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Document John Barth, La

littérature du renouvellement

Jean-Charles Huchet, Nom de femme et écriture féminine


au Moyen Age
Joan De Jean, Une autobiographie en procès
Jean-Marie Apostolidès, Le système des échanges
dans "Candide"
Eric Marty, L'écriture journalière d'André Gide
Madeleine Borgomano, L'histoire de la mendiante indienne

Geoffrey P. Bennington, Réappropriations Bernard


Vouilloux, Gracq : de la critique à la préférence

Note Alain Calame, En marge de


"la Bibliothèque de Babel"

AQ
tion à la fois plus riches d'argent et plus riches d'une idéologie. La traversée de \
l'Eldorado a mûri le héros qui tentera d'appliquer les recettes du bonheur dans i
Eric Marty
son jardin bourgeois.
L'écriture journalière d'André Gide
Conclusion
Alors que les trois précédents univers, le primitif, le marchand et l'utopique
étaient donnés, le dernier, celui du jardin privé, sera construit. Candide y
transportera tout le savoir accumulé au cours de son aventure picaresque, et
cette connaissance constitue son vrai capital. A l'intérieur de cet espace privé,
Candide et ses amis pratiqueront les vertus des Doradiens, amabilité,
hospitalité, piété, tempérance, justice. Ces valeurs sont celles que la bourgeoisie Pour R.B. in
ascendante du XVIIIe siècle oppose au déclin aristocratique. Elle constituent en memoriam
même temps une antidote aux perversions enregistrées dans l'univers de la
marchandise. Le silence devient le remède à l'inflation verbale, la fidélité I. LES PRÉSUPPOSÉS
conjugale celui de l'inflation sexuelle, le travail celui de l'inflation monétaire. A
défaut de pouvoir guérir l'univers public de ses maux, on lui tournera le dos, on 1. L'anti-mémoire
ignorera sa présence. Pourquoi quitter la quiétude de son jardin quand partout
sur la terre les hommes refusent la raison ? A quoi bon prêcher la tempérance Selon un mythe rapporté par Socrate dans Phèdre, c'est au défaut de la
quand le monde est en proie à la débauche, au bavardage et à la filouterie? A mémoire des hommes que l'écriture a trouvé l'origine de son invention : «
quoi bon le pouvoir politique que Zadig avait jadis conquis, puisqu'on peut le L'enseignement de l'écriture, ô roi, dit Teuth, accroîtra la science et la mémoire
perdre et que les rois eux-mêmes se transforment en mendiants ? A quoi bon la des Égyptiens, car j'ai trouvé là le remède de l'oubli et de l'ignorance1. » A
richesse, les honneurs réservés aux puissants, lorsque le seul bien impérissable l'intérieur de la pensée platonicienne, qui fonde précisément une philosophie des
est la morale universelle, teintée d'un déisme de bon aloi ? essences et de la vérité sur la réminiscence, l'écriture, les signes graphiques
A la fin du conte, Candide rejoint le point de vue privé qui est celui à partir eurent cela qu'ils comblaient l'incomplétude humaine. Le Journal de Gide —
duquel Voltaire a écrit son histoire. Mais si l'auteur transmet sa connaissance comme espace de signes — semble, à bien des égards, rejoindre l'écriture en son
ironique et blasée à son héros, ce dernier le lui rend bien et transmet sa candeur à origine, et en manifester le principe constitutif; comme elle, il éclôt aux limites
son créateur. Si l'un cultive son jardin, l'autre cultive sa cécité. En effet, le repli de la mémoire en assurant entre cette dernière, les événements et les pensées une
dans l'espace privé permet de ne pas s'interroger sur l'espace public, politique fonction de relais. Toute l'écriture de Gide, dans son Journal, est ainsi orientée
et économique. Candide, à l'instar du dernier vieillard rencontré, décide de par l'oubli comme limite de la mémoire et retrouve par là l'origine de son geste et
limiter au minimum son contact avec l'univers de la marchandise. Voltaire l'intention anthropologique qui traverse l'histoire de l'écriture. Une telle
semble agir de la même façon : après avoir ouvert sa fenêtre sur le monde, il la caractérisation, celle de la doxa, reste cependant métaphore, analogie
referme frileusement pour prôner une morale pessimiste et particulière. Ce hasardeuse. D'autre part, Socrate, lorsqu'il conte le mythe à Phèdre, souligne
faisant, il évite de s'interroger sur l'origine même et les conditions d'existence négativement l'invention de l'écriture; dans sa pensée, en effet, l'écriture n'a pas la
de l'univers privé. ïl ne voit pas comment, à partir du XVIIIe siècle, le monde valeur dont Teuth la prévaut, en ce qu'elle n'est pas une mémoire vivante des
est divisé en deux espaces opposés24. Ils paraissent autonomes mais ils sont choses et des êtres; que dans cette mesure, elle ne peut faire transiter en ses
conditionnés l'un par l'autre. C'est la possession du capital primitif, accumulé formes l'essence de ce qu'elle représente, et I dont elle n'est qu'une image
en utopie, c'est-à-dire dont nous ne saurons jamais l'origine, qui permet à la fois muette et désincarnée2. N'oublions pas, d'autre
* part, qu'il existe d'autres écritures de la mémoire qui diffèrent — tant au

I
d'acheter la force de travail dans l'univers public et la tranquillité familiale dans
l'univers privé. Si nous ne saisissons par la liaison de ces deux univers plan esthétique qu'au plan éthique — du Journal; l'une d'entre elles — la
complémentaires et séparés, en croyant cultiver notre jardin, nous risquons plus exemplaire à nos yeux — est A la recherche du temps perdu. Toute
surtout de cultiver notre candeur. l'œuvre de Proust puise en effet son éclatante substance d'une relation
fondatrice et féconde à la mémoire, et contredit cependant le journal
Harvard University comme manifestation littéraire. N'est-ce pas précisément à la suite de la lecture
d'un journal intime — I celui, pastiché, des Goncourt — que le narrateur semble
définitivement renoncer à sa vocation d'écrivain, sans, pour la première fois, en
tirer le chagrin qui, à chaque résignation, l'accablait ? « Mon absence de
disposition pour les Lettres me parut quelque chose de moins regrettable, comme
si la littérature ne

§ 1. Platon, Phèdre, 274 d - 275 c, trad. E. Chambry. i


2. Phèdre, 275 c - 278 d.
24. Richard Sennett, ne Fall of the public Man, New York, Knopf, 1977.

i
£,f il, im*!*/ Ls IW t-t-f

460 4. Notons pour notre gouverne qu'on trouve chez Freud une théorie qui le rapproche de
nos
définitions, puisqu'il soumet l'écriture, lui aussi, au défaut de la mémoire, et que de la même
façon il
la tient pour imparfaite, préférant laisser au libre jeu des associations involontaires de la
journal, s'associe très précisément à la déîinmon parole le
général) et son incapacité à atteindre le principe substantiel de ce qu'elle croit de révéler les
restituer dans son authenticité. Ajoutons enfin, à propos de Proust, que si souvenirs que la venirs que m mui»,.,. „_r.._.
■ .-* ----------------------------- i„; mrnfnndément di " *"~"~x '~ *:" mémoire seulement écrit Le Journal d'un séducteur, mais a i
superficielle n'a
pu retenir.
i -------------------------------------------------- * Ä„,.;t i „ jnurnai d'un seduc""'* mais a tenu lui-
soin
5. Kierkegaard a non même un journal
"rtSegaard, La Répétition, Paris Tisseau. p. 9
D. ivici g g ^ ^ ^ Moraux Prétextes, Paris, Mercure de France, p 192.

2. La répétition
Kierkegaard
V.l'intérieur
". ■ _ >»,.to
deJtoute «-alatinn
relation a à
classique, telle que Socrate et d'une manière différente Proust la supposent, et, H'autre
Dart, la répétition : « Répétition et ressouvenir sont le même nais en sens opposé :
ce dont on se ressouvient a été, c'est une arrière; la répétition proprement dite, au
contraire, f6. » Qui tient un journal n'opère pas une remémon proustien, mais une
répétition au sens kierkegaardien. Le T^:__,,„„„„^ 1p déveloDTje, a certes un champ

___ _ pétition: « Repeuuuu v-v , -----------.


mouvement, mais en sens opposé : ce dont on se ressouvient a été, c'est une répétition en
arrière; la répétition proprement dite, au contraire, est un ressouvenir en avant6. » Qui
tient un journal n'opère pas une remémoration au sens platonicien ou proustien, mais une
répétition au sens kierkegaardien. Le concept de répétition, tel que Kierkegaard le
développe, a certes un champ d'application mystique que nous laissons provisoirement de
côté pour nous en tenir à ses résonances sinon profanes, du moins purement littéraires.
L'écriture du Journal est guidée par la structure de répétition, en ce que la
d'autre intention que celle de répéter ce qui „ ____________
f événement - ce qui adviem - - —fa£;advient — ne soit
tel un pap iiion . , remémoration : .il—
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piquer deto=M e ta, ^^ (la vivaclte de connaît le goût de naturaliste qu avait Oiae , ua
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connaît le guui ut uu<.u» ---------- , mw o^». --------
son épiphanie), et de le répéter tel sur la page : « J'écris ceci dans le train qui m'emporte —
où je cause encore avec lui. Ô confus souvenirs déjà ! Si je7 ne les fixais aujourd'hui,
demain tout écrasés déjà je les confondrais tous ensemble . » --t~~ DrniKt l'essence du
fixais aujourd'niu, aemam iuu. —»„„ ---------- J
Alors que, selon Proust, l'essence du phénomène ne se maniteste que ym
l'écrasement redouté par le Journal, alors que l'essence de la chose perçue ne se
révèle ni dans son■i „„ 4„,m,Miate.te ni dans sa pure identité et que le narrateur prend
. m, p. 709. Le mépris dans lequel Proust tenait le journal.

phénomène ne se manifeste que par


3. Le Temps retrouvé, Paris, Pléiade, t. III, p. 709. Le mépris dans lequel rrouM icua».*., --------
comme forme littéraire, apparaît aussi dans Du côté de chez Swann, où il fait dire au héros, à propos
du volume de Saint-Simon sur son ambassade d'Espagne : « Ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est
guère qu'un journal » (Paris, Gallimard, 1927, p. 43).
conscience de la valeur de la littérature lorsque par un phénomène de condensation et d'analogie,
il parvient à restituer la substance de son émotion, pour Gide, a contrario, il est indispensable
que la pensée persiste dans sa forme première et se maintienne dans son éclat initial. Atteindre la
vérité et la signification de l'événement infère précisément de ne point se mettre à distance,
d'éviter toute virtualité analogique; et, plus encore, il ne faut point permettre à la mémoire
d'entrer en activité, de s'ouvrir, d'incorporer et d'ingérer — tel C(h)ronos ses fils — ce qui vient
d'avoir lieu, car une fois saisi par elle, l'incident s'est métamorphosé en souvenir et appartient de
facto à une nouvelle logique; il est supporté et comme contaminé par un processus de
remémoration; dès lors, il n'est plus répétable, mais mémorable. La répétition — dont nous
affirmons qu'elle est le moteur du Journal — ne serait donc pas l'adjuvant mécanique de la
mémoire, mais, bien au contraire, viserait, en la relayant, à la reléguer, esquiver, éviter plutôt sa
mise en branle.
La pure répétition n'est pas cependant entreprise aisée, cet acte apparemment simple et
premier, au point qu'on en fait le don des perroquets et des vieillards, suppose une vigilante
maîtrise qui résiste aux infléchissements d'une rhétorique propre à ia littérature : « A vouloir
rapporter la substance d'une conversation (comme je fais ici), il n'en reste plus rien; il faut le
propos même — comme il faut la résurrection de la chair pour permettre celle de l'esprit8. »
On ne peut s'empêcher de relever la précieuse distinction et l'opposition radicale que Gide
opère entre substance et propos même. Par le terme de substance, André Gide atteint le
propos proustien en son cœur même qui, plus précisément, prétend « extraire la généralité9 »
des pensées et des êtres, quand la répétition (le propos même) exclut, au contraire, la
généralité et la substance, pointe son objet dans sa pure limite, l'atteint dans sa butée et le
restitue dans son intraitable unicité.

3. Fragment versus généralité


Que répète donc Gide ? Eh bien ! des fragments de réel, plutôt que sa généralité. La
jouissance d'une répétition exacte et presque protocolaire du détail : « Pas eu trop de deux
couvertures et de deux sweaters, de deux pyjamas et d'un manteau, pour achever une nuit
commencée sous un simple drap . » La jouissance de )a répétition devient presque celle d'un
redoublement qui insuffle au fragment de réalité contingent, la dignité du subtil.
« Dans le jardin volette un moineau familier, que j'avais déjà remarqué l'an passé. Il a
quatre ou cinq pennes blanches à chaque aile11. » Il ne s'agit certes pas là de restituer l'essence
d'une émotion en contraignant le mémoire au long12 travail vers la généralité, mais de
détailler et d'épingler de l'insignifiant et de le répéter sous la forme de l'incident; alors, voici
le notable, voici aussi le propos même (« il a quatre ou cinq pennes blanches ») que Gide se
plaignait, pour avoir cédé aux attraits de la substance, de ne pas avoir restitué. Le notable, la

8. 23 novembre (1921), Journal, Pléiade, 1951, t. I, p. 687.


9. Le Temps retrouvé, op. cit., t. III, p. 902.
10. Bosangoa, 23 décembre, Voyage au Congo, Paris, Gallimard, 1941, p. 181 (la note revient p.
234 ; « Tous ces matins, levé vers cinq heures et demie, je reste jusqu'à neuf heures et demie ou dix
heures, emmitouflé de trois pantalons, dont deux de pyjamas — deux sweaters »).
11. Dimanche, 14 (1915), Journal, t. I, op. cit., p. 519.
12. « Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, déplus long, et pour plus d'une personne. Long à
écrire. » Le Temps retrouvé, op. cit., p. 1043 (nous soulignons).
répétition érigée en valeur répugnent ainsi à la généralité; « Trop long pour La mécanique — puisqu'un même mouvement restitue le même effet — n'est
ici13 », écrit Gide dédaignant d'approfondir. Noter que lorsque, par endroits, il ni fortuite ni contingente. Ainsi a-t-on le sentiment que Gide se leste sans
manifeste le besoin d'une unité substantielle de propos il modifie la composition précaution de signifiants (arbres, engourdissement, retour...) qui sont tels, non
chronologique et discontinue du Journal, et fait un carnet particulier tel en ce qu'ils seraient exempts de signifiés, mais parce que les « mots » ne sont
Numquid et tu... pas durables, ou pour éviter d'aller trop vite, parce qu'ils ne sont pas
Le Journal est fragmentation parce qu'il n'est jamais totalisant, c'est-à-dire substantiels. Il n'est jamais sûr que Gide et, a fortiori, nous, lecteurs, en
qu'il pique le détail en ce qu'il n'a pas même de virtualité métonymique; le retrouvions et le sens et le réfèrent : pourquoi cet « engourdissement
Journal est répétition parce qu'il est le lieu d'une transformation minimale et abominable » ? Quelle cause ? Qu'a-t-il signifié ? Pourquoi ce « Retour à
que sa fonction n'est pas représentative. Paris », que signifiait-il et qu'a-t-il amené ? (toutes questions que la représenta-
Un 24 février au Tchad : « Tâcher de faire sentir en quelques mots la beauté tion annule). En d'autres termes, ces mots apparemment si absolus dans leurs
surhumaine de la nuit sur ce petit banc de sable d'or, entouré d'eau, de ciel, de énonciation, ne sont pas les représentants d'un être signifié substantifié; ces
solitude et d'étrangeté. Parfois un vol de grands échassiers passe en sifflant mots, par ailleurs, ne font pas thème, ne peuvent le faire (retour à Paris ne
comme un rapide de nuit : on entend le bruit de leurs ailes14. » De la nuit, de sa thématise pas le retour, abominable engourdissement n'est pas thématisable...);
beauté surhumaine, bref de cette intense substance, Gide ne retient que ils ne semblent être là que pour faire trace, c'est-à-dire, telles les pierres du Petit
quelques éléments, quelques repères; il ne l'interprète ni ne la décrit comme Poucet qui marquent le cheminement sans le signifier, ils sont détachés de tout
objet, mais en répète une fugitive incarnation; à l'expression « Tâcher de faire espace contextuel et référentiel.
sentir en quelques mots... », Gide a mis en note : « Même remarque que Si le mot n'est pas thématisable, s'il est sans durée signifiante, c'est en effet
précédemment (V. Voyage au Congo). Je ne puis récrire ces notes et renonce à parce qu'il n'est pas en soi porteur de signification. L'ellipse des déterminants ne
regonfler artificiellement ces souvenirs » : le notable, le produit de la répétition, souligne-t-elle pas d'ailleurs la fragilité du représenté; elle ôte en effet, au mot
est irréductible, même à distance, surtout à distance, à une énonciation qui les potentialités de substantification, et le fait surgir exempt de toute modalité
n'aurait pas pour visée la répétition, mais pour origine la remémoration; d'appropriation par le sujet parlant : « Retour » n'est ni le retour, ni un retour,
intraitable, parce que et pour que le notable ne se déploie pas en représentation, ni mon retour, mais la marque d'un ayant lieu dont on ne sait rien puisqu'il
et que la répétition ne se dilue pas en réminiscence. n'étend pas sa survenue ni son advenue à une signification ou une interprétation
L'énonciation propre à la répétition du Journal, nous avions commencé de la possible, « Rentré le 9, à Nice. Hier voyage de nuit. Arrêt à Carnoules de 3
cerner, lorsque nous la confrontions aux théories proustiennes et platoni- heures du matin à 6. Nous dormons sur un banc. Nuit splendide. Derrière la
ciennes, posons, maintenant, pour aller vite et avant même de nous en gare, sur la gauche, un énorme incendie de forêt embrase le ciel; sur la droite,
expliquer, que sa spécificité tient à ce qu'elle n'inclut pas la représentation, mais haut dans le ciel, un fin croissant de lune19. » De cette journée du 11 août, il
qu'elle a le « signifiant » pour économie. reste, non une évocation pleine, mais des traces, de superbes traces.
Deux caractéristiques sont subséquentes à l'économie dont nous avons
entamé la description : la série et le compte. S'il fallait imaginer une Muse au
4. La « non-représentation » Journal, on serait tenté d'élire Clio, telle du moins que l'évoque Claudel, « le
greffier de l'âme », pareille à celle qui tient des comptes : compte des péchés,
Lorsqu'il écrit qu'il lui faut le propos même, ou lorsqu'il s'ordonne à lui- des insomnies, des livres lus20, des progrès au piano; le Journal se transmue ainsi
même de « faire sentir en quelques mots... », Gide vise, très volontairement, une en livre de comptes21 qui pèse et marque les départs et les arrivées. De même, et
certaine économie d'écriture; la cellule de base de cette économie, résumons- c'est plus intéressant, et plus signifiant, trouve-t-on en Gide le goût de la série :
la provisoirement à deux tendances : l'ellipse presque généralisée des série de signifiants tels que nous les avons distingués :
déterminants, la dilection frappante pour le substantif. Combien de fois
lisons-nous dans le Journal des phrases telles : « Retour à Paris » (qui constitue Départ de Marseille.
en tout et pour tout la journée du 12 octobre 191515), ou « Vastes prairies; Vent violent; air splendide, Tiédeur précoce; balancement des mâts.
arbres clairsemés et plus grands16 », encore : « Hier, temps splendide » qui Mer glorieuse, empanachée. Vaisseau conspué par les flots. Impression
commence la journée du 10 octobre 191517, et « Engourdissement dominante de gloire.
abominable18 » qui ouvre celle du 11. Le Journal de Gide est l'espace privilégié
d'élisions fréquentes des déterminants et des surgissements inopinés de Souvenir de tous les départs passés22.
substantifs qui, en leurs laconiques epiphanies, sont comme des monolithes
denses et espacés. Ou encore : « Traîné tout le long du jour. Malaise général; désarroi23 », ou

19. 11 août (1923), Journal, t. I, op. cit., p. 768-769.


13. Mercredi (1907), Journal, t. I, op. cit., p. 233. Nous retranscrivons les dates telles quelles. 20. « Lu ces derniers jours : Deux volumes de Fabre; Quantité de Brehm (mollusque; vers,
insectes); Quantité des Praeterita de Ruskin; Souvenir d'un Jardin détruit », Journal, t.I, op. cit, p. 803.
14. 24 février, Le Retour du Tchad, Paris, Gallimard, 1941, p. 17 (Gide souligne). 21. Il n'y a rien d'étonnant à cela, si l'on considère que le livre de comptes est une forme première
15. 12 octobre (1915), Journal, t. I, op. cit., p. 512. du journal.
16. 19 décembre, Voyage au Congo, op. cit., p. 178. 22. Traversée février 1885, Les Nourritures terrestres, Paris, Le Livre de poche, p. 135.
17. Ibid., p. 511. 23. 30 juillet (1934), Journal, t. I, op. cit., p. 1212.
18. Ibid.
Éric Marty L'écriture journalière d'André Gide 465
464
enfin : « Trop courtes journées; cours lent des heures. Neige au dehors24. » voilà au bout de nos raisons, qu'on résumera par l'absence de finalité.
Notons seulement que la série résiste à la coordination, multiplie sans * Cependant, s'il existe un atélisme au plan de l'intention signifiante, Je Journal de
développer, juxtapose des compacités. La série serait la tendance du Journal, ce Gide, à certains endroits, se donne des fins marginales qu'il généralise; ainsi la
vers quoi il se laisse souvent porter dans la mesure même où il exclut le tenue du Journal se convertit en discours de la méthode : « Je me raccroche à ce
représentable. carnet, ainsi que j'ai fait souvent par méthode. Une méthode qui réussissait
autrefois. L'effort ainsi tenté me paraît comparable à celui du baron de
Müchhausen qui s'arrache du marécage en se tirant lui-même par les cheveux.
5. La non-intentionnalité (J'ai déjà dû recourir à cette image.)32 » Le propre de la méthode est de délivrer
Représenter suppose au moins deux éléments : une antériorité du modèle, une le texte du doute sur la valeur signifiante puisque dès lors celui-ci est allégé de la
postériorité du sens. Le signifiant du Journal comme support de la répétition pesée immédiate de sa motivation. Au thème méthodique s'agrègent, outre celui
exclut la représentation parce qu'il n'admet aucun des deux éléments. Le d'un régularité répétitive, des motifs annexes qui la justifient; ainsi celui de
premier, nous l'avons vu, et nous approfondirons plus loin, parce que la l'hygiène : « Je devrais, par hygiène, me forcer à écrire ici chaque jour quelques
répétition, pour être, ne supporte pas la distance, et parce que le ressouvenir est lignes33. » La méthode et l'hygiène ainsi n'infèrent pas davantage de visée
un ressouvenir en avant sans antériorité, qui fait mouche dans la pretention et téléologique, mais supposent un sens indirect, décalé, et suppléent la gratuité :
non dans la rétention. Le second, nous Talions aborder par une phrase de Gide « J'écris pour avoir l'air d'écrire, chez ce petit barbier où la chaleur d'été n'entre
lui-même : « Je ne sais ce que signifieront plus tard pour moi ces notes, où je ne pas; douceur de l'heure; affairement muet du barbier; une mouche, par instants,
mets la plupart du temps que l'indication sèche de l'emploi de ma journée25. » m'importune34 »; trois notations — notables purement ponctuels — privées, en
Ce serait les pages qui, lorsque nous lisons le Journal, se soustraient, avec le leur laconisme elliptique, d'intention représentative, qui sont, en quelque sorte,
plus grand naturel, au sens; ce que Gide appelle lui-même le « trop menu » et justifiées par un élément que la méthode comprend : le semblant (« j'écris pour
qui, selon lui, doit figurer dans son texte26; ainsi cette journée du 3 janvier 1923 avoir l'air d'écrire »). La méthode est le semblant d'effectuation du sens en ce
qui, pour toute information, nous livre ces mots : « A Medrano avec Roger qu'elle se défausse toujours, tel le mauvais joueur de sa carte, de l'avenir
Martin du Gard, Bronja et M. Retour à pied27 »; ou encore « Beaucoup de immédiat et en soi du sens : « Je n'éprouve aucun plaisir à écrire ces choses et
piano de nouveau (5 à 6 heures)28 » qui résume, en tout et pour tout, le 3 ne le fais qu'en me forçant, pour m'exercer 35. »
février 1902. Soustraites au sens, non en ce que ces « pages » sont Outre qu'ici le terme de méthode est pertinent puisqu'il invalide et rend vaine
incohérentes, mais en ce qu'elles sont sans motivation signifiante. « Dans ce toute conjecture quant à la valeur immédiate de l'écriture, et qu'il efface la
carnet je dois prendre le parti de tout écrire. Je dois me forcer à écrire n'importe perspective d'une supposée finalité, il implique que l'objet du Journal — du
quoi29 » ou : « Rien à noter ici, malgré mon application à tenir compte même de point de vue de celui qui écrit —, n'est pas celui qu'on croit — une
l'insignifiant30. » Entre tout et rien, c'est-à-dire entre la prolifération excessive représentation de la vie quotidienne —, mais la répétition en tant que telle. La
du notable, et son extinction, à quoi s'ajoute le dérisoire du n'importe quoi. répétition, dès lors, est purifiée, la méthode fait d'elle pure répétition en ce
Cette hésitation tient sa pertinence de ce qu'elle pose le problème de la qu'elle l'allège explicitement de toute velléité représentative, faisant du Journal
répétition à son juste moment, celui très exact de récriture encore dépourvue de à lui-même sa propre fin. Ce que nous désignions comme de l'ordre du signifiant
toute postériorité de lecture31. La répétition infère nécessairement une reçoit ici sa dernière caractérisation — signifiant non au sens où il serait exempt
de signification, mais en ce qu'il ne fait pas de celle-ci son télos. Affirmons dès
contingence du sens — d'où l'interrogation, précédemment citée, de la lors avec davantage de certitude, dans l'attente où nous sommes d'autres
signification à venir de notes que Gide venait d'écrire —, puisqu'elle n'admet fondements, que l'intention du Journal n'est pas la représentation, mais la
pas dans le temps de son écriture (identique à celui de l'événement) le temps de répétition.
la représentation qui assure au texte sa nécessité. La contingence propre à la
répétition du Journal, qui en cela exclut la représentation, c'est que le geste qui
la trace ne contient pas l'intentionnalité d'un Télos puisqu'il n'est jamais sûr, au
moment où il répète, de la valeur de ce qu'il répète. Ainsi, nous comprenons II. LE TEMPS
désormais ce que nous voulions dire par le mot de « signifiant » et par
l'exclusion que nous prononcions sur la dimension représentative du journal. La 1. Le Tempo
résistance du Journal à la remémoration expliquait certes en partie nos La répétition, telle que le Journal la répète, entretient avec le temps des liens
affirmations, de même que celle entretenue envers la généralité et la substance; originaux et spécifiques; si nous nous remémorons, l'espace d'un instant, la
l'irréductibilité de la répétition à la récriture était aussi un indice; enfin, nous définition inaugurale de Kierkegaard, qui nous a permis de dissocier
24. Samedi (1916), ibid., p. 543. réminiscence et répétition, on ne manquera pas de noter que la première y est
25. Jeudi (1905), ibid., p. 160.
1 définie comme ressouvenir en arrière et que la seconde comme ressouvenir en
26. Paris. 26 septembre (1929), ibid., p. 933.
27. Ibid., p. 752.
28. Ibid., p. 126. ?'' Paris 21 août (1938), Journal, t. I, op. cit., p. 1310 (nous soulignons).
29. 16 septembre (1916), ibid., p. 557 (nous soulignons). 33. 10 juillet (1891), ibid., p. 22.
34. Bordeaux (1905), ibid., p. 150.
30. Samedi (1912), ibid., p. 363-364. 35. 2 octobre (197.7V ihiti n SU«
31. Le problème d'une postériorité de publication serait à analyser dans ce cadre, toutefois on
avant; c'est à partir de ces deux éléments — en arrière et en avant — que nous « Communication d'un radio du 19 novembre : Valéry est élu à l'Académie41. »
entamerons, pas à pas, notre réflexion sur le temps, tel que le Journal d'André Quelle valeur accorder à ce présent, qui se donne sans aucune marque
Gide le reflète. Tout mémorialiste, qui se situe dans le reminiscor, part de son d'opposition à un quelconque passé ou futur puisque la page a été écrite le 16
présent, c'est-à-dire du moment où il écrit, pour aller — en arrière — vers le décembre et que l'événement, ou tout au moins son information, est daté du 19
moment de son passé; Gide, a contrario, part du présent vécu pour aller — en novembre42 ? La ponctualité du fait ne se situe pas à sa place réelle dans ce qu'il
avant — vers un autre présent, celui où il répète sur la page ce qui, de la est convenu d'appeler la chaîne temporelle, mais pointe à un énigmatique
journée, est encore présent à lui-même. Le mémorialiste pose un ayant été dans instant. « Vais-je me reposer dans ce jardin ? Oui, j'y entre, et ne fût-ce que
le souvenir, tandis que Gide pose une présence du fait dans le présent de pour un instant, m'y assieds. [...] Ce sont les premières fleurs de l'année; j'ai
l'écriture. Autrement dit — et ici nous avançons d'un pas —, il y a, constant l'esprit rafraîchi par elles. Mais M. occupe trop ma pensée; je n'ai plus rien que
dans le Journal, un pur mouvement de pretention : il s'agit de maintenir (tenir de brûlant et de fatigué dans la tête. Que je suis las ! Que ces chants d'oiseaux
en main, maintenant) la trace en son présent et de la répéter au présent de son sont charmants ! Que cette herbe est rafraîchissante43 ! » Ici, les deux présents,
retentissement — ou aussi, il ne s'agit pas seulement de restituer le propos celui du fait et celui de l'écriture, cohabitent dans une coïncidence qui abolit
même, encore faut-il s'acquitter de sa répétition au jour même. La distinction toute référence à l'opposition virtuelle au passé et au futur contenu dans tout
kierkegaardienne — on le voit extrêmement riche — nous offre donc un nouvel présent.
élément; c'est que la répétition, au contraire de la réminiscence, brûle d'un
double présent. 3. La Présence
La note du Journal de Gide s'inscrit dans un présent qui est son temps La substance temporelle du présent du Journal de Gide, si particulière, ne se
fondamental et qui incarne le mieux la qualité de son vouloir-dire. Çà et là, peut expliquer et comprendre qu'à travers la conception globale du temps à
certes, des passés composés, mais outre qu'ils sont le plus souvent élidés de leur l'intérieur de la structure de la répétition. L'opposition traditionnelle présent/
auxiliaire et se voient ainsi réduits à des participes passés, perdant ainsi leur passé/futur qui est la dimension primordiale de notre conscience du temps,
marque temporelle, outre cela donc, il convient de rappeler que les suppose une perception de l'écoulement temporel comme étant continu; cette
grammairiens et linguistes s'accordent à percevoir dans ce temps une forme continuité est celle d'une succession et d'une durée dont le principe structurel
composée du présent dont « la forme d'antériorité ne porte par elle-même est de dissiper du présent, de le faire s'évanouir en passé et de le préparer
aucune référence au temps36 » et qui établit « un lien vivant entre l'événement comme futur, c'est un principe synthétique; à l'inverse, la structure temporelle
passé et le présent où son évocation trouve place37 », puisque son repère telle que l'élabore le Journal de Gide maintient le présent à la date de son
temporel est « le moment du discours38 ». « Relu les trois premiers actes du maintenant, de son avènement, l'empêche de s'anéantir, en le répétant. Le
Misanthrope39. » C'est une présence et une proximité, non une antériorité présent n'y est plus, dès lors, perçu comme un moment fragile et evanescent,
passée. mais comme faisant trace, signe vivant, telle la cicatrice, de l'événement
présent. Le temps n'est plus continu, mais périodique, discontinu : par le
2. Le Présent Journal qui enregistre la trace de l'événement au temps réel de son avènement,
Le Temps fondateur du Journal de Gide est le présent : présent double, celui tout ce qui a été, est présent, en acte, dans un présent toujours actuel. Aussi,
de l'événement et de l'écriture. On se souvient d'une citation déjà utilisée pour finirons-nous par répondre à la question qui nous embarrassait à propos de la
substance temporelle de la répétition, en disant que son présent ne vaut pas en
différencier la répétition de la réminiscence proustienne : « J'écris ceci dans le tant qu'il s'oppose au passé ou au futur, mais en ce qu'il est l'envers de l'absent,
train qui m'emporte — où je cause encore avec lui. Ô confus souvenirs déjà ! Si c'est-à-dire de l'absence. Le véritable battement temporel qui organise le temps
je ne les fixais aujourd'hui, demain tout écrasés déjà, je les confondrais tous interne du Journal de Gide, suppose donc une structure rythmique du temps qui
ensemble40. » Ce qui nous appelle en elle, c'est désormais Vaujourd'hui, le fait alterner la présence et l'absence. En effet, le seul élément temporel sur
présent, cette énigmatique couche de temps qui résiste aux deux déjà (celui du lequel s'arc-boute le présent de la répétition, ce sont, faute d'entretenir des
passé et celui du futur) qui l'entourent. relations au passé ou au futur, les absences que le Journal de Gide manifeste par
Le présent, en principe, répugne à la répétition, il se donne, dans toutes les ses interruptions de plusieurs jours, mois, ses trous, ses pages blanches, ses
théories linguistiques et philosophiques et ce jusqu'à Husserl comme une dates absentes, où ce qui a été n'est pas : lorsqu'il y a suspension du texte,
structure qui contient, au principe même de son advenue, celui de son abolition, même si elle dure plusieurs années (et surtout dans ce cas), Gide reprend son
puisque à peine est-il qu'il est déjà rejeté dans la passé ou projeté dans l'avenir. Journal comme si rien ne s'était passé : le présent qui revient, qui fait retour ne
Dans le Journal de Gide le problème est moins clair et sans doute moins
aveuglant. Comment identifier la substance temporelle dans ces lignes:
41. 16 décembre, Voyage au Congo, op. cit. (nous soulignons).
42. On pense bien sûr à l'éventualité selon laquelle Gide aurait reçu le message du 19 novembre
36. E. Benveniste. « L'homme dans la langue », Problèmes de linguistique générale, Paris, le 16 décembre seulement, mais cette vraisemblable hypothèse ne modifie nullement l'hiatus qui se
Gallimard, coll. « Tel », p. 247. produit entre les deux dates et que le présent résorbe.
37. Ibid., p. 244. 43. 20 mars (1905), Journal, t. I, op. cit., p. 147. (Le passage coupé et qui est à l'imparfait se
soumet aux mêmes règles puisqu'il se donne après un « Je me souviens » au présent, et qu'il répète
38. Ibid.

I
les mêmes « signifiants » : « mal à la tête, couleur des fleurs », etc.)
39. 24 septembre, Voyage au Congo, op. cit.,
40. Journal sans date, op. cit., p. 192 (nous soulignons).
468 Eric Marty L'écriture journalière d'André Gide 469

s'offre jamais sur fond de passé, mais seulement sur fond neutre de silence, I au profit d'une conscience absolument interne du temps (« au moment même »,
d'absence, et la présence nouvelle qu'il manifeste est celle du jour. I « aussitôt », « sitôt »), qui se dévoile dans le sentiment qu'une plénitude de sens
est conférée à l'idée, à l'événement rapporté, en tant qu'ils sont encore pris dans
l'instant de leur naissance ou de leur advenue. « Le grand secret de Stendhal, sa
4. L'Eurythmie grande malice, c'est d'écrire tout de suite. Sa pensée émue reste aussi vive, et de
Il y a donc une coïncidence pure (inentamée par la durée) entre le présent de couleur aussi fraîche que le papillon qui vient d'éclore et que le collectionneur a
48
l'écriture et celui de l'événement. Celle-ci, disons-le tout de suite pour éviter les surpris au sortir de la chrysalide . » L'écart, la distance, la durée sont des I
naïvetés, s'opère dans la « sphère d'idéalité » de l'écriture et non, bien sûr, dans dimensions mortelles pour la répétition. Une lettre de Gide retranscrite dans le ♦
son mouvement réel; nous n'entendons pas pour autant par idéalité que celle-ci Journal (comme si celui-ci était le dépôt solidifiant de textes éphémères) précise
est « fictive » ou « théorique », car elle a bien lieu, ce terme que nous bien des choses : « Il m'est nettement apparu, cette nuit, ce que ton livre aurait dû
empruntons à la philosophie husserlienne signifie simplement une « non- être : non rétrospectif — mais une sorte de relevé au jour le jour de tes états
mondanité » de l'opération de coïncidence. Ce qui nous permet de dire que successifs. Cela eût été poignant d'un bout à l'autre, comme cela devient poignant
Gide écrit au présent, un présent vivant, c'est que l'écriture du Journal subit une chaque fois que tu peins l'état où tu es — et cela cesse de l'être chaque fois que tu
découpe temporelle identique à celle — supposée vécue — de l'événement; rapportes l'état où tu étais49. » De facto, ces phrases adressées à Ghéon prennent
qu'ainsi — comme c'est bien souvent le cas — il importe peu qu'entre le fait et tout leur sens si on les rapporte au support dans lequel elles prennent place: le
l'écriture il se soit passé deux jours, une semaine ou un mois; cette discordance Journal. Outre que Gide associe explicitement, par l'expression « relevé au jour
ferait sens dans une perception synthétique du temps, mais ici, le temps n'est le jour », la trace (le relevé), la découpe journalière et périodique du temps, il
pas perçu comme quantum, comme quantité, mais comme rythme qui est celui condense en un mot des dimensions plus profondes : l'occurrence répétée du mot
périodique de la succession. Quelques précisions qui touchent à l'histoire poignant qui manifeste, avec acuité, une signifiance particulière au moment
littéraire : on sait que Gide possédait d'une part un agenda sur lequel il notait présent : le verbe est singulièrement juste puisqu'il réunit en lui, une unité de
50 51
brièvement les humeurs, les pensées les événements du jour, et d'autre part son temps (le point ), une unité d'écriture J (le point, la note ), et une unité de
Journal sur lequel il transcrivait ses notes avec l'aide ou non du premiet jet. Une signification expressive (c'est le sens premier du mot tel qu'il est ici employé par
note accrochée à quelques lignes du 5 janvier 1902 — jour de l'événement —, Gide) : il y a, concentré en un mot, l'idée d'une conjonction nécessaire entre la
manifeste et dénoue avec clarté le problème : « Je transcris ici ce passage, bien ponctualité de l'écriture et la signification pleine et vivante. Il faut que l'écriture
qu'aujourd'hui, 25 mars, il me paraisse assez faux44. » Il y a ainsi près de deux soit ponctuelle, sans retard, qu'elle advienne à son heure, à point nommé, pour
mois et demi de passés entre le fait et sa transcription, mais le décalage n'entame que le sens ne dégénère.
pas pour autant la structure « journalistique » de l'écriture : l'idée contestée et
datée, reste au présent et à son jour, et sa trace est à ce point tenu par le moule ': 6. Le Moment
journalier que sa rectification se fait elle aussi à un présent non contradictoire Le ponctuel, par ailleurs, signifie aussi l'éphémère, le moment, le tempo-
avec le premier, mieux, celle-ci est à son tour datée et par là même respecte la raire : n'écrivions-nous pas précisément dans nos premières réflexions que le
découpe idéale du temps en se plaçant rétroactivement à distance. Ainsi, même signifiant du Journal excluait la représentation puisque la ponctualité
si dans les faits, le décalage entre l'événement et l'écriture existe inévitable- troublait
ment, celui-ci est naturellement aboli dans l'idéalité du texte : la page ignore la > son sens ? Nous y voilà, par un autre biais. Il y a dans le Journal, un privilège
durée, les délais et demeure, malgré leur réalité historique, dans un présent accordé à la dimension temporelle du moment. Gide n'écrit-il pas dans les
coïncidant. Nourritures terrestres : « Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu compris de
quelle force est leur présence52 ? » Le présent réunit en lui sa qualité
5. La Coïncidence particulière, la présence et l'instant.
La coïncidence, comme idéalité du texte, trouve des accomplissements plus L'idéalité de la coïncidence entre le présent de l'écriture et celui de
l'événement, rencontre tout à la fois son comble et sa limite dans un désir
évidents encore, plus purs aussi. On constate rapidement, à la lecture du exprimé, à plusieurs reprises, par Gide, celui d'écrire vite : « Dans l'impossibilité
Journal de Gide, qu'il existe une tendance (une poussée entraînante) à obtenir la d'un travail continu, je voudrais du moins écrire rapidement ici telles qu'elles se
plus extrême proximité temporelle entre l'écriture et le fait : « Il me faut le présentent, les pensées qui me tourmentent; sans souci de les ordonner, et
noter. Je me suis toujours repenti de n'avoir pas consigné chaque projet, au sans crainte de me contredire53. » A la ponctualité du présent (au double sens
45
moment même qu'il prenait forme et éclosait dans mon esprit » ou encore : « que nous avons dit) correspond un rythme d'écriture (au moins une volonté)
Ne pas se forcer à penser; mais noter aussitôt chaque pensée qui se ' dont la visée serait en quelque sorte de rattraper l'écoulement des choses pour
46
propose » (ici, en supplément, on perçoit la résistance de l'instant au
continuum); ou enfin : « J'écris ceci, sitôt de retour à Cuverville, et tandis que ; en répéter idéalement la naissance.
mon souvenir verdoie encore47. » Idéalité, en ce que la durée réelle est annulée
48. 3 septembre (1937), ibid., p. 1271 (Gide souligne).
44. Journal, t. I, op. cit., p. 106, n. 1. 49. 23 février (1918), ibid., p. 647 (nous soulignons sauf «e s ») .
45. 25 août (1914), ibid., p. 476. 50. Le point signifie le moment, l'instant et a produit le mot ponctuel.
46. 5 novembre (1928) ibid., p. 892. 51. Le point d'un discours, l'unité brève.
52. Les Nourritures terrestres, op. cit., p. 45.
11 est cependant un autre moyen que celui-ci d'atteindre, par un présent parfait, la pure Schumann et du Chopin à Pierre Louis; joué jusqu'au soir57. » Le second, plus
grêle encore, reporte à plus tard, c'est-à-dire à jamais, sa réalité : « Mme
répétition. Ainsi advient-elle lorsque Gide écrivant son Journal n'y note Edwards cependant, à la fin du mois d'août (vérifier la date) m'avait parlé de
point les faits de la journée, mais ce qu'il perçoit ou voit à ce moment précis : « l'arrivée », ou dans les lignes qui précèdent exactement : « Cette affirmation
Tandis que j'écris ces lignes, simplement par diversion, j'ai du mal à distinguer sans preuves avait indigné Romain Rolland (voir sa lettre) et sans doute nombre
nettement les caractères que je trace — et j'ai changé de numéro de verres il y a de Suisses avec lui . » La troisième de ces figures pourrait se formuler ainsi :
trois mois. Dans ces conditions, que peut devenir le travail54 ? » Présent absolu, j'écris que j'écris60 : « J'écris ces lignes, assis sur le premier banc vide61 » ou «
répétition pure dirons-nous, puisque l'écriture est ici vidée de son objet — objet J'écris ces lignes dans l'allée en fleurs dont la partie voisine du potager est dans
qui pourrait peser sur elle comme toujours passé — et qu'elle se répète, en l'ombre » ou encore « J'écris ces lignes pour m'occuper en attendant l'heure63. »
précisant sa vacuité (« par diversion »), comme coïncidant avec le mouvement Nous y voilà, nous qui voulions identifier le présent du Journal : moment de
qu'elle décrit. « Tandis que j'écris... j'ai du mal... » : binarité qui n'est pas l'indice pure auto-affection, où la pure présence à soi se manifeste par l'auto-
d'une faille, mais expression d'un battement synchrone entre l'écriture et refléchissement de l'écriture dans l'écriture, de l'action, du geste dans le geste.
l'événement. Aussi, à la répétition du fait du jour par le Journal se substitue une Ces trois figures, ces trois épisodes fondent leur suc essentiel et cohobé sur un
répétition plus pure encore puisqu'elle exclut radicalement le souvenir, se élément commun : Vellipse. Dans le premier exemple, celui où Gide réfère
cantonnant, au moment même, et l'habitant. L'évitement, la forclusion de la l'action à sa seule annonce, il y a ellipse effective du réfèrent; dans le second,
remémoration ne se joue pas seulement dans une opposition de la répétition au le geste (vérifier la date, voir la lettre) est reporté à lui-même comme velléité,
substantiel et à la généralité55, mais plus profondément au plan temporel. où l'ellipse est celle du résultat : la signification ne vaut que comme projet,
L'irréductibilité de la présence du présent n'est donc plus, à cet endroit de notre projection; enfin, dans la troisième, elle est plus fondamentale encore, en ce
pensée, celle qu'affichait le signifiant à la généralité de la mémoire, mais celle qu'elle abolit l'objet de l'écriture au profit de la seule monstration de celle-ci.
— plus radicale — du présent à la récriture; nous dirons désormais que Aussi ne fallait-il pas entendre, lorsque nous parlions de plénitude du sens du
l'obsessif, le répétitif n'est pas transformable parce qu'il perdrait le vecteur qui fait présent, du verdoiement des mots, ou de l'éclosion coïncidante de la répétition,
sa particularité (l'en avant de la répétition); nous dirons aussi que le présent n'est une atteinte totalisante de la signification; l'ellipse comme élément
pas falsifiable, parce qu'il est en quelque sorte fixé au cran qui l'empêche de se consubstantiel à cette écriture suppose précisément l'inverse. L'ellipse est
dissoudre. En effet, alors que dans le souvenir, les temps employés ne sont pas ellipse de la représentation, non plus au sens où nous l'entendions en opposant
exploités dans une visée restitutive mais logique, et que leur emploi est soumis à le signifiant de la répétition à la substance de la remémoration, mais en tant
une relativité interne (parfait/ imparfait/ aoriste), dans le cadre du Journal de qu'elle suppose une présence au lieu de sa représentation.
Gide, au contraire le temps ne s'inscrit pas dans une logique syntagmatique : il L'ellipse n'est pas seulement le fait d'une structure d'écriture en miroir telle
n'y a donc pas de transformation possible : « Je me proposais de les compléter, que celles que nous venons de commenter, elle anime, de ses manques
de les parachever; je ne puis. On note au jour le jour, en voyage, avec l'espoir, rayonnants, le Journal de Gide dans son entier. Un épisode : « Ce matin,
une fois de retour, de recomposer à loisir les récits, de retracer soigneusement admirable promenade aux Cascine... Raconterai-je l'histoire de ce bouquet ?
les paysages; puis on s'aperçoit que tout l'art qu'on y met ne parvient qu'à diluer Non — pour qui serait-ce ? non pour moi qui m'en souviendrai usque adfinem.
l'émotion première, dont l'expression la plus naïve restera toujours la meilleure. Les pauvres petites roses sont là et je les regarde sans cesse64. » S'il y a ellipse
Je transcris donc ces notes telles quelles et sans en adoucir la verdeur5**. » Le dans le Journal, c'est parce que l'auteur sait déjà, c'est parce qu'il est dans le
verdoiement, là verdeur sont des termes souvent employés par Gide pour paradoxe insoluble d'écrire pour lui ce qu'il sait déjà; qu'a-t-il à faire de la
désigner ce que nous avons repéré comme plénitude du sens, acuité singulière représentation, celui qui vient de la vivre et qui est encore tout absorbé par sa
du sens dans la répétition au présent; expression naïve, c'est-à-dire qui vient de présence et par elle seule ? qu'a-t-il à faire d'autre sinon se contenter d'en
naître (nativus, natus) expression qui reste donc dans le mouvement de sa cause, marquer pour lui-même la pure présence : « Les pauvres petites roses sont là et
qui coïncide encore, encore poignante. je les regarde sans cesse. » Il y aurait donc deux types d'écriture, l'une indicative
— non elliptique —, où l'auteur pense atteindre l'essence de son objet en le
7. L'Ellipse représentant à lui-même le plus totalement qu'il peut; l'autre expressive65 où il
On a rencontré une figure purifiée de la répétition qui, on se le rappelle, sur ne se communique rien à lui-même (car il n'en a nul besoin) et où, dans le
un mode binaire excluait, en ses occurrences, la représentation de ce qui était supposé savoir qu'il a de son objet, il se contente d'en marquer à lui-même la
advenu au profit de la restitution du moment même de l'écriture. Il s'avère
cependant qu'il est une répétition au présent plus reflexive encore et plus pure;
de celle-ci, nous décrirons trois épisodes : le premier est celui où un fait, une 57. Ibid., p. 36.
58. 15 novembre (1914), ibid,, p. 500 (nous soulignons).
action sont réduits à leur annonce laconique, sorte de titre pour périodique; 59. Ibid. (nous soulignons).
ainsi la journée du samedi de 1893 qui comporte pour toute mention : « Joué du 60. Il faut penser là à la mise en abyme dont Gide a évoqué le principe dans son Journal.
61. 8 avril (1906), Journal, t. I, op. cit., p. 206.
54. 26 janvier (1932), ibid., p. 1108 (nous soulignons). 62. Dimanche, 3 heures (1906), ibid., p. 218.
63. 29 mars (1928), ibid., p. 878.
55. Cf. notre première partie, 3, Fragment versus généralité. 64. Journal inédit, 1er janvier 1896, cité par Jean Delay in La Jeunesse d'André (Side, Paris,
56 Avril (1914), Journal, t. I, op. cit., p. 399 (nous soulignons). Gallimard, coll. « Vocations », t. I, p. 573 (nous soulignons).
65. Nous empruntons ces deux concepts extrêmement commodes à la philosophie luisscrlicnnc.
472 Eric Martv L'écriture journalière d'André Uide <*u

présence. Le risque d'une telle écriture est bien évidemment le silence (le Ces quelques lignes éclairent bien des choses. Ce qu'elles expriment ? La
Journal de Gide n'en manque pas, d'ailleurs), pour le conjurer, l'auteur peut répétition de la répétition. Non, mieux et plus : l'absolue répétition de et dans
feindre de communiquer ce qu'il ne répète à lui-même qu'elliptiquement : ainsi, l'origine même de la répétition; ce qu'écrivait Gide — enfant— sur ce secrétaire
après les lignes que nous avons citées, Gide raconte, malgré sa première et ce qu'il écrit au moment de sa contemplation sont une seule et même chose :
dénégation, l'histoire du bouquet, mais (et ce mais révèle la feinte) à ce point le Journal. Que Gide redécouvre l'origine de sa pratique présente tout en la
élidée qu'on en saisit mal les tenants et aboutissants; voici la suite : « J'ai été pratiquant n'est pas, je crois, coquetterie d'auteur, moins encore coquetterie
maladroit et brutal et n'ai pas compris tout d'abord tout ce qu'il y avait d'exquis d'exégète. Ce fragment dévoile — comme multipliées — les figures que nous
dans la volontaire modestie de ce don. Je pensais que Madeleine trop faible avons jusqu'à présent décrites : l'auto-affection qui préside au fait même
n'avait pu se défaire de la persistance d'un pauvre à lui offrir sa marchandise... d'écrire (« j'écris sur ce petit meuble.../ Je me voyais écrire »), la coïncidence et
Étrange histoire que celle-là et qui m'a inquiété jusqu'à m'en rendre malade. Le la présence à soi; la répétition au présent : « J'écris... », « Je retrouve... »,
jour où Madeleine s'écarterait de moi je deviendrais vagabond66. » Que fut l'ellipse, puisqu'il n'est nullement question, tant pour Gide adulte qu'enfant, de
cette brutalité ? Par quel enchaînement Gide infère-t-il de cette maladresse — l'objet de l'écriture, l'absence de la représentation dans le présent de la
dont par ailleurs on ne sait rien — qu'il deviendrait, sans Madeleine, un présence à soi puisque celle-ci est en quelque sorte réduite — à l'imparfait —, à
vagabond ? L'histoire est certes racontée, mais pour personne, puisque, de fait, celle de l'enfance, sans velléité de rejoindre l'adulte. Nous voilà donc devant la
les élisions n'en permettent pas d'en faire un objet de connaissance et la scène primitive de la répétition, scène primitive qu'en un mot on peut
maintiennent comme pure présentification. Alors que la complétude de la déterminer : Narcisse. Cette figure a connu auprès de Gide une certaine
réminiscence représentative aboutit à la connaissance de soi ou de l'objet, la faveur : « Patinage. Glace où l'on n'a pas encore patiné. Ne se distingue pas de
répétition par l'ellipse ne restitue l'événement que dans sa présence encore l'eau — perfide — on croirait glisser sur l'eau même — le soleil éclairant la
retentissante : le signifiant. glace, qui fait miroir — et l'on s'y voit — de sorte que, par la vitesse et
On aura donc vu de nombreuses notions au cours de ce développement sur le l'inclinaison du corps, en tournant combinées, je me semblais comme me
temps de la répétition : le présent, une perception discontinue et rythmique du coucher dans le vide et me regardais de très près, penché sur ce reflet, comme
temps, la coïncidence des présents, la plénitude du présent comme pendant à Narcisse69. »
l'absence de représentation, ou, pour le formuler autrement, on a compris — La cohérence qui existe entre la figure mythologique et le Journal n'est pas
sur un plan nouveau — le peu de pouvoir représentatif du signifiant comme étant pour nous d'ordre psychologique (ce n'est pas Gide qui est narcissique, mais le
dû à la plénitude de sa présence et permis par elle, enfin, au travers d'une dernière Journal de Gide), le lien est structurel. « Où Narcisse regarde c'est le
catégorie — l'ellipse — on a voulu saisir rétrospectivement les chaînons un peu présent70 », écrit Gide, il poursuit : « Narcisse trouve bientôt que c'est toujours
neufs de notre démonstration : l'ellipse n'est pas seulement supposée par le la même chose [...] c'est donc qu'elles sont imparfaites, puisqu'elles recommen-
présent et la présence comme élément consubstantiel à l'idéalité — désirée par cent toujours71 », phrases auxquelles on peut ajouter : « Il se relève alors un
Gide — de la coïncidence de l'événement et de l'écriture, de la ponctualité de peu; le visage s'écarte. La surface de l'eau, comme déjà, se diapré et la vision
cette dernière, du refus de la représentation au profit de la présentification, reparaît. Mais Narcisse se dit que le baiser est impossible . » A la prégnance et
l'ellipse est aussi supposée par la répétition : cette dernière est un mouvement au happement nécessaire du présent, s'associent le thème de la répétition et de
d'écriture qui, par nature, n'admet pas l'altérité puisqu'elle a le même pour Vincomplétude. Notons désormais que l'aboutissement est, pour le sujet,
objet et pour destin; cette économie faite de l'autre infère aussi qu'elle s'opère l'impossibilité de s'atteindre soi-même.
et se donne dans un pour-soi; avançons que c'est à l'aide de cette nouvelle
catégorie qu'on saisira notre propos sur le Journal dans une dimension 2. La Saisie du Sujet
jusqu'alors laissée pour compte, mais qui s'avère décisive, le sujet de l'écriture.
Sartre distingue, dans YÊtre et le Néant, l'en-soi du pour-soi : l'en-soi comme
complétude ontologique que l'homme n'atteint jamais hors de la mort où l'on
III. LE SUJET EN PRÉSENCE peut décider en vérité de ce que nous sommes puisque le sujet n'a plus aucune
chance d'échapper au total qu'une intelligence pourrait faire73; le pour-soi
reflète ce que le narcissisme du Journal de Gide manifeste, à savoir la tentative
/. La Scène primitive désespérée d'être présent à soi-même dans la répétition du quotidien, qui
« J'écris sur ce petit meuble d'Anna Shackleton qui, rue de Commailles, se n'aboutit qu'à la déconvenue de s'apercevoir de l'insaisissable de l'être74. Il y a
trouvait dans ma chambre. C'était là que je travaillais; je l'aimais, parce que précisément deux postures gidiennes d'énonciation dans le Journal, l'une
dans la double glace du secrétaire, au-dessus de la tablette où j'écrivais, je me
voyais écrire; entre chaque phrase je me regardais; mon image me parlait, 68. « îl rédigeait ses premiers cahiers sur un petit bureau-secrétaire, orné d'un miroir... » La
m'écoutait, me tenait compagnie, me maintenait en état de ferveur. Je n'avais Jeunesse d'André Gide, t. I, op. cit., p. 359.
plus, depuis, écrit à cette place. Je retrouve ces derniers soirs les sensations de 69. Pérouse, février, «Feuillets», Journal, t. I, op. cit., p. 103.
70. Traité du Narcisse, Paris, Gallimard, 5e éd., p. 12.
mon enfance67. » 71. Ibid.
72. Ibid.. p. 26.
66. La Jeunesse d'André Gide, t. II, op. cit., p. 573-574. 73. L'Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 153.
67. 18 octobre (1907), Journal, t. I, op. cit., p. 252 74. Ibid., p. 160.
majeure, l'autre mineure qui réfléchissent la dichotomie sartrienne dans la saisie nouvel élément distinctif entre la réminiscence et la répétition, entre la mémoire
de soi-même. La mineure — nous la qualifions ainsi parce qu'elles est rare et et le Journal de Gide; alors que l'une soutient une relation illusoire au temps en
semble sans fécondité —, serait celle où Gide écrit à son propos à la troisième ce qu'elle inscrit le souvenir à l'intérieur d'un espace dont la logique est propre,
personne du singulier, se désignant soit sous un x énigmatique, soit sous un autonome et légiférante, le Journal a pour code celui-là même du temps; tandis
prénom fantaisiste; c'est en introduisant Faltérité factice par un décalage dans que dans les mémoires, tout retour en arrière est instantané et immédiat à
renonciation que, dans ces passages insolites, Gide semble renoncer à la l'intention même qui le commande76, il doit, à l'intérieur du Journal, emprunter le
répétition pour la représentation de soi, ou pour s'en remettre au vocabulaire cheminement qu'impose le classement temporel des pages77 : celles-ci sont les
sartrien, celle de lui-même comme en-soi; l'imparfait est, bien évidemment, le feuilles du temps. Cette concordance du support et de la temporalité signifie
temps, toujours employé, de ces épisodes, qui inscrit ce double, non point qu'il n'existe pas seulement une relation spécifique au temps dans le Journal de
comme coïncidant, mais comme précédent le Gide qui écrit; le décalage Gide, mais une intrusion du temps dans l'écriture : le temps pèse sur la page :
mortifère déploie alors le sujet posant, ou le réduit — comme on voudra — au « Aujourd'hui visite à l'hôpital de fous de la Ville-Evrard — d'où je ne rentre
total figé de sa personne : la personne employée — tel le moi idéal —, le fait qu'à 8 heures. Trop long pour ici78. » Si le temps pénètre l'écriture au point de
apparaître dans une complétude représentative qui l'institue de facto comme s'y réaliser comme limite, c'est qu'aussi, en retour, l'écriture pénètre le temps.
en-soi. Cette posture que Gide utilise parfois, très rarement certes, rencontre, On peut percevoir, çà et là, dans le Journal une extrême attention à cette
au-delà de l'artifice grammatical, les obstacles — l'aporie — prévus par Sartre : propriété : sous la forme du dépit : « J'espérais achever ce carnet avec l'année.
il ne suffit pas en effet de faire l'autre pour fabriquer son monument, encore En retard de deux jours79 »; sous la forme du rêve : « Tenir au jour le jour ce
faut-il être mort. carnet : bonne discipline, dont je me suis toujours bien trouvé80. » La présence à
La seconde posture — la majeure —, celle du pour-soi, trouve sa position la soi si spécifique du Journal tient ainsi à un projet — toujours en défaut, mais
plus pure dans une figure d'énonciation qui, bien que non généralisée au persistant — que l'on pourrait résumer en cette expression : Écrire le jour. Le
Journal tout entier rend compte, au plan du sujet, de nos propos précédents et temps est un temps chronique et l'écriture une trace chronique81. On saisit
permettra de les approfondir : c'est celle où Gide parle de lui à la première mieux, à cette occasion, l'irréductibilité du Journal de Gide à la substance, au
personne du singulier, mais en élidant le Je15. Cette posture serait le comble de propre du mémorable dont la raison supplémentaire tiendrait ici à l'unité
la répétition en ce qu'elle dénote une coïncidence avec soi-même dans l'adresse indépassable du jour : l'obsessifn'est pas transformable parce que le répétable est
à soi-même telle que le pronom servant à Gide pour se désigner devient inutile, le répétable d'un jour.
sans usage.Le mouvement, à l'origine de cette élision suprême, est donc à
penser en termes & adresse, le pour-soi apportant un cran supplémentaire à la
présence à soi, suppose symétriquement et inversement un cran supplémentaire 4. Le Sens du Jour
dans la réduction — qui confine à l'absence — de toute représentation; cette La pesée de la structure journalière sur la présence à soi n'a pas pour seul
dialectique du plein et du manque est, selon Sartre, le symptôme d'une ratée effet celui d'une limite, elle est en effet l'élément déterminant de la non-
fondamentale de toute saisie de l'être par lui-même; pour nous, sans doute falsifiabilité de cette présence; lit-on le Journal de Gide, qu'on y trouve ces
parce que nous ne sommes pas philosophes et que le manque ontologique ne phrases : « je rougis en le relisant aujourd'hui62 », ou encore — et mieux, parce
nous désespère pas, cette même dialectique — dont on a déjà pu repérer les qu'elle prévient de la pesanteur de la date au jour même : « Vienne un jour de
effets rudimentaires dans nos premières approches — est le moteur positif de santé, je rougirai d'avoir écrit cela83 » : la marque de la non-falsifiabilité (où se
renonciation du Journal de Gide. Pour percevoir cette dimension positive dénoue, par parenthèse, le fameux problème de la sincérité du Journal) opère
qu'accorde cette ambivalence du sujet, il nous faut revenir à ce qui le définit elle-même dans le temps : « aujourd'hui, un jour »...
comme tel et le supporte : le temps. « J'ai honte à noter ici sèchement l'emploi de ces heures si palpitantes et
gonflées de vie, mais une mauvaise nuit [...]; ces notes m'intéresseront plus tard,
3. Le Jour et me serviront de point de repère84. » Il y a là, concentrées, trois notations : la
pesée du temps sur l'écriture (« mais une mauvaise nuit »), l'opposition de la
On a déjà écrit ceci : la structure temporelle du Journal n'est pas synthétique trace à la représentation (point de repère, noter sèchement/heures palpitantes)
mais périodique, chronique d'où le paradigme qui oppose les figures de et le report de la signifiance au futur (plus tard); le présent du jour ne détient
l'absence et de la présence au lieu de celles, classiques, des temps. En tant que
tel, le présent de la présence à soi ne manifeste pas de substance temporelle mais
soumet le sujet à une coïncidence; on comprendra aisément que celle-ci serait, à 76. Cette immédiateté doit bien sûr à la continuité syntagmatique de sa temporalité.
la lettre, intenable (insoutenable) si elle ne s'inscrivait pas dans une structure 77. Au point que dans ses renvois d'une page à l'autre, Gide note la date comme repère de la
fragmentée et discontinue (la permanence d'un tel phénomène peut se retrouver page; cf. Journal, t. I, op. cit., p. 602, n. 1.
78. Mercredi (1907), Journal, t. I, op. cil, p. 233 (nous soulignons)
dans cette forme limite qu'on a appelée « monologue intérieur »), cette structure 79. Cuverville. 2 janvier (1928), ibid., p. 867 (nous soulignons)
a une unité : le jour. Le jour, unité de temps pour l'événement, est aussi unité 80. Dimanche, 26 septembre (1915), ibid., p. 507 (nous soulignons).
de la page, unité de l'écriture et de la présence. C'est ainsi que l'on proposera un 81. Nous empruntons l'expression à Daniel Sibony, L'Autre incastrable, Paris, Éd. du Seuil,
82. 16 décembre (1895), Journal, t. I, op. cit., p. 60, n. 1 (nous soulignons)
75. Cette élision du roman s'accompagne parfois de celle du verbe : « Obsédé par la pensée de 83. 1er septembre (1905), ibid., p. 176 (nous soulignons).
l'atroce agonie de l'Espagne. » Marseille 26 janvier (1939), Journal, t. I, op. cit., p. 1331. 84. 5 août (1914), ibid., p. 457 (nous soulignons).
476 Eric Martv L'écriture journalière d'André Gide 477

pas le sens qu'affiche la présence à soi, mais en oblige la différation; il y a une posture, celle-ci ne valant dès lors qu'eu égard au jour qui le surplombe : sujet
indécidabilité du sens que suppose l'intrusion du temps dans l'écriture, ou fluctuant, sujet fluant.
encore une dépendance qui aliène (le lien, l'absence) le sens de l'écrit au jour Il y a dans le Journal de Gide une contingence de l'être, tant il est soumis au
qui Fa fait naître. Une incarnation exemplaire : « Les pages que j'ai déchirées, principe périodique de ses incarnations et n'est authentique que par cette
on eût dit les pages d'un fou85. » L'aliénation de Sa page au temps fait d'un soumission. Dans le Journal, seul le jour d'aujourd'hui (pour reprendre cette
présent unique et résistant figure d'aliéné; étant dans un nouveau présent, étant immense redondance), dit la vérité d'une présence : le 14 juin 1926 : « J'étais il
présent à lui-même différemment, il ne peut supporter de l'avoir été, autre. Ce y a quelques jours encore plein de ferveur; il me semblait pouvoir soulever des
qu'introduit ainsi le temps dans le Journal, c'est la contingence du sens, en ce montagnes; aujourd'hui, je suis écrasé90. » La veille s'efface dans un imparfait
qu'il démultiplie, de manière fragmentée, les présences à soi dans un report, forclos au jour et définitivement annulé, au profit d'un/e suis momentanément
jamais calculable, de leur signification. Une rature de Gide est à ce titre tout à hégémonique. Nous vient alors à l'esprit une nouvelle définition du Journal qui
fait fascinante, le 4 décembre 1938, il écrit : « Par endroits, je souhaiterais tiendrait compte des deux critères que nous nous sommes donnés (le jour et
rajouter des notes. Ainsi je lis en date du 22 août 193086... » : fascinant de l'événement) : la date (tel jour) authentifie la présence de Gide à lui-même eu
constater qu'à huit ans de distance, Gide oppose deux dates et que la égard à l'événement; disons, pour reprendre notre précédent exemple, que le
rectification se fait ailleurs qu'au lieu de la lecture (le 22 août 1930), celui-ci 14 juin authentifie Gide à lui-même pour le cafard qui l'étreint : le cafard, Y
apparaissant comme un espace saturé par le temps et l'écriture passés, n'est plus écrasement attribue à Gide une dimension à sa présence, un vecteur {écrasé) qui
l'espace toujours vierge — telle la mémoire — capable de recueillir de nouvelles est l'unique signifiant par où sa présence à lui-même transite; ce signifiant, qui
traces. est comme l'aimant qui attire et place le sujet déboussolé, ne vaut (d'où
l'éphémère de sons sens) que par rapport à la date où il paraît (le 14 juin) : la
date est le témoin vigilant du sujet. La date atteste91 que l'altérité manquante
5. L'Authentification dans le Journal est une ellipse sans conséquence, pleinement remplacée par une
Si la signification de la présence à soi est, dans le Journal, toujours différée au dimension symbolique spécifique, certes immanente, mais tout aussi structu-
moment de la lecture qui en décidera, pour s'être à son tour incarnée dans une rante du sujet : le temps; un temps où à chaque mesure, le sujet fait date; date
nouvelle présence, c'est bien parce que inversement la présence à soi, elle, ne qui, à défaut d'autre critère de validité du texte, lui apporte en quelque sorte la
marque authentifiante qu'il a été.
diffère jamais, mais suppose la coïncidence. Nous sommes au cœur de notre
problème : le statut du sujet. Le sujet, tel qu'il se présentifie dans le Journal, est
soumis à deux déterminations : l'événement qu'il répète et le jour où il advient.
Tandis que dans les mémoires, les événements relatés ont pour intention
signifiante commune, une fois le texte achevé, de représenter un total du sujet,
dans le Journal de Gide, c'est chaque propos qui, en son moment, authentifie
(et non plus représente), la présence du sujet eu égard à l'événement. Ainsi, si
l'on songe à l'histoire élidée du bouquet de roses87, on dira que sa répétition n'a
pas d'autre incidence signifiante que d'authentifier la présence de Gide à lui-
même pour ce bouquet. De même qu'il n'est pas de complétude de récit dans le
Journal, mais par son ellipse, la simple marque d'un repère dont la
signification est différée, il n'y a pas de complétude du sujet. Ou encore, la
grande question du Journal de Gide n'est pas : que suis-je advenu ?, mais que
m'advient-il ? c'est-à-dire que m'advient-cet-événement* ? : l'être qui y est
représenté est un être a-ontologique. On se souvient de la formule de Descartes
au milieu de la Seconde Méditation, avant que ne s'opère la substantification du
Cogito et l'irréductible affirmation ontologique, formule que nous allons citer :
« Je suis, j'existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou
la conçois en mon esprit89. » Descartes ne peut, à ce moment de son expérience,
poser son ego que lié et aliéné à renonciation qui le porte : « toute les fois que
je la prononce ». On pourrait dire que le Journal de Gide reflète un mécanisme
similaire en qu'il ne peut poser un ego ou un cogito substantifiés : il n'est qu'en
tant qu'il s'énonce puisque à chaque fois que Gide s'écrit, il se date, il date cette
85. 15 juin (1916), ibid., p. 556.
86. 4 décembre (1938), ibid., p. 1327. Notons qu'au 22 août 1930, une note renvoie au lieu de la
rature : « V. 4 décembre 1938. » Gide désigne la date de la rature. 90. Journal, t. I, op. cit., p. 816 (nous soulignons). Notons qu'il n'est rien dit de cet écrasement
87. Cf. p. 471-472. puisque la phrase que nous avons citée est suivie de points de suspension.
88. Formulation où l'expression sujet logique mérite son nom. 91. « Elles fies datesl attestent que je suis resté à Biskra, en 1895, du 6 février au 20 mars. »

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