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L’organisation
du travail, clé
de toute pédagogie
différenciée
Direction éditoriale : Sophie Courault
Édition : Sylvie Lejour
Coordination éditoriale : Maud Taïeb
Relecture-correction : Christine Grall et Élodie Nicod
www.esf-editeur.fr
ISBN 978-2-7101-2958-5
ISSN 1158-4580
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Pédagogies
Collection dirigée par Philippe Meirieu
*
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sur le site www.esf-editeur.fr
Sommaire
6. Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe,
une compétence à développer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
La latitude d’organiser son propre travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Apprendre à organiser le travail au-delà de la classe . . . . . . . . . . 138
Y a-t-il des compétences générales d’organisation du travail ? . . 141
Trois axes de formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Avant-propos
Retour à l’âge de pierre ?
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
réduire les inégalités, mais ne font rien, strictement rien de convaincant dans ce
sens. Aussi injuste et discutable soit-il, ce livre pose une question qu’on ne peut
pas esquiver : y a-t-il une volonté politique de réduire les inégalités, de faire en
sorte que chacun atteigne un niveau décent de connaissances et de compétences à
la fin de l’école obligatoire ? Quand 20 % des adolescents qui ont passé dix ans sur
des bancs d’école ne savent pas lire couramment, la question n’est pas absurde.
Et elle n’épargne pas la gauche qui, lorsqu’elle est au pouvoir, n’empoigne pas
davantage le problème à bras-le-corps.
Jean-Michel Berthelot (1983) mettait en évidence une tension interne à la
classe dominante : les modernistes se soucient de compétitivité dans un monde
globalisé, ils craignent aussi l’extension et les désordres que pourrait provoquer
une société duale. Mais une fraction plus traditionnelle de la classe dirigeante
se préoccupe primordialement de transmettre son capital économique, social et
culturel à ses enfants et donc ne fait rien pour les mettre en concurrence avec des
enfants issus des classes populaires.
Les rapports entre ces deux fractions de la classe dominante ne sont pas
stables. On a pu croire que les modernistes l’emporteraient, mais la crise dessert
leurs perspectives : dans une société dont la croissance est en panne, l’inflation
des diplômes grossit le flot des indignés. Ces derniers regroupent en effet non
seulement les plus pauvres, mais aussi et peut-être d’abord tous ceux auxquels
l’école a promis un emploi stable et bien rémunéré et qui se retrouvent au
chômage ou dans des jobs précaires malgré un niveau d’instruction élevé. Dans
le même temps, la crise fait craindre aux classes moyennes une régression sociale
et menace même les enfants des classes privilégiées. Alors oui, peut-être faut-il
simplement conclure que la volonté politique de lutter efficacement contre l’échec
scolaire et l’inégalité n’existe pas ou ne s’impose pas dans la classe politique. En
dépit des discours qui tendent à faire croire le contraire.
À cela s’ajoute l’évolution (rapide mais inachevée) vers ce que Laval et al.
(2011) appellent « la nouvelle école capitaliste », qui conçoit la formation comme
une préparation à l’employabilité dès le plus jeune âge. Non pas comme prépa-
ration précoce à des postes de travail définis des années à l’avance. La rapidité des
changements économiques et technologiques interdit de planifier l’évolution des
emplois et d’orienter les carrières scolaires sur cette base. La crise économique qui
touche depuis 2008 les pays développés, projetant une fraction importante des
jeunes dans le chômage et la précarité, rend encore plus utopique l’idée d’adapter
leur formation aux emplois prévisibles. Il serait plus réaliste, mais politiquement
incorrect et en apparence cynique de les préparer au chômage…
Les auteurs mettent en évidence un changement de paradigme : on « confie »
aux individus et à leur famille le soin de faire de bons choix pour arriver sur le
marché du travail avec les meilleurs atouts possibles à ce moment, donc un
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Retour à l’âge de pierre ?
niveau de scolarité élevé, si possible dans des écoles et des cursus réputés. Ce qui
accentue la concurrence, donc l’individualisme, le « chacun pour soi », réduisant
à néant le peu de solidarité entre familles et entre élèves. Robert Ballion intro
duisait en 1982 la notion de « consommateurs d’école », insistant sur la quête de
la « bonne école ». Qui n’était pas nécessairement une école d’excellence, d’autres
critères entraient et entrent toujours en jeu : distance, protection contre de
mauvaises fréquentations, sécurité, climat, prise en charge personnalisée, respect
des parents et des valeurs familiales. Aujourd’hui, les familles de classes supé
rieure et moyenne ont compris que la formation était un investissement autant
qu’une consommation, un placement qui justifie des sacrifices divers dans l’espoir
d’un rendement à venir, au minimum l’accès à un emploi, si possible correctement
rémunéré et présentant une certaine sécurité. Que leurs enfants progressent dans
l’échelle sociale s’ils ont de la chance, qu’ils maintiennent au moins la position de
leurs parents, ce qui est d’autant moins sûr que ces derniers n’ont guère de capital
social et économique à transmettre.
Cela entrave la différenciation de l’enseignement, puisqu’elle suppose un mini-
mum de solidarité des plus favorisés. Le déclin de l’hétérogénéité nuit d’une autre
manière, bien plus sournoise, à la pédagogie différenciée : la quasi-suppression
de la carte scolaire favorise la concentration de bons élèves dans quelques établis
sements d’excellence et la concentration symétrique des élèves faibles dans les
établissements qui n’ont d’autre choix que de les accueillir, y compris à l’intérieur
de l’école publique. Ce phénomène n’est pas nouveau, ruser avec la carte scolaire
est une stratégie banale des classes moyennes et supérieures pour se rapprocher
d’une « bonne école ». Mais la disparition de cette carte ou son application de plus
en plus « souple » rendent plus rares les publics scolaires hétérogènes, que ce soit
dans le cadre d’une classe ou de l’ensemble de l’établissement. Or, la pédagogie
différenciée est un traitement des différences internes à la classe. Lorsque les
favorisés sont regroupés dans certaines écoles et les défavorisés dans d’autres,
on doit articuler pédagogie différenciée dans la classe et logique de soutien à
l’ensemble d’un établissement, voire d’une « zone d’éducation prioritaire ».
Cela prive aussi de l’hétérogénéité comme émulation et moteur des apprentis
sages des plus faibles : on sait qu’en regroupant les élèves par niveaux, on accentue
les inégalités. La suppression de la carte scolaire rend inutile les cours à niveaux,
puisque ce sont les établissements tout entiers que l’on compare et que l’on classe, à
travers indicateurs et palmarès aussi bien que réputations informelles.
Enfin, la concentration d’élèves faibles rend difficile leur traitement différentiel :
tous auront de la peine à atteindre les objectifs du socle commun, tous ont besoin
d’une prise en charge individualisée et d’un accompagnement de proximité. Dans
une classe hétérogène, un professeur qui différencie peut, par souci d’égalité,
distribuer inégalement son temps, son inventivité didactique, son énergie : les
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
bons élèves de sa classe n’ont pas besoin d’autant de soin que ceux qui sont en
grande difficulté. Que faire lorsqu’ils sont tous en difficulté ?
Peut-être faut-il vivre avec cette contradiction apparente : dans une société de
la connaissance, la formation du plus grand nombre est indispensable. Mais pas
nécessairement de tous et pas au plus haut niveau. Dans une société néolibérale,
les gouvernements, fortement inspirés par les organisations internationales,
naviguent à vue entre diverses préoccupations : réduire les coûts de l’éducation
ou les faire peser sur les particuliers ; garantir l’innovation, donc un bassin de recru
tement suffisant pour disposer de cadres et de chercheurs de haut niveau ; enfin,
limiter la démocratisation au strict nécessaire, à la fois pour limiter son coût et
pour ne pas donner à tous les moyens intellectuels de comprendre d’où viennent
les crises et comment on roule les peuples dans la farine.
Une autre hypothèse, un peu moins pessimiste mais tout aussi désolante,
interpréterait la stagnation de la démocratisation des études et la persistance
voire l’aggravation des inégalités comme le signe, non d’une absence de volonté
politique, mais d’une impuissance à penser et à introduire les changements struc-
turels nécessaires.
Tous les partis et tous les candidats à l’élection présidentielle française
disent que l’éducation est un dossier prioritaire. Si l’on ne veut pas croire à leur
hypocrisie, alors il faut déplorer le gouffre entre leurs bonnes intentions et les
moyens intellectuels qu’ils se donnent pour repenser le système éducatif. La crise
économique n’explique pas tout, elle s’accompagne d’une « crise de la pensée »
qui n’est pas étrangère à la coupure croissante entre les ministères de l’Éducation
et la recherche en sciences sociales et humaines.
La conjoncture économique, l’évolution de la société et du système éducatif
pourraient dissuader de toute action. Partons du principe que le pire n’est jamais
sûr et qu’une partie des professeurs, des responsables, des chercheurs et des
citoyens ne désespèrent pas d’une école plus juste, donc plus efficace pour les
enfants des classes populaires
Nul ne détient de solution miracle pour combattre les inégalités et l’échec
scolaire. Le problème n’est pas purement technique ou didactique, la pédagogie
différenciée suppose une évolution profonde du système éducatif, une nouvelle
organisation du travail, qui appelle à son tour un autre exercice du métier, donc
une formation des enseignants plus pointue en didactique, en évaluation, en
gestion de l’hétérogénéité mais aussi un développement de compétences collec-
tives à l’échelle des équipes et des établissements.
Ce livre fait quelques propositions dans ce sens. Il a été d’abord publié en
portugais, au Brésil, en 2011. Il reprend quelques articles publiés au cours de
la dernière décennie, pour plusieurs d’entre eux hors de France, au Québec, au
Portugal…
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Retour à l’âge de pierre ?
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Introduction
P ourquoi certains élèves passent-ils des années à l’école sans apprendre tout
ce qu’elle leur promet ? Parce qu’ils ne sont pas placés assez souvent dans des
situations susceptibles de les faire apprendre. Apprennent ceux qui investissent dans
chaque situation de grands moyens intellectuels, des références culturelles, une
envie d’apprendre, une curiosité, une prise de risque et les mille et un ingrédients
qui font un bon élève. Les autres ont besoin de situations mieux pensées, plus mobi
lisatrices, mieux adaptées à leur profil, à leur niveau, à leur manière d’apprendre :
bref, des situations qui créent des obstacles surmontables et que l’élève a envie de
surmonter. Or, pour être optimales, ces situations doivent être différenciées.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
et physiques de quiconque. Elle les dépasse d’autant plus que ces processus sont
différents et n’appellent pas les mêmes régulations, ou pas au même moment.
Autrement dit, les conditions de la pratique pédagogique ne permettent pas
d’optimiser constamment la situation d’apprentissage pour chaque élève. Cela ne
condamne pas à proposer à tous les élèves la même tâche, à effectuer dans des
conditions et un temps identiques… Entre l’idéal d’une pédagogie différenciée et
un enseignement totalement indifférencié, il faut chercher une voie praticable. C’est
alors que la problématique de l’organisation du travail prend toute son importance.
Un enseignant qui pratique une pédagogie frontale organise, certes, le travail
de ses élèves, mais il se simplifie la vie en leur proposant des tâches semblables,
à réaliser de manière synchrone. Il lui reste à les calibrer en visant un certain type
d’élèves. Selon les classes, l’enseignant prend pour standard les élèves qui travail-
lent vite, ce qui pénalise les autres. Inversement, d’autres calibrent les tâches en
fonction des élèves les moins rapides. Du coup, les élèves qui ont de la facilité
piétinent. Même dans une pédagogie frontale, l’enseignant doit donc prévoir une
organisation du travail permettant d’occuper « intelligemment » les élèves qui ont
terminé et de faire grâce des derniers exercices à ceux qui, si on leur donnait le
temps de finir, mettraient toute la planification en crise.
L’organisation du travail se complexifie dès lors que cette différenciation
cesse d’être marginale pour devenir la règle. L’enseignant ne pense pas alors les
activités pour l’ensemble du groupe. Il doit gérer des configurations multiples :
travail en grand groupe, en demi-classes, en équipes, ou encore activités indivi-
duelles dans le cadre d’un « plan de travail » ou de « contrats individualisés ». À
ces configurations, stables ou instables, s’ajoutent peu à peu des modules ou des
groupes de besoin, de soutien, de niveau, de projet, du moins dans les écoles qui
veulent différencier l’enseignement.
Plusieurs problèmes se posent alors :
• Comment définir et redéfinir les groupements, leur taille, leur fonction, leur
durée ?
• Comment décider de l’attribution des élèves et de leur éventuel change-
ment de groupe ?
• Comment cadrer, de loin ou de près, en parallèle, le travail des divers groupes ?
Quelles tâches, quelles ressources, quelles règles du jeu, quel contrôle, quel
contrat ?
Tout cela dans une double perspective :
1. Faire en sorte que les élèves soient dans leur majorité et aussi souvent que
possible engagés dans des tâches susceptibles de provoquer des appren-
tissages importants et durables.
2. Canaliser ces apprentissages dans le sens des objectifs de formation.
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Introduction
Cette seconde visée peut entrer en conflit avec la première : on peut concevoir
une organisation du travail qui densifie les interactions, stimule les initiatives,
donc favorise les apprentissages, mais dans des domaines qui ne sont pas « au
programme ». On saisit là l’importance d’une connaissance pointue des objectifs
de fin d’année et de fin de cycle. Un enseignant enfermé dans son programme de
la journée ou de la semaine peut casser des dynamiques d’apprentissage pour la
simple raison qu’elles ne lui semblent pas « dans le sujet ».
Même un enseignant chef d’orchestre ne peut piloter en permanence toutes
les activités, toutes les interactions. Il ne peut mettre tous les élèves au travail
qu’en inventant des dispositifs et des tâches favorisant un travail autonome. Je
me souviens d’avoir vu dans un cirque un jongleur faisant tourner une dizaine
d’assiettes en équilibre sur des tiges souples. Perdant peu à peu de la vitesse,
chaque assiette menaçait de tomber. Tout l’art du jongleur était de repérer les
assiettes sur le point de chuter et de relancer leur rotation. Dans une pédagogie
différenciée bien pensée, l’enseignant devient un tourneur d’assiettes d’un genre
particulier. Il met les élèves en activité et les laisse fonctionner en puisant dans
leurs propres ressources un moment, le temps d’aller faire de même auprès d’autres
groupes. Tout l’art est de revenir « juste à temps », au moment où l’autonomie
s’épuise, fait place au désœuvrement, au doute, au désinvestissement ou à des
activités séduisantes, mais bien loin du travail scolaire.
Cela exige des qualités de vigilance, d’observation et de décision : quand on
ne peut intervenir partout, où faut-il aller en priorité ? Certains enseignants ont
appris à être très souvent au bon endroit au bon moment. D’autres répartissent
leur temps et leurs interventions de manière moins efficace. Au-delà de l’intuition
et de la vista, certains ont des méthodes, des critères. Ils privilégient certains
indices pour détecter une baisse de régime et certains types d’intervention pour
soutenir et relancer l’activité. C’est pourquoi il ne suffit pas qu’un enseignant soit
vif et attentif. Il doit savoir décoder, de loin, sans mener une enquête approfondie,
les signes avant-coureurs d’une panne de sens, d’un épuisement de l’autonomie
d’un groupe d’élèves ou d’un conflit qui mettra fin à l’activité.
Entre les tourneurs d’assiettes, les différences ne sont pas seulement dans
le coup d’œil, la vitesse de réaction et la sûreté du geste de relance. Ce qui se
décide en amont de l’activité est essentiel : le choix des assiettes, des tiges, des
distances, de la disposition des lieux. Ce qui est déjà un exercice de haute voltige
au cirque devient encore plus complexe dans une classe : la rotation d’une assiette
sur une tige suit des lois assez stables et connues ; en dessous d’une certaine
vitesse de rotation, l’équilibre est rompu. Les processus d’apprentissage et les
interactions entre élèves suivent aussi des lois, mais elles sont multiples, mal
connues et varient selon les cultures et les contextes.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Introduction
Ce qui veut dire qu’organiser le travail ne va pas sans construire un contrat qui
en donne la responsabilité partagée au maître et aux élèves. Telle est la première
dévolution à opérer : que les élèves se soucient avec le maître d’organiser le travail
de sorte qu’il atteigne ses fins : faire apprendre. Freinet a toujours insisté sur le
conseil de classe comme lieu d’organisation du travail. Le transformer en instance
de régulation des conduites est une dérive récente. Chez Freinet, l’organisation
du travail n’appartient pas au maître, elle doit être négociée, évoluer au gré de
l’expérience et des suggestions des uns et des autres.
C’est l’un des dilemmes actuels : le groupe-classe paraît être le cadre le plus
adéquat pour une telle négociation. En même temps, si l’on veut décloisonner,
travailler en cycles pluriannuels, aller vers un enseignement stratégique assumé
dans une certaine continuité par l’ensemble du corps enseignant, l’organisation
du travail change de niveau. L’espace de la classe, jusqu’alors attribué par le
système, devient l’objet d’une négociation entre enseignants : comment composer
les classes ? Qu’étudier dans cette configuration ? Que faire dans d’autres types de
groupements ou en modules ? Le repli sur la classe n’est donc pas une solution.
Mieux vaudrait penser un établissement comme une fédération de communautés
de travail qui négocient certains accords à l’échelle de l’école, mais bénéficient
aussi d’une large autonomie pour des activités qui ont leur dynamique propre, par
exemple les démarches de projet.
Aucun de ces problèmes n’est radicalement neuf. Ils sont posés depuis longtemps
par les mouvements pédagogiques et les écoles alternatives. Il importe de les poser
plus explicitement en termes d’organisation du travail. Les enseignants organisent
leur travail et celui des élèves. Mais la notion d’organisation du travail n’est pas
centrale en éducation. Peut-être est-il temps de mesurer à quel point la rencontre
entre chaque élève et le savoir dépend de l’organisation du travail. À quoi bon
construire de magnifiques situations d’apprentissage si l’on ne sait pas comment y
confronter les élèves régulièrement, et d’abord ceux qui ont le plus de difficultés ?
Dès lors qu’on veut différencier l’enseignement, on est conduit à organiser le
travail autrement, dans la classe, mais aussi à l’échelle de plusieurs classes ou de
l’ensemble de l’établissement. La notion de gestion de classe entre alors en crise, il
est préférable de poser les problèmes en termes d’organisation du travail, comme
on le fait dans toute entreprise.
Changer de vocabulaire n’est pas sans importance, mais l’enjeu principal est
évidemment de transformer l’organisation du travail elle-même. C’est de plus en
plus clairement ce qui se joue dans les réformes scolaires les plus récentes (Gather
Thurler & Maulini, 2007) et ce qui suscite de vives résistances, puisque changer
l’organisation du travail, c’est déstabiliser des routines, des territoires, des zones
d’autonomie, des agendas, une division des tâches, des espaces, des fragments
de programmes. Cela ne saurait aller de soi, même si c’est pour combattre l’échec
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Plan de l’ouvrage
Mon propos n’est pas de proposer ici un dispositif opérationnel de pédagogie
différenciée, mais plutôt de développer une conceptualisation aussi cohérente que
possible des rapports entre traitement des différences et organisation du travail
scolaire.
Sur cette base, les professeurs n’inventeront pas les mêmes solutions à l’école
maternelle ou dans l’enseignement supérieur, compte tenu des programmes, de
l’âge des élèves, des espaces et des temps disponibles, des objectifs de formation.
Mais dans tous les cas, il s’agira de repenser l’organisation du travail qui reste
souvent implicite tant elle paraît aller de soi.
Le premier chapitre, La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit
à la différence, constitue une toile de fond. Il rappelle que la pédagogie différen-
ciée n’est pas une méthode d’enseignement, que c’est une manière de prendre en
compte les différences et les inégalités entre élèves de façon à ne pas les aggraver
et autant que possible à les affaiblir. Cette problématique reste d’actualité à tous
les niveaux d’études, dans toutes les disciplines, dans tous les cursus, dès lors
que le système éducatif et les enseignants sont confrontés à un public hétérogène.
La pédagogie différenciée commence lorsqu’on cesse de traiter les élèves comme
égaux en droit et en devoir alors qu’ils sont fort inégaux en fait. Cette rupture
avec ce que Bourdieu appelait l’indifférence aux différences appelle évidemment
une nouvelle organisation du travail en classe et dans l’établissement, mais en
amont elle doit s’appuyer sur une conception précise de la genèse des inégalités
et de l’échec scolaire. Visant à placer chaque élève, aussi souvent que possible,
dans une situation dans laquelle il est véritablement susceptible d’apprendre, la
pédagogie différenciée invite les professeurs à proposer des situations différentes
à leurs élèves, à rompre avec un enseignement frontal, ce qui complique évidem-
ment leur travail.
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Introduction
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La pédagogie différenciée
entre exigence d’égalité
et droit à la différence
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
Un autre curriculum
On peut rêver d’un « autre curriculum », qui serait situé « à égale distance » de
toutes les cultures. Mais il sera toujours, par définition, familier aux élèves dont les
parents ont réussi à l’école et étranger aux autres. On peut cependant faire un effort
pour développer un curriculum, des méthodes et des moyens d’enseignement plus
proches de la vie et de la culture des classes populaires. Pourquoi les livres de
lecture mettent-ils toujours en scène une famille de classe moyenne, qui vit dans
un logement spacieux, où chaque enfant a sa propre chambre, le père ayant une
belle voiture et un bon travail, la mère s’occupant des enfants, la famille partant
en vacances chaque année ?
On peut imaginer une école plus proche de la vie et des pratiques sociales,
développant des compétences, se référant à l’expérience des élèves, dans sa
diversité.
L’égalité formelle qui règle la pratique pédagogique sert en fait de masque et de justifi-
cation à l’indifférence à l’égard des inégalités réelles devant l’enseignement et devant
la culture enseignée ou plus exactement exigée. […] Par opposition à une pédagogie
rationnelle et réellement universelle qui, ne s’accordant rien au départ, ne tenant pas
pour acquis ce que quelques-uns seulement ont hérité, s’obligerait à tout en faveur de
tous et s’organiserait méthodiquement par référence à la fin explicite de donner à tous
les moyens d’acquérir ce qui n’est donné, sous l’apparence du don naturel, qu’aux
enfants de la classe cultivée, la tradition pédagogique ne s’adresse en fait, sous les dehors
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
porte sur les moyens et les cheminements permettant à tous les élèves d’atteindre
les mêmes objectifs.
Pour que ce ne soit pas pure utopie, il convient de hiérarchiser ces objectifs et
de les limiter aux composantes essentielles d’une culture de base. On ne peut viser
l’égalité des acquis en multipliant les objectifs, ni en définissant pour chacun un
seuil de maîtrise très élevé. Le dilemme est de réduire les ambitions sans définir
une « culture au rabais », qui serait bonne pour les élèves faibles, tous les autres
allant d’emblée au-delà.
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
pour chaque élève, plus chacun vit des situations différentes, plus son parcours
de formation est unique. Ce qui ne veut pas dire qu’il travaillera constamment seul
ou en face-à-face avec un enseignant.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
en outre ses élèves dans des activités dont la durée n’est pas connue d’avance, ce
qui l’oblige à une planification mobile.
L’essentiel est de mettre l’organisation du travail au service de l’optimisation
des situations d’apprentissage. Il arrive qu’une complexité excessive détourne de
l’objectif, les enseignants investissant une énergie démesurée dans la gestion du
dispositif, au détriment de l’observation fine des élèves et des stratégies de régu-
lation des apprentissages.
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
Dans une pédagogie différenciée, l’évaluation est critériée parce qu’elle doit
constamment permettre de situer chaque élève par rapport aux objectifs de fin de
cycle. Il importe donc que ces objectifs soient travaillés, associés à des niveaux
progressifs de maîtrise, assortis d’indicateurs fiables. C’est à cette condition que
les enseignants pourront juger les progressions et pratiquer un enseignement
stratégique.
Situations-problèmes et objectifs-obstacles
Les premières conceptions de la différenciation relevaient du modèle dit du
« diagnostic préalable ». On avait alors l’illusion de pouvoir, à partir d’un diagnostic
initial pointu, proposer à chaque élève un traitement « sur mesure ». Cette concep-
tion repose sur la conviction que, connaissant l’élève, on peut prédire ses difficultés
d’apprentissage.
Or, les choses sont moins simples. Une partie des difficultés se révèlent au
moment de la confrontation à un obstacle. C’est alors que se manifestent les
limites d’un élève, ce qui « le dépasse ». C’est par exemple devant une tâche
apparemment maîtrisable (calcul d’un périmètre, changement de fuseau horaire,
approximation) que l’enseignant mesure que certaines opérations ou certains
concepts ne sont pas acquis. C’est au moment où l’élève doit écrire un récit que
l’on se rend compte que les temps du passé ne sont pas distingués.
La notion d’objectif-obstacle (Astolfi, 1993, 1997, 1998 ; Martinand, 1989, 1995 ;
Meirieu, 1989 a, 1990, 1995) offre une réponse : c’est l’obstacle qui devient la cible
du travail. Cela ne dispense pas d’avoir des objectifs de formation à long terme,
mais à court terme, le travail se concentre sur ce qui fait obstacle à l’apprentissage
de tel ou tel élève. Bien entendu, certains obstacles sont canoniques : le statut
du zéro en numération ; le problème de la retenue en soustraction ; la notion
de pronom ou de connecteur en production de texte. Toutefois, le moment où
cet obstacle surgit et la figure précise qu’il adopte sont toujours imprévisibles.
Cependant, plus l’obstacle a été conceptualisé au gré de l’expérience et à travers
la recherche en didactique, plus il est sûrement et rapidement identifiable lorsqu’il
se présente en classe et plus l’enseignant peut puiser une parade, une explication,
une tâche, une stratégie dans la culture professionnelle.
Cela ne le dispense pas de cerner l’obstacle qu’affronte l’élève hic et nunc et
de faire de son dépassement l’objectif à court terme d’un travail commun. C’est ce
qui guide l’intervention pertinente dans une pédagogie différenciée. Au-delà des
régulations individuelles, la réponse peut passer par des dispositifs regroupant des
élèves butant sur des obstacles analogues, par exemple une notion antérieure mal
assimilée – distance, masse, adverbe, dénominateur commun – qui les empêche
d’aborder une tâche dont la réussite fait de cette notion une condition. Ou un travail
avec un ensemble d’élèves dont les représentations naïves – de la digestion, de la
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
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pas à identifier finement les obstacles qu’il rencontre, ni à concevoir l’étayage, les
détours pédagogiques ou les stratégies à mettre en œuvre à plus long terme.
La didactique des disciplines adopte parfois une attitude ambivalente face à la
pédagogie différenciée. Même si cette dernière s’enracine dans les mouvements
pédagogiques et l’œuvre de pédagogues comme Legrand (1986, 1995) ou Meirieu
(1989 a, b & c ; 1990 ; 1995), davantage que dans les travaux de didacticiens, il serait
absurde de se priver des moyens de conceptualisation qu’offre la recherche en
didactique. On ne peut intervenir sur les processus d’apprentissage uniquement du
point de vue de leur dynamique ou de leur sens, le contenu des savoirs en jeu joue
toujours un rôle, parfois central. S’il est démuni de savoirs didactiques pointus, un
enseignant ne peut comprendre ce qui résiste dans l’esprit de l’élève en difficulté. Il
reprend donc la même explication, sans plus de succès. Pour s’attaquer aux causes
plutôt qu’aux symptômes, il faut disposer d’un modèle de la pratique experte
visée aussi bien que de sa genèse. C’est à ce prix qu’un professeur construira des
séquences ou des situations didactiques pertinentes (Perrenoud, 2007 c).
Les didacticiens des disciplines insistent souvent sur la diversité des acti
vités à proposer aux élèves plus que sur la différenciation des interventions de
l’enseignant. Ici encore, il n’y aurait aucun sens à jouer l’une contre l’autre. La
diversité des entrées est féconde, mais elle ne suffit pas à provoquer une totale
autorégulation, car les élèves – et surtout les plus faibles – ne trouvent pas spon-
tanément ce qui convient à leurs difficultés et à leur manière d’apprendre.
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La pédagogie différenciée entre exigence d’égalité et droit à la différence
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2
Gérer le « temps qui reste » :
entre persécution et attentisme
. Repris de Perrenoud Philippe (2001), Gérer le temps qui reste : l’organisation du temps scolaire
entre persécution et attentisme, in St-Jarre Carole & Dupuy-Walker Louise (dir.) Le temps en éduca-
tion. Regards multiples (p. 287-315), Sainte-Foy: Presses de l’Université du Québec.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme
– Enfant B : On n’a pas le temps de… quand on a fini on n’a pas le temps de…
de souffler un coup, tout de suite grammaire, faites grammaire, devoirs,
grammaire.
– Enfant A : Des fois on n’a pas fini et il nous donne à achever pour la maison.
Mais Valérie et Sébastien, ils ont fini, hein. Eux, ils sont contents, mais nous
on est derrière. Parce que s’ils ont fini, tant mieux, mais nous si on n’a pas
fini c’est pour la maison et on fait autre chose ; alors les devoirs qu’on a
quand on rentre chez soi, heu, c’est pas la joie. Moi des fois je reste jusqu’à
huit heures pour faire mes devoirs.
– Instituteur : Tu penses qu’on en demande trop aux enfants ?
– Enfant A : C’est pour qu’ils soient bien préparés pour l’année prochaine.
– Instituteur : Donc c’est bien, vous souffrez mais c’est pour votre bien ?
– Enfant A : On souffre pour notre bien mais on peut souffrir d’une autre
manière. C’est pas souffrir parce qu’on a mal.
– Instituteur : C’est quoi alors ?
– Enfant A : C’est souffrir parce qu’on est débordé, parce ce qu’on en a marre de
faire de trop ! Alors on aimerait bien ralentir mais ça, Monsieur, il ne comprend
pas puisqu’il dit c’est comme… avant on travaillait tout doucement, mais on
travaillait quatre en plus que nous. Mais Monsieur, avant il travaillait quatre
heures en plus mais tout doucement. Alors maintenant il dit, alors maintenant
il dit que…
– Enfant B : On va perdre du temps.
– Enfant A : C’est une sorte de révolution, tout doit aller plus vite. On n’a pas
de temps à perdre et tout. Ben lui il se dit : « Ben les gosses, ils s’emmerdent
jusque, jusqu’à six heures à l’école ». Alors lui il dit : « Trois heures et demie ça
suffit mais alors il faut accélérer ! » Mais nous c’est tout le contraire pour nous
qu’il faut : il faut travailler doucement, bien apprendre, tout doucement, calme-
ment, et travailler jusqu’à six heures. Parce que trois heures et demie… mais on
a deux heures et demie en moins alors il faut boulotter deux fois plus vite.
– Instituteur : Tu aimerais des journées plus longues ?
– Enfant A : Oui, et moins travailler… et travailler moins vite. Mais seulement
Monsieur, il veut pas perdre cette idée, alors s’il nous demande de travailler
plus longtemps, on ne pourra même pas achever sa phrase qu’il va nous
dire : « Travaillez plus longtemps, mais plus vite ! » Mais ça va plus ça, hein !
Ce dialogue illustre une souffrance qui, souvent hélas, n’accède pas à une
verbalisation aussi lucide et se vit comme une tare plutôt que comme la résultante
d’une organisation déraisonnable du travail. L’obsession de ne pas perdre de temps
marginalise les élèves en difficulté et produit de l’échec, en édifiant un rapport au
savoir qui ne peut que détourner d’une reprise des études. Les élèves lents et en
échec se souviennent de l’invitation réitérée à avancer dans leur travail et dans le
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
à d’autres occasions, ils n’apprennent pas davantage pour la raison inverse : ils ne
comprennent même pas la question et n’ont aucune idée de la façon de s’en saisir
ou même d’exprimer leur désarroi.
L’écart entre la tâche et les moyens qu’a l’élève de s’en saisir est bien entendu
l’un des ingrédients du sens de la situation et du travail scolaire (Perrenoud,
2010 c), qui fluctue au gré des obstacles rencontrés lorsqu’on se confronte à la
tâche. On peut « embarquer » des élèves dans une énigme ou une activité de prime
abord séduisante. Leur enthousiasme ne fera qu’un feu de paille si, une fois « au
pied du mur », ils n’ont aucun moyen de comprendre le problème et de le travailler
et, peu à peu, de le résoudre. C’est là que l’étayage et la régulation interactive
jouent un rôle décisif. C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de penser qu’on peut
calibrer entièrement les tâches en amont. Meirieu a plaidé pour une différenciation
interne aux situations parce qu’il émet les doutes les plus vifs sur une conception
de la différenciation qui consisterait à cerner au préalable les caractéristiques de
l’élève pour lui proposer des tâches sur mesure.
Autrement dit, l’idéal de la différenciation serait de pouvoir faire passer, en
préalable, une série de tests qui permettraient d’identifier pour un élève donné,
son niveau de développement cognitif, son rapport social au savoir, la nature de
ses stratégies personnelles d’apprentissage, son rapport avec les adultes, s’il
s’entend mieux avec un homme ou une femme, s’il travaille mieux avec un jeune
ou un vieux, toute une série de tests qui permettraient de cerner une sorte de
profil psychopédagogique. Et, à partir de ces tests-là, on produirait un ensemble
d’outils pédagogiques qui seraient adaptés d’une manière précise aux besoins
d’un individu donné, tels qu’ils auraient été évalués par ces tests préalables.
Cette tendance est dominante dans la pédagogie différenciée et, au départ, on la
trouve très présente chez des gens comme Claparède qui, dans L’École sur mesure,
défend extrêmement vigoureusement ce point de vue. C’est une tendance qu’on
va voir reprise chez un certain nombre de gens qui s’inscrivent dans la mouvance
de Skinner et de l’enseignement programmé, et elle est également présente
aujourd’hui dans quelques travaux qui sont effectués autour d’une certaine
conception de la pédagogie de la maîtrise.
Pour ma part, c’est une conception de la différenciation que je considère
comme impossible et dangereuse. Impossible parce qu’elle suppose la connais-
sance préalable de l’élève. Or, ce qui caractérise précisément la pédagogie, c’est
qu’il n’y a jamais de connaissance préalable de l’élève : on ne connaît l’élève
qu’après avoir travaillé avec lui. « Comment saurais-je s’il est musicien, disait
Alain, tant que je n’aurais pas tenté de lui apprendre à jouer du piano ? Et comment
saurais-je si j’ai fini d’explorer toutes les méthodes qui lui permettraient d’appren-
dre à jouer du piano ? » Autrement dit, une des caractéristiques essentielles de
la pédagogie, c’est que la plupart des connaissances que nous avons sur l’élève
viennent de nos initiatives, de notre action à l’égard de l’élève. La pédagogie a
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cette caractéristique que la connaissance sur l’élève est produite par l’interaction
que j’engage avec lui : je ne sais pas si l’élève avec lequel je vais travailler va réagir
de telle ou telle manière à ce que je vais lui proposer, tant que je ne le lui ai pas
proposé et je ne le sais pas parce que ce que je vais lui proposer ne peut pas être
déduit mécaniquement d’une analyse de ses besoins, puisque cela ressort de mon
inventivité didactique (Meirieu, 1995, p. 13-14).
Cette position ne diminue en rien, au contraire, l’exigence d’une compétence
d’observation fine des élèves. Mais cette observation ne porte pas sur des prédic-
teurs de la réussite, mais sur les obstacles qui surgissent au gré de la confronta-
tion de l’élève à une tâche difficile. Bien entendu, personne ne plaide pour des
tâches proposées au hasard. Il reste indispensable d’anticiper les difficultés et de
ne pas placer délibérément les élèves devant des « missions impossibles » ou des
exercices vides de sens et n’amenant aucun progrès. L’accent mis sur la régulation
interactive, l’étayage et l’intervention en situation dissuadent toutefois de mettre
des espoirs démesurés dans l’anticipation des obstacles et l’orientation infaillible
des élèves vers des tâches optimales. L’anticipation la plus pointue ne dispense
pas de la régulation, au mieux, elle lui permet de se concentrer sur l’essentiel.
L’adhésion à une conception interactive de la différenciation a des incidences
majeures sur l’organisation du travail et la gestion de classe. J’y reviendrai. Notons
d’abord qu’elle appelle des compétences didactiques élevées, qui renvoient aux
thèmes et aux démarches de l’école nouvelle – démarches de projet, pédagogie de
la découverte, démarche expérimentale, pédagogie coopérative, rôle formateur du
travail – aussi bien qu’aux apports plus récents et pointus :
– d’une part, de la didactique des disciplines et des sciences de l’éducation,
notamment autour des situations-problèmes et du travail sur les objectifs-
obstacles (Astolfi, 1993, 1997, 1998 ; Astolfi et al., 1997 ; Jonnaert et Vander
Borght, 1999 ; Martinand, 1989, 1995 ; Meirieu, 1989 a, 1990) ;
– d’autre part, des mouvements pédagogiques centrés sur les démarches
d’auto-socio-construction des savoirs (Bassis, 1998, Groupe français d’édu
cation nouvelle, 1996 ; Vellas, 1996, 1999, 2002).
On saisit facilement que l’essentiel des gains possibles passe par une forma-
tion plus pointue des enseignants dans le champ de la construction et de la régula-
tion de situations d’apprentissage. Accélérer les processus d’apprentissage, c’est
optimiser les décisions pédagogiques, donc former et professionnaliser davantage
les enseignants. Il importe sans doute de leur proposer de bons outils, des moyens
d’enseignement bien conçus, des grilles d’évaluation praticables et surtout des
objectifs qui soient de vrais outils de pilotage des progressions individuelles. Ces
outils n’auront d’effets que maniés par des professionnels de haut niveau, qui
sachent les choisir à bon escient, les adapter, voire s’en détacher. L’observation
formative, la régulation interactive dépendent d’abord de la perspicacité,
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Coexistent, sur ce point, deux positions extrêmes. Pour les uns, le fondement
même des cycles est de favoriser des parcours de durée inégale, considérant que
c’est LA réponse à l’hétérogénéité des rythmes et des niveaux. On rompt alors
avec le redoublement proprement dit, mais on maintient des vitesses inégales
de progression dans le cursus, certains élèves « gagnant » un ou deux ans sur le
cursus « normal », d’autres « perdant » le même nombre d’années.
La position inverse consiste à dire : la scolarité a la même durée pour tous,
donc tous les élèves passent quatre ans dans un cycle de quatre ans, ni plus, ni
moins. On admettra dans ce cas que certains élèves atteindront les objectifs de fin
de cycle de justesse, in extremis et auront besoin d’une consolidation, alors que
d’autres, au même âge, les auront atteints confortablement, en élargissant leurs
acquis grâce à des options ou d’autres activités de développement.
On peut se rallier à cette seconde vision pour des raisons liées au respect des
âges de la vie, à la solidarité des générations, considérant que l’école publique
n’est pas là pour faire progresser chacun le plus vite possible mais pour éduquer
et instruire ensemble ceux qui ont le même âge et grandissent ensemble. Tout
en adhérant à cet argument, je développerai une autre raison : une durée stan-
dard de parcours est la seule façon de s’obliger à rechercher d’autres axes de
différenciation. Il n’est donc pas question de prendre son parti des inégalités,
mais de différencier selon d’autres axes que le temps, de sorte que tous les élèves
atteignent les objectifs en un nombre égal d’années.
La possibilité de prolonger d’un ou deux ans le séjour de certains élèves dans
un cycle ne peut que favoriser la réinvention d’une forme déguisée de redouble-
ment (Allal, 1995) et surtout de fatalisme. Sachant que les élèves qui n’ont pas
atteint les objectifs au bout de quatre ans « bénéficieront » d’une année supplé-
mentaire, il est humain que les enseignants, les parents et les élèves comptent sur
cette possibilité et l’intègrent à leur plan. Si l’enfant est en difficulté dès le début
d’un cycle, on dira « Bah, ne rêvons pas, il le fera en une année de plus. Ce n’est
pas un drame ».
S’interdire cette « facilité », est-ce faire un saut dans la pensée magique ?
Nullement. C’est une façon délibérée et qui doit être assumée collectivement et
institutionnellement de se lier les mains pour ne pas suivre la plus forte pente de
tout système éducatif. On sait que les joueurs invétérés peuvent – librement –
demander qu’on leur interdise l’entrée des maisons de jeu, pour les aider à ne pas
succomber à la tentation. On se trouve ici dans un cas de figure un peu semblable :
s’interdire l’allongement du parcours pour s’obliger à chercher d’autres manières
de différencier. Cela ne doit pas conduire à une absurde rigidité : le temps passé
dans un cycle d’apprentissage devrait pouvoir être allongé ou abrégé à titre excep-
tionnel, pour tenir compte de situations singulières.
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Gérer le « temps qui reste » : entre persécution et attentisme
À cet égard, les cycles de deux ans rendent la tâche paradoxalement plus facile,
car on voit bien qu’on ne peut autoriser à parcourir chaque cycle en un ou trois ans.
Il est en effet exclu que la durée totale de la scolarité obligatoire varie par exemple
de cinq à quinze ans, les plus « doués » parcourant chaque cycle en un an, les plus
lents restant trois ans dans chacun… La question est alors de savoir à quel stade
du cursus l’allongement ou son contraire se justifient. Dès lors qu’un seul cycle
peut bénéficier d’une dérogation, tous peuvent aussi bien s’en passer !
Quelle que soit la longueur des cycles, il reste à s’organiser pour rendre
possible un parcours de durée standard pour l’immense majorité des élèves. Ce
qui pose une question cruciale et difficile : si l’on vise à standardiser le nombre
d’années passées dans chaque cycle, que peut-on faire varier pour ne pas trans-
former les différences entre élèves en inégalités ?
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lents ou faibles ne peut que contribuer à accroître leur fatigue, leur dégoût et leurs
ruses pour résister à cette pression.
Si l’école n’exigeait les heures de présence actuelles que pour les élèves les
plus lents, sachant que les mêmes acquis pourraient être atteints en nettement
moins d’heures pour les autres, on pourrait aller vers une différenciation vivable.
On s’en doute, l’école n’est pas près d’aller dans ce sens. On connaît la litanie des
obstacles classiques :
– l’école a une fonction de gardiennage ; que feraient les parents des enfants
rapides, s’ils n’allaient à l’école que deux jours par semaine ou seulement
le matin ?
– les parents des élèves rapides exercent une forte pression pour qu’ils
travaillent autant, voire davantage que les autres, pour « avancer plus
vite » ; si l’école publique adoptait des semaines calquées sur les besoins
des élèves moyens ou faibles, les parents des élèves les plus rapides les
placeraient dans des écoles privées ou leur feraient la classe à la maison ;
– les enseignants habitués à gérer une classe stable se feraient difficilement à
l’idée que sa géométrie est désormais variable ; peut-être n’apprécieraient-
ils pas de se retrouver, pour un tiers du temps, avec les élèves les moins vifs
et les moins gratifiants ;
– enfin, les élèves eux-mêmes résisteraient, les uns se sentant injustement
exclus alors qu’ils voudraient rester, les autres injustement retenus alors
qu’ils voudraient partir…
De nombreux acteurs s’accorderont en outre à trouver détestable une école
stigmatisant aussi visiblement les élèves lents et donnant du temps libre aux
élèves rapides. Il y a donc peu de chances qu’on aille vers des horaires diversifiés,
pour des raisons intelligibles, mais qui s’éloignent toutes d’une stricte rationalité
pédagogique.
Là est bien le paradoxe : à qui veut apprendre à conduire, à skier, à jouer d’un
instrument, on propose un temps de formation individualisé, en fonction de ses
acquis de départ, de son rythme de progression, de ses ambitions. Il n’y a que l’école
pour estimer que les mêmes objectifs peuvent être atteints dans le même temps par
des élèves différents. Sa seule flexibilité, paradoxalement, se compte par années
entières ! Qu’un enfant passe une année de sa vie à redoubler entièrement un degré,
sans efficacité garantie, fait apparemment moins scandale que de libérer quelques
heures par semaine les élèves les plus rapides. L’école s’interdit en quelque sorte
le registre le plus évident dans toutes les autres activités finalisées : la durée du
traitement nécessaire pour atteindre un résultat défini. Cela pour de bonnes et de
moins bonnes raisons. De bonnes lorsqu’il s’agit de ne pas stigmatiser des enfants,
de moins bonnes lorsqu’on vise une équité apparente, une gestion plus simple des
publics scolarisés ou lorsqu’on transforme l’école en coûteuse garderie…
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compétent qui comprend le plus vite, décide le plus vite, agit le plus vite, régule
le plus vite sans perdre pour autant en qualité. On sait qu’on peut se servir de
l’informatique comme d’un escalier roulant : soit pour aller plus vite avec la même
dépense d’énergie, soit pour dépenser moins d’énergie pour le même résultat. La
compétence joue le même rôle : elle permet de faire la même chose plus vite ou,
dans le même temps, de faire mieux, qualitativement ou quantitativement.
On peut aussi repenser l’organisation du travail dans la même perspective.
Cette expression n’est pas habituelle dans le monde scolaire, qui parle plutôt de
« gestion de classe ». Sans récuser cette formule, notons deux de ses limites :
– elle confirme l’espace de la classe comme espace principal de travail,
contrainte dont les cycles d’apprentissage visent précisément à s’affranchir ;
– elle fait retomber sur des problèmes assez convenus : la structuration de
l’espace, les règles de vie, la discipline, la grille horaire, la distribution des
tâches utiles, le rôle d’un éventuel conseil de classe.
Je parlerai donc plutôt d’organisation du travail (Perrenoud, 2002 a & b). Cela
ne conduit en rien à calquer l’école sur l’entreprise. Il est souhaitable partout, dans
les secteurs les plus marchands comme dans les autres, de se demander comment
on s’organise pour être efficace. L’efficacité peut entrer en conflit avec d’autres
valeurs et ne pas devenir la logique unique, ni même la principale. Cela ne dispense
pas de poser ouvertement la question de l’optimisation de l’organisation du travail
scolaire. Lorsqu’au nom de l’humanisme, on s’interdit de se demander comment on
s’organise pour faire apprendre, on fait tout simplement le jeu des inégalités.
Si, pour apprendre de façon optimale, chaque élève doit être très souvent dans
la situation d’apprentissage la plus féconde pour lui, il faut se demander pourquoi
on ne parvient pas à honorer constamment cette condition et comment on pourrait
s’en approcher davantage. On l’a vu, les compétences des enseignants sont un atout
majeur. Mais, à compétences données, que dire de l’organisation du travail scolaire ?
On peut imaginer l’enseignant comme un funambule doublé d’un jongleur qui
tiendrait toutes les situations « à bout de bras », les créant, les attribuant, les
animant en personne ou les régulant de loin. Cet enseignant constamment « au
four et au moulin » incarne un modèle d’organisation du travail dont toutes les
composantes résident entièrement dans la tête de l’organisateur en chef : il a
pensé à tout, tout prévu, il voit tout et intervient constamment de la façon à la fois
la plus judicieuse et la plus économique.
Sans nier l’existence de tels enseignants-orchestres, on ne peut prêter à tous
les praticiens le don d’ubiquité et un talent d’improvisation qui les dispenserait
de planifier, de créer des institutions internes et des dispositifs. Même le chef
d’orchestre le plus créatif ne compose pas en temps réel la symphonie qu’il dirige.
Il délègue en outre l’essentiel de l’interprétation aux musiciens et à leurs partitions,
se contentant d’un rôle clé, mais limité : coordonner le tout. Une organisation du
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travail robuste repose sur plus d’un acteur, c’est une forme d’intelligence répartie
ou collective, qui suppose donc une culture, des règles, une division du travail, des
modèles de coopération, de communication et de décision.
Un compte à rebours
Dans toute structure qui doit tenir des échéances, l’organisation du travail
est censée gérer au mieux un compte à rebours. Idéalement, une planification
parfaite dispenserait de toute régulation : les étapes seraient calculées et les opéra-
tions programmées en fonction de l’objectif à atteindre, du temps attribué et des
ressources disponibles. Le plan se déroulerait ensuite sans accroc. Dans toute
activité complexe, confrontée à l’imprévu, à des urgences, à l’incertitude (Perrenoud,
1999 a & b), à la résistance du réel et des acteurs, mieux vaut abandonner l’idée
qu’un plan bien conçu suffit. Il faut s’en donner un mais admettre que son sort sera
assez souvent d’être mis en échec par les événements. Les acteurs engagés dans
des entreprises longues et complexes ont donc pris l’habitude de « faire avec » un
environnement changeant et des obstacles imprévus, parfois en révisant leurs objec-
tifs, plus souvent encore en modifiant leurs stratégies et leur calendrier.
Les enseignants les plus traditionnels développent cette compétence, sinon en
formation initiale, du moins au gré de l’expérience. Ils savent qu’aucune année scolaire
n’est écrite d’avance, que des problèmes de santé, des désordres, des conflits, des
crises, des résistances peuvent perturber l’avancement dans le programme. Même si
tout se passe dans le calme, l’année n’est pas jouée : l’enseignant propose, les élèves
disposent, en fonction de leur niveau scolaire, mais aussi de leur degré d’engagement
dans les tâches. Cela n’empêche pas toute planification. Avant chaque rentrée, un
enseignant consciencieux découpe le programme en chapitres successifs, pour
dessiner une progression idéale scandée par des périodes de révision et d’évaluation.
Que ce découpage soit prévu par le programme, à titre indicatif ou impératif, qu’il
soit suggéré par les manuels ou qu’il soit « inventé » par l’enseignant n’est pas
sans importance. Quelle qu’en soit la source, la planification ainsi élaborée permet
d’espérer « retomber sur ses pieds » en fin d’année scolaire.
Puis l’année commence et une « partie » s’engage, qui n’est pas entièrement
sous le contrôle de l’enseignant. De plus, il se surprend lui-même en flagrant délit
d’incohérence, accordant plus de temps qu’il n’avait prévu à un chapitre, parce que
les élèves y entrent difficilement ou au contraire manifestent un intérêt inattendu. Ou
parce que ce chapitre le séduit plus que d’autres, correspond mieux à ce qu’il trouve
important ou intéressant dans telle ou telle discipline. Il se peut aussi qu’un peu las,
mal préparé ou préoccupé, un enseignant « occupe » ses élèves à des tâches peu
fécondes, qui ne les poussent pas véritablement à avancer dans le programme.
De tels décalages deviennent d’autant plus problématiques qu’on avance dans
l’année, que le temps qui reste s’amenuise. La régulation consiste à survoler, voire
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enseignante, sans se transformer en police, doit tenir à jour, pour chaque élève, un
dossier décrivant ses acquis, les difficultés éprouvées, les activités déjà engagées ou
envisagées et les problèmes qu’il rencontre en ce moment. Ce dossier, faut-il le dire,
est un outil de travail des enseignants et n’est pas accessible à des tiers.
Le temps de la décision : il ne suffit pas de savoir ; le monde des organisations
est riche d’informations dont personne ne se sert, faute d’y penser, de pouvoir y
accéder ou de savoir s’en servir. Entre une équipe hyperactive qui remet tout en
jeu chaque jour et une équipe sclérosée, qui attribue les élèves à des activités et
à des groupes pour de longues périodes, indépendamment de leur niveau et de
leurs besoins, il reste à trouver une ligne médiane.
Le temps de l’activité : ce devrait être le temps principal, quantitativement ;
on revient là à des problèmes classiques de didactique ; conception des tâches,
des consignes, des contraintes, des ressources (aide humaine, documentation,
technologie) et du dispositif ; chacune de ces options prises contribue à faire
perdre ou gagner du temps ; une activité qui amène les élèves à des déplacements
permanents dans l’espace ou à des négociations interminables sur des problèmes
d’interprétation de la tâche ou de leadership n’est pas une tâche féconde, car
l’essentiel du temps est mangé par d’autres logiques que l’apprentissage.
Le temps de la régulation : une fois engagé dans une activité, l’élève n’est pas
pour autant en train d’apprendre ; seuls les exercices les plus simplistes et répéti-
tifs peuvent fonctionner longtemps sans régulation ; toute approche constructiviste
de l’apprentissage privilégie des tâches interactives et complexes, donc fragiles
et gourmandes en régulation ; si l’essentiel du temps de l’enseignant consiste à
expliquer des consignes mal conçues ou à suppléer aux défauts du matériel, on
dira qu’il y a trop d’investissement dans une régulation dont on aurait pu faire
l’économie par une meilleure préparation ; à l’inverse, une confiance aveugle dans
les tâches proposées peut rendre les enseignants inaccessibles durant le travail,
ce qui paralyse régulièrement une partie des élèves.
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L’école ne peut donc structurer ses temps et ses espaces de travail comme
bon lui semble. Il ne suffit pas qu’elle respecte les jours de congé et de vacances
et s’inscrive dans des plages horaires relativement compatibles avec la vie des
familles. Elle ne peut pas, par exemple, décider de façon unilatérale de consacrer
une semaine entière à une seule discipline ou de former de nouveaux groupes
d’élèves quand cela lui chante. Elle doit au minimum justifier ses choix et faire la
preuve qu’ils ne nuisent pas à la santé, à la sécurité, à l’équilibre, à la sociabilité et
bien entendu au développement et aux apprentissages des élèves.
Alors qu’une usine peut restructurer brutalement son organisation du travail,
souvent sans ou contre l’avis de ses salariés, l’école doit expliquer, négocier,
convaincre. Modifier la journée d’école ou le jour de congé en milieu de semaine
est une « longue marche ». Souvent le statu quo prévaut, car une minorité active
parvient à bloquer tout changement. On comprend donc que l’organisation du travail
et la gestion interne des espaces-temps fassent montre de davantage d’inertie dans
l’école que dans une entreprise industrielle, une banque ou un grand magasin.
Ne nous cachons pas cependant que cette inertie tient tout autant à l’absence
de raisons fortes et précises de changer. Et cette absence s’explique elle-même par
le fait que l’organisation du travail, et donc des temps et des espaces de travail,
semble, dans l’école, figée depuis plus d’un siècle.
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– pour répartir des professeurs entre les élèves, constituer des « groupes-
classes » comme unités de base semble logique et permet du même coup de
structurer les espaces scolaires en « salles de classes » ;
– le savoir humain étant organisé par disciplines, pourquoi abandonnerait-on
cette structure dès qu’il s’agit de le transmettre ?
Or, rien de tout cela ne va de soi, l’organisation du travail scolaire résulte de
« choix » historiques et a varié au cours des âges, du désordre et de l’extrême
hétérogénéité des premières classes au modèle qui s’est imposé au xixe siècle
presque partout (Giolitto, 1983).
Supposons qu’un détour par l’histoire persuade nos contemporains du relatif
arbitraire de certaines solutions. Cela suffirait-il à les convaincre de la nécessité de
repenser l’organisation du travail, du temps et des espaces scolaires ? Nullement.
Admettre qu’on puisse s’y prendre autrement n’est pas en soi une raison de changer.
Les Occidentaux ont inventé la fourchette là où les Chinois ont inventé les baguettes.
Nul n’est enclin à reconsidérer ce « choix », quand bien même il aurait admis son
relatif arbitraire et accepté l’idée qu’il y a plusieurs façons rationnelles et efficaces de
porter les aliments à sa bouche. On ne change que s’il existe une alternative qu’on
estime parée d’indéniables avantages. Pour mettre en question l’actuelle organisa-
tion du travail, du temps et des espaces scolaires, il faudrait donc montrer qu’elle
n’est pas la plus efficace possible, voire qu’elle est carrément contre-productive en
regard des objectifs déclarés des systèmes éducatifs contemporains.
La tâche n’est pas facile, pour plusieurs raisons :
– une réflexion d’une telle complexité doit être collective, autrement dit mobi-
liser une partie importante des acteurs concernés ; or, même aujourd’hui,
l’idée qu’il puisse y avoir une alternative radicale à l’organisation du travail,
du temps et des espaces scolaires se heurte à un profond scepticisme ; on
admet à la rigueur qu’on puisse chercher des aménagements, des assouplis-
sements à la marge ; mais « faire tout autrement » semble inimaginable à la
plupart des acteurs, parents, élèves, enseignants, cadres scolaires ;
– toute mise en question heurte très rapidement des routines mentales et
pratiques, menace des intérêts acquis (Argyris, 1995), ceux des cadres, qui
décident et contrôlent l’organisation du travail, aussi bien que ceux d’une partie
des enseignants, qui ont alors toute liberté de la dénoncer ouvertement et de
s’en écarter clandestinement, puisqu’ils ne s’en sentent pas responsables ;
– substituer un nouveau modèle universel au modèle « tayloriste » actuel
n’aurait de sens que s’il passait par une autonomie professionnelle et une
coopération accrues des enseignants dans le champ de l’organisation du
travail, ce qui impliquerait une nouvelle répartition des pouvoirs au sein des
systèmes éducatifs et de nouvelles compétences des enseignants ;
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
visible. La volonté de réduire les coûts est sans doute un moteur de régulation.
Mêmes les administrations publiques et les organisations à but non lucratif n’ont
plus les moyens de gaspiller des ressources.
Mais la régulation induit des coûts, parfois élevés :
– d’abord celui du travail de contrôle, d’évaluation des structures, des
missions et des pratiques en vigueur ;
– ensuite, le coût de la conception et du développement d’autres modes de
faire ;
– enfin, le coût du changement lui-même, car une réorganisation ne va jamais
sans résistances ni conflits.
On hésitera d’autant plus à engager ces coûts qu’il y a divergence sur le diagnos-
tic et incertitude sur la possibilité de réellement mieux faire. C’est le cas au sein des
bureaucraties scolaires.
Il est en effet très difficile d’évaluer les bénéfices et les effets pervers de la
traduction des objectifs de la scolarité en programmes. Cette structuration du
cursus mène à coup sûr une partie des élèves à la maîtrise des savoirs et des
compétences visés à l’issue de la scolarité de base. Pour eux, les programmes
sont bénéfiques. C’est donc sur la fraction de chaque génération qui n’atteint
pas les objectifs qu’il faut se fonder pour estimer la part de responsabilité des
programmes standardisés et comparer bénéfices et inconvénients.
Or, dans presque tous les systèmes éducatifs, même les plus actifs dans la
démocratisation de l’enseignement, la plupart des acteurs estiment, au moins en
privé, qu’il est impossible d’amener tous les élèves à maîtriser tous les objectifs de
la scolarité de base dans le même temps ou à un ou deux ans près. On se garde bien
toutefois de dire à quel point c’est impossible ! Aucun système ne s’engage explicite-
ment sur le niveau moyen de connaissances et de compétences attendues au sortir
de l’enseignement de base, ni sur les disparités tolérables au sein d’une cohorte.
Comment démontrer que les résultats sont en dessous des objectifs si ces
derniers sont définis en fonction des résultats ? Une production industrielle, même
si elle ne garantit pas le « zéro défaut », peut s’engager à livrer telle proportion de
produits sans aucun défaut, telle autre avec des défauts mineurs et telle proportion
résiduelle avec des défauts majeurs. Rien de tel dans les systèmes éducatifs. On
ne peut donc comparer les résultats aux visées. Les objectifs de la formation sont
formulés dans l’abstrait, pour un élève idéal, sans aucune dimension statistique.
Quant aux comparaisons internationales, elles sont délicates et rarement probantes.
Quand bien même on admettrait que le système éducatif puisse mieux faire,
on mettra en évidence le manque de moyens ou le nombre excessif d’élèves par
classe, plutôt que de s’en prendre au fonctionnement. Si ce dernier est finale-
ment mis en question, il sera difficile de faire la part des multiples facteurs qui
71
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
interviennent. Les divers groupes d’acteurs se renvoient la balle, les uns accusent
la formation des enseignants, d’autres les équipements, la gestion, la pédagogie,
l’évaluation, les parents ou « la société de consommation »… Il est fort difficile
d’isoler dans cet ensemble l’influence spécifique de la traduction des objectifs en
programmes standardisés.
Pour la mettre en question, il faut donc plutôt observer les fonctionnements
curriculaires et didactiques et montrer que certains élèves sont assignés à des
programmes qui ne peuvent en aucun cas les faire progresser vers les objectifs.
Pourquoi ? Parce que ces élèves « perdent leurs temps » dans l’école telle qu’elle
est organisée :
– les uns parce qu’on leur rabâche ce qu’ils savent déjà. Pourquoi enseigner
à lire à des élèves qui savent lire ? C’est le problème des « surdoués », mais
aussi des élèves qui, dans certains domaines, apprennent très vite ou ont
acquis hors de l’école ce qu’ils sont censés y apprendre, par exemple une
langue étrangère.
– les autres, et c’est encore plus dramatique, parce que le programme « les
dépasse », parce qu’ils n’ont pas les moyens de transformer l’enseignement
qu’ils reçoivent en apprentissages. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on
enseigne des subtilités grammaticales à des enfants qui ne savent pas lire,
ou lorsqu’on aborde l’algèbre avec des adolescents qui ne maîtrisent pas
encore les opérations arithmétiques de base.
Un programme scolaire vise un ensemble défini d’apprentissages, qui consti
tuent des objectifs de formation, en principe les mêmes pour tous. C’est un
premier problème, lorsque les mécanismes de formation des groupes-classes et
d’orientation/sélection amènent dans un programme des élèves qui ne peuvent
espérer en tirer un quelconque profit et dont le seul apprentissage prévisible
consistera à renforcer leur sentiment d’indignité culturelle (Bourdieu, 1966).
Un programme scolaire postule que tous ceux qui y entrent et le suivent sont
capables d’accomplir les apprentissages visés au même rythme et selon les
mêmes modalités. Il s’adresse donc à des individus différents comme s’ils étaient
semblables. Cette fiction est d’autant plus dangereuse que certains élèves sont
effectivement capables d’assimiler ce qu’on leur propose selon les méthodes et
dans le temps prescrits. Pour eux, la programmation convient. C’est aux extrêmes
qu’elle ne convient pas. Or, ces marges peuvent être traitées comme quantités
négligeables. Ou on peut estimer que les correctifs en place (avancement d’un
degré ou redoublement) sont des réponses suffisantes. L’indifférence aux diffé-
rences, selon la belle formule de Bourdieu (1966), est un principe extraordinaire
d’organisation du travail, un principe à certains égards insensé.
L’école fonctionne comme un hôpital qui donnerait le même traitement à
tous les patients atteints de la même pathologie, à quelques exceptions près.
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
tracé la voie. Les enseignants de la Maison des Trois Espaces (1993) indiquaient,
dans la dénomination même de leur établissement, que la scolarité élémentaire et
primaire était désormais structurée en trois espaces seulement plutôt qu’en huit
« classes » annuelles. La réforme globale de 1989 n’a pas institué ces espaces avec
assez de force, elle a laissé perdurer les marches annuelles et la terminologie qui
les désigne en France (petite, moyenne et grande sections de maternelle, cours
préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyen 1 et 2). Les anciennes catégo-
ries sont restées en vigueur.
Ce conservatisme des mentalités ne pouvait être que renforcé par des indi-
cations de programmation et des manuels ou moyens didactiques se référant
clairement aux étapes annuelles. Le message était clair : les cycles ne sont que
des regroupements de marches annuelles, celles-ci ne disparaissent pas, même
si elles concourent à l’atteinte d’objectifs dits « de fin de cycle » plutôt qu’à des
objectifs « de fin d’année ».
Dès lors que les conséquences pour l’organisation du travail ne sont pas expli
citées et que des organisations alternatives ne font l’objet ni de recommandations
fortes, ni de formations, qu’arrive-t-il ? Les enseignants se distribuent les élèves,
l’un prend les plus jeunes, le second les moyens, le troisième les plus âgés. Chacun
les garde un an et les « passe » à son collègue du même cycle.
Cette organisation du travail, très proche de ce qui se passait auparavant, n’est
nullement un retour clandestin du refoulé. Elle n’est pas en contradiction avec les
textes, elle ne heurte que l’esprit des cycles, qui n’est défendu que par quelques
idéalistes. Les enseignants qui travaillent année par année à l’intérieur d’un cycle
ne sont pas en infraction, on ne peut rien leur reprocher, formellement, même s’ils
vident largement la structure de ses vertus potentielles.
Instituer des objectifs de fin de cycle et en faire la référence majeure est
une importante avancée, mais c’est parfois la seule. Pour que la division et
l’organisation du travail se transforment, il faut qu’une équipe pédagogique s’en
saisisse et aille au-delà de ce que l’institution attend.
La structure le permet, sans toutefois l’imposer. Si c’était une stratégie de
changement progressif, on pourrait la trouver habile. C’est plutôt, en France, la
conséquence d’une alternance politique intervenue juste après l’introduction
des cycles, qui a suscité un flottement durable de l’administration scolaire et
de l’encadrement, qui se demandaient si le nouveau ministre, de centre droit,
allait accepter ou rejeter cet « héritage » du gouvernement socialiste. Lorsqu’il
l’accepta, le mal était fait.
Ce n’est toutefois que la surface des choses. Si les acteurs avaient été convain-
cus, si la loi d’orientation n’avait fait que légitimer des pratiques assez largement
répandues, les textes auraient suffi. On peut avancer l’hypothèse inverse : ces
textes étaient en avance sur les pratiques et les mentalités, tant des cadres que
76
Espaces-temps de formation et organisation du travail
77
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
s’il vient d’un autre système scolaire. La référence aux degrés devrait peu à
peu disparaître des méthodologies et moyens d’enseignement officiels mis
à la disposition des écoles. Elle perd également son sens en ce qui concerne
les épreuves communes ou autres évaluations standardisées.
4. La notion de redoublement ne veut plus rien dire, puisqu’il n’y a plus de
degrés et qu’on ne peut évidemment redoubler l’ensemble d’un cycle, ni
même la dernière année d’un cycle.
5. La durée normale de traversée du cycle par un élève est égale à la durée
officielle du cycle : on passe par exemple trois ans dans un cycle de trois
ans, ni deux, ni quatre ! Des règles strictes garantissent que les parcours
réels des élèves ne s’écartent de cette norme que de façon exceptionnelle,
avec des mesures personnalisées, négociées de cas en cas.
6. Durant tout le cycle sont mis en place des dispositifs efficaces de pédagogie
différenciée, qui visent à permettre à tous les élèves d’atteindre les objectifs
dans le même temps.
7. En fin de cycle, pour les élèves encore loin des maîtrises visées, on prévoit
des mesures intensives, prolongées, au début du cycle suivant, par des
modules de mise à niveau et de consolidation différenciée. On peut envisa-
ger des structures ad hoc de transition entre cycles successifs.
8. L’évaluation se fait sans notes. Elle est critériée et formative. Elle permet
de situer régulièrement chaque élève par rapport aux objectifs visés en
fin de cycle et en fin de cursus primaire. Des outils d’observation et d’éva-
luation sont mis à disposition par l’institution. Les parents sont régulière-
ment informés de la progression de leur enfant, sur la base d’un « cahier
d’évaluation » fondé sur diverses sources (auto-évaluation, observation,
épreuves, entretiens, etc.). Ce cahier est conçu par chaque école sur la base
de quelques principes généraux.
En 2000, après diverses péripéties, l’autorité scolaire décida d’instituer effective-
ment deux cycles d’apprentissage de quatre ans chacun, assortis d’objectifs de fin
de cycle. Mais il fut de moins en moins question d’équipes pédagogiques et de
responsabilité collective. Dans la réforme qui s’implanta laborieusement, chaque
enseignant resta titulaire de sa classe, dans laquelle les élèves étaient censés passer
un an. La seule obligation nouvelle des enseignants fut d’assurer un « suivi collégial »
des élèves, idée vague qui n’exigeait aucune coopération forte, parce qu’elle peut
être interprétée de façon minimaliste : veiller à une certaine continuité des prises en
charge annuelles successives et se concerter pour que les transitions se passent bien.
C’est mieux, évidemment, qu’une absence de suivi et la rupture de toute continuité
entre années scolaires. Mais on est loin d’une responsabilité collective.
Les écoles devaient présenter un « plan de travail annuel » aux contours assez
vagues, qui apparaissait surtout comme un outil de contrôle des enseignants qui
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
auraient voulu aller trop loin dans la coopération et la mise en place d’une organisa-
tion du travail plus inventive, dans la ligne de ce que les établissements impliqués
dans la phase d’exploration avaient expérimenté. Il n’était pas explicitement interdit
de décloisonner les années successives et de travailler en équipe, mais rien n’était
dit ni fait pour encourager les enseignants à aller dans ce sens. On pourrait même
dire que tout était fait pour dissuader le plus grand nombre, en laissant une certaine
latitude aux équipes militantes, à leurs risques et périls, comme d’habitude.
Le syndicat des enseignants, qui avait soutenu en 1999 le principe des cycles
de quatre ans confiés à des équipes, contre l’avis d’une partie de ses adhérents,
paraissait divisé quant à cet appauvrissement de la réforme. Certains de ses
membres, hostiles aux cycles ou à toute forme de coopération, se réjouissent de
n’être obligés qu’à un « suivi collégial » qui n’engage à rien. D’autres, qui fonc-
tionnaient déjà en équipes, se désolaient de cette timidité. Faute de consensus,
on se rapprocha d’un scénario minimaliste « à la française », les cycles se limitant
progressivement à une restructuration du curriculum et à un suivi des élèves de
marche annuelle en marche annuelle…
On peut lire ce rétrécissement comme l’expression d’une forme de conserva-
tisme banal, traduisant la simple « peur du changement » du côté des enseignants
et la résistance des parents de bons élèves et des partis de droite, qui voient d’un
mauvais œil l’introduction de cycles longs et la suppression des notes.
Peut-être est-ce plus complexe. Il apparaît que les forces qui orientent l’avenir
de l’école n’osent pas toucher ouvertement à l’organisation du travail scolaire et
notamment au degré de coopération requis entre enseignants, donc de respon-
sabilité collective. Elles font même machine arrière dès qu’elles se rendent compte
que certaines options, prises pour d’autres raisons, ont de fortes incidences sur
l’organisation du travail et suscitent à ce titre de vives résistances. Aucune innova-
tion n’est sans risque. Un nouveau curriculum ménage toujours des surprises, ses
incidences sur la relation pédagogique, la dynamique des groupes, les activités
didactiques ou l’évaluation sont rarement anticipées dans le détail et peuvent aussi
conduire à faire machine arrière le jour où l’on comprend à quoi mène l’innovation.
Pourquoi l’organisation du travail est-elle une « vache sacrée », que nul n’ose
bousculer ? On peut avancer une double hypothèse.
1. L’organisation du travail est un impensé, un allant de soi, si bien qu’on
ne sait pas la (re)penser, on manque de mots, de représentations parta-
gées. Du coup, on ne s’engage pas dans le changement, même progressif,
de même que nul ne s’aventure volontiers dans un territoire inexploré,
inconnu, donc menaçant.
2. L’adhésion à l’organisation conventionnelle du travail est au cœur de
l’identité des enseignants, elle correspond au désir d’être « seul maître
à bord », de régner sans partage sur un espace de travail personnel ;
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Sans développer dans le détail ces trois aspects, retenons quelques éléments.
1. La formation initiale des enseignants en place ne les a pas préparés à
organiser le travail à l’échelle de plus vastes espaces-temps de formation
qu’une classe. Organiser le travail de 100 élèves de 8 à 12 ans pose des
problèmes inédits, même aux praticiens expérimentés qui gèrent une
classe « les yeux fermés ». Certaines des décisions prises auparavant par
l’administration ou le chef d’établissement sont confiées aux enseignants,
qui peuvent vivre cette « délégation de pouvoir » comme un cadeau empoi-
sonné s’ils se sentent incompétents et ne disposent pas des moyens de se
former rapidement.
2. Un cycle digne de ce nom suppose une équipe, ce qui exige une forte
coopération professionnelle, une volonté et une capacité de concertation
permettant une décision collective, ce qui n’est pas fréquent dans un métier
d’individualistes (Gather Thurler, 1994, 2000 a).
3. Dans maints secteurs de la production, les entreprises imposent aux sala-
riés une autonomie individuelle ou collective jugée plus fonctionnelle,
en particulier lorsque les ingénieurs ou autres responsables ne sont plus
capables de prescrire des procédures précises, en raison de la variabilité
et de l’évolution croissantes des produits, des matériaux, des attentes des
clients, des contextes, des marchés, des conjonctures économiques, des
technologies, des modèles de management (Chatzis et al., 1999). Même
si une telle autonomie n’est pas, dans l’école, dictée par la recherche du
profit, elle pourrait présenter une parenté avec ce qui se passe dans le
secteur marchand, sur un point au moins : lorsque l’encadrement ne sait
plus que prescrire, il a intérêt à laisser aux salariés la charge psychique
et la responsabilité de « se débrouiller » et d’affronter les contradictions
(Perrenoud, 2001 a).
On mesure peut-être alors à quel point le remaniement des espaces-temps de
formation et la réorganisation du travail sont des enjeux juridiques, syndicaux,
économiques, sociologiques, voire politiques, tout autant que techniques (évalua-
tion, pilotage des progressions, groupement des élèves, didactiques, etc.).
L’un des enjeux symboliques et pratiques, c’est « la classe ».
82
Espaces-temps de formation et organisation du travail
Le deuil de la classe
L’organisation du travail n’est jamais une affaire purement rationnelle, ou plus
exactement, il faut distinguer la rationalité du management, qui vise à optimiser
la production, et celle des acteurs, en quête d’une vie vivable. Toute organisa-
tion crée des territoires, des habitudes, des pouvoirs, des zones d’ombre ou
d’autonomie, des modes de sociabilité ou de solidarité aussi bien que des soli-
tudes ou des concurrences.
Lorsque l’organisation du travail est remaniée aussi souvent que l’exigent les
changements technologiques ou les fluctuations de la conjoncture, les travail-
leurs « s’habituent », apprennent à considérer l’organisation du travail comme
une variable et à retrouver plus ou moins rapidement, lorsqu’elle change, leurs
marques et une certaine sécurité. Certains éprouvent sans doute une satisfaction
professionnelle à l’occasion de ces transformations, d’autres en souffrent mais
s’en accommodent, faute d’avoir le choix.
L’école est de ce point de vue un monde à part, puisque l’organisation en
groupes-classes stables y apparaît presque « immuable ». Son abandon semble à
nombre d’enseignants proprement inconcevable. Pour eux, l’école, c’est d’abord
leur classe. Le système éducatif est vécu comme une réalité externe qui peut
changer du moment que ses évolutions ne touchent pas à la classe. Cette dernière
peut absorber de nouveaux programmes, de nouveaux manuels, de nouvelles
formes d’évaluation, une nouvelle grille horaire à condition de continuer à exister
comme telle : un groupe d’élèves réunis durant un an autour de son maître au
primaire, de ses professeurs au secondaire.
Il n’y a aucune raison de combattre cette formule par principe. L’enjeu actuel
est de ne pas en faire l’alpha et l’oméga de toute organisation du travail scolaire,
83
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
donc de ne la conserver que dans les domaines où elle est la meilleure solution. Il
apparaît à cet égard raisonnable :
– d’offrir aux élèves les plus jeunes (mais cela garde un sens même pour
des adultes) un groupe d’appartenance stable, fonctionnant comme port
d’attache, source d’identité et de sécurité émotionnelle ; les êtres humains
peuvent prendre l’ascenseur ou le métro sans s’intégrer à un groupe, mais
pour des aventures plus durables et plus fortes, l’appartenance à un collectif
constitué semble un facteur de stabilité ;
– d’utiliser ce groupe comme base d’orientation des élèves vers d’autres
formes de travail, comme cadre d’un tutorat personnalisé et du suivi de ce
qui leur arrive dans d’autres groupes, plus éphémères ou spécialisés ;
– d’y maintenir des activités de socialisation, d’éducation ou d’instruction
lorsqu’elles bénéficient de la stabilité du cadre et des relations qui s’y
nouent et s’intègrent à une histoire collective durable mieux qu’à des
groupes de tâches.
Tout cela se discute et nul ne devrait affirmer péremptoirement qu’il faut
attribuer au travail en groupe-classe au moins trois quarts du temps scolaire
ou au contraire le réduire à une réunion hebdomadaire d’une ou deux heures.
L’important est que le groupe-classe ne soit pas traité comme un sanctuaire, une
institution dont il est interdit de débattre. Sachant que le changement ne peut être
que progressif, dans la tête d’abord, dans les pratiques ensuite.
On ne progressera sur ce terrain qu’à la condition d’accepter que les acteurs,
enfants comme adultes, sont dans l’école en quête de place et de reconnaissance
bien avant d’être en quête de connaissance (Haramein et Perrenoud, 1981). Toute
organisation du travail qui ignorerait que les processus cognitifs s’ancrent dans
des relations intersubjectives et des investissements émotionnels serait vouée
à l’échec. Les résistances inconditionnelles à tout changement tiennent en partie
à la dénégation des vrais besoins des personnes, élèves et enseignants. Ce qui
empêche de rechercher d’autres manières de les prendre en compte.
Le mythe de la classe et l’attachement des enseignants à cette formule méritent
d’être analysés. Ils correspondent certainement à des dimensions assez profondes
du métier d’enseignant, de la relation pédagogique, de la recherche de sécurité et de
sens, des raisons d’enseigner. S’il est si difficile d’expliciter ces composantes, c’est
par excès de rationalisme, par réduction de la pédagogie au cognitif et aux savoirs.
84
Espaces-temps de formation et organisation du travail
Meirieu (1989 b & c) a dressé un panorama très cohérent de ce qu’il appelle les
« pédagogies de groupes ». Ces travaux sont maintenant connus, mais n’ont guère
suscité de développements récents, la pédagogie différenciée est plutôt en butte
aux critiques sans nuances des tenants du savoir et de l’élitisme. Il manque à l’école
un investissement collectif et une recherche de grande amplitude sur l’ingénierie de
formation et la construction curriculaire, les efforts sont investis massivement dans
les didactiques ou la lutte contre la violence, plutôt que dans la conception du travail
enseignant. Insistons-y, une ingénierie ne se limite pas à un habile bricolage, elle
mobilise des savoirs de référence, des principes de base, souvent des technologies.
Dans l’école, l’organisation du travail reste artisanale, elle ne s’adosse pas à un
corpus de concepts et de savoirs déclaratifs ou procéduraux. D’où l’angoisse qui
saisit ceux qui veulent faire fonctionner des cycles, qui les conduit à retrouver des
formes connues faute d’être capables de construire des alternatives réalistes.
Ceux qui ne se replient pas immédiatement sur le connu ont tendance à
construire des systèmes trop complexes, des « usines à gaz » qui absorbent une
énergie démesurée sans résultats probants. Autre façon de favoriser le retour au
statu quo ante.
Une partie du problème relève de l’imagination didactique, du répertoire de
groupements pertinents sur lesquels il conviendrait de jouer, comme un organiste
de divers registres. Une autre partie du problème consiste à « faire avec » les
ressources disponibles, les locaux et les forces humaines. En tenant compte dans
ce dernier cas des préférences, des compétences, des affinités…
85
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
alors qu’il importe que tous atteignent les mêmes objectifs, donc le niveau opti-
mal. C’est pourquoi on préférera des « groupes de besoin » aux groupes de niveau,
en se centrant non sur l’ensemble d’une discipline, mais sur un chapitre et des
difficultés spécifiques, le groupe disparaissant comme tel lorsque le besoin est
comblé. C’est cependant plus facile à dire qu’à faire, car les élèves en difficulté
dans une discipline le sont souvent dans ses diverses composantes, ce qui tendrait
à les installer durablement dans un niveau faible.
Il faut aussi tenir compte de la multiplicité des disciplines et de la relative
indépendance des niveaux et des difficultés d’apprentissage dans les unes et
les autres. Au secondaire, dans les écoles moyennes dites « à niveaux », on a
admis depuis longtemps l’idée que l’attribution d’un élève à un niveau se faisait
discipline par discipline et pouvait être différente de l’une à l’autre, même si c’est
une indépendance limitée. On convient, en outre, de la nécessité de revoir périodi
quement l’attribution d’un élève à un niveau.
Ces caractéristiques se retrouvent dans un cycle d’apprentissage et s’étendent à
l’ensemble des modes de travail. Se pose alors la question des critères d’attribution
et des procédures et moyens permettant de prendre des décisions de maintien dans
un groupe ou de transfert dans un autre. On peut envisager deux approches :
– soit à intervalles réguliers, toutes les attributions sont reconsidérées en
même temps, puis maintenues ou modifiées en connaissance de cause ;
– soit les décisions se prennent dans les groupes au moment où elles appa-
raissent pertinentes pour tel ou tel élève, donc en ordre dispersé, au jour le
jour.
Le premier modèle induit des temps d’orientation institués, le second permet
de réorienter continûment les élèves. On peut les combiner. Les deux rencontrent
de nombreux obstacles.
Une fois le sort des élèves provisoirement scellé, un autre problème doit être
traité : la répartition des enseignants, des espaces et des ressources matérielles
entre les divers groupes fonctionnant en parallèle. Cela ne va pas sans dilemmes,
ni risques d’injustice, qui touchent également, ce n’est pas la moindre difficulté,
au nombre d’élèves dans les divers groupes. Prendre intensivement en charge
cinq élèves en grande difficulté, est-ce équivalent à encadrer trente élèves selon
la méthode du « plan de travail » ? Pour le savoir, il faudrait comparer et pondérer
l’effort mental, les compétences en jeu, le stress, les satisfactions, les heures de
préparation, le mode d’implication personnelle, la prise de risque, la souffrance et
bien d’autres dimensions encore. Trouver une forme d’équité en composant des
grandeurs aussi incomparables n’est pas le plus mince défi. On peut imaginer un
scénario bureaucratique, décomposant les tâches et affectant des coefficients à
chaque facette, ou un scénario basé sur les régulations au sein d’une équipe qui
peut se déclarer satisfaite si tous ont l’impression que chacun fait « sa juste part ».
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
9. L’expérience de l’échec est moins lourde, car on remet les compteurs à zéro
à la fin de chaque période, c’est une nouvelle partie qui commence.
Ces avantages suffisent-ils à justifier sans examen le maintien de ce système ?
On peut en douter si l’on envisage les effets pervers de ce zapping permanent :
1. Perte de mémoire, énergie immense investie pour renouer le fil plusieurs
jours plus tard.
2. Choix exclusif d’activités courtes, telles les tâches scolaires classiques, ce
qui convient à certains élèves rapides.
3. Possibilité pour certains élèves de faire illusion sur un temps court, d’avoir l’air
de participer, de masquer leurs difficultés jusqu’au changement d’activité.
4. Arrêt de l’activité au moment où l’apprenant bute sur de vrais obstacles et
où un travail didactique approfondi et individualisé pourrait commencer.
5. Reprise d’une tâche nouvelle quelques jours plus tard, recommencement
du processus d’entrée dans la tâche et nouvelle marche d’approche avant
confrontation aux vrais obstacles.
6. Faibles possibilités de différenciation dans une période de 45 minutes ou
même du double.
7. Obstacle à des activités (recherches, projets) qui demandent une forte
tension vers un objectif et souffrent d’être interrompues arbitrairement.
Pour neutraliser ces effets pervers du zapping, j’ai avancé l’hypothèse d’une
structuration modulaire du curriculum dans les cycles d’apprentissage à l’école
primaire (Perrenoud, 2010 a). Cette hypothèse, jugée d’abord irréaliste, tant elle
rompt avec les habitudes, a été mise à l’épreuve par quelques écoles dans le cadre
de la rénovation de l’enseignement à Genève. De premières tentatives ont été
décrites (Wandfluh et Perrenoud, 1999).
L’idée générale est assez simple : découper dans le curriculum des objectifs
et des contenus qu’il serait pertinent de travailler de façon intensive et attribuer
ces apprentissages à un module concentrant un nombre respectable d’heures sur
une courte période. Cela ne veut pas dire qu’un module absorbe toutes les heures
disponibles. Plusieurs modules peuvent se partager le temps scolaire durant la
semaine et coexister avec des activités filées selon une grille horaire classique.
Dans ce nouvel espace-temps de formation, le zapping n’a plus cours, maîtres
et élèves ne poursuivent qu’un seul objectif, disposant de tout le temps accordé au
module pour l’atteindre, ni plus, ni moins. Un tel module peut par exemple compter
36 heures réparties sur trois semaines. On y travaille fort différemment, dans un
compte à rebours permanent, puisqu’il est impossible de se dire, comme dans une
classe, tout en sachant que c’est irréaliste, qu’on finira « un autre jour » ou « la
semaine prochaine » ce qu’on n’a pu achever le jour même. Le but est évidemment
d’éviter le gaspillage d’énergie, mais aussi de viser une forme de différenciation
centrée sur l’atteinte d’objectifs bien définis.
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Espaces-temps de formation et organisation du travail
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C’est ainsi qu’un collège secondaire pourrait fonctionner tous les matins sur
des contenus disciplinaires distincts et une grille horaire stable, en attribuant tous
les après-midi à des activités pluridisciplinaires, qu’elles soient filées tout au long
du semestre ou groupées de façon intensive. Cette organisation aurait plusieurs
conséquences pour les enseignants et leur travail :
– coopération et confrontation à des collègues porteurs d’autres expertises
chaque fois que plusieurs disciplines doivent être mobilisées ;
– temps de travail des enseignants variant d’une semaine à l’autre, dans la
mesure où il est difficile de garantir à chacun une charge constante, indé-
pendamment des projets et des besoins du moment ;
– impossibilité de planifier, de préparer les activités comme dans le cadre d’un
cours filé ;
– difficulté d’évaluer des activités pluridisciplinaires et les acquis correspon-
dants.
On a du mal, dans ce domaine, à distinguer clairement ce qui concerne l’organisation
du travail à l’échelle de l’établissement et ce qui change dans les interactions entre
maîtres et élèves, ce qu’on pourrait appeler la « micro-organisation » du travail. Ce
sera encore plus vrai de la nature des activités didactiques.
90
Espaces-temps de formation et organisation du travail
91
4
De la gestion de classe
à l’organisation du travail
dans un cycle d’apprentissage
. Repris de Perrenoud Philippe (1999), « De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle
d’apprentissage », in Revue des sciences de l’éducation, Montréal, vol. XXV, n° 3, 1999, p. 533-570.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
94
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
95
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
est organisateur. Sauf dans le cas d’une école entièrement instituée, organisée et
gérée par des enseignants, le pouvoir organisateur ne leur appartient pas.
Certes, on tend de nos jours, du moins dans les discours, à favoriser une forte
implication des enseignants dans la gestion globale d’un établissement, donc à
partager avec eux une partie du pouvoir organisateur global. Ce n’est pas de ce
partage qu’il s’agit ici, mais de la dévolution aux seuls professionnels de déci-
sions de gestion curriculaire prises jusqu’alors au niveau de l’établissement ou
d’une organisation encore plus distante des interactions didactiques. Alors que
les enseignants n’avaient d’autonomie gestionnaire que dans l’enceinte de leur
propre classe, le système éducatif leur confie progressivement le soin d’organiser
le travail à une échelle plus vaste, les autorise et les oblige à la fois à décider collec-
tivement d’une organisation du travail qui dépasse leur propre classe, notamment
dans le domaine du groupement des élèves et de la structuration pluriannuelle du
curriculum. Du même coup, ils sont invités ou incités à mettre en commun leurs
sphères respectives d’autonomie professionnelle. À la limite, ils n’ont plus leur
propre classe, ils deviennent coresponsables d’un plus grand ensemble d’élèves.
Cette gestion collective s’inscrit parfois dans le cadre d’une équipe pédagogique
clairement constituée. À défaut, elle passe par des modalités coopératives plus
informelles et sporadiques. Dans tous les cas, il y a élargissement de la sphère
des décisions de gestion déléguées aux enseignants. Certains le vivent comme
une conquête, d’autre comme un cadeau empoisonné. L’autonomie au travail ne
résulte en effet pas toujours d’une lutte. Elle peut être imposée par l’organisation
(Chatzis, Mounier, Veltz et Zarifian, 1999 ; Tardif et Lessard, 1999 ; Perrenoud,
2001 a). Cette évolution, qui prépare la création de cycles d’apprentissage et
l’émergence d’une responsabilité collective (Perrenoud, 2002 a), ne va pas sans
déchirements ni conflits. L’enjeu est pour les uns de se dessaisir d’une partie du
pouvoir organisateur, pour les autres – les enseignants – d’en assumer collective-
ment une plus grande part.
Il serait opportun que les sciences de l’éducation nomment et étudient
l’évolution de l’organisation du travail scolaire sans s’enfermer dans le concept
de gestion de classe. Non qu’il soit inutile d’analyser les pratiques de gestion de
classe. Elles font partie d’un champ plus général, au titre de cas à la fois particulier
et pour l’instant statistiquement majoritaire, car le mouvement vers de nouveaux
espaces-temps de formation, notamment les cycles d’apprentissage pluriannuels,
reste lent et incertain. Les systèmes éducatifs qui ont récemment instauré des
cycles d’apprentissage, par exemple la France, la Belgique, le Québec, certains
États du Brésil, ne font qu’amorcer une rupture avec les programmes annuels et
les groupes-classes traditionnels. Il reste donc nécessaire de décrire et d’expliquer
des pratiques de gestion de classe encore très courantes et sans doute d’y former
les nouveaux enseignants, puisqu’aujourd’hui encore, un débutant risque fort de
se retrouver « seul à la tête d’une classe ».
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De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
de classe sans référence aux objectifs visés par le travail. L’enjeu n’est pas seule-
ment de maintenir l’ordre et la paix, donc d’assurer une forme de régulation de
la coexistence. Le rôle du maître est de « faire travailler les élèves pour les faire
apprendre ». Il joue le rôle d’un contremaître, chargé de mettre ses ouvriers à la
tâche, puis invité à rendre compte des résultats (Perrenoud, 2009). Il n’en découle
pas que le souci de la production d’apprentissages soit la seule logique d’action à
l’œuvre dans une classe…
La notion d’organisation du travail, outre sa centration sur une tâche produc-
tive, présente l’intérêt de permettre des comparaisons avec d’autres métiers. Alors
que les approches classiques de la gestion de classe insistent sur ce qu’elle a de
spécifique, l’analyse en termes d’organisation du travail aborde un problème que
doivent affronter tous les systèmes d’action collective. Prenons deux exemples :
– dans un grand magasin, les transactions se jouent entre clients et vendeurs ;
elles sont la raison d’être de l’ensemble, mais elles ne sont possibles que
grâce à une organisation complexe, qui répartit les choses et les gens de
façon raisonnée, au gré d’une division des tâches et des espaces de travail ;
– dans un hôpital, c’est entre patients et soignants que se joue l’essentiel,
mais ici encore, les soins infirmiers ou les interventions médicales ne sont
possibles que parce que l’organisation du travail en crée les conditions.
Ces conditions diffèrent bien sûr d’un secteur à un autre, mais elles ont partout
la même fonction : permettre aux gens qui doivent travailler ensemble ou en inter-
dépendance de le faire dans des conditions optimales ou au moins acceptables.
Ces conditions sont, pour une part, économiques et matérielles. D’autres,
moins visibles, sont tout aussi importantes :
• Un ensemble de règles et de contrats qui fixent les droits et les devoirs des
uns et des autres.
• Un ensemble de représentations et de savoirs qui permettent aux acteurs
d’adhérer aux règles, aux objectifs, aux méthodes.
• Une division du travail et une définition des tâches qui assignent à chacun
un statut et un rôle définis.
• Un ensemble de compétences qui rendent les acteurs capables de jouer
leur rôle dans la division du travail.
• Une instance de décision habilitée à prendre (de façon plus ou moins négo-
ciée) des options « sur le vif » pour faire face aux événements imprévisibles
ou simplement pour piloter les activités impossibles à planifier dans leur
détail, par exemple une démarche de projet ou une recherche.
• Des moyens de détection et de régulation éventuelle des écarts entre le
plan et le fonctionnement effectif.
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Aujourd’hui plus que jamais, il convient d’ajouter un troisième axe, selon que
l’espace-temps à gérer est la classe fermée, la réunion épisodique de plusieurs
classes (décloisonnements, aire ouverte) ou un cycle d’apprentissage pluriannuel
collectivement géré par une équipe d’enseignants.
On l’imagine, ces trois axes ne sont pas indépendants. Les pédagogies tradi-
tionnelles et peu négociées sont en général à l’aise dans une classe fermée, alors
que les pédagogies nouvelles et coopératives préfèrent les espaces-temps de
formation plus ouverts et plus vastes, tels les cycles d’apprentissage pluriannuels.
Ce ne sont toutefois que des tendances. La prise en compte des cas atypiques peut
éclairer et enrichir la conceptualisation de la gestion des espaces-temps de forma-
tion. Elle permet également de mieux penser les voies de transition d’un modèle
à un autre. La question cruciale n’est pas en effet de classer, mais de comprendre
comment des enseignants peuvent abandonner une organisation du travail pour
en construire graduellement une autre.
106
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
qui craignent une « baisse du niveau ». Cela peut avoir certaines incidences sur la
gestion de classe, dans des sens contradictoires : au début d’une année scolaire,
le professeur accueille un groupe plus hétérogène, mais en contrepartie, il n’a pas
à repérer d’emblée les élèves « condamnés à redoubler » et peut prendre un pari
positif sur la continuité des apprentissages, ce qui le dispense par exemple de faire
le forcing et d’encourager le bachotage.
Cependant, chacun reste alors enfermé dans son année et sa classe, voire dans
sa discipline. L’espace-temps de formation n’a pas changé, quand bien même ses
relations aux espaces-temps précédents et suivants modifient un peu son public
et ses exigences. Pour aller vers un « véritable » cycle d’apprentissage, il faut faire
un pas de plus : renoncer aux programmes annuels, pour définir des « objectifs de
fin de cycle », valables pour plusieurs années.
La version la plus prudente consiste à définir des cycles de deux ans et à demander
aux enseignants d’accompagner un groupe d’élèves durant cette période, comme
ils accompagnent actuellement une classe durant un an. Aux classiques étapes
annuelles, on substitue en quelque sorte des étapes de deux ans. Cela change sans
doute les conditions de la gestion de classe : planifier sur deux ans permet davantage
de flexibilité, mais oblige à « tenir la distance », du point de vue du contrat avec un
groupe, de la discipline, de l’usure des tactiques des uns et des autres. On se trouve
toutefois dans un cas de figure assez familier : à l’époque rurale de la scolarisation, il
n’était pas rare qu’un enseignant soit en charge d’une classe dite « à plusieurs cours »
ou « à degrés multiples », parce que les effectifs ne permettaient pas de composer
des classes d’un seul niveau d’âge. Cette organisation a perduré dans les zones à
faible densité de peuplement. On maintient alors des programmes annuels et une
possibilité de redoublement, mais elle est en général nettement moins utilisée, car un
enseignant expérimenté planifie les apprentissages sur deux ans (ou davantage).
Une autre façon prudente d’organiser des cycles est de maintenir le principe
d’un passage des élèves d’un enseignant à un autre en fin d’année scolaire, mais
sans redoublement et en invitant les enseignants à travailler en équipe, de sorte
à accroître la continuité des prises en charge. C’est le modèle de l’enseignement
primaire français depuis la loi de 1989, avec des mises en œuvre très diverses,
allant du respect presque intégral des niveaux annuels (sans redoublement offi-
ciel) à un véritable travail d’équipe poursuivant des objectifs de fin de cycle.
Pour aller plus loin, il faut accepter de se détacher encore plus fortement des étapes
annuelles. Certes, l’année scolaire continuera à rythmer le temps scolaire. Il est donc
assez normal qu’un enseignant se fixe des objectifs de fin d’année et fasse un bilan juste
avant les « grandes vacances » ou au début de l’année scolaire suivante. Toutefois,
on doit concevoir des cycles pluriannuels auxquels l’institution n’assignerait que des
objectifs de fin de cycle, leur structuration en étapes intermédiaires (trimestrielles,
semestrielles, annuelles ou autres) étant laissée à l’entière initiative des enseignants.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
dont ils bénéficiaient dans leur classe, sans construire de compétences nouvelles,
ils n’auront de cesse de réinventer les niveaux annuels et les groupes fermés.
Même alors surgit un besoin de coordination, donc un niveau inédit de gestion,
requis pour que s’instaure une certaine harmonisation des pratiques. Cette
dernière peut cependant se réduire à peu de chose si on revient au « chacun pour
soi ». Les cycles sont en principe gérés par des équipes d’enseignants, mais rien
n’empêche ces derniers, s’ils n’adhèrent pas à ce modèle, de se répartir les niveaux
et les élèves de sorte à n’avoir plus guère besoin de travailler ensemble.
Pour identifier les nouveaux problèmes de gestion que poseront les cycles
d’apprentissage pluriannuels, il est évidemment plus intéressant d’imaginer une
véritable équipe pédagogique plutôt qu’un simulacre ; et plus fécond de penser à
des enseignants qui, loin de chercher à « faire du vieux avec du neuf », tenteraient
de tirer tous les bénéfices possibles d’une telle structure. De tels professionnels
auront besoin de courage et d’imagination, car ils devront prendre des risques,
sortir des sentiers battus. Pour éviter qu’ils ne s’aventurent en terre inconnue, il
importerait que la recherche, les mouvements pédagogiques, les formateurs ou les
autorités leur proposent des modèles acceptables d’organisation du travail à partir
des expériences connues aussi bien que d’une conceptualisation plus pointue.
Le groupe de pilotage de la rénovation genevoise (1999) a imaginé dans ce sens
quelques propositions quant à la gestion coopérative d’un cycle d’apprentissage
pluriannuel :
a. Les élèves d’un cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédago-
gique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur
travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi
que de leur évaluation et de l’information régulière des parents. Au sein du
cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.
b. Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les
élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective d’une péda-
gogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de l’appartenance de chaque
élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges
ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de
besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartis-
sent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.
c. L’équipe rend compte de l’usage de son autonomie d’organisation, elle est
donc capable d’expliquer et de justifier son système de travail et ses modes
de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet.
d. Dans un groupe scolaire (bâtiment ou ensemble plus large), l’équipe
compte, en gros, le nombre de postes qui auraient été attribués à l’encadre-
ment des mêmes élèves dans une organisation en degrés. Autrement dit, le
passage à un cycle n’implique ni accroissement, ni diminution des forces
110
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
de travail. À moyen terme, on peut définir les forces par un rapport entre
nombre d’élèves et nombre de postes d’enseignants, standard ou modulé
selon les caractéristiques du public scolaire.
e. À l’intérieur de cette enveloppe, la division du travail dépend de l’équipe,
il n’y a plus de différences entre généralistes titulaires et non titulaires.
L’apport des maîtres spécialistes doit encore être clarifié.
f. L’équipe dispose des espaces et des moyens matériels qui seraient dévo-
lus à l’encadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés.
Les locaux sont regroupés. L’équipe les utilise à sa guise, en fonction des
dispositifs pédagogiques mis en place.
g. À la fin de chaque année, l’équipe se sépare des élèves arrivant en fin de
cycle. À la rentrée suivante, elle accueille de nouveaux élèves.
h. L’équipe informe les parents des élèves, selon des modalités variées, et les
associe autant que possible aux discussions qui dessinent le fonctionne-
ment interne du cycle d’apprentissage.
i. Dans la règle, l’équipe pédagogique désigne un de ses membres pour assu-
rer les tâches de coordination et pour la représenter au niveau de l’école et
de l’extérieur.
j. Dans les grandes écoles, on peut constituer plusieurs équipes pédago
giques distinctes, chacune prenant en charge une partie des élèves, mais
toujours sur l’ensemble du cycle.
Pour sauvegarder l’autonomie des équipes, cette structuration laisse volon-
tairement en suspens nombre d’aspects importants de l’organisation du travail.
En voici quelques-unes.
. En Suisse, les enseignants qui enseignent la musique, l’éducation physique ou les arts plas-
tiques au primaire sont appelés maîtres spécialistes (MS).
111
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
décousu ou tendu de la vie au travail. Cette fonction répond aux besoins immédiats
des personnes, à la limite indépendamment de tout enjeu de formation. On peut,
faisant de nécessité vertu, la doubler d’une mission de socialisation : c’est à la
faveur d’une appartenance durable à un groupe de base qu’on peut espérer déve
lopper la responsabilité, la solidarité, le respect mutuel, le débat démocratique.
Si l’on s’en tenait là, on pourrait considérer que le groupe de base fait figure
d’oasis, de « lieu où renaître », d’endroit protégé des urgences de la « produc-
tion », en l’occurrence les apprentissages disciplinaires ou la construction de
compétences transversales. Assez spontanément, les équipes chargeront en
outre ce groupe d’une fonction de pilotage des parcours de formation. En effet, la
personne responsable de ce groupe – qu’on la nomme maître de classe, profes-
seur principal, tuteur, mentor ou enseignant de référence – sera rapidement celle
qui connaît le mieux les élèves et peut donc avoir une vue d’ensemble de leurs
besoins, de leurs trajectoires dans le cycle et donc des orientations à leur proposer
pour la suite de leur parcours de formation. Si bien qu’on gérera, dans un groupe
de base, non seulement des identités et des sentiments d’appartenance, ce qui
est certes essentiel dans les organisations, mais des itinéraires de formation et les
décisions qui les infléchissent. Cette fonction de « tour de contrôle » s’ajoute assez
naturellement à celle de « port d’attache ».
Le désaccord surgira, en général, sur la question de savoir si le groupe de base
est aussi le cadre des apprentissages disciplinaires. Aucunement, diront les plus
radicaux, alors que pour d’autres, il doit demeurer le cadre privilégié de la plupart
des activités scolaires, que ce soit sous le contrôle d’un seul enseignant polyvalent
au primaire ou d’une succession de professeurs spécialisés au secondaire.
S’il devient le cadre unique du travail scolaire, un cycle d’apprentissage ne se
distinguera des degrés annuels que par l’absence de redoublement, des échéances
plus éloignées et la continuité des progressions vers des objectifs de fin de cycle.
Cette continuité serait alors assurée par le fait que le même enseignant ou la même
équipe accompagnent les élèves durant toute la traversée du cycle d’apprentissage,
selon deux modalités possibles :
– soit le groupe de base est constitué à l’entrée dans le cycle, comme un
groupe-classe conventionnel, mais sa composition reste stable durant toute
la durée du cycle ;
– soit le groupe de base est un groupe multiâges, qui se renouvelle par tranches
chaque année, le groupe étant rejoint chaque année par de plus jeunes et quitté
par les plus âgés, qui passent au cycle d’études ou d’apprentissage suivant.
On peut douter de l’intérêt du premier modèle, qui est très proche de la gestion
de classe conventionnelle, à cette différence que l’enseignant titulaire « garde »
ses élèves durant plusieurs années. Ce modèle devient plus intéressant, toutefois,
si une équipe d’enseignants accompagne une cohorte durant plus d’un an.
112
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
Toutefois, les cycles d’apprentissage, tels qu’ils sont conçus ici, visent non
seulement la continuité des progressions sur plusieurs années, mais le dévelop
pement de parcours de formation plus individualisés. Si chaque enseignant reste
« enfermé », avec ses élèves, dans son groupe-classe, on se retrouvera dans les
mêmes impasses qu’aujourd’hui du point de vue des pédagogies différenciées :
même avec des effectifs réduits – or, ils tendent plutôt à s’alourdir au gré des crises
budgétaires – un enseignant isolé ne peut faire coexister plusieurs dispositifs de
pédagogie différenciée qu’au prix d’une ingéniosité didactique et d’une énergie
hors du commun. C’est encore plus difficile dans l’enseignement secondaire, du
fait que plusieurs spécialistes des diverses disciplines se succèdent dans la même
classe, chacun étant « seul maître à bord » durant quelques heures par semaine…
Pour faire passer son programme, chacun reste tenté par un enseignement frontal,
entrecoupé d’exercices et d’épreuves notées.
La réflexion sur la gestion de cycles pourrait utilement s’inspirer de l’ingénierie
des pédagogies de groupes développée par Meirieu (1989 b & c), qui tente de faire
correspondre des modes de groupement différents à des démarches ou des objec-
tifs spécifiques. Dans cette perspective, l’apprentissage dans un groupe de base
stable (un « groupe-classe » redéfini, éventuellement multiâges) ne serait alors
qu’une modalité de travail parmi d’autres, dont la place dépendrait d’options de
gestion de cycle à prendre par l’équipe, en fonction de l’ensemble des paramètres.
113
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Rien n’oblige en fin de compte à gérer sur le même mode l’ensemble du temps
de travail. Une équipe peut fonctionner un jour par semaine ou une semaine sur
quatre dans une forme d’improvisation négociée, les autres temps de travail
faisant l’objet d’une programmation à moyen ou long terme. Cette dernière n’est
pas nécessairement établie pour l’ensemble d’une année scolaire, et peut laisser
une marge à l’improvisation et à la flexibilité. Il importe dans tout modèle de réser-
ver dans la planification des temps (heures, jours ou semaines) non attribués à des
activités ou des contenus prédéfinis, de sorte à pouvoir tenir compte des besoins
et des projets qui émergent en cours d’année.
Quels problèmes de gestion une organisation aussi complexe pose-t-elle ? Elle
exige d’abord des concepts partagés et le langage correspondant. Une organisation
improvisée au jour le jour dispense en apparence de concepts. Il suffit d’attribuer
des personnes, désignées par leur nom, à des tâches, désignées par leur contenu :
les 11 élèves suivants retravailleront la multiplication avec Yves, les 32 élèves suiv-
ants travailleront avec Jeanne et Olivier sur l’exploration du quartier, etc. En fait,
même alors, le système de travail restera inefficace si cette répartition ne repose
pas sur des logiques de formation. Il y fort à parier que les intérêts et les envies
des uns et des autres prendront le pas sur leurs besoins. Contrairement à ce qu’on
imagine parfo is, l’organisation du travail ne se confond pas avec la planification,
elle recouvre aussi la mise en place de dispositifs qui permettent de prendre des
décisions sur le vif.
Si l’on planifie l’organisation sur plusieurs mois, dans son détail ou ses grandes
lignes, le niveau d’abstraction s’élève. Pour désigner le contenu des activités, on
recourt à des dénominations de disciplines ou de fractions de disciplines : géomé-
trie, poésie, atelier sur les contes, travail sur textile, lecture de cartes, grammaire
allemande, etc. Alors qu’on peut, dans l’improvisation, gérer à la fois les tâches
et la composition des groupes, la planification les dissocie : elle fixe les types de
contenus avant d’arrêter la répartition des élèves, pour ne pas figer les groupes
et conserver la possibilité de les moduler « en temps réel », selon la progression
effective des apprenants et leurs projets et besoins du moment.
Dans une classe conventionnelle, la planification peut se limiter à prévoir une
activité pour chaque composante de la grille horaire. Dans une pédagogie différen-
ciée, cela se complique du fait de la diversification des tâches. Dans un cycle
d’apprentissage confié à une équipe enseignante, on gère en outre divers groupes
et divers espaces de travail, et donc une division du travail entre les enseignants.
L’une des difficultés de cette gestion est qu’elle exige des concepts et des mots
nouveaux, que les équipes pédagogiques inventent au gré des besoins, mais qui
ne font pas, à ce jour, l’objet de définitions stables et partagées. Si bien qu’un
remplaçant ou un nouvel enseignant arrivant dans une telle équipe peut avoir
l’impression qu’on y parle chinois !
114
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
115
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Français oral * *
Français écrit * * *
Numération * *
Opérations * * *
Espace * *
Musique et éducation
* * *
physique
116
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
Mon propos n’est pas ici de justifier les lignes, les colonnes ou le placement des
astérisques. Ce tableau n’a d’autre but que d’illustrer une façon – sans doute encore
fort simpliste – de maîtriser la gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel.
Le système éducatif pourrait être tenté, devant cette relative complexité, de
prescrire un modèle unique de gestion de cycle, ce qui représenterait en appa
rence un gain de temps et d’énergie. En fait, ce serait une perte en termes de
professionnalisation du métier d’enseignant, d’autonomie de gestion des équipes,
d’adéquation aux besoins et compétences des acteurs en présence et d’inventivité
gestionnaire et curriculaire. Mieux vaudrait que le système éducatif propose des
modèles d’organisation du travail aux équipes en charge de cycles pluriannuels,
les laissant s’en inspirer pour composer leur propre système de gestion, compte
tenu des conditions locales, du nombre et du niveau des élèves, de leur absen
téisme prévisible, des attentes des parents, des problèmes de maintien de l’ordre,
des espaces effectifs de travail et de déplacement, mais aussi des compétences et
des préférences didactiques et pédagogiques des enseignants.
Une évolution dans ce sens contribuerait à développer de nouveaux savoirs
sur le rapport entre types d’objectifs (disciplinaires ou transversaux) et types de
groupements, notamment quant aux vertus de tel ou tel type d’homogénéité.
Les systèmes scolaires ont aujourd’hui des doctrines simplistes : pour la plupart,
jusqu’à 12 ans, tout paraît « enseignable » en groupes fortement hétérogènes,
à partir de 12 ans la norme s’inverse et de nombreux professeurs du secondaire
ne conçoivent pas d’enseigner leur discipline dans des groupes qu’une sélection
préalable n’aurait pas fortement homogénéisés. Une réflexion didactique sur les
contenus et les démarches permettrait sans doute de développer des rationalités
plus subtiles. Il est probable que les démarches de projet, les activités de recher-
che ou le travail par situations-problèmes n’exigent pas le même type ni le même
degré d’homogénéité qu’un cours magistral ou des travaux pratiques.
On pourrait aussi construire progressivement des éléments de réponse à la
question de la taille optimale des groupes. Pour débattre, observer, expérimenter,
rédiger, écouter une histoire, monter un spectacle, conduire une enquête, il faut
parfois être moins nombreux que dans une classe conventionnelle, alors qu’on
peut facilement, pour d’autres activités, regrouper davantage d’élèves, sans reve-
nir pour autant à un enseignement frontal. Une école à aire ouverte permet par
exemple à deux enseignants de fonctionner comme personnes ressources pour
70 élèves travaillant individuellement ou par petits groupes, alors que deux autres
adultes travaillent de façon intensive avec des groupes de 15.
117
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
répartir les élèves entre ces diverses modalités ? L’attribution à un groupe de base
n’a de sens que pour une certaine durée, disons une année scolaire. Dans les autres
cas de figure, une telle stabilité ne s’impose pas. C’est évident pour les groupes
constitués autour d’un projet, puisque leur durée de vie dépend de l’avancement
du projet. Les groupes de besoin disparaissent lorsque les besoins sont satisfaits et
que d’autres besoins appellent la constitution de nouveaux groupes.
Les groupes de niveau peuvent être plus stables, mais avec le risque connu
du streaming : reconstituer des filières parallèles et étanches qui cristallisent une
hiérarchie et finissent par viser des objectifs différents, alors que dans le cadre
d’une pédagogie différenciée, les groupes de niveau doivent viser les mêmes
maîtrises, avec des démarches et des taux d’encadrement adaptés aux difficultés
d’apprentissage de chacun. Quant aux modules, on le verra plus bas, ils n’ont
aucune raison de « courir » durant toute l’année. Les plus courts peuvent durer
quelques heures, les plus longs quelques dizaines d’heures.
Une équipe en charge d’un cycle d’apprentissage pluriannuel, qui travaillerait
avec ces divers dispositifs, devrait donc résoudre des problèmes de gestion qui
sont, dans les établissements fonctionnant par degrés annuels, réglés pour un an,
de façon centralisée, par les instances qui composent les classes et confection-
nent les horaires. À quoi bon confier de telles tâches à une équipe pédagogique
responsable d’un cycle si c’est pour qu’elle instaure une organisation du temps, de
l’espace et des tâches aussi rigide que dans un collège traditionnel ? La décentrali-
sation des décisions de gestion vise aussi une plus grande flexibilité.
Une équipe de cycle sera confrontée à un double défi : procéder à une réparti-
tion viable (donc relativement stable) des élèves tout en cherchant à optimiser la
progression de chacun. Si différencier, c’est mettre aussi souvent que possible
chaque élève dans une situation d’apprentissage pertinente et féconde pour lui
(Perrenoud, 2010 a), l’enjeu gestionnaire est immense : il ne s’agit pas seulement
de « faire tourner la machine » en se débrouillant pour que chaque élève soit au
travail dans un groupe, sous la responsabilité d’un enseignant. Le défi est que
cette rencontre entre un apprenant, un enseignant et un savoir ou une tâche,
autrement dit l’incarnation concrète du triangle didactique, soit à chaque instant
optimale. Bien entendu, c’est un idéal qui relève du « meilleur des mondes » et
dont la réalisation permanente et intégrale confinerait au cauchemar. Disons qu’il
reste en général une marge suffisante pour sauvegarder la liberté des uns et des
autres et qu’une bonne gestion de cycle vise un idéal, mais se satisfait d’une
adéquation « raisonnablement optimisée » des situations d’apprentissage.
Les décisions dont dépend cette « optimisation raisonnable » seront pour
une part prises à l’intérieur des groupes constitués, eux-mêmes plus ou moins
durables. C’est ce qu’on peut appeler la différenciation interne. La différenciation
externe se jouera dans l’attribution des élèves à des groupes et dans la décision
118
De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Niveaux de gestion
dans une organisation par cycles d’apprentissage
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Maîtriser l’individualisation sauvage
des parcours de formation
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
vingt ans, au cursus scolaire suivi. Du coup, lorsque deux personnes suivent le
même cursus scolaire, nous avons l’impression que leur parcours de formation est
le même ou « presque le même ».
Cette identité supposée des parcours de formation a été longtemps considérée
comme un gage d’égalité. Jusqu’au jour où l’on a compris que traiter tous les
élèves de manière identique, en dépit de leurs différences, ne faisait que renforcer
les inégalités devant l’école et devant la culture :
Pour que soient favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il faut et il
suffit que l’école ignore dans le contenu de l’enseignement transmis, dans les méthodes
et les techniques de transmission et dans les critères du jugement, les inégalités cultu
relles entre les enfants des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous les
enseignés, aussi inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, le système
scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture
(Bourdieu, 1966, p. 336).
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Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation
ou affaiblir les inégalités initiales devant la culture scolaire. Ce qui montre que
l’enjeu n’est pas de rompre avec une totale indifférence aux différences, mais
de faire en sorte, dans la perspective d’une discrimination positive, de traiter
différemment des élèves différents pour ne pas aggraver les inégalités initiales et
si possible les amenuiser.
Étendons le raisonnement au parcours de formation dans son ensemble.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Maîtriser l’individualisation sauvage des parcours de formation
131
6
Savoir organiser le travail scolaire
au-delà de la classe,
une compétence à développer
. Repris de Perrenoud Philippe (2007), Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une
compétence à développer, in Gather Thurler Monica & Maulini Olivier (dir.), L’organisation du travail
scolaire. Enjeu caché des réformes ? (p. 405-428), Québec : Presses de l’Université du Québec.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
3. La formation doit s’appuyer aussi sur les acquis de la recherche sur le travail
des enseignants (Barrère, 2002, 2003 ; Durand, 1996 ; Tardif et Lessard,
1999 ; Vincent, 1994).
4. Les mouvements pédagogiques et les écoles alternatives constituent une
source féconde de réflexions sur l’organisation du travail, dans la mesure
où démarches de projets, apprentissage coopératif et méthodes actives
modifient les espaces-temps de formation.
5. De même, on peut s’appuyer sur les travaux relatifs à la pédagogie différen-
ciée et aux cycles d’apprentissage (Bonnichon et Martina, 1998 ; Meirieu,
1989 a et b, 1990 ; Perreaudeau, 1997 ; Perrenoud, 1995, 1997, 2001, 2002
b, 2005 ; Tardif, 1992).
6. Enfin, les compétences visées dans le champ de l’organisation du travail
doivent être conçues comme individuelles aussi bien que collectives
(Amherdt et al., 2000 ; Le Boterf, 2000 ; Wittorski, 1994, 1996).
Dès lors, la formation des enseignants dans ce domaine devrait être conduite
de façon plus explicite, sur la base d’une véritable conceptualisation, puis inscrite
dans les dispositifs d’alternance et d’articulation théorie-pratique.
134
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Ce n’est pas la seule limite : dès qu’il y a action concertée de plusieurs profes-
sionnels, voire étroite coopération, l’autonomie de chacun est limitée par les
attentes de ses collègues et les interdépendances entre les activités des uns et des
autres. Il y a donc lieu de distinguer autonomie individuelle et autonomie collective
dans l’organisation du travail.
La latitude d’organiser son propre travail peut donc être aliénée de deux
manières bien différentes, même si elles peuvent se combiner en pratique :
– par des décisions prises « en haut lieu », qu’elles s’incarnent dans des règles
ou des artefacts ;
– par des décisions prises entre égaux, mais qui deviennent contraignantes au
moins autant et parfois davantage que des décisions hiérarchiques.
Comment caractériser à cet égard le travail des enseignants ? Il convient de
se garder de toute généralisation : selon les systèmes éducatifs, les niveaux, les
disciplines, les établissements, la part d’autonomie laissée aux enseignants pour
organiser leur propre travail varie considérablement. Les enseignants primaires
ont conquis dans la plupart des pays une autonomie croissante quant à l’ordre
dans lequel ils travaillent les disciplines, quant à la nature et à la durée des
activités proposées et même quant à leur répartition durant la semaine, puisque
le système n’exige plus le strict respect d’une grille horaire et moins encore d’une
grille horaire standard. Sous cet angle, l’enseignement secondaire est pris dans
un carcan lié à la spécialisation des professeurs. Les périodes sont standardisées,
la latitude des professeurs se borne à pouvoir demander et parfois obtenir deux
périodes consécutives. À l’intérieur de périodes de 45 ou 50 minutes, les configu-
rations possibles ne sont pas innombrables. La structure classique, cours magis-
tral dialogué suivi d’exercices, est le produit de la grille horaire et de la division du
travail au moins autant que de l’adhésion des professeurs à une pédagogie tradi-
tionnelle ou frontale. N’ayant pas vu fonctionner une autre organisation du travail,
ils la jugent d’ailleurs volontiers impraticable. Pour des raisons structurelles, il
apparaît donc que les professeurs du secondaire ont une moindre autonomie
d’organisation de leur travail, quand bien même leur formation initiale est plus
longue dans de nombreux pays encore.
Établissements primaires et secondaires semblent en revanche logés à la même
enseigne s’agissant de la formation des groupes-classes, à laquelle président des
règles fixées dans la législation, les conventions collectives et des coutumes
très anciennes, qui privilégient par exemple l’ancienneté plutôt que les projets
d’équipes dans l’attribution des services. Dans certains pays, les effectifs minima et
maxima des classes sont standardisés pour chaque niveau d’études et la prépara-
tion d’une rentrée consiste à respecter ces normes. Dans ce cadre, les enseignants
participent à des transactions locales à la marge, dont sortent les arrangements
qui, en fin de compte, rendent l’organisation réelle des classes compatibles avec
136
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
les contraintes de locaux, le nombre et l’âge des élèves, les ressources humaines.
Il reste que, globalement, les professeurs font avec les élèves que le système leur
attribue. La taille, la structure, l’équipement et la répartition des locaux sont aussi,
dans une large mesure, fixés à des échelons supérieurs de la hiérarchie, souvent
au-dessus de l’établissement.
On pourrait dès lors avancer une hypothèse : quel que soit le niveau, la disci-
pline ou le système éducatif considérés, l’autonomie d’organisation des profes-
seurs est limitée par des règles et des contraintes imposées par le système bien
davantage que par des accords avec des collègues. Du moins aussi longtemps que
l’individualisme est le mode dominant (Gather Thurler, 1994, 2000).
Chaque professeur conquiert une partie de son autonomie effective « contre »
le système, en jouant avec les règles et en cultivant une certaine opacité davantage
qu’en contestant ouvertement les directives. Avec un peu d’expérience, si chacun
se garde de « marcher sur les plates-bandes de ses collègues », si le contrôle par
le chef d’établissement ou l’inspection n’est pas trop serré, si les parents ou les
élèves ne se transforment pas en gardiens de la norme, les professeurs jouissent
d’une certaine autonomie dans l’organisation de leur travail aussi longtemps qu’il
s’exerce entre les quatre murs de la salle de classe. Les associations d’enseignants
se mobilisent lorsque le ministère veut affaiblir cette autonomie. Il y a en revanche
peu d’exemples d’une forte mobilisation pour l’augmenter. Cela ne signifie pas
que les enseignants sont heureux de leur sort, mais que leurs revendications
portent plutôt sur les conditions de travail, les salaires, la sécurité de l’emploi, la
sécurité tout court, la surcharge des programmes, l’inadéquation des manuels, la
lourdeur de l’évaluation ou bien encore le manque de soutien de l’administration
devant les ingérences des parents ou les incivilités des élèves.
Il existe sans doute partout une frange militante ou rebelle à l’autorité qui
revendique davantage de liberté professionnelle. Que cette revendication ne
fasse pas illusion : la plupart des enseignants semblent se trouver globalement
en accord avec la part d’autonomie qu’on leur accorde. Nombreux sont ceux qui,
sans le crier sur les toits, ont le sentiment de pouvoir travailler à leur guise et ne
revendiquent donc pas davantage de liberté. D’autres sont heureux de n’avoir
pas à assumer des décisions à hauts risques, par exemple la programmation des
apprentissages ; à suivre la planification proposée par les méthodologies et les
manuels, on se protège de toute angoisse et surtout de toute contestation, quels
que soient les acquis des élèves au bout du compte.
Si bien que, lorsqu’une réforme propose aux enseignants une plus large
autonomie d’organisation de leur travail, elle peut être combattue pour cette
raison même. Mais elle ne le sera pas ouvertement, car revendiquer un fort
cadrage affaiblirait l’image de la profession. Donner aux enseignants le pouvoir
de prendre en main l’organisation du travail à une plus large échelle répondrait-il
137
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
aux aspirations du plus grand nombre ? On peut en douter. Pour la plupart, les
professeurs ne rêvent pas qu’on leur donne le droit de définir eux-mêmes des
cycles pluriannuels, de construire des espaces-temps de formation et des projets
interdisciplinaires, de créer des groupes de besoin, des modules, des dispositifs
de différenciation originaux. De telles invitations peuvent satisfaire les envies
d’une poignée d’innovateurs, mais se heurter à l’indifférence ou à la résistance du
plus grand nombre.
Faut-il interpréter ce peu d’enthousiasme comme un refus des idées dont
ces dispositifs se réclament ? comme une résistance au changement ? comme
l’expression de la « peur de la liberté » analysée par Éric Fromm ou d’un désir
d’être pris dans un moule ? Sans écarter aucune de ces hypothèses, j’en avancerai
ici une autre : disposer d’une plus forte autonomie d’organisation dans leur travail
met les enseignants en difficulté, parce que certaines compétences leur font
rapidement défaut, en particulier s’il s’agit d’organiser le travail à une échelle plus
large que la classe.
Cette compétence présente une double face :
– maîtriser conceptuellement et pratiquement des formes d’organisation plus
complexes ;
– parvenir à négocier l’organisation du travail avec les collègues.
Sans doute la distinction n’est-elle pas aussi nette : l’art de construire des
compromis tient aussi à la maîtrise des aspects techniques de la controverse,
qui permet par exemple de « bricoler » des arrangements conciliant habilement
plusieurs logiques. Il importe, par exemple, que toute organisation ménage une
part d’autonomie à chacun, voire d’opacité des pratiques.
138
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
Ce repli est parfaitement normal et, dans une large mesure, rationnel : si l’on perd
la maîtrise des opérations en raison de la trop grande complexité de l’organisation
du travail, il est raisonnable de reconstituer au plus vite des unités plus petites. Les
enseignants qui ont construit une « usine à gaz » finissent par la désavouer, chacun
se repliant alors « sous sa tente ». C’est moins fatigant, moins anxiogène et sans
doute plus efficace. Les schémas « un maître, une classe » et « un bâtiment scolaire
avec des salles de classe bien séparées » exercent une telle attraction que l’on revient
sans mal à la case départ, d’autant plus confortablement que les parents retrouvent
alors leurs marques : l’école ressemble à celle qu’ils ont connue.
Il se peut que ce simulacre de réforme arrange tout le monde : le système
prétend travailler en cycles pluriannuels, mais, sauf ici ou là, il fonctionne presque
comme avant. Ce faux-semblant réunit les avantages symboliques d’un discours
novateur et les avantages pratiques d’une organisation du travail quasi inchangée.
C’est ainsi que les systèmes éducatifs ayant adopté les cycles pluriannuels ont
conservé la terminologie des degrés annuels.
Plutôt que de s’étonner ou de se lamenter, on ferait mieux de s’appliquer à
comprendre pourquoi les professeurs ont tant de mal à concevoir et à négocier
l’organisation du travail à l’échelle d’un cycle pluriannuel, pourquoi la tentation
est si forte de réinventer la classe et sa fermeture. On pourrait distinguer trois frac-
tions au sein du corps enseignant :
– ceux qui sont très vite à l’aise à plus large échelle, parce qu’ils étouffaient
dans l’espace confiné d’une classe et d’un programme annuel ; ce sont les
leaders dans l’appropriation d’un champ plus vaste, mais ils peuvent mena-
cer leurs collègues ;
– ceux qui sont acquis au principe des cycles d’apprentissage, mais ont du mal
à les faire fonctionner et se replient sur des espaces-temps plus familiers
dès qu’ils rencontrent des obstacles ou des conflits ;
– les adversaires, ceux qui ne cherchent même pas à fonctionner en cycles
pluriannuels parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt ; cette position peut être
renforcée par la crainte de ne pas savoir maîtriser de plus vastes espaces-
temps ; c’est le cercle vicieux classique : le manque de compétences nourrit
des réticences à passer à l’acte, alors que ces dernières empêchent de déve
lopper les compétences nécessaires.
Ceux qui sont très à l’aise dans des décloisonnements, des cycles pluriannuels,
des projets interdisciplinaires doivent peut-être cette aisance à des compétences
construites dans un mouvement pédagogique ou dans l’action syndicale, politique,
associative, sportive, ou encore à travers l’exercice antérieur d’une autre profession.
Il ne s’agit donc pas seulement de proposer des outils à ceux qui en cherchent,
mais de conceptualiser à plus large échelle l’organisation du travail propre aux cycles
d’apprentissage, en explicitant les connaissances et compétences qu’elle exige et
139
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
141
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Mais dans tous les cas, il faut « sortir du cadre », repenser une partie du système
plutôt qu’aménager l’espace-temps qu’il assigne à chacun.
Dans certains secteurs professionnels, l’organisation du travail est une disci-
pline en soi, avec son langage, ses modèles théoriques, son histoire. L’organisation
du travail chez Volvo ou Toyota sont des références, chacun connaît la manière
dont on a conçu la Clio chez Renault, etc. On peut définir une expertise spécifique
en organisation du travail, avec ses concepts et ses outils propres.
Il se peut que le monde scolaire parvienne un jour à ce degré d’expertise spéci-
fique. Avec son revers : la science de l’organisation du travail confie à des experts
ce qui, dans l’école, était et reste décidé par la hiérarchie. Dans les deux cas,
l’organisation du travail est confisquée par des tiers.
Dans la perspective d’une plus forte professionnalisation du métier d’enseignant,
il me semble plus fécond et cohérent, dans l’immédiat, d’axer la formation des ensei-
gnants non pas sur l’organisation du travail en général, mais sur la composante
« organisation du travail » de dispositifs pédagogiques et didactiques articulés à
des intentions particulières. Autrement dit, il me semble plus fécond d’apprendre à
concevoir et à maîtriser l’organisation du travail dans des champs particuliers, sans
rêver de former d’abord des organisateurs qui appliqueraient ensuite leurs modèles
à n’importe quel dispositif didactique. Il y a des domaines où l’organisation du
travail ne s’intéresse pas au contenu des activités mais uniquement à leur coordina-
tion, à leur répartition. Ce niveau d’abstraction n’est pas de mise en formation.
Certes, tous les dispositifs prétendent, en dernière instance, optimiser les
apprentissages et se réclament d’une forme de rationalité. Ils privilégient toutefois
des médiations différentes. Les uns cherchent à optimiser l’implication des élèves
dans la tâche ou à transformer leur rapport au savoir, d’autres recherchent une
« éducation sur mesure » ; d’autres encore visent à accentuer la coopération et le
conflit sociocognitif ; à travailler la mobilisation des acquis ou leur intégration par-
delà les frontières des disciplines. Chacune de ces intentions pose des problèmes
spécifiques d’organisation du travail, étroitement liés aux médiations et stratégies
retenues pour optimiser les apprentissages.
Est-ce à dire qu’il faut éviter de faire de l’organisation du travail une thématique
particulière de formation des enseignants, qu’elle doit en quelque sorte être répar-
tie entre diverses approches, avec le risque d’être diluée, voire de disparaître ? La
question évoque une problématique semblable, celle du traitement de l’évaluation :
faut-il en faire l’objet d’un traitement autonome ou est-elle une facette de chaque
didactique disciplinaire ? Dans l’idéal, il serait préférable d’intégrer l’évaluation à
chaque didactique. Dans la vraie vie, il est plus sûr de la traiter aussi en tant que
telle, d’en proposer une approche transversale, sans dispenser les didactiques
des disciplines de l’aborder à leur manière. C’est ainsi qu’on peut aborder de
manière transversale les notions d’objectifs, de bilan, de certification, de critères
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
ne peut être exercé que collectivement : il n’y a qu’une grille horaire, qu’une
répartition des élèves, qu’une structuration en cycles pluriannuels. Si chacun rêve
d’une organisation du travail parfaitement conforme à ses besoins, beaucoup
déchanteront lorsqu’ils se rendront compte que les compromis collectifs :
– prennent du temps et de l’énergie ;
– suscitent des conflits entre égaux ;
– privent de la possibilité de se plaindre de l’administration ;
– ne sont en fin de compte pas moins contraignants que les décisions de la
hiérarchie ;
– créent des obligations « morales » par rapport aux collègues.
Ces craintes et réticences n’ont rien d’irrationnel. La formation ne peut espérer
les neutraliser que si elle présente des modèles convaincants d’organisation
collective du travail au sein de groupes de professionnels. Les enseignants qui
travaillent véritablement en équipe savent que c’est possible, sinon facile. Les
autres n’y croient pas.
L’obstacle majeur au travail d’équipe n’est pas le refus de travailler avec
d’autres adultes, c’est la crainte que le collectif aboutisse à une organisation du
travail moins efficace et/ou plus contraignante que celle qu’impose la hiérarchie.
Pour dépasser cette conviction, il importe d’étudier des modèles de coopération
professionnelle à la fois efficace et vivable pour les individus. Les décisions collec-
tives peuvent être, paradoxalement, plus tyranniques pour les personnes que les
décisions bureaucratiques. Le leadership exercé par des professionnels sur leurs
collègues, ou par un groupe de professionnels sur ses membres, peut être plus
envahissant qu’une autorité formelle. Et le contrôle est plus difficile à déjouer :
on peut donner le change à ses supérieurs s’ils « ne sont pas du bâtiment », il est
difficile de tromper ses collègues. Ils savent décoder les signes de l’activité réelle,
même si la porte de la classe demeure fermée.
Il ne suffit pas de travailler en formation sur la communication, la coopération,
la décision, l’autonomie des personnes, même si c’est utile. Penser les coûts et
les bénéfices de la coopération exige une formation inspirée de la sociologie, de
l’ergonomie, voire de l’économie du travail : les contraintes du collectif ne peuvent
être justifiées que par le gain de temps, d’efficacité, de pertinence, de sécurité
qu’assure une action concertée. Aussi longtemps que la réflexion sur l’organisation
et la division du travail reste intuitive et défensive, aussi longtemps que les acteurs
ne parviennent pas à s’identifier à l’organisation dans son ensemble et à relier
leur action propre aux objectifs communs, le chacun pour soi leur semblera plus
confortable et pas moins efficace. Une formation aux dimensions collectives de
l’organisation du travail passe par une réflexion sur l’empowerment, les écoles
efficaces, l’effet-établissement.
146
Savoir organiser le travail scolaire au-delà de la classe, une compétence à développer
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
148
Conclusion
Une école juste et efficace
U ne école juste est une école qui tient ses promesses pour tous ses élèves,
quels que soient leur origine, leur genre, la condition sociale de leurs
parents, etc.
Il s’ensuit qu’aucun système éducatif n’est entièrement juste, puisqu’aucun
n’atteint ses objectifs pour tous les élèves : partout, il y a beaucoup d’appelés et
peu d’élus. Fatalité ? Non, car l’efficacité n’est pas distribuée au hasard : globale-
ment, l’école est efficace pour les élèves qui y arrivent dotés :
– d’un « capital culturel scolairement rentable » ;
– d’un désir de s’approprier des savoirs scolaires ;
– et d’un environnement susceptible de les soutenir dans leur travail scolaire
et leurs orientations.
Symétriquement, elle est peu efficace pour les élèves dont le capital culturel
ne les prépare pas aux apprentissages, qui n’ont pas envie d’apprendre et dont
l’entourage n’a pas les moyens, les compétences, le temps requis pour soutenir
leur scolarité.
On sait, depuis les années 1970, qu’il y a une forte corrélation statistique
entre chances de réussite scolaire et niveau d’instruction des parents. Ce n’est ni
le revenu, ni l’origine nationale qui font la différence, mais le degré de proximité
entre la culture scolaire et la culture des parents. Cette proximité est évidemment
d’autant plus forte que les parents ont longuement fréquenté l’école et en sont
sortis avec des connaissances et des diplômes.
« On ne prête qu’aux riches » : l’école fonctionne largement selon ce principe.
À ceux qui ont « tout pour apprendre », elle permet effectivement d’apprendre ;
auprès de ceux auxquels ces atouts font défaut, elle peine à tenir ses promesses.
Les mécanismes sont subtils et nombreux. Rappelons les principaux.
1. Au départ, les enfants sont à inégale distance de la culture scolaire, par
exemple la lecture et le rapport à la langue écrite ; les uns en sont très
éloignés, elle leur est étrangère, ils ont un immense chemin à parcourir ;
d’autres baignent dans une famille qui non seulement valorise la lecture,
mais l’enseigne et l’inscrit dans un ensemble de pratiques culturelles.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
150
Une école juste et efficace
Dans une société plus démocratique, le refus d’adhérer aux décisions majori-
taires s’apparente moins nettement à une désobéissance civile au nom des droits
humains. Il demeure qu’une faible adhésion à certains objectifs de la scolarisa-
tion n’incitera pas à se plaindre s’ils ne sont pas atteints, bien au contraire. Par
exemple, si l’on estime que certaines attitudes et compétences visées par l’école
obligatoire visent à adapter les élèves aux besoins à court terme de l’économie
et à garantir leur docilité dans les entreprises et devant l’ordre injuste du monde,
pourquoi voudrait-on qu’un tel système scolaire arrive à ses fins ? Seule sa faible
efficacité le rend tolérable.
Il n’y a jamais total consensus sur les objectifs de la formation et les contours
de la culture scolaire. Ceux qui n’acceptent pas les orientations dominantes ne
peuvent que dénoncer la quête d’une plus grande efficacité. Leur urgence est
ailleurs : réformer le curriculum plutôt que rendre plus efficace la transmission
d’une culture qu’ils rejettent.
151
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Questionner le curriculum
On peut difficilement éviter que les enfants de parents fortement scolarisés
soient favorisés à l’école : leurs parents sont proches de la culture scolaire, ils
la valorisent, elle participe de leur identité ; ils connaissent les ficelles du métier
d’élève, ils savent comment se préparer aux épreuves, comment survivre, comment
investir utilement, comment anticiper et négocier les décisions d’orientation.
Il reste indispensable de tendre vers un curriculum aussi peu élitiste que
possible, qui évite une trop grande complicité culturelle avec les classes privilé-
giées, par exemple en laissant dans l’implicite les attentes, les modalités d’études,
les critères d’évaluation et surtout le sens des savoirs scolaires. Le contenu des
livres de lectures et des manuels n’a aucune raison de se référer à la vie des
classes moyennes, l’art et la musique peuvent s’ouvrir à diverses cultures, on
peut renoncer aux jeux avec les subtilités de la grammaire ou des mathématiques,
limiter l’abstraction et l’approche essentiellement discursive de nombreuses disci-
plines, faire davantage de place et de référence aux pratiques sociales et tant qu’à
faire, faire entrer la vie dans l’école, la faire entrer dans sa diversité et ses contra-
dictions. Le développement de compétences, la pédagogie de projet, le travail sur
le rapport au savoir sont autant de pistes pour réduire la distance au curriculum
formel, puis aux contenus effectifs des activités en classe.
Il importe aussi de proportionner le nombre et l’étendue des objectifs de la
scolarité de base à ce que 90 % des élèves peuvent apprendre dans le cadre d’une
152
Une école juste et efficace
pédagogie différenciée. C’est loin d’être le cas aujourd’hui, en particulier dans les
systèmes les plus sélectifs, dont la logique est de dégager au plus vite une élite et
de la préparer aux études longues. La culture générale, dans de tels systèmes, est
très largement confondue avec une initiation aux disciplines scolaires classiques,
en vue de leur approfondissement au lycée ou à l’université. Une culture générale
orientée vers la vie des gens, leur citoyenneté, leur santé, leur consommation,
leur intégration à divers réseaux, leur connaissance des mécanismes juridiques
et économiques, aurait des contours bien différents, introduirait des savoirs
quasi absents de la scolarité obligatoire (droit, économie), ferait une place moins
royale aux disciplines qui ne préparent pas à la vie, mais aux études longues, ou
réorienterait leurs contenus en référence à des pratiques sociales plutôt qu’à une
propédeutique essentiellement académique (Perrenoud, 2011).
Enfin, il faut réfléchir sur ce qui relève d’une culture commune et ce qui pour-
rait varier d’un élève à l’autre sans mettre en péril l’unité de la société. « Qu’y a-t-il
de fondamental dans l’éducation fondamentale ? », se demandait à Barcelone un
groupe autour de César Coll. Nos sociétés imposent les mêmes programmes à tous
les élèves, à quelques options près, mais s’accommodent d’immenses inégali-
tés dans leur maîtrise. Mieux vaudrait s’attacher à l’essentiel, en résistant à la
tendance de chaque discipline à se percevoir intégralement au cœur de l’essentiel.
Les tentatives de redéfinition de la culture générale ne peuvent aboutir que si elles
se donnent une référence commune, une vision de la citoyenneté et de la vie des
gens qui ne s’enferme dans aucune orientation particulière. Ce qui est fondamen-
tal, c’est ce dont chacun a besoin pour vivre. Le reste, lié à des métiers, des condi-
tions, des modes de vie ou des projets particuliers, n’a pas de raison d’être imposé
à tous. Aujourd’hui, l’école calque le curriculum sur les besoins d’une minorité.
153
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
Aujourd’hui, je serais porté à dire que tout système éducatif qui prétend démo
cratiser l’enseignement et rechercher une école juste et efficace, mais ne touche
pas à l’organisation du travail, est très peu crédible. Avec deux hypothèses. La plus
noire, celle que défend Sophie Coignard (2011) dans un livre discutable, mais non
dénué de lucidité : le système éducatif se moque complètement des inégalités, il
n’en parle que parce que c’est politiquement correct. En France, l’abandon de la
formation pédagogique et didactique des enseignants lui donne raison.
La seconde hypothèse est à peine plus rassurante : la lutte contre l’échec
scolaire, même quand elle est de bonne foi, en appelle à des recettes archaïques
et inefficaces, faute d’une analyse des conditions élémentaires d’une pédagogie
différenciée, une formation des professeurs et des cadres et une réorganisation du
travail scolaire à la hauteur de ce défi.
154
Postface
de Jean-Michel Zakhartchouk
L e livre de Philippe Perrenoud met l’accent sur un objet pas si facilement iden-
tifié, par les praticiens comme par les décideurs : l’organisation pédagogique.
Il s’agit de bien autre chose que du fonctionnement des établissements scolaires,
la gestion des classes et des groupes ou la mise en place technique de dispositifs,
même si cela a à voir avec tout cela. C’est une composante trop négligée parfois
par l’innovateur de bonne volonté qui pense trop vite que « l’intendance suivra ».
Et surtout, c’est ce qui peut permettre de passer de l’expérimentation sympathique
de deux collègues motivés autour d’une classe particulière à une extension et à un
fonctionnement « de masse ».
Bien sûr, si on en reste au cours magistral et à tout ce qui « irait de soi », on n’a
pas vraiment besoin d’une organisation pédagogique. L’emploi du temps est une
série de trous qu’il faut combler et le « cours » une entité éternelle qui ne nécessite
qu’un zeste de charisme et de clarté de la part d’acteurs (au sens théâtral du mot)
qui, au besoin, « mouilleront leur chemise » pour faire passer un contenu.
Ce schéma, qui marche de moins en moins, continue quoi qu’on dise à être
dominant, sous des formes plus subtiles peut-être, avec l’idée que chacun, dans sa
classe, organise pour le mieux son enseignement et sa manière de « transmettre ».
Mais dès qu’on sort de l’évidence d’un certain mode d’enseignement et du « on a
toujours fait comme ça », alors les questions d’organisation deviennent cruciales.
On a parfois coutume de dire que ce sont les comportements déviants des
élèves qui obligent à changer nos manières de faire. Ce n’est pas forcément vrai.
L’indiscipline, l’inattention constante, le climat violent dans certaines classes
peuvent également pousser à refuser les risques, le travail de groupes, les interac-
tions, tous ces déplacements où on met des outils à disposition dans la salle de
classe mais où on peut laisser s’installer le désordre. Choisissons alors la dictée,
la leçon, le cours où on évite d’avoir le dos tourné et exposé.
Comment jeter la pierre à de jeunes enseignants qui renoncent très vite à une
pédagogie plus active, à l’innovation, alors que presque rien dans la formation, ou
dans l’image médiatique du métier, n’encourage dans cette voie. Je pense non pas
à des vœux pieux et des appels à faire évoluer ses pratiques, mais à un véritable
155
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
. Numéros 239, 244-45, 246, 287 qui furent de gros succès de diffusion. Plus récemment, le
n° 487, « Enseigner en classe hétérogène », juin 2007, fait un bilan de la pédagogie différenciée.
156
Postface
. Voir mon article « Choisir le bon braquet », Cahiers pédagogiques, n° 490, juin 2011 (dossier
« Le temps d’apprendre »).
. ESF, 1992.
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L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
158
Postface
Plus que jamais, il est nécessaire de rompre avec cette forme de pensée conser-
vatrice (pouvant s’autobaptiser « de gauche » d’ailleurs) qui met en avant le risque
de l’effet-pervers pour conserver l’existant en l’état .
Nous sommes aujourd’hui dans une situation où il est parfois difficile d’y voir
clair. Les mots sont piégés. Certains parlent d’école fondamentale pour mobiliser
l’école et la société autour d’objectifs communs, afin de ne pas laisser autant
d’élèves sur le bord de la route, selon une métaphore utilisée outre-Atlantique.
Tandis que d’autres brandissent cette notion pour rétablir une sélection féroce,
plus transparente, mais redoutable, car pouvant séduire des classes moyennes
qui redoutent la mixité sociale pourtant en fort recul ces dernières années. D’où
d’ailleurs l’importance là encore de s’organiser pour que cette mixité ne soit pas
une catastrophe, mais puisse apporter un plus à tous.
Certains parlent d’autonomie pour libérer les initiatives et permettre aux
acteurs de mettre mieux en marche les objectifs nationaux, tandis que d’autres
ont surtout pour but de créer des établissements d’excellence pour produire des
élites, en élargissant éventuellement leur base sociale.
Certains veulent une évolution des statuts des enseignants pour qu’ils devien-
nent ces professionnels réflexifs dont Philippe Perrenoud a plusieurs fois tracé la
figure, tandis que d’autres veulent surtout mettre à mal l’enseignement public et
les protections sécurisantes qu’il implique et qui ne sont pas un simple encourage-
ment au conservatisme.
La pédagogie différenciée est au confluent de ces questions. De même que les
compétences et le socle commun. Plus que jamais les pédagogues et praticiens ont
besoin de l’apport de chercheurs qui les accompagnent, les aident à réfléchir, à se
garder de toute naïveté, à leur montrer le chemin de quelques possibles, à ouvrir
un espace de possibles. Nous n’avons pas besoin de professeurs de désespoir
qui se contentent de dresser de noirs constats et de fustiger ceux qui seraient les
« idiots utiles » d’une évolution inéluctable vers une école libérale et destructrice
des savoirs (sauf si le Grand Soir arrive…). L’approche pragmatique, sans illusions
excessives, mais sans ces préalables paralysants qui empêchent d’agir, est bien ce
qui permet d’avancer, de prendre des risques, pour ne pas faire comme ceux qui
sont « revenus de tout sans y être jamais allés », comme dit Philippe Meirieu.
159
L’organisation du travail, clé de toute pédagogie différenciée
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Dans la collection Pédagogies
L’AUTORITÉ EN ÉDUCATION
Sortir de la crise
Gérard Guillot
LE CHOIX D’ÉDUQUER
Éthique et pédagogie
Philippe Meirieu
DE L’APPRENTISSAGE À L’ENSEIGNEMENT
Pour une épistémologie scolaire
Michel Develay
DEVENIR COLLÉGIEN
L’entrée en classe de sixième
Olivier Cousin, Georges Felouzis
169
Dans la collection Pédagogies
ÉDUCATION ET PHILOSOPHIE
Approches contemporaines
Sous la direction de Jean Houssaye
170
Dans la collection Pédagogies
JE EST UN AUTRE
Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse
Jacques Lévine, Jeanne Moll
171
Dans la collection Pédagogies
PÉDAGOGUES DE L’EXTRÊME
L’éducabiblité à l’épreuve du réel
Sous la direction de Rémi Casanova et Sébastien Pesce
PENSER L’ÉDUCATION
Notions clés en philosophie de l’éducation
Coordonné par Alain Vergnioux
PRÉPARER UN COURS
Tome 1 : Applications pratiques
Tome 2 : Les stratégies pédagogiques efficaces
Alain Rieunier
172
Dans la collection Pédagogies
173
Dans la collection Pédagogies
Hors série
174