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L’erreur, un outil pour enseigner

Collection
Pratiques et enjeux pédagogiques
dirigée par Michel Develay

© ESF éditeur 1997


Division d’Intescia
52, rue Camille-Desmoulins,
92448 Issy-les-Moulineaux cedex
11e édition 2014

ISBN 978-2-7101-2865-6
ISSN 1275-0212

www.esf-editeur.fr

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.122-5, 2° et


3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé
du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute
représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de
l’auteur ou ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.
Jean-Pierre Astolfi

L’erreur,
un outil
pour enseigner
ean-Pierre Astolfi est professeur de sciences de l’éducation à
J l’université de Rouen. Dans le cadre de l’Institut national de
recherche pédagogique (INRP), il a conduit des recherches en
didactique des sciences, et est l’auteur de nombreuses publica-
tions. Ses travaux se centrent sur les conditions à réunir pour que
les apprentissages scolaires aboutissent à une maîtrise effective
des savoirs par les élèves.

*
* *

Ouvrages de Jean-Pierre Astolfi

Quelle éducation scientifique, pour quelle société ? en collabora-


tion avec A. Giordan et al., Paris, PUF, 1978.
La didactique des sciences, en collaboration avec M. Develay,
Paris, PUF, Que sais-je ?, 1989.
Compétences méthodologiques en sciences expérimentales, en col-
laboration avec B. Peterfalvi et A. Vérin, Paris, INRP, 1991.
L’école pour apprendre, Paris, ESF éditeur, 1992, 8e édition,
2007.
Didactique des sciences de la vie et de la terre, fondements et réfé-
rences, en collaboration avec R. Demounem, Paris, Nathan, 1996.
Mots clés de la didactique des sciences, en collaboration avec
E. Darot, Y. Ginsburger-Vogel et J. Toussaint, Bruxelles, De
Boeck, 1997.
Comment les enfants apprennent les sciences, Paris, Retz, 1998.
Éducation et formation : nouvelles questions, nouveaux métiers,
(dir.), Paris, ESF éditeur, 2003.
La saveur des savoirs, disciplines et plaisir d’apprendre, ESF édi-
teur, 2008.
Table des matières

Introduction ............................................................................. 7

1. Quel statut pour l’erreur à l’école ? ................................... 9


Le tapis roulant des connaissances .................................. 10
« Vos erreurs m’intéressent ! »......................................... 15
L’erreur qui cache le progrès ........................................... 22
L’erreur créatrice ............................................................ 26

2. À l’ombre de Bachelard et Piaget ..................................... 29


Erreur et épistémologie .................................................... 30
Du côté de chez Bachelard .............................................. 37
Du côté de chez Piaget .................................................... 45
Pourquoi les bateaux flottent ? ........................................ 49

3. Une typologie des erreurs des élèves ................................. 57


L’erreur plurielle ............................................................. 58
La compréhension des consignes .................................... 59
Habitudes scolaires et mauvais décodage ........................ 65
Le témoin des conceptions alternatives ........................... 69
Opérations intellectuelles impliquées .............................. 77
D’étonnantes démarches ................................................. 81
Surcharge cognitive ........................................................ 84
D’une discipline, l’autre .................................................. 87
La complexité propre du contenu .................................... 92
Erreurs et triangle didactique ........................................... 95

5
4. Professionnels du traitement de l’erreur ? ....................... 99
Pas l’affectivité !.............................................................. 99
Erreur et professionnalisation ........................................ 100
Le traitement stratégique................................................ 103
Erreur et angoisse .......................................................... 108
Erreur et violence .......................................................... 109

Bibliographie ....................................................................... 113

6
Introduction

Le problème de l’erreur dans l’apprentissage est sans doute


aussi ancien que le projet d’instruire lui-même. Pourtant, l’erreur
est dans la vie quotidienne d’une affligeante banalité et le bon sens
n’hésite pas à répéter qu’il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne
se trompent pas... Dans bien des activités qu’ils pratiquent, du
sport aux jeux électroniques, les jeunes la considèrent d’ailleurs
comme source de défis, comme objet de compétitions amicales et
passionnées, comme occasion de dépassement de soi. Sans doute
parce qu’ils ressentent qu’ils apprennent quelque chose de plus à
l’occasion de chaque essai qu’ils tentent.
Tout change à l’école, où l’erreur est plutôt source d’angoisse
et de stress. Même les bons élèves y sont pris par la peur de rater,
et chacun a conservé l’impression forte de ses séjours incommodes
et gauches face au tableau, ou seulement des jours où le crayon
montait et descendait la liste nominale du professeur... dans les
parages de sa position alphabétique ! L’objectif premier de cha-
cun, dans la classe, est peut-être en premier lieu de s’arranger pour
passer chaque jour entre les gouttes. Ce ressenti scolaire très parti-
culier n’est-il pas lié à la perception qu’ils sont là face à des activi-
tés codées, dont ils ne maîtrisent pas le sens et sur lesquelles ils ne
parviennent pas à avoir prise ? Souvent, les élèves en difficulté
n’établissent pas de relation claire entre les performances dont ils
sont capables et les notes qu’ils obtiennent. Leurs résultats leur
paraissent plutôt la conséquence d’autres variables qui leur échap-
pent, comme la malchance, la « nullité » de l’exercice, voire leur
horoscope ou même le sadisme du maître ! Ils attribuent à leurs
erreurs des causes à caractère externe et se vivent volontiers
comme victimes de ce qui arrive.
Est-on d’ailleurs jamais certain d’avoir répondu ce qu’il faut ?
Tantôt cela a paru facile alors que le résultat déçoit, tantôt on a
peiné à répondre et on reste surpris et déçu en découvrant – trop

7
Introduction

tard – que ce qu’il fallait répondre, on le savait... Je garde person-


nellement quelques souvenirs d’une scolarité pas si mauvaise, au
cours de laquelle plusieurs fois je n’ai pas su estimer le pourquoi
des notes obtenues. Une année, j’ai récolté de médiocres résultats
en physique tout le premier trimestre sur des problèmes de vases
communiquants auxquels je ne comprenais rien, jusqu’au jour où
j’ai réalisé qu’il suffisait, bêtement et mécaniquement, de considé-
rer un niveau de base horizontal quelconque et d’égaliser ce qui se
passe dans les deux branches du tube. À la composition du second
trimestre, j’ai ainsi pu avoir 20/20 et j’en suis resté tout ébahi, avec
le sentiment étrange de n’avoir pas vraiment progressé.
Aujourd’hui encore, je ne suis pas si sûr d’avoir tout compris... En
français et en histoire, j’ai connu des années fastes, d’autres bien
plus ternes, et j’ai même fait l’expérience d’être dans le « collima-
teur » du prof, sans pouvoir m’expliquer les décalages. Je ne crois
pas avoir travaillé différemment d’une année à l’autre. Bref, la vie
scolaire, c’est toujours le risque de la douche froide.
Dans ce livre, nous tenterons de saisir d’abord quels statuts
assez variés peuvent avoir les erreurs scolaires, et comment cela
peut se répercuter positivement sur les ressentis précédents. Nous
examinerons ensuite les fondements théoriques sur lesquels nous
appuyer en ce domaine, puis nous tâcherons de sérier les erreurs
selon leur diversité de causes et d’origines. Car, loin de constituer
un phénomène homogène, elles peuvent faire l’objet d’une analyse
contrastée débouchant sur une typologie. Pour finir, nous nous
demanderons comment nous comporter face à elles, en tentant de
réfréner les allergies qu’elles nous causent, tout en évitant la per-
missivité. L’erreur, en effet, paraît un bon analyseur des modèles
pédagogiques ; elle est la pierre de touche d’une plus grande pro-
fessionnalisation en cours du métier d’enseignant.

8
1
Quel statut pour l’erreur
à l’école ?

Tout éducateur ne rêve-t-il pas d’un monde idéal dans lequel ce


qu’apprennent les élèves serait le miroir conforme, le calme reflet
de ce qu’il a enseigné ? Certes, se dit-on, le principe de réalité
nous oblige bien à accepter (au moins à tolérer) que le monde soit
imparfait, sans toutefois parvenir à éliminer cette aspiration. Il y a
du paradis perdu dans cette quête du « sans faute », mais nous
verrons qu’il y a là méprise sur ce qu’est – et sur ce que peut être –
apprendre, si l’on prend ce mot au sérieux.
Les choses sont redoublées par le fait que l’école est rêvée
comme étant elle-même le reflet de la science (au sens large du
mot, c’est-à-dire quelle que soit la discipline de référence),
science dans laquelle justement ne se glisserait nulle erreur,
grâce au génie et aux vertus de la « méthode » des chercheurs.
Là encore, nous le verrons, l’épistémologie contemporaine nous
oblige à réviser cette position, la science étant de moins en moins
pensée en termes de « victoires » de la vérité sur l’erreur, mais
plutôt comme la construction et l’usage de modèles successifs,
chacun comportant sa vision du monde et sa « part de vérité »,
mais aussi ses points aveugles. Comme le dit parfaitement Edgar
Morin, il convient de « toujours montrer la relativité d’une
connaissance, sa dépendance par rapport à l’observateur et aux
conditions d’observation, sans oublier qu’un grain de connais-
sance sur un plan peut se payer par une ignorance sur un
autre. »

9
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

u Le tapis roulant des connaissances

Cette aversion spontanée pour l’erreur, et le rejet didactique qui


en résulte souvent, correspond d’abord à une certaine représenta-
tion de l’acte d’apprendre, représentation largement partagée par
les enseignants, les parents et le sens commun.

• Des acquisitions « naturelles » ?


Quelle est-elle cette représentation ? Quelque chose comme un
mécanisme régulier et progressif qui se mettrait en route quand on
apprend bien. Quelque chose comme un « tapis roulant » de
connaissances progressant au rythme d’un système d’engrenages
bien huilés, et permettant l’ancrage du savoir en mémoire, sans
détour ni retour. L’idée n’est-elle pas que si le professeur explique
bien, s’il veille au bon rythme, s’il choisit aussi les bons exemples
et si, bien sûr, les élèves sont pour leur part attentifs et motivés, il
ne devrait – normalement – survenir aucune erreur ?
Ne parle-t-on pas volontiers, dans cette perspective, de « pro-
gression pédagogique » pour décrire la succession des activités de
la classe, comme si la progression curriculaire (à charge magis-
trale) et la progression intellectuelle (à charge des élèves) allaient
nécessairement de pair ? Nous en arrivons même à penser, dans
une telle logique, que d’une leçon à l’autre, d’une semaine à
l’autre, et même d’une année à l’autre, on pourra compter sur ce
qui a été « vu », « fait ». Comme si voir et faire entraînait naturel-
lement des acquisitions, sur lesquelles on pourrait tabler a priori
sans méfiance pour aller plus loin.
Samuel Johsua a critiqué, dans un esprit comparable, ce qu’il
appelle le « mythe naturaliste », lequel imagine qu’on puisse éta-
blir un parallèle terme à terme entre le processus de découverte
scientifique (chez le chercheur) et le mode inductif d’acquisition
des connaissances (par l’élève). Méthode scientifique et méthode
pédagogique seraient ainsi calquées l’une sur l’autre, mais une
telle homologie ne se vérifie guère, pas plus pour les sciences que
dans les autres domaines (Johsua, 1985). Le principal écueil de
cette conception, c’est qu’elle donne une vision trop unificatrice

10
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

des choses, exempte de contradictions comme de problèmes ; d’où


ce terme de « naturaliste » employé par Johsua.
La science s’apprendrait « silencieusement », en correspon-
dance avec la mise en ordre du réel qu’elle opère, tout comme on a
pu parler d’une méthode « naturelle » pour la lecture. Les appren-
tissages sont alors conçus comme des découvertes calmes, étales,
sans aventures, soubresauts ni passions, et c’est sans doute pour
cela que l’école valorise chez les élèves les qualités correspon-
dantes, préférant ceux qui effectuent régulièrement et silencieuse-
ment leur travail à ceux qui prennent des risques sur les chemins
de traverse.

• Les erreurs comme « ratés » de l’apprentissage


En vertu d’une telle représentation, les erreurs ne peuvent avoir
d’autre statut que celui de « ratés » d’un système qui n’a pas cor-
rectement fonctionné et qu’il faut bien sanctionner. Et cela se tra-
duit de plusieurs façons convergentes. Je qualifierai la première de
« syndrome de l’encre rouge ». Dès qu’une erreur est perçue, le
réflexe quasi pavlovien, c’est bien de souligner, de biffer, de maté-
rialiser la faute sur le cahier ou la copie. Avant même de savoir si
cela aura quelque utilité en termes didactiques, nous nous sentons
incapables d’agir autrement. Nous nous livrons ainsi à d’intermi-
nables et épuisantes corrections, sans illusion sur leur efficacité ni
même seulement sur le fait que les élèves les prendront en compte,
mais nous persévérons quand même. À ce jeu, on s’use vite, on
s’aigrit même. Pourquoi tant de masochisme ? Sans doute nous y
sentons-nous presque « moralement » obligés, à moins que cela
relève de la décharge musculaire du correcteur ! On n’y échappe
pas parce que cela touche à l’identité professionnelle, à l’idée que
nous nous faisons de l’action et des devoirs de l’enseignant : les
élèves verront au moins que « j’ai corrigé »... Peut-être aussi les
parents et l’administration, dont on craint à juste titre le jugement,
si par malheur on a « laissé passer des fautes ».
La seconde perception, plus intime et même pénible pour les
maîtres, c’est que les erreurs repérées chez les élèves les remettent
eux-mêmes en question à travers un certain constat d’inefficacité de
l’enseignement donné. Quelque chose a résisté à nos explications.

11
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Plus peut-être : à notre désir d’expliquer, sinon même à un fantasme


(?) de toute puissance pédagogique. Il y a ainsi « quelque part » de
l’agacement et du dépit quand les élèves commettent ces erreurs
qu’on avait tout fait pour éviter. La sanction prise serait alors réac-
tive : si évaluation négative des élèves il y a, n’est-ce pas qu’on se
sent soi-même évalué, dévalué, c’est-à-dire mis en cause quant à
notre valeur professionnelle et personnelle ? D’autant que celui qui
sait tend toujours à minorer le « prix cognitif » pour l’apprenant, dans
la mesure où les opérations mentales qu’il maîtrise lui deviennent in-
visibles et indolores. Nous y reviendrons : cela s’explique aussi bien
d’un point de vue piagétien qu’en vertu des modèles actuels de la mé-
moire. Ce qui a été automatisé ne nous « coûte » plus, et il nous faut
donc faire effort pour réaliser que ça peut encore coûter aux autres...
D’ailleurs, n’est-il pas banal, quand on explique, de glisser dans la
conversation qu’en réalité « c’est facile » ? Les élèves évidemment
grincent des dents en silence, car ils ne peuvent que vivre cela comme
un déni – même involontaire – de leur peine. Eux préféreraient perce-
voir davantage de compassion empathique envers les difficultés dont
ils ne se sortent pas. Ils aimeraient qu’on reconnaisse (et qu’on le leur
dise) à quel point ils « galèrent ».
Une troisième perception pourrait être celle du vertige ressenti à
l’idée de « plonger » dans ce qui se passe dans la tête des élèves. C’est
que le savoir dont nous disposons a son côté protecteur : il nous
donne des réponses et cela rassure. Rentrer dans le maquis des expli-
cations des élèves, mettre à jour toute cette gangue résistante, cela
fait peur à l’idée qu’on risque de s’y noyer sans plus être en mesure
d’en sortir. La crainte de s’engluer nous inquiète sur ce que devien-
drait le fil de la progression, tant il est difficile de mettre bout à bout la
logique du savoir et la logique des élèves. Eux nous tirent vers les
marécages quand nous aspirons à l’air des cimes. Il est alors plus ac-
ceptable, en toute bonne foi, de se fâcher et quelquefois de sourire,
notamment quand on est face à des « perles » qui alimenteront le sot-
tisier. Mais peut-être qu’on rit jaune ! C’est ici qu’on peut citer cet ex-
trait si connu des premières pages de La formation de l’esprit scienti-
fique de Gaston Bachelard, quand il écrivait :
« Les professeurs de sciences, plus encore que les autres si
c’est possible, ne comprennent pas que les élèves ne comprennent
pas. Ils imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on

12
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

peut toujours faire une culture nonchalante en redoublant une


classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répé-
tant point par point. » (Bachelard, 1938).
C’est évidemment illusoire et Bachelard, qui fut professeur de
physique avant de s’intéresser à l’histoire des sciences et à l’épis-
témologie, s’en rendit vite compte. Soixante ans après, ces propos
n’ont pas pris une ride.
• La double négation de l’erreur
On comprend que, face à un tel inconfort de situation, les
enseignants évitent au maximum de croiser l’erreur sur leur che-
min. Quand malgré tout (et malgré eux) ils s’y trouvent confron-
tés, ils peuvent réagir selon deux attitudes symétriques :
– soit par la sanction, qui peut être comprise comme un sursaut de
réassurance, face à l’abîme qui vient d’être décrit ;
– soit au contraire par un effort de réécriture de la progression,
masquant peut-être alors quelque culpabilité latente.
Dans le premier cas, le statut de l’erreur est celui d’une
« faute », avec toutes les connotations moralisantes associées au
terme. Dans le second, c’est plutôt celui d’un bug (ou d’une
« bogue » selon la traduction française de ce terme informatique)
quand se découvre un « lézard » dans l’écriture d’un programme.
La première attitude met l’erreur à charge de l’élève et de ses
efforts d’adaptation à la situation didactique. La seconde la met à
charge du concepteur de programme et de sa capacité à s’adapter
au niveau réel de ses élèves.
En quoi cette double attitude est-elle symétrique ? Le premier
élément commun, c’est que l’erreur y est regrettable et regrettée,
qu’elle possède un statut négatif auquel on cherche à remédier,
même si les moyens mis en œuvre sont différents. Le second élé-
ment commun concerne une survalorisation des savoirs discipli-
naires. Ceux-ci sont tantôt vécus comme un texte intangible dont
chacun se doit de respecter et de mémoriser les termes (même
quand on est conscient du fait que ce texte est périodiquement
nuancé, rectifié, voire invalidé sur certains points par les progrès
mêmes des disciplines). Tantôt au contraire, ils font l’objet d’un

13
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

traitement craticulaire d’analyse de la matière, « mise au carreau »


disent les sculpteurs (rappelons-nous les dérives de l’enseignement
programmé)... mais en oubliant au passage quelque peu les élèves.
Justement – et c’est le troisième élément commun – l’acte d’ap-
prendre s’y trouve également minoré, réduit au processus silen-
cieux du « mythe naturaliste ».
• Les modèles sous-jacents
Le statut didactique accordé à l’erreur apparaît en fait comme
un assez bon révélateur du modèle pédagogique en vigueur dans
la classe. Les deux modèles, sous-jacents au double évitement qui
vient d’être décrit, se sont un temps opposés (dans les années
soixante-dix), mais ils ne sont peut-être que les variantes d’un
même rapport au savoir. Le premier, c’est le modèle transmissif,
dans lequel, on l’a dit, l’élève commettant une erreur est dit « fau-
tif ». Nous n’y reviendrons pas. Le second, c’est le modèle qu’on
peut dire comportementaliste, où l’erreur acquiert un visage diffé-
rent. Il est vrai que les séquences de classe s’y présentent d’une
manière moins magistrale puisque l’activité de l’élève est guidée
pas à pas, par une série graduée d’exercices et de consignes. Vrai
aussi qu’il se réclame d’une pédagogie de la réussite et se donne
les moyens d’aboutir au comportement attendu, et de vérifier son
obtention (l’élève est-il maintenant capable de... ?). Mais ce
second modèle, emprunté à la psychologie dite béhavioriste, est
fondé sur le transfert à l’homme du conditionnement animal. Non
pas un conditionnement « répondant » à la manière des réflexes
conditionnés d’Ivan Pavlov, mais un conditionnement « opérant »
tel que l’ont développé James Watson et Burrhus Skinner. L’idée,
c’est qu’il est toujours possible de faire apprendre quelque chose
(à l’enfant comme à l’animal), même quand c’est complexe, à la
condition de décomposer la difficulté en étapes élémentaires, aussi
réduites qu’il sera nécessaire, et de renforcer positivement chaque
acquisition partielle, plutôt par récompense que par sanction.
Le problème du béhaviorisme, c’est que rien ne garantit qu’au
comportemental (externe) correspondra le mental (interne), d’autant
qu’il s’interdit, par méthode, de s’intéresser à ce qui se joue au sein de
la « boîte noire ». Il permet certes d’éviter les erreurs, puisque toute la
programmation didactique en « petites marches » est conçue pour les

14
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

contourner. Mais c’est au prix d’un parcours étroitement guidé et pré-


jalonné, qui ne préjuge en rien de l’autonomie intellectuelle qu’aura
acquise l’apprenant... quand on enlèvera l’échafaudage ! Finalement,
l’erreur conserve ici son statut négatif puisqu’on emploie son génie et
son énergie à en parer la survenue.

u « Vos erreurs m’intéressent ! »

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron écrivaient déjà en


1970 dans leur livre célèbre La reproduction : « Lorsque les pro-
fesseurs plaisantent à propos des “perles”, ils oublient que ces
ratés du système en enferment la vérité. » Ils se plaçaient évidem-
ment là dans leur perspective sociologique d’une école reproduc-
trice des inégalités sociales bien davantage que dans un projet
d’apprentissage, mais ils avaient parfaitement perçu, à travers les
erreurs quotidiennes à l’école, la manifestation d’un clivage essen-
tiel entre les élèves et, au-delà, ils signalaient leur signification
didactique.
Les modèles constructivistes, en fort développement ces der-
nières années, s’efforcent eux, contrairement aux précédents, de ne
pas évacuer l’erreur et de lui conférer un statut beaucoup plus
positif. Entendons-nous bien : le but visé est bien toujours de par-
venir à les éradiquer des productions des élèves, mais on admet
que pour y parvenir, il faut les laisser apparaître – voire même
quelquefois les provoquer – si l’on veut réussir à les mieux traiter.

• L’erreur, indicateur de processus

En effet, dans ces modèles, les erreurs commises ne sont plus


des fautes condamnables ni des bogues regrettables : elles devien-
nent les symptômes intéressants d’obstacles auxquels la pensée des
élèves est affrontée. « Vos erreurs m’intéressent », semble penser
ici le professeur puisqu’elles sont au cœur même du processus
d’apprentissage à réussir, et puisqu’elles indiquent les progrès
conceptuels à obtenir.

15
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Dans sa thèse d’état, la première en France en didactique de la


physique, Laurence Viennot faisait état de ses recherches
concernant le raisonnement spontané des lycéens et des étu-
diants à propos du concept de force. Elle montrait, de façon
stupéfiante (on s’est habitué depuis...) que jusqu’à un stade
universitaire avancé, beaucoup de réponses obtenues à des
questions simples sont erronées. Il s’agissait notamment d’in-
diquer quelles sont les forces qui s’exercent sur une balle qui
vient d’être lancée, dans la partie ascendante de la trajectoire,
et dans sa partie descendante. Comme dans tout problème de
physique, elle demandait aux étudiants de maîtrise de ne pas
tenir compte de la résistance de l’air ! La surprise, c’est qu’en-
viron 50 % d’entre eux décrivent deux forces quand la balle
s’élève, mais une seule – la force de la pesanteur – quand elle
retombe. Dans la partie ascendante de la trajectoire, ils men-
tionnent ce que certains ont nommé un « capital de force »,
autrement dit une force d’impulsion que le lanceur confère à la
balle et qui s’y emmagasine avant de s’épuiser en montant.
Même si cela est couramment pensé sous cette forme, tout phy-
sicien sait à quel point il faut se méfier des intuitions. En réa-
lité, cela est bel et bien faux : dès que la balle est lâchée en
effet, si l’on néglige les forces de frottement, il n’y a plus
qu’une force et une seule qui s’y applique : c’est la pesanteur.
Mais alors comment peut-on penser le fait que la balle com-
mence par s’élever dans un premier temps ?
La surprise était d’abord pour les étudiants eux-mêmes, piqués de
s’être laissés piéger par un problème aussi trivial, alors qu’ils ont
l’habitude de se sortir de situations autrement sophistiquées.
Certains, reprenant vite leurs esprits, confient alors (Laurence
Viennot le relate) qu’ils viennent d’en apprendre davantage sur la
physique en un quart d’heure que tout au long de leurs années d’étude
de cette discipline. En effet, cette erreur n’est pas le fruit du hasard ni
de l’inattention. Sans le savoir, et malgré toutes leurs connaissances
académiques de physique (et leurs calculettes programmables...), les
étudiants ont mobilisé « en acte » la vieille théorie dite de l’impetus
(autrement dit de l’impulsion), qui prévalut longtemps et constitua
un modèle admis avant celui de Newton. Ces étudiants ne se limitent
pas à constater, navrés, le caractère erroné de leur réponse, ils saisis-

16
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

sent l’occasion pour faire un pont entre, d’une part, les lois et for-
mules qu’ils connaissent et appliquent d’ordinaire, et d’autre part, ce
qu’on peut appeler la « physique du quotidien ». Ils mettent ainsi en
relation deux modes de traitement des données dont ils usaient
jusque-là de façon clivée : le raisonnement physique et le raisonne-
ment spontané (Viennot, 1979).
On comprend comment l’erreur parvient à acquérir ici un statut
nouveau : celui d’indicateur et d’analyseur des processus intellec-
tuels en jeu, ce qui ne ressort absolument pas quand on corrige au
stylo rouge. Au lieu d’une fixation (un peu névrotique ?) sur
l’écart à la norme, il s’agit plutôt de décortiquer la « logique de
l’erreur » et d’en tirer parti pour améliorer les apprentissages.

• Le postulat du sens
L’idée essentielle, quand on considère l’erreur d’un point de
vue constructiviste, c’est de renoncer à ce que J. Piaget appelait le
« n’importe quisme ». Aussi bizarre que paraissent les réponses de
prime abord, il s’agit de se mettre en quête du sens qu’elles peu-
vent avoir, de retrouver les opérations intellectuelles dont elles
sont la trace. Certes, il n’est pas assuré qu’une réponse qui nous
surprend (ou nous irrite) contienne une logique identifiable, il se
peut fort bien même qu’elle soit le fruit de la seule l’ignorance ou
de la distraction, mais voilà : si je pars de ce principe-là, je cesse
de pousser la réflexion au-delà. Et du coup, si du sens s’y trouvait
caché, je m’interdis de pouvoir y accéder. Un processus de ferme-
ture symbolique se met en route, qui m’offre réponse toute prête
au lieu de poursuivre l’investigation. Comme disait si justement
Philippe Meirieu à propos du postulat d’éducabilité, l’attitude nou-
velle n’est pas vraie par rapport à la réalité qu’elle décrit, mais elle
est juste au regard des perspectives qu’elle ouvre (Meirieu, 1984,
1987). Ce que change cette perspective, c’est la posture adoptée et
les conséquences peuvent ne pas être minces.
Une illustration en est fournie par une recherche de Gérard
Vergnaud, examinant des réponses d’élèves du Primaire à qui
il demandait de placer une série de dates de naissance sur une
droite orientée. Comme toujours, les protocoles relevés peu-
vent se classer selon des « tas » plus ou moins ressemblants. La

17
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

signification d’un premier tas paraît claire : les enfants repré-


sentent les dates de naissance d’une façon ordonnée mais équi-
distante, sans tenir compte des intervalles temporels. Ils parais-
sent sensibles à la dimension ordinale des valeurs qu’ils
classent, mais en restent là.

15 juillet 30 novembre 2 janvier 20 décembre


1967 1967 1968 1967

Dans un second paquet, les réponses paraissent beaucoup plus bi-


zarres : c’est apparemment n’importe quoi ! Jusqu’au moment (et
je me souviens avoir entendu Vergnaud relater ses hésitations et
le temps mis pour y parvenir) où l’on réalise qu’il s’agit d’une ten-
tative réelle, aussi maladroite qu’elle soit, pour traiter les données.
Et pour en traiter des aspects qui ont échappé aux enfants du
groupe précédent ! Si l’on observe avec précision le second dessin
ci-dessous, on se rend compte en effet qu’ils ont successivement
dessiné 7 petits segments (pour représenter juillet), puis 11 (pour
novembre), puis 1 (pour janvier) puis 12 (pour décembre).

15 juillet 30 novembre 2 janvier 20 décembre


1967 1967 1968 1967

La complexité numérique de ces dates est en effet telle qu’ils lais-


sent tomber années et quantièmes pour se fixer sur les seuls mois :
juillet, novembre, janvier, décembre. Évidemment, ils ne maîtri-
sent pas la question de l’origine et placent bout à bout les seg-
ments. Évidemment, ils ne gèrent pas correctement l’espace de la
feuille et continuent au besoin leur dessin sur la ligne inférieure,
suivant un graphisme en « serpentin »... Mais, aussi empiriques et
approximatives que soient leurs productions, ils sont bel et bien
aux prises avec la résolution d’une difficulté, laquelle n’avait seu-
lement pas effleuré les auteurs des dessins du premier tas ! De
telle sorte que les représentations les plus bizarres s’avèrent plus
évoluées, même si elles désignent aussi tout ce qu’il reste de che-
min à parcourir pour maîtriser l’ensemble complexe des concepts
en jeu et parvenir à « ponctualiser un nombre ».

18
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

En conclusion, « la compétence qui consiste à graduer une


ligne et à subdiviser un intervalle reflète la synthèse entre points
et segments d’une part, entre distance à l’origine et différences
d’autre part. Il s’agit d’opérations de pensée complexes, dont on
ne peut être surpris qu’elles échappent encore à nombre d’enfants
jusqu’à 13 ans et plus. » (Vergnaud, 1987). Les schémas ci-des-
sous indiquent les étapes cognitives d’une telle ponctualisation.

A B C

D C

D E

C
B

• La faute, la bogue et l’obstacle


On voit ainsi qu’avec les modèles d’apprentissage constructi-
vistes (qui ne sont pas uniformes), l’erreur acquiert le statut plus
enviable d’indicateur des tâches intellectuelles que résolvent les
élèves et des obstacles auxquels s’affronte leur pensée pour les
résoudre. Ce qui fait dire à juste titre à Michel Sanner : « Si la
notion d’obstacle épistémologique est opératoire en pédagogie,
cela signifie qu’il ne suffit pas de reconnaître le droit à l’erreur,

19
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

mais qu’il faut s’engager sur la voie d’une véritable connaissance


de l’erreur » (Sanner, 1983). Les obstacles consistent en ce que
nous agissons et réfléchissons avec les moyens dont nous dispo-
sons déjà, quand l’apprentissage consiste à s’en construire de
mieux adaptés à la situation. C’est pourquoi on peut évoquer à leur
sujet la célèbre « parabole du réverbère » d’Abraham Kaplan. Un
ivrogne a perdu sa clé et la cherche, de nuit, sous un réverbère. Un
passant complaisant lui demande s’il est certain de l’avoir perdue
là. « Non, répond avec force l’ivrogne, mais c’est ici le seul
endroit où il fait clair. » De façon analogue, les obstacles ne sont-
ils pas les produits de nos façons de penser et d’agir là où nous
trouvons qu’il fait le plus clair ?
L’erreur retrouve ici son étymologie latine d’ « errer ça et là »,
et seulement au sens figuré, celui d’incertitude, d’ignorance, et
même d’hérésie, car l’erreur a pu mener jusqu’au bûcher...
Comment ne pas « errer » quand l’on ne connaît pas déjà le che-
min ? Si quelqu’un nous le désigne, nous pouvons bien sûr éviter
grâce à lui l’errance temporaire, mais nous savons bien que la pre-
mière fois que nous serons seul, nous n’éviterons pas d’avoir à
nous approprier, en première personne, ce qui faisait jusque-là
l’objet du guidage.
L’erreur a ainsi à voir avec le voyage, dont Michel Serres a
montré qu’il est une figure déterminante de tout apprentissage
(Serres, 1991). Mais attention, il s’agit bien d’un voyage avec ce
que cela comporte de dépaysement et de risque, et non d’un
simple déplacement ou trajet balisé. Il faut citer ici le beau com-
mentaire qu’en donnent P. Meirieu et M. Develay dans Émile,
reviens vite... ils sont devenus fous.
« Il ne suffit pas de faire le chemin à côté de celui qui
apprend : le fait que le guide connaisse l’itinéraire ne supprime
pas les terreurs qui naissent au regard de paysages et de formes
inconnues. Le fait que celui qui est à vos côtés vous explique qu’il
a fait mille fois le chemin ne lève pas l’inquiétude de ne pas en
être soi-même capable. Et puis vient toujours un moment où le
guide vous laisse seul avec votre peur, où toute votre volonté se
tend dans un geste impossible, où vous n’êtes plus qu’un pied qui
ne peut s’arracher du sol, qu’une main qui ne peut s’arracher de

20
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

la paroi. Plus rien, à ce moment, n’existe autour de vous. Vous


n’entendez ni les propos rassurants de vos camarades, ni les
encouragements du guide, ni les menaces des responsables de
l’expédition. Vous êtes seul avec un rocher, un chemin, un mot. La
fatigue vous submerge. Vous vous agrippez à votre mot, à votre
énoncé, à votre idée comme à une branche que vous ne voulez pas
lâcher. Ce détail insignifiant prend des proportions énormes, vous
ne voyez plus que lui. Vous ne bougez plus. Vous voudriez tourner
les talons... Puis, tout à coup, vous trouvez le courage de vous lan-
cer : vos yeux courent sur la page jusqu’à ce qu’ils trouvent une
expression où se fixer, ils s’y attardent et, de là, vont explorer les
alentours. Votre pensée se dénoue, abandonne les vieilles repré-
sentations sur lesquelles elle était fixée, elle se détend et agrège
quelques parcelles de nouveauté, surpris que la chose, à tout
prendre, ne soit pas plus difficile » (Meirieu & Develay, 1992).
La chute de ce texte est particulièrement intéressante car, effec-
tivement, le problème de l’erreur ainsi comprise, c’est qu’elle
s’avère un peu dérisoire une fois dépassée. Cela ne contribue pas à
nous rendre brillant à nos propres yeux... C’est ce qui arrive à
Albert, élève de CM1, faisant un exercice classique pour chercher
le sujet des verbes et les accorder. « Je ne comprends pas dit-il, ce
que ça veut dire que c’est le mot qui commande le verbe ». La pre-
mière phrase de l’exercice est accordée sans difficulté, mais la
seconde est : « De l’horizon accour... de gros nuages gris. »
Albert : Le sujet c’est horizon ?
Prof : Rappelle-moi comment tu as fait jusque-là pour trouver le
sujet ?
Albert : J’ai posé une question, et là je la pose aussi : Les nuages
arrivent d’où ? De l’horizon. Donc le sujet est horizon.
Prof : Comment as-tu fait ta recherche pour les autres phrases ?
Albert : J’ai cherché : Qui fait... ? Ah oui, ici c’est les nuages !
Mais pourtant, d’habitude, le sujet est avant le verbe ?
Prof : Eh oui ! Continue...
Albert : Combien de livres possède cette bibliothèque ? Ah là, je
vois bien que ce n’est pas les livres qui possèdent la biblio-
thèque ! Donc c’est bibliothèque le sujet. Et sinon ce serait au
pluriel.

21
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Un sac contenant des billes de toutes les couleurs étai... posé


sur le bureau. Alors là, je vois bien qu’ils ont fait cette phrase
pour voir si on se laisserait prendre au piège à cause du pluriel
de couleurs !
Albert apparaît très consciencieux, soucieux d’intégrer l’ap-
prentissage de la règle grammaticale, il tire bien de chaque
exemple des déductions correctes et saisit même la règle didac-
tique des « pièges » contenus dans certains exercices. Pourtant,
quelques jours plus tard, devant un exercice similaire, il
« rechute » :
Prof : Te rappelles-tu comment tu cherches le sujet ?
Albert : Oui. Je me demande : Qui fait, etc.
Prof : Allons-y : Dans le grenier dort un gros chat.
Albert : Où est le chat ? Dans le grenier. Alors c’est grenier.
Prof : Peux-tu expliquer ce que c’est le sujet ?
Albert : J’ai appris que c’est le mot qui commande le verbe. Ah,
oui ! Je dois dire : Qu’est-ce qui dort dans le grenier ? Alors,
c’est le chat.
Albert est au milieu du gué. Quand il s’exclame par « Ah,
oui ! », il témoigne à la fois de sa connaissance de la règle et de la
maîtrise imparfaite qu’il en a. C’est encore chaque fois pour lui un
travail à refaire. L’apprentissage n’est pas automatisé. Mais
parions que dans quelque temps, il toisera avec condescendance
ceux qui en seront où il en est aujourd’hui puisque, comme on l’a
déjà dit, les difficultés n’apparaissent plus comme telles à ceux qui
les ont surmontées.
Résumant ce qui précède, le tableau suivant (p. 23) regroupe
les statuts divers que peut prendre l’erreur selon les modèles péda-
gogiques que nous avons explorés.

u L’erreur qui cache le progrès

Apprendre, c’est toujours prendre le risque de se tromper.


Quand l’école l’oublie, le bon sens populaire le rappelle, qui dit

22
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

LA FAUTE LA BOGUE L'OBSTACLE

Statut L’erreur déniée L’erreur positivée


de l’erreur (« raté », « perle », (postulat du sens)
« n’importe-quisme »)

Origine Responsabilité Défaut repéré Difficulté objective


de l’erreur de l’élève qui aurait dans la plani- pour s’approprier
dû la parer fication le contenu enseigné

Mode de Évaluation Traitement Travail


traitement a posteriori a priori in situ
pour la sanctionner pour la prévenir pour la traiter

Modèle Modèle Modèle Modèle


pédagogique transmissif béhavioriste constructiviste
de référence

que seul celui qui ne fait rien ne commet jamais d’erreurs. Partis
de la faute comme un « raté » de l’apprentissage, nous voilà en
train de la considérer, dans certains cas, comme le témoin des
processus intellectuels en cours, comme le signal de ce à quoi
s’affronte la pensée de l’élève aux prises avec la résolution d’un
problème. Il arrive même, dans cette perspective, que ce qu’on
appelle erreur ne soit qu’apparence et cache en réalité un progrès
en cours d’obtention. Les professeurs de langues, le savent qui
constatent parfois, dans les prises de parole de bons élèves, l’ap-
parition nouvelle d’erreurs que ceux-ci ne commettaient pas. Il
peut certes s’agir d’une bévue ou de fatigue, mais il arrive que ce
ne soit là que fausse régression. Pour éviter les erreurs, les élèves
en effet se cantonnent un moment à l’usage d’une syntaxe bien
maîtrisée, sans prendre le risque de s’aventurer au-delà. Et puis
voilà qu’un beau jour, ils se sentent mieux armés pour tenter
l’usage de nouvelles structures. Il y a fort à parier que ce jour-là,
n’ayant pas encore intégré subtilités et cas particuliers, ils se
tromperont dans la construction de telle ou telle phrase.
N’empêche que ce sera un signe de progrès.

23
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Dans une recherche de didactique des sciences concernant les


obstacles à la compréhension des transformations de la matière,
nous avons pu mettre en évidence une diversité de productions et
réactions d’élèves manifestant ainsi de fausses régressions
(Astolfi, Peterfalvi & Vérin, 1997). Le travail portait sur l’inter-
prétation de résultats expérimentaux en provenance de l’Institut
national de recherche agronomique (INRA) montrant que la
masse de tomates que peut fournir un plant croît en fonction de la
teneur en dioxyde de carbone. C’est l’occasion de faire travailler
le concept de photosynthèse dont les biologistes savent que l’ac-
quisition est toujours délicate et incertaine. Il y a d’ailleurs à cela
de bonnes raisons, c’est-à-dire de sérieux obstacles. D’abord,
parce que le gaz carbonique est considéré comme un gaz nocif
(tout le monde connaît l’histoire du chien dans la grotte...) et qu’il
est difficile de se le représenter comme une source nutritive pour
la plante. Ensuite, parce que, dans la respiration, ce gaz est rejeté
et non pas absorbé. De plus, c’est dans la terre et par les racines
qu’on s’imagine volontiers que les plantes puisent leur nourriture,
et non pas dans l’atmosphère. Enfin, l’alimentation se conçoit
bien solide, à la rigueur liquide... mais gazeuse ?
Face à ce défi didactique en classe de sixième, Pierre-Yves ne
peut accepter cette idée d’un « CO2 nutritif ». Lorsque l’ensei-
gnante lui demande, en guise d’argument, de lire à haute voix
le document suivant, il reste muet et comme tétanisé :
L’enrichissement en CO2 de l’air de la serre a pour consé-
quence une forte croissance et une amélioration de la forma-
tion des fruits, une augmentation du nombre de fruits par bou-
quet, une augmentation du poids moyen et du calibre des fruits.
Prof : Explique-nous pourquoi tu n’es pas d’accord ?
Pierre-Yves : Ben, le CO2 c’est le dioxyde de carbone. C’est le
gaz que rejettent les plantes et pas ce... celui qu’elles absor-
bent !
Prof : Bon, Qu’est-ce que... Quand l’INRA augmente la quan-
tité de dioxyde de carbone, qu’est-ce que ça entraîne sur les
tomates ? Qu’est-ce que te dit le texte ?
Pierre-Yves : (Regarde en bas vers le texte)
Prof : Qu’est-ce qu’on obtient quand on augmente la quantité
de dioxyde de carbone ?

24
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Pierre-Yves : (Moue...)
Prof : Qu’est-ce qu’on te dit ? On obtient quoi ? (Il montre le
texte)
Pierre-Yves : .....
Élève voisin : On obtient une augmentation de masse, de
volume et puis de matière.
Prof : Oui, on a de plus grosses tomates, on en a en nombre
plus grand. Donc ?
Pierre-Yves : Oui... (ton résigné)
Pierre-Yves ne peut littéralement pas lire la feuille qu’il a sous
les yeux, tant elle vient en contradiction avec ses conceptions
de la nutrition végétale. Il faut que ce soit son voisin qui lise à
sa place, et son acceptation finale est loin d’être enthousiaste...
Pourtant, ce mutisme ne signifie nullement absence d’activité
intellectuelle. Au contraire, il est pris de perplexité face à la
dissonance qu’il ne sait pas gérer entre ses idées personnelles
et les données fournies.
Gaël s’emploie beaucoup plus activement à examiner les com-
possibilités des choses et propose un dessin assez extraordi-
naire par lequel elle combine ce que Pierre-Yves ne parvient
pas à intégrer. Conformément à ses conceptions personnelles,
elle fait sortir le CO2 par les feuilles de la tomate (comme un
gaz respiratoire) et, puisque le professeur explique le rôle nutri-
tif de ce gaz pour les plantes, elle le fait ré-entrer par les racines
(comme un élément nutritif) ! Ce schéma en boucle intègre
conceptions préalables et savoir nouveau d’une façon biologi-
quement aberrante, mais mentalement satisfaisante, puisque
obéissant à une « bonne forme » : ça tourne !

25
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Juliette apparaît plus scolairement docile. Elle fournit d’abord


une réponse conforme aux attentes de l’enseignant, en acceptant
que l’augmentation de la teneur atmosphérique en CO2 permette
d’obtenir de plus belles tomates. C’est seulement quand une autre
élève évoque le caractère nocif de ce gaz qu’elle se reprend (« Je
crois qu’Audrey a raison ») et explique maintenant « qu’il y au-
rait trop de CO2 et pas assez d’oxygène et que la plante s’as-
phyxierait comme un être humain. » Elle abandonne la réponse
apprise et récupère en quelque sorte sa propre pensée, laquelle
contenait l’obstacle à l’état latent, l’analogie avec l’homme jouant
comme argument supplémentaire.
Amina, elle, répond sans ambages : « Pas étonnant, nous
buvons bien de l’eau gazeuse » (sic).
Cet exemple montre ainsi diverses modalités d’erreurs (y com-
pris par le silence) qui témoignent de réels efforts intellectuels des
élèves pour adapter leurs représentations d’un phénomène à une
situation didactique nouvelle : par contradiction dissonante, par
compromis intégrateur ou par régression apparente. Seule Amina
n’a rien vu venir...

u L’erreur créatrice

Il n’est finalement pas d’apprentissage vrai sans tentatives pour


tester, dans un cadre nouveau, des outils dont le caractère opératoire
ne s’applique encore qu’à un champ limité. Par définition, ce genre
d’exercice relève de la prise de risque, faute de connaître avec préci-
sion les limites de validité de la règle ou de la loi, de savoir sérier les
cas particuliers ou les exceptions. C’est là le propre de toute activité
de transfert. Or, comme le rappelait le colloque tenu à Lyon sur ce
thème en 1994, le transfert ne concerne pas le terme de l’apprentis-
sage, postérieur au travail didactique, mais il doit être pensé tout au
long de celui-ci. Toute activité intellectuelle authentique est capacité
à rapprocher deux contextes et le sujet ne progresse que s’il est en
mesure de pratiquer un travail de changement de cadre, d’expéri-
menter de façon personnelle les outils qu’il maîtrise aux situations
qu’il rencontre (Meirieu & Develay, 1996). N’est-ce pas ce que fait

26
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

l’enfant croqué ci-dessous par Frato, alias Francesco Tonucci, excel-


lent connaisseur du fonctionnement de l’école comme de l’enfant, et
dont les dessins viennent d’être publiés dans la collection de psycho-
logie des PUF ! (Tonucci, 1996). Dans ces conditions, bien des er-
reurs commises en situation didactique doivent être pensées comme
des moments créatifs de la part des élèves, simplement décalés d’une
norme qui n’est pas encore intégrée. Faute d’accepter de prendre ce
risque, on cantonnerait les enfants dans des activités répétitives, à
l’abri des imprévus mais aussi du progrès. Ce dessin de Frato est heu-
reusement titré : « Le devoir de corriger » !

Dans Avec des yeux d’enfants, Francesco Tonucci,


Lausanne, Delta & Spes, 1982

27
Quel statut pour l’erreur à l’école ?

Il existe finalement un « savoir de l’erreur » comme le disent si


bien Jean-Pierre Jaffré et al., expliquant qu’il faut plutôt orienter
et guider les inventions des élèves que souligner inutilement l’in-
achèvement fondamental de leur connaissance. Ils citent ces
exemples où un sujet écrit Le plafond s’effritent parce que « ça
fait plein de petites miettes », et Le chien aboies parce qu’il le fait
généralement plusieurs fois. « Justifier, expliquent-ils, le pluriel
par l’expérience renvoie à une représentation figurative de la réa-
lité qui contamine la compréhension de la catégorie linguistique.
le phénomène n’est pas seulement à mettre au compte d’une
défaillance dans la représentation de la langue mais est un effet de
l’imaginaire des signes » (Jaffré, Ducard & Honvault, 1995).
On n’a jamais totalement compris. Tout savoir authentique et
vivant comporte son halo de brume et ses zones troubles, de telle
sorte qu’il faudrait se livrer ici à un véritable éloge de l’imperfec-
tion. Seules les connaissances académiques qui ne servent pas, et
les exercices fondés sur l’application répétitive, paraissent échap-
per à cette règle, mais ils ne concernent que de loin l’apprentis-
sage.

28
2
À l’ombre de Bachelard
et Piaget

Il nous faut maintenant plonger davantage au cœur des proces-


sus qui conduisent à l’erreur, en nous appuyant sur les deux réfé-
rences fondamentales que constituent l’œuvre comparée de Jean
Piaget et de Gaston Bachelard, car chacun à sa manière nous per-
met d’en mesurer les enjeux et d’en saisir la portée. Le propos se
fera ici plus théorique même si nous nous efforcerons de l’illustrer
au mieux, mais il ne s’agira pas d’un exposé pour elles-mêmes des
deux thèses en présence. Nous nous attacherons seulement à préci-
ser comment les concepts de schème et d’obstacle fournissent des
éclairages essentiels pour notre propos. Après quoi nous pourrons
reprendre, d’une façon plus analytique et pratique, la compréhen-
sion des types d’erreurs didactiques les plus habituels.
Dès le début de cet ouvrage, nous disions que si le statut sco-
laire de l’erreur évolue, sa place est également réévaluée dans le
fonctionnement scientifique des disciplines et l’activité des cher-
cheurs, c’est-à-dire dans ce qu’on nomme l’épistémologie.
Pendant longtemps, ont dominé ce qu’on nomme l’empirisme et le
positivisme, lesquels sont d’ailleurs loin d’être définitivement
morts. De quoi s’agit-il ? En simplifiant beaucoup les choses, nous
dirons que l’empirisme, c’est la primauté accordée aux faits, avec
ce qu’elle suppose comme attitude de soumission passive au réel
de la part du chercheur. Quant au positivisme, c’est plutôt l’idée
que l’obtention de la vérité scientifique passe par l’usage d’une
« bonne » méthode dont les étapes peuvent être formalisées et sys-
tématisées. Évidemment, quand le fonctionnement de la recherche
est ainsi conçu, l’erreur n’y a pas de place véritable, puisque la
précision des observations d’une part, la rigueur des déductions
d’autre part, devraient normalement suffire à s’en protéger. Mais

29
À l’ombre de Bachelard et Piaget

cela donne une image idéalisée de la science qui a peu à voir avec
son fonctionnement réel, et ouvre la porte à tous les mythes scien-
tifiques. On reviendra par exemple sur l’image d’Épinal concer-
nant Pasteur dont on célébrait récemment le centenaire.

u Erreur et épistémologie

• Empirisme et positivisme : deux tendances à combattre


Voyons d’abord l’empirisme. La soumission aux faits n’est
plus admise comme telle aujourd’hui. Non que les scientifiques
prétendent s’en affranchir et s’autorisent à inventer n’importe
quelle théorie, à leur convenance ou selon leur inspiration.
Simplement, les données empiriques ne sont que l’un des éléments
de la découverte scientifique, et pas forcément le premier. François
Jacob dit cela très bien :
« La démarche scientifique ne consiste pas simplement à
observer, à accumuler des données expérimentales, pour en
déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pen-
dant des années sans en tirer la moindre observation d’intérêt
scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur, il
faut déjà au départ avoir une certaine idée de ce qu’il y a à obser-
ver. Il faut avoir décidé ce qui est possible, grâce à une certaine
idée de ce que peut bien être la réalité, grâce à l’invention d’un
monde possible » (Jacob, 1981).
S’il a obtenu le prix Nobel de médecine en 1965, avec André
Lwoff et Jacques Monod, pour leurs travaux de biologie molécu-
laire, c’est qu’il devait quand même y avoir une certaine rigueur
dans leur travail ! D’ailleurs il ajoute vite : « Ensuite, joue le jeu
de la démarche expérimentale, joue la confrontation entre ce qui
pourrait être et ce qui est. » Ouf ! Pourtant, c’est sur la liberté du
chercheur dans la construction du problème et l’élaboration des
hypothèses qu’il met d’abord l’accent.
Finalement qu’est-ce qu’un fait ? C’est peut-être autant, sinon
plus, un produit construit par la recherche qu’une donnée initiale qui
s’imposerait. On peut même caractériser chaque discipline comme

30
À l’ombre de Bachelard et Piaget

étant une « machine à construire de nouveaux faits », lesquels


n’étaient jamais apparus comme tels jusque-là. Des choses cachées
depuis la fondation du monde, dirait le philosophe René Girard. C’est
vrai pour les sciences de l’homme et de la société autant que pour les
sciences « dures ». La psychanalyse, par exemple, n’est-elle pas cette
« invention » disciplinaire qui nous a dessillés quant au « fait » que
nombre de comportements des jeunes enfants – à commencer par
leurs pleurs, leurs colères et leurs angoisses – sont fortement sexuali-
sés d’une façon qui engage leur vie future, affective et cognitive ?
Pour établir cela, Freud n’a pas ouvert les yeux plus grands que
Charcot et d’autres avant lui. Il a élaboré un nouveau système théo-
rique cohérent qu’il a fait interagir avec les données que lui fournis-
saient ses patients. Il a inventé un « monde possible ». Mais, objecte-
ront certains, c’est justement pour cela que la psychanalyse n’est pas
scientifique ! Pourtant, Einstein a-t-il fait autre chose que lui ? La re-
lativité est-elle le résultat d’observations ou est-elle le fruit d’un « cal-
cul » ? Mais on oublie toujours ce caractère hautement construit des
disciplines et on en « naturalise » volontiers le fonctionnement.
Pierre-Gilles de Gennes a ainsi maintes fois expliqué, y compris à la
télévision, son récent prix Nobel à partir des possibilités qu’offrent
ses travaux pour faciliter l’activité des pompiers. Il lui a suffi, dit-il
modestement, de faire ajouter quelques grosses molécules dans l’eau
des lances afin que celle-ci grimpe allègrement les étages. Il fait ainsi
l’impasse sur les puissantes modélisations mathématiques qu’il a su
pratiquer et qui lui ont valu le fameux prix, alors que sa contribution à
la lutte contre les incendies n’est qu’une retombée indirecte (et sans
doute imprévue de lui). On finirait presque par se demader s’il a ob-
tenu le prix Nobel ou gagné le concours Lépine ! Je garde personnel-
lement le souvenir fasciné d’une de ses prestations à la Cité des
sciences et de l’industrie de La Villette où il cherchait à montrer
« simplement » un phénomène à l’aide d’un pauvre transparent pour
rétroprojection et quelques gouttes d’eau. On n’a rien vu... mais je
suis certain que lui « voyait » le phénomène qu’il décrivait !
À l’empirisme s’oppose finalement l’idée d’une construction
de modèles pour pouvoir penser, modèles dont on sait maintenant
que la question n’est pas de savoir s’ils sont vrais mais s’ils sont
heuristiques ; modèles dont on se sert, puis qu’on abandonne, en
tant qu’outils qui mettent de nouvelles réalités sous nos yeux.

31
À l’ombre de Bachelard et Piaget

D’ailleurs, nos yeux (qui sont embryologiquement un prolonge-


ment du cerveau) ne sauraient voir que ce qu’ils sont en mesure
d’interpréter à partir des données déjà enregistrées en mémoire. Le
reste n’est souvent même pas perçu... Dès que les données d’ori-
gine rétinienne remontent le nerf optique, elles sont immédiate-
ment mises en contact massif avec des afférences venant des diffé-
rentes zones du cortex. Comme le dit Pierre Clément, « tout
regard est indissociablement interprétation de ce qui est vu ».
Quelques mots maintenant concernant le positivisme. Voilà
vingt ans qu’André Giordan a lancé le terme OHERIC pour nom-
mer la représentation fréquente de la méthode expérimentale... et
pour la critiquer ! Chaque lettre de cet acronyme est l’initiale
d’une prétendue étape de la démarche : observation, hypothèse,
expérience, résultats, interprétation, conclusion. Remarquons
d’abord qu’en commençant par l’observation, le positivisme
redouble l’empirisme... (Astolfi, Giordan et al., 1978).
Un tel schéma ne rend pas compte, lui non plus, des pratiques ef-
fectives de la recherche. Jacques Lalanne, dans sa thèse, avait suivi
« à la trace » un chercheur en biologie dans son laboratoire et montré
que les choses ne respectaient pas la belle linéarité de type OHERIC,
ni son caractère d’anticipation prévisible. Il avait noté que le travail
oscillait sans cesse entre un ensemble d’hypothèses, un autre d’expé-
riences et un troisième de résultats partiels, moyennant toutes sortes
d’interactions et d’aller-retour, selon un schéma du genre ci-dessous.
Tout chercheur vous dira à quel point il aimerait bien disposer d’une
« voie royale » pour s’orienter et baliser son chemin. On peut sur ce

Exp 1 Exp 2

Exp 3 Résultats

Hyp 1 Hyp 2

Exp 4

32
À l’ombre de Bachelard et Piaget

point regretter que Karl Popper ait titré son livre classique La logique
de la découverte scientifique, parce qu’au-delà du contenu de l’ou-
vrage, « logique » n’est pas précisément le mot qui convient. Du
coup, le travail de recherche, rétif à toute logique préétablie, est
consubstantiellement soumis à l’erreur (Popper, 1973).

• Pas de méthode garantie contre l’erreur


Savez-vous ce qu’est un oxymore ? C’est une figure de rhéto-
rique qui associe dans une même expression deux images contras-
tées pour en tirer des effets sémantiques riches, voire poétiques (la
neige brûlante, le soleil d’encre, le feu glacé, etc.). De manière
volontiers polémique, le mathématicien René Thom explique que
la méthode expérimentale relève justement de l’oxymore, dans la
mesure où les deux mots de cette expression renvoient à des lignes
de sens divergentes. C’est le mariage de l’eau et du feu :
– le mot méthode indique étymologiquement un chemin assuré,
suivant des étapes obligées à la manière d’un algorithme de raison-
nement ;
– mais le mot expérimental renvoie, lui, à l’idée d’essai, de tenta-
tive, d’exploration, avec tout ce que cela suppose d’errance sinon
d’erreur (Thom, dans Hamburger, 1986).
Le positivisme, c’est s’essayer à codifier des étapes d’un pro-
cessus dans lequel joue la serendipité, terme anglo-saxon dési-
gnant ce qu’on parvient à trouver sans l’avoir vraiment cherché
(en tout cas sans l’avoir initialement cherché de cette façon-là). Le
vocable est construit sur le nom d’une île légendaire de la mytho-
logie arabe (Sarandib), située quelque part dans l’Océan indien et
citée notamment par Voltaire. La recherche consiste à prendre le
départ sur une question pour arriver à une autre plus fondamentale,
autrement dit à changer de pied tout en marchant, ce qui, conve-
nons-en, est une bonne façon d’avancer ! Le travail du chercheur,
c’est alors moins de résoudre des problèmes que de parvenir à bien
les poser, que d’« inventer » le cadre convenable à leur résolution,
avec le langage spécifique qui convient. Un problème bien posé,
dit Georges Canguilhem, est déjà aux trois quarts résolus.
La présentation logique de la méthode scientifique n’est alors
qu’une reconstruction a posteriori, laquelle obéit davantage aux

33
À l’ombre de Bachelard et Piaget

besoins de communication des résultats acquis qu’elle ne décrit les


modalités de leur établissement. Ce mécanisme reconstructeur est
d’ailleurs général chez les experts, souvent incapables d’expliciter
leur propre expertise, et s’écartant régulièrement de la vérité quand
ils expriment leurs procédures. Ce qu’ils verbalisent, c’est ce
qu’ils croient faire et avoir fait. L’élaboration de systèmes-experts
est pour cette raison un vrai casse-tête et Pierre Vermersch a
consacré un volume à l’entretien d’explicitation, par lequel on peut
parvenir à remettre les sujets dans la tâche et à se rapprocher de la
vérité (Vermersch, 1994).
N’en va-t-il pas de même, mutatis mutandis, dans la classe ?
Le « texte du savoir » ne décrit-il pas un résultat de savoir, usant
de méthodologies et d’un langage qui ne sont pas, comme tels,
directement accessibles à celui qui n’a pas encore fait le chemin
correspondant ? On peut toujours le lui dicter et en exiger la
mémorisation, mais on n’évitera pas l’erreur pour autant, faute
d’un véritable accès au sens de la part de l’élève. Là réside l’illu-
sion des méthodes transmissives.
• Changements de paradigmes
Entre l’élève-novice et l’enseignant-expert de sa discipline,
s’opère l’équivalent de ce que Thomas Kuhn a, pour l’histoire des
sciences, nommé un changement de paradigme. Le succès actuel
de ce terme un peu ésotérique oblige à en rappeler les trois sens
possibles.
– En grammaire, il désigne un « exemple-prototype » qui sert
de modèle pour les autres cas : on dira alors que chanter est le
paradigme des verbes du premier groupe. Dans cette première
acception, on peut dire aussi que Louis XIV est le paradigme de la
monarchie absolue, que le poumon est celui de la respiration.
– En linguistique, paradigme s’oppose à syntagme, ces mots
désignant deux axes d’analyse de la phrase. Si l’axe syntagma-
tique est l’axe « horizontal » des relations grammaticales entre
mots (la syntaxe), l’axe paradigmatique sera l’axe « vertical » indi-
quant, pour chacun des mots, l’ensemble de ceux qui pourraient
s’y substituer dans la phrase. Utilisant cette opposition, Roman
Jakobson a notamment montré comment la fonction poétique de la

34
À l’ombre de Bachelard et Piaget

langue consiste à considérer ces deux axes comme étant équiva-


lents, à les « rabattre » en quelque sorte l’un sur l’autre pour créer
de nouveaux effets de sens, de nouvelles images, de nouvelles
sonorités.
– En épistémologie, enfin, T. Kuhn définit le paradigme
comme le cadre de pensée qui définit la « norme » d’une
recherche légitime, dans un champ donné, à une époque donnée.
C’est au fond ce que partagent implicitement les chercheurs d’une
époque, ce que leurs recherches ne discutent pas parce qu’elles
prennent appui dessus de façon commune. Dans le cadre d’un
paradigme, s’effectue ce qu’il nomme la « science normale ».
Mais de temps à autres surgit une « crise » qui ébranle ces fonde-
ments partagés (en termes de théories, de concepts comme de
techniques instrumentales), et souvent les révèle alors de façon
rétrospective. T. Kuhn qualifie de « révolutions scientifiques » de
tels épisodes, et il développe l’exemple, en astronomie, de l’aban-
don du paradigme géocentrique de Ptolémée au profit du para-
digme héliocentrique de Copernic (Kuhn, 1972). Ne parle-t-on pas
volontiers de « révolution copernicienne » ? Jouant avec les mots,
Edgar Morin a pu titrer un de ses livres : Un paradigme perdu, la
nature humaine.
L’essentiel pour notre propos, c’est que les changements de
paradigmes ne décrivent pas, si facilement qu’on le croit, la vic-
toire de la vérité sur l’erreur. Chacun d’eux est un système cohé-
rent, qui a son intérêt comme ses limites, et les comparaisons d’un
paradigme à l’autre s’avèrent toujours extrêmement délicates, les
éléments n’ayant pas de correspondance terme à terme. La science
moderne a rendu plus modeste...
On peut évoquer en quelques mots l’exemple de la controverse
entre Louis Pasteur et son concurrent malheureux Félix-
Archimède Pouchet, au sujet de la génération spontanée. Si le
premier a conquis la position prestigieuse de « père de la
méthode », Pouchet n’en est pas pour autant un « mauvais
scientifique ». Il refit dans les Pyrénées les célèbres expé-
riences de Pasteur à la Mer de Glace, remplaçant seulement
l’eau de levure par des infusions de foin, et obtenant l’altéra-
tion de tous ses ballons parce que (sans qu’on le sache encore à

35
À l’ombre de Bachelard et Piaget

cette époque), les propriétés vitales des micro-organismes


concernés n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Plus
grave peut-être, Pasteur se garda de refaire les expériences de
Pouchet, malmenant au passage l’obligation de démontrer la
fausseté des expériences de son adversaire. Il préféra refaire les
siennes, qu’il savait sans surprise ! Maryline Cantor a bien
montré comment, ce qui oppose sur le fond les deux savants,
c’est qu’ils ne travaillent pas dans le cadre d’un même « pro-
gramme de recherche », et du coup ne disposent pas d’un lan-
gage commun pour s’entendre. Ils ne partagent ni le même
cadre de travail, ni les mêmes thèses de départ, ni le même
mode d’argumentation, ni la façon de conduire les expériences,
etc. (Cantor, 1994). Pasteur, de surcroît, s’appuie de façon
idéologique sur les forces conservatrices du Second Empire
(tout comme il deviendra héros national sous la Troisième
République) et sait devenir légitime quand Pouchet est acculé
à la défensive. L’Académie des sciences ne traite guère à éga-
lité les deux protagonistes ! C’est dire que si dans la contro-
verse, Pasteur eut indiscutablement raison, Pouchet n’était pas
le scientifique gribouille et attardé décrit par l’historiographie
scientifique. Il était même sans doute plus scrupuleux,
dépourvu toutefois des mêmes intuitions comme de la même
habileté expérimentatrice.
Cet exemple confirme qu’il faudrait cesser de considérer l’his-
toire des concepts sur le mode d’un progrès linéaire, par victoires
successives de l’irrésistible et irréversible vérité. L’« idéologie du
progrès », qui a dominé ce siècle, a fait là aussi des ravages... Les
théories sanctionnées ont simplement fonctionné suivant des
concepts différents, dont l’heuristique s’est éteinte à un moment
donné au bénéfice de nouveaux paradigmes. Reconstituer le
réseau conceptuel d’une époque donnée est la tâche difficile des
épistémologues, tant sont constants les risques de raisonnement
récurrent.
C’est aussi la difficulté des professeurs pour comprendre les
erreurs de leurs élèves ! Les uns et les autres ne pensent pas avec
le même cadre de référence, n’emploient pas la même logique,
n’usent pas des mêmes concepts... Si ceux que cherchent à diffuser
les enseignants sont plus conformes à l’état actuel des disciplines,

36
À l’ombre de Bachelard et Piaget

ceux que mobilisent en acte les élèves ont néanmoins leur propre
logique, et les erreurs qu’ils commettent ne sont pas exemptes de
valeur.

u Du côté de chez Bachelard

Voilà plus de cinquante ans, Gaston Bachelard expliquait


qu’« on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant
des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit
même fait obstacle ». Dans la belle langue qui est la sienne, il
accumule les formules et nous en ramassons ici quelques unes dis-
séminées dans son œuvre :
« Pas de vérité sans erreur rectifiée. »
« En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un
véritable repentir intellectuel. »
« Une psychologie de l’attitude objective est une histoire de nos
erreurs personnelles. »
« L’essence même de la réflexion c’est de comprendre qu’on
n’avait pas compris. »
« L’erreur n’est reconnaissable qu’après coup. C’est le passé de
la raison qui se retourne sur elle-même pour se juger. »
« L’homme réfléchi est comme un gaucher contrarié. »
Pour être en mesure d’éviter les erreurs, il faudrait au fond déjà
savoir ce qu’on est justement en train d’apprendre si laborieuse-
ment. L’esprit, ajoute encore Bachelard ne peut « se former qu’en
se réformant ». Au cœur de sa réflexion, il place la notion d’obs-
tacle épistémologique, qu’il faut maintenant développer en nous
appuyant sur l’ouvrage récent de Michel Fabre : Bachelard éduca-
teur (1995).

• Qu’est-ce qu’un obstacle ?


Michel Fabre désigne six caractéristiques complémentaires des
obstacles ainsi conçus.

37
À l’ombre de Bachelard et Piaget

L’intériorité de l’obstacle
Une fois n’est pas coutume, l’étymologie du mot « obstacle »
fait elle-même obstacle à sa bonne compréhension. Le mot latin
obstare évoque « ce qui se tient devant », ce qui obstrue le che-
min, alors que les obstacles nous sont d’abord intérieurs. Ils ne
sont pas « ce contre quoi viendrait buter la pensée », mais ils rési-
dent dans la pensée elle-même, dans les mots, l’expérience quoti-
dienne, l’inconscient... L’erreur est donc constitutive de l’acte
même de connaître et, selon une autre belle formule, elle est
« l’ombre portée de la raison ». On ne peut donc rêver d’un
apprentissage sans obstacle, ajoute Michel Fabre. Ou plutôt si,
dirai-je pour ma part, on peut toujours rêver...
La facilité de l’obstacle
Avant d’être une difficulté affrontée, l’obstacle est donc
d’abord une facilité que l’esprit s’octroie. Il renvoie au confort
intellectuel, au jeu d’analogies et de métaphores (trop) satisfai-
santes, à une « certitude de l’intime ». L’obstacle, pourrait-on dire,
c’est une façon de penser avec l’esprit dans ses charentaises...
C’est pourquoi, explique Fabre, chacun doit se méfier de ses « phi-
lies » plus encore que de ses « phobies » !
Bachelard a ainsi expliqué comment la compréhension du
fonctionnement de l’ampoule électrique (la lampe d’Edison)
nécessite une rupture radicale avec ce qu’on a coutume de pen-
ser depuis l’âge des cavernes et la guerre du feu. Jusque-là,
tous les procédés d’éclairage nécessitaient qu’on brûle une
matière : bois, graisse, pétrole, etc. C’était facile à comprendre
parce qu’il suffisait de « voir » pour comprendre. Au contraire,
explique l’auteur, l’ampoule électrique est un objet scientifique
qui contredit l’intuition première. En effet, si le verre d’une
lampe à pétrole par exemple, est destiné à la protection de la
flamme et à l’activation de la combustion, celui de la lampe
d’Edison a pour fonction tout au contraire d’empêcher qu’une
matière ne brûle. Le premier est là pour éviter les courants
d’air, le second pour garder le vide autour du filament !
Comprendre donc le fonctionnement de l’ampoule nécessite
une rupture épistémologique.

38
À l’ombre de Bachelard et Piaget

Bachelard emploie une expression curieuse en disant qu’il faut


parvenir à « penser contre le cerveau ». Avec quoi donc alors pen-
serons-nous ? La bizarrerie du propos s’estompe quand on écoute
des psychologues cognitivistes actuels, comme Patrick
Mendelsohn, nous dire que le cerveau est une fantastique machine
attrape-tout pour repérer des régularités. Mais il ne faut pas
confondre règles et régularités : les règles, c’est ce qui est concep-
tuellement construit sur des concepts explicites : les régularités,
c’est ce qui est intuitivement mis en correspondance, c’est le fait
de classer spontanément les baleines avec les poissons... Michel
Foucault, dans Les mots et les choses (1966), liste ce qu’il appelle
les « figures de la ressemblance », parmi lesquelles il distingue la
convenance, l’émulation, l’analogie et plus largement la sympathie.
Littéralement, la convenance, c’est pour lui ce qui « vient
avec », c’est une ressemblance liée à l’espace, « dans la forme
du proche en proche ». Ainsi, dans les discours sur les ani-
maux domestiques, on est plus enclin à leur attribuer des carac-
téristiques humaines qu’aux animaux sauvages.
L’émulation, c’est ce qui peut être regardé comme l’égal d’une
chose, en s’affranchissant cette fois de « la loi du lieu et en
jouant, immobile, dans la distance ». Tout ce qui bouge est
ainsi assimilé au vivant, et l’énergie est synonyme de la vie.
L’analogie superpose les deux figures précédentes, de telle
sorte que la comparaison le cède à une unicité de conception
(courant électrique et courant d’eau, atomes et système solaire,
anthropomorphisme...). Ainsi, selon Michel Foucault, le corps
de l’homme est-il « toujours la moitié possible d’un atlas uni-
versel ».
Quant à la sympathie-antipathie, elle n’a plus même besoin
d’un critère observable et « joue à l’état libre dans les profon-
deurs du monde » : le poids est attiré par la lourdeur du sol, les
racines poussent vers l’eau et les tournesols vers le soleil...
D’autres éléments se haïssent et se repoussent, mais le schéma
est le même.
De telles figures traversent toute la culture, dans ses tentatives
d’explication rationnelle comme dans ses mythes fondateurs ; elles
sont présentes tant chez les alchimistes d’hier et les acupuncteurs

39
À l’ombre de Bachelard et Piaget

d’aujourd’hui que chez les lecteurs d’horoscopes. Elles sont


basées sur la propension du cerveau à établir des régularités entre
les événements et situations. Ce sont elles qui nous font prendre la
pente savonneuse de la facilité, que Bachelard désigne comme
autant d’obstacles à la construction d’une pensée rationnelle, et qui
nécessite selon lui une « catharsis », une véritable conversion
mentale.
La positivité de l’obstacle
Dans ces conditions, l’obstacle n’est pas le vide de l’ignorance,
mais bel et bien une forme de la connaissance comme une autre.
C’est même un « trop plein » de connaissances disponibles et déjà
là, qui empêche d’en construire de nouvelles. Le sens commun,
c’est le fait de disposer d’une réponse immédiate à toute chose, là
où il faudrait suspendre le jugement.
Bachelard développe l’exemple des feux follets dont on s’est
longuement demandé pourquoi ils disparaissaient vers minuit.
Au lieu de s’assurer de la véracité du phénomène, on accumu-
lait les explications : froid qui les condense et les empêche de
se maintenir dans l’atmosphère, absence d’électricité qui les
empêche de fermenter... Tout y passe. Dans toutes ces rationa-
lisations imprudentes, conclut-il, la réponse est plus nette que
la question : « Avant qu’on identifie le fait, on l’explique » ;
« Du fait à l’idée, le circuit est trop court ».
C’est à rapprocher de l’idée de représentation sociale, que
Serge Moscovici définissait lui aussi comme un « modalité parti-
culière de connaissance » dans un groupe social donné. Ou encore
de celle de logique naturelle, dont Jean-Blaise Grize a montré
l’écart avec la logique formelle, mais qui marche si bien dans les
raisonnements quotidiens. Bachelard évoque ici la force des affir-
mations premières que ne parvient à dissoudre aucune expérience
nouvelle ni aucune critique : « Dans ces rationalisations impru-
dentes, la réponse est plus nette que la question. Mieux : la
réponse a été donnée avant qu’on éclaircisse la question ». Il en
va ainsi, en éducation, de l’irrépressible idée que le niveau des
élèves baisse. On a beau disposer, depuis près de dix ans, de la
convergence d’études indépendantes dans différents domaines

40
À l’ombre de Bachelard et Piaget

prouvant qu’au contraire il monte : rien n’y fait ! C’est que l’obs-
tacle est un « tissu d’erreurs construites », tenaces et solidaires, et
c’est bien pour cela qu’il résiste à la réfutation.

L’ambiguïté de l’obstacle
De surcroît, l’obstacle est ambigu, car tout mode de fonction-
nement mental présente la double dimension d’outil nécessaire et
de source potentielle d’erreurs. C’est un mode de pensée qui n’est
pas récusable en lui-même, mais seulement dans les modalités de
son usage. Nous évoquions plus haut la façon dont les élèves (et
les adultes) se représentent souvent la photosynthèse et la nutrition
des plantes vertes. Ces représentations sont déterminées par un
réseau d’obstacles dont les plus essentiels sont l’aperception des
gaz, la pensée catégorielle et une valorisation-dévalorisation sélec-
tive selon les éléments. Le premier obstacle conduit à l’oubli sys-
tématique des gaz dans les raisonnements, dans la mesure où on ne
les perçoit pas de façon sensible, alors qu’on pense sans effort aux
solides et liquides. Le second consiste à penser la nature sous
forme de « tiroirs » disjoints, chaque élément appartenant à une
catégorie « naturelle » (solide, liquide ou gazeuse), même s’il
existe quelques exceptions (telle l’eau qui peut se rencontrer à
l’état liquide ou solide). Le troisième conduit à valoriser ce qui est
vivant (obstacle vitaliste) et à dévaloriser au contraire ce qui est
« chimique » (et les gaz sont chimiques !).
Considérons seulement le second de ces obstacles, la pensée
catégorielle, mise en évidence par Henri Wallon dans le dévelop-
pement de l’enfant : elle n’est en soi ni juste ni fausse. Catégoriser
est une activité mentale utile et légitime, mais c’est son emploi
trop mécanique qui pose des problèmes. Autrement dit, « ça
marche » pour une certaine classe de problèmes, mais au prix d’er-
reurs engendrées au-delà. Dans cette perspective, l’obstacle n’est
pas une chose, il remplit plutôt une « fonction » dans une écono-
mie de pensée.
Pensons également à l’usage didactique des analogies et méta-
phores. Les enseignants tendent à s’en méfier et à les éviter, de
peur que les élèves ne les prennent pour la réalité. Ce sont
pourtant de puissants outils de compréhension qu’il vaudrait

41
À l’ombre de Bachelard et Piaget

mieux leur permettre d’« apprivoiser ». Si on s’en démarque en


gardant les « mains propres », ne risquent-ils pas d’en faire un
usage plus sauvage – et finalement incontrôlé –, dans la mesure
où cela répond à des besoins cognitifs incontournables? La
connaissance des dangers potentiels est peut-être la meilleure
garantie de leur gestion didactique raisonnée.
La polymorphie de l’obstacle
L’obstacle ne doit pas être « chosifié », mais il ne peut non plus
être parfaitement délimité ni circonscrit. On ne saurait en « faire le
tour » car ses adhérences sont souvent multiples. Cela renvoie à deux
aspects des choses, et d’abord à la dimension transversale des obs-
tacles. Pour conserver les exemples précédents, leur fonction d’obs-
tacle n’est pas localisée à la compréhension des transformations de la
matière car l’aperception, la pensée catégorielle ou la survalorisation
se retrouvent dans l’interprétation donnée à bien d’autres domaines et
phénomènes. En adaptant un schéma de Philippe Jonnaert, on peut
user de la métaphore de l’iceberg, et situer les obstacles comme un ni-
veau profond des représentations des élèves.

R(2)

Représentations
«locales»
R(1), R(2), R(3)… R(1)

R(3)

O(c)

Réseau d’obstacles
«transversal» O(b)
O(a), O(b), O(c)…

O(a)

La partie émergée de l’iceberg correspond aux représentations


d’élèves, lesquelles sont « locales » parce que relatives à divers

42
À l’ombre de Bachelard et Piaget

contenus enseignés (en biologie, physique ou chimie), et peuvent


paraître indépendantes les unes des autres. En réalité, elles corres-
pondent à plusieurs occurrences des mêmes systèmes d’explica-
tion que détermine le réseau cohérent des obstacles en profondeur.
Un second aspect concerne le caractère protéiforme des obs-
tacles, en relation avec des multiples dimensions. Ils ne se limitent
pas au domaine rationnel mais poussent des ramifications au plan
affectif, émotif, mythique..., à moins d’ailleurs que ce ne soit ces
dimensions qui contaminent inversement le raisonnement ration-
nel ! Autrement dit, l’obstacle possède une charge symbolique,
relève d’un « réalisme goulu ».
L’exemple de l’estomac est, avec le « mythe de l’intérieur »,
un des plus classiques chez Bachelard, dans la mesure où la
compréhension de son fonctionnement apparaît très largement
surdéterminée. Cet organe fait l’objet de toutes sortes d’évoca-
tions plus ou moins rêvées, de la cornue de l’alchimiste au four
et à la meule, lesquelles empêchent de le comprendre dans ses
assez plates fonctions biologiques. Qui n’a pas quelque chose
à dire à propos de l’estomac ?
C’est pourquoi Bachelard réclame, pour son dépassement, une
psychanalyse de la connaissance objective. Toute transformation
des représentations intellectuelles (que faut-il en penser ?) est éga-
lement, selon Michel Fabre, un remaniement des identifications
(qu’est-ce que je vaux ?) et une remise en question des idées re-
çues (qui faut-il croire ?).
La récursivité de l’obstacle
La conséquence de tout cela, c’est que les erreurs ne sont
reconnaissables qu’après coup, une fois que les obstacles ont pu
être franchis. Y a-t-il d’ailleurs jamais franchissement véritable, ou
seulement identification ? Il y a en tout cas quelque chose de méta-
cognitif dans cette reconnaissance. C’est ce qui conduit Bachelard
à dissocier les « fondements » des « commencements ». Le fonde-
ment, dit-il, est toujours récurrent : il vient de la fin, il émerge du
travail enfin réalisé, ce qui permet alors d’identifier le commence-
ment pour ce qu’il était : un balbutiement infantile. D’où les
expressions initiales de ce chapitre, telles que « repentir intellec-

43
À l’ombre de Bachelard et Piaget

tuel » ou « passé de la raison qui se retourne sur elle-même pour


se juger ». La facilité finale s’avère des plus construites et
témoigne de l’important travail intellectuel qui a pu être accompli,
et dont elle est peut-être le meilleur indice. Que de travail pour que
les choses deviennent simples et claires !
Le premier contact avec l’objet « nous désigne plus que nous
ne le désignons », il renseigne sur la jeunesse de notre esprit.
Rétrospectivement d’ailleurs, ce sur quoi nous avons buté, ce
contre quoi nous avons bataillé, apparaît bien naïf et contingent...
quand ce n’est pas dérisoire. Il y a plus à raser les murs qu’à
pavoiser ; ce n’est pas glorieux. C’est pourquoi Fabre décrit l’in-
conscient bachelardien comme étant plus comique que tragique,
contrairement à l’inconscient freudien. Il désigne, dit-il encore,
« davantage la bêtise que le conflit »... Le sens commun est sous
le principe de plaisir : il cherche une clarté immédiate dans l’intui-
tion, le langage ou les images. La seule issue est alors l’ironie : se
moquer de soi-même !

• Erreur, difficulté, blocage...


Un tel ensemble de caractéristiques permet de mieux com-
prendre le pourquoi de la résistance des obstacles et, à travers eux,
du caractère récurrent des représentations des élèves. Loin d’être
un artefact ou un dysfonctionnement, c’est là une de leurs caracté-
ristiques essentielles. La résistance est dans leur nature même
d’obstacle et c’est d’ailleurs la raison de l’emploi d’un mot aussi
fort. Il faut se méfier du sens obvie du mot obstacle, qui n’est nul-
lement synonyme de simple difficulté (on a vu que c’était même
plutôt le fruit d’un certain confort intellectuel) ; ce n’est pas non
plus un blocage du système de pensée. Il est l’indice et le témoin
des lenteurs, des régressions, des analogies qui caractérisent toute
pensée en train de se construire. C’est le fonctionnement
« naturel » et quotidien du cerveau, sauf quand celui-ci peut
prendre appui sur un paradigme solide et construit des concepts
univoques.
De ce point de vue, on peut définir l’école comme « l’excep-
tion du fonctionnement cérébral » et l’on comprend que Bachelard
parle ici d’ascèse intellectuelle. L’erreur apparaît dans ces condi-

44
À l’ombre de Bachelard et Piaget

tions comme la trace d’une activité intellectuelle authentique, évi-


tant reproduction stéréotypée et guidage étroit ; comme la com-
pagne de toute élaboration mentale vraie. Elle est le signe, en
même temps que la preuve, que se joue chez l’élève un apprentis-
sage digne de ce nom, qui met en jeu ses représentations préa-
lables et ses compétences actuelles pour s’efforcer de construire du
neuf.

u Du côté de chez Piaget

Si Bachelard alerte sur le fait que les erreurs des élèves sont les
indices d’obstacles qui résistent et qu’on tend à sous-estimer,
Piaget a insisté pour sa part sur le fait qu’on ne peut pas brusquer
les étapes. À l’idée d’obstacle fait ici place celle de « schème »,
centrale chez cet auteur. Pour lui, les schèmes sont les instruments
de connaissance dont dispose un sujet pour comprendre et pour
interpréter la réalité extérieure. Ils se situent à différents niveaux,
depuis les schèmes sensori-moteurs de la petite enfance (schèmes
de succion ou de préhension) jusqu’aux schèmes opératoires les
plus élaborés de la pensée formelle (schèmes de la proportionna-
lité) en passant par une diversité de schèmes d’action.
• Qu’est-ce qu’un schème ?
Le mot schème est construit sur la même racine que schéma
(du grec : skhêma, signifiant forme ou figure), tous deux ayant un
statut abstrait et stylisé, mais s’opposant un peu comme l’intention
à l’action :
– le schéma, bien qu’appartenant au domaine de l’image, conserve
un statut d’objet, aussi épuré soit-il ;
– le schème au contraire, n’est qu’une virtualité, et ne désigne pas
l’action elle-même, mais la structure générale commune à un
ensemble d’actions.
Les schèmes ne sont donc pas les actions ni les opérations en
elles-mêmes, mais ce qu’il y a de transposable, de généralisable ou
de différenciable d’une situation à la suivante. Ils correspondent à

45
À l’ombre de Bachelard et Piaget

une « stylisation » des actions et opérations qui se « schématisent »


par répétition, autrement dit à la structure générale commune aux
diverses répliques ou applications de la même action. Nous dirons,
avec Marie-Françoise Legendre-Bergeron, qu’ils se caractérisent
par le fait qu’ils se conservent dans leurs répétitions, se consolident
par l’exercice et tendent à se généraliser au contact du milieu, don-
nant alors lieu à des « différenciations » et des « coordinations »
variées. D’où l’apparition de nouvelles conduites, qui s’élaborent à
partir des schèmes initiaux et de leurs interactions adaptatives avec
le milieu (Legendre-Bergeron, 1980).
N’oublions pas, de plus, que le schème constitue une totalité,
c’est-à-dire un ensemble cohérent d’éléments qui s’impliquent
mutuellement et assurent la signification globale de l’acte. C’est
ainsi qu’il se distingue d’un simple automatisme ou d’un condi-
tionnement.
Piaget évoque par exemple, ce qu’il appelle le schème de l’ob-
jet permanent, essentiel dans le développement du jeune
enfant. Chez celui-ci, en effet, l’expérience est d’abord domi-
née par les aspects sensoriels : il voit poindre au-dessus de son
lit la tête de sa mère qui à d’autres moments disparaît ; son
nounours est tantôt dans son berceau, tantôt tombé à terre. On
sous-estime souvent à quel point l’intégration par l’enfant de
l’existence permanente de sa mère comme de son nounours,
par-delà les moments de leur visibilité, résulte d’un effort coû-
teux de construction active. À la discontinuité des observables,
il lui faut substituer un schème de permanence, qui est le pre-
mier invariant construit dans la quête de connaissance.
Mais ce n’est là qu’un exemple, car toute l’évolution intellec-
tuelle résulte d’une telle construction de schèmes successifs,
depuis le réglage de la préhension (les bébés s’accrochent au
doigt qu’on leur tend et apprennent peu à peu à doser leur force
musculaire), jusqu’à l’acquisition de la proportionnalité. Piaget
distingue ainsi des schèmes d’action, des schèmes sensori-
moteurs, des schèmes opératoires, des schèmes verbaux, etc.,
dont la description dépasserait largement notre propos.
Les schèmes sont ainsi, depuis le premier âge de la vie, les
moyens du sujet à l’aide desquels il peut assimiler les situations et

46
À l’ombre de Bachelard et Piaget

les objets auxquels il est confronté. Ils répondent, selon Pierre


Rabardel, à « une organisation active de l’expérience qui intègre
le passé », à « une structure qui a une histoire et se transforme au
fur et à mesure qu’elle s’adapte à des situations et des données
plus variées » (Rabardel, 1995).
Jean Brun ajoute qu’ils ne doivent pas être compris comme des
« états » de connaissance présents en mémoire et directement
reproductibles, mais plutôt comme des « possibles », c’est-à-dire
comme des outils non conscients, susceptibles d’être mobilisés,
réactualisés et mis en œuvre face aux situations nouvelles. Un
schème n’est donc chez un sujet qu’à l’état de virtualité, et « c’est
l’action en situation qui décidera en quelque sorte de
l’individualisation du schème. La fonction de représentation joue
alors son rôle ». On s’éloigne ainsi sérieusement, conclut l’auteur,
des conceptions trop mentalistes des représentations, conçues
comme « réserves » d’acquisitions disponibles à tout moment
(Brun, 1994).

• Les déséquilibres, moteur du développement


Pour Piaget, l’évolution des schèmes au cours du développement
est lié aux déséquilibres que produisent les interactions de l’enfant
avec l’expérience et le milieu et, surtout, aux « rééquilibrations ma-
jorantes » qui peuvent s’ensuivre. Dans son ouvrage théorique ma-
jeur (1975) : L’équilibration des structures cognitives, il explique
comment « l’une des sources du progrès dans le développement des
connaissances est à chercher dans les déséquilibres comme tels, qui
seuls obligent un sujet à dépasser son état actuel. » Seulement,
ajoute-t-il, « si les déséquilibres constituent un facteur essentiel –
mais en premier lieu motivationnel – ils n’y parviennent qu’à la
condition de donner lieu à des dépassements, donc d’être surmontés
et d’aboutir à des rééquilibrations spécifiques. Ce sont ces déséqui-
libres qui sont le moteur de la recherche, car sans eux la connais-
sance demeurerait statique. Ils ne jouent qu’un rôle de déclenche-
ment, puisque leur fécondité se mesure à la possibilité de les
surmonter, autrement dit d’en sortir. »
Par conséquent, « la source réelle du progrès est à rechercher
dans la rééquilibration, non pas naturellement d’un retour à la

47
À l’ombre de Bachelard et Piaget

forme antérieure d’équilibre, dont l’insuffisance est responsable


du conflit auquel cette équilibration provisoire a abouti, mais
d’une amélioration de cette forme précédente. Néanmoins, conclut
Piaget, sans le déséquilibre, il n’y aurait pas eu de rééquilibration
majorante » (Piaget, 1975).

• Le fonctionnement de l’équilibration
Il détaille le fonctionnement de l’équilibration en décrivant les
alternatives possibles lorsque surgit un fait nouveau dans l’expé-
rience personnelle de l’enfant. Ce fait peut très bien ne produire
aucune modification dans le système (c’est sans doute même le
cas le plus fréquent), mais il peut aussi produire une « perturba-
tion » cognitive par rapport au fonctionnement mental déjà ins-
tallé. Si l’élément perturbateur est intégré au système, il se pro-
duira un « déplacement d’équilibre », rendant assimilable le fait
inattendu. Ce déplacement permet de combiner une minimisation
du coût, en conservant ce qui est possible du schème antérieur,
avec un maximum de gain, en bénéficiant de la variation nouvelle
intériorisée dans le schème.
Par ce jeu des déplacements successifs d’équilibre et par des
processus de décentration de soi, les enfants et les adolescents
développent progressivement leur « équipement cognitif », c’est-
à-dire l’ensemble des schèmes de pensée dont ils disposent. C’est
ce qui leur permet d’accéder peu à peu à l’abstraction la plus éla-
borée, c’est-à-dire à ce que Piaget nomme la « pensée formelle »
ou pensée « hypothético-déductive », celle qui est capable de s’af-
franchir de l’expérience concrète et de l’action réelle sur les objets,
pour entrer dans un monde symbolique, anticiper une réalité vir-
tuelle et y confronter ses observations empiriques.
Dans ce cadre, les erreurs des élèves peuvent s’interpréter
comme la manière particulière avec laquelle, à différents âges,
sont organisés leurs schèmes. Ceux-ci se transforment et évo-
luent en interaction avec l’expérience et le milieu, soit par diffé-
renciations (un schème unique se scindant en plusieurs) soit par
coordinations. Bien des réponses qui nous semblent relever du
sottisier ou de l’aberration sont en fait, comme on va le voir, des
productions intellectuelles qui témoignent des stratégies cogni-

48
À l’ombre de Bachelard et Piaget

tives « provisoires » que mettent en œuvre les élèves, aussi


curieuses qu’elles puissent paraître à celui qui connaît les bonnes
réponses.

u Pourquoi les bateaux flottent ?

Examinons sur un exemple qu’ils ont traité en commun bien


que de façon indépendante : celui de la flottaison des corps, com-
ment peuvent se situer les apports de Bachelard et de Piaget par
rapport à la question de l’erreur. Le premier, dès les premières
pages de La formation de l’esprit scientifique (1938), use de cet
exemple pour pointer où se situe l’obstacle :
« L’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition
familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins
nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps
qui nage. Si on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois
dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à
l’eau. Il est dès lors difficile de faire comprendre le principe
d’Archimède, dans son étonnante simplicité mathématique, si l’on
n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des
impressions premières. »
Voilà pour l’obstacle qui, soit dit en passant, nous montre à
quel point le béhaviorisme se trompe quand il propose de com-
mencer par le simple pour complexifier les choses pas à pas. En
réalité, la simplicité, loin d’être initiale est le fruit même de la
construction intellectuelle. La science finit toujours par ramener au
jeu de trois ou quatre formules, faussement « simples », ce qui a
longtemps paru si embrouillé. Bref, on l’a dit, les fondements ne
sont pas les commencements !
Sur le même exemple, Piaget a décrit dès 1927, dans La cau-
salité physique chez l’enfant, les étapes par lesquelles celui-ci
passe quand on lui demande d’expliquer pourquoi les bateaux flot-
tent. Quatre modes d’explication se succèdent au cours du déve-
loppement, qui ont chacun leur cohérence interne, même s’ils sont

49
À l’ombre de Bachelard et Piaget

faux du point de vue du physicien. Encore faut-il s’y arrêter pour


reconnaître la « logique de l’erreur ».
– Les premières explications (4-6 ans) sont que les bateaux
flottent par une sorte de « nécessité morale ». Il est dans leur
« nature » de flotter disent les uns, ils sont « construits par les
messieurs » ajoutent les autres. Le raisonnement est court, et
même tautologique, puisque « c’est étudié pour ».
– Ensuite, et c’est plus surprenant, les enfants déclarent que les
bateaux flottent parce qu’ils sont « lourds » ! On tend à penser
qu’à cet âge, ils maîtrisent encore imparfaitement le vocabu-
laire et que c’est léger qu’ils voulaient dire... Mais non. C’est
que, vers 5-7 ans, le poids et la grosseur deviennent des signes
de force. Quand c’est lourd, « ça appuie mieux », « ça tient
plus solide », expliquent-ils lors des entretiens pour justifier
leur point de vue. C’est un système de pensée où prédominent
les explications de nature statique et où le caractère changeant
de l’idée de lourd et de fort permet l’adaptation aux observa-
tions contradictoires de l’expérience quotidienne.
– Vers 8-10 ans, le raisonnement change à nouveau et le sys-
tème devient plus dynamique, comme s’il y avait maintenant
une lutte entre l’eau et les corps qui essaient d’y pénétrer.
Lorsque ceux-ci cherchent à se faufiler, l’eau les repousse en
produisant par réaction « un courant » de bas en haut, dont le
clapotis et les vagues régulièrement observés sont les manifes-
tations superficielles. Les bateaux sont toujours conçus comme
flottant d’autant plus facilement qu’ils sont plus grands, mais
alors qu’au stade précédent, c’était grâce à leur « force
propre », c’est maintenant en raison de la plus grande réaction
de l’eau qu’ils provoquent.
– C’est seulement au terme de cette chaîne d’interprétations
contrastées que dominent à nouveau, vers 11-12 ans (ou même
souvent plus tard si l’on en croit les enseignants scientifiques)
des raisons d’ordre statique. Mais au lieu d’un rapport global
entre la « force du flottant » et la « force totale de l’eau », s’éta-
blit désormais une relation d’équilibre entre le poids du flottant
et celui du volume d’eau déplacé. Apparaît alors l’idée de
masse volumique, qui est la condition de possibilité pour com-

50
À l’ombre de Bachelard et Piaget

prendre le principe d’Archimède « dans son étonnante simpli-


cité mathématique », selon l’expression de Bachelard.
Au-delà de tout ce qui oppose Bachelard et Piaget, auteurs
contemporains qui ne se citent mutuellement jamais, cet exemple
qui leur est commun nous rend plus sensibles à la « logique
cachée » des erreurs des élèves. Ce faisant, ils ouvrent de nou-
velles voies pour l’intervention didactique, au lieu de céder au
lamento général de la baisse de niveau et au sentiment d’impuis-
sance qui accompagne l’idée que les élèves sont « bloqués » et
démotivés... Pourtant, l’un et l’autre n’insistent pas sur les mêmes
aspects de la pensée, ce qu’on peut maintenant traduire par le
tableau comparatif suivant.

• Deux références, sans amalgame


Comment, dans ces conditions, solliciter leur double parrai-
nage pour comprendre les erreurs des élèves, sans tomber dans
un syncrétisme inacceptable ? La réponse se situe sur plusieurs
plans. D’abord, si l’on ne peut amalgamer leurs épistémologies
sur le plan des cadres théoriques respectifs, il n’est pas interdit de
les « convoquer » toutes deux au service de questions didac-
tiques, qui ne correspondent directement ni au projet de l’un, ni à
celui de l’autre. Elles prennent alors le statut de référents com-
plémentaires, pour orienter une action qui ne s’y réduit pas et ne
s’en déduit pas. Ceci dit, on peut reconnaître, chez de nombreux
pédagogues et didacticiens, une inclination préférentielle vers
l’un ou vers l’autre.
Chez Piaget, le maître-mot, c’est « développer ». Ce qu’il pro-
pose, c’est un paradigme génétique (au sens de la genèse et non de
l’hérédité) et biologique, dans la mesure où les stades successifs de
la pensée sont liés à la croissance mentale et prennent la suite du
développement embryonnaire. Son modèle est prospectif et « opti-
miste », puisqu’il s’intéresse à l’avenir de la raison. Il décrit les
schèmes de pensée dans les étapes de leur construction. Pour cela,
il « stylise » le sujet, néglige les caractéristiques individuelles
comme l’histoire de chacun, pour s’intéresser aux structures du
sujet épistémique et aux opérations intellectuelles dont il acquiert
peu à peu la maîtrise. Il ne s’intéresse ni aux bûchettes, ni à la pâte

51
À l’ombre de Bachelard et Piaget

JEAN PIAGET GASTON BACHELARD

Schèmes Pensée commune


Représentations Obstacles
Déséquilibre Rupture
Coordinations Ascèse
Rééquilibration majorante Psychanalyse de la connaissance
objective

Catégories logiques Catégories conceptuelles


Épistémologie génétique (structurale) Épistémologie historique (régionale)

Ouvrage majeur : Ouvrage majeur :


L’équilibration des structures La formation de l’esprit scienti-
cognitives, Paris, PUF, 1975. fique
Paris, Vrin, 1938.
Lire aussi :
M.-Françoise Legendre-Bergeron Lire aussi :
(1980) Michel Fabre (1995)
Lexique de la psychologie Bachelard éducateur
de Jean Piaget

Mot clé : « DÉVELOPPER » Mot clé : « RECTIFIER »

L’avenir de la raison Le passé de la raison


Stades évolutifs : Archaïsmes régressifs :
« On naît enfant » « On naît vieux »
(Apprendre, c’est grandir) (Apprendre, c’est rajeunir)

Sujet épistémique Inconscient collectif


Progrès de la pensée opératoire Compulsions répétitives

52
À l’ombre de Bachelard et Piaget

à modeler, ni aux transvasements de liquides en tant que tels, mais


à travers tout cela aux étapes invariantes qui scandent les progrès
de ce qu’il nomme la « pensée opératoire ».
Mais surtout, il est utile de penser ici à la distinction établie
par Maurice Reuchlin entre formalisation et réalisation, ou à
celle qu’a proposée Pierre Vermersch entre niveau opératoire et
registres de fonctionnement. Pour ce dernier, l’adulte comme
l’enfant disposent, en fonction du niveau de développement
qu’ils ont atteint, d’une palette de plus en plus large de registres
de fonctionnement cognitif. Les rééquilibrations majorantes ne
substituent pas de nouveaux schèmes aux anciens mais en déve-
loppent de nouveaux plus puissants. L’individu est alors en
mesure de mieux « calibrer » sa conduite de différentes
manières. Bref, le progrès intellectuel qui s’opère n’abolit pas,
mais enrichit plutôt, le champ des fonctionnements cognitifs pos-
sibles (Vermersch, 1979).
Bachelard lui, a pour maître-mot « rectifier ». Son paradigme
est bien davantage psychanalytique et historique, dans la mesure
où les obstacles rencontrés renvoient aux lenteurs, résistances et
archaïsmes qui affectent la raison. Son modèle, plutôt régressif et
« pessimiste », souligne le passé de la raison. Il décrit les pen-
chants naturels, les travers et « faux plis » dans lesquels la pen-
sée tend constamment à retomber. S’il « stylise » également le
sujet, c’est en insistant sur les archétypes historiques et culturels
qui affectent inévitablement notre construction des concepts.
Bref, si le premier auteur est sensible aux promesses d’évolution
intellectuelle, le second est plus vigilant sur les ruptures concep-
tuelles à contrôler en permanence.
On peut même avancer que la construction des schèmes est à
origine des obstacles... ! Même si elle procure en même temps au
sujet l’accès à de précieuses opérations mentales. En effet, les
schèmes s’élaborent intuitivement et inconsciemment, en
réponse aux problèmes pratiques que rencontrent les enfants et
adolescents. Cette forme d’équilibre dynamique avec le milieu
dont ils sont issus ressemble fort aux caractéristiques de la pen-
sée commune, elle aussi construite par l’expérience, et qui résiste
si bien aux réfutations de la vie quotidienne parce qu’elle en est

53
À l’ombre de Bachelard et Piaget

le fruit. Mais ce qui était suffisamment élaboré dans le cadre


expérienciel ne le sera plus à l’école, dès lors qu’il s’agira de
construire, contre cette pensée commune, des concepts discipli-
naires.
Bref, si les schèmes peuvent générer des obstacles, cela ren-
force le fait que ceux-ci soient de vraies connaissances fonction-
nelles pour le sujet. On comprend que Michel Fayol ait pu écrire
que « l’une des premières sources d’erreurs – et sans doute la
plus résistante – tient à l’efficacité même de notre fonctionne-
ment cognitif » (Fayol, 1995).

• La légèreté de l’esprit et sa lourdeur

Autrement dit, les étapes de la conquête par le sujet de l’abs-


traction et de la décentration de soi, telles que Piaget les a défi-
nies, ne sont pas immédiatement ni systématiquement
disponibles. Cela désigne une potentialité du sujet plutôt qu’un
mécanisme automatique, de telle sorte que la poursuite d’un tra-
vail intellectuel original sera chaque fois nécessaire. Ce que
Jean-François Richard exprime fort bien en disant que la théorie
de Piaget est une théorie structurale, qui définit les « conditions
de possibilité des opérations intellectuelles », mais non leurs
« conditions de mise en œuvre dans des contenus spécifiques »
(Richard, 1990). Face à Piaget définissant donc les conditions de
possibilité d’un apprentissage, Bachelard nous désigne la logique
cachée des erreurs. Il nous rappelle les libéralités que s’octroie
l’esprit dès que s’abaisse le seuil de vigilance et qu’il ne fonc-
tionne plus au maximum de son potentiel. C’est hélas plus sou-
vent qu’on ne le voudrait... De telle sorte que l’activité du sujet
est constamment soumise à rectification puisque là réside la
« véritable réalité épistémologique, puisque la rectification c’est
la pensée dans son acte, dans son dynamisme profond. »
Le premier souligne une aptitude de tout apprenant à construire
des règles rationnelles, à expérimenter de façon nouvelle grâce
aux ressources de son équipement cognitif. Le second force le trait
de notre propension à revenir aux régularités rassurantes du déjà
connu, à reproduire à l’économie ce qui a déjà marché. En d’autres

54
À l’ombre de Bachelard et Piaget

termes, Piaget insiste sur la légèreté ascensionnelle virtuelle de


notre esprit, et Bachelard revient sur sa lourdeur « expériencielle »
répétée, l’une et l’autre s’avérant être symétriquement à la source
d’erreurs dans la pensée et le raisonnement des élèves, mais aussi
des adultes en contexte d’apprentissage.

55
3
Une typologie des erreurs
des élèves

Les détours théoriques auxquels a conduit le précédent chapitre


pourront avoir irrité le lecteur soucieux de l’application didactique
de nos propos sur l’erreur. Il se peut qu’il l’ait même sauté après
en avoir rapidement consulté quelques pages et qu’il se retrouve
directement ici. C’est bien là son droit et les développements qui
vont suivre devraient le rassurer. Espérons quand même, dans ce
cas, qu’un peu plus loin il ressentira le besoin (ou au moins l’inté-
rêt) d’y revenir car la théorie, qui paraît s’éloigner de l’action et
des projets, a pour but d’aider à en comprendre les déterminants
profonds, visibles et cachés.
Soulignons, pour ceux qui ont fait l’effort du détour, un chan-
gement de statut des exemples et illustrations qu’ils ont peut-être
noté au passage. Alors que dans l’ensemble du livre, ceux-ci
constituent la base pragmatique concrète (les erreurs commises en
classe) qu’on cherche à éclairer par une interprétation plus abs-
traite afin d’en dégager le sens, les choses se sont inversées au
chapitre 2. Là, c’était au contraire le cadre théorique qui menait la
danse et les exemples (car nous nous sommes astreint à les multi-
plier) avaient pour fonction d’illustrer le propos de façon plus
« monstrative », dirait Johsua.
Il est intéressant de noter ce double statut des exemples, car
c’est aussi le cas dans la classe. Les élèves sont plus souvent face à
du théorique paré d’exemples ad hoc, qu’en présence d’un réel
complexe dans lequel les concepts permettent de saisir du sens.
Les exemples fonctionnent alors comme des théories matériali-
sées, secondairement concrètes, ce qui n’est pas la même chose
que de voir la théorie jouer une fonction opératoire d’analyse du

57
Une typologie des erreurs des élèves

réel. On peut s’interroger sur le paradoxe de la formation, dans


laquelle les enseignants exigent souvent à leur profit ce qu’ils
négligent pour leurs élèves (des savoirs immédiatement opérants),
certains se refusant à effectuer pour leur propre compte ce qu’ils
imposent au quotidien de la classe.

u L’erreur plurielle

Jusqu’à présent, nous avons considéré les erreurs d’une façon


globale et générique. Il est temps de les situer dans leur diversité,
car selon la nature du diagnostic opéré, les modalités de l’interven-
tion didactique pour y faire face vont s’avérer assez diverses. Nous
distinguerons donc successivement ci-dessous :

• des erreurs relevant de la compréhension des consignes de tra-


vail données à la classe, dans la mesure où les termes employés
pour introduire exercices et problèmes ne sont pas si « transpa-
rents » qu’on l’imagine, et où la compréhension du lexique de
chaque discipline est semée d’embûches ;
• des erreurs résultant d’habitudes scolaires ou d’un mauvais
décodage des attentes, lesquelles jouent un rôle essentiel dans l’ac-
tivité quotidienne de la classe et le « métier d’élève » ;
• des erreurs témoignant des conceptions alternatives des élèves,
dont on a vu à quel point elles perdurent tout au long de la scola-
rité et affleurent dans les productions et réponses de façon inatten-
due ;
• des erreurs liées aux opérations intellectuelles impliquées, les-
quelles peuvent ne pas être disponibles chez les élèves alors
qu’elles paraissent « naturelles » à l’enseignant ;
• des erreurs portant sur les démarches adoptées, celles-ci se révé-
lant très diverses alors que le professeur s’attend à l’emploi d’une
procédure canonique et peut ne pas comprendre le cheminement
ou l’intention de l’élève ;

58
Une typologie des erreurs des élèves

• des erreurs dues à une surcharge cognitive en cours d’exercice,


les limites de la mémoire de travail étant drastiques et la charge
cognitive de l’activité souvent sous-estimée ;
• des erreurs ayant leur origine dans une autre discipline, incom-
prises dans la mesure où le transfert des compétences requises
paraît naturel, alors qu’en réalité il ne l’est guère ;
• des erreurs causées par la complexité propre du contenu,
laquelle n’est pas toujours perçue comme telle par les analyses dis-
ciplinaires habituelles ni dans les progressions disciplinaires adop-
tées.

u La compréhension des consignes

Un premier type d’erreurs est à mettre en relation avec la diffi-


cile compréhension par les élèves des consignes de travail don-
nées, oralement ou par écrit. Il s’y rattache des difficultés de lec-
ture des énoncés des problèmes et autres textes scolaires. La
première raison de ces difficultés est évidemment que les ques-
tions sont plus claires pour celui qui les pose en connaissant la
réponse qu’il attend, que chez celui qui les lit en se demandant ce
qu’il faut y répondre... Le caractère « inversé » du questionnement
scolaire est ainsi source de bien des malentendus, tant est indispen-
sable une décentration de point de vue pour percevoir ce qui peut
faire difficulté chez celui qui ne connaît pas la réponse.

• La direction insolite du questionnement


Yves Chevallard a pointé cette singularité en montrant que
dans les autres situations à caractère didactique (dont le didactique
familial ou le didactique professionnel, par exemple), c’est le
« supposé ne pas savoir » qui questionne un « supposé savoir » de
son choix. Dans ce cas, c’est d’ailleurs l’expert pressenti qui est
sur la défensive, sachant que les novices attendent toujours une
réponse concise et instantanée à leur question (Chevallard, 1988).
Ce que ces derniers redoutent par dessus tout, c’est qu’on leur
« prenne la tête » avec un flot d’explications au terme desquelles...

59
Une typologie des erreurs des élèves

ils oublient jusqu’à leur question initiale ! Ils ont d’ailleurs ten-
dance à interpréter ce « surplus didactique » comme une façon de
noyer l’incompétence derrière le superfétatoire. L’expert pressent
bien sûr ce risque, mais il a aussi conscience que la demande du
novice ne saurait être satisfaite sous la forme attendue. S’il
n’avance pas, même assez brièvement, quelques clés de compré-
hension, il sait que la même question se reposera à la prochaine
occasion. Quant au novice, comment pourrait-il avoir idée de
l’étendue de ce qu’il ignore, et de ce que suppose la connais-
sance ? Au point où il en est, il s’imagine une réponse factuelle
possible et suffisante, et s’il envisage un approfondissement, c’est
pour plus tard. Le plus souvent, il a un problème pratique à
résoudre et il ne veut surtout pas s’embarquer dans le détour d’une
théorie. L’expert sait pour sa part qu’il n’en est rien (mais com-
ment le faire partager ?), et qu’une compréhension minimale passe
par certaines choses qu’il doit expliquer. On a dit que le didactique
scolaire fonctionne à rebours, de telle sorte que, d’une certaine
façon, toute question est une forme de violence symbolique.
Et puis comment les élèves peuvent-ils distinguer les moments
où l’on attend d’eux une réponse brève, reproduisant presque à
l’identique l’information donnée, parce qu’avant tout destinée
à assurer la compréhension de ce qui va suivre, d’autres
moments où c’est une réponse circonstanciée, construite et ori-
ginale qui sera exigée d’eux ? La première fois, on leur dit :
« Je ne t’en demandais pas tant ! » et la seconde : « Ce serait
trop facile de se contenter de recopier la leçon ! » Il leur arrive
d’ailleurs fréquemment d’être surpris par la correction et de
s’exclamer alors bruyamment : « Mais je le savais ! »

• Que signifie « analyser, expliquer, conclure » ?

Outre cette insolite direction du questionnement, le suivi des


consignes de travail passe par l’analyse du mode de questionne-
ment et, plus précisément, par la forme des énoncés d’exercices ou
de problèmes. Ainsi, les verbes d’action que ceux-ci contiennent
restent assez énigmatiques, même pour les élèves de collège. Que
signifie : analyser, indiquer, expliquer, interpréter, conclure... ?
Qu’ont-ils à faire exactement quand ils rencontrent cette

60
Une typologie des erreurs des élèves

consigne ? Plus globalement, ils doivent être capables de distin-


guer dans l’exercice ce qui relève des données à prendre en
compte, et ce qui constitue véritablement la question à laquelle il
faut répondre.
Plus largement encore, le vocabulaire employé par chaque dis-
cipline est également source de problèmes pour les élèves. Nous
retrouverons plus loin la question des mots nouveaux et du lexique
spécialisé pour pointer ici un aspect plus invisible : le fait que les
mots de la langue courante sont utilisés dans des sens particuliers
par chaque discipline et que les élèves doivent chaque fois effec-
tuer le « cadrage » nécessaire pour comprendre leur emploi.
Reprenons le petit extrait de manuel de physique reproduit par
Britt-Mari Barth, qui concerne les états de la matière et sert de
légende à une belle photo en couleurs.
« Sur cette photographie, nous observons des rochers, de l’eau,
c’est-à-dire la matière. Tout ce qui nous entoure, visible ou invi-
sible, est de la matière. Nous voyons ici de la matière sous forme
solide (rochers), et de la matière sous forme liquide (eau). Les
vagues se forment sous l’action du vent qui est un déplacement de
l’air. L’air est de la matière sous forme gazeuse » (Barth, 1987).
C’est là une sorte de « petite leçon » qui comporte quelques
surprises. Chacune des phrases, en effet, ne peut être ainsi
construite qu’en vertu de son insertion dans un enseignement de
physique, qui en constitue le « cadrage ». La première phrase,
avec : « des rochers, de l’eau, c’est-à-dire... » pourrait se terminer
tout autrement que par « la matière », si c’était un manuel de fran-
çais ou de géographie. Par exemple par : la Bretagne, ou mon
enfance ou les vacances... C’est encore plus net pour la seconde
phrase, où « tout ce qui nous entoure, visible ou invisible » pour-
rait tout aussi se conclure par un témoignage de présence divine
que par l’existence de la matière ! Quant à la troisième phrase qui
commence par « nous voyons... », il est clair que la vision en ques-
tion est entièrement orientée par le cadrage disciplinaire. C’est
bien naturel mais les élèves risquent constamment de l’oublier,
d’autant que le manuel présente cela sur le mode de l’évidence, et
non pas comme le produit d’un regard instruit sur les choses.

61
Une typologie des erreurs des élèves

En parcourant les manuels scolaires par une sorte de « lecture flot-


tante », on rencontre de nombreux exemples des emplois discipli-
naires singuliers des mots du sens commun. En voici quelques-uns :
En français : accord, agent, antécédent, base, complément,
défini et indéfini, direct et indirect, expansion, fonction, forme,
indicatif, mode, nombre, proposition, possessif, réfléchi, rela-
tive, voix...
En physique : attraction, borne, champ, charge, conducteur,
corps, courant, force, fusion, intensité, lentille, neutre, poten-
tiel, puissance, repère, résistance, source, tension, travail...
En biologie : calcul, canal, ceinture, chaîne, évolution, fonc-
tion, lumière, inspiration, milieu, moteur, niche, noyau, para-
site, synthèse, tissu, veine...
En mathématiques : absolu, application, côté, décomposition,
dérivé, direction, expression, fonction, inconnue, irrationnel,
opposé, relatif, signe, simplification, sommet, suite, valeur...
Qu’y a-t-il de commun entre une expression algébrique, l’ex-
pression d’un gène et une expression familière ? Entre une
fonction digestive, une fonction affine et une fonction gramma-
ticale ? Entre l’expansion du groupe nominal et celle des
Trente Glorieuses ? Entre un pronom réfléchi, un rayon réflé-
chi et un élève réfléchi, etc. De tels écarts dans les usages disci-
plinaires des mots sont normaux et même légitimes mais, sur-
tout quand il s’agit de termes d’apparence anodine, cela
interfère constamment avec la compréhension des énoncés.
D’ailleurs, ouvrez un manuel d’une discipline qui n’est pas la
vôtre (dès le niveau de la sixième !) et vérifiez si vous n’êtes
pas obligé de relire trois fois de nombreuses questions, moins
pour les comprendre que pour les « cadrer » correctement.
Examinons maintenant les quelques lignes suivantes, extraites
d’un manuel de mathématiques de quatrième :
a. Poser un calque sur la figure 1 et décalquer l’un des pois-
sons. Faire tourner le calque d’un demi-tour autour du point
A. Que constate-t-on ?
On dit que les deux poissons sont symétriques par rapport au
point A.

62
Une typologie des erreurs des élèves

b. Décalquer le logo de la figure 2. Faire tourner le calque


autour du point O. Que constate-t-on ?
On dit alors que O est centre de symétrie du logo.
Cette activité n’est pas choisie pour être particulièrement criti-
quable. On y note même des efforts pour mettre en gras (dans le
texte) les choses importantes. Elle témoigne simplement des dif-
ficultés quotidiennes des élèves aux prises avec les textes sco-
laires. Les premières phrases sont injonctives et concernent des
activités d’ordre matériel : poser, décalquer, faire tourner. Mais
on enchaîne avec une phrase interrogative : « Que constate-t-
on ? » qui produit une chute bizarre. Il faut sentir qu’il y a dans
l’air bien plus que du constat, sinon on ne comprend rien ! Ligne
suivante, après l’injonctif et l’interrogatif, voilà maintenant une
phrase simplement déclarative : « On dit que... ». Comme elle est
tout en gras, il faut l’interpréter comme une définition interne de
la symétrie par rapport à un point, les poissons n’étant plus là qu’à
titre d’exemple anecdotique. En trois lignes, on a changé d’uni-
vers... Et on recommence avec la partie b.
• La question n’est pas toujours interrogative
(et réciproquement)
Pour compliquer les choses, remarquons que les questions aux-
quelles il faut répondre n’ont pas toujours une forme interrogative,
et qu’inversement une interrogation dans l’énoncé peut n’être que
le fruit d’un souci d’entrée en matière plus motivante. La question
véritable, celle à laquelle il faudra répondre, se trouve alors un peu
plus loin, sous une plus neutre apparence. Et puis, il arrive qu’il y
ait deux questions successives, sans qu’on sache s’il s’agit d’une
simple reformulation, ou s’il faut consacrer à chacune un dévelop-
pement séparé.
• Des consignes à l’apprentissage
Jean-Michel Zakhartchouk a proposé une gamme d’exercices
variés permettant aux élèves de mieux décoder de tels implicites. Il
propose par exemple :
– d’analyser quelques « pièges » pour en dégager le bon usage ;
– d’examiner les rapports entre les exercices et la leçon qui précède ;

63
Une typologie des erreurs des élèves

– de multiplier les consignes possibles à partir d’un même sup-


port ;
– d’analyser ce dont on a besoin (matériellement et conceptuelle-
ment) pour réussir un exercice ;
– de distinguer ce qui dans l’énoncé est vraiment utile et essentiel ;
– d’analyser, de critiquer et de reformuler des consignes,
– de traduire des consignes injonctives sous forme d’un texte nar-
ratif ;
– d’établir la correspondance entre une série de consignes et une
série de réponses ;
– de choisir la « bonne question » ou de rédiger des consignes cor-
respondant à une réponse donnée ;
– d’analyser un ensemble de réponses à partir de la question posée,
etc.
On peut aussi inverser les habitudes scolaires et proposer une
réponse en demandant de retrouver quelle pouvait être la ques-
tion... Tout ceci peut être fait à l’occasion des activités discipli-
naires mais aussi dans le cadre d’une aide méthodologique ou
d’ateliers individualisés. Les deux peuvent utilement se compléter
(Zakhartchouk, 1990).
On retrouve là les fondements de ce que Georgette Nunziati a
appelé évaluation formatrice (ce qui est autre chose que l’évalua-
tion formative), c’est-à-dire une manière d’intégrer les pratiques
de l’évaluation au processus même d’apprentissage, afin que
l’élève soit en mesure de dégager :
• d’une part, les étapes qu’il ne doit pas oublier dans l’avancement
de son travail (critères de réalisation), ce qui lui permet de mieux
planifier la tâche et de ne rien oublier d’essentiel grâce à un réper-
toire des actions ;
• d’autre part, les caractéristiques attendues du produit qu’il rédige
(critères de réussite), ce qui lui est utile pour une vérification men-
tale avant de remettre son travail grâce à une liste d’indicateurs à
autocontrôler (Nunziati, 1990).

64
Une typologie des erreurs des élèves

u Habitudes scolaires et mauvais décodage

Les développements précédents montraient déjà que, pour


réussir, l’élève ne doit pas fonctionner en classe comme enfant ou
adolescent, mais comme « petit spécialiste » de chacune des disci-
plines. On sait bien qu’en l’absence de toute schizophrénie, un
même individu est susceptible de comportements divergents.
Même chez les adultes, l’automobiliste ne réagit pas comme le
contribuable, lequel n’est pas nécessairement cohérent avec l’élec-
teur ou le consommateur... !

• Raisonner (résonner ?) sous influence

Ce qui caractérise l’élève, explique bien Yves Chevallard, c’est


qu’il « raisonne sous influence », par le jeu du contrat didactique.
Il « sait, ajoute-t-il, « qu’il est attendu et, si le contrat didactique
fonctionne bien, il sait où on l’attend. » De façon convergente et
plus largement sociologique, Philippe Perrenoud parle d’un métier
d’élève, grâce auquel se trouvent décodées les attentes magistrales,
implicites quand ce n’est pas impénétrables (Perrenoud, 1994).
Nombreuses sont ainsi les situations où les réponses données font
émettre des doutes sur la « logique de raisonnement des élèves »
alors qu’eux-mêmes, perplexes et hésitants, ne font que tenter de
s’adapter dans l’expectative. On reconnaît là l’exemple, tant de
fois décrit, du problème dit de « l’âge du capitaine ». Mais il s’agit
là d’une rupture massive de contrat didactique puisqu’on les a sou-
mis à une question stupide. Nombreux sont les cas, plus fins, où
ils hésitent entre répondre à la question posée ou répondre à l’en-
seignant qui la pose ! Ce que Nicolas Balacheff appelle la « cou-
tume didactique » peut être interprété comme une singulière alchi-
mie pour combiner les deux. La classe fonctionne en effet comme
une société coutumière, c’est-à-dire une société disposant de ses
propres règles, mais sans que celles-ci soient édictées, encore
moins formalisées (Balacheff, 1988). N’empêche qu’il faut les res-
pecter car leur transgression est sanctionnée ! Bien des erreurs pro-
viennent ainsi des difficultés des élèves à décoder les implicites de
la situation. Avec humour, Gilbert Arsac conte une anecdote de
son enfance scolaire, à travers une question dont il a gardé le sou-

65
Une typologie des erreurs des élèves

venir. Celle-ci était : « Au Moyen Âge, les gens des villes élevaient
des... ? ». Amusé, il se souvient des réponses d’élèves qui
fusaient : « Des cochons ! », « Des enfants ! ». La bonne réponse
était évidemment des cathédrales. C’est en entendant cette
réponse que bien des élèves se frottent les yeux et reprennent
pied : bon sang mais c’est bien sûr, nous sommes au cours d’his-
toire ! C’est ainsi que se forge, de la manière la plus artisanale qui
soit, le fameux métier d’élève.

• Fausses erreurs, fausses réussites


Le problème de ce fonctionnement didactique coutumier, c’est
que la classe fonctionne sur une mécanique, souvent efficace et
bien huilée, qui permet d’aboutir aux bonnes réponses, mais sou-
vent au prix d’un évitement des apprentissages. On contourne car-
rément les obstacles, en se débrouillant pour parvenir à la réponse.
Au chapitre précédent, nous avons souligné qu’existent de
« fausses erreurs » pouvant masquer des progrès intellectuels en
cours, et nous y reviendrons. Soulignons ici qu’existent symétri-
quement de « fausses réussites » qui, évidemment, se paieront un
jour ou l’autre.
On peut formaliser de la façon suivante, les « sept règles coutu-
mières » essentielles pour résoudre un problème, jamais ensei-
gnées comme telles, mais produites par une intériorisation du
métier d’élève au fil des trimestres. Grâce à l’usage en acte de
celles-ci, il est possible de s’en sortir, même sans bien com-
prendre le sens et l’enjeu du problème :
1. Le problème n’a rien à voir avec la vie quotidienne, malgré
un « habillage » qui l’y apparente (problèmes de bornage de
champs, de pièces de tissu... ou de robinets qui fuient !).
2. Il faut savoir que le problème possède une solution et une
seule... et que le maître, lui, la connaît.
3. Sa résolution consiste à extraire les données réparties dans
les phrases de l’énoncé : elles ont une forme numérique et non
littérale, toutes sont nécessaires, aucune n’est superflue.
4. Une fois les données extraites, reste à trouver la « bonne »
opération et à l’effectuer sans erreur.

66
Une typologie des erreurs des élèves

5. Il faut lire et relire minutieusement l’énoncé, pour décoder le


sens des « petits mots », décisifs mais un peu traîtres, qui chan-
gent tout.
6. Si la réponse ne « tombe » pas sur un nombre simple (éven-
tuellement après des aléas plus compliqués), c’est probable-
ment qu’on s’est trompé.
7. Reste à vérifier le caractère plausible de la réponse, avant
de se risquer à la proposer oralement ou à la rédiger au propre.
C’est seulement là que le problème se raccorde à la vie pra-
tique.
Si les habitudes scolaires conduisent ainsi à des résolutions coutu-
mières qui font l’économie d’une construction notionnelle, elles pro-
duisent également des constructions, certes erronées, mais pourtant
assez cohérentes. N’en va-t-il pas ainsi pour l’orthographe ? Marc
Campana et le GRAF d’Amiens ont examiné les fautes concernant
les accords grammaticaux au collège. Les graphies suivantes, pour
être aberrantes ne sont pas exceptionnelles à ce niveau :
(a) Les hommes épuisaient marchés
(b) Les hommes avaient marcher
(c) Les hommes allaient marchaient
Après des années d’enseignement de l’orthographe, on peut
légitimement sentir comme un coup de fatigue ! Pourtant, il s’agit
là aussi de règles coutumières que les didacticiens de l’ortho-
graphe décrivent volontiers comme résultant d’un défaut ou d’un
excès de formalisation-conceptualisation. Autrement dit, des
règles valides sont connues mais beaucoup moins leurs limites
d’emploi, d’autres résultent d’une élaboration coutumière sans lien
avec la maîtrise d’un système global. Par exemple :
– Après le sujet, vient immédiatement un verbe, donc : Les
hommes épuisaient...
– Quand deux verbes se suivent, le second est à l’infinitif, donc :
Les hommes épuisaient marcher.
– Quand il y a deux verbes consécutifs, le premier est un auxi-
liaire et le second un participe passé, donc : Les hommes allaient
marché.

67
Une typologie des erreurs des élèves

– Un participe passé (notion largement incomprise) c’est un


verbe, donc je le conjugue : Les hommes allaient marchaient.
– Un participe passé, c’est un verbe-bis, donc : Épuisaient, les
hommes marchaient.
– etc.
Ou encore cet autre cas : comment orthographier : Il partit
désespérér (?). Je peux dire : Il partit courir, donc : Il partit déses-
pérer. Désespérant...

• Les obstacles didactiques


Évoquons maintenant la question des obstacles didactiques,
dont l’exemple le plus classique est celui des nombres décimaux
étudiés par Guy Brousseau. Si les élèves déclarent avec régularité
que 5,43 est un nombre plus grand que 5,7, c’est qu’ils se repré-
sentent les décimaux comme étant l’assemblage de deux entiers,
ceux-ci étant simplement séparés par une virgule. Et d’où vient
cette construction mentale des décimaux jamais enseignée ? Moins
d’obstacles épistémologiques (liés aux difficultés internes au
concept) ou d’obstacles psychologiques (liés aux caractéristiques
cognitives des sujets), que de la nature des situations didactiques
dans lesquelles la notion a été introduite. Or, l’analyse montre que
les relatifs le sont souvent par des exemples où la partie entière et
la partie décimale correspondent à des unités différentes (les
mètres et les centimètres d’une pièce de tissu par exemple), ce qui
« ancre » bien des réponses ultérieures.
Ce genre de phénomène n’est sans doute pas entièrement évi-
table. Pour une part sans doute, la prise de conscience conduit-elle
à être plus vigilant quant aux exemples choisis, et à s’assurer
qu’une « variable didactique » inopportune ne va pas obérer la
construction conceptuelle visée. Mais peut-on toujours éviter
d’avoir à « reprendre » ce qui fait l’objet d’un premier enseigne-
ment ? À tous les niveaux, règne un « mythe virginal », c’est-à-
dire le fantasme d’être le premier pour un apprentissage. Les pré-
cédents ont forcément gâché l’instant présent en s’y prenant mal.
C’est d’abord « la faute au primaire » mais, jusqu’à l’université
comprise, on entend regretter les enseignements antérieurement

68
Une typologie des erreurs des élèves

dispensés. Les biologistes préféreraient qu’on se soit contenté de


donner aux étudiants des « bases » de physique-chimie (la biolo-
gie, eux, ils s’en chargent). Les physiciens quant à eux, préfére-
raient qu’on s’en soit tenu à une initiation mathématique, et les
matheux bien sûr à la maîtrise de la langue... Il faudrait en somme
que notre travail soit toujours parfaitement préparé mais jamais
défloré. C’est sans doute là nier l’idée qu’un apprentissage soit
toujours une histoire avec ses aléas, et rêver à nouveau d’un évite-
ment obsessionnel des obstacles. Mais si l’on n’enseignait rien qui
risque d’être un jour contredit par une présentation plus approfon-
die, il serait prudent de ne pas l’entreprendre soi-même !

u Le témoin des conceptions alternatives

Depuis une quinzaine d’années se sont multipliées les


recherches relatives aux conceptions alternatives des élèves (sou-
vent appelées représentations) concernant les différentes notions
enseignées. Nous les avons déjà évoquées à propos de l’idée
bachelardienne d’obstacle. André Giordan et Gérard de Vecchi en
ont donné une intéressante synthèse pour l’enseignement scienti-
fique dans leur ouvrage Les origines du savoir (1987). Les élèves
n’attendent évidemment pas que vienne dans la progression une
leçon sur les circuits électriques pour se construire mentalement,
depuis l’enfance, un système cohérent d’explications à leur sujet.
Nous avons présenté plus haut l’exemple des explications succes-
sives concernant ce qui flotte et ce qui coule, et analysé les obs-
tacles à la compréhension de la nutrition des plantes vertes.
• « Tu bois un verre de bière... »
Ces conceptions alternatives s’avèrent très résistantes aux
efforts d’enseignement, alors que J. Piaget laissait entendre leur
progressive transformation au cours du développement, et elles se
retrouvent, quasi inchangées, aussi bien à l’entrée en IUFM que
chez les étudiants spécialisés et, bien sûr, chez la grande majorité
des adultes ayant achevé leurs études. On connaît l’exemple clas-
sique des dessins obtenus quand on demande de dessiner schéma-

69
Une typologie des erreurs des élèves

« TU BOIS UN VERRE DE BIÈRE ET TU MANGES UN SANDWICH… »

Bouche Bouche

Œsophage Œsophage

Estomac Vessie

Intestin
Intestin

Vessie Anus Vessie

Bouche Bouche

Œsophage Œsophage

Estomac Estomac

Intestin Système Rein


sanguin Intestin
Rein

Anus Vessie
? Vessie

tiquement le trajet effectué, dans l’organisme, par un sandwich


avalé et une boisson qui l’accompagne. La persistance du
« modèle-plomberie » raccordant directement appareil digestif et
vessie, par une sorte de « tuyauterie continue », est vraiment fasci-

70
Une typologie des erreurs des élèves

nante. Même la moitié des moniteurs de l’enseignement supérieur,


en cours de thèse, restent prisonniers de cette représentation !

C’est l’idée d’un passage de substances à travers la paroi intes-


tinale (mais aussi à travers celle des capillaires sanguins ou des
tubes excréteurs du rein) qui, même quand elle est connue, s’avère
peu disponible et mal mobilisable. L’obstacle, c’est ici qu’on
considère la bouche comme étant l’entrée dans l’organisme, alors
que toute la « lumière » du tube digestif, c’est encore biologique-
ment l’extérieur ! Franchir l’obstacle, c’est arriver à considérer
comme véritable entrée, la traversée de la paroi intestinale puis
l’accès au système sanguin puis cellulaire. C’est cette distinction
qui donne son sens à la notion de « milieu intérieur » définie par
Claude Bernard. S’y ajoute la conception d’une digestion des ali-
ments solides au long du tube digestif sur le mode des seules trans-
formations physiques, par un « broyage » en fragments microsco-
piques, au lieu de modifications de type chimique (même si
l’existence des enzymes est connue).

De telles conceptions alternatives résistantes ne se limitent pas


à la biologie. On a vu plus haut le cas du concept de force, étu-
dié par Laurence Viennot. Presque toutes les notions scolaires,
de la physique aux mathématiques, à l’histoire et à la géogra-
phie en sont affectées. C’est ainsi qu’en histoire, les confusions
sont fréquentes entre monarchie et république d’une part, dic-
tature et démocratie d’autre part. Surtout en France où, on l’a
vu, Louis XIV est le paradigme de la monarchie absolue. Mais
qu’y a-t-il de plus démocratique aujourd’hui : la monarchie
espagnole de Juan Carlos Ier ou la république irakienne de
Saddam Hussein. On confond ici la question de la démocratie
avec celle de la nature institutionnelle du régime politique.
D’autres travaux ont porté sur les représentations de l’espace
géographique, et ont montré que la capitale d’un pays est
presque toujours pensée comme étant la ville principale, située
vers le centre du pays, de préférence sur un grand fleuve.
Combien de pays ont pourtant une petite capitale administra-
tive à côté de métropoles économiques plus grandes ? Combien
aussi ont leur capitale sur la frontière ?

71
Une typologie des erreurs des élèves

Pour la géométrie, Rémi Brissiaud a décrit les hésitations d’un


élève aux prises avec un tracé au sein d’un triangle, à l’occasion
d’une évaluation de début de sixième. La question était : « Trace
un triangle avec l’un des côtés en couleur. Puis trace un segment
qui joint le milieu du côté colorié au sommet opposé. » L’élève
réalise successivement les trois dessins ci-dessous, dont deux ont
été rayés par lui. Ce sont les représentations que se fait l’élève du
sommet et du côté d’un triangle qui permettent de comprendre ses
ratures et hésitations. Partant comme il le fait de la droite de la
figure, il ne peut arriver qu’au sommet inférieur gauche. Mais jus-
tement, un sommet peut-il se trouver en bas ? Ne correspond-il pas
nécessairement à la partie haute du triangle ? Il a l’air d’en douter
puisqu’il biffe et recommence. Son second dessin est assez sem-
blable, mais il a tenté de dessiner cette fois un « vrai » sommet en
forme d’Anapurna, comme si ce changement de configuration
pouvait changer quelque chose. Dès l’essai tenté, il apparaît
qu’évidemment non, mais il a quand même eu besoin d’essayer !
Et maintenant il biffe à nouveau.

Pour le troisième et dernier essai, il trace maintenant le seg-


ment de manière à être sûr d’arriver en haut ! Et pour cela, il part
d’en bas. Pourquoi n’a-t-il pas choisi d’emblée cette possibilité ?
Sans doute parce qu’il situe plus volontiers un côté en position
latérale et qu’ici c’est plutôt la base... Tout le problème tourne
autour du fait que l’usage géométrique et l’usage courant de ces
termes ne se recouvrent pas.

72
Une typologie des erreurs des élèves

• Quelques « recettes »...

À défaut de prise en compte didactique de telles conceptions,


dont on a vu qu’elles sont structurées de façon sous-jacente par
des obstacles épistémologiques, celles-ci viennent « cohabiter »
avec des savoirs scolaires qui restent des acquis superficiels. Ils
sont mobilisés chaque fois que le métier d’élève incite à les
mettre en relation avec le problème ou l’activité, mais les repré-
sentations resurgissent inchangées, souvent dans des contextes
plus simples qui n’apparaissent pas comme liés à l’usage des
concepts disciplinaires.
Comprendre la signification profonde des représentations est
un détour indispensable pour modifier le statut que l’on donne à
certaines erreurs des élèves, mais cela ne suffit pas à leur prise en
compte didactique. Il faut d’abord décider sur quel mode on va les
traiter : en les ignorant sans les méconnaître ? en les évitant ou les
contournant ? en les « purgeant » en début de séance pour y substi-
tuer la connaissance nouvelle ? en les réfutant point par point ? etc.
Il apparaît que des prises en compte ponctuelles sont déjà utiles :
ainsi Philippe Jonnaert a pu montrer expérimentalement que l’in-
troduction de moments d’expression et de prise en compte des
représentations des élèves au sein d’un cours programmé conduit à
une efficacité didactique supérieure (Jonnaert, 1988). Évidem-
ment, en procédant de la sorte pour des raisons méthodologique-
ment compréhensibles (isoler les effets de la variable représenta-
tions), il s’est privé de la dynamique qu’introduisent d’autres
travaux, mais ses résultats sont pourtant déjà positifs.
Gérard de Vecchi et André Giordan proposent, quant à eux,
une série d’autres stratégies possibles :
– faire dessiner en exigeant des légendes les plus détaillées
possibles ou, pour les petits, en écrivant ce qu’ils disent de leur
production ;
– poser des questions sur l’explication de faits ponctuels, ren-
contrés quotidiennement, en demandant des réponses écrites
qui peuvent être complétées par des entretiens ;
– demander d’expliquer un schéma pris dans un livre ;

73
Une typologie des erreurs des élèves

– faire choisir et discuter des photos en rapport avec le sujet,


demander d’en sélectionner une de façon projective (technique
du photolangage) ;
– faire discuter une autre conception : celle d’une autre élève,
d’une autre classe... ; confronter la classe à une croyance
actuelle ou ancienne, à une explication tirée de l’histoire des
sciences ;
– placer les élèves en situation de raisonner « par la négative »
(exemple : et si le soleil n’existait pas ?) ;
– discuter sur des analogies, et argumenter sur leur choix
(exemple : un poumon, c’est plutôt une éponge, du gruyère, un
sac de plastique ou un ballon qu’on gonfle ?) ;
– travailler les métaphores (exemple : si c’était un pays, ce
serait...) ;
– provoquer une contradiction apparente, et laisser les élèves
en discuter (exemples : on dit qu’en expirant, on rejette du
« mauvais air » ; alors pourquoi fait-on du bouche à bouche ?
si l’eau de mer s’évapore pour former les nuages, pourquoi ne
pleut-il pas de l’eau salée ?) ;
– faire jouer des jeux de rôles, surtout aux jeunes enfants
(exemples : « je suis l’estomac », « je suis le cœur », « je suis
le sang », « je suis l’eau », « je suis du fer » ; je mime ce qui se
passe quand la température augmente ou diminue), etc. (De
Vecchi & Giordan, 1989).

• La prise en compte didactique


On peut en définitive reconnaître plusieurs aspects dans cette
prise en compte des représentations et dire qu’il est nécessaire de :
1. les entendre par une écoute positive de ce qu’expriment les
élèves, faute de quoi l’enseignant reste rivé à son projet didactique
et ne sélectionne, parmi ce que disent les élèves, que ce qui favo-
rise sa progression prévue.
Or, dans le jeu des échanges didactiques, elles correspondent juste-
ment à ce qui n’est pas attendu/entendu par l’enseignant et qui, de
ce fait, risque de se trouver écarté au profit d’une autre main levée.

74
Une typologie des erreurs des élèves

2. les comprendre en recherchant la signification de ce qui est


exprimé par la classe, et d’abord en postulant que les erreurs ne
sont pas fortuites mais méritent d’être analysées.
Nous avons vu tout l’usage qu’on pouvait faire ici aussi bien du
point de vue de Piaget que de celui de Bachelard sur les erreurs, et
aussi de l’importance des obstacles dans l’histoire des disciplines.
S’il est très difficile, à la vitesse réelle du déroulement didactique
de comprendre la signification des représentations sous-jacentes
aux productions d’élèves, une formation didactique devrait per-
mettre aux enseignants d’anticiper sur ce qu’ils risquent de rencon-
trer en termes de représentations dans leur classe. Les résultats
aujourd’hui disponibles, domaine par domaine, permettent de
dresser une certaine « cartographie » des conceptions fréquentes
(nous en avons cité quelques-unes) et de prendre appui sur des
régularités prévisibles, même si certaines peuvent toujours nous
surprendre.
3. les faire identifier, car la première caractéristique des repré-
sentations est leur fonctionnement inconscient, la prise de
conscience par chacun contribuant déjà à leur évolution.
L’expression orale et, a fortiori l’écriture ou le dessin, ont pour
fonction de stabiliser une représentation qui risquerait autrement
d’être labile. Il devient alors possible de la travailler dans la
mesure où les élèves seront tentés de la défendre ou de la justifier
en cas de besoin.
4. les faire comparer, ce qui favorise la décentration des points
de vue, les élèves étant souvent surpris par une diversité qu’ils
n’imaginent pas, dans les idées en présence dans la classe, pour
expliquer un même phénomène.
La grosse surprise, c’est la découverte par les élèves que les autres
ne pensent pas comme eux, et le maintien des points de vue diffé-
rents malgré les dénégations. Pendant très longtemps, on reste
tenté de croire que le seul point de vue « logique » et défendable,
c’est bien le nôtre.
5. les faire discuter en établissant dans la classe un véritable
débat d’idées et en provoquant des conflits sociocognitifs dont la

75
Une typologie des erreurs des élèves

psychologie indique que ce sont d’importants leviers du dévelop-


pement intellectuel.

Certes, on peut apprendre grâce à l’exposé d’un plus expert que


soi, et c’est même ce qui se passe assez souvent. Mais il ne faut
pas sous-estimer non plus l’importance de ce qu’on nomme des
conflits sociocognitifs. Cette notion décrit les progrès significatifs
qui peuvent être obtenus au sein d’un groupe confronté à une
tâche, même si aucun de ses membres n’est plus avancé que les
autres. Mais cette forme de conflit de points de vue n’aura d’effets
que si, en même temps, s’instaure une coopération et une interac-
tion pour résoudre en commun la tâche. C’est le fait que chacun
des points de vue en débat soit physiquement porté par une per-
sonne coprésente qui aide chacun à évoluer.

6. les suivre en surveillant leur évolution à court et moyen


terme, au long de la scolarité obligatoire, et d’abord au cours d’une
même année.

En définitive, l’accent mis sur les représentations des élèves et leur


évolution positive amène à ne plus considérer uniquement les
connaissances comme des « choses » supplémentaires qu’il faut
acquérir et mémoriser. Même si, bien évidemment, il en faut.
Apprendre, ce n’est pas seulement augmenter son « stock » de
savoirs, c’est aussi – et peut-être même d’abord - transformer ses
façons de penser le monde. Nous savons bien, pour nous-mêmes,
que nos moments de découverte essentiels sont souvent ceux qui
nous permettent de voir les choses autrement, sans nécessairement
que nous en sachions « plus ».

Une objection fréquemment entendue contre les formes péda-


gogiques de prise en compte des représentations concerne, on s’en
doute, la gestion du temps didactique face à des programmes char-
gés. Elle vaut certes d’être examinée sérieusement, mais à la
condition d’envisager cette question du temps mesuré pour toutes
les modalités d’enseignement. Car ne faut-il pas interpréter aussi
comme « pertes de temps » cette récurrence de représentations
inchangées, d’une façon aussi diachronique à la scolarité ?

76
Une typologie des erreurs des élèves

u Opérations intellectuelles impliquées

D’autres erreurs sont plus directement liées à la diversité des


opérations intellectuelles pour résoudre des problèmes en appa-
rence proches. Ainsi, Gérard Vergnaud montre comment les pro-
blèmes qui se résolvent par une addition sont toujours plus faciles
s’ils correspondent à un « gain » qu’à une perte. Si Pierre a 7
billes, qu’il joue une partie et en gagne 5, tous les élèves du CP ou
du CE1 trouvent rapidement que l’état final sera de 12 billes. Mais
s’il reste 7 billes à Paul qui vient d’en perdre 5, et qu’on demande
cette fois combien il en possédait avant de jouer, nombreux sont
les élèves de CM qui hésitent encore. Un certain nombre dit régu-
lièrement 2 (alors que c’est 12 bien sûr !) parce qu’il est plus diffi-
cile d’ajouter des billes quand elles ont été perdues (par Paul) que
si elles ont été gagnées (par Pierre).
Quant à Thierry, il joue deux parties successives et à la
seconde, il perd 5 billes. Sachant qu’au terme des deux parties, son
gain total est de 7 billes, on demande le score de la première par-
tie ! Ici, la moitié des élèves de troisième échouent, et bien des
adultes doivent relire deux fois la question, même quand on leur a
donné le résultat...
Rémi Brissiaud décrit, lui, la difficulté symétrique quand il faut
faire une soustraction dans un problème concernant une aug-
mentation. Exemple : la maîtresse a 42 cahiers dans l’armoire
et le directeur lui en apporte un carton ; elle en a maintenant
67. Quand on demande le nombre de cahiers apportés par le
directeur, la soustraction est contre-intuitive jusqu’au CM2
compris.

• Les champs conceptuels


La difficulté réside dans la construction très progressive des
concepts d’addition et de soustraction. À la même opération arith-
métique peuvent correspondre des opérations logiques extrême-
ment différentes du point de vue de l’effort d’abstraction qu’elles
impliquent. Si le problème Pierre est précocement réussi, c’est
qu’il correspond à la conception primitive de l’addition : donnant

77
Une typologie des erreurs des élèves

un état initial et une transformation positive, on demande l’état


final. Vergnaud formalise le problème de la façon suivante :

+5
7 ?

La résolution du problème Paul est plus complexe dans la


mesure où ce qui est donné, c’est l’état final et la transformation
négative correspondant à la perte des 5 billes au cours de la par-
ties, et où ce qui est demandé c’est l’état initial. Il faut dans ce cas,
« faire marcher la machine à remonter le temps » et rajouter à
l’état final les 5 billes perdues pour reconstituer ce qu’était l’état
initial, avant la perte.
-5
? 7

Quant au problème Thierry, s’il provoque si souvent l’échec,


c’est parce qu’à la difficulté précédente, il porte sur une composi-
tion de transformations, sans qu’on sache rien des états. On ignore
combien Thierry a de billes en poche, au début comme à la fin. Le
schéma est alors le suivant :

? -5

+7

Il faut partir de la transformation composée et lui appliquer la


réciproque de la deuxième transformation donnée pour retrouver
la première. Autrement dit, il faut retrouver combien de billes a dû

78
Une typologie des erreurs des élèves

gagner Thierry à la première partie pour conserver un gain final de


5 malgré la perte sèche de 7 billes à la deuxième partie. Douze
bien entendu !

• Des variables didactiques


Le problème est que par manque de formation, les enseignants
considèrent tous ces problèmes comme plus ou moins équivalents
et ne sont pas sensibles aux « variables didactiques » qui les dis-
tinguent. Ils ne seraient pas étonnés de les rencontrer conjointe-
ment à la fin d’un même chapitre de manuel. On comprend qu’ils
expliquent alors les différences de scores des élèves par des rai-
sons pseudo-psychologiques, telles que le manque d’intérêt ou de
concentration des élèves de cet âge, et l’impossibilité de leur faire
faire plus de deux problèmes successifs ! Pourtant, s’ils permu-
taient l’ordre de passation, cela n’améliorerait nullement le score
du problème Thierry.
En fait, ils sous-estiment gravement les différences entre les
opérations logiques impliquées (réversibilité et transitivité, travail
sur les états ou les transformations...), alors que c’est l’analyse pré-
cise du contenu et de ses obstacles qui fournit la meilleure clé pour
comprendre ces erreurs, trop systématiques pour être aléatoires.
C’est dans ce contexte que Gérard Vergnaud a introduit l’idée de
« champ conceptuel » pour signifier que l’apprentissage de l’addi-
tion et de la soustraction, loin de se limiter à la connaissance d’un
mécanisme de base appliqué à différents contenus plus ou moins
indifférents, passe par des étapes identifiables et se construit dans
le long terme. Le traitement didactique passe alors par une
meilleure hiérarchisation des exercices et activités.
Il en va de même pour l’apprentissage de la lecture, que les
professeurs de collège décrivent régulièrement comme insuffi-
sant et perturbant leur travail. Sans nier qu’un pourcentage non
négligeable d’élèves soit peu à l’aise en sixième face à la com-
préhension d’un texte simple (12 à 15 %), ce n’est pas la catas-
trophe qu’on dit volontiers. Ce qui est gravement sous-estimé
là aussi, c’est la nouveauté des textes à lire dans les différentes
disciplines et les difficultés singulières qu’ils cumulent. On se
représente faussement la lecture comme un mécanisme de base

79
Une typologie des erreurs des élèves

qui devrait être disponible pour lire indifféremment tout texte.


Elle correspond au contraire à une succession de situations-pro-
blèmes qui peuvent être hiérarchisées, et les manuels du col-
lège sont l’équivalent du problème Thierry ! Les textes expli-
catifs et argumentatifs qu’ils contiennent sont très différents du
narratif, beaucoup plus familier aux élèves, la densité informa-
tionnelle y est énorme et l’application de divers indices de lisi-
bilité (Taylor, Flesch-De Landsheere, Henry...) les situent régu-
lièrement comme des textes difficiles ou très difficiles.
Autrement dit, il serait raisonnable de considérer tant la maî-
trise de l’addition que celle de la lecture comme des apprentis-
sages à poursuivre tout au long du collège, au lieu de les consi-
dérer en « tout ou rien » et de renoncer face à la tâche à
poursuivre. Quand on poursuit la tâche, elle porte d’ailleurs ses
fruits, même si on ne le perçoit pas ! André Chervel et Danièle
Manesse, auteurs d’une brillante étude sur l’orthographe
avaient montré voilà quelques années, à la suite d’une énorme
et minutieuse enquête, que les performances orthographiques
s’améliorent avec une régularité d’horloge entre la sixième et
la troisième, et même au-delà. Personne ne dit qu’il ne reste
aucune faute... Malgré tout, des apprentissages s’opèrent là où,
au quotidien, on ne voit que le fossé à franchir et on a le senti-
ment de piétiner.

• Centration sur l’élève, centration sur le contenu

Une perspective comparable serait à adopter pour l’analyse des


évaluations CE2 et sixième, auxquelles sont soumis tous les élèves
depuis quelques années. On s’en sert le plus souvent pour situer
les performances individuelles des élèves, ou celle de différentes
classes, mais assez peu pour examiner les différences de réussite
entre les items. Or, il se trouve qu’en français comme en mathé-
matiques, chaque objectif est couvert par plusieurs items apparen-
tés et il est frappant de constater d’énormes différences de réussite.
Les items qui font échouer les élèves faibles sont également diffi-
ciles pour les bons, même quand ceux-ci s’en sortent un peu
mieux. La différence entre les bons et les faibles est ainsi moins
qualitative que quantitative.

80
Une typologie des erreurs des élèves

Avant d’évaluer les élèves, ces épreuves évaluent donc la plus


ou moins grande difficulté des questions pour tous, et elles pour-
raient d’abord signaler aux équipes pédagogiques où se situent les
nœuds de difficulté à surveiller dans les progressions.
Paradoxalement, il faut donc se centrer sur le contenu et ses diffi-
cultés intrinsèques, pour mieux finalement se centrer sur l’élève,
en considérant le sujet didactique plutôt que le sujet psycholo-
gique.
Les épreuves communes avaient d’ailleurs été conçues comme
un instrument du diagnostic et de la prise de décision pédago-
gique, notamment dans le cadre d’une pédagogie de cycles à
l’école primaire, mais force est de prendre acte d’un certain échec.
S’il est fréquent d’entendre dans les établissements « qu’au minis-
tère ils n’en font rien », on peut s’interroger aussi sur les raisons
d’un si faible usage local, malgré le temps consacré à la passation
et à la correction.

u D’étonnantes démarches

Certaines productions d’élèves sont peut-être trop rapidement


étiquetées comme des erreurs, alors qu’elles manifestent seule-
ment la diversité des procédures possibles pour résoudre une ques-
tion posée, quand l’enseignant, lui, s’attend à un type de réponse
bien précis. C’est souvent le manque de conformité de la solution
qui est sanctionné, alors que les élèves ont pu emprunter des che-
mins, pas nécessairement absurdes, mais auxquels on n’avait pas
songé. Or justement, on est toujours surpris de l’extrême variété
des stratégies de résolution qu’ils mettent « spontanément » en
œuvre, dès qu’on leur en laisse la possibilité et qu’on observe leur
travail.
Robert Neyret a ainsi pu analyser la façon dont les élèves de
CM résolvent le problème ainsi posé : Avec ses bottes de sept
lieues, le Petit Poucet se déplace entre deux villes. Il fait des
pas de 28 km. Il part de Grenoble pour aller à Nice :
Grenoble-Nice 224 km. Combien de pas va-t-il faire ? Il est

81
Une typologie des erreurs des élèves

très étonnant de constater que seule une petite minorité


d’élèves, même au CM, résout le problème par une division de
224 par 28, alors que c’est là la procédure « canonique » que le
maître attend. Alors aussi qu’à la demande, beaucoup seraient
capables d’effectuer une telle division (ou, à défaut, de sortir la
calculette de leur trousse !). Mais non, ils se livrent à une
incroyable diversité de solutions, beaucoup plus longues et
compliquées : certains procèdent par addition (28 + 28 + 28...),
d’autres soustraient (224 - 28 - 28...), d’autres encore passent,
chemin faisant, à l’usage de multiples de 28 dans le but d’ac-
célérer les calculs.
Dans un cadre de recherche, on a ici volontairement exploré la
variété des réponses que les élèves sont susceptibles de fournir, en
valorisant cette diversité. Mais qu’en est-il dans le cadre de la
classe ? On considère souvent comme erronées les propositions
des élèves quand elles s’écartent de la méthode-type qui a été ima-
ginée, d’autant que s’y glissent souvent des fautes locales qui mas-
quent la logique du cheminement. En fait, c’est qu’ils ne se repré-
sentent pas le problème comme une division et qu’ils en restent à
des procédures plus primitives, coûteuses et inélégantes, qui de ce
fait multiplient les occasions de faute, mais sont pourtant davan-
tage pourvues de sens à leurs yeux. Au lieu de juger erronées de
telles stratégies, mieux vaut leur permettre de les exprimer collec-
tivement, les étonner par une diversité qu’ils n’imaginent pas et
proposer à toute la classe d’appliquer successivement plusieurs des
idées émises. On constate alors des évolutions, mais généralement
limitées : chacun s’intéresse à une procédure qui fait progrès par
rapport à la sienne, sans toutefois que le saut soit excessif.
• Trois leviers
Ce type de travail joue sur trois leviers importants. Nous avons
déjà rencontré le premier, avec l’évocation des conflits sociocogni-
tifs, dont on sait qu’ils permettent des progrès intellectuels par le
jeu des interactions entre élèves, sans qu’il soit nécessaire que l’un
d’eux soit plus avancé. Anne-Nelly Perret-Clermont, Willem
Doise et Gabriel Mugny, continuateurs des travaux de Piaget, ont
montré que c’est la qualité des interactions en elles-mêmes qui est
ici source de progrès, dans la mesure où l’écoute respective a des

82
Une typologie des erreurs des élèves

chances d’être plus forte que si le professeur expose au tableau la


correction-type. D’autres chercheurs, notamment autour de Michel
Gilly, ont élargi l’étude des interactions dans les apprentissages et
montré que toutes les formes d’interaction entre apprenants, et
toutes les occasions de collaboration entre eux, favorisent à des
degrés divers l’avancée cognitive (non seulement les conflits
sociocognitifs, mais aussi les constructions communes, les « col-
laborations acquiesçantes » où l’un propose et l’autre suit, les
confrontations argumentées, etc.).
Un autre levier est celui de la métacognition, définie par John
Flavell. On nomme ainsi les moments et occasions de revenir sur
un travail déjà effectué pour le réexaminer mentalement, pour en
dégager les caractéristiques et parvenir au terme à construire
consciemment sa pensée. Philippe Meirieu explique qu’ici l’ana-
lyse des réussites, même partielles, est au moins aussi essentielle
que celle des échecs, car on a pu parvenir à une solution valide
sans savoir exactement pourquoi. La métacognition permet, dit-il,
de distinguer une procédure d’un processus. Le processus a certes
permis d’aboutir, mais il reste contingent et contextualisé, sans
garantie d’une réplication possible d’un succès empirique. En
extraire une procédure, c’est identifier un savoir ou un savoir-faire
plus transversal et dont le réemploi invariant sera facilité. La méta-
cognition porte ici sur les divers processus explorés en acte par les
élèves, et rend possible l’appropriation par chacun des éléments –
même partiels – mis en œuvre par d’autres, et qui entrent en réso-
nance avec leur propre façon de faire.
Le troisième levier des comparaisons de démarches au sein de
la classe est l’idée de zone proximale, favorable aux apprentis-
sages. De ce point de vue, ce qui fait la force du travail en com-
mun des élèves sur les propositions des uns et des autres, c’est
qu’elles sont plus proches entre elles qu’elles ne le sont de la solu-
tion du maître. Celle-ci est finalement « trop belle » – c’est-à-dire
trop distante de leurs possibilités présentes – pour qu’ils soient en
mesure de se l’approprier. Lev Vygotski distingue le niveau de
développement réel d’un sujet (correspondant à ses performances
observables) et son niveau de développement potentiel, qui tout en
n’étant encore qu’une virtualité est déjà présent en « germe » lors
d’interactions qui restent dans la zone proximale. Au-delà règne

83
Une typologie des erreurs des élèves

l’encore inaccessible... On peut alors considérer les modèles


immédiatement supérieurs que présentent d’autres élèves comme
désignant les étapes à venir de l’apprentissage.

u Surcharge cognitive

Depuis quelques années, les idées qu’on se fait de la mémoire et


de ses implications didactiques évoluent rapidement. Les publica-
tions répétées d’Alain Lieury y sont pour beaucoup. Pendant long-
temps, en effet, la mémoire, conçue comme un phénomène d’enre-
gistrement-répétition a été dévalorisée au profit de fonctions
cognitives plus « nobles », comme la réflexion, les opérations intel-
lectuelles, la créativité... Mais il apparaît plus clairement maintenant
que la mémoire n’est pas un système passif mais qu’elle est au cœur
même des apprentissages « intelligents ». On y distingue volontiers
deux « étages » correspondant à la mémoire de travail et à la mémoire
à long terme, ayant chacun leurs propres implications didactiques,
mais dont le mode de fonctionnement est assez contrasté.
• Les deux mémoires
La mémoire de travail se caractérise par sa capacité très limi-
tée et par le temps court de conservation des opérations : c’est
grâce à elle qu’on retient un numéro de téléphone entre le moment
de sa lecture dans l’agenda et celui de sa composition sur le com-
biné. Elle est sensible aux interférences : si quelqu’un nous parle
avant qu’on ait composé le numéro, il nous faut souvent rouvrir
l’agenda ! L’information peut malgré tout être conservée plus
longtemps grâce à une possibilité d’autorépétition « en boucle ».
La mémoire à long terme est, elle, de très grande capacité, et
s’il nous arrive de « perdre la mémoire », c’est généralement
moins en raison d’un oubli véritable que d’une indisponibilité de
l’information, liée aux difficultés de la récupération. Différentes
conditions influent en effet sur l’efficacité du rappel : l’intervalle
de rétention, le nombre de « traits » analysés au départ, la bonne
intégration de l’information nouvelle dans la structure cognitive,
etc. On connaît l’histoire de la madeleine de Proust qui souligne

84
Une typologie des erreurs des élèves

aussi l’importance d’une réinstauration des conditions de l’enco-


dage pour accéder à l’information cherchée.
La métaphore informatique est souvent utilisée pour distinguer
ces deux registres de fonctionnement :
– la mémoire à long terme s’apparente alors au stockage sur le
disque dur (l’information peut également y être stockée mais inac-
cessible, quand l’adressage que permet les secteurs boot et fat
devient défectueux) ;
– la mémoire de travail est représentée par le processeur central de
l’ordinateur qui peut activer certaines applications (traitement de
texte, base de données...), certains fichiers de données déjà stockés,
ainsi que les informations nouvelles rentrées au clavier. Mais on ne
peut tout ouvrir en même temps, faute d’une mémoire vive suffisante.
L’exemple précédent du problème du Petit Poucet permet d’évo-
quer les erreurs liées à des problèmes de la mémoire de travail.
Parler de la mémoire à l’école évoque plutôt immédiatement celle
à long terme, en jeu quand il faut apprendre la leçon et réviser les
examens. Pourtant, au quotidien des activités scolaires, la mé-
moire de travail est au moins aussi importante. On sait depuis
longtemps que ses limitations sont drastiques, puisqu’on évoque
souvent à son sujet le « nombre magique 7 (± 2) ». Or, en résol-
vant le problème du Petit Poucet selon leurs modalités, le nombre
d’opérations mentales à effectuer et à conserver mentalement pré-
sentes est bien supérieur : ils comptent sur leurs doigts pour faire
les additions, ils doivent ne pas oublier les retenues, ils conser-
vent en tête les résultats intermédiaires et les multiples, etc. Bref,
ils se trouvent rapidement en situation dite de « surcharge cogni-
tive » et, du coup, ils « oublient » certains des éléments. C’est
ainsi que, pris dans les calculs, ils en perdent le sens, ne savent
plus où ils en sont... et arrivent à dépassent 224 sans s’en aperce-
voir ! Les rappeler à plus d’attention est sans utilité puisque les li-
mites mnémoniques sont structurelles.

• Et l’orthographe ?
Il en va de même pour l’orthographe dont les enseignants se
plaignent souvent qu’elle soit moins bonne en production de texte

85
Une typologie des erreurs des élèves

qu’à l’occasion des dictées. C’est pourtant normal et pour la même


raison. Pour réussir une dictée, la totalité de l’espace de traitement
de la mémoire de travail doit être employée à la recherche des
bonnes formes graphiques. Au point que nombreux sont les élèves
qui – au fond avec raison – ne s’intéressent pas au sens du texte
dicté. La production de texte est, au contraire, une activité à tâches
partagées, car il faut, en parallèle, chercher les idées, les organiser
en paragraphes, vérifier la syntaxe de chaque phrase et, au milieu
de tout cela, contrôler aussi l’orthographe ! On comprend que
chaque centration de l’attention sur l’un des aspects nuise aux
autres. Comme dit Jean-François Halté, ils se trouvent placés non
pas dans une situation-problème, mais devant une situation haute-
ment problématique, et les erreurs commises en sont la résultante
mécanique. Mieux vaut les inciter à des centrations successives sur
des sous-tâches, plus facilement gérables en mémoire, que de les
exhorter de façon musclée sans effet probable.

• La mémoire qui planche

Qu’en est-il maintenant des conséquences didactiques du fonc-


tionnement de la mémoire à long terme ? Alain Lieury a réalisé
une étude longitudinale des mots nouveaux apparaissant dans les
manuels de 8 disciplines au collège et vérifié comment ils sont
mémorisés par les élèves grâce à une recherche de grande ampleur
conduite au collège des Hautes-Ourmes à Rennes. Le résultat est
impressionnant puisque, dès la sixième, il compte 6 000 mots nou-
veaux ! Plus, dit-il, que d’étoiles visibles à l’œil nu dans le ciel...
Les élèves parviennent à en mémoriser 2 500, ce qui n’est pas si
mal. En cinquième, on passe à environ 10 000 mots nouveaux et
en quatrième on atteint 18 000 ! Impressionnant. Sur la base de
telles données, il nous invite à reconsidérer ce qu’on appelle sou-
vent le « saut de la quatrième » (Lieury, 1993). Avant de mettre
l’accent sur la plus grande abstraction des programmes, il nous
convie à observer les effets de la « mémoire qui planche ».
D’ailleurs des études avaient déjà montré que la réussite scolaire
globale des élèves est mieux corrélée avec les « disciplines à
contenus » (comme la biologie ou la géographie) qu’avec les
« disciplines à raisonnements » (comme les mathématiques).

86
Une typologie des erreurs des élèves

L’inflation des mots scolaires n’est pas sans effets sur les
erreurs, les confusions, les oublis de la part des élèves. Sans
doute serait-il sage de faire un tri plus sélectif dans les conte-
nus enseignés pour atteindre l’essentiel. Mais cet essentiel n’est
pas nécessairement le fruit d’une soustraction résignée, ce
qu’on fait trop souvent quand on parle de noyau (voire de
SMIC) de connaissances. Si la mémoire a ses limites, elle dis-
pose aussi de ressorts sur lesquels prendre appui. Elle n’est pas
linéaire et sédimentaire, mais structurée en un réseau séman-
tique. Dans ces conditions, tous les moments scolaires qui per-
mettront aux élèves d’élargir et de densifier leur réseau, plutôt
que de cumuler des détails anomiques leur seront précieux.
Certaines disciplines, comme la biologie, tentent bien de le
faire en concluant chaque chapitre par un « schéma fonction-
nel » récapitulant les notions clés, mais cela ne produit guère
les effets escomptés. Pourquoi ? Sans doute parce que ces sché-
mas sont préconstruits dans le livre (ou par le professeur) au
lieu de résulter d’un effort de construction par la classe. Parce
qu’ils sont « trop jolis » pour ressembler à ce que feraient les
élèves eux-mêmes. Surtout parce qu’au lieu de faire accéder les
élèves à l’essence des contenus, ils leur apparaissent comme un
paragraphe en surplus du reste, qui redouble la mémorisation
au lieu qu’il donne une « bonne forme » à ce qui a précédé.
Une fois de plus, il faut faire ici l’éloge de l’imperfection !

u D’une discipline, l’autre

Nous évoquerons maintenant un type fréquent d’erreur, qui


concerne les transferts entre disciplines. Bien des fois, les élèves
se trouvent sanctionnés, ou en tout cas secoués, parce qu’ils n’ont
pas réinvesti en physique ou en géographie ce qu’ils avaient appris
en mathématiques. Le professeur assure même avoir vérifié auprès
de son collègue l’apprentissage préalable sur lequel il croyait pou-
voir compter. Rappelons ce qui a été dit plus haut : si nous
sommes réfractaires aux enseignements préalables dans notre
propre discipline, on souhaite pouvoir compter sur les « prére-

87
Une typologie des erreurs des élèves

quis » établis ailleurs ! Du coup, on gémit de voir que les élèves


« ne transfèrent pas » comme on déplore leur non-motivation.
Pourtant, quand une sanction survient, elle n’est pas nécessaire-
ment justifiée.
• Le transfert, oui... mais lequel ?
Le problème du transfert, comme celui de la motivation
d’ailleurs, c’est qu’il manque d’un cadre théorique solide auquel
référer les pratiques. À moins qu’il n’y en ait pléthore, ce qui
revient au même, parce qu’on se laisse du coup gouverner par le
sens commun.
Consciemment ou non, nous restons imprégnés de la concep-
tion piagétienne, laquelle comme on l’a vu, postule une transver-
salité des apprentissages. Le transfert serait le fonctionnement
« naturel » de la pensée, puisque les schèmes (résultant d’inva-
riants opératoires) sont susceptibles de « s’habiller » de différentes

Modèle : PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE Modèle : PSYCHOLOGIE COGNITIVE


(Stades du développement) (Traitement de l’information)

Priorité donnée à la construction Priorité accordée à l’analyse de


d’invariants, par une généralisation tâches spécifiques, chacune
et une abstraction progressives mettant en jeu et combinant des
à partir des expériences du sujet connaissances, procédures,
algorithmes et routines

Place centrale de l’idée de Place centrale de la diversité


schèmes et de règles de pensée des modes de résolution de
communes à la diversité des problèmes, même proches
situations

Point de vue structuraliste Point de vue fonctionnaliste

Cognition étudiée dans le cadre Cognition étudiée à partir de


d’un modèle général de l’intelli- modèles locaux, où intervient
gence, selon le mécanisme de largement la mémoire et ses
l’équilibration processus

Transfert postulé a priori Scepticisme à propos du transfert

88
Une typologie des erreurs des élèves

façons selon les situations et les domaines rencontrés par le sujet.


Or, les travaux actuels de psychologie cognitive ayant trait à la
résolution de problèmes, notamment ceux de Jean-François
Richard, insistent sur le caractère très problématique de ce trans-
fert, qu’au quotidien l’école postule pourtant comme nécessaire. Il
y a là deux modèles antagoniques résumés par le tableau ci-dessus
(p. 88), l’un qui se fonde sur le transfert, l’autre qui reste vigilant à
son sujet et tend à en réfréner l’usage.
Le premier, fondé sur un point de vue structuraliste, recherche
les règles générales de la pensée qui peuvent se retrouver iden-
tiques au-delà de la diversité des conduites et des pratiques. Le
second, orienté lui par une perspective plus fonctionnaliste,
cherche empiriquement à comparer les fonctionnements cognitifs
réels en fonction de la nature des problèmes traités. Dans le pre-
mier cas, le transfert est un postulat de départ, dans le second c’est
un horizon possible.

• Traits de surface, traits de structure


Pour comprendre les différences notables de procédures selon
les situations et les difficultés réelles d’apprentissage, les psycho-
logues distinguent entre les traits de structure d’un problème et
ses traits de surface. Dans la perspective piagétienne évoquée plus
haut, les premiers renvoient aux opérations logiques requises par
la résolution, les autres aux variantes de l’« habillage » des énon-
cés. Or, il apparaît que l’esprit est d’abord sensible aux traits de
surface et qu’il se laisse volontiers gouverner par eux, avec un fort
usage de la pensée analogique. Les traits de structure communs
échappent par contre à l’observation et doivent être activement
construits, comme le prouve la réussite très contrastée à de
célèbres problèmes homologues, successivement habillés en
termes d’attaque d’une forteresse, de réparation d’une ampoule, de
radiation d’une tumeur ou d’extinction d’un incendie !
Du coup, quand les élèves sont successivement aux prises avec
deux situations dans des disciplines différentes (voire dans la
même), la similarité de surface joue un rôle essentiel. Qu’elles
soient structurellement proches ne suffit pas, le plus souvent, à
provoquer chez eux la mobilisation d’outils de pensée, déjà utili-

89
Une typologie des erreurs des élèves

sés ailleurs et même éventuellement disponibles en mémoire. Ce


n’est pas qu’ils en soient incapables, et en ce sens Piaget avait rai-
son, mais voilà : ils ne pensent pas à établir un lien, pas si naturel
qu’il y paraît. Inversement, il leur arrive de transférer indûment un
savoir, au vu de ressemblances contingentes entre situations.
Aux enseignants qui s’en étonnent, Bernard Rey rappelle que
les élèves n’ont pas de raisons particulières pour valoriser les traits
de structure davantage que les autres caractéristiques d’une situa-
tion. Le professeur, qui choisit ses exemples pour faire « sortir »
un concept, est animé d’une intention logicienne, mais l’élève
demeure souvent, lui, dans une intention pragmatique. Comme il
le dit joliment : ce n’est pas parce qu’un couteau a un manche que
cela va immanquablement provoquer l’intention de s’en servir
(Rey, 1994). Fort heureusement d’ailleurs... Inversement, une
généralisation indue résulte souvent de l’application analogique
d’une solution déjà connue à une situation nouvelle, laquelle
semble comparable en raison de traits de surface partagés.

• Postuler et organiser le transfert


L’école peut-elle pourtant renoncer au transfert ? Probablement
pas, car elle manifeste d’abord l’exigence qu’un apprentissage
produise des effets au-delà du moment et de la situation où il a été
introduit. Il est fondamentalement lié aux finalités de l’activité
scolaire. En effet, un enseignement dépourvu de valeur formative,
qui serait seulement capable d’obtenir la reproduction à l’identique
de connaissances et mécanismes, perdrait vite toute légitimité.
D’ailleurs, l’école a de plus en plus conscience que ce à quoi elle
forme risque d’être périmé... dès le terme de la formation. C’est
pourquoi elle doit postuler et organiser le transfert, aussi scep-
tiques que soient les psychologues actuels. La pédagogie n’est pas
ici assujettie aux données psychologiques (qu’elle doit connaître),
mais elle révèle son autonomie propre.
Mais un tel transfert, pour légitime qu’il soit, n’a rien de spon-
tané, comme l’a mis en évidence le colloque international organisé
sur ce thème à Lyon (Meirieu & Develay, 1996) auquel nous
emprunterons ci-dessous quelques éléments. Il n’est pas raison-
nable d’imaginer compter dessus comme sur un « prérequis » dis-

90
Une typologie des erreurs des élèves

ponible. Il faut rendre possible le transfert et cela passe à la fois


par une attitude a priori et par un travail permanent :
– L’attitude, c’est de faire réaliser aux élèves que parmi tous les
regards possibles sur les choses (regard pratique, regard intéressé,
regard ludique, regard personnel...), l’école c’est le lieu du
« regard instruit », c’est l’endroit où l’on cherche a priori à faire
les catégories les plus larges, globales, invariantes. Le transfert
poursuit Rey, ne fonctionne pas en soi comme un stimulus a
priori, il doit être désigné comme l’intention transversale de
l’école. L’identité de structure entre deux exercices n’a en effet
aucune incidence sur l’attention qu’on va lui porter ; au contraire,
c’est l’intérêt pour la transversalité qui fait comparer d’une cer-
taine façon académique les situations successives. Quand on trans-
fère bien, poursuit encore l’auteur, c’est qu’on a déjà présupposé
qu’il y avait matière à transversalité.
– Mais le transfert, c’est aussi un travail permanent à faire, et non
le simple « transport » d’une compétence acquise. Toute activité
intellectuelle authentique consiste à rapprocher deux contextes,
afin d’en apprécier les différences et les similitudes. Il n’existe pas,
d’un côté, des savoirs stockés en mémoire et, de l’autre, des apti-
tudes à transférer qui en seraient indépendantes.
Du coup, comme le dit Bernard Charlot, le transfert n’est pas
indépendant du modèle pédagogique mis en œuvre ; il n’est guère
possible quand l’élève est face à des tâches simples où il n’a qu’à
appliquer. Peut-on d’ailleurs transférer, demande-t-il, « lorsque les
programmes sont cycliques, de telle sorte que l’école est vécue
comme l’éternelle reprise des mêmes choses ? Peut-on transférer
quand on est constamment pressé, bousculé, emporté dans une
temporalité émiettée, quand on n’a pas le temps d’essayer (de
s’essayer), de (se) mettre à l’épreuve, de vérifier, d’hésiter, de
tâtonner ? Le transfert implique une situation cognitive assez
« ouverte », c’est-à-dire présentant un minimum de complexité ».
Philippe Meirieu ajoute que le transfert passe par le contrôle
métacognitif de son activité cognitive par l’élève. Il constitue alors
un « principe régulateur essentiel des activités pédagogiques, et la
médiation enseignante y est décisive. Le sujet ne progresse que s’il
est en mesure de pratiquer un travail de changement de cadre, et

91
Une typologie des erreurs des élèves

d’expérimentation personnelle, des outils qu’il maîtrise aux situa-


tions qu’il rencontre. Le transfert renvoie finalement à l’activité
d’un sujet qui se construit dans une histoire cognitive, mais aussi
subjective et identitaire ».

u La complexité propre du contenu

L’origine des erreurs peut enfin être recherchée du côté d’une


complexité propre au contenu d’enseignement. Cette complexité
interne n’est pas toujours perçue comme telle par les analyses dis-
ciplinaires habituelles ni dans les progressions disciplinaires adop-
tées. Elle peut avoir des répercussions du côté des catégories pré-
cédentes (charge mentale, nature des opérations intellectuelles,
etc.), mais le regard se trouve cette fois déplacé du point de vue
psychologique du sujet apprenant vers le point de vue épistémolo-
gique de la structure du contenu.
L’analyse de ce type d’erreurs est typique du travail propre-
ment didactique, qui consiste plus souvent qu’on ne le croit à
remettre profondément en cause, comme dit Gérard Vergnaud, les
contenus théoriques et pratiques de l’enseignement, ainsi que les
méthodes et procédures qui leur sont classiquement associées. La
didactique d’une discipline est ainsi souvent vue un peu naïve-
ment, ajoute-t-il, comme la recherche de nouveaux moyens pour
enseigner plus efficacement des contenus donnés à l’avance et
intangibles (Vergnaud, 1983). Elle se limiterait au souci de mieux
« faire passer » les choses et serait donc de l’ordre du lubrifiant !
Mais cette illusion se dissipe souvent vite dès qu’un contenu fait
l’objet d’investigations didactiques approfondies. Les voies
royales bien installées par la tradition peuvent s’avérer discutables,
voire porteuses d’obstacles imprévus, comme le montre l’exemple
suivant adapté de Corine Castela sur l’enseignement de la tangente
au lycée.
• Les définitions contradictoires de la tangente
Celui-ci est d’ordinaire conçu en commençant par le cas de la
tangente au cercle, réputé plus simple, pour être élargi l’année sui-

92
Une typologie des erreurs des élèves

vante à l’examen des tangentes à des courbes quelconques. Le


problème est que cet élargissement est souvent vu par les ensei-
gnants comme une simple généralisation des acquis précédents
alors que cela nécessite des remaniements théoriques importants.
En effet, deux aspects de la tangente se confondent dans le cas du
cercle sans être distingués par les élèves qui sont intuitivement
plus sensibles à l’un ou à l’autre. Si l’on trace, comme dans la
figure ci-dessous, la tangente à un cercle en un point A, il est pos-
sible de l’envisager de deux façons :
• la tangente peut être conçue comme une droite en contact
avec le cercle tout en restant la plus « distante » de lui, comme
celle qui le frôle a minima. C’est ce qui se passe quand on observe
la figure de façon globale, disons avec l’objectif « grand angu-
laire ». Dans ce cas, la tangente est conçue comme le cas limite
d’une sécante au cercle, celle dont les deux points d’intersection se
trouvent confondus. C’est en ce sens qu’on parle familièrement de
« prendre la tangente » ;

• la tangente peut, tout au contraire, être pensée comme une


droite permettant de prolonger la courbure du cercle au point A
sans rupture de tracé avec lui, à la manière d’un fil autour d’une
poulie. C’est ce qui se passe quand on observe la figure de façon
plus locale, comme avec le « zoom ». Plus on se focalise, en effet,
sur le point A, plus les tracés du cercle et de la droite vont tendre à
se confondre. Dans ce cas, la tangente est conçue comme la sélec-
tion, parmi toutes les droites passant en A, de celle qui constitue la
meilleure approximation possible du cercle.

93
Une typologie des erreurs des élèves

Tous les élèves ne construisent pas leur représentation de la


tangente à partir du même point de vue mais, dans le cas du cercle,
cela est de peu d’importance car les conséquences, en termes de
réponses, sont les mêmes. Ce n’est que l’année suivante, quand on
passera au cas de la tangente à une courbe quelconque, que la
mobilisation différentielle par les élèves, de l’une ou l’autre des
deux conceptions construites l’année précédente, va conduire à des
conclusions opposées, comme cela apparaît dans les trois cas sui-
vants, empruntés à C. Castela.

A
A

Ces exemples sont extraits d’une série de cas proposée aux


élèves, qui doivent se prononcer chaque fois sur le fait de savoir si
la droite est tangente ou non à la courbe au point A et expliquer
leur réponse :
– dans le premier cas (réponse positive), les élèves qui mobilisent
la conception « globale » répondent non dans la mesure où, au-
delà du point A, la droite se trouve sécante avec la courbe. Cela
n’a pourtant nulle importance pour se prononcer de façon
« locale » sur le caractère effectivement tangent ;
– dans le second cas (réponse négative), les élèves qui mobilisent
la conception « globale » répondent oui parce qu’il n’existe qu’un
unique point de contact, comme dans le cas du cercle. Il s’agit
pourtant d’une courbe particulière possédant un point anguleux,

94
Une typologie des erreurs des élèves

pour laquelle la conception « locale » permet de comprendre qu’il


n’existe pas une tangente en ce point mais deux demi-tangentes,
chacune dans le prolongement d’une des parties de la courbe ;
– dans le troisième cas (réponse positive), les élèves qui mobilisent
la conception « globale » répondent non puisque la droite traverse
la courbe en A. Mais il s’agit d’une courbe avec point d’inflexion,
et la conception « locale » permet de comprendre que cette fois la
tangente, malgré son caractère sécant, prolonge bien les deux par-
ties de la courbe sans rupture de tracé.
On comprend ainsi les erreurs systématiquement commises,
qui correspondent à une extension non rectifiée de la solution
apprise l’année précédente. Et les enseignants contribuent involon-
tairement à cette surgénéralisation fautive par un déficit dans
l’analyse du contenu notionnel.

u Erreurs et triangle didactique

Ce tour d’horizon des erreurs, probablement non exhaustif,


cherche à rompre avec les catégories traditionnellement adoptées
pour en parler. Il fournit une sorte de check-list à partir de laquelle
on peut s’interroger chaque fois qu’une erreur d’élève nous sur-
prend. Il propose un cadre de réflexion et d’analyse pour les
équipes pédagogiques soucieuses d’approfondir la question, car
c’est là une tâche difficile à maîtriser de façon solitaire. Sans doute
laisse-t-il un peu sur sa faim, car on aimerait toujours disposer
d’outils plus pratiques pour la conduite de la classe. Chemin fai-
sant, nous avons tenté de multiplier les exemples et de les analy-
ser pour le mieux. Mais l’efficacité didactique n’est possible que
moyennant l’intériorisation de « nouvelles grilles » pour la com-
préhension de ce qui se joue dans l’acte didactique, et l’erreur en
est le cœur.
C’est pourquoi nous proposons ci-dessous, sous forme plus
synoptique, un tableau récapitulatif des types de diagnostics pos-
sibles concernant les erreurs décrites, accompagnés chacun de la
nature des activités, médiations et remédiations possibles pour y

95
Une typologie des erreurs des élèves

UNE TYPOLOGIE DES ERREURS

NATURE DU DIAGNOSTIC MÉDIATIONS ET REMÉDIATIONS

1. Erreurs relevant de la rédaction – Analyse de la lisibilité des


et de la compréhension des textes scolaires
consignes
– Travail sur la compréhension,
la sélection, la formulation de
consignes

2. Erreurs résultant d'habitudes – Analyse du contrat et de la


scolaires ou d'un mauvais coutume didactiques en vigueur
décodage des attentes
– Travail critique sur les attentes

3. Erreurs témoignant des – Analyse des représentations


conceptions alternatives des et des obstacles sous-jacents
élèves à la notion étudiée

– Travail d’écoute, de prise


de conscience par les élèves et de
débat scientifique au sein de la
classe

4. Erreurs liées aux opérations – Analyse des différences entre


intellectuelles impliquées exercices d’apparence proche,
mais qui mettent en jeu
des compétences logico-
mathématiques diverses

– Sélection plus stricte des


activités et analyse des erreurs
dans ce cadre

96
Une typologie des erreurs des élèves

NATURE DU DIAGNOSTIC MÉDIATIONS ET REMÉDIATIONS

5. Erreurs portant sur les – Analyse de la diversité des


démarches adoptées démarches « spontanées », à
distance de la stratégie « cano-
nique » attendue

– Travail sur différentes stratégies


proposées pour favoriser les
évolutions individuelles

6. Erreurs dues à une surcharge – Analyse de la charge mentale


cognitive au cours de l’activité de l’activité

– Décomposition en sous-tâches
d’ampleur cognitive appréhen-
dable

7. Erreurs ayant leur origine dans – Analyse des traits de structure


une autre discipline communs et des traits de
surface différentiels dans les
deux disciplines

– Travail de recherche des


éléments invariants entre les
situations

8. Erreurs causées par la com- – Analyse didactique des nœuds


plexité propre du contenu de difficulté internes à la notion,
insuffisamment analysés

97
Une typologie des erreurs des élèves

faire face. Nous y joignons une figure du triangle didactique


aujourd’hui classique, dont on sait qu’il associe dans un même
système Savoir, Apprenant(s) et Enseignant, pour aider à visuali-
ser graphiquement et logiquement les erreurs évoquées. Celles-ci
ne reviennent-elles finalement pas à évoquer, mais en creux, l’en-
semble du processus si complexe des apprentissages scolaires ?

OBSTACLES ÉPISTÉMOLOGIQUES
Difficultés internes au contenu
notionnel
S
Représentations Rédaction
alternatives et compréhension
des consignes

Écarts aux
démarches Problèmes liés
attendues au transfert

Opérations SYSTÈME Complexité


intellectuelles DIDACTIQUE interne
disponibles du contenu

E M
OBSTACLES OBSTACLES DIDACTIQUES
PSYCHOLOGIQUES Dispositifs et modèles
Caractéristiques d’enseignement
cognitives de l’apprenant

États de Décodage
surcharge de la coutume
cognitive didactique

98
4
Professionnels
du traitement de l’erreur ?

La typologie des erreurs que nous avons proposée pourra


paraître à la fois riche et restrictive. Riche puisqu’elle identifie des
causes d’erreurs, auxquelles on ne songe guère au quotidien de la
classe, et leur donne du sens, mais restrictive dans la mesure où les
distinctions opérées se limitent à l’examen de la sphère cognitive
et rationnelle. N’y aurait-il donc pas aussi des obstacles à caractère
psychologique ? Ne faut-il pas tenir compte de l’affectivité des
élèves dans l’apprentissage ? Assurément si, mais il est pourtant
vrai que ce n’est pas sur cet aspect des choses que l’accent a été
mis dans l’ouvrage, et il s’agit maintenant de comprendre pour-
quoi.

u Pas l’affectivité !

Lorsqu’on demande aux didacticiens comment ils prennent en


compte l’affectivité des élèves, ils répondent souvent un peu
embarrassés qu’à la vérité ils n’en font rien ! Mais il ne faut pas se
méprendre sur la signification d’une telle réponse. Dire qu’on n’en
fait rien ne signifie pas qu’on la néglige, encore moins qu’on la
méprise. Simplement, la didactique ne va pas redoubler ce que
font déjà très bien les autres chercheurs, psychologues, socio-
logues ou psychanalystes... Ce n’est pas là-dessus que leur travail
met l’accent parce qu’ils cherchent, eux, à explorer d’autres voies
spécifiques, plus proches du fonctionnement et des situations sco-
laires. Mais pour autant, selon l’expression de Philippe Meirieu, il

99
Professionnels du traitement de l’erreur ?

ne s’agit pas là de « supprimer par décret ce qu’on a négligé par


méthode » !
Ce que nous avons mis en avant, ce sont des dimensions de
l’erreur susceptibles de faire l’objet d’un traitement didactique,
parce qu’elles jouent sur des variables à partir desquelles les ensei-
gnants peuvent « faire levier » dans leur classe. Repérer des
erreurs liées, comme nous l’avons vu, à la compréhension des
consignes, aux conceptions alternatives ou à la surcharge cognitive
dans la tâche, cela peut modifier les « catégories de l’entendement
professoral », selon la formule de Bourdieu et Saint-Martin. La
posture pédagogique classique envisage d’abord, en effet, les
réponses erronées des élèves à partir de motifs psychologisants
(comme l’absence de motivation ou le défaut de concentration),
mais il s’agit là d’une médiocre psychologie du sens commun qui
laisse bien démuni. Il est d’ailleurs paradoxal de constater sur ce
point que les enseignants, surtout ceux du secondaire dont l’iden-
tité professionnelle est d’abord fondée sur une appartenance disci-
plinaire, abandonnent vite, dès qu’il s’agit des erreurs, cet ancrage
revendiqué sur le contenu des apprentissages.
À moins que cette posture ne doive être entendue comme un
aveu d’impuissance pédagogique et une recherche d’échappatoires
externes par rapport à l’intervention didactique proprement dite.

u Erreur et professionnalisation

Si tel n’est pas le cas, une plus grande professionnalisation du


métier d’enseignant pourrait être l’enjeu d’un traitement plus perti-
nent des erreurs des élèves. Car nous prétendons qu’il s’agit là
d’un véritable analyseur des pratiques pédagogiques et de leurs
transformations.

• Prendre à « bras-le-corps » le processus didactique


Bien des pratiques relatives à l’erreur s’appuient sur des cri-
tères externes préformés, qu’on dira prêts à penser, ou plutôt
« prêts à barrer ». En désignant ainsi des défauts formels du tra-

100
Professionnels du traitement de l’erreur ?

vail, on s’interdit d’entrer dans son économie propre pour en rele-


ver les potentialités et en mesurer la chance. De plus, l’ambiguïté
est permanente de savoir si le jugement concerne l’action ou l’ac-
teur, le résultat ou le processus dont il témoigne. De sorte qu’on
bascule vite dans l’évaluation... avant d’avoir sérieusement
exploré l’apprentissage. Pourtant, comme l’a bien montré Daniel
Hameline, il y a constamment à « marier » l’estimation aussi
objective et critériée que possible d’un produit avec l’estime qu’on
peut accorder à son auteur (Hameline, 1987) :
– l’excès d’estime accordé à une production médiocre peut se jus-
tifier par un encouragement sans faille à la persévérance. Mais si,
au terme du processus, il faut avouer à l’apprenant que ce qu’il a
produit ne convient pas, celui-ci risque de tomber de haut et s’esti-
mer berné. Peut-être même dira-t-il qu’il aurait préféré être
informé plus tôt de sa valeur réelle ;
– inversement, la communication prématurée d’une estimation
rigoureuse et juste risque de projeter sur l’apprenant la maîtrise des
critères finaux, ceux qu’il est justement en train de s’approprier
non sans difficultés. Cela peut le conduire à renoncer dès lors qu’il
perçoit, à tort ou à raison, qu’on doute de ses capactités à les
appréhender.
L’entre-deux est toujours délicat, mais là réside le « geste pro-
fessionnel » consistant à encourager l’élève, tout en restant vrai
avec lui. Pourtant, dira-t-on, s’il faut ainsi pénétrer l’intelligence
des copies tout en anticipant ce que ressentira l’apprenant, on
risque de n’en jamais sortir alors qu’on passe déjà nos week-ends
à les corriger... À la vérité, c’est peut-être l’inverse, tant il est vrai
qu’il est des heures et des jours de corrections qui ne servent à per-
sonne. Ce qui est mortifère – pour les enseignants comme pour les
élèves –, c’est bien le temps interminable du signalement rituel et
sans perspective des erreurs. Ce qui épuise les uns comme les
autres, c’est moins la réalité du lourd travail effectué que le senti-
ment de s’user sans projet sur les mêmes résistances.
• Contre la « constante macabre »
La typologie présentée au chapitre précédent vise à éviter une
double attitude qui, symétriquement, évite l’allergie comme la per-

101
Professionnels du traitement de l’erreur ?

missivité. En réclamant une certaine « tolérance » face aux erreurs


des élèves – ne serait-ce que pour prendre le temps de les com-
prendre et de bien les analyser –, il ne s’agit nullement, en effet,
de s’y complaire. C’est, bien au contraire, pour mieux se position-
ner de façon stratégique et se donner les moyens de réellement les
traiter. Rappelons-nous qu’elles sont des indicateurs de ce à quoi
se trouve affrontée la pensée des élèves ainsi que des raisonne-
ments auxquels ils s’essaient. La dénégation externe ne fait jamais
rien avancer, quand la précision du diagnostic peut avoir plus d’ef-
fet. Loin du laisser-faire dont sont souvent accusés ceux qui se
penchent sur les cheminements réels des élèves, nous cherchons
ainsi à promouvoir un constructivisme actif, exigeant et même un
peu volontariste.
La professionnalisation du métier d’enseignant passe ainsi par
une analyse des erreurs exempte d’application mécanique de
règles ou d’exigences, décalées des compétences correspondantes.
Il faut que l’élève puisse ressentir autre chose que le jeu d’une
« constante macabre » (selon l’expression d’André Antibi) par
laquelle un certain pourcentage de travaux sera automatiquement
placé en dessous de la barre... Il lui faut surtout percevoir, à travers
la correction et la validation de son travail, la marque d’un esprit
lui-même engagé par les critères exigés, parce qu’il en sait le prix
et en montre l’heur. Les modes de traitement des erreurs sont
avant tout révélateurs du type de rapport que les enseignants entre-
tiennent eux-mêmes avec les savoirs qu’ils professent, et les élèves
ont une extrême sensibilité intuitive à ce sujet. Un contenu n’est
susceptible de conduire à une certaine « érotique du savoir » que
s’il est porté par quelqu’un qui sache en faire vivre des aspects
jubilatoires. Les limites soulignées chez l’apprenant n’en sont
alors que mieux comprises, et plus facilement acceptées par lui,
dans la mesure où il perçoit chez l’autre la maîtrise que cela
confère.
• Le diagnostic
Si, comme il a été dit, l’erreur est intimement liée au processus
d’apprentissage, et si elle peut même être le témoin d’une évolu-
tion intellectuelle en cours, alors il nous faut moduler l’idée fami-
lière de prérequis qui seraient nécessaires à un apprentissage, et

102
Professionnels du traitement de l’erreur ?

sur lesquels nous devrions pouvoir compter pour enseigner avec


efficacité. D’ailleurs, on confond souvent à tort prérequis et pré-
acquis, alors que les premiers soulignent ce qui est exigible pour
aborder un contenu nouveau, tandis que les seconds s’efforcent de
décrire un « état des lieux » initial à prendre en compte tel qu’il
est.
Sans qu’on le réalise toujours, parler de prérequis introduit une
certaine norme dans les apprentissages et suppose une hiérarchie
dans les acquisitions : « ceci doit être appris avant cela ». La
conséquence en est souvent qu’on juge insuffisantes les « bases »
et qu’on estime nécessaire d’y revenir. Or, le procédé est négatif
pour tous. Pour les élèves car dès qu’on les ramène aux fameuses
bases, ils s’y révèlent plus compétents qu’on ne l’a cru, mais déçus
par l’aspect défloré d’activités répétitives. Pour les enseignants
tout autant, à cause du vécu destructeur d’échec et de piétinement
qu’ils ressentent.
L’idée de préacquis est beaucoup plus pragmatique et finale-
ment plus juste. André Chervel et Danièle Manesse, étudiant
l’évolution des compétences orthographiques des élèves de 11 à
15 ans, ont constaté une progression quasi linéaire des scores
année après année (même s’il reste un nombre non négligeable de
fautes à 15 ans), quand les professeurs de français ont le sentiment
que rien ne s’apprend (Chervel & Manesse, 1989). C’est pourquoi
devenir un professionnel de l’acte d’apprendre suppose qu’on
développe l’habitude d’effectuer des diagnostics objectifs en situa-
tion. C’est cela qui bouscule le plus notre « habitus enseignant »
dans la mesure où nous pensons plus volontiers les apprentissages
en termes de traitement séquentiel (une chose après l’autre en
commençant par les bases), moyennant une « réinitialisation de la
procédure » lorsque ça ne marche pas. Bref, on reproduit ce qui a
échoué...

u Le traitement stratégique

Un traitement didactique stratégique regarde davantage en


avant qu’en arrière. Pas pour fermer les yeux sur les problèmes,

103
Professionnels du traitement de l’erreur ?

mais pour mieux examiner les qualités en devenir des productions


d’élèves, celles qui peuvent être développées à partir de l’état pré-
sent, au lieu de se retourner avec lassitude sur ce qu’on aimerait
voir acquis. Ce qui était pensé comme des conditions exigibles
évolue alors en examen des possibles dans la situation. Plus préci-
sément, on passe de conditions requises à des conditions de possi-
bilité. Il est clair qu’on peut considérer, avec ces deux attitudes
opposées, les deux productions suivantes d’élèves de sixième :
« Un jour, quand j’étais jaloux moi et mon frère. Des poupées
de mes sœurs. Alors un jour quand les poupées de mes sœurs se
sont approché de moi et mon frère nous les avons attrapé par la
tête et on leur a enlever leur tête. Et mon père nous a acheté des
avion » (Amadou).
« Nous sommes en vacances au bord de la mer, et il y avait un
centre équestre près de notre camp, et mes parents ont eu l’idée
d’y allée, et nous y avions fait une promenade à cheval. Cette
balade à cheval restera pour moi un très grand souvenir, et nous
avons fait des photos et ils étaient pas réussit. Alors j’ai été
déçue » (Cindy).

• Imperfections et potentialités

Avec autant de raisons, c’est au répertoire des imperfections ou


bien à l’estimation des potentialités que peuvent être rapportées de
telles productions. On peut y relever nerveusement les dysortho-
graphies accumulées et surtout l’incapacité des élèves à construire
des phrases. Mais personne n’envisage de s’en satisfaire ! À la
vérité, on se place ainsi dans une posture bloquée qui ne désigne
aucune issue et témoigne avant tout d’un désarroi. Il est également
possible de relire ces textes bien imparfaits en se rappelant qu’ils
correspondent aux difficultés majeures, jusqu’au collège, pour pas-
ser des structures de l’oral à celles de l’écrit. Les élèves ne font
souvent que transcrire, plus ou moins habilement sur leur feuille,
ce qui fonctionnait correctement à l’oral, grâce à la présence des
deux locuteurs, aux effets de contexte et à l’intonation. Mais cette
simple transcription bricolée ne fonctionne pas parce que d’abord
les phrases n’existent pas à l’oral (mais seulement des pauses plus

104
Professionnels du traitement de l’erreur ?

ou moins longues), et parce qu’ensuite le jeu des connecteurs


logiques et de la syntaxe y est bien plus complexe à l’écrit.
La maîtrise de la phrase relève en fait d’un apprentissage à
long terme, dont de telles productions peuvent être l’opportunité.
Alain Berrendonner cite l’exemple de la transcription suivante
dans laquelle la phrase oscille entre l’unité minimale, ou clause, et
la période plus ample.

CLAUSE PÉRIODE

aussitôt que je me lève le matin \ je ne sais pas ce qui se passe \ j’en


sais rien \ ch’uis à la bourre \ et je cours \ et je me rappelle toujours ces
arrivées sur les chantiers en courant comme un fou...

Transcrivant l’oral, la phrase hésite toujours entre clause et pé-


riode, et cela doit être apprécié au cas par cas. Elle est seulement défi-
nie par une majuscule et un point, ajoute Berrendonner, et n’est donc
pas vraiment une unité de linguiste mais une unité de « lettré », et
d’abord de typographe. Car à côté de phrases parfaites comme Le
chat mange la souris, en existent quantité d’autres qui ne possèdent
pas toutes ces caractéristiques prototypiques et qui présentent seule-
ment un « air de famille » avec elles, mais n’en sont pas moins indis-
cutablement des phrases (Berrendonner, 1993).
Ce qui serait le plus utile aux élèves, ce n’est donc pas qu’on
leur rappelle perpétuellement une règle externe qu’à la vérité ils
connaissent, mais qu’on les aide à transformer leurs écrits primi-
tifs et qu’on « pèse » avec eux les choix à opérer. Quand d’abord
nous voient-ils nous-mêmes aux prises avec la résolution de ce
type de problème ? Ceux, parmi les adultes, qui ont eu l’occasion
de s’exprimer publiquement à l’oral, et ont éprouvé le sentiment
que leur message est bien passé, savent à quel point on reste incré-
dule face à la transcription littérale des paroles prononcées.
Pourtant, à l’oral, cela semblait correctement construit...
On retrouve là l’idée d’objectif-obstacle, chère à Jean-Louis
Martinand, qui ne décrit pas les objectifs d’une façon externe et a

105
Professionnels du traitement de l’erreur ?

priori, mais in situ, à partir des difficultés réelles rencontrées


(donc des erreurs commises) et de leur dépassement didactique.
Notons d’ailleurs le développement actuel de termes qui insistent
d’une façon convergente sur le caractère dynamique des progrès
possibles et sur le « calcul » de l’ampleur du saut à effectuer :
objectif-obstacle, mais aussi saut informationnel, décalage opti-
mal, zone proximale, etc. Ce que répètent les haut-parleurs des sta-
tions du métro de Londres : « Mind the gap », c’est-à-dire atten-
tion à l’intervalle en montant dans la rame, pourrait être une devise
adaptée au travail didactique des erreurs. Ce serait une façon
d’éviter son triple évitement, lequel peut se produire :
– soit par renvoi en amont, en questionnant les niveaux scolaires
précédents (c’est la question évoquée des prérequis) ;
– soit en aval, en situant le moment présent comme une simple
« approche » notionnelle et en renvoyant à plus tard (à d’autres ?)
le cœur du travail conceptuel ;
– soit encore latéralement, en misant sur le travail à la maison et
sur les structures scolaires de pédagogie curative, d’accompagne-
ment ou de soutien.
Comme si, finalement, ce n’était jamais le bon moment pour
s’attaquer à l’erreur et à l’apprentissage d’une façon centrale, ici et
maintenant. Tout s’y oppose si l’on n’est pas convaincu que c’est
essentiel : le temps didactique qui file, l’ordre de la progression
difficile à bousculer, le nombre d’élèves par classe, etc. Mais pour
les élèves, c’est une source majeure de désarroi, faute de parvenir
à comprendre la signification profonde des activités scolaires et de
leurs contraintes.

• L’attribution interne
Prendre cette posture du diagnostic de l’erreur en situation et la
considérer comme une chance d’apprentissage suppose que les
enseignants développent davantage une attribution interne de leurs
actions didactiques. La théorie de l’attribution sociale, développée
notamment par H. Kelley, indique en effet qu’un sujet peut se
positionner différemment face à ses actes et à la survenue des évé-
nements :

106
Professionnels du traitement de l’erreur ?

• certains développent une attribution externe, c’est-à-dire


qu’ils renvoient ce qui advient à des causes ou des circonstances
qui leur sont extérieures (la chance ou la malchance par
exemple), et ils se vivent comme étant leur jouet, voire leur vic-
time ;
• alors que chez d’autres l’attribution est interne, c’est-à-dire
qu’ils se considèrent étant à la source de ce qui leur arrive.
Les premiers se définissent plutôt comme des éléments indif-
férenciés au sein d’un ensemble qui subit passivement son his-
toire, quand les seconds se vivent davantage comme des acteurs
autonomes, sujets de leur propre histoire (Deschamps et al.,
1990). Cela est vrai des élèves, et des recherches ont pu noter
que ceux qui sont en échec n’utilisent que très peu, lors d’un
exercice, la totalité du temps qu’on leur octroie et leurs possibili-
tés cognitives, même limitées. Toute leur expérience scolaire
leur a plutôt laissé entendre que les résultats (médiocres) qu’ils
obtiennent ne sont pas modifiés par le temps passé ni par l’intérêt
accordé, mais sont plutôt liés au hasard, à la chance ou à la
volonté du maître.
On peut justement se demander s’il n’en va pas quelquefois
de même des enseignants, et si cela n’est pas l’un des freins puis-
sants à une réelle professionnalisation du métier. Une certaine
façon de le vivre en se défendant d’être responsable de ce qui se
passe, en projetant tout sur les conditions externes, matérielles et
institutionnelles, interdit d’y prendre sa part comme acteur
majeur et vivant, aussi fondées que puissent être les demandes.
Comme s’il y avait plus d’avantages symboliques à renvoyer
ailleurs le pilotage de l’erreur et des apprentissages, quitte à s’en
plaindre et à le payer en termes de désinvestissement. De façon
plus polémique, Patrice Ranjard avait montré, dans Les ensei-
gnants persécutés, une certaine propension du métier à « s’obli-
ger à penser faux » en mettant en avant, de façon écorchée vive,
sa conscience professionnelle dès que survient la moindre
remarque critique. Et, ajoutait-il un peu perfidement, quand un
professeur « sort » sa conscience professionnelle, c’est que la
rupture de communication est déjà consommée... (Ranjard,
1984).

107
Professionnels du traitement de l’erreur ?

u Erreur et angoisse

L’excès d’attribution externe ne fait qu’exprimer une forme


d’angoisse face au métier et traduit les tentatives, même mala-
droites ou discutables, pour s’en protéger. Philippe Meirieu s’était
fait longuement applaudir par tout le grand amphithéâtre de la
Sorbonne, lors des Entretiens Nathan 1994, en déclarant de sa
voix forte que, pour lui, la pédagogie c’était d’abord fait pour se
donner du courage ! Il avait touché les choses au cœur, et cela
avait été ressenti comme tel par l’auditoire.
Renvoyons ici au beau livre de Georges Devereux récemment
disparu, intitulé De l’angoisse à la méthode. S’appuyant sur son
expérience d’ethnologue et de psychanalyste, il montrait que l’ap-
pui sur les rigueurs d’une « méthode » (qu’elle soit scientifique ou
pédagogique) se présente d’abord comme un système défensif.
C’est que certains métiers sont anxiogènes parce qu’à travers l’ob-
jet de son travail on s’étudie soi-même, et l’enseignement paraît
bien du lot. G. Devereux ne refusait pas cette fonction protectrice
de la méthode, mais il soulignait les conséquences négatives d’un
fonctionnement où elle ne soit que cela, ou même d’abord cela.
« Il est légitime qu’ayant affaire à un matériau anxiogène, on
cherche les moyens de réduire suffisamment son angoisse pour
accomplir efficacement son travail, et il se trouve que le moyen le
plus efficace et le plus durable pour effectuer une telle réduction
est une bonne méthodologie. L’important n’est pas de savoir si
l’on utilise une méthodologie aussi comme un moyen de réduire
l’angoisse, mais de savoir si on le fait en connaissance de cause,
de manière sublimatoire, ou seulement de manière défensive. En
réalité cela n’exige pas de manœuvres défensives, mais un
contrôle et une exploitation conscients et rationnels. L’avantage
est alors de réintroduire dans la situation l’observateur tel qu’il
est réellement » (Devereux, 1980).
La quête d’une introuvable « bonne méthode » nous protége-
rait en quelque sorte contre la réalité des acteurs, et d’abord contre
nous-mêmes. Elle constituerait un évitement de la rencontre per-
sonnelle avec d’autres sujets. Là pourrait résider la racine de cette
difficulté que nous avons notée, à prendre en charge les situations

108
Professionnels du traitement de l’erreur ?

d’apprentissage comme elles sont. Réintroduire l’observateur dans


la situation, tel est le défi d’un traitement didactique in situ des
erreurs. Mais si cela est fort compréhensible et s’il n’y a personne
à culpabiliser, on ne voit pas qui gagne en vérité à laisser perdurer
cet état de choses aujourd’hui. Georges Devereux déjà cité, mais
aussi Mireille Cifali, insistent sur le fait que celui qui se livre à de
tels subterfuges s’octroie des facilités apparentes qu’en définitive
il paie au prix fort, parce qu’il se replie avec crispation sur des
positions de plus en plus difficiles à tenir (Cifali, 1994).

u Erreur et violence

En effet, ces problèmes se réfléchissent comme des jeux de


miroirs, de telle sorte que l’angoisse des uns alimente la peur des
autres, et par-delà, leur violence. Et réciproquement. Les freins au
changement de modèle pédagogique, que nous avons notés, ne
paraissent pas d’abord d’ordre technico-didactique. C’est en
amont, dans une certaine posture professionnelle, défensive et nor-
mative, que bien des choses se jouent, désignant ce qui sera pos-
sible ou non dans la classe. En retour, la question est aujourd’hui
posée de savoir si le fonctionnement scolaire qui en résulte au
quotidien ne constitue pas une toile de fond muette, hors d’état
d’opposer résistance aux accès périodiques de violence, dans la
mesure où certains élèves ne réalisent pas ce qu’ils sont en train de
perdre à ce jeu. La question de l’erreur quitte alors sa « niche »
didactique et devient la pierre angulaire de questions d’une toute
autre ampleur.
Bernard Charlot et al. ont demandé à des élèves de l’école et
du collège de rédiger des bilans de savoirs et les ont analysés. Les
résultats jouent comme une alerte et devraient être une alarme.
Analysant les thèmes récurrents sous la plume des jeunes, ils souli-
gnent que « la peur latente, l’ennui tenace et l’impossibilité de
“parler avec les profs” sont des ingrédients des explosions indivi-
duelles et collectives de violence dans les collèges de banlieue »
(Charlot et al., 1992). Ceux qui disent leur peur, ajoutent-ils, sont
souvent aussi ceux qui font peur... Et si, à l’école, les copains sont

109
Professionnels du traitement de l’erreur ?

si importants, c’est sans doute qu’ils sont les acteurs appréciés


d’une vie commune, mais aussi parce que le collectif protège cha-
cun sur le mode symbolique.
Crûment exprimé, cela renvoie au déficit d’enjeu intellectuel
dans bien des disciplines. À tort ou à raison, les élèves ressentent
rarement en classe qu’ils vivent des moments importants ou qu’ils
rencontrent des savoirs identifiables. Nul ne dit que la violence
scolaire soit d’abord d’origine interne, tant il est clair que bien des
établissements sont le reflet des conditions de vie et des frustra-
tions sociales ambiantes. Mais l’ensemble peut faire système, et le
vécu scolaire entre alors dans le jeu comme une pièce du mécano.
Les sociologues disent volontiers aujourd’hui qu’avant d’être un
lieu d’apprentissage, l’école doit devenir un lieu prioritaire de
socialisation. On peut contester une telle chronologie, car le
contrat social ne précède pas nécessairement le contrat pédago-
gique. À l’inverse, un contrat pédagogique renouvelé, dans lequel
le travail des erreurs donne du sens aux apprentissages, joue tout
autant sur la structuration de règles de vie communes. La stabili-
sation des conditions psychosociales au sein du groupe peut alors
être le fruit du travail didactique, conduit d’une certaine façon, tout
autant qu’un préalable exigé.
On pressent ce qui risque assez rapidement d’advenir si l’an-
goisse enseignante, par son côté défensif, contribue comme on l’a
vu à des ruptures de communication. Le phénomène se boucle sur
lui-même dès lors que la peur des élèves contribue à la survenue
d’actes violents. Face à une telle spirale, on ne peut qu’en « sortir
par le haut », en ne se contentant pas de nommer un médiateur
quand l’établissement explose, avec le secret espoir d’un retour
sans vagues au statu quo ante. On en « sort par le bas » quand on
fait de la socialisation un préalable au didactique, car l’enseignant
renonce alors à son rôle spécifique pour mimer, sans avoir sa com-
pétence, l’animateur de quartier ou l’éducateur de rue. L’école res-
semble alors de moins en moins à l’école, et la contagion du mal
vivre ne peut que s’y amplifier. En sortir par le haut, cela signifie
remettre les savoirs au cœur de l’école et surtout, comme le pro-
pose B. Charlot, modifier le rapport aux savoirs dans la classe.
Non pas, évidemment, avec la visée nostalgique d’une restauration
à l’ancienne dont certains intellectuels français ont le chic, mais en

110
Professionnels du traitement de l’erreur ?

donnant aux élèves l’expérience quotidienne d’un travail intellec-


tuel authentique, et en intégrant nécessairement une reprise active
des erreurs. Tous les élèves, en difficulté scolaire ou non, se posent
des questions théoriques et métaphysiques, mais c’est en dehors de
la classe parce qu’ils en perçoivent peu de traces à l’intérieur. Nul
n’est entièrement déterminé par la satisfaction de besoins immé-
diats, et beaucoup s’ennuient (et l’expriment) de « ces heures de
cours interminables qui donnent envie de dormir. » Osons dire
qu’ils aspirent à plus de théorie, ce qui ne signifie pas davantage
de jargon ésotérique bien entendu, mais la rencontre d’enjeux
conceptuels stimulants, de « bonnes surprises » au long de la
semaine et au gré des disciplines. Cela aurait le mérite d’associer
de façon interactive médiation didactique et médiation sociale.
Concluons avec le philosophe Jean-Toussaint Desanti, qui décla-
rait à l’occasion d’un entretien publié par Le Monde : « Il faut
dans chaque discipline mener un travail souterrain en direction
des soubassements, de l’origine. Il faut creuser en allant vers la
racine – oubliée mais cependant présente – de chaque savoir.
Alors des modes de pensée qui, en surface, paraissent entièrement
dissemblables, peuvent faire signe vers l’unité d’une origine com-
mune » (Desanti, 1992). Faire signe aux élèves pour désigner
l’unité de savoirs désirables, telle serait finalement la vertu cardi-
nale du travail didactique de l’erreur.

111
Bibliographie

ASTOLFI Jean-Pierre, L’école pour apprendre, Paris, ESF éditeur,


1992.
ASTOLFI Jean-Pierre, Vers une pédagogie constructiviste,
Lyon, Voies Livres, 1995.
ASTOLFI Jean-Pierre, PETERFALVI Brigitte et VÉRIN Anne, Les
transformations de la matière, objectifs-obstacles et situations
d’apprentissage, Paris, INRP, 1997 (en préparation).
AUDIGIER Marie-Nolle et GUILLAUME Jean-Claude, (dir.),
Comment font-ils ? L’écolier et le problème de mathématiques,
Paris, INRP, Coll. Rencontres pédagogiques, 4, 1984.
BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique,
Paris, Vrin, 1938.
BALACHEFF Nicolas, « Le contrat et la coutume : deux registres des
interactions didactiques », dans : Actes du premier colloque
franco-allemand de didactique des mathématiques et de l’in-
formatique, Grenoble, La Pensée sauvage, 1988.
BARTH Britt-Mari, L’apprentissage de l’abstraction, Paris, Retz,
1987.
BERRENDONNER Alain, « Pratiques de l’écrit », Le français dans le
monde, n° spécial, 1993.
BRISSIAUD Rémi, Action et langage en géométrie, Lyon, Voies
Livres, 1994.
BRUN Jean, Vingt ans de didactique des mathématiques en France,
Grenoble, La Pensée sauvage, 1994.
CANTOR Maryline, Pouchet, savant et vulgarisateur, Nice,
Z’Éditions, 1994.
CATACH Nina, Les délires de l’orthographe, Paris, Plon, 1989.

113
Bibliographie

CHARLOT Bernard et al., École et savoir, dans les banlieues... et


ailleurs, Paris, Armand Colin, 1992.
CHARNAY Roland, PERROT Gérard, RAGOT Anne et al., « En
mathématiques, peut mieux faire... » : l’élève face à la diffi-
culté en mathématiques, Paris, INRP, Coll. Rencontres pédago-
giques, 12, 1986.
CHARNAY Roland et MANTE Michel, « De l’analyse d’erreurs en
mathématiques aux dispositifs de re-médiation, quelques
pistes... », Repères-IREM, 7, 1992.
CHERVEL André et MANESSE Danièle, La dictée, les français et
l’orthographe 1873-1987, Paris, INRP, Calmann-Lévy, 1989.
CHEVALLARD Yves, « Médiations et individuation didactiques »,
Interactions didactiques, 8. Universités de Genève et Neuchâ-
tel, 1988.
CIFALI Mireille, Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique,
Paris, PUF, 1994.
COLOMB Jacques (dir.), Le statut de l’erreur dans l’enseignement,
en CM2 et en 6e, Paris, INRP, 1987.
DESCHAMPS Jean-Claude et CLÉMENCE Alain (dir.), L’attribution :
causalité et explication au quotidien, Lausanne, Delachaux et
Niestlé, coll. Textes de base en psychologie, 1990.
DE VECCHI Gérard et GIORDAN André, L’enseignement scienti-
fique, comment faire pour que « ça marche » ? Nice, Z’Édi-
tions, 1989.
DEVEREUX Georges, De l’angoisse à la méthode, Paris, Flamma-
rion, 1980.
FABRE Michel, Bachelard éducateur, Paris, PUF, 1995.
FAVRE Daniel, « Conception de l’erreur et rupture épistémolo-
gique », Revue française de pédagogie, 111, 1995.
FAYOL Michel, « La notion d’erreur, éléments pour une approche
cognitive », dans : Intelligences, scolarité et réussites.
Grenoble, La Pensée sauvage, 1995 .

114
Bibliographie

FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard,


1966.
GIORDAN André et DE VECCHI Gérard, Les origines du savoir,
Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1987 .
HALTÉ Jean-François, La didactique du français, Paris, PUF, Que
sais-je ? 1992.
HAMELINE Daniel, « De l’estime », dans : DELORME Charles (dir.),
L’évaluation en question(s), Paris, ESF éditeur, 1987.
JACOB François, Le jeu des possibles, Paris, Fayard, 1981.
JAFFRÉ Jean-Pierre, DUCARD Dominique et HONVAULT Renée,
L’orthographe en trois dimensions (chap. XII : « Le savoir de
l’erreur »), Paris, Nathan, 1995.
JOHSUA Samuel, Contribution à la délimitation du contraint et du
possible dans l’enseignement de la physique (essai de didac-
tique expérimentale), Thèse d’état. Université d’Aix-Mar-
seille II, 1985.
KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris,
Flammarion, 1972 .
LEGENDRE-BERGERON Marie-Françoise, Lexique de la psychologie
de Jean Piaget, Chicoutimi (Québec), Gaëtan Morin, 1980.
LIEURY Alain, Mémoire et réussite scolaire, Paris, Dunod, 1991.
LIEURY Alain, La mémoire, du cerveau à l’homme, Paris, Galli-
mard, coll. Dominos, 1993.
MEIRIEU Philippe, Devoirs à la maison, Paris, Syros, 1987.
MEIRIEU Philippe et DEVELAY Michel, Émile, reviens vite, ils sont
devenus fous, Paris, ESF éditeur, 1992.
MEIRIEU Philippe et DEVELAY Michel, Le transfert de connais-
sances en formation initiale et continue, Lyon, CRDP, 1996.
NUNZIATI Georgette, « Pour construire un dispositif d’évaluation
formatrice », Cahiers pédagogiques, 280, 1990.

115
Bibliographie

PERRENOUD Philippe, Métier d’élève et sens du travail scolaire,


Paris, ESF éditeur, 1994.
PIAGET Jean, L’équilibration des structures cognitives, Paris, PUF,
1975.
POPPER Karl, La logique de la découverte scientifique, Paris,
Payot, 1972.
RABARDEL Pierre, Les hommes et les technologies, Paris, Armand
Colin, 1995.
RANJARD Patrice, Les enseignants persécutés, Paris, Robert Jauze,
1984.
REUTER Yves, « Pour une autre pratique de l’erreur », Pratiques,
44, 1984.
RICHARD Jean-François, Les activités mentales, Paris, Armand
Colin, 1990.
REASON James, L’erreur humaine, Paris, PUF, 1993.
REY Bernard, Les compétences transversales en question, Paris,
ESF éditeur, 1996.
SANNER Michel, Du concept au fantasme, Paris, PUF, 1983.
SERRES Michel, Le Tiers instruit, Paris, François Bourrin, 1991.
TONUCCI Francesco, La solitude de l’enfant, Paris, PUF, 1996.
VERGNAUD Gérard, Recherches en éducation et socialisation de
l’enfant (rapport CARRAZ), Paris, La Documentation française,
1983.
VERGNAUD Gérard, « Les fonctions de l’action et de la symbolisa-
tion dans la formation des connaissances chez l’enfant », dans :
PIAGET Jean et al., Psychologie (encyclopédie de la Pléiade),
Paris, Gallimard, 1987.
VERMERSCH Pierre, « Analyse de la tâche et fonctionnement cogni-
tif dans la programmation de l’enseignement », Bulletin de psy-
chologie, 343, 1979.

116
Bibliographie

VERMERSCH Pierre, L’entretien d’explicitation, Paris, ESF édi-


teur, 1994.
VIENNOT Laurence, Le raisonnement spontané en dynamique élé-
mentaire, Paris, Hermann, 1979.
ZAKHARTCHOUK Jean-Michel et CASTINCAUD Florence, Lecture
d’énoncés et de consignes, Amiens, CRDP/ CRAP-Cahiers péda-
gogiques, 1987.

117
DERNIERS TITRES PARUS DANS LA COLLECTION
PRATIQUES ET ENJEUX PÉDAGOGIQUES

L’école, lieu de citoyenneté – n° 50


François Galichet

Lorsqu’il est question d’éducation à la citoyenneté, on pense


d’abord à définir ce qu’est la citoyenneté, et ensuite à rechercher
les démarches pédagogiques et didactiques qui permettent de la
réaliser. La pédagogie serait toujours seconde, subordonnée aux
modèles politiques et éthiques qu’elle vise à servir.
Or dans cet ouvrage, l’auteur tend à renverser la relation. La péda-
gogie serait elle-même porteuse d’un projet d’une conception de la
citoyenneté originale et irréductible à ces paradigmes traditionnels.
François Galichet montre que par-delà la diversité des pratiques, il
y a dans la démarche pédagogique elle-même des exigences qui
proposent une conception plus radicale et plus rigoureuse de la
citoyenneté que celles qui ont habituellement cours.
Il s’appuie sur certaines pratiques innovantes pour dégager la
conception de l’égalité qu’elles impliquent. La pédagogie peut
donc devenir en elle-même et par elle-même le principe d’un
modèle éthique et politique
Pour une anthropologue des savoirs scolaires : de la désappar-
tenance à la réappartenance – n° 49
Jacques Lévine, Michel Develay

« Avec tes concepts propres, tu rencontres les mêmes problèmes


que j’ai rencontrés. Tu le fais, dans la collaboration avec Michel
Develay, à niveau de réflexion rare, cette réflexion est d’autant
plus nécessaire qu’elle est rare. La notion de pédagogie anthropo-
logique me paraît particulièrement intéressante et pertinente.
Parmi les formules-clés qui sont nombreuses dans votre texte et
dont certaines sont lumineuses : “Nous ne savons pas articuler le
monde et la lecture du monde” ; “Écouter quelqu’un, c’est l’écou-
ter dans la façon dont il écoute sa propre vie” , “ Nous avons à
articuler les stratégies et détours nécessaires pour développer des
enfants pas pareils au départ, qui ne seront pas nécessairement
pareils ou égaux au terme du parcours, mais qui auront été donnés,
entre-temps, des chances pareilles en matière de compétences
diversifiées”.
Le problème est à multiples racines, nouées les unes aux autres.
D’où la difficulté de la résoudre. Grand merci pour votre texte qui
répond aux questions les plus brûlantes de notre école en crise. »
Edgar Morin à Jacques Lévine (extrait d’une lettre à J. Lévine)
Analyser les situations éducatives – n° 48
Yveline Fumat, Claude Vincens, Richard Étienne

Ce livre répond à la demande de concret formulée par les


professionnels lors de leur formation – initiale ou continue –
dans les métiers de l’éducation, du soin, du travail social.
À partir de l’exposé oral de situations éducatives singulières, il
propose une démarche qui associe un travail en groupe –
soutenu par un cadre rigoureux – et des modèles d’intelligibilité
permettant aux participants de comprendre et d’expliquer des
situations complexes et difficiles.
En repérant les savoirs implicites – méconnus ou inconscients –
mobilisés dans l’action mais aussi en convoquant les concepts
savants comme des réponses aux pratiques professionnelles, il
cherche à relier les théories aux pratiques et répond au défi de la
formation en alternance.
Ce livre concerne tous les métiers de l’éducation et de la formation
et même tous les « métiers de l’humain » confrontés à la com-
plexité de situations où interviennent différents partenaires
Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique
en éducation et en formation – n° 47
Alain Kerlan

Cet ouvrage de philosophie de l’éducation donne au lecteur un


aperçu des principales interrogations et conceptions que suscitent
aujourd’hui pour la pensée philosophique les tâches et les défis de
l’éducation et de la formation : la formation intellectuelle et l’en-
trée dans la culture, l’éducation éthique et la formation civique, la
formation artistique et l’éducation de la sensibilité, la formation de
la personne.
Il s’agit également d’un ouvrage de philosophie pour l’éducation,
d’un ouvrage qui répond à un besoin, à une demande de philoso-
phie, dans le domaine de l’éducation et de la formation.. Toute
réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou
recoupent une interrogation philosophique. Les éducateurs et les
futurs éducateurs, enseignants, formateurs, étudiants, n’attendent
pas que la philosophie apporte des réponses, mais qu’elle éclaire
une responsabilité dont chacun mesure de mieux en mieux la com-
plexité. C’est dans cette perspective que se situe le « compagnon-
nage philosophique » qui leur est ici proposé.
Guide des aides aux élèves en difficulté. Adaptation et intégra-
tion scolaires – n° 46
Dominique de Peslouan, Gilles Rivalland

Conçu comme un manuel de référence pour les enseignants


spécialisés, les formateurs et pour ceux qui envisagent une
spécialisation, cet ouvrage s’appuie sur la formation mise en
place depuis plusieurs années par les auteurs. L’articulation
constante de la réflexion et de l’action en est le fil conducteur,
avec une double approche, théorique et pratique : théorisation
des pratiques « en situation » ; expérimentation sur le « terrain
» des cadres et orientations théoriques proposés en formation.
Les nombreux exemples de situations et de cas d’enfants,
présentés par des professionnels des différentes options du
CAPSAIS, sont ainsi indissociables des éclairages conceptuels
qui les fondent et qu’ils valident.
Les pratiques pédagogiques spécialisées, plus évidemment
encore que les pratiques « ordinaires », ne sont, en effet,
efficaces durablement que si elles s’appuient, hors du
pragmatisme comme du dogmatisme, sur une recherche de
sens, pouvant seule permettre à ces élèves en difficulté et en
souffrance, parfois en rupture, d’accéder véritablement aux
apprentissages, en transformant leurs rapports au savoir, au
monde et à eux-mêmes.
DANS LA COLLECTION
PRATIQUES ET ENJEUX PÉDAGOGIQUES

Analyser les situations éducatives,


Yveline Fumat, Claude Vincens, Richard Étienne - n° 48
Apprendre la santé à l’École,
Brigitte Sandrin-Berthon - n° 10
Apprentissage et identité sociale. Un parcours diversifié,
Nathalie Amoudru - n° 28
La classe spécialisée, une classe ordinaire ?,
Rémi Casanova - n° 21
Comment faire de la grammaire,
Marc Campana et Florence Castincaud - n° 24
Construire des compétences dès l’École ?,
Philippe Perrenoud - n° 14
Des ateliers Montessori à l’école. Une expérience en maternelle,
Béatrice Missant - n° 37
Donner du sens à l’École,
Michel Develay - n° 1
L’École à venir,
Alain Kerlan - n° 18
L’école aujourd’hui : quelles réalités ? Obstacles, réussites, perspectives,
Paul Ravel - n° 34
L’école, lieu de citoyenneté,
François Galichet, n° 50
L’éducation artistique à l’École,
Isabelle Ardouin - n° 13
L’éducation technologique,
Joël Lebeaume - n° 27
Éduquer les enfants sans repères,
Philippe Gaberan - n° 3
Éduquer par le Jeu Dramatique,
Christiane Page - n° 7
L’enseignant, un passeur culturel,
Jean-Michel Zakhartchouk - n° 22
Enseignants : reconnaître ses valeurs pour agir,
Christiane Valentin - n° 9
Enseignement supérieur : vers un nouveau scénario,
Louise Langevin et Monik Bruneau - n° 31
Enseigner le droit à l’école,
François Robert - n° 26
L’erreur, un outil pour enseigner,
Jean-Pierre Astolfi - n° 8
Les études dirigées au collège. Problèmatique et propositions,
Nathalie Amoudru - n° 41
L’évaluation dans l’école. Nouvelles pratiques,
Louise Bélair - n° 23
L’évaluation démystifiée,
Charles Hadji - n° 11
Faire la classe à l’école élémentaire,
Bernard Rey - n° 15
Faire de la philosophie à l’école élémentaire,
Anne Lalanne - n° 44
Frankenstein pédagogue,
Philippe Meirieu - n° 2
Guide des aides aux élèves en difficulté. Adaptation et intégration scolaires,
Dominique de Peslouan et Gilles Rivalland - n° 46
L’Histoire à l’école. Modes de pensée et regard sur le monde,
Charles Heimberg -n° 40
Intégrer les nouvelles technologies. Quel cadre pédagogique ?,
Jacques Tardif - n° 19
Laïcité et culture religieuse à l’École,
Nicole Allieu - n° 4
Manifeste pour les pédagogues,
Jean Houssaye, Michel Soëtard, Daniel Hameline, Michel Fabre - n°43
Parents, comment aider votre enfant ?
Michel Develay - n° 20
Pertinences en éducation. Tome 1,
André de Peretti - n° 35
Pertinences en éducation. Tome 2,
André de Peretti - n° 36
Philosophie pour l’éducation, Alain Kerlan - n° 47
Pour une anthropologie des savoirs scolaires.
De la désappartenance à la réappartenance, Jacque Lévine,
Michel Develay – n° 49.
Pour une éducation du corps par l’EPS,
Patrick Fargier - n° 12
Pourquoi des mathématiques à l’École ?,
Roland Charnay - n° 5
Pratique de l’Analyse Transactionnelle dans la classe.
Avec des jeunes et dans les groupes,
Nicole Pierre - n° 42
Pratiques de l’écrit en maternelle,
Sous la direction de Dominique de Peslouan - n° 38
Profession, chef d’établissement,
Yves Grellier - n° 17
Professionnaliser le métier d’enseignant,
Anne Jorro - n° 45
Propos sur les sciences de l’éducation,
Michel Develay - n° 33
Quelle École pour quelle citoyenneté ?,
Georges Roche - n° 16
Quelle école voulons-nous ?
Dialogue sur l’école avec la Ligue de l’enseignement,
Alain Kerlan, Michel Develay, Louis Legrand, Éric Favey - n° 39
Recherche documentaire et apprentissage. Maîtriser l’information,
Frédérique Marcillet - n° 29
Le redoublement : pour ou contre ?,
Jean-Jacques Paul - n° 6
La relation école-familles. « Peut mieux faire »,
Judith Migeot-Alvarado - n° 32
Les relations dans la classe, au collège et au lycée,
Bernard Rey - n° 25
Les réseaux d’établissements. Enjeux à venir,
Richard Étienne - n° 30

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