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ÉRASME ET LA MONTÉE
DE L'HUMANISME
NAISSANCE D ' U N E C O M M U N A U T É E U R O P É E N N E
D E LA C U L T U R E
édité par
Julien RIES
contributions de
J e a n - P i e r r e MASSAUT, J u l i e n RIES, J e a n - M i c h e l COUNET,
Jean-Claude MARGOLIN, Monique M U N D - D O P C H I E ,
Jean-François GILMONT, Christian L O U B E T , Françoise PICHON
C E N T R E D ' H I S T O I R E DES R E L I G I O N S
C h e m i n du Cyclotron, 2
B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE
D/2001/2684/2 2001
2 0 J.-P. MASSAUT
ΟΚΙΕΝΤΑΉΟΝ BIBLIOGRAPHIQUE
I. NICOLAS DE CUSE (1401-1464), UN ÉVEILLEUR ET UN PRÉCURSEUR Non seulement il rassemble de nombreux textes grecs, il prend contact avec des
Turcs et des notables musulmans et il ramène à Venise puis à Florence une
1. Une formation européenne délégation de spécialistes de l'Église orthodoxe. Le concile de Ferrare-Florence
peut commencer en 1438. Au contact des Grecs, en méditant les textes du
Né à Kues, une ville de la Moselle enchâssée dans les vignobles entre Trêves Pseudo-Denys, Nicolas a une illumination venue "du Père des lumières": il va
et Coblence, Nicolas Krebs que la postérité va connaître sous le nom de en faire le fondement de sa philosophie. C'est le principe de la coïncidence des
Cusanus ou Cusano est un des grands penseurs du X V siècle: philosophe opposés dont il publie un Traité commenté en 1440, De docta ignorantia. Il
platonicien et thomiste, mathématicien, initié aux sciences de son temps explique que "le fmi est fini et que l'infmi est sans proportion avec le fini". Sur
comme l'astronomie et la mécanique étudiées à Heidelberg, à Padoue et à la métaphysique de la coïncidence des opposés le Cusain va bâtir sa
Cologne, théologien et juriste^ construction du dialogue des religions et des cultures. "Si on lit ce que j'ai écrit
En 1417 il commence le droit à Padoue, où durant six ans il vit au contact dans divers opuscules, on verra que j'y use fréquemment de la coïncidence des
des artistes italiens et des humanistes imprégnés d'hellénisme. Après son opposés et que je m'y efforce souvent de conclure en faisant appel à une vision
ordination sacerdotale à Rome en 1425, il va à Cologne achever sa formation intellectuelle qui dépasse la puissance de la raison"^ Pour le Cusain le principe
théologique au confluent du courant thomiste et de la mystique rhénane de la Coincidentia oppositorum se trouve à la base d'une rénovation de toutes les
imprégnée des idées du Pseudo-Denys et de toute la mouvance néo- disciplines du moyen âge finissant. C'est à partir d'exemples tirés des
platonicienne des V' et VF siècles: harmonie céleste, concordance, connaissances de l'homme, de la nature et surtout des mathématiques qu'il
correspondance entre les hiérarchies divines et le monde des hommes. Très vite propose un sentier d'analogies destinées à faire comprendre comment des
il sera connu comme canoniste et va occuper le poste de doyen de l'église St contradictoires peuvent coincider"^. A ses yeux, toute recherche est comparative
Florin de Coblence. En 1431, le pape Eugène IV convoque le concile de Bale et le nombre, synthèse de l'unité et de l'altérité, est bien la clé universelle des
afin de donner une réponse à la difficile question de la primauté du pape ou du proportions. Les nombreuses charges qui vont peser sur ses épaules à partir de
concile comme autorité dans l'Église. Nicolas y est envoyé comme expert. Les son cardinalat en 1448 l'empêcheront de mener à bien sa réflexion sur "la
discussions s'éternisent et, comme au concile de Constance en 1418, l'échec se coïncidence des opposés" dont il voulait faire une méthode de rénovation dans
profile à l'horizon. En vue de sauver la situation le Cusain publie en 1433 le De le domaine de la pensée. Il devra se contenter de répondre à ses contradicteurs
concordantia catholica, un ouvrage dans lequel il donne une grande place aux qui s'inspiraient de l'aristotélisme.
premiers conciles orientaux. Bientôt des voix se font entendre pour réclamer un C'est au cours des négociations avec les orientaux que Nicolas de Cuse a pu
concile de l'union des Eglises. En 1436 s'achève le concile de Bale mais une réfléchir sur le problème de l'unité et de la communion. Il est arrivé à la
nouvelle étape va commencer'*. conclusion que dans le domaine religieux, la diversité des rites est compatible
avec l'unité de la foi. En 1450, à l'occasion du grand jubilé, le nouveau cardinal
2. Entre l'Occident et l'Orient est chargé de proclamer la vraie doctrine catholique en Allemagne, en Bohême
et dans les pays voisins. Au terme de cette mission il est nommé évêque de
A Bale les idées du Cusain sur la concorde dans l'Église et sur la Brixen dans le Tyrol. Le 29 mai 1453, les janissaires de Mehmet II prennent
réconciliation entre l'Orient et l'Occident apparaissaient comme le prélude Constantinople qui tombe sous la coupe des Ottomans et devient Istamboul, la
d'une époque rénovatrice. En août 1437 il reçoit du pape la mission d'aller avec capitale d'un empire musulman. En Occident on veut se coaliser en vue de lever
une délégation à Constantinople afin d'Inviter à un concile le patriarche une nouvelle croisade. Pressenti à ce sujet le cardinal s'oriente vers un autre
d'Orient et des délégués de l'Église grecque. Nicolas ne perd pas son temps. choix, à savoir une confrontation pacifique entre les chrétiens et les musulmans,
entre l'Occident et les Turcs. À son ami l'archevêque de Ségovie il va écrire
pour le féliciter d'avoir entrepris une traduction du Coran.
3 . E. VANSTEENBERGHE, Le cardinal Nicobs de Cues, Paris, 1 9 2 1 . M . DE GANDILLAC, La vie et
l'œuvre, clans Œuvres choisies de NicoLs de Cues, Paris, Aubier, 1 9 4 2 , pp. 5 - 4 8 . La g r a p h i e
française adaptée est C u s e si o n la fait dériver d u latin Cu.sa o u C u e s si o n la fait dériver d e 5. Nicolas de Cusa, De la docte ignorance, Introd. par Abel REY, A v a n t - p r o p o s Bernard DUBANT,
Tallemand Kues. N o u s adoptons Cuse c o m m e fait le Robert des n o m s propres. Paris, éd. G u y T r é d a n i e l , 1 9 7 9 . Nicolas de Cues, Trois Traités sur la docte ignorance et la
4 . Nicolas de Oies, Concordance catholique, Introd. et analyse par J. DOYON er J. TCIIAO, tr. par coïncidence des opposés, Intr., trad., n o t e s par Fr. BERTIN, Paris, Cerf, 1 9 9 1 .
R. GALiBOiSet M . DE GANDILIAC, Université d e Sherbrooke, 1 9 7 7 . 6. L. BAUR(éd.), De berylloy Leipzig, M e i n e r Verlag, 1 9 4 0 .
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LES HUMANISTES, PIONNIERS DE LA RECONTRE DES RELIGIONS
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prière qui a fait allusion à la tragédie récente de Ja guerre menée par les Turcs
contre les chrétiens, le Roi céleste répond qu'il a envoyé son Verbe. Ainsi le discussion inaugurale du concile céleste. Le Cusain le fait dialoguer avec le
Cu sai η va engager le dialogue à partir de la coïncidence des opposés à leur Verbe de Dieu qui rencontre la sagesse du monde grec pour la tourner vers la
sommet, à savoir le mystère de l'incarnation du Verbe de Dieu: contemplation de la véritable Sagesse qui est unique, indivise et ineffable mais
Il a envoyé son Verbe par qui II a fait aussi les siècles. Il le revêcit de la nature se reflète dans les créatures. En filigrane court la valorisation du thème du
humaine pour qu'au moins de cette façon il éclairât l'homme qui est éducable et discours de Lystres {Ac 14, 8-14) pour lequel Paul a puisé son inspiration aux
doué d'un très libre arbitre, et que celui-ci se rendît compte qu'il devait marcher religions cosmiques. La découverte de l'hellénisme à l'occasion du concile de
selon l'homme intérieur et non selon l'homme extérieur, s'il espérait revenir un Ferrare-Florence n'est pas étrangère à l'importance donnée à la Sagesse grecque
jour à la douceur de la vie immortelle. Et le Verbe, ayant revêtu l'homme mortel,
témoigna dans son sang en faveur de cette vérité: l'homme est capable de la vie dans la recherche de la concorde et de la paix entre les peuples {De pace fidei,
éternelle et pour l'atteindre il doit tenir pour néant la vie animale et sensible, et la 12). L'Italien rejoint le Grec pour déclarer que la Sagesse infinie embrasse
vie éternelle elle-même n'est rien d'autre que l'ultime désir de l'homme intérieur, toutes choses, qu'Elle est éternelle puisqu'elle est antérieure à tout ce qui
c'est-à-dire la vérité, la seule chose que Ton désire, et qui, en tant qu'elle est commence. Le dialogue avec l'Arabe prend une autre tournure {De pace fidei,
éternelle, éternellement nourrit l'intellect. Mais cette vérité qui nourrit l'intellect
n'est rien d'autre que le Verbe lui-même, en qui toutes choses sont enveloppées et 16-18). Le Verbe de Dieu lui dit que tous les hommes professent l'existence
)ar qui tout se développe, et qui a revêtu la nature humaine pour que chaque d'une Sagesse une et absolue qui est le Dieu unique, ce que son interlocuteur
lomme, selon le choix de son libre arbitre dans sa nature d'homme, ne doutât pas accepte. Même ceux qui ont rendu un culte à plusieurs dieux ont présupposé
d'être capable d'atteindre, dans cet homme qui est aussi le Verbe, l'immortel l'existence de la divinité car on ne peut pas poser l'existence de plusieurs
aliment de la vérité. Et II ajouta: Tout cela ayant été fait, que reste-t-i! qui pût être principes premiers. Avant toute pluralité existe l'unité. La discussion débouche
fait et qui n'ait pas été fait.'
sur l'idolâtrie et sur les croyances populaires pour montrer la nécessité de
(De pace fidei II 7) l'éducation à une foi véritable.
C'est le Verbe lui-même qui répond au Père des miséricordes pour confirmer L'Indien entre en scène pour poser la question du culte des statues. Le
que dès le principe l'homme est doué de liberté mais que dans le monde Cusain est sensibilisé à ce problème d'une part, à cause de la querelle de
sensible rien ne reste stable et qu'il faut de fréquentes visitations pour déraciner l'iconoclasme qui a secoué le monde grec et d'autre part, à cause de la
les nombreuses erreurs qui ont trait au Verbe et faire briller la vérité de façon
ininterrompue: destruction des temples et des statues des dieux faite par les musulmans lors de
Comme celle-ci est une et qu'il n'y a pas de libre intelligence qui puisse manquer leurs conquêtes. Le Verbe condamne l'idolâtrie. Le Cusain se sert de la théorie
de la saisir, toute diversité des religions sera ramenée à une seule foi orthodoxe. augustinienne de la présence des démons dans les statues puis il continue en
{De pacefideiIII 8) prêtant au Verbe divin sa doctrine sur le lien de l'Unité et de l'Egalité entre les
Sur ces mots les anges des nations sont invités à conduire devant le Verbe fait personnes divines afin de répondre à l'objecrion relative à la Trinité chrétienne.
chair "les hommes les plus sérieux du monde ravis en extase". Ici il utilise à nouveau sa Docte ignorance {Depace fideiVW, 19-21). Comme il
A la base même de l'utopie du Cusain qui rêve de ce concile céleste se trouve n'a pas épuisé cette matière importante il continue son exposé dans le dialogue
sa philosophie de la Docte ignorance, sa théologie de l'Incarnation développée du Verbe avec le Chaldéen (VIII, 22) afin de bien préciser qu'en Dieu la Trinité
dans la troisième partie de ce même Traité'^ ainsi que son expérience acquise n'est ni composée ni plurielle ou numérique mais qu'elle est Unité du fait
depuis le concile de Bàie jusqu'au terme des missions en Orient et en Europe du même qu'il s'agit du Principe créateur de tout. Poursuivant toujours sur le
Nord. À ses yeux Dieu s'occupe aussi de la cité terrestre dans laquelle doit même thème il tente de faire comprendre au Juif que la Trinité n'est pas
régner la concorde. C'est le mystère de l'Incarnation du Verbe de Dieu qui doit pluralité mais fécondité. Nier la Trinité c'est nier la vertu créatrice. En fait les
motiver la quête de cette concorde dans laquelle joue la coïncidence des
prophètes affirment que les cieux ont été formés par le Verbe de Dieu et par son
opposés: Verbe de Dieu et dignité de l'homme.
Esprit {IX, 25-26). La première phase du concile céleste va s'achever par une
intervention du Scythe sur la Trinité et par une intervention du Français sur
c. Diverses religions^ une seule sagesse
l'éternité inengendrée du Père, sur l'éternité engendrée du Fils et sur l'Esprit
Le Grec comparaît en premier lieu, ce qui amène la Sagesse au cœur de la Saint qui procède du Père et du Fils. Le Verbe fait alors intervenir l'Apôtre qui
prend place au milieu de l'assemblée (X, 27-28).
(XI, 29). A l'affirmation de l'Apôtre que le Verbe de Dieu est lui aussi Dieu, le
Persan répond que Dieu n'a pas d'égal, mais qu'on peut l'appeler Verbe Dieu véritable". Il leur donne ordre de se munir des pleins pouvoirs de leurs
du fait qu'il est le plus grand des prophètes. Pierre tente d'expliquer que la communautés et de se rejoindre à Jérusalem pour fonder une paix perpétuelle.
nature humaine est unie au Verbe mais ne se transforme pas en nature divine. Le De pace fidei montre chez son auteur une conviction profonde au sujet
Elle lui est attachée de manière indissoluble au point d'obtenir l'immortalité d'une possibilité de convergence vers une certaine unité des croyances
dans la nature divine. Le Persan demande comment se réalise cette union dans religieuses. Ce livre constitue une audacieuse innovation fondée d'une part, sur
le Verbe de Dieu (XII, 36). Pierre explique le mystère de l'union hypostatique, la métaphysique de la coïncidence des opposés développée dans le De docta
nécessaire parce que l'union subsiste du fait que la nature humaine est liée à la ignorantia et d'autre part, sur la théologie trinitaire et la christologie. Une
nature divine. "Le Christ est le seul en qui la nature humaine puisse être liée à la anthropologie de Y homo religiosus sous-ienà le développement de la discussion
nature divine — dans l'unité du suppôt". C'est ainsi que le Christ a pu des délégués des nations rassemblés en songe devant le trône de Dieu, entourés
accomplir des miracles "dans sa nature divine à laquelle la nature humaine a été d'archanges et d'anges. Au milieu d'eux le Christ Verbe incarné et les deux
unie hypostatiquement". Après cela le Syrien va intervenir sur le problème de apôtres Pierre et Paul mènent le dialogue.
l'immortalité et de la résurrection des morts (XIII, 42-45) tandis que l'Espagnol En 1453, dans De visione Dei, une méditation sur un tableau de Roger van
soulève la difficulté de la naissance virginale du Messie (XIV, 46). Le Turc der Weyden, le cardinal Nicolas de Cuse a tenté de montrer comment chaque
soulève l'objection de Thistoricité de la crucifixion de Jésus par les Juifs (XIV, personne et chaque peuple tendent vers la vision du Dieu caché. Pour lui Dieu
47). Pierre en profite pour faire un exposé sur le salut par la croix, sur la mort et se voit au-delà de la coïncidence des contradictoires. La lecture de cette
la résurrection de Jésus et sur son entrée dans le Royaume dont il nous a ouvert méditation mystique rédigée la même année que le De pace fidei est comme une
l'accès. L'Allemand enfin intervient au sujet des divergences sur l'au-delà, clé de lecture de cette utopie du Cusain'\
soulignant de manière forte les traits charnels mis en évidence dans la
description coranique du Paradis (XV, 50-53). Pierre prend la défense du livre
sacre musulman. Il insiste sur le caractère symbolique et allégorique du langage IL MARSILE FICIN (1433-1499), HELLÉNISTE ET HUMANISTE
et des descriptions utilisés pour transmettre un message spirituel à un peuple
CHRÉTIEN
qui n'avait qu'une culture rudimentaire. En passant il cite l'interprétation
spiritualiste faite par Avicenne, ce qui montre que la tradition islamique a bien
1. Sa vie et son œuvre
saisi le sens spirituel sous-jacent au texte coranique.
Fils d'un médecin de la petite noblesse, Marsile Diotefeci est né le 13 octobre
e. Î/nué de la foi et diversité des rites
1433 à Figline dans le Val d'Arno qui s'étend depuis Arezzo jusqu'à Florence. Il
L'Apôtre Paul va prendre le relais de la discussion qui doit porter sur les rites changera son nom en Ficino. C'est l'époque à laquelle l'empire byzantin aux
dans les diverses religions car "ils engendrent divisions et inimitiés, haines et abois face au danger turc, accepte de se tourner vers l'Occident. Le 8 février
guerres". La parole est d'abord au Tartare qui vénère un Dieu unique mais 1438 débarquent à Venise l'empereur Jean VIII, le patriarche de
s'étonne de la variété des rites d'autres peuples; baptême, circoncision, brûlures Constantinople et tout un cortège de prélats et d'experts, des théologiens et des
sur le visage, rites du mariage, sacrifices et célébrations diverses, offrande du philosophes. Parmi cette délégation de l'Église grecque se trouve Georges
pain et de vin chez les chrétiens. Paul centre sa réponse sur la foi plus Gémiste Pléthôn, un patriote fervent qui a réintroduit à Byzance la doctrine de
importante que les rites et il évoque Abraham qui a eu foi en la promesse de la République et des Lois de Platon afin d'y rétablir l'ordre dans l'État, d'en
Dieu lui prédisant une postérité nombreuse. Paul explique ensuite le sens des assurer la défense et de donner à chaque citoyen un idéal religieux et social"''.
œuvres qui sont fidélité aux commandements. L'Arménien demande à Paul de
lui donner le sens du baptême (XVII, 61-62), le Bohémien est préoccupé par le
13. Agnès MINAZZOLI, Nicolas de Cites. Le Tableau ou la vision de Dieu, Introduction et
sacrement de l'eucharistie (XVIII, 63-66) et l'Anglais se montre perturbé par les
traduction, Paris, Cerf, 1986. Mircea Eliade a consacré un séminaire à la coïncidence des opposés,
divergences concernant les rites du mariage et des ordinations (XIX, 67-68). Le
Voir Sh. KESHAVJEE, Mircea Eliode et Lz coïncidence des opposés ou l'existence en duel, Berne, Peter
Cusain fait intervenir la doctrine paulinienne sur le Christ médiateur et seul
U n g , 1993, pp. 2 3 5 - 2 4 5 .
sauveur, ainsi que sur la loi d'amour qui résume tous les messages des prophètes
et devient la loi unique de l'humanité. 14. R. MARCEL, Marsile Fie in (1435-1499), Paris, Belles Lettres, 1958, Thèse de doctorat, voir
pp. 132-136. C e livre est une véritable mine de renseignements et une excellente étude critique.
Après un examen de certains livres des Anciens, "le Roi des Rois ordonna aux
N o u s nous inspirons de cc travail.
sages de retourner chez eux et de conduire les nations à l'unité du culte
""IM
30 J. RIES
LES HUMANISTES, P I O N N I E R S D E LA RECONTRE DES RELIGIONS 31
Que Cu as donc un esprit pénétrant, pour avoir saisi d'un seul coup ce que j'ai
cherché moi-même pendant dix ans par mille détours, car ce n'est qu'après avoir platonisme et par les études grecques, il arrive à Florence au printemps 1484.
compris que l'âme, qui nous est donnée par Dieu, est immortelle et divine, que
j'ai composé en cinq ans dix-huit livres sur cette question^^. Laurent de Médicis y a rassemblé une pléiade d'humanistes au milieu desquels
Par ce labeur Ficin tentait de combler une grave lacune de son époque et de son brille Marsile Ficin, chanoine de Saint Laurent et platonicien enthousiaste. En
milieu, à savoir l'indigence spirituelle de l'élite. Cette préoccupation explique 1485 il est de nouveau à Paris où il prépare ses thèses qu'il veut aller défendre à
aussi qu'en même temps il travaillait à la rédaction d'un autre ouvrage intitulé Rome en i486. Le 7 décembre i486 le texte des neuf cents thèses est affiché
De religione Christiana·, terminé en 1477, un Traité De vera relipone adressé à la dans toutes les universités d'Italie en vue de ia discussion romaine après
fois aux philosophes et aux ignorants. l'Epiphanie 1487.
Marsile Ficin a présenté la Sagesse antique comme un ensemble dotit la D'abord autorisée, la discussion publique fut interdite par un bref pontifical
continuité à travers les âges assure l'unité. Pour lui la Vérité est une. Elle s'est du 20 février 1487 blâmant l'obscurité des thèses et les suspectant d'être
manifestée aux hommes de manière constante. C'est ainsi que nous avons à contraires à la foi. Une commission d'enquête présidée par l'évêque de Tournai
diverses reprises, dans ses textes, des généalogies de la Sagesse dont la liste des Jean Monissart se pencha sur les textes. En définitive treize thèses furent
noms présente quelque différence à l'occasion: Zoroastre, Mercure, Orphée, déclarées hérétiques ou téméraires. Le 31 mars Pic signe sa rétractation mais le 6
Aglaophène, Pythagore, Platon. Il tente de réunir toutes les parcelles de vérité, juin commence un procès en hérésie car Pic avait composé son Apologie. Il fait
de cette Vérité qui est une. Pour lui comme pour Clément d'Alexandrie et saint sa soumission et y ajoute le serment de ne pas rééditer ses thèses et de ne plus les
Justin, les philosophes avaient, au cours des siècles, participé à la transmission défendre. Il quitte Rome et passe en France où il est arrêté puis libéré.
de la Vérité dont la Révélation totale a été faîte par le Christ. Son disciple Pic de L'université de Paris se contente d'interdire la vente de Y Apologe. Fin mars
la Mirandole va continuer cette recherche. 1488 le pape autorise Pic à se retirer à Florence où Laurent de Médicis se porte
garant de sa foi. Au cours de l'année 1490 il intervient auprès de Laurent pour
que Savonarole revienne au couvent San Marco. Pic se livre à l'étude et
III. JEAN PIC DE LA MIRANDOLE (1463-1494). distribue de plus en plus ses biens aux pauvres. VHeptaplus ^Slîw en 1489 reçoit
LE MANIFESTE DE L'HUMANISME CHRÉTIEN un accueil enthousiaste dans les milieux humanistes. En 1492, le 11 août, le
pape Alexandre VI succède à Innocent VIII. Le 18 juin 1493 le pontife l'assure
1. Sa vie qu'il n'a jamais encouru la note d'hérésie formelle imputable. Le 17 novembre
1494, dans des conditions mystérieuses, pendant que le roi de France Charles
VIII fait son entrée triomphale à Florence, Pic de la Mirandole meurt, sans
Dans le climat de l'humanisme effervescent du XV^ siècle italien agite par doute empoisonné par ses domestiques. Dix ans après sa mort, le pape Léon X
divers courants de pensée apparaît Jean Pic de la Mirandole, un prodige autorisera la publication de toutes ses œuvres^^.
d'intelligence et de sagesse, né le 24 février 1463. Adolescent d'une rare
précocité, à l'âge de quatorze ans, il commence l'étude du droit canonique à
l'université de Bologne, mais dès 1479 il est à l'université de Ferrare où 2. De hominis dignitate ou la splendeur de la liberté
l'humanisme était florissant depuis le passage des lettrés grecs lors du concile de
l'Union en 1439. La même année, il effectue un voyage à Florence où il Giovanni Pico avait projeté d'introduire par un discours intitulé Oratio de
rencontre Marsile Ficin, le spécialiste du platonisme. En 1480 il passe à Padoue hominis dignitate la défense de ses neuf cents thèses dans la ville de Rome après
où il va découvrir les efforts de synthèse entre Aristote et Platon ainsi que la l'Epiphanie de 1487. Ce discours sur la dignité de l'homme (\\n, à lui seul, assure
tradition occulte du judaïsme, la Gabbale. Au chapitre général des dominicains la gloire de son auteur et marque son époque, ne fut jamais prononcé. La
à Reggio Emilia il fait la connaissance de Savonarole du couvent San Marco de publication du texte n'a eu lieu qu'après la mort de son auteur^"^.
Florence. À Paris, au cours de l'hiver 1482-1483 il poursuit l'étude du grec et
de l'hébreu, abandonne la poésie et s'oriente vers la philosophie. Attiré par le
23. Pour sa vie voir L. GAUTIER VIGNAL, Pic de la Mirandole, Paris, Grasset, 1 9 3 7 et P.M.
CORDIER, Jean Pic de la Mirandole ou la plus pure figure de l'humanisme chrétien, Paris, Nouvelle
22. Lettre à Bondini citée par R. MARCEL, op. cit.-, p. 632. Voir aussi A.B. COLLINS, The Secular is édition, Dcbrcssc, 1956. H . DE LUBAC, Pic de la Mirandole, Paris, Aubier, 1974.
Sacred. Plaionism and Thomism in Manilio Ficino's Platonic Theology, T h e Hague, NijhofF, 1974. 24. G . Pico DELLA MIRANDOLA, De U dignité de l'homme. De Hominis dignitate, traduit du latin
J. FESTUGIÈRE, La philosophie de Manile Ficin, Paris, Vrin. 1 9 4 1 . et présenté par Yves HERSANT, C o m b a s , Ed. de l'éclar, 1993. Les textes cités HERSANT dans le
présent article. II existe une autre publication qui, comme celle de HERSANT, donne le texte latin
3 6
J. RIES
LES HUMANISTES, P I O N N I E R S DE RECONTRE DES RELIGIONS 3 7
1. Cf. J. GILL, Le Concile de Florence (Bibliothèque de Théologie, Série IV, vol. 6), Tournai 1964,
p. 7 2 .
4 2 M. C O U N E T N I C O L A S DE CUSE E T L'ORIENT
4 3
Pontificaux. 11 meurt en 1466, laissant derrière lui une oeuvre écrite qui n'est défenseur d'un conciliarisme modéré^. Son traité eut un grand retentissement,
pas énorme quantitativement mais qui est considérée comme une expression non pour l'originalité de son propos, mais à cause de la vigueur de
particulièrement pertinente de toute la Renaissance q u i va suivre^. Il est l'argumentation et de l'ampleur de la documentation. Pour le rédiger, notre
également considéré comme un précurseur de la science moderne, de auteur a compilé une foule de sources conciliaires et canoniques, notamment les
Tcecuménisme et du dialogue entre les cultures ec les religions. Actes des Conciles œcuméniques qui se sont preque tous tenus en Orient.
Mon intervention a pour thème les rapports entre Nicolas de Cuse et la A cette occasion, il s'est imprégné des conceptions orientales sur l'Église. Pour
théologie chrétienne orientale. L'exposé comportera quatre points; nous allons les Orientaux, l'Eglise est vue comme une communion dans la foi et l'amour. Il
tout d'abord nous demander à quelles occasions Nicolas s'est familiarisé avec la est donc logique qu'elle soir gouvernée par un organe collégial, où cet aspect
pensée et la théologie des chrétiens orientaux. Ensuite, quelle est cette pensée essentiel de sa vie est représenté. Il y a manifestement une convergence entre les
avec laquelle il est entré en contact, pour enchaîner avec l'impact de cette thèses que le Cusain défend dans la Concordance et la manière orientale de
confrontation sur la thématique qui lui est propre. Enfin, dans la mesure où la concevoir le gouvernement de l'Église.
pensée de Nicolas de Cuse peut être considérée comme une expression de Mais le moment le plus important pour la rencontre avec l'Orient se situa
l'esprit de la Renaissance dans son ensemble, nous nous interrogerons sur les pour Nicolas trois ans plus tard, en 1437, lorsqu'il effectua un voyage à
enseignements que nous pouvons tirer de cette rencontre avec l'Orient pour Constantinople pour mettre au point les modahtés d'accord du Concile qui
l'interprétation de ce mouvement culturel si complexe. devait réunir les Églises. Λ cette époque, l'empire byzantin - ou plutôt ce qu'il
en restait - était très menacé par les Turcs et cherchait un soutien occidental
pour contenir l'invasion ottomane. Mais il y avait aussi chez beaucoup de gens
ΙΛ RENCONTRE AVEC LA THÉOLOGIE GRECQUE un vif désir de reconstituer l'unité entre les deux Églises, dont les différends
n'apparaissaient pas insurmontables aux esprits ouverts et qui d'ailleurs avaient
Quand Nicolas a-t-il pu entrer en contact avec la théologie grecque? toujours gardé des contacts l'une avec l'autre, notamment par l'Italie du Sud où
Tout d'abord, lors de ses études théologiques à Cologne, il étudie les œuvres subsistait une solide influence byzantine. Nicolas arriva à Constantinople avec
du Pseudo-Denys. Ce sont des ouvrages de théologie soi-disant écrits par un d'autres émissaires, comme représentant du pape et de la partie (minoritaire) du
disciple direct de saint Paul. A l'époque de Nicolas de Cuse, tous croyaient Concile de Bâle qu'Eugène IV reconnaissait comme seule légitime. Après
effectivement qu'il en était bien ainsi. Les œuvres en question jouissaient dès quelques péripéties provoquées par l'arrivée à Byzance de représentants de
lors d'un prestige considérable tant en Orient qu'en Occident puisqu'elles l'autre faction du Concile, opposée au pape, la délégation grecque avec
étaient censées contenir un enseignement proprement apostolique. l'empereur, le patriarche, et toute leur suite embarquèrent sur une flotte affrétée
Ensuite, lorsqu'il participa au Concile de Bâle, il écrivit son premier ouvrage par le pape et quittent Constantinople entre le 24 et le 27 novembre 1437- Ils
important, le De Concordantia CathoUca, qui soutenait théologiquement les abordèrent à Venise le 4 février 1438 et là Nicolas de Cuse abandonna les Grecs
prétentions du Concile à représenter l'autorité suprême dans l'Eglise. Il faut et les préparatifs du Concile qui commençaient, pour gagner l'Allemagne,
savoir qu'à cette époque, beaucoup de gens estimaient que l'état de l'Église était investi de la dignité de légat.
désastreux, et qu'une réforme s'imposait. C o m m e l'autorité pontificale ne Si nous comptons le temps qu'il a passé à Constantinople et sur le bateau qui
semblait pas à même de promouvoir cette réforme en question — elle l'a ramené à Venise, nous obtenons une période de quatre mois et dix jours,
apparaissait plutôt comme un des facteurs de la déliquescence de la situation — pendant lesquels il fut constamment en contact avec des Grecs. Que savons-
seul un Concile général apparaissait habilité et apte à réformer efFectivemenc
l'Eglise. Le Concile de Constance s'était réuni en ce sens; dans son décret Fre-
(^uens, il demandait la convocation régulière d'un Concile général pour remédier
3. Il convient d e signaler qu'ultérieurement N i c o l a s de Cuse i n f l é c h i t s o n ecclésiologie dans u n
aux problèmes dans l'Église. Dans la Concordance Catholique, Nicolas se fait le s e n s n c f t c m e n r p l u s favorable au p o u v o i r d u pape. D a n s u n e lettre à u n légat a n o n y m e d u roi
A l b e r t II, il a f f i r m e q u ' e n cas d e c o n f l i t dans u n Concile, la partie e n accord a v e c le siège
pontifical, est le vrai C o n c i l e et représente la pars sanior. D a n s u n e lettre à R o d r i g o Sanchez, il
définit l'Eglise c o m m e "Explicatio Petri Ecclcsiam Complicantis". A u t r e m e n t dit l'Église entière
dans sa structure hiérarchique, d a n s ses charismes et dans sa diversité de c o n d i t i o n s existe
2 Le premier à avoir attiré l'attention sur N i c o l a s d e Cuse c o m m e expression de la p e n s é e de la virtuellement dans la p e r s o n n e de l ' A p ô t r e , c o m m e toutes les lignes géométriques s o n t présentes
R e n a i s s a n c e f u t E. CASSIRER, d a n s s o n b e a u livre lnd^v^d^. et Cosmi dans la PhiLphl de la dans le point et t o u s les nombres dans l'unité. Cf. N i c o l a s de Cues, Concordance Catholique, intr.
J. D O V O N - J . TCHAO, trad. R. GALÎBOIS — M .DE GandilLAC, Univershc de Sherbrooke 1977,
BLRCKHARD Γ q u i n.a.t 1 existence d'une véritable philosophie d e la Renaissance. p. 19.
•y «at»- -.1 »L ι· . Jrri··
nous de ses activités dans la capitale de l'Empire'^? Avec les autres émissaires, il conduire toute la délégation en Italie et que ceux-ci tardaient. Nous savons
assista à des entrevues avec l'empereur, le patriarche et leurs conseillers pour qu'il se montra soucieux des progrès de l'Islam dans la région et qu'il s'est
^ V- - -
mettre au point le protocole d'accord pour le Concile d'union. On sait d'autre H , , . , η .· .. — igj thèses des
enquis des oeuvres écrites par les Byzantins pour réfuter ean Damascène
part qu'il est revenu à Venise avec des manuscrits grecs qu'il a achetés sur place,
musulmans. Il découvrit que rien n'avait été fait depuis saint J
pour son profit personnel mais aussi en prévison du futur Concile. Les Latins
au V l i r siècle. II faut voir là le point de départ d'une oeuvre beaucoup plus
ne possédaient pas beaucoup de bons manuscrits des Pères grecs. Or ils en
tardive de Nicolas de Cuse, la Cnbarìo Alchorani, dans laquelle il s'efforcera de
avaient besoin pour discuter avec eux sur leur propre terrain. On avait donc
combler cette lacune. Nous pouvons imaginer sans rique de nous tromper qu'il
demandé à Nicolas de ramener tout ce qu'il pouvait trouver comme manuscrits
s'est informé des conceptions des théologiens grecs qu'il lui était donné de
de Pères faisant autorité sur les questions trinitaires et christologiques. Nous
rencontrer. Tout ceci prend son importance lorsqu'on se rend compte que
avons la liste des manuscrits^ qu'il a rapportés de Constantinople. Plusieurs
Nicolas a découvert son intuition fondamentale de la docte ignorance et de la
d'entre eux sont encore à Bernkastel-Kues dans sa bibliothèque. Il a ramené une
coïncidence des opposés sur le bateau qui le ramenait de Constantinople à
Catena patristique sur l'Évangile de Jean, des Homélies de saint Basile et saint
Venise avec toute la délégation grecque. Habituellement les commentateurs
Chrysostome, une explication des poèmes de saint Grégoire de Nazianze, des
citent saint Augustin, Proclus, le Pseudo-Denys comme auteurs qui ont
oeuvres de Plutarque {Vies, Moralid), des Actes conciliaires des Vr, VIP, ν ΐ Ι Γ
influencé le Cusain dans sa découverte, mais n'est-il pas permis de voir dans
Conciles Œcuméniques, la ThéoÎo^e Platonicienne de Proclus, qu'il donna dès
cette confrontation avec les théologiens grecs un des facteurs déclenchants de la
son retour à traduire à son ami Traversari, et enfin un traité de saint Basile
découverte? Pour pouvoir le vérifier, il faut regarder de plus près la théologie
Contre Eunome, un livre qui jouera un rôle important dans les discussions
byzantine de cette époque et comparer ce que nous trouvons là avec les œuvres
théologiques sur le Filioque. Ce livre défend une théologie négative, reprise
du Cusain lui-même. C'est à cette tâche que nous allons nous employer
ultérieurement par les autres Cappadociens, et qui va devenir le bien commun
maintenant.
de toute la théologie grecque. Basile y traite d'une distinction en Dieu entre
l'essence, qui est inconnaissable et incommunicable, et les énergies qui, elles,
sont accessibles et connaissables par l'homme. O n sait que Nicolas de Cuse l'a LA THÉOLOGIE DE GRÉGOIRE PALAMAS
lu, parce qu'on en trouve trace'' dans un opuscule, le De Deo abscondito, qu'il
écrivit quelques années plus tard, à peu près au même moment que la Docte La théologie en vigueur à Byzance à l'époque où Nicolas de Cuse est présent
Ignorance. A Constantinople était rassemblée en prévision du Concile toute est encore celle de Grégoire Palamas, un moine qui deviendra évêque de
l'intelligentsia byzantine^ Il y avait des humanistes comme Pléthon, qui prônait Thessalonique et qui a vécu au XIV' siècle, un siècle avant Nicolas. Il a rédigé
un retour à Platon, des moines du mont Athos et d'ailleurs, porteurs de la une synthèse théologique pour justifier la spiritualité des moines hésychastes de
spiritualité traditionnelle du monachisme, ainsi que des théologiens assez l'Athos'^
ouverts au point de vue des Occidentaux comme Bessarion et Scholarios.
Ces moines avaient mis au point une méthode d'oraison qui se caractérisait
Nicolas de Cuse, avec sa curiosité et son ouverture d'esprit, a certainement
notamment par les éléments suivants: il s'agissait de répéter continuellement
cherché à s'informer, à discuter philosophie et théologie avec les Grecs.
une prière très courte, généralement une invocation au Christ, tout en
Personne n'avait rien d'autre à faire puisqu'on attendait les bateaux qui devaient
contrôlant son mental en calquant le rythme de cette récitation litanique sur
celui de la respiration et en concentrant l'attention de l'esprit dans le cœur. Par
ces procédés psycho-somatiques, le mental était maintenu dans une certaine
paix, qui permettait alors à une véritable prière de naître et de se développer.
4. Cf. la relation de Raguse in MANSI, Sacronim Concilionim Nova et Amplissima Collection
XXXIa, Paris 1906, pp. 248-272; CECCONI, Studi storici sul Concilio di Firenze I, Florence 1869.
dee. CLXXIX. 8. Cribatio Alchorani, Sonderausgabe, t. III, p. 800: "...ad urbem Constantinopolin perrexi, ubi
5. Acta Cusana. Quellen zur Lebensgeschichte des Nikolaus von /F««, hrsg. E. MEUTHEN - H. apud fra(Tes minores habitantes apud Sancram Crucem repperi AJchoran in arabico, quem mihi
HALAUER, Hambourg 1983, Bd. 1. Lief. 2, n° 333. in certis punctis fratres illi prout sciverunt cxplanarunt. In Pera aucem in conventu sancti
6. De Deo abscondito, Sonderausgabe zum Jubiläum, trad. DIERLIND - DUPRÉ, Vienne 1964, t. I, Dominici, erat translatus modo quo Basileae dimisi. Quaesivi, si quis Graecorum scripsisset
p. 300: "Gentiiis: Video te devotisime prostratum et fundere am oris lacrimas non quidem falsas, contra illas ineptias et non repperi nisi loannem Daniascenum, qui parum post inicium illius
sed cordiales.Quaero, quis es? Christianus: Christianus sum. G: Quid adoras? C: Deum. G: Quis scctae fuit, pauca valde sciipsisse, qiiae habcntur".
est Deus, quem adoras? C: Ignoro G: Q u o m o d o cam serio adoras, quod ignoras? C: quia ignoro, 9. Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes (Spicilcgium Sacrum Lovaniense, 31), intr.,
adoro". trad, et notes par J. MLYENDORFF, 2 tomes, Leuven 1973"; J. MEYENDORl'l·, Introduction à l'étude
7. Pour la composition de la délégation grecque au Concile, cf. J. GiLL, op. cit., pp. 86-87. de Grégoire Palamas {Patristica Sorbonensia, 3), Paris 1959.
46 M. COUNET
NICOLAS DE CUSE ET L'ORIENT
47
Cette prière, étayée par de telies techniques auxiliaires, était censée déboucher
sur des phénomènes mystiques, des visions de lumière notamment, que ces général et du type de connaissance qu'elle implique et cela devant la culture de
moines de l'Athos identifiaient avec la lumière qui a transfiguré le Christ sur le son temps, pour laquelle il n'y avait pas de fécondation mutuelle possible entre
mont Thabor. Autrement dit, le nom du Christ, qui est la composante la raison humaine et la tradition religieuse. On laissait celle-ci ronronner,
principale de cette prière invocatoire, posséderait une vertu dynamique, qui répéter les formules des Pères mais sans qu'il y ait vraiment d'impact sur l'acti-
nous mettrait réellement en relation avec sa personne elle-même et donc celui vité réelle de l'esprit humain telle qu'elle s'exprimait dans les débuts du
qui prierait de cette façon ressentirait les effets de la présence spirituelle du mouvement humaniste.
Christ, d'où ces phénomènes de vision de la lumière divine incréée'". La seconde voie qui nous est offerte pour Grégoire Palamas, consiste à
participer à la nature même de Dieu. Il y a chez les Pères grecs l'affirmation
Ces moines de l'Athos vont être critiqués du vivant de Grégoire Palamas par
d'une divinisation {théosis} possible pour l'homme dans le Christ'^. O n peut
un intellectuel calabrais du nom de Barlaam". Pour ce <iernier les moines se
citer par exemple l'affirmation bien connue de saint Athanase comme quoi
fourvoient complètement avec leur méthode de prière, pour plusieurs raisons.
Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu, ou celle de saint
Tout d'abord, ils croient faire Texpérience d'une certaine divinisation, d'une
Irénée: "La gloire de Dieu c'est l'homme vivant et la vie de l'homme c'est la
participation à la nature même de Dieu par ce lien spirituel au Christ, mais ils
vision de Dieu", qui exprime la même idée. Bien entendu tout le monde
se trompent parce que Dieu est inaccessible, inconnaissable, imparticipable.
connaissait ce genre de formules, mais Barlaam et ses partisans les interprétaient
Comment peut'on participer à la vie même de Dieu sans être Dieu lui-même,
volontiers d'une façon symbolique, métaphorique, tandis que Palamas veut les
puisque Dieu est parfaitement simple? Ou bien on est Dieu ou bien on lui est
prendre au pied de la lettre. Pour lui, il y a vraiment, par la foi et les sacrements,
extérieur comme ce qui est fmi l'est par rapport à l'infmi. De plus la vraie prière
un véritable accès à Dieu, qui est une voie mystique, une voie d'union vitale et
consiste selon Barlaam à s'universaliser, à faire mourir en soi les éléments
qui comporte une dimension de connaissance, mais sans s'y réduire.
passionnels de l'être de telle sorte que l'esprit devient prêt pour accueillir celui
Comment Palamas répond-il à l'argument de Barlaam contre la par-
qui est l'Un, la simplicité absolue. C'est une perspective typiquement
ticipation, selon lequel celle-ci est impossible, à cause de la simplicité de
néoplatonicienne et d'ailleurs Barlaam pensait que les philosophes païens
l'essence divine? II va justement contester cette simplicité absolue, dire que c'est
comme Platon, Aristote l'avaient déjà très bien compris, comme ils le montrent
là une vue de philosophe rationaliste, mais qu'en fait les Pères ne pensaient pas
suffisamment clairement dans leurs écrits. Barlaam faisait une lecture
comme cela. Il effectue une relecture des principales autorités théologiques de
intellectualiste et platonicienne du Pseudo-Denys, y voyant seulement une
l'Eglise orientale pour montrer que des gens comme Grégoire de Nysse, Basile,
ascension intellectuelle vers Dieu qui s'effectue par un dépouillement de tout ce
Grégoire de Nazianze, Denys, Maxime et bien d'autres distinguent en Dieu
qui est particularité, finitude, imperfection chez l'homme. C'est en réponse à ce
deux choses: son essence qui est inaccessible, inconnaissable, au-delà de l'être —
genre de considérations que Grégoire Palamas va écrire sa Défense des saints
hésychastes. et Barlaam a tout à fait raison de souligner cet aspect des choses - et les énergies
divines, autrement dit les opérations, les actes. Nous sommes ici en présence de
Il s'efforce tout au long des différents traités qui composent l'ouvrage de
quelque chose de divin, qui entoure l'essence de Dieu mais qui est
ramener la position de son adversaire à quelques affirmations essenrielJes. Pour
communicable, qui se manifeste et que l'homme peut recevoir et accueillir en
Barlaam et ses partisans, il n'y a qu'une seule forme de connaissance de Dieu: la
lui. Par ses énergies'^. Dieu crée le monde, il se révèle à l'homme dans l'histoire;
voie de la connaissance naturelle. En parcant des choses qui sont autour de lui,
l'esprit humain parvient à une certaine connaissance de Dieu, mais c'est une par elles aussi il se laisse connaître positivement par l'homme dans ces
connaissance essentiellement négative, elle nous dit surtout ce que Dieu n'est expériences de visions lumineuses chez ces moines hésychastes dont nous avons
pas. De plus elle ne nous change pas fondamentalement, elle ne nous rapproche parlé plus haut. Ces énergies sont quelque chose de divin, d'incréé. Grâce à
pas vraiment de lui. Si c'était la seule voie possible vers Dieu, cela impliquerait elles, l'homme peut participer à la nature même de Dieu, sans pourtant
que le christianisme n'a rien apporté de neuf dans la relation entre Dieu et s'identifier à lui puisque l'essence demeure tout à fait hors d'atteinte. C'est une
l'homme, puisque tout cela était déjà bien connu des philosophes grecs de sorte de "milieu divin", au sens teilhardien du terme, dans lequel l'homme est
l'Antiquité. C'est d'ailleurs pourquoi, quand il affirme qu'il existe effectivement appelé à entrer et à vivre.
une seconde vote vers Dieu, Grégoire a le sentiment de ne pas défendre Ses adversaires vont avoir beau jeu de lui rétorquer qu'une distinction réelle
seulement ces moines de l'Athos, mais la spécificité de la foi chrétienne en entre l'essence divine et les énergies est absolument impossible, puisque Dieu est
parfaitement simple en lui-même, Grégoire répondra toujours que c'est au nom
10. Sur l'hésychasme, c f j . MEYKNDORPF, op. cit., pp. 1 9 5 - 2 2 2 .
W.Ibid, pp^ 2 7 9 - 3 1 0 . n.Ibid, pp. 2 2 3 - 2 5 7 .
13. Ibid.,pç. 2 7 9 - 3 1 0 .
48 M. COΥ NET
N I C O L A S DE CUSE E T L'ORIENT
comme chez Hegel, c'est-à-dire d'une suppression des opposés, qui est en même
temps leur conservation. s'atténuèrent nettement. C'est cette opposition à la Renaissance, bien plus qu'à
une opposition à l'Occident en tant que tel, qui caractérise la victoire palamite. Le
Pour faire comprendre que des déterminations opposées existent for- docteur hésychaste a personnellement essayé à plusieurs reprises d'entrer en
mellement en Dieu, il a recours à diverses images en particulier celle du béryl'^, contact avec les Occidentaux et ses disciples le feront encore après lui; mais les
une pierre précieuse transparente au pouvoir grossissant. Lorsqu'on applique un liens de plus en plus étroits qui s'établiront entre ses adversaires et l'Occident - sur
béryl taillé à l'œil, il saisit des choses qu'auparavant il ne voyait pas. Des base d'un humanisme commun aussi bien et bien plus que sur celle d'une
différences lui apparaissent où il ne voyait avant que de l'indistinct. Il nous faut théologie commune - et qui conduiront certains Byzantins à capituler sans
conditions devant la théologie latine de leur temps, repousseront dans
un béryl également pour l'esprit. Alors celui-ci distingue en Dieu les opposés l'antilatinisme systématique l'immense majorité des orthodoxes qui avaient
mais les perçoit comme étant en même temps identiques les uns aux autres. reconnu en Grégoire un docteur de l'Église. Seuls quelques intellectuels palamites,
Une autre image qu'il emploie est celle du mur du paradis". Lorsque l'esprit tel Gennadios Scholarios au XV"^ siècle, conserveront une attitude ouverte envers la
conçoit la coïncidence des opposés, il est comparable à quelqu'un qui franchit la pensée latine.
frontière entre le monde ordinaire et le paradis, où l'homme est en relation avec En refusant le sécularisme des Temps Modernes, le palamisme lui a-t-il fourni une
Dieu et participe à sa vie. Cette image nous fait comprendre qu'il s'agit bel et alternative? N'était-il, au fond, qu'un obscurantisme négatif? 11 nous semble avoir
montré que cette affirmation serait inexacte. Ce que Palamas attaquait dans la
bien de faire accéder l'homme au seuil du divin. Nous retrouvons "philosophie du dehors", ce n'est pas sa valeur propre mais sa prétention d'être
manifestement ici les thèmes présents dans la théologie grecque, notamment ce adéquate au Mystère chrétien. A cet égard le palamisme représente un pas nouveau
même souci de ne pas penser la simplicité divine d'une façon abstraite, mais de et décisif dans la tradition chrétienne orientale vers sa libération par rapport aux
l'aborder sur fond d'une expérience, religieuse chez les moines de l'Athos, catégories néoplatoniciennes qui constituaient toujours la grande tentation du
intellectuelle chez Nicolas de Cuse, mais expérience qui dans les deux cas mysticisme grec".^"
réclame que l'on fasse droit à une certaine diversité. La distinction entre essence Lorsque nous abordons Nicolas de Cuse et sa docte ignorance avec la
et énergies que nous avons vue chez Palamas devient ici la distinction entre situation grecque en toile de fond, un certain nombre de choses s'éclairent. La
l'essence divine qui nous demeure inaccessible et les attributs qui sont à la fois docte ignorance est incontestablement une manière pour les intelligences finies
différents et opposés. Nous pouvons donc parler à propos de la docte ignorance de participer à la vie même de l'infmi: ce n'est pas pour rien que la troisième et
et de la coïncidence des opposés d'une véritable participation dans l'ordre de la dernière partie du De Docta Ignorantia porte sur le Christ comme lieu de tous
connaissance à la nature même de Dieu. les trésors de la connaissance et de la sagesse pour celui qui s'en approche par la
foi. Le don du Père des lumières, donné au Cusain au retour de Constantinople
est réellement une lumière divine pour l'intelligence, qui culmine dans une
CONSÉQUENCES POUR LA COMPRÉHENSION DE L'HUMANISME compréhension renouvelée de la personne du Christ. La différence est que cette
DE LA RENAISSANCE participation à l'infini possède ici un caractère communicable, universalisable
parce qu'intellectuel. Nicolas de Cuse peut mettre par écrit ses réflexions, qui
sont accessibles à tous sans qu'il faille nécessairement pour eux repasser par
Essayons maintenant d'en tirer quelques conclusions en vue d'un essai de
l'expérience intellectuelle en question. Les choses se passent comme si toute une
compréhension de l'humanisme de la Renaissance. Je partirai pour cela des
époque pénétrait culturellement et intellectuellement dans ce qui était jusque là
conséquences que Jean Meyendorff tire de la victoire du palamisme sur la
le lieu reservé au moine, qui y entrait individuellement par la prière et l'ascèse.
philosophie rationaliste de Barlaam, dans son ouvrage consacré au défenseur de
l'hésychasme. Effectivement la théologie intellectuelle de Nicolas n'est pas équivalente à la
rhéologie rationnelle d'un Baarlam: elle comporte une dimension affirmative et
non seulement négative; elle reconnaît elle-même dans la foi son véritable
"En approuvant la pensée du docteur hésychaste, l'Église byzantine tourna
résolument le dos à l'esprit de la Renaissance. Cette rupture qui s'est produite au accomplissement. Elle est en fait la coïncidence^' entre la théologie négative du
milieu du XIV'' siècle est sensible jusque dans l'art, où les tendances humanistes, si
caractéristiques pour ce qu'on appelle la "Renaissance des Paléologues",
2 0 . J. MEYF.NDORFF, op. cit., p. 3 2 6 .
1\. De Docta Ignorantia, I, XXVI, Sonderausgabe t. 1, p. 2 9 6 : "Et ex his m a n i f e s t u m est,
q u o m o d o negationes verae et affîrmationes insufficientes in theologicis; et n i h i l o m i n u s q u o d
negationes removentes imperfectiora de perfectissimo sunt vcrores aliis; ut quia verius est D e u m
non esse lapidem quam non esse vitam aut intelligentiam et n o n esse ebrietatem q u a m n o n esse
virtutem. Contrarium in affirmativis; nam verier est afFirmatio D e u m dicens intelligentiam ac
vltam quam terram, lapidem aut corpus. Ista enlm omnia clarlssima sunt ex praehabltis. ex quibus
M. C O U N E T
52
1. Sur ces différents papes, on consultera d'une manière générale VHistoire des papes de Ludwig
VON PASTOR (édition originale allemand;: Fribourg-en-Brisgau, 1 9 0 1 - 1 9 2 6 , p o u r les dix
premiers tomes, couvrant la période 1 4 6 4 - 1 5 9 1 ; traduction française, Paris, P i o n / N o u r r i t , 1888-
22. De visione Dei, praefatio, t. 3 ρ 9 6 1938, de la fin du Moyen-Age à Grégoire XIII inclus).
2. Sur le mouvement de la "dévotion moderne" — dont la littérature est vaste — o n se contentera
de citer R.R. PoST, The Modern Devotion, Leydc, 1 9 6 8 , et L.-E. HALKIN, La 'devotio moderna'et
l'humanisme, dans Réforme et Humanisme. Actes du IVe colloque, Montpellier, 1 9 7 5 (paru en
1977), pp. 103-112.
J.-CL. MARGOLIN
76
bornes qu elle s était acquise à la longueur du tems, y a afermi de telle sorte son
emprise sur la partie qui lui restoit sujète, que jamais son autorité n'a été si
grande ni si bien apuiée. Belle leçon qui nous apprend à remettre tout entre les
mains de Dieu, sans faire aucun fond sur la prudence humaine" .
LES HUMANISTES FACE À LA DÉCOUVERTE
DE L'AMÉRIQUE
Paris, 1991.
Monique MUND-DOPCHIE
UCL Louvain-la-Neuve
Pour nous qui disposons du recul du temps, cette célébration de la un bagage littéraire et culturel de toute première importance"^ Or l'essor de
découverte du Nouveau Monde paraît aller de soi, car nous en mesurons cette géographie savante est lié à la redécouverte des textes antiques. Dans ce
pleinement les conséquences. En effet, les expéditions de Colomb et de ses domaine comme dans beaucoup d'autres, "la découverte de l'Antiquité fut la
émules, comme les navigations portugaises d'ailleurs, ont agrandi le champ des première en date des Grandes Découvertes"^. Et les humanistes jouèrent un rôle
connaissances en cosmographie, en climatologie, en océanographie, en décisif dans ce renouveau.
botanique, en anthropologie et en tant d'autres domaines qu'il esc impossible Il ne faut cependant pas négliger l'apport des savants médiévaux dans la
d'énumérer ici. De même, elles ont entraîné des transformations sociales en diffusion de la géographie antique. Car ils ont ouvert la voie aux travaux de la
rapport avec les nouvelles données économiques et favorisé notamment Renaissance. Grâce aux œuvres de Pline l'Ancien, de Solin, de Martianus
l'émergence d'une bourgeoisie commerçante et capitaliste. Elles ont également Capella et d'Isidore de Séville, dont ils s'inspiraient largement, les
bouleversé les routes commerciales et déplacé le centre de gravité économique encyclopédistes, tels notamment Vincent de Beauvais et Brunetto Latini, ont
de la Méditerranée vers l'océan Atlantique. Enfin, il semblerait qu'elles aient divulgué bon nombre de renseignements que les Grecs avaient rassemblés sur
débouché sur une relativisation des savoirs humains, y compris l'enseignement es pays lointains. Mais ils l'ont fait de façon désordonnée et sans esprit cririque,
de l'Église, préparant ainsi dans une certaine mesure la crise religieuse de la en amalgamant les informations sérieuses et les éléments merveilleux. Comme
Réforme. François de Medeiros l'observe justementy "les encyclopédistes ont abordé la
Mais on peut se demander si les générations qui ont vécu ces explorations en question du savoir en termes de conservation et non de découverte: ils ont
ont immédiatement perçu les conséquences et si les poèmes qui accompagnent stocké pour leurs contemporains et la postérité, les informations qui leur étaient
les atlas d'Ortelius sont le reflet d'une pensée unanime et constante. En d'autres accessibles et celles qui les intéressaient, se souciant peu de leur cohérence
termes, la découverte de l'Amérique a-t-elle été accueillie avec le même intérêt rationnelle; ainsi se sont-ils délibérément écartés de la connaissance
par les sphères directement concernées — pouvoirs politiques et financiers — et expérimentale, dont ils n'avaient pas, du reste, les instruments appropriés"'^.
par les honnêtes gens formés par les humanistes? C'est à ces questions que je Malgré ces lacunes, ils répandirent dans les milieux lettrés des théories qui
m'efforcerai de répondre en axant ma démarche sur trois points principaux. devaient se révéler favorables à la découverte de l'Amérique; on songe en
Dans un premier temps, j'évoquerai le rôle que les humanistes ont joué dans particulier à la question des antipodes, qui avait passionné les Anciens. Ceux-ci
l'établissement d'un climat favorable aux découvertes géographiques. Ensuite, s'étaient rendu compte des limites de leur savoir sur la configuration de la terre
j'envisagerai et expliquerai la résistance opposée par les milieux intellectuels à — ils ne connaissaient, par exemple, qu'une Afrique amputée de plus de la
l'intégration du Nouveau Monde dans leurs schémas de pensée habituels. moitié de sa superficie — et avaient imaginé des mondes situés à l'opposite du
Enfin, j'analyserai les multiples manières dont la découverte de l'Amérique fut leur. Tantôt ils situaient ceux-ci, à l'instar des Pythagoriciens, dans l'hémisphère
utilisée par différents lettrés, une fois que celle-ci se fut imposée à eux. austral, tantôt, à la suite de savants hellénistiques, à l'ouest de leur œcoumène^.
En discutant à leur tour de l'existence d'antipodes, les érudits médiévaux
1. Les humanistes et la géographie livresque du XIV^ au XV^ siècle accoutumèrent d'une certaine façon les esprits à concevoir la présence de terres
inconnues en Extrême-Occident.
Quelle que soit la part d'aventure qui présida à la découverte de Colomb, Par ailleurs, la redécouverte d'Aristote, à travers des intermédiaires arabes,
tous les spécialistes s'accordent aujourd'hui pour admettre que celle-ci fut aussi avait, elle aussi, influencé et renouvelé les conceptions du ΧΙΙΓ et du X I V
le résultat d'un savoir livresque et d'une géographie savante, développée en siècle . On s'appuyait ainsi sur l'autorité du philosophe pour affirmer la
marge de la géographie pratique des marins. Selon une formule heureuse de sphéricité de la terre et on déduisait de certaines de ses œuvres, comme les
Jacques Heers, "en tout état de cause, l'influence des Grecs et des Romains, puis Météorologiques (II, 5) qu'on pouvait se rendre d'Espagne en Inde par l'Ouest, à
des savants italiens ou allemands fut certainement décisive. Le projet de
Colomb doit beaucoup pour ses assises scientifiques et jusque dans certaines 4. J . HEERS, Christophe CO/OWÎÈ (Collection Marabout Université), Paris, 1981, pp. 1 3 9 - 1 4 0 .
estimations chiffrées, à tout un ensemble d'écrits, de calculs, de transpositions 5. G. Gusdorf cité par N . BROC La géographie de ία Renaissance (1420-1620), Paris, 1 9 8 0 , p. 9.
cartographiques, qui constituent alors un répertoire étonamment riche et varié. 6. F. DE MEDEIROS, L Occident et l'Afrique (XlIle-XVe siècle). Images et représentations, Paris,
J 9 8 5 , p. 155.
7. Sur la théorie des antipodes, on consultera e.a. pour la période classique P. FABRH, Les Grecs et
l'Occident, Lille, 1 9 8 1 , pp. 2 4 5 - 2 4 6 et notes; pour le Moyen Âge F. DE MEDEIROS, L'Occident et
nuper nova regna sub Austro, / Ruraque n o n fiais concelebrata bonis. / l a m q u e suas urbes, et l'Afrique, pp. 3 6 - 4 0 , 5 1 - 5 4 .
iactar America d o t e s , / M a g e l l a n a suas cui soror addir o p e s . / N e m p e novus prisco est orbi super 8. Cf. p. ex. Ch. JOURDAIN, De l'influence d Aristo te et de ses interprètes sur la découverte du
additus orbis..." Nouveau Monde, Paris, 1861.
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condition de traverser l'océan: d'ouvrages imprimés. Car elles purent s'appuyer sur de prestigieux textes
De sorte que si l'étendue de la mer n'y apporte quelque part un empêchement, on géographiques, jusque-là inconnus".
peut faire tout le tour de la Terre...(362b, 1.16-18)... Mais c'est à cause de la mer, Une découverte essentielle à ce point de vue fut celle de la Géographie de
semble-t-il, que les zones situées au-delà de l'Inde et celles qui sont au-delà des
Colonnes d'Hercule {se. Gibraltar) ne se rejoignent pas, et c'est elle qui empêche la Ptolémée. Traduite dès le IX' siècle en arabe, celle-ci demeura ignorée en
Terre d'être habitée d'une manière absolument continue (362b, 1.25-29). Occident jusqu'à l'aube du XV' siècle. C'est le lettré byzantin Emmanuel
[trad. J. Tricot] Chrysoloras qui, s'installant comme professeur de grec à Florence, amena le
Un autre texte, tiré du traité Du ciel (11,14, 298a), allait même jusqu'à premier dans ses bagages un manuscrit de la Géographie de Ptolémée. Quelques
prétendre, de façon quelque peu contradictoire par rapport au premier, que le années plus tard, Palla Strozzi acquit à son tour des manuscrits grecs, parmi
voyage serait court, ces deux pays n'étant séparés que par une faible étendue lesquels figurait une autre version de la Géographie. L'œuvre était dès lors
d'eau, un bras de mer en quelque sorte: destinée à connaître un succès foudroyant. Traduite en latin dès 1409, elle fut
C'est pourquoi ceux qui croient qu'il y a continuité de la région avoisinant les abondamment copiée et circula le plus souvent en compagnie des reproductions
Colonnes d'Hercule et de la région de l'Inde, et que, de cette façon, il n'y a qu'une des 27 cartes, attribuées à Ptolémée lui-même, mais qui semblent plutôt avoir
seule mer, ne semblent pas professer une opinion tellement incroyable. Ils en été dessinées par Agathodémon au Π Γ siècle de notre ère. La Géographie fut
donnent encore comme preuve le cas des éléphants, dont l'espèce se rencontre ensuite régulièrement imprimée à partir de 1475, date de la parution de Veditto
dans chacune de ces régions extrêmes, ce qui tend à faire croire que c'est en raison
de leur continuité que les régions extrêmes sont affectées des mêmes princeps. Avant 1500, elle compte déjà 7 éditions et elle est publiée dans des
caractéristiques. centres aussi nombreux que variés en Italie, en France et dans les pays
[trad. J. Tricot] germaniques.
Ces données empruntées à Aristote furent intégrées dans un ouvrage A côté de Ptolémée surgissent ou resurgissent d'autres grands noms de la
composé en 1410, VYmago mundi du cardinal Pierre d'Ailly, qui constitue une géographie ancienne. Strabon, que tout le Moyen Âge avait ignoré, sort de
somme des acquis scientifiques du Moyen Age. l'ombre, grâce notamment à la traducrion latine de son œuvre, réalisée à Rome
La fin de la Terre habitable du côté de l'Orient et la limite extrême des contrées en 1470. Toutefois la langue de Strabon est d'accès difficile et on préfère à ce
habitables de l'Occident sont très rapprochées si l'on en croit Aristote et Averrhoes texte sérieux des œuvres moins originales, mais plus agréables à lire comme la
(2" livre du Ciel et de la Terré}. Entre les deux extrémités, il n'y aurait qu'une Chorog-aphie àc Pomponius Mêla et la Périégéseàt Denys, éditées dès le dernier
petite mer bien que l'étendue en largeur de la terre ferme soit supérieure à la quart du XV siècle. C'est toutefois Pline l'Ancien, avec son abréviateur Solin,
moitié du cercle de la Terre^. qui constitue le véritable succès de librairie: on a dénombré ainsi quelque 38
Une navigation occidentale n'apparaissait dès lors plus inconcevable et on sait éditions de son Histoire naturelle entre 1469 et 1532.
que le célèbre ouvrage de Pierre d'Ailly fut soigneusement lu et annoté par
Or Ptolémée, lui aussi, a fondé sa représentation du monde habité sur la
Christophe Colomb lui-même. Dans les marges, en effet, le futur découvreur
noce avec assurance: sphéricité de la terre et il a commis deux erreurs, dont les conséquences se
Un bras de mer s'étend entre l'Inde et l'Espagne... révéleront fort heureuses. Il a surestimé les dimensions de l'Eurasie et sous-
L'Inde est près de l'Espagne... estimé la circonférence terrestre. II a donc confirmé de cette façon une des
Entre la fin de l'Espagne et le début de l'Inde, il n'y a pas beaucoup d'espace... affirmations d'Aristote, selon laquelle les côtes occidentales de l'Europe ne sont
La fin des terres habitables vers l'Orient et le début de la fin des terres habitables guère éloignées de celles de l'Extrême-Orient.
vers l'Occident, sont relativement proches et entre elles il y a une mer de petites Par ailleurs, le succès de Phne l Ancien renforce les visions oniriques que les
dimensions'".
hommes du Moyen Âge avaient répandues sur les pays du bout du monde,
Ces idées sur la sphéricité de la terre, sur l'existence d'antipodes, sur la
Inde, pays des Sères et autres "fmistères"'^. Les îles paradisiaques que l'auteur
possibilité d'une circumnavigation de l'cecoumène, étaient donc déjà dans l'air
latin, au terme d'une longue tradition, situait dans l'océan Atlantique, viennent
du temps au XIV" et au tout début du XV' siècle. Mais elles se trouvèrent
rejoindre celles qu'avait rencontrées, selon une célèbre légende médiévale,
investies d'une autorité supplémentaire grâce à l'activité déployée par les
l'illustre moine irlandais, Saint Brandau, au cours de ses lointaines
humanistes dans la recherche de manuscrits nouveaux et dans la production
peregrin ari on S. C'est pourquoi Christophe Colomb crut sincèrement qu'en envoyé à G. Sanchez, trésorier du royaume. Composée en février 1493, lors du
naviguant vers l'Ouest, il trouverait sur son chemin de nombreuses îles trajet de retour, cette lettre à Sanchez fut traduite en latin et imprimée à Rome
accueillantes, qui lui serviraient d'escales". Son illusion fut très longtemps en mai 1493 par les soins des rois d'Espagne, désireux d'établir leur droit sur
partagée. De nombreux ouvrages savants firent, en effet, régulièrement état l'Amérique, et bénéficia d'une diffusion rapide en Europe occidentale sous le
d'une île San Borodon, sise au milieu de l'Adantique. "Et S.E. Morison fait titre De insulis nuper inventis. Le dernier voyage de Colomb fut, lui aussi,
justement remarquer qu'au XIX siècle encore, toutes les cartes marines et les raconté le 7 juillet 1503 dans une lettre envoyée depuis la Jamaïque aux
globes terrestres présentent un océan Atlantique saupoudré d'îlots et d'îles souverains espagnols. Connue sous le nom de Lettera rarissima, elle circula sous
imaginaires, notés parfois "écueils" ou "roches du Brésil"; ils ne disparurent une forme manuscrite avant d'être traduite en italien et pubhée à Venise en
qu'en 1873 des cartes de l'amitauté"'"^. 1503. Mais ce sont là les seuls textes imprimés du vivant de Colomb. Son
journal de bord, demeuré manuscrit, inspira les premiers historiens, Las Casas
2. Les résistances à l'intégration du Nouveau Monde dans la culture humaniste (1552) et Fernando Colomb, son fils (1571). Quant aux autres textes de
Colomb, ils n'ont été publiés qu'au XIX'' siècle.
Lorsque, par une erreur providentielle, Christophe Colomb croit, en 1492, C'est la méconnaissance de l'ensemble des voyages de Colomb par ses
être parvenu aux Indes, alors qu'il vient d'explorer quelques îles de l'archipel des contemporains qui explique le succès de Vespucci, dont la lettre relatant son
Antilles, et lorsqu'il revient à Séville avec six Indiens, "dans leurs costumes de troisième voyage le long des côtes du Brésil en 1501-1502 fut traduite en latin
cérémonie, parés de leurs armes et de leurs ornements d'or, portant quelques et abondamment imprimée. O n compte, en effet, onze éditions latines de 1503
cages avec des perroquets"'^ la nouvelle ne se répand pas comme une traînée de à 1506 et quelque cinquante dans la première moitié du XVF siècle.
poudre et on n'assiste pas dans l'immédiat à une prolifération d'œuvres Après les récits de voyageurs apparaissent enfin les compilations rédigées par
imprimées, relatant la fameuse découverte. des intellectuels en chambre. Le premier travail de ce genre est réalisé par Pierre
Sans doute ne pouvons-nous pas évaluer le poids de la transmission orale. En Martyr d'Anghiera, historien italien fixé en Espagne et diplomate au service de
réalité, "le public connut l'Amérique par des conversations autant que par des Ferdinand et d'Isabelle. Ses Décades, publiées à partir de 1516, provoquent la
lectures. Le rôle de la diffusion orale qui fur, sans nul doute, essentiel échappe véritable découverte littéraire du Nouveau Monde et inaugurent la vogue des
presque totalement à nos investigations. On sait pourtant, à travers les rapports Collections de récits de voyage. Celles-ci seront de plus en plus nombreuses à
d'espions, l'interrogatoire des matelots et les textes administratifs, ce que partir de la seconde moitié du XVL siècle et il ne peut être question de retracer
pouvaient être les nouvelles qui couraient les ports""'. ici leur histoire longue et complexe.
De même, nous ne disposons pas encore, à l'heure actuelle, de tous les Ces ouvrages incomplets et au départ peu nombreux s'adressent, eux aussi, à
documents, lettres, mémoires, rapports, qui circulaient à cette époque dans les un public choisi, comme l'indiquent les centres de publication: Rome, Venise,
milieux marchands et qui furent oubUés, jusqu'au XIX?" siècle, dans les dépôts Vicence, Milan, Anvers, Augsbourg, Munich, pour n'en citer que quelques-uns.
d'archives. Mais en tout état de cause, ces écrits ne s'adressaient qu'à des cercles Ce sont surtout les pouvoirs politiques, les juristes et les diplomates qui
restreints de commerçants, d'hommes d'affaires et de financiers, qui s'intéressent au nouvel équilibre du monde et aux retombées du traité de
envisageaient les explorations d'un point de vue essentiellement pragmatique, Tordesillas (1494), lequel avait partagé les nouvelles terres entre l'Espagne et le
pour ne pas dire lucratif, et qui, en outre, cultivaient le secret et le mystère, Portugal; les religieux, pour leur part, découvrent des peuples à évangéliser;
pour décourager d'éventuels concurrents. quant aux commerçants, ils s'informent essentiellement de nouvelles sources de
Quant aux relations officielles des premiers voyages vers l'Amérique, elles produits d'importation. En revanche, ces récits officiels ne pénètrent guère dans
furent éditées, dans l'immédiat du moins, avec une certaine parcimonie. Le les milieux universitaires et dans les cercles d'humanistes qui, pendant de
premier voyage de Christophe Colomb fut raconté dans une lettre en espagnol nombreuses années, se tiennent à l'écart du mouvement. "Il faudra attendre la
adressée par l'amiral à Luis de Santangel, son protecteur, avec un duplicata seconde moitié du XVF siècle et presque son achèvement pour qu'un bilan
moral et spirituel de la découverte du Nouveau Monde soit présenté aux
hommes de l'Occident"'^.
1 3 . Sur le "bagage livresque" d e C o l o m b , o n consultera n o t a m m e n t J. HEERS, Christophe Colomb, Certes, on peut expliquer ce repli par une attitude propre à toutes les sociétés,
pp. 1 2 3 - 1 6 2 . et P.E. TAVIANI, Christophe Colomb. Genèse de la grande découverte, 2 v o l . . Pans,
1980.
14. J. HEP:RS, Christophe Colomb, p· 1 3 4 .
15. J. HEERS, Christophe Colomb, pp. 2 3 9 - 2 4 0 . 17. J . - C I . MARGOLIN, Jérôme Cardan, Christophe Colomb et Aristote, dans Bibliothèque
16. C h . Julien cité par N . BROC, La géographie de la Renaissance, pp. 3 0 - 3 1 . d'Humanisme et Renaissance, 2 7 ( 1 9 6 5 ) , p. 6 6 5 .
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à savoir une certaine lenteur à accepter le bouleversement des idées reçues. Ce était inconnue de lui et des autres géographes antiques". Les lecteurs trouvaient
serait une erreur de prétendre qu'une découverte faite et publiée est aussitôt ainsi dans un même volume "la description d'un ensemble de territoires encore
universellement connue et assimilée. "Il apparaît au contraire à l'historien qui mal connus, dont de vastes régions restent à découvrir, et de l'antique
ne s'arrête pas aux grands noms et aux grandes œuvres qu'un intervalle de cecoumène, Europe, Asie et Libye, dont la géographie s'inscrit dans une longue
temps, souvent long, sépare une découverte de sa diffusion et de son histoire, toujours marquée par la référence grecque. D'une part, une carte
assimilation par les honnêtes gens"'^. D'ailleurs, aujourd'hui encore, on ne peut partielle, renfermant encore d'immenses zones vierges, d'autre part le dessin du
affirmer que la théorie de la relativité d'Einstein, les perspectives du freudisme vieux monde et sa légende pléthorique"^'.
et de la psychanalyse, les retombées de l'exploration spatiale soient entrées dans Quelques commentateurs se contentent même de préciser par un certain
le bagage commun de l'humanité. Il était donc logique que les lettrés des X V et nombre de notes ce qui distinguait l'cecoumène gréco-romaine du monde qui
XYl*· siècles n'échappassent point à cette pesanteur sociologique. leur était contemporain, indiquant en somme les principaux changements
Mais des circonstances particulières ont renforcé cette résistance des intervenus sur la carte de la terre depuis la "disparition du monde antique". Le
humanistes, à savoir leur amour absolu pour l'Antiquité. Car le prestige des jésuite Fronton du Duc intégrait ainsi à la description de l'Afrique de
auteurs grecs et latins, considérés comme des Autorités indiscutables, après avoir Pomponius Mêla la glose que voici :
stimulé l'esprit de découverte, a fonctionné comme un frein. "L'attachement Au sud de l'Éthiopie apparaît le reste de l'Afrique, appelé Zanzibar, qui fut exploré
aux connaissances traditionnelles, le dogme de l'infaillibilité des Anciens ont l'an 1497, où Vasco de Gama, selon les directives du roi Emmanuel, le premier
retardé la pénétration des conceptions nouvelles dans les Ecoles. En diffusant à des Portugais, traversa la zone torride, découvrit le cap ou promontoire qu'on
appelle de Bonne Espérance et, de là parvint à Calicut, aux Indes^'.
côté des relations des 'Indes', les classiques de la géographie antique,
î Quant aux atlas qui sont publiés dans la première moitié du X V r siècle, ils
l'imprimerie dressait face aux modernes de redoutables concurrents"'^
attestent également cette prééminence du savoir antique sur les connaissances
L'enseignement de la géographie dans les collèges au XV' siècle est révélateur nouvelles. Alors que les cartes de Ptolémée-Agathodémon circulent dès le début
à cet égard. Les livres mis à la disposition des élèves étaient la Chronographieàe. du XV' siècle sous forme de manuscrits, puis dans des ouvrages imprimés, il
Pomponius Mêla, la Périégèse de Denys et des manuels scolaires directement faut attendre 1508 pour voir paraître dans un atlas la première carte imprimée
inspirés de ceux-ci. Ces ouvrages étaient conçus à l'évidence comme des du Nouveau Monde, 1513 pour que l'édition de Ptolémée s'ouvre largement
compagnons dans la lecture classique, qui permettaient de repérer les lieux où se aux grandes navigations espagnoles et portugaises et 1578 pour que s'affirme le
déroulaient la vie et les activités du Grec ou du Romain. Tout au plus crépuscule de Ptolémée, avec l'atlas de Mercator ^ui n'accorde plus aux cartes
comportaient-ils de brefs appendices qui s'efforçaient d'intégrer dans l'étude de grecques qu'une valeur historique et documentaire'.
l'antique cecoumène l'Amérique et les terres australes récemment découvertes. Le cheminement du Nouveau Monde dans les préoccupations des
Ainsi le père Jacques Sirmond en 1586 consacrait dans son commentaire à humanistes fut donc long et difficile. Ce n'est que progressivement que "la
Pomponius Mêla cinq pages à l'Amérique et à la Magellanique inconnues des géographie s'émancipa de l'ancienne cosmographie et de l'histoire pour devenir
i
Anciens", qu'il introduisait en ces termes: indépendante. Ce fut alors l'éveil des curiosités, l'éclatement du monde,
Le premier Christophe Colomb, comme nous l'avons dit, découvrit les îles de
l'exaltation du "nouveau" qui libérait de l'Ancien, la substitution de l'expérience
Cuba et d'Hispanio a, parce qu'il avait appris grâce aux écrits d'un marin poussé
par une violente tempête, dans cette partie du monde, par hasard, qu'il s'y trouvait à Yauctoritas\\is(\\it-\z omnipotente, l'ouverture d'immenses horizons de terres
des terres; par la suite, lui-même explora en 1501 quelques parties de ce continent et de mer, dont naquit le sentiment de l'illimité de l'espace. La surgie des pays
dans la Chersonèse septentrionale^". étrangers offrit aux uns "la part de rêve", en d'autres, elle anima une inquiétude
De même, une édition de Denys publiée à Pont-à-Mousson en 1620 ajoute à la qui ébranla des certitudes réputées fermes''^\ Mais avant d'accepter que la
Périégèse une longue note qui y traite de l'Amérique "oubliée de Denys, car elle science antique s'incline devant les ouvertures nouvelles, les humanistes
18. F. DE DAINVILLE, à h découverte de l'Amérique à travers l'enseignement géographique français 21. C h . JACOB, L'œil et la mémoire: sur la 'Périégèse de la Terre' habitée de Denys, dans Arts et
du seizième au dix-huitième siècle (1953). dans L'éducation des Jésuites (XVle-XVlIIe siècle), Paris, légendes d'espaces. Figures de voyage et rhétoriques du monde, éd. C h . JACOB & F. LESTRINGANT,
1978, p. 4 5 5 . Paris, 1981, p. 7 2 .
1 Y. N . BROC, La géographie de la Renaissance, p. 32. 22. Traduit par F. DE DAINVILLE, Les découvertes portugaises à travers des cahiers d'écoliers parisiens
20. F. DE DAINVILLE, a la découverte de l'Amérique, p. 4 5 6 : "Primus quidem Christophorus de la fin du seizième siècle {1966), dans L'éducation des Jésuites, p. 4 6 3 .
Columbus, ut diximus, C u b a m et Hispanicam insulas lustravit q u o d intellexerat ex scriptis nautac 23. C f N . BROC, La géographie de la Renaissance, pp. 9 - 1 3 .
cujusdam vi tempestatis illuc forte delati in eo tractu rcgiones esse; ipse deinde anno 1501 partes 24. F. DE DAINVILLE, /. 'enseignement de l'histoire et de la géographie et le 'ratio stiidiomm'A),
quasdem contincntis istius explotavit in Chersonese septentrionali". dans L'éducation des Jésîdtes, p. 453.
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Du côté de la Libye, on trouve une île dans la haute mer, d'une étendue
s'efforcèrent d'harmoniser les deux conceptions qui se trouvaient en présence. considérable, et située dans l'Océan. Elle est éloignée de la Libye de plusieurs
Après avoir dédaigné le Nouveau Monde, ils tentèrent de l'intégrer dans journées de navigation, et située à l'Occident. Son sol est fertile, montagneux, peu
l'Ancien. plat, et d'une grande beauté. Cette île est arrosée par desfleuvesnavig^les. On y
voit de nombreux jardins plantés de toutes sortes d'arbres et des vergers traversé
3. Intégration de l'Amérique dans les schémas de pensée des humanistes par des sources d'eau douce. On y trouve des maisons de campagne
somptueusement construites et dont les parterres sont ornés de berceaux couverts
de fleurs. C'est là que les habitants passent la saison de l'été, jouissant
La découverte de l'Amérique plaçait, en effet, ces zélateurs inconditionnels de voluptueusement des biens que la campagne leur fournit en abondance. La région
l'Antiquité dans une situation gênante: elle remettait en cause leur montagneuse est couverte de bois épais et d'arbres fruitiers de toute espèce; le
représentation du monde, fondée sur ces autorités incontestables et en séjour dans les montagnes est embelli par des vallons et de nombreuses sources. En
l'occurrence unanimes, que constituaient la Bible et la tradition classique. Car un mot, toute l'île est bien arrosée d'eaux douces qui contribuent non seulement
au plaisir des habitants, mais encore à leur santé et à leur force. La chasse leur
l'une et l'autre avaient divisé une fois pour toutes l'cecoumène en trois
fournit nombre d'animaux divers, et leur procure des repas succulents et
continents. Selon la Bible, cette tripartition remontait à Noé, qui avait partagé somptueux. La mer qui baigne cette île renferme une multitude de poissons, car
la terre habitée entre ses fils: l'Europe devenait l'héritage de Japhet, l'Asie, celui l'Océan est naturellement très poissonneux. Enfin l'air y est si tempéré, que les
de Sem, l'Afrique, celui de Cham. Quant aux auteurs antiques, ils ne fruits des arbres et d'autres produits y croissent en abondance pendant la plus
connaissaient eux aussi qu'une Europe aux frontières nordiques mal définies, grande partie de l'année. En un mot, cette île est si belle qu'elle paraît plutôt le
une Asie énorme et une Afrique tronquée. Pouvait-on dès lors admettre que des séjour heureux de quelques dieux que celui des hommes (Diodore d^ Sicile,
Bibliothèque historique, V 19-20).
autorités aussi prestigieuses se soient à ce point trompées et contester leur Comme on peut le constater, l'utilisation de tels passages prouve qu'on faisait
enseignement? flèche de tout bois pour démontrer l'omniscience des Anciens.
Face aux champions de la modernité, qui revendiquaient pour leur époque le Sur ce débat purement épistémologique vinrent très vite se greffer des
mérite des découvertes géographiques, de nombreux humanistes s'attachèrent à considérations beaucoup moins éthérées, dont l'enjeu était politique autant
démontrer que le Nouveau Monde n'en était pas un et que les Anciens le qu'économique. Ces mêmes textes servirent à nouveau d'arguments dans les
connaissaient déjà. Dans cette perspective, ils vantèrent "l'admirable intuition conflits qui opposèrent les conquistadores, désireux de bénéficier des avantages
des Grecs et des Latins" qui, tantôt avaient émis des hypothèses judicieuses — de leurs découvertes, à la monarchie espagnole, occupée à défendre âprement
confirmées désormais par les explorations de Christophe Colomb et de ses ses privilèges tout à la fois contre ses propres explorateurs et les puissances
successeurs — tantôt avaient prophétisé en des termes fort clairs la découverte rivales. L'Eglise eut également son mot à dire dans ce genre de débat, elle qui se
de l'Amérique. Et ils avancèrent comme preuves parmi d'autres la théorie des souciait de revendiquer certains droits sur l'Amérique contre les États
antipodes évoquée plus haut et le texte prophétique de Sénèque, auquel on nationaux. Elle ne pouvait, en effet, rester indifférente devant ces nouvelles
donnait, nous l'avons vu, un contenu des plus précis. D'autres textes permirent populations qu'il s'agissait de convertir et qu'elle considérait comme son
aux partisans irréductibles du savoir antique d'affirmer que les Anciens avaient troupeau exclusif Les lettrés engagés dans ces controverses puisèrent dès lors
même disposé de quelques informations sur l'Amérique, si imprécises et si abondamment dans les traditions biblique et antique pour démontrer que le
ténues fussent-elles. Le quatrième continent devint ainsi le noyau géographique Nouveau Monde en fait n'en était pas un et que ses peuples, issus du vieux
authentique sur lequel avaient été bâtis plusieurs récits utopiques, dont le plus monde chrétien, ne pouvaient échapper à la juridiction et aux soins de celui-ci,
connu est l'Atlantide de Platon, et l'une ou l'autre légende, comme celles qui qu'il s'agisse de colonisation ou d'évangélisation. D'aucuns, au contraire,
concernent le merveilleux jardin des Hespérides, installé très loin dans l'océan insistèrent sur la nouveauté du monde découvert par Colomb, déniant de cette
occidental et situé par certains auteurs latins de la basse antiquité à 40 jours de manière à leurs adversaires le droit de recourir à la Bible et à l'Antiquité pour
navigation de l'Afrique, ainsi que de fabuleuses populations éthiopiennes, fonder leurs prétentions. Ainsi, pour illustrer cette démarche par un exemple
partageant la vie des dieux à l'extrémité occidentale du monde. célèbre, identifier l'Amérique à l'Atlantide de Platon permettait aux défenseurs
On trouva également que certains textes relatant la découverte par les de la colonisation du nouveau continent par l'Espagne d'appuyer les prétentions
Carthaginois d'une île prospère au milieu de l'Atlantique permettaient de façon de cette dernière sur un droit d'héritage. Car, parmi les rois de l'Atlantide, on
remarquable d'identifier celle-ci à l'Amérique: trouve un certain Gadeiros, héros fondateur de Gadeira, c'est-à-dire Cadix, ville
Dans la mer au-delà des colonnes d'Hercule (se. Gibraltar), les Carthaginois indiscutablement espagnole. De même, poser l'Atlantide, disparue par la suite,
découvrirent, dit-on, une île déserte, possédant des forêts d'essences diverses et des comme passerelle entre l'Ancien Monde et le Nouveau, établissait l'origine des
fleuves navigables, admirable par toutes sortes de fruits, distante de plusieurs jours
de navigation (pseudo-Aristote, Récits merveilleux, 84). Amérindiens à partir de populations européennes ou africaines et justifiait par
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Ecriture et lecture au moment de l'éclosion de l'Humanisme raison n'en est pas un stade inférieur du développement de l'intelligence, mais
Voilà plus de cinq millénaires que les hommes ont découvert l'écriture. Quels plutôt un défaut d'organisation de l'espace graphique.
sont donc les services rendus par cette bonne vieille écriture? Jusqu'à ia mise au Pour la plupart des lecteurs de l'Antiquité et du Moyen Âge, le déchiffrement
point récente des techniques de télécommunication et d'enregistrement du son de l'écrit passait par la lecture à voix haute. Seuls quelques experts réussissaient à
et de l'image, l'écrit était le seul mode de communication qui transcende appréhender un texte par une lecture purement visuelle. Faut-il rappeler la
l'espace et le temps. Jusqu'au XIX" siècle, l'écrit est l'unique moyen permettant description pleine d'admiration que saint Augustin fait de son maître Ambroise,
de s'adresser à un correspondant éloigné et de transmettre un message aux capable de lire sans remuer les lèvres''? La plupart des personnes alors
générations futures. Et c'est ainsi que l'invention de l'écriture marque le passage alphabétisées — une minorité — n'avaient pas cette maîtrise. Mieux encore,
de la préhistoire à l'histoire. comme l'indique Armando Petrucci, le scribe du haut Moyen Âge "était destiné
Sans m'appesantir sur les origines de l'écriture, je voudrais souligner que cette et préparé (quand il l'était) à l'écriture, non à la lecture"". Il semble paradoxal
découverte est née dans des sociétés sédentaires à économie fortement de mieux maîtriser l'écriture que la lecture. Le colophon d'un manuscrit du XV
structurée: l'empire sumérien vers 3300 av. j.-C., l'Egypte vers 3100, la Chine à siècle achevé à Huy en 1479 confirme le fait de manière amusante. Le copiste
une date discutée mais sans doute plus récente (2000?). Les premières foncdons s'y confesse dans un latin approximatif; il "demande l'indulgence pour les
confiées à l'écrit ont été de nature administrative. Ce que nous appelons la omissions ou incorrections venues sous sa plume". Et il explique: "De même
"littérature", avec la référence explicite à la lettre et donc à l'écriture, n'a été qu'un Flamand parle dans un second temps le français ou l'italien avec des mots
confiée que bien plus tard à l'écrit. La littérature grecque comme les littératures qu'il ne comprend pas, [...] ainsi, dans ce petit livre, j'ai écrit et j'ai lu sans
modernes de l'Europe plongent leurs racines dans Totalité. Il n'est pas inutile de comprendre, et bien souvent j'ai prononcé et j'ai dit beaucoup de mots latins
le rappeler au seuil d'un exposé sur un usage littéraire de l'écrit. que je n'ai pas compris. Soyez donc indulgents Si l'on admet qu'au Moyen
Michel de Certeau, qui avait le sens de la formule, a défini quelque part la Âge, "l'aire des lecteurs était encore plus réduite que celle des personnes
lecture comme un "braconnage"^. J'aime cette expression qui se vérifie à capables d'écrire", il faut conclure que l'écrit avait alors pour fonction essentielle
plusieurs niveaux. Elle exprime bien la relation inédite instaurée par l'écrit. la conservation de la pensée. Ce n'était pas un moyen courant de
Alors qu'une parole dite se déroule linéairement dans le temps sans que rien ne communication directe. Je le comparerais plutôt à un disque qui exige un
puisse la retenir, l'écrit est susceptible de lectures multiples, d'arrêts, de retours appareil de lecture pour livrer son message sonore.
en arrière, de sauts, etc. Son appréhension suppose l'exploration de l'espace de Notre habileté à lire est le résultat d'une lente conquête dans l'organisation
la page et même du livre entier. Sans doute un ordre conventionnel est-Ìl de l'espace écrit qui s'est étalée sur des siècles. Permettez-moi d'en marquer
imposé: dans nos sociétés, écriture et lecture se font de gauche à droite et de quelques moments essentiels. La mise au point de l'écriture alphabétique en
haut en bas. Mais la page et le livre imprimés sont livrés à la liberté du lecteur. constitue une première étape. Elle apparaît chez les peuples sémitiques des rives
Rien ne lui interdit d'explorer les textes suivant le circuit qu'il préfère. Le livre de la Mer Rouge et de la Méditerranée vers 1500 avant Jésus-Christ. Au départ,
n'est pas nécessairement déchiffré de manière linéaire, du premier au dernier ce type d'écriture se contente de la notation des consonnes. Vers la fin du IX'
mot. Il en va de même pour la rédaction, l'auteur créant rarement son texte siècle, les Grecs innovent en y ajoutant la notation des voyelles. Mais cette
d'un jet du début à la fin. amélioration substantielle donne toute sa valeur à l'invention primitive qui a
Le geste pour nous si familier de la lecture est une démarche complexe qui réduit à une vingtaine le nombre de signes nécessaires à la transcription de
suppose deux étapes successives. Π y a d'abord le décodage des signes l'ensemble des sons.
graphiques, ensuite l'appréhension du message signifié. Pendant des siècles, ces
deux étapes ont été franchies successivement, comme l'ont montré divers
travaux récents, en particulier ceux de Paul Saenger et d'Armando Petrucci^. La 6. S. Augustin, Confessions, VI 3.
7 . A . P E T R U C C I , op. cit., p. 6 0 6 .
8. "Scriptum per Christianum n;itum in Sittart filium T h o m e qui est mercator habentis m a t t e m
dicti C'hristiani in u x o r e m n o m i n a t a m Hlizabet Scottcn. Ipse en im rogar ut parcatur aut
indulgeatur ei si q u i d m i n u s s u p e r f l u u m aut incorrectum scripsit. Compiecus seu finicus est
4. M . DE CERTEAU, Lin : braconnage et poétique de consommateiiri, d a n s Projet, 1 9 7 8 , n" 124, libellus supradictus a n n o D o m i n i m c c c c et Ixxix viii kal. februarii hora 3 in c o n v c c t u
pp. 4 4 7 - 4 5 7 , repris sous le titre Liw.un braconnage, dans L'invention du quotidien, t. I, Arts de cniciferoruni extra m u r o egregie civitatis Huycnsis. Q u e m a d m o d u m unus sicuc enlm teuconicus
faire, Paris, 1 9 8 0 , pp. 279-2%. ioquitur postea g a i i i c u m aut i t a i i c u m h a b e n t c m <galiicum vel italicum> q u o d t a m e n n o n
5. P. SAENGER, Manières de lire médiévales, dans Histoire de l'édition française, t. I, Paris, 1 9 8 2 , inteilegic, vel sicut pueri dicunc suiim P.Trer noster vel Ave Marie q u o d n o n intellegit, sic in h o c
pp. 1 3 1 - 1 4 1 ; A . PETRUCCI, Lire au Moyen Âge, dans Mélanges de l'École française de Rome, 9 6 libello scripsi er legi quae n o n intellexi vel scpc locutus fui vcl dixi plura latine quae n o n intellexi
( 1 9 8 4 ) , pp. 6 0 3 - 6 1 6 . qua re indiilgendum est" (Liège, Grand Séminaire, MS. 61.21, f. cccxviii v°).
J.-FR. CILMONT LE LIVRE, VECTEUR D'UNE NOUVELLE CULTURE?
98 99
Le passage du rouleau au codex a marqué un nouveau tournant important abréviations pour les décoder de façon courante? Même pour les érudits de
pour l'accès aux textes écrits. Je ne discuterai pas ici des raisons qui ont amené notre temps, lire des manuscrits scolastiques n'est pas un exercice aisé"!
les chrétiens des premiers siècles de notre ère à préférer le codex. Cela nous Ainsi donc la notion d'alphabétisation est-elle loin d'être univoque. À toutes
emmènerait trop loin. Si, comme c'est vraisemblabJe, des motifs idéologiques et les époques, il y a eu des niveaux bien différents dans l'habileté à déchiffrer un
sociologiques y ont eu plus de poids que les considérations pratiques, la écrit. De nos jours encore, une alphabétisation élémentaire n'engendre pas
conséquence est là. Le livre en forme de codex est d'une consultation bien plus automatiquement la lecture silencieuse. Il suffit de regarder un enfant qui
aisée. Le lecteur accède plus facilement à un point donné du texte en tournant apprend à lire. Face à un texte de contenu difficile ou d'une langue mal connue,
les pages d'un codex qu'en déroulant un long rouleau. l'adulte en revient vite, lui aussi, à la lecture à voix basse, à la rumination.
Un autre progrès important fut apporté par la division du texte en mots et la
multiplication des signes de ponctuation. L'esthétique du haut Moyen Age veut
que la page comporte une alternance de lignes noires formées de lettres non Les humanistes face au livre manuscrit
disjointes et d'interlignes blancs. Dans beaucoup de textes latins des L' et ΙΓ
siècles, des points séparent les mots. Dans la suite, la scriptura continua se Au sortir du Moyen Age, l'écrit exerce donc à plein sa fonction de
généralise c'est-à-dire une copie sans aucune séparation entre les mots. Aussi la "mémoire". Et c'est dans ce lieu que les humanistes retrouvent les trésors de
lecture consistait-elle en un lent mécanisme d'épellation forcée. Il semble que ce l'Antiquité classique. Mais était-ce pour eux un moyen de communication
soient les scribes des îles britanniques qui, au ΥΙΙΓ' siècle, prennent l'initiative directe, le lecteur y découvrant un texte dans le silence?
de séparer les mots. Il leur arrive d'ailleurs de séparer les lettres de façon tout à Pétrarque renouvelle la relation de l'humaniste au livre, posant les germes
fait arbitraire. Mais la technique se généralise petit à petit au point de devenir la d'une révolution profonde dans l'art d'écrire. Il critique tout d'abord l'écriture
norme au ΧΙΓ siècle^ de son temps. Dans une lettre à Boccace, il décrit la gothique comme "une
Le développement de la scolastique et des universités à partir du ΧΙΓ siècle lettre instable et excessivement ornée...agréable de loin quoique enchevêtrée et
apporte également une pierre fondamentale à l'édifice. Il fait apparaître un lassante de près et que l'on dirait inventée dans un but autre que la lecture"'^.
nouveau type de lecteur. A côté du moine qui "rumine" un texte parcouru de Sa contestation ne s'arrête pas au dessin de la lettre. Il cherche aussi à mettre en
bout en bout, surgit le chercheur qui consulte les textes pour y trouver des œuvre un type de livre qu'il puisse manier d'une seule main, contrairement aux
références, ces "autorités" nécessaires à la justification de ses prises de position doctes et lourds in-folio. Ce sont des "libretti da mano" qu'il souhaite voir
canoniques ou théologiques. Cela se concrétise par la mise au point de multiples multiplier. Et fait remarquable, il ne se contente pas d'une réflexion théorique
techniques d'accès au texte: division et subdivision marquées par des initiales de en la matière, en particulier dans son chapitre De librorum copia qui date de
couleur ou par le pied de mouche (î); titres courants en haut des pages; 1353. Il pratique lui-même jour après jour le travail de copiste.
foliotage; notes marginales; index alphabétiques et, en tout premier lieu, En fait Pétrarque lie l'étude de la mise en page, la copie personnelle à la
concordances bibliques mises au point dans le cours du ΧΙΙΓ siècle'". qualité même des manuscrits. À ses yeux, le manque de qualification des
Cela ne signifie cependant pas que le scribe du bas Moyen Âge ait réussi à copistes et la séparation du travail entre auteur et scribe sont responsables de la
produire des manuscrits assurant le "confort de l'ceil". Il en reste toujours à la piètre qualité des textes. La solution qu'il préconise est une modification
page compacte, sans aucun espace blanc. Il multiplie comme à plaisir les radicale du rapport de l'auteur à son texte et donc du texte à son public.
abréviations qui permettent l'économie de place et l'accélération de la copie, ce Pétrarque s'oppose aussi à une lecture réduite à la simple consultation des
qui se justifie car ce travail est extrêmement pénible. La maîtrise de la lecture textes, usage largement répandu parmi les universitaires médiévaux. Il veut
silencieuse, purement visuelle, commence cependant à se répandre. On peut retrouver le plaisir de la lecture continue. De là, le souci de mise en page et de
s'interroger, à la suite d'Henri-Jean Martin, si l'habileté de ces lecteurs de maniabilité du livre, qui aboutit au rejet des gloses qui encombrent les marges
manuscrits n'était pas cantonnée au domaine de leur compétence. En dehors des manuscrits scolastiques.
des textes relevant de sa discipline, avait-il encore une maîtrise suffisante des L'intuition de Pétrarque est pleinement mise en œuvre autour de 1400 par
un petit groupe florentin qui a été qualifié de "bande de jeunes arrogants".
Avant de donner la parole à des avis moins positifs, examinons quelles médiocre serviront la cause des lettres. Une fois imprimées, elles auront
qualités de ce "novum genus scribendi" sont généralement mises en avant. Peu l'avantage de susciter des corrections. II y a sans doute là un plaidoyer Pro domo,
nombreuses, elles sont fondamentales: l'invention permet de multiplier les justifiant ses propres méthodes de travail plus que hâtives. La critique moderne
livres plus rapidement et, par conséquent, d'en réduire considérablement le estime en effet que le travail de Bussi était assez bâclé^^. On retrouve à Paris
prix. autour de la même année 1570 l'idée d'une amélioration de la tradition des
C'est avec une concision pleine d'élégance que le prélat Giovanni Antonio textes grâce à l'imprimerie. Guillaume Fichet qui est à l'origine de
Campano exprime cette efficacité inouïe. Dans un poème glissé au colophon l'introduction des premières presses à Paris, estime que l'imprimerie apporte le
d'une édition imprimée à Rome en 1478, il écrit: remède à la mutilation des textes par la copie manuscrite. Il faut dire que c'était
Imprimit ille die quantum non scribitur anno. un humaniste extrêmement exigeant vis-à-vis de ses imprimeurs, tant dans
Dans son De inventoribus rerum libri très imprimé à Venise en 1499, l'établissement des textes que dans leur mise en page^*^.
Polydore Virgile dit à peu près la même chose: "En un seul jour, un seul Face à la fougue enthousiaste d'un Bussi, Ìl est normal que les copistes se
homme imprime autant de lettres que plusieurs scribes n'arrivent à peine à rebiffent. C'est un réflexe corporatif compréhensible. Aussi n'insisté-je point sur
copier durant une année entière — tantum enim uno die ab uno homine cette réaction, dont Antonio Sinibaldi, le plus habile des copistes florentins,
litterarum imprimitur quantum vix tota anno a pluribus scribi posset" En 1499 fournit un témoignage. Il accuse la typographie d'avoir détruit l'art de l'écriture
toujours, Niccolò Perotti reprend le même thème, mais avec plus de mesure et de l'avoir ruiné^^ Il ne faudrait cependant pas exagérer l'importance de ces
puisqu'il met en balance le travail réalisé en un mois par un seul homme sur lamentations: la pratique de la copie manuscrite se maintient bien au-delà du
une presse et celui de plusieurs copistes en un an^^. XVr siècle.
L'abaissement des prix du livre est un autre attrait de l'imprimerie qui a La réaction d'un dominicain de Venise, bien qu'elle soit extrême, est plus
impressionné les hommes du XV^ siècle. Dans une dédicace de 1468, Giovanni intéressante car elle offre une plus grande cohérence. Ce Filippo di Strata
Andrea de Bussi explique que, désormais "même les plus pauvres peuvent montre une aversion profonde pour les imprimeurs. Il leur reproche d'avoir
acquérir des bibliothèques pour peu d'argent"^"^. Son de cloche identique chez rempli la ville de Venise de tant de livres qu'on peut les acquérir pour quelques
Polydore Virgile: l'imprimerie a propagé une telle quantité de livres dans toutes sous. Et ce sont des textes pleins d'erreurs préparés par des ignares imbéciles et
les disciplines "qu'il n'y aura désormais plus aucune œuvre que même l'indigent jamais corrigés. Il dénonce aussi la libre circulation de n'importe quel texte
ne puisse espérer acquérir"". En 1506, Jean Trithème constate pour sa part que parmi les gens simples^". Cette réaction, dans sa violence même, est révélatrice
la surabondance des livres est telle "que, pour une somme modeste, n'importe des difficultés rencontrées par l'imprimerie à ses débuts. Les réticences
qui peut devenir savant"^''. La constitution conciliaire de 1515 évoque de même proviennent d'un mélange de pulsions irraisonnées et de critiques fondées. Ces
parmi les avantages de l'imprimerie que "pour une petite dépense, on obtient dernières portent souvent moins sur la nature même de la technique que sur les
une grande abondance de livres". conditions de sa mise en oeuvre.
Mais venons-en à l'apport spécifique de l'imprimerie à la diffusion de Parmi les mouvements de rejet, un certain élitisme a joué. Un distique de
l'humanisme. Giovanni Bussi, bibliothécaire de la Vaticane et bientôt évêque, Girolamo Bononi glissé à la fin d'une édition parue à Vicence en 1470 suggère
est un des premiers à confier des textes classiques aux presses de Rome. Dans la dimension sociale de cette révolution:
des préfaces rédigées entre 1468 et 1472, il fait l'éloge d'une invention qui Ce que le roi seul possédait,
permet aux plus pauvres d'avoir des livres. Il voit ainsi les textes "se répandre ce qu'un prince avait avec peine et rarement,
par toute la terre en une puissante marée" alors que les manuscrits gardés en maintenant ce livre, chaque pauvre peut le posséder^'.
secret ne servent à personne. Optimiste, il croit que même des copies de qualité Cet éloge est ambigu car ce qui, pour les uns, est un progrès, n'est, pour
d'autres, qu'une déchéance. Est-ce un bien de mettre dans les mains de chaque
22. Cite par H . W l D M A N N , Vom Nutzen, p. 8 η. 3.
2 3 . " V i d e b a m e n i m t a n t u m uno m e n s e ab u n o h o m i n e h o c t e m p o r e imprimi litterarum posse,
q u a n t u m vix t o t e anno scribi alias a pluribus potuisset" (S. PRETE, op. cit., p. 211). 27. C f r M , LOWRY. op. cit, pp. 3 3 - 3 4 .
24. "Pauperrimi quique parva pecunia bibliothecas possine redimere" (cité par H. WiDMANN, Die 2 8 . J. VEYRIN-F ORRER, Aux origines de l'imprimerie française: l'atelier de la Sorbonne et ses mécènes
Wirkung, p. 6 9 η. 19). (1470-1473), dans \Ό., La lettre et le texte, Paris, 1 9 8 7 , pp. 1 6 1 - 1 8 7 .
2 5 . "...ut n u l l u m a m p l i u s s u p e r f u t u r u m sit opus, q u o d ab h o m i n e q u a m v i s e g c n o desiderari 29. C f r A. PETRUCCI. Typologie,^. 134.
possit" (cité par H . WlDMANN, Die Wirkung, p. 7 0 η. 21). 3 0 . C f r M . LOWRY, op. cit., pp. 3 4 - 3 6 .
2 6 . ",,.ut aere iam m o d i c o doctus quilibet esse possit" (cité par H . W l D M A N N , Vom Nutzen, p. 15 31. " Q u e m m o d o rex, q u e m vix princeps m o d o rarus habebat, Q u i s q u e sibi librum p a u p e r habere
η. 19). potest" (cité par H . WlDMANN, Die Wirkung, p. 6 9 n. 19).
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LE LIVRE, V E C T E U R D'UNE NOUVELLE CULTURE?
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3 2 . Cfr V. COLETTI, L'éloquence de la chaire. Victoires et défaites du latin entre Moyen Age et 35. Érasme, Opus epistolarum, t. I, n° 1 8 2 , p. 4 1 1 .
Renaissance, Paris, 1987, pp. 114-115. 36. Préface aux Metamorphoses d ' O v i d e (Milan, l 4 7 5 ) , citée par V. SCHOLDERER, Fifty Essays in
3 3 . H . ROSENFELD, Brants "Narrenschiff'und seine Stellung in der Publizistik und zur Gesellschafi, Fifieenth and Sixteenth-Century Bibliography, Amsterdam, 1966, pp. 2 1 0 - 2 1 1 .
dans Beiträge zur Geschichte des Buches und seiner Funkdon in der Gesellschafi. Festschrifi fiir Hans 3 7 . "Si quas o p t i m e lector hoc in opere lituras inveneris nasum p o n i t o : nam Stcphanus Corallus
Widmann, Stuttgart, 1 9 7 4 , pp. 2 3 7 - 2 3 8 . Lugdunensis invidorum q u o t u n d a m malivolentia lacessitus: qui i d e m imprimere tentarunt: citius
3 4 . "Scriptura enim, si membraneis i m p o n i t u r , ad mille a n n o s poterit perdurare: impressura quam asparagi coquantur id absolvit: ac s u m m o studio emendatum literarum studiosis l e g e n d u m
autem, c u m res papirea sit, quandiu subsister? Si in v o l u m i n e papireo ad d u c e n t o s annos tradidit. Parme, M.CCCC.LXXIIL X.cal. April," ( c o l o p h o n de XAchilleis de P.P. Statins, cité par V.
perdurare pociierit, m a g n u m est" (texte l o n g u e m e n t cité par H . WlDMANN, Vom Nutzen, pp. 4 0 - SCHOLDF.RF.R, op. cit., p . 1 2 6 ) .
41). 3 8 . C i t é par H . D . L . VKRVLIET, op. cit., p. 366.
39. Cfr M. LOWRY, op. cit., pp. 3 7 - 3 8 .
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manifestement, durant les premières décennies, beaucoup d'incompréhension typographes ont vite adopté l'écriture humanisrique. Mais la recherche semble
entre le monde des imprimeurs et celui des humanistes. Ces derniers se plaisent s'arrêter là.
à multiplier les accusations de turbulence, d'avidité et d'incompétence. Il faut attendre la fm d u siècle pour qu'Aide Manuce amorce une
Effectivement, l'imprimerie a été prise en main avant tout par des artisans réconciliation des deux mondes. Dans la grande tradition florentine, il attache
soucieux de lucre. Les humanistes qui gèrent une imprimerie comme Guillaume autant d'importance au contenu qu'à la mise en page. Il ne se contente pas du
Eichet sont rares. D'ailleurs les premières presses travaillent bien davantage pour caractère romain. II fait aussi graver pour la première fois des caractères
les ecclésiastiques, les universitaires et les juristes que pour la diffusion des textes italiques. Il exige des polices de caractères où le nombre d'abréviations va en se
classiques de l'Antiquité. réduisant. Mais il joint surtout les recherches formelles au souci de la quahté des
Il a fallu plus d'un demi-siècle pour que peu à peu certaines méfiances textes^^ À partir de là, quoique les récriminations continuent — j'ai cité
disparaissent. Ici et là, des humanistes concèdent, au moins indirectement, qu'à Murmeilius, Érasme et Conrad Gesner — la collaboration se fait plus
constructive. Les imprimeurs deviennent des instruments de propagation de
côté de celle des imprimeurs, la responsabilité de leurs commanditaires est aussi
l'Humanisme un peu partout en Europe.
engagée. Ainsi, en 1492, dans la préface à l'édition princeps des Castigationes
PÎinianae, Ermolao Barbaro ne se limite pas à répéter la plainte habituelle:
"aujourd'hui les livres sont imprimés au hasard, et les imprimés pullulent
d'erreurs". Il explique que sa propre édition échappe à ce reproche parce qu'il Conclusion
s'est adressé à des imprimeurs qu'il a choisis "diligentes et doctos"^". Le mal
n'est donc pas sans remède. Au terme de ce périple, je voudrais insister sur deux points. Tout d'abord,
Dans une lettre de 1499, Niccolò Perotti propose une analyse plus l'apport de l'Humanisme au développement du livre et de la lecture est à coup
approfondie du phénomène. Il exprime d'abord les grands espoirs que sûr substantiel, mais il ne se situe pas au premier chef dans l'exploitation de
l'imprimerie avait suscités en lui. Il avait imaginé que les esprits seraient enrichis l'imprimerie. C'est chez Pétrarque et Niccoli qu'il faut le chercher, dans le souci
par la multiplication des livres et que l'étude des lettres y gagnerait en vigueur. de marier la qualité des textes et leur présentation graphique. La conjonction
Hélas, il lui a fallu déchanter. La liberté de publier n'importe quoi et le souci de des deux préoccupations aboutit à une amélioration notable de la présentation
plaire au grand public ont eu des effets désastreux. L'on imprime des choses qui des textes et donc de leur lisibilité. À cet égard, l'imprimerie n'a pas innové, du
devraient plutôt tomber dans l'oubli et lorsque les imprimeurs proposent un moins dans les premières années. Au contraire, si l'on en croit les récriminations
bon texte, ils le corrompent à un point tel qu'il vaut mieux éviter leurs livres. de nombre d'humanistes du XV" et du début du XVF siècle, les premiers
Mais, continue-t-il, "la racine de ce mal n'est pas tant l'incompétence de ceux typographes ne se sont montrés guère soigneux. Il existe cependant une lignée
qui impriment que la négligence, pour ne pas dire davantage, de quelques-uns de grands imprimeurs humanistes aussi compétents dans leur technique
qui se posent en correcteurs et en maîtres des vieux livres'"". typographique que dans le choix des textes. Je ne songe pas seulement à la
Ainsi nous sommes loin d'un enthousiasme sans réserve. Pour beaucoup famille des Manuce, mais aux Bade et aux Estienne, à toute une armée
d'humanistes, l'imprimé n'a pas la valeur du manuscrit. Il est fait de papier et d'éditeurs bâiois, les Proben, les Oporin, et à Christophe Plantin, etc.
non de parchemin. Il est composé à la hâte sans respect des textes. Le problème Peut-on aller plus loin? Faut-il voir dans l'Humanisme le tournant décisif qui
de la mise en page ne semble pas avoir préoccupé grand monde, alors que la fait basculer une société orale dans une organisation basée sur la lecture? Il est
tradition innovée par Pétrarque et Niccoli continue à être suivie pour la copie vrai que la lecture silencieuse aboutit à terme à de profondes mutations'*^. Un de
des manuscrits. Il est rare de trouver des hommes aussi exigeants que Guillaume ces enjeux essentiels est à coup sûr la privatisation des conduites et des pensées.
Eichet à Paris. Dans leur souci de faire "comme du manuscrit", les premiers L'homme apprend à s'informer et à décider dans le secret de son alcôve au lieu
imprimeurs reproduisent méticuleusement les modèles répandus autour d'eux.
Les Allemands proposent la mise en page universitaire, avec des caractères 42. Aide Manuce a été l'objet d'un travail remarquable publié e n anglais en 1979 et traduit e n
gothiques agrémentés de multiples abréviations. Arrivés en Italie, les français en 1 9 8 9 : M . LOWRY, Le monde d'Aide Manuce. Imprimeurs, hommes d'affaires et
intellectuels dam la Venise de la Renaissance (Histoire d u livre), Paris, 1989.
43. Les considérations d'E. Eisenstein sur l'importance de la lecture, largement inspirées de
M. McLohan, sont indiscutables au niveau théorique. Les réacrions sont différentes suivant
4 0 . Cité par S. PRETE, op. cit., p. 205. qu'une société est d o m i n é e par la c o m m u n i c a t i o n orale o u visuelle. Reste à prouver q u e
41. "Huius autem rei causa est: non tam insciria coriim qui imprimunt q u a m negligentia ne quid l'imprimerie a provoque une mutation d e la société dans le siècle qui a suivi son apparition. E.
gravius dicam q u o r u n d a m qui se correctores ac magistros vererum libroriim constituirant" Eisenstein le répète preque à chaque page, mais avance-t-elle un début de preuve? {The Printing
Press as an Agent of Change, Cambridge, 1979)
(document reproduit par S. PRETE, op. cit., pp. 2 1 1 - 2 1 4 ) .
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de le faire sur la place publique. La lecture faite dans l'intimité d'un espace qui conséquences de la rencontre des mouvements religieux du XVP siècle et de
échappe à la communauté encourage la réflexion solitaire. Roger Chartier a l'imprimerie"'^. De part et d'autre, les conclusions convergent. Ni l'Humanisme
raison d'y voir "une des évolutions culturelles majeures de la modernité Est- ni ia Réforme n'ont transformé profondément les modes traditionnels de
ce vraiment l'Humanisme qui» par la promotion systématique de la lecture, communication. Dans une société dominée de façon écrasante par la
aurait provoqué cette évolunon ? Je ne le crois d'autant moins qu'à court terme, communication orale, les humanistes ainsi que les réformateurs ont sans doute
il ne me semble pas y avoir eu de mutation profonde dans les sociétés élargi l'empire de la lecture, mais de façon très modeste. Il convient de ne pas
occidentales. oublier que le livre n'est pas seulement un moyen de communication directe.
Et ceci m'amène au second point de ma conclusion. L'Humanisme reste un En fait il faut attendre le XIX' siècle pour que livres et journaux deviennent des
mouvement qui privilégie la parole. Même s'ils ne refusent pas à manier la facteurs essentiels de communication, du moins pour le grand nombre.
plume, c'est dans la communication orale que les humanistes exercent
pleinement leur talent. D'ailleurs la majorité des textes de l'Antiquité sont liés à
la parole et à une restitution à voix haute: discours, tragédies, poèmes, etc.
N'oublions pas que c'est souvent dans une lecture publique que l'auteur de
l'Antiquité "édite" son texte, c'est-à-dire le lance dans le public.
Il serait aisé d'accumuler les témoignages de cette primauté de la parole pour
les humanistes. Un Coluccio Salutati, chancelier de Florence pendant plus de
trente ans, acquiert sans doute une très grande familiarité avec les auteurs
anciens. S'il unit humanisme et politique, c'est qu'il peut utiliser ses
connaissances livresques pour écraser ses adversaires dans les débats publics'*^.
De même, le roi de France Charles V estime ne pas avoir réussi à retenir le pape
à Avignon à cause de la faiblesse de ses ambassadeurs face à l'éloquence de
Pétrarque. Et c'est pour pallier cette insuffisance qu'il encourage le
développement des lettres à Paris'"'. Il est amusant de relever les réactions de
certains humanistes au moment de la redécouverte des Lettres à Atticus.
Découvrir un Cicéron plus politique que philosophe consterne Pétrarque; au
contraire Coluccio Salutati est séduit par ce mélange d'appétits intellectuels et
d'ambitions politiques. Bien d'autres hommes de la Renaissance le suivent sur
ce point. En Italie, en France comme ailleurs, l'étude des classiques était prisée
car la maîtrise du latin donne la clé de l'éloquence et permet donc de s'imposer
à ses pairs, de dénoncer ses ennemis et défendre sa cité ou sa foi. C'est pour
parler que les humanistes étaient gens du livre. Il leur plaît de pratiquer la
lecture en petit groupe, n'oubliant pas les usages de l'Antiquité dans ce
domaine. Certes, ils pratiquent la lecture silencieuse, ils relisent, ils copient et ils
annotent les textes. Mais ce n'est pas un but en soi. L'idéal reste de s'exprimer
par la parole.
Dans mon exposé, j'ai omis complètement d'évoquer les dimensions
religieuses du phénomène. C'est qu'un livre à paraître le mois prochain est
précisément consacré à ce face à face de la Réforme et du livre. J'y examine les
4 4 . R, CHARTIER, Les pratiques de l'écrit, dans Histoire de la vie privée, éd. Ph. ARIHS & G . DUBY,
t. III, Paris, 1 9 8 6 , p. 126.
45. Divers indices de la primauté de la parole peuvent être glânés dans L . D . REYNOLDS & Ν . G .
WILSON, D'Homère à Érasme: ία transmission des classiques grecs et knns, Paris, 1984, pp. 8 4 - 9 2 . 4 7 . La Réforme et le livre. L'Europe de l'imprimé (1517-1570), dossier conçu et rassemblé par
46. G. O u Y, op. cit., p. 2 6 7 . J.-Fr. GILMONT (Cerf Histoire), Paris, 1990.