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Nuit blanche

René Girard
Du désir au rite sacrificiel

Numéro 48, juin–juillet–août 1992

URI : https://id.erudit.org/iderudit/21636ac

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Éditeur(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (imprimé)
1923-3191 (numérique)

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Citer ce document
(1992). René Girard : du désir au rite sacrificiel. Nuit blanche, (48), 68–72.

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René Girard
Du désir au rite sacrificiel
8 février 1991 : la guerre du Golfe fait rage. La violence légitimée s'abat sur le Moyen-
Orient et envahit les téléviseurs, pour endormir nos consciences. Certaines, heureu-
sement, sont toujours en éveil. Tel René Girard qui, en ce jour de doux soleil qui
réchauffe Paris, ouvre sa porte à Nuit blanche. Il vient de terminer un séminaire qui
réunissait à Paris autour de lui ses étudiants de l'Université Stanford. Double per-
sonnage : franco-américain, cet homme du Midi de la France dont la pensée connaît
un immense rayonnement est, le plus souvent, rejeté par les universitaires français;
pourtant son dernier livre, Shakespeare, Les feux de l'envie, lui a valu le prix Médicis
en 1990. Les attaques des uns, les flatteries des autres l'amusent.

Nuit blanche: René Girard, il a fallu R.G. : Oui, je pense en effet qu'il y a c'est la même chose.
une fondation américaine pour vous des rapports formels évidents entre la
permettre d'enseigner en France. Les pensée de Heidegger et la théorie mi-
intellectuels français semblent à la métique. C'est très clair dans «Tinau-
fois fascinés et agacés par votre pen- «L'ébranlement idéologique
thentique», le «on», etc. Au niveau du
sée. Mais le ton même de certains pas- que nous connaissons — e t dont
principe victimaire, c'est encore plus
sages de votre Shakespeare montre, on parle beaucoup — n'est peut-
intéressant : les rapports de l'Être et de
s'il en était besoin, que vous savez ê t r e que l'aspect le plus superfi-
l'Étant fonctionnent exactement
combiner l'attaque et la défense. c i e l de c e q u i se p a s s e e n c e
comme le principe victimaire. Dans ses
m o m e n t sur le p l a n de l'intelli-
commentaires sur Hôlderlin, Hei-
René Girard: Je médite de nouveaux g e n c e . Il y a un désarroi p r o f o n d ,
degger nous dit que, dans les régions
raids. Je voudrais faire quelque chose une r e c h e r c h e , q u i f o n t que les
matinales de l'Être, le sacré et l'Être
sur les deux vagues du Heidegge- esprits sont sans d o u t e plus dis-
sont la même chose. Contrairement à
rianisme qui couvrent toute la seconde posés à entendre certaines
Freud, il n'y a pas de contenu victi-
moitié du XXe siècle. Par certains cô- maire chez Heidegger, mais sur le plan c h o s e s . [...] Ce q u ' o n d é c o u v r e
tés, j'ai du respect pour la pensée de a u j o u r d ' h u i , c ' e s t q u e la v i o -
de la forme, c'est prodigieux. Et sur-
Heidegger; mais je pense qu'un philo- lence collective cherche à
tout, dans la remontée vers l'Être, il y
sophe peut être en même temps impor- désacraliser les institutions, à
a un aspect sacrificiel : le philosophe sa-
tant et dangereux. Son influence est à détruire l'idolâtrie du pouvoir,
crifie à l'Être le tout de l'Étant, ce qui
la fois très noble et redoutable. La c'est-à-dire à d é t r u i r e c e r t a i n e s
est d'ailleurs assez inquiétant. Plus j'a-
question de la politique de Heidegger f o r m e s de s a c r é peut-être dégé-
vance dans ma réflexion, plus je vois
n'est pas réglée. Le livre de Hugo Ott' n é r é e s ; m a i s d a n s la m e s u r e o ù
des rapports extraordinaires. Les ge-
est très révélateur: tout en montrant que c e l a s'effectue dans la v i o l e n c e ,
nèses mimétiques se font toujours de-
Heidegger ne s'entendait pas du tout on r e s t e t o u j o u r s d a n s le r i t e , e t
puis le principe victimaire, à partir du-
avec les nazis locaux, Ott fait claire- des formes de resacralisation
quel il s'agit de trouver les bifurcations.
ment ressortir que Heidegger croyait en a p p a r a i s s e n t . De n o u v e a u x tra-
Le trajet Heideggerien est inverse : il
Hitler. Sans être un nazi orthodoxe, v a u x , s u r la R é v o l u t i o n f r a n -
faut toujours remonter, en-deçà des op-
Heidegger a fait un lien entre l'Être et ç a i s e e n p a r t i c u l i e r , la d é f i -
positions stériles entre les concepts phi-
Hitler. Or cette croyance ne tient pas nissent maintenant comme
losophiques, vers ce qui les engendre
au fait que Heidegger était un vieux passage du sacré devenu très
à l'origine. Il y a chez Heidegger une
conservateur qui se serait trouvé a n o d i n , t r è s v i e i l l i — le d r o i t
valorisation quasi-mystique de l'ori-
comme virtuellement embrigadé, elle divin du monarque, — au sacré
gine et, par conséquent, un retour au
est clairement liée à sa mystique de l'Ê- de la n a t i o n q u i a une v i r u l e n c e
sacré violent. C'est pourquoi les rap-
tre. e x t r a o r d i n a i r e . On d é c o u v r e e n
ports symboliques entre Heidegger et
f a i t les l i m i t e s de la désacralisa-
le nazisme ne sont pas du tout fortuits.
Heidegger Le livre fondateur du nazisme s'intitule t i o n v i o l e n t e ; les p r o c e s s u s reli-
saisi par l'Être g i e u x c h a n g e n t de f o r m e m a i s
Le mythe du XXe siècle, la pensée de
persistent.»
N.B. : Et, suivant votre habitude, vous Rosenberg, son auteur, est très super-
reliez cette perception à votre théorie ficielle. Heidegger est infiniment plus Entretien avec «Le Monde», t. 1,
mimétique. puissant, plus profond, mais, au fond, La Découverte, 1984, p. 102 et 103.

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René Girard photo: Éditions Grasset

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Niveau de vie fond, dans cette position neutre, on se fond, mon message principal est de
sent invulnérable, on évite les heurts dire : mettons toutes ces approches en
ou q u a l i t é d e v i e avec autrui, par une stratégie de poli- rapport les unes avec les autres.
tesse calculée. Je pense que nous vi-
N.B. : Votre théorie du désir mimé- vons dans un univers de ce type et que, N.B. : Le rationalisme constituerait
tique s'applique aisément à une so- d'une certaine manière, nous évitons donc un progrès, mais au prix d'une
ciété de consommation, où la re- ainsi les grandes aventures intellec- limitation, d'un assèchement de la
cherche d'un certain niveau de vie se tuelles et spirituelles, quelles qu'elles pensée.
fait de façon comparative et compéti- soient. «Aller au fond de l'inconnu
tive. Nous désirons nous approprier le pour trouver du nouveau», ça n'a pas
bien de l'autre. Et pourtant, ne l'air de susciter beaucoup d'intérêt.
sommes-nous pas désormais passés à
« Les modernes s'imaginent t o u -
un nouveau type de société où la re-
N.B. : René Girard, vous êtes vous- j o u r s q u e leurs m a l a i s e s e t leurs
cherche de la qualité de vie prime celle
même à la fois sévèrement critiqué et, déboires proviennent des en-
du niveau de vie et où le souci de soi
en quelque sorte, sacralisé; vous êtes t r a v e s q u ' o p p o s e n t a u d é s i r les
semble avoir remplacé le souci de son
en même temps un bouc émissaire et t a b o u s r e l i g i e u x , les i n t e r d i t s
personnage social?
une institution. c u l t u r e l s , e t m ê m e de nos j o u r s
R.G.: Le propre du désir mimétique, les p r o t e c t i o n s l é g a l e s des sys-
c'est qu'il se connaît lui-même: il se R.G.: Je dois l'être un peu, mais en t è m e s j u d i c i a i r e s . Une f o i s c e s
fuit mais il se recherche en même même temps, je suis content d'être tou- b a r r i è r e s r e n v e r s é e s , pensent-
temps; il se découvre à lui-même, jours très attaqué. Voyez les comptes i l s , le d é s i r va s ' é p a n o u i r ; sa
mais, dans le même mouvement, il rendus de mon dernier livre. Il y a bien merveilleuse innocence va
tend à échapper à lui-même. Je crois sûr le prix Médicis, je ne suis pas e n f i n p o r t e r s e s f r u i t s . [...]
que ceux qui remettent en cause le désir ignoré et je ne m'en plains pas, mais G.L.: Vous allez vous
mimétique ne voient pas que nous su- je reste assez marginal. faire t r a i t e r une fois de plus
bissons en fait une crise du désir. Tous Je crois, sans doute, qu'il est d'abominable réactionnaire.
les mouvements de la pensée moderne possible d'absorber toutes les pensées. R.G.: C e s e r a i t fort
par rapport à moi sont toujours des En procédant ces derniers jours à une i n j u s t e . J e t r o u v e a b s u r d e de
mouvements de recul sur des positions initiation de mes étudiants à la pensée r é c l a m e r à c o r e t à c r i la libéra-
défensives. Nous vivons en ce moment française, j'étais frappé de constater à t i o n d'un d é s i r q u e p e r s o n n e ne
une étape importante : on bazarde l'in- quel point le thème de l'expulsion y est c o n t r a i n t , m a i s , j e le r e d i s une
dividualisme lui-même, mais on ne partout présent. Michel Foucault me di- fois de plus, je trouve plus
saurait bazarder le désir. C'est une des sait un jour après m'avoir lu : «Il ne faut a b s u r d e e n c o r e de r é c l a m e r u n
raisons pour lesquelles j'ai écrit mon pas faire une philosophie de l'expul- r e t o u r i m p o s s i b l e à la c o n -
Shakespeare. Il y a à la fois une vision sion». C'est une parole sur laquelle il trainte. À partir du moment où
extraordinairement cynique, presque m'arrive de réfléchir. Je me demande les f o r m e s c u l t u r e l l e s se dis-
banale, et une vision sévère, augusti- en effet si ce qui manque à tous ces solvent, t o u t effort pour les
nienne du désir et de ses ruses. Or Sha- penseurs, ce ne serait pas la couche an- r e c o n s t i t u e r a r t i f i c i e l l e m e n t ne
kespeare est d'une certaine manière an- thropologique et religieuse qui précède p e u t a b o u t i r q u ' a u x p l u s san-
térieur à l'individualisme cartésien. ce qu'ils disent en philosophes. Leurs glantes abominations. [...]
Nous sommes actuellement en pleine métaphores sont remplies de religieux, T o u t e la p e n s é e m o d e r n e e s t
ruse du désir: apparemment, en effet, mais ils ne veulent jamais aller vers f a u s s é e par u n e m y s t i q u e de la
cette rivalité mimétique, cette concur- l'anthropologie. Pourquoi? Quand on t r a n s g r e s s i o n dans laquelle elle
rence ne semble plus nous intéresser. regarde le sacré on est bien obligé de retombe même quand elle veut
Et je crois que, comme sociologue, constater une évidence formidable : ça lui é c h a p p e r . Chez L a c a n , le
vous avez raison de replacer ce constat fonctionnait déjà de la même manière, d é s i r e s t i n s t a u r é p a r la l o i .
dans le contexte de l'histoire d'après- bien en-deçà de l'histoire de la méta- M ê m e les p l u s a u d a c i e u x , d e
guerre. Les gens sont fatigués de la physique occidentale. L'Histoire de la nos j o u r s , ne r e c o n n a i s s e n t pas
consommation, et l'on ne peut plus folie à l'âge classique de Michel Fou- l ' e s s e n t i e l q u i e s t la f o n c t i o n
trouver la moindre satisfaction dans des cault commence par l'évocation des lé- p r o t e c t r i c e de l'interdit face
objets qui la comblaient voici vingt- preux du Moyen Âge. Or toutes les so- aux c o n f l i t s que provoque inévi-
cinq ans. Mais ce phénomène est am- ciétés primitives et traditionnelles t a b l e m e n t le désir. Ils a u r a i e n t
bigu parce qu'on y trouve en même traitaient les lépreux comme le Moyen peur, e n e f f e t , de p a s s e r pour
temps des éléments de sagesse et une Âge les traitait, personnages à la fois des « r é a c t i o n n a i r e s » . Dans la
part de refus des vérités les plus pro- maudits et sacrés. Le traitement médié- pensée qui nous domine depuis
fondes. Dans nos pays, où le niveau de val des lépreux n'a rien de spécifique; c e n t ans, il ne f a u t j a m a i s
vie atteint permet une certaine satisfac- autrement dit, les raisons de ces pra- o u b l i e r la p e u r d e p a s s e r pour
tion, une question reste majeure : com- tiques sont au fond transculturelles. Et naïf e t s o u m i s , le d é s i r de j o u e r
ment amortir les relations avec l'autre? c'est gênant de dire que c'est transcul- au plus a f f r a n c h i , au plus
Comment se défaire du désir mimé- turel, parce que, d'une certaine ma- r é v o l t é , d é s i r q u ' i l s u f f i t de flat-
tique, comment jouir de la vie sans que nière, c'est s'obliger à dire : il y a peut- t e r pour f a i r e d i r e a u x p e n s e u r s
ça brûle? Nous nous contentons d'une être une nature humaine, où les modernes à peu près n'importe
demi-drogue constante, car la drogue imbrications de nature et culture sont quoi.»
complète nous entraînerait trop loin, terriblement difficiles à dégager. Il est
d'où un mode de vie qui se justifie sur donc impossible d'épuiser le sujet au Des choses cachées
la base de l'absence des valeurs, donc seul niveau du rationalisme occidental depuis la fondation du monde,
qui peut voir son propre réalisme. Au ou du christianisme médiéval. Au p. 310 et 311.

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R.G. : Le XIXe siècle dit : par la puis- N.B. .-L'expulsion demeure dans les miser nos actions, nos choix d'orien-
sance de l'esprit, nous échappons à formes qui prétendent se débarrasser tations et de modèles culturels. De
l'expulsion. Or Michel Foucault pré- d'elle. plus en plus auto-gouvernées, nos so-
tend au contraire que le rationalisme est ciétés modernes rejettent dans les faits
R.G. : Oui, et il me semble que c'est
une autre forme d'expulsion, par le de- toute puissance méta-sociale, hasard
là que la puissance du texte religieux
dans. Le XVIIIe et le XIXe siècle ou Dieu, qui viendrait contrecarrer
apparaît, d'une certaine manière. Ce
étaient très optimistes sur le plan de la cette autonomie; d'où l'idée que c'en
sont ces formes de mal que dit le judéo-
raison, mais je pense que nous sommes est fini des idoles et de la religion.
chrétien, de toutes sortes de façons.
trop pessimistes. Et puis, nous sommes
Nous ne pouvons manquer de le voir un
terriblement tourmentés par notre R.G. : Je pense en effet qu'à certains
jour, après des siècles, quelle que soit
propre puissance d'expulsion, dont stades de l'humanité l'idée que les so-
notre attitude religieuse.
nous voyons de mieux en mieux le ca- ciétés sont complètement gouvernées
ractère retors, les circuits indéfinis. L'apparition de l'extérieur est inévitable: cela fait
Nous saisissons que les idéologies, partie de l'éducation de l'humanité.
faites pour expulser l'expulsion, de-
du vrai religieux Mais je pense que si l'on tend vers des
viennent plus expulsantes. Voyez par N.B. : Plus nous avançons dans le formes de conscience de l'autonomie
exemple le système soviétique. C'est le temps, plus notre société est capable du social, c'est encore pour des raisons
sens entier de notre époque et, dans ce d'agir sur elle-même, pour le meil- religieuses. Au moment où l'Église sa-
sens, nous ne pouvons pas être opti- leur et le pire. L'histoire n'a jusqu'ici crificielle s'effondre, tout le monde
mistes. été qu'un effort acharné pour autono- s'imagine qu'on en a fini avec la reli- •

tion de la modernité: marxisme, freu- contenus nous semblaient pourtant,


Rene Girard disme, Nietzsche et ses divers héri- jusqu'alors, familiers.
LE BOUC ÉMISSAIRE tages... Que ce soit dans Y Œdipe de
Les grandes persécutions enfin Sophocle ou dans Job, René Girard
Le Livre De Poche, 1991, qui, sous nos latitudes, se sont faites souligne une similitude singulière: «la
313 p.; 11,95$ jour au travers — entre autres exemples route antique» de la violence sacrifi-
tragiques — d'un antisémitisme tou- cielle. Il indique toutefois, pour le
René Girard s'est donné pour tâche jours renaissant, se trouvent, grâce à Livre de Job, une différence considé-
d'étudier le rôle de la violence dans le l'œuvre de René Girard, symbolique- rable; il annonce l'aube d'une compré-
fonctionnement des sociétés humaines. ment enrayées, démasquées en atten- hension nouvelle de la «malédiction»,
Le bouc émissaire, produit d'une ré- dant d'être, qui sait, rejetées vers les té- laquelle, plus tard, conduira au mes-
flexion en tout point nécessaire, s'ins- nèbres extérieures... C'est dire que sage évangélique.
crit dans cette perspective. Ce siècle cette œuvre singulière ne se situe pas Si dans ses obscurs replis, et
n'a-t-il pas vu, après tout, d'exception- exactement «par delà le bien et le selon la définition girardienne, le
nelles manifestations de violence col- mal», mais plus sûrement au cœur de mythe, toujours, dissimule le secret
lective, accompagnées du sacrifice de la question du bien et du mal. • soigneusement refoulé des assassins
millions de boucs émissaires? Patrice Remia conjurés, l'histoire de Job, alors, n'est
À ce point de la dérive hu- nullement de nature mythologique. Job
maine, l'urgence paraît s'imposer d'ailleurs ne cesse de protester de son
d'une pensée autre ou, à tout le moins, innocence et, par là même, de compro-
d'une pensée mieux en mesure d'exa- mettre le «bon déroulement» du travail
miner les origines et la nature du phé- du victimaire! Ce faisant, il «révèle»
nomène violent lequel, pour citer le
René Girard au grand jour les constantes à l'œuvre
titre d'un autre livre de Girard, se situe- LA ROUTE ANTIQUE dans tout régime persécuteur.
rait dans ces Choses cachées depuis la DES HOMMES PERVERS Aristote, en son temps, mettait
fondation du monde. le poète en garde contre la tentation
Le Livre De Poche, 1988, d'altérer par trop le caractère sacrificiel
L'enquête girardienne permet
d'apporter des réponses d'une particu- 188 p.; 10,95 $ des mythes. Toute divulgation du «se-
lière acuité à la vraie nature des en- cret» expose le «profanateur» à une fin
sembles mythologiques et au vrai con- Parler d'un des livres de René Girard, terrestre comparable à celle du Christ
tenu du sacré, éclairant par là les tels La violence et le sacré, Le bouc (et, dans ce cas, pour des raisons simi-
mécanismes persécuteurs à l'œuvre émissaire ou La route antique des laires). Dans la perspective sacrificielle
dans le social, aussi bien que le sens au- hommes pervers, c'est nécessairement de «la route antique», la pérennité des
thentique (et rédempteur?) du religieux évoquer le système Girard. Ce dernier pouvoirs, y compris celui du «dieu so-
non sacrificiel tel que contenu dans les propose un accès original aux manifes- cial», est à ce prix. Songez, par
Évangiles. tations violentes de notre histoire, im- exemple, à l'attitude de Pilate ou de
Nous sommes associés, tout au plicitement rapportées dans les chro- Caïphe décrite par les Évangiles...
long de la lecture de ce livre, à une des- niques, dans les grandes œuvres Ce livre, il convient de le pré-
cente aux racines spirituelles de l'hu- tragiques, ou simples expressions d'un ciser, n'exalte ni la bondieuserie ni le
manité. L'optique girardienne entre ce- ordinaire décidément trop humain. La cléricalisme... Une des grandes pen-
pendant en conflit avec les grands route antique des hommes pervers sées de ce temps! •
modèles qui, durant un bon siècle et nous propose une relecture radicale du
demi, n'ont cessé de dominer notre sec- Livre de Job, livre dont le thème et les Patrice Remia

NUIT BLANCHE 71
gion, alors qu'en réalité c'est le vrai re- conscience du victimaire comme arbi- violence, ce qu'elles font inévitable-
ligieux qui apparaît. Cette façon d'en traire et me paraît donc fondée sur les ment à certains moments. Nous nous
finir en apparence avec la religion, grands textes juifs et chrétiens d'ori- trouvons placés devant le dilemme : ou
c'est bien sûr un progrès dans l'autono- gine religieuse. Ces textes, dont nous le Royaume de Dieu, ou la destruction
mie, dans la compréhension que ce sont disons qu'ils n'ont aucun intérêt, vont totale. Ce n'est pas Rousseau qui en a
les hommes qui font la société. Mais, nous rattrapper au tournant : du fait de parlé, ni les philosophes: ce sont les
en même temps, au niveau des rapports notre puissance croissante, nous nous Évangiles. Cette conscience apocalyp-
entre les hommes, cette prise de cons- retrouvons devant des problèmes de tique, personne n'ose aujourd'hui en
cience n'arrête pas les problèmes de dé- violence que la science ne peut résou- parler de façon rationnelle, alors elle se
sir, de rivalité mimétique, mais les rend dre. Il est clair que l'homme a atteint manifeste sous des formes aberrantes.
au contraire de plus en plus présents. une limite des possibilités d'utilisation Au fond, nous nous retrouvons au ni-
Le fait que nous soyons las de ce que de sa technique, sous peine de destruc- veau du petit village primitif: si les cinq
nous fournit la société de consomma- tion totale. La puissance atomique a en- hommes capables de le défendre s'en-
tion prouve bien que le désir ne se sa- traîné la dissuasion mutuelle obligée, tretuent, le monde est foutu. Aujour-
tisfait pas facilement. l'absence de vengeance. Ce sont en fait d'hui, c'est la même expérience, mais
les principes du Royaume de Dieu il n'y aura pas de Dieu-Moloch pour
N.B. : Comme si la puissance ne pou- qu'on observe, non pour des raisons re- nous sauver. Les textes bibliques nous
vait se développer que sur une base de ligieuses mais parce que nous ne rattrapent au tournant. •
fragilité toujours plus évidente? sommes pas assez fous pour vouloir
nous tuer tous les uns les autres. Entrevue réalisée par
R.G. : Pourquoi la puissance de nos ar- Jean Carette
mes s'accroît-elle de façon aussi gigan-
N.B. : Ici, les deux sens du mot apo-
tesque? Parce que nous avons la tech-
calypse se rejoignent donc : à la fois 1. Hugo Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une
nologie. Pourquoi avons-nous la biographie. Payot, 1990.
catastrophe finale et révélation atten-
technologie? Parce que nous sommes
due et annoncée depuis longtemps.
dans un univers rationaliste sans magie.
Pourquoi sans magie? Les savants ont R.G. : L'apocalypse entre dans les faits
l'habitude de répondre : parce que l'es- de façon scientifique. À mon sens,
prit scientifique a tué la magie ! Or je c'est inévitablement à mettre en rapport René Girard a fait paraître les ouvrages suivants : Men-
songe romantique et vérité romanesque. Grasset,
dirais plutôt le contraire: c'est parce avec les textes juifs et chrétiens, si on 1961 (Pluriel : 8321, 1978); La violence et le sacré.
que de larges couches de la population se met à analyser. Si on avait encore la Grasset, 1972 (Pluriel: 8352, 1980); Dostoievsky, du
ont compris, malgré tout, que les pro- magie, on tuerait des gens en son nom, double à l'unité, G. Monfort, 1979; Le bouc émis-
saire, Grasset, 1982 (Biblio essais: 4029, 1986); Des
cédés magiques ne marchaient pas, mais on se protégerait de la science. Ce choses cachées depuis la fondation du monde, Gras-
c'est parce qu'il était fou de tuer des que j'appelle le sacrificiel, c'est ça. Il set, 1983 (Biblio essais: 4001, 1983); Critiques dans
sorcières ou des juifs que les sciences protège réellement, en empêchant les un souterrain, Biblio essais: 4 009, 1983; La route
antique des hommes pervers. Grasset, 1985, (Biblio
sont devenues possibles. Or cette pos- puissances créatrices de l'homme de se essais : 4084.1988) ; Shakespeare, Les feux de l'envie,
sibilité est ouverte par une prise de libérer pour se mettre au service de la Grasset, 1990.

lité d'oser affronter une bonne fois la blement évoqué. Même chose pour le
Hugo Ott question. Mais on lui avait reproché à cheminement douloureux qui va de la
MARTIN HEIDEGGER juste titre d'omettre des faits, ou d'en foi chrétienne intense et du projet de
ÉLÉMENTS POUR UNE présenter qui étaient non pertinents, prêtrise à la rupture radicale avec le ca-
d'en biaiser à l'occasion l'interpréta- tholicisme. Ici encore, Hugo Ott re-
BIOGRAPHIE tion et de faire trop cavalièrement le trace ce cheminement en historien et
Trad, de l'allemand pont entre la pensée et l'engagement s'avance peu dans l'explication. Son
par J.-M. Beloeil idéologique. Professeur d'histoire éco- procédé reste le même quand il aborde
Payot, 1990, 420 p.; 61 $ nomique et sociale à l'Université de la rupture progressive du dialogue entre
Fribourg en Brisgau, Hugo Ott, qui a Heidegger et Karl Jaspers, surtout
connu Heidegger en 1945, et qui s'est après 1945. Cette année-là, le conseil
Il faudra s'y résoudre: celui que plu- en outre spécialisé dans l'histoire du de l'université et le gouvernement mi-
sieurs considèrent encore comme le pays de Bade, apporte en historien pro- litaire français avaient demandé à Jas-
philosophe le plus important du siècle fessionnel plusieurs éléments nouveaux pers un rapport sur Heidegger; il y
a été nazi. Pendant combien de temps? et nuancés. suggérait la suspension d'enseigne-
Jusqu'à quel point? Et quel lien y a-t-il Il est clair qu'en 1933, à l'épo- ment. Jaspers et Heidegger: deux fi-
entre la pensée de Heidegger et l'hitlé- que où il est devenu recteur de l'Uni- gures saisissantes du drame allemand.
risme? Ces questions, surtout la der- versité de Fribourg, Heidegger a adhéré Là où Ott se montre le plus critique à
nière, sont toujours en débat. Mais l'a- au national-socialisme. Mais avant? À l'égard de Heidegger, c'est quand il
dhésion idéologique de Martin vrai dire, Hugo Ott ne répond pas à la parle de son attitude après 1945. Les
Heidegger au nazisme, seuls ceux qui question de façon tranchée et défini- bigots qui défendent le philosophe en
refusent de s'informer continuent à la tive. Chose certaine, moins polémique prétextant qu'il n'a pas su trouver «le
nier, et l'on sait qu'ils sont plus nom- et moins haineux que Victor Farias, il langage adéquat» pour qualifier le na-
breux dans la francophonie qu'en Alle- trace un portrait plus détaillé et moins zisme et sa propre erreur devraient plu-
magne ou dans les pays anglo-saxons. carré de la formation du philosophe et tôt se demander s'il en a eu la volonté.
Le livre de Victor Farias, Hei- de son milieu social, où l'antisémitisme
degger et le nazisme (maintenant en était présent. L'effritement progressif
Livre de Poche), avait au moins la qua- de l'amitié avec Husserl est remarqua- Roland Gagnon

72 NUIT BLANCHE

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