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Donner du sens à l’École

Collection
Pratiques et enjeux pédagogiques
dirigée par Michel Develay

© 1996 ESF éditeur


Division de Reed Business Information
SAS au capital de 4 099 168 euros,
Forum 52 – 52, rue Camille-Desmoulins
92448 – Issy-les-Moulineaux-cedex
Actionnaire principal : Reed Elsevier France
Président : Antoine Duarte
7e édition 2012

www.esf-editeur.fr

ISBN 978-2-7101-2863-2
ISSN 1275-0212

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et


3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou
reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants
droit, ou ayants cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles
L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Michel Develay

Donner du sens
à l’École

Issy-les-Moulineaux
M ichel Develay, après avoir enseigné dans le premier degré,
a été formateur en École normale et professeur en sciences de
l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2 où il a dirigé le Centre de
recherches en sciences de l’éducation. Ses travaux qui ont donné lieu
à plusieurs ouvrages sont centrés sur les apprentissages scolaires et
la formation des enseignants.

***

Ouvrages de Michel Develay


De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF éditeur, collection
« Pédagogies », 6e édition, 2004.
La didactique des sciences, en collaboration avec J.-P. Astolfi, Paris,
PUF, Que sais-je ?, 4e édition, 1989.
Émile, reviens vite… ils sont devenus fous, en collaboration avec
P. Meirieu, Paris, ESF éditeur, collection « Pédagogies », 4e édition,
1997.
Peut-on former les enseignants ? Paris, ESF éditeur, collection
« Pédagogies », 3e édition, 1996.
Propos sur les sciences de l’éducation, Paris, ESF éditeur, collection
« Pratiques et enjeux pédagogiques », 2e édition, 2004.

à la réappartenance, en collaboration avec Jacques Lévine, Paris, ESF


Pour une anthropologie des savoirs scolaires. De la désappartenance

éditeur, collection « Pratiques et enjeux pédagogiques », 2004.


Savoirs scolaires et didactiques des disciplines (sous la direction de
M. Develay), Paris, ESF éditeur, collection « Pédagogies », 1995.
Les transferts de connaissances en formation initiale et continue (en
collaboration avec Philippe Meirieu), CNDP, Paris, 1996.
Table des matières

1. Une École en crise, dans une société en crise............................ 7


Les aspects de la crise ............................................................. 8
Le concept de crise ............................................................... 16
Pour sortir de la crise ............................................................ 19
Les défis à relever ................................................................. 23

2. Le rapport au savoir ................................................................ 39


La notion de rapport au savoir .............................................. 40
Trois approches possibles...................................................... 44
Rapport au savoir et psychologie .......................................... 48
Rapport au savoir et sociologie ............................................. 53
Rapport au savoir et épistémologie ....................................... 57
Rapport au savoir, rapport au Savoir, rapports aux savoirs ...... 65

3. Le rapport à la loi ................................................................... 67


La violence à l’école, la violence de l’école........................... 69
La règle et la loi ................................................................... 75
Éduquer, c’est construire de la loi ......................................... 81

4. Donner du sens à l’École ........................................................ 88


Du sens au quotidien au sens à l’École ................................. 90
De la difficulté à cerner la question du sens .......................... 97
Du sens dans les apprentissages scolaires:un modèle général ..... 98
Des entrées possibles .......................................................... 100

Conclusion ................................................................................ 117

Bibliographie ............................................................................ 121

5
1
Une École en crise,
dans une société en crise

L’École est en crise. Des preuves ? On les trouve d’abord dans les
manifestations d’étudiants et d’élèves, tous les trois à quatre ans, au
cours des dix dernières années. On les découvre ensuite dans la presse
syndicale à propos du collège ou du lycée, dans les déclarations d’en-
seignants recueillies par les sociologues de l’éducation, dans les pro-
pos des associations de parents d’élèves à l’occasion de leurs congrès.
Tous ces discours témoignent de la relation ambivalente que les
jeunes vivent avec l’école, du désarroi de certains professeurs à
accueillir de nouveaux élèves, des critiques des parents à l’égard
d’une institution qualifiée de « ringarde » quand ce n’est pas de
dépassée. Des universitaires, enfin, évoquent fréquemment la néces-
saire rénovation de leur institution.
À tous les niveaux l’École oscille entre la révolte et la résignation,
et cette crise se révèle au niveau des attentes et des évaluations que
font les élèves, les parents et les enseignants.
La société, de son côté, se débat dans des soubresauts que l’année
1995 a mis au jour de manière flagrante. En décembre, les fonction-
naires paralysent l’économie du pays, mais l’opinion semble com-
prendre le mouvement et le dit, sondage après sondage, tout au long
de trois semaines de perturbations. Des revendications concernant les
conditions de travail et les salaires sont énoncées, mais ce qui paraît
davantage en jeu, c’est la revendication des agents de l’État d’être
compris dans leurs identités, identités qui s’ancrent dans des histoires
que les gestionnaires voudraient renier et qui ne s’expriment jamais
autant que dans une société en mutation.
Le mot est lâché, qui est aujourd’hui un étendard pour de nom-
breuses professions. Les infirmières, les paysans, les fonctionnaires

7
Une École en crise, dans une société en crise

sont à la recherche de leur identité. Les enseignants l’expriment à pro-


pos de la massification de l’enseignement, de l’actualité et de la lour-
deur des programmes, doutant même de l’intérêt d’une scolarisation
qui, à cause de la récession, conduit à des diplômes ne débouchant
plus forcément sur des emplois.
L’École apparaît comme une institution en crise dans une société
en crise. Lorsque la société s’enrhume, l’École tousse. L’inverse aussi
est vrai : quand l’École a de la fièvre, la société se sent fébrile, les évé-
nements de 1968 sont encore dans les mémoires. La situation est
somme toute logique si on considère le rôle d’interface de l’École
entre les générations en place et celles qui ont à trouver leur place.
L’École n’est-elle pas le lieu où une génération transmet son héritage
à la génération suivante !
Un lien filial unit la société et l’École, de sorte que tout ce qui
affecte l’une rejaillit sur l’autre. Il est certes possible de parler de crise
de l’École à cause d’une crise de la société, mais la relation n’existe
pas seulement dans le sens société, école. Ce n’est pas seulement
parce que la société est enrhumée que l’École tousse. C’est parce que
l’École et la société ont de plus en plus de difficultés à échanger que
l’une et l’autre souffrent en même temps. La crise entre l’École et la
société n’est plus uniquement due à un phénomène de contagion,
donc de proximité. Elle est due à un phénomène de divorce, donc de
distance. La société a froid, elle s’enrhume. L’École a trop chaud, elle
ne va pas mieux, elle est catarrheuse. L’École est malade de sa
société. La société est malade de son école. Aujourd’hui l’École et la
société sont en crise parce que les réalités et les valeurs sur lesquelles
fonctionnent ces deux institutions s’opposent.
Le mot crise que nous employons peut sembler trop fort. Alors,
pourquoi l’employons-nous ?

쑺 Les aspects de la crise

Les divergences, causes de divorces entre le système scolaire et la


collectivité nationale, peuvent être recensées à trois niveaux, sans pré-
éminence de l’un par rapport aux autres.

8
Une École en crise, dans une société en crise

D’abord une crise des valeurs distend l’École et la société. Ensuite


des enjeux budgétaires tendent les rapports entre l’École et la société.
Enfin des finalités de l’École et de la société, différentes, s’expriment
relativement à l’emploi et à la place de l’entreprise dans les cursus
scolaires.
• La crise des valeurs socioculturelles
Sans viser à être exhaustif, reconnaissons quelques divergences
fortes qui creusent le fossé entre le monde scolaire et le monde social,
que ce dernier soit familial, associatif, ou monde de la rue.
Le temps scolaire gratifie le long terme, la durée, l’attente, la
patience. Les élèves s’entendent parfois dire : « Attends. Quand tu
seras grand, tu comprendras. Pour l’instant, contente-toi de ce que je te
dis. »
Dans une classe la maîtresse avait semé des haricots d’Espagne et
obtenu des fleurs et même des gousses de haricot. Elle souhaitait
faire dire aux élèves qu’une graine de haricot plantée dans de
bonnes conditions donnait naissance à un plant de haricot, que ce
dernier produisait des fleurs qui, fécondées, donnaient naissance à
d’autres graines. Le cycle graine, plante, fleur, fruit avec des
graines serait tracé sur le cahier de sciences. « Mais la première
graine, maîtresse, d’où elle est venue ? » demanda une fillette.
« Patiente, lui répondit la maîtresse, tu le verras plus tard. »
La fillette devrait attendre le lycée et la classe de terminale pour
entendre parler d’évolution. La réponse succéderait à la question
dans sept ans.
N’en va-t-il pas fréquemment ainsi ? L’École répond à des ques-
tions que les élèves ne se posent pas et elle ne répond pas aux
questions qu’ils évoquent.
Si l’École conduit l’élève à penser dans le long terme, dans la
durée, dans la patience, notre société du zapping valorise l’instant,
l’immédiateté, le tout de suite.
Le temps scolaire est celui de la durée. Le temps social, aujour-
d’hui véhiculé par les techniques modernes d’information et de com-
munication est davantage le temps de l’instant. La continuité et la
durée contre le morcellement et l’immédiat.

9
Une École en crise, dans une société en crise

L’espace scolaire est généralement (sauf sans doute à l’école


maternelle) un espace banalisé, dans lequel les territoires de l’élève
sont impersonnels, réduits et sobres. Les murs dépouillés font ressem-
bler certains couloirs d’établissement à des corridors d’hôpitaux non
encore attentifs à une volonté d’humanisation. Certaines classes sont
aussi nues que les espaces stériles des salles d’opération. À l’inverse,
l’espace public de la rue, du supermarché, comme fréquemment l’es-
pace privé de la chambre des enfants sont personnalisés, avec des
photographies, des posters, des signes divers de reconnaissance qui
traduisent des caractères, des originalités. Un peu trop parfois, certes.
L’espace scolaire est anonyme, impersonnel, banal et froid. On y
est de surcroît en permanence sous le regard de toute la classe.
L’espace social cherche à se personnaliser, à créer des atmosphères, à
vaincre l’uniformité. On y recherche l’isolement.
Les nouveautés technologiques inondent notre quotidien. Il suffit
d’évoquer la présence du Minitel, de l’ordinateur, du téléphone porta-
tif, des CD Rom, de parler des « autoroutes de la communication »,
pour observer qu’en contrepartie l’École n’offre généralement au
mieux que la présence du rétroprojecteur comme symbole des nou-
velles technologies. Si l’École ne se rend pas attentive à ces nouveaux
moyens d’accès aux informations, aux échanges interpersonnels, si
l’École donc ne se convainc pas que la culture scientifique n’est pas à
réserver aux spécialistes et qu’elle est un enjeu démocratique, alors la
technique enchaînera toujours plus l’homme quand elle souhaite le
libérer.
Hier il était possible de changer les vis platinés et de régler l’allu-
mage de sa voiture, de tenter de réparer sa machine à laver, bref
d’entretenir avec le monde des objets qui nous environnent un rap-
port de relative proximité. Aujourd’hui, ces opérations sont impos-
sibles car les circuits imprimés se changent et ne se réparent pas.
Les boîtes noires que sont les objets techniques sont devenues des
boîtes hermétiques.
Dans le même temps, à l’École, technique et technologie sont peu
présentes. Le rétroprojecteur et le téléviseur constituent des maté-
riaux encore peu employés, l’ordinateur est rare.
L’enseignement scientifique dispensé n’est qu’un ersatz d’une cul-
ture scientifique et technique qui conduirait à envisager les consé-

10
Une École en crise, dans une société en crise

quences des techniques à travers des notions comme celles de


bilan environnemental, ou d’éco-bilans, rendant attentifs à valori-
ser des produits économiques (peu consommateurs d’eau, d’air,
d’espace, d’énergie et autres ressources non renouvelables), réuti-
lisables, durables, non polluants et non agressifs.
La technique est censée émanciper l’homme au quotidien ; en réa-
lité elle l’asservit davantage et l’École s’en préoccupe peu.

La technique envahit la société alors que l’École s’en tient à


l’écart, par méfiance et par ignorance souvent, par manque de moyens
aussi.

relèvent entre autres de la santé, de la procréation, des intégrismes


Les questions dont débattent toutes les sociétés au niveau mondial

religieux ou politiques, de l’écologie et de l’économie. Ces problèmes


posés à l’homme sont transdisciplinaires, alors que l’École fonctionne
largement à partir de découpages disciplinaires. Ces questions sont de
surcroît urgentes, clés pour l’avenir, alors que l’École ne les aborde
que de manière latérale ou ne les considère même pas. L’École est
encore largement un espace clos aux bruissements de la société. De
plus en plus, les élèves peuvent se demander si l’École sert à com-
prendre le monde afin d’avoir pouvoir sur lui, ou si elle ne sert qu’à
passer dans la classe suivante.
Est-il besoin de poursuivre pour faire apparaître l’élargissement du
fossé entre l’École et la société en termes socioculturels ? Si oui, il
faudrait encore s’étonner des raisons pour lesquelles, alors que dans
notre société l’économie et le droit constituent des domaines de
connaissance très importants, ces deux disciplines sont si peu pré-
sentes dans les programmes ? Il faudrait se demander pourquoi, alors
que chacun appelle de ses vœux une école de la solidarité et de la res-
ponsabilité, ces mots sont rarement à l’honneur dans les projets d’éta-
blissement.
Les valeurs de l’École et les valeurs de la société devraient se
rejoindre pour se confondre dans l’apprentissage de l’humanité.
L’humanité non pas tant conçue comme la somme des hommes, mais
comme ce qui fait de l’homme un humain grâce à la communication,
l’égalité et la solidarité (O. Reboul, 1992).

11
Une École en crise, dans une société en crise

• La crise des ressources

L’École a un coût et les enseignants réclament toujours davantage


de moyens, pour diminuer les effectifs surtout. Or, aucune enquête ne
parvient à montrer une corrélation entre la réussite scolaire et les
effectifs des classes. Diverses recherches au niveau mondial, recen-
sées par André de Peretti (1993), attestent que diminuer les effectifs
scolaires ne s’accompagne pas d’une diminution significative des
redoublements. Jusqu’à un effectif de 35 élèves il n’existe pas de
baisse de performances des élèves et une organisation de l’École –
susceptible de faire exister des temps de travail en classes entières,
voire même des regroupements de classes parallèles au lycée, pour
entendre un exposé magistral, et complémentairement des petits
groupes de quelques élèves pour un accompagnement plus individua-
lisé – influe davantage sur la réussite que les effectifs. Certes, ensei-
gner à 35 élèves est plus fatigant pour un enseignant qu’enseigner à
15 ; enseigner les langues vivantes à 35 ne permet pas dans un ensei-
gnement frontal, d’accorder beaucoup de temps d’expression aux
élèves. Mais en enseignant les langues vivantes à 35 élèves avec des
méthodes plus individualisées, davantage d’élèves peuvent intervenir.
Bref, les pratiques pédagogiques et l’organisation scolaire ont davan-
tage d’influence sur la réussite des élèves que les effectifs des classes.
Une étude récente de Walo Hutmacher va dans le même sens
(1993). L’auteur, directeur du département de sociologie au
ministère genevois de l’Instruction publique s’est intéressé aux
variations des redoublements dans ce canton suisse entre 1975
et 1990.
Durant cette période, les effectifs scolarisés diminuent, les effec-
tifs moyens par classe chutent assez sensiblement (de 25,5 enfants
en moyenne par classe en 1972 à 18,8 enfants en moyenne en
1988), des maîtres de soutien sont attribués aux écoles. De sorte
que l’auteur remarque « Le personnel enseignant et les locaux for-
ment ensemble plus de 90 % des dépenses dans l’enseignement
primaire, ce qui permet de dire que, sous l’effet de la diminution
des effectifs par classe, la scolarisation primaire de chaque élève
coûte aujourd’hui en moyenne 25 % plus cher qu’au milieu des
années septante. » (p. 23).

12
Une École en crise, dans une société en crise

Or il constate corrélativement une augmentation du redoublement


des élèves. « Contrairement aux intentions politiques, l’échec sco-
laire n’a pas diminué dans l’enseignement primaire genevois au
cours des quinze dernières années. De plus l’inégalité sociale
apparaît plus forte aujourd’hui qu’au milieu des années septante.
Enfin les hypothèses qui circulent le plus couramment dans les
milieux scolaires pour expliquer l’échec relatif de la lutte contre
l’échec scolaire ne se vérifient guère au plan d’ensemble. » (p. 25).

Nous avons dit précédemment que l’École et la société divergent


quant aux valeurs dont l’une et l’autre sont porteuses. Mais un second
divorce est aussi révélé qui porte sur les effectifs, les moyens et donc
les coûts scolaires. L’École demande toujours davantage de moyens à
une société qui se demande si les questions scolaires n’appellent pas
des réponses d’un autre ordre, qui auraient à voir avec les pratiques et
l’organisation notamment. Là où l’École par les syndicats d’ensei-
gnants dans le premier et le second degré, auxquels s’adjoignent les
syndicats d’étudiants à l’université, aborde la question de l’améliora-
tion de la réussite scolaire en terme de budget, la société politique
commence à parler en termes de dispositifs et de méthodes d’action.
L’École demande des moyens pour agir autrement et mieux. La
société demande à l’École d’agir autrement pour qu’elle lui accorde
plus de moyens.

Un ministre un jour posa à une assemblée de spécialistes en éduca-


tion la question suivante « Quels sont les conseils que vous me
donneriez et qui ne me coûteraient rien ? »
Les premiers sourires passés et les mines réprobatrices rentrées il
fut suggéré, en premier lieu, d’interdire pour le collège tout devoir
à la maison afin que les enseignants inscrivent ce temps de devoirs
en classe pour mieux apprécier les difficultés de leurs élèves et
moins pénaliser ceux qui n’ont aucune aide à la maison. La
seconde proposition fut de supprimer la fonction de professeur
principal telle qu’elle est généralement envisagée (en termes de
comptable des résultats) pour lui substituer des rôles de référent
qui seraient tenus par plusieurs professeurs de la classe pour des
petits groupes d’élèves. Il fut proposé encore de faire exister
autour du chef d’établissement, un collège de doyens des disci-

13
Une École en crise, dans une société en crise

plines enseignées, élus par leurs pairs pour quelques années, dans
le but de participer à toute décision pédagogique.
Et il y aurait sans doute beaucoup d’autres modifications qui pour-
raient se centrer sur des questions d’organisation ou de pratiques
et qui intéresseraient les conseils de classe, les bulletins scolaires,
la vie éducative… et qui ne coûteraient rien.
• La crise liée à la dimension professionnalisante de l’École
Les identifications parentales s’atténuent, les enfants ayant de plus
en plus de difficultés à caractériser le métier de leurs parents. Le
monde du travail se transforme rapidement. Le milieu paysan se rétré-
cit, le monde ouvrier perd de sa spécificité, le tertiaire se développe.
Les enfants ne vivent plus un rapport direct avec le milieu du travail,
aussi leur est-il de plus en plus difficile de préciser ce qu’ils souhai-
tent faire demain en termes de métier. Pas étonnant alors qu’ils pen-
sent davantage en termes d’études : longues ou courtes.
Les familles ont, elles, le sentiment que le système scolaire ne se
préoccupe pas suffisamment de la formation professionnelle car l’É-
cole, hier, aimait à se dire hors du monde du travail, attentive seule-
ment à une formation générale. Or, aujourd’hui, elle cherche à s’adap-
ter à la réalité économique et sociale. Les filières professionnelles
« des bacs pros », les classes de BTS, les IUT, les IUP en constituent
des illustrations. Dans le temps où les familles font au système sco-
laire le reproche de son repliement et de son manque d’ouverture au
monde du travail, ce dernier s’épuise à suivre le rythme d’évolution
de plus en plus rapide des emplois.
À propos du rapport entre l’École et le monde du travail, n’ou-
blions pas que la première n’a pas toujours constitué le lieu où l’on
apprend. On a d’abord étudié la taille des pierres, la confection des
étoffes, la fabrication du pain au contact du tailleur de pierres, du tis-
serand ou du boulanger. L’École s’est créée en se dégageant de la
pression du système de production, pour permettre, comme l’écrit
Coménius (Prévot, 1981), aux apprentis de se tromper, de prendre du
temps, d’apprendre dans l’ordre de la complexité des tâches à exécu-
ter. Mais l’École a ressenti progressivement les limites de cette action.
En didactisant les savoirs, c’est-à-dire en les organisant dans des pro-
gressions logiques en fonction de la nature de chaque discipline, les

14
Une École en crise, dans une société en crise

savoirs perdent leur sens, se fanent, se dévitalisent. Ils n’apparaissent


plus comme des réponses à des questions, mais comme l’occasion de
faire exister des programmes.
Ainsi école et monde du travail affichent et véhiculent deux
logiques contradictoires à l’égard des savoirs. Apprendre dans le
monde du travail finalise les savoirs qui sont en relation directe avec
une question qu’on se pose. Seulement la logique d’appropriation de
ces savoirs est aléatoire – on ne les découvre pas dans un ordre de
complexité croissante –, elle ne développe pas la capacité de s’en
mettre à distance – ce que les exercices, les interrogations sont censés
permettre –, et l’apprentissage par essais-erreurs est exclu – trop coû-
teux en temps et en moyens. À l’inverse, apprendre dans l’École favo-
rise une progressivité dans les acquisitions, permet une mise à dis-
tance des élèves par rapport à leurs apprentissages, admet les
essais-erreurs, et en contrepartie risque de faire perdre le sens de ce
qu’on apprend.
Seule la logique de l’alternance peut permettre de réconcilier les deux
exigences du travail et des études à une époque où les élèves, les parents,
le tissu économique s’alarment de la faible écoute par l’École des lo-
giques du travail, à un moment où les enseignants s’inquiètent de la
moindre importance qui serait accordée aux savoirs généraux, à l’avan-
tage de compétences trop précises. La logique d’une alternance intégra-
tive, capable d’associer étroitement les deux univers et les deux cultures
de l’École et de l’entreprise, recherche une articulation et même une sy-
nergie maximale entre les temps de compagnonnage sur le lieu d’exerci-
ce du métier et les temps d’information au centre de formation.

Nous avons suggéré une trilogie pour analyser la crise qui affecte
les relations entre l’École et la société et qui tient aux divergences en
termes de valeurs, de choix budgétaires, d’appréciation des relations
avec l’entreprise. D’autres découpages auraient été possibles.
Notre propos n’est pas de faire un inventaire complet des causes
de la crise. Il est simplement de rappeler qu’en 1995, davantage
qu’auparavant, on assiste à un décalage entre les visées de l’École et
de la société, décalage que nous avons qualifié de crise, terme qu’il
nous faut maintenant justifier.

15
Une École en crise, dans une société en crise

쑺 Le concept de crise

Deux origines sémantiques, l’une grecque, l’autre chinoise, se


mêlent dans le mot « crise ».
En grec, la crise (krisis) renvoie à la phase aiguë d’une maladie, au
dénouement d’une situation. On parle de crise rhumatismale, de crise
d’angine de poitrine, de crise d’appendicite, de crise d’épilepsie ou de
crise d’angoisse. La crise correspond dans ce cas au sommet critique,
à la période extrême dans l’évolution des choses.
En chinois le mot crise est formé de 2 idéogrammes : l’un signi-
fiant danger, l’autre opportunité. Ici, le mot crise ne renvoie plus à
l’instant comme précédemment, mais à la durée. La crise dans ce cas
annonce le changement car elle signifie la fin de quelque chose et le
début d’autre chose. D’où sans doute la double vision, pessimiste (la
fin de quelque chose) et optimiste (le début d’autre chose) qui s’ac-
croche à ce mot. Dire que le système scolaire vit une crise éducative
doit être vécu comme une chance et non comme une malédiction,
comme le début d’une interrogation féconde et non la fin d’une
lamentation stérile.
Nous adopterons le mot crise dans sa signification chinoise.
Bernard Charlot (1987) relève trois significations du mot crise qui
conduisent à trois analyses différentes.
• La crise peut être pensée comme une perturbation, une agitation, un
bouleversement dû à un agent extérieur pathogène vis-à-vis du système,
qu’il conviendra d’éliminer afin de revenir à l’équilibre antérieur. C’est
une vision médicalisée de la crise dont l’origine est dans ce cas, externe,
et renvoie à une idéologie conservatoire : aucun changement n’est ici en-
visagé. Bien mieux, tout changement est à proscrire.
Lorsqu’on entend certains propos du genre: « C’est parce que l’École
accueille des élèves qu’on ne trouvait pas auparavant au collège ou
au lycée que rien ne va plus dans les collèges et les lycées », ou: « Si
on n’admettait pas au collège tous ces jeunes qui n’ont rien à y faire,
l’École se porterait bien mieux » – la crise est vécue comme une
maladie qui disparaîtrait à condition d’éradiquer le virus, ces élèves
à problèmes, en l’occurrence, qui hier ne continuaient pas leurs

16
Une École en crise, dans une société en crise

études. La cause de la crise est extérieure au système scolaire qui


accueille des élèves qui ne devraient pas s’y trouver.
• La crise peut être observée comme la résistance à la modernité
d’un système qui apparaît incapable de se transformer et qui, néan-
moins, devra le faire. Cette métaphore est largement à l’œuvre en
politique, les gouvernements ayant fréquemment pour visée de trans-
former des institutions qui résistent à leurs désirs.
L’origine de la crise est ici interne et renvoie à une idéologie
moderniste : le changement est désiré mais il n’advient pas à cause de
résistances présentes à l’intérieur du système.
Laisser entendre que l’École ne se transformera pas parce que les
syndicats enseignants sont incapables de se réformer, ou que la
société n’évoluera pas parce que les inerties, les conservatismes,
les corporatismes soucieux de leurs privilèges s’y opposeront par
crainte de voir leurs avantages remis en cause, discours largement
médiatisé en novembre-décembre 1995 à l’occasion de la grève
des agents de l’État, renvoie à une approche de la crise en termes
d’oppositions intérieures aux systèmes concernés. La société, dans
ce cas l’institution scolaire, serait bloquée de l’intérieur.
• La crise peut être regardée comme la conséquence dans une organi-
sation ou une institution d’une exacerbation des tensions sociales entre
les partenaires impliqués. Ces tensions parvenues à maturité ne peuvent
plus se résoudre sans une transformation des rapports sociaux eux-
mêmes.
L’origine de la crise est ici simultanément interne et externe.
Origine interne car les contradictions sociales qui s’expriment
dans l’École ont pour source des groupes sociaux qui développent
parfois dans l’École des desseins contradictoires. C’est le cas des
couples enseignants et élèves (les premiers pensent agir pour le bien
des seconds qui n’ont pas envie qu’on pense à leur place), enseignants
et administration (celle-ci appliquant des règlements que ceux-là ne
connaissent pas ou ne souhaitent pas connaître), parents et ensei-
gnants (les uns souhaitant, par leurs questions, seulement comprendre
le sens des méthodes appliquées par les autres qui se vivent en accu-
sation dès lors qu’on les questionne à ce propos), des couples parents
et administration, ou administration et élèves…

17
Une École en crise, dans une société en crise

Origine externe car les désaccords sociaux tirent leur origine des
visées parfois antinomiques entre l’École et son environnement ; c’est
le cas des rapports École et collectivités territoriales, École et parte-
naires potentiels économiques, administration et tutelle, enseignants et
inspection, notamment.
La crise dans la troisième analyse renvoie à des transformations
qui doivent être permanentes à cause des rapports de force à l’inté-
rieur du système scolaire et des rapports de force entre le système sco-
laire et son environnement. Par opposition aux deux autres visions de
la crise situées plus dans l’ordre du temporaire, du passager, du
conjoncturel, cette conception de la crise renvoie à la durée. On est
dans une logique d’alarme permanente, de crise à considérer dans la
continuité. On peut parler de crise structurelle pour l’École.

Comme Bernard Charlot nous envisagerons la crise de l’École à tra-


vers le filtre de cette troisième approche. On ne voit pas alors pour
quelles raisons les trois dimensions de la crise évoquées plus haut
(socioculturelle, financière et professionnelle) disparaîtraient dans une
société dont la vitesse d’évolution va en s’accélérant, creusant une
béance toujours plus profonde entre elle et l’École. Si hier la génération
des parents pouvait encore comprendre celle de ses enfants car les turn-
over culturels, scientifiques, technologiques étaient relativement lents,
il n’en va plus de même aujourd’hui. Les univers des parents et des
enfants ne se « tuilent » plus. Ils se disjoignent même à un rythme qui
s’accélère et qui se traduit par des incompréhensions intergénération-
nelles accentuées par une absence de repères transgénérationnels.
L’exemple du rapport au monde de l’informatique est en ce sens illus-
tratif. Certains parents s’en défient, et se vivent étrangers à toute
machine informatique, alors que leurs enfants, loin d’éprouver cette
aversion, affectionnent cet univers. Mais de manière plus générale, les
grands-parents hier constituaient pour les parents et les enfants le repère
qui inscrivait la société familiale d’une génération dans la filiation de
celles qui l’avaient précédée. Les grands-parents aujourd’hui sont éloi-
gnés de la cellule familiale. Les enfants ne peuvent plus, à leur contact,
relativiser le présent et le situer par rapport aux repères du passé. Le
présent n’est plus raccroché à ce qui l’a précédé. Il ne peut plus alors
prendre du sens qu’en lui-même. Les liens entre générations se sont

18
Une École en crise, dans une société en crise

effilochés. Les repères au-delà des générations qui se côtoient n’existent


plus. Le présent ne prend pas de relief en le comparant au passé qu’on
ignore, ni au futur trop incertain. Le présent ne prend du sens qu’en lui-
même ce qui explique la recherche du loisir, du plaisir, de l’instant.
La crise est installée. Sans doute durera-t-elle. Comment alors en sortir?

쑺 Pour sortir de la crise

La crise durera mais elle est une opportunité : permettre de poser à


l’École des questions clés et tenter de les résoudre, afin que l’École et
la société mutent ensemble.
Il est possible de se livrer à un inventaire de toutes les questions
qui se posent dans le domaine de l’organisation ou du fonctionnement
scolaire. Suggérons-en quelques-unes.
En termes d’organisation, ne devrait-on pas associer plus intime-
ment l’École primaire et le collège, afin que l’enseignement dispensé
jusqu’à seize ans corresponde au savoir requis pour assumer plus tard
sa fonction de citoyen dans la cité. Ce qui n’est pas le cas actuelle-
ment, le collège étant davantage une propédeutique pour le lycée.
Alors le collège devrait sans doute intégrer la classe de seconde dont
le terme correspond à la fin de la scolarité obligatoire.
Peut-on envisager d’autres finalités pour le lycée général afin de
favoriser, certes comme aujourd’hui, l’acquisition de compétences,
générales, mais en les resituant dans une optique de professionnalisa-
tion. Permettre aux élèves de faire un lien entre les savoirs enseignés
et leur usage professionnel, ce qui ne signifie pas forcément dévelop-
per des savoirs professionnels.
La régulation des enseignements doit-elle toujours être confiée à
l’inspection primaire et secondaire ou à d’autres formes d’accompa-
gnement associant davantage les enseignants et les instances de for-
mation, dans le but d’installer l’innovation et la recherche pédago-
giques non pas comme marginales, mais fondatrices du métier
d’enseignant.
Ne serait-il pas nécessaire de revoir le profil des personnels de
direction, afin de faire précéder leur recrutement d’un diplôme dans

19
Une École en crise, dans une société en crise

lequel la gestion des ressources humaines interviendrait certes, mais


aussi la réflexion pédagogique et les données de la recherche en for-
mation, la conception de programmes d’action, l’aptitude à la com-
munication…
Des formations qualifiantes ne devraient-elles pas être installées
pour les enseignants afin d’atténuer ou de faire disparaître le senti-
ment qu’ils ont d’une carrière bouchée, et d’installer la formation
comme une composante naturelle de l’exercice du métier ?
En termes de fonctionnement ne faut-il pas revoir les modalités
d’évaluation pour tous les cycles d’enseignement, dès lors qu’on sait
comment l’évaluation pilote l’enseignement. Ainsi, des référentiels de
tâches et de contenus, établis pour tous les niveaux avec des épreuves
d’évaluation en nombre suffisamment important, éviteraient les phé-
nomènes de bachotage ou de conditionnement des élèves et permet-
traient aux enseignants de saisir plus précisément les exigences pour
l’enseignement d’un contenu à un niveau donné, ce que ne permettent
pas les programmes.
Un code de déontologie mériterait d’être élaboré par le corps
enseignant, afin de préciser mieux ses droits et ses devoirs et de proté-
ger les élèves et les parents de ses pouvoirs.
Diverses conceptions des modalités de l’enseignement d’une disci-
pline à un niveau du cursus donné, devraient être expérimentées, fil-
mées, analysées et largement diffusées dans l’optique de développer
une réflexion moins partisane sur l’importance et l’intérêt respectif
des activités de découverte et des activités plus magistrales.
Les matrices disciplinaires, correspondant aux principes d’intelli-
gibilité des disciplines enseignées, auraient à être développées dans le
but de conduire à la caractérisation des noyaux centraux des contenus
enseignés (M. Develay, 1992).
Mais plutôt que poursuivre cet inventaire jamais achevé des inter-
rogations qui se posent à l’École, nous nous proposons de caractéri-
ser deux questions centrales autour desquelles l’École doit se situer.
Et, chemin faisant, nous constaterons que ces sujets se posent de la
même manière à la société. La question du rapport au savoir et la
question du rapport à la loi.

20
Une École en crise, dans une société en crise

• Première interrogation
Une société est démocratique non pas seulement parce qu’on y
vote, mais parce que les citoyens comprennent les enjeux des votes
auxquels ils participent. Laisser des technocrates, sous prétexte de
compétences, gouverner la société entraîne un risque de confiscation
du pouvoir par cette caste. « La guerre est une chose trop grave pour
pouvoir être confiée aux militaires » déclarait Clémenceau. La marche
d’une société est une affaire trop importante pour que des techno-
crates en aient la charge, par politiques interposés. Le savoir doit en
permanence être diffusé pour tous, avec un niveau de vulgarisation tel
qu’il soit accessible au plus grand nombre. La vulgarisation, le trans-
fert des connaissances depuis l’institution qui les élabore jusqu’à
celles qui les utilisent, l’accès aux banques de données constituent de
réels enjeux démocratiques. Une société démocratique doit penser le
rapport des citoyens aux savoirs afin d’éviter que les technocrates, les
élites intellectuelles aient seuls accès à ces derniers.
Parallèlement et simultanément, l’institution scolaire doit se pré-
occuper davantage, à travers les enseignements dont elle a la charge,
du rapport des élèves aux savoirs. C’est parce qu’ils seront capables
de comprendre, d’expliquer et, le cas échéant, d’influer sur le rap-
port des élèves au savoir que les enseignants seront reconnus
comme des professionnels de l’apprentissage de ces savoirs. Ce rap-
port au savoir dans l’École peut être analysé en termes sociolo-
giques : le rapport au savoir est le rapport à la culture et nous savons
comment, selon les familles, ce rapport diffère. Le rapport au savoir
s’interprète aussi à travers les outils de la psychanalyse : le rapport
au savoir est un rapport à son propre désir. « Apprendre, c’est inves-
tir du désir dans un objet de savoir » a écrit Freud. Enfin le rapport
au savoir s’examine à travers les particularités des savoirs discipli-
naires : le rapport aux mathématiques n’est pas le rapport à l’his-
toire, car ces deux disciplines présentent des différences de nature
qu’il faut comprendre. Nous consacrerons le prochain chapitre à
cette question.

• Deuxième interrogation
Il n’existe pas de société durable avec des liens sociaux faibles. Le
rapport de chaque citoyen à la loi, pour l’accepter, la soumettre à la

21
Une École en crise, dans une société en crise

question, la réformer est un des fondements clés de toute société. La


loi est à l’origine du contrat social car elle détermine ce sur quoi les
hommes ont décidé de s’engager durablement. Dans une société où le
travail devient une denrée rare, où le taux de chômage augmente, où
les tensions ethniques se font plus vives, la loi est en question plus
fréquemment que dans une société de croissance et d’opulence. Les
droits et les devoirs des citoyens sont davantage discutés lorsque cha-
cun, confusément, se sent en danger. Des « À quoi j’ai droit ? », « A-t-
il le droit de… ? » sont davantage prononcés en période de crainte.
Une société à visée démocratique se doit de ne pas esquiver la ques-
tion du rapport à la loi des citoyens. Il lui faut se demander quelles
sont les formes d’expression de ces derniers, les modes de représenta-
tivité des individus, de contrôle des décisions, qui facilitent les débats
de citoyenneté.

L’École se doit conjointement d’être attentive au rapport à la loi des


élèves, car en massifiant la réussite scolaire elle accueille des élèves ano-
miques dont les repères sociaux sont fréquemment défaillants. Une des
difficultés à accepter d’apprendre, qui caractérise ces élèves, est de man-
quer de repères vis-à-vis de la loi. Quelques auteurs vont même jusqu’à
considérer que les échecs de certains élèves tiennent au fait que ces der-
niers ne possèdent pas les codes, jamais enseignés, mais indispensables
pour pouvoir réussir (P. Perrenoud, 1994). Comment l’École peut-elle
être le lieu d’émergence de la loi et pas uniquement le lieu d’application
des règlements est la question que l’institution scolaire ne peut esquiver,
si elle s’affiche comme un lieu d’éducation et pas uniquement d’instruc-
tion.

On ne peut sans doute pas réussir en classe si l’on n’a pas compris
qu’on ne parle pas à un adulte comme à un copain, à un enseignant
comme à un voisin. On échoue si on ne saisit pas qu’il n’est pas
possible de regarder un enseignant plus de sept à huit secondes
dans les yeux, d’intervenir inopinément pendant le cours.
On réussit si on comprend quel est le contrat implicite qui lie l’en-
seignant et la classe. Par exemple, si la maîtresse demande à des
élèves de huit ans d’écrire un texte qui relate les activités du mer-
credi, il faut avoir assimilé qu’il n’est pas nécessaire d’écrire ce
que l’on a fait. Il faut seulement éviter les fautes en utilisant des

22
Une École en crise, dans une société en crise

mots à l’orthographe connue, construire des phrases correctes,


avec un vocabulaire adapté.
L’École et la société ont des conceptions différentes à propos des
valeurs, des choix budgétaires, du monde du travail. On observe
cependant qu’elles se rejoignent, si elles veulent durer comme institu-
tions stabilisées, autour de deux interrogations essentielles : le savoir
et le pouvoir.
Ainsi pensons-nous que la question du rapport des élèves au
savoir et la question du rapport des élèves à la loi, constituent les
deux enjeux importants que l’École et la société aujourd’hui se doi-
vent de comprendre et vis-à-vis desquelles il leur faut agir.
Confrontés à ces deux enjeux à relever, le système scolaire dans
son entier, et chaque enseignant dans sa singularité ont à affronter des
défis nombreux.

쑺 Les défis à relever

Pour affronter ces deux interrogations, l’École doit se transformer.


Mais alors que la mutation dans le monde animal est un phénomène
aléatoire, imprévisible, auquel la conscience n’a aucun accès, l’École
doit changer en se rendant soucieuse des transformations qui l’affecte-
ront. Ces transformations, que nous assimilons à des défis, tant rien
n’est joué d’avance, nous pensons qu’elles se situent à deux niveaux :
au niveau du système scolaire entrevu de manière globale, et au
niveau de la responsabilité de chaque enseignant. Le système scolaire
concerne non seulement les enseignants et leurs actions, mais il
concerne aussi les chefs d’établissement, les administrateurs, les ins-
pecteurs, les personnels d’éducation divers qui interviennent, directe-
ment ou indirectement, dans les processus d’instruction et d’éduca-
tion.

quel que soit le niveau d’enseignement (primaire, secondaire, profes-


Les principaux défis posés au système scolaire dans son entier,

sionnel) et les acteurs concernés (enseignants, administratifs, inspec-


teurs…) semblent au nombre de six.

23
Une École en crise, dans une société en crise

• Le défi des coûts


Nous l’avons déjà évoqué. Si nous le pointons en premier, c’est
parce que nos sociétés seront de plus en plus contraintes à envisager
leurs actions en termes d’économies possibles. Que faire pour trans-
former le système scolaire et faciliter le rapport des élèves au savoir
et à la loi, qui ne coûterait pas davantage qu’actuellement ?
Une chef d’établissement de ma région a récemment fait l’inven-
taire du coût du redoublement dans son collège de 600 élèves. Il
représente cinq postes de professeurs, soit une dépense annuelle de
800 000 F (charges non comprises), somme de loin supérieure au
budget de l’établissement (550 000 F).
On perçoit que les ministères aborderont de plus en plus l’École en
termes économiques, et que des questions telles que le redouble-
ment, les filières de l’apprentissage, voire une école à deux
vitesses, se poseront avec de plus en plus d’acuité. Le redouble-
ment, par exemple, crée des postes qu’il est bien difficile de sup-
primer ensuite (J.-J. Paul, 1996).
Le défi des coûts à l’École n’a pas évidemment pour objectif de
songer a priori à des mesures de réduction des crédits de fonctionne-
ment ou de restrictions de postes. Il engage chacun à se dire, quel que
soit son niveau de responsabilité : que faire pour améliorer ses
manières d’agir, pour développer une école de la qualité, une école de
la réussite, en n’envisageant pas de manière prioritaire une augmenta-
tion de moyens ?
• Le défi de l’adéquation entre les finalités et les pratiques
Les grandes finalités des systèmes scolaires, lorsqu’elles s’expri-
ment par des expressions comme « développer l’esprit critique, encou-
rager la coopération, viser l’autonomie, favoriser la curiosité » ne po-
sent pas de problèmes. Chacun souscrit à ces visées. C’est lorsqu’on
aborde avec davantage de finesse cette question qu’il faut choisir entre
culture générale ou formation professionnelle, adaptation ou dévelop-
pement de l’esprit critique, formation d’une élite ou promotion de tous,
instruction ou éducation. Et dans une société où le maintien du lien so-
cial se pose, avec force, sous la pression des intégrismes et des indivi-
dualismes, la fonction de l’École est bien de tenir intimement mêlé le

24
Une École en crise, dans une société en crise

couple éduquer et instruire. Ainsi ne peut-on plus se satisfaire de points


de vue qui ne viseraient que l’une de ces dimensions au détriment de
l’autre. La finalité de l’École n’est pas seulement d’éduquer. Pas plus
qu’elle n’est uniquement enseigner. La finalité de l’École est d’ensei-
gner pour éduquer. Le professeur de mathématiques ou d’arts plas-
tiques, le professeur des écoles à travers l’enseignement d’une discipli-
ne donnée, tous doivent s’interroger à propos de l’éducation qu’ils
facilitent au regard de l’instruction qu’ils dispensent. L’éducation ne
doit pas être confiée aux seuls conseillers d’éducation, aux clubs di-
vers dans l’École, et l’instruction aux temps d’enseignements. Les uns
et les autres ont à prendre en charge les deux termes du couple : les en-
seignants dans l’École sont des éducateurs tout autant que des instruc-
teurs, et les éducateurs dans l’École sont simultanément des instruc-
teurs. Ainsi le défi des finalités ne relève-t-il pas d’abord de
déclarations de principes, mais plutôt de pratiques capables de les ac-
tualiser en maintenant en tension le couple instruction-éducation.

• Le défi des méthodes


Les fondateurs de l’École nouvelle comme Célestin Freinet en
France, Ovide Decroly en Belgique, Maria Montessori en Italie ou
Ferrière en Suisse ont prôné une éducation naturelle par des méthodes
faisant une large place à la découverte des savoirs par l’enfant. Ils se
sont opposés à une école dite traditionnelle plus attentive à l’acquisi-
tion des savoirs qu’à leur appropriation, moins sensible donc à la
manière dont l’enfant apprend qu’à ce qu’il a acquis.
Mais si l’élève est le centre incontournable de l’acquisition des
savoirs, parce qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves
apprennent, ces savoirs sont radicalement hétérogènes à l’élève. À
trop se centrer sur l’appropriation, on risque de ne pas se rendre atten-
tif à l’acquisition. Et inversement.
Le défi des méthodes d’enseignement mérite de s’extirper des que-
relles d’école afin de considérer, par exemple dans l’organisation de
toute une année scolaire, ce qui relève d’activités magistrales que l’on
pourra qualifier d’activités d’enseignement, et ce qui autorise des acti-
vités du type situation-problème, découverte qu’on nommera activités
d’apprentissage ; ce qui relève de temps d’investigation et ce qui
relève de temps de structuration.

25
Une École en crise, dans une société en crise

Tout ne peut pas être enseigné sous la forme de situations-pro-


blèmes. Tout ne peut pas être enseigné sous forme de leçons magis-
trales. C’est l’équilibre des deux qui est à penser.
• Le défi de l’orientation
Les élèves à l’École disent qu’ils sont orientés, davantage qu’ils ne
disent qu’ils s’orientent. Le défi de l’orientation nécessite de se
demander comment permettre à un élève de s’orienter et non pas
d’être orienté.
Il s’agit d’une question qui concerne les élèves tout autant que les
enseignants.
S’orienter conduit en effet l’élève à affronter trois expériences.
La première est de concilier le temps de s’informer et le temps de
conclure afin de confronter ses aspirations, ses envies, ses désirs de
futur et les carrières susceptibles d’en permettre la conjonction. Une
difficulté à s’orienter est de n’envisager le futur qu’en termes d’études
sans se le représenter en termes de métier.
La deuxième réside dans cette nécessité qu’il y aurait à se
connaître pour s’orienter (connaître ou pour le moins reconnaître ses
capacités intellectuelles, la nature des études, le profil de la famille de
métiers qu’on envisage) alors que l’élève a généralement le sentiment
de ne pas se connaître suffisamment. S’orienter, c’est arrêter un choix
à partir de ce qu’on pense être et de ce que l’on se propose d’être. Or,
ni l’un ni l’autre ne sont certains. S’orienter c’est enfoncer des balises
dans des sables que l’on sait mouvants.
La troisième se matérialise par le fait que tout choix représente
quelque chose d’irrémédiable. S’orienter c’est choisir son orient en
n’étant pas assuré de ne pas désirer l’occident, le noroît ou le suroît.
S’orienter c’est choisir de manière parfois définitive en n’étant jamais
certain de son choix. Du reste si à douze ou quinze ans on m’avait
demandé ce que je serais à la cinquantaine, j’aurais été bien en peine
de dire professeur d’université.
Je me souviens d’un collège où, à deux reprises dans l’année, tous
les élèves des classes de quatrième devaient passer une semaine
auprès de quelqu’un exerçant une profession voisine de celle
qu’ils envisageaient dans l’avenir.

26
Une École en crise, dans une société en crise

Un des élèves de quatrième m’expliqua qu’il était allé chez son


oncle qui tenait un magasin d’optique. Sans enfant, l’oncle son-
geait à ce neveu pour lui succéder.
Ce contact avec un métier, facilité par une liste d’observations à
conduire était intéressant. Mais plus intéressant encore : l’élève
m’expliqua qu’à son retour il avait eu à envisager quels enseigne-
ments dans le programme étaient en relation avec le métier d’opti-
cien. Au programme de physique il y avait de l’optique, et des
lunettes à l’optique il n’y avait qu’un pas. L’élève devait donc, en
ayant préparé son intervention avec le professeur de physique
« faire deux leçons à la classe » en optique, en intégrant de surcroît
des données collectées auprès de son oncle.
Le statut du savoir dans cette expérience (qui ne coûtait rien en
termes de crédits et de moyens nouveaux) était transformé. Le
savoir n’était plus seulement ce qui permettait de passer dans la
classe suivante, c’était ce qui permettait de comprendre le monde
et qui éclairait le travail de l’homme.

• Le défi des programmes

L’École continue à enseigner des savoirs qui répondent aux


logiques disciplinaires alors que les grandes questions aujourd’hui en
débat, questions de santé, de procréation, de gestion des ressources et
de sauvegarde de l’environnement, de croissance durable sont inter-
disciplinaires ou transdisciplinaires. L’École enseigne des savoirs
démontés sans donner les clés qui permettent de les remonter selon
des logiques autres que disciplinaires. Des tentatives ont existé dans
les programmes, au collège notamment, avec les thèmes transversaux
qui devaient permettre « des points de rencontre entre les disciplines »
autour de domaines tels que l’éducation à la consommation, au déve-
loppement, à l’environnement et au patrimoine, à l’information, à la
santé et à la vie, à la sécurité. Ces expériences ont avorté car aucun
enseignant n’en était responsable et aucun horaire obligatoire ne figu-
rait dans les emplois du temps. S’obliger à l’interdisciplinarité autour
de questions d’actualité forcément complexes est un défi que le sys-
tème scolaire doit relever s’il ne veut pas enseigner des savoirs qui
apparaîtront de plus en plus désuets.

27
Une École en crise, dans une société en crise

Mais recentrer les enseignements disciplinaires autour « de


matrices disciplinaires » afin d’en comprendre la structure, les idées
clés, est sans doute le premier défi des programmes. Le problème de
ces derniers est moins celui de leur encyclopédisme, que l’incapacité
qu’ils ont de fournir aux élèves les quelques idées fortes qui architec-
turent les disciplines. On sort de l’École en ayant appris beaucoup
d’histoire, de biologie ou de mathématiques et en étant fréquemment
incapable de répondre à la question : qu’est-ce que l’histoire, la biolo-
gie ou les mathématiques ?
• Le défi de la formation
Les défis précédents viennent buter sur la question de la formation
des enseignants, des personnels de direction et de l’administration
aussi. On ne peut pas relever les défis précédents sans s’interroger sur
les principes, les contenus, les modalités et les modes de formation.
Nous avons dans un précédent ouvrage (M. Develay, 1994) abordé
ces questions.
• Nous avons ainsi proposé six principes susceptibles de former les
enseignants comme des professionnels de l’apprentissage des conte-
nus scolaires.
La formation doit prendre en compte la pluralité des activités pro-
fessionnelles de l’enseignant.
C’est au niveau de la classe, dans sa capacité à faire apprendre,
que réside prioritairement l’activité de l’enseignant. Mais son activité
professionnelle ne se limite plus aujourd’hui seulement au cadre de sa
classe. Cette dernière s’intègre à la réalité d’un établissement dans
lequel, travail en équipes pédagogiques disciplinaires et interdiscipli-
naires, travail avec les parents et avec la communauté éducative
deviennent des réalités quotidiennes. Les compétences profession-
nelles ne se limitent plus à l’enseignement magistral d’informations,
pas plus qu’elles ne correspondraient à une quelconque activité d’ani-
mation sans enseignement.
La formation doit articuler le plus étroitement possible d’une part,
les savoirs à enseigner et, d’autre part, les savoirs et les savoir-faire
nécessaires pour installer un enseignement au service de l’apprentis-
sage.

28
Une École en crise, dans une société en crise

L’enseignant efficace est celui qui maîtrise la plus large palette de


modes d’action pour décider de telle méthode plutôt que de telle autre
en fonction de ce qu’il présume des capacités de ses élèves, de la
période de l’année au regard du programme, des documents dont il
dispose… Doit-il travailler collectivement ou de manière plus indivi-
dualisée ? Doit-il proposer des situations qui valorisent des méthodes
déductives ou privilégier un mode inductif ? Une évaluation diagnos-
tique est-elle nécessaire ou non en fonction de ce qu’il a déjà
constaté ?
La mise en synergie, et non la juxtaposition des savoirs discipli-
naires, didactiques et pédagogiques, constitue une nécessité pour
organiser une formation.
La formation doit s’appuyer sur une articulation forte entre la
pratique de la classe et l’éclairage théorique qui la fonde et qui en
émerge. L’alternance doit être privilégiée.
Il nous semble nécessaire de questionner en permanence le couple
théorie-pratique en affirmant d’abord que l’enseignement ne se réduit
pas à l’application d’une théorie. L’enseignement ne peut résulter non
plus d’une simple imitation de pratiques existantes, par défaut d’adap-
tabilité. L’enseignement résulte de la capacité, à partir de principes
fondateurs (une théorie de référence certes), à résoudre des problèmes
qui se posent dans la mise en œuvre de la prévision, problèmes qui
apparaissent généralement dans l’urgence d’un temps qui ne s’inter-
rompt pas pour laisser place à quelque lecture salvatrice. L’enseignant
est un homme de décisions plus encore qu’un homme de compréhen-
sion.
La formation doit prendre en compte les stagiaires en tant que
personnes et aller ainsi, au-delà de l’individualisation, vers la person-
nalisation.
Si l’individualisation des parcours, des méthodes, concerne surtout
le sujet épistémique, une formation personnalisée prend en compte la
dimension personnelle de l’apprenant. Individualiser une formation,
c’est rendre le sujet capable de définir son projet de formation à partir
de ses acquis, des contraintes et des disponibilités de l’institution qui
renvoient à des modes d’organisation et d’évaluation forcément déter-
minants dans la constitution de ce projet. Personnaliser, c’est de sur-

29
Une École en crise, dans une société en crise

croît prendre en compte le stagiaire au niveau de son ressenti de la


formation, afin d’enrichir « sa personnalité professionnelle ». La clari-
fication des modes de relation personnels que le formé vit, à l’occa-
sion de ses stages avec chaque élève au singulier mais aussi avec le
groupe classe, doit accompagner sa prise de conscience de ce qui
constitue la réalité professionnelle.
La formation doit être contractualisée.
Les futurs enseignants doivent êtres maîtres de leur formation.
Parler de contrat, c’est insister sur la possibilité de faire exister une
convention entre les deux parties concernées par la formation : les for-
mateurs et les formés. Le contrat rend explicites les relations entre
partenaires et de surcroît les responsabilise dans la mesure où il pré-
cise la nature du lien qui les unit.
Il est nécessaire de lier étroitement contractualisation (qui ne peut
constituer le premier temps de la formation et ne pas donner lieu
ensuite à des réajustements) et personnalisation. Cette dernière dans
sa double dimension (psychologique et de recherche) doit conduire
chacun à mieux cerner son projet personnel de formation.
La formation doit adopter un principe régulateur pour son organi-
sation : viser la cohérence entre le métier d’enseignant et les obliga-
tions qui le caractérisent.
Le sentiment qu’on peut avoir en observant le fonctionnement du
système scolaire est celui d’une « co-errance », chacun des niveaux
d’enseignement (préélémentaire, primaire, secondaire) ignorant le
fonctionnement des autres. La notion de système dans ces conditions
se montre valide au plan de l’organisation structurelle mais non fonc-
tionnelle. Le défi posé au système éducatif est celui du passage d’un
système « co-errant » à un système cohérent qui ne peut résulter que
de la connaissance des différents niveaux en termes de finalités, d’ob-
jectifs, de pratiques.

• Ces six principes de formation s’actualisent à travers quatre


types de contenus de formation.
D’abord la maîtrise des savoirs à enseigner et leur épistémologie,
cette dernière correspondant au recul distancié par rapport aux savoirs

30
Une École en crise, dans une société en crise

pour apprécier les questions, les méthodes et les conclusions de la dis-


cipline qui les a construits.
Ensuite la connaissance de la didactique qui s’intéresse aux
apprentissages scolaires à partir de la logique des savoirs à enseigner.
Puis l’intelligence de la pédagogie, proche cousine de la didac-
tique mais qui s’intéresse aux apprentissages scolaires à partir cette
fois de la logique des relations dans la classe.
Enfin une formation psychologique qui rende attentive aux com-
portements que chacun développe dans l’exercice du métier, en saisis-
sant les ressorts de son rapport à la discipline qu’il enseigne, aux
élèves qu’il aime ou rejette, à l’attitude qu’il adopte vis-à-vis de l’ins-
titution scolaire et de son fonctionnement.
Ces quatre contenus de formation, nous les avons nommés les
deux D – savoirs et savoir-faire disciplinaires et didactiques – et les
deux P – savoirs et savoir-faire pédagogiques et psychologiques.
• Les modalités de formation sont à envisager en réponse à deux
problèmes fondamentaux qui ne sont pas spécifiques de la situation
française des années quatre-vingt-dix, tant il est possible de les pointer
dans la grande majorité des systèmes éducatifs mondiaux.
Le premier est celui de l’articulation entre savoirs théoriques et
savoirs pratiques, les savoirs théoriques recouvrant non seulement les
savoirs relatifs aux disciplines à enseigner et leur épistémologie, mais
aussi les savoirs didactiques et pédagogiques. Les modalités de l’al-
ternance en formation revêtent à cet effet une importance primordiale
et permettent de donner forme à la relation théorie-pratique. Le stage
comme lieu de pratiques est un temps d’application de choix théo-
riques considérés durant la formation au centre de formation. Et,
inversement, le stage peut être un lieu d’émergence de questionne-
ments théorisés au retour au centre de formation. La théorie peut don-
ner corps à la pratique et la pratique peut faire surgir un besoin théo-
rique.
Le second problème posé par la formation des enseignants est
celui de l’articulation entre formation professionnelle (intégrant les
dimensions disciplinaires et didactiques précédentes) et formation au
développement personnel que nous avons nommée formation psycho-
logique. La capacité pour un enseignant à analyser ses réactions, à

31
Une École en crise, dans une société en crise

faire un bout de chemin dans le but de comprendre la nature de ses


comportements dans des situations courantes, à l’égard de certains
élèves, à l’endroit de certaines situations de conflit ou de séduction, à
l’encontre de certains collègues, au regard de la situation groupale que
constitue la classe, à l’encontre de situations hiérarchiques : c’est tout
cela que nous avons inclus dans la formation psychologique dont la
difficulté est de ne pas être isolée du reste des contenus de formation,
de mettre en place une formation psychologique à dimension profes-
sionnelle attentive au surgissement d’une personnalité profession-
nelle.

• Trois concepts nous paraissent susceptibles de fournir des outils


pour une méthodologie de la formation : le concept de trajectoire
générale, celui de processus et enfin le concept de mode.
La trajectoire générale de formation correspond à nos yeux à
l’arabesque – ligne sinueuse avec des retours en arrière – qui caracté-
rise l’évolution de l’étudiant en formation au regard de son futur
métier. L’étudiant en formation possède en effet en début de forma-
tion une certaine représentation des attitudes, des comportements, de
l’action qui devra être la sienne. Il adopte un idéal d’enseignement et
d’enseignant. Nous parlerons de modèle pédagogique implicite pour
désigner le fait que ce modèle est virtuellement présent dans la pen-
sée du formé, sans que ce dernier l’ait forcément exprimé. Le forma-
teur possède, quant à lui, un cadre de référence pour les pratiques
pédagogiques qu’il souhaite voir mises en actes par les formés au
terme de la formation. Au cours de la formation, le modèle pédago-
gique de référence du formateur vient se confronter au modèle péda-
gogique implicite du formé et le transforme peu ou prou en un modèle
pédagogique personnalisé donc singulier et explicite. En fin de forma-
tion chaque formé s’est construit son modèle propre.
Les processus de formation correspondent aux catégories d’activi-
tés que le formateur suscite de la part du formé. Nous avons distingué,
avec Gérard Mottet, la formation par instruction, la formation par
documentation, la formation par observation, la formation par expéri-
mentation et par rétroaction, la formation par entraînement, la forma-
tion par mise en situation, et la formation à la recherche à laquelle
nous consacrerons plus d’importance.

32
Une École en crise, dans une société en crise

Les modes de formation correspondent à la manière dont est pris


en charge le groupe des formés au cours de sa formation. Ce qui est
ici en cause est la place du sujet en formation vis-à-vis du groupe des
formés. Nous distinguerons des modes de formations collective, dif-
férenciée, individualisée, personnalisée.

• Les défis que chaque enseignant au quotidien doit relever


Les challenges précédents intéressent tout le système scolaire. Il
nous faut maintenant préciser les principaux défis que doivent relever
les enseignants au quotidien de leurs actions d’enseignement afin de
faciliter les apprentissages des élèves, ces transformations visant à ins-
taller un autre rapport des élèves au savoir et à la loi.
D’abord il leur faut accepter la tension entre le couple homogé-
néité et hétérogénéité.
L’enseignant avait jusqu’alors l’habitude de raisonner en termes de
classe, groupement permanent d’élèves sur l’année dont il coordonnait la
progression. Il avait sa classe du début à la fin de l’année scolaire.
L’introduction des modules au lycée, la pratique d’une pédagogie diffé-
renciée dans tous les ordres d’enseignement conduisent un maître à tra-
vailler, non seulement avec ses élèves mais avec des regroupements
d’élèves venant de classes différentes et ayant des difficultés voisines
justifiant la mise en place d’activités de remédiation. Un enseignant qui
différencie ses pratiques travaille tantôt avec toute sa classe, tantôt avec
des groupements d’élèves issus de sa classe et aussi d’autres classes.
Par ailleurs, au sein même de sa classe la différenciation pédago-
gique implique de prendre en compte les particularités des élèves face
à l’appropriation d’un contenu donné, et donc d’envisager la pratique
d’enseignement de manière non plus homogène, mais de manière
hétérogène. L’idée de différenciation pédagogique conduit au niveau
des processus et des structures à ne pas aborder les questions qui se
posent en termes uniformes et standardisés, mais en installant le prin-
cipe de la variété requise qui conduit à penser les solutions de manière
diversifiée et personnalisée.
La même réalité vécue par un groupe d’individus sera perçue dif-
féremment. Il n’y a aucun enseignant qui, face à un exercice intel-
lectuel, fonctionne de la même manière que ses collègues. Il n’y a

33
Une École en crise, dans une société en crise

aucun élève qui agit totalement comme son voisin pour faire ses
devoirs, apprendre ses leçons, malgré quelques constantes dans les
manières de faire. Alors peut-on imaginer des équipes d’ensei-
gnants qui se convaincraient de la richesse de leurs différences, et
qui un temps aideraient les élèves selon les manières de faire qui
apparaîtraient le mieux convenir à chacun d’eux, personne ne pre-
nant ombrage à ne pas intervenir avec tous ?
On notera que ce couple homogénéité-hétérogénéité que nous
situons au niveau de la pratique d’un enseignant, existe au niveau de
l’organisation scolaire toute entière. L’École a en effet constamment
oscillé entre une organisation qui homogénéise, créant, dans le souci
d’une pédagogie adaptée à ce public, des classes d’accueil pour les
élèves en difficultés. Puis, un jour, ces classes apparaissent comme
des classes ghettos d’élèves se vivant en marge de l’institution. Alors
on recrée une organisation en classes totalement hétérogènes dans les-
quelles les élèves en difficultés sont en plus grandes difficultés. Les
solutions au niveau de l’École en tant qu’institution résident là aussi
dans sa capacité à envisager simultanément des groupes hétérogènes
qui deviennent homogènes pour un temps.
Ensuite il faut qu’ils mutent d’une vision individuelle à une vision
collective du métier.
Dans une étude en mathématiques, Sylviane Gasquet (1991) inter-
roge des professeurs de mathématiques enseignant en seconde et
en première. Elle leur propose une liste de 39 objectifs du pro-
gramme de seconde en leur demandant de les classer du plus
important au moins important pour réussir en première. Selon les
professeurs, le même item peut être classé comme prioritaire ou à
l’inverse comme très secondaire !
Il est vraisemblable qu’un travail en commun des enseignants de
mathématiques atténuerait ces disparités qui attestent du caractère
hasardeux d’une scolarité d’élève.
Travailler en équipes est une nécessité parce que contrairement à
beaucoup d’autres professions, plusieurs personnes concourent à la
réalisation d’un produit (éduquer un élève) qui sera la résultante de
leurs actions. Dans une salle d’opérations, une nécessaire entente doit
exister entre l’anesthésiste, le chirurgien, l’instrumentiste penchés sur

34
Une École en crise, dans une société en crise

leur patient. Dans un avion une évidente coopération doit rapprocher


le pilote, le second, le navigateur, le radio, et les contrôleurs du ciel.
Dans l’établissement scolaire, les notions d’équipe enseignante et
d’équipe éducative constituent des priorités à faire exister. Les élèves
ont beaucoup à y gagner, et chaque enseignant aussi, à condition que
ces équipes aient à construire quelque chose en commun qui les
amène à constater un gain d’énergie et de temps par enrichissement
des perceptions et des modèles intellectuels de chacun.
Le métier d’enseignant se différencie de celui de précepteur, pas
uniquement parce que ce dernier n’a qu’un élève à instruire, mais
parce que celui-ci est seul alors que celui-là exerce au sein d’un
groupe à transformer en équipe. Aussi convient-il de profiter de la
richesse de ce groupe.
Puis encore, il leur faut changer leur vision de l’évaluation de
l’enseignement (d’une courbe de Gauss à une courbe de la réussite).
Lorsqu’on regarde les résultats d’un groupe, on s’attend à ce qu’il
soit constitué de deux minorités d’éléments hors norme (l’une regrou-
pant les éléments d’excellence, l’autre les éléments médiocres) et,
entre les deux, d’une majorité d’éléments moyens.
Il est ainsi difficile d’accepter de penser qu’une classe ne regrou-
perait que des élèves forts ou que des élèves faibles. Par une espèce
de tendance naturelle à répartir un groupe sur la courbe statistique de
Gauss, un enseignant a besoin de trouver quelques bons éléments
dans une classe faible, et quelques éléments faibles dans une très
bonne classe.
Ce sont les très bons élèves des classes indifférenciées de seconde
qui passent en première scientifique. Fréquemment ces élèves sor-
tent en juin de leur classe de seconde avec des moyennes qui
dépassent treize ou quatorze. Dès le début de l’année suivante, au
milieu du premier trimestre de première scientifique, on trouve
dans ces classes des moyennes qui pour quelques-unes sont du
même ordre que ce qu’elles étaient cinq mois auparavant, mais il
en est d’autres qui sont de l’ordre de sept ou huit.
Dans les classes préparatoires aux grandes écoles, il y a générale-
ment des élèves qui ont obtenu leur baccalauréat l’année précé-
dente avec des mentions bien ou très bien. Dans ce cas encore,

35
Une École en crise, dans une société en crise

après quelques mois, des élèves ont six ou sept de moyenne et


aucun n’a plus de quatorze.
Chaque enseignant considère sa classe comme relevant d’une dis-
tribution normale avec une répartition de la valeur des résultats des
élèves qui s’apparente à une courbe de Gauss.
Pour faire réfléchir un amphithéâtre de plus de 250 étudiants, je
leur disais il y a peu, combien la correction de leurs copies allait
constituer un moment difficile pour moi. Pas tant à cause du
nombre que parce que la première question qu’il me fallait
résoudre était « Pouvez-vous être 250 à réussir ? »
Avec la demande de réussite de 80 % d’une classe d’âge au bacca-
lauréat, les enseignants peuvent avoir le sentiment d’une perte de leur
fonction habituelle de sélection et donc d’une transformation pro-
fonde de leur identité professionnelle. Je pense en effet que le senti-
ment de réussite professionnelle d’un enseignant est lié non seulement
à la réussite de ses élèves (en classe terminale ces derniers sont très
attentifs à la moyenne des notes de leurs élèves dans la discipline
qu’ils enseignent), mais aussi à l’échec de ceux-ci.
On sait comment certains enseignants se sentent en difficulté si les
notes de leurs élèves sont trop élevées et comment chacun d’eux
tranche cette question avec une moyenne des notes de sa classe par-
fois très en dessous de dix. Pour certains enseignants, sept est une
bonne moyenne. Pour d’autres c’est treize. Chacun a intégré la sélec-
tion comme caractéristique de sa fonction et à partir de là il l’assume
différemment.

Dans le but de réfléchir avec mes étudiants de l’amphithéâtre pré-


cédent sur les fonctions réelles et supposées du métier d’ensei-
gnant, je leur faisais remarquer comment une moyenne de notes
trop élevées dans l’enseignement secondaire pouvait entraîner des
parents à juger que mon travail n’était pas de bonne qualité puis-
qu’il n’opérait pas de discrimination suffisante entre les élèves,
comment mes collègues allaient considérer mon attitude démago-
gique. Au niveau de l’université comment même, certains d’entre
eux, ne jugeraient pas sérieux un enseignant qui ferait réussir les
étudiants en trop grand nombre.

36
Une École en crise, dans une société en crise

Un défi actuellement posé aux enseignants est bien, dans la manière


dont ils évaluent leurs élèves, de substituer une courbe de la réussite à
une courbe de Gauss, d’aborder donc le métier moins en termes de sélec-
tion qu’en termes de démocratisation. On le voit, la situation actuelle
oblige l’enseignant à revenir sur les fondements de l’École républicaine
en se posant la question : comment est-il possible de promouvoir et de sé-
lectionner de la manière la plus républicaine qui soit, c’est-à-dire en s’ap-
puyant sur les seuls résultats scolaires ?
Comment enseigner, comment faire apprendre pour que s’enclenche
une qualification généralisée accrue, de laquelle émergeraient des com-
pétences élevées spécifiques ?
Enfin, maintenir en tension éducation et instruction.
Une société se maintient sans trop de heurts si les citoyens se sen-
tent liés par un ciment qui leur fait considérer l’intérêt général pour le
moins aussi important que leur intérêt personnel. Ce n’est sans doute
pas pour rien qu’aujourd’hui on réclame des entreprises citoyennes,
qu’on s’interroge sur la citoyenneté à l’École, que des vocables
comme ceux de fracture sociale, de cohésion sociale apparaissent
dans les propos des hommes politiques.
Qu’est-ce qui a réuni dans le passé les Français et a constitué le ci-
ment de notre société, lui assurant une relative stabilité ? Ce fut la reli-
gion (le christianisme), mais aussi la politique (le nationalisme aidant
pour les guerres coloniales et l’affrontement avec nos voisins euro-
péens), peut-être l’économie (pendant ce qu’on a nommé les Trente glo-
rieuses qui ont succédé à la Deuxième Guerre mondiale). Aucun de ces
ciments maintenant ne résiste dans une société dont les valeurs sont de
moins en moins celles dont se réclamaient les corporations, les associa-
tions, les syndicats, les partis politiques, les clubs de réflexion, donc des
groupes. Les valeurs partagées sont de plus en plus les valeurs de l’indi-
vidualisme. Aussi faut-il réclamer une école capable de montrer aux en-
fants qu’ils peuvent vivre les uns avec les autres, malgré et grâce à ces
différences qui les enrichissent d’idées, de manières de voir le monde,
d’apprécier le présent ou le futur de façon contrastée. Ainsi doit-on envi-
sager les apprentissages en termes de débats et conjointement de solida-
rité. C’est parce qu’on sait qu’il existe un après pacifié qu’on peut s’en-
gager dans le dialogue, dans la discussion, et dire le cas échéant ses
désaccords. C’est parce qu’une solidarité est présente dans la classe

37
Une École en crise, dans une société en crise

qu’on peut demander de l’aide quand on est en difficulté. Une école qui
lie instruction et éducation est une école qui permet à la cohésion sociale
de retrouver son fondement.
La laïcité constitue le liant social fondateur de l’École française.
Le risque de la laïcité est de gommer les différences afin de considé-
rer les élèves comme des sujets de droit et non comme des sujets de
fait. Aussi l’enseignement doit-il faire exister une éthique laïque qui
dans le temps où elle tolère et encourage les différences, défend des
valeurs comme la solidarité, la liberté, la citoyenneté.
Dans un système scolaire qui doit affronter des défis nouveaux et
variés, sans avoir comme par le passé l’expérience d’une situation
proche, l’enseignement devient un nouveau métier. Nous avons des-
siné une multitude de transformations nécessaires. Elles convergent
vers une vision du métier de professeur qui ne peut plus seulement
penser son action en termes d’enseignement mais aussi en termes
d’apprentissage.
L’enseignant doit devenir un professionnel des apprentissages sco-
laires (M. Develay, 1992 ; Ph. Meirieu, 1992 ; J.-P. Astolfi, 1994).
Demain n’existeront plus des professeurs de mathématiques, mais des
professeurs de l’apprentissage des mathématiques. Demain les profes-
seurs de français céderont la place à des professeurs de l’apprentis-
sage de la langue ou de la littérature.
En se centrant sur l’apprenant (nous préférons ce terme à celui
d’élève car il introduit le couple écolier et contenu à acquérir), l’École
ne fait que matérialiser l’évolution d’une société de la modernité vers
une société de la post-modernité (A. Touraine, 1992). Une société
attentive à faire émerger l’acteur dans le système (l’élève au centre du
système éducatif), attentive à développer une éthique de l’altérité
(éduquer, c’est aider à l’émergence de l’altérité, et non pas
contraindre ou conformer et encore moins dresser), et à aider à penser
l’historicité des événements (leur contingence, leur localité, leur cir-
constance)

Une École en crise dans une société en crise. L’occasion pour que
l’une et l’autre réfléchissent à leurs fondements démocratiques à travers
la question du rapport à la loi et la question du rapport au savoir.
Comment ? C’est ce que les chapitres suivants s’efforceront de détailler.

38
2
Le rapport au savoir

En 1965, 15 % d’une tranche d’âge (enfants nés la même année)


accédaient au lycée ; plus de 70 % aujourd’hui. Environ 60 % d’une
classe d’âge actuellement réussissent le baccalauréat ; il y a 10 ans,
c’était moins de 30 %. En 1995, 99,5 % des enfants de trois ans sont
accueillis à l’école maternelle et les perspectives évoquent 99,9 % en
1996, soit la quasi-totalité des élèves. On assiste à un accès généralisé
à l’École d’enfants qui, hier, ne s’y seraient pas trouvés aussi tôt et
aussi longtemps. L’École doit ainsi aujourd’hui concilier enseigne-
ment de masse et enseignement de qualité. Pour ce faire, elle affronte
des questions nouvelles telles que l’hétérogénéité de son public, la
violence qui ne s’arrête pas toujours aux portes des établissements
mais y pénètre avec plus ou moins de force, la difficulté des élèves à
se projeter dans un métier à cause d’un avenir incertain de la valeur
des diplômes et des possibilité d’emploi. Enseigner devient un métier
nouveau, comme l’a écrit Philippe Meirieu (1989) qui ne se réduit
plus seulement, comme hier, à l’exposé de contenus pour des enfants
destinés socialement à des études longues. Enseigner devient un
métier où la professionnalité réside aussi dans la capacité à accueillir
et à faire réussir des enfants que rien ne prédisposait à devenir des
élèves aussi longtemps scolarisés.

Le métier d’enseignant doit donc se transformer, les adaptations


nécessaires pouvant être regroupées autour de deux idées-force.
D’une part, pour installer des apprentissages performants, l’ensei-
gnant se doit de mieux saisir la nature du rapport des élèves au savoir
et d’autre part, il doit comprendre le type de rapport des élèves à la
loi. Un rapport au savoir, qui ne soit pas d’emblée un rapport de rejet
mais un rapport d’adhésion, constitue un premier préalable pour
apprendre. Par ailleurs, un rapport à la loi qui permette la sérénité

39
Le rapport au savoir

pour accepter les déstabilisations de l’apprendre constitue le second


préalable à toute acquisition de savoir.
Nous montrerons ensuite que, pour l’enseignant, une meilleure
compréhension du rapport au savoir des élèves articulée à une
meilleure compréhension du rapport à la loi des élèves peuvent facili-
ter la création des conditions pour que les élèves trouvent du sens à
l’École.
Une des questions clés que posent les élèves aux enseignants est :
« À quoi ça sert d’apprendre ce qu’on apprend ? » et, plus large-
ment : « À quoi ça sert de réussir à l’École ? ».
Pour répondre en pratique à ces questions, et donc aider les élèves
à trouver du sens à l’École, l’enseignant doit comprendre ce que
l’École, le savoir, apprendre des savoirs scolaires représentent
pour les élèves. Il lui faut simultanément comprendre ce qu’accep-
ter d’écouter, de débattre, de répondre à des questions posées, de
faire des devoirs, de participer à la vie scolaire représentent pour
les élèves en termes de rapport à la loi.
Cette perspicacité ne permettra pas automatiquement aux maîtres
de créer les conditions d’apprentissages réussis, de faciliter pour
les élèves la découverte de sens dans l’École et de l’École ; il ne
suffit pas de comprendre pour agir car il n’y a pas de déductibilité
de l’action au regard de l’intention. Mais cette intelligence de la
situation installera les préliminaires à une nouvelle professionna-
lité du métier d’enseignant.

쑺 La notion de rapport au savoir

Deux auteurs à ce jour ont contribué à éclairer toute la portée de


cette notion. Bernard Charlot (1992) d’une part, comme sociologue de
l’éducation, Jacky Beillerot (1989) d’autre part, en empruntant aux
concepts de la psychanalyse. Nous reprendrons ici quelques-uns de
leurs propos.
Parler de rapport au savoir c’est convenir que les élèves entretien-
nent une certaine liaison, un certain commerce avec le savoir comme
lorsqu’on parle de rapport amoureux entre deux êtres. Le rapproche-

40
Le rapport au savoir

ment entre rapport au savoir et rapport amoureux n’est du reste pas


totalement fortuit. Freud n’a-t-il pas écrit que « apprendre, c’est inves-
tir du désir dans un objet de savoir ». Il n’y a pas d’apprentissage sco-
laire sans désir d’apprendre, sans chercher à vivre avec le savoir et ce
que représente son acquisition, une liaison de plaisir, une liaison de
nature érotique.
Cependant, plutôt qu’employer les idées de liaison, de relation, ou
de commerce avec le savoir, nous préférons l’expression de « rapport
au savoir ». Justifions l’emploi de cette tournure, en précisant succes-
sivement quelle signification nous donnons au mot « savoir », et à la
formule « rapport à ».

• Le savoir
Le terme est parfois distingué de celui de connaissance ou d’infor-
mation et se confond alors avec celui de science. Le savoir, ce n’est
plus dans ce cas ce qui est personnel, mais c’est ce qui relève d’une
communauté qui a décidé de statuer sur une connaissance pour l’éri-
ger en savoir. Dans ce cas le savoir serait universel, la connaissance
singulière. Jacques Legroux (1981) va dans ce sens.
L’information, pour cet auteur, désigne des faits, des commentaires
dont il est possible de prendre connaissance dans son entourage par la
radio, la télévision, la presse, une conférence, une discussion, une lectu-
re. L’information constitue une donnée extérieure à la personne, qu’il est
possible de stocker (livre, bande magnétique ou magnétoscopique, mé-
moire d’ordinateur, et de redécouvrir identique à plusieurs années de dis-
tance.
Lorsque l’information est reçue par une personne, celle-ci se l’ap-
proprie, la fait sienne. L’information externe devient sa connaissance
propre. Ainsi le même discours est entendu diversement par ses audi-
teurs, le même livre est perçu différemment selon ses lecteurs. Pour
chacun, l’information impersonnelle devient connaissance person-
nelle.
La connaissance est intérieure à la personne et, en tant que telle,
n’est pas stockable ailleurs que dans la mémoire du sujet où le temps
la transforme. Elle risque de ne pas être identique chez un sujet à plu-
sieurs années de distance.

41
Le rapport au savoir

Le savoir a pour origine une rupture opérée par le sujet avec ses
connaissances, rupture qui crée une instance nouvelle que Jacques
Legroux nomme savoir. Le savoir correspond à une mise à distance
du sujet à l’égard de sa connaissance, grâce à l’usage d’un cadre théo-
rique. Les informations de cet ouvrage que vous parcourez des yeux
deviendront pour vous des connaissances qui conduiront peut-être
l’un d’entre vous à produire un savoir nouveau sur l’éducation à partir
d’une théorie qu’il aura construite. Une trilogie s’organise alors : des
informations impersonnelles transformées en connaissances person-
nelles peuvent donner naissance à des savoirs qui, diffusés à un
public, deviendront à leur tour des informations ; jusqu’au jour où une
personne, reconsidérant les connaissances qu’elle s’est construite à
partir de ces nouvelles informations, produira un nouveau savoir. À
l’origine de la production de savoir à partir des connaissances, il
existe une rupture, une phase de mise à distance du sujet à l’endroit
de ce qu’il acceptait jusqu’alors.
Par la suite nous n’utiliserons pas le mot savoir dans le sens précis
et restreint que nous venons de rappeler. Le savoir correspondra à ce
qui est enseigné à l’École, à ce pour quoi l’École existe en partie :
enseigner des savoirs. Utilisant le mot savoir dans l’extension large de
ce qui est enseigné, il nous faut éclairer trois ambiguïtés.
L’École a pour finalité de transmettre des savoirs. D’autres institu-
tions avec elle partagent cette charge : les musées, les bibliothèques, les
banques de données, la télévision et la radio entre autres. Le mot savoir a
une connotation plus large que celui de savoir scolaire. Le savoir s’orne
d’une majuscule – le Savoir – assimilable à la culture. Le rapport au sa-
voir de l’élève à l’École est ainsi en relation avec le rapport de l’élève à la
culture, à ce qui présente pour lui une signification au quotidien et dont
on devine des variations fortes selon les élèves.
Ensuite, la culture est distribuée à l’École à travers des disciplines
scolaires : les mathématiques, les langues vivantes, la musique, la tech-
nologie… Le rapport au savoir mériterait dans ce cas d’être écrit sous
une forme plurielle : « rapports aux savoirs ». Ainsi pour un élève le rap-
port au savoir mathématique n’est pas le même que le rapport au savoir
en grammaire ou en histoire. En mathématiques même, le rapport à l’al-
gèbre est distinct du rapport à la géométrie ou du rapport à la trigonomé-
trie. En français, le rapport à l’orthographe se différencie du rapport à la

42
Le rapport au savoir

lecture. En EPS, le rapport aux sports de combat diffère du rapport aux


activités d’expression comme la danse, du rapport à l’escalade ou au
rugby. On ne parle plus dans ce cas de rapport au Savoir, mais de rap-
ports aux savoirs.
Enfin, le savoir à l’École s’incarne dans un enseignant – le prof –
et dans une institution : l’école, le collège ou le lycée. Le savoir sco-
laire peut se confondre avec la personne et avec l’institution qui le dif-
fusent. Et alors rapport au savoir et rapport à l’École ou rapport à
Monsieur X ou Madame Y ne font qu’un. On se souvient comment
certains maîtres, comment certains établissements nous ont conduits à
vivre un rapport amoureux ou un rapport de rejet avec une discipline
scolaire, cette dernière se confondant beaucoup trop avec la personne
qui l’enseignait et avec le lieu où elle était transmise.
Saviez-vous que savoir vient du latin populaire sapere, qui signifie
avoir du goût, goûter.
Saviez-vous aussi que école a pour origine le grec scholé qui
exprime l’idée de loisir.
Si donc l’École est le lieu d’appropriation des savoirs, elle ne peut
être qu’un lieu de saveurs et de délassement.
Le savoir a un coût et il a un goût. En comprenant mieux le second
terme et même en l’amplifiant on peut espérer voir diminuer le
premier.
• L’idée de « rapport à… »
Nous avons précédemment utilisé des vocables voisins en pre-
mière approximation : rapport à…, d’un commerce avec…, mais
aussi relation à…
En dépit de ces rapprochements, dans le prolongement des
remarques de B. Charlot et de J. Beillerot, nous préférons utiliser l’ex-
pression « rapport à… », ce que nous allons expliciter.
Le mot « relation » évoque le lien entre deux choses qui peut être
un lien de dépendance (la relation de l’esclave à son maître), d’inter-
dépendance (les relations entre Etats), ou d’influence réciproque (la
relation entre le langage et la pensée). Dans tous les cas, le mot rela-
tion évoque un lien caractérisable. La relation de l’élève au savoir
peut être qualifiée de bonne ou mauvaise, de souffrance ou de plaisir.

43
Le rapport au savoir

Parler donc de la relation d’un élève au savoir introduit l’idée d’une


certaine matérialité de ce lien qui pourrait être explicité.
Le mot « commerce » marquerait davantage encore la matérialité
et la consistance du lien entre l’élève et le savoir. Parler du commerce
de l’élève au savoir, c’est évoquer une relation que l’élève entretient
de manière délibérée, intentionnelle avec le savoir, commerce dont il
aurait conscience.
Le terme « rapport à… » est plus énigmatique que les précédents.
Le rapport de l’élève au savoir induit que quelque chose de lâche, de
non prémédité, de flottant existe entre l’élève et le savoir. L’idée de
« rapport à… » renvoie à un processus vraisemblablement non
conscient, non prémédité, non voulu entre les deux entités que sont
une personne et le savoir. Afin de différencier les termes de relation
et de rapport, le premier plus objectivable, le second plus indéfini,
J. Beillerot rappelle qu’il existe un ministre des Relations extérieures,
mais qu’on ne parle pas de ministre des Rapports extérieurs.
B. Charlot considère quant à lui, d’une part, que ce qui s’exprime
dans le rapport au savoir c’est l’identité même de l’individu constituée
par une « constellation de repères, de pratiques, de mobiles et de buts
engagés dans le temps », et d’autre part, qu’il est pertinent et légitime
de parler de rapport au savoir d’un groupe car le rapport au savoir
d’une personne émerge du rapport au savoir du (ou des) groupes aux-
quels il appartient (sa famille, son milieu social).
Nous venons de dire le caractère indécis du terme rapport au
savoir qui n’est pas forcément conscient, qui est difficilement carac-
térisable, qui possède des dimensions individuelles et groupales. Nous
nous proposons maintenant d’évoquer quels éclairages un enseignant
peut s’en donner à travers les outils de la psychologie, de la sociologie
et de l’épistémologie.

쑺 Trois approches possibles

Elles nous sont fournies par trois regards que nous distinguerons
pour la clarté de notre propos, mais qui sont imbriqués dans la réalité
d’un individu donné.

44
Le rapport au savoir

La psychologie peut nous aider à comprendre le rapport au savoir


d’un élève.
Le savoir doit avoir un sens pour l’individu afin qu’il se l’appro-
prie (le contraire de ce qui se passe lorsqu’on dit d’un enfant qu’il
n’apprend pas parce qu’« il n’a pas envie de savoir »).
La psychanalyse parle de rapport au savoir comme d’une relation
d’objet. Le premier objet, expliquent les psychanalystes, qui permet
au jeune enfant de se différencier du monde extérieur est la mère dont
le bébé à la naissance n’a qu’une image morcelée, le sein en consti-
tuant un élément fort. Ces objets, qui vont aider l’enfant à s’autono-
miser par la pensée de son environnement et lui permettront de créer
son moi, sont des personnes, des choses aussi, investies du désir de
connaissance. Dès la naissance, la connaissance est donc la seule pos-
sibilité pour l’enfant d’exister car elle lui permet de se différencier en
se mettant à distance de son environnement.
Parler de rapport au savoir comme d’une relation d’objet, c’est
convenir que les objets de savoir enseignés à l’École doivent être
investis de désir pour être appropriés. Accepter de savoir, c’est accep-
ter de désirer savoir.
« - Je ne comprends pas pourquoi tu n’écris rien Benoît, alors que
la phrase que je vous ai donnée à traduire est simple : “La four-
rure de mon chat est noire”, dit le professeur d’anglais.
- Est-ce que tu ne te souviens plus de la manière dont on traduit la
forme possessive “la fourrure de mon chat”, en anglais ?
- Non, m’dame.
- Alors, pourquoi tu n’écris rien ?
- C’est parce que je n’ai plus de chat. Le mien d’abord il était
gris, et puis il est parti et on ne l’a jamais revu. Il a dû se perdre,
ou on l’a pris. »
Il est évident que nous ne nous serions vraisemblablement pas
posé ces questions si nous avions eu à traduire la fourrure de mon
chat… Nous aurions d’emblée compris et accepté que peu impor-
tait la couleur de la fourrure de ce chat et que de plus il ne s’agis-
sait pas de notre chat.

45
Le rapport au savoir

« Apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir », écri-


vait Freud, ai-je déjà rappelé. Benoît n’était pas disposé à investir
du désir dans cette traduction. La traduction n’était pas, ce jour-là,
objet de désir mais de rejet car l’enfant ne parvenait pas à trouver
la bonne distance avec ce savoir.
Nous verrons que la psychologie nous renseigne sur le rapport au
savoir d’un élève à la condition de nous centrer sur la dimension fan-
tasmatique que ce savoir lui évoque.
La sociologie, en tant que discipline concernée par les phéno-
mènes de groupe, est utile tout autant pour éclairer la question du rap-
port au savoir.
Il ne faut jamais oublier que le rapport au savoir de l’élève à l’École
tire ses origines du rapport au savoir qu’il a vécu antérieurement, dans
sa famille notamment. Or, toutes les familles ne vivent pas avec le
savoir un rapport identique. Il est des familles qui fuient le savoir,
considéré par elles comme relevant d’une autre culture que la leur et
qu’il convient d’éviter afin de conserver son identité. Il est des
familles qui cherchent à accaparer le savoir dans le but de se particu-
lariser et de se distinguer d’autres milieux. Il est des familles qui ni ne
fuient ni ne tentent de monopoliser le savoir. Elles cherchent seule-
ment à l’apprivoiser quand il leur est utile pour agir ; le savoir, oui,
mais à condition qu’il soit fonctionnel, qu’il serve à quelque chose. Il
est donc des familles qui consomment avec boulimie du savoir alors
que d’autres en sont anorexiques et d’autres gourmets. Ainsi le rap-
port au savoir de Benoît à l’École est nourri du rapport au savoir de
Benoît à la maison, lequel se nourrit aussi du sentiment d’apparte-
nance de la famille de Benoît à une culture propre que les anthropo-
logues nomment fréquemment subculture et qui correspond au groupe
auquel on s’identifie socialement et culturellement.
L’épistémologie scolaire, enfin, qui est une réflexion sur les
savoirs enseignés à l’École dans le but d’en expliciter les fondements,
les méthodes, les conclusions permet à son tour d’approcher la ques-
tion du rapport au savoir.
« Quelles sont les trois idées clés d’un programme d’histoire en
6e ? », « Les méthodes du biologiste diffèrent-elles de celles du géo-
graphe ? », « Quelles sont les principales théories en économie ? »,

46
Le rapport au savoir

« En quoi la technologie diffère-t-elle des sciences physiques ? », « La


médecine est-elle une science ? » sont autant de questions épistémolo-
giques.
Les raisons pour lesquelles un même élève accroche plus à la bio-
logie qu’à la géographie tiennent ainsi à la nature particulière de ces
savoirs. Nous avons parlé dans ce cas de rapports aux savoirs pour
préciser la variété de ceux-ci.
Pour un non-mathématicien, les mathématiques sont constituées
de domaines séparés les uns des autres. L’arithmétique travaille
avec des nombres, l’algèbre s’occupe d’inconnues, la géométrie de
formes, la trigonométrie de mesures d’angles, et les probabilités du
caractère aléatoire des phénomènes.
Pour un mathématicien, il s’agit certes de domaines distincts car
les objets sur lesquels chacune de ces disciplines travaille sont dif-
férents, mais d’une part ces objets peuvent être « retranscrits d’une
discipline dans une autre », et d’autre part une même méthode
fonde les mathématiques, au-delà des différents domaines mathé-
matiques : la démonstration.
Ainsi avez-vous fait, par exemple la relation entre la formule algé-
brique et la figure géométrique suivante :
(a + b) 2 = a2 + 2 ab + b2

a b

a a2 ab

b ab b2

Ainsi, ce qui devrait différencier le mathématicien du non-mathé-


maticien, c’est la capacité du premier à caractériser ce que sont les
mathématiques.
Approfondissons ces trois approches psychologique, sociologique
et épistémologique que nous avons juste pointées.

47
Le rapport au savoir

쑺 Rapport au savoir et psychologie

Le savoir au départ de tout apprentissage constitue une réalité


extérieure à l’élève. Observant Benoît dans différentes situations où il
est confronté aux mathématiques, on pourrait dire qu’il y a Benoît et
les mathématiques de son livre de mathématiques, qu’il y a Benoît et
les mathématiques qu’enseigne son professeur de mathématiques.
Lorsque Benoît a terminé d’apprendre les mathématiques dans son
livre ou a compris le cours, il n’y a plus Benoît d’une part et les
mathématiques d’autre part. Benoît a fait siennes les mathématiques.
Il s’est approprié des mathématiques. Ce mécanisme est fréquemment
désigné par les termes de compréhension (en maths, il comprend vite,
il pige vite), ou d’incompréhension (il ne comprend rien aux maths,
en maths il est nul). On évoque, en effet, davantage des mécanismes
cognitifs qu’affectifs pour expliquer la réussite ou l’échec d’un élève.
Certes, on entend dire qu’un élève est nul en mathématiques parce
qu’il n’aime pas les mathématiques, ou qu’il est bon en mathéma-
tiques parce qu’il aime les maths, les mêmes remarques étant tenues à
propos de l’éducation physique, de la philosophie, de la musique ou
de la technologie. L’affectif vient alors se mêler au cognitif. Pour
apprendre des maths, de la géographie, de l’histoire de l’art ou des
sciences, il ne faut pas seulement les comprendre, il faut les aimer.
On vit donc avec le savoir une relation affective et pas uniquement
cognitive. Examinons alors les positions respectives que l’on fait
jouer à l’affectif et au cognitif. Certains auteurs estiment qu’il s’agit
de deux domaines sans relations entre eux : « Pour être bon en dictée,
il suffit d’apprendre du vocabulaire et ses règles de grammaire. »
D’autres auteurs considèrent l’affectivité comme le moteur de la
cognition, comme ce qui la précède et l’induit le cas échéant : « Si tu
te mets à aimer écrire, alors tu deviendras bon en orthographe. »
Pour beaucoup, par exemple, l’affectivité est réduite à avoir un
rôle inhibiteur ou facilitateur dans les apprentissages. Dans ce cas,
faut-il considérer l’anxiété comme un facteur inhibiteur ou comme
un facteur facilitateur ? Jacques Nimier (1988) cite un auteur amé-
ricain, Degnan, qui compara les attitudes et le degré d’anxiété de
22 étudiants considérés comme bons en mathématiques avec ceux

48
Le rapport au savoir

de 22 étudiants considérés comme mauvais en mathématiques. Cet


auteur montra que les étudiants qui réussissaient étaient générale-
ment plus anxieux que ceux qui ne réussissaient pas, et que ceux
qui réussissaient avaient des attitudes plus positives en mathéma-
tiques que les autres.
L’anxiété, a priori considérée comme un facteur inhibiteur se
révèle être un facteur facilitateur. Nous voyons donc bien la néces-
sité qu’il y a à approfondir ce qu’on entend par affectivité.
Afin de donner consistance au terme affectivité, dont on parle
beaucoup sans toujours tenter de le préciser, nous dirons et cherche-
rons à expliquer que le rapport au savoir peut se comprendre par les
pulsions qui nous animent et par les fantasmes que ces dernières
génèrent. Les pulsions sont ce qui nous pousse à agir, qui a pour ori-
gine notre psychisme et que nous ne maîtrisons pas. Quatre attributs
expliquent la pulsion : la poussée, le but, la source et l’objet.
La poussée est l’aspect dynamique, le moteur de la pulsion. On
observe par exemple des élèves qui, à l’égard de certaines parties
d’une discipline scolaire, expriment une poussée d’intérêt, alors que
d’autres éprouvent dans les mêmes circonstances une poussée de pas-
sivité. Le but de la pulsion est ce vers quoi elle tend. Certains élèves
se donnent pour but de savoir, afin d’apparaître comme de bons
enfants aux yeux de leurs parents, alors que d’autres, avec le même
but, cherchent avant tout à accéder à une autre position sociale que
celle de leur milieu d’origine, à s’en différencier donc. La source de
la pulsion est ce qui la déclenche. L’objet de la pulsion est ce en quoi
ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. La note, l’appréciation
des enseignants constituent autant d’objets pour l’expression de la
pulsion de savoir.
On observe chez certains élèves (trop peu nombreux sans doute) une
pulsion pour la lecture qui leur fait dévorer tout ce qui leur tombe sous la
main. Le but de la pulsion peut être l’évasion du quotidien que permet la
lecture ou la possibilité de parvenir à se mieux connaître en s’identifiant
à des personnages, ou la possibilité de briller en montrant ses connais-
sances. La source est peut-être l’ennui, la peur de soi, l’amour de soi, le
besoin de briller… L’objet est la lecture, la source le livre. Pas de déter-
minisme donc. Chacun aime lire, ou déteste lire, ou n’aime lire que telle
catégorie d’ouvrage, pour des raisons chaque fois particulières. Dans le

49
Le rapport au savoir

même ordre d’idées, on peut aimer la biologie parce qu’on affectionne la


nature et qu’on aime les animaux, parce qu’on est à la recherche du mys-
tère de la vie, voire de sa vie, parce que la biologie, c’est la vie, et la vie la
sexualité, et qu’on se pose des questions fortes à son propos.
Ainsi, parler, dans sa dimension psychologique, du rapport au
savoir de Benoît, c’est comprendre ce qui dans le savoir scolaire en
général, ou dans tel savoir scolaire en particulier répond au désir de
cet enfant.

Cherchant à expliquer les raisons pour lesquelles il s’était intéressé


à la biologie, un enseignant en vint à expliquer comment certains
domaines l’intéressaient particulièrement dans cette discipline. Il
dit comment toute naissance et toute enfance le bouleversaient, par
association comment la vision d’un enfant malheureux dans un
film le touchait beaucoup, comment il s’était toujours demandé et
continuait à se demander aujourd’hui encore alors qu’il avait passé
un diplôme d’embryologie, quel type de relation le fœtus entrete-
nait avec le liquide amniotique, si ce dernier ne rentrait pas dans
ses narines, si… Par association il accepta de dire comment la
naissance le renvoyait à la dimension fantasmatique du retour dans
l’utérus maternel, auquel il avait le sentiment de songer parfois en
rêve. Il en vint à dire que ce qui l’intéressait dans l’apprentissage
c’était « l’apprenti-sage », c’est-à-dire la nécessité dans laquelle il
se sentait de considérer l’enfant comme un sage, comme un être
qui a une connaissance juste des choses et non pas comme un être
qui n’a pas encore atteint l’âge de raison. Par associations toujours,
il évoqua le second domaine qui le passionnait en biologie : la
connaissance des relations entre le cerveau et la pensée. Il expli-
qua qu’il achetait de nombreux livres dans ce domaine, attentif à
comprendre comment la neurobiologie actuellement, expliquait
certains aspects des liens cerveau-esprit mais se montrait incapable
d’en expliquer d’autres. L’intention, le sens étaient de ce registre.
Cela lui permit d’expliquer que ce qui l’intéressait aussi dans l’ap-
prentissage, c’était « l’apprends tissage », comme capacité à relier
des éléments de savoirs fréquemment dissociés – la biologie, la
psychologie, l’éthologie notamment. Ce mécanisme de liens et de
tissage, il le mit en relation avec un intérêt permanent qu’il avait à
faire vivre des groupes d’amis.

50
Le rapport au savoir

Il revint, cet enseignant de biologie, à son rapport à cette discipline


et il comprit comment cette dernière l’avait attiré parce qu’elle lui
permettait de répondre à des questions fortes qu’il se posait.
L’enseignant n’est pas un analyste. La classe n’est pas un lieu de
thérapie. Le maître n’a pas la compétence et ne doit pas avoir le projet
de jouer à l’apprenti psychologue. Et pourtant la classe peut être l’oc-
casion d’aider l’élève à prendre de la distance à l’égard des savoirs
enseignés et de se rendre attentif au rapport qu’il vit à l’égard des
savoirs scolaires.
Le questionnaire ci-après mériterait une adaptation à chaque disci-
pline, et à chaque niveau d’enseignement. Il est inspiré des travaux de
J. Nimier (1988) et serait susceptible d’amorcer une réflexion d’élèves
à propos de leurs rapports à la physique.

1. Qu’est-ce que vous éprouvez devant un problème de physique ?


. j’ai l’impression que je n’arriverai jamais au bout. 1, 2, 3, 4, 5
. j’ai l’impression de construire quelque
chose en y arrivant. 1, 2, 3, 4, 5
. j’ai rapidement envie d’abandonner. 1, 2, 3, 4, 5
. si j’y arrive, j’ai l’impression de combler un manque. 1, 2, 3, 4, 5
. au début, j’ai l’impression d’être devant un trou noir. 1, 2, 3, 4, 5

2. Pour moi, faire de la physique, c’est…


. absurde, ça ne représente rien. 1, 2, 3, 4, 5
. faire quelque chose qui ne sert à pas grand-chose. 1, 2, 3, 4, 5
. découvrir des choses nouvelles. 1, 2, 3, 4, 5
. faire quelque chose de fondamental. 1, 2, 3, 4, 5
. une façon de discipliner mon esprit. 1, 2, 3, 4, 5
. essayer d’établir des liens entre différentes choses. 1, 2, 3, 4, 5

3. Que pensez-vous des phrases suivantes ?


. en physique, il n’y a pas de place pour la personnalité:
tout ce qu’on a à trouver, d’autres l’ont déjà trouvé 1, 2, 3, 4, 5
. la physique, c’est un moyen d’avoir une forte
personnalité. 1, 2, 3, 4, 5

51
Le rapport au savoir

. la physique risque d’apporter des destructions.


Il n’y a qu’à penser à la bombe atomique. 1, 2, 3, 4, 5
. la physique, c’est intéressant parce qu’il y a des
expériences qui permettent de faire des choses. 1, 2, 3, 4, 5
. la physique permet de penser et d’agir. 1, 2, 3, 4, 5
. la physique permet d’avoir un raisonnement plus
fondamental que les mathématiques parce qu’il faut
raisonner et expérimenter. 1, 2, 3, 4, 5
. ceux qui font trop de physique risquent parfois
de ne plus avoir les pieds sur terre. 1, 2, 3, 4, 5

4. La physique, c’est quoi, pour vous ?


...............................................................................................................
...............................................................................................................
...............................................................................................................

Comment, de manière plus générale, faciliter le rapport de l’élève


aux savoirs disciplinaires qui lui sont enseignés, et au savoir en géné-
ral ? En facilitant des temps d’oraux et des temps d’écrits qui permet-
tent aux élèves de se délier des savoirs scolaires et du savoir scolaire.
Chaque enseignant peut le faire dans le cadre de son propre enseigne-
ment, pour sa discipline. Le professeur principal ou le professeur de
français peuvent le réaliser dans le cadre de leur enseignement à tra-
vers des activités d’expression et de communication, pour ce qui
concerne le savoir scolaire en général. La capacité à se délier des
savoirs, à chercher à comprendre les raisons pour lesquelles ils pré-
sentent de l’intérêt ou entraînent un rejet, permet de s’en mettre à dis-
tance et ainsi d’apprécier le rapport qu’on vit avec. On ne peut parler
que de la singularité du rapport au savoir de chaque élève tant celui-là
noue et dénoue des questions que se pose celui-ci. Le maître peut
accompagner un enfant dans cette aventure, à condition d’avoir pour
soi-même préservé son désir de savoir (M. Cifali, 1994).

52
Le rapport au savoir

쑺 Rapport au savoir et sociologie

Il convient de toujours se souvenir que les élèves vivent un certain


rapport au savoir dans leur milieu familial avant d’être en contact
avec le savoir scolaire.
Le rapport au savoir vécu dans la famille inclut au moins trois réa-
lités.
D’une part, la manière dont les familles développent des stratégies
d’attente vis-à-vis de l’École ; attend-on quelque chose et quoi de cette
institution, met-on en place des stratégies, lesquelles ?
D’autre part, la manière dont les familles vivent un certain rapport
à l’égard du savoir dispensé par d’autres instances que l’École, telles
le musée, la télévision, le cinéma, la lecture, la discussion en général.
La nature des émissions regardées à la télévision et la manière dont on
en discute on non, la visite de musées, tout autant que la pratique du
bricolage, du jardinage, constituent autant d’occasions de se position-
ner en consommateur, en producteur, en inventeur de savoirs à son
niveau de pratiques.
Enfin le rapport au savoir dans la famille n’est pas sans relations
avec le rapport au savoir du groupe social auquel s’identifie la famille.
Comment, par exemple, se transforme le rapport au savoir dans une
famille ouvrière dont le père accède au fil du temps au statut de cadre
dans une entreprise ? Comment, écrit B. Charlot, se transforme le rap-
port au savoir de paysans maghrébins devenant ouvriers dans une
usine d’automobiles de la région parisienne, comment aussi se trans-
forme le rapport au savoir de leurs femmes déportées de la campagne
marocaine dans une cité de banlieue ? Mais aussi comment se trans-
forme le rapport au savoir dans une famille dans laquelle une promo-
tion par les cours du soir permet à un parent de changer de statut
social ?
Le concept qui permet de lire les rapports de l’enfant à la famille
est celui d’identification et non pas de détermination. L’enfant n’est
pas surdéterminé par ce qu’il vit dans sa famille. Il lui est possible
d’échapper aux désirs, idéaux, destins que sa famille lui attribue.
Ainsi le destin des élèves dont le milieu familial semblait ne pas les
prédisposer à un investissement et à une réussite scolaire sont-ils

53
Le rapport au savoir

extrêmement intéressants à comprendre. Généralement ils montrent


que « Pour accepter de changer, et donc d’avoir une histoire, il faut
accepter de ne pas se perdre, de pouvoir conjuguer permanence et
changement. Pour que l’enfant ou l’adolescent puisse réussir à désirer
cette différence de soi à soi que signifie tout changement, pour qu’il
accepte ce risque, il faut que se préserve une relation de continuité
entre ce qu’il a été et ce qu’il est. » (B. Charlot, 1988).
Le rapport au savoir de l’enfant se construit donc de manière iden-
tificatoire dans l’attente, ou la non-attente que développe la famille
par rapport à l’École. Ces comportements incluent d’abord les visées
stratégiques de la famille par rapport à l’institution scolaire, ensuite le
suivi familial de la scolarité, enfin les relations avec les enseignants.
Nous reprenons ci-après des données issues de réflexions d’auteurs,
sociologues de l’éducation (M. Duru-Bellat, A. Henriot-van Zanten,
1992).
Les visées stratégiques des familles font intervenir des considéra-
tions extrêmement diverses. Les familles des classes supérieures sont
particulièrement bien placées pour installer des tactiques permettant à
leurs enfants de réussir car elles possèdent l’information utile (le bon
établissement, le bon enseignant, la bonne filière) et ont la capacité de
faire pression de manière insidieuse sur les enseignants, en apparais-
sant fréquemment dans les conseils de classe, en ne craignant pas de
demander des explications, en affichant leur statut. Les familles des
classes sociales moyennes salariées abordent l’École comme l’élé-
ment déterminant de leurs projets. Les familles populaires paraissent
se répartir en deux groupes : les premières, à cause de la précarité éco-
nomique, de la distance symbolique à l’École trop forte, du peu d’ou-
verture sur l’extérieur n’engagent pas une démarche positive à l’égard
de l’École. Les secondes, plus stables professionnellement, plus ins-
truites, plus ouvertes à des influences extérieures intègrent l’École
dans un projet de mobilité sociale. Les familles d’immigrés qui sont
intéressées par la réussite scolaire des enfants semblent être celles qui
bénéficient d’une plus grande stabilité professionnelle du père, du
plus haut degré d’instruction des parents, du mariage plus tardif des
femmes, du regroupement plus précoce de la famille.
Le suivi familial de la scolarité montre là encore des différences
significatives selon les familles. Dominique Glasman (1992) montre

54
Le rapport au savoir

qu’il existe une école hors l’École, soit sous la forme de cours particu-
liers qui continuent à s’étendre auprès d’enfants de milieux « favori-
sés », soit sous la forme d’un soutien scolaire développé sous des
formes diverses par des travailleurs sociaux, des militants associatifs,
des bénévoles auprès d’enfants de milieux « défavorisés ». Cette
école hors l’École est sans doute en train d’opérer une nouvelle dis-
crimination, selon la nature de l’aide apportée soit sous forme de
cours privés opérationnels parce que dispensés par des enseignants
avertis de ce domaine, soit sous celle d’actions de soutien scolaire
mises en place par des bénévoles souvent non formés et employés par
des associations ou des municipalités.
Les relations avec les enseignants sont très diverses et seules les
familles porteuses d’un projet, plus d’ailleurs dans l’enseignement
primaire que secondaire, engagent une collaboration avec les ensei-
gnants vécus comme de véritables alliés. Quant aux enseignants, leur
origine sociale semble intervenir dans cette relation. Ceux d’entre eux
qui sont issus des classes supérieures développent des initiatives indi-
viduelles de contact avec les familles que manifestent moins les
autres, issus des classes moyennes.
Le rapport au savoir de l’élève se construit dans son milieu fami-
lial à travers le système d’attentes et le jeu des attitudes que celui-ci
entretient avec l’institution scolaire. Mais intervient aussi le rapport au
savoir des familles à travers les divers médias écrits, sonores ou
audiovisuels, ou visuels. La place et la nature des livres à la maison,
les incitations à la lecture dans le milieu familial et à travers la fré-
quentation des bibliothèques, les éventuelles visites de musée, les pro-
grammes télévisuels ou radiophoniques vus, entendus et le cas
échéant discutés, la présence de journaux, hebdomadaires, revues
diverses déterminent un certain rapport au savoir dans le cadre fami-
lial. Mais les pratiques domestiques de jardinage, de bricolage, de cui-
sine, de réparation et le maintien du matériel technique, organisent
aussi un rapport au savoir et renvoient à des identifications parentales
diverses, avons-nous déjà affirmé. Reprenant Pierre Bourdieu (1985),
on pourrait distinguer aux deux extrêmes d’un gradient, des familles
dans lesquelles le rapport au savoir est un rapport d’usage et des
familles dans lesquelles il est un rapport de distinction. Dans les pre-
mières, le savoir permet de faire. On cherche à savoir pour agir. Dans
les secondes, le savoir permet de se distinguer. On cherche à savoir

55
Le rapport au savoir

pour montrer que l’on sait. Et si l’on ne sait rien à propos de quelque
chose dont on parle, on peut avoir suffisamment confiance en soi ou
suffisamment d’aplomb pour donner le sentiment qu’on sait tout ou
presque sur le sujet. Peu importe de connaître, pourvu qu’on puisse
donner l’impression de savoir. Entre ces deux pôles existent des
familles qui sont en attente de réussite sociale pour leurs enfants et
qui, bien que vivant avec le savoir un rapport d’usage, généralement,
s’occupent des enfants, leur font réciter les leçons, et montrent ainsi
des attentes qui incitent les enfants à la réussite.
Il existe encore de nombreuses attitudes familiales comme celle, que
privilégie l’École sans le dire, d’entretenir avec le savoir un rapport de
gratuité intime. On ne cherche pas à montrer qu’on sait. On aime savoir
par plaisir personnel de comprendre les réalités du monde.
Le savoir est dans la réalité une tentative pour expliquer les
choses, les hommes et leurs interrelations. Mais dans l’imaginaire et
le symbolique, il est ce qui permet de faire, d’espérer être, de paraître.
Le rapport au savoir est ainsi chargé de tous les symboles qui opèrent
dans le rapport du sujet avec ce qui l’entoure. Les comportements
familiaux, dans leur rapport au savoir, sont autant des attitudes rela-
tives aux savoirs en tant que contenus d’explication du monde, que
des attitudes ayant trait à des principes éducatifs, des valeurs, à un
rapport au monde et aux autres. Ainsi le rapport au savoir dans la
famille traduit l’existence plus généralement d’un modèle éducatif
dont Daniel Gayet (1995) propose qu’il peut être circonscrit à quatre
stratégies évoluant dans une matrice, entre, d’une part, un axe avec
deux pôles, un pôle coopératif (altruiste, démocratique) et un pôle
compétitif (individualiste et élitiste), et d’autre part, un axe avec un
pôle centrifuge (anxiogène, tolérant mal une échappée à leur sur-
veillance) et un pôle centripète (inconscient parfois qui rejette les
enfants hors de leur vue). Cet auteur en vient à distinguer quatre stra-
tégies éducatives : libérale (pôle compétitif et centrifuge), libertaire
(pôle coopératif et centrifuge), fermée (pôle compétitif et centripète),
populaire (pôle coopératif et centripète). La plus adaptée de ces straté-
gies aux exigences scolaires est pour cet auteur la stratégie libérale.
Il faut comprendre qu’il est très difficile à un élève de milieu
« défavorisé » d’avoir des ambitions scolaires supérieures à que ce
que furent les trajectoires scolaires parentales. Pour espérer un

56
Le rapport au savoir

avenir différent, nécessitant une réussite scolaire, il faut que cet


enfant soit convaincu qu’en tout état de cause il ne reniera pas la
culture familiale. C’est à la condition d’être réassuré sur son
image, d’être serein quant à son identité qu’on peut désirer se
changer. Le rapport au savoir scolaire n’est pas déterminé par le
rapport au savoir dans la famille. Celui-ci n’est pas la cause de
celui-là. Le rapport au savoir scolaire est, pouvons-nous dire, gou-
verné par le rapport au savoir dans la famille qui en dirige la
conduite.
Nous avons montré précédemment que le rapport au savoir est un
rapport singulier, car il est le rapport à son propre désir de savoir.
Nous ajoutons que ce dernier s’enracine à son tour dans le désir au
savoir familial et qu’il le dépasse parfois.

쑺 Rapport au savoir et épistémologie

Les mathématiques ne sont pas l’éducation physique et sportive ;


l’histoire n’est pas la biologie. Aussi avons-nous parlé de rapports aux
savoirs au pluriel, comme s’ajoutant au rapport au savoir au singulier.
Il nous faut donc éclairer en quoi les savoirs scolaires se différen-
cient les uns des autres. Pour y parvenir, l’épistémologie des savoirs
scolaires sera notre référence.
L’épistémologie se définit comme une réflexion critique sur les
principes, les méthodes et les conclusions d’une science.
Réflexion critique, son projet est d’analyser sans complaisance, de
soumettre à la réflexion les attributs d’une science. Il faut entendre par
science, un corps de savoirs constitués ; la psychologie est une
science, au même titre que l’histoire ou les mathématiques. Les prin-
cipes d’une science renvoient à ses fondements, ses origines, donc au
type de questions qui lui sont propres. Les questions du psychologue
ne sont pas celles de l’historien ni celles du mathématicien. Chaque
science pose des questions à des objets qui lui sont propres, et répond
par des méthodes qui lui sont spécifiques. Les objets du chimiste sont
différents de ceux du linguiste ou de ceux de l’économiste. Les
méthodes du physicien ne sont pas celles du psychologue qui diffè-

57
Le rapport au savoir

rent encore de celles du biologiste. Les conclusions des différentes


disciplines (leurs concepts, leurs lois et leurs théories) diffèrent bien
évidemment elles aussi tout autant que leurs principes ou leurs
méthodes.
L’épistémologie des savoirs scolaires cherche à porter le même
regard sur les savoirs scolaires que l’épistémologie générale le fait,
comme nous venons de le voir, sur les sciences avérées (fréquemment
qualifiées de savoirs universitaires). Trois types d’analyse sont avan-
cés par une épistémologie des savoirs scolaires.
• Une analyse historique et sociologique
Le questionnement historico-sociologique permet de s’interroger à
propos des conditions d’émergence et d’évolution des disciplines sco-
laires.
Ainsi les arts plastiques se sont antérieurement appelés dessin.
Isabelle Ardouin (M. Develay, 1995) montre comment cette disci-
pline scolaire, de 1909 à 1968, a largement été construite autour du
paradigme de l’imitation. Rappelez-vous ces séances de dessin où il
convenait de reproduire une corbeille à papier, une composition flo-
rale ou un plâtre d’un empereur romain posé sur le bureau. Les
séances se passaient en exécution de dessins ou de peintures, selon
des techniques diverses (aquarelle, fusain, peinture à l’huile). C’est le
faire qui prédominait, largement sous la dépendance de l’imitation.
De 1968 aux environs de 1980, c’est le paradigme de la créativité
qui l’emporte. Ainsi pouvait-on observer dans les écoles maternelles
des enfants revêtus d’un tablier qui étaient invités à mettre leurs mains
dans des pots de peinture et à créer leur œuvre sur une tapisserie.
Songeons aux propos pédagogiques d’alors qui insistaient sur l’im-
portance de la pensée divergente, sur la place à accorder à la création
comme libératrice de la personne. C’était la période de la valorisation
des processus de création et la place forte accordée à l’intention.
Isabelle Ardouin décrit l’émergence récente d’un nouveau principe
d’intelligibilité de la discipline dessin qui est devenue arts plastiques :
le paradigme de la réflexivité. Ce qui devient important pour l’élève
c’est non seulement de faire, mais surtout d’apprécier la distance entre
son intention de faire et le résultat achevé. Les arts plastiques insistent
moins sur le résultat que sur la compréhension de ce résultat.

58
Le rapport au savoir

Le même regard historico-sociologique pourrait être porté sur l’en-


semble des disciplines enseignées. Il montrerait, par exemple, en fran-
çais au lycée, la succession et la juxtaposition de paradigmes tels que
l’histoire littéraire, la lecture de textes, l’expression et la communica-
tion, le développement de la capacité d’argumenter. En mathéma-
tiques, il permettrait de comprendre comment est apparue à l’école
élémentaire l’idée des maths modernes et comment et pourquoi cette
approche des mathématiques a disparu par la suite. En biologie, il
expliquerait comment à une conception de la discipline scolaire de
type histoire naturelle (il s’agissait alors de montrer l’évolution de la
vie), s’est substituée une discipline nommée sciences naturelles (la
dimension scientifique était alors fortement revendiquée), puis
sciences et techniques de la vie et de la nature (afin d’insister sur le
lien sciences et techniques), et aujourd’hui sciences de la vie et de la
terre (gommant la dimension des techniques). La géographie se cen-
trait hier sur la géographie physique (le climat, le relief, les sols, l’hy-
drographie) comme déterminant la géographie humaine (la répartition
de l’homme dans la nature). Aujourd’hui, la géographie enseignée
emprunte à la nouvelle géographie, attentive aux stratégies, décisions,
enjeux des acteurs pour aménager le territoire. Une centration sur les
processus et sur les enjeux des transformations géographiques se sub-
stitue en partie à une centration sur les produits de l’existant.
Ces évolutions des disciplines d’enseignement doivent être mises
en relation avec les idées philosophiques, les conceptions de l’appren-
tissage d’une époque déterminée, afin de comprendre les origines et
d’expliquer le sens de ces évolutions. Le travail est passionnant qui
inscrit une discipline d’enseignement comme un savoir vivant qui
naît, grandit, se transforme et meurt parfois, sous la dépendance de
rapports de force liés aux divers groupes de pression qui pensent avoir
leur mot à dire sur les savoirs à enseigner. C’est la raison pour
laquelle nous parlons de regard historico-sociologique. D’autres par-
lent de sociologie du curriculum.
• Une analyse logique
Il est ici question de ce qui est considéré comme vrai pour une dis-
cipline scolaire donnée. Ce qui est vrai, donc possible et pensable
logiquement en histoire, n’est pas vrai en mathématiques ou en éco-
nomie. Caractériser chaque discipline scolaire dans son rapport au

59
Le rapport au savoir

vrai conduit à distinguer, avec l’épistémologie générale, trois types de


disciplines : des disciplines formelles, des disciplines empirico-for-
melles et des disciplines herméneutiques.
Les disciplines formelles, essentiellement les mathématiques, à tra-
vers l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie, les proba-
bilités, ont pour objet l’étude des « idéaux » mathématiques qui n’exis-
tent pas dans la nature, conséquence qu’ils sont d’une construction de
l’homme. Le nombre, la droite, les unités, les inconnues, les fonctions
sont des exemples de ces idéaux mathématiques sans existence naturelle.
En mathématiques, on essaie de résoudre des problèmes posés sur ces
idéaux mathématiques. La méthode privilégiée en mathématiques et en
logique est la démonstration qui consiste en un enchaînement de propo-
sitions qui découlent les unes des autres par déduction, à partir
d’axiomes de départ qui, eux, sont des indémontrables, qu’il convient
d’admettre comme tels. Exemple d’axiomes : en géométrie euclidienne
(une géométrie dans un plan), par un point extérieur à une droite il ne
passe qu’une parallèle à cette droite ; en géométrie de Lobatchevski (une
géométrie dans l’espace), par un point extérieur à une droite il passe une
infinité de parallèles à cette droite ; en géométrie de Rieman (géométrie
des espaces courbes), par un point extérieur à une droite il ne passe aucu-
ne parallèle à cette droite.
Les disciplines empirico-formelles comme les sciences physiques,
les sciences de la vie et de la terre, la technologie ont pour objet des
réalités qui, à la différence des sciences formelles, ne sont pas des
constructions de l’homme, mais qui lui préexistent. Expliquer le
vivant ou la matière, les origines de la terre ou de l’univers pour en
percer les secrets, c’est toujours travailler à partir d’objets qui n’ont
pas été construits par l’homme et qui lui préexistent. Par ailleurs, les
sciences empirico-formelles ne peuvent pas se contenter de démontrer
la validité de leurs idées par un raisonnement, quelle que soit sa
rigueur. Il leur faut, par l’expérience, vérifier la validité de ce dernier.
Expliquer que toute piqûre à la surface de la peau entraîne un saigne-
ment parce qu’il existerait sous cette dernière une couche uniformé-
ment répartie de sang est un raisonnement en apparence valide, mais
que l’expérience viendra ruiner, montrant la circulation du sang dans
les « tuyaux » que sont les capillaires. Les sciences empirico-for-
melles tirent leur qualificatif du fait qu’elles nécessitent l’expérience
(empirikos en grec a pour sens premier qui a trait à l’expérience) et

60
Le rapport au savoir

qu’elle sont formelles (parce qu’elles visent à mathématiser leurs


résultats, comme les mathématiques).
Les disciplines herméneutiques, comme l’histoire, la poésie, les
arts ou la psychologie clinique sont davantage intéressées à com-
prendre qu’à expliquer. Un philosophe du siècle dernier, Wilheim
Dilthey a opposé explication et compréhension. Expliquer, c’est au
sens littéral ex plicare, c’est-à-dire déplier les plis dans lequel une réa-
lité à comprendre était pliée, impliquée, im plicare. La peur, la vio-
lence, le pouvoir, le beau, les sentiments en général je les ai compris,
parce que je les ai vécus, bien avant de parvenir à me les expliquer.
La difficulté dans les disciplines herméneutiques tient donc au fait que
la compréhension précède l’explication, laquelle nécessite une attitude
d’extériorité vis-à-vis d’une réalité au regard de laquelle j’ai antérieu-
rement vécu un rapport d’intériorité. Dans les objets des disciplines
herméneutiques l’homme est toujours présent. La méthode nécessaire
pour répondre aux questions qui sont du ressort de ces disciplines est
clinique plus qu’expérimentale.
Ainsi jauger les disciplines scolaires, c’est comprendre ce qui les
particularise, pas seulement en termes de contenus, mais aussi en
termes de rapport au vrai, de rapport à ce qui est logique dans une dis-
cipline donnée. Nous venons de le montrer, le vrai en mathématiques
n’est pas le vrai en physique ou en biologie. Et il y a davantage de
proximité entre le vrai en physique et le vrai en biologie qu’entre le
vrai en mathématiques et en biologie. Le vrai en mathématiques s’ap-
précie par une démonstration qui porte sur des objets idéaux. Le vrai
en physique ou en biologie se construit par une expérimentation sur
des réalités qui préexistent à celui qui les étudie. Le vrai en histoire
s’estime par un raisonnement qui fait intervenir aussi des sentiments,
vis-à-vis desquels il est nécessaire de prendre de la distance.

• Une analyse didactique


Le questionnement didactique que nous avons suggéré par ailleurs
(M. Develay, 1992) décompose la nature des disciplines scolaires en
termes de matrice disciplinaire décomposable en termes d’objets, de
tâches, de connaissances déclaratives et de connaissances procédu-
rales. Cette capacité à disséquer une discipline pour en analyser les
caractéristiques permet d’en apprécier les idées-force, les notions clés

61
Le rapport au savoir

que les élèves intégreront progressivement en une cohérence : celle de


la structure de la discipline en jeu.
Les objets d’une discipline désignent les matériaux utilisés en vue
de son enseignement. Certains matériaux n’ont qu’une existence sco-
laire tels les livres de textes choisis, les livres d’exercice, certains
objets utilisés dans les enseignements scientifiques (table à coussin
d’air en physique…).
Les connaissances déclaratives sont de l’ordre du discours. Une
règle de grammaire, une définition de géographie, une loi de phy-
sique, un théorème en mathématiques en sont des illustrations. Ces
connaissances déclaratives peuvent être elles-mêmes particularisées
en faits et notions, registre de conceptualisation, concepts intégrateurs
et champ notionnel.
Une discipline est constituée de faits, éléments particuliers oppo-
sables aux notions. En biologie, quand on étudie la notion de respira-
tion, l’inspiration ou l’expiration sont des faits. En histoire, le
14 juillet 1789 est un fait quand on étudie la notion de révolution. En
géographie, les flux de matières premières sont des faits quand on
s’intéresse au commerce mondial, alors que ce sont des notions par
rapport au commerce des ressources naturelles.
Un fait donné est enseigné à un registre de conceptualisation
donné. La notion de respiration en biologie est enseignée comme un
mouvement permanent des poumons, puis comme un échange de gaz,
puis comme un processus d’oxydoréduction, puis comme un change-
ment d’orbitales électroniques. Les notions de civilisation en histoire,
de nombre en mathématiques, de marché en économie constituent
autant de notions qui selon le niveau où elles sont enseignées relèvent
de registres de conceptualisation différents.
Les concepts intégrateurs sont les notions qui, pour une discipline
déterminée, à niveau d’enseignement donné, intègrent l’ensemble des
notions à enseigner. Ces concepts intégrateurs permettent de distin-
guer l’essentiel de la structure d’une discipline, de ce qui est acces-
soire.
Le champ notionnel correspond à l’ensemble des notions et de
leurs interrelations qu’il convient de maîtriser pour assimiler une
notion donnée. Ainsi entrevoit-on le champ notionnel lorsqu’on se

62
Le rapport au savoir

livre à l’inventaire des notions qui, articulées les unes aux autres, don-
nent corps à cette notion. Le champ notionnel de la notion de civilisa-
tion regroupe entre autres les notions de société, de religion, de
science, de techniques, de morale. La notion de société regroupe, elle,
dans son champ notionnel, entre autres les notions de classe sociale et
de pouvoirs politiques. Et on pourrait à son tour dissocier la notion de
classe sociale, etc.
Les connaissances procédurales sont de l’ordre des savoir-faire.
Savoir calculer la valeur du rayon d’un cercle en connaissant son aire
est une connaissance procédurale, comme savoir rédiger l’introduc-
tion d’une dissertation. Une des questions clés des apprentissages sco-
laires est de comprendre comment s’opère chez les élèves le passage
des connaissances procédurales en connaissances déclaratives et vice-
versa.
Une tâche est un but à atteindre dans des conditions déterminées.
Résoudre un problème en mathématiques est une tâche, comme écrire
une dissertation en français ou arbitrer un match en EPS. On consta-
tera que certaines disciplines sont caractérisées autant par des tâches
que par des connaissances déclaratives (le français). Pour d’autres,
c’est l’inverse, les connaissances déclaratives semblent prendre le pas
sur les tâches (l’histoire).
La matrice disciplinaire correspond au critère d’intelligibilité de la
discipline. Hier la matrice disciplinaire de l’enseignement du français
relevait de la littérature, puis elle a correspondu à la compréhension
de la langue. Aujourd’hui elle se centre sans doute sur la compréhen-
sion de la spécificité des formes d’écrits (distinguer un texte narratif,
un texte argumentatif, un texte explicatif…). La matrice disciplinaire
correspond à la structure d’une discipline. Elle évolue alors que les
disciplines conservent le même intitulé. Les professeurs qui ensei-
gnent la biologie aujourd’hui enseignent le vivant au niveau de la cel-
lule, alors qu’hier ils l’enseignaient au niveau de l’organisme.
• Les rapports aux savoirs de l’élève dans leur dimension
épistémologique
Nous venons de chercher à illustrer qu’appréhender une discipline
scolaire, c’est en comprendre les principes, les méthodes et en appré-
cier les conclusions. Ainsi le bon élève en économie se différencie-t-il

63
Le rapport au savoir

de l’élève qui peine parce qu’il a assimilé les clés de cette discipline.
Les clés quand il a compris quelles questions on se posait en écono-
mie, quels étaient les concepts importants qui permettaient de les
aborder, quelles méthodes étaient spécifiques de ce domaine, quel
était l’état du savoir actuellement (quelles questions nouvelles on se
posait, quelles questions anciennes on ne se posait plus).
Une des grandes différences qui existent entre l’élève et l’ensei-
gnant est que ce dernier possède (en principe) les clés des disciplines
dont il a la charge. Lorsque l’année scolaire débute, l’enseignant est
capable de préciser quelles sont les trois idées essentielles que ses
élèves devront avoir retenues en fin d’année. Les élèves sont dans
l’attitude inverse qui va être, dans le meilleur des cas, d’identifier ces
trois idées. Le rapport des élèves aux savoirs scolaires réside dans la
compréhension des enjeux disciplinaires qui leur sont enseignés. De
sorte que posséder des savoirs de haut niveau pour les enseignants,
c’est d’abord être capable de regarder les savoirs enseignés, de haut.
Le questionnaire ci-contre s’adresse à des élèves de terminale en
fin d’année. Un questionnement de même nature, susceptible de per-
mettre une mise à distance à l’égard d’un contenu enseigné, pourrait
être proposé à d’autres niveaux de classe, même de petites classes.
1. Quelles sont les trois idées clés que vous retenez de la biologie
qui vous a été enseignée cette année ?
2. Quelles différences faites-vous entre la biologie et la physique :
- en termes d’objets (ce qui est étudié dans les deux cas) ?
- en termes de méthodes (la manière dont on répond aux questions
qu’on se pose) ?
- en termes d’usage technologique des savoirs en jeu ?
3. Quelles questions éthiques (morales) un biologiste devrait-il se
poser ?
4. Quelles différences entrevoyez-vous entre la biologie enseignée
en classe de terminale et la biologie telle qu’elle se construit dans
un laboratoire ?
5. Si vous comparez la biologie, les mathématiques et la philoso-
phie, quelles différences entrevoyez-vous entre ces domaines ?

64
Le rapport au savoir

Le rapport au savoir de l’élève dans sa dimension épistémologique


se construit au long de la scolarité, à travers sa capacité à prendre du
recul vis-à-vis des disciplines qu’il côtoie pour en apprécier les carac-
téristiques logiques (qu’est-ce qui est vrai en économie et qui ne l’est
pas en géographie ?), les transformations historiques (comment l’éco-
nomie et la géographie ont-elles évolué ?), et les caractéristiques
sociologiques (comment les savoirs géographiques et économiques
s’articulent-ils à une période donnée avec les idées générales de cette
dernière ?).

쑺 Rapport au savoir,
rapport au Savoir, rapports aux savoirs

Nous avons montré la diversité des dimensions du rapport au


savoir imbriquées dans le comportement scolaire d’un élève par rap-
port à l’École et aux disciplines qui en structurent les enseignements.
Nous en avons évoqué trois angles d’analyse psychologique, sociolo-
gique et épistémologique.
Devant cette multifactorialité de rapports subjectifs et objectifs au
savoir, comment l’enseignant peut-il agir ?
Il peut souhaiter adopter l’attitude du scientifique qui chercherait à
isoler les facteurs explicatifs des comportements observés dans le but
de comprendre ce qui, dans l’attitude d’un élève, relèverait d’une
dimension psychologique, sociologique ou épistémologique. C’est
l’espoir d’une rationalité qui rendrait transparent le comportement
d’autrui. C’est la posture de celui qui chercherait à comprendre avant
d’agir, qui déduirait de son diagnostic un protocole d’action, faisant
muter une conduite de rejet ou d’indifférence en une attitude de désir
à l’égard du savoir. Espoir fou, espoir vain. Le pédagogue n’est pas le
psychologue. Le premier doit d’abord agir pour transformer les
choses, et s’il comprend tant mieux. Le second doit discerner ce qui
se passe, ce qui ne lui dicte d’aucune manière comment agir en retour.
L’enseignant ne peut se prendre pour un psychologue. Il n’en possède
pas la formation (inversement, le psychologue ne possède pas les
outils du pédagogue) et son rôle est autre.

65
Le rapport au savoir

Il peut souhaiter, ne pas forcément tout comprendre, mais espérer


par une attitude d’écoute, saisir des bribes, discerner des éléments, qui
lui permettraient d’aller plus avant dans l’explication de ce qu’il
constate. Cette attitude n’est pas empreinte du désir de toute rationa-
lité et d’entière maîtrise de l’élève, comme précédemment. Elle oblige
même l’enseignant à savoir se décentrer suffisamment pour accepter
de découvrir des îlots de sens dans le rapport au savoir de ses élèves.
Mais si la posture n’est pas la même, le positionnement est
semblable : la compréhension est censée précéder l’action.
Il peut adopter une attitude de pédagogue, soucieux d’installer
sciemment des actions qui soient susceptibles de permettre à l’élève
d’apprécier son rapport au savoir. Deux mots doivent alors diriger son
action pédagogique : liaison et déliaison. Les situations scolaires sont
alors à envisager à travers ces deux filtres. Des temps où l’enseignant
puisse faire adhérer l’élève à son projet d’enseigner, et des temps, à
l’inverse, où l’élève puisse se mettre à distance des situations vécues
dans le but de les analyser.

66
3
Le rapport à la loi

La discipline a toujours été une question d’actualité en éducation.


Peut-être même est-elle, pour certains observateurs, la question cen-
trale de l’éducation. Nombreux pensent en effet que si les élèves
étaient suffisamment disciplinés, ils écouteraient mieux leurs maîtres ;
plus généralement ils se plieraient aux exigences de l’institution sco-
laire et alors ils réussiraient sans difficultés. La discipline apparaît
dans ce cas comme la condition nécessaire et suffisante pour être un
bon élève. La discipline est ainsi fréquemment pensée comme une fin
et aussi un moyen. Avant de poursuivre, notons que certains auteurs
comme Jean Houssaye considèrent que la relation d’autorité exclut la
construction d’un véritable rapport à l’autre et fuit la question du vivre
ensemble et qu’alors il convient de l’exclure de l’école. « Il n’y a pas
de problème d’autorité à l’école. C’est l’autorité en tant que telle qui
fait problème. L’autorité ne peut être une solution. » (J. Houssaye,
1995.)
La soumission à la règle, Platon dans Les Lois et dans Protagoras,
cinq cents ans avant J.-C. mais aussi saint Augustin dans les
Confessions au IVe siècle après J.-C., l’évoquent déjà. Près de nous
les différents courants d’éducation nouvelle, contrairement à une opi-
nion commune qui laisse à penser que les pédagogues sont insou-
ciants de l’obéissance, de l’autorité, des règles de vie en commun, ont
fait de cette question une figure emblématique de leurs projets. Ils ont
conduit à envisager la discipline non pas en termes de soumission
mais en termes d’adhésion. Cette dernière n’a pas alors à être impo-
sée. Consentie par les élèves, elle s’impose naturellement. L’adhésion
aux règles, l’autorité acceptée, l’autodiscipline se substitueront
comme visée à celles d’un élève muet, obéissant et déférent, pensent
les pionniers de l’éducation nouvelle : Maria Montessori, en Italie,
Dewey en Amérique, Freinet en France, Decroly en Belgique,

67
Le rapport à la loi

Ferrière en Suisse, Ferrer en Espagne, Neill en Écosse, Steiner en


Autriche. Tous ont contribué à faire exister une conception de l’édu-
cation attentive à la question de la discipline comme le gage de la
réussite de leurs propos éducatifs, tant pour eux la vie collective exige
une confiance réciproque en vue de responsabilités partagées pour la
conquête de l’autonomie. Tant pour eux, il ne peut y avoir d’instruc-
tion sans conjointement se rendre attentif à l’éducation.

Au passage, rappelons que la discipline correspond à une règle de


conduite pour le corps puisque son contraire, l’indiscipline, se rap-
porte à des désordres dans le comportement. On se souviendra que la
discipline était au XIXe siècle une sorte de fouet fait de cordelettes ou
de petites chaînes utilisé pour se flageller, pour se mortifier. C’est
cette discipline qu’évoque Tartuffe lorsqu’il prononce la phrase
célèbre « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. »

En France, le mot discipline a un autre sens puisqu’il désigne aussi


un contenu de connaissance. Les mathématiques, l’histoire ou la bio-
logie sont autant de disciplines scolaires. En Suisse, on parle plutôt de
branche d’enseignement et au Québec de matière d’enseignement.
Viserait-on, dans notre culture, à ce que la discipline de l’esprit
découlant de l’enseignement des disciplines scolaires soit à même de
discipliner les corps ? Sans doute. Les contenus scolaires seraient alors
symboliquement le pendant de la cordelette dont se mortifiait
Tartuffe.

De la discipline à l’indiscipline, il n’y a parfois que l’écart d’une


parole déplacée, d’une attitude inconvenante, d’un regard incorrect,
d’un comportement malvenu. De l’indiscipline à la violence, qu’y a-t-
il de plus ? On ne parle plus guère en effet de l’indiscipline des élèves,
mais de la violence à l’école. Nous voilà donc confrontés à la néces-
sité, pour envisager la question du rapport à la loi, de parler de la vio-
lence à l’école, considérant que la manière de faire taire celle-ci, c’est
de donner à l’élève la responsabilité de ses propres actes. Nous termi-
nerons en proposant d’introduire à l’école l’idée de contrat et d’exis-
tence de lieux de parole dans le but de faire de cette institution le lieu
de la découverte d’une coresponsabilité entre adultes et enfants.

68
Le rapport à la loi

쑺 La violence à l’école, la violence de l’école

Les médias en 1995 ont fait leurs titres sur le thème de la violence
à l’école. Le Premier ministre d’alors en a fait une priorité. Le
ministre de l’Éducation Nationale a réclamé le retour à « l’École sanc-
tuaire ».
La violence serait donc entrée à l’école et il ne se passe plus de
jours sans que l’on ne relate à son propos des incidents plus ou moins
graves. Agressions verbales et physiques d’enseignants, de chefs
d’établissement ou de surveillants, rackets d’élèves, dégradations
d’établissements, vandalisme à l’égard de voitures de professeurs,
vols dans les écoles.
Les signes de violence se développent certes, mais il convient de
les rapporter à la population scolarisée, et on découvre alors que le
pourcentage est somme toute très faible. Il suffit parfois d’un éclai-
rage différent pour qu’une peinture prenne un autre relief. Il suffit de
parler de violence, sinon pour la faire exister, tout au moins pour en
accentuer l’importance.
Néanmoins, plus que des signes de violence, il y a lieu sans doute
d’évoquer l’existence d’un climat de violence qui angoisse prioritai-
rement le corps enseignant et les administrateurs, et aussi certains
parents. Climat qui se traduit dans les établissements par de la suspi-
cion à l’égard de certains élèves auxquels on fait jouer parfois le rôle
de bouc émissaire, par une augmentation préventive des sanctions à
appliquer si…, mais plus fondamentalement par des interrogations à
propos de la vie scolaire, du fonctionnement des institutions dans les-
quelles les délégués d’élèves peuvent « prendre » la parole (conseils
de classe et conseil d’administration). Dans le même temps on notera
que les pratiques pédagogiques internes aux établissements viennent
peu en discussion. On parle de violence à l’école, et peu de violence
de l’école, et pourtant…
Premier conseil de classe, en sixième dans un collège, la séance
ressemblant davantage à une litanie de noms auxquels chaque
enseignant accroche une appréciation qu’à un temps d’apprécia-
tion collective de la vie d’une classe en relation avec des exigences
de niveau à atteindre, discipline par discipline, qui auraient été

69
Le rapport à la loi

connues par avance. Seuls le chef d’établissement et les ensei-


gnants s’expriment. En fin de séance « La parole est donnée (on
appréciera le sens de ce verbe) aux élèves afin qu’ils s’expriment
sur ce qu’ils ont entendu. » Des remarques sont faites à propos de
la fréquence des devoirs (« Ne serait-il pas possible d’avoir les
devoirs de maths le jeudi et pas toujours le lundi, puisqu’on a
cours ces deux jours-là ? ». « Je note », répond le professeur
concerné. « Et puis, on voulait dire aussi que Madame… nous
donnait des interros difficiles parce que ses questions n’étaient pas
dans le résumé. » « On en parlera en classe » est la réponse de
l’enseignant.
Il est inutile de poursuivre davantage la description de ce qui cor-
respond fréquemment à un dialogue de sourds, à un faux échange.
Très rapidement les élèves acquerront le sentiment que ce lieu de
dialogue que pourrait constituer le conseil de classe ressemble
davantage à une chambre d’enregistrement des requêtes qui ne
seront pas traitées, à un espace de faux dialogue, qu’à une scène
de paroles partagées.
Et si la plus grande violence qui était faite aux élèves était parfois
de ne pas les entendre sur ce qui constitue une des raisons de leur
présence à l’école : chercher à apprendre et à vivre ensemble ? Et
si la violence à l’école découlait aussi, en partie, de la violence de
l’école !
• La violence à l’école : que recouvre le phénomène ?
Commençons d’abord à reconnaître que la violence est une réa-
lité scolaire qui a toujours existé.
Réveiller l’ancienneté du phénomène n’excuse en aucune manière
les violences actuelles. L’intérêt du détour historique est de relativiser
notre vision des choses et de nous faire toucher du doigt l’ancienneté
de la question de la violence en éducation.
« Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a
aucun respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui répondent à
leurs parents et bavardent au lieu de travailler » regrettait déjà Socrate.
Plus radicalement, car précédemment il était fait état moins de vio-
lence sans doute que de désinvolture ou de chahut, des rixes entre
élèves dans des établissements scolaires à Marseille en 1828, à

70
Le rapport à la loi

Charleville en 1872 et au lycée Louis-le-Grand à Paris en 1883


devront être maîtrisés par la troupe après des combats terribles
(M. Crubellier, 1979). Et ces violences existent dans un climat répres-
sif appliqué sans faiblesse, puisqu’en 1851 les célèbres lycées pari-
siens Henri-IV et Louis-le-Grand comptaient respectivement deux et
treize prisons. Au cours des cinq premiers mois de 1851-1852, on
compte 487 jours d’arrêts pour 264 élèves, ce qui fait pratiquement
deux jours de cachot par élève pour cette période.
La violence a fait partie intégrante de la vie scolaire pendant des
siècles, comme elle a fait partie de la vie sociale aussi, dans des pro-
portions plus importantes qu’aujourd’hui. Alors, évidemment sans
regretter ce qui a changé, reconnaissons que notre rapport à la vio-
lence a beaucoup changé.

• Mais peut-on aujourd’hui comptabiliser les faits de violence ?

Une équipe de l’université de Bordeaux, sous la responsabilité du


professeur Debardieux, a analysé les réponses à un questionnaire
auquel ont répondu 6 994 élèves et 215 enseignants représentant 500
classes et 70 établissements dans trois régions (à Paris et en Ile-de-
France, à Marseille, en Aquitaine) dans des zones sensibles et en
milieu rural traditionnel. Ce questionnaire comportait 38 items sur la
vie scolaire en général et concernait le comportement des enseignants
et de la direction de l’établissement, les punitions distribuées, la vie
dans le quartier. Il a été complété, par ces chercheurs, par des entre-
tiens avec les acteurs.
Le recueil de données montre que 18 % des élèves considèrent que
la violence est très présente dans leur établissement alors que 45 % la
pensent peu présente. Sont rapportés comme exemples de violence,
les bagarres (61 %) et les injures (12 %). Les enseignants évoquent,
quant à eux, la violence sous forme de bagarres entre élèves (59 %) et
les violences verbales dans la relation pédagogique (injures, non-
écoute, provocation) dans 57 % des cas.
Par ailleurs les faits de violence correspondant à une agression
physique sur un chef d’établissement, un enseignant ou un surveillant
sont le fait d’individus ayant pénétré dans les établissements, et rare-
ment le fait d’élèves de l’établissement en question.

71
Le rapport à la loi

• Ces faits conduisent à proposer une typologie des manifestations


de la violence.
Ces dernières sont habituellement regroupées en quatre catégories :
– les crimes et les délits : vols, racket, coups et blessures, usage de stu-
péfiants… autant d’actes délictueux qui donnent lieu à des procédures
de justice,
– les incivilités : insultes, bousculades, le plus souvent gérées dans
l’établissement,
– les accidents de fonctionnement qui se composent essentiellement
de blessures lors d’un cours (EPS, chimie). Le bizutage est inclus
dans cette catégorie,
– le sentiment d’insécurité, diffus, mal répertorié en actions précises.
Concernant le racket (vol ou tentative de vol avec menace ou vio-
lence) connu des fonctionnaires de police, en 1989, 581 faits ont été
recensés. En 1992, 1 000 cas.
Cette classification ne recouvre aucune hiérarchie dans les phéno-
mènes de violence. Aussi certains sociologues ont proposé une grille
de diagnostic à plusieurs niveaux, véritable échelle Richter de la vio-
lence. Celle-ci serait à discuter sans doute, mais elle permet de
prendre du recul vis-à-vis du terme générique de violence, en le préci-
sant davantage. On qualifie de violence, par ordre de gravité crois-
sante :
1) Le climat, l’ambiance qui se dégradent : la coopération est malai-
sée entre tous les acteurs dans l’École, l’environnement est vague-
ment inquiétant.
2) Les interactions verbales lorsqu’elles deviennent problématiques.
On évoque des cris, des insultes, des altercations.
3) Des incidents caractérisés qui apparaissent et font émerger des
conflits. On peut alors parler d’une haine de proximité ; certaines
classes deviennent ingouvernables.
4) Des agressions. Elles commencent par les locaux, les voitures. On
observe des rackets.
5) Des complots lorsqu’ils deviennent systématiques, souvent avec la
complicité de l’environnement de l’École.

72
Le rapport à la loi

• Les explications d’ordre sociologique de cette violence sont


multifactorielles.
Le sociologue C. Bachmann note, parmi la multiplicité des raisons
possibles de la violence qui se fortifient les unes et les autres, trois
causes principales :
– L’effondrement du pacte de progrès social
Dans une société où 12 % de la population active sont au chô-
mage, où 8 % occupent des emplois précaires, où 28 % sont dans des
emplois stables menacés, on ne peut pas avoir le sentiment d’avan-
tages supplémentaires de génération en génération. À l’inverse même,
on peut avoir le sentiment d’une stagnation, voire d’une dégradation
des avantages acquis entre parents et enfants.
– Le rapport au travail qui devient autre
Une idéologie de la réussite personnelle par la réussite sociale,
elle-même reliée à la réussite scolaire, se trouve mise à mal. L’école,
vécue comme un lieu d’espoirs personnels à long terme, grâce à la
réussite aux examens, est mise en doute. L’école n’est plus facilement
crédible comme espace de promotion sociale. Les élèves ont le senti-
ment que le rapport investissement scolaire dans l’instant-bénéfice
social ultérieur est faible.
– La permissivité qui s’est infiltrée dans la société où l’on assiste par-
fois à un refus des interdits et au déploiement de l’anomie, c’est-à-dire
de l’absence de loi à laquelle se référer.
Lorsque dans les familles les enfants n’ont plus le sentiment de
connaître d’interdits, ils ne peuvent qu’avoir un sentiment de toute-
puissance. Ils n’ont plus conscience de la liaison droits-devoirs. Ils
pensent que tout est permis.
• Lutter contre la violence à l’école
Tout peut se discuter à l’École (ou presque tout, nous y revien-
drons ultérieurement) : la manière de se préparer à entrer en classe, la
place à y occuper, le nombre de devoirs à remettre, leur notation
même, les obligations donc qu’on se fixe au regard des programmes
scolaires. Tout peut se discuter, tout peut se négocier, tout peut être

73
Le rapport à la loi

mis cent fois en discussions, excepté une chose, la violence. Il est


impossible d’accepter la violence, parce que justement, c’est le refus
de la violence qui, seul, permet de tout discuter. C’est seulement lors-
qu’on sait qu’il existe un après pacifié qu’il est possible de débattre,
d’échanger sur les différences. Seul le reniement de la violence est le
garant d’une vie démocratique. L’École doit refuser la violence car la
violence est la négation de l’École.
Seulement, comment lutter contre la violence, sans à son tour l’uti-
liser ?
Le rapport Fotinos, du nom d’un inspecteur général qui, en 1994,
a participé à l’élaboration de 24 recommandations pour circonscrire la
violence propose un éventail de mesures opératoires et modulables à
appliquer dans les établissements scolaires. Quelques directions fortes
peuvent résumer l’importante action à entreprendre :
– Se soucier de l’éducation et pas uniquement de l’instruction, en pré-
venant, remédiant et innovant.
– Construire un véritable projet d’établissement qui se centre sur cette
question de la violence afin de parvenir à un règlement discuté avec
les élèves qui affirme droits, devoirs, sens des responsabilités, qui per-
mette de penser en termes de contrats et fixe les éventuelles sanctions.
– Agir avec l’ensemble des partenaires intéressés par la diminution de
la violence afin de créer une organisation d’accompagnement, de
suivi et de développement des actions contre la violence.
– Inscrire, dans la formation initiale et continue des personnels de
l’éducation, le projet de formation du citoyen et l’apprentissage de
moyens pour faire face aux situations concrètes difficiles.
La violence est l’occasion de recentrer l’École sur sa fonction édu-
cative, de s’interroger sur les pratiques internes et pas uniquement de
chercher comment réprimer, interdire, punir. Il faut penser punition,
interdits, mais à la condition de penser d’abord rapport à la loi.
L’École ne doit pas être le lieu où les enseignants se contentent de
vérifier si le règlement est appliqué. L’École doit être le lieu où le
règlement est construit, à partir de contraintes incontournables qu’il
convient de prendre en compte, mais aussi à partir du désir de chacun.
Il est des réalités qui ne se discutent pas. Le programme est du
nombre, comme la présence des élèves ou la nécessité pour les ensei-

74
Le rapport à la loi

gnants de vérifier leurs acquisitions. Mais la manière dont le pro-


gramme est abordé temporellement, les méthodes d’enseignement et
d’apprentissage, la manière dont même on s’enquiert de la présence
de chacun, dont on évalue les enseignements, tout peut être envisagé.
Les enseignants y grandiront en faisant découvrir l’interdit et le pos-
sible. Les élèves y découvriront non pas le règne de l’arbitraire, mais
le fonctionnement démocratique.

쑺 La règle et la loi

La violence est la conséquence d’une transgression des règles de


fonctionnement dans l’École. La règle est ce qui est imposé comme
ligne directrice, ce qui doit être fait dans un cas déterminé. La règle
est de l’ordre de la morale qui permet à un groupe de fonctionner dans
des circonstances précises. Elle n’existe que parce qu’elle est simul-
tanément censée prévenir (donc agir en amont de son application) et
aussi permettre d’expier (en intervenant en aval, après que la faute ait
été constatée).
Discuter de la règle dans une visée éducative oblige à prendre en
compte la particularité de l’éduqué et la dimension temporelle de
l’éducation qui est de l’ordre du long terme. Ainsi le non-respect de
la règle ne peut entraîner une sanction éducative que si cette dernière
est adaptée au cas particulier du fauteur (pas de sanction automatique
au non-respect de la règle) et permet de penser une réparation capable
de faire advenir quelque chose de nouveau.
On notera que l’établissement scolaire ne présente pas l’image
d’une structure démocratique. En effet le propre d’une démocratie
c’est la séparation des pouvoirs : législatif (faire la loi), exécutif (la
mettre en œuvre) et judiciaire (décider de la sanction quand la loi
n’est pas appliquée). Cette séparation des pouvoirs n’existe pas
dans une dictature où le despote détient tous les pouvoirs.
Dans un collège ou un lycée, le chef du législatif est le président
du conseil d’administration (où se décide la loi) ; en l’occurrence
c’est le chef d’établissement. Le chef de l’exécutif (celui chez
lequel les enseignants envoient parfois les élèves qui perturbent

75
Le rapport à la loi

leur cours), c’est encore le chef d’établissement. Quant au prési-


dent du conseil de discipline, le responsable du judiciaire, donc,
c’est encore le chef d’établissement. Le collège ou le lycée attes-
tent d’une structure non démocratique.
En ce qui concerne la justice, un professeur dont une demande de
travail auprès des élèves n’a pas été satisfaite (par exemple lui
rendre un devoir un jour déterminé ou faire un exercice pour une
heure donnée), décide de la sanction. Il est donc simultanément en
position d’agressé et de justicier. Il rend sa propre justice. Ce qui
est contraire à tout esprit de justice qui accorde des droits au pire
des criminels (un avocat) et dont le juge est extérieur à l’affaire
jugée (dans le système français, il existe d’ailleurs un juge d’ins-
truction et un juge au tribunal distincts). Ainsi regardé, le fonction-
nement scolaire ne renvoie pas à un fonctionnement de droit
démocratique, mais à celui d’une justice privée dans laquelle la
même personne est juge et partie.
Évoquer la règle et sa fonction éducative conduit en tout premier
lieu à rappeler que si l’enfant a des devoirs, il a aussi des droits, la
règle morale que l’École institue ne pouvant oublier cet état de fait.

• L’enfant a des droits mais aussi des devoirs


Le 20 novembre 1989, les cent soixante membres de l’ONU ont
reconnu par une convention, les droits de l’enfant. Les droits des
élèves ne peuvent être moins que les droits des enfants dont l’ar-
ticle 13 de la convention reconnaît que : « L’enfant a le droit à la
liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de
recevoir, de répandre des informations, des idées de toutes espèces,
sans considération de frontière, sous une forme orale, écrite, imprimée
ou artistique, ou par tous les moyens de choix de l’enfant… » La
liberté de pensée, de conscience, de religion, l’affirmation du droit
d’association, du droit au respect de la vie privée, du droit au loisir, au
jeu, et à la participation à des activités culturelles de son choix, sont
joints à la liberté d’expression. En désaccord avec certains intellec-
tuels qui considèrent cette convention comme ridicule car elle ignore
la spécificité de l’éducation qui n’est pas la vie mais la préparation à
la vie, nous considérons (Ph. Meirieu, M. Develay, 1992) qu’il n’y a
pas un âge de la maturité et un seuil à partir de laquelle elle serait

76
Le rapport à la loi

atteinte. Nous pensons que le rôle de la pédagogie à l’école, et de


l’éducation à la maison ou dans les associations, est de transformer
ces droits formels en droits réels, de permettre aux enfants et aux
élèves de se mettre en jeu afin d’analyser leur rapport au savoir, leur
rapport au pouvoir, leur rapport aux autres et à eux-mêmes.
L’intérêt à parler des droits de l’enfant est de déboucher sur la
reconnaissance de l’enfance, des enfants de chair et de sang, de pas-
sions et d’illusions, de soumissions et de révoltes. Les droits de l’en-
fant conduisent alors naturellement aux devoirs éducatifs des adultes.
L’idée de droit pour les enfants, que l’école doit accorder aux
élèves, conduit à deux obligations.
D’une part, éduquer n’est pas seulement reconnaître des droits,
mais les construire avec ceux-là même qu’on éduque.
La communauté internationale doit exiger des droits pour les
enfants afin, par exemple, d’éviter qu’ils ne soient exploités dans le
travail. Seulement ces droits sont concédés par les adultes et non véri-
tablement gagnés par les enfants. Ces derniers ne les revendiquent pas
comme gage de liberté et d’accès à des valeurs considérées par eux
comme universelles. Ce sont des prérogatives octroyées par les
adultes, à la manière dont on peut faire la charité, estimant que quel-
qu’un a besoin de ce qu’on lui donne, sans même qu’il l’ait revendi-
qué. Les droits de l’élève doivent formellement être les mêmes que
les droits de l’enfant. Mais si ceux-ci sont accordés, ceux-là doivent
être l’objet d’un travail de construction entre enseignants et enseignés.
Nous considérons que les droits des élèves, parce que l’éducation est
compréhension et mise en actes de ce qui fonde l’altérité, doivent être
objets de coélaboration, de contractualisation entre les professeurs et
les élèves. Si les droits des enfants dans la société ont besoin d’être
concédés, les droits des élèves ont à être coélaborés.
D’autre part, les droits n’ont de sens que parce qu’il existe des
devoirs. Ces derniers ne se réduisent pas pour les élèves à signer le
règlement de l’école, mais à arrêter ce qu’il est nécessaire de faire et
de ne pas faire, en vertu des obligations morales qu’on s’est fixées.
Comme les droits des élèves ne peuvent s’inscrire dans une visée
éducative qu’à la condition d’être objets de discussion entre ensei-
gnants et enseignés, les devoirs des élèves relèvent de la même

77
Le rapport à la loi

démarche. C’est dans cette coélaboration commune des droits et des


devoirs entre enseignants et élèves que se construit la loi, visée fon-
datrice ultime de l’éducation.

qu’ils soient, on les empêche de le devenir (Ph. Meirieu, M. Develay,


Mais attention, en prenant les élèves pour ce que l’on voudrait

1992).
Lorsqu’un jeune enseignant accorde d’emblée des libertés à ses
élèves comme s’ils étaient déjà éduqués, il arrive fréquemment que
bien vite il le regrette. Il s’aperçoit souvent que ses écoliers
n’avaient pas d’expérience du travail autonome, n’étaient pas
capables de fonctionner en autodiscipline, bref ne possédaient pas
tout ce sur quoi il faisait l’impasse pour aller au plus vite à son
enseignement. Les élèves ne sont jamais tels qu’on souhaiterait
qu’ils soient et l’habileté de l’enseignant d’expérience est de se
satisfaire de ce qu’ils sont pour progresser. Ainsi se passent souvent
les années scolaires entre relâchement et discipline de choc, selon
l’image de l’accordéon, occultant qu’en matière d’éducation il
conviendrait de penser la même progressivité et la même anticipa-
tion qu’en matière d’enseignement. La même progressivité est à
penser en matière d’autonomie, de socialisation, de développement
de l’esprit critique, ou de créativité qu’en matière d’acquisition de
contenus disciplinaires. Il est nécessaire de proposer des étapes et
de ne jamais confondre l’espéré et l’existant. Une égale anticipation
est nécessaire pour éduquer et pour instruire parce que l’une et
l’autre de ces intentions nécessitent de se positionner vis-à-vis de
l’élève comme s’il pouvait parvenir aux fins qu’on lui assigne. Pour
qu’un élève apprenne, il faut que je lui laisse entendre qu’il peut le
faire, donc que je postule la réussite alors que je crains parfois
l’échec. Mais le convaincre de mon espoir en sa réussite, ce n’est en
aucune manière lui laisser croire qu’il a réussi.

• Si l’élève a des droits et des devoirs, l’enseignant en a aussi


L’attitude de surplomb de celui qui sait vis-à-vis de celui qui saura
est compensée par le refus toujours possible de celui qui est censé
recevoir par rapport à celui qui est censé donner. L’altérité, pour
émerger entre un surplomb qui stérilise, et un refus d’engagement
susceptible de résistance, nécessite que l’enseignant ait par principe

78
Le rapport à la loi

DROITS ET DEVOIRS DES ÉLÈVES

Droits :
1. Droit à une bonne hygiène de vie (toilettes, cantines)
2. Droit de travailler dans le calme
3. Liberté d’expression dans la limite du respect des autres
4. Droit de bénéficier de sorties pour la mise en pratique des cours et pour
son enrichissement personnel

Devoirs :
1. Respect du règlement intérieur
2. Respect envers les adultes
3. Les élèves doivent se respecter mutuellement
4. Respect du matériel et des locaux du collège
5. Violence et gestes interdits sous peine de sanctions
6. Ne pas tenir de propos racistes
7. Établir un climat de confiance avec les adultes (ne pas mentir)
8. Les élèves ne doivent pas tutoyer les adultes
9. Ne pas être misogyne envers le personnel féminin
10. L’écoute et l’attention sont indispensables en classe
11. Les entrées en cours doivent s’effectuer dans le calme
12. L’élève doit lever la main pour prendre la parole
13. L’élève doit faire le travail demandé par le professeur

DROITS ET DEVOIRS DES ADULTES

Droits :
1. Droit au respect des élèves
2. Droit de réprimander un élève
3. Droit d’infliger une sanction à un élève

Devoirs :
1. La prise en charge de tous les élèves est une obligation
2. Respect envers les élèves et interdiction de les humilier
3. Interdiction de faire des discriminations raciales
4. Interdiction de frapper les élèves
5. Le professeur doit s’exprimer clairement et assez fort pour la bonne com-
préhension de tous les élèves
6. Un professeur doit prendre le temps de répondre aux élèves et de donner
des explications
7. Obligation d’expliquer les motifs de toute punition
8. Un professeur doit veiller à ne pas prolonger ses cours au-delà de la sonnerie
9. Un professeur ne doit pas permettre à ses élèves de sortir pendant les
cours
10. L’organisation de sorties avec ses élèves est possible en fonction de ses
disponibilités.

79
Le rapport à la loi

des devoirs et des droits qui puissent être discutés. Il n’y a éducation
que si l’élève est respecté autant qu’il respecte le maître, afin que le
second ne se comporte pas en dresseur ou en séducteur, faisant du
premier une victime ou un pantin.
Le rapport Fotinos dont nous avons fait état plus haut, joint un
tableau des droits et des devoirs des élèves et des enseignants tels
qu’ils ont été élaborés dans le collège « Le village », de Trappes.
Nous reproduisons ce document ci-avant, p. 79.
Nous ne nous prononcerons pas sur la pertinence des items cette
liste. Du côté des enseignants, elle préfigure ce qui pourrait figurer
dans un code d’éthique ou de déontologie dont nous pouvons regretter
qu’il n’existe pas dans notre pays, alors qu’il est fréquemment présent
dans de nombreux autres.
• L’École comme lieu d’émergence de la loi, et pas uniquement
comme lieu d’application des règlements
La loi constitue un ensemble de règles impératives à respecter,
qu’elle émane du législateur au plan national ou de conventions éta-
blies à l’intérieur d’un groupement donné. Elle prend forme dans des
règlements qui ont toute leur signification dans le registre du droit.
La loi est la résultante d’un compromis de valeurs et d’intérêts
entre ceux qui l’ont élaborée. Elle masque donc les inclinations de ses
rédacteurs, elle occulte la loi symbolique de chacun de ceux qui l’ont
établie avec leurs penchants, donc leurs désirs et leurs pulsions.
Convenir que les élèves devront se lever lorsque le chef d’établis-
sement franchit le seuil de la porte, entrer en classe en silence, consti-
tue une règle. Tout comme rendre les devoirs au jour fixé par l’ensei-
gnant. La loi, c’est ce qui a déterminé l’existence de ces règles et qui a
correspondu à un choix de valeurs discutées. Dans le premier cas, ce
peut-être une volonté de faire respecter la hiérarchie dans l’institution
scolaire (on ne se lèverait pas si la femme de ménage entrait), ou la
réussite sociale (on se lèverait pour un adulte ayant réussi sociale-
ment, quelle que soit sa profession), ou l’âge (on ne se lèverait pas
pour un jeune adulte).
À l’École si on veut éduquer, il ne s’agit pas seulement que les
élèves respectent la loi, mais qu’ils l’élaborent, en échangeant à partir

80
Le rapport à la loi

de leur propre loi. La règle peut être prescrite, on peut toujours impo-
ser aux élèves des conventions arbitraires. L’important en éducation
n’est pas seulement le respect de la contrainte, il se situe en amont,
dans la construction de cette contrainte, à partir de la confrontation
des lois individuelles. Dans ces conditions la contrainte peut être
imposée.

쑺 Éduquer, c’est construire de la loi

• La loi
La distinction que nous avons rappelée entre la règle et la loi nous
amène à préciser les raisons pour lesquelles la construction de la loi
constitue le fondement de l’éducation.
La théorie psychanalytique fait état de l’influence des deux ins-
tances du psychisme que sont le surmoi et le ça dans la constitution
du moi. Elle explique que la conscience de l’individu qui assure son
autoconservation : le moi, se trouve en position de médiateur entre
d’une part, un pôle pulsionnel qui ignore les jugements de valeur, le
bien, le mal, la morale et fonctionne sur le principe de plaisir (de vie
et de mort) : le ça, et d’autre part, ce qui constitue une véritable
conscience morale, une censure permanente : le surmoi. Ainsi se
construit la personnalité de chacun, tiraillée de manière inconsciente
entre un principe de plaisir et un principe de réalité. La loi structure la
personnalité du sujet car elle représente pour lui la conscience de ce
qu’il peut se permettre et de ce qu’il s’interdit.
Seulement, en fonction des histoires de chacun, les lois person-
nelles divergent. Construire ensemble la loi dans un groupe c’est par-
venir à assumer des renoncements narcissiques pour entendre les
autres désirs, les autres pulsions des membres du groupe, et pouvoir
ainsi échapper aux deux dérives de l’indifférenciation fusionnelle et
de la rupture obsessionnelle d’avec le groupe (Ph. Meirieu,
M. Develay, 1992). La fusion de soi avec le groupe, c’est ce qui se
passe quand un sujet fait tellement corps avec un groupe qu’il ne s’en
différencie pas, ce qui peut le conduire au risque d’une perte de
contrôle de ses sentiments. La seule manière d’être totalement dans

81
Le rapport à la loi

un groupe est de pouvoir s’en mettre à distance en appréciant les


risques de la fusion et aussi en évitant tout blocage a priori. La loi,
élaborée collectivement dans un groupe, constitue une autre réalité
entre soi et les autres, une tierce présence.

La classe est le plus souvent une société de droit coutumier, c’est-


à-dire de droit oral, dans laquelle peu des obligations respectives
de l’enseignant et des élèves ont été discutées. Ceux-ci doivent
découvrir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Celui-là se sent
investi d’un pouvoir naturel qui ne le contraindrait à rien, sauf à
chercher à instruire dans les meilleures conditions. C’est la posi-
tion du maître et de l’esclave, au plan symbolique.
Construire de la loi en classe, c’est pour un enseignant accepter de
discuter en mettant à plat ses désirs et en entendant ceux de ses
élèves, à propos de ce qu’il est utile de faire pour apprendre et
vivre ensemble, ce qui va se traduire en dernier ressort par le
règlement de la classe. La loi, élaborée collectivement, est l’exi-
gence pour passer d’une société de droit oral à une société de droit
écrit. Elle est la condition pour faire vivre une classe comme une
réalité groupale et pas uniquement comme la somme d’individus.
Elle est la disposition nécessaire pour dénouer la relation maître-
esclave et faire vivre une relation éducative basée sur un rapport
de confiance et non pas sur un rapport d’autorité charismatique ou
même de compétence. Sans construction de la loi, toute entreprise
éducative est vouée au conditionnement.

Mais dire que l’éducation consiste à « instituer de la loi » avec des


élèves dans une classe ne signifie pas qu’on ne doive pas se référer à
des lois qui préexistent et qui, dans un établissement scolaire, consti-
tuent peut-être un niveau de contraintes supérieures. Élaborer la loi
dans la classe de français au collège ou dans la classe de CM2 à
l’école primaire nécessite la connaissance de la loi de l’établissement ;
non pas pour s’y plier, ni pour éventuellement chercher à la transfor-
mer, mais dans tous les cas pour ne pas l’ignorer. Un groupe ne peut
façonner de la loi, indépendamment du contexte dans lequel il se
situe, de sorte que ces interdépendances progressivement concen-
triques, de la classe à l’établissement, à l’environnement, permettent
une activité de socialisation toujours plus achevée.

82
Le rapport à la loi

Notons pour terminer que cette loi composée entre les élèves et
l’enseignant sera véritablement respectée par les élèves parce qu’elle
renvoie à des principes admis par eux, si bien que les devoirs aux-
quels s’astreindre n’en sont plus, ce ne sont plus que des contraintes
examinées librement. Construire de la loi, c’est transformer des
devoirs en obligations assumées parce que revendiquées.

• Des temps, des lieux et des objets pour faire vivre la loi
Ce sont les pédagogies institutionnelles qui se sont le plus large-
ment intéressées à la construction de la loi dans la classe comme prin-
cipe éducatif clé. Trois instances semblent nécessaires pour construire
de la loi. D’abord faire exister des instances de parole qui permettent
de prendre de la distance vis-à-vis de ce qui est vécu (le texte libre, le
journal de classe chez Freinet, l’entretien du matin), des lieux de déci-
sion et de régulation en cas de conflit concernant la vie du groupe (le
conseil de coopérative, organe de co-gestion et de communication
avec l’extérieur), des objets qui permettent de négocier au niveau de
chacun des engagements divers (la charte de l’établissement, le
contrat).
Cependant la construction de la loi déborde sans doute la pédago-
gie institutionnelle pour se référer à quelques principes forts :
– Il est possible de remettre dans les mains du groupe-classe tout ce
qui est du domaine de l’institution, à l’exclusion des programmes et
de la décision des examens qui ne sont pas du ressort de la classe.
L’émergence de l’acteur comme auteur de sa destinée guide l’action
éducative.
– Le pouvoir de décision à négocier concerne l’ensemble de la vie de
la classe, des activités à conduire, de l’organisation et des méthodes.
Ce qui est en jeu, c’est de chercher à rendre fonctionnelles les activi-
tés d’apprentissage des élèves en leur permettant de sentir ce qu’est
une institution et la marge de manœuvre qui est négociable à l’inté-
rieur. La visée autogestionnaire, qui concerne le groupe et pas seule-
ment l’individu, est largement présente dans cette manière de voir.
– Le rôle de l’enseignant dans un tel système est d’intervenir dans le
cadre et selon les modalités fixées par la loi du groupe. Répondant à
la demande, cette demande peut viser trois catégories d’interventions :

83
Le rapport à la loi

• au niveau de l’analyse du fonctionnement du groupe, de la clarifi-


cation des messages, de l’explicitation des sentiments, en se
contentant de renvoyer des images, à l’exclusion de toute interpré-
tation ;
• au niveau de l’organisation, en donnant des conseils d’organisa-
tion, des modèles de fonctionnement possibles ;
• au niveau du contenu, en donnant des idées, en livrant des infor-
mations, en établissant des synthèses, en faisant le point sur cer-
taines questions.
Le principe de la demande est un principe aussi important en péda-
gogie institutionnelle qu’il l’est en psychanalyse.
Nous éclairons ci-après l’idée de charte d’établissement, en nous
appuyant sur la description qui en est faite dans le Bulletin de liaison

tions de médiation. Ce bulletin a pour titre « Je, est un autre » et il est


des rencontres pédagogie-psychanalyse pour la formation aux rela-

l’émanation d’un collectif sous la direction de Jacques Lévine, psy-


chanalyste et responsable de rencontres pédagogie-psychanalyste pour
la formation aux relations de médiation.
L’élaboration d’une charte dans un établissement scolaire, par les
professeurs et les élèves, est un processus important pour la création
d’une identité collective, donc pour l’existence d’un lien social.
Chaque année il n’est peut-être pas utile de reconstruire la charte,
mais sa présentation aux élèves, voire la discussion de certains de ses
articles, peut reconstruire un climat d’établissement collégial.
La charte ci-après, qui a été construite par les seuls enseignants et
qui a été ensuite discutée avec les élèves, se présente en trois par-
ties. D’abord un texte général, puis quelques points qui sont
ensuite repris et enfin un commentaire sur chacun d’eux.
Le texte général
Ce qui va te permettre d’apprendre, c’est ce qui va nous permettre
de vivre ensemble.
Toutes les sociétés ont des lois. Quand il n’y a pas de loi bien éta-
blie, ce sont les plus forts, les plus méchants qui s’imposent aux
autres. Toutes les écoles ont des règlements. Si chacun faisait ce
qu’il veut quand il en a envie, il n’y aurait pas de vie possible
ensemble.

84
Le rapport à la loi

Dans notre collège, c’est la même chose. Le collège a été créé


pour permettre aux enfants de ce quartier d’apprendre. Nous, les
adultes, nous devons donc faire tout ce qui est en notre possible
pour que chaque élève puisse apprendre autant qu’il le peut. Mais
un élève ne peut pas bien apprendre quand il ne se sent pas tran-
quille ; c’est pour cela que nous devons aussi veiller à ce que cha-
cun se sente respecté et protégé.
C’est la raison pour laquelle nous avons écrit cette charte. Nous
savons bien que ce n’est pas facile de tout respecter tous les jours.
Pour les enfants, comme pour les adultes. Mais c’est un idéal vers
lequel nous voulons aller et vers lequel nous voulons vous
conduire.
Les adultes prennent du temps et de l’énergie pour transmettre aux
enfants et aux adolescents ce qu’ils savent faire du monde et de la
meilleure manière de se comporter. C’est difficile pour les uns et
pour les autres. Pour les enfants qui n’aiment pas recevoir de
leçons ; pour les adultes qui répètent souvent la même chose et ont
parfois envie de baisser les bras. On devient vraiment adulte quand
on sait apprendre tout seul (on n’a jamais fini d’apprendre), quand
on peut vivre en harmonie avec les autres et quand on peut contri-
buer à rendre meilleur le monde dans lequel nous vivons.
Quatre points sont ensuite abordés
Chaque être est unique, il a sa propre identité. Personne ne peut
contraindre une autre personne à penser, à dire ou à faire quelque
chose sous la menace ou par la force.
Chaque enfant a le droit à la protection. Les enfants ont droit au
respect des adultes, mais ils ne sont pas les égaux des adultes.
Chaque jeune a le droit d’apprendre. La France dépensera, cette
année, plus de 35 000 francs pour toi, pour que tu puisses venir
apprendre au collège.
Nous vivons dans un pays libre où chacun peut faire entendre son
point de vue. À condition que nous réglions nos problèmes par la
discussion et pas par la violence.

85
Le rapport à la loi

Chacun de ces points fait l’objet d’un quadruple commentaire


Tes devoirs en tant qu’élève du collège (exemple : se respecter
entre garçons et filles, parler à chacun comme tu voudrais qu’on te
parle).
Nos devoirs en tant qu’adulte du collège (exemple : parler à cha-
cun comme nous voudrions qu’on nous parle).
Ne pas être fidèle à tes devoirs, c’est par exemple insulter un élève
ou un autre professeur, se moquer de son nom ou de sa famille,
menacer, voler, racketter, humilier et cela entraînerait la réparation
des torts causés, et si les choses étaient plus graves le renvoi
devant la justice.
Si nous ne faisions pas respecter ce droit, ce serait accepter que les
plus forts se servent des plus faibles, accepter que certains vivent
dans la peur, accepter le racisme…

Nous conclurons en rappelant une évidence : l’évolution de la


société est telle qu’une partie de l’éducation des enfants est passée de
la famille à l’école. Dans une société rurale, où les enfants vivaient
intimement au contact des parents et des grands-parents, une éduca-
tion familiale, avec la dureté qu’elle représentait parfois pour des
enfants amenés à travailler précocement, faisait émerger en toute
lumière les interdits et les possibles. Certains enfants, aujourd’hui,
vivent davantage dans la rue au contact d’enfants du même âge,
qu’avec leurs parents. D’autres, dont les parents ont divorcé, se frot-
tent selon les semaines et les week-ends à des principes éducatifs
variant d’une famille à l’autre, dans le temps où les repères paternel
et maternel ne sont pas forcément stabilisés. Il en est de même pour
les enfants entre culture d’origine et culture d’adoption qui ont à se
construire une identité en plus d’une personnalité.
À ne pas regarder cette évidence, la construction de la loi qui
résume l’intention éducative est à envisager simultanément à la
construction d’un rapport de plaisir au savoir, on risque de faire de
l’école une institution favorisant la délinquance. Le déni de la péda-
gogie présente le risque de non-assistance à personne en danger.
Certains didacticiens ne considèrent pas la chose éducative, atten-
tifs qu’ils sont seulement aux conditions de l’instruction. Certains

86
Le rapport à la loi

philosophes envisagent l’éducation en tant que principe déconnecté


des réalités qui en permettent l’existence, et se montrent alors sourds
aux propositions de modalités d’appropriation, se réfugiant dans la
sphère de la transmission. Pour eux, le savoir est à lui-même sa propre
pédagogie.
La pédagogie, en permanence boutée hors de l’université, tant ses
prises de positions ne seraient pas suffisamment ancrées à la
recherche de la preuve, non seulement ne marque aucun désintérêt
pour l’acquisition des savoirs, ce que nous avons cherché à montrer
dans le chapitre précédent, mais considère que ce qui la rend possible
c’est la construction de la loi en classe. Ce n’est pas en imposant,
mais en construisant des règles à partir de la loi de chaque enfant et
de chaque maître, que l’École peut venir à bout de la violence et se
montrer réellement démocratique. L’École ne peut prendre du sens
qu’à la condition d’apparaître aux élèves comme un espace où l’on
construit de la vie, non pas comme un lieu où l’on administre des
règlements préexistants, non discutés, donc forcément morts symboli-
quement.

87
4
Donner du sens à l’École

Il y a en chacun de nous du caché que seul le regard d’autrui peut


nous aider à mettre à jour, de l’étrange que seule l’écoute d’un autre
peut nous faire entendre. Nous ne sommes pas en possession de la
vérité sur nous-mêmes et quels que soient nos efforts nous ne ferons
jamais que l’approcher. À chacun sa part de cécité.
L’École, lieu d’acquisition du savoir, pourrait apparaître comme
une réalité facilement transparente. Il n’en est rien. Ce qui s’y joue est
de l’ordre des rapports complexes qu’y découvre l’élève, confronté au
savoir et à la loi, affronté donc au monde, à lui-même et aux autres. Il
n’est pas étonnant que la question forte que se posent les élèves, au
sujet de l’École aujourd’hui, soit celle de la vérité de ce lieu, du sens
de l’École. A chaque élève sa part de discernement dans son rapport à
l’École, afin d’y trouver du sens. À chaque enseignant sa part de
congruence pour les aider à construire du sens.
Mais pourquoi les élèves ont-ils du mal à trouver du sens à
l’École ?
Le savoir leur apparaît souvent déconnecté de son usage, coupé
même de la pensée, parce que non relié à un usage opérationnel. On
apprend pensent-ils pour apprendre, pas forcément pour faire ou pour
analyser une réalité avec ce que l’on sait. Le savoir n’est ni un opéra-
teur, ni un analyseur. Comme, de surcroît, dans une journée se succè-
dent, en fonction des disciplines enseignées, des savoirs divers rare-
ment reliés entre eux, la connaissance leur apparaît comme autant de
pièces d’un puzzle qu’on présenterait en vrac sans jamais avoir à
composer une maquette avec. L’école passe en revue des savoirs
démontés que les élèves ont peu fréquemment à utiliser pour
construire des cohérences. Les savoirs ne sont pas vécus au futur.

88
Donner du sens à l’École

Les savoirs enseignés sont rarement reliés aux conditions de leur


genèse. Les élèves ne savent pas que la géométrie qui constituait une
des sept disciplines enseignées chez les grecs puise son origine dans
la civilisation égyptienne où les crues du Nil obligèrent périodique-
ment à retracer les parcelles de terre fertile au bord du fleuve pour les
redistribuer à leurs exploitants, ce qui conduisit notamment à la créa-
tion des fractions (1/3, 3/5,…). On pourrait multiplier les exemples
dans diverses disciplines et afficher que les savoirs scolaires sont
déhistoricisés. Pas étonnant alors qu’ils apparaissent comme autant de
réalités éthérées, dont les élèves peuvent penser que leur seule exis-
tence a pour but de permettre la constitution des programmes sco-
laires. Les savoirs ne sont pas reliés au passé.
Parce que le temps scolaire est un temps vécu au présent, sans
racines avec ses conditions historiques d’émergence et sans non plus
d’attention forte à son usage personnel ou social, donc à sa significa-
tion dans un futur, le sens est rarement construit à travers les contenus
enseignés.
D’autres raisons sont avancées par les élèves pour expliquer la
perte de sens de l’École, et la perte de sens à l’École.
Comment être intéressé à apprendre lorsque le succès scolaire
n’est plus le gage d’une réussite sociale, lorsque l’investissement en
temps et en énergie correspondant ne renvoie au mieux qu’à une satis-
faction narcissique sans bénéfice social ? Le sens que l’on peut trou-
ver à l’École dépend de l’espoir d’avantages nouveaux espérés au
niveau de l’emploi, difficile par les temps présents. L’École sans un
futur clair perd de sa justification.
Comment se captiver pour la découverte du savoir, quand il n’y a
rien à découvrir, quand il n’y a qu’à enregistrer un flot d’informations
pas toujours problématisées. Combien de leçons, d’exposés magis-
traux commencent par une mise en scène qui tenterait de préciser les
questions fortes qu’ils sont censés aborder, les énigmes qu’ils éclai-
rent. Si les processus d’acquisitions scolaires étaient pensés comme
des situations énigmatiques, alors l’École serait a minima un lieu de
théâtralisation des apprentissages, une scène sur laquelle il serait plai-
sant d’être spectateur à défaut d’être acteur. Le sens provient de l’in-
vestissement affectif personnel dans une situation, fut-elle sans lende-
mains. Ce caractère de gratuité des savoirs scolaires, nous en avons

89
Donner du sens à l’École

dit l’existence. L’investissement affectif, nous pouvons en dénoncer


l’absence.
Comment apprendre quand la sérénité suffisante pour le faire n’est
pas présente, quand l’esprit de l’élève est occupé à gérer des relations
conflictuelles avec d’autres élèves ou avec ses propres parents,
lorsque l’atmosphère générale de l’établissement ne permet pas de se
construire une identité collective arrimée au projet commun ensei-
gnants-élèves de constituer une communauté de chercheurs du vivre
et de l’apprendre ensemble ? Le sens provient aussi d’un investisse-
ment affectif partagé dans une situation. Difficile dans une atmo-
sphère délétère liée à un climat de violence latente.
Le sens à l’École ne va pas de soi. Les méthodes employées, le cli-
mat général dans lequel s’inscrivent les apprentissages, le manque de
corrélation réussite scolaire-emploi, la perte de signification même
des contenus sont en jeu. Les enseignants ont à aider les élèves à
retrouver du sens à l’École. Comment ? Nous allons nous employer à
le suggérer.

쑺 Du sens au quotidien au sens à l’École

Les organes des sens nous permettent de nous construire des sen-
sations au sujet des objets qui nous entourent. Un homme de bon sens
est un individu qui a la capacité de juger sereinement, sans passion.
Le sens d’une droite correspond à la direction vers laquelle elle se
dirige. Reliant ces trois acceptions du mot, le sens nous paraît corres-
pondre à la capacité à penser sereinement en fixant une direction à sa
réflexion. On trouve du sens à sa vie, on donne du sens à son exis-
tence, quand on se rend capable de manière paisible, sans emporte-
ment, avec sagesse, de tendre par la pensée vers une direction que
l’on s’est fixée.

• Le sens est dans la sérénité d’une direction fixée à sa pensée


Donner du sens à l’École inclut la question du rapport à la loi qui
vise la sérénité dans les relations et la question du rapport au savoir
qui suppose l’accès à la vérité de ce qui est enseigné.

90
Donner du sens à l’École

Trouver du sens à l’École c’est construire un ensemble de repères,


se fixer un ensemble de valeurs qui permettent de mettre son monde
en ordre et de le partager avec ceux d’autrui. Le sens se construit ainsi
dans l’action consciente du sujet qui s’implique et qui parvient à
regarder cette implication. Le sens est investissement et prise de dis-
tance à son égard. Le sens est dans le lien que le sujet établit entre
l’implication et l’explication qu’il construit de ses actions. Le sens est
au cœur de la construction de la personne. Donner un sens à son
action, à sa vie, c’est se donner un dessein, une fin, un projet person-
nel et plus tard professionnel, c’est se construire une identité. L’École
peut constituer le théâtre de ces opérations.

• La situation d’apprentissage ne prend du sens pour celui


qui apprend qu’à la condition de correspondre à un dessein
qu’il ambitionne d’atteindre.

Ce dessein peut être regardé sur trois plans : celui de la réalité,


celui de l’imaginaire, celui des symboles.
La réalité, c’est le monde extérieur qui regroupe des êtres, des
objets et les règles qui les relient. La connaissance du réel révèle à
celui qui l’interroge une distance insurmontable entre ce qu’il en com-
prend et ce qui est. Apprendre, c’est espérer connaître ce qui
m’échappera toujours, car une théorie prochaine remettra en cause
l’explication d’aujourd’hui. La connaissance du réel n’est que provi-
soire, elle n’est pas accès à l’éternité, elle est au contraire renonce-
ment au définitif. Nous donnons du sens aux choses, aux situations
que nous vivons parce que nous pensons à un moment les connaître,
au sens de les dominer. Je peux par exemple trouver du sens dans
l’enseignement de la physique parce qu’elle me fait espérer que je
comprendrai, à travers elle, la matière inanimée.
L’imaginaire correspond à notre manière personnelle de réagir à
l’interprétation et à la conceptualisation du monde. Ainsi existe-t-il,
dans toute signification que nous donnons aux choses, cette part
d’imaginaire qui la personnalise. Nous donnons du sens aux savoirs
par l’imaginaire qu’ils développent. Gaston Bachelard l’a magistrale-
ment montré : la connaissance de la réalité se nourrit de nos imagi-
naires. Je peux encore trouver du sens dans l’enseignement de la phy-

91
Donner du sens à l’École

sique parce qu’elle me permet d’imaginer l’infiniment petit que je ne


connais pas et que je ne connaîtrai sans doute jamais.
Le symbolique correspond à un discours sur les choses ou les êtres
en retrouvant des symboles, donc une interprétation cachée, sous l’ap-
parente réalité. Le sens réside dans cette interprétation que nous
recherchons des choses que nous côtoyons. Je peux trouver du sens
dans l’enseignement de la physique parce qu’elle me convainc que
l’homme aura toujours la toute-maîtrise de son environnement, que
l’homme sera toujours tout-puissant. Nous cherchons à apprendre
autant pour les symboles présents dans les choses que nous décou-
vrons, que pour les symboles qui résulteront du fait de savoir.
Apprendre, c’est fréquemment se construire du pouvoir par du savoir.
Ainsi l’apprentissage, fondateur de notre rapport au monde,
emprunte-t-il en permanence au réel, à l’imaginaire, au symbolique.
Deux exemples pour l’illustrer.
L’élève, qui annonce en dernière classe de maternelle : « Je veux
apprendre à lire », renvoie à ces trois niveaux d’analyse possibles : la
réalité, l’imaginaire, le symbolique. Je veux apprendre à lire signifie,
au sens premier, j’ai la volonté de faire ce qu’il faut pour déchiffrer
des textes, et je m’y tiendrai ; il s’agit d’une parole qui fait référence à
la réalité de la situation. Cette parole recèle aussi une dimension ima-
ginaire : je veux apprendre à lire parce que, lorsque je saurai lire, je
serai grand, je saurai faire ce que savent faire mon père ou ma mère,
je serai comme les adultes. Enfin, on peut entendre cette parole,
comme révélant une dimension symbolique qui nécessiterait de com-
prendre les dimensions de cet imaginaire qui assimile la lecture à
l’âge adulte : devenir adulte est peut-être pour cet enfant le symbole
de la puissance, de la liberté, de la possibilité de dominer.
Le discours d’une étudiante qui déclare, au cours d’un entretien,
que depuis sa plus jeune enfance elle a toujours envisagé d’être insti-
tutrice en maternelle peut être compris aux trois niveaux précédents.
Le réel : depuis son plus jeune âge, elle a manifesté le désir d’ensei-
gner à des jeunes enfants et de ne pas être infirmière ou professeur.
L’imaginaire : elle a envie, depuis longtemps, d’être institutrice
d’école maternelle parce qu’ainsi elle a le sentiment de pouvoir aider,
à une période cruciale, au développement d’êtres en devenir ou parce
qu’ainsi elle pense vivre une relation vive avec des enfants qui ne

92
Donner du sens à l’École

seront pas les siens. Une dimension symbolique : materner de jeunes


enfants peut correspondre au désir de réparer ce qu’on a subi dans sa
propre enfance, à moins que cela ne corresponde au désir infantile
insatisfait d’avoir un enfant.

• La recherche du sens qui constitue une dimension majeure


de l’apprentissage nécessite d’examiner des termes voisins souvent
confondus tels que le besoin, la demande, le désir et la motivation

Le besoin, c’est ce qui est nécessaire pour vivre. Ainsi avons-nous


besoin de respirer, de dormir, de nous alimenter, ainsi avons-nous des
besoins sexuels. Que je le veuille ou non, j’ai besoin de m’alimenter,
de me sentir aimé, et d’aimer. Le besoin a une dimension organique.
Un enfant peut avoir besoin de manger du sucre parce que son orga-
nisme est en hypoglycémie.
La demande, c’est ce que le sujet exprime. Elle est de l’ordre de la
parole. La demande peut exprimer un besoin réel ou non. Un enfant
peut demander un bonbon à sa mère, ce qui ne correspond en fait à
aucun besoin en sucre physiologique, s’il n’est pas en hypoglycémie.
La demande n’exprime ici aucun besoin.
Le désir est, chez Jacques Lacan, l’écart entre le besoin et la
demande. Le désir ne peut être réduit au besoin, car derrière le besoin
existe le fantasme. Mais le désir ne peut être non plus réduit à la
demande car la parole ne peut traduire la totalité du besoin.
Cet enfant qui demande à sa mère un bonbon, sans que cela ne
corresponde à une fringale, ne désire pas tant du sucre que l’affection
de sa mère. En ne lui achetant pas de bonbons mais en lui donnant un
gage d’affection, cette mère répondra à la demande. Il importe sou-
vent de comprendre le désir à travers la demande. Jacques Lacan
montre que la demande est ainsi toujours demande de l’amour de
l’autre, et que le désir est alors désir de faire reconnaître par l’autre
son propre désir. « Le désir de l’homme est le désir de l’autre. »
Lorsque Sigmund Freud, cet autre psychanalyste, écrit que
« Apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir », il signi-
fie que l’apprentissage se constitue dans cet espace entre le besoin
d’apprendre, qui est constitutif de l’évolution de la personne et la
demande, rarement exprimée sous cette forme, d’apprendre. C’est

93
Donner du sens à l’École

dans cet écart entre le besoin et la demande qu’émerge le désir d’ap-


prendre encore qualifié par lui de pulsion épistémophilique.

• Le désir d’apprendre existe dès la naissance et il s’agit


d’en permettre la demande ?

Le désir d’apprendre surgit dès la naissance, si l’on en croit les


pédopsychanalystes, et il se trouve réactivé au moment de la problé-
matique œdipienne.
Dès après la rupture du placenta, l’enfant est en relation d’objet
avec la mère, même si au début l’enfant n’a pas conscience du
monde extérieur et ne se distingue pas des autres. Il va vivre alors
avec le sein maternel une relation de dépendance qui le fera s’in-
quiéter, s’angoisser même, dès lors que ce sein est absent, et au
contraire trouver de la satisfaction dès lors que le sein se présente à
lui au moment où il le réclame. C’est dans la tension entre le besoin
satisfait et le besoin non satisfait que le bébé se crée, en prenant
conscience de lui-même. C’est alors cet objet extérieur à lui-même –
la satisfaction du besoin de nourriture apporté par le sein dont l’en-
fant découvrira qu’il appartient à la mère – qui le constitue en tant
qu’autre, provoquant le plus vif déplaisir et la plus grande avidité à
connaître. C’est là que naît la pulsion épistémophilique, la pulsion à
connaître. Du reste W.R. Bion distingue trois types de liens qui
caractérisent le bébé et qu’il schématise par les lettres A, H et C.
« A » correspond à amour ; l’enfant vit une relation d’amour avec
les autres qui le comblent. « H » se rapporte à haine ; l’enfant vit
une relation de haine avec ceux qui le désespèrent. « C » schématise
connaissance ; l’enfant apprend à connaître les autres, son entourage,
à anticiper et à prévoir.
Le désir de savoir est réactivé au moment de la problématique
œdipienne. L’angoisse et la pulsion à connaître la mère vont s’ampli-
fier chez l’enfant avec la découverte que celle-ci désire un Autre que
lui, qu’elle est l’objet du désir de cet autre et qu’elle se partage aussi
avec les frères, les sœurs et les amis. La pulsion à connaître apparaît à
ce moment liée à la libido sexuelle et va subir au cours de la résolu-
tion de l’Œdipe un interdit de savoir qui peut entraîner trois comporte-
ments ultérieurs selon les psychanalystes :

94
Donner du sens à l’École

– Un refoulement de cette pulsion épistémophilique dans l’incons-


cient en même temps qu’un refoulement de la pulsion sexuelle,
conduisant à une peur absolue de l’inconnu ; connaître apparaît
comme dangereux. C’est le cas d’enfants en grand échec écrira
S. Boimare qui ont envie de savoir, mais peur d’apprendre. Ces
enfants qui refusent d’apprendre ont peur de rencontrer le doute et le
manque, présents dans tout apprentissage, car ces deux états réacti-
vent des peurs très anciennes, articulées autour des deux grands
thèmes que sont la mort et la sexualité vis-à-vis desquels leurs désirs
d’apprendre ont été entièrement refoulés.

– Une sublimation, c’est-à-dire un transport des pulsions sur un autre


plan, un plan supérieur, de sorte que le désir de connaître fait place
uniquement à une curiosité intellectuelle désincarnée. Connaître existe
pour connaître, parce que l’on s’est fixé ailleurs quelque chose de plus
important.

– La possibilité tout à la fois de transgression de l’interdit et de subli-


mation nourrie encore du désir de savoir. Connaître apparaît comme
possible.

Afin que n’existent pas de tels interdits de savoir inconscients chez


l’enfant, Mélanie Klein préconise le franc-parler, la sincérité avec les
enfants afin qu’ils éprouvent par rapport à leurs questions le sentiment
qu’il n’existe pas de questions impossibles, taboues. Dans le cas
contraire, si l’enfant observe que certaines questions sont impossibles,
alors sa pensée, issue d’un refoulement, risque d’être une pensée
pauvre, « incapable de distinguer dans les questions intellectuelles ce
qui est vrai et ce qui est conforme à l’autorité. » Comment, si l’enfant
se voit interdire certaines questions, peut-il oser savoir, dès lors
qu’une partie de ce savoir se présenterait comme une forteresse,
comme un interdit à ne pas affronter !

Alors on peut comprendre qu’apprendre à l’école puisse réactiver


chez l’élève des situations très archaïques qui lui ont permis de se
construire, en l’amenant à se situer par rapport à son entourage paren-
tal. Aussi faut-il accepter l’idée que le désir d’apprendre s’origine
dans l’inconscient du sujet et que les situations d’apprentissage sco-
laire viendront réactiver des peurs ou des désirs anciens.

95
Donner du sens à l’École

• Le désir de savoir ne se transforme en intention d’apprendre qu’à


la condition de voir émerger une motivation
Pour apprendre il faut que du désir soit présent. Mais ce n’est pas
suffisant. Il faut une mise en mouvement du désir. Il faut un passage à
l’acte.
La motivation est la mise en mouvement du désir. Mais cette mise
en mouvement n’existe qu’à la condition de pouvoir se projeter dans
un futur, celui des aspirations, la forme sociale la plus reconnue étant
celle du champ socioprofessionnel. La motivation est le prolongement
du désir vers la mise en actes.
Buts et projets (les aspirations) n’auront alors d’efficacité à déclen-
cher une action que s’ils sont soutenus par la motivation. Une motiva-
tion extrinsèque existe quand le but poursuivi n’est pas l’objet propre
de l’activité déployée pour l’atteindre. C’est le cas lorsqu’on décide
d’apprendre une langue étrangère pour être nommé à un poste à
l’étranger. C’est le cas lorsqu’un élève décide de faire une terminale C
pour ensuite entrer dans une section commerciale. La motivation
intrinsèque existe quand le but poursuivi est l’objet propre de l’acti-
vité déployée pour l’atteindre. C’est le cas lorsqu’après une compé-
tence minimale linguistique, l’individu s’intéresse aux langues pour le
plaisir. Le vrai plaisir à apprendre est peut-être le passage de la moti-
vation extrinsèque à la motivation intrinsèque.
Il n’y a apprentissage que si le sujet qui apprend trouve du sens
dans la situation d’enseignement qu’il vit. Le sens nous paraît résider
dans le rapport entre le désir et la motivation, intrinsèque ou extrin-
sèque. Aussi peut-on désirer et ne pas avoir de motivation : c’est le cas
des élèves qui manifestent du désir à apprendre mais qui ne parvien-
nent pas à se mettre en mouvement pour le satisfaire. Ainsi l’ensei-
gnant peut-il chercher à motiver, mais ne susciter aucun désir.
L’intention dont parlent les philosophes dans la détermination à agir,
a comme traducteur dans le champ psychologique le désir et la moti-
vation.
Dans l’apprentissage, il s’agit donc d’agir sur le désir et sur la
motivation de l’élève. Les notions de projet et de contrat peuvent y
aider. Mais il nous est nécessaire de proposer un modèle complet de
l’apprentissage pour ne pas en rester à ces deux composantes.

96
Donner du sens à l’École

쑺 De la difficulté à cerner la question du sens

Nous avons dit l’importance à envisager le sens comme rapport au


désir, et nous avons indiqué qu’accepter d’apprendre c’était transfor-
mer une intention d’apprendre en un désir de savoir, ce qui nécessite
un investissement personnel, cette réalité étant présente dès la nais-
sance. La vie est recherche de sens.
Cette quête du sens que nous plaçons au cœur de la réflexion édu-
cative se complexifie pour quatre autres raisons (Ph. Perrenoud,
1994) :
– Le sens que l’on attribue aux événements que l’on vit est très
intime, très personnel. Pour certaines personnes la vie a un sens lors-
qu’elles parviennent à la réussite sociale par l’argent ou le pouvoir,
pour d’autres la vie a un sens si leur mysticisme parvient à les dégager
des sirènes de la richesse. Pour certains, seule a un sens une vie fami-
liale épanouissante, pour d’autres il s’agit d’abord de leur vie profes-
sionnelle. La même activité de mathématique aura un sens pour un
élève et pas pour un autre. C’est bien ce qui constitue la difficulté de
l’enseignement : conduire un groupe d’élèves différents à donner du
sens à une activité commune. D’où l’importance d’une pédagogie dif-
férenciée.
– Le sens ne réside pas dans les situations que l’on vit. Toute situation
est en attente de sens. Les mathématiques ou l’EPS n’ont pas davan-
tage de sens l’une que l’autre comme disciplines scolaires. Rien n’a
de sens en soi. On met ou on ne met pas de sens dans une situation.
Le sens se construit.
– Le sens est en rapport avec la visée qu’on ambitionne. Si cette visée
est consciente elle présente aussi une composante inconsciente. Tel
élève trouvera du sens dans le cours de physique car sa réussite lui
permet d’ambitionner d’être technicien. Tel autre trouvera pareille-
ment du sens en physique car son grand-père était un bricoleur, et
ainsi, il le retrouve symboliquement chaque fois qu’il entre dans la
salle de travaux pratiques.
– Le sens est finalement dans le rapport que le sujet établit entre l’in-
tention (ce qu’il vise) et l’action (ce qu’il fait). Ce rapport entre l’in-
tention et l’action correspond au désir d’apprendre. Ainsi l’élève qui

97
Donner du sens à l’École

est à l’école cherche du sens dans ce qu’il fait et il parvient à


construire ce dernier s’il développe le désir d’apprendre.
Le sens est pour nous dans la capacité à relier intention et action,
l’intention ayant à voir avec le désir, l’action avec la motivation. Le
sens est ainsi dans la capacité à se mettre à distance de ses investisse-
ments, à se lier et à se délier des situations vécues et de ses propres
affects pour les envisager sereinement.

쑺 Du sens dans les apprentissages scolaires :


un modèle général

Aider les élèves à donner du sens à l’École, c’est en dernier ressort


donner du sens à ce qui justifie cette institution : les apprentissages.
Nous regarderons cette question à l’intérieur du schéma ci-après
qui signifie qu’apprendre, c’est ce qui se passe lorsqu’un sujet (S),
s’approprie un objet de savoir (O). Trouver du sens dans une activité
scolaire nous paraît relever des cinq entrées possibles suivantes maté-
rialisées de 1 à 5.

98
Donner du sens à l’École

Donner du sens aux apprentissages, c’est pour un élève (les


chiffres 1 à 5 ci-dessous se retrouvent sur le schéma ci-dessus) :
1 : Parvenir à se mieux connaître, tant au plan cognitif qu’affectif,
c’est être capable d’anticiper ses manières de faire les plus efficaces
pour apprendre.
La très ancienne idée de la caractérologie, l’actuelle notion de style
cognitif vont dans ce sens.
L’élève psychologue serait le gage de cette connaissance de ses
manières d’être et de faire.
2 : Maîtriser ce qu’il y a à connaître.
Sont ici en jeu la connaissance des savoirs à maîtriser, la capacité à les
situer au sein de la discipline enseignée, l’aptitude à envisager les
relations qu’ils entretiennent avec d’autres contenus, la faculté d’en
percevoir les conditions d’émergence historique.
L’élève aurait à devenir épistémologue de ses savoirs.
3 : Percevoir les relations entre la situation d’apprentissage et son
usage possible, à deux niveaux :
– personnel, en se référant à des pratiques sociales de référence, dans
le cadre d’un projet personnel,
– professionnel, en replaçant cet usage dans le cadre d’un projet pro-
fessionnel.
L’élève stratège est à favoriser, grâce aux liens qu’il sera capable éta-
blir, d’une part, entre la situation d’apprentissage et son projet profes-
sionnel et d’autre part, entre la situation d’apprentissage et son projet
personnel.
4 : S’impliquer dans le processus d’apprentissage.
En travaillant à partir des représentations des élèves pour s’intéresser
aux obstacles qu’elles recèlent, en se rendant attentif aux processus
d’évaluation formatrice, en contractualisant la nature des acquisitions
et la manière de les acquérir, en faisant exister des outils pour une
identité collective, en créant des instances d’aide au travail personnel,
l’enseignant peut espérer une implication plus grande de l’élève dont
la pensée sera ainsi prise au sérieux.
L’élève impliqué par un enseignant attentif à le rendre acteur est à
gratifier. Je propose de le nommer l’élève méthodologue.

99
Donner du sens à l’École

5. Se distancier de la situation d’apprentissage :


– au niveau des processus de l’apprentissage grâce à des activités
métacognitives,
– au niveau de la totalité de la situation d’apprentissage. Les activités
de distanciation à l’endroit de l’enseignant et de la globalité des situa-
tions de classe lors de temps de parole appropriés dans des instances
de régulation en sont une composante.
L’élève analysant est le gage de ce travail de distanciation
Cet inventaire appelle quelques remarques :
Il n’est pas possible que toutes ces entrées dans le sens soient en
permanence privilégiées à l’occasion de chaque situation d’apprentis-
sage. Aussi conviendrait-il de n’en considérer l’existence globale que
sur un laps de temps assez long.
Il est possible, pendant un temps, de faciliter une entrée chez les
élèves (c’est ce que font certains enseignants attentifs aux procédures
de la gestion mentale) afin qu’ils trouvent une dimension du sens dans
ce qu’ils font. Ce sera pour créer, plus tard, l’occasion de leur faire
découvrir d’autres entrées possibles.
Une idée très présente dans les travaux des psychanalystes de
l’éducation (F. Imbert, 1995 ; M. Cifali, 1994) peut résumer cet inven-
taire : tout apprentissage est liaison et déliaison. Liaison de l’élève à
une situation, à un enseignant, à un groupe, à un contenu, et déliaison
aux mêmes réalités afin de se rendre lucide à propos de ses engage-
ments cognitifs et affectifs.
Nous nous proposons maintenant d’illustrer ces différentes entrées
dans le sens.

쑺 Des entrées possibles

• L’élève psychologue
On se souvient de Psyché, mortelle, qui consacra une grande partie
de son existence à tenter de rejoindre son bien-aimé, Eros, dont la
mère, Aphrodite, refusait qu’il l’épousât et lui ordonna pour ce faire
mille travaux. Psyché s’en acquitta, devint même déesse, et symbolise

100
Donner du sens à l’École

depuis la recherche de son idéal, quelles que soient les difficultés pour
y parvenir. L’élève psychologue aurait, par analogie à entreprendre la
quête jamais achevée de la connaissance tant au plan cognitif qu’af-
fectif, de ses mécanismes d’action.
On se rappelle de la caractérologie de Le Senne qui considérait la
personnalité comme résultante de l’émotivité (l’émotif est celui qui
est troublé par des événements d’importance minime), de l’activité
(l’actif est celui qui a des projets, qui les exécute, qui agit) et du reten-
tissement (le primaire vit dans l’instant et le passé ne compte guère,
le secondaire voit le passé retentir fortement chez lui). Et partant de
cette trilogie, cet auteur différenciait huit types de personnalités, du
colérique – émotif, actif, primaire – à l’apathique – non émotif, non
actif, secondaire. Ainsi fut installée l’idée d’invariants affectivo-moti-
vationnels qui ignoraient leurs homologues cognitifs.
La notion de style cognitif vise aujourd’hui à rechercher des inva-
riants à la fois cognitifs et affectivo-motivationnels dans les comporte-
ments humains. Elle correspond à l’idée que nos conduites cognitives
et affectives montrent au delà de leur plasticité évidente, une certaine
unité. Tout l’enjeu serait de connaître comment nous réagissons préfé-
rentiellement dans une circonstance déterminée.
Ci-après nous reproduisons le début d’un questionnaire de 104
questions destiné à permettre à des apprenants de se reconnaître. Il
s’agit du questionnaire de deux auteurs américains : Dunn et Price.
1. J’ai besoin de calme pour étudier
2. J’aime faire plaisir à mes parents en ayant de bonnes notes
3. J’ai besoin d’une lumière forte pour étudier
4. J’aime qu’on me dise exactement ce que je dois faire
5. Je me concentre mieux quand j’ai chaud
6. J’ai besoin d’une table ou d’un bureau pour étudier
7. Quand j’étudie, j’aime m’asseoir dans une chaise confortable ou
être couché
8. J’aime étudier avec un ou des amis.
9. J’aime que mon travail scolaire soit bien fait
10. Habituellement, je me sens mieux lorsqu’il fait chaud que lors-
qu’il fait froid

101
Donner du sens à l’École

11. Les activités extra scolaires sont habituellement plus impor-


tantes pour moi que le travail scolaire
12. J’étudie mieux le matin
13. J’ai souvent des difficultés à terminer les choses que je dois
faire
14. J’ai souvent besoin qu’on me rappelle ce que je dois faire
Le questionnaire prend en compte 24 domaines relatifs :
– à l’environnement matériel immédiat : son, lumière, température,
ameublement, besoin de manger en travaillant, besoin de mouvement,
– au contexte émotionnel : motivation personnelle, motivation liée aux
attentes des adultes, motivation liée aux attentes des enseignants, per-
sévérance, esprit de responsabilité,
– à l’environnement humain : préférence pour travailler seul, préfé-
rence pour travailler avec des camarades, préférence pour travailler
avec des adultes,
– aux matériaux de travail : préférence pour travailler avec des maté-
riaux sonores, visuels, tactiles, esthétiques,
– au moment de la journée : préférence pour travailler le matin,
l’après-midi, le soir.
Ce questionnaire, une fois rempli, permet à l’élève, en se compa-
rant à ses camarades, de mieux connaître les circonstances qui lui sont
facilitatrices pour apprendre, que certains auteurs ont encore nom-
mées variables-sujets de l’apprentissage.
Jean-Pierre Astolfi (1992) a regroupé dans le tableau suivant
(p. 103) les différents travaux relatifs à la notion de style cognitif.
Comme Psyché mit toute une vie à la recherche de son idéal,
l’élève psychologue devrait sans doute mettre beaucoup de temps à
connaître les conditions les meilleures pour apprendre. De surcroît,
d’une part, il n’est pas certain que les connaissant, il lui soit pos-
sible d’en disposer (ce n’est pas parce que je sais ma préférence
pour une lumière tamisée, qu’il me sera possible d’apporter une
lampe de bureau à l’école pour travailler). D’autre part, de tels tra-
vaux gomment la nature des contenus et il est possible de douter de
leur caractère généralisable à toutes les disciplines, dans toutes les
circonstances institutionnelles (je peux préférer travailler seul en

102
Donner du sens à l’École

Dépendance du champ Indépendance du champ


Confiance aux informations d’origine Confiance aux repères personnels,
interne. d’origine interne.
Importance du contexte social. Apprentissage peu lié au contexte
Tendance à restituer les données affectif et social.
telles qu’elles ont été proposées. Tendance à restructurer personnelle-
Besoin de buts externes. ment les données.
Auto-définition des buts.

Réflexivité Impulsivité
Tendance à différer la réponse pour Tendance à répondre rapidement,
s’assurer d’une solution exacte. quitte à commettre des erreurs.
Indécision préférée au risque d’erreur. Intolérance à l’incertitude.

Centration Balayage
Tendance à se centrer sur une seule Tendance à considérer plusieurs
chose à la fois et à clarifier complète- choses simultanément, en n’exami-
ment un point avant de passer au nant chacune que partiellement, quitte
suivant. à y revenir ultérieurement.
Travail à dominante intensive. Travail à dominante extensive.

Production Consommation
Tendance à s’approprier le savoir Tendance à s’approprier le savoir
par une attitude engagée. par une attitude réservée.
Apprentissage par l’action. Apprentissage par l’observation.
Importance d’une activité motrice Intériorisation de l’apprentissage sans
d’accompagnement (orale, graphique, manifestations motrices.
gestuelle…).

Formalisation Idéalisation
Tendance à fonctionner régulièrement Tendance à adapter le niveau
au maximum de ses possibilités d’exigence intellectuelle aux caracté-
intellectuelles, quelle que soit la nature ristiques de la tâche.
de la tâche. Fonctionnement possible sur plusieurs
Fonctionnement sur un mode unique, registres, en « s’économisant »
à « plein régime ». lorsque c’est possible.

Accentuation Égalisation
Tendance à rechercher les diffé- Tendance à rechercher des régulari-
rences, les oppositions, les contradic- tés, des éléments connus, des
tions, quitte à en accentuer le carac- habitudes de pensée, quitte à ne pas
tère. apercevoir les détails originaux.
Insistance sur l’écart avec le déjà Tendance à ramener le nouveau au
connu. connu.
Plaisir à la nouveauté. Plaisir à la prévisibilité.

Auditif Visuel
Tendance à restituer le savoir en Tendance à restituer le savoir en
reconstituant sa dynamique, en s’en reconstruisant des images, en s’en
racontant le déroulement. figurant les éléments.

103
Donner du sens à l’École

maths parce que je réussis bien, et que j’ai besoin de me concentrer,


alors que je peux préférer travailler en petite équipes en français, car
j’ai le sentiment de manquer d’idées pour démarrer). Enfin la
connaissance que l’on a des conditions préférentielles pour un
apprentissage ne renseigne pas sur la manière dont on apprend.
Le danger de l’idée de style cognitif est évidemment d’enfermer
l’élève dans un type de profil donné en ne s’intéressant que faible-
ment aux variations de ses conduites selon les circonstances de l’ap-
prentissage, et même de regrouper des élèves à profil voisin dans
les mêmes classes, faisant de l’homogénéité le critère de l’organisa-
tion scolaire.
Cependant, reconnaissons que faciliter chez l’élève une meilleure
connaissance de sa manière de se comporter, voire l’aider à modifier
son environnement d’apprentissage, c’est aussi lui permettre de don-
ner du sens au savoir en identifiant les conditions qui sont simplifica-
trices pour apprendre.
• L’élève épistémologue
Ce serait un élève capable de se mettre à distance des savoirs à
maîtriser afin d’en saisir la signification, en les situant au sein de la
discipline enseignée, en appréciant les relations avec d’autres savoirs
de la même discipline ou d’autres disciplines, en se familiarisant avec
les conditions historiques et sociales de leur émergence.
De nombreux élèves vivent leur intellect comme un puits qui ris-
querait de se combler à force d’apprendre. Ils ont le sentiment qu’il
convient de gérer sous la forme de flux tendus, les savoirs à assimiler.
Ils éprouvent le besoin de se dépêcher d’oublier ce qu’ils ont appris
pour, pensent-ils, être en mesure apprendre de nouvelles choses. Leur
représentation de l’apprentissage est assimilable au seul processus de
la mémorisation. On les comprend certes, tant la mémorisation l’em-
porte fréquemment sur les autres formes d’acquisition, dans la plupart
des disciplines.
Cette conception est avérée inexacte. Apprendre ce n’est pas
amasser, mais c’est relier des notions pour en construire d’autres plus
abstraites. Pour comprendre ce qui différencie la civilisation grecque
et la civilisation égyptienne, il est nécessaire de comprendre ce qu’est
la nature de leurs religions, l’état de leurs techniques, de la connais-

104
Donner du sens à l’École

sance scientifique, de l’art, de la structure de la société. Pour com-


prendre comment un poisson respire, il me faut comprendre que l’air
n’est pas le vide mais est constitué de différents gaz, que les gaz sont
solubles dans l’eau, que les branchies riches en sang sont des surfaces
d’échange entre le sang du poisson et l’air dissout… On apprend en
créant des ponts cognitifs entre des savoirs apparemment atomisés ; au
sein d’une discipline, et entre disciplines. Le sens vient des liens
construits entre les savoirs et non pas de leur empilement.
Apprendre, c’est situer les savoirs dans leur filiation historique.
Les professeurs de mathématiques devraient enseigner une histoire
des mathématiques, les professeurs de biologie, une histoire de l’his-
toire naturelle, devenue sciences naturelles et aujourd’hui biologie.
Non pas une histoire appréhendée de manière diachronique, mais une
histoire enseignée simultanément à la découverte des concepts de la
discipline.
Savoir au lycée que Néper était un mathématicien écossais du
XVIIe siècle ne présente aucun intérêt. Mais que le professeur de
mathématiques explique quel était le problème mathématique que ce
mathématicien a cherché à résoudre, quel était alors l’état des mathé-
matiques de l’époque, comment face à la non-existence d’outils
mathématiques adéquats, il a inventé les logarithmes décimaux et plus
tard les logarithmes népériens – qui portent son nom –, peut donner
beaucoup de sens aux logarithmes en même temps qu’aux mathéma-
tiques.
Il s’agit donc de ne pas enseigner une histoire des grands hommes,
une galerie de portraits, mais une histoire des idées, des mouvements
de recherches. Cette histoire reste à faire, à inventer même dans de
nombreuses disciplines, tant les documents pour les élèves sont
inexistants, ou anecdotiques, mais rarement constitués de manière à
mettre en parallèle l’état des idées à une époque donnée, l’état des
idées des méthodes et des techniques dans la discipline en cause, les
questions en débat, et la manière dont le savoir nouveau a été
construit.
Il n’est pas étrange que le savoir paraisse à de nombreux élèves
comme une réalité éthérée, non contingente, sans liens avec les
hommes, leurs idées, leurs débats, et qu’alors l’École soit vécue

105
Donner du sens à l’École

comme un lieu où « l’on enseigne des choses seulement pour passer


des examens ».
Apprendre, c’est progressivement trouver le sens d’une discipline,
c’est-à-dire parvenir à comprendre quelles questions elle pose sur le
monde, quelles méthodes elle se donne, et quelles grandes théories
elle construit. Cette approche est progressive, jamais achevée, car de
l’école primaire, au collège et au lycée la même discipline est parfois
construite autour d’un paradigme différent, donc peut sembler ne pas
être la même. Il est certain, par exemple, que la physique, à ces trois
niveaux, n’est pas la même.
Donner du sens aux savoirs, c’est alors montrer comment les
contenus s’inscrivent dans une réalité de savoir qui leur donne sens :
la discipline en question. C’est aussi progressivement découvrir les
fondements anthropologiques de cette discipline, c’est-à-dire com-
prendre à quelles questions cette discipline répond qui permettent à
l’homme de se comprendre.
Ainsi en faisant de la biologie, on peut, par exemple, montrer aux
élèves qu’un organisme humain est constitué pour 75 % de son
poids, de molécules qui n’étaient pas présentes en lui l’année pré-
cédente. Cet état de fait pose la question de l’identité de la per-
sonne. Qui sommes-nous si nous ne sommes jamais les mêmes ?
C’est l’occasion de faire un lien entre la biologie et des questions
telles que celles de l’existence de la métempsycose. Finalement ce
qui constitue un être vivant, par le biais des chaînes alimentaires a
constitué précédemment un autre être vivant.
S’intéresser au vivant, c’est encore se poser la question de l’une
des principales particularités du vivant qui est la capacité à élabo-
rer de la pensée, en s’interrogeant à propos des rapports de cette
dernière et de la matière. La question du dualisme et du monisme
que se posaient déjà Platon et Aristote.
On pourrait continuer et s’interroger sur la vieillesse et se deman-
der si la personne est son corps ou autre chose que son corps ?
De même manière en mathématiques, il serait possible de se
demander quelle est la nature profonde des objets mathématiques.
Des idéaux, certes (c’est le cas de la droite qui ni ne commence ni
ne se termine, ni ne peut être constituée d’une infinité de points,

106
Donner du sens à l’École

sinon entre ces derniers il existerait un espace, aussi minime soit-


il, et alors une droite ne pourrait être infinie). Comment alors
concevoir une réalité idéale, qui n’a pas d’image pour être figurée.
Comment aussi concevoir ce que pourrait être la vérité – en géné-
ral assimilée à la mathématique – lorsqu’on découvre qu’il existe
toujours en mathématiques un indémontrable, le postulat de
départ ?
Les réflexions précédentes nous paraissent fondatrices de la poly-
valence de l’instituteur, aujourd’hui professeur des écoles.
L’enseignement de l’école primaire ne devrait pas seulement corres-
pondre à la somme des enseignements de diverses disciplines. Il
devrait correspondre à ce qui, au-delà des contenus disciplinaires,
donc du côté de la transdisciplinarité (le préfixe trans ayant le double
sens de au-delà et de à travers) permet à l’homme de se comprendre,
en apportant des réponses à des questions clés telles que celles de
l’existence et de la conscience. La polyvalence devrait s’inscrire dans
une approche anthropologique de la transdisciplinarité.
• L’élève stratège
Ce serait un élève capable d’avoir conscience de ce à quoi peuvent
lui servir les savoirs acquis, tant au niveau personnel, au regard d’un
projet personnel, qu’au niveau professionnel dans le cadre d’un pro-
jet professionnel.
Le projet est souvent présenté aux jeunes comme une possibilité
de se mettre en mouvement, avec souvent une grande difficulté lors-
qu’il est demandé à des élèves en situation précaire de le faire. On
peut s’interroger sur la possibilité de se mettre en projet lorsqu’un
sentiment de fragilité et de forte dépendance à l’égard des autres
existe, qui insécurise. Le remède ne risque-t-il pas alors d’être pire
que le mal, en créant les conditions d’un nouvel échec ?
Nous proposons de faire émerger un élève stratège en le mettant
en situation de penser son futur à la lumière de son présent, et simulta-
nément de s’intéresser à l’existant en ayant anticipé son devenir. Mais
nous avons conscience que cette manière de faire nécessite un accom-
pagnement susceptible de sécuriser les plus en difficulté.
Deux dimensions sont en jeu dans cette capacité à se mettre en
projet. D’une part, le pro-jet : l’action de jeter en avant de soi une par-

107
Donner du sens à l’École

tie de soi, de se pro-jeter dans un futur incertain. D’autre part, le pro-


jet, le produit, le résultat de cette projection. Alors que la première
dimension est indissociable de la personne qui doit choisir en elle la
partie dont elle vise le développement (si je souhaite être boulanger
c’est parce que je souhaite accorder de l’importance au travail de nuit
ou au symbole de ce produit qu’est le pain, ou parce que les études
sont courtes, ou…), la seconde dimension peut être séparée de la per-
sonne (être boulanger, c’est être un artisan qui travaille dans telles
conditions, dont les revenus sont de l’ordre de…). Le pro-jet proces-
sus s’inscrit dans une recherche d’authenticité, dans un processus
d’autonomisation, le projet produit donne au pro-jet sa dimension
sociale.
Le projet dans cette double dimension est à cheval sur le sociolo-
gique et le psychologique.
Donner du sens à l’École c’est se mettre en projet au plan person-
nel (qu’est-ce que j’ai à gagner au plan privé, à apprendre ?) et au plan
professionnel (qu’est-ce qu’apprendre à l’École peut m’apporter quant
à une orientation dans un métier et dans les études qui l’accompa-
gnent ?). Se mettre en projet, se donner un projet c’est, d’une part,
composer dans l’immédiat une réponse appropriée à un futur plus ou
moins proche et c’est, d’autre part, se donner les moyens d’action
utiles pour atteindre ce but. Dans la formation du projet, les désirs se
concrétisent dans des objets, des conduites, des démarches, dans des
représentations de soi qui nécessitent une anticipation de son évolu-
tion, en fonction des différents facteurs influençant son action. « En
conséquence le projet s’origine :
– dans une réalité passée constitutive des représentations que l’indi-
vidu se fait de son histoire et de son environnement,
– dans l’analyse que l’individu se fait de son présent : dans la percep-
tion qu’il a de son environnement social, familial économique, dans
la connaissance des systèmes de valeurs de son propre groupe d’ap-
partenance,
– dans le sentiment de sa continuité, de sa permanence, ce qui renvoie
à l’idée d’une construction identitaire que l’élaboration du projet faci-
literait. » (M. Sorel, 1987).

108
Donner du sens à l’École

Aider les élèves à se vivre comme stratèges, en développant une


pédagogie du projet nécessite d’agir sur différents leviers que sont :
– les méthodes d’enseignement qui favorisent des activités d’investi-
gation, nommées fréquemment situations-problèmes,
– des outils de régulation des acquis des élèves, grâce à des référen-
tiels de compétences qui autorisent chacun à situer ses acquis, atteints
et à atteindre, et lui permettent de savoir à quel camarade s’adresser
pour espérer de l’aide,
– les procédures d’orientation à aborder dans une approche écolo-
gique et non seulement psychométrique ou même interactive et
sociale (M. Croizier, 1994). Il s’agit, en effet, alors d’envisager
l’orientation, non pas en référence à des tests d’aptitudes qui indique-
raient à l’élève quel est l’avenir qu’il doit viser (approche psychomé-
trique), non pas en référence à des informations qui lui seraient appor-
tées à propos des filières possibles et l’amèneraient à choisir sa voie,
aidé le cas échéant par un logiciel d’orientation (approche interactive
et sociale), mais en fonction des relations que l’élève établit avec son
environnement dans le cadre des multiples activités qu’il vit à l’École
et qui le conduisent à construire sa place et pas uniquement à la trou-
ver (approche écologique illustrée partiellement dans la première par-
tie).
Le stratège est dans le domaine militaire celui qui pense les évé-
nements à long terme, qui envisage comment procéder jusqu’au lieu
des opérations. Le tacticien est celui qui pense non plus à long terme,
mais à court terme et qui décide de l’action à conduire sur le lieu des
opérations. Donner du sens à l’École et à ce qu’on y apprend en se
construisant un projet personnel ou professionnel, c’est bien viser à
coordonner un ensemble d’actions permettant de se donner et d’at-
teindre des fins, c’est faire œuvre de stratège. Des travaux en psycho-
logie vocationnelle au Québec (D. Pelletier, 1987) dégagent séquen-
tiellement quatre étapes dans cette activité : l’exploration, la
cristallisation, la spécification, la réalisation.
L’exploration, dans ses dimensions multidimensionnelles et diver-
gentes conduit à explorer des possibles, sans se restreindre, sans se
censurer.

109
Donner du sens à l’École

Cristalliser, c’est choisir une voie de solution qui laisse encore la


place à beaucoup de possibilités. Pour ce faire, il est nécessaire de cla-
rifier la situation, de mettre de l’ordre dans les données afin qu’appa-
raissent les principaux enjeux autour desquels se prendra la décision.
La tâche de spécification doit prendre en compte une direction qui
tienne compte à la fois de ce que l’on veut et de ce que l’on peut, des
valeurs qu’on se fixe, du réalisme qu’on s’impose.
Réaliser consiste à passer du plan des intentions à celui de l’action.
L’élève stratège, qui sait penser l’École en termes de projet, tend
ainsi un pont entre son désir et la réalité, entre un imaginaire infini et
une action construite et visant à l’efficacité.
• L’élève méthodologue
Méta hodos signifie littéralement, vers le chemin. L’élève métho-
dologue est celui qui s’est construit une méthode pour apprendre et
qui ainsi, est devenu tacticien. Sur le lieu des apprentissages, il s’est
construit une manière de procéder qui lui permet de ne pas avancer à
l’aveuglette mais de façon consciente. Il est souvent reproché aux
élèves de ne pas avoir de méthodes de travail, de ne pas savoir agir
face à une activité scolaire. Évidemment on peut se demander à
quelles occasions cette manière de s’emparer de tâches scolaires a été
développée. Nous dirons, à propos de l’élève analysant, que la capa-
cité à se mettre à distance de l’action et de la réfléchir, se travaille.
Sans doute même l’élève analysant est la condition de l’élève métho-
dologue.
Quelles compétences sont à développer chez un élève pour l’aider
à agir, pour le conduire à trouver du sens dans les processus d’acquisi-
tion du savoir ? S’il fallait le résumer par une formule concise, nous
écririons : en prenant son entendement au sérieux. Quatre dimensions
sont en cause : conduire l’élève à envisager sa pensée comme plau-
sible, possible, mais nécessitant la confrontation avec la pensée d’au-
trui. Placer le doute au cœur de la réflexion des élèves pour les
conduire à confronter leurs points de vue, pour les amener à accepter
que c’est dans le débat d’idées, le conflit intellectuel que se forge l’in-
telligence. La première idée à avoir face à une tâche scolaire, c’est
peut-être justement de commencer par douter de ses idées. Prendre en
compte les représentations des élèves, travailler avec elles, provoquer

110
Donner du sens à l’École

des débats cognitifs, constituent quelques-unes des voies qui peuvent


permettre d’installer la conviction chez l’élève, que seul, on n’a sou-
vent que des opinions ; on développe des points de vue qui s’enrichis-
sent seulement à la condition de les confronter à la pensée d’autrui.
Permettre à l’élève de devenir un méthodologue ou un tacticien,
c’est l’aider à affronter des questions, à se fixer des bornes, à se don-
ner des objectifs à atteindre. Le contrat peut l’y aider. Et il nous paraît
important, davantage encore que de l’amener à penser en termes de
projet, à penser en termes de contrat. Il s’agit alors d’organiser des
situations d’apprentissage avec comme repère un accord négocié entre
l’élève et le maître qui peut porter aussi bien sur des contenus à
acquérir, des méthodes à développer ou un comportement à dominer.
Nous avons déjà dit qu’à notre sens tout peut se négocier dans la
situation scolaire, excepté les programmes et l’évaluation. Il est en
effet possible de contractualiser les moyens à se fixer, les aides aux-
quelles faire appel, l’échéance, la forme de l’évaluation et les indica-

Maquette de contrat

Les partenaires et l’objet du contrat :


Entre…............. et…............., il est établi un contrat qui porte sur…..........
Les causes du contrat :
Considérant que…............. ne parvient que partiellement à…...........
La visée que l’on se fixe, le résultat que l’on espère, les circonstances que
l’on installe :
Afin de changer la situation précédente,…...... se fixe comme résultat à
atteindre, de…....................... Il se fera accompagner par…............. qui a
accepté de….................
L’évaluation et les échéances :
Le contrat sera respecté et réussi si, pour le…..........on peut observer
que…............
Entre-temps, il est nécessaire que…............. et…............. se rencontrent
pour juger de l’avancée du contrat.
Signature des partenaires :
…............ s’engage à respecter le contrat ci-dessus
…............ s’engage à respecter le contrat ci-dessus

111
Donner du sens à l’École

teurs prouvant l’atteinte de l’objectif qu’on s’est fixé. Le contrat intro-


duit la temporalité dans l’action car il fixe toujours une échéance. Il
responsabilise les deux partenaires que sont l’enseignant et l’enseigné,
car le contrat n’est pas à sens unique et conduit chacun à se position-
ner au regard de la tâche à effectuer. Enfin il va de soi qu’il particula-
rise la relation, qu’il conduit à appréhender l’élève dans sa spécificité,
et qu’ainsi il amène à prendre la pensée et l’action des élèves au
sérieux.
Le contrat peut être relatif, notamment, à l’acquisition de contenus,
à la transformation d’une conduite, à la réussite d’un projet, à la réso-
lution d’un conflit.
Depuis la loi de 1989, les réflexions à propos de l’éducation pla-
cent l’élève au centre du système éducatif. La formule a été parfois
critiquée (parce qu’elle semble oublier le savoir à acquérir, parce
qu’elle peut laisser penser à une vision de l’enfant-roi). Elle signifie
simplement que l’éducation est faite pour l’élève et qu’il s’agit de ne
pas l’oublier. Nous ajoutons ici, de le prendre au sérieux comme sujet
apprenant, qui doit être responsabilisé dans ses apprentissages et sa
vie scolaire. Responsabiliser impose respect, mais fermeté, considéra-
tion, mais exigences.
• L’élève analysant
Le mot sonne mal, et pourtant il est chargé de la même significa-
tion que celle que traduit la position du client chez l’analyste : analy-
sant et non pas analysé. Ce dernier crée par sa présence et par les
modalités de l’analyse, les conditions pour que son patient se livre lui-
même à son propre travail d’analyse. Le client en analyse n’est pas
analysé (donc passif par rapport à son questionnement), mais analy-
sant (donc actif). Il s’agit bien de dire qu’une compétence forte pour
donner du sens à l’École provient de la mise à distance que l’élève est
capable d’entretenir avec ce qui s’y passe, avec ce qu’il y vit. Le sens
est dans l’écart entre l’implication et l’explication, entre le vécu et son
analyse, entre l’intention et l’œuvre, entre le dessein et son épure.
Deux voies pour aider l’élève à devenir son analysant : les temps
d’éloignement à l’endroit de ce que l’on a fait, de la manière dont on a
procédé, de la façon dont on a appris. On parle ainsi fréquemment de
l’importance à accorder aux activités métacognitives en classe qui

112
Donner du sens à l’École

concernent les situations d’apprentissage. Les activités de distancia-


tion par rapport à la vie de la classe dans des instances de régulation
constituent la seconde composante de ce regard télescopique à déve-
lopper pour se délier de ce que l’on fait.
Les activités métacognitives permettent à un élève de prendre
conscience de son activité de penser. Elles se décomposent en deux
ensembles (A.-M. Doly, 1994) :
– d’une part, les connaissances sur la manière dont il s’y prend pour
apprendre qui intéressent le sujet lui-même (savoir que l’on est moins
fort en mathématiques qu’en français, que l’on est anxieux avant une
interrogation orale et moins avant une interrogation écrite), les tâches
qu’il effectue (que retenir l’esprit d’un texte est plus facile que retenir
le texte en entier, que pour écrire une rédaction il faut s’y prendre à
plusieurs reprises afin de se corriger), ses stratégies (savoir comment
s’y prendre pour mémoriser, pour faire moins de fautes d’ortho-
graphe), et évidemment l’interaction entre les trois domaines précé-
dents ;
– et, d’autre part, les mécanismes d’autorégulation qu’il utilise lors de
son activité : savoir par exemple quand on est en panne pour résoudre
un problème de mathématiques, qu’il existe d’autres procédures que
celles qu’on a suivies.
Les travaux sur les enfants en échec montrent qu’ils ne se connais-
sent pas, qu’ils ne savent pas ce qu’ils savent, qu’ils ne se perçoivent
pas comme responsables de leurs conduites et ne se vivent pas
comme autoresponsables de leurs apprentissages. Cette absence de
connaissance de soi, cette difficulté à considérer que c’est en soi-
même qu’on peut trouver les moyens de son propre progrès ont de
quoi inhiber la persévérance et l’autonomie.
La métacognition permet la mise à distance des activités pour
mieux s’apprécier, pour se rapprocher de la connaissance de soi, pour
avoir conscience de sa conscience.
La pédagogie institutionnelle a beaucoup insisté sur les lieux de
parole afin de se mettre à distance des conflits. Le conseil de classe en
constitue l’illustration la plus vive. C’est le lieu où la classe regrou-
pée, s’étant désignée une structure facilitatrice de la parole entend,
analyse et décide. « Par son rituel complexe (ordre du jour, animation)

113
Donner du sens à l’École

lui-même initiateur à la découverte de la complexité, comme à son


vécu, le conseil est la clé de voûte de la pratique pédagogique qui s’at-
tachera à l’organisation aussi concertée que possible, à tout le moins
questionnée, de l’espace et du temps structurant les activités scolaires
et éducatives. Chaque enfant doit avoir une fonction dans le groupe-
ment, pour qu’il s’y trouve impliqué, autant que reconnu par les
autres. Le maître qui n’aliène pas son pouvoir pour autant, ni ne le
renie, mais envisage stratégiquement le développement du pouvoir du
plus grand nombre, dans le cadre d’une interdépendance reconnue
comme nécessaire, s’affirme avec une intention de changement, de
développement, de valorisation. La loi du groupe (la connaissance par
la communauté d’une loi, de règles, et de leur caractère fondamental
n’excluant pas leur évolution ultérieure) reste la référence. » (J.
Ardoino, R. Lourau, 1994). Se mettre à distance autant que possible
des affects en analysant ce qui se trame dans la vie de la classe, déci-
der des suites à entreprendre, organiser les apprentissages constituent
une part des fonctions de tout enseignant qui cherche à comprendre
pour agir. Dans le lieu de parole que constitue le conseil, ces fonctions
sont prises en charge par toute la classe, qui n’est plus abordée
comme une myriade de personnalités, mais comme une réalité grou-
pale. La capacité à s’emparer de cette complexité est le fondement
d’une éducation exigeante car susceptible de co-interrogations débou-
chant sur une solidarité constructive.

Nous voici arrivés au terme de cet inventaire des entrées dans le


sens, en puisant aux diverses facettes de la situation scolaire. Chemin
faisant nous avons fréquenté diverses notions, diverses démarches ou
stratégies que nous tentons de réunir sous le schéma ci-contre, p. 115.
Nous avons rappelé que le défi que l’enseignement avait à affron-
ter aujourd’hui, afin que les élèves construisent du sens à l’École, pro-
vient d’une professionnalité nouvelle des professeurs. Le schéma sui-
vant permet facilement de le comprendre, qui atteste bien
qu’enseigner n’est pas uniquement dispenser du savoir, c’est-à-dire
tenir des discours, mais développer un ensemble de nouvelles compé-
tences en partant de l’élève apprenant.
Nous avons insisté précédemment sur les composantes et les
modalités d’une formation initiale capable de développer cette attitude

114
Donner du sens à l’École

115
Donner du sens à l’École

de médiation que l’on attend des professeurs. Médiation et non pas


relation. La relation renvoie à l’existence d’un rapport entre deux
associés. La médiation impose trois partenaires. Le médiateur est tou-
jours entre deux individus dont il favorise la rencontre. Dire de l’en-
seignant qu’il est un médiateur, c’est conclure que sa fonction n’est
pas de vivre une bonne relation avec un élève, mais de faire en sorte
que l’élève développe un bon rapport avec le savoir.
Ces nouvelles compétences, deux mots nous paraissent pouvoir les
résumer : conflit et solidarité.
Conflit afin que l’École soit un lieu de débats, d’échanges, de discus-
sion. La controverse est le moteur du développement. Si je pense comme
vous et que vous pensiez comme moi, nous ne pourrons progresser ni
l’un, ni l’autre. C’est seulement parce que nous ne partageons pas le
même point de vue que le doute pourra s’installer au cœur de nos certi-
tudes et que l’un et l’autre nous pourrons commencer à nous interroger.
Dans le domaine de l’éducation, on parle de conflit sociocognitif pour in-
sister sur la double dimension du débat d’idées.
Solidarité parce que le débat ira jusqu’à son terme à la condition
que chacun ait conscience de pouvoir s’exprimer dans un climat paci-
fié. Solidarité afin que la classe et, au-delà, l’accès à la connaissance,
soit replacée dans une communauté d’intérêts qui entraîne l’obligation
morale de se porter assistance.
On comprend sans doute davantage maintenant pourquoi nous
avons dit au début de cet ouvrage que la question du rapport au savoir
et que la question du rapport à la loi constituaient des enjeux pour
l’École, mais tout autant pour la société.
La fonction politique de l’École est alors sans doute à repenser et
nous nous proposons de le faire en conclusion.

116
Conclusion,
toute provisoire

Qu’avons-nous essayé de montrer ? Que l’École est en crise. Que


cette crise est structurelle et qu’elle nécessite que les enseignants se
donnent le défi d’une nouvelle professionnalité. Visée jamais satis-
faite totalement, toujours à conforter, que l’on peut arc-bouter sur
deux familles de compétences : mieux comprendre pour agir, et agir
pour mieux comprendre la question du rapport au savoir et la question
du rapport à la loi des élèves, pour faire de l’École simultanément un
lieu d’instruction et d’éducation, un lieu de sens.
Le sens que les élèves ont à donner à l’École proviendra des situa-
tions que mettront en place les enseignants, situations qui doivent
favoriser, avons-nous écrit, la capacité à relier intention et action, à
mettre en tension conflit et solidarité, à favoriser liaisons et déliaison
entre enseignant et élèves, entre élèves, entre élèves et savoir. Le sens
se construira alors pour ceux-là dans la sérénité d’une direction fixée
à la pensée, sur la trace d’un chemin qui émergera en le parcourant.
Au niveau pratique, notre projet se heurte à deux obstacles dont il
convient de se rendre conscient.
Le premier obstacle est organisationnel. Il s’agit de ne pas faire en
sorte que pour les élèves la classe soit l’espace de construction d’un
rapport conscient au savoir, et la cour de l’École celui d’un rapport
conscient à la loi. La loi et le savoir se construisent simultanément
dans la classe, avec le maître, et dans l’espace scolaire avec le
conseiller principal d’éducation ou le personnel de l’administration ou
le responsable d’un club (santé, environnement, jeux d’échecs,
sport, etc.). Le club environnement doit pouvoir être un lieu de
construction de savoir et la classe de biologie un lieu de construction
de la loi. Alors que c’est l’inverse qui souvent prévaut.

117
Conclusion

Le second obstacle est spéculatif. Parmi les cinq pistes que nous
avons suggérées pour permettre à l’élève de trouver du sens à
l’école, la plus difficile à explorer, et la plus neuve sans doute en
l’état de la réflexion didactique est celle qui facilitera l’émergence
d’un élève épistémologue. A ce propos nous avons évoqué la possi-
bilité de faire découvrir aux élèves la dimension anthropologique
des savoirs enseignés. Nous avons en quelques mots tenté de mon-
trer qu’enseigner des mathématiques, c’était faire découvrir com-
ment cette discipline permet d’aborder des questions aussi centrales
pour tout homme que l’infini, la recherche d’idéalité, l’idée de
limite, la pluralité des vérités ; qu’enseigner de la biologie, c’était
faire ressentir à travers la découverte du fonctionnement des vivants
des interrogations comme celles de l’identité, de l’interdépendance
corps esprit, de la loterie de la naissance, des relations nature-cul-
ture, de l’interdépendance entre la vie et la mort, du droit que s’ar-
roge l’homme à connaître et à transformer les espèces. Il faudrait
poursuivre cette réflexion dans l’ensemble des disciplines, aux
divers niveaux de l’enseignement afin de l’opérationnaliser par des
exemples, des outils pour les enseignants. La route sera difficile
mais l’horizon en vaut la peine : inscrire la connaissance au cœur
des questions de l’homme sur lui-même, les autres et le monde.

Chemin faisant, l’engagement que nous avons développé à travers


cette école du sens que nous réclamons ne se situe pas dans la droite
ligne d’une École de la République, telle que la réclament quelques
chantres des médias, prompts à considérer que les pédagogues se
désintéressent des savoirs et de l’autorité. Dans leur École de la
République, la parole du maître est censée tracer l’accès à la Raison,
antidote aux affects individuels qui séparent, contrepoison universel
aux dogmes de l’Église. École sanctuaire qui doit isoler de la rue et de
ses passions, afin de se centrer sur l’enseignement des disciplines
structurées, École de l’instruction qui fait, en sus, advenir de l’éduca-
tion ; École qui n’a pas à se soucier de son environnement humain et
naturel, tant sa légitimité ne peut être discutée, son existence étant
seule capable de faire reculer la barbarie.

La shoah est encore présente dans les esprits. En dépit de cette


École, le monstre de la barbarie officie toujours.

118
Conclusion

Aussi faut-il songer à une autre institution éducative. Nous avons


proposé une école dont la visée continue à être l’accès à la Raison,
mais à une raison contradictoire, susceptible de prendre en compte la
complexité, de se convaincre que toute science construite, que toute
rationalité est d’abord de l’intersubjectivité partagée. L’École sanc-
tuaire doit céder le pas à une École du débat, du conflit intellectuel, de
l’échange, faisant de la classe non plus le lieu où l’on transmet, ou
l’on constate des résultats, mais un espace occupé par une commu-
nauté de chercheurs où chacun voit comment il pourrait mieux faire,
sur la base d’une évaluation rigoureuse et d’un accompagnement per-
sonnalisé. Une École de l’instruction pour l’éducation, une École de
l’éducation par l’instruction, soucieuse d’acquisition de savoirs dans
un climat de coresponsabilité et de solidarité critique. Une école de la
République, toujours, qui privilégie la chose publique sur la chose pri-
vée, dans laquelle laïcité se conjugue avec liberté, tolérance avec
souci de l’universel, mais une École de la République dans laquelle
ces réalités seront considérées comme à construire avec les élèves et
non pas comme allant de soi par décret. Une École de la République
pour faire vivre la République dans l’École.
« Pourquoi l’École ? » interrogent les élèves en quête de sens ?
Pour repenser le lien social dans la cité moderne grâce aux tractations
du savoir entre ceux qui savent et qui doutent et ceux qui sauront le
doute, pouvons-nous leur répondre.
« Comment l’École ? » s’interrogent les enseignants, les parents,
les administrateurs, la société ?
En faisant advenir une société de la post-modernité organisée
autour de trois principes :
– l’émergence de la personne comme acteur (personne ne peut
apprendre à la place de l’élève),
– l’interpellation de toute pratique par l’éthique (l’exigence de l’alté-
rité se substituant à la facilité du conditionnement),
– le souci de l’historicité (par le respect des filiations d’idées, de
l’éclairage du présent par le passé et le futur pour que « l’histoire et
l’expérience scolaires de chaque enfant, son rapport à la scolarité, aux
contenus et activités d’apprentissage, laissent toujours entendre l’écho
d’une histoire qui les déborde. ». (J-Y. Rocheix, 1995).

119
Conclusion

Pourquoi aider les élèves à trouver du sens à l’École ? Pourquoi


cette obsession de « donner du sens à l’École » ? Pour que la société
n’apparaisse pas à ceux qui la perpétueront demain, les élèves d’au-
jourd’hui, comme un lieu de non-sens, de contresens ou de faux-sens,
mais comme un espace de construction d’une direction que l’on
assume grâce aux savoirs que l’on acquiert.
Donner du sens à l’École pour éprouver le sens de l’existence.

120
Bibliographie

ARDOINO J., LOURAU R., Les pédagogies institutionnelles, Paris, PUF,


coll. « Pédagogues et pédagogies », 1994.
ASTOLFI J.-P., L’école pour apprendre, Paris, ESF éditeur, 1992.
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3e édition, 1994.
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Bibliographie

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Paris, A. Colin, 1992.
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LEGROUX J., De l’information à la connaissance, Mésonance, 1, IV,
1981.
LÉVINE J., directeur de la publication Je est un autre, bulletin de liai-
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Paris, Cédic-Nathan, 1985.
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Bibliographie

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123
DANS LA COLLECTION
PRATIQUES ET ENJEUX PÉDAGOGIQUES

Analyser les situations éducatives,


Yveline Fumat, Claude Vincens, Richard Étienne - n° 48

Brigitte Sandrin-Berthon - n° 10
Apprendre la santé à l’École,

Nathalie Amoudru - n° 28
Apprentissage et identité sociale. Un parcours diversifié,

Rémi Casanova - n° 21
La classe spécialisée, une classe ordinaire ?,

Marc Campana et Florence Castincaud - n° 24


Comment faire de la grammaire,

Philippe Perrenoud - n° 14
Construire des compétences dès l’École ?,

Béatrice Missant - n° 37
Des ateliers Montessori à l’école. Une expérience en maternelle,

Michel Develay - n° 1
Donner du sens à l’École,

Alain Kerlan - n° 18
L’École à venir,

Paul Ravel - n° 34
L’école aujourd’hui : quelles réalités ? Obstacles, réussites, perspectives,

François Galichet, n° 50
L’école, lieu de citoyenneté,

Isabelle Ardouin - n° 13
L’éducation artistique à l’École,

Joël Lebeaume - n° 27
L’éducation technologique,

Philippe Gaberan - n° 3
Éduquer les enfants sans repères,

Christiane Page - n° 7
Éduquer par le Jeu Dramatique,
Jean-Michel Zakhartchouk - n° 22
L’enseignant, un passeur culturel,

Christiane Valentin - n° 9
Enseignants : reconnaître ses valeurs pour agir,

Louise Langevin et Monik Bruneau - n° 31


Enseignement supérieur : vers un nouveau scénario,

François Robert - n° 26
Enseigner le droit à l’école,

Jean-Pierre Astolfi - n° 8
L’erreur, un outil pour enseigner,

Nathalie Amoudru - n° 41
Les études dirigées au collège. Problèmatique et propositions,

Louise Bélair - n° 23
L’évaluation dans l’école. Nouvelles pratiques,

Charles Hadji - n° 11
L’évaluation démystifiée,

Bernard Rey - n° 15
Faire la classe à l’école élémentaire,

Anne Lalanne - n° 44
Faire de la philosophie à l’école élémentaire,

Philippe Meirieu - n° 2
Frankenstein pédagogue,

Dominique de Peslouan et Gilles Rivalland - n° 46


Guide des aides aux élèves en difficulté. Adaptation et intégration scolaires,

Charles Heimberg -n° 40


L’Histoire à l’école. Modes de pensée et regard sur le monde,

Jacques Tardif - n° 19
Intégrer les nouvelles technologies. Quel cadre pédagogique ?,

Nicole Allieu - n° 4
Laïcité et culture religieuse à l’École,

Jean Houssaye, Michel Soëtard, Daniel Hameline, Michel Fabre - n°43


Manifeste pour les pédagogues,

Michel Develay - n° 20
Parents, comment aider votre enfant ?

André de Peretti - n° 35
Pertinences en éducation. Tome 1,
André de Peretti - n° 36
Pertinences en éducation. Tome 2,

Philosophie pour l’éducation, Alain Kerlan - n° 47

De la désappartenance à la réappartenance, Jacque Lévine,


Pour une anthropologie des savoirs scolaires.

Michel Develay – n° 49.

Patrick Fargier - n° 12
Pour une éducation du corps par l’EPS,

Roland Charnay - n° 5
Pourquoi des mathématiques à l’École ?,

Pratique de l’Analyse Transactionnelle dans la classe.

Nicole Pierre - n° 42
Avec des jeunes et dans les groupes,

Sous la direction de Dominique de Peslouan - n° 38


Pratiques de l’écrit en maternelle,

Yves Grellier - n° 17
Profession, chef d’établissement,

Anne Jorro - n° 45
Professionnaliser le métier d’enseignant,

Michel Develay - n° 33
Propos sur les sciences de l’éducation,

Georges Roche - n° 16
Quelle École pour quelle citoyenneté ?,

Quelle école voulons-nous ?

Alain Kerlan, Michel Develay, Louis Legrand, Éric Favey - n° 39


Dialogue sur l’école avec la Ligue de l’enseignement,

Frédérique Marcillet - n° 29
Recherche documentaire et apprentissage. Maîtriser l’information,

Jean-Jacques Paul - n° 6
Le redoublement : pour ou contre ?,

Judith Migeot-Alvarado - n° 32
La relation école-familles. « Peut mieux faire »,

Bernard Rey - n° 25
Les relations dans la classe, au collège et au lycée,

Richard Étienne - n° 30
Les réseaux d’établissements. Enjeux à venir,

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