoaffective » : se vivre comme membre
d’une communauté, se sentir quelque part « chez soi », un peu comme les adultes
réintègrent la cellule familiale pour compenser le caractère souvent anonyme,

. En Suisse, les enseignants qui enseignent la musique, l’éducation physique ou les arts plas-
tiques au primaire sont appelés maîtres spécialistes (MS).

111
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

décousu ou tendu de la vie au travail. Cette fonction répond aux besoins immédiats
des personnes, à la limite indépendamment de tout enjeu de formation. On peut,
faisant de nécessité vertu, la doubler d’une mission de socialisation : c’est à la
faveur d’une appartenance durable à un groupe de base qu’on peut espérer déve­
lopper la responsabilité, la solidarité, le respect mutuel, le débat démocratique.
Si l’on s’en tenait là, on pourrait considérer que le groupe de base fait figure
d’oasis, de « lieu où renaître », d’endroit protégé des urgences de la « produc-
tion », en l’occurrence les apprentissages disciplinaires ou la construction de
compétences transversales. Assez spontanément, les équipes chargeront en
outre ce groupe d’une fonction de pilotage des parcours de formation. En effet, la
personne responsable de ce groupe – qu’on la nomme maître de classe, profes-
seur principal, tuteur, mentor ou enseignant de référence – sera rapidement celle
qui connaît le mieux les élèves et peut donc avoir une vue d’ensemble de leurs
besoins, de leurs trajectoires dans le cycle et donc des orientations à leur proposer
pour la suite de leur parcours de formation. Si bien qu’on gérera, dans un groupe
de base, non seulement des identités et des sentiments d’appartenance, ce qui
est certes essentiel dans les organisations, mais des itinéraires de formation et les
décisions qui les infléchissent. Cette fonction de « tour de contrôle » s’ajoute assez
naturellement à celle de « port d’attache ».
Le désaccord surgira, en général, sur la question de savoir si le groupe de base
est aussi le cadre des apprentissages disciplinaires. Aucunement, diront les plus
radicaux, alors que pour d’autres, il doit demeurer le cadre privilégié de la plupart
des activités scolaires, que ce soit sous le contrôle d’un seul enseignant polyvalent
au primaire ou d’une succession de professeurs spécialisés au secondaire.
S’il devient le cadre unique du travail scolaire, un cycle d’apprentissage ne se
distinguera des degrés annuels que par l’absence de redoublement, des échéances
plus éloignées et la continuité des progressions vers des objectifs de fin de cycle.
Cette continuité serait alors assurée par le fait que le même enseignant ou la même
équipe accompagnent les élèves durant toute la traversée du cycle d’apprentissage,
selon deux modalités possibles :
– soit le groupe de base est constitué à l’entrée dans le cycle, comme un
groupe-classe conventionnel, mais sa composition reste stable durant toute
la durée du cycle ;
– soit le groupe de base est un groupe multiâges, qui se renouvelle par tranches
chaque année, le groupe étant rejoint chaque année par de plus jeunes et quitté
par les plus âgés, qui passent au cycle d’études ou d’apprentissage suivant.
On peut douter de l’intérêt du premier modèle, qui est très proche de la gestion
de classe conventionnelle, à cette différence que l’enseignant titulaire « garde »
ses élèves durant plusieurs années. Ce modèle devient plus intéressant, toutefois,
si une équipe d’enseignants accompagne une cohorte durant plus d’un an.

112
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Toutefois, les cycles d’apprentissage, tels qu’ils sont conçus ici, visent non
seulement la continuité des progressions sur plusieurs années, mais le dévelop­
pement de parcours de formation plus individualisés. Si chaque enseignant reste
« enfermé », avec ses élèves, dans son groupe-classe, on se retrouvera dans les
mêmes impasses qu’aujourd’hui du point de vue des pédagogies différenciées :
même avec des effectifs réduits – or, ils tendent plutôt à s’alourdir au gré des crises
budgétaires – un enseignant isolé ne peut faire coexister plusieurs dispositifs de
pédagogie différenciée qu’au prix d’une ingéniosité didactique et d’une énergie
hors du commun. C’est encore plus difficile dans l’enseignement secondaire, du
fait que plusieurs spécialistes des diverses disciplines se succèdent dans la même
classe, chacun étant « seul maître à bord » durant quelques heures par semaine…
Pour faire passer son programme, chacun reste tenté par un enseignement frontal,
entrecoupé d’exercices et d’épreuves notées.
La réflexion sur la gestion de cycles pourrait utilement s’inspirer de l’ingénierie
des pédagogies de groupes développée par Meirieu (1989 b & c), qui tente de faire
correspondre des modes de groupement différents à des démarches ou des objec-
tifs spécifiques. Dans cette perspective, l’apprentissage dans un groupe de base
stable (un « groupe-classe » redéfini, éventuellement multiâges) ne serait alors
qu’une modalité de travail parmi d’autres, dont la place dépendrait d’options de
gestion de cycle à prendre par l’équipe, en fonction de l’ensemble des paramètres.

Des objectifs aux groupements


Comment procéder pour organiser la répartition optimale d’une centaine
d’enfants entre divers modes de travail et divers types de groupes ? Dans une
pédagogie de l’improvisation et de l’effervescence, on pourrait imaginer des
établissements où, chaque matin, les enseignants et les élèves du même cycle se
réunissent pour décider en commun des tâches de la journée, puis se répartissent
en conséquence entre différents lieux de travail. Cette planification souple pour-
rait se faire à des intervalles moins rapprochés, par exemple au début de chaque
semaine ou de chaque quinzaine, voire de chaque mois.
Ce mode de gestion de cycle n’est en soi nullement absurde. Il présenterait
l’intérêt d’une grande flexibilité, mais c’est aussi sa limite : il faut du temps,
de l’énergie, de l’inventivité et de la méthode pour remanier fréquemment
l’organisation du travail. Cela suppose en outre que les acteurs partagent une
culture de coopération. Ces derniers devraient faire preuve de beaucoup de lucidité
et de discipline, et manifester des capacités métacognitives et expressives qui ne
peuvent se développer que graduellement et qu’il semble plus réaliste d’attendre
d’adolescents ou de jeunes adultes, à condition qu’ils n’aient pas perdu tout goût
de s’instruire…

113
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Rien n’oblige en fin de compte à gérer sur le même mode l’ensemble du temps
de travail. Une équipe peut fonctionner un jour par semaine ou une semaine sur
quatre dans une forme d’improvisation négociée, les autres temps de travail
faisant l’objet d’une programmation à moyen ou long terme. Cette dernière n’est
pas nécessairement établie pour l’ensemble d’une année scolaire, et peut laisser
une marge à l’improvisation et à la flexibilité. Il importe dans tout modèle de réser-
ver dans la planification des temps (heures, jours ou semaines) non attribués à des
activités ou des contenus prédéfinis, de sorte à pouvoir tenir compte des besoins
et des projets qui émergent en cours d’année.
Quels problèmes de gestion une organisation aussi complexe pose-t-elle ? Elle
exige d’abord des concepts partagés et le langage correspondant. Une organisation
improvisée au jour le jour dispense en apparence de concepts. Il suffit d’attribuer
des personnes, désignées par leur nom, à des tâches, désignées par leur contenu :
les 11 élèves suivants retravailleront la multiplication avec Yves, les 32 élèves suiv-
ants travailleront avec Jeanne et Olivier sur l’exploration du quartier, etc. En fait,
même alors, le système de travail restera inefficace si cette répartition ne repose
pas sur des logiques de formation. Il y fort à parier que les intérêts et les envies
des uns et des autres prendront le pas sur leurs besoins. Contrairement à ce qu’on
imagine parfo is, l’organisation du travail ne se confond pas avec la planification,
elle recouvre aussi la mise en place de dispositifs qui permettent de prendre des
décisions sur le vif.
Si l’on planifie l’organisation sur plusieurs mois, dans son détail ou ses grandes
lignes, le niveau d’abstraction s’élève. Pour désigner le contenu des activités, on
recourt à des dénominations de disciplines ou de fractions de disciplines : géomé-
trie, poésie, atelier sur les contes, travail sur textile, lecture de cartes, grammaire
allemande, etc. Alors qu’on peut, dans l’improvisation, gérer à la fois les tâches
et la composition des groupes, la planification les dissocie : elle fixe les types de
contenus avant d’arrêter la répartition des élèves, pour ne pas figer les groupes
et conserver la possibilité de les moduler « en temps réel », selon la progression
effective des apprenants et leurs projets et besoins du moment.
Dans une classe conventionnelle, la planification peut se limiter à prévoir une
activité pour chaque composante de la grille horaire. Dans une pédagogie différen-
ciée, cela se complique du fait de la diversification des tâches. Dans un cycle
d’apprentissage confié à une équipe enseignante, on gère en outre divers groupes
et divers espaces de travail, et donc une division du travail entre les enseignants.
L’une des difficultés de cette gestion est qu’elle exige des concepts et des mots
nouveaux, que les équipes pédagogiques inventent au gré des besoins, mais qui
ne font pas, à ce jour, l’objet de définitions stables et partagées. Si bien qu’un
remplaçant ou un nouvel enseignant arrivant dans une telle équipe peut avoir
l’impression qu’on y parle chinois !

114
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Raisonner domaine par domaine


La gestion planifiée d’un cycle d’apprentissage doit tenir compte de la spéci-
ficité des divers contenus et objectifs. Il apparaît donc pertinent de distinguer un
certain nombre de « domaines », appelant chacun une organisation du travail et
des modes de groupements spécifiques. Ces domaines peuvent correspondre
aux disciplines scolaires traditionnelles. Cela paraît presque incontournable dans
l’enseignement secondaire, puisque les emplois des professeurs sont codifiés
en heures d’enseignement dans leur propre discipline. Même alors, pourrait
s’autoriser quelque distance par rapport à cette conception classique :
– d’une part, en attribuant des plages horaires à des blocs de disciplines
voisines ;
– d’autre part, en réservant du temps à des démarches de projets ou à d’autres
activités interdisciplinaires ou « non disciplinaires » ; c’est ce que fait le
collège français dans le cadre des parcours diversifiés.
Rien n’interdit par ailleurs de rompre avec le principe d’une grille horaire stable
durant toute l’année, attribuant à chaque discipline, chaque semaine, exacte-
ment les mêmes heures. Pourquoi ne pas envisager des équilibres semestriels ou
­annuels ? Il n’est nullement impossible de concevoir des cycles d’apprentissage pluri-
annuels dans l’enseignement secondaire, si l’on accepte de bouleverser quelques
habitudes. La garantie de l’emploi, les intérêts acquis, les bastions disciplinaires,
l’inégalité des dotations entre disciplines rendent toutefois ces bouleversements
improbables. Il est donc vraisemblable qu’une organisation en cycles raisonnera, au
secondaire, discipline par discipline, avec les rigidités qui s’ensuivent.
Le jeu est plus ouvert dans l’enseignement primaire, du fait que des ensei-
gnants polyvalents prennent en charge plusieurs disciplines, parfois toutes. Une
équipe pédagogique responsable d’un cycle d’apprentissage pluriannuel peut
alors s’affranchir des grilles horaires et des découpages conventionnels, pour
inventer d’autres modes de gestion du temps et de division du travail.
On pourrait suggérer à une équipe en quête d’un modèle de gestion de
s’approprier d’abord les objectifs d’apprentissage essentiels, les objectifs de fin de
cycle, puis de se demander pour chacun s’il est préférable de le travailler dans le
groupe de base, multiâge ou monoâge, ou dans des groupements d’un autre type,
modules ou groupes de niveaux, de besoins, de projets, les uns plus homogènes,
les autres plus hétérogènes.
On constituerait alors des « familles d’objectifs », correspondant soit à l’entier
d’une discipline (par exemple, une langue seconde), soit un ensemble de disciplines
connexes (par exemple, géographie-histoire ou divers enseignements de technologie),
soit à une partie de discipline (par exemple, la géométrie comme partie des mathé-
matiques), soit encore au « mariage » d’objectifs appartenant à deux disciplines,

115
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

par exemple, observation scientifique (aspect de la physique) et rédaction des proto-


coles et des rapports correspondants (aspect du français). On laissera ici de côté les
questions didactiques et épistémologiques que posent ces découpages, en supposant
– non sans optimisme ! – que les systèmes éducatifs seront capables d’offrir une forma-
tion, des appuis et les textes de référence suffisants.
Il restera alors à penser l’organisation du travail proprement dite. Pour chaque
domaine ainsi retenu (trois, cinq ou huit pour l’ensemble du curriculum), les
équipes pourraient, dans un premier temps, se demander selon quels types de
groupements il est préférable de travailler. Rien n’assure qu’en musique, en mathé-
matiques, en arts plastiques ou en langue seconde, l’organisation optimale du
travail soit la même. Il est probable toutefois que l’optimisation séparée de chaque
domaine rendrait leur coexistence impossible à gérer, chacun ayant des exigences
irréalistes en heures, en flexibilité, en alternance de divers groupements.
On pourrait proposer aux équipes, à ce stade, des régulations du même type
que celles qui permettent de construire un budget dans une organisation : dans
un premier temps, chaque département raisonne selon sa logique propre, évalue
largement ses besoins et fait des propositions. Si la somme est irréaliste – c’est en
général le cas – une instance de coordination renvoie alors chacun à sa copie, en
fixant des contraintes. Un tel processus aiderait à construire un compromis entre
les logiques d’organisation du travail propres à chaque domaine. Ce mode de
construction d’une organisation du travail apparaît plus long, mais plus prometteur
qu’une logique unique, simple, mais médiocrement adaptée aux divers contenus
et objectifs et probablement inspirée par les disciplines les plus sélectives.
Un tel processus pourrait, au fil de l’expérience et des négociations, conduire
à remanier le découpage en domaines et à définir des types de groupements
­convenant à plusieurs domaines ou sous-domaines. Si bien que le modèle de
gestion du cycle pourrait globalement se présenter, in fine, sous la forme d’un
tableau à double entrée.

Objectifs didactiques et types de groupements

Groupes Groupe Groupes Groupes Groupes Groupes


Modules
Domaines de base multiâges de niveau de besoin de projet

Français oral * *
Français écrit * * *
Numération * *
Opérations * * *
Espace * *
Musique et éducation
* * *
physique

116
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Mon propos n’est pas ici de justifier les lignes, les colonnes ou le placement des
astérisques. Ce tableau n’a d’autre but que d’illustrer une façon – sans doute encore
fort simpliste – de maîtriser la gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel.
Le système éducatif pourrait être tenté, devant cette relative complexité, de
prescrire un modèle unique de gestion de cycle, ce qui représenterait en appa­
rence un gain de temps et d’énergie. En fait, ce serait une perte en termes de
professionnalisation du métier d’enseignant, d’autonomie de gestion des équipes,
d’adéquation aux besoins et compétences des acteurs en présence et d’inventivité
gestionnaire et curriculaire. Mieux vaudrait que le système éducatif propose des
modèles d’organisation du travail aux équipes en charge de cycles pluriannuels,
les laissant s’en inspirer pour composer leur propre système de gestion, compte
tenu des conditions locales, du nombre et du niveau des élèves, de leur absen­
téisme prévisible, des attentes des parents, des problèmes de maintien de l’ordre,
des espaces effectifs de travail et de déplacement, mais aussi des compétences et
des préférences didactiques et pédagogiques des enseignants.
Une évolution dans ce sens contribuerait à développer de nouveaux savoirs
sur le rapport entre types d’objectifs (disciplinaires ou transversaux) et types de
groupements, notamment quant aux vertus de tel ou tel type d’homogénéité.
Les systèmes scolaires ont aujourd’hui des doctrines simplistes : pour la plupart,
jusqu’à 12 ans, tout paraît « enseignable » en groupes fortement hétérogènes,
à partir de 12 ans la norme s’inverse et de nombreux professeurs du secondaire
ne conçoivent pas d’enseigner leur discipline dans des groupes qu’une sélection
préalable n’aurait pas fortement homogénéisés. Une réflexion didactique sur les
contenus et les démarches permettrait sans doute de développer des rationalités
plus subtiles. Il est probable que les démarches de projet, les activités de recher-
che ou le travail par situations-problèmes n’exigent pas le même type ni le même
degré d’homogénéité qu’un cours magistral ou des travaux pratiques.
On pourrait aussi construire progressivement des éléments de réponse à la
question de la taille optimale des groupes. Pour débattre, observer, expérimenter,
rédiger, écouter une histoire, monter un spectacle, conduire une enquête, il faut
parfois être moins nombreux que dans une classe conventionnelle, alors qu’on
peut facilement, pour d’autres activités, regrouper davantage d’élèves, sans reve-
nir pour autant à un enseignement frontal. Une école à aire ouverte permet par
exemple à deux enseignants de fonctionner comme personnes ressources pour
70 élèves travaillant individuellement ou par petits groupes, alors que deux autres
adultes travaillent de façon intensive avec des groupes de 15.

Gérer les progressions sur quatre ans


Une fois stabilisé – pour un temps – un modèle de gestion de cycles par domaines
et modalités de travail, l’équipe pourrait affronter un autre problème : comment

117
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

répartir les élèves entre ces diverses modalités ? L’attribution à un groupe de base
n’a de sens que pour une certaine durée, disons une année scolaire. Dans les autres
cas de figure, une telle stabilité ne s’impose pas. C’est évident pour les groupes
constitués autour d’un projet, puisque leur durée de vie dépend de l’avancement
du projet. Les groupes de besoin disparaissent lorsque les besoins sont satisfaits et
que d’autres besoins appellent la constitution de nouveaux groupes.
Les groupes de niveau peuvent être plus stables, mais avec le risque connu
du streaming : reconstituer des filières parallèles et étanches qui cristallisent une
hiérarchie et finissent par viser des objectifs différents, alors que dans le cadre
d’une pédagogie différenciée, les groupes de niveau doivent viser les mêmes
maîtrises, avec des démarches et des taux d’encadrement adaptés aux difficultés
d’apprentissage de chacun. Quant aux modules, on le verra plus bas, ils n’ont
aucune raison de « courir » durant toute l’année. Les plus courts peuvent durer
quelques heures, les plus longs quelques dizaines d’heures.
Une équipe en charge d’un cycle d’apprentissage pluriannuel, qui travaillerait
avec ces divers dispositifs, devrait donc résoudre des problèmes de gestion qui
sont, dans les établissements fonctionnant par degrés annuels, réglés pour un an,
de façon centralisée, par les instances qui composent les classes et confection-
nent les horaires. À quoi bon confier de telles tâches à une équipe pédagogique
responsable d’un cycle si c’est pour qu’elle instaure une organisation du temps, de
l’espace et des tâches aussi rigide que dans un collège traditionnel ? La décentrali-
sation des décisions de gestion vise aussi une plus grande flexibilité.
Une équipe de cycle sera confrontée à un double défi : procéder à une réparti-
tion viable (donc relativement stable) des élèves tout en cherchant à optimiser la
progression de chacun. Si différencier, c’est mettre aussi souvent que possible
chaque élève dans une situation d’apprentissage pertinente et féconde pour lui
(Perrenoud, 2010 a), l’enjeu gestionnaire est immense : il ne s’agit pas seulement
de « faire tourner la machine » en se débrouillant pour que chaque élève soit au
travail dans un groupe, sous la responsabilité d’un enseignant. Le défi est que
cette rencontre entre un apprenant, un enseignant et un savoir ou une tâche,
autrement dit l’incarnation concrète du triangle didactique, soit à chaque instant
optimale. Bien entendu, c’est un idéal qui relève du « meilleur des mondes » et
dont la réalisation permanente et intégrale confinerait au cauchemar. Disons qu’il
reste en général une marge suffisante pour sauvegarder la liberté des uns et des
autres et qu’une bonne gestion de cycle vise un idéal, mais se satisfait d’une
adéquation « raisonnablement optimisée » des situations d’apprentissage.
Les décisions dont dépend cette « optimisation raisonnable » seront pour
une part prises à l’intérieur des groupes constitués, eux-mêmes plus ou moins
durables. C’est ce qu’on peut appeler la différenciation interne. La différenciation
externe se jouera dans l’attribution des élèves à des groupes et dans la décision

118
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

de changer un élève de groupe au moment opportun. Ce problème se pose déjà


dans le cadre de la gestion d’une classe, lorsque l’enseignant travaille par ateliers
ou sous-groupes. Sa compétence est alors de répartir au mieux ses élèves entre
ces divers foyers d’activité, en trouvant une ligne médiane entre un brassage
perpétuel et une stabilité aussi peu convaincante. À l’échelle d’un cycle plurian-
nuel, le problème gestionnaire est de même nature, mais la décision porte sur un
plus grand nombre d’élèves. Elle doit être prise par une équipe et ne peut donc être
improvisée, ni modifiée aussi souplement que par un seul décideur.
Gérer de tels problèmes en équipe, pour un grand espace-temps de formation,
exige des outils de pilotage, parmi lesquels, évidemment, l’évaluation constante
des acquis et des progressions (outils d’évaluation formative, portfolio) et une
mémoire efficace et partagée des décisions prises et des activités suivies par
chacun, grâce à des outils informatiques appropriés, mais aussi à des concepts
et un langage adéquats, empruntés ou forgés par l’équipe. Une gestion de classe
dont tous les éléments sont « dans la tête » d’une seule personne n’est plus adap-
tée à la complexité d’un cycle d’apprentissage pluriannuel confié à une équipe.
Les savoirs de gestion doivent être peu à peu formalisés et soutenus par des
procédures et des instruments partagés. Les savoirs gestionnaires que déploient
les enseignants familiers des méthodes actives sont en partie intuitifs et résistent
à l’explicitation. L’enjeu des cycles est de les partager et de les enrichir, plutôt que
de paralyser chacun en lui imposant une doxa organisationnelle !

Réorganiser le curriculum : entre fluidité et flux tendu


L’organisation du travail semble jongler d’abord avec des temps, des espaces,
des groupes, des activités, des modalités de contrôle. Si l’on ne perd pas de vue
que l’enjeu reste l’apprentissage, l’organisation du travail a une face cachée : la
restructuration du curriculum.
Il ne s’agit pas seulement d’attribuer des domaines ou des disciplines à des
modes de travail ou de groupement. On peut questionner l’organisation même
des savoirs ou plus exactement la pratique qui consiste à traduire les découpages
épistémologiques en critères de division des temps et des espaces scolaires.
Les évolutions de l’organisation du travail ne sont pas étrangères à l’évolution
des modèles de l’apprentissage et du savoir. Plus on va vers le constructivisme,
la pédagogie de projets, l’apprentissage par recherches, problèmes et situations-
problèmes, le développement de compétences, plus on conjugue plusieurs disci-
plines pour affronter des situations complexes. Ce mouvement favorise la fluidité
de l’organisation du travail et la porosité des frontières entre domaines. À la limite,
dans une école alternative de taille réduite, l’organisation du travail peut consis-
ter à être constamment en projet, en apportant des éléments de structuration à
l’occasion d’une tâche de production. On planifie dès lors davantage les moments

119
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

de décision et de régulation que des temps de travail consacrés à des contenus


spécifiques. En somme, les démarches les plus constructivistes pourraient conduire
à une organisation du travail très flexible, constamment négociée et remaniée.
Dans l’enseignement public, cette flexibilité se heurte aux statuts et contraintes
bureaucratiques. Mais ce n’est pas la meilleure raison d’y résister. J’en vois deux
autres :
• La stabilité de l’organisation du travail est une source d’identité et de sécu-
rité, au moins pour certains élèves. La flexibilité peut-être élitiste. Pour les
enseignants qui s’estiment perdants dans les négociations, c’est aussi une
protection contre la « tyrannie de l’équipe » ou le stress de la régulation
permanente.
• La flexibilité représente aussi le risque de ne pas favoriser la centration sur
les obstacles et d’investir une forte énergie dans la gestion du quotidien
et des activités plutôt que de progresser à flux tendus vers les objectifs
­d’apprentissage.
Il importe donc de ne pas s’enfermer dans une seule logique et de faire coexister
dans la même année, en alternance, voire chaque semaine, des modes différents de
structuration des savoirs et du travail. À un extrême, on revient à la classe fermée.
À l’autre extrême, on invente des formes inédites dans l’enseignement scolaire.
Lorsqu’on s’éloigne un peu des classes traditionnelles, on va d’abord vers des
décloisonnements, des aires ouvertes, du multiâge, donc des espaces-temps de
formation aux missions parfois imprécises et à la gestion flexible. Paradoxalement,
lorsqu’on s’éloigne davantage des classes traditionnelles, on définit des espaces-
temps de travail qui sont au contraire centrés sur des objectifs spécifiques et
permettent un investissement didactique intensif en un temps limité, favorable à
une pédagogie différenciée.
J’ai tenté d’étendre à l’enseignement primaire des modèles modulaires inspirés
de l’éducation des adultes, en les opposant à une gestion ouverte d’un cycle
d’apprentissage (Perrenoud, 2010 a). Certaines écoles se sont engagées dans des
expériences de structuration modulaire du curriculum à l’école primaire (Wandfluh
et Perrenoud, 1999 ; De Rham, 2007). Il est trop tôt pour en tirer des conclusions,
sinon pour dire qu’à l’heure actuelle, et sans doute à plus long terme, l’enferme-
ment dans un modèle unique de gestion ne se justifie pas. Il importe de développer
des compétences de conception et de régulation de l’organisation du travail davan-
tage que de substituer une organisation rigide et standard à une autre.

Division et coordination du travail


Toute organisation plurielle et complexe pose la question de son pilotage. Il sera
collectif si l’on renonce à créer une fonction hiérarchique « de proximité ». Dans de
nombreux métiers, on confie la coordination à un chef d’équipe, par exemple dans

120
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

un atelier, un magasin, un chantier. Ce choix n’est pas absurde en lui-même, mais le


niveau de formation des enseignants et la nature de leur travail devraient plutôt favo-
riser l’émergence d’une fonction de coordinateur de cycle sans statut hiérarchique,
que chaque membre de l’équipe occuperait à tour de rôle, par exemple pour deux
ans. Un coordinateur de cycle ne prendrait pas de décisions importantes, son rôle
serait de structurer la concertation et le travail de décision de l’équipe. L’émergence
d’un tel rôle consoliderait la dimension coopérative du métier d’enseignant (Gather
Thurler, 1994, 2000 a), aiderait à sortir de l’individualisme.
Il resterait à trouver un compromis acceptable entre l’autonomie de chacun
et la cohérence de l’ensemble. Les choix gestionnaires ne peuvent, dans aucun
système, être faits à un seul niveau. Dans les systèmes éducatifs conventionnels,
ils sont opérés en partie au niveau central, par l’administration scolaire, qui prescrit
les programmes, les horaires, les espaces, l’ameublement et l’équipement des
classes, parfois les moyens d’enseignement et les démarches didactiques, souvent
les procédures d’évaluation et le calendrier. Cela laisse un espace d’autonomie de
gestion aux établissements, aux équipes et aux enseignants pris individuellement.
Dans le contexte actuel, qui valorise l’autonomie des établissements (Gather
Thurler, 1998 b ; Pelletier, 2001), si l’on fonctionne par cycles pluriannuels confiés à
des équipes, on aboutit en effet à distinguer, dans le cadre de la politique et des direc-
tives d’un système éducatif, trois niveaux de décision : le système, l’établissement,
l’équipe de cycle et les enseignants en charge d’un groupe d’élèves.
Le Groupe de pilotage de la rénovation genevoise a proposé (1998, 1999) que
l’administration fixe un plan-cadre assez global, contraignant pour toutes les
écoles, et laisse une large autonomie aux établissements, aux équipes gérant un
cycle et aux enseignants. Le tableau page suivante suggère une répartition des
décisions entre ces trois niveaux.
Chaque item et son placement dans le tableau prêteraient à discussion. Peu
importe ici leur détail : ce tableau suffit à suggérer à la fois qu’une équipe de cycle
est un niveau d’autonomie et ne décide pas de tout, parce qu’elle doit :
– respecter le plan-cadre fixé par l’administration (de façon plus ou moins
négociée avec la profession) ;
– s’inscrire dans un projet d’établissement ;
– laisser à chacun de ses membres une autonomie d’action suffisante.
On voit que le fonctionnement en cycle exigerait, parmi d’autres conditions, un
équilibre optimal entre des décisions collectives, sans lesquelles le cycle perd de
sa cohérence et donc de son intérêt, et les décisions individuelles tenant compte
de la réalité des acteurs en présence, du contrat et des rapports qui les lient.

121
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Niveaux de gestion
dans une organisation par cycles d’apprentissage

Niveau Critères de cohérence


de responsabilité (N.B. Chaque niveau inclut les critères du niveau précédent.)

1. Établissement 1.1 Information/association des parents.


(bâtiment
ou groupe scolaire) 1.2 Coordination avec l’enseignement spécialisé et les structures
d’accueil.
1.3 Aménagement des espaces et horaires scolaires.
1.4 Concertation des choix de formation continue.
1.5 Projet d’établissement.
1.6 Aménagement des passages d’un cycle au suivant.
1.7 Coordination entre les cycles, éventuels modules de transi-
tion, modalités de suivi.
1.8 Politique des dérogations à demander pour abréger ou allon-
ger le cursus d’un élève à titre exceptionnel.
1.9 Droits, obligations et participation des élèves de l’école.

2. Cycle 2.1 Principes d’organisation interne du cycle (tranches, modules,


d’apprentissage division du travail entre enseignants, etc.).
de quatre ans
2.2 Interprétation commune des objectifs et des balises.
2.3 Démarches pédagogiques et didactiques dans les disciplines.
2.4 Moyens d’enseignement.
2.5 Conception et modalités de l’évaluation formative.
2.6 Gestion des progressions et de la circulation des élèves entre
groupes, modules, tranches ou autres dispositifs.
2.7 Gestion des parcours durant le cycle.

3. Prise en charge 3.1 Contrat didactique.


quotidienne
des mêmes élèves 3.2 Attitude, relation pédagogique.
3.3 Exigences, règles disciplinaires.
3.4 Mode de régulation des conflits, absences, déviances.
3.5 Fonctionnement en conseil de classe ou son équivalent.
3.6 Mise en place de dispositifs et de situations d’enseignement-
apprentissage.
3.7 Suivi formatif des élèves et de leurs apprentissages.

Source : Groupe de pilotage de la rénovation (1998, 1999).

122
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage

Des coutumes de gestion de classe


aux compétences d’organisation du travail
Les quelques éléments qui précèdent ne font pas le tour du problème, mais ils
suffisent pour poser la question des compétences et de l’expertise des enseignants
dans le domaine de la gestion d’espaces-temps de formation et de l’organisation
du travail.
En formation, la gestion de classe a été souvent travaillée « par-dessus le
marché ». La notion flotte dans une sorte de no man’s land, elle appartient à tout
le monde et donc tout le monde peut parler sans la définir rigoureusement. Elle
relève de la tradition et du bon sens davantage que d’une analyse pointue des
processus et des décisions à maîtriser. Lorsqu’on l’aborde, c’est souvent dans une
approche prescriptive, pour donner des conseils relatifs à la gestion de classe. On
se trouve donc du côté de ce qu’on appelle encore, malheureusement, la « forma-
tion pratique ». La gestion de classe s’apprend donc dans la classe, sinon sur le
tas, du moins dans les stages et à la faveur d’un compagnonnage initiatique à ces
aspects peu formalisés du métier.
Une analyse en termes de sociologie du travail devrait permettre de se dégager
du prescriptif pour identifier un niveau spécifique du système d’action profession-
nelle. Du même coup, il importerait, on vient de le voir, qu’on se détache de la
classe pour envisager des espaces-temps plus vastes et diversifiés et leur organi-
sation à l’échelle pluriannuelle.
Que faut-il savoir et savoir faire pour gérer une classe ou de plus vastes espaces-
temps de formation ? Les ressources mises en œuvre sont variées :
– une vision systémique de l’espace-temps de formation, une intelligence des
interdépendances fatales et des cohérences nécessaires ;
– une identification des enjeux, autrement dit des liens entre les options
prises dans l’organisation du travail et les effets sur les personnes, tant dans
le registre des apprentissages que du plaisir à vivre ensemble et de l’écono-
mie de fonctionnement ;
– une juste perception des marges d’autonomie des uns et des autres ;
– la capacité de définir clairement le non-négociable, en faisant la part de ce
qui est prescrit par l’institution et de ce que l’enseignant estime de sa seule
compétence ;
– la capacité de négocier le reste avec les élèves, dans un dialogue ouvert et
selon des procédures claires, dans un conseil de classe ou son équivalent
dans d’autres espaces-temps ;
– la capacité d’expliquer aux parents, aux collègues et à l’autorité les modali-
tés de travail retenues et d’en rendre compte ex post ;

123
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

– la capacité d’observer et de réguler constamment le fonctionnement, au


besoin en proposant de modifier les règles du jeu ;
– la capacité de créer, au sein des divers groupes, comme du cycle dans son
ensemble, une culture coopérative qui permette à tous de se sentir soli­
daires de l’organisation du travail et de ses buts.
À cela s’ajoute la capacité de coopérer avec d’autres enseignants, dès lors
qu’on partage avec eux, plus ou moins formellement, la responsabilité d’un
espace-temps de formation ou simplement qu’on organise des échanges ou des
décloisonnements ponctuels.
À supposer qu’on se mette d’accord sur tous ces points, la question suivante
pourrait être : tout cela s’apprend-il ? On peut répondre à cette question de façon
pragmatique, en multipliant les occasions de se confronter à des organisations
du travail différentes. On peut aussi faire émerger un savoir professionnel, un
savoir expert, à la jonction des savoirs d’expérience et de la recherche. La concep-
tualisation ne fonde pas ipso facto la maîtrise pratique de la gestion. Mais aussi
longtemps que l’expression « gestion de classe » ne désigne rien d’explicite et de
partagé, il est difficile de savoir en quoi consiste l’expertise correspondante et
comment elle s’apprend.
Une formation plus rigoureuse passera par la conceptualisation de la gestion
de classe et, plus globalement, de l’organisation du travail, par la prise de
conscience de l’extension de la sphère d’action des enseignants dans ce domaine
et par l’identification pointue des opérations en jeu. Non pas nécessairement
pour amener les étudiants à théoriser l’organisation de façon sophistiquée, mais
au minimum pour construire des bases conceptuelles permettant d’aller au-delà
de la coutume. Une formation qui assure un surcroît de maîtrise dans une classe
conventionnelle devient une question de survie dans la mise en place de plus
vastes espaces-temps de formation (Perrenoud, 2007 c).

124
5
Maîtriser l’individualisation sauvage
des parcours de formation 

I ndividualisation : le mot est ambigu. D’un point de vue anthropologique,


l’individualisation est un fait : les individus ne vivent et n’apprennent pas « les
mêmes choses ». Mais dans le champ de la formation, l’individualisation appa-
raît souvent comme la résultante d’une intention (Bautier, Berbaum & Meirieu,
1993). Parler de personnalisation accentue cette représentation volontariste. Ce
qui peut conduire à ne percevoir que la part intentionnelle de l’individualisation
des parcours de vie et de formation. Pour poser correctement les problèmes
d’ingénierie de formation et de didactique, il me paraît nécessaire et fécond
d’adopter d’abord la perspective anthropologique.
Chaque personne vit un certain nombre d’expériences, dont certaines
contribuent plus que d’autres à son « développement durable », autrement dit à
l’évolution de ses connaissances, capacités, attitudes, valeurs, compétences, voire
plus globalement à l’évolution de son identité et de sa personnalité. Un parcours
de formation, au sens le plus général, est la suite des expériences qui contribuent
au développement d’une personne. On peut considérer cette suite d’expériences
comme la dimension formatrice de son histoire de vie, tout compris, que les
apprentissages soient voulus ou non, conscients ou non, jugés heureux ou non.
Dans les sociétés scolarisées, une partie du parcours de formation est impu­
table à la fréquentation d’une école pendant de nombreuses années. Sans sous-
estimer l’influence de la scolarisation, notons :
– qu’elle n’est pas la source de toutes les expériences formatrices ;
– qu’une partie des expériences vécues dans le cadre scolaire n’ont pas été
suscitées délibérément et relèvent de ce que les sociologues appellent le
curriculum caché (Perrenoud, 1994).
Cela, chacun le sait, mais nous sommes constamment tentés d’assimiler
l’essentiel du parcours de formation d’une personne, du moins entre quatre et

. Repris de Perrenoud Philippe (2011), « Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de


formation », in Blé 91, Bulletin de liaison des enseignants de l’Essonne, n° 46, avril, p. 5-8.

125
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

vingt ans, au cursus scolaire suivi. Du coup, lorsque deux personnes suivent le
même cursus scolaire, nous avons l’impression que leur parcours de formation est
le même ou « presque le même ».
Cette identité supposée des parcours de formation a été longtemps considérée
comme un gage d’égalité. Jusqu’au jour où l’on a compris que traiter tous les
élèves de manière identique, en dépit de leurs différences, ne faisait que renforcer
les inégalités devant l’école et devant la culture :

Pour que soient favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il faut et il
suffit que l’école ignore dans le contenu de l’enseignement transmis, dans les méthodes
et les techniques de transmission et dans les critères du jugement, les inégalités cultu­
relles entre les enfants des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous les
enseignés, aussi inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, le système
scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture
(Bourdieu, 1966, p. 336).

Ce constat contenait en creux deux propositions complémentaires : la péda-


gogie différenciée et l’individualisation des parcours de formation. Avec le risque
d’une double cécité : croire que l’on traite réellement les élèves comme égaux en
droits et en devoirs et croire que les parcours de formation sont identiques lorsque
les élèves suivent le même cursus scolaire.
Bourdieu ne dit pas que l’indifférence aux différences est la règle, mais
qu’elle suffit à transformer les inégalités initiales devant la culture en inégali-
tés d’apprentissage scolaire. L’indifférence totale aux différences, on ne s’en
approche que dans un cours magistral adressé à un grand nombre d’étudiants
dans un amphithéâtre. Même alors, le professeur noue des interactions privilé-
giées avec quelques étudiants, avant, pendant ou après le cours. Dans une classe
du second ou du premier degré, il est impossible de traiter tous les élèves de la
même manière, ne serait-ce que parce qu’ils prennent des initiatives différentes,
s’opposent à l’intention de les instruire ou coopèrent, sollicitent le professeur ou
tentent de se faire oublier, se mettent au travail ou ne font rien. Même si cette
forme de différenciation se limite en apparence au contrôle de l’activité, elle ne
peut pas ne pas interférer avec des processus didactiques. Cela s’accentue lorsque
le professeur répond aux questions des élèves, circule dans la classe et intervient
lorsqu’il l’estime nécessaire auprès de certains élèves plutôt que d’autres.
Dans certains cas, les professeurs compensent au moins en partie les inégali-
tés extrascolaires, par exemple en offrant une forme de soutien psychologique ou
pédagogique aux élèves en difficulté. Dans d’autres cas, c’est l’inverse, certains
élèves en difficulté sont laissés à l’abandon, d’autant plus faiblement sollicités et
encadrés qu’ils sont peu gratifiants ou que le professeur n’en attend pas grand-
chose. Les différences de traitement peuvent donc, selon les situations, aggraver

126
Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation

ou affaiblir les inégalités initiales devant la culture scolaire. Ce qui montre que
l’enjeu n’est pas de rompre avec une totale indifférence aux différences, mais
de faire en sorte, dans la perspective d’une discrimination positive, de traiter
différemment des élèves différents pour ne pas aggraver les inégalités initiales et
si possible les amenuiser.
Étendons le raisonnement au parcours de formation dans son ensemble.

L’individualisation des parcours : elle existe !


Nul ne peut empêcher l’individualisation des parcours de formation. L’enjeu
est de la maîtriser ! Si un parcours de formation est une suite d’expériences qui
engendrent des apprentissages, on pourrait imaginer qu’en donnant à tous le
même cours et les mêmes exercices, on standardise les expériences, donc les
apprentissages et les parcours. De fait, on standardise au mieux les situations
« objectives » dans lesquelles on place les élèves ou les étudiants. Les situa-
tions subjectives et les expériences sont aussi diverses que les personnes. Tout
simplement parce que la situation subjective et l’expérience d’une personne sont
le produit de ce qu’on lui propose (ou impose) mais aussi et surtout de ce qu’elle
peut et veut en faire.
Les élèves n’appartenant pas au même groupe-classe ne suivent pas exacte-
ment les mêmes cours et ne font pas les mêmes exercices. Voyons en quoi cela
différencie les parcours de formation à programme égal, plus qu’on n’imagine.
Et voyons ensuite pourquoi les élèves suivant le même cursus dans le même
groupe-classe ne vivent pas non plus les mêmes expériences.

Différences entre groupes suivant le même programme


La façon dont le même curriculum formel s’incarne dans chaque groupe diffère
pour de nombreuses raisons, dont on peut rappeler les principales.
1. Le programme n’est qu’un cadre, il reste à peindre le tableau (Chevallard,
1986), ce qui fait forcément appel à la culture de l’enseignant, à son rapport
au savoir, à ses préférences, à sa vision de ce qui est important, intéressant,
nécessaire, facile ou difficile, etc.
2. La plupart du temps, les programmes sont trop chargés pour qu’on puisse
les couvrir intégralement dans une classe ordinaire. Les enseignants allè-
gent donc clandestinement les programmes, chacun à sa manière.
3. Le programme est en général une référence plus abstraite et lointaine
que les manuels et autres moyens d’enseignement. Ces derniers consti-
tuent le vrai programme. Lorsqu’ils sont choisis par les professeurs ou

127
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

les établissements, les contenus de l’enseignement diffèrent sensiblement,


à programme égal.
4. Le professeur choisit, adapte ou construit des démarches didactiques
personnelles qui impliquent nécessairement une interprétation particulière,
un infléchissement singulier du programme, en fonction du traitement
didactique privilégié – plus substantiel, plus convaincant, mieux illustré, plus
réaliste – de certaines notions ou objectifs. Selon son énergie, sa conviction,
son adhésion au programme, sa capacité de mobiliser l’intérêt de ses élèves,
son efficacité didactique, un enseignant fait passer un nombre variable de
notions, savoirs et savoir-faire pendant la même année scolaire.
5. Selon le niveau et les attitudes des élèves, et dans une négociation explicite
ou implicite avec eux, l’enseignant module les contenus pour qu’ils restent
accessibles, conservent un minimum de sens, permettent le fonction­nement
du contrat didactique.
6. Davantage que du programme, qui est une abstraction, le professeur se
soucie des attentes de ses collègues, en particulier ceux qui recevront ses
élèves l’année suivante et jugeront sur la base de leurs acquis le travail
accompli l’année précédente. Le contenu de l’enseignement est partielle-
ment dicté par les attentes réelles ou supposées des collègues qui ensei-
gnent en aval dans le cursus. La culture, le climat pédagogique, le degré
de sélectivité de l’établissement influencent également les exigences et
l’orientation pédagogique dans une école particulière.
7. Les enseignants tiennent compte de la composition sociologique de leur
public, en termes à la fois d’attentes, d’apports culturels et de destinée
probables des élèves en fin de scolarité. De façon générale, l’enseignement
est infléchi en fonction des débouchés scolaires ou professionnels locaux.
Pour toutes ces raisons, les élèves appartenant à deux groupes différents ne
suivent pas en réalité le même programme, contrairement à ce que l’institution
prétend. Bien entendu, c’est un secret de Polichinelle, même pour les parents. On
les rassure en affirmant que ces différences sont mineures, qu’elles tiennent à la
diversité des styles d’enseignement plus qu’aux contenus du programme. Lorsque
les enseignants étaient censés faire la même dictée, à la même heure, à Marseille et
à Strasbourg, il était plus difficile de justifier la diversité des activités. Aujourd’hui,
compte tenu de l’autonomie des enseignants dans la planification aussi bien que
dans les choix didactiques, il est fort difficile de savoir si les différences portent
sur le contenu ou sur la forme de travail ; et de savoir, lorsqu’elles portent sur le
contenu, si elles sont mineures ou très importantes, problématiques ou sans inci-
dences pour la suite.

128
Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation

Différences à l’intérieur d’un même groupe


Il existe aussi de fortes différences dans l’expérience vécue par les élèves au
sein du même groupe, ce qui peut paraître plus surprenant. Cette diversité est
imputable à de nombreux facteurs :
1. Le professeur interagit sélectivement avec les élèves, certains ayant donc
plus que d’autres l’expérience d’être entendus ou interpellés, félicités ou
réprimandés ; quant à la communication non verbale, comment pourrait-elle
être standardisée ?
2. Même dans les classes traditionnelles on travaille parfois en sous-groupes,
en équipes, en plan de travail, le maître n’est plus alors, en permanence,
animateur d’un grand groupe, mais personne-ressource, intervenant au gré
des besoins ou des demandes.
3. La variété des rythmes de travail enrichit ou appauvrit les tâches effectives
des uns et des autres ; ainsi, certains élèves ont le temps de lire ou de jouer,
alors que d’autres peinent constamment à finir leur travail.
4. Espace sonore et visuel, la classe met les élèves à distance inégale de ce
qu’il y a à voir ou à entendre. Ils ne voient et n’entendent donc pas cons­
tamment la même chose.
5. En raison des fluctuations de l’attention, de la concentration, de l’intérêt,
de l’implication de chacun, ce qui se passe en classe échappe aux élèves
mentalement absents. À quoi s’ajoutent les absences effectives, inégales.
6. Même lorsque les élèves sont présents et relativement intéressés, le sens
qu’ils attribuent à ce qui se passe varie fortement selon leurs moyens
intellectuels, leurs stratégies, leur rapport au savoir et au professeur, leurs
enjeux. La coloration affective et relationnelle des contenus est très variable
d’un élève à l’autre.
7. Les élèves adhèrent inégalement à l’intention de les instruire et manifestent
des dispositions variables à en payer le prix. Ils ont une compréhension
inégale de ce que cela implique en termes de travail, de prise de risque,
d’investissement de soi.
8. Il y a de grandes différences dans la disponibilité, l’énergie, le temps investi
dans les situations didactiques, qui entrent diversement en concurrence
avec d’autres préoccupations et d’autres enjeux.
9. Il y a enfin et surtout des inégalités de capital culturel et linguistique, de
ressources intellectuelles, relationnelles, émotionnelles, qui font que la
même tâche n’a pas du tout le même sens, le même intérêt et la même
faisabilité selon les élèves.
Il s’ensuit que même deux élèves qui fréquentent le même groupe-classe
durant toute leur scolarité ne vivent pas les mêmes expériences, donc ne suivent
pas le même parcours de formation et ne font pas les mêmes apprentissages.

129
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Maîtriser l’individualisation des parcours


L’individualisation existe de facto, qu’on le veuille ou non. Si l’on se rend à
cette évidence, l’enjeu n’est pas de créer une individualisation là où il n’y en aurait
pas, mais de la maîtriser, de limiter ses effets pervers et inégalitaires.
• L’individualisation peut aggraver les inégalités, par exemple lorsque les
enseignants les plus expérimentés se concentrent dans les zones résiden-
tielles.
• Elle peut diminuer les inégalités lorsque les professeurs tentent de différen-
cier leur enseignement dans une logique « compensatoire », de favoriser les
défavorisés.
La prise de contrôle de la diversité des parcours n’est pas une fin en soi, mais
un moyen de limiter les inégalités dans l’atteinte des objectifs de formation. On ne
vise pas, faut-il y insister, à uniformiser davantage les parcours de formation, mais
au contraire à les individualiser autrement, de manière plus équitable, intelligente,
négociée, humaine, transparente…
En formation des adultes, la diversité des objectifs est relativement évidente.
Pourquoi proposerait-on des projets identiques à des personnes qui n’ont pas les
mêmes besoins ? La question se pose autrement à l’intérieur d’un cursus scolaire
promettant des acquis identiques à tous ou du moins un niveau minimum de
maîtrise de chaque objectif de formation ouvertement poursuivi. Il s’agit alors
d’individualiser les parcours pour garantir que chacun atteigne au moins ce seuil,
objectif par objectif.
On peut alors jouer sur trois types de mesures :
1. La première mesure concerne les calendriers d’étude. Dans la mesure où le
temps requis pour atteindre les mêmes objectifs varie selon les individus,
individualiser, c’est d’abord rompre avec les programmes annuels et les
horaires standard.
2. C’est ensuite partir de ce que savent les formés, au départ et à chaque
étape, donc dresser régulièrement un bilan individualisé de compétences
et y adosser un plan individualisé de formation, en fonction de la distance
qui reste à parcourir pour rejoindre les objectifs autant que des manques et
des obstacles repérés.
3. Enfin, c’est prévoir des modalités de travail et de formation adaptées aux
contraintes, aux styles, aux manières de travailler et d’apprendre des
personnes, donc pratiquer une pédagogie différenciée.
En formation professionnelle et dans l’enseignement supérieur, pour obtenir
un titre, il n’est plus requis de suivre un cursus complet si l’on peut attester de la
maîtrise de connaissances et de compétences acquises d’une autre manière. On
parle alors de validation des « acquis de l’expérience », expérience professionnelle

130
Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation

souvent, mais aussi personnelle, familiale, syndicale, associative, politique, etc.


En général, une fois les acquis validés, les étudiants sont invités à les compléter
de manière planifiée. Ce qui oblige les écoles à intégrer des étudiants qui n’ont
pas « tout à apprendre ». Du coup, l’individualisation des parcours devient la règle,
puisqu’il s’agit de partir de ce qui est déjà acquis pour tracer un chemin personna­
lisé permettant d’acquérir ou de compléter les connaissances et les compétences
qui font défaut ou sont insuffisantes.
La validation des acquis de l’expérience dans un cadre scolaire pose trois
problèmes qu’on rencontre également en formation professionnelle et dans
l’enseignement supérieur :
1. Le premier est de traduire les acquis dans les termes des connaissances et
compétences visées par tel ou tel cursus scolaire. Dans la vie, le développe-
ment des connaissances et des compétences ne suit pas la logique scolaire,
les acquis ne sont pas constamment nommés, explicités, évalués. Sans
compter que l’évaluation scolaire permet plus souvent de classer les élèves
les uns par rapport aux autres plutôt que de mesurer ce qu’ils savent déjà
pour en déduire ce qu’ils doivent encore apprendre.
2. Le deuxième problème est de construire un parcours personnalisé tenant
compte des acquis aussi bien que des manques de chacun. En formation
des adultes, concevoir des parcours personnalisés n’est pas simple, mais on
ne travaille pas dans une institution essentiellement organisée en groupes-
classes suivant en parallèle le même programme annuel. L’individualisation
des parcours de formation exige une réorganisation fondamentale de l’école,
notamment l’introduction de véritables cycles d’apprentissage pluriannuel
(Perrenoud, 2002 a) et un travail par groupes de besoin constamment
recomposés en fonction des progressions des uns et des autres.
3. Le troisième problème est de gérer des parcours personnalisés dans un
cadre scolaire conçu dans une autre vision. Problème des référentiels,
des outils d’évaluation critériée, des dispositifs didactiques, de la diver-
sification des temps, des espaces de travail, de la pédagogie différenciée
(Perrenoud, 2005, 2010 a). Problème enfin de l’identité et de la formation
des professeurs.
Il n’est pas possible d’aborder ici tous ces problèmes, encore moins de les
résoudre. Ils se posent d’ailleurs dans des termes différents selon le niveau
d’études, selon le cursus considéré et dans une certaine mesure selon les disci-
plines enseignées. Une chose est sûre : au-delà d’une pédagogie différenciée
qu’on peut jusqu’à un certain point pratiquer dans le cadre scolaire actuel, une
individualisation méthodique des parcours de formation exige une autre organi-
sation du travail scolaire et des cursus. Elle ne saurait donc se limiter à quelques
dispositifs ajoutés aux structures en vigueur.

131
6
Savoir organiser le travail scolaire
au-delà de la classe,
une compétence à développer 

L’ organisation du travail est une composante de la formation de nombreux


professionnels. Il n’en va pas de même pour les enseignants. Le concept
même d’organisation du travail ne fait pas partie du monde scolaire, sauf dans son
sens le plus commun.
Certes, dans certains programmes de formation initiale, avec des contenus
et une ampleur très variables, on aborde la question de la « gestion de classe »
(Archambault et Chouinard, 2003 ; Doyle, 1986 ; Evertson, 1987, 1989 ; Fijalkow
et Nault, 2002 ; Legault, 1993 ; Martineau, Gauthier et Desbiens, 1999 ; Maulini,
1999 ; Nault, 1998 ; Rey, 1998 ; Vellas, 2002). En formation, la gestion de classe
est conçue assez souvent comme une composante de la « formation pratique »,
quelque chose qui s’apprend « en stages », par essais et erreurs ou en observant
un enseignant expérimenté lorsqu’il organise l’espace ou planifie les activités et la
progression dans le programme.
L’évolution actuelle des systèmes éducatifs et les obstacles que rencontrent les
réformes conduisent toutefois à défendre les options suivantes :
1. La gestion de classe gagnerait à s’élargir à un champ d’action plus large, plus
large, à dépasser les limites de la salle de classe pour s’étendre à ­l’ensemble
d’un cycle d’étude, voire à l’ensemble de l’établissement (Maulini, 2002 ;
Maulini et Vellas, 2001, 2002 ; Perrenoud, 1999, 2002a, 2002b).
2. Le concept d’organisation du travail est plus adéquat. Il permet des compa-
raisons avec d’autres champs d’activité et des connexions plus implicites
avec les sciences du travail et la sociologie des organisations (Amadieu,
1993 ; Amblard et al., 1996 ; Argyris, 1995 ; Askenazy et al., 2006 ; Clot, 1995,
1999 ; Coutrot, 1999 ; Montmollin, 2001 ; Terssac et Friedberg, 1995).

. Repris de Perrenoud Philippe (2007), Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une
compétence à développer, in Gather Thurler Monica & Maulini Olivier (dir.), L’organisation du travail
scolaire. Enjeu caché des réformes ? (p. 405-428), Québec : Presses de l’Université du Québec.

133
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

3. La formation doit s’appuyer aussi sur les acquis de la recherche sur le travail
des enseignants (Barrère, 2002, 2003 ; Durand, 1996 ; Tardif et Lessard,
1999 ; Vincent, 1994).
4. Les mouvements pédagogiques et les écoles alternatives constituent une
source féconde de réflexions sur l’organisation du travail, dans la mesure
où démarches de projets, apprentissage coopératif et méthodes actives
modifient les espaces-temps de formation.
5. De même, on peut s’appuyer sur les travaux relatifs à la pédagogie différen-
ciée et aux cycles d’apprentissage (Bonnichon et Martina, 1998 ; Meirieu,
1989 a et b, 1990 ; Perreaudeau, 1997 ; Perrenoud, 1995, 1997, 2001, 2002
b, 2005 ; Tardif, 1992).
6. Enfin, les compétences visées dans le champ de l’organisation du travail
doivent être conçues comme individuelles aussi bien que collectives
(Amherdt et al., 2000 ; Le Boterf, 2000 ; Wittorski, 1994, 1996).
Dès lors, la formation des enseignants dans ce domaine devrait être conduite
de façon plus explicite, sur la base d’une véritable conceptualisation, puis inscrite
dans les dispositifs d’alternance et d’articulation théorie-pratique.

La latitude d’organiser son propre travail


Même le travailleur le moins qualifié, le plus assujetti à des prescriptions ou
à des contraintes techniques et matérielles conserve une certaine latitude quant
à la manière d’organiser son travail, par exemple quant à l’ordre dans lequel faire
certaines choses ou enchaîner certains gestes. Toutes les opérations d’entretien,
de rangement, de vérification, de mise en place dans le temps et l’espace, de
reconstitution des ressources ne sont pas prescrites dans le détail. Il reste une
marge d’interprétation et de variation. Elle est parfois conquise par un écart à la
norme, délibéré ou inconscient, parfois laissée volontairement aux opérateurs.
Dans une organisation pratiquant une prescription ouverte, on fait une certaine
confiance aux opérateurs et à leur intelligence des buts, des tâches, des coûts et
des risques. On sait qu’une obsession totale en matière de sécurité ou de confor-
mité finira par stériliser toute initiative et donc affaiblira la productivité. Le monde
du travail a compris, faisant de nécessité vertu, qu’on ne gagne rien à transformer
les êtres humains en automates. La prescription, comme d’autres paramètres,
fonctionne dans la logique du double seuil : en deçà du seuil inférieur, elle laisse la
place à des improvisations inefficaces et dangereuses ; au-delà du seuil supérieur,
l’action professionnelle est prise dans un carcan, l’intelligence humaine gaspillée,
l’adaptation aux conditions concrètes de l’activité affaiblie.
L’autonomie au travail (Chatzis et al., 1999 ; Terssac, 1992) porte dans une large
mesure sur la latitude d’organiser son propre travail : les buts sont assignés, les

134
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

procédures essentielles normalisées et les technologies imposées, mais il reste


une part d’inventivité dans la manière de s’y prendre. Planifier, trouver la bonne
orchestration, le juste enchaînement des activités est sans doute une des sources
de l’estime de soi et du sentiment d’exister comme sujet.
Cette liberté dans l’organisation d’une partie de son travail peut, fût-elle
infime, faire oublier qu’il est en réalité largement structuré par des décisions
prises par d’autres, que la liberté s’exerce sur ce qui reste : ce que le système
n’a pas jugé bon de décider. On peut parler d’une macro-organisation du travail
qui laisse certaines modalités à la discrétion des opérateurs, donc un espace de
micro-organisation dans lequel se déploie le sujet. La réalité est évidemment plus
complexe, dans la mesure où plusieurs niveaux systémiques s’emboîtent les uns
dans les autres, chacun laissant au suivant une certaine marge dans l’organisation
du travail. Il importe par ailleurs de distinguer ce qui relève de chaque sujet et ce
qui fait l’objet de décisions concertées des opérateurs.
Quelle que soit la manière de conceptualiser l’autonomie des travailleurs dans
l’organisation de leur propre travail, on conviendra que les activités profession-
nelles diffèrent considérablement à cet égard. À un extrême, l’autonomie se limite
à de petites variations de style, que l’organisation tolère, voire valorise, parce
qu’elle les estime sans incidences sur la performance : un conducteur de métro ou
de TGV peut négocier les courbes « à sa manière » du moment qu’il reste dans des
limites acceptables en termes de sécurité, de confort des passagers, de dépense
énergétique, de respect des horaires. Le reste est imposé par des technologies ou
des prescriptions détaillées. À l’autre extrême, dans les métiers les plus qualifiés,
seuls des objectifs sont assignés, il appartient au travailleur de s’organiser pour
les atteindre efficacement, à condition de respecter la loi, l’éthique et les « règles
de l’art », elles-mêmes solidaires d’un « état des savoirs ».
Le degré d’autonomie dans l’organisation de son propre travail peut varier à
l’intérieur du même métier, selon la culture des entreprises, les institutions et les
situations locales. On peut toutefois, à une époque et dans une société données,
caractériser chaque métier par le degré d’autonomie des travailleurs relativement
à l’organisation de leur propre travail. Sachant que c’est une moyenne, avec des
fluctuations selon les organisations.
Le processus de professionnalisation d’un métier s’accompagne d’une autono-
mie croissante en ce qui concerne aussi bien l’organisation du travail que le détail
des activités qu’elle ordonne et coordonne. Cette autonomie va de pair avec un
accroissement des responsabilités professionnelles, mais aussi civiles et pénales :
l’employeur ou le client, lorsqu’ils renoncent à prescrire l’organisation du travail,
sont d’autant plus attentifs à la performance du professionnel. L’autonomie est
donc étroitement limitée par les attentes en termes de performance, d’efficacité,
d’efficience, de justesse, de qualité, de justice, de beauté.

135
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Ce n’est pas la seule limite : dès qu’il y a action concertée de plusieurs profes-
sionnels, voire étroite coopération, l’autonomie de chacun est limitée par les
attentes de ses collègues et les interdépendances entre les activités des uns et des
autres. Il y a donc lieu de distinguer autonomie individuelle et autonomie collective
dans l’organisation du travail.
La latitude d’organiser son propre travail peut donc être aliénée de deux
manières bien différentes, même si elles peuvent se combiner en pratique :
– par des décisions prises « en haut lieu », qu’elles s’incarnent dans des règles
ou des artefacts ;
– par des décisions prises entre égaux, mais qui deviennent contraignantes au
moins autant et parfois davantage que des décisions hiérarchiques.
Comment caractériser à cet égard le travail des enseignants ? Il convient de
se garder de toute généralisation : selon les systèmes éducatifs, les niveaux, les
disciplines, les établissements, la part d’autonomie laissée aux enseignants pour
organiser leur propre travail varie considérablement. Les enseignants primaires
ont conquis dans la plupart des pays une autonomie croissante quant à l’ordre
dans lequel ils travaillent les disciplines, quant à la nature et à la durée des
activités proposées et même quant à leur répartition durant la semaine, puisque
le système n’exige plus le strict respect d’une grille horaire et moins encore d’une
grille horaire standard. Sous cet angle, l’enseignement secondaire est pris dans
un carcan lié à la spécialisation des professeurs. Les périodes sont standardi­sées,
la latitude des professeurs se borne à pouvoir demander et parfois obtenir deux
périodes consécutives. À l’intérieur de périodes de 45 ou 50 minutes, les configu-
rations possibles ne sont pas innombrables. La structure classique, cours magis-
tral dialogué suivi d’exercices, est le produit de la grille horaire et de la division du
travail au moins autant que de l’adhésion des professeurs à une pédagogie tradi-
tionnelle ou frontale. N’ayant pas vu fonctionner une autre organisation du travail,
ils la jugent d’ailleurs volontiers impraticable. Pour des raisons structu­relles, il
apparaît donc que les professeurs du secondaire ont une moindre autonomie
d’organisation de leur travail, quand bien même leur formation initiale est plus
longue dans de nombreux pays encore.
Établissements primaires et secondaires semblent en revanche logés à la même
enseigne s’agissant de la formation des groupes-classes, à laquelle président des
règles fixées dans la législation, les conventions collectives et des coutumes
très anciennes, qui privilégient par exemple l’ancienneté plutôt que les projets
d’équipes dans l’attribution des services. Dans certains pays, les effectifs minima et
maxima des classes sont standardisés pour chaque niveau d’études et la prépara-
tion d’une rentrée consiste à respecter ces normes. Dans ce cadre, les enseignants
participent à des transactions locales à la marge, dont sortent les arrangements
qui, en fin de compte, rendent l’organisation réelle des classes compatibles avec

136
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

les contraintes de locaux, le nombre et l’âge des élèves, les ressources humaines.
Il reste que, globalement, les professeurs font avec les élèves que le système leur
attribue. La taille, la structure, l’équipement et la répartition des locaux sont aussi,
dans une large mesure, fixés à des échelons supérieurs de la hiérarchie, souvent
au-dessus de l’établissement.
On pourrait dès lors avancer une hypothèse : quel que soit le niveau, la disci-
pline ou le système éducatif considérés, l’autonomie d’organisation des profes-
seurs est limitée par des règles et des contraintes imposées par le système bien
davantage que par des accords avec des collègues. Du moins aussi longtemps que
l’individualisme est le mode dominant (Gather Thurler, 1994, 2000).
Chaque professeur conquiert une partie de son autonomie effective « contre »
le système, en jouant avec les règles et en cultivant une certaine opacité davantage
qu’en contestant ouvertement les directives. Avec un peu d’expérience, si chacun
se garde de « marcher sur les plates-bandes de ses collègues », si le contrôle par
le chef d’établissement ou l’inspection n’est pas trop serré, si les parents ou les
élèves ne se transforment pas en gardiens de la norme, les professeurs jouissent
d’une certaine autonomie dans l’organisation de leur travail aussi longtemps qu’il
s’exerce entre les quatre murs de la salle de classe. Les associations d’enseignants
se mobilisent lorsque le ministère veut affaiblir cette autonomie. Il y a en revanche
peu d’exemples d’une forte mobilisation pour l’augmenter. Cela ne signifie pas
que les enseignants sont heureux de leur sort, mais que leurs revendications
portent plutôt sur les conditions de travail, les salaires, la sécurité de l’emploi, la
sécurité tout court, la surcharge des programmes, l’inadéquation des manuels, la
lourdeur de l’évaluation ou bien encore le manque de soutien de l’administration
devant les ingérences des parents ou les incivilités des élèves.
Il existe sans doute partout une frange militante ou rebelle à l’autorité qui
revendique davantage de liberté professionnelle. Que cette revendication ne
fasse pas illusion : la plupart des enseignants semblent se trouver globalement
en accord avec la part d’autonomie qu’on leur accorde. Nombreux sont ceux qui,
sans le crier sur les toits, ont le sentiment de pouvoir travailler à leur guise et ne
revendiquent donc pas davantage de liberté. D’autres sont heureux de n’avoir
pas à assumer des décisions à hauts risques, par exemple la programmation des
apprentissages ; à suivre la planification proposée par les méthodologies et les
manuels, on se protège de toute angoisse et surtout de toute contestation, quels
que soient les acquis des élèves au bout du compte.
Si bien que, lorsqu’une réforme propose aux enseignants une plus large
autonomie d’organisation de leur travail, elle peut être combattue pour cette
raison même. Mais elle ne le sera pas ouvertement, car revendiquer un fort
cadrage affaiblirait l’image de la profession. Donner aux enseignants le pouvoir
de prendre en main l’organisation du travail à une plus large échelle répondrait-il

137
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

aux aspirations du plus grand nombre ? On peut en douter. Pour la plupart, les
professeurs ne rêvent pas qu’on leur donne le droit de définir eux-mêmes des
cycles pluriannuels, de construire des espaces-temps de formation et des projets
interdisciplinaires, de créer des groupes de besoin, des modules, des dispositifs
de différenciation originaux. De telles invitations peuvent satisfaire les envies
d’une poignée d’innovateurs, mais se heurter à l’indifférence ou à la résistance du
plus grand nombre.
Faut-il interpréter ce peu d’enthousiasme comme un refus des idées dont
ces dispositifs se réclament ? comme une résistance au changement ? comme
l’expression de la « peur de la liberté » analysée par Éric Fromm ou d’un désir
d’être pris dans un moule ? Sans écarter aucune de ces hypothèses, j’en avancerai
ici une autre : disposer d’une plus forte autonomie d’organisation dans leur travail
met les enseignants en difficulté, parce que certaines compétences leur font
rapidement défaut, en particulier s’il s’agit d’organiser le travail à une échelle plus
large que la classe.
Cette compétence présente une double face :
– maîtriser conceptuellement et pratiquement des formes d’organisation plus
complexes ;
– parvenir à négocier l’organisation du travail avec les collègues.
Sans doute la distinction n’est-elle pas aussi nette : l’art de construire des
compromis tient aussi à la maîtrise des aspects techniques de la controverse,
qui permet par exemple de « bricoler » des arrangements conciliant habilement
plusieurs logiques. Il importe, par exemple, que toute organisation ménage une
part d’autonomie à chacun, voire d’opacité des pratiques.

Apprendre à organiser le travail au-delà de la classe


Un enseignant expérimenté sait organiser son travail dans l’espace et le temps de
sa classe, dans le cadre d’un programme annuel et d’une discipline. Lorsqu’on propose
à une équipe d’enseignants la responsabilité collective d’un cycle d’apprentissage
pluriannuel fonctionnant selon des objectifs de fin de cycle et pri­vilégiant la diversité
des parcours, donc un pilotage individualisé, critérié et formatif des progressions, les
compétences classiques de gestion de classe atteignent leurs limites. Elles retrouvent
cependant leur validité dès que se reconstitue un espace-temps de formation proche
du connu. C’est pourquoi nombre d’équipes censées gérer un cycle pluriannuel
réinventent rapidement une division du travail orthodoxe : chacun retrouve « sa »
classe, chacun assume la responsabilité d’un an de programme, chacun retrouve
la forme scolaire qu’il a lui-même connue lors de sa scolarité. Cette structure de base
autorise des « décloisonnements », qui souvent restent les seules parenthèses dans
le découpage ordinaire des espaces et des responsabilités.

138
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

Ce repli est parfaitement normal et, dans une large mesure, rationnel : si l’on perd
la maîtrise des opérations en raison de la trop grande complexité de l’organisation
du travail, il est raisonnable de reconstituer au plus vite des unités plus petites. Les
enseignants qui ont construit une « usine à gaz » finissent par la désavouer, chacun
se repliant alors « sous sa tente ». C’est moins fatigant, moins anxiogène et sans
doute plus efficace. Les schémas « un maître, une classe » et « un bâtiment scolaire
avec des salles de classe bien séparées » exercent une telle attraction que l’on revient
sans mal à la case départ, d’autant plus confortablement que les parents retrouvent
alors leurs marques : l’école ressemble à celle qu’ils ont connue.
Il se peut que ce simulacre de réforme arrange tout le monde : le système
prétend travailler en cycles pluriannuels, mais, sauf ici ou là, il fonctionne presque
comme avant. Ce faux-semblant réunit les avantages symboliques d’un discours
novateur et les avantages pratiques d’une organisation du travail quasi inchangée.
C’est ainsi que les systèmes éducatifs ayant adopté les cycles pluriannuels ont
conservé la terminologie des degrés annuels.
Plutôt que de s’étonner ou de se lamenter, on ferait mieux de s’appliquer à
comprendre pourquoi les professeurs ont tant de mal à concevoir et à négocier
l’organisation du travail à l’échelle d’un cycle pluriannuel, pourquoi la tentation
est si forte de réinventer la classe et sa fermeture. On pourrait distinguer trois frac-
tions au sein du corps enseignant :
– ceux qui sont très vite à l’aise à plus large échelle, parce qu’ils étouffaient
dans l’espace confiné d’une classe et d’un programme annuel ; ce sont les
leaders dans l’appropriation d’un champ plus vaste, mais ils peuvent mena-
cer leurs collègues ;
– ceux qui sont acquis au principe des cycles d’apprentissage, mais ont du mal
à les faire fonctionner et se replient sur des espaces-temps plus familiers
dès qu’ils rencontrent des obstacles ou des conflits ;
– les adversaires, ceux qui ne cherchent même pas à fonctionner en cycles
pluriannuels parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt ; cette position peut être
renforcée par la crainte de ne pas savoir maîtriser de plus vastes espaces-
temps ; c’est le cercle vicieux classique : le manque de compétences nourrit
des réticences à passer à l’acte, alors que ces dernières empêchent de déve­
lopper les compétences nécessaires.
Ceux qui sont très à l’aise dans des décloisonnements, des cycles pluriannuels,
des projets interdisciplinaires doivent peut-être cette aisance à des compétences
construites dans un mouvement pédagogique ou dans l’action syndicale, politique,
associative, sportive, ou encore à travers l’exercice antérieur d’une autre profession.
Il ne s’agit donc pas seulement de proposer des outils à ceux qui en cherchent,
mais de conceptualiser à plus large échelle l’organisation du travail propre aux cycles
d’apprentissage, en explicitant les connaissances et compétences qu’elle exige et

139
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

en donnant l’occasion de les acquérir, en formation initiale ou continue, sans faire


comme si elles étaient ipso facto une composante de l’expertise de tout enseignant.
C’est vrai pour le travail en cycles d’apprentissage pluriannuels, mais on peut
tenir le même raisonnement à propos du travail interdisciplinaire, des pédago-
gies de projet, du travail par situations-problèmes, des dispositifs de pédagogie
différenciée ou du travail sur le transfert et la mobilisation des acquis.
Dans tous les cas, un choix curriculaire, didactique ou pédagogique a des
incidences sur l’organisation du travail. On sous-estime souvent le fait que ces
nouveaux dispositifs exigent de nouvelles compétences.
On dira par exemple, sans mesurer exactement l’expertise requise, qu’il faut :
– piloter des parcours individualisés pour que chaque élève atteigne des
objectifs de fin de cycle ;
– aménager dans le temps et l’espace scolaire des zones dédiées à des objets
ou problématiques interdisciplinaires (ou à des domaines de vie, voire au
développement de compétences transversales) ;
– recomposer les groupes d’élèves, constituer des groupes de besoin ou de
niveau, des modules intensifs, des semaines de remédiation ;
– mettre le temps et l’espace scolaires au service de projets collectifs d’enver-
gure se développant sur des semaines ou des mois et appelés à coexister
avec le travail par disciplines ;
– créer des situations « porteuses de sens », productrices d’énigmes, de
conflits sociocognitifs, de questions, de sorte à alimenter une quête et une
construction de connaissances nouvelles ;
– confronter les élèves à des situations complexes appelant une mobilisation
de leurs acquis.
Toutes ces injonctions, dont je ne discute pas ici les raisons, invitent les
enseignants à repenser l’organisation du travail pour optimiser les processus
d’apprentissage et donc à développer de nouvelles compétences.
Ceux qui n’adhèrent pas au principe d’éducabilité et aux pédagogies différen-
ciées, ceux qui rejettent la conception constructiviste des apprentissages, ceux qui
pensent que le travail par projets n’est que du désordre et du temps perdu, ceux-là
ne seront pas confrontés aux limites de leurs compétences, puisqu’ils ne tenteront
pas de mettre en œuvre ces nouveaux dispositifs.
Ceux qui s’y essaient de bonne foi se heurteront à des obstacles qui les
conduiront à mettre en doute la faisabilité des dispositifs proposés : « C’est bien
joli en théorie, mais en pratique, comment faire ? » Ou encore : « Je voudrais bien y
arriver, mais je manque de temps, d’espace, de ressources et de compétences. »
L’inadéquation des conditions de travail et du contexte institutionnel masque
souvent la limite des compétences. Dans des espaces qui ne s’y prêtent pas, avec

140
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

des programmes pléthoriques ou des classes surchargées, une évaluation formelle


et une sélection omniprésentes, dans une culture ultra-individualiste, dans des condi-
tions matérielles ou psychologiques précaires, la question des compétences passe au
second plan. À l’impossible, nul n’est tenu. Certains pédagogues de génie peuvent
sans doute réaliser des miracles avec quelques bouts de ficelle, dans une étable
désaffectée, mais on ne peut fonder une école de qualité sur de telles exceptions.
Lorsque les espaces, les ressources, les conditions de travail, les politiques
institutionnelles sont acceptables, voire favorables, lorsque les programmes et
les modalités d’évaluation n’empêchent pas les enseignants de mettre en œuvre
ce qu’on leur recommande par ailleurs, le manque de compétences peut devenir
l’obstacle majeur.
Faut-il travailler à le surmonter alors que, dans tant de systèmes, le dénue-
ment des écoles et les incohérences de la politique éducative sont des obstacles
bien plus immédiats et massifs ? À quoi bon former les enseignants à des pédago-
gies constructivistes ou au travail en équipe et en cycle si tout interdit la mise en
œuvre de ces « belles idées » ? On peut raisonner dans l’autre sens, cependant,
et se dire que des enseignants capables de mettre en place de nouvelles formes
d’organisation du travail seront plus lucides et disposeront des moyens concep-
tuels d’identifier les obstacles et notamment de décortiquer et de dénoncer les
injonctions paradoxales que leur adresse le système éducatif.
Il n’est pas inutile en tout cas d’identifier de manière plus précise les compé-
tences manquantes pour que les enseignants s’emparent de l’organisation du travail
à plus large échelle que leur classe, leur discipline, leur année de programme.

Y a-t-il des compétences générales d’organisation du travail ?


Les compétences qui viennent d’abord à l’esprit sont souvent spécifiques :
définir, constituer, animer un groupe de besoin ou un module s’inscrit dans une
pédagogie différenciée. Pratiquer une pédagogie coopérative ou des démarches
de projet conduit aussi à regrouper les élèves, mais pour d’autres raisons.
Existe-t-il des compétences générales indépendantes des intentions et des
dispositifs, par exemple des compétences à former des groupes d’élèves, à
diviser le travail, à planifier des activités, à gérer le temps, l’espace, le matériel ?
Pour pratiquer une pédagogie différenciée, il faut avoir des outils d’évaluation
formative. Pour travailler par projets ou par problèmes, il faut maîtriser d’autres
compétences, relatives par exemple au partage du pouvoir avec les élèves ou
à la traduction d’objectifs d’apprentissage en situations susceptibles de dévelop-
per ces apprentissages pour résoudre un problème. Pour gérer des progressions
sur plusieurs années, il faut être capable de conceptualiser les objectifs de fin de
cycle, mais aussi de les traduire en balises, en points de repère plus rapprochés.

141
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Mais dans tous les cas, il faut « sortir du cadre », repenser une partie du système
plutôt qu’aménager l’espace-temps qu’il assigne à chacun.
Dans certains secteurs professionnels, l’organisation du travail est une disci-
pline en soi, avec son langage, ses modèles théoriques, son histoire. L’organisation
du travail chez Volvo ou Toyota sont des références, chacun connaît la manière
dont on a conçu la Clio chez Renault, etc. On peut définir une expertise spécifique
en organisation du travail, avec ses concepts et ses outils propres.
Il se peut que le monde scolaire parvienne un jour à ce degré d’expertise spéci-
fique. Avec son revers : la science de l’organisation du travail confie à des experts
ce qui, dans l’école, était et reste décidé par la hiérarchie. Dans les deux cas,
l’organisation du travail est confisquée par des tiers.
Dans la perspective d’une plus forte professionnalisation du métier d’enseignant,
il me semble plus fécond et cohérent, dans l’immédiat, d’axer la formation des ensei-
gnants non pas sur l’organisation du travail en général, mais sur la composante
« organisation du travail » de dispositifs pédagogiques et didactiques articulés à
des intentions particulières. Autrement dit, il me semble plus fécond d’apprendre à
concevoir et à maîtriser l’organisation du travail dans des champs particuliers, sans
rêver de former d’abord des organisateurs qui appliqueraient ensuite leurs modèles
à n’importe quel dispositif didactique. Il y a des domaines où l’organisation du
travail ne s’intéresse pas au contenu des activités mais uniquement à leur coordina-
tion, à leur répartition. Ce niveau d’abstraction n’est pas de mise en formation.
Certes, tous les dispositifs prétendent, en dernière instance, optimiser les
apprentissages et se réclament d’une forme de rationalité. Ils privilégient toutefois
des médiations différentes. Les uns cherchent à optimiser l’implication des élèves
dans la tâche ou à transformer leur rapport au savoir, d’autres recherchent une
« éducation sur mesure » ; d’autres encore visent à accentuer la coopération et le
conflit sociocognitif ; à travailler la mobilisation des acquis ou leur intégration par-
delà les frontières des disciplines. Chacune de ces intentions pose des problèmes
spécifiques d’organisation du travail, étroitement liés aux médiations et stratégies
retenues pour optimiser les apprentissages.
Est-ce à dire qu’il faut éviter de faire de l’organisation du travail une thématique
particulière de formation des enseignants, qu’elle doit en quelque sorte être répar-
tie entre diverses approches, avec le risque d’être diluée, voire de disparaître ? La
question évoque une problématique semblable, celle du traitement de l’évaluation :
faut-il en faire l’objet d’un traitement autonome ou est-elle une facette de chaque
didactique disciplinaire ? Dans l’idéal, il serait préférable d’intégrer l’évaluation à
chaque didactique. Dans la vraie vie, il est plus sûr de la traiter aussi en tant que
telle, d’en proposer une approche transversale, sans dispenser les didactiques
des disciplines de l’aborder à leur manière. C’est ainsi qu’on peut aborder de
manière transversale les notions d’objectifs, de bilan, de certification, de critères

142
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

de maîtrise, de portfolio, de régulation, de remédiation, d’auto-évaluation, de


métaco­gnition, non pas sans référence à des contenus d’enseignement, mais en les
prenant comme exemples, dans diverses disciplines.
On pourrait raisonner de même pour l’organisation du travail. Avec une
différence de taille cependant : l’approche « généraliste » ne se limiterait pas
aux diverses disciplines enseignées, elle porterait aussi sur des intentions et des
dispositifs déjà transversaux : le travail en cycle, par projets, par recherches ou
par situations-problèmes n’appartient en propre à aucune discipline et peut se
décliner dans toutes ou presque.
Il s’ensuit que la formation à l’organisation du travail pourrait être doublement
transversale.
• Elle examinerait sous l’angle de l’organisation du travail des dispositifs
en vigueur dans les diverses disciplines enseignées, des plus classiques
(cours magistral et exercices) aux plus récents (recherches, plan de travail,
contrats, expériences, travaux autonomes encadrés).
• Elle s’intéresserait aussi à des dispositifs créés d’emblée en pensant à
toutes les disciplines : groupes de niveau et de besoin, cycles pluriannuels,
apprentissage coopératif, démarches de projets.
Mon propos n’est pas ici de dresser pour chaque cas de figure un référentiel de
compétences relatives à l’organisation du travail. Non que ce soit impossible ou
inutile. Il faudrait simplement disposer du temps et de la place nécessaires pour :
1. décrire ces dispositifs et leurs intentions, identifier les décisions qu’exigent
leur conception et leur pilotage ;
2. isoler dans chacun ce qui relève de l’organisation du travail proprement
dite, par opposition aux compétences relatives au curriculum ou aux
processus d’apprentissage ;
3. nommer les compétences en jeu et identifier les ressources cognitives
qu’elles mobilisent.
C’est un tel travail que devraient engager les auteurs d’un curriculum ou
les responsables d’une unité de formation centrée sur l’organisation du travail
scolaire. Le curriculum qui en sortirait couvrirait ce qu’on entend ordinairement par
gestion de classe, mais s’élargirait en prenant en compte :
– des dispositifs alternatifs développés par la recherche ou les mouvements
pédagogiques ;
– des organisations s’affranchissant des limites de la classe.
Il me semble plus utile ici d’insister sur trois axes de formation à la fois complé-
mentaires et relativement indépendants des dispositifs et des disciplines.

143
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Trois axes de formation


Je retiendrai le rapport à l’organisation du travail, le changement d’échelle et
la dimension collective et les outils conceptuels pour penser l’organisation du
travail.

Le rapport à l’organisation du travail


Dans de nombreux secteurs de la production, qu’elle soit agricole, industrielle
ou tertiaire, la notion d’organisation du travail fait partie de la culture profession-
nelle et de son langage. Cela signifie que chacun sait :
– qu’il y plusieurs manières d’organiser le travail, mais que certaines sont plus
efficaces que d’autres ;
– que l’organisation du travail exerce une influence importante sur l’identité au
travail, la fatigue, le stress, l’interdépendance, le contrôle, l’empowerment
des opérateurs et leur autonomie.
Dans le métier d’enseignant, rien de tel. Chacun comprend ce que signifie
« organiser le travail », mais cette notion relève du sens commun et s’applique
plutôt aux aspects les plus pratiques du travail en classe. Un enseignant primaire
aura l’impression d’organiser le travail lorsqu’il prépare du matériel pour que
les élèves puissent manipuler, observer, expérimenter. On traite des problèmes
d’organisation par diverses entrées toutes légitimes : dispositifs didactiques,
gestion de classe, planification.
Est-ce un handicap ? Peut-être. Dans les secteurs où le concept d’organisation
fait partie de la culture commune, certaines questions peuvent être posées et
débattues : à quel niveau organise-t-on le travail ? Qui en décide ? Quel est le para-
digme dominant ? La structuration par l’organisation passe-t-elle avant tout par
des technologies, des aménagements du temps et des espaces ou des prescrip-
tions ? Que font les concurrents ? À quelles catégories d’opérateurs ou à quel
niveau hiérarchique telle ou telle organisation du travail profite-t-elle ?
Dans l’enseignement, ces questions ne sont pas posées. En schématisant, on
pourrait soutenir que l’organisation du travail est un « allant de soi », parfois un
impensé. Chaque enseignant :
– organise le travail dans sa classe sans identifier cette activité comme telle ; il dit
et se dit qu’il prépare ses cours, planifie des séquences, conçoit des dispositifs ;
sa réflexion sur l’organisation est imbriquée à une réflexion sur les contenus,
les méthodes, la coopération des élèves et en devient indissociable ;
– s’inscrit dans une organisation du travail à l’échelle du système et de
l’établissement qui lui semble un donné, un « déjà-là », parfois associé à la
forme scolaire elle-même ; il semble exister de toute éternité des classes,
des disciplines, une grille horaire, des manuels ; la faible connaissance

144
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

de l’histoire de l’école et des autres systèmes n’arrange rien : les profes-


seurs sont enfermés dans l’organisation du travail qu’ils connaissent, qu’ils
ont vécue comme élèves, que collègues, parents, élèves, cadres trouvent
« normale », évidente.
On ne peut développer une « culture de l’organisation du travail » que par
une démarche d’analyse et de comparaison, entre époques, entre systèmes,
entre secteurs de production. Les enseignants en formation gagneraient par
exemple à comprendre comment le système scolaire s’est organisé sous sa forme
­actuelle (Giolitto, 1983) aussi bien qu’à savoir comment se posent les problèmes
d’organisation du travail dans une boucherie, une librairie, un aéroport, un service
hospitalier, un restaurant.
Pour s’autoriser à repenser l’organisation du travail, il faut la concevoir comme
une variable changeable, comme un construit rationnel, la réponse à une question :
comment optimiser tel résultat en respectant diverses normes et valeurs (sécurité,
droit des personnes, confidentialité, etc.) ? Sans doute cette formation ne va-t-elle
pas sans une initiation aux sciences du travail et à la sociologie des organisations.

Le changement d’échelle et la dimension collective


Sauf dans les écoles alternatives ou réellement engagées dans un projet collec-
tif, l’organisation du travail au niveau du système ou de l’établissement apparaît
encore un produit de l’activité de cadres ou de spécialistes. Une sorte de Yalta
circonscrit les territoires :
– au système reviendrait la rédaction des programmes, la formation des clas-
ses, la définition de la grille horaire, le découpage de l’année en périodes, le
rythme et la nature des évaluations formelles ;
– aux professeurs appartiendrait l’art de « faire la classe » à l’intérieur du
cadre ainsi fixé.
Tous les professeurs ne sont pas heureux du cadre de travail que le système
ou leur établissement leur assignent : dans toute bureaucratie, les opérateurs de
la base se demandent « à quoi pouvaient bien penser ceux qui ont pris les déci-
sions ». La plainte s’enracine dans l’idée que les concepteurs n’ont sans doute
jamais mis les pieds dans une classe, un bus, un atelier, un centre de tri postal, une
tour de contrôle, un supermarché ou une centrale nucléaire, ou alors seulement
« en touristes », sans se rendre compte de la réalité des tâches et des contraintes.
Comme les autres travailleurs, les enseignants souhaitent qu’on les écoute davan-
tage au moment de configurer leur travail.
De là à penser qu’ils pourraient être auteurs de l’organisation du travail… Ce
pas est rarement franchi, même en ces temps de discours sur la professionnalisa-
tion du métier. Les professeurs ne revendiquent pas ce pouvoir. Si on le leur offre,
ils sont plus embarrassés que ravis. Sans doute chacun mesure-t-il que ce pouvoir

145
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

ne peut être exercé que collectivement : il n’y a qu’une grille horaire, qu’une
répartition des élèves, qu’une structuration en cycles pluriannuels. Si chacun rêve
d’une organisation du travail parfaitement conforme à ses besoins, beaucoup
déchanteront lorsqu’ils se rendront compte que les compromis collectifs :
– prennent du temps et de l’énergie ;
– suscitent des conflits entre égaux ;
– privent de la possibilité de se plaindre de l’administration ;
– ne sont en fin de compte pas moins contraignants que les décisions de la
hiérarchie ;
– créent des obligations « morales » par rapport aux collègues.
Ces craintes et réticences n’ont rien d’irrationnel. La formation ne peut espérer
les neutraliser que si elle présente des modèles convaincants d’organisation
collective du travail au sein de groupes de professionnels. Les enseignants qui
travaillent véritablement en équipe savent que c’est possible, sinon facile. Les
autres n’y croient pas.
L’obstacle majeur au travail d’équipe n’est pas le refus de travailler avec
d’autres adultes, c’est la crainte que le collectif aboutisse à une organisation du
travail moins efficace et/ou plus contraignante que celle qu’impose la hiérarchie.
Pour dépasser cette conviction, il importe d’étudier des modèles de coopération
professionnelle à la fois efficace et vivable pour les individus. Les décisions collec-
tives peuvent être, paradoxalement, plus tyranniques pour les personnes que les
décisions bureaucratiques. Le leadership exercé par des professionnels sur leurs
collègues, ou par un groupe de professionnels sur ses membres, peut être plus
envahissant qu’une autorité formelle. Et le contrôle est plus difficile à déjouer :
on peut donner le change à ses supérieurs s’ils « ne sont pas du bâtiment », il est
difficile de tromper ses collègues. Ils savent décoder les signes de l’activité réelle,
même si la porte de la classe demeure fermée.
Il ne suffit pas de travailler en formation sur la communication, la coopération,
la décision, l’autonomie des personnes, même si c’est utile. Penser les coûts et
les bénéfices de la coopération exige une formation inspirée de la sociologie, de
l’ergonomie, voire de l’économie du travail : les contraintes du collectif ne peuvent
être justifiées que par le gain de temps, d’efficacité, de pertinence, de sécurité
qu’assure une action concertée. Aussi longtemps que la réflexion sur l’organisation
et la division du travail reste intuitive et défensive, aussi longtemps que les acteurs
ne parviennent pas à s’identifier à l’organisation dans son ensemble et à relier
leur action propre aux objectifs communs, le chacun pour soi leur semblera plus
confortable et pas moins efficace. Une formation aux dimensions collectives de
l’organisation du travail passe par une réflexion sur l’empowerment, les écoles
efficaces, l’effet-établissement.

146
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer

Les outils conceptuels pour penser l’organisation du travail


Dans le même ordre d’idées, il ne serait pas inutile d’offrir quelques outils concep-
tuels pour penser les problèmes d’organisation du travail. N’importe quel manager a
une idée du taylorisme et de ses antidotes. Il peut comparer les avantages respectifs
d’une chaîne de montage et de tâches recomposées, en termes de productivité,
flexibilité, réponse aux imprévus, effets sur l’identité, la solidarité, la fatigue, le moral
des opérateurs. Lorsqu’on lui parle de flux poussés ou tendus, de « just in time »,
de gestion des compétences, de groupes semi-autonomes, de gestion de la qualité
totale, de management par les objectifs, il ne dit pas que c’est du chinois.
Les gens d’école peuvent certes se moquer de la « culture du management » et
des mots savants qui déguisent souvent des platitudes. Au risque de dire des banali-
tés dans un jargon hermétique, mesurons le risque inverse : ne penser l’organisation
du travail qu’avec des notions de sens commun. Lorsque Caroll (1965) propose l’idée
simple de « time on task », il apporte un outil essentiel pour examiner une organisa-
tion du travail particulière : combien de travailleurs sont-ils investis dans leur tâche
et pour combien de temps ? S’ils ne le sont pas ou pas suffisamment, est-ce par
manque de conviction ? paresse ? fatigue ? Est-ce par « chômage technique », dans
l’attente d’une ressource occupée, d’une autorisation ou d’une aide ? En raison d’une
incertitude sur la tâche à accomplir ? Par méconnaissance des urgences ? En raison
d’une confusion des rôles des uns et des autres ou d’une division du travail peu fonc-
tionnelle ? Ou encore par peur de mal faire ? Dans une classe comme dans un atelier,
s’investir dans l’activité est une condition nécessaire de la production.
L’adéquation entre la tâche et les compétences de l’opérateur est un autre
angle de vue. Une organisation du travail peut gaspiller des ressources en plaçant
des opérateurs surqualifiés devant des tâches trop faciles ou des opérateurs peu
qualifiés devant des tâches qui les dépassent. C’est toute la problématique d’une
pédagogie différenciée.
On peut aussi s’intéresser aux transitions entre les activités différentes, aux
déplacements, changements de matériel, de posture physique ou mentale, de
partenaires. Certaines organisations du travail favorisent la continuité, d’autres un
zapping permanent et épuisant.
Autre approche : certaines organisations du travail ne synchronisent pas les activi-
tés sans pour autant sombrer dans le désordre. Comment font-elles alors que d’autres
règlent tout par la standardisation non seulement des tâches, mais des temps ?
Comment l’organisation du travail traite-t-elle la problématique du contrôle
et de l’autonomie ? Comment trouve-t-elle un équilibre entre excès et défaut de
prescription, d’accompagnement, de régulations ? Comment évolue-t-elle, y a-t-il
une mémoire des incidents critiques, des bonnes idées, des apprentissages expé­
rientiels, des découvertes heureuses, des impasses et des risques ?

147
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Pour se poser ces questions, il faut d’abord se préoccuper de l’efficacité de


l’organisation scolaire. Or, l’efficacité est une notion qui ne plaît pas aux gens
d’école, comme si elle était par définition aux antipodes de leurs valeurs huma­
nistes. C’est absurde : une école équitable est nécessairement une école efficace,
qui permet d’apprendre à ceux qui ne se débrouillent pas quels que soient la péda-
gogie, le programme et l’organisation du travail. Certes, la culture de l’évaluation
est en train de faire de l’efficacité l’étendard d’une reprise en main musclée des
systèmes éducatifs. Peut-être ne fallait-il pas laisser cette problématique aux
économistes et politiciens néolibéraux, elle est au cœur du projet démocratique :
à quoi sert une intention d’instruire qui n’aboutit que pour les héritiers ?
Il faut aussi, pour saisir l’intérêt d’une conceptualisation de l’organisation
du travail au-delà du sens commun, adopter une posture analytique, essayer de
comprendre les effets de telle ou telle organisation du travail et les médiations par
lesquelles ils s’exercent. Ce qui renvoie à la figure du praticien réflexif aussi bien
qu’à la formation des enseignants en sciences humaines et sociales…

S’approprier le concept d’organisation du travail


L’organisation du travail n’est pas un concept familier aux enseignants, pas
plus d’ailleurs qu’à la majorité des formateurs d’enseignants. Les institutions
de formation ne le mobilisent guère pour penser et optimiser leur propre fonc-
tionnement.
L’une des manières de s’approprier ce concept est donc de travailler sur les
représentations, d’identifier dans le curriculum les unités de formation dans
lesquelles on aborde la question de l’organisation du travail et de décrire comment ;
de repérer aussi les unités de formation qui pourraient aborder cette probléma-
tique de façon pertinente mais ne le font pas. Sans renoncer pour autant à intégrer
au curriculum, au moins à titre expérimental, des modules portant directement sur
ce thème, au moins pour sensibiliser à cette composante de la réalité.
La prise de conscience de la problématique de l’organisation du travail ne
construit pas encore des compétences, mais c’est un préalable : qui voudrait dével-
opper des compétences s’il ne perçoit pas les problèmes qu’elles permettent de
résoudre ? Or, l’organisation du travail ne devient un problème mobilisateur qu’à
la condition d’apparaître une construction volontariste et rationnelle, à optimiser,
plutôt qu’une évidence (on ne voit pas comment faire autrement), un héritage
de la tradition (on a toujours fait comme ça) ou une décision venant de sphères
de pouvoir inaccessibles (nous n’avons rien à dire). Considérer l’organisation du
travail comme une variable changeable est un premier pas, qui reste largement
à faire en éducation. La voir comme l’affaire collective des enseignants en est un
deuxième. Ces deux pas en appelleront un troisième : intégrer cette dimension au
référentiel de compétences des professeurs.

148
Conclusion
Une école juste et efficace

U ne école juste est une école qui tient ses promesses pour tous ses élèves,
quels que soient leur origine, leur genre, la condition sociale de leurs
parents, etc.
Il s’ensuit qu’aucun système éducatif n’est entièrement juste, puisqu’aucun
n’atteint ses objectifs pour tous les élèves : partout, il y a beaucoup d’appelés et
peu d’élus. Fatalité ? Non, car l’efficacité n’est pas distribuée au hasard : globale-
ment, l’école est efficace pour les élèves qui y arrivent dotés :
– d’un « capital culturel scolairement rentable » ;
– d’un désir de s’approprier des savoirs scolaires ;
– et d’un environnement susceptible de les soutenir dans leur travail scolaire
et leurs orientations.
Symétriquement, elle est peu efficace pour les élèves dont le capital culturel
ne les prépare pas aux apprentissages, qui n’ont pas envie d’apprendre et dont
l’entourage n’a pas les moyens, les compétences, le temps requis pour soutenir
leur scolarité.
On sait, depuis les années 1970, qu’il y a une forte corrélation statistique
entre chances de réussite scolaire et niveau d’instruction des parents. Ce n’est ni
le revenu, ni l’origine nationale qui font la différence, mais le degré de proximité
entre la culture scolaire et la culture des parents. Cette proximité est évidemment
d’autant plus forte que les parents ont longuement fréquenté l’école et en sont
sortis avec des connaissances et des diplômes.
« On ne prête qu’aux riches » : l’école fonctionne largement selon ce principe.
À ceux qui ont « tout pour apprendre », elle permet effectivement d’apprendre ;
auprès de ceux auxquels ces atouts font défaut, elle peine à tenir ses promesses.
Les mécanismes sont subtils et nombreux. Rappelons les principaux.
1. Au départ, les enfants sont à inégale distance de la culture scolaire, par
exemple la lecture et le rapport à la langue écrite ; les uns en sont très
éloignés, elle leur est étrangère, ils ont un immense chemin à parcourir ;
d’autres baignent dans une famille qui non seulement valorise la lecture,
mais l’enseigne et l’inscrit dans un ensemble de pratiques culturelles.

149
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

2. En dépit de ces distances inégales, on propose aux élèves de même âge


un enseignement faiblement différencié. Le redoublement est une mesure
de différenciation sommaire, peu efficace, qui intervient tardivement et de
manière peu ciblée.
3. L’école évalue des connaissances, des attitudes, des compétences acquises
en dehors d’elle, par exemple le raisonnement ou l’expression orale, de
manière très inégale selon les familles.
Si rendre l’école plus juste consiste à la rendre efficace pour un plus grand
nombre, il faut évidemment s’attaquer à ces mécanismes. Ce n’est pas simple.
Mais les premiers obstacles se présentent en amont. Les forces conservatrices
s’accommodent très bien de l’inégalité. Elles veulent une école assez performante
pour que l’économie tourne et que l’ordre social ne soit pas menacé. Parmi ceux
qui veulent démocratiser l’accès aux savoirs, les divergences sont hélas assez
nombreuses. Les forces de changement se neutralisent réciproquement plutôt que
de se liguer. Je n’évoquerai ici que deux divergences majeures :
– une inégale adhésion aux objectifs de la formation, à la conception et aux
contenus de la culture scolaire en vigueur ;
– un rapport différent à l’efficacité, que certains recherchent (avec des nuances
et des conditions) et que d’autres rejettent radicalement, jugeant cette idée
gestionnaire, antihumaniste, néolibérale.
Ces deux problèmes doivent être travaillés, parce qu’ils divisent ceux qui
veulent rendre l’école plus juste. À supposer qu’on puisse trouver un accord, il
restera à penser des stratégies de lutte contre l’échec scolaire et à faire compren-
dre qu’elles visent à élever le niveau de formation plutôt que l’inverse !

Une inégale adhésion aux objectifs de la formation


Pourquoi voudrait-on que l’école soit efficace si l’on n’adhère pas aux objectifs de
la formation ? Il serait alors logique de la souhaiter « aussi inefficace que possible ».
Les antimilitaristes ne rêvent pas d’une armée efficace. Les défenseurs des droits de
l’homme ne rêvent pas d’une police politique ou de tortionnaires plus efficaces.
Sans s’opposer à la forme scolaire, une partie de nos concitoyens estiment
que la culture scolaire est soit trop uniforme, soit définie de manière inadéquate
en regard de leur conception de l’individu et de la société. Lorsqu’on se trouve
fortement minorisé ou marginalisé dans le processus de décision qui donne ses
contours à la culture scolaire d’un pays ou d’une région, on peut effectivement se
réjouir de la relative inefficacité de l’école. C’est ainsi que dans un pays totalitaire,
où l’école est aux mains d’un parti unique, d’une junte, d’une théocratie ou d’un
dictateur, tous les dissidents et opposants au régime souhaitent qu’elle échoue
à transmettre des valeurs et des connaissances qu’ils désavouent. Cet échec leur
paraît la condition d’une liberté de pensée, donc d’une rupture avec le régime.

150
Une école juste et efficace

Dans une société plus démocratique, le refus d’adhérer aux décisions majori-
taires s’apparente moins nettement à une désobéissance civile au nom des droits
humains. Il demeure qu’une faible adhésion à certains objectifs de la scolarisa-
tion n’incitera pas à se plaindre s’ils ne sont pas atteints, bien au contraire. Par
exemple, si l’on estime que certaines attitudes et compétences visées par l’école
obligatoire visent à adapter les élèves aux besoins à court terme de l’économie
et à garantir leur docilité dans les entreprises et devant l’ordre injuste du monde,
pourquoi voudrait-on qu’un tel système scolaire arrive à ses fins ? Seule sa faible
efficacité le rend tolérable.
Il n’y a jamais total consensus sur les objectifs de la formation et les contours
de la culture scolaire. Ceux qui n’acceptent pas les orientations dominantes ne
peuvent que dénoncer la quête d’une plus grande efficacité. Leur urgence est
ailleurs : réformer le curriculum plutôt que rendre plus efficace la transmission
d’une culture qu’ils rejettent.

Le rejet de l’efficacité, valeur jugée antihumaniste


Efficace signifie « qui fait de l’effet ». Quand il souhaite véritablement que son
action réussisse, aucun être humain ne voudrait être inefficace ! L’efficacité ne fait
pas le bonheur, mais elle permet d’arriver à ses fins, de réaliser ses projets, de
maîtriser son environnement et d’économiser ses forces. On devrait en conclure
que l’efficacité est une valeur simple, constitutive d’une culture prométhéenne.
Eh bien non, la recherche d’efficacité est suspecte dans un monde où elle est
devenue le mot clé des entreprises. Certes, au nom de l’efficacité et surtout de
l’efficience (rapport optimal entre l’efficacité et les moyens mis en œuvre) et de la
productivité, on exploite les travailleurs. Lorsqu’elle dépend de ce qu’on appelle
de façon abstraite et technocratique le « facteur humain » (ou le capital humain et
plus récemment les ressources humaines), la quête d’efficacité entre en conflit avec
d’autres logiques. Au nom de l’efficacité, une entreprise vise à payer ses salariés le
moins possible en exigeant d’eux l’investissement maximum dans leur tâche.
Faut-il, au nom de la critique du capitalisme ou du moins de ses excès (si l’on fait
la différence), refuser que la notion d’efficacité s’applique à l’éducation ? Ce serait
absurde. On peut peut-être renoncer au mot, certainement pas à l’idée. Dès lors qu’on
vise un but et qu’on développe une stratégie pour l’atteindre, il semble élémentaire
de se demander si cette stratégie est efficace, autrement dit mène au but et si elle est
efficiente, autrement dit mène au but avec une certaine économie de moyens.
La question se complexifie lorsqu’on œuvre dans le cadre d’un contrat de
travail ou de prestation. La question de l’efficacité est alors posée par l’instance
qui donne le mandat ou définit la tâche. Il y a dans ce cas, sinon obligation de
résultats, du moins obligation de moyens, si l’on entend par là l’obligation de faire
de son mieux pour assurer la réussite de l’action.

151
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

On peut comprendre que, dans le climat actuel centré sur la reddition de


comptes, l’obligation de résultats, l’évaluation institutionnelle, on puisse être
tenté de rejeter tout ce qui ressemblerait à un souci d’efficacité. Cela me semble
une erreur stratégique : refusons les évaluations prématurées, infondées, fra­giles,
rejetons leurs usages brutaux ou démagogiques, critiquons les palmarès stériles,
combattons les stigmatisations et les sanctions au nom des indicateurs, désa-
vouons les indicateurs eux-mêmes lorsqu’ils ne traduisent pas correctement les
objectifs de la scolarisation ou les réduisent à quelques savoirs et savoir-faire
facilement évaluables. Mais faisons la différence entre la recherche d’efficacité et
ses perversions possibles.
Pour critiquer et combattre les dérives de l’évaluation institutionnelle qui
nous envahit, il me paraît que plaider pour l’opacité des effets de l’école ou
l’insouciance à leur égard serait non seulement s’exclure du débat sur les modali-
tés et les usages des évaluations, mais, plus gravement, se priver de tout moyen
de mesurer l’inégalité devant l’école et son évolution. Si une école juste est définie
comme une école efficace pour tous, il faut évidemment des outils pour montrer
que le système actuel est injuste, parce qu’il n’est efficace que pour une fraction
des élèves, en majorité ceux des classes privilégiées.

Questionner le curriculum
On peut difficilement éviter que les enfants de parents fortement scolarisés
soient favorisés à l’école : leurs parents sont proches de la culture scolaire, ils
la valorisent, elle participe de leur identité ; ils connaissent les ficelles du métier
d’élève, ils savent comment se préparer aux épreuves, comment survivre, comment
investir utilement, comment anticiper et négocier les décisions d’orientation.
Il reste indispensable de tendre vers un curriculum aussi peu élitiste que
pos­sible, qui évite une trop grande complicité culturelle avec les classes privilé-
giées, par exemple en laissant dans l’implicite les attentes, les modalités d’études,
les critères d’évaluation et surtout le sens des savoirs scolaires. Le contenu des
livres de lectures et des manuels n’a aucune raison de se référer à la vie des
classes moyennes, l’art et la musique peuvent s’ouvrir à diverses cultures, on
peut renoncer aux jeux avec les subtilités de la grammaire ou des mathématiques,
limiter l’abstraction et l’approche essentiellement discursive de nombreuses disci-
plines, faire davantage de place et de référence aux pratiques sociales et tant qu’à
faire, faire entrer la vie dans l’école, la faire entrer dans sa diversité et ses contra-
dictions. Le développement de compétences, la pédagogie de projet, le travail sur
le rapport au savoir sont autant de pistes pour réduire la distance au curriculum
formel, puis aux contenus effectifs des activités en classe.
Il importe aussi de proportionner le nombre et l’étendue des objectifs de la
scolarité de base à ce que 90 % des élèves peuvent apprendre dans le cadre d’une

152
Une école juste et efficace

pédagogie différenciée. C’est loin d’être le cas aujourd’hui, en particulier dans les
systèmes les plus sélectifs, dont la logique est de dégager au plus vite une élite et
de la préparer aux études longues. La culture générale, dans de tels systèmes, est
très largement confondue avec une initiation aux disciplines scolaires classiques,
en vue de leur approfondissement au lycée ou à l’université. Une culture générale
orientée vers la vie des gens, leur citoyenneté, leur santé, leur consommation,
leur intégration à divers réseaux, leur connaissance des mécanismes juridiques
et économiques, aurait des contours bien différents, introduirait des savoirs
quasi absents de la scolarité obligatoire (droit, économie), ferait une place moins
royale aux disciplines qui ne préparent pas à la vie, mais aux études longues, ou
réorienterait leurs contenus en référence à des pratiques sociales plutôt qu’à une
propédeutique essentiellement académique (Perrenoud, 2011).
Enfin, il faut réfléchir sur ce qui relève d’une culture commune et ce qui pour-
rait varier d’un élève à l’autre sans mettre en péril l’unité de la société. « Qu’y a-t-il
de fondamental dans l’éducation fondamentale ? », se demandait à Barcelone un
groupe autour de César Coll. Nos sociétés imposent les mêmes programmes à tous
les élèves, à quelques options près, mais s’accommodent d’immenses inégali-
tés dans leur maîtrise. Mieux vaudrait s’attacher à l’essentiel, en résistant à la
tendance de chaque discipline à se percevoir intégralement au cœur de l’essentiel.
Les tentatives de redéfinition de la culture générale ne peuvent aboutir que si elles
se donnent une référence commune, une vision de la citoyenneté et de la vie des
gens qui ne s’enferme dans aucune orientation particulière. Ce qui est fondamen-
tal, c’est ce dont chacun a besoin pour vivre. Le reste, lié à des métiers, des condi-
tions, des modes de vie ou des projets particuliers, n’a pas de raison d’être imposé
à tous. Aujourd’hui, l’école calque le curriculum sur les besoins d’une minorité.

Réorganiser le travail pour différencier l’enseignement


La réflexion sur le curriculum ne justifie pas qu’on cesse de s’interroger sur
l’efficacité de l’enseignement. Quel que soit le curriculum, une différenciation
systématique de l’enseignement s’impose, une différenciation non des objectifs
mais des cheminements et des modes de prise en charge des élèves.
Cette évolution est très lente. Elle bute sur les conservatismes, les inerties,
le manque de formation d’une partie des enseignants, le manque de volonté
politique. Mais elle bute plus encore sur l’organisation des études et du travail
scolaire. Dans la structure classique de l’école, différencier reste une aventure
individuelle, au mieux celle d’une équipe pédagogique durant quelques années. À
lutter contre un système qui n’est pas construit à cette fin, on s’épuise. En particu-
lier si les déclarations d’intention (lutter contre l’échec scolaire) ne s’accompagnent
d’aucune mesure encourageant la pédagogie différenciée ou se concrétisent sous
la forme d’un soutien pédagogique hors de la classe, dont on sait les limites depuis
qua­rante ans mais que les ministères redécouvrent avec délices…

153
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Aujourd’hui, je serais porté à dire que tout système éducatif qui prétend démo­
cratiser l’enseignement et rechercher une école juste et efficace, mais ne touche
pas à l’organisation du travail, est très peu crédible. Avec deux hypothèses. La plus
noire, celle que défend Sophie Coignard (2011) dans un livre discutable, mais non
dénué de lucidité : le système éducatif se moque complètement des inégalités, il
n’en parle que parce que c’est politiquement correct. En France, l’abandon de la
formation pédagogique et didactique des enseignants lui donne raison.
La seconde hypothèse est à peine plus rassurante : la lutte contre l’échec
scolaire, même quand elle est de bonne foi, en appelle à des recettes archaïques
et inefficaces, faute d’une analyse des conditions élémentaires d’une pédagogie
différenciée, une formation des professeurs et des cadres et une réorganisation du
travail scolaire à la hauteur de ce défi.

154
Postface
de Jean-Michel Zakhartchouk

L e livre de Philippe Perrenoud met l’accent sur un objet pas si facilement iden-
tifié, par les praticiens comme par les décideurs : l’organisation pédagogique.
Il s’agit de bien autre chose que du fonctionnement des établissements scolaires,
la gestion des classes et des groupes ou la mise en place technique de dispositifs,
même si cela a à voir avec tout cela. C’est une composante trop négligée parfois
par l’innovateur de bonne volonté qui pense trop vite que « l’intendance suivra ».
Et surtout, c’est ce qui peut permettre de passer de l’expérimentation sympathique
de deux collègues motivés autour d’une classe particulière à une extension et à un
fonctionnement « de masse ».
Bien sûr, si on en reste au cours magistral et à tout ce qui « irait de soi », on n’a
pas vraiment besoin d’une organisation pédagogique. L’emploi du temps est une
série de trous qu’il faut combler et le « cours » une entité éternelle qui ne nécessite
qu’un zeste de charisme et de clarté de la part d’acteurs (au sens théâtral du mot)
qui, au besoin, « mouilleront leur chemise » pour faire passer un contenu.
Ce schéma, qui marche de moins en moins, continue quoi qu’on dise à être
dominant, sous des formes plus subtiles peut-être, avec l’idée que chacun, dans sa
classe, organise pour le mieux son enseignement et sa manière de « transmettre ».
Mais dès qu’on sort de l’évidence d’un certain mode d’enseignement et du « on a
toujours fait comme ça », alors les questions d’organisation deviennent cruciales.
On a parfois coutume de dire que ce sont les comportements déviants des
élèves qui obligent à changer nos manières de faire. Ce n’est pas forcément vrai.
L’indiscipline, l’inattention constante, le climat violent dans certaines classes
peuvent également pousser à refuser les risques, le travail de groupes, les interac-
tions, tous ces déplacements où on met des outils à disposition dans la salle de
classe mais où on peut laisser s’installer le désordre. Choisissons alors la dictée,
la leçon, le cours où on évite d’avoir le dos tourné et exposé.
Comment jeter la pierre à de jeunes enseignants qui renoncent très vite à une
pédagogie plus active, à l’innovation, alors que presque rien dans la formation, ou
dans l’image médiatique du métier, n’encourage dans cette voie. Je pense non pas
à des vœux pieux et des appels à faire évoluer ses pratiques, mais à un véritable

155
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

accompagnement qui permettrait de s’approprier des outils pour s’organiser, pour


conduire une classe (et non la « tenir »), mener un projet, seul ou avec d’autres.
C’est là aussi sans doute que réside l’importance de l’organisation si l’on veut
mettre en œuvre une pédagogie qui prenne davantage en compte la diversité des
élèves, les différences d’acquis, les parcours de chacun.
Les injonctions paradoxales de l’Institution font beaucoup de mal à cet égard,
quand on proclame l’importance du « sur-mesure », nouveau slogan ministériel
(en 2011) tout en figeant ad æternam la manière de faire classe. Il semble bien
d’ailleurs que les exhortations à personnaliser conduisent plutôt à maintenir le
cours traditionnel tel qu’il est et à renvoyer à un après-coup la réparation des
dégâts pour ceux qui n’auraient pas pu « suivre ».
Philippe Perrenoud sait bien, et il l’a développé dans de nombreuses publi-
cations, qu’on doit aussi articuler cette question à celle des contenus, du sens,
notamment en lien avec la « vraie vie ». Mais il est bon de mettre le focus sur les
questions organisationnelles, et cela rejoint nos préoccupations de pédagogues,
engagés au sein des Cahiers pédagogiques.

Les Cahiers pédagogiques et la question de la pédagogie différenciée


Depuis une trentaine d’années, je participe à l’aventure de cette revue et on
sait sans doute que la pédagogie différenciée a été et continue à être au cœur de la
réflexion et de l’action du CRAP-Cahiers pédagogiques. C’est pourquoi cet ouvrage
nous concerne et nous intéresse particulièrement, nourris que nous avons été de
la pensée acérée de chercheurs comme Philippe Perrenoud. Surtout à l’heure où
nous nous battons pour ancrer un peu plus dans la réalité les objectifs déclarés du
travail par compétences et du socle commun.
Depuis la publication en 1985-1986 de plusieurs numéros autour de la pédago-
gie différenciée , reprenant des travaux existants dans des classes ou établisse-
ments et stimulant des pratiques nouvelles renforcées par les formations lors,
notamment, d’universités d’été mémorables, le chantier est toujours ouvert et
en 2012 un nouveau numéro fera le point sur cette question. Constamment, nous
avons combattu des fausses conceptions de la différenciation pédagogique et mis
en évidence toutes les dérives possibles. Citons-en quelques-unes.
Fausses conceptions. D’abord la confusion d’avec la pédagogie différencia-
trice. Danger permanent de voir des groupes dits de niveau, aujourd’hui on dirait
davantage de « compétences » ou de « besoins », réintroduire de l’homogénéité et
de l’exclusion, si on ne réfléchit pas à leur place, aux conditions de fonctionnement

. Numéros 239, 244-45, 246, 287 qui furent de gros succès de diffusion. Plus récemment, le
n° 487, « Enseigner en classe hétérogène », juin 2007, fait un bilan de la pédagogie différenciée.

156
Postface

(mobilité, rythmes, manières de travailler…). Danger signalé depuis longtemps de


transformer la pédagogie différenciée en une méthode. Tel conseiller du ministre
Chevènement parlait uniquement de pédagogie différenciée quand il s’agissait de
soutien hors la classe. Telle classe dite de « consolidation » ou de « renforcement »
était qualifiée de « classe pratiquant la pédagogie différenciée »…
Risques. Celui d’en rester à la pédagogie « variée » ou « diversifiée », d’en
rester prudemment à la différenciation « successive » pour ne pas affronter la
différenciation « simultanée » quand on travaille sur le même objet avec des
consignes ou des méthodes différentes ou sur des objets différents (tout en pour-
suivant le même objectif) dans le même moment. Celui de réduire la différencia-
tion à des questions de rythmes, et Philippe Perrenoud a bien raison de mettre
l’accent sur les dangers du « ralentissement » systématique qui conduit à enfermer
les élèves les plus faibles dans une lenteur qui ne les fera jamais acquérir le bon
rythme. Risque aussi de se désintéresser finalement des contenus. Soit on bâtit
de savants dispositifs de différenciation sur des thèmes qui n’en valent guère la
peine (je me souviens de propositions très sophistiquées pour que des élèves
parviennent à maîtriser l’accord du participe passé avec « avoir »). Soit on oublie
qu’il s’agit bien d’atteindre des objectifs d’apprentissage en commun et non de se
disperser et de reproduire une division des tâches au final discriminante. Aux plus
forts, le centre de documentation, l’atelier écriture, le projet poésie ou astronomie,
aux plus faibles, le rude travail sur les « fondamentaux » réduits à des entraîne-
ments de conjugaison ou des batteries d’opérations mathématiques (rude ou
ludique, cela ne change rien sur le fond).
Les Cahiers avaient publié un texte fort de Jean-Pierre Astolfi qu’il a repris dans
son ouvrage L’école pour apprendre  où il développe le modèle du sablier. Devant
la diversité des objets de savoir, et pour pouvoir trouver des voies différentes de
se les approprier, il faut passer par le milieu du sablier, le filtre, où résident les
« points clés », ce que, finalement, il n’est pas permis d’ignorer ou plus encore ce
qui va être au centre de l’enseignement. Quel est le cœur de notre travail sur le
récit en français, sur les civilisations antiques en histoire ou sur l’environnement
en SVT ? Il est indispensable de le savoir pour pouvoir ensuite différencier, libérer
toute notre imagination pédagogique pour trouver des formes permettant des
appropriations, avec peut-être des niveaux d’exigences divers et progressifs, mais
aussi un souci d’efficacité pour tous. Les questions d’organisation pédagogique
ne doivent pas nous éloigner de ces questions décisives, car sinon elles tournent à
vide comme, à l’inverse, ne pas se poser les questions concrètes de mise en place
rend vains les plus beaux échafaudages didactiques…

. Voir mon article « Choisir le bon braquet », Cahiers pédagogiques, n° 490, juin 2011 (dossier
« Le temps d’apprendre »).
. ESF, 1992.

157
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Différenciation et socle commun


On est finalement au cœur de ce qui aujourd’hui est un autre point fort de la
réflexion des Cahiers pédagogiques : la question du socle commun. Mettre ensem-
ble pédagogie différenciée et socle commun, au fond, c’est un peu un oxymore. D’un
côté, ne pas faire la même chose avec tous, de l’autre, poursuivre un but commun.
Il s’agit là plutôt d’un paradoxe fécond, et Philippe Perrenoud nous a appris à jouer
avec les paradoxes, les tensions, tout ce qui nous permet de dépasser la pensée
binaire ou le conformisme de pensée qui, hélas, marque encore ce qu’on pourrait
appeler la vulgate du socle et en fait davantage un concentré de bonnes intentions
qu’un outil incisif de réorientation du système éducatif, qui nécessite d’ailleurs des
stratégies pensées de mise en place, à court et moyen terme.
Oui, il y a bien les objectifs nationaux communs, le seuil à atteindre, ce que
certains pays appellent les « standards », ce que le Parlement européen appelle
les « compétences clés », expression heureuse qui met l’accent sur les néces-
saires codes d’accès et mots de passe, métaphores bien adaptées à notre univers
technologique. Mais aussi les itinéraires verts, les chemins de traverse à côté des
autoroutes, les bricolages à côté des sages schémas didactiques trop parfaits, la
voie divergente à côté de la voie convergente. Nécessité de conjuguer la croyance
en l’éducabilité, aux possibles du « tous capables » et la conviction qu’il faut aussi
faire émerger les talents particuliers, ces compétences dormantes que l’école ne
sait pas utiliser et qu’une organisation pédagogique différente peut faire émerger,
comme on le voit dans cet ouvrage. Les Cahiers pédagogiques, au risque de se
faire accuser de « mollesse idéologique », ou pire, de « centrisme », n’ont jamais
repris le discours, qu’on peut trouver au sein de certains mouvements d’Éducation
nouvelle, selon lequel évoquer les « intelligences » ou « talents » multiples serait
un renoncement à l’universalisme et un moyen élitiste d’écarter certains enfants.
Un discours qui défend bec et ongles l’universalisme, rejette l’idée de compé-
tences – considérée trop centrée sur l’individu – et nous empêche de penser la
complexité. Ce discours fait alors le jeu de ceux qui rêvent de mettre fin au collège
unique, à l’espace commun et qui se réjouissent de pouvoir exploiter l’équation
supposée unique = uniforme. Pourtant, ce n’est pas être différentialiste que de
reconnaître les différences, ce n’est pas détruire l’idée d’objectifs communs que
de donner plus d’importance aux activités choisies, optionnelles, ou de ne pas
proposer le même menu à tous à tout moment, et de laisser aussi la place à des
temps d’accompagnement personnalisé. Enfin, ce n’est pas renoncer au pilotage
national et à des règles communes que de revendiquer plus d’autonomie, à condi-
tion que celle-ci soit un « empowerment » au lieu d’un éclatement et un renvoi à
des féodalités avec des petits chefs plutôt que de vrais managers d’équipe.

158
Postface

Plus que jamais, il est nécessaire de rompre avec cette forme de pensée conser-
vatrice (pouvant s’autobaptiser « de gauche » d’ailleurs) qui met en avant le risque
de l’effet-pervers pour conserver l’existant en l’état .
Nous sommes aujourd’hui dans une situation où il est parfois difficile d’y voir
clair. Les mots sont piégés. Certains parlent d’école fondamentale pour mobiliser
l’école et la société autour d’objectifs communs, afin de ne pas laisser autant
d’élèves sur le bord de la route, selon une métaphore utilisée outre-Atlantique.
Tandis que d’autres brandissent cette notion pour rétablir une sélection féroce,
plus transparente, mais redoutable, car pouvant séduire des classes moyennes
qui redoutent la mixité sociale pourtant en fort recul ces dernières années. D’où
d’ailleurs l’importance là encore de s’organiser pour que cette mixité ne soit pas
une catastrophe, mais puisse apporter un plus à tous.
Certains parlent d’autonomie pour libérer les initiatives et permettre aux
acteurs de mettre mieux en marche les objectifs nationaux, tandis que d’autres
ont surtout pour but de créer des établissements d’excellence pour produire des
élites, en élargissant éventuellement leur base sociale.
Certains veulent une évolution des statuts des enseignants pour qu’ils devien-
nent ces professionnels réflexifs dont Philippe Perrenoud a plusieurs fois tracé la
figure, tandis que d’autres veulent surtout mettre à mal l’enseignement public et
les protections sécurisantes qu’il implique et qui ne sont pas un simple encourage-
ment au conservatisme.
La pédagogie différenciée est au confluent de ces questions. De même que les
compétences et le socle commun. Plus que jamais les pédagogues et praticiens ont
besoin de l’apport de chercheurs qui les accompagnent, les aident à réfléchir, à se
garder de toute naïveté, à leur montrer le chemin de quelques possibles, à ouvrir
un espace de possibles. Nous n’avons pas besoin de professeurs de désespoir 
qui se contentent de dresser de noirs constats et de fustiger ceux qui seraient les
« idiots utiles » d’une évolution inéluctable vers une école libérale et destructrice
des savoirs (sauf si le Grand Soir arrive…). L’approche pragmatique, sans illusions
excessives, mais sans ces préalables paralysants qui empêchent d’agir, est bien ce
qui permet d’avancer, de prendre des risques, pour ne pas faire comme ceux qui
sont « revenus de tout sans y être jamais allés », comme dit Philippe Meirieu.

. L’argument de « l’effet-pervers » est au cœur de la pensée conservatrice, comme le montre


Albert O. Hirschmann dans son ouvrage Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991.
. Selon la belle expression de Nancy Huston, romancière canadienne qui fustige quelques
penseurs contemporains dans un ouvrage portant ce nom.
. J’avais ainsi appelé mon ouvrage sur la pédagogie différenciée, bilan pour l’INRP, Au risque de
la pédagogie différenciée, 2002, INRP.

159
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée

Et ce type d’approche, on la trouve dans les ouvrages comme celui de Philippe


Perrenoud. Dans des écrits, toujours lisibles et s’appuyant sur une longue expé­
rience (ici, les expérimentations à Genève notamment), qui invitent à la discussion,
à ces débats de fond si souvent absents du terrain de l’éducation où on préfère soit
le faux consensus, soit la polémique de bas niveau. Il est simplement dommage,
catastrophique, que la destruction de la formation en France rende plus difficile le
travail de médiation nécessaire, auquel s’emploient les Cahiers pédagogiques et
auquel contribue une collection d’ouvrages comme celle-ci. La formation reste
indispensable pour accompagner les enseignants dans une prise de connaissance
de recherches, d’analyses comme celles de l’équipe dont fait partie l’auteur de ce
livre, à travers des dispositifs de travail en stage sur des extraits, des notes de
lecture et des articles, à défaut d’une lecture intégrale et approfondie qui reste
bien entendu préférable et souhaitable !

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Liaisons.

168
Dans la collection Pédagogies

ANTHOLOGIE DES TEXTES-CLÉS EN PÉDAGOGIE


Des idées pour enseigner
Danielle Alexandre

APPRENDRE À PENSER, PARLER, LIRE, ÉCRIRE


Laurence Lentin

APPRENDRE AVEC LES PÉDAGOGIES COOPÉRATIVES


Démarches et outils pour l’école
Sylvain Connac

APPRENDRE… OUI, MAIS COMMENT ?


Philippe Meirieu

L’AUTORITÉ ÉDUCATIVE DANS LA CLASSE


Douze situations pour apprendre à l’exercer
Bruno Robbes

L’AUTORITÉ EN ÉDUCATION
Sortir de la crise
Gérard Guillot

LE CHOIX D’ÉDUQUER
Éthique et pédagogie
Philippe Meirieu

LES COMPÉTENCES TRANSVERSALES EN QUESTION


Bernard Rey

DE L’APPRENTISSAGE À L’ENSEIGNEMENT
Pour une épistémologie scolaire
Michel Develay

DÉBUTER DANS L’ENSEIGNEMENT


Témoignages d’enseignants, conseils d’experts
Coordonné par Jean-Luc Ubaldi des enfants et des hommes

LITTÉRATURE ET PÉDAGOGIE 1 : LA PROMESSE DE GRANDIR


Philippe Meirieu

DÉVELOPPER LA PRATIQUE RÉFLEXIVE DANS LE MÉTIER D’ENSEIGNANT


Professionnalisation et raison pédagogique
Philippe Perrenoud

DEVENIR COLLÉGIEN
L’entrée en classe de sixième
Olivier Cousin, Georges Felouzis

DICTIONNAIRE DES INÉGALITÉS SCOLAIRES


Coordonné par Jean-Michel Barreau

DIX NOUVELLES COMPÉTENCES POUR ENSEIGNER


Philippe Perrenoud

169
Dans la collection Pédagogies

L’ÉCOLE À L’ÉPREUVE DE L’ACTUALITÉ


Enseigner des questions vives
Coordonné par Alain Legardez et Laurence Simonneaux

L’ÉCOLE FACE AUX PARENTS


Analyse d’une pratique de médiation
Patrick Bouveau, Olivier Cousin, Joëlle Favre-Perroton

L’ÉCOLE, MODE D’EMPLOI


Des « méthodes actives » à la pédagogie différenciée
Philippe Meirieu

L’ÉCOLE POUR APPRENDRE


Jean-Pierre Astolfi

L’ÉDUCATION CIVIQUE AUJOURD’HUI : DICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE


Georges Roche avec Y. Basset, J.-M. Fayol-Noireterre, M. Langanay, C. Paillole, G. Bach

ÉDUCATION et FORMATION : NOUVELLES QUESTIONS, NOUVEAUX MÉTIERS


Sous la direction de Jean-Pierre Astolfi

ÉDUCATION ET PHILOSOPHIE
Approches contemporaines
Sous la direction de Jean Houssaye

L’ÉDUCATION, SES IMAGES ET SON PROPOS


Daniel Hameline

ÉDUQUER CONTRE AUSCHWITZ


Histoire et mémoire
Jean-François Forges

ÉLÈVES ET PROFESSEURS : RÉUSSIR ENSEMBLE


Outils pour les professeurs principaux et les équipes pédagogiques
Jean-Luc Guillaumé

ENCYCLOPÉDIE DE L’ÉVALUATION EN FORMATION ET EN ÉDUCATION


André de Peretti, Jean Boniface,
Jean-André Legrand

ENFANTS EN SOUFFRANCE, ÉLÈVES EN ÉCHEC


Ouvrir des chemins
Francis Imbert

L’ENFANT PHILOSOPHE, AVENIR DE L’HUMANITÉ ?


Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH)
Jacques Lévine avec la collaboration de Geneviève Chambard, Michèle Sillam, Daniel Gostain

ENSEIGNER À L’ÉCOLE MATERNELLE


Quelles pratiques pour quels enjeux ?
Jacqueline Pillot

ENSEIGNER : AGIR DANS L’URGENCE, DÉCIDER DANS L’INCERTITUDE


Philippe Perrenoud

ENSEIGNER, SCÉNARIO POUR UN MÉTIER NOUVEAU


Philippe Meirieu

170
Dans la collection Pédagogies

ENTRER DANS L’ÉCRIT AVEC LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE


Laurence Pasa, Serge Ragano,
Jacques Fijalkow

L’ENTRETIEN D’EXPLICITATION EN FORMATION INITIALE


ET EN FORMATION CONTINUE
Pierre Vermersch

FAIRE L’ÉCOLE, FAIRE LA CLASSE


Philippe Meirieu

FAIRE TRAVAILLER LES ÉLÈVES À L’ÉCOLE


Sept clés pour enseigner autrement
Sylvain Grandserre, Laurent Lescouarch

LA FINLANDE : UN MODÈLE ÉDUCATIF POUR LA FRANCE ?


Paul Robert

LE GUIDE JURIDIQUE DES ENSEIGNANTS


Écoles, collèges et lycées de l’enseignement public
Laurent Piau

L’IMPOSSIBLE MÉTIER DE PÉDAGOGUE


Praxis ou poièsis. Éthique ou morale
Francis Imbert

L’INCONSCIENT DANS LA CLASSE


Transferts et contre-transferts
Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle

JE EST UN AUTRE
Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse
Jacques Lévine, Jeanne Moll

MÉDIATIONS, INSTITUTIONS ET LOI DANS LA CLASSE


Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle

LA MÉTACOGNITION, UNE AIDE AU TRAVAIL DES ÉLÈVES


Coordonné par Michel Grangeat, sous la direction de Philippe Meirieu

MÉTIER D’ÉLÈVE ET SENS DU TRAVAIL SCOLAIRE


Philippe Perrenoud

MILLE ET UNE PROPOSITIONS PÉDAGOGIQUES


Pour animer son cours et innover en classe
André de Peretti, François Muller

MUTATIONS TERRITORIALES ET ÉDUCATION


Bernard Bur, André Chambon,
Jean-Manuel de Queiroz

ORTHOGRAPHE : À QUI LA FAUTE ?


Danièle Manesse, Danièle Cogis,
Michèle Dorgans, Christine Tallet

LA PÉDAGOGIE À L’ÉCOLE DES DIFFÉRENCES


Fragments d’une sociologie de l’échec
Philippe Perrenoud

171
Dans la collection Pédagogies

PÉDAGOGIE ALTERNATIVE EN FORMATION D’ADULTES


Éducation pour tous et justice sociale
Rémi Casanova, Sébastien Pesce

PÉDAGOGIE : DICTIONNAIRE DES CONCEPTS CLÉS


Apprentissage, formation et psychologie cognitive.
Françoise Raynal, Alain Rieunier

PÉDAGOGIE DIFFÉRENCIÉE : DES INTENTIONS À L’ACTION


Philippe Perrenoud

LA PÉDAGOGIE ENTRE LE DIRE ET LE FAIRE


Le courage des commencements
Philippe Meirieu

LA PÉDAGOGIE : UNE ENCYCLOPÉDIE POUR AUJOURD’HUI


Sous la direction de Jean Houssaye

PÉDAGOGUES DE L’EXTRÊME
L’éducabiblité à l’épreuve du réel
Sous la direction de Rémi Casanova et Sébastien Pesce

PENSER L’ÉDUCATION
Notions clés en philosophie de l’éducation
Coordonné par Alain Vergnioux

PETITE ENFANCE : ENJEUX ÉDUCATIFS DE 0 À 6 ANS


Coordonné par Nicole Geneix
et Laurence Chartier

PEUT-ON FORMER LES ENSEIGNANTS ?


Michel Develay

LES POLITIQUES SCOLAIRES MISES EN EXAMEN


Onze questions en débat
Claude Lelièvre

PRÉPARER UN COURS
Tome 1 : Applications pratiques
Tome 2 : Les stratégies pédagogiques efficaces
Alain Rieunier

PRÉVENIR LES SOUFFRANCES D’ÉCOLE


Pratique du Soutien au Soutien
Jacques Lévine, Jeanne Moll

PROFESSEURS ET ÉLÈVES : LES BONS ET LES MAUVAIS


Jean Houssaye

QUAND L’ÉCOLE PRÉTEND PRÉPARER À LA VIE…


Développer des compétences ou enseigner d’autres savoirs  ?
Philippe Perrenoud

QUESTIONNER POUR ENSEIGNER ET POUR APPRENDRE


Le rapport au savoir dans la classe
Olivier Maulini

172
Dans la collection Pédagogies

LES RUSES ÉDUCATIVES


Cent stratégies pour mobiliser les élèves
Yves Guégan

LA SAVEUR DES SAVOIRS


Disciplines et plaisir d’apprendre
Jean-Pierre Astolfi

SAVOIRS SCOLAIRES ET DIDACTIQUES DES DISCIPLINES


Une encyclopédie pour aujourd’hui
Sous la direction de Michel Develay

LES SCIENCES DE L’ÉDUCATION, UN ENJEU, UN DÉFI


Bernard Charlot avec la collaboration de la CORESE,
J. Gautherin, J. Hédoux et A. Tuijnman

SOCLE COMMUN ET COMPÉTENCES


Pratiques pour le collège
Annie Di Martino, Anne-Marie Sanchez

VIOLENCES ENTRE ÉLÈVES, HARCÈLEMENTS ET BRUTALITÉS


Les faits, les solutions
Dan Olweus

VIVRE ENSEMBLE, UN ENJEU POUR L’ÉCOLE


Francis Imbert et le Groupe de Recherche
en Pédagogie Institutionnelle

173
Dans la collection Pédagogies

Hors série

LETTRE À UN JEUNE PROFESSEUR


Philippe Meirieu

PÉDAGOGIE : LE DEVOIR DE RÉSISTER


Philippe Meirieu

RÉUSSIR SES PREMIERS COURS


Jean-Michel Zakhartchouk

LES MÉTHODES QUI FONT RÉUSSIR LES ÉLÈVES


Danielle Alexandre

QUI VA SAUVER L’ÉCOLE ?


Dix questions pour quatorze candidats
Emmanuelle Daviet et Sylvain Grandserre

Voir la liste complète de la collection sur www.esf-editeur.fr

174

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