Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Antiquité,
Age classique, Lumières
Mélanges en l’honneur d'Olivier Bloch
HONORÉ CHAMPION
PARIS
C H A M P IO N -V A R IA
Collection dirigée p a r Jean Bessière
38
MATERIA ACTUOSA
A N T IQ U IT É ,
 G E C L A SSIQ U E , L U M IÈ R E S
M ÉLANGES
E N L’H O N N E U R D ’O L IV IE R B L O C H
Dans la même collection
MATERIA ACTUOSA
ANTIQUITÉ,
ÂGE CLASSIQUE, LUMIÈRES
Mélanges
en l ’honneur d ’Olivier Bloch
www.honorecham pion.com
D iffusion hors France: Editions Slatkine, G enève
ww w.slatkine.com
Olivier BLOCH
Curriculum vitæ et B ibliographie............................................... 13
Jean SALEM
Avant-Propos ............................................................................... 21
SOURCES ANCIENNES
Marcel CONCHE
« L’éclaircie d’H o m è re » .............................................................. 29
Jean SALEM
«Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir
n’est pas vivre ?» [Euripide. Polyidos, fgmt. 639 N]:
histoire d’une formule» .............................................................. 39
Alain GIGANDET
« Histoire et mortalité du monde chez Lucrèce » ..................... 55
Antimo NEGRI
« Sulle tracce del materialismo presocratico
noos e krasis meleô: Parménide (dk, B 1 6 ) » ............................ 69
Gianni PAGANINI
«Hobbes, Gassendi et le De C iv e » ............................................. 183
Wallace KIRSOP
«Prolégomènes à une étude de la publication
et de la diffusion des Opéra omnia de G a sse n d i» ................... 207
Thomas M. L E N N O N .......................................................................
« Gambling and the naturalization of Providence
at the end of the seventeenth century » ...................................... 217
Rainer S P E C H T .................................................................................
«Volupté et douleur chez Gassendi
et dans Y «Essay » de Locke » ..................................................... 229
Pierre-François MOREAU
«M atérialisme et spin ozism e»................................................... 253
André TOSEL
« De la « ratio » à la « scientia intuitiva »
ou la transition éthique infinie selon S p in o z a » ....................... 261
Théo VERBEEK
«L’impossibilité de la théologie: Meyer et S p in o za» ............. 273
Luisa SIMONUTTI
« Théories de la matière et antispinozisme en Angleterre :
Robert Boyle et les Boyle Lectures» ........................................ 299
Miguel BENITEZ
«U ne réfutation inédite de YEthica de Spinoza» ................... 327
Laurent BOVE
«L e «retour aux principes» de 1’État de Moïse.
Éléments pour une lecture politique et matérialiste de
l ’enseignement du Christ chez S p in o z a» .................................. 343
SOMMAIRE 9
Roland MORTIER
«De Jean-Baptiste à Anacharsis, ou l’itinéraire
d’un m atérialiste»......................................................................... 361
I .orenzo BIANCHI
«Beaucoup plus fanatique qu’athée».
Cardan dans le Dictionnaire de Bayle .................................... 367
( iianluca MORI
«Jean Meslier, stratonicien redivivus» .................................... 381
Ann THOMSON
«M atérialisme et m ortalism e» ................................................... 409
Alain MOTHU
« Un joachimite au siècle de la Raison : Jean Patrocle Parisot» 427
Wiep VAN BUNGE
« Du Betoverde Weereld au Monde enchanté.
Traces de Bekker dans les premières Lumières françaises» .. 453
Guillaume PIGEARD DE GURBERT
«Le marquis d ’Argens, ou le matérialisme au style indirect» 473
Paolo QUINTILI
« La réception des matérialistes anciens chez Diderot » ......... 487
Günter MENSCHING
« Le matérialisme : une tradition discontinue » ........................ 513
LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE
Antony McKENNA
«La controverse religieuse, une source de la philosophie
clandestine : De la conception et de la naissance
de la Sainte Vierge, et sa généalogie» ....................................... 529
Alain NIDERST
«Du libertinage et de l’origine des manuscrits clandestins» . 555
Geneviève ARTIGAS-MENANT
« Questions sur les recueils de manuscrits philosophiques
clandestins » ................................................................................. 569
lîlisabeth QUENNEHEN
« Divers sentiments de Lucrèce, de la nature des choses.
Lucrèce philosophe environ 900 ans avant Jésus-Christ»
10 SOMMAIRE
Frédéric DELOFFRE
«L’itinéraire d’un clandestin: Robert Challe» ....................... 619
Marie-Hélène COTONI
«Aperçus sur la littérature clandestine
dans la correspondance de Voltaire » ......................................... 635
Marian SKRZYPEK
«L’Éîhocratie du baron d’Holbach : un best-seller
de la littérature clandestine p o lo n a is e » .................................... 657
Jeroom VERCRUYSSE
«L a débâcle de la censure dans les Pays-Bas autrichiens :
le Catalogue des livres défendus de 1788» .............................. 669
Françoise WEIL
«A propos des Libri prohibiti de la bibliothèque
du séminaire du S aint-S ulpice»................................................. 683
Didier FOUCAULT
« Matériaux pour une histoire du blasphème en Occident » .. 695
Pierre MACHEREY
«Les philosophes français de l’après-guerre
face à la politique : Humanisme et terreur de Merleau-Ponty
et Tyrannie et sagesse de Kojeve » ............................................. 717
Paulette CARRIVE
« De Leviathan à The New Leviathan» ....................................... 731
Jean DEPRUN
« Visite à un épicurien : Maurice Brotteaux » ............................ 743
OLIVIER BLOCH
CU RRICU LU M VITÆ
l'Indes - Formation
études secondaires à Paris (Lycée Camot 1940-1943, Lycée Janson-
de-Sailly 1943-1947) - Baccalauréat de Philosophie en 1947.
Études supérieures à Paris (1947-1954) :
Hypokhâgne et Khâgne au Lycée Louis-le-Grand (1947-1949).
Élève de l’École Normale Supérieure (Ulm) 1949-1954.
Licence de Philosophie et Diplôme d’Études Supérieures de Philo
sophie à la Sorbonne (1949-1952).
Agrégation de philosophie en 1954.
Pensionnaire de la Fondation Thiers (1955-1958).
Docteur d’État en Philosophie (Paris, Sorbonne, 1970), avec une
thèse sur La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme
et métaphysique, préparée sous la direction de Henri G o u h ie r .
Champ de recherches
- L’histoire de la philosophie, et plus particulièrement:
- L’histoire des doctrines, courants et traditions matérialistes, ce dans
le domaine de:
- La philosophie antique : aristotélisme, épicurisme, stoïcisme.
- La philosophie de l’âge classique (XVIIe et XVIIIe siècles) en
particulier en France (Descartes, Gassendi et ses disciples, les
philosophes matérialistes du XVIIIe siècle), et en Grande-Bre
tagne (Hobbes).
- Marx, Engels, et les traditions marxistes.
1. LIVRES
À paraître
1.5. La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et
métaphysique, seconde édition, Albin Michel, Bibliothèque de
l’Évolution de l’Humanité.
En préparation
1.6 . Molière/Philosophie, pour Albin Michel.
1.7. Les Lettres à Sophie (texte anonyme de la fin du XVIIIe siècle),
pour les Editions Honoré Champion.
À paraître
2.13. Les philosophies de la nature, Actes des journées des 20 et 27
mars, 27 novembre et 4 décembre 1994 (en collaboration avec
F. Dastur, J. Moutaux, H. Politis et P. Quintili), Publications de la
Sorbonne, 1998 (?).
3. TRADUCTION
<1,3. «État présent des recherches sur l’épicurisme grec», dans Actes
du VIIIe Congrès Budé, Paris, 1970, 93-138.
4.4. « La lettre d’Épicure », Revue philosophique, 1973, 453-460.
4.5. «Gassendi and the transition from the Middle Age to the classi-
cal era», Yale French Studies, n° 49, 1973, 43-55.
4.6. «M atérialisme et religion dans l’Antiquité», dans Philosophie et
religion, Paris, Editions Sociales, 1974, 7-24.
4.7. «Aristote appelle ‘sophistes’ les Sept Sages», Revue philoso
phique, 1976, 129-164.
4.8. «M arx, Renouvier, et l’histoire du matérialisme», La Pensée,
n° 191, février 1977,3-42.
4.9. «Sur les premières apparitions du mot ‘matérialiste’», dans 2.2. *
ci-dessus, 3-16 (précédemment publié en polonais et en italien).
•1.10. «Descartes et Gassendi», Europe, octobre 1978, 15-27.
4.11. «Sur l’image du matérialisme français du XVIIIe siècle dans
l’historiographie philosophique de la première moitié du XIXe
siècle: autour de Victor C ousin», dans 2.3. ci-dessus, 39-54.
4.12. «Un philosophe épicurien sous Louis-Philippe», Journal o f the
History o f Philosophy, XVIII, 4, octobre 1980, 433-443.
4.13. «Gassendi et la critique de l’aristotélisme», dans Proceedings o f
the World Congress on Aristotle, Thessaloniki, August 7-14
1978, Athènes, 1981-1983.
4.14. Article «Gassendi» dans le Dictionnaire des philosophes édité
parD . Huisman, Paris, 1984, 1009-1012.
4.15. «Damiron et Spinoza», dans Spinoza entre Lumières et Roman
tisme, Cahiers de Fontenay, n° 36 à 38, mars 1985, 229-232.
4.16. «Cyrano de Bergerac et la philosophie», dans 2.7. ci-dessus,
337-348.
4.17. «U n imbroglio philologique: les fragments d ’Aristote sur la
colère », dans Energeia - Etudes aristotéliciennes offertes à Mgr
Antonio Jannone, Paris, Vrin, 1986, 135-144.
4.18. « Gassendi et la politique », dans Pensée et politique, Cahiers de
littérature du XVIIe siècle, n° 9, Toulouse, 1987, 51-75.
4.19. Article «GAULTIER Abraham», dans le Dictionnaire des jo u r
nalistes - Supplément V, préparé par A.-M. Chouillet et F. Mou-
reau, Grenoble, 1987, 70-75 (mis à jour dans la deuxième édition
du Dictionnaire des journalistes, à paraître).
18 OLIVIER BLOCH
À paraître
4.45. «M olière et l’anthropologie cartésienne», communication au
Congrès sur «L’esprit cartésien» (Paris, août-septembre 1996).
4.46. Articles «Libertins, Libertinage», et «Pierre Gassendi», dans le
Dictionnaire de la science classique.
AVANT-PROPOS
2 Stendhal, au chap. 3 de la Vie de H enry Brulard (1835), déclare encore que les
L ettres pseudo-h ippocratiques, dans lesquelles est rapportée la fable du D em ocritus
ridens, constituaient l ’un des ouvrages de chevet de son grand-père. A peine vingt
ans plus tard, Littré (Œ uvres com plètes d ’HiPPOCRATE, t. IX, p. 308) parlera de ces
m êm es L ettres avec un souverain mépris.
AVANT-PROPOS 25
Jean S alem
SOURCES ANCIENNES
L’ÉCLAIRCIE D’HOMÈRE
lin, le fait d ’être, mais son habileté multiple et rusée. Au reste, l’épithète
lui est propre (si ce n ’est que le Poète en use, une fois, pour Héphaïstos).
De même, lui sont réservées les épithètes noXtip'nxocvoc, «fécond en
inventions», 7ioÀ,t>oavoç, «très vanté, célèbre», tioXvx Xck , «très endu-
i.mt », ta^aalcfipcov, «au cœur endurant», T^pcov, «endurant, prenant
mii soi», jtotartpOTtoç, «astucieux, aux mille tours», 7toiiata)|j.iiTr|ç,
• plein de ruse, d’artifice». Les épithètes réservées à un seul personnage
peuvent être dites « propres » ou « singulières » Ainsi l’épithète, prjtiexa
" prudent, sage», est réservée à Zeus. Ces épithètes ne sont nullement
insensés : elles ont des significations définies et enrichissent la connais-
.iiii e du sujet. On peut leur rattacher l’épithète ou.eiyevéTr|ç employée,
toujours au pluriel, pour désigner les dieux «toujours vivants», car les
« dieux » valent ici comme un seul personnage.
I lue épithète comme ^leya^'nxwp, «au grand cœur, au grand cou-
IH^e, lier, magnanime», n’est point propre à Ulysse, ni même aux
linos: elle est appliquée au légendaire Stentor, au maître des vents,
I(oie, et même au Cyclope. Si l’on suit la distinction des logiciens entre
le singulier, le particulier et l’universel, on dira que c ’est une épithète
•• |*.ii liculière». Pas plus que les précédentes, elle n’est oiseuse: elle
Mj-nilie certaines qualités du sujet. Il en va de même pour yeyapôc,
•• digne de respect, qui a l’air royal», ce qui vaut pour Ulysse comme
p<'iii Agamemnon (leur âge entrant en ligne de compte, outre leur pres-
Ini h e et leur royauté) ; âynvcop, qui s’emploie avec Gupoc, «cœ ur», en
un sens favorable, «vaillant, courageux, héroïque», ou défavorable,
» arrogant», selon qu’il s’applique, d’un côté, aux héros, ou, de l’autre,
il l'Iiersite ou aux prétendants; moM.7cop0 oç, «destructeur de villes»,
i e qui se dit d’Achille, d ’Ajax, d’Ulysse, mais aussi du dieu Arès. Les
qualités ici signifiées ne sont pas propres à un personnage mais com
munes ù plusieurs.
I'infin, une épithète comme 5ïoc, «divin», peut être dite universelle.
I >e ee fait, elle ne signifie plus aucune qualité, car aucune qualité n’est
i onimune à tous les êtres sinon le fait m êm ed’«être», qui n’est pas une
qualité, car qu’une échelle, par exemple, soit ou ne soit pas, cela ne
' limite rien à ce que l’on entend par ce mot. Si l’on conçoit une échelle,
10 que l'on conçoit, c ’est une «échelle»; et si ladite échelle existe, ce
n'est jamais qu’une échelle qui existe. Sïoc,étymologiquement, signifie
•• issu de Zeus» (racine deï). Tel peut être le sens en Iliade, 9.538, où
Ai lémis, race divine (Sïov yévoc)», peut faire allusion au fait qu’Arté-
iiiis, sœur jumelle d’Apollon, soit «née de Zeus». Mais, mis à part ce
i us où fitoc est associé à yévoc, le mot ne signifie ni «né de Zeus», ni
im'iiie '«d’origine divine»: Hector est dit «divin» plus d ’une vingtaine
dp loi s, qui pourtant « n ’est fils ni de dieu ni de déesse» (II., 10.50). Les
32 MARCEL CONCHE
héros sont «divins», mais aussi leurs épouses, y compris Hélène (II.,
3.171.228.423), qui pourtant s’estime «chienne» (II., 6.344.356) et
«objet d’horreur» (II., 3.404 24.775): auto-flagellation qui n’a rien de
«divin». Les dieux n’ont pas d’état d ’âme. Achille est «divin», mais
aussi le porcher Eumée (Od., 16.56; 17.507.508; 21.80; 22.129).
«D ivins» sont les chevaux (Lampos, l’un des coursiers d ’Hector, II.,
8.185 ; Arion, le cheval d ’Adraste, 23.346), les fleuves (le Céphise, II.,
2.522; le Scamandre, 12.21), les villes et leurs territoires (Arisbé, II.,
2.836; 21.43; Sparte, Od., 3.326; 4.313.702; 5.20), les peuples
(Achéens, II., 5.451; 11.455.504, etc.; Pélasges, II., 10.429; Od.,
19.177), les pays (Elide, II., 2.615; Od., 13.275; 15.298; 24.431), les
éléments - l’éther (II., 16.365; Od., 19.540), la mer (II., 1.141; 2.152;
14.76; 15.161.177.223; 21.219, etc.), la terre (II., 14.347) - , les
météores (l’aurore ou l’aube, II., 9.240; 11.723 ; 18.? 55 ; 24.417, etc.), et
même les monstres: ainsi la «divine» Charybde (Od., 12. 104.235).
Que résulte-t-il de cela sinon que Sïoc a une signification autre que lit
térale? Chantraine parle d’un «emploi purement formulaire».
Que signifie parler du «divin» Ulysse si son porcher est tout aussi
«divin»? Que signifie dire Hélène «toute divine», elle, la première
pour la beauté, et qui, «quand on l’a devant soi, a terriblement l’air des
déesses immortelles» (II., 3.158), si la monstrueuse Charybde est tout
aussi « divine »? Et en quoi un rempart est-il « divin » (Geioc, équivalent
de 5ioc, II., 21.526)? ou un breuvage (Od., 2.341 ; 9.205)? ou un manoir
(Od., 4.43)? Du Marsais distingue les adjectifs «physiques» et les
adjectifs «métaphysiques» (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
art. «Adjectif»). Les premiers ont un contenu sensoriel, les seconds un
contenu relationnel: par exemple, «blanc», «noir», «doux», «am er»,
sont des adjectifs physiques, «différent», «semblable», «prem ier»,
«dernier», «parfait», «im parfait», sont des adjectifs métaphysiques.
«D ivin» n’est pas un adjectif physique: quel contenu sensoriel se
retrouverait dans les différents sujets? Ce n ’est pas davantage un adjec
tif métaphysique: ce n ’est pas par référence aux dieux qu’Hector est dit
«divin», puisque, au contraire, de ce point de vue, il apparaît humain,
trop humain. Et quelle serait, au sens propre, la «divinité» d’Eumée?
celle d’un cheval? celle d ’un fleuve? celle d ’une ville? celle d’un
peuple? celle d’un météore? celle d ’un monstre?
De l’Écriture, disait Pascal, « il y a deux sens parfaits, le littéral et le
jnystique» (lettre à Mlle de Roannez, octobre 1656). Dès lors que le
sens littéral de «divin», s’exténuant dans le rien, en fait une épithète
« oiseuse » (le terme est de Littré, s.v. « Epithète »), est-ce à dire qu’il ait
un sens mystique? Mais que veut dire «m ystique»? Le sens mystique
de l’Écriture est, pour Pascal, celui qu’elle prend à la lumière de la foi.
L’ÉCLAIRCIE D ’HOMÈRE 33
Mur. quelque chose comme la «foi» est tout à fait absent de l’univers
il'Homère. Parlera-t-on seulement d’un sens «religieux»? Mais qu’en
i .1 il de la «religion» d’Hom ère? «la vérité est qu’il n’y eut jamais
I" h'ii ic moins religieux que Y Iliade», écrit Paul Mazon (Introduction à
lu lecture de Ylliade, Les Belles Lettres, 1943, p. 294). Homère
<<impie »? Le mot «contient au moins une part de vérité» (ibid., p. 295,
n <). « Divin»: cela se dit aussi bien d’un héros que d’un modeste ser-
viliuir, d ’un cheval que d’un fleuve, d’un rempart que d’un breuvage,
i Via se dit de tout. Mais qu’est-ce qui est dit de tout? Le terme «divin»
n'ajoute rien à la connotation, c ’est-à-dire aux caractères distinctifs
•l'un sujet quelconque. Aucune qualité ou propriété n’est spécifiée par
11 * mot. 11 en va comme de l’être chez Aristote, «terme vide, qui ne cor-
H",pond à aucune réalité et à aucun concept»1. Le mot «divin», comme
li‘ mot «être» chez le Stagirite, paraît bien être employé «homonyme-
nu ni », c ’est-à-dire «sans que les choses auxquelles on l’applique aient
aiu un caractère essentiel com m un»2. Hector, cheval, fleuve, Lacédé-
mone, Élide, aurore, rempart, manoir, breuvage forment un ensemble
disparate. Cependant «divin» n’est pas un vain mot, pas plus que
«(‘Ire» chez Aristote. Dans quelle intention le Poète en fait-il usage?
• <>n ne doit jamais se servir d ’épithètes par ostentation; on n ’en doit
Iunt- usage que pour appuyer sur les objets sur lesquels on veut arrêter
I' alIc-ntion» (Du Marsais, loc. cit., art. «Épithète»), On peut présumer
*11u• le Poète sait parfaitement user de l’épithète «divin» à bon escient.
II agit donc pour lui d’attirer l’attention sur les objets de son chant:
Hector, Ulysse, le cheval Lampos, le fleuve Scamandre, etc. Mais sur
i|noi exactement, puisqu’il ne s’agit d’aucun de leurs caractères distinc-
II Is 7
Il ne reste, pour toute la diversité des êtres qui sont au monde,
manoir, rivière, monstre ou déesse, que le seul fait d’être. Car il est cer-
i.un i|u’ils ont tous, y compris les dieux, cela en commun d’être au
monde. Dès lors, sur quoi le terme «divin» veut-il «arrêter l’attention»
sinon sur cela même: être? Ajax et Ulysse vont en ambassade chez
Ai lulle: «Ils s’avancent, le divin Ulysse en tête, et font halte devant
Ai lulle [...]. Le divin Achille les fait avancer, puis s’asseoir [...] Auto-
11ii iIon tient la viande; le divin Achille la coupe [...] Achille partage la
viande, puis il s’assied en face du divin Ulysse...» (II., 9.192 s.). Le
ici nie «divin» ne contribue en rien au progrès du récit: il est, à cet
Ô'.aid, vide de signification. Supprimons-le: pour ce qui regarde l’Am
bassade, le poète n’en aura pas moins dit tout ce qu’il voulait dire. L’épi-
Marcel Conche
Université de Paris I
« QUI SAIT SI VIVRE N’EST PAS MOURIR
ET SI MOURIR N ’EST PAS VIVRE?»
| EURIPIDE, POLYIDOS, FGMT. 639 N.]:
HISTOIRE D ’UNE FORMULE
Nous nous trouvons à vrai dire en présence de deux vers qui figu
raient initialement dans une pièce d’Euripide aujourd’hui perdue: Poly
idos (ou Glaucos) était son titre. Perdue assurément : mais Apollodore 2
et Hygin 3 en ont toutefois sauvegardé l’argument. Un certain Glaucos,
fils de Minos et de Pasiphaé, est tombé dans une jarre emplie de miel et
y a mystérieusement disparu. Là-dessus, Minos, qui entend dire que son
royaume est rempli de prodiges, charge Polyidos, homme doué de clair
voyance, de retrouver le corps du malheureux Glaucos et de le ressusci
ter par la même occasion. Polyidos interprète les signes, observe le vol
des oiseaux, parvient jusqu’à la dépouille de l’enfant, puis découvre
l’herbe magique qui ramène enfin Glaucos à la vie4. Les deux mêmes
vers - Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si mourir n ’est pas vivre? -
se trouvaient aussi, nous dit-on, dans le Phrixos, autre œuvre perdue
d ’Euripide, également remplie de prodiges et de merveilleux5: Ino,
belle-mère jalouse de Phrixos et de Hellê (ce sont là les enfants
qu’Athamas, son époux a eus naguère d ’un premier lit), s’y voit tran-
formée en divinité marine; puis un bélier à toison d’or transporte par la
voie des airs Phrixos et Hellê en Colchide6.
La formule que nous étudions connut sans nul doute un large succès
puisqu’Aristophane alla même jusqu’à en proposer un pastiche. Il se
trouve, en effet, que dans ses Grenouilles (406 av. J.-C.), Eschyle et
Euripide s’attaquent mutuellement en présence de Dionysos sur la
valeur respective de leurs œuvres. Dionysos entend ressusciter, ramener
sur la terre le meilleur de ces deux tragiques, - dans cette Athènes qui
manque désormais cruellement de poètes tragiques. Le dieu accorde
finalement son suffrage à Eschyle; aussi Euripide s’écrie-t-il aussitôt:
« Misérable ! tu souffriras donc que je sois mort !». A quoi Dionysos, par
dérision, lui répond tout à trac : « Et qui sait si vivre n’est pas être mort ?
Si respirer n’est pas manger (pnein), si dormir (deipnein) n’est pas une
tulNon ?»': phrase vide de sens, jeu verbal destiné à rappeller au specta-
Ihii 1rs deux vers du Polyidos.
*
* *
imiiiVs 400 av. J.-C. ; le Polyidos, si l’on en s ’en tient à la date suggérée par Wila-
imivvllz. (A nalecta Euripidae, p. 157), date de 415 et fut donc rédigé par Euripide
nviml (|ue ce traité ne fût com posé.
I l ilon, G orgias, 492 c.
l'u plaisir épicurien, les Cyrénaïques disent de même qu’il est comparable à la
i "milium du cadavre, nékrou katastasis, s ’il se réduit à l ’exem ption de douleur
ii 1 ( ’lément d’Alexandrie, Strom ates, II, 21; cf. égalem ent: D iogène Laërce, II,
NU),
1 Union, Gorgias, 492 e-493 a ; trad. M. Canto, loc. cit., p. 231.
1 //w i/, p. 524 b ; loc. cit., p. 305.
44 JEAN SALEM
50 ap. J.-C.), chez qui nous pensions devoir les trouver, a pour le
moment déçu notre attente. Il nous avait paru probable qu’il en avait une
fois usé, lui qui faisait profession de montrer que la philosophie grecque
développe une sagesse antérieure à elle, une sagesse qui n’est autre,
selon lui, que la sagesse mosaïque. «Héraclite, écrit-il ainsi, a eu raison
de suivre en ceci la doctrine de Moïse quand il dit: «Nous vivons dans
leur mort, nous sommes morts à leur vie», c ’est-à-dire qu’actuellement,
lorsque nous vivons, l’âme est morte et ensevelie dans le corps comme
dans un tombeau ; mais que, par notre mort, l’âme vit de la vie qui lui est
propre et qu’elle est délivrée du mal et du cadavre qui lui était lié, le
corps»20. Mais Philon ne cite pas expressément nos deux vers.
De même, dans ses Institutions divines, Lactance (env. 260/325
après J.-C.) endosse - hélas - non pas la formule textuellement, mais
Vidée selon laquelle hanc esse mortem, quam nos vitamputemus, l’idée
que c ’est une mort, ce que nous tenons pour la vie21. - Ne quittons donc
pas les Pères de l’Église. Clément d’Alexandrie (140-150/200 ap.
J.-C.), qui doit tant à Philon le Juif et qui aime à citer Platon, se réfère
également volontiers aux poètes : à Homère, bien sûr, à Ménandre et à
Euripide22, qu’il déclare même tenir pour le « philosophe de la scène »23.
Or d’Euripide, il cite, quant à lui, très explicitement la formule qui nous
intéresse, et ce dans le troisième Stromate24, lequel a pour sujet la conti
nence. Clément y rejette tout à la fois les excès ascétiques et la licence
que, dans l’Église, on reproche traditionnellement à certains gnostiques.
Le titre du chapitre III de ce troisième Stromate peut se traduire de la
façon suivante: «en quoi Platon et d’autres Anciens ont préfiguré l’hé
résie de Marcion et celles d’autres hérétiques qui se détournent du
mariage, du fait qu’ils tiennent la créature pour mauvaise et qu’ils
considèrent la naissance comme un châtiment infligé aux humains .»25 Il
y a des gens, nous dit Clément, qui dénigrent la créature, qui affirment
à l’instar de Marcion qu’il y a rivalité entre un dieu bon et un dieu
mauvais, et que la créature d’ici-bas est plutôt l’ouvrage du principe
20 Philon d ’Alexandrie, A llégorie des lois, livre I, § 108; éd. et trad. C. M ondésert,
Paris, Éd. du Cerf («Sou rces chrétiennes»), 1962, p. 101.
21 Lactance, Institutions divines, III, 19; in M igne, P atrologie grecque, t. VI, col. 412.
22 Cf. à ce sujet : Méhat (A .), Étude su r les Stromates de Clém ent d'Alexandrie, Paris,
Éditions du Seuil, 1966, p. 187 sq.
23 Clém ent d ’Alexandrie Strom ates, VI, § 70, 2.
24 Cf. ibid., III, m, 73 ; in M igne, P atrologie grecque, VIII, col. 1118.
25 M arcion: fin du Ier siècle, gnostique chrétien, hérésiarque; voir, en particulier, le
traité A dversus M arcionem de Tertullien.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 45
llimivniv Partant, ces gens peuvent assurer, comme le fit jadis Théognis,
i|«i'•• il est meilleur de ne pas naître pour les misérables m ortels»26; ou
Iiii n, ils peuvent écrire, comme Euripide n’a pas craint de le faire:
Q n is n o vit, a n v iv e r e q u id e m s ie t m o n ,
Si r i m o r i a u te m v iv e r e ?
i >11 l'on voit que notre formule apparaît ici sous la plume d’un spiri-
fmi/lMc, en tant qu’illustration des excès auxquels aboutit... un spiritua-
llhinr lort exagéré à son propre goût. Demander si cette vie n’est pas la
11Mn l mPme et si la mort n’est pas la vraie vie, cela revient à se livrer, aux
s «u ‘ de Clément, à un coupable dénigrement de la chair, cela revient à
icr comme un mécréant contre un pan entier de la Création.
' ftpleurc, dans la L ettre à M énécée (§ 126-127) cite et critique, lui aussi, cette parole
Mi ’lhéognis.
1 I hI('l'île, C ontre Celse, VII, 50; éd. et trad. M. Borret, Paris, Éditions du Cerf
(Sources chrétiennes), 1969, t. IV, p. 132-133 [= M igne, P atrologie grecque, t. XI,
ml 1632],
46 JEAN SALEM
42 Cicéron, A cadém iques, II, v, 14 (éd. et trad. Ch. Appuhn); in Cic., D e la D ivination.
Du Destin. A cadém iques, Paris, Garnier, s. d., p. 367 : abstrusa esse omnia, n ih iln os
sentire, nihil cem ere, nihil omnino, quale sit, p o sse reperire.
43 Ibid., II, v, 14 (loc. cit., p. 367) : nec A rcesilae calum nia conferenda est cum D em o-
criti verecundia.
44 D iogène Laërce, Vies, IX, 71: xaxtzr\ç Sè rrjç aipéaecoc è v io l <|>acn.v "Ofripov
K atàpÇat...
45 I b id .,\X ,l\.
46 Ibid., IX, 72-73.
47 lb id .,\X , 71 : «R ien de trop» (p.r|5èv à y a v ) serait, à ce compte, une devise d ’inspi
ration sceptique.
48 Ibid., IX, 72: il s ’agit du frag. DK [29] B 4 (P résocr., p. 292).
49 Ibid., IX, 73: Kod ’lrotoKpcxTTiv (ëjieita) È vS oiaatü x koù àvBpawrivcoc
à7to<|)odvea0ai.
50 Cf. ib id ., IX, 72: où (j.fiv à k X à Koci Hevo<t>àvri<; koù Zîjvcov ô ’E te à fn c Koà A r p o -
Kpixoç Koa’ ocùtoùç aicertTiKoi TOYxâvouaiv.
51 Dém ocrite, B 117 [= D iogène Laërce, Vies, IX, 72]; Présocr., p. 873.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 49
Vli' cl la mort peut figurer en très bonne place dans cet étonnant flori-
Irp , si propre à fortifier le penchant apparemment débordant de ces
Une. a établir de leur doctrine une généalogie fantaisiste.
Nextiis Empiricus, médecin sceptique (IIe siècle ap. J.-C.), ne man-
ijticia pas de rappeler que son maître Pyrrhon, lequel avait vécu cinq
Nlct les avant lui, avait sans doute eu recours à notre formule, pour
..... feuler son scepticisme52. «Quant à la mort elle-même, les uns pen-
«cnl (|ii’elle est terrible et qu’il faut l’éviter, mais les autres n’en pensent
11111. ainsi, déclare Sextus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes. Ainsi
I m ipide dit: «Qui sait si ce n’est pas être mort que de vivre, et vivre
ni ne. la terre qu’être mort ici-bas ? » 53 - Et Montaigne invoque Euripide
n tain tour, lorsqu’il égrene dans ses Essais toutes les preuves imagi-
lliiltles de l’humaine incertitude: «Aux plus avisez et aux plus habilles
liml sera donc monstrueux, écrit-il vers 1576: car à ceux là l’humaine
liiiMiu a persuadé qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque,
ii"ii pas seulement pour asseurer si la neige est blanche (et Anaxagoras
lu d imlit estre noire); s’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose; s’il
V a science ou ignorance (Metrodorus Chius nioit l’homme le pouvoir
due); ou si nous vivons: comme Euripides est en doute si la vie que
imie. vivons est vie, ou si c’est ce que nous appelons mort qui soit vie:
Ile 8’ o’iôev ei Çfjv t o ù 0 ô Gaveïv,
T ô Çfjv ô è 0vr|O K eiv è c m [on lit en note: Stob ée, Serm o, C X IX ]
sent considérés comme les plus sages des hommes ont ingénument pro
fessé [une parfaite] ignorance à l’égard des choses»56. Et Gassendi de
rappeler les propos de Démocrite, d ’Empédocle, de Xénophane, de
Zénon et du vieil Archiloque que, d’après Diogène Laërce, les pyrrho-
niens s’étaient efforcé de reprendre à leur compte57. Euripide figure bien
évidemment dans cette liste:
Quis novit autem an hoc vivere sit emori,
An emori hoc sit quod vocamus vivere?58.
*
* *
Jean S a l e m
Université de Paris I-Sorbonne
' CI, / « v Œ uvres de Timothée de Chillac, Lyon, 1599; le présent quatrain est cité in
I} iwnr de la p o é sie baroque et p récieu se (1550-1650), prés, par A. Blanchard, Paris,
Srfilicrs, 1969, p. 85-86.
" riinli's, A I [= D iogène Laërce, Vies, I, 35]. - Pierre B ayle (D ictionnaire historique
i'I critique, art. «Pyrrhon», G enève, Slatkine Reprints, 1969, t. XII, p. 108-109)
N'i!|>|)tile sur Stobée (serm o CXVIII) pour mettre la m êm e anecdote au com pte de
l'm lio n : « Pyrrhon soutenait, écrit-il, qu’il n ’importe pas plus de vivre que de mou-
Ili, nu de mourir que de vivre. Pourquoi donc ne mourez-vous pas? lui demanda-t-
i>n c'est à cause de cela'm êm e, répondit-il; c ’est parce que la vie et la mort sont
l’Hiilrinenl indifférentes.»
HISTOIRE ET MORTALITÉ
DU MONDE CHEZ LUCRÈCE
ÉVÉNEMENT
" 'im les problèmes posés par le «tou t» épicurien, voir J. Brunschwig, «L ’argument
il'l'pleure sur l’immutabilité du tout» dans E tudes su r les pliilosophies hellénis-
Paris, P.U.F., 1995, p. 15-42.
|! V. 12.16 1240; VI, 565-569.
11 II I IO.S-1174.
14 I u n'Iutillion du chant V, pour sa part, s ’annexera la polémique contre la cosm o-
11k'iiloftic cl la combinera à l ’argumentation physique.
58 A LAIN G IG AND ET
PROCESSUS
23 II, 1107-1108: a ddita surit corpora extrinsecus, addita circum / sem ina quae
magnum iaculando contulit omne.
24 II, 1118-1119: u tf itu b in ih ilo ia m p lu s e s tq u o d d a tu r in tr a /v ita lis v e n a s ...
25 Voir G. Droz-V incent, « L e s fo ed era naturae chez Lucrèce» dans Le concept de
nature à Rome. La physique, ouvrage collectif, Paris, Presses de l ’Ecole Normale
Supérieure, 1996, p. 191-211.
26 II, 1125-1128: c ’est un problème de canaux, de veines - on a l ’âge de ses artères.
Voir aussi II, 1136 et 1148-1149, où le principe est directement appliqué au monde.
HISTOIRE ET MORTALITÉ D U M O N D E CHEZ LUCRÈCE 61
la chaleur du soleil, mais aussi les pas incessants des créatures qui la
parcourent, la volatilisent en poussière et la dispersent ainsi dans les airs
sous forme de nuage ; de plus, la pluie, les eaux vives, la transforment en
boue et, par dilution, l’annexent à l’élément liquide. Par ailleurs, la terre
étant l’élément nourricier de tous les êtres ne peut accomplir cette fonc
tion qu’en se dessaisissant constamment d’une part d’elle-même. Ce
point, toutefois, reste sous-entendu par Lucrèce, qui choisit d’insister au
contraire sur l’autre dimension du processus, qui est en boucle : la mère
universelle étant en même temps, selon la formule proverbiale, «le
commun tombeau»31, ce qu’elle doit céder lui fait nécessairement
retour, selon un principe de circulation en équilibre32.
L’ensemble de cette séquence fait problème à plusieurs titres (Bailey
la qualifie non sans raisons de «compressed and not quite clear»). La
première difficulté tient à une discontinuité manifeste dans la manière
dont est déterminé l’objet même de l’analyse, la terre (corpus terrai),
entre le premier et le second argument. En effet, lorqu’il s’agit de la dis
persion pure et simple de ses composants au profit d ’un autre élément,
air ou eau, la terre semble définie simplement comme la partie (le
«m em bre») solide et compacte du monde, celle qui forme, pour les
vivants, le sol. Le second argument, en revanche, joue sur un autre sens
en rapport avec le phénomène de la vie, celui de l’élément nourricier.
Les deux sens seront d’ailleurs convoqués successivement dans la suite
du chant V, le premier lorsque Lucrèce retracera la genèse du monde, le
second lorsqu’il passera à l’histoire des vivants, puis de l’humanité.
Or ce déplacement suscite immédiatement une deuxième difficulté.
Si le mécanisme de la vie est fondé sur un échange, ce qui fait apparaître
la terre comme «m ère universelle et universel tombeau», le second
argument déborde manifestement son but avoué, qui a trait à la morta
lité de la terre, et finit par le mettre en péril. Ce que Lucrèce en vient
maintenant à décrire, c ’est un processus de transfert ininterrompu, la
terre ne cessant de récupérer d ’un côté ce qu’elle perd de l’autre, en
vertu du principe d'isonomie: on semble donc loin, presque à l’opposé,
de l’idée d’un délabrement, d’une décomposition permanente qu’illus
traient les premiers exemples. Tout est suspendu en fait à la façon dont
il faut entendre l’idée même de mortalité des parties du monde. Lors
qu’il l’introduit, aux vers 235-246, Lucrèce précise que la mort doit être
ici saisie dans le couple indissoluble qu’elle forme avec la naissance:
« tout composé dont les parties et les membres / sont matières naissante
et figures mortelles (corpore nativo ac mortalibus esse figuris) / nous
I ,' impression est que Lucrèce hésite ici entre deux modèles, entre
deux logiques: modèle isonomique de la circulation des atomes, d’une
|litit, avec rééquilibrage périodique des pertes et des gains (un bel
Momple en est donné au chant VI, à propos des nuages, avec la théorie
du i v> lu de l’eau mettant en jeu l’idée des différents états de la matière) ;
modèle, d ’autre part, que l’on peut qualifier d ’entropique en dépit de
I'hiiiii lironisme, qui suppose une pente fatale d ’usure et de dispersion,
Mil m l'on veut, de retour au néant primitif (on en trouve cette fois-ci
l'm cm p le dans la théorie de la lumière, fondée sur le principe de com-
luiiium) Le schéma agonistique de l’affrontement des éléments qui
MlNie toute la séquence recouvre les deux logiques dans l’ambiguïté:
C tu ii'(o l’énonce dans le commentaire polémique des figures
|Wyilli(|ues de Phaéton et du déluge à qui revient, en conclusion, de
64 ALAIN GIGANDET
LOIS DU TEMPS
33 V, 407-410.
34 II, 573-580.
33 V, 58.
36 Par là se trouve fixé le sens de l’argument énonçant que tout ce qui est né est voué à
périr.
37 M. Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Editions de
Minuit, 1977: «Chercher un équilibre à travers les écoulements et chercher la
fluence à travers l’équilibre forme une seule et même loi ». Un bel exemple, qui fait
peut-être secrètement paradigme, en est donné par le corps vivant (voir en particu
lier IV, 932-936).
HISTOIRE ET MORTALITÉ DU MONDE CHEZ LUCRÈCE 65
Si indica con DK la ormai classica opéra, curata da H. Diels e W. Kranz, Die Frag
mente der Vorsokratiker, Berlin 1903 (a cura solo del primo), 1934 (V éd., a cura
miche del secondo), che ha avuto moite altre edizioni (XI éd., Zürich-Berlin 1964),
i nn iiccessibile nell’ed., con Introduzione e Bibliografia, a cura di G. Pambôck, Ham-
Imrg 1957 (II éd., 1963). Si è preferito translitterare il greco, secondo l’uso corrente.
l'i'i la situazione ermeneutica, cfr. G. Reale, Il fr. 16 e la genesi dell’umano conos-
i ne, in E. Zeller-R. Mondolfl, La filosofia dei Greci nel suo sviluppo storico, trad.
Il,, l’artc I, vol. III, Gli Eleati, Firenze 1967, pp. 279- 286; per la letteratura critica,
l'il, IR u g g iu , Commentario filosofico, in Parmenide, Poema sulla natura. I fram-
ini'iiti c le testimonianze indirette, Presentazione, traduzione con testo greco dei
11.tmmenti del poema a fronte e note di G. Reale, Saggio introduttivo e Commenta-
i lu lllosofico di L. R., Milano 1991, p. 354.
Ni décidé di tradurre melea con «organi di senso», seguendo K. R. Popper che rende
l|lirstO termine con sense-organs (Back to Presocratics [1958], in Conjectures and
KQuittions. The Growth of Scientific Knowledge, London and New York 19924,
I' l(>5). Per le ragioni che inducono Popper a tradurre cosi melea, cfr. Addenda, in
< iinjectures and Réfutations cit., pp. 408-410. Che poi gli «organi di senso» costi-
luUeano il «corpo», ciô lascia ritenere che Parmenide si pone, da ultimo, il grande
l'inhlcma, che assilla tuttora il pensiero umano, e non solo quello materialistico, del
i ippoito mente-corpo (cfr. D.M. Rosenthal (éd.), Materialism and the mind-body
imihlcm, Englewood & Cliffs, N.J., 1971), un problema che si tende a risolvere
linpedendo al noos (Mind) di appartarsi in una assoluta indipendenza dal sôma
I lUtdy) c licenziando, di conseguenza, una psicologia o una psicoanalisi pura. Cfr.
41 nii'liisione di questo intervento.
70 ANTIMO NEGRI
l\itto ci porta a credere piuttosto, che per Parmenide il reale fosse esteso
e pensante ad un tempo e quasi vorremmo dire che, come poi sarà fatto
du Spinoza, pensiero ed estensione siano considerati da lui come due
ntlributi di una stessa sostanza.
6 Cfr. Th. Gomperz, Griechische Denker (Eine Geschichte der antiken Philosophie),
Bd. I, Leipzig 1896, p. 166; e, per le citazioni precedenti, p. 144.
7 Cfr. G.W.F. Hegel, Enzyclopadie der philosophischen Wissenschaften, § 87 A, in
Werke cit., Bd. VIII, p. 186. Naturalmente, la considerazione di questo «essere»
porta ad argomentazioni ben altre da quelle che qui si svolgono.
8 Per il posto che Parmenide occupa in questa storia, ci si puô limitare, per ora, a leg-
gere F.A. Lange, Geschichte des Materialismus, hrsg. und Einl. von A. Schmidt,
Frankfurt a.M. 1974, p. 16 e O. Bloch, Le matérialisme, Paris 19952, pp. 38-39.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 73
I ' 14). Avverte anche, Aristotele, nello stesso passo, che «la sensa-
/Iniio è un’alterazione (alloiôsis)». Alterazione è lo stesso pensiero
i<li'iil if'icato con la sensazione. La stessa mente, organo del pensiero,
t 1mi Ilu «alterata». Péril fatto, si capisce, cheessanon puô disporsi, pro-
Imii* tome vuole Parmenide, se non secondo la «mescolanza degli
di senso» o la «natura degli organi di senso». Cosi disponen-
iIiim, la mente non puô non costituire l’organodi un pensiero che, «alte-
iiimliisi » in dipendenzadi una sensazione che è «alterazione», non puô
t oiuepire altro «vero» che non siaquello che si identificacon il «feno-
lllt'iio». Il pensiero =sensazione è assoggettato alla mutevolezza e
nll'i’i rore, segno délia sua «alterazione».
Spiega Aristotele, cominciando ad esemplificare sul filosofo di
A | ' i i ) . ’, o n t o :
lllilr non tronca la difficoltà derivante dal fatto che, una volta fusi, sia
Dopo aver preso atto anche solo del fatto che Hegel traduce noos con
Verstand, in ubbidienza ad un lessico che puô sollecitare un riferimento
a Kant non poco preoccupato, non meno di Aristotele e di Teofrasto,
délia distinzione più netta tra intelletto e sensazione e dell’assegnazione
all’intelletto di un ruolo prépondérante12, tocca sottolineare soprattutto
come la resa in tedesco di to gar pleon esti noêma con das meiste ja ist
der Gedanke si puô giustificare anche ricordando come, per il filosofo
idealista, valga, contro l’empiristico Nihil est in intellectu quod prius
nonfuerit in sensu13al quale pure si è ricorso per spiegare il frammento
parmenideo14, il Nihil est in sensu quod prius nonfuerit in intellectu15,
( ’ho cosa vuol dire, Hegel, con l’espressione «il eavallo di legno dei
NMIIni »? Gli si puo lasciar dire, certo, che la sensibilità è un eavallo di
'h.Un. f’ucilmente espugnabile. E da chi e da che cosa se non dall’intel-
llMInV I lermini del rapporto, cosi come sembra posto da Aristotele e
'li’uliasto, che addirittura pensano ad una loro identificazione, si roves-
I I h i i i i : non l’intelletto pensa legato al carro degli «organi di senso»,
M ini questi sentono legati al servizio deirintelletto che pensa. Ancora
llim voila, si dà l’intelletto come das meiste, come «il massimo». Nello
IttfNNo momento, si rigetta il punto di vista materialistico secondo il
l|linlr l'anima (die Seele) è composta «da parti, da forze indipendenti».
No|n attutto questa espressione hegeliana va vagliata criticamente. Si
jltlfi i llcnere che le parti o le forze, dalle quali è composta l’»anima»,
Imiio l'organismo, da un lato, e quella che si dice «anima», dall’altro?
Î u ir.posta puô essere suggerita da Schopenhauer. In una pagina di
O in t ilcn Willen in der Natur (1836), alla quale è lui stesso a rinviare in
m» Wclt als Wille und Vorstellung, proprio leggendo - e questo è molto
Impoii .mie - il frammento parmenideo DK, B 16, e sostenendo che «al
ïimttlric dell’individuo singolo corrisponde la forma individuale del
P r p o » 1', egli scrive:
Quella che si dice anima è gia un composto (Zusammengesetz): essa è
lu congiunzione (Verbindung) délia volontà con il nous, l ’intelletto.
11W I Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Bd. XVIII cit.,
|i|i 2*J2 293.
A, Nt liopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, in Samtliche Werke, hrsg. v.
S llllbschcr, Bd. II, Mannheim 1984, p. 130.
78 ANTIMO NEGRI
La citazione cade nel paragrafo 20 di Die Welt als Wille und Vorstel
lung, preceduta dalla dichiarazione: «È assai notevole che già Parme
nide l’abbia detto». E che cosa «già Parmenide abbia detto» è cio che
lo stesso Schopenhauer dice in Über den Willen in der Natur, cioè che
l ’intelletto, «in quanto funzione cerebrale», è condizionato dall’orga-
nismo, è un posterius di questo.
Naturalmente, non deve sfuggire che Schopenhauer, assumendo in
proprio cio che, secondo lui, ha già detto Parmenide, ridimensiona il
ruolo che, nella conoscenza, Kant assegna aU’intelletto. Non è un ruolo
18 A. Schopenhauer, Über den Willen in der Natur, in Samtliche Werke cit., Bd. IV,
p. 20.
19 A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, in Samtliche Werke, Bd. cit.,
p. 130.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 79
24 Ivi. p. 112. E non è che aile spalle di questo Cabanis non possa collocarsi il più mate-
rialista d’Holbach, per il quale 11 facultés intellectuelles toutes sont dérivées de la
faculté de sentir (Système de la nature, cap. VIII).
25 Ivi, Cinquième Mémoire, pp. 272 sgg.
26 Si précisa la fonte: Tardarum vel chronicarum passionum libri V, IV, 9, 134-135.
Celio Aureliano di Sicca nella Numidia (IV secolo) è un medico esperto di patologia.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 81
Non si è quel che si vuol essere, come non si pensa come si vuol pen
sare. Come si pensa in dipendenza degli « organi di senso », cosî si è
come lascia che si sia la «mescolanza degli organi di senso», i diversi
modi délia quale sono spiegati, con le loro conseguenze, in DK, B 18.
Si, in questo frammento Celio Aureliano trova che non si accenna solo
a «fattori materiali (materiae)», ma anche a virtutes (fattori altri da
quelli materiali) dell’unione sessuale. Ma è vero che il permixtum
semen (v. 4) e soprattutto il permixtum corpus (v. 5) del frammento, che
richiamano la krasis meleôn di DK, B 16, inducono a pensare ad un
coito, ad un atto sessuale con accenti di sessuologia schiettamente mate
rialistica27 e, comunque, ad un coito, ad un atto sessuale che spiega
deterministicamente la «natura» di un uomo. E il carattere?
Th. Gomperz, dal quale si è visto sottolineare il momento materia
listico, convivente con quello spiritualistico, del pensiero parmenideo,
appone questo vero e proprio commento a DK, B 18 :
Secondo il nostro filosofo, infatti, il rapporto di quantité in cui si trova
la materia generativa délia femmina [...] con quella del maschio spiega
le peculiarità del carattere ( Charaktereigentiimlichkeit) del generato e,
specialmente, le sue inclinazioni sessuali. La stessa tendenza si rivela
nel tentativo che Parmenide fa di ricondurre le tendenze di vigore intel-
lettuale, che si riscontrano nei vari individui, ed anche qualunque loro
disposizione spirituale, alla proporzione, più o meno grande, in cui nei
loro corpi si trovano questa o quella delle due materie fondamentali28.
Ivi, p. 62.
" Cfr. Antimo Negri, Caduta e conoscenza. Interventi sul razionalismo critico, Roma,
1997, il cap. Popper e la luna di Parmenide, Intermezzo michelstaedteriano, pp.
114 sqq.
84 ANTIMO NEGRI
Antimo N e g r i
Università di Roma «Tor Vergata»
1 ti. Bruno, Le Souper des Cendres, in Œuvres complètes, v. II, éd. G. Aquilecchia et
nlii, Paris 1994, pp. 46-49; à propos du rapport entre Bruno et Copernic, voir aussi
les pp. 38-53 et 126-33. Pour une analyse du problème, voir H. Védrine, La Concep
tion de la nature chez Giordano Bruno, Paris 1967, pp. 216-25 ; E. Garin, Rinascite
r rivoluzioni. Movimenti culturali dal XIV al XVIII secolo, Milano 1992, pp. 269-
(><>; A. Ingegno, Cosmologia e füosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Firenze
1978, pp. 26-70; C. Monti, Introduzione à G. Bruno, Opere latine, éd. C. Monti,
Torino 1980, pp. 50-53; E. McMullin, Bruno and Copemicus, «Isis», LXXVIII,
1987, pp. 55-74; M. Ciliberto, La Ruota del tempo, Roma 1986, pp. 58-66; M. A.
( iranada, L’Interpretazione bruniana di Copernico e la «Narratio prima» di Rheti-
i iis , «Rinascimento», deuxième série, XXX, 1990, pp. 343-65; J. Seidengart, La
i ’osmologie infinitiste de Giordano Bruno, in Infini des mathématiciens, infini des
philosophes, éd. F. Monnoyeur, Paris 1992, pp. 59-82.
92 ANTONELLA DEL PRETE
ses dialogues italiens. Ceci étant dit, on le voit à l’inverse souvent recou
rir à des explications géométriques, et il lui arrivera même de composer
des ouvrages entièrement consacrés aux mathématiques (Articuli adver-
sus mathematicos, Prœlectiones geometricœ, Ars deformationum), ou
qui en font un usage intensif, comme c’est le cas dans le De minimo ou le
De monade. Il nous faudra donc tenter de percer la raison qui pousse
notre auteur à des prises de position apparemment aussi divergentes.
6 Bruno, Le Souper des cendres cit., pp. 47-49 ; Id., Spaccio de la bestia trionfante, in
Dialoglii italiani, éd. G. Gentile et G. Aquilecchia, v. II, Firenze 1985, p. 560; Id.,
De l'infini, de l ’univers et des inondes, in Œuvres complètes, v. IV, éd. G. Aquilec
chia et alii, Paris 1995, pp. 10-11,66-67, 116-19, 146-49, 164-65, 196-99, 264-67,
344-51.
7 Bruno, De la Cause cit., pp. 24-27, 140-41, 184-89, 262-65, 278-81, 296-97.
8 G. Bruno, Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, v. VI, éd. G. Aquilec
chia et alii, Paris 1994, pp. 110-11.
9 Ingegno, Cosmologia efilosofia cit., p. 51.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 95
IB Bruno, Le Souper des Cendres cit., pp. 158-59. Voir aussi, dans le même ordre
d'idées, ibid., pp. 276-77 : « Deuxièmement, bien que nous les [scil. les mouvements
(le la Terre] disions circulaires, aucun n’est vraiment circulaire. Troisièmement,
c'est en vain qu’on a déployé et qu’on déploiera bien des efforts pour trouver la
véritable règle de ces mouvements: car aucun n’est en fait régulier, ni susceptible
d'être poli par la lime de la géométrie.»
" lliiino, Camœracensis acrotismus cit., pp. 158-60.
" Ibid., p. 170.
" Ibid., pp. 168 et 171.
<" Ibid., pp. 184-86.
" Ibid., p. 182.
98 ANTONELLA DEL PRETE
22 Monti, Introduzione cit., p. 59 ; et McMullin, Bruno and Copemicus cit., pp. 60-63 ;
P.-H. Michel, La Cosmologie de Giordano Bruno, Paris 1962, p. 233.
23 G. Bruno, De triplici minimo et mensura, in Opéra latine conscripta cit., v. 1,3, éd.
F. Tocco et H. Vitelli, Florentiæ 1889, pp. 196-208; et Id., De monade, numéro
etfigura, in Opéra latine coscripta, v. 1,2, éd. F. Fiorentino, Neapoli 1884, pp. 337-
38.
24 Bruno, De monade cit., p. 340.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 99
27 Bruno, De minimo cit., pp. 144-49 et 177-80; Id., De monade cit., pp. 335-40; Id.,
De immenso cit., v. 1,2, pp. 88-100. Cf. Atanasijevic, The Metapliysical and Geo-
metrical Doctrine of Bruno cit., pp. 28-29; et Monti, Introduzione cit., pp. 30-31.
28 Bruno, De minimo cit., pp. 144-50 et 302-304; et Id., De monade cit., pp. 337-38 et
340. Cf. Atanasijevic, The Metaphysical and Geometrical Doctrine of Bruno cit.,
pp. 57-63.
29 Bruno, De immenso cit., v. 1,2, pp. 13, 63-65, et 214-20.
30 Ibid., v. 1,2, p. 214.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 101
11 Ihid., v. 1,2, pp. 171-72. Cf. A. Ingegno, Ermelismo e oroscopo delle religioninello
«Spaccio» bruniano, «Rinascimento», deuxième série, VII, 1967, pp. 171-72.
" Bruno, De immenso cit., v. 1,1, p. 366.
" Ibid., v. 1,1, p. 371.
102 ANTONELLA DEL PRETE
34 Ibid., v. 1,1, pp. 361-72, mais aussi v. 1,2, pp. 209-10. Cf. Ingegno, Ermetismo e oro-
scopo delle religioni cit, pp. 168-69; Id., Cosmologia efilosofia cit., pp. 119-23; et
Monti, Introduzione cit., p. 62.
35 Bruno, De immenso cit., v. 1,1, pp. 349, 350, 358, 365-66, et v. 1,2, pp. 257.
36 Ibid., v. 1,2, p. 259.
37 Ibid., v. 1,1, p. 365.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 103
41 Bruno, De immenso cit., v. 1,1, pp. 380-89. Pour présenter les théories de l’astro
nome polonais, Bruno suit souvent au pied de la lettre le texte du De revolutionibus.
42 Ibid., v. 1,1, pp. 389-98.
43 Ibid., v. 1,1, pp. 390-91.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 105
Ici retour des astres aux mêmes positions au bout d’une révolution
nnnuelle.
Remarquons ensuite, et pour conclure, que le refus d’une explication
Indique et mathématique du monde se révèle une thèse capable d’unifier
sous une même formule non seulement les critiques adressées à Aristote
cl aux partisans du géocentrisme, mais aussi celles qui s’attaquent au
philonisme dans la personne de Palingène, ou à l’astronomie mathéma-
Iisiinte dans celle de Copernic - car les objections qui, dans le De
immenso, visent ce dernier, sont bien présentées de telle façon à le rap
procher, sous certains points de vue tout au moins, des disciples de Pto-
Idmée.
A n to n e lla D e l P r e te
Scuola Normale Superiore (Pise)
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS.
L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
DANS LA LETTRE
DE DESCARTES À L’ABBÉ PICOT
1 A propos de «la vraye Logique» de Descartes, Baillet rappelle que le Père Rapin
■<avoit oüy dire que (le philosophe) avoit commencé une Logique, mais qu’il ne
l'avoit pas achevée; & qu’il en étoit resté quelques fragmens entre les mains d’un
tic ses disciples sous le titre de l’érudition». Mais -continue-t-il -, parmi les papiers
tli; Clerselier, que Baillet identifie dans le disciple du philosophe dont parlait Rapin,
" il ne s’est rien trouvé sous le titre d’érudition, ny même rien qui puisse passer pour
I ogique» (A. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, Paris, Chez Daniel Horthe-
mcls 1691, P. I, p. 282).
r.lisabeth à Descartes, (Berlin), 5 décembre (1647), AT V, p. 97.
•Sur ce sujet je renvois aux livres de Théo Verbeek, La Querelle d ’Utrecht, Paris, Les
Impressions Nouvelles, 1988; Descartes and the Dutch. Early Reactions to Carte-
slan Pliilosophy. 1630-1650, Southern Illinois University Press, Carbondale and
I ijwardsville, 1992 ; Les Néerlandais et Descartes, Amsterdam, Maison Descartes;
Paris, Institut Néerlandais, 1996.
108 MARIAFRANCA SPALLANZANI
avait en plus entre les mains «un autre écrit», « la description des fonc
tions de l’animal & de l’homme», qui, esquissé douze ou treize ans
auparavant et plusieurs fois mal transcrit, exigeait encore bien des cor
rections, ou plutôt une nouvelle rédaction, à laquelle aurait fort servi la
tranquillité concentrée de l’hiver, «le temps le plus tranquille que i’au-
ray peut-estre de ma vie». Et enfin, les notes qu’il avait écrites sur ce
sujet dans la «Préfacé qui est au-devant de la traduction Françoise de
mes Principes, laquelle ie pense que vostre Altesse a maintenant
receuë», ne lui suffisaient-elles pas?4
notions si claires d’elles mesme qu’on les peut acquérir sans médita
tion», l’expérience, la conversation avec les hommes, la lecture des
livres - qui n’aboutissent en réalité qu’à une sorte de prudence pra
tique13: les philosophes étant les «grands hommes» qui ont travaillé
« de tous temps » à la recherche des « premières causes & des vray s Prin
cipes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de
sçavoir» par la raison naturelle indépendamment de la lumière de la
foi14.
Tout à fait différents de ces vieux pédants ou de ces docteurs attachés
à la «Philosophie commune»15qu’une illégitime alliance entre Aristote
et la Bible a rendus opiniâtres et agressifs et qui sont «moins capables
de raison qu’ils ne seraient s’ils ne l’avoient jamais apprise», ils ne sont
donc ni de ces philosophes des Écoles, « souvent moins sages & moins
raisonnables que d’autres», que la dialectique a réduits à des rhéteurs
opulents de paroles mais pauvres de bon sens16, ni de ces grands érudits
sans méditation. Le second comprend tout ce que l’expérience des sens fait
connoistre. Le troisième ce que la conversation des autres hommes nous enseigne.
A quoy on peut adjouster, pour le quatrième la lecture, non de tous les Livres, mais
particulièrement de ceux qui qont esté écrits par des personnes capables de nous
donner de bonnes instructions, car c’est une espece de conversation que nous avons
avec leurs autheurs.»
13 G. Rodis Lewis, Maîtrise des passions et sagesse chez Descartes, dans Descartes,
Cahiers de Royaumont, cit., p. 208.
14 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 5, p. 4, p. 2. Revient ici
le grand idéal de l’unité des sciences, qui avait inauguré la philosophie cartésienne
lors des célèbres songes de la nuit du 10 novembre 1619, le dernier desquels - un
Dictionnaire, le Corpus poëtarum, YEst et non de Pythagore et le vers d’Ausone
Quod vitae sectabor iter? - Descartes aurait interprété, selon Baillet, comme
l’image de l’enchaînement de toutes les sciences et de l ’union «de la Philosophie &
de la Sagesse», et comme la révélation d’une mission à embrasser. Et «il fut assez
hardy pour se persuader, que c’étoit l’Esprit de Vérité qui avoit voulu lui ouvrir
les trésors de toutes les sciences par ce songe» (A. Baillet, La Vie de Monsieur
Descartes, cit., P. I, p. 84).
C ’est d’ailleurs Jean-Luc Marion qui met en rapport l’expérience cartésienne des
songes et «la thèse fondatrice» du jeune Descartes avec la Lettre-Préface à la tra
duction française des Principes (La pensée rêve-t-elle? Les trois songes ou l'éveil
du philosophe, dans Questions cartésiennes, Paris, Presses Universitaires de
France, 1991, pp. 20-23).
15 Descartes appelle «commune» ou «vulgaire» la philosophie des Ecoles, qu’il défi
nit «tantum congeries quædam opinionum, maxima ex parte dubiarum, ut ex conti-
nuis disputationum, quibus exagitati soient, apparet ; atque inutilium, ut longa expe-
rientia jam docuit: nemo enim unquam ex materia prima, formis sustantialibus,
qualitatibus occultis, & talibus, aliquid in usum suum convertit» (Epistola Renati
Des Cartes ad celeberrimum virum D. Gisbertum Voetium, AT VIII-2, p. 26).
16 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 18, p. 13.
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 111
w «Plerique libri, paucis lineis lectis figurisque inspectis, toti innotescunt; reliqua
chartæ implendæ adiecta sunt». Et encore: «Iuvenis, oblatis ingeniosis inventis,
quærebam ipse per me possemne invenire, etiam non lecto auctore: unde paulatim
animadverti me certis regulis uti» (Cogitationes privatœ, AT X, 214).
'* Descartes, Discours de la Méthode, AT VI, pp. 6-7.
|g Descartes, Regulœ ad directionem ingenii, AT X, Régula III, p. 367. «Ce n’est pas
qu’on doive négliger (les inventions) d’autruy, lors qu’on en rencontre d’utiles;
mais ie ne croy pas qu’on doive employer son principal temps à les recueillir. Enfin,
si quelques-uns estoient capables de trouver le fonds des sciences, ils auraient tort
d’user leur vie à en cercher de petites parcelles qui sont cachés par cy par là dans les
recoins des Bibliothèques» (Descartes à ***, (août 1638?), AT II, pp. 346-347).
m Sur la distinction entre Historia et Scientia voir la lettre de Descartes à Hogelande,
8 février 1640, AT III, pp. 722-724.
" D. Des Chene, Physiologia. Natural Philosophy in Late Aristotelian and Cartesian
Tliought, Ithaca and London, Cornell University Press, 1996, p. 6.
" Descartes, Discours de la Méthode, cit., p. 62.
11 Descartes a Hogelande, 8 febbraio 1640, cit., p. 723. Koyré parlait, à ce propos,
d’une autocratie absolue de la raison (Entretiens sur Descartes, New York, Paris,
Brentano, 1944, p. 58).
M L’image de l’architecte et de l’«Ingenieur» est souvent utilisée par Descartes pour
clarifier toute entreprise intellectuelle qui se propose comme vraiment philoso
phique. Le renvois au Discours est évident, avec ces «bastimens qu’un seul Archi
tecte a entrepris & achevez, (qui) ont coustume d’estre plus beaux & mieux ordon
nez, que ceux que plusieus ont tasché de racommoder» (Discours de la Méthode,
cit., p. il). Mais bien plus riche est le passage des Notœ aux Objectiones Septimœ:
«Testatus sum ubique in meis scriptis, me Architectos in eo imitari, quod, ut
solida ædificia construant, in locis ubi saxum, vel argilla, vel aliud quodcunque fir-
mum solum arenosa superficie confectum est, fossas primum excavent, omnemque
ex iis arenam, & alia quævis arenæ nixa aut permista, rejiciant, ut deinde in solo
112 MARIAFRANCA SPALLANZANI
pliique qui, conçue à l’origine «en forme de Theses»31 «en tel ordre
qu’(elle) p(ût) aisément estre enseignée»32 et rédigée dans un style
didactique qui s’inspire des textes des écoles, aurait dû confondre les
liiiseurs trop ardents de livres qui «reçoivent souvent des Principes qui
ne sont pas évidents » et « en tirent des conséquences incertaines »33- la
dissociation d’avec Regius est ouverte et dure -, ceux qui s’abandon
nent aux préjugés, qui secondent les habitudes et se contentent de la
vraisemblance, qui préfèrent le goût et les voix de la multitude à la soli
tude de l’enquête philosophique34, aussi bien que ceux qui aiment mieux
la certitude rassurante vice tritœ ac cognitœ novis ac ignotis, qui chéris-
scnt la paix et le calme des académies et des écoles et craignent les dan
gers des nouveautés35. Un grand ouvrage systématique qui, par la seule
évidence de ses raisons et par la fécondité de ses principes, aurait dû
montrer à ceux qui cherchent sérieusement et attentivement la vérité la
profonde diversité et la nette supériorité de la philosophie cartésienne
sur toute autre, perfectible comme elle était et riche d’une « grande suite
de veritez»: un ouvrage donc que Descartes n’hésitait pas à placer sous
le signe de la Sagesse, et à écrire «en Philosophe»36 sine ullo contradi-
ccndi studio, & solius amore veiïtatis31.
" « Et mon dessein est d’écrire par ordre tout un Cours de ma Philosophie en forme de
Theses, où, sans aucune superfluité de discours, ie mettray seulement mes conclu
sions, avec les vrayes raisons d’où ie les tire, ce que ie croy pouvoir faire en fort peu
de mots ; & au mesme livre, de faire imprimer un Cours de la Philosophie ordinaire,
tel que peut estre celuy du Frere Eustache, avec mes Notes à la fin de chaque ques
tion, où i’adjouteray les diverses opinions des autres, & ce qu’on doit croire de
toutes, & peut-estre à la fin ie feray une comparaison de ces deux Philosophies»
(Descartes à Mersenne, Leyde, 11 novembre 1640, ATIII, p. 233).
11 Descartes à Mersenne, (Leyde, 31 décembre 1640), AT III, p. 276.
" Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 13.
" Descartes au P. (Gibieuf), (Endegeest, 19 janvier 1642), AT III, p. 473.
" Descartes, Epistola ad P. Dinet, cit., pp. 578-79.
'* Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Epistre à la serenissime Princesse
Elisabeth, p. 21.
1 I >escartes à Mersenne, (Endegeest, 22 décembre 1641), AT III, p. 465.
" Dcscartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 5.
114 MARIAFRANCA SPALLANZANI
61 Le terme « spéciale » est repris d’après Jean-Luc Marion, Quelle est la méthode dans
la métaphysique. Le rôle des natures simples dans les «Méditations», dans Ques
tions cartésiennes, cit., p. 106.
62 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 6: «Epicure osoit assu
rer, contre les raisonnemens des Astronomes, que le Soleil n’est pas plus grand qu’il
paroist ».
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 119
Mariafranca S p a l l a n z a n i
Università degli Studi di Bologna
Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, pp. 5-9 passim\ pp. 17-20
passim.
LA MOTHE LE VAYER,
LIBERTINAGE ET POLITIQUE
DANS LE DIALOGUE TRAITANT DE
LA POLITIQUE SCEPTIQUEMENT
S’il est vrai qu’au début de l’époque moderne se constitue une nou
velle figure du philosophe, et plus largement une nouvelle figure de
l’intellectuel, je voudrais m’intéresser ici, à travers le cas Le Vayer, aux
rapports pour le moins ambigus, - que je décrirais pour ma part volon
tiers en termes d’alliance manifeste et de conflits larvés -, qui unissent
cet homme nouveau aux nouvelles formes de pouvoir politique d’une
part, et de l’autre à l’ensemble de la société dont il est membre. Cet
homme nouveau, à la fois citoyen de l’européenne République des
122 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ
1 Sur cette question, voir l’ouvrage fondamental de Hélène Merlin, Public et littéra
ture en France au XVIIesiècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
2 Faute de monographie plus récente, on se reportera aux biographies de R. Kerviler,
François de La Mothe Le Vayer, précepteur du duc d ’Anjou et de Louis XIV. Etudes
sur sa vie et sur ses écrits, Paris, Rouveyre, 1879 et de F. Wickelgren, La Mothe Le
Vayer, sa vie, son œuvre, Paris, 1934. Voir également les nombreuses indications
dans les ouvrages classiques de R. Pintard (Le libertinage érudit dans la première
moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943. Nouv. éd. augmentée d’un avant-propos, de
notes et de réflexions sur les problèmes de l’histoire du libertinage, Genève-Paris,
Slatkine, 1983 ; La Mothe Le Vayer, Gassendi, Guy Patin. Etudes de biographie et
de critique suivies de textes inédits de Guy Patin, Paris, 1943) et, pour la figure
sociale de Le Vayer, les précieuses indications contenues dans l’ouvrage d’Alain
Viala, La naissance de l ’écrivain, Paris, 1985.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 123
5 D. Taranto souligne justem ent que la polarisation de l’attention sur le lien scepti
cisme-religion s’est faite au détrim ent de l’étude de la rupture radicale introduite
dans les D ialogu es entre morale et politique: Sullo scetticismo politico di La Mothe
Le Vayer, Il P ensiero P olitico, X X , 1987, p. 179-199, repris dans P irronism o e d
assolutism o nella Francia d el '600. Studi sul p en siero p o litico dello scetticism o da
M ontaigne a B ayle (1580-1697), Milan, FrancoAngeli, 1994, p. 108.
6 Je me permets de renvoyer ici à mon étude Louis M achon: Une apologie pour
Machiavel, E. U.I Working p a p e r H EC n° 98/4, Florence, 1998.
7 Voir ce que Guez de Balzac écrit à Descartes de leur ami commun Jean Silhon:
«Il a l’âme d ’un rebelle et rend les soumissions d ’un esclave», lettre du 25 avril
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 125
tant pour les fils des Lumières que nous sommes, qui avons d’autant
mieux intégré ces comportements duplices que nous en produisons la
plus vive condamnation morale sur le (seul) plan des principes. Ce tra
vail de dénégation, conduit au nom de la liberté d ’expression, nous a fait
parvenir dans ce type de pratique à un tel degré de raffinement, que la
grossièreté des procédés libertins, leur brutale simplicité en matière
d’obséquiosité et d’ironie, nous est proprement insupportable. Aussi
une lecture faisant toute sa part à la duplicité de la relation de l’auteur
au(x) pouvoir(s) qu’il sert, est-elle difficilement admissible pour tous
ceux qui conçoivent leur propre relation d ’intellectuel aux pouvoirs,
qu’elle soit d’adhésion ou d ’opposition, de manière unilatérale et uni
voque. Offusquée par cet impératif catégorique de la transparence et
cohérence de l’engagement politique, dans lequel je verrais volontiers
une intéressante modalité de la mauvaise foi, l’historiographie moderne
cxorcise sans doute ses propres démons en faisant des libertins de purs
idéologues de l’absolutisme. Mais dès lors que l’on reconnaît les effets
d’opacité et de brouillage qui caractérisent dans leurs textes le traite
ment des questions de religion, de mœurs et de culture, devrait-on au
moins soupçonner, ne serait-ce que par souci de cohérence méthodolo
gique, de semblables accidents dans leur manière de parler de politique.
Cette voie interprétative s’impose en tout cas d’elle-même pour cer
tains textes, trop évidemment éloignés de l’idéologie absolutiste et de
scs constituantes théoriques, ce qui est précisément le cas du présent
dialogue de Le Vayer. Plus encore, dans ce texte, il n’est pas un élément
îles doctrines de la raison d’État, il n ’est pas un trait de l’absolutisme qui
demeure exempt de la critique libertine. Certes cette critique est
ronsciencieusement enveloppée dans une mise en doute générale de la
I><>1itique comme telle, et de la légitimité de toutes les formes de gou
vernement des hommes, mais les atteintes au principe monarchique, et
A ses multiples justifications idéologiques, y compris (et surtout) les
plus contemporaines, n’en sont pas pour autant affaiblies. Elles sont
■amplement rendues moins apparentes.
1631. Silhon, dans ses écrits, ne prend aucune position tendant visiblement au liber-
tinage, bien au contraire, quoi q u ’il soit en contact direct avec la culture libertine.
Mais, précisément, je ferai volontiers cette contradiction stigmatisée par Balzac,
une caractéristique commune des gens de lettres de cette génération, à laquelle
appartient Le Vayer, qui répond à une situation sociale, politique et culturelle objec
tive, où l’autonomie de l’écrivain, comme l’ont montré A. Viala et Ch. Jouhaud, ne
peut s ’affirmer qu ’au prix de l ’acceptation simultanée d ’une subordination sociale
m'erue.
126 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ
11 «Il a bien vécu, celui qui s’est bien caché», Ovide, Tristes, III, iv, 25, devise liber
tine par excellence, qui fut aussi celle de Descartes.
12 Ibid., p. 136. Le Vayer renvoie à l’épître 69 de Sénèque.
13 Cf. le P etit traité sceptique su r cette comm une fa ço n de parler, n ’a v o ir p a s le sens
comm un, Œ uvres, t. V, partie II.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 129
sent au lieu retiré de la subjectivité critique. Ce lieu, tout aussi bien, est
celui à partir duquel le privé instruit le procès du public, ou du moins en
dénonce toutes les aberrations et les inepties. Dans la même page, appa-
laît d’ailleurs, de manière incidente, l’injonction libertine par excel
lence: «ne laissez pas pénétrer votre secret» (ibid.). La portée de l’in
jonction du secret privé, du secret du privé, est ainsi indissolublement
morale, politique et plus proprement encore métaphysique, comme
semble le montrer le Dialogue traitant de la politique sceptiquement,
qui porte en exergue une sentence grecque d’inspiration épicurienne,
clans laquelle on peut voir une invitation à la plus scrupuleuse dissimu
lation14.
SU STIN E E T A B S T IN E S C E P T IC E 15
îles arguments d’autorité20. De sorte qu’il est d ’emblée utilisé pour pro-
ii j'.er un for intérieur menacé par l’opinion et l’autorité, et qui éprouve
mi liberté, voire se constitue dans cette résistance à la conviction.
Mais ce traitement pyrrhonien de la politique est tout autant offensif :
lu science politique « n ’a aucune de ses raisons d’État si certaine, qui
n'.lit sa contre-raison, ni maxime si bien prise et si étendue, qui n’ait son
milimaxime; dont je puis parler d ’autant plus hardiment, que j ’ai pris
plaisir à m ’ébattre quelques fois sceptiquement sur ce sujet»21. Le trai
tement sceptique permet les «hardiesses» et «licences» d’écriture; il
donne libre cours à ce que Le Vayer nomme précisément sa main géné-
leuse ou libertine22. Le scepticisme, fortement revendiqué, subit en cela
une inflexion notable: il fournit le prétexte mais aussi les instruments de
lu licence», de la «générosité» et de « l’affranchissement» de l’esprit.
Ainsi peut-on à bon droit soupçonner Le Vayer, pour une part au moins,
tic sc servir de la méthode d’opposition et des tropes sceptiques pour
engager et protéger son entreprise de démystification et de désillusion-
ncinent. Mais, même ainsi considéré, selon la logique du soupçon mise
ru place par Orasius Tubero (pourquoi ferions-nous confiance à la pro
fession de foi pyrrhonienne, plus qu’à la profession de foi chrétienne,
dont elle est du reste indissociable?), ce libertinage reste sous l’emprise
du pyrrhonisme23: il est à la fois porté et contenu par lui, parce qu’il est
Ibid., Il s’agit toujours pour Le Vayer de «résister à l ’air contagieux qu’on respire
dans la conversation des hommes de ce siècle», P roblèm es sceptiques.
11 I’. 399-400. La conclusion du développement antipolitique est ainsi formulée par
Orontes: «Voilà Télamon, comme procédant sceptiquement dans votre belle poli
tique, j ’y ai trouvé toutes choses, et celles mêmes qui passaient pour les plus cer-
tnines et arrêtées, pleines de doutes et d ’irrésolutions. Si mon discours vous a paru
plus étendu que vous ne vous étiez promis, je m ’y suis trompé aussi bien que vous,
m’étant laissé emporter par un désir de vous justifier mes sentiments et ma vie, et de
vous prouver que cette prétendue science d ’État, dans laquelle beaucoup font tant
des suffisants, n’a aucun de ses principes si certains, que la moindre rencontre d 'a f
faire, le moindre accident de fortune, et la moindre diversité de temps n ’ébranle
aisément; ni aucune thèse ou proposition si constante, sur laquelle avec une fort
petite contention d ’esprit on ne forme aisément une antithèse, et une sentence du
lout opposée ou contraire», ibid. , p. 440-441. Cf. également Du gouvernem ent p o li
tique: «parcourez toute la politique, vous y trouverez partout de quoi former de
semblables antithèses; et je suis fort trompé si de grand docteur que vous êtes en
l'ette science, vous ne devenez à la fin un excellent douteur», in P etits traités, lettre
n" 140, Œ uvres, t. VII, IIe partie, p. 157.
1 le ttr e de l'auteur, au début des premiers D ialogues fa its à l ’im itation des Anciens...
Voir supra, le passage cité en exergue.
' ( T. S. Giocanti, «L a M othe Le Vayer: modes de diversion sceptique», m Libertinage
et Philosophie au XVIIe siècle -2- La M othe Le Vayer e t Naudé, Publications de
I' Université de Saint-Étienne, 1997, p. 32-48. S. Giocanti montre que Le Vayer est
132 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ
recourir à un art d’écrire entre les lignes «pour percevoir dans les
volutes par trop baroques du raisonnement de La Mothe les traces d’une
altitude démystifiante assez claire, parfois aussi cinglante, et qui s’étend
bien au-delà des limites qu’elle prétend vouloir respecter»27. Ainsi,
selon les catégories mises en place par le libertin, le discours oscille-t-il
entre le «pyrrhonisme tout pur» des auteurs païens et le pyrrhonisme
circoncis» par le christianisme dont il se réclame et qu’il dément tout
en même temps. Mais cette oscillation, où sont montrées toutes les fai
blesses des corrections chrétiennes de l’ancien pyrrhonisme28, se fait au
profit d ’une nouvelle forme de scepticisme, foncièrement impure.
Impure non parce qu’elle glisserait subrepticement en faveur d’un dog
matisme larvé - comme le fait fatalement le pyrrhonisme chrétien lors-
qu’il se rabat sur la révélation, les dogmes et l’autorité des Pères et des
( ’onciles— , mais parce qu’elle multiplie les raisons de nourrir le soup
çon d ’une commune fausseté des opinions opposées, et tout particuliè-
rcment de celles qui nous sont les plus familières et communes. De sorte
i|ue la démarche critique ne s’arrête pas à 1’épokè, quoi qu’en dise l'au
teur lui-même, mais poursuit un travail de démantèlement effectif, qui
ne conduit donc pas non plus à l’équilibre isosthénique et à la quiétude
•itaraxique, mais plutôt à l’entretien de déséquilibres permanents à tra
vers la fausse symétrie des arguments, les parallèles insidieux, etc.,
motifs d’une dérision tantôt amusée, tantôt chagrine.
tique. Mais ce thème circule dans la littérature libertine liée à l’épicurisme. Cf. par
exem ple le D iscours su r ce qu 'on a ppelle ph ilosoph e chrétien, La lettre clan des
tine, n° 4, 1996 et, un peu plus tard, le Theophrastus Redivivus, VI, 3, première édi
tion, G. Canziani et G. Paganini, 2 vol., 1981, vol. 2, p. 850, sq. Dans une longue et
note au texte du Theophrastus les éditeurs citent très opportunément, entre autres
textes, La Boétie et le passage de Le Vayer, ibid., p. 855-860.
38 Ibid., p. 395.
39 Ibid., p. 397.
40 Ibid., p. 387. Il renvoie au célèbre passage d ’Aristote, Éthique à N icom aque, I, 1,
1094 a.
41 Ibid., p. 399.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 137
qu’ils font mine de supprimer par leur silence les fatalités de l’État»42.
Or que cache ces paroles oraculaires et ces grands airs de mystère? Hé
bien précisément rien, ou pas grand chose. Orontes le sait par expé
rience, car il a maintes fois côtoyé ces hommes de grande suffisance, et
il a pu les jauger et juger selon leurs mérites43: «puisque je vous puis
parler ici non seulement de seul à seul, mais qui plus est, d ’ami à ami, je
vous dirai librement que m ’étant soigneusement approché (et avec
grand respect d’abord) de quelques uns de ceux que je voyais être en
réputation de plus de suffisance, et d’avoir le plus de connaissance des
Destinées de l’Europe, après les avoir assez étudié pour les reconnaître,
je m ’aperçus aisément qu’hors je ne sais quelle routine de cabinets, je ne
sais quelle chicane d’État, ils ne possédaient rien au fond, où une très
médiocre capacité ne put atteindre, et dont un esprit autre que commun,
exempt d ’ambition et d ’avarice, ne dût faire un fort grand mépris.»44
Notons d ’abord que la procédure adoptée d’énonciation, typiquement
libertine, est assez remarquable : si Orontes se permet une telle liberté de
parole, c’est parce qu’il parle à Télamon, de «seul à seul», et «qui plus
est, d ’ami à ami». Le lecteur est ainsi mis en position d ’assister fortui
tement, sans y être convié, au conciliabule privé. Il se trouve par rapport
au secret libertin dans une situation semblable à celle du particulier pro
fane confronté aux sacrés mystères de la politique: mais alors ce secret,
au contraire du secret mystificateur des traités de la raison d’État ou des
recueils de maximes d’État, est celui d ’une définitive démystification
du secret politique. En effet: routine et chicane, voilà à quoi se ramène
le tout de cet art sublime qui prétend présider aux destinées des
hommes. En fait, le talent majeur des politiques est de faire passer cette
médiocre routine de cabinet, à laquelle se réduit finalement le secret
politique, pour la célébration de profonds mystères. En ceci le secret
politique est bien d’abord une fiction de secret, un secret fictif: là
encore Le Vayer s ’oppose non seulement à la littérature de la mystifica
tion politique proprement dite, qui célèbre les mystères divins de l’État,
mais aussi, à travers Télamon, à ceux qui, comme Naudé, tout en pro
duisant une analyse technique (et comme telle nécessairement démysti-
I icatrice) des procédures du secret politique, préjugent des capacités
pi udentielles des acteurs politiques, et avouent leur fascination pour les
urnps d ’État, compris comme les fruits d’une prudence extraordinaire
qui élève l’art politique jusqu’au sublime. Dans ces événements extra
« Ibid., p. 398.
41 II est fort probable que Le Vayer se réfère ici à tout ce qu’il a pu apprendre de la
diplomatie dans ses voyages en Europe, en compagnie de Guillaume Bautru.
** Ibid.
138 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ
45 Ibid., p. 415.
46 Ibid., p. 413.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 139
LE MONARQUE ABSOLU
ET LE PHILOSOPHE SPECTATEUR
41 Ibid.
° Ibid., p. 416.
4" Ibid., p. 416-433.
140 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ
50 Ibid., p. 420.
51 «L es M agistrats de Perse consultés par Cambise sur le mariage q u ’il désirait
contracter avec sa sœur, lui firent réponse, que véritablement ils ne trouvaient point
de loi qui permît au frère d ’épouser sa sœur, mais qu’il y en avait bien une qui don
nait licence au roi de faire tout ce que bon lui sem blait», ibid., p. 416-417.
52 Le passage mérité d ’être cité en entier: «O n leur chante dès le berceau q u ’ils ne
relèvent que de Dieu et de l’épée, tibi s o lip e c c a v i, qu’étant maîtres de la vie et des
biens de leurs sujets (dom ini est terra et plen itudo ejus ) ils ne sont quant à eux rede
vables que de leurs bonnes grâces envers ceux qui s’en rendent dignes, bref,
qu’étant au-dessus des lois, tout leur est par conséquent permis, et peuvent, suivant
le proverbe ancien, civitates ludere, et de faire de leur État, et de tout ce q u ’il com
prend, comm e bon leur sem ble; s’estimant obligés seulement par l’intérêt de la
royauté à se rendre les plus absolus qu’ils peuvent, et à s’établir dans cette indépen
dante pam b a sileia des G recs», ibid., p. 416. Je crois que l’on peut constater que
l’«intérêt» invoqué est celui de la «royauté», c ’est-à-dire celui de la forme de gou
vernem ent, en tant qu’elle fonde en droit le bon vouloir des monarques, et non pré
cisément, l’État comme tel.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 141
plaisir, cependant que les Princes, les Rois, et les plus grands
Monarques, sont autant d’acteurs de la comédie, qui semble ne se jouer
que pour le contentement de ces dignes spectateurs.»62 Les rois sont des
histrions qui jouent pour le divertissement des spectateurs philosophes,
lit il faut noter que ce n’est pas du tout là une position isolée. Balzac,
Descartes, Poussin ont exprimé la même idée, à travers la même méta
phore63. Il y a là, me semble-t-il, le trait distinctif d’une génération d’es
prits libres. Chez ces auteurs, l’affirmation d ’une subjectivité souve
raine, s’accompagne de l’adoption d’une attitude superbe et
condescendante à l’égard des politiques, enveloppés par l’action et vie-
limes de ses troubles et de ses aléas64: mais c ’est un spectacle qui leur
plaît par dessus tout, qui les fascine et dont ils ont besoin, semble-t-il,
pour éprouver leur propre écart, leur propre distance généreuse vis-à-vis
de l’action et, aussi bien, dans l’action elle-même. Un lien dialectique
unit simulation politique et dissimulation libertine, et par là les consti
tutions respectives de l’État moderne et du sujet moral et métaphysique :
l’individu moderne a besoin du spectacle politique, il a besoin d ’envisa
ger la politique comme un spectacle, pour constituer sa souveraineté.
Jean-Pierre C a v a illé
EHESS, Paris
“ Ibid., p. 142.
M Guez de Balzac à Boisrobert, 11 fév. 1624: «en l’état où je suis, tous les princes du
monde jouent la comédie pour me faire rire.» Descartes dit à peu près la même
chose dans sa correspondance avec la princesse palatine en exil Élisabeth. Poussin
également, dans une lettre à Chantelou, datée du 21 décembre 1643.
M C ’est du reste ce que Le Vayer écrit lui-m ême: « Il ne faut pas penser être à soi
jusques à un si haut point, et se prêter en même temps aux fonctions d ’une charge
importante, et au gouvernement d ’une seigneurie», ibid., p. 451.
CYRANO ET LES DÉVOTS
5 Depuis les études pionnières de Jal et les articles de J. Roman, Pierre Frédy de Cou-
bertin, Ch. Samaran et J. Lemoine, aucun document antérieur à l’exécution testa
mentaire du père de Cyrano (mars 1649) n ’a été versé au dossier. La synthèse de
Frédéric Lachèvre, qui remonte à 1921, n ’a pas été dépassée: c’est dire que dans
cette transmission quasi totalement dépourvue d ’examen, les erreurs de Jal et les
hypothèses hasardées de Brun et de Lachèvre ont acquises, avec le poids du temps,
le statut de documents. Les biographies récentes de Michel Cardoze et d ’Anne Ger
main véhiculent une information vieille de soixante-quinze ans. J ’examine en détail
l’ensem ble de la question dans mon introduction aux Œ uvres com plètes de Cyrano
(v o l.l), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2000.
6 Pour les L ettres , voir mon C yrano relu et corrigé , Genève, Droz, 1990, p. 1-27;
pour V H istoire com iqu e , mon article «Cyrano in carcere», P apers on French
Seventeenth Century L iterature, XXI, 41 (1994), p. 393-414.
7 M.C., Etude XII, 41. Ce document inédit est reproduit dans mon édition citée plus
haut.
CYRANO ET LES DÉVOTS 147
Guy Robineau avait des terres dans la vallée de Chevreuse qui avoi-
sinaient celles d’Abel Cyrano de M auvières; le sieur de Becquencourt
était, lors de son décès, sieur de Saint-Forget et de Villebon. Sa parenté
avec Espérance Bellanger remonte à trois générations : sa femme, Marie
de M augamy était, comme Espérance Bellanger, l’arrière-petite-fille de
Guillaume Millet et de Catherine Valeton. Ils étaient donc, par alliance,
cousins issus de germains8.
Madeleine Leclerc, mère de Guy Robineau, et donc grand-mère de la
baronne de Neuvillette, convola à deux reprises en justes noces : de son
premier époux, Roger Robineau, elle eut Roger, notre Guy et une fille,
M adeleine; du second, le richissime banquier et grand ami d ’Henri IV,
Sébastien Zamet, elle eut Jean et Sébastien, le futur évêque-duc de
Langres.
A plusieurs reprises, le prélat a fait mention d’un de ses frères, le
«sieur de Saint-Pierre»: Louis Prunel, qui a consacré deux ouvrages
substantiels à l’évêque-duc, a conclu que le sieur de Saint-Pierre était un
frère du prélat par leur commun père9. Mais les actes de l’époque, aussi
bien ceux du Cabinet des titres de la B.N. que ceux des Archives Natio
nales, renvoient souvent à un Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre,
capitaine d ’une compagnie dans le régiment de Navarre, frère utérin de
Sébastien Zam et10.
8 Le nom de la mère d ’Espérance Bellanger est Catherine Millet. Comme Jal ne fournit
pas cette information, R-A. Brun alla consulter le Grand Epitaphier et trouva la mention
d’un Antoine Bellanger, époux de Fleurance Tricot, à Saint-Eustache (Savinien de
Cyrano Bergerac. Sa vie et ses œuvres d ’après des documents inédits, Paris, 1893 /
Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 7 et 8). C ’est J. Lemoine, en 1911, qui a, le premier
(et le seul), donné les noms corrects des aïeuls de Cyrano («Le patrimoine de Cyrano
de Bergerac», La Revue de Paris, 15 mai 1911, p. 274-275). Lachèvre n’en dit rien.
9 Louis Prunel négligea de s’orienter vers les Robineau: les actes 4 et 5 des P ièces
origin ales (2504, 56216) contiennent un long document sur le mariage de Guy
Robineau et de Marie de M augamy qui l’aurait mis sur la bonne voie. Quoi q u ’il en
soit, la conclusion de L. Prunel allait à l’encontre de l’éditeur des Annales de la
Com pagnie du Saint-Sacrem ent, dom Bauchet-Filleau, qui faisait du sieur de Saint-
Pierre le neveu du prélat: le bénédictin reproduisait une information fournie par le
jésuite Charles Clair, qui, sans preuve aucune, avait corrigé l’auteur des Annales, Le
Voyer d ’Argenson, qui faisait bien du sieur de Saint-Pierre le frère de Sébastien
Zamet (C. Clair, «L a Compagnie du Saint-Sacrement. Une page de l’histoire de la
charité au XVIIe siècle», Etudes, nov.1888, p. 362; Le Voyer d ’Argenson, op. cit.,
Marseille, Saint-Léon, 1900, p. 13 et 15 ; L. Prunel, Sébastien Zamet, évêque-duc de
Langres, p a ir de France. Sa vie et ses œuvres. Les origines du jan sén ism e, Paris,
Picard, 1912, p. 20). Ni Allier, ni Rébelliau, ces pionniers de l ’histoire de la Cie du
S.S., n’ont connu l’identité du sieur de Saint-Pierre.
111 Outre le mariage cité dans la note précédente, voir, entre autres, une donation de
M adeleine Leclerc à son fils Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre (Archives
148 MADELEINE ALCOVER
Nationales, Y155, f° 200, 20 juin 1614) et une de Jean Zamet, au même, son «frère
m aternel» (id., Y167, P 126, 30 ju in 1622). M m e Catherine Grodecky, dans un
rem arquable article sur Sébastien Zamet père, est arrivée, par d ’autres voies, à la
m êm e conclusion. Les documents ne permettent aucun doute sur cette identité: le
sieur de Saint-Pierre est un Robineau et non un Zamet («Sébastien Zamet, amateur
d ’art », Les A rts au tem ps d ’H enri IV, Colloque de Fontainebleau organisé par l’As
sociation Henri IV, 1989, p. 186-254). Je rem ercie Mme Baudouin-M atuszek, ingé
nieur au C.N.R.S., d ’avoir eu l’obligeance de m ’indiquer cet article.
11 Voir R. Allier, La C abale des dévots (1627-1666), 1902 / G enève: Slatkine
Reprints, 1970, p. 165.
12 «O n nomma lors pour secrétaire M. de Saint-Pierre, frère de M. l’évêque de
Langres. Il fut le premier qui tint registre de tout ce qui se disait et se faisait dans
l ’Assemblée (...)», A nnales, op. cit., p. 15.
13 A. Rébelliau, La C om pagnie secrète du Saint-Sacrem ent. L ettres du grou pe p a r i
sien au groupe m arseillais (1639-1662), Paris, Champion, 1908, p. 35-37 et L.
Prunel, «D eux Fondations de la Compagnie du Saint-Sacrement de D ijon: Le
Refuge et le Sém inaire», Revue d 'H istoire d e l ’E glise de France, 25 juillet 1911,
p. 445.
14 R ecu eil des Vertus et des écrits de M adam e la baronne de N euvillette, Paris, Denis
Bechet et Louis Billaine, 1660, p. 13. Le biographe ajoute que le prélat en avait fait
faire plusieurs copies. Voir Cyrano relu, op. cit., p. 31-35, où il est question de
Madeleine Robineau et le vol. 1 des Œ uvres com plètes, op. cit.
CYRANO ET LES DÉVOTS 149
XVIIe siècle, l’un des plus étendus de France, peut-on rapprocher les
deux diocèses et voir dans le prélat l’oncle Zamet?
Si la fortune des richissimes Zamet est bien connue, celle de cette
branche des Robineau l’est beaucoup moins. Quelques chiffres permet
tront d’imaginer celle du sieur de Saint-Pierre. En 1614, il avait reçu de
sa mère, Madeleine Leclerc, un don entre vifs de 33.000 livres et, de son
frère Jean Zamet, en 1622, à l’occasion de son futur mariage avec Marie
Charpentier, une somme de 60.000 livres, accompagnée de la promesse
de loger et nourrir les futurs époux dans le somptueux hôtel de la rue de
la Cerisaie, et de leur verser une somme de 5.000 livres15. Au moment
de son décès, entre le 21 et le 24 août 164616, il était sieur de Saint-Pierre
et de Maisons. Son testament est resté introuvable, mais les papiers de
l’exécution testamentaire du 4 janvier 1647 révèlent une fortune qui
dépasse la centaine de mille livres17. Sont dignes de remarques la
somme de 20.000 livres léguée à l’Hôtel-Dieu et le choix, parmi les
trois exécuteurs testamentaires, de Pierre Robineau, « trésorier général
de la cavalerie légère de France», père d’Angélique et de Marie (si
connues des précieux, surtout de Madeleine de Scudéry), et de René,
qui s’expatria au Canada en 1646, où il fit carrière18.
Cette bourgeoisie qui s’élève par la haute finance, on la retrouve du
côté paternel de Cyrano, chez les Mauroy. Si Séraphin I, au mariage de
son cousin en 1612, était «huissier au Conseil», son fils aîné, Séraphin
II, connut une réussite spectaculaire.
Les Mauroy n ’ont été connus ni de Jal, ni de Lachèvre, autrement dit
de personne, à l’exception de Frédy de Coubertin, qui en nomme un
parmi les témoins du mariage de Marie de Cyrano et d’Honoré Morel en
date du 14 septembre 1642: «Messire Séraphyn de Mauroy, seigneur de
par des personnes dont il refusa de donner les noms : les critiques en ont
conclu que les auteurs des larcins étaient les deux frères, ce qui est pro
bable. C ’est lui que Cyrano fut contraint de prier d ’intervenir, en tant
qu’exécuteur, auprès de son créancier, le chirurgien Elie Pigou, qui
l’avait traité pour une «maladie secrète» en 1645: Desbois intervint.
Avec lui, ce sont les drames de famille les plus intimes, et les moins
honorables peut-être, qui font surface. Mais qui était ce personnage ? En
juillet 1621, parmi les témoins du mariage de Pierre Cyrano (frère
d ’Abel père) avec Marie le Camus, figure «noble homme Me Desbois,
secrétaire de Monsieur le Cardinal de La Rochefoucauld, am y» (en
1649, il se (re)présente encore comme secrétaire de feu le cardinal).
Pendant des années, donc, Desbois fut l’homme de confiance du grand
réformateur de la France post-tridentine, du grand ami du jésuite-cardi-
nal Bellarmin, de l’agent tout dévoué de la Société de Jésus.
De quel œil toutes ces pieuses gens virent-elles la publication des
œuvres de Cyrano, leur parent ? Le cartonnage important des Lettres de
1654, qui visait surtout les passages peu orthodoxes, est la preuve
incontournable d’une censure, dont on ignore, à ce jour, d ’où elle est
partie, et qui ne frappa que la première édition (à l’exception d ’une
équivoque extrêmement osée concernant le père Bernard, que le parti
dévot eût volontiers sanctifié)27. La seconde édition des Lettres,
«décensurée», est de 1659 (achevé d’imprimer du 10 octobre 1658) : or,
durant la période qui sépare ces deux éditions, moururent l’évêque
Zamet, sa nièce Madeleine de Robineau de Neuvillette, Jean Desbois, la
M ère Marguerite de Jésus, ainsi que l’ancien chancelier Matthieu Molé,
tout dévoué aux dévots, et le curé Olier. Il n’est pas déraisonnable
d ’émettre une hypothèse: ce serait dans ce petit groupe qu’il faudrait
chercher les instigateurs de la censure et, pour ma part, je pense que la
pieuse cousine a joué un rôle prépondérant, quoiqu’indirect peut-être,
dans cette affaire, ce qui ne contredit pas les déclarations de Lebret28.
Mais laissons le cadre familial pour aborder un problème laissé jus-
qu’ici dans les ténèbres. Lachèvre, le premier, a signalé le différend qui
27 II s’agit des deux premiers cartons de la lettre « A monsieur de Gerzan » (cf. Cyrano
relu, op. cit., p. 9 et 10). Thomas Le Gauffre, de la Cie du S.S., avait succédé au père
Bernard dans ses œuvres de charité. Le Gauffre décéda en 1645 : il avait été très lié
au curé de Saint-Sulpice, Olier. La rumeur courait que des miracles se faisaient sur
la sépulture du père Bernard.
28 Lorsque Lebret écrivit sa préface, la cousine de Cyrano était encore de ce monde.
«C e [le bonheur de l’autre vie] fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses
jours; d’autant plus sérieusement que Madame de Neuvillette, cette femme toute
pieuse, toute charitable, toute à son prochain (...) y contribua de sorte qu’enfin le
libertinage (...) lui parut un monstre (...)», (Œuvres complètes, vol. 1, op. cit.,
p. 491).
OEVVRES
DIVERSES
D E . M ONS I E V R
DE CYRANO
BERGERAC.
di
y
PARIS»
C hcï A N I 0.1 N £ B E S O M M A T illtj
«u palais,fur le fécond Perron alian; à ia Saint*
k
C h ap p eJle, l’Etcu d ï F tin c s.
M. D C . L X I.
BIBLIOTHÈQUE S,X
Les Fontaines
* 0 - CHANTILLY
LA PAUVRETE,
M. D C . I XX.
Avec TriviUge & Approbation.
29 Pour les détails de cette affaire, voir Lachèvre, op. cit., II, p. 316-320, qui reproduit
les actes du procès.
10 Les pages de titre se lisent ainsi : L es Œ uvres d iverses de M onsieur de C yrano B er
gerac. A Paris, chez Antoine de Sommaville, au Palais, sur le second perron allant
à la Sainte-Chapelle, à l’Escu de France. 1661 ; L es Œ uvres diverses de M onsieur de
C yrano B ergerac. Sur l ’im prim é. A Paris, chez Charles de Sercy, au Palais, dans la
Salle Dauphine, à la bonne Foy, 1661.
Sl Op. cit., II, p. 306.
Comte de Saint-Saud, A rm orial d es P rélats fra n ça is du XIXe siècle, Paris, Daragon,
1906, p. 227. Saint-Saud y ajoute la devise «Ad m ajorem D ei gloriam ». Voir l’om
niprésence de cet emblème dans le très beau livre de François Lebrun et Elizabeth
Antébi, L es Jésuites ou la gloire de D ieu, Stock-Antébi, 1990.
154 MADELEINE ALCOVER
33 Voici les neuf cas relevés dans la Bibliographie d ’éditions originales e t rares d ’a u
teurs fra n ça is des X V , XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. 1927-1933 / Paris, Hermann,
1977 : D e p o testa te P apae (...), Jean Barclay, 1609 (I, p. 458) ; Théâtre de la nature
universelle, Jean Bodin, 1597 (I, p. 727); L ’Androgyn, Jean Dorât, 1570 (III, p. 4);
La Vie de St M artin , Pierre du Ryer, 1650 (III, p. 135); Pensées chrétiennes su r la
pau vreté, (Jean Duvergier de Hauranne), 1670 (III, p. 160) ; R ecueil de serm ons choi
sis (...), Fénelon, 1706 (III, p. 213); L ’Am ante convertie (...), (duchesse de la Val-
lière), 1690 (IV, p. 101) ; Réflexions su r la m iséricorde de D ieu (...), (duchesse de la
Vallière), 1718 (IV, p. 103); H om élies d ’Astérius (...), Maucroix, 1695 (IV, p. 655).
34 Ph. Renouard, L es M arques typographiques parisienn es d e s X V et XVIe siècles,
Paris, Champion, 1926.
35 Par exemple, les pages 170 et 171 ont été imprimées sur les pages 186 et 187, très
pâles ; 174 et 175 sont en tête-bêche sur 174 et 175, très pâles, etc. Bref, on a recy
clé le papier par mesure d ’économie.
CYRANO ET LES DÉVOTS 155
Par contre, sa présence sur les Œ uvres diverses de Cyrano est aty
pique. La marque d’une page de titre attire toujours le regard: l’em
blème, ici, s’exhibe et cette ostentation constitue une deuxième anoma
lie. Car il ne s’exhibe pas toujours, à preuve le bandeau de bois grossier
qui décore la première page de texte des Pensées de D assoucy dans le
Saint-Office de Rome (1676): l’emblème y est au complet, angelots
inclus (cf. fig. 3). Ces Pensées, Dassoucy les a composées durant son
incarcération à Rome. Il s’est plaint, dans les Rimes redoublées, de «Sa
Sainte Persécution», l’évêque d ’Héliapolis. Il ne savait pas, mais nous
le savons, que cet évêque « de partibus infedilium », alias Pallu, avait été
de la Cie du S.S. et une des premières brebis de l’Aa du père Bagot38.
A la poursuite et à la censure de l’auteur de Tartuffe et de Dassoucy
par la Cie du S.S. devrions-nous maintenant ajouter celles de Cyrano?
Est-ce un hasard si les Œ uvres diverses contrefaites par Sommaville
sous la marque des jésuites ne contiennent pas A grippinel
Madeleine A lc o v e r
Rice University, Houston, Texas
sur les impiétés de ses illustres successeurs et invitent, après coup, à une
lecture téléologique des écrits de Cyrano.
Cyrano, toutefois, n’est pas seulement un «philosophe matéria
liste». Ses productions les plus importantes sont incontestablement ses
voyages fictionnels à la lune et au soleil, qui renferment de nombreuses
idées philosophiques. Mais Cyrano, est d’abord romancier. On a sou
vent suggéré qu’il a choisi la forme romanesque, plus ambiguë et plus
allusive, pour éviter la censure qu’aurait attirée inévitablement une
œuvre d ’une forme plus nettement philosophique5. Il n’en est pas moins
vrai que Cyrano a choisi d’incarner ses idées philosophiques dans un
récit où la trame narrative et le décor symbolique se complètent et
s’étayent mutuellement.
Le roman diffère du discours philosophique, qu’il soit en forme de
dialogue ou de dissertation. C ’est une fiction qui comporte une mise en
intrigue, détaillant les actions de personnages fictifs et inscrivant leur
évolution dans le temps et dans l’espace. La fiction est en quelque sorte
en porte-à-faux par rapport au projet philosophique qui, lui, prétend dire
la vérité, décrire la réalité, expliquer le monde. Dans le monde roma
nesque, l’imaginaire est une composante active qui a son dynamisme et
ses lois propres et qui traverse les idées, les transforme et les déforme.
C ’est bien pourquoi, dans la tradition de la philosophie française, l’ima
gination, la «folle du logis», a été systématiquement dévalorisée par
rapport à la raison, et à la fin du XVIIIe siècle la « littérature » s’est sépa
rée de la philosophie comme genre.
L’imagination peut également infléchir et éclairer le discours philo
sophique6, comme l’attestent les discours imagés des philosophes. En
joignant la philosophie à la fiction, les romans de Cyrano invitent à une
lecture particulière conciliant ces deux activités qui contribuent à la
conceptualisation du monde et en opèrent la synthèse. De même que la
philosophie s’élabore à partir des grandes questions ontologiques et
téléologiques, on pourrait dire que le roman, à partir d’une histoire pré
sentant les faits tels qu’ils pourraient être, élabore au moyen des struc
tures narratives un commentaire sur la réalité. Toutefois, le commen
taire que croyait faire l’auteur n ’est pas nécessairement le même que
celui que perçoit la diversité des lecteurs7.
5 Le fait que les romans de Cyrano n ’ont circulé de son vivant que sous la forme de
m anuscrits clandestins dément en quelque sorte le bien-fondé de cette hypothèse
com m e explication globale.
6 Voir M ichèle Le Dœuff, R echerches su r l'im agin aire philosophique, Paris, Payot,
1980 et P. Macherey, A quoi p en se la littératu re, Paris, PUF, 1990.
7 « [...] l’œuvre telle qu’elle est écrite par son auteur n’est pas exactement l ’œuvre
telle q u ’elle est expliquée par la critique. [...] par l’utilisation d ’un langage neuf, le
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 159
critique fait éclater en l’œuvre une différence, fait apparaître qu’elle est autre
q u 'elle n ’est» Pierre Macherey, P our une théorie de la produ ction littéraire, Paris,
Maspéro, 1974, p. 15.
" XVII’ siècle, n° 149, p. 337-347.
v Ibid., p. 346.
10 Ibid., p. 347.
160 MARGARET SANKEY
de Cyrano qui nous intéressera ici, ainsi que l’importance qu’il attribue
à l’imagination et le rôle qu’elle joue dans la représentation.
Prenons d’abord la notion du matérialisme afin de bien cerner le phé
nomène cyranien. En effet, le terme «m atérialiste» n’a été utilisé pour
la première fois qu’aux alentours de 1660 dans son acception moderne :
«il n’y a rien dans le monde qui ne soit corps ou matière.»11 L’opposi
tion entre la tradition matérialiste et la tradition idéaliste, utilisée
d ’abord par Platon, qui distingue «les Fils de la Terre» des «amis des
Formes», ne s’affirme en France que vers la fin du XVIIe siècle. Bloch
souligne le côté péjoratif de l’appellation «m atérialiste», la clandesti
nité qu’elle impose et la marginalité qu’elle implique. Parler d ’un
Cyrano matérialiste, c’est donc imposer rétrospectivement une catégo
risation qui exige des qualifications et des nuances. Il est légitime et
utile, néanmoins, de parler de son matérialisme précisément à cause des
liens que Cyrano établit dans sa fiction entre les questions matérielles et
les questions religieuses. Une telle discussion permettra de cerner la
dynamique et la complexité de la pensée cyranienne.
La multiplicité des sources souligne la polyvalence de l’œuvre de
Cyrano. Lecteur des matérialistes de l’Antiquité, il est également le dis
ciple de Campanella, de Gassendi et de Descartes, et développe sa pen
sée par rapport à la leur. Toutefois, Cyrano matérialiste ne l’est pas à la
manière des sources antiques pré-scientifiques, comme Lucrèce et Epi-
cure, ni comme le sera un d’Holbach, ou un La Mettrie. Le monde roma
nesque de Cyrano s’inspire dans sa forme et dans son contenu d’une
grande diversité de penseurs et d’écrivains, puisant dans l’antiquité et
passant par Aristote, les matérialistes padouans, Copernic, Giordano
Bruno, Galilée. Au début de l’époque moderne, Cyrano met en scène un
narrateur autodiégétique12, qui raconte sa propre aventure. Ce person
nage n’est pourtant qu’un élément parmi d ’autres dans la trame du
roman et se démarque de l’auteur Cyrano. Le voyage du narrateur-héros
est un voyage fictif aux origines du monde et aux sources de la vie.
Jalonné par des rencontres et des réflexions philosophiques, le voyage
est symbolique de l’initiation progressive du héros aux secrets de l’uni
vers.13Mais la matière même, dans son évolution et ses transformations,
joue un rôle également important.
comme refermée sur elle-même, excluant tout ce qui n’est pas elle, y
compris l’esprit. Dans ses romans, Cyrano relève certaines contradic
tions chez Descartes et le critique tout en s’inspirant de sa pensée.
Gassendi et ses disciples et, plus tard, Pascal insistent sur l’existence
du vide. En soulignant l’importance de l’expérience et de l’expérimen
tation, ils combattent Aristote et lui opposent les idées de Lucrèce et de
Démocrite. Pour Lucrèce et les autres atomistes, il faut un vide où les
atomes, les plus petites parties de la matière, puissent se mouvoir et
l’univers s’étend à l’infini. Les atomes sont indivisibles, c’est-à-dire
irréductibles à autre chose qu’eux-mêmes. Ce vide est comme la consé
quence naturelle des prémisses de l’atomisme. Puisque chaque atome
est un tout insécable, il faut que les atomes se distinguent là où un atome
en touche un autre16. Les atomes constituent un centre, un noyau et sont
la seule constante dans l’univers atomiste17.
Ces courants d’idées opposés sont l’un et l’autre matérialistes à leur
façon, et dans leur conception de la matière, et dans leurs implications
par rapport aux dogmes du christianisme. Au fond la pensée atomiste
n ’est pas plus «m atérialiste» à cette époque que la pensée «pléniste»
d ’un Descartes, et les deux hérissent également les chrétiens ortho
doxes.
A première vue on serait tenté de rapprocher Cyrano des « matéria
listes » de la lignée lucrétienne. Ses personnages affirment presque sys
tématiquement leur croyance à l’existence du vide, et affichent des
idées impies et à l’encontre de l’orthodoxie chrétienne18. Toutefois une
16 Citons Giordano Bruno : « Et comme les extrémités de deux corps en contact ne for
ment pas un continu, il s’ensuit que deux surfaces sont séparées par un espace indi
visible, interstice entre les corps que Démocrite a nommé le vide», D e M inim o, II,
X (O péra, I. III, p. 223) cité par P.-H. Michel, La C osm ologie de G iordano Bruno,
Paris, Hermann, 1962, p. 146, et P.-H. Michel ajoute le comm entaire suivant
(p. 147) : « S ’ils occupaient tout l’espace, les atomes ne se distingueraient plus entre
eux, ils ne pourraient plus évoluer, se mouvoir, constituer des corps. En sorte que le
monde matériel est formé de deux éléments aussi nécessaires l’un que l’autre, qui
possèdent l ’un et l ’autre et qui seuls possèdent le privilège de la continuité: ‘Il n ’est
rien en dehors des atomes, de simplement plein (entendons: il n ’est pas de continu
plein) et il n ’est rien, en dehors de l’espace de simplement vide’.» D e M inim o, II, IV
O péra, I, III, p. 200.
17 «L ’atome est bien rêvé d ’abord comme inexpugnable et insécable intimité, bien
avant que d ’être l’élém ent que l’atomiste fait jouer dans son puzzle», Gilbert
Durand, L es Structures anthropologiques de l ’im aginaire, Paris, Bordas, 1969,
p. 301.
18 A. M cKenna va ju sq u ’à suggérer que les romans de Cyrano «peuvent être lus
com m e une série de pam phlets», évoquant particulièrement « le concentré de l’ex
posé matérialiste de l ’Espagnol». «D es pamphlets philosophiques clandestins»,
XVIIe siècle, n° 195, p. 245.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 163
tost prest par conséquent a retourner chez soy»)27, mais se joint intime
ment à la matière. Il y a comme une circulation constante de la matière
de l’inanimé à l’animé, et inversement. La «sympathie» détermine la
forme de cette matière en la poussant vers telle ou telle configuration :
« Leau [...] ne nous brusle pas, acause qu’estant serrée elle demande par
simpathie a resserrer les corps qu’elle rencontre»28. Les transformations
de la matière première29 s’effectuent au moyen de contractions et de
dilatations produites par cette «sympathie». En somme, toutes ces
transformations font penser à la respiration animale et les éléments qui
« serrent », qui « contraignent », prolongent cette métaphore en nous fai
sant voir à quel point cette matière est vivante, animée d’une vie interne.
Par l’importance qu’il attribue au feu dans les transformations et la cir
culation de la matière, Gonzalès souligne les thèmes matérialistes en
même temps qu’il annonce ce que Dyrcona apprendra au soleil.
Les propos matérialistes prolifèrent dans les entretiens entre Dyr
cona, le Démon de Socrate, les philosophes lunaires et le fils de l’hôte
qui terminent L’Autre Monde. Ces discussions sur la matière et le cos
mos sont étroitement liées aux discussions sur la religion. D ’abord le
Démon de Socrate, chez qui nous avons déjà constaté un certain dua
lisme, évoque, dans le contexte du respect que les vieux doivent à
l’égard de leurs enfants, l’idée d’une âme distincte du corps. Pour lui, la
naissance est due au hasard, mais :
... D ieu ne vous eust point rayé du calcul qu’il auoit fait des h om m es,
quand vostre Pere fust mort petit garçon30.
d e vo u s faire en se c h a to u illa n t, il ne v o u s a d o n n é au fo n s q u e c e q u ’ vn
to re a u b an al d o n n e aus v eau x to u s les io u rs dix fois p o u r se re s io u ir31.
34 Ibid., p. 78 [180-81].
35 Ibid., p. 79 [183],
36 Ibid.
37 Ibid., p. 88 [203],
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 169
liste. Le philosophe est poignardé et son sang est bu par ses amis qui
essaient de procréer immédiatement après. C ’est à la fois l’image de
l’éternité par le recyclage et le retour étemel de la matière, et une repré
sentation de la matérialité de tout. L’essentiel de l’être se trouve dans le
sang, et rien que dans le sang qui circule à travers les générations. Ces
scénarios, en hiérarchisant les pratiques, favorisent les vues matéria
listes mais les complètent par cet autre thème purificatoire.
Le point culminant du matérialisme dans L’Autre Monde se trouve
dans les dernières discussions, où Dyrcona est confronté au philosophe
lunaire qui réfute sa croyance en l’immortalité de l’âme. Reconnue
comme la partie la plus osée du texte, la conclusion des manuscrits est
entièrement changée dans la première édition de 1657. Le Démon de
Socrate essaie d’aider Dyrcona en lui donnant des arguments pour qu’il
puisse combattre les idées irreligieuses du philosophe lunaire et lui
parle d ’une autre forme d’immortalité qui est de nouveau ce recyclage
des éléments :
A in sy ce g ra n d p o n tife q u e v o u s v o y e z la m ith re su r la teste, e sto it il y à
p lu s de so ix a n te a n s vne to u ffe D ’h e rb e d a n s m o n iard in . D ieu e sta n t
d o n c le p ere c o m m u n d e to u tes ses c re a tu res, q u an d il les a im e ro it
to u tes esg a lle m e n t, n ’est il p as b ien p ro b a b le , q u ’ap rès q u e p a r cette
M e te m p sic o z e p lu s ra iso n é e q u e la P y th a g o riq u e ; to u t ce q u i sent, to u t
ce qui v eg ete ; E n fin ap rès q u e to u te la m a tie re a u ra p assé p a r l ’h o m m e ;
alors ce g ran d io u r d u iu g e m e n t a rriu e ra , o u fo n t a b o u tir les p ro p h e te s
les secrets de le u r p h ilo so p h ie 38.
Ibid., p. 94 [216],
170 MARGARET SANKEY
43 Ibid., p. 171.
41 Ibid., p. 191.
44 Ibid., p. 195-6.
45 Ibid., p. 195.
4,1 Ibid., p. 196.
172 MARGARET SANKEY
Ce qui est souligné, c ’est le dualisme entre ces deux aspects de son
être : la réalité solaire est inaccessible à Dyrcona. Sa sortie de ce pays est
représentée comme une défaite. Son « opacité » est ressentie comme une
«infirm ité de la m atière»51 bien qu’elle le réconforte. Ce dualisme pri
vilégie la matière pure, mais Dyrcona n’est à l’aise qu’avec l’ombre
opaque de son corps.
Dyrcona s’endort après cette expérience révélatrice et quand il se
réveille, il se trouve devant un arbre dans la campagne auparavant déserte,
arbre qui, par sa perfection immuable, est comme une essence d’arbre:
S o n tro n c e sto it d ’o r m a ssif, ses ra m e a u x d ’arg en t, & ses fe u illes
d ’é m e ra u d e s, q u i d e ssu s l ’é c la ta n te v e rd e u r d e le u r p ré c ie u se su p e rfi
c ie, se re p re se n to ie n t c o m m e d an s vn m iro ir les im a g e s d u fru it q u i p en -
d o it à l ’e n to u r52.
47 Ibid., p. 211.
48 Ibid., p. 213.
49 Ibid., p. 209.
50 Ibid., p. 214.
51 Ibid., p. 215.
52 Ibid., p. 218.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 173
Mais la vue cosmologique que Campanella lui expose est bien plus
dualiste ; elle est basée sur le recyclage et la purification de la matière,
qui doit nécessairement passer par le soleil :
... ce M o n d e cy n ’est fo rm é d ’a u tre c h o se q u e des e sp rits d e to u t ce qui
m e u rt d a n s les o rb e s d ’autour, c o m m e so n t M e rcu re , V én u s, la T erre,
M ars, Iu p iter, & S a tu rn e 57.
56 Ibid., p. 438-9.
57 Ibid., p. 464.
58 Ibid., p. 424.
59 Ibid., p. 425.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 464.
62 Ibid., p. 465.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 175
semble que c’est assez d’auoir veu cette Contrée, pour vous faire auoü.er
que le Soleil est vostre Pere, & qu’il est l’autheur de toutes choses69.
w Ibid., p. 482-3.
70 Ibid., p. 489.
71 Ibid., p. 498-9.
72 Ibid., p. 512-13.
73 Ibid., p. 516.
74 Ibid., p. 556.
178 MARGARET SANKEY
Margaret S ankey
Université de Sydney
GASSENDI, HOBBES, LOCKE
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE
Dans un article qui est devenu une référence obligée pour les études
hobbesiennes, François Tricaud1 a reconstitué le contexte des sources
qui ont très probablement influencé le philosophe anglais dans le choix
des formules, presque proverbiales, auxquelles il fit recours pour carac
tériser «les rapports entre concitoyens», d’un côté, et, de l’autre, «les
rapports entre Cités». Il s’agit des expressions célèbres:«Homo homini
Deus» et «Homo homini lupus», la deuxième desquelles est restée
accrochée à bon droit au nom de Hobbes, bien qu’elle ait eu, derrière
soi, une histoire très longue, de YAsinaria de Plaute à YInstauratio
magna de Bacon, en passant par les A dagia d ’Érasme, où les deux dic
tons sont traités l’un à la suite de l’autre, et les Essais de Montaigne, qui
les applique plaisamment à la condition du mariage. Point n’est besoin
ici de résumer les résultats, par ailleurs très convaincants, auxquels Tri
caud est parvenu : il suffira de rappeler qu’il a saisi, dans l’influence très
probable du chancelier Bacon, l’une des raisons qui expliquent le chan
gement imprimé par Hobbes au sens du vers de YAsinaria : en effet, tan
dis que Plaute et Érasme après lui remarquent que l’hostilité et la
méfiance se justifient par le fait que l’homme est un inconnu pour autrui
(Plaute: «Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit non
novit»; Érasme: «Quo monemur, ne quid fidamus homini ignoto, sed
perinde atque a lupo caveamus »), Bacon en revanche avait mis l’accent
sur le problème de l’anarchie («une sorte de brigandage public») à
laquelle donnent occasion la corruption et l’injustice des tribunaux,
d’où la validité du proverbe. Ce changement de sens se trouve confirmé
et renforcé chez Hobbes, d ’après qui, en dehors de l’État et de la tutelle
1 François Tricaud, « ‘Homo homini Deus’, ‘Homo homini Lupus’: Recherche des
Sources des deux formules de Hobbes», dans: Hobbes-Forschungen, hrsg. v.
R. Koselleck u. R. Schnur, Duncker & Humblot, Berlin 1969, p. 61-70. Pour le bilan
des études gassendiennes v. : Tullio Gregory, “Pourquoi Gassendi”, communication
qui ouvre les Actes du Colloque de Digne-les-Bains, Pierre Gassendi 1592-1992,
Digne-les-Bains 1 9 9 4 ,1.1, p. 21-39.
184 GIANNI PAGANINI
2 Je cite d’après l’édition critique récente: Thomas Hobbes, De Cive. The Latin Ver
sion. A critical édition by Howard Warrender, Clarendon Press, Oxford 1983, p. 73
(Epistola dedicatoria).
3 E Tricaud, art. cit., p. 67-68.
4 Isaac Barrow, Theological Works, vol. IV, Sermon XXVIII, Oxford 1830, p. 79;
John Norris, «The Christian Law Asserted and Vindicated», dans: A Collection o f
M iscellanies, 4th édition, London 1706, p. 190. Les deux textes sont cités par
Samuel I. Mintz, The Hunting o f Leviathan, Cambridge University Press, Cam
bridge 1962, p. 144-45.
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 18 5
selon laquelle il aurait fait les hommes « omnes non modo malos [...] sed
etiam [...] naturâ m alos»5. L’argument choisi par Hobbes pour désa
morcer l’«im pietas» contenue dans cette deuxième assertion (la pre
mière lui semblant par contre en parfait accord avec le pessimisme affi
ché par tous les textes de l’Écriture sacrée) est assez adroit et vise en
substance à assimiler «m alitia» et «defectus rationis», en faisant de
l’homme méchant quelqu’un qui ressemble à un «puer robustus» ou à
un « vir animo puerili », sans qu’il faille évoquer une sorte de méchan
ceté innée qui ferait, elle, problème du point de vue théologique (l’autre
exemple évoqué par Hobbes, dans le même esprit, est celui des com
portements instinctifs des animaux ou encore des passions qui provien
nent de la nature animale de l’homme : « affectus animi qui a naturâ ani-
mali proficiscuntur mali non sunt ipsi.»)6
Si ce type de scrupules s’explique bien, de la part de Hobbes, à cause
de l’audace dont il avait donné l’épreuve en infléchissant l’expression
plautine dans le sens d ’une agressivité foncièrement connaturée à
l’homme, il est moins connu par ailleurs que cette formule eut un accueil
plus favorable dans d ’autres milieux que celui des Anglais si bien
exploré par Mintz. Je me réfère au témoignage de Pierre Gassendi qui
constitue, très probablement, un écho direct de la phrase relancée par
Hobbes, dans le milieu de ‘novateurs’, parfois de libertins, que Hobbes
fréquenta pendant son long séjour à Paris dans l’entourage de Mersenne
de 1641 à 1651. Cet écho n’avait pas été remarqué tant par les nombreux
scholars hobbesiens que par les spécialistes, d’autant plus rares, des
textes gassendiens, jusqu’à ce que, à l’occasion du quatrième centenaire
de la naissance de Hobbes, Olivier Bloch et moi-même, presque simul
tanément et l’un à l’insu de l’autre, nous avons signalé cette occurrence
gassendienne du dicton emprunté par Hobbes de l’«homo homini
lupus»7. Auparavant, Karl Schuhmann avait remarqué que l’on trouve,
en appendice à l ’Epistolica exercitatio contre Fludd, le texte de la lettre
de François de La Noue, où celui-ci s’était servi de la même formule
(cette fois sans aucune référence à Hobbes, évidemment), pour condam
ner l’interprétation mystique des principes rosi-cruciens proposée par le
5 D e cive, p. 80.
6 Ibid., p. 81.
7 Gianni Paganini, «Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo», dans:
Hobbes oggi, Actes du Colloque de Milan (18-21 mai 1988) dirigé par Arrigo
Pacchi, Franco Angeli Editore, Milano 1990, p. 351-445 (v. p. 438) ; Olivier Bloch,
«Gassendi et la théorie politique de Hobbes», dans Thomas Hobbes. Philosophie
première, théorie de la science et politique, sous la dir. de Yves Charles Zarka et
Jean Bernhardt, Actes du Colloque de Paris (30-31 mai et 1erjuin 1988), Vrin, Paris
1990, p. 339-346 (v. p. 345).
186 GIANNI PAGANINI
11 Ibid., p, 73.
15 Je cite d’après le texte du Syntagma philosophicum, O .O., t. II, p. 758a.
14 Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et méta
physique, Nijhoff, The Hague 1971, p. XXII-XXIII; Id., «Gassendi et la politique»,
Cahiers de Littérature du XVII' siècle, n° 9, 1987, p. 51-71, v. p. 68.
188 GIANNI PAGAN1NI
15 Même dans l’ouvrage plus récent consacré à ces thèmes, ce commentaire est à peine
effleuré: cf. Lisa T. Sarasohn, G assendi’s Ethics. Freedom in a Mechanistic Uni-
verse, Cornell University Press, Ithaca and London 1996, p. 164. Pour une analyse
plus poussée de ce commentaire, qu’il me soit permis de renvoyer à mon article : G.
Paganini, «Epicurisme et philosophie au XVIIe siècle. Convention, utilité et droit
selon Gassendi », Siudi Filosofici XII-XIII (1989-90), p. 5-45.
16 Cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 280-282.
17 Ce Commentaire aux textes des Ratae Sententiae occupe une large partie de la
«Philosophiae Epicuri Pars Tertia, quae est Ethica, sed de moribus», partie qui
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 189
conclut les Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita,
moribus, placitisque Epicuri, publiées en 1649 (dans l’édition que j ’ai utilisée, en
deux tomes, Lugduni, sumptibus Francisci Barbier, 1675, le commentaire se trouve
dans le tome II, p. 271-308). Je le citerai dorénavant comme An.: ici, t. II, p. 302a.
Dans ce commentaire, Gassendi met toujours en italique la phrase qui correspond à
la lettre du texte grec ; le reste consiste en ses ajouts qui devraient servir à expliquer
mieux le sens de la maxime.
18 II s’agit de Porphyre, D e Abstinentia, I, 7-12 (fr. 24 de l’éd. K. Krohn, D er Epiku-
reer Hermarchos, Berlin 1921); cf. Ermarco, Frammenti, edizione, traduzione e
commento a cura di Francesca Longo Auricchio, Bibliopolis, Napoli 1988, p. 69 et
suiv. Le long passage d’Hernarque se trouve traduit en latin, avec le grec en regard,
dans le Syntagma, Ethica, II, v (O.O. t. II, p. 791a-794b). Il est intéressant de rappe
ler ici le début: «Epicurei vero, ut si genealogiam longe petitam retexerunt, aiunt
veteres legum conditores, cum ad vitae societatem, et ad ea, quae homines invicem
agunt, attenderent, déclarasse nefandum esse hominem interficere, et ignominiam
non vulgarem (utpote quae esset coniuncta cum minutione capitis) interfectori
decrevisse. Ac forte quidem fecit naturalis quaedam hominum inter se conciliatio
(quippe ob formae, animaeque, seu morum convenientiam) ne perinde essent pro
clives ad consimile animal, ac ad aliud quodpian ex iis, quorum caedes est concessa,
perdendum» (O.O., t. II, p. 791b). Il faudrait faire aussi un discours pour ce qui
concerne l ’apport lucrécien à la théorie épicurienne de la politique et du droit: cf.
Gennaro Sasso, Il progresso e la morte. Saggi su Lucrezio, Il Mulino, Bologna
1979, chap. I, p. 7-90.
190 GIANNI PAG AN INI
que le droit est «lege et consuetudine», non pas par nature. Aristote
aussi, lui qui est réputé comme le représentant qualifié du droit naturel,
a manifesté une attitude chancelante et, tout bien considéré, décevante :
bien qu’il eût partagé le droit «in naturale et legitimum», en attribuant
au premier tous les caractères de l’universalité et de l’immutabilité, il
n ’a pas été capable, en revanche, d’en définir les contenus, quitte à faire
des références assez vagues à la récommandation de Sophocle («sepe-
lire mortuos ») ou d’Empédocle (« non occidere »), bien que ce dernier -
remarque malicieusement Gassendi - ne définît le juste que par la loi.
Comme d ’habitude au XVIIe siècle (le souvenir va encore aux prolégo
mènes de Grotius), la liste des adversaires du droit naturel se conclut par
le nom de Caméade, avec sa thèse scandaleuse mentionnée par Lanc-
tance: «Nullum esse ius naturale.» De son côté, Gassendi ajoute
quelques mots pour éclaircir le sens de l’interpolation qu’il avait faite en
traduisant le texte de la Maxime: le fait qu’il n’y ait aucun rapport de
justice «in homine solitarie spectato» s’accorderait bien, dit-il, avec
l’enseignement d ’Épicure, d ’après qui la justice et le droit ne provien
nent que des pactes et des contrats stipulées entre les hommes19.
C ’est toutefois à la fin de ce long développement érudit, où le positi
visme juridique des épicuriens vient couronner une tradition assez
répandue et illustre dans l’antiquité, que Gassendi introduit un change
ment soudain dans le fil de son raisonnement, dans le but de corriger une
tendance qui risquait de l’amener trop loin. Il veut prendre ses distances,
en effet, par rapport à une interprétation extrême de la doctrine juridique
du Kèpos, interprétation qui porterait à exclure l’existence d’une
«Naturalis Iustitia» avant ou indépendamment des pactes et donc à
envisager le juste comme « res mere factitia et ab hominum arbitrio
dependens»20. Tel était, en effet, l’enseignement qui se dégageait d ’un
groupe assez cohérent de Maximes, que Gassendi venait de commenter :
la R.S. XXXI, où le droit de la nature (Tô xfjc (Jruaeœç ô ira ïo v ) se pré
19 An. t. II, p. 302a-b: «Illud deinde, in homine solitarie spectato iustitiam reperiri
nullam, congruens est cum eo, quod Epicurus nullam agnoscit Iustitiam, nisi èv ta ïç
auaxpoijiaïç, in congressibus, coetibusque; quasi homo per se, priuatimque specta-
tus nullam neque iustitiam, neque iniustitiam exerceat» (An. t. II, p. 302b).
20 « Enimvero, quod heic inculcatur, Nullam esse Iustitiam, nisi inter eos homines, qui
in eadem, fmitimisve habitantes regionibus, pacta inire de non inferendo, accipien-
dove damno possunt ; succinente etiam Lucretio, de primis illis temporibus : Tune et
amicitiam coeperunt iungere habentes / Finitima, inter se nec laedere, nec violare:
Hoc sanè, quatenus excludit Naturalem Iustitiam, quasi ipsa quoque citra pactionem
nulla sit, ac idcirco sit res merè factitia, et ab hominum arbitrio dependens ; id pro-
fecto iam est minus ferendum» (An. t. II, p. 302b).
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 191
sente plutôt comme «le droit selon la nature»21, car il en arrive jusqu’à
s’identifier avec le «pactum conventum de utilitate», en accord avec
l’utilitarisme foncier qui est comme le revers de la médaille par rapport
à la thèse conventionnaliste de l’épicurisme. C ’est pourquoi, en faisant
écho au texte de cette Maxime capitale, Gassendi remarque l’unité
essentielle entre ces deux volets de la doctrine du Kèpos et, malgré l’ap
parence de paralogisme, souligne: «bene repeti naturale lus ex pactio-
nibus, ob utilitatem communem inter homines initis ; nempe cum pac-
tiones sint ipsaemet Leges, seu Iura, quibus naturae scopus, seu bonum,
utilitasve attingitur»22. Mais on pourrait rappeler aussi la R.S. XXXII,
qui exclut l’existence de rapports juridiques des hommes à l’égard des
animaux, du simple fait qu’ils n ’ont pas stipulé de pactes en vue de ne
pas se nuire mutuellement ; et tel est aussi le cas, ajoutait le texte épicu
rien, des peuples qui n ’ont pas pu ou n’ont pas voulu conclure des pactes
dans le même but23.
Mais, pour revenir au commentaire gassendien de la R.S. XXXIII,
où l’équation droit = convention =utilité stipulée arrivait à son acmé,
c’est après avoir énoncé le danger théorique connaturé à cette dérive
épicurienne que Gassendi se lance dans un long développement où il
donne bonne preuve de son réalisme politique, constatant la force et la
pervasivité du conflit interhumain. Ce passage mérite d’être cité en son
entier, car il contient la référence au «proverbe» qu’on retrouve dans le
De cive : «Nam verum est quidem barbaras esse genteis, et detectas
potissimum nuperis hisce temporibus, quae in peregrinas, ac finitimas,
quibuscum pacti nihil sit, non secus ac ferae immanes desaeviant, vix
quoque esse ullas excultas, quae non perstrepant intestinis discordiis,
rixis, litibus, insidiis, furtis, rapinis, caedibus, etc. ac non se cum finiti-
mis invicen divexent, conficiantque bellis ; et nihil requirentes, dolus-
ne, an virtus, strageis excitent, camificinamque exercentes crudelissi-
mam, nihil minus, quam quod dicuntur, hoc est, homines, humanive
sint; sed immites potius, efferataeque beluae, ut proinde merito iure
abierit in proverbium, Hominem esse homini lupum.» La vérité de ce
21 Telle est aussi la lecture du droit épicurien que donnent Reimar Müller («Sur le
concept de Physis dans la philosophie épicurienne du droit», in Actes du VIIIe
Congrès de l'Association G. Budé, Les Belles Lettres, 1969, p. 305-318; Id., Die
epikureische Gesellschaftstheorie, Akademie-Verlag, Berlin 1972, chap. IV, p. 89-
111) et V. Goldschmidt, op. cit., p. 26-28, contre R. Philippson, qui rend ce concept
comme «droit naturel» tout court (v. «D ie Rechtsphilosophie der Epikureer»,
Archiv fü r Geschichte der Philosophie, 23, 1910, p. 289-337, 433-446, v. p. 291.
22 An. t. II, p. 300a.
15 An. t. II, p. 300b.
192 GIANNI PAGAN1NI
dicton était par ailleurs confirmée, aux yeux de Gassendi, par la célèbre
affirmation de Lucrèce, selon laquelle le danger des bêtes féroces, aux
débuts de l’histoire humaine, n’était pas aussi grave que celui des
hommes aujourd’hui («non tantam fuisse initio pemiciem à feris, quam
nunc sit ab hominibus »24.
Il est important de retenir notre attention sur certains aspects de ce
passage, bien que le philosophe anglais ne soit pas cité: la phrase est
qualifiée en effet comme un «proverbe» et en plus elle n ’est pas mon
tée en dyptique avec l’autre dicton (« Homo homini deus »), qui en serait
comme le revers. Mais, s’il est vrai que la phrase était passée désormais
en proverbe, comme le dit justement Gassendi, il n ’en reste pas moins
vrai, d ’autre part, que l’auteur des Animadversiones l’infléchit dans le
même sens que Hobbes: il n ’est pas question ici du sens original de la
phrase, ni de la corruption des tribunaux évoquée par Bacon, mais tout
au contraire de la situation de belligérance à laquelle s’était référé l’au
teur de l’épître dédicatoire du D e cive : ou bien, pour être plus précis, si
les «m assacres» et les «carnages» que les «nations civilisées» se
réservent l’une à l’autre correspondent bien à la «ferina rapacitas»
connotant d’après Hobbes les rapports des «civitates» entre elles,
l’exemple des «peuplades barbares», «qui viennent d ’être décou
vertes » trouve en revanche son pendant exact dans le paragraphe du De
cive où Hobbes, pour éclaircir la formule presque jumelle du « homo
homini lupus», savoir le «bellum omnium contra omnes», recourt à
l’exemple des «Am éricains», eux qui peuvent donner une idée de la vie
comme la vivaient jadis les anciens («paucos, feros, brevis aevi, pau-
peres, foedos, omni eo vitae solatio atque omatu carentes)»25.
Il est difficile de ne pas songer que l’usage auquel se prête la formule
chez Gassendi ne ressente pas d’une influence ou d’un écho de l’utilisa
tion parallèle que l’on retrouve chez Hobbes: d’autant plus que les deux
à Paris se fréquentaient tant directement que par l’intermédiaire de Mer-
senne et qu’ils avaient même accès l’un aux manuscrits de l’autre, étant
tous les deux engagés dans la rédaction des grands ouvrages de leur vie,
le D e corpore et celui qui devint, après décès de Gassendi, le Syntagma.
Les liens d’amitié et d ’estime réciproque sont bien attestés, ne serait-ce
que par la lettre adressée par Gassendi à Sorbière, justement à propos du
D e cive, et placée par celui-ci en tête de l’édition de 1647. La lettre, très
élogieuse, sauf sur le chapitre de la religion, est datée en 1646 et on se
24 Ibid., p. 302b.
25 D e cive, Libertas, I, xiii, p. 97, 96. Sur la «présence, pas seulement indiscutable,
mais ‘centrale’ des ‘sauvages’» dans la pensée de Hobbes, v. Sergio Landucci, / filo-
sofi e i selvaggi. 1580-1780, Laterza, Bari 1972, p. 114-142.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 193
souviendra que c’est justement entre les ans 1646 et 1649 que Gassendi
travailla à la rédaction de ses Animadversiones: il est donc très probable
qu’en écrivant le passage cité de son commentaire il songeât au dicton
en question, et précisément dans le sens que son ami anglais lui attri
buait, et même qu’il réagît, en répondant du moins implicitement à la
doctrine que celui-ci venait de proposer dans le De cive (que Gassendi,
à ce qui semble, connaissait dès la première édition).
Tout d’abord il faut dire que ce signe fait dans la direction de Hobbes
serait à lui seul suffisant pour nous faire comprendre que, bien loin
d’être une doctrine conciliatoire, une sorte de synthèse moyenne entre
tradition et modernité, l’épicurisme de Gassendi s’inscrit dans le
contexte d’une franche reconnaissance de l’agressivité interhumaine,
pas moins franche que celle de son ami anglais. Il faudrait donc du
moins nuancer des jugements, comme celui de Rochot, pour qui le
contrat social chez Gassendi serait simplement « l’aboutissement des
tendances de l’homme, qui n’est pas un loup pour son semblable»26.
Tout au contraire, s’il est vrai que dans le poème de Lucrèce le danger
de la mort violente est représenté surtout par la menace des bêtes
féroces, alors que l’hostilité d’autrui n ’occupe pas le devant de la scène
de la vie primitive, il n’en reste pas mons vrai que Gassendi connaissait
d’autres sources (les fragments d ’Hermarque, notamment, avec leur
généalogie détaillée des lois et des législateurs, mais aussi les Ratae
Sententiae, avec leur insistance sur l’exigence de sécurité et le péril de
l’agression)27, où ce problème était au premier plan, de telle façon qu’il
pouvait y intégrer aisément même l’«homo homini lupus» de Hobbes,
comme il arrive justement dans un commentaire, qui se veut avant tout
épicurien, celui des Animadversiones.
Mais l’impression d’une sorte di dialogue à distance entre les deux,
aussi caché qu’il puisse sembler, est confirmé encore davantage si l’on
parcourt la suite du commentaire: car, après avoir déclaré vrai l’état
d ’agression continuelle («Id, inquam verum»), qui semble caractériser
la condition naturelle, Gassendi met en place des correctifs visant à
35 An. t. II, p. 301b. Cf. p. 301a: «Quod vero praeterea lex quaedam, qua prascribatur,
exigitur; ecce praestantior alia non est, quam ipsum Rationis dictamen, quod fami-
liare, receptumque est, ut etiam iam ante observavimus vocari Legem naturalem ; uti
neque aliud est praestantius pactum, quam tacitus ille consensus omnium hominum
rationem audientium» (p. 301a).
56 An.t. II, p. 301a. Cf. De cive, p. 117, où il s’agit de «Régula per quam statim
cognosci potest an quod facturi simus, sit contra legem naturae necne».
37 O. Bloch, art. cit., p. 345.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 197
M Cette perspective avait été suggérée à la fin de l’art, cit. de Bloch, p. 346.
w De cive, p. 95.
40 An. t. II, p. 299b. Comme d’habitude, l’italique correspond à la lettre du texte grec.
41 V. Goldscmidt, op. cit., p. 27-28. V. la trad. de la maxime XXXI : «Le droit est selon
sa nature la règle de l’intérêt qu’il y a à ne pas se nuire mutuellement» (ibid.,
p. 280). Plus en général, sur l’importance du «ne pas se nuire nutuellement» dans la
conception épicurienne du droit, v. ibid., p. 32-41. Sur les raisons par lesquelles
crûn(k>À.ov doit être entendu comme «sym bole» ou «expression» et non pas
dans le sens de «pacte» ou «accord» (auquel correspond le mot owGiîkti de
198 GIANNI PAGANINI
3. - «INIURIA » ET «DAMNUM»
4’ De cive, p. 133.
46 De cive, p. 109.
47 De cive, p. 110.
200 GIANNI PAGANINI
48 An. t. II, p. 300b. L’italique correspond toujours à la lettre du texte grec; le reste a
été interpolé par Gassendi.
49 Sur la liaison entre le conventionnalisme juridique et le problème «de esu anima-
lium» cf. Giambattista Gori, «Tradizione epicurea e convenzionalismo giuridico in
Gassendi», Rivista critica disto ria déliafilosofia, 33 (1978), p. 137-153.
50 An. t. II, p. 301b.
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 201
51 De cive, p. 95.
52 Ibid., p. 96.
202 GIANN1 PAGANINI
mox dicebam de Animalibus) ipse quoque homo dici quidem possit res-
pectu aliorum animalium noxius, damnosus, pemiciosus, férus, saeuus,
immitis, crudelis ; et interdum quoque ingratus, ac intemperanter, mali-
gneque abutens eâ facultate, quâ ipsis praepollet; at non possit tamen,
propriè loquendo dici iniurius, seu iniustè agens, defectu iuris interce-
dentis, vti neque ex eodem defectu videtur posse dici Léo iniurius, aut
iniustè agens erga hominem, cum eum vice versâ dilaniat, ac vorat.»53
L’image était bien trouble et surtout on aurait pu étendre son domaine
d ’application aux rapports entre l’homme et les autres hommes (peut-
être, étaient-ils compris d’une façon implicite sous l’expression «res-
pectu aliorum anim alium»?); surtout, la comparaison donnait une
bonne idée des objections que la théorie semblable de Hobbes aurait pu
attirer, même dans le cercle des esprits libres et ‘déniaisés’ que le philo
sophe anglais fréquentait à Paris. Il faut remarquer cependant que les
attitudes des deux auteurs ne se recoupent pas seulement dans l’effort de
dépouiller ce droit naturel au sens strict de tout aspect axiologique ou
impératif, car le correctif introduit par Hobbes à l’égard du péché contre
la loi naturelle ne va pas sans avoir un parallèle dans la partie finale du
texte gassendien, où il est question du fait qu’ayant une intelligence
beaucoup plus développée que les animaux, les hommes sont d ’autant
plus capables de «tueri, violareque Iustitiam, aequitatemque natura-
lem »54. A cette différence près, par rapport à Hobbes, que le natura
lisme foncier de Gassendi, tout en évoquant la réalité de la «lex Natu
rae », peut bien se passer de la référence à Dieu, tandis qu’il fait appel au
paradigme, celui-ci vraiment anti-hobbesien, des animaux politiques
(«ea bruta, quae et eiusdem sunt generis, et gregaria, seu sociabilia adi-
nuicem sunt»)55. Et bien sûr on ne trouvera pas chez Gassendi la théorie
originale de l’obligation de la loi naturelle «in foro intemo», qui faisait
déjà sa parution dans les Eléments o f Law (XVII, 10) et que l’on
retrouve dans le D e cive (III, 27)56.
En plus, si on voulait établir une autre comparaison entre la pensée
de Hobbes et la doctrine de la partie ‘juridique’ des Maximes capitales,
on pourrait le faire avec le texte de la dernière R.S. (XL), du moins avec
sa première moitié, car il y est question de «la vie communautaire la
plus plaisante et fondée sur la confiance la plus ferme» dont jouissent
ceux qui sont « les plus capables de se procurer le sentiment de sécurité
57 An. t. II, p. 307a. Mais il est intéressant de remarquer que dans le commentaire de
cette maxime, Gassendi cite un passage assez long de Jean Chrysostome qui, déve
loppant le thème de l’amitié et de ses avantages, met en évidence le prix de l’ôp.o-
v ô ia pour ce qu’elle apporte de pouvoir par le moyen de l’association. C’est grâce
à la «concordia» que les forces sont multiplipiées («neque enim suis solum mem-
bris, sed aliorum etiam, perinde ad omnia utitur, ac suis»), bien au delà des limites
imposées par la nature («quod non est in naturae, in amicitiae est facultate»).
L’amitié n’apporte donc pas que « voluptatem», mais aussi «utilitatem» et «securi-
tatem» (ibi, p. 307b). La saveur hobbesienne de ces phrases devient évidente, si on
les rapporte aux passages du De cive où est décrit le phénomène de la «concordia»
(par ex. V, iii, p. 131 : «Securitatem viuendi secundum leges naturae, consistere in
concordia multorum»), bien que Hobbes insiste sur le fait qu’il faut aller au-delà de
la «concordia», en elle-même trop précaire, pour rejoindre une véritable «union»
politique (v. par ex. ibi, vi, p. 133 : «Requiri adPacem hominum, non modo consen-
sionem, sed etiam unionem»).
204 GIANNI PAGANINI
Gianni P a g a n in i
Université del Piemonte Orientale
61 De cive, p. 133. Cette divergence renvoie à une différence foncière dans les anthro
pologies respectives, que j ’ai examinées dans mon article: «Hobbes, Gassendi e la
psicologia del meccanicismo» cit. Sur la fonction limitée que joue l’utile chez
Hobbes, v. à présent : Mario Reale, La difficile eguaglianza. Hobbes e gli animali
polilici: passioni morale socialità, Editori Riuniti, Roma 1991, p. 150 et suiv.
PROLÉGOMÈNES
À UNE ÉTUDE DE LA PUBLICATION
ET DE LA DIFFUSION
DES OPERA OMNIA DE GASSENDI
sentent une liste des textes à paraître dans les O péra omnia9. Comme les
divers contrats notariés relatifs à l’édition elles méritent d’être repro
duites in extenso.
Tandis que les documents d’archives sont déjà familiers à un petit
cercle de spécialistes ou d’initiés, on n ’a pas pensé jusqu’ici à entre
prendre des recensements des éditions anciennes des œuvres de
Gassendi. Même sans vouloir procéder à une enquête exhaustive
comme celle qu’Owen Gingerich a consacrée au De revolutionibus de
Copernic10, on peut suggérer - en partant d’un modeste échantillon -
quelques pistes à suivre. Des voyages bibliographiques dictés en 1996,
1997 et 1998 par d’autres recherches nous ont permis d’examiner - sou
vent à la hâte - 39 collections des Opéra omnia de 1658". Comme le
fait observer Fr. Ign. Fournier dans son Nouveau dictionnaire portatif
de bibliographie, «Cette Collection n’est pas rare»12. A lui seul ce
fait explique l’indifférence affichée par les bibliographes de la fin du
XVIIIe siècle et du début du XIXe devant les Opéra om nian . On verra
aussi que c ’est là une étape importante de la fortune du livre.
Les vieux bibliographes, qu’il ne faut jamais négliger, savaient fort
bien que l’édition lyonnaise avait été imprimée sur petit et grand papier.
Bien que le grand papier soit de qualité nettement supérieure, ce n ’est
pas la distinction banale entre papiers ordinaire et fin qu’on retrouve si
14 L’histoire d’une mode qui est au cœur de la fabrication du livre de luxe reste à écrire.
Voir Wallace Kirsop, « Paper-Quality Marks in Eighteenth-Century France» dans
R. Harvey, W. Kirsop et B. J. McMullin, éd., An Index o f Civilisation. Studies o f
Printing and Publishing History in honour o f Keith Maslen, Clayton, Centre for
Bibliographical and Textual Studies, Monash University, 1993, p. 55-66.
15 Sur la provenance des collections de la Bibliothèque de l’Université de Mons-
Hainaut voir Marie-Thérèse Isaac et Claude Sorgeloos, «Les origines de la
Bibliothèque: 1797-1802» dans La Bibliothèque de l'Université de Mons-Hainaut
1797-1997, Mons, Université de Mons-Hainaut, 1997, p. 17-25.
16 Voir Wallace Kirsop, « Australian Lawyers and Their Libraries in the Nineteenth
Century», Bibliographical Society o f Australia and New Zealand Bulletin, 18,
1994, p. 44-52, surtout p. 50-51.
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 211
17 En effet les chiffres signalant la page 133 du tome I ont été partiellement déplacés.
18 II s’agit du feuillet 1 1. Le travail réalisé par Robert Nanteuil en vue du portrait gravé
est prévu dans les contrats relatifs à l’édition. Voir Arch. nat., Minutier central, XC,
98 et Pierre Gassendi explorateur des sciences, p. 180, n° 245.
19 Petrus Gassendi, Opéra omnia. Faksimile-Neudruck der Ausgabe von Lyon 1658 in
6 Banden mit einer Einleitung von Tullio Gregory, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frie
drich Fromann Verlag, 1964. D ’autres exemplaires ayant perdu le portrait sont:
Université de Sydney (RB 3658.1); St John’s College, Cambridge (Ce.2.6-11);
Bibliothèque des Fontaines, Chantilly (P 257/8.13). D ’après David J. Shaw, éd., The
Cathedral Libraries Catalogue, volume II: Books printed on the Continent o f
Europe before 1701 in the libraries o f the Anglican Cathedrals o f England and
Wales, Londres, The British Library & The Bibliographical Society, 1998, 2 parties,
p. 612, n° G 161, sur six exemplaires signalés celui d’Exeter n’a pas le portrait.
20 II y a quatre exceptions sur 28 exemplaires: Bibliothèque des Fontaines, Chantilly
(XVIIIe siècle); Bibliothèque de l’institut (Fol.M.33 -X V IIIe siècle); Bibliothèque
municipale de Digne-les-Bains (Rés. 0039 - début du XIXe siècle?); British
Library (535.1.1-6 - fin du XIXe ou début du XXe siècle). Dans quelques autres cas
des reliures du XVIIe siècle ont été réparées.
212 WALLACE KIRSOP
tiones de Drexel (Wing D 2186A; Madan, III, p. 148, n" 2552; Eiluned Rees, Libri
Walliæ, I, p. 212, n° 1712).
29 Rés. R. 200-205.
30 On notera toutefois quelques probes pennae dans un volume (Qq *.1.99) apparte
nant à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge.
31 Cf. un Syntagma philosophice Epicuri (La Haye, A. Vlacq, 1659, in-4°) de la Biblio
thèque de l’Ecole normale supérieure qui a appartenu à Oberlin en 1782 et ensuite à
Gérando.
32 Bibliothèque de l’Arsenal: Fol. Se. A. 1621'6.
33 Exemplaire de la William Andrews Clark Library, Los Angeles (*f B 1882 A2
1658): «Ex Libris Guillelmi Palliser» et «Gu: Palliser A.C.».
34 Cote 01252 (1/6).
35 Bibliothèque des Fontaines: P 257/8, entre les pages 368 et 369 du tome I. Selon
Mlle Jacqueline Diot, la collection est parvenue à Chantilly de Jersey.
36 Voir Bibliothèque Alderman de l’Université de Virginie: *B 1882. A2 1658 vol. 2
entre les feuillets 315 & 316 et 3 0 2 & 303. La collection a été achetée en 1933.
37 Mel Gorman, «Gassendi in America», Isis, 55, 1964, p. 409-417, surtout p. 412.
214 WALLACE KIRSOP
acquisitions sont le fait du XXe siècle, tout n ’a pas été dit sur des achats
antérieurs. En particulier, comme le montrent des publications et des
événements récents, l’histoire des exemplaires de l’Université Harvard
est hautement significative. En effet ce n’est qu’à la fin de 1996 que la
collection consignée dans Catalogus librorum Bibliothecœ Collegij
H arvardini (Boston, B. Green, 1723) et détruite dans l’incendie de 1764
a été remplacée grâce aux bons offices d’un libraire parisien38. Com
ment a-t-on pu vivre deux siècles sans les œuvres complètes du philo
sophe de Digne? La chose en dit long peut-être sur le déclin de la répu
tation de Gassendi à l’orée du XIXe siècle. De même on peut se poser
des questions sur le fait que la Library of Congress semble avoir un
exemplaire incomplet de l’édition de 165839.
L’existence des Opéra omnia somptueusement produits à Florence
en 1727 laisse penser que la chute a été longtemps retardée. Encore fau
drait-il être informé de la diffusion et du tirage d’une version qui a l’air
d ’être moins bien représentée dans les bibliothèques de l’Europe occi
dentale et des Etats-Unis40. Quelle est la cote de Gassendi dans les
ventes publiques du XVIIIe siècle ? Comme le fait voir une note m anus
crite portée dans l’exemplaire de la Johns Hopkins University - «Cost
40. shil. the 6. Vol. at an auction in Tom’s Coffee House London June
1703» - on continue à offrir l’édition de 1658 sur le marché. Mais,
suprême ironie, celli-ci est absente du Catalogue des livres rares et p r é
cieux de feu le citoyen Anisson Dupéron [...] sous la Révolution41.
38 Voir W. H. Bond & Hugh Amory, éd., The Printed Catalogues o f the Harvard Col
lege Library 1723-1790, Boston, The Colonial Society o f Massachusetts, 1996,
p. 21. Il y manquait déjà le tome IV.
39 Durant une brève visite à Washington nous n’avons pas eu le temps de voir une col
lection dont les tomes V et VI sont présentés dans le catalogue comme sortant d’une
troisième édition faite à Lyon par François Barbier. Il s’agit sans aucun doute des
deux volumes des Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii qui est de
vita, moribus placitisque Epicuri dont la première édition a été publiée par
Guillaume Barbier. Voir Répertoire bibliographique des livres imprimés en France
au XVIIe siècle, tome XVIII: Lyon, par Marie-Anne Merland avec la collaboration
de Guy Parguez, deuxième partie : B-Cardon, Baden-Baden & Bouxwiller, Editions
Valentin Koerner, 1993, p. 36,49. L’exemplaire de Washington est celui de Thomas
Jefferson. Voir E. Millicent Sowerby, comp., Catalogue o f the Library o f Thomas
Jejferson, Washington, The Library of Congress, 1952-1959,5 volumes, V, p. 165-
166, n° 4914.
40 Nous avançons cette impression sous toutes réserves. Certaines institutions, comme
la Boston Public Library et la Southern Régional Library Facility à Los Angeles,
possèdent la collection de 1727 et non pas celle de 1658.
41 Paris, Guillaume Debure l’aîné, 1795, in-8° (Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Pro-
vence: P. 11611 - exemplaire annoté).
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 215
Wallace K irsop
Monash University, Western Australia
1 For the argument, and sources, see H. Meyerhoff, The Philosophy o f History in Our
Time (Garden City, N.Y., Doubleday Anchor, 1959) p. 1-9.
3 Nouvelles de la République des Lettres, August 1686, art. i v ; Œuvres diverses (OD)
(Lahaye, 1737) p. 620.
218 THOMAS M. LENNON
to common sense and the incontestable principle of the natural light that
im mobility is preferable to change. Among bodies it is an inviolable law
of nature that they never change states unless the reasons for change are
stronger than those for not changing. The same must be true for minds,
so that even if it is only chance or caprice that has placed us in a given
sect, it is better to live and die in it if the others are no better».
For Bayle th t faute-de-m ieux recommendation to adhéré to locally-
held positions has particular significance given his own religious
conversions and presumable changes on issues such as grâce. If diffé
rence in belief about grâce distinguish Catholics and Protestants, and
these beliefs cannot be rationally justified, then it is best, according to
Bayle, to rest with the religious lot that one has drawn by chance. In
addition, Bayle holds that quite apart from beliefs about grâce, the d is
tribution of grâce itself cannot be understood and may, at least as far as
we are concemed, be taken as if we had drawn lots. That is, both what
we happen to believe about grâce and whether we have grâce, whatever
we may believe about it, tum out to be matters of chance. Thus, as both
religion and salvation can be understood as matters of chance, the
lottery is more than just an image in dealing with Bayle on these topics.
The Old Testament evidences many instances of the use of lotteries
or games of chance to determine a range of issues such as the choice of
kings or the division of land. The basis for this use is reflected in Pro-
verbs 16:33 : The lot is cast into the lap ; but the whole disposing thereof
is of the Lord. Now, in the seventeenth century, there were two général
considérations that were appealed to in the condemnation of gambling.
One was that it is unproductive (and in many cases actually destruc
tive) ; the other was that it is an unwarranted invocation of the deity3. To
call upon God to décidé the division of stakes is, as it was put, to tempt
God and to do so in a trivial matter. In this sense, gambling is a perverse
manipulation of Providence, and as such was universally condemned by
the Judeo-christian tradition right up to the seventeenth century.
An important statement of this condemnation based on the Provi
dence argument, as we may call it, cornes from William Perkins (1558-
1602). In Cases o f Conscience, Perkins raises the question of whether
récréation is lawful for a Christian man, and answers that it is4, for rest
and for delight5. Games are of three sorts. There are games of « wit and
3 See Brenner, Reuven and Gabrielle, Gambling and Spéculation : A theory, a history
and a future o f some human décisions (Cambridge: Cambridge University Press,
1990) ch. 1, sec. 1.
4 V. Works (Cambridge, 1613) vol. Il, p. 140-43.
5 Ecclesiastes 7:18, « Be not too righteous ».
GAM BLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE 219
industry»6, «m ixt» games of wit and luck, where «hazard begins and
skill gets the victory», as in some card games (these are not to be
condemned, but are nevertheless better avoided), and games of chance,
« in which hazard onely bears the sway, and orders the game, and not
wit; wherein also there is (as we say) chance, yea, meere chance in
regard of us. O f this kind is dicing ». These games of chance are unlaw-
ful, for three reasons: They stir up passions and distemper the mind;
they are usually motivated by greed; but most importantly because
«games of meere hazard are indeede lots; and the use of a lot is an act
of religion, in which we refer unto God, the détermination of things of
moment, that can in no other way be determined».
Despite this sort of condemnation, «gambling was everywhere in
France during the seventeenth and eighteenth centuries »7, - and not just
in France. A particularly relevant source on the nature and frequency of
gambling is the Critique historique, politique, morale, économique et
comique sur les lotteries anciennes et modernes, translated from the Ita-
lian and published in Amsterdam in 1687. It was written by the blow-
hard buffoon, Gregorio Leti (1630-1701). However clownish his work
generally, Leti’s Critique seems basically accurate; it certainly reso
nates with the Zeitgeist. Everyone, everywhere, he says, talks only
about the Lottery - priests in their sacristies, lawyers in their offices,
students in school, etc.— even the author was enticed by family into
buying some tickets («R IP to a hundred ducats»). But the lottery is not
some aberration. Nature itself is a lottery, he says, endowing some with
good looks and others with the Devil’s own ugliness8. Childbearing is a
lottery - a royal couple wanting for nothing, in perfect health, and doing
ail that is necessary find themselves sterile, while a mere shepherd, the
first time.... And so on, throughout ail of nature. The distribution of
grâce, which he understands in terms of goods in this world, is a lottery9,
as is the création of the world, at least as far as the Fall is concemed. The
Church is a lottery, as are govemment, health and so on, by which he
means that they undergo various unpredictable vicissitudes.
As to the proper, institutionalized lotteries, Leti reports that in
England and Holland, they were established to support the war effort.
Since money to supply the ships so effectively pirated by the French is
not found in the woods or the sea and does not fall from the sky, it had
to be extracted, he says, from the guts of the people10. The model and
inspiration seems to have been the London lottery set up by Parliament
in the spring of 1694. The lottery spread to Holland, first to Amersfort,
where real estate was offered as prizes, and then, elsewhere, as indivi-
duals held their own lotteries to rid themselves of less valuable property
- silversmiths and jewellers, for example, and finally, in Amsterdam,
hairdressers, who put up outmoded headdresses. In July 1695, the Wal-
loon Church of Amsterdam undertook to establish a lottery to pay for
the 2,000 people it fed and otherwise supported daily.
At the end of the seventeenth century, gambling was common,
important to a variety of interests, and yet vaguely objectionable. A cer
tain literature emerged in the effort to come to terms with the phenome-
non. The clear tendency, especially among Protestant authors, was to
construe gambling, specifically the lottery, in naturalistic terms, to undo
the Providence argument by reversing its significance, and to relocate
gambling in a larger context of religious and commercial activities. This
literature invariably drew attention to the dangers of gambling, but
nearly ail of the objections to gambling were of an instrumental nature.
Gambling was thought to be wrong, not intrinsically, but because of its
ill effects. Although much of the literature was concemed to réfuté the
Providence argument, that argument seems actually to have been endor-
sed by no one aside from Pierre de Joncourt (7-1725), whose Quatre
lettres (1714) defended it against the attack of LaPlacette (of whom,
more below).
An important source for the argument is the Traité des jeu x et des
divertissem ents (Paris, 1686) by the Catholic, Jean-Baptiste Thiers. The
quality of his présentation of the argument is less than sophisticated -
for example, he argues that gambling is permissible because there are
rules goveming it - but Thiers provides for use by later authors a very
long catalogue of condemnation of games of chance by Christian and
pagan authors, civil and canon laws, Church councils, etc. His own
position, as well as almost ail those he cites, focuses on instrumental
considérations. There are two exceptions, who offer objections in prin-
ciple. One is the Protestant theologian, Lambert Daneau (1530-96), who
argued that « Gambling is expressly forbidden by God, who regulated it
in this third commandment, thou shalt not take the name of the Lord thy
God in vain. Now, whoever draws lots for ridiculous and insignificant
things and uses it only for the useless pleasure of man - doesn’t he take
G od’s name and Providence in vain ? For drawing lots is one of the main
10 P. 31-32.
GAM BLING AND THE NATURALIZATION O F PROVIDENCE 221
11 P. 24-25.
12 French translation, Traicté de l'amendemente de vie, 2nd éd., 1596.
" Bk. 2, ch. 19; cited by Thiers, p. 176.
222 THOMAS M. LENNON
question. That is, not just from a human perspective, but intrinsically or
from God’s perspective, salvation may be no more than a lottery.
At a minimum, what Leclerc says about luck can be translated into
an argument against supernatural grâce. More specifically, he wants to
argue that there are four possible senses in which the terms « lucky » or
«unlucky » might be applied to mean something more than just consis
tent success or lack of it. They might mean influenced by : 1) destiny or
fate, 2) chance, 3) good or evil angels, or 4) God Himself. He takes the
first two to be «pure chimeras», both of them defeated by human free-
dom. His discussion is none too cogent, however. First, he fails to dis-
tinguish fatalism from determinism. That is, he does not distinguish
between saying that every event necessarily occurs regardless of the
circumstances and saying that every event necessarily occurs because o f
the circumstances. He then argues that because we are ignorant of the
circumstances, i.e. the universal chain of causes, that chain does not
exist. Secondly, chance is made to depend entirely on voluntarism. A
chance event occurs when bodies which otherwise always behave
mechanically are interfered with by minds, which have freedom, i.e.,
the ability «to do or not do something..., to determine themselves in
[only ?] indiffèrent or absolute things, or things they regard as such,
through pure caprice and without any reason, unless it be their willing,
and without there intervening anything to engage them necessarily to
judge or will »14. This self-sufficiency of the will to make a différence in
the environment is a clear indication of the Pelagianism expected of
some one with Leclerc’s Socinian-Armininian-deistic inclinations. As
to chance, it is a «negative idea» in that when we shake the box of lots
and draw a name of which we say that it was drawn by chance, we mean
only that the occurrence was not merely mechanical.
O f the other two possibilities for aleoric influence, appeal to angels
is without foundation and basically a pagan view, according to Leclerc,
but the appeal to God cannot be dismissed as easily. The effect of
Leclerc’s discussions of divine influence is to eliminate the différence
between chance and other events - there is nothing spécial about any
event that privilèges it as an entrée for God’s intervention. If drawing
lots were the instances of particular Providence that people take them to
be, ail kinds of questions could be decided just by writing alternative
answers on papers and drawing one of them - for example, to determine
whether a lost object was stolen by a domestic15. Such an effective pro
cédure would surely be of use in eliminating atheism, he says with
14 Reflexions, p. 52-3.
15 Reflexions, p. 107-08.
GAM BLING AND THE NATURALIZATION O F PROVIDENCE 223
16 Barbeyrac (1674-1744) left France with his parents at the Révocation for Switzer-
land, where he studied first theology and then law. He taught literature at the French
college in Berlin beginning in 1697, history and civil law in Lausanne (1711), and
public law in Groningen, where beginning in 1714 he directed the academy. He was
also a member of the Prussian Academy of Sciences. Best known perhaps for his
work on Puffendorf, Barbeyrac was « a prolific writer, but one with the faults o f this
quality » Nouvelle Biographie Universelle (Paris, 1852) vol. 3-4, p. 441-2. Barbey
rac has gotten a much better shake recently from Pierre Rétat, who, while recogni-
zing that Barbeyrac never produced a systematic work, sketches for him from minor
works and préfacés to his translations a coherent system of some interest: Le D ic
tionnaire de Bayle (Paris, 1971), p. 39-43.
17 Traité, p. 294-6.
18 Traité, p. 22-30.
224 THOMAS M. LENNON
19 Traité, p. 104-5. Much of the work consists in explaining these conditions as applied
to gambling. LaPlacette, who, as we shall see, was also concemed to undo the
Providence argument, was also to make the connection to contracts. Agreeing to pay
if a certain face o f the die comes up is like an insurer agreeing to pay if a certain
cargo is lost. Traité, p. 59.
20 Traité, p. 12-13. Puffendorf is cited for support, and Paschasius Justus and Jean
Samuel Stryck are also cited as condemning gambling as a kind o f theft. Barbeyrac
agréés that no one gambles to lose, and that the loser is unhappy, but the contract is
as valid as any other, and one may ask, as with any other regretted contract, why it
was entered into.
21 The more recent version o f this paradox is treated as Newcombe’s paradox.
GAMBLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE 225
condemned22. (Perhaps a way to put the thesis is that interest, i.e., non-
productive eamings, is a model for human effort, which in terms of salva
tion is also non-productive). By the end of the seventeenth century, it may
well be that business ethics drives theories of grâce, rather than conver-
sely. That is, the need to legitimate the gambling inherent in contracts
gave credence to friendly theories of grâce, and indeed, this may have
been the dynamic a century earlier as well. Whatever the order of depen-
dence, there is likely a connection, perhaps one of co-dependence.
Support for reading these authors’ attention to gambling as invol-
ving much broader social, theological and metaphysical concems
cornes from still another Protestant critic, Jean de La Placette (1657-
1736). His Traité des jeu x de hazard (1697)23 argued against Joncourt
and « several others », probably including Leclerc, that chance is not an
empty word devoid of meaning. Its ordinary meaning, which can legiti-
mately be used in explanations, according to La Placette, is the intersec
tion (concours ) of two or more contingent events, each of which has its
causes but none, at least none that is known, for the interaction. This is
Barbeyrac’s notion, just noted, of the small stone unexpectedly altering
the path of a tossed bail. Neither author considers, however, that perhaps
no event is the product of a single cause or chain of single causes, that
every event is the product of an intersection of causes. Thus, while the
concept of chance is hereby naturalized, either ail events are chance
events (the tendency among these authors is to discount Providence
anyway) or, from the perspective of the whole, ail are necessary (not
incidentally, La Placette found it important to argue against Spinoza)24.
But La Placette’s interest in chance dérivés not from stories, or even
from physics or metaphysics. As he explains in the préfacé to his Trea-
tise, he was originally interested in the gambling controversy because of
his concem with the général question of restitution, the two most diffi-
cult cases of which are interest and gambling25. The relevance of the
gambling question as an instance of the Weber-Tawney connection
seems obvious26. La Placette’s particular contribution here is twofold.
12 For Tawney, the key notion is less grâce that the vaguer notion of a calling. Tawney,
Religion and the Rise o f Capitalism (3"1ed. New York, 1950) p. 176, 199-204. For
his différences from Weber, see n.32, p.261-2.
;l In Traités divers, 2nd ed. 1699, 3rd éd., along with a defense against objections,
1714.
,M Eclaircissement, Amsterdam, 1709.
” Traité de la restitution ( 1696), Divers traités sur les matieres de conscience ( 1697).
** La Placette’s treatise on games of chance was published with a treatise on interest.
The first chapter acknowledges that usury is universally despised but then goes on to
argue that it is «necessary in the present State of the world», Divers traités, p. 74n.
226 THOMAS M. LENNON
Thomas M. L ennon
University o f Western Ontario, Canada
30 For more on these issues and on Bayle in particular, see my Reading Bayle (Toronto,
University of Toronto Press, 1999) ch. VI.
VOLUPTÉ ET DOULEUR
CHEZ GASSENDI
ET DANS L’«ESSAY»DE LOCKE
Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 479a Essay 2.7.4-, 129, 34 - 130, 10:
18-32: « C u m vero talis cupiditas vni- « T h is [...] g iv es us new occa sio n o f
cuique parti insideat, quatenus dolore adm iring the W isdom and G ood n ess
affecta, ex im i dolore appétit, apparet o f our Maker, w h o d esign in g the pré
ea tam en praecipue ad eas parteis, servation o f our B ein g, has annexed
quae ob defectu m alim enti lacessun- Pain to the application o f m any things
tur, aut ob sem in is copiam pruriunt; to our B o d ies, to warn us o f the harm
ex eoq u e proinde intelligitur volu isse that they w ill d o; and as ad v ices to
praesertim Naturam huiuscem odi withdraw from them. But he, not
gem inam cupiditatem indere, quate d esign in g our préservation barely, but
nus vtraque non ad vnius solum partis the préservation o f every part and
incolum itatem tendit, sed altéra qui organ in its perfection, hath, in m any
dem ad totius sp eciei, siue indiuidui, cases, annexed pain to those very
altéra ad totius generis conseruatio- Id ea s, w hich delight us. Thus H eat,
nem dirigitur; cum et nihil sit interea that is very agreeable to us in one
m irum , si posterior vehem entior sit, degree, by a little greater increase o f
quatenus naturae m agis interest it, proves no ordinary torm ent: and
vniuersum gen u s, quam speciem the m ost pleasant o f ail sen sib le
seruare.» O bjects, Light it self, if there be too
m uch o f it, i f increased beyond a due
proportion to our E yes, cau ses a very
painful sensation.»
Car pour nous, il n’y a ni bien ni mal que ce que nous tenons pour
bien ou mal. A vrai dire, ces opinions ou jugements peuvent être faux.
Mais par cela seul que nous considérons quelque chose comme bien,
nous n’y aspirons pas. Elle ne provoque notre désir que lorsque nous
jugeons qu’elle est bonne pour nous, c ’est-à-dire, qu’elle est importante
pour notre félicité.
Pour définir les mots de « félicité » et d’« infélicité », les deux auteurs
ont recours au bien et au mal. Selon Gassendi, la plus haute félicité est
un état réservé à Dieu, qui dispose de tous les biens sans souffrir aucun
mal. Théoriquement, la félicité parfaite de l’homme consisterait en l’ab
sence de toute douleur, conjointe avec une parfaite tranquillité de l’es
prit. Mais, en fait, nous devons nous contenter d’une félicité susceptible
d’intensification et d’atténuation, par laquelle nous jouissons d ’autant
de bien, en souffrant aussi peu de mal, que possible sous les conditions
données. - Chez Locke, dès le début, la félicité et l’infélicité sont des
extrêmes sur une échelle de degrés3. La plus haute félicité est réservée
3 Cette modification a été préparée chez Gassendi : Au début du texte III 64a, 34-59,
cité ci-dessus, il introduit deux types de félicité: l’un, qui est capable intensionis,
remissionisque, et l’autre, qui ne l’est pas. Voir aussi note 9.
236 RAINER SPECHT
4 Essay 1.3.3; 67,16-22: «Nature, I confess, has put into Man a desire of Happiness,
and an aversion to Misery [...] but these are Inclinations of the Appetite to good, not
Impressions o f truth in the Understanding.»
238 RAINER SPECHT
[...] The m otive, for continuing in the sam e State or A ction , is on ly the
present satisfaction in it; T he m otiv e to change, is al w ays som e u n ea si
ness: nothing setting us upon the change o f State, or upon any new
A ction , but som e u n easin ess. T his is the great m otive that w orks on the
M ind to put it upon A ction [...]. (Ibid. 2 .2 1 .2 9 ; 2 4 9 , 11-15) - Pour des
détails, voir ibid. 2 .2 1 .3 5 ; 2 5 2 ,2 8 - 2 5 4 , 10.
En tout cas, la volonté, selon les deux auteurs, est une faculté qui ne
se détermine point elle-même, mais qui, pour pouvoir se diriger vers
quelque chose, a besoin des orientations que lui dicte (bien ou mal),
selon Gassendi Yintellectus, c ’est-à-dire la mens5' et selon Locke le
Mind.
5 Eth., lib III, cap. 1 ; II 821b 19-21 : «[...] Ratio, quae idem aliunde cum Intellectu, ac
mente est [...]».
VOLUPTÉ ET DOULEUR 239
Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 469a Essay 2.21.5; 236, 11-17: «This
23-29: «[...] cum Appetitus soleat in Power which the mind has, thus to
Rationalem, & Brutum distingui, order the considération of any Idea, or
moris est quidem, vt Rationalis the forbearing to consider it; or to pre-
Voluntatis nomine veniat; sed Volun fer the motion of any part of the body
tas tamen, Graece, actionis est, non to its rest, and vice versa in any parti
facultatis nomen. Vtamur nihilomi- cular instance is that which we call
nus receptis vulgo vocibus [...].» the Will. The actual exercise of that
6 Voir note 5.
240 RAINER SPECHT
Eth., lib. III, cap. 1 ; II 822a 4-12: power, by directing any particular
« Hoc autem obiter obseruo, quia iam action, or its forbearance is that
vulgo soleant Voluntatis nomine non which we call Volition or Willing.»
tantum functionem appetitus, quam Ibid. 2.21.6; 237, 4-10: «For
ipsum appetitum intelligere (sed qui when we say the Will [...] is, or is not
appetitus tamen Rationalis sit, tan- free [...] though these, and the like
quam hominis proprius, eo modo, quo Expressions [...] may be understood
et ipsa Ratio) [...].» in a clear and distinct sense : Yet I sus
Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 471a pect [...].»
56-62: «Et, cum admittant [...] esse Ibid. 2.21.14; 240, 26-28: «[...]
Voluntatem facultatem caecam, Liberty, which is but a power, belongs
quaeque, nisi praeeunte Intellectu, non only to Agents, and cannot be an attri-
possit quidquam velle, aut nolle amare, bute or modification of the Will,
aut odisse; mirum videri potest, cur which is also but a Power.»
Voluntati, potiusquam Intellectui, Ibid. 2.21.19; 243, 5-6: «[...] it is
Rationive libertatem tribuant.» the Mind that operates, and exerts
Eth., lib. III, cap. 1; II 822b 3- these Powers ; it is the Man that does
24: «[...] censetur esse in homine the Action [...].»
Ratio libéra, Liberum-ve arbitrium; Ibid. 2.21.10; 238, 29-31: «So
quatenus ex pluribus rebus in delibe- that Liberty is not an Idea belonging
rationem cadentibus, non ita vnam to Volition, or preferring; but to the
eligit, quin vel ipsam negligere, vel Person having the Power of doing, or
eligere aliam possit. Ac attribuere forbearing to do, according as the
quidem soient hanc Libertatem Mind shall chuse or direct.»
Voluntati, seu rationali appetitui;
verumtamen perinde est, quatenus
fatentur libertatis radicem in ipsa
Ratione, ipsove Intellectu, hoc est,
facultate cognoscente esse. [...]
idcirco videatur Libertas, in Intellectu
quidem primo, ac per se ; in Voluntate
autem secundario, ac dependenter
esse [...].»
Eth., lib. III, cap. 1 ; II 823a, 18- Essay 2.21.10; 238, 22-31: «[...]
35: «Quare et hoc fit, vt, si supponas suppose a Man be carried, whilst fast
Voluntatem ita ad bonum aliquod, asleep, into a Room, where is a Person
summum puta, determinari, vt diuerti he longs to see and speak with ; and be
ad aliud, quod, illo relicto, prosequa- there locked fast in, beyond his Power
tur, non possit, tune censenda voluntas to get out: he awakes, and is glad to
sit sponte quidem ad illud ferri, [...] at find himself in so desirable Company,
VOLUPTÉ ET DOULEUR 241
non tamen libéré ferri, quoniam indif which he stays willingly in, i.e. pre-
férons ad illud, et ad aliud bonum non ferrs his stay to going away. I ask, Is
est [...]. Neque obstat, quod feratur not this stay voluntary? [...] ‘tis évi
volens; quandoquidem ista, vt sic dent he is not at liberty not to stay, he
loquar, Volentia non Libertatem sonat, has not freedom to be gone. So that
sed Libentiam, hoc est, complacen- Liberty is not an Idea belonging to
tiam, seu collubescentiam, exclusio- Volition, or preferring ; but to the Per
nemque adeo coactionis, violentiae, son having the Power of doing, or for-
renitentiae, molestiae [...].» bearing to do, according as the Mind
shall chuse or direct.»
7 Essay 2.21.15; 241, 2-15: «Volition, ‘tis plain, is an Act o f the Mind knowingly
exerting that Dominion it takes it self to have over any part of the Man, by
imployingit in,or witholdingit from any particular Action. [...] Liberty, on the other
side, is the power a Man has to do or forbear doing any particular Action, according
as its doing or forbearance has the actual preference in the Mind, which is the same
thing as to say, according as he himself wills it.» Pour des détails, voir ibid. 2.21.71.
8 Par exemple Essay, « Epistle to the Reader»; 9, 3. De plus, ibid. 2.33.13 ; 398, 25 et
4.19.1; 697, 19.
242 RAINER SPECHT
9 De la même manière que les qualités graduées comme « plus chaud » et « plus rouge »,
les passions, elles aussi, font partie, dans VEssay, des modes qui naissent de l’intensi
fication ou atténuation de simples idées. La théorie lockienne des passions est proche
des spéculations de certains groupes scolastiques sur le thème De intensione et remis-
sione, comme le montre déjà la fréquence de «degree». Voir mon rapport «Ideen von
mehr oder weniger SüBe oder Licht. Zur Darstellung von Intensitaten bei Locke»,
dans: Zeitschrift fu r philosophische Forschung 50 (1996), p. 291-308. Cependant,
déjà la théorie gassendienne de la confiance et du désespoir tend vers cette solution.
V o i t Phys. III.2, lib. X, cap. 6; 497a 12-16 (résumé): «[...] quia species alioquin tam
Spei, quam Metus accipi possunt penes varios tam intensionis, quam remissionis gra-
dus, iuxta quos Spes parua dicitur, aut magna, minor, aut maior [...]».
VOLUPTÉ ET DOULEUR 243
Les deux auteurs soulignent que leurs exposés sont bien loin d’épui-
ser l’ensemble des passions10.
L’énumération des passions chez Locke est moins riche que celle de
Gassendi, mais, en principe, elle suit le même ordre que le «Syntagma
Philosophicum.».
II 486b - 491b: De Amore, et Odio. Essay 2.20.4,5: Love, Hatred
II 491b - 495a: De Cupiditate, et Essay 2.20.6: Desire.
Fuga.
Gassendi ne traite que la Sollici- Essay 2.20.7,8: Joy, Sorrow
tudo (une inquiétude qui suit la
crainte), et cela dans un autre
contexte, à savoir, dans le chapitre sur
l’espoir et la crainte (II 497b).
10 Gassendi fait des déclarations analogues, mais plus spécifiques, à l’occasion de son
traitement de la volupté {Phys. 111.2, lib. X, cap. 3 ; II 483 b, 36-39) et de l’amour et
de la haine (Phys. III.2, lib. X, cap. 4; II 489 a, 48-62).
244 RAINER SPECHT
Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 495b E ssay 2.21. 9-10; 231, 19-23:
30-34: «[...] Spem quidem esse ela- «H ope is that pleasure in the Mind,
tionem quandam Animae, ob opinio- which every one finds in himself,
nem [desideratu r : aduenturi] eius upon the thought of a probable future
boni, quod concupiscit. Metum vero enjoyment of a thing, which is apt to
esse contractionem ob opinionem delight him.
aduenturi eius mali, quod refugit Fear is an uneasiness of the Mind,
[...]». upon the thought of future Evil likely
to befal us.»
'1 Pour saisir cela, il faut se souvenir que pour Gassendi «Cupiditas» et «Desiderium»,
et que pour Locke «uneasiness» et «desire», sont presque des synonymes. Voir, par
exemple, Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 491b 10-13: «[...] Cupiditas (seu, mavis,
Voluntas, Desiderium, Optatio, Libido, Appetitio, Auiditas, etc.) [...]», et Essay
2.21.31 ; 250, 29 - 251, 4: «This Uneasiness we may call, as it is, Desire\ which is
an uneasiness of the Mind for want o f some absent good.»
246 RAINER SPECHT
Eth., lib. III, cap. 1; II 824a 57- Essay 2.21A1-, 263, 15-31: «[...]
65: «Cum ergo voluntas ita sit intel the mind having in most cases, as is
lectus, iudiciive eius sequax, constat evident in Expérience, a power to sus
profecto indifferentiam, quae in pend the execution and satisfaction of
voluntate reperitur, iisdem omnino any of its desires, and so ail, one after
passibus, quibus indifferentiam intel another, is at liberty to consider the
lectus incedere. Videtur autem indif- objects of them ; examine them on ail
ferentia intellectus in eo esse, quod sides, and weigh them with others.
non ita vni iudicio de re visa adhae- [...] we have a power to suspend the
reat, quin ad aliud de eadem iudicium, prosecution of this or that desire, as
VOLUPTÉ ET DOULEUR 247
1110 demisso ferri valeat, si se aliunde every one daily may Experiment in
obtulerit maior veri similitudo.» himself. [...] during this suspension of
E th ., lib. III, cap. 1; II 825a 20- any desire, before the will be determi-
26: «Constat vero simul, cum volun ned to action, and the action (which
tas ea necessitate, qua dictum iam est, follows that détermination) done, we
intellectu praeeunte indigeat; frustra have opportunity to examine, view,
tentari, vt voluntas appetitionem and judge, of the good or evil of what
suam mutet, nisi curetur, vt intellectus we are going to do [...]»
suum mutet iudicium ; aut, vt volun Ibid. 2.21.71; 283, 8-16: «But
tas appetitioni haereat, nisi vt intel though this général Desire of Happi
lectus adhaereat iudicio.» ness operates constantly and invaria
E th., lib. III, cap. 1 ; II 825a 61 - ble yet the satisfaction of any particu
825b 2: «[...] resumendum est, Liber lar desire can be suspended from
tatem, liberumve arbitrium ideo esse determining the will to any subser-
in homine, quod in eo sit, quae est vient action, till we have maturely
hactenus exposita indifferentia. examin’d, whether the particular
Nempe liber est, vt bono, ac malo sibi apparent good, which we then desire,
ob oculos positis, eligat aut bonum, makes a part of our real Happiness, or
permotus eius specie; aut malum, si be consistent or inconsistent with it.
1111 obtendatur ea boni specie, quae et The resuit of our judgment upon that
clarius appareat, et vehementius Examination is what ultimately déter
proinde alliciat, moueatque, quam mines the Man, who could not be free
species ipsiusmet boni [...]». if his will were determin’d by any
thing, but his own desire guided by
his own Judgment.»
Afin de bien juger, il faut faire des efforts pour calmer les passions et
pour bien former l’entendement.
E picu ri Syntagm a III, cap. 6 ; III E ssay 2.21.53; 268, 7-12: «[...]
69b 25-32: «Porro, cum quicquid the forbearance of a too hasty com
bonitatis, aut malitiae est in humanis pliance with our desires, the modéra
actionibus, non aliunde pendeat, tion and restraint of our Passions, so
quam ex eo, quod, quis sciens, et that our Understandings may be free
volens, seu liber facit; ideo Animus to examine, and reason unbiassed
est assuefaciendus, vt sane sciât, hoc give its judgment, being that, whe-
est, ratione recta vtatur ; et sane velit, reon a right direction of our conduct
hoc est, vt Liberum arbitrium ad id, to true Happiness depends ; ‘tis in this
quod vere est bonum, flectat; ab eo, we should employ our chief care and
quod vere est malum, deflectat [...]». endeavours.»
Pour les deux auteurs, la volupté et la douleur sont des objets non
seulement de la philosophie pratique, mais aussi de la philosophie théo
rique. Avant tout, elles servent de critères à l’égard des jugements qui
248 RAINER SPECHT
Rainer S p e c h t
U n iv e r sité d e M a n n h eim
13 Locke mentionne ici l’exemple du glass Furnace (Essay 4.8.11, 2-3). Dans un
contexte semblable, Gassendi introduit l’exemple dufornax, quoique avec d’autres
intentions. Voir Disquisitio, In 2, dub. 1, inst. 2; 3, 286b 7-13: «Sic non negasset
quidem [Scepticus] ignem apparere sibi calidum, aut sese ab illo comburi ; sed non
pronuntiasset propterea ilium esse ex natura sua huiusmodi, quod non appareret per-
inde pyraustis, seu pennatis illis animalculis: quae in mediis fomacibus nascuntur,
et viuunt.»
SUR SPINOZA
ET LE SPINOZISME
MATÉRIALISME ET SPINOZISME
mée dans les postulats à'Éthique II, qui permet de comprendre pourquoi
les notions communes vont pouvoir se détacher sur le fond des idées
inadéquates et assurer le développement de la Raison, c ’est-à-dire la
supériorité de l’homme sur les animaux. On pourrait donc, si ce n’était
contraire à l’usage, parler d’un «m atérialism e» de Spinoza, à condition
de ne pas entendre par là une détermination de l’âme par le corps.
A qui objecterait que Spinoza, dans tout ce chemin de II à V20, tient
la balance égale entre âme et corps, et qu’il est donc tout autant spiri-
tualiste ou idéaliste que matérialiste, on répondrait que, précisément, la
tradition ne tient pas cette balance égale et que le simple fait de donner
au corps autant d ’importance qu’à l’âme constitue déjà un énorme effort
de rééquilibrage matérialiste. Dès lors, le lecteur ne peut qu’enregistrer
comme le signal d ’un tournant décisif la phrase qui achève le scolie de
V 20 : «Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée
de l’âme sans relation avec le corps» («tempus igitur jam est, ut ad ilia
transeam, quae ad mentis durationem sine relatione ad corpus perti
nent»), W. Meijer et Charles Appuhn ont voulu remplacer la formule
par «ad corporis existentiam», mais cette substitution est inutile et n’at
ténue pas le problème. Il faut plutôt prendre la mesure de l’expression et
de ce qu’elle implique: elle dit bien que durant trois Livres et demi, la
réflexion s’est exercée sur un objet qui était l’âme en relation avec le
corps; et que désormais l’objet sera l’âme seule, sans le corps - plus
précisément: la durée de l’âme seule. L’équilibre soigneusement main
tenu jusque-là semble donc bien s’être évanoui. D ’où le goût de certains
interprètes spiritualistes pour cette dernière section de Y Éthique.
Est-ce à dire pourtant que toute relation avec le corps disparaîtra?
non, et la proposition 39, donc presque à la fin de cette partie, le rendra
présent d’une façon qui a surpris certains commentateurs plus encore
que son absence annoncée au début : « Qui a un corps possédant un très
grand nombre d ’aptitudes, la plus grande partie de son âme est éter
nelle» («qui corpus ad plurima aptum habet, is mentem habet, cujus
maxima pars est aetem a»). Si l’on veut bien ne pas présupposer l’inco
hérence du texte, mais au contraire essayer de le comprendre selon
l’ordre qu’il nous indique lui-même, il faut donc le lire selon cette
double donnée, dans la rigueur de sa construction. Plus exactement, il
faut lire cette dernière section d ’Éthique V selon deux axes, qui jouent
chacun un rôle déterminé dans l’établissement de ses thèses, et dont
l’unité s’appuie sur l’ensemble de l’architecture de l’ouvrage. 1°) Un
premier axe paraît mettre entre parenthèses tout ce qui a été dit depuis la
physique du début d’Éthique II. La proposition 21 (c’est-à-dire la pre
mière de cette section) rappelle les liens entre corps, mémoire et imagi
nation tels qu’ils avaient été établis au Livre II. Mais elle les rappelle sur
256 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU
le mode négatif, comme pour fermer une porte. Ce n’est que tant que le
corps dure («nisi durante corpore») que l’âme peut imaginer et se sou
venir des choses passées. Les propositions suivantes introduiront donc
à la structure de l’âme en tant qu’elle n’est pas liée à cette durée. Une
partie de cette âme exprime l’essence du corps humain sous la dimen
sion de l’éternité; cette partie est étem elle; le suprême effort de l’âme
consiste à connaître les choses singulières, c’est-à-dire Dieu en tant
qu’il les produit...
Il faut remarquer que toutes ces propositions reviennent s’enraciner
non dans les livres immédiatement précédents, mais dans Éthique I et
dans les premières propositions à'Éthique II - autrement dit dans ce que
Spinoza a énoncé avant de commencer l’itinéraire qui décrivait le par
cours de l’âme liée à la durée du corps. Ainsi la proposition 22 s’appuie-
t-elle sur la proposition 25 du Livre I («Dieu n ’est pas seulement cause
de l’existence des choses, mais aussi de leur essence»), ainsi que sur
l’axiome IV (la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la
cause et l’enveloppe) et sur la proposition 16 (la production nécessaire
et étemelle des modes), la proposition 24 sur le corollaire de la même
proposition 25 («les choses particulières ne sont rien si ce n’est des
affections des attributs de Dieu »), les propositions 29 et 30 sur la défi
nition de l’étemité (I, 8 et son explication). De même, la proposition 33,
qui énonce l’éternité de l’amour intellectuel de Dieu, renvoie à l’axiome
III du Livre I (l’axiome de la causalité).
Tout se passe donc comme si Éthique I (et les premières propositions
d ’Éthique II) avaient mis en place une syntaxe générale des attributs et
des modes et comme si les conséquences en étaient tirées deux fois : une
fois dans une séquence qui les applique au composé humain durante
corpore (l’âme idée du corps en train de durer) et une seconde fois, plus
brièvement, à l’âme idée seulement de l’essence du corps. Dans la
seconde séquence, les résultats établis dans la première ne sont convo
qués que pour des comparaisons et des négations, ou bien pour les
quelques points communs qui n’ont pas à être redémontrés. Y a-t-il ici
désaveu dans la seconde séquence de ce qui a été dit dans la première?
non: il s’agit de tirer les conséquences des mêmes lois universelles
{Éthique I) appliquées à deux objets différents, qui sont d’ailleurs deux
dimensions différentes du même objet. Ce qui assure le passage com
mun des lois universelles aux deux séquences est la série des treize pre
mières propositions d 'Éthique II: le parcours qui établit, en s’appuyant
en dernière instance sur le sentiment du corps, que celui-ci est l’objet de
l’idée qu’est notre âme et qu’il existe conformément à ce que nous sen
tons de lui. La proposition 23 d 'Éthique V s’appuie explicitement sur le
résultat de ce parcours pour établir qu’une part de l’âme est étemelle:
MATÉRIALISME ET SPINOZISME 257
c’est parce que le corps est l’objet de l’âme humaine et qu’il existe une
idée exprimant sous la dimension de l’éternité l’essence du corps
humain que nous pouvons affirmer que cette idée est constitutive de
l’âme humaine. C ’est même le principe ainsi acquis qui va rendre pos
sible tout le parcours de cette deuxième partie à'Ethique V. C ’est donc
bien en définitive parce que nous sentons les affections de notre corps
que nous savons, moyennant quelques démonstrations intermédiaires,
que notre âme est partiellement étemelle.
Il faut cependant remarquer une limite à toute cette démonstration :
Spinoza parle dans toute cette séquence du corps humain et de l’âme
humaine. Mais les propositions initiales auxquelles il se réfère ne
concernent pas spécifiquement l’homme : la proposition 1,25 traite de la
production des modes en général ; les propositions du début d 'Éthique II
s’appliquent à tous les corps, et Spinoza le souligne d ’ailleurs lui-même
dans le scolie de la proposition 13: «ce que nous avons montré jusqu’ici
est tout à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux
autres individus, lesquels sont tous animés, bien qu’à des degrés
divers.» On peut en déduire logiquement que les thèses sur l’éternité de
l’âme s’appliquent de la même façon à toutes les âmes. Il n’y a donc
vraiment pas là de quoi satisfaire une lecture spiritualiste à'Éthique V :
certes l’homme a une part d’éternité, mais tous les autres modes finis
aussi. Rien dans cet axe du raisonnement n’est susceptible d ’introduire
des différences entre les individus. Ni pour distinguer les hommes du
reste de l’univers, ni pour distinguer les hommes entre eux. C ’est la
seule conception de l’éternité autorisée par le spinozisme, et il est clair
qu’elle est trop large pour fonder à elle seule une doctrine du salut. C ’est
là qu’il faut faire appel à un second axe du raisonnement qui, lui, au
contraire, relie la seconde séquence à la première et appuie sur celle-ci
la possibilité de maintenir et repérer des différences à l’intérieur de
celle-là. C ’est lui précisément qui aboutit à la proposition V, 39. Il com
mence aux postulats 3 et 6 d'Éthique II. Ces postulats indiquent, le pre
mier, l’influence du milieu extérieur sur le corps humain, le second, l’in
fluence symétrique du corps humain sur le milieu extérieur. A vrai dire,
la symétrie porte moins sur une double causalité que sur ce qui consti
tue, pour le corps humain lui-même, une double capacité : à influencer
et à être influencé («m overe» et «disponere» dans un cas, «affici»
dans l’autre). Ces deux postulats servent à démontrer la proposition 14 :
« L’âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et
d’autant plus que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de
manières» («et eo aptior quo ejus corpus pluribus modis disponi
potest»). On voit s’introduire ici l’écriture de la proportion qui sera une
des caractéristiques de la fin d 'Éthique V.
258 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU
Pierre-François M oreau
ENS Fontenay - Saint-Cloud
DE LA «RATIO»
À LA « SCIENTIA INTUITIVA »
OU LA TRANSITION ÉTHIQUE INFINIE
SELON SPINOZA
CONNAISSANCE ET AMOUR
DES CHOSES SINGULIÈRES
contraintes par cette nature à s’adapter les unes aux autres de manière à
s’accorder entre elles selon une certaine raison». Le sage est un ver à
l’intelligence supérieure en ce que même s’il ne dispose pas de la
connaissance de toutes les parties de la nature et de leurs rapports, il sait
que tout ce qui se manifeste comme tout peut être considéré comme par
tie d ’un tout articulé supérieur jusqu’à l’idée limite d ’un tout infini au
delà duquel il n’ y a rien. Le sage n’a pas une vue totale et immédiate de
ce tout dont il forme l’idée, mais sa vue perpective est une vue intérieure
sur la structure formelle du tout auquel il appartient et dont il peut
approprier les lois de constitution en se constituant ainsi lui-même. Per
pective et objectivité se réconcilient en raison même de la nature de
l’entendement humain comme partie d’un entendement infini. «Par
liaison des parties, j ’entends donc simplement le fait que les lois ou la
nature de chaque partie s’accordent de telle sorte aux lois ou à la nature
de chaque autre partie qu’il ne saurait y avoir de contradiction. En ce qui
concerne le tout et les parties : je considère les choses comme parties
d ’un certain tout, en tant que chacune d ’entre elles s’adapte à toutes les
autres, de telle sorte qu’elles sont toutes entre elles, et dans la mesure du
possible, harmonieuses et concordantes; mais en tant que ces choses
s’opposent, chacune d’elles forme alors en notre esprit une idée séparée,
et doit être considérée non pas comme une partie, mais comme un tout».
Conclusion: «Tous les corps de la nature sont environnés par d’autres
corps et sont ainsi déterminés par eux à exister et agir d’une manière
précise et déterminée, tandis que reste constante, dans tous les corps,
c ’est-à-dire dans l’univers entier, la quantité de mouvement et de repos.
Il suit de là que tout corps, en tant qu’il est soumis à certaines lois, doit
être conçu comme une partie de l’univers entier, doit s’accorder avec
son tout et lui être conforme, et doit enfin se rattacher aux autres parties ;
et puisque l’univers n’est pas, comme le sang, limité mais absolument
infini, ses parties sont réglées d’une infinité de manières par la puis
sance infinie de cette nature et sont obligées de subir une infinité de
variations» (Éthique , 4, Paris, éd. Appuhn.237).
La connaissance humaine est bien objective pour tous les hommes,
une fois dissipées les illusions perpectivistes-relativistes enfermées
dans un point de vue incapable de se décentrer. Il est possible de dépas
ser le rapport d’abord imaginaire qui lie une partie à ses touts d ’appar
tenance, non selon une perspective uni-totale, mais sous un point de vue
partiel autorisant toutefois la possibilité de saisir le rapport parties-tout
en le rectifiant. Cette connaissance est amour que chaque partie intelli
gente peut éprouver pour elle-même comme partie et comme tout. La
science est donc possible comme telle, et comme telle elle est agent
d ’action libératrice car elle s’identifie à l’amour du savant pour la réa
DE LA «RATIO» À LA «SCIENTIA INTUITIVA» 271
lité en lui et hors de lui. L’amour est promotion d ’être. Appuyée sur l’in
telligence des relations communes qui rendent possible la saisie des rap
ports de convenance, la science-action spinozienne entend briser le vieil
interdit d ’Aristote jeté sur la connaissance du singulier. Elle est science
des res singulares et de nous-mêmes comme res singularis. Nous
découvrons que l’ordre qui nous produit nous produit simultanément
comme partiellement producteurs de la condition qui nous est d’abord
donnée comme produite sans nous. Cette production est production
d ’un monde naturel-humain et amour de ce monde que nous produisons
partiellement, amour de ce qui fait être l’univers et en cet univers notre
monde, c ’est-à-dire Dieu. Tous ces amours sont enveloppés dans le
même amour de nous-mêmes et ne nous demandent aucun sacrifice
inutile. De manière générale, l’amour spinozien n’est pas Yam or fa ti
des stoïciens qui se résout en obéissance résignée aux lois coercitives de
la nature. Spinoza ne dit pas « c ’est ainsi, il n’y rien à faire» ou «tout
arrive comme il est prescrit». Aimer l’ordre de l’univers est la tâche la
plus difficile, et aimer est toujours se modifier en passant d’un rapport
de passivité dominante à l’égard de ce qui nous produit en nous sans
nous et hors de nous, à ce qui nous produit en se produisant et nous pro
duit comme rapport actif à notre propre réalité et à ses conditions
proches. C ’est l’amour qui nous ouvre à la connaissance et se constitue
comme connaissance, qui nous révèle que la connaissance est action
modificatrice de soi et du monde selon certaines conditions et dans cer
taines limites.
C ’est l’amour intellectuel de Dieu qui montre que l’Éthique spino
zienne est par delà les relations spéculaires de la maîtrise et de la servi
tude. La liberté du sage n’est plus celle du maître d ’esclave, elle ne se
réduit pas à l’empire de la loi politique obéie d’un cœur consentant par
une multitude vivant selon la règle formelle de justice et de charité
chère au T.T.P. Le sage déteste les esclaves et l’esclavage, surtout s’il est
volontaire, mais il ne vise pas à occuper la place du maître. L’ordre de la
maîtrise -dominium- est un élément de la politique, un simple élément
en débat permanent avec l’exigence démocratique. Mais il ne concerne
pas la connaissance et l’action éthique que celle-ci permet. Le sage est
un amant, un ami des lois qu’il reproduit en sa connaissance et les lois
qu’il suit sont des lois d’autonomie, anarchiques en un sens, lois imma
nentes de son processus d’affirmation singulière dans la connaissance
infiniment ouverte des choses singulières. La science de Dieu et des
choses singulières est une science aimante, amante, amie des choses
particulières, même lorsqu’elle découvre leur éloignement ou leur hos
tilité à l’égard des hommes, même lorsqu’elle enseigne que nul Dieu ne
nous veut ni ne nous aime comme pourrait nous vouloir ou nous aimer
272 ANDRÉTOSEL
EN GUISE DE CONCLUSION :
SUR LA FONCTION MÉDIATRICE DE LA RAISON
André TOSEL
Université de Nice-Sophia Antipolis
L’IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE:
MEYER ET SPINOZA
1 Dans ce qui suit, je reprends des idées discutées avec plus de détail dans un livre sur
la philosophie de la religion de Spinoza, que je suis en train de finir. Je cite l’édition
Gebhardt et, faute de mieux, l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Les traduc
tions sont celles de la même collection sauf lorsqu’elles ne m’ont pas paru exactes
(ce qui est assez souvent). Les abbréviations dont je me sers sont TTP pour Tracta-
tus theologico-politicus, et TP pour Tractatus politicus.
2 La raison est évidemment que la volonté ne participe pas au jugement. Sur ce point,
Spinoza se sépare de Descartes, qui fait consister le jugement d’un élément objectif
(idées) et d’un élément dynamique (l’acte de la volonté par lequel on affirme la vali
dité des rapports exprimés dans la proposition). Pour Descartes il est donc possible
d’affirmer quelque chose comme vraie sur l’autorité d’un autre et sans la com
prendre (comme dans la foi).
274 THEO VERBEEK
met de dénoncer comme fausse une opinion fausse (« verum index sui
etfa lsi »). Or la religion (au sens strict) est fondée sur l’idée d’un Dieu
législateur - idée fausse selon la philosophie (car la «volonté» d’un
être absolument parfait ne se conçoit que comme une loi causale, uni
verselle, intelligible). Le rapport de la philosophie à la foi est donc
celui du vrai au faux. Cependant, la raison pour laquelle il faut tolérer
la philosophie (même lorsqu’elle dénonce la théologie comme
fausse) n’est pas qu’elle est vraie mais qu’elle produit un comporte
ment, qui, en tant qu’il est «m oral», est le même que la «religion».
En effet, le véritable sujet du Traité théologico-politique n’est pas la
liberté de la religion mais la liberté de philosopher - liberté, qu’on
peut permettre parce que les actes de celui qui connaît la vérité sont
par définition loyaux à l’égard de FÉtat, et qu’on doit permettre parce
que, sans la philosophie, on ne connaîtrait pas la nature de la religion.
3. C ’est la religion, au contraire, qui pose un problème d ’ordre poli
tique; car, si, en tant que comportement moral, elle cimente la
société, elle compromet son harmonie dans la mesure où l’imagina
tion prophétique est, par définition, idiosyncratique. Au surplus, la
religion institutionnalisée (Église, théologie) réclame pour elle-
même le droit d’interpréter la volonté de Dieu, droit qui en réalité
revient au souverain. Enfin, dans le monde moderne le problème est
particulièrement aigu, car, tandis que le judaïsme interprétait la
volonté de Dieu comme un système de lois positives, dont la validité
était limitée à une nation particulière, le christianisme regarde la
volonté de Dieu comme un code moral et universel qui, en vertu
même de son universalité, posséderait une autorité plus grande et
plus fondamentale que n’en ont le souverain et la loi. De plus, bien
que d ’accord sur la religion (la morale), les Apôtres enseignent des
théologies différentes et contradictoires, d’où l’existence d’un grand
nombre de sectes chrétiennes. Par rapport à la religion juive, la reli
gion chrétienne pose donc un triple problème: encourageant la
diversité théologique, elle augmente la division sociale ; universelle,
elle compromet l’autorité du souverain; brisant le lien entre Dieu et
l’intérêt de la nation, elle affaiblit le patriotisme (pietaspatriœ ), que
Spinoza regarde comme la plus haute vertu. Tout ce qu’on peut faire
pour remédier à ces problèmes est, d’une part, de réduire la religion
à une règle qui ne s’applique qu’aux rapports entre individus («aim e
ton prochain ») ; d’autre part, d’insister sur les limites conceptuelles,
historiques et philologiques de l’interprétation de l’Écriture.
4. Enfin, toute autorité étant concentrée (idéalement) dans le souverain,
il faut préserver celui-ci d ’autorités rivales: autorité de l’Écriture
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 275
LA PHILOSOPHIE
INTERPRÈTE DE L’ÉCRITURE SAINTE
12 PhSSI, iii, 4, p. 7-8 [Lagrée/ Moreau, p. 47]; cf. PhSSI, vi, 3, p. 46 [Lagrée/ Moreau,
p. 118].
L’IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 279
pline existante, qu’il rejette, ou bien à ce qu’il appelle aussi foi (fides)
ou même parole de Dieu (verbum D ei)'3. Le premier sens, très fréquent,
se trouve, par exemple, dans une lettre à Blyenbergh: «la théologie
représente Dieu fréquemment comme un homme.»14 Le second sens est
réservé au Traité théologico-politique : «entre la foi [fidem], c’est-à-dire
[j/ve] la théologie, et la philosophie, il n’existe aucun commerce.»15 Ou
encore :
Sous le nom de théologie, je désigne strictement la révélation, pour
autant qu’elle indique le but auquel, selon nous, tend l’Écriture entière
(à savoir les motifs et les aspects particuliers de l’obéissance enseignée
par les dogmes de la vraie foi pieuse); en d’autres termes, la Parole de
Dieu au sens propre - non celle fixée dans la lettre d’un certain nombre
de livres [...]. En cette stricte acceptation, la théologie se trouve en effet
- que l’on considère ses conseils ou ses préceptes pratiques de conduite
- en plein accord avec la raison ; son objet et sa fin, par ailleurs, n’en
trent nullement en contradiction avec la raison16.
25 «Proprie loquendo Sacra Scriptura est sui ipsius interpres vel potius Spiritus Sanc-
tus loquens in Sacra Scriptura: nam quemadmodum sol ipse suam lucem manifestât
oculis hominum sine alieno auxilio, ita enim Sacra Scriptura verum sensum per
aperta loca indicat intellectui fidelium: obscura vero loca quæ sunt, manifestât per
comparationem cum clarioribus», Enchiridium religionis reformata:, 2' éd., p. 25.
“ TTP, vii, III, 99 [Pléiade, p. 714],
27 TTP, vii, III, 102 [Pléiade, p. 717],
282 THEO VERBEEK
Enfin, même si son objet était « l’esprit » [ mens ] d’un auteur indivi
duel, adressant un public spécifique, l’interprétation serait impossible:
« notre méthode enseigne à rechercher seulement ce que les prophètes
ont réellement vu et entendu, non ce qu’ils ont voulu représenter par ces
images ; cela, on peut bien le conjecturer, non le déduire avec certitude
des données fondamentales de l’Êcriture.»33 L’histoire naturelle de l’É-
criture ne vise donc pas à reconstituer une doctrine ; tout ce qu’elle pro
duit est ce qu’on pourrait appeler une interprétation littéraire.
Par rapport à la théologie traditionnelle, l’interprétation de l’Écriture
«par elle-même» aboutit donc à un double échec: non seulement il ne
faut pas prendre l’Écriture comme une unité; elle se trouve aussi être
profondément obscure. Les deux piliers de la théologie orthodoxe -
clarté de la Bible (il y a toujours un sens) et unité de la Bible (les pas
sages obscurs s’expliquent par les passages clairs) - s’effondrent. Ce
qu’on peut savoir sur la Bible prouve qu’on ne peut rien savoir p a r la
Bible:
puisse servir de « modèle » pour une vie morale. Par conséquent, le sens
de « il existe un Dieu » n’est pas d ’affirmer l’existence d’un être mais de
dire qu’une interprétation du mot « Dieu » est possible ou, autrement dit,
qu’il existe des objets qui puissent servir de «m odèles» pour une vie
morale42.
Si nous revenons maintenant à l’interprétation de l’Écriture, il est
évident que dans la mesure où la «doctrine universelle» de l’Écriture
coïncide avec «la foi universelle», elle n’est pas réellement une doc
trine, c ’est-à-dire un système d’idées vraies ou fausses. En effet, tout ce
qu’on dit en identifiant la «doctrine» de l’Écriture comme la foi uni
verselle, est que l’Écriture se sert d’un langage religieux, ou encore, que
l’Écriture est un texte religieux. D ’autre part, le rôle de l’interprétation
de l’Écriture serait d ’aider le lecteur à changer l’Écriture en un texte
moralement efficace. Le juge ultime est, comme dans la théologie
orthodoxe, le Saint-Esprit, sauf que chez Spinoza il n’est rien que l’état
d’esprit produit par une action vertueuse :
Le témoignage du Saint-Esprit ne concerne que les bons ouvrages, les
quels par conséquent sont appelés par Paul (Gai 5.22) les fruits du Saint-
Esprit; en effet, lui-même [le Saint-Esprit] n’est rien que le repos
[acquiescentia] de l’âme, produit par les bons ouvrages43.
42 Comparer la phrase « il existe un souverain bien», et la phrase «il existe des anti
podes ». La deuxième phrase est une affirmation sur la réalité ; mais le sens de la pre
mière phrase est de dire que l'expression «souverain bien» a un sens.
43 TTP, xv, III, p. 187-188 [Pléiade, p. 823]; «M ais le fruit de l’esprit est amour, joie,
paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi» (Gai. 5.22).
288 THEO VERBEEK
AUTORITÉ ET THÉOLOGIE
50 Son propre assentiment à ce principe n’a pas le même sens; cf. TTP, xv, III, p. 182
[Pléiade, p. 815]; cf. TTP, vii, III, p. 100-101 [Pléiade, p. 714-716],
51 TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 816],
52 TTP, xv, III, p. 181-182 [Pléiade, p. 815],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 291
qu’autant que nous savons qu’il ne contient rien, tel que nous l’inter
prétons, qui ne s’accorde avec la raison ou qui la contredise». Par
conséquent, « si le sens littéral contredit la raison, aussi clair qu’il puisse
paraître, il faut l’interpréter autrement»53. Cela est illustré par un long
extrait du Guide des égarés:
Sachez que si nous refusons de dire que le monde a été de toute éternité,
ce n’est pas à cause des textes qui se rencontrent dans l’Écriture au sujet
de la création du monde. Car les textes enseignant que le monde a été
créé ne sont pas plus nombreux que ceux qui enseignent que Dieu est
corporel, et rien ne nous empêcherait d’expliquer ces textes relatifs à la
création; nous n’aurions même pas été embarrassé pour les interpréter
en procédant comme nous l’avons fait quand nous avons refusé d’attri
buer à Dieu un corps [...] Je ne l’ai pas voulu cependant et je refuse de
le croire pour deux raisons: 1) On démontre clairement que Dieu n’est
pas corporel, il est donc nécessaire d’expliquer tous les passages dont le
sens littéral contredit à cette démonstration ; car nécessairement il existe
en pareil cas une explication. Au contraire nulle démonstration ne
prouve que le monde soit éternel; il n’est donc pas nécessaire de faire
violence aux Écritures pour les accorder avec une opinion simplement
spécieuse, et à laquelle nous avons quelque raison au moins d’en préfé
rer une contraire. 2) Croire que Dieu est incorporel n’a rien de contraire
aux croyances sur lesquelles se fonde la Loi, etc., tandis que croire le
monde éternel, comme l’a fait Aristote, c’est enlever à la Loi son fon
dement54.
contenus dans la Loi56. «M aïm onide» ne doit donc pas être vu comme
défenseur d’un rationalisme socinien ou autre. En fait, sa position ne se
distingue guère de celle que Spinoza attribue à « la plupart des théolo
giens»:
La plupart des théologiens [com m unes theologï] - lorsqu’ils ont pu se
rendre com pte d ’après la lum ière naturelle que l ’une ou l ’autre de ces
caractérisations [que D ieu ait des mains, des pieds, qu’il sièg e com m e roi,
etc.] n ’était point en accord avec la nature divine - ont prétendu qu’il fal
lait avoir recours à une interprétation métaphorique mais qu’on devrait
accepter au contraire à la lettre les notions qui passent leur com préhension.
M ais si tous les passages de l ’Écriture inacceptables à la lum ière naturelle
devaient être compris métaphoriquement, il faudrait admettre que son
texte n ’aurait pas été écrit pour la foule inculte ; il aurait été destiné exclu
sivem ent à des lecteurs très savants et surtout à des philosophes57!
56 Guide o f the perplexed, trad. Shlomo Pines ; introd. Léo Strauss, Chicago, The Uni-
versity of Chicago Press, 1963, II, xxv, p. 328.
57 TTP, xiii, III, p. 172 [Pléiade, p. 802],
58 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 731].
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 293
La vérité étant une, dire que l’Écriture contient la vérité implique que
tous ses auteurs connaissent la vérité et en sont d’accord. D’autre part,
que l’Écriture contienne la vérité (l’autorité de l’Écriture) ne peut être
déduit ni de la raison ni de l’Écriture elle-même: c’est un préjugé. Par
conséquent, toute interprétation de la Bible fondée sur ce préjugé fait
violence au texte. En fait, la méthode de « Maïmonide » - donc, du com
mun des théologiens - «détruit toute la certitude sur le vrai sens de l’É
criture que le peuple puisse avoir par une lecture sincère»65. Les théolo
giens causent de la confusion parmi ceux à qui l’Écriture s’adresse, parce
qu’en interprétant l’Écriture, ils se servent de la philosophie, qui est une
CONCLUSION
Théo V erbeek
Université d'U trecht
THÉORIES DE LA MATIÈRE
ET ANTISPINOZISME
EN ANGLETERRE:
ROBERT BOYLE
ET LES BOYLE LECTURES
It is not a week ago, since I saw a letter, that informed me, that Spinosa,
a Jew first, after a Cartesian, and now an atheist, is supposed the author
of Theologico-Politicus - 1 suppose, you may have seen the book1.
1 Robert Boyle, The Works o f the honour. Robert Boyle, London 1772, 6 vol., rep.
Hildesheim, G. Olms 1966, VI, 514. Pour la datation de la lettre de More à Boyle,
voir: Alan Gabbey, «Philosophia Cartesiana Triumphata: Henry More (1646-
1671)», Problems of Cartesianism, édité par Th. M. Lennon, J. M. Nicholas, J. W.
Davis, Kingston and Montréal 1982, 171-250, partie. 248-249. Sur les rapports entre
More et Boyle voir John Henry, «Henry More versus Robert Boyle: the spirit o f na
ture and the nature o f providence», S. Hutton, éd., Henry More (1614-1687) Tercen-
tenary Studies, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers 1989, 55-
300 LUISA SIMONUTTI
__ 26______
2 Sur le milieu scientifique anglais et sur The Royal Society, voir Michael Hunter,
Science and Society in Restoration England, Cambridge, Cambridge University
Press 1981; Id., The Royal Society and its Fellows, 1660-1700, Oxford, BSHS
1982; Id., Science and the Shape o f Orthodoxy. Intellectual Change in Late Seven-
teenth-Century Britain, Woodbndge, The Boydell Press 1995. Sur la diffusion de la
pensée de Spinoza en Angleterre, voir T.J. De Boer, « Spinoza in Engeland », Tijd-
schrift voor Wijsbegeerte, 10, (1916), 331-36; Rosalie L. Colie, «Spinoza in
England, 1665-1730», Proceedings o f the American Philosophical Society, 107
(1963), 183-219; J.J.V.M. de Vet, «Learned periodicals from the Dutch Republic
and the early debate on Spinoza in England», Miscellanea anglo-belgica, Leiden
1987, 27-39; Paola de Cuzzani, «Spinoza et les spinozismes. De Oldenburg à
Hegel, l’histoire d’une répudiation», Revue d'Histoire et de Philosophie reli
gieuses, 71, (1991-93), 349-64; Sarah Hutton, «Henry Oldenburg and Spinoza», P.
Cristofolini, éd., La Discussion sur le Tractatus theologico-politicus (1670-1677) et
la réception immédiate du spinozisme, Amsterdam/Maarssen, APA-Holland
University Press 1995, 106-122; Luisa Simonutti, «Premières réactions anglaises
au Traité théologico-politique», P. Cristofolini, éd., La discussion sur le Tracta-
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 301
* Ibid., 355.
9 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1072.
10 Ibid., 1074.
11 Ibid., 1076.
304 LUISA SIMONUTTI
16 Voir A.Rupert Hall and M.Boas Hall, «Le monde scientifique à l’époque de
Spinoza», in Actes du Colloque International SPINOZA 1632-1677, Paris 1978,19-
30; W.N.A. Klever, «M oles in motu. Principles of Spinoza’s Physics», in Studia
Spinozana, 4, 1988, 165-193. Sur le milieu scientifique hollandais voir le volume
VI, 1991, Cahier Spinoza.
17 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1077
1B Oldenburg exhortait les deux auteurs: «Puisque vous êtes d’accord sur le principal,
je ne voudrais pas insister sur les divergences. Je préférerais travailler à unir vos
esprits, pour qu’ils cultivent une philosophie véritable et solidement fondée. Per
mettez-moi de vous appeler à continuer d’établir fortement les principes des choses,
306 LUISA SIMONUTTI
en rapport avec l’acuité de votre esprit mathématique; tandis que j ’engage mon
noble ami Boyle à confirmer et à illustrer cette même philosophie par des expé
riences et des observations plusieurs fois répétées et faites avec rigueur.» Spinoza,
Œuvres complètes, Lettre XVI, 1114.
19 Ibid., Lettres, XXXII-XXXIII.
20 Spinoza écrit dans le septième chapitre du Tractatus theologico-politicus: «... il nous
faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Écriture et arriver
à en avoir une vue claire : tant que nous ne la connaîtrons pas en effet, nous ne pour
rons rien savoir avec certitude de ce que l’Écriture ou l’Esprit-Saint veut enseigner.
Pour abréger, je résumerai cette méthode en disant qu’elle ne diffère en rien de celle
que l’on suit dans l’interprétation de la nature, mais s’accorde en tout point avec
elle. De même en effet que la méthode dans l’interprétation de la nature consiste
essentiellement à considérer d’abord la nature en observateur et, après avoir ainsi
réuni des données certaines, à en conclure les définitions des choses naturelles, de
même pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connais
sance historique et, une fois en possession de cette connaissance, c’est-à-dire de
données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime consé
quence la pensée des auteurs de l ’Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l’on
n’admet d’autres principes et d’autres données pour interpréter l’Écriture et en
éclaircir le contenu que ce qui peut se tirer de l’Écriture elle-même et de son histoire
critique), chacun pourra avancer sans risque d’erreur, et l’on pourra chercher à se
faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce
qui nous est connu par la lumière naturelle» Spinoza, Œuvres complètes, 712-713.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 307
3. - KINGDOM OF DARKNESS
Au cours des années, Boyle avait senti l’obligation sans cesse plus
pressante « for proving the Christian religion against notorious Infidels,
28 R. Boyle, Works, vol. V, 158-254, A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion
o f Nature, Préface. Voir aussi A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion o f
Nature, éditée par E.B.Davis et M.Hunter, Cambridge, Cambridge Univerity Press
1996, 3-4.
29 R. Boyle, A Free Enquiry Into the Vulgarly Received Notion o f Nature, éditée par
E.B.Davis et M.Hunter, 159.
310 LUISA SIMONUTTI
30 R. Boyle, Works, vol.I, Appendix to the Life o f the honourable Robert Boyle, clxvii.
31 Samuel Clarke, A Discourse conceming the unchangeable obligations o f Natural
Religion, and the Truth and Certainity o f the Christian Révélation, London, W.
Botham 1706, Préface, aussi in A Defence o f Natural and Revealed Religion : Being
a Collection o f the Sermons Preached at the Lecture founded by the Honourable
Robert Boyle, (from the Year 1691 to the Year 1732), London, for D. Midwinter etc.,
1739. 3 vol.. vol. 11.60.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 311
Dans le cours des sermons qu’il prononça entre 1695 et 1696, Williams
prit la défense de la Révélation divine et de la vérité des Saintes Écri
tures contre les idées et la méthode exposées par Spinoza dans le Trac
tatus theologico-politicus. Passant au crible de la méthode historico-cri-
tique spinozienne les codes de lois, les contrats, les lois civiles et même
la Magna Charta, ils sembleraient tous fondés sur des traditions incer
taines et corrompues, induisant dans les esprits instabilité et scepti
cisme.
L’année suivante, Francis Gastrell36 dans ses Lectures sur la certi
tude et la nécessité de la religion, dirigea sa critique contre la nécessité
divine et éthique qui prévalait dans la pensée spinozienne, en soulignant
que définir « God a necessary Cause, and Men necessary Agents » signi
fiait rendre impossible quelque règle ou principe éthique que ce fût.
Dans les sermons de 1697, il prit ses distances par rapport à la méta
physique spinozienne du Dieu-Nature, et à la conception morale déter
ministe, tandis que dans la suite de ses Lectures, il revint sur le terrain
bien connu de la critique anti-scripturaire de Spinoza, prenant la défense
des miracles et des prophéties de l’Ancien-Testament.
Aux sermons prononcés par ces hommes d ’Église succédèrent, en
1698, les Lectures de John Harris, Fellow à la Royal Society dès 1696,
auteur d ’écrits scientifiques et topographiques37. Conjuguant son travail
ecclésiastique avec une activité scientifique significative, Harris par
courut la voie tracée par Cudworth dans son True Intellectual System o f
the Universe, contre les penseurs matérialistes anciens et modernes.
Parmi ceux-ci, il s’attaqua surtout à Hobbes «in his Kingdom of Dark-
ness, where he undertakes to correct the University Leaming», lequel,
dans les pages de son Léviathan, affirme que ce qui n’est pas corporel
«is Nothing, and consequently no where »38. Reprenant les mots du phi
losophe, Harris rappelle que Hobbes prétendait affirmer que «to say
39 Ibid. Harris marque le texte qui rapporte syntétiquement ce qui est exposé par
Hobbes, Leviathan, London, Andrew Crooke 1651, I partie, chap. V, § « O f Error
and Absurdity», 19.
1,0 John Harris, The A th eists Objections, against the Immaterial Nature o f God, vol. I,
390.
41 Ibid.
42 Ibid., 388.
43 Ibid., 394.
314 LUISA SIMONUTTI
Cudworth, Harris affirme que les atomistes antiques avaient mal com
pris la philosophie qu’ils prétendaient enseigner et que, au contraire,
«from the Principles of the true atomical or corpuscular Philosophy,
that there must be some other Substance, distinct from, and more noble
than M atter; and which is of an immaterial, incorporeal or spiritual
Nature»44. Il s’agit d’une mise au point nécessaire afin d’affranchir la
philosophie corpusculaire des critiques de certains contemporains qui
voyaient en elle l’une des causes de la prolifération de l’athéisme et de
l’incrédulité. Il souligne, en outre, que la philosophie des atomistes
antiques - qui apparaissent avant Leucippe et Démocrite - non seule
ment affirmait l’existence d’une substance incorporelle, qui était Dieu,
mais aussi que la doctrine de la substance immatérielle constituait la
conséquence naturelle de cette philosophie.
Harris poursuit son apologie en examinant les opinions des « modem
atheists » lesquels, après les avoir transcrites des auteurs anciens, en y
ajoutant bien peu de nouvelles choses, les posent et les soutiennent
comme des assertions originales. Cela vaut, par exemple, pour la notion
d’Esprit - « a thin, fluid, and transparent Body » - présentée par Hobbes
comme une notion originale mais qui ne cache pas, au contraire, ses ori
gines aristotéliciennes45. Ces penseurs, en particulier, incapables de
concevoir l’idée de substance incorporelle, retiennent de ce fait qu’elle
ne peut exister. Il n’y a donc pas à s’émerveiller, poursuit Harris, que
«some few M en», parmi lesquels on compte Hobbes et Spinoza,
immergés dans la matière et qui ont assujetti leur pensée au sens, ne
soient pas capables de concevoir des idées qui sachent pleinement satis
faire les autres.
Aux arguments des « Atheistical Writers » qui trahissent « so poor a
Knowledge in Philosophy, and so very little Acquaintance with true
Reasoning and Science »46, le scientifique oppose la théorie de la sub
stance telle qu’elle fut exposée par John Locke dans le vingt-troisième
chapitre du second livre de Y E ssay concerning Human Understanding.
Suivant l’argumentation et les exemples de Locke, Harris démontre la
légitimité et l’existence de l’idée de substance: une idée complexe
constituée de plusieurs idées simples qui coexistent et que nous sommes
en état de concevoir comme une chose unique, c ’est-à-dire comme sub
stance, le substrat des accidents et des qualités. De façon analogue,
l’idée de substance incorporelle, comme dans le cas de la pensée ou de
l’âme humaine, « is the true Support of that self-moving Power, that rea-
44 Ibid.
45 Ibid., 389.
46 Ibid., 391.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 315
49 Sur Samuel Clarke voir Larry Stewart, « Newtonianism and the Factions of Post-
Revolutionary England», Journal o f the History o f Ideas, 42, (1981), 53-72;
Thomas C. Pfizenmaier, The Trinitarian Tlieology o f Dr. Samuel Clarke (1675-
1729), Leiden, Brill 1997.
50 Sur le rôle des Boyle Lectures et leur signification sociale, voir John J. Dahm,
«Science and Apologetics in the Early Boyle Lectures», Church History, 39,
(1970); Margareth C. Jacob, The Newtonians and the English Révolution (1689-
1720), Ithaca, 1976, en particulier chap. IV et V ; M. Hunter, Science and Society in
Restoration England, chap. VII.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 317
It appears from Experim ents o f falling B odies, and from Experim ents o f
Pendulum, w hich (being o f equal Lengths and unequal Gravities) vibrate
in equal Times-, that All Bodies whatsoever, in Spaces void o f sensible
R esistence, fall from the sam e H eight with equal Velocities. N o w it is é v i
dent, that w hatever Force causes unequal Bodies to m ove w ith equal
Velocities, m ust be proportional to the Quantifies o f the Bodies moved.
T he P ow er o f Gravity therefore in AU Bodies, is (at equal D istances, sup
" S. Clarke, A Démonstration ofth e Being and Attributes o f God. More particularly
in Answer to Mr. Hobbes, Spinoza and their Followers in A Defence o f Natural and
Revealed Religion, vol. II, 13. Sur la pensée de Samuel Clarke e sur ses Boyle
Lectures, voir Paolo Casini, L'universo-macchina, Bari, Laterza 1969, en particu
lier, chap. IV.
S. Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f
Natural and Revealed Religion, vol. II, 42.
318 LUISA SIMONUTTI
pose from the Center of the Earth) proportional to the Quantity of Matter
contained in each Body. For if in a Pendulum there were any Matter that
did not gravitate proportionally to it’s Quantity, the Vis inertiae of that
Matter would retard the Motion of the rest, so as soon to be discovered in
Pendulums of equal Lengths and unequal Gravities in Spaces void of sen
sible Resistence. Gravity therefore is in all Bodies proportional to the
Quantity of their Matter. And consequently, all Bodies not being equally
heavy, it follows again necessarily, that there must be a Vacuum. Now if
there be a Vacuum, it follows plainly, that Matter is not a Necessary Being.
For if a Vacuum actually be, then it is evidently more than possible for
Matter not to Be. If an Atheist will yet assert, that Matter may be neces
sary, though not necessary to be every where: I answer, this is an express
Contradiction. For absolute Necessity, is absolute Necessity every where
alike. And if it be no Impossibility for Matter to be absent from one Place,
it is no Impossibility (absolutely in the Nature of the Thing ; for no Rela
tive or Consequential Necessity, can have any room in this Argument:) It
is no absolute Impossibility, I say, in the Nature of the Thing, that Matter
should be absent from any other Place, or from every Place.53
Soutenant une conception qui sera partagée par Newton dans les
pages de la Scolie générale, Clarke affirme l’existence d’un Être intelli
gent et puissant : non point une âme du monde, mais bien le Seigneur de
toute chose. Bien que sa substance demeure inconnue aux hommes,
Dieu, dans sa sagesse et sa bonté, décrète l’ordre admirable de toutes les
choses et ce, non parce qu’il est sujet à une nécessité naturelle, mais par
libre choix et selon son libre arbitre. Sans cette puissance libre, sans la
providence et l’ordre finaliste de l’univers, Dieu ne serait guère que
Fatum et Nature54. Clarke évoque, en outre, l’enseignement des
53 Ibid., 13. Corrigeant la préface de Roger Cotes à la seconde édition des Principia de
Newton, Clarke insistera sur cet aspect. Dans sa lettre à Clarke, 25 Juin 1713, Cotes
répondra en précisant sa position: «I retum You my thanks for Your corrections of
the Préfacé, and particularly for Your advice in relation to the place where I seem’d
to assert Gravity to be Essential to Bodies. I am fully of Your mind that it would
have furnish’d matter of cavilling [...] My design in that passage was not to assert
gravity to be essential to Matter, but rather to assert that we are ignorant o f the
Essential property o f Matter and hat in respect o f our Knowledge Gravity might
possibly lay as fair a claim to that Title as the other Propertys which I mention’d»
The Correspondence o f Isaac Newton, éditée par Rupert Hall et autres, Cambridge,
Cambridge University Press 1959-1977, 7 vol., vol.V, lettre 1001, 412.
54 Voir Isaac Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Cambridge
1713, «Scholium Generale». Voir aussi S.Clarke, A Démonstration o f the Being
and Attributes o f God, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 14-
15. L’entente profonde entre Clarke et Newton est un fait indiscutable; toutefois,
aucune lettre échangée entre les deux auteurs ne nous étant parvenue, l’influence de
l’un sur l’autre, et leur rapport intellectuel, restent un énigme.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 319
56 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, preached at St. Paul's
against Hobbs, Spinoza, and others atheists, London, Jonathan Robinson 1705, 2.
Sur Carroll voir Stuart Brown, «Locke as Secret ‘spinozist’: the perspective of
William Carroll », W. van Bunge et W. Klever, éds, D isguised and overt Spinozism
around 1700, Leiden, Brill 1996, 213-234.
57 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, 5.
58 London, J. Matthews 1706.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 321
5. - CONCLUSION.
LA G L O R IEU SE USINE DE L’UNIVERS
Faults o f his : tho’ I shall not so entirely con fin e m y s e lf to the E xam ina
tion o f his S ch em e, as not to sh ew occasionally, that every other S ch em e
that lea v es out the R eligiou s N otion o f a G od, w ill be liable to great
A bsurdities. A nd if w e exam in e the H yp oth esis w hich S pin osa has sub-
stituted as a R em edy to the above-m entioned D ifficu lties, I am fully
persuaded his R em edy w ill appear to all indiffèrent Persons to be m uch
w orse than the D isea se he com plains o f64.
Le devoir que Gurdon s’était fixé au départ dans ses Boyle Lectures,
était celui de débarrasser le champ des prétendues difficultés soulevées
par les athées anciens, épicuriens et stoïciens, de même que par les
modernes, comme Bayle et Toland, par rapport aux fondements de la
religion naturelle et révélée. Les objections sur l’impossibilité et sur la
contradiction des définitions de la non-matérialité de Dieu, de la créa
tion à partir du néant et de l’incompatibilité de la bonté divine avec
l’existence du mal naturel et moral dans le monde, semblaient légitimer,
à leurs yeux, le choix athée. Il était tout aussi nécessaire pour Gurdon de
soumettre à l’examen de la critique les réponses fournies par la méta
physique spinozienne - qui se révélait un remède pire que le mal à com
battre - afin d ’éclairer et de résoudre les questions soulevées par les
infidèles. Suivant le sentier ouvert par Clarke, Gurdon souligne les
points faibles du raisonnement spinozien.
In the flrst place, T his is taking for granted, and B uilding his w h o le
S ch em e upon what Sir Isa a c N ew to n , a m uch better P hilosopher than
h im self, has sin ce his Tim e given the W orld strong R easons for b elie-
ving to be false, v iz■ That th ere a re no S p a c e s v o id o f M a tte r65.
66 Ibid.
67 Ibid., 301 -302.
68 Ibid., 304.
69 Voir le Sermon V, Ibid., 306-313.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 325
L u is a S im o n u t t i
CNR-Milan
utile qui ait été conçu jusqu’à ce jour, les réfutations précédantes s’étant
toutes soldées par un échec2. Spinoza prétendant avoir trouvé la vérité à
l’aide d’une méthode très exacte [« accüratissimâ methodo», Paris-
Mazarine 1119, Proemiüm, f. 4], Langenhert entend rester sur le même
plan philosophique et montrer à partir des fondements mêmes de
YEthica que son auteur se trompe et trompe ses lecteurs : « Ut verô nihil
ejüs invenerit, nec qüicqüam prae ceteris veri ac certi (veritatem me
eam intelligere, qüae ratione nüdâ vestigatür, semel monüisse süfficiat)
detexerit, indicare propositum est, idq[ue] ex ipsis ejüs praesertim fun-
damentis» [ibid.]. Comme il le dit dès l’épître dédicatoire, il réfutera
Spinoza suivant sa manière même de raisonner [«suo ratiocinandi
m odo», Dedicatio, f. 2], avec ses propres arguments3.
Langenhert dénonce en passant les carences formelles de la
démarche spinozienne, le manque de rigueur dans ses définitions,
réduites à des formules confuses4, l’usage d ’expressions creuses desti
nées à confondre les profanes5, son artificieuse subtilité, pourtant facile
2 « Cum tamen istum, quod quidem ego sciam, (tentarunt multi) satis hactenus refuta-
verit nemo; praemiis licet amplissimi eum infînem propositis. Hanc itaq[ue] ego
refutandi operis pessimi concepi Methodum atq[ue] conscripti, eam equidem quâ
non aliam utiliorem facile reperiri putem posse» [f. 2]. Langengert entend sans
doute parler des réfutations de YEthica faites surtout en Hollande [Voir H.B.
Hubbeling, «Zur frühen Spinozarezeption in den Niederlanden», dans K. Gründer
und W. Schmidt-Biggemann (éd.), Spinoza in der Frühzeil seiner religiôsen Wir-
kung, Heidelberg, L. Schneider V., 1984, p. 149-180; et M.J. Petry, « Kuyper’s ana-
lysis of Spinoza’s method», dans K. Cramer, W.G. Jacobs und W. Schmidt-
Biggemann (éd.), Spinozas Ethik und ihre frühe Wirkung, Wolfenbüttel, 1981,
p. 1-18]; mais la teneur de son écrit fait soupçonner qu’il connaît l’ouvrage de F.
Lamy, Le nouvel Athéisme renversé, ou Réfutation du système de Spinosa tirée pour
la plupart de la connoissance de la nature de l'homme [Paris, Roulland, 1696].
3 En parlant de cette réfutation incomplète dans son Philosophus novus, Langenhert
explique qu’elle est faite «iis ex principiis, quae pro suis ipse ponit Spinoza, vel
quae ex iis necessario sequuntur, quaeque adeo pro ipsis etiam non agnoscere non
potest. Spinozam nempe réfutât per explicationem Spinozae» [Dialogus Primus.
Mense Octobri, Paris, chez André Cramoisy, 1701, p. 76],
4 II reproche ainsi à Spinoza de ne pas expliquer dans sa définition de la chose finie
en son genre «qüid verô sibi vült genüs rei, res in sûo genere\ qüod est terminant»-,
ni dans celle du mode « qüid porrô sit in se esse, qüid in alio», ces choses devant être
plus claires dans une bonne définition [f. 7], 11 juge encore irrecevables les défini
tions d’action et de passion avancées dans la troisième partie de l’ouvrage, E 3D2
[ff. 14-15; voir plus loin, note 22], et dit incompréhensibles certaines expressions
employées dans celle des affections, E 3D3 [f. 15].
5 II écrit ainsi à propos de la doctrine spinozienne sur l’âme; «Qüas hîc species (o
verba !) aeternitatis, qüae qüatenus, eatenüs, absolutè &c. vana in veritate investi-
gandâ imo sine sensü dicta congerit, qüam confüse confündit !» [f. 12]. Ailleurs, il
fait un jugement semblable sur l’ensemble de la deuxième partie : « Qüantüm confü-
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 329
sorüm, inutiliüm & nülliüs sensûs verborüm per totam spargatür Partem Secun-
dam» [f. 13].
6 Langenhert conclut son argumentation concernant la distinction spinozienne d’es
sence et d’existence par ces mots: «Qüae inqüam, si qüis vel mediocriter süetus
ratiociniis contülerit, nae is facili operâ perspexerit, qüam subtiliter subtilem, sed
non cohaerentem aerem pülset Spinoza, lüdat & lüdatür» [f. 10].
7 Langenhert ne donne dans cet écrit qu’un échantillon de sa méthode, qu’il applique
surtout aux deux premières parties de YEthica. Ce qu’il en dit suffit, à son avis, pour
ruiner implicitement les parties restantes. Il juge néanmoins indispensable de réfu
ter l ’ouvrage de la première définition jusqu’au dernier scolie, une tâche qu’il croit
«tam necessariae, quam justae, quam expetitae à bonis, sapientibüsq[ue] omnibus,
maximè Christianis» [Dedicatio, f. 3].
8 « Qüam porrô ea, qüae de servitüte & libertate hümanâ Part : IV. & V. Spinoza spar-
git, prioribüs sint süperextrücta; i, e, qüam ab omni verâ scientia remota sine prae-
jüdiciis diligenter attendenti ex hisce & satis & clarè innotescere posse nüllüs
dübito: idq[ue] qüam maxime fore praedico, si examinans ea curatiüs cogitet, nüm
satis claros & distinctos, satis cohaerentes rerüm ex iis qüeat formare conceptüs sive
ideas, scireq[ue] qüid à me hic notata aliaq[ue] id genüs Spinozae crebra significent
nomina; nüm certüs sit, non üllibi aqüam sibi haerere, se nüsqüam à conscientiae,
qüod dicünt, morsü vexari?» [f. 18].
330 MIGUEL BENITEZ
9 E 2P38 : «Ilia, quae omnibus communia, quaeque aequè in parte, ac in toto sunt, non
possunt concipi, nisi adequatè.»
10 E 2P4D : « Intellectus infinitus nihil, praeter Dei attributa, ejusque affectiones, com-
prehendit. Atqui Deus est unicus. Ergo idea Dei, ex quâ infinita infinitis modis
sequuntur, unica tantum esse potest.»
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L' ETHICA DE SPINOZA 331
" F. 6: «Cognitio effectûs nihil aliüd est, quam perfectiorem caüssae cognitionem
acqüirere.» Il cite la première édition des Opéra posthuma (p. 386).
12 Cette conclusion exprime par ailleurs l’opinion de Langenhert lui-même. Dans les
premier et deuxième dialogues du Philosophus novus, il reprend cette critique de
Spinoza: les choses n’ont rien en commun, car autrement elles seraient une et la
même chose; par conséquent, elles ne peuvent pas être l’une cause de l’autre, ni être
connues l’une par l’autre; et ainsi, tout ce qui est connu, est connu par soi [«Res
quas intelligit,/;er .re eas intelligere (...). Omnia itaque per se intelligüntür, nihil per
aliud», Dialogus Secundus. Mensis Novemb., A Paris, chez A. Cramoisy & chez la
veuve Hortemels. 1701, p. 27 et 40], Le fond de la critique est dans ce cas un nomi
nalisme extrême, qui nie toute réalité à un prétendu être général, sur lequel repose,
d’après Langenhert, le système entier de Spinoza.
332 MIGUEL BENITEZ
13 Chapitre 4, f. 11.
14 Voir £ 1P I2 et £ 1PI 3.
15 Langenhert signale en passant que cette analyse ruine l’axiome E 1A 1, «Omnia,
quae sunt, vel in se, vel in alio sunt ».
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 333
16 E 1D1: «Per causam sui intelligo id, eujus essentia involvit existentiam, sive id,
cujus natura non potest concipi, nisi existens.»
17 Non pas « Part : I. Def. VII », comme le dit le texte.
18 Langenhert juge d ’ailleurs que cet axiome contredit E 1P35, où Spinoza affirme que
tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu est nécessairement.
Il renvoie encore à E 2P35, ce qui semble une erreur de transcription, cette proposi
tion n’ayant nul rapport avec le sujet ; Langenhert entend peut-être parler de E 2P45,
où il est dit que l ’idée d’un corps enveloppe l’essence divine.
334 MIGUEL BENITEZ
essentiâ noster qüoq[ue] distinctam reverâ pütat; cüm tamen id, qüod
non existit, essentiam habere non possit, adeoq[ue] nec ejüs essentia, i,
e, nihil, concipi. / Qüomodo aütem, cüm dicimur essentiam rosae non
existentis concipere, nostram essentiam vel aliqüid ejüs, non rosae
concipiamüs, docet Spinoza, Part: II. Eth. Prop: XVII. Schol: II19
obscüritatem licet haut parvam vox magis adferat, qüâ ibidem more süo
ütitür» [f. 9]. Voilà donc Spinoza en contradiction avec lui-même. En
réalité, c ’est plutôt Langenhert qui ne comprend pas grand chose à la
proposition qu’il cite. Spinoza entend parler, en effet, de l’imagination.
Dans ce contexte, il affirme certes, que l’idée que nous avons d ’un autre
être révèle plutôt l’état de notre corps que la nature de l’être perçu. Lan
genhert l’entend d’un être qui ne serait point, car Spinoza affirme sur ce
fondement que l’imagination peut nous donner l’idée (l’image) de
choses qui ne sont plus. Mais il est évident qu’il n’y a point d ’image
sans une perception préalable et qu’il n’y a point dans ce domaine de
perception possible d’un corps qui ne serait point...
La confusion décelée de la substance unique avec ses modes, qui
exprime la logique cachée du système, serait à ce point pressante que
Spinoza n’aurait pu empêcher qu’elle paraisse souvent en surface.
L’Ethica se révèle ainsi pleine de contradictions. Langenhert les signale
rapidement dans la doctrine sur la divinité. En effet, Spinoza identifie
l’être absolument infini, tel qu’il est défini dans E 1D6, avec la nature.
Langenhert renvoie à la préface de la quatrième partie de YEthica , où le
lecteur pouvait trouver, répétée, la fameuse formule «Deus sive
Natura». Il rappelle aussi qu’ailleurs, E 1P29S, Spinoza identifie la
divinité tout autant avec la natura naturans qu’avec la natura naturata.
Même s’il ne s’étend pas en considérations sur ce point, il semble évi
dent que Langenhert entend souligner que Spinoza n’identifie pas seu
lement Dieu avec la puissance qui fait son essence, la natura naturans,
mais réellement avec l’ensemble des modes finis de la substance. Il y a
pire. Car Spinoza ferait de Dieu un être fini et seul individu : «Conside-
rari praeterea potest illud Ens, üt finitum. Part : II. Prop : IX. üt ünüm
individüüm, Part: II. Lemm: VII. Schol.» [f. 11]. La proposition citée,
E 2P9, ne fait qu’appliquer aux modes de la pensée ce que Spinoza avait
développé dans la première partie sur les modes en général («Quod-
cumque singulare, sive quaevis res, quae finita est, & determinatam
habet existentiam», E 1P28). Spinoza entend expliquer que Dieu agit
sur les modes finis non pas par la nature absolue de l’attribut (la pensée,
dans le cas de l’idée d’une chose singulière), qui est infini, mais en tant
qu’il est affecté par une modification finie. Or, Langenhert comprend
que ce Dieu affecté par une modification finie doit être lui-même fini. Il
néglige ainsi le processus décrit par Spinoza — de manière certes par
trop abstraite— pour expliquer comment les attributs de la substance
produisent les modes finis par la voie des modes infinis découlant de la
nature absolue de l’attribut [E 1P21] et de la nature de l’attribut modifié
[E 1P22]. A l’autre endroit cité, E 2L7S, Spinoza dit la Nature l’indi
vidu total composé de l’ensemble des corps. Langenhert croit ainsi pou
voir signaler que Spinoza fait de Dieu un tout composé de parties, puis
qu’il identifie Dieu et la Nature. Seulement, la nature dont il est ici
question est l’ensemble des seuls corps, et non pas de tous les modes
finis découlant des attributs divins.
Langenhert a cru encore devoir rappeler dans ce contexte que la
confusion dénoncée de l’infini et du fini est la véritable substance du
spinozisme, quelle que soit par ailleurs la définition de Dieu que l’on
trouve dans YEthica. Cette confusion, signale-t-il, découle également
de la considération de Dieu comme cause de toutes choses. Il invite son
lecteur à se rappeler des axiomes qui ont fondé les premiers pas de sa
critique, et le renvoie encore à E 2P10S, où on peut lire que Dieu est
l’unique cause de toutes choses. « Qüicqüid seqüitür ex natürâ rei alicü-
jüs, id ad naturam ejüs pertinet, ab eâ non differt, est effectüs ejüs, ilia
est caüssa, sunt unüm idemqfue]» [f. 11]: c ’est, comme il le rappelle, ce
qu’il a établi dans le chapitre premier de sa réfutation. Dieu absolument
infini est donc la même chose que les modes finis. Pour le confirmer
encore, il cite E 2P30D. On peut s’en étonner, puisqu’il est question
dans cette démonstration de la connaissance inadéquate que nous avons
de la durée de notre corps. Il n’y a pourtant pas d ’erreur, puisque Lan
genhert renvoie à un endroit précis de cette démonstration, dont il cite
les premiers mots. La chose s’explique aisément, Spinoza parlant à cet
endroit de Dieu comme constituant seulement la nature de l’esprit
humain...
Dans la doctrine spinozienne sur l’âme, Langenhert décèle une
contradiction semblable. L’idée du corps constitue l’âme humaine, lit-
on dans E 2P13. Ailleurs cependant, le même Spinoza affirme que cette
âme est une partie de l’entendement infini de Dieu [E 2P11C].
D ’ailleurs, l’une comme l’autre de ces doctrines se révèlent à l’analyse
insoutenables. Langenhert prouve la deuxième impossible ex methodo
ratiocinandi Spinozae : «Si nostra mens aliaeq[ue], partes sünt infiniti
intellectûs Dei, vel ejüsdem sünt natürae atq[ue] ille intellectüs, vel alte
riüs. / Si priüs: ünaqüaeqfue] pars est infinita; est enim intellectüs ille
336 MIGUEL BENITEZ
20 Voir E 1P31.
21 Langenhert entend sans doute affirmer que la substance perd sa nature du fait même
d ’être composée de parties, ce que Spinoza ne songerait pas à démentir. Seulement,
l’entendement infini de Dieu n’est pas la substance, ni l’un de ses attributs... Il est
certain, en tout cas, que le raisonnement de Spinoza qu’il essaie d’appliquer ici est
autrement plus logique: la substance ne serait plus une substance parce que compo
sée de parties qui ne partageraient plus sa nature...
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L'ETHICA DE SPINOZA 337
produites par Dieu d’aucune manière autre et dans aucun ordre autre
que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites [E 1P33],
souligne que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que
l’ordre et la connexion des choses [E 2P7] et parle enfin de l’ordre ou
l’enchaînement des choses [E 3P2S], Mais l’ordre dont parle Spinoza
dans les propositions que Langenhert se borne à énumérer n’est rien
d ’autre que la disposition nécessaire des êtres et ne peut pas être opposé
à un quelconque désordre.
Dans le chapitre final, Langenhert entend prouver l’impossibilité du
changement dans les principes du système de Spinoza22 - et par consé
quent l’inanité de la doctrine entière des affections: «Sed solum osten-
dam obiter», signale-t-il après avoir examiné les définitions par les
quelles s’ouvre la troisième partie de YEthica23, «qüod tamen satis sit,
22 Même si l’approche est différente dans l’un et dans l’autre cas, cette idée n’est pas
sans rappeler la critique de Toland, qui dans ses Letters to Serena reprochait à Spi
noza d’être incapable d’expliquer les origines du mouvement. Le parallèle est d’au
tant plus intéressant que Langenhert et Toland jugent que ce défaut interdit toute
approche sérieuse à la physique dans le système élaboré par Spinoza. Le premier
écrit: «Hüic certè qüaestioni, uni totius verae scientiae colümini satisfacere posse
noster debüisset cüjüs tamen veritatis notissimae, experientiâ qüotidianâ ac certitü-
dine summâ comprobatae, tantum abest, üt rationes reddere qüeat, qüin contrarium
ex allegatis hisce fündamentis ejüs, si vera forent, liqüido constet» [f. 17]. Le
deuxième, pour sa part, juge: « Spinosa then, who values himself in his Ethicks on
deducing things from their first Causes (which the Schoolmen term a priori)
Spinosa, I say, having given no account how Matter came to be mov’d or Motion
cornes to be continu’d, not allowing God as first Mover, neither proving nor suppo-
sing Motion to be an Attribute (but the contrary) nor indeed explaining what Motion
is, he cou’d not possibly show how the Diversity of particular Bodys is reconcilable
to the Unity o f Substance, or to the Sameness of Matter in the whole Uni-
verse...» [London, 1704; Letter IV. To a Gentleman in Holland, showing Spinosa’s
System of Philosophy to be without any Principle or Foundation, p. 146-147].
23 Dans E 3D 1, Spinoza définit la cause adéquate «eam, cujus effectus potest clarè, &
distinctè per eandem percipi». Dans la définition suivante, il dit que l’homme peut
être dit actif quand il est cause adéquate de quelque chose qui se fait en lui ou hors
de lui, et passif s’il en est seulement cause partielle. Or, dit Langenhert, ce dont nous
sommes cause adéquate a quelque chose en commun avec notre nature, et dans ce
sens fait partie d’elle: rien de ce dont l ’homme est cause adéquate ne se fait donc
hors de lui : « Cüjüs adaeqüata sümüs caüssa, id per nostram natüram solam debet
clare & distinctè intelligi ; id ergo cüm nostrâ natürâ habet qüid commüne, per ax:
V. Part: I. h, e, (per Cap: 1. hüjüs) eatenüs est ünüm idemq[ue]: sed hoc, qüia qüic-
qüid ex rei alicüjüs natürâ seqüitür, ad ejüs tantüm natüram pertinet, non ad alteriüs,
non potest dici extra nos, extra nostram natüram fieri...» [f. 14]. En revanche, si
l’homme n’est pas cause adéquate de quelque chose, cette chose ne peut être dite en
quelque manière que ce soit son effet: «Qüod si effectüs per eam intelligi neqüit,
ejüs nec est effectüs, per ax: IV. Part: I. sed aliüs caüssae, per qüam intelligi
potest» [f. 15],
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 339
consideratâ in priore süi parte idem dico, qüod dixi de re plané ejüsdem natürae. / Si
verô qüatenüs alteriüs ; idem, qüod de re plané alteriüs natürae vel essentiae süpra
dictüm est» [f. 18].
«R es quaecunque singularis, cujus natura à nostrâ prorsùs est diversa, nostram
agendi potentiam nec juvare, nec coërcere potest, & absolutè res nulla potest nobis
bona, aut mala esse, nisi commune aliquid nobiscum habeat.» Langenhert dit
d’ailleurs cette proposition contradictoire avec la suivante [E 4P30], qu’il interprète
dans ce sens : une chose est mauvaise pour nous dans la mesure où elle est contraire
à notre nature...
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L'ETHICA DE SPINOZA 341
Miguel B e n it e z
Université de Séville
LE « RETOUR AUX PRINCIPES »
DE L’ÉTAT DE MOÏSE.
ÉLÉMENTS
POUR UNE LECTURE POLITIQUE
ET MATÉRIALISTE DE L’ENSEIGNEMENT
DU CHRIST CHEZ SPINOZA
actives seront lib érées le jou r où une form ation so cia le radicalem ent
com m uniste aura lieu 3.
C ’est donc que cette Loi, selon Spinoza, était toujours en vigueur
dans la Palestine du premier siècle. Cependant beaucoup de Juifs
avaient quitté Israël et l’existence de l’État hébreu était précaire. Dans
le second Empire, en effet, les Pontifes eurent l’autorité de rendre des
décrets et de traiter des affaires de l’État ; et afin que cette autorité fut
étemelle ils usurpèrent le droit du Prince et finirent par se faire attribuer
le titre de Roi. Afin d ’illustrer leur nom, ils créèrent aussi de nouveaux
décrets sur les cérémonies, la foi, et sur tous les points, en leur attribuant
l’autorité d ’une tradition établie depuis les temps anciens ; décrets,
auxquels ils ne voulaient pas q u ’on attribuât un caractère m oins sacré et
une autorité m oindre qu’aux lo is de M o ïse; il arriva par là que la reli
gion dégénéra en une superstition funeste et que le sens vrai et l ’inter
prétation des lo is se corrom pirent5.
Tel fut, selon Spinoza, le sort du Christ que Pilate fit crucifier, alors
qu’il le savait innocent, afin de complaire à la colère des Pharisiens.13
Les Zélotes (Spinoza ne les nomme pas mais c’est bien d ’eux dont il
s’agit essentiellement ici), Pharisiens par leur idéologie religieuse,
'7 « La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef
et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté,
avait vendu son fonds ou son champ, au moment du jubilé, la propriété devait lui en
être restituée (...). Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les atta
chait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écar
ter les causes de la discorde, c ’était que nul n’avait pour maître son semblable, mais
Dieu seul, et que l’amour du concitoyen, la chanté envers lui, passaient pour la
forme la plus élevée de la piété», TTP XVII, G. III p. 216, A. II p. 293-294. F Belo
écrit: «L e droit de rachat sur les terres vendues à cause de la disette («la terre ne
sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous <Israé-
lites> n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes», Lv. 25,23) se complète par
l ’année jubilaire (de 50 en 50 ans), pendant laquelle la terre et la propriété rurale
reviennent à l’ancien propriétaire (Lv. 25, 23-55). Bien que cela, selon de Vaux,
n’ait jamais été mis à exécution (et pour cause) le principe de l’extension y est mani
feste, de même que son but, la justice, l’égalité sociale: «il n’exploitera pas son pro
chain ni son frère» (Dt. 15, 2) ou «qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi» (Dt.
15, 4).» (op. cit. partie II ch. 1 p. 72).
LE « RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 349
23 C’est en ce sens que Spinoza peut écrire en Traité Politique VII, 30, que se compor
ter «véritablement (...) en vicaire du Christ» c’est, en politique, comme le fit de
manière exemplaire le pontife romain à la demande des Aragonais, défendre toujours
et premièrement - pour une multitude libre du choix de son gouvernement - l’insti
tution explicite de l’«imperium» populaire contre l’élection d’un monarque. Et si,
malgré ce sage conseil, la multitude choisit quand même la monarchie, défendre
l’établissement «d ’usages équitables» dans la continuité des coutumes propres «au
génie de la nation» considérée, et surtout l’établissement juridico-politique d’une
force de résistance de fait aux actions du monarque selon laquelle pourra s’affirmer,
sous la forme d’une «assemblée populaire», la puissance politique que possède le
peuple de manière inaliénable. En politique donc, être fidèle à l ’enseignement du
Christ c’est être machiavélien si, comme le dit Spinoza, le projet fondamental du
«très perspicace florentin» a été de «montrer combien une libre république doit se
garder de confier totalement son salut à un seul homme» (TP V, 7).
24 Alexandre Matheron Le Christ et le salut des ignorants, Aubier-Montaigne 1971, p. 62.
352 LAURENT BOVE
Ce que le Christ dit de plus grand de lui-même, c’est qu’il est le temple
de Dieu, et cela parce que Dieu, comme je l’ai montré, s’est manifesté
principalement dans le Christ25.
36 II s ’agit de fait, pour Spinoza, d’une rupture avec la matrice même de la croyance.
Mais le simple fidèle a encore, pour cela, un très long chemin à parcourir... En réa
lité, la rupture est, pour lui, graduée et tendantielle. Elle suppose qu’aux valeurs
superstitieuses se substituent les seules valeurs constituantes de la socialité : la fra
ternité, l’amour de la liberté commune, l’amour de l ’égalité. Le début du Traité de
la Réforme de l ’Entendement exprime, quant à lui, l’effondrement d’une vision du
monde dominée par la crainte (et, secondairement, l’espoir qui lui est corrélatif).
C’est l ’effacement d’un certain sens et d’une certaine valeur illusoirement attribués
à l ’existence ordinaire : soit la fin d’une croyance. Mais la croyance en la valeur des
valeurs ordinaires et la croyance au Dieu de la superstition ne procèdent elles pas du
même procès désirant de l’homme ignorant et impuissant? Pour Spinoza, en effet,
les croyants sont des athées qui s’ignorent (TTP préface, G. III p. 8, A. II p. 22-23)
tandis que les athées sont des croyants qui s’ignorent («Les athées ont coutume de
rechercher sans mesure les honneurs et les richesses...», Lettre 43 à J. Osten, G. IV
p. 219, A. IV p. 272).
37 Cf. la lecture que F. Belo donne de ce passage, op. cit. III ch. 2 p. 233-237 et IV ch.
3 p. 334.
38 Ethique IV appendice ch. 28 ;
Ethique V proposition 11. Cf. aussi la proposition 13.
356 LAURENT BOVE
46 «Alors Jésus regardant autour de lui, dit à ses disciples: Comme il sera difficile à
ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu !», Marc X verset 23.
47 Au sein du mouvement des Collégiants - que Spinoza a fréquenté de 1660 à 1663 à
Rijnsburg - Pierre Balling (qui est un des correspondants de Spinoza) préconise,
dans la mesure du possible, le communisme des biens. Les Collégiants affirment
que le christianisme est une nouvelle façon de vivre et de sentir plutôt qu’une
croyance en des dogmes intangibles. Comme le dit L. Kolakowski, « le mouvement
des Collégiants incarne le maximum social de conscience religieuse non exclusive»
(Chrétiens sans Eglise. La conscience religieuse dans le lien confessionnel au XVII'
siècle, Gallimard 1987). En effet, au sein des collèges, la conscience religieuse est
quasiment réduite à la conscience laïque du lien à autrui constitutif de l’humanité de
chacun comme du corps social primitif. Ainsi, les Collégiants retrouvaient-ils prati
quement le sens et la valeur de la promesse au principe de la vie sociale et, d’un
point de vue biblique, le droit qu’avait chaque Hébreu de «prophétiser» dans la
démocratie originaire du premier pacte passé avec Dieu (TTP XVII, G. III p. 206, A.
II p. 283). Pourtant les Collégiants sont impuissants à tirer les conséquences poli
tiques, socialement transformatrices, de leur prise de position subversive dans le
champ religieux. C’est la limite idéologique du mouvement.
4H Lettre 44, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et
Communauté chez Spinoza, éd. Minuit 1969 p. 612, ainsi que, du même auteur,
« Spinoza et la propriété » in Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Vrin reprise
1986.
4'' Ethique IV, scolie 1 de la proposition 37.
50 Id.ibid.
358 LAURENT BOVE
Laurent B ove
Université d ’Amiens
1 Pour plus de détails sur l 'homme et sa vie, voir notre A nacharsis Cloots, ou l ’uto
p ie fou droyée, Paris, Stock, 1995. Nos citations renvoient à sa pagination.
362 ROLAND MORTIER
8 Vita Cardani, f. 22 t.
9 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp.
10 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. : «Il professa dans cette demiere
ville [Bologne] jusques en l’année 1570: alors on l ’emprisonna, & au bout de
quelques mois on le ramena chez lui. Ce ne fut point un plein retour de sa liberté;
car il eut son logis pour prison, mais cela ne dura guere. Il sortit de Boulogne au
mois de septembre 1571, & s’en alla à Rome.»
11 Sur les bizarreries de l’esprit de Cardan, voir aussi D ictionnaire, art. «Cardan
(Jerôme)», in corp: «M ais on connoitra bien mieux les bisarreries de cet esprit, si
l’on examine ce qu’il nous aprend lui-même de ses bonnes & de ses mauvaises qua-
litez. Cette seule ingénuité est une preuve manifeste que son ame fut frappée à un
coin tout particulier. Il nous aprend, que si la nature ne lui faisoit point sentir
quelque douleur, il se procurait lui-même ce sentiment desagréable en se mordant
les lèvres, & en se tiraillant les doigts jusques à ce qu’il en pleurât; qu’il a voulu
quelquefois se tuer lui-même; qu’il se plaisoit à rôder toute la nuit dans les rues;
qu’il n’alloit pas jusqu’à l’excès dans les plaisirs de l’amour, mais que s’il en pre-
noit au delà du nécessaire, cela ne l’incommodoit pas beaucoup; [...] qu’il avoit
aimé les jeux de hasard jusques à y passer les journées toutes entieres, au grand
dommage de sa Famille & de sa réputation, car il jouoit même ses meubles & les
bijoux de sa femme. Il raconte ces choses & plusieurs autres avec la demiere naï
veté.» Cf. aussi rem. (G), (H), (I), (K), (L), (M), (N).
BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE » 371
croyait « comme Socrate & quelques autres grands hommes » être « sous
la direction d ’un Génie particulier»12.
Tandis que Cardan pense posséder des qualités naturelles qui lui per
mettent de connaître l’avenir et de faire des prédictions13, Bayle, au
contraire, doute de la validité de cette assertion14. Et la conclusion à
laquelle Bayle parvient est intéressante, puisqu’il fait appel au nom de
Naudé pour affirmer la folie de Cardan : Naudé, qui n’a pas été l’auteur
d’une vie de Cardan, mais qui a écrit «un Discours où il explique sa
pensée sur le caractère de cet homme [...] n’a pu s’empêcher de dire que
c ’étoit un fou: il lui fait justice quant au reste, sur l’esprit, sur l’erudi-
tion, & c» 15.
Sur l’analyse de ces passages, quelques réflexions s’imposent. La
figure de Cardan est marquée dans le Dictionnaire par l’excentricité et
la folie, et Bayle n’hésite pas à utiliser le témoignage de Naudé pour
soutenir cette hypothèse. Certes, Cardan se caractérise même pour
Naudé par sa personnalité singulière et originale, par moment excep
tionnelle, mais l’érudit parisien retrouve une stricte affinité et une sym
pathie intellectuelle entre le naturalisme de l’italien et sa propre concep
tion de la nature. En outre, dans sa Vita Cardani, Naudé souligne les
contributions de l’italien à la médecine et aux mathématiques et admire
l’énorme production du philosophe dans tous les domains des sciences
humaines. En revanche, l’article du Dictionnaire oublie entièrement la
place occupée par Cardan dans l’encyclopédie du savoir de la Renais
sance, ainsi que ses études mathématiques, et il fait seulement quelques
allusions à sa profession de médecin16.
deux ans: les intervalles avoient été plus longs avant ce temps-là. Le malade se
porta mieux dès que Cardan l’eut traité. Le Médecin prit congé de lui au bout de
soixante-quinze jours, & lui laissa des ordonnances qui le guérirent dans deux ans.»
Mais cette digression sur Cardan médecin donne l’occasion de parler d’une prédic
tion faite par Cardan sur cet archevêque qui, à en croire certains historiens, aurait
réussi. Bayle rejette ce conte comme faux.
17 L’attitude cartésienne de Bayle est indubitable. Dans cet article, il soulève une
objection en termes cartésiens à propos du «génie particulier» de Cardan. Cf. D ic
tionnaire, «Cardan (Jerôme)», rem (N) : «Je ne douterois point qu’il [Cardan] n’eût
raison [à l’égard de son génie particulier], si je croiois que tout ce qu’il conte est
véritable; car il ne me semble pas que l’on puisse expliquer cela par les seules Loix
générales de l’union de l’ame & du corps.»
18 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Et cf. peu après: «Il se met en
colere contre Polybe, qui nioit l ’aparition des Esprits, & tels autres dogmes de la
Religion Paienne.»
19 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 373
jamais attendu : ils trouvent dans son Arithmétique plusieurs discours sur le mouve
ment des planetes, sur la création, sur la tour de Babel. Ils trouvent dans sa Dialectique
un jugement sur les Historiens, & sur ceux qui ont composé des Lettres. Il avoue qu’il
faisoit des Digressions afin de remplir plutôt la feuille ; car son marché avec le Libraire
étoit à tant par feuille. [...] Quant à son obscurité, l’Auteur que je cite [Naudé] en
donne quelques raisons, & celle-ci entre autres, c ’est que Cardan s’imaginoit que plu
sieurs choses qui lui étaient familières n’avoient pas besoin d’être dites; & d’ailleurs,
son esprit vif & vaste le faisoit passer promptement d’un lieu à un autre.»
28 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
29 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
376 LORENZO BIANCHI
3,1 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. Et le passage continue: «Quelques-
uns ont dit qu’aiant marqué qu’il mourrait en un certain tems, il s’abstint de nourri
ture, afin que sa mort confirmât la Prédiction, & que sa vie ne décriât point le métier.
Il craignoit donc de survivre à la fausseté de ses Prophéties: il étoit donc si délicat
sur le point-d’honneur, qu’il n’eût pu souffrir le reproche d’avoir été faux Prophete,
& d’avoir fait tort à sa Profession.»
35 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (R). Et Bayle continue: «Il ajoute que
cette croiance lui fut fort préjudiciable».
34 D ictionnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (E).
57 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (E).
37 8 LORENZO BIANCHI
38 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Une autre grande preuve de
sa folie est le mal qu’il a publié de lui-même. [...] il avoue que son étoile lui avoit
donné une ame impie, vindicative, traîtresse, magicienne, calomniatrice, adonnée à
toutes sortes d’impuretez, & remplie d’un grand nombre de défauts honteux qu’il
spécifie.»
39 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U).
40 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Par les réglés de la Chiro-
mance, on avoit jugé qu’il étoit d’un esprit stupide [...]; & parcelles de l’Astrologie,
il devoit mourir avant l’age de quarante-cinq ans. Chacun sait comme Socrate justi
fia le Physionomiste qui lui avoit attribué tant de défauts. N ’oublions pas, I. Que
Naudé soutient que Cardan, qui se vantoit de n’avoir jamais menti, est un grand
menteur: il l’en convaine menifestement sur certains articles. II. Que le Docteur
Parker est du sentiment de Naudé à l’égard de la folie de notre Cardan, & qu’il en
ramasse les principaux signes.»
41 Cf. D ictionnnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (U) : « La pensée que Seneque attri
bue à Aristote, qu’il entre toujours un grain de folie dans le caractere des grands
esprits, «nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae», n’est point juste à
l’égard de Cardan; ce n’est point pour lui qu’il faut dire que la folie est mêlée avec
le grand esprit: il faut prendre la chose d’un autre sens, & dire que le grand esprit est
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 379
Mais le cadre que les pages du Dictionnaire esquissent est très diffé
rent de celui de la Vita Cardani. Même si Naudé fait mention de l’ex
centricité du personnage, il souligne les contributions de ce philosophe
au savoir de la Renaissance et il dépeint les qualités exceptionnelles de
son esprit : ainsi les éléments de singularité - et parfois de folie - n ’em
pêchent pas un jugement largement favorable. Par contre Bayle utilise
les passages naudéens pour réaffirmer son hypothèse herméneutique
qui relègue l’auteur du D e vita propria dans un espace d’extravagance
et de folie, dont l’astrologie est une de ses configurations - et des plus
singulières et dangereuses.
Certes, Bayle soutient Cardan contre les accusations de ses ennemis :
ainsi Cardan n’a été ni magicien43 ni athée, et il a été plutôt un esprit
curieux et fanatique. Mais cette défense produit aussi un effet négatif,
qui soustrait la figure du penseur italien à la philosophie de son siècle
pour la placer dans le seul univers de l’excentricité.
L’article « Cardan » révèle donc les difficultés propres à Bayle et à la
culture cartésienne de la fin du XVIIe siècle dans leurs rapports avec la
philosophie de la Renaissance et surtout avec le naturalisme de cette
époque, qui, encore chez Naudé, était l’objet d’une analyse attentive et
d’une complicité curieuse. Il s’agit chez Bayle d ’une incompréhension
qui rend indéchiffrable la philosophie de l’italien et qui lui fait perdre le
sens général du jugement naudéen, si souvent cité.
En revanche, le legs de Naudé - non seulement dans cet article « Car
dan » mais aussi, en général, dans le Dictionnaire - est ailleurs : dans
l’esprit critique et érudit et dans la critique des sources historiques ou,
encore, dans l’absolution de tout auteur de l’accusation de magie. Et
cette défense de la liberté de pensée se transforme chez Bayle en une
attitude tolérante et critique à l’égard des Églises et des rites établis, sus
mêlé avec la folie; le grand esprit ne doit être considéré que comme Vappendix &
l’accessoire de la folie.» Cf. aussi rem. (H): « c ’est qu’en certaines choses Cardan
paroissoit au dessus de l’intelligence humaine, & en beaucoup d’autres au dessous
de celle des petits enfans.»
42 Cf. D iction n aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Ceux qui trouveront que
j ’outre la chose s’en tiendront, s’il leur plait, au sentiment de Naudé, j ’y consens: il
aprouve ceux qui ont dit qu’il ne s’en faut guere que Cardan n’ait vécu comme
insensé. [...] C’est une marque très-certaine, ajoute-t-il, que Cardan n’étoit point
toujours en son bon sens, que de voir les contradictions prodigieuses qui sont dans
ses Livres. On ne peut les attribuer, ni à un défaut de mémoire, ni à une ruse : le peu
de raport qu’il y a entre ses variations est une suite des différens accès d’extrava
gance qui lui prenoient. [...] Une autre grande preuve de sa folie est le mal qu’il a
publié de lui-même.»
43 Bayle remonte à V A pologie de Naudé pour nier que Cardan a vécu sous la direction
d’un génie particulier. Cf. D ictionn aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (N).
380 LORENZO BIANCHI
Lorenzo B ia n c h i
Istituto Universitario Orientale, Naples
JEAN MESLIER,
STRATONICIEN REDIVIVUS
' Sur Meslier, voir la bibliographie exhaustive publiée dans le t. III des Œ uvres de
. Jean M eslier, éd. J. Deprun, R. Desné, A. Soboul, Paris 1970-1972 [dorénavant:
M], p. 573-610, à intégrer pour les années postérieures à 1972 à l’aide du répertoire
B ibliograpliia clandestina, par A. Mothu ( http://w w w .vc.unipm n.it/~m ori/e-texts/
bibclan.htm ). Pour ce qui concerne Pierre Bayle, voir la bibliographie des études
bayliennes (1900-1999) publiée dans G. Mori, B ayle philosophe, Paris 1999
{http://w w w .cisi.u iiito.it/progetti/bayle/biblio.h tm l). Nous citerons les ouvrages de
Bayle dans les éditions suivantes: D ictionnaire historique et critique, Amsterdam
1740 [= D ict.]\ Œ uvres diverses, 4 vol., La Haye 1727-1731, plus 5 vol. supplé
mentaires, Hildesheim 1982-1990 [= OD],
382 GIANLUCA MORI
dais. Meslier ne rencontre le nom de Bayle que dans les pages du jésuite
Toumemine, dont il apostille les Réflexions sur l ’athéisme, publiées en
annexe à l’édition de 1718 de la Démonstration de l ’existence de Dieu
de Fénelon2. Mais il ne fait aucune observation à son sujet; il se borne à
confirmer la position de Bayle que Toumemine avait essayé de réfuter,
concernant l’existence réelle, et non pas imaginaire, d’athées spécula
tifs. Il va sans dire, d’ailleurs, que Meslier n’avait pas besoin à cet égard
du témoignage d’autrui...
Cependant, l’analogie entre les deux auteurs va bien au-delà de cette
question ; elle se situe au fondement même de leurs réflexions respec
tives autour de l’athéisme. Un simple exposé descriptif et schématique
des doctrines de Bayle et de Meslier nous aidera à découvrir quels pou
vaient être, vers 1700-1720, les matériaux conceptuels - et les stratégies
argumentatives - d’un athéisme philosophique de souche cartésienne et
malebranchiste3.
1 - MATÉRIALISME
11 Cette hypothèse va être reprise, sous une forme partiellement différente, par Locke
et par un grand nombre de déistes du XVIIIe siècle. Mais on la retrouve déjà dans les
Sixièmes objections aux M éditations de Descartes.
12 Sur les critiques de Bayle à l’égard de l’épicurisme, voir D ict., «Démocrite», E;
«Épicure», F; «Leucippe», E; «Lucrèce», F.
13 OD V -l, 31-32.
14 «Q u’on ne dise pas qu’il peut assurément se faire qu’un corps pense par l’effet d’un
miracle: car j ’en déduirai manifestement qu’il appartient donc à la nature du corps
d’être capable de penser» (OD V -l, 31).
15 MIII, 14.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 385
21 OD III, 791a.
22 OD III, 657a.
23 M III, 94.
24 M III, 241 (cf. Malebranche, Œ uvres com plètes, éd. Robinet, 1.1, p. 194).
25 OD III, 343a.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 387
tirer cette même conclusion, en demandant aux cartésiens s’il est pos
sible que la nature ait donné aux animaux tous les organes de la sensibi
lité sans pourtant leur donner aucune sensation : « leur aurait-elle donné
des yeux pour se conduire, et pour ne rien voir? des oreilles pour écou
ter et pour ne rien entendre ? [...] Leur aurait-elle donné un cerveau avec
des fibres, et des esprits animaux pour ne rien penser et pour ne rien
connaître ?»26.
2 . -DÉTERMINISME
26 M III, 93.
27 Voir l’éd. Canziani-Paganini, Firenze 1981,1.1, p. 94 sq.
3 88 G1ANLUCA MORI
28 M III, 342. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», A: Straton soutenait que la nature était
«inanimée» et qu’elle faisait toutes choses « d ’elle-même et sans connaissance».
29 Bayle, D ict., «Épicure», U.
30 D ict., « Spinoza», A. On voit ici, au passage, une différence substantielle entre les
stratonisme et la position de Meslier: le stratonisme n’est pas une théorie évolu
tionniste de la matière; il se rapproche plutôt d’un fixisme qui rappelle la position
de Toland.
31 O D III, 332a.
32 Voir M II, 447 sq.: «les mouvements irréguliers des parties de la matière ne produi
sent pas réglément les mêmes effets, ou ne les produisent pas toujours de même
façon...». Pour plus de détails sur cette question, voir notre article «L’ateismo
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 389
36 Voir M II, 383-388 ; 437-443. Cf. M II, 386 : « si c ’était un être intelligent et souve
rainement parfait, qui voulût se mêler de conduire et de gouverner les choses natu
relles et humaines, il ne les laisserait pas aller ainsi au hasard [...] Puis donc qu’il
ne paraît aucune sagesse, ni aucune justice, ni même aucune intelligence dans ces
sortes d’événements, et qu’ils ne se font tous que par hasard [...].»
37 M III, 235.
38 A/III, 235; 278, 281.
39 D ict., «Pauliciens», F 39.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 391
3. - M ÉCA N ISM E
40 MIII, 265.
41 MIII, 263 et 350.
42 A Dubos, 13 décembre 1696 {O D IV, 725 sq.). Bayle attribue cette position à Spi
noza.
43 O D III, 786 a.
44 OD III, 3396. D ict., «Spinoza», A.
392 GIANLUCA MORI
52 Mesli&r prend ainsi - sans le savoir - le contre-pied de Toland, qui avait affirmé le
caractère essentiel du mouvement pour la matière dans ses Lelters to Serena ( 1704).
33 Sur ces difficultés, voir notre article cité ci-dessus, p. 137-138.
34 MIII, 98.
33 Voir les passages cités ci-dessus, note 12.
36 Lucrèce, D e rerum natura, I, 305. Voir Bayle, D ict ., «Épicure», S (sub II); Meslier,
M il, 233, 245.
394 GIANLUCA MORI
37 D ict., «O vide», G. Soulignons pourtant que cette théorie évolutionniste n’est pas
rappelée lors de l’exposition du système stratonicien, qui se fonde plutôt, comme on
l’a vu, sur une option différente, de type fixiste.
58 M 11,472.
59 Voir par exemple O D III, 340a: « si on lui [au Stratonicien] laisse passer la supposi
tion d’une matière existante nécessairement avec la vertu motrice et telles autres
fa c u lté s.»
60 O D III, 883b.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 395
4. - RATIONALISME
61 M II, 257. Cf. Bayle, O D III, 887 : « il faut dire aussi que les natures plastiques doi
vent pour le moins savoir ce que c ’est qu’un nerf [...] et comment travailler à la for
mation de chaque organe...»
62 M il, 268 : « nos déicoles ne s’arrêtent plus maintenant à cette opinion de la pluralité
de ces premiers moteurs [...]; ils ne reconnaissent ordinairement tous qu’un seul
premier moteur auquel ils attribuent une très parfaite et entière connaissance de
toutes choses, avec une souveraine toute-puissance pour faire tout ce qu’il lui plaît,
et par conséquent pour mouvoir la matière et faire d’elle tout ce qu’il veut...»
M Sur ce point, voir aussi l’article de P. Rétat cité ci-dessus (note 3). Cependant, selon
Rétat, le stratonicien de Bayle serait à la fin vaincu par les objections de ses adver
saires, et notamment des cartésiens: au contraire, il nous semble que le stratonicien
sortit gagnant du combat, grâce à la même «rétorsion» rationaliste que l’on retrou
vera chez M eslier...
396 GIANLUCA MORI
ment, fondé sur l’impossibilité d ’un regrès in infinitum des causes, que
Bayle utilise dans la Continuation des pensées diverses : «si on
demande qui a fait [les lois du mouvement] et qui les a rendues si invio
lables, je demanderai aussi qui aurait fait celui qui les aurait faites, et qui
l’aurait rendu si puissant. On dira infailliblement que celui qui les a
faites n ’a pas été fait par aucun, mais qu’il est de lui-même tout ce qu’il
est. Et moi, pareillement, je dirai que la nature est d’elle même ce
qu’elle est et qu’elle n’a pas été faite par aucun, et que les lois du mou
vement de ses parties sont d ’elles-mêmes et par elles mêmes ce qu’elles
sont, et par ainsi nous serons à deux de jeu à cet égard» (notons que l’on
retrouve chez Bayle cette même expression)69.
M eslier ne manque pas de relever également, enfin, que la soumis
sion de Dieu aux vérités étemelles et aux lois de l’ordre constitue une
limitation à l’égard de sa puissance: Dieu en serait l’«esclave», car «il
serait lui-même dans la nécessité d ’être ce qu’il serait», il ne pourrait
pas « s’exempter» des lois de la nécessité.. ,70 En même temps, il rejette
formellement - sans nommer Descartes - la théorie cartésienne de la
création divine des vérités étemelles, et cela dans un chapitre expressé
ment consacré à démontrer que « les premières et fondamentales vérités
sont éternelles et ne dépendent d ’aucune autre cause»71. Ses objections
à l’arbitrarisme sont les mêmes que Bayle avait avancées (en s’inspirant
à son tour de Malebranche, mais aussi des adversaires scolastiques et
sceptiques du cartésianisme). Meslier soutient, en effet, que si Dieu était
la cause libre des vérités, ces dernières seraient sujettes au changement:
si Dieu « s ’avisait maintenant de vouloir qu’un triangle n’ait point
d ’angles, il le pourrait donc le faire aussi?»72. Ainsi, il peut proposer
(implicitement) le même dilemme énoncé par Bayle: soit l’on admet
que Dieu est soumis à la nécessité de suivre ses perfections, et alors il
faudra admettre la possibilité d ’une matière nécessaire et étemelle sou
mise à un certain ordre immuable et naturel ; soit l’on suppose que Dieu
est l’auteur arbitraire des vérités et des essences des choses, mais cela
détrairait l’immutabilité et l’invariabilité de celles-ci.
La question de la « cause première » est strictement liée, chez Mes
lier tout comme chez Bayle, à celle de la possibilité des lois de la nature.
69 M III, 279; cf. Bayle, O D III, 347b: si les bornes des attributs divins viennent «de
la nature des choses [...], nous voilà à deux de jeu».
70 MIII, 347 et 350.
71 M il, 201.
72 M il, 194. Cf. aussi MIII, 256: «si [les choses] dépendaient de la puissance et de la
volonté d’aucun autre être, elles seraient changeantes elles-mêmes, et par consé
quent les idées que nous en aurions seraient changeantes aussi, ou elles seraient
fausses.»
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 399
5. - PESSIMISME ET THÉODICÉE
Comme il est bien connu, c ’est surtout après les articles de Bayle sur
le manichéisme que l’objection contre l’existence de Dieu tirée de la
présence du mal dans le monde devient - pour citer Voltaire - « le grand
refuge de l’athée»78. Il est vrai que, lorsqu’il aborde le problème du mal
dans le Dictionnaire, Bayle ne se pose pas du point de vue d’un tenant
de l’athéisme, mais de celui d ’un manichéen, c ’est-à-dire d’un hérétique
chrétien qui admet la vérité de la Révélation. A l’inverse, le problème
du mal n’est pris en compte qu’en passant lors des discussions autour de
l’athéisme stratonicien79. Cependant, la stratégie de Bayle était suffi
samment claire aux yeux de ses contemporains, qui ont bien compris
que le manichéisme n’était chez lui qu’un prétexte pour combattre la
théologie chrétienne du point de vu des athées80. Bayle lui-même,
d ’ailleurs, avait renoncé dans ses derniers ouvrages à toute forme d ’at
ténuation rhétorique, en abandonnant les manichéens à leur destinée:
«un spinoziste ne montrerait-il pas un système qui ne serait ni celui des
manichéens ni celui d ’aucune autre secte chrétienne? Voilà quelle est la
figure sous laquelle l’on se doit représenter ceux que M. Bayle suppose
pouvoir faire des difficultés contre l’origine et les suites du péché...»81
Dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, parus posthumes en
1707, Bayle était allé encore plus loin, en proposant à ses lecteurs un
syllogisme hypothétique où la non-existence de Dieu découlait directe
ment de l’incompatibilité entre les maux de ce monde et les attributs
moraux dont la divinité doit être impérativement douée. Cette consé
quence, à son avis, est la même que des athées devraient tirer s’ils
jugeaient de l’état du monde par les lois étemelles de la morale et de la
logique: (1) «Si le Dieu des chrétiens est faux, il n’y a point de Dieu»;
77 MIII, 258.
78 L’expression est de Voltaire, éd. Moland, t. XXII, p. 196 et p. 406.
79 Voir O D III, 343a: «il n’y a point d’objections plus épouvantables que celles qu’un
stratonicien emprunterait du mal moral et du mal physique qui règne parmi les
hommes.»
80 Voir R Poiret, D issertatio nova, publiée en tête de la Ille éd. des C ogitationes ratio-
nales, Amsterdam 1715, p. 18: «Baelius dum saepius et ardenter, uti facit, pro
manicheismo pugnat, révéra pugnat pro atheismo, qui etiam scopus eius unus non
potest non videri is esse.»
81 O D III, 790b.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 401
(2) « Or, le Dieu des chrétiens est faux, si sa conduite n’est pas conforme
aux notions communes de la bonté, de la sainteté et de la justice»; (3)
«Donc, si la conduite du Dieu des Chrétiens n’est pas conforme à ces
notions-là, il n’y a point de Dieu.»82 Certes, Bayle s’empresse d ’ajouter
qu’à son avis il ne faut pas juger de Dieu par les «notions communes de
la bonté, de la sainteté, de la justice », ce qui le porte à nier la « mineure »
(2) du syllogisme. De là le fidéisme aveugle et irrationnel qu’il présente
comme la seule issue possible vis-à-vis des objections des athées et des
libertins contre la théologie rationnelle chrétienne. Il n’en reste pas
moins qu’à son avis la conséquence est bonne de l’utilisation théolo
gique des axiomes moraux à la négation de l’existence de Dieu.
Encore une fois, Meslier n’eut pas besoin de lire le Dictionnaire his
torique et critique ni les autres ouvrages de Bayle pour comprendre la
force que les arguments dont celui-ci s’était servi pouvaient avoir dans
le cadre de son athéisme. Cette même conséquence que Bayle étale dans
le passage cité ci-dessus, en effet, Meslier ne manquera pas de la tirer,
avec moins de détours, pour son compte; « s ’il y avait un tel être [infi
niment bon et infiniment sage], il aimerait parfaitement la paix, la jus
tice, la vertu et le bon ordre partout» et donc il empêcherait «partout
qu’il y ait aucun mal, aucun vice, aucune injustice, aucun désordre».
Cependant, «il est évident que le monde est presque tout rempli de
maux et de misères». Il s’ensuit, bien évidemment, «qu’il n’y a point
d ’être qui soit infiniment bon et infiniment sage, donc il n’y a point
d ’être qui soit infiniment parfait, et par conséquent point de ce qu’ils
[les théologiens chrétiens] appellent Dieu»83.
Comme il est bien connu, Bayle ne craignait pas d’adopter des
exemples anthropomorphiques pour montrer l’impossibilité des expli
cations théologiques en matière de théodicée. La vulgarité de ces
exemples - souvent blâmée par ses adversaires - est seulement appa
rente: il ne s’agit pas, en effet, de ravaler Dieu au niveau de l’homme;
il s’agit plutôt de montrer que si l’on juge Dieu par les «notions com
munes » de la morale humaine, on a le droit d’utiliser des exemples tirés
de la vie quotidienne des hommes: le Dieu de la théologie peut être
donc comparé « à un père de famille qui laisserait casser les jambes à ses
enfants, afin de faire paraître à toute une ville l’adresse qu’il a de
rejoindre les os cassés»84, ou à un chirurgien qui, pouvant penser une
blessure «en-deux manières également bonnes, mais l’une douloureuse,
l’autre agréable», choisit la première, en agissant par là-même comme
82 O D IV, 24 sq.
83 M II, 303.
84 D ic t ., « Pauliciens », E.
402 GIANLUCA MORI
85 D ic t., « Origène», E.
86 MII 311 ; cf. aussi M II, 3 1 4,493-4 et 522.
87 O D IV, 25a.
88 M il, 304-305.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 403
89 D ict., « Pauliciens », E.
90 M il, 310.
91 Bayle, O D III, 339.
n M II, 444-445.
93 Voir P. Rétat, Le D ictionnaire de B a yle..., p. 426: «il fallait la logique impertur
bable d’un athée pour que la critique philosophique du D ictionnaire dégageât enfin
toute sa puissance explosive, et qu’une sorte de fidélité à Bayle fût poussée jusqu’à
ses extrêmes limites.»
404 GIANLUCA MORI
6. - ATHÉISME ET MÉTAPHYSIQUE
94 Voir Meslier M III, 59; cf. Bayle, OD IV, 481-482, où l’on trouve une interprétation
occasionaliste de ce principe scolastique.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 405
souche empiriste sera plutôt celui qui puisera, au XVIIIe siècle, dans la
tradition anglaise (Hobbes, Locke), comme dans les cas de Fréret et de
Du Marsais. Cependant, en dépit de l’absence d ’une véritable théorie
empiriste de la connaissance, l’option rationaliste et déterministe de
M eslier et du stratonicien de Bayle ne donne pas lieu à une pensée de
type spinoziste, c ’est-à-dire à un monisme métaphysique niant la plura
lité des substances. Certes, l’attrait du spinozisme est évident : il est dif
ficile de ne pas diviniser la nature, de ne pas l’ériger en hypostase, lors
qu’on suppose qu’elle est un «être nécessaire, étemel et indépendant»,
et qu’elle est la «cause première» de tout ce qui se passe dans le
monde95. Cela confirme, d’ailleurs, un lieu commun des apologistes, qui
soutenaient que sur l’existence d’une «cause première» il n’y aurait pas
de désaccord entre les athées et les théologiens chrétiens96. Cependant,
Meslier est très ferme sur la question de l’unité de la substance, qu’il
refuse de la manière la plus nette. Il peut même faire siennes - sans le
savoir, encore une fois ! - quelques objections de Bayle contre le spino
zisme, dont il trouve un abrégé chez Toumemine: «deux hommes sont
des substances de même nature, ils sont véritablement dans la nature,
donc il peut y avoir dans la nature deux ou plusieurs substances de
même attribut...»97
Comme d’autres auteurs clandestins de cette époque, Meslier n’af
fiche pas d’ailleurs une confiance absolue dans les axiomes matéria
listes. Il n’a pas la prétention de tout expliquer, de tout sortir de l’obscu
rité: la certitude des doctrines qu’il propose est sur plusieurs points
relative et foncièrement instable. L’athéisme de Meslier est aussi une
philosophie de l’ignorance, ce qui entraîne également une renonciation
explicite aux grandes questions posées par le cartésianisme. Il en va
ainsi, par exemple, à propos de deux questions spéculaires : celle de l’ori
gine du mouvement dans la matière et celle de l’origine de la pensée dans
l’esprit de l’homme («je ne puis concevoir l’origine et le principe effi
cient de ce mouvement, je l’avoue...»; « la moindre de mes pensées et de
mes connaissances m ’étonne et me surprend, je l’avoue...»)98. Cette
95 Meslier, M II 175, 207. Voir aussi M III, 235: «la nature est partout, [...] elle agit
partout et [...] c ’est toujours elle-même qui fait tout.» Cf. Bayle, O D III, 214 et
400b: «on peut réduire l’athéisme à ce dogme général, que la nature est la cause de
toutes choses, qu’elle existe éternellement et d’elle-même, et qu’elle agit selon toute
l’étendue de ses forces.»
96 Voir R. Cudworth, True Intellectual System , liv. I, ch. 4, § 4. Mais cf. la position
beaucoup prudente de Fréret, qui en appelle aux limites de la connaissance humaine
{Lettre de Thrasybule à L eucippe, éd. Sergio Landucci, Firenze 1986, p. 352 sq.).
97 M III, 347. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», N.
98 WII. 181.400.406:111.41.73.
406 GIAN LUCA MORI
Malgré ces accents différents, qui ne sont pas négligeables, mais qui
tiennent moins à la structure argumentative des systèmes de pensées
respectifs qu’à leur statut épistémologique, l’analogie substantielle sub
sistant entre l’athéisme imaginé par Bayle et l’athéisme théorisé par
Meslier demeure intacte. Elle nous semble suggérer au moins deux
conclusions: en ce qui concerne Bayle, que son stratonisme n ’est pas
réductible à une fiction polémique, mais constitue une option philoso
phique à part entière et prête à l’usage à l’époque où elle fut conçue; en
ce qui concerne Meslier, que sa démarche n’est pas celle d’un autodi
dacte isolé et solitaire, mais s’insère à bon droit dans la tradition du
rationalisme malebranchiste, dont elle constitue un développement
audacieux, mais pertinent. Ainsi, si Bayle a pu brosser le portrait-robot
d ’un athée philosophe vivant au début du XVIIIe siècle, Meslier a donné
un corps, mais aussi un système de pensée suffisamment articulé et ori
ginal, à cette élaboration conceptuelle. La différence la plus notable
entre les positions de Bayle et de Meslier réside, bien évidemment, dans
le choix final du fidéisme, qui projette l’un dans un autre monde - celui
d ’une foi absolument irrationnelle et instinctive, où nous devrons
«abandonner toutes nos manières ordinaires de juger des choses»101 - ,
99 M II, 175 : «en reconnaissant la matière seule pour première cause [...] on éviterait
[...] bien des difficultés».
100 Voir notre article «L’ateismo ‘malebranchiano’ di M eslier...», cit., p. 151-158.
10' O D 111, 811a.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN RED IVIVUS 407
Gianluca M ori
LJniversità dei Piemonte Orientale «Amedeo Avogadro»
Vercelli, Italie
MATÉRIALISME ET MORTALISME
3 David Hartley, O bservations on Man, his Frame, his Duty and his E xpectations,
4e éd., 1801,1.1, p. i.
4 H a rtle y ’s Theory o f the Human M ind, p. xx: «J’ai plutôt tendance à croire que
l’homme entier est d’une composition uniforme et que la propriété de la perception,
comme les autres pouvoirs qu’on dénomme mentaux, est le résultat (nécessaire ou
non), d’une organisation telle que le cerveau.»
M ATÉRIALISME ET MORTALISME 411
5 D isqu isitions, p. 18: «Puisque la seule raison pour laquelle on a imaginé que le
principe de penser ou de sentir fût incompatible avec la matière est fondée sur la
supposition que l’impénétrabilité soit sa propriété essentielle, et par conséquent que
l ’étendue solide soit le fondement de toutes les propriétés qu’elle peut supporter,
tout l’argument en faveur d’une principe de pensée immatérielle dans l ’homme
tombe par terre avec cette nouvelle supposition. La matière, privée de ce qui fut
appelé solidité, n’est pas plus incompatible avec la sensation et la pensée que cette
substance que nous avions l’habitude d ’appeler immatérielle, sans en savoir davan
tage.»
412 A N N THOM SON
Il est évident que pour Priestley, son matérialisme est fondé sur une
nouvelle définition de la matière et sur une démonstration que la matière
possède d’autres propriétés que l’étendue et la solidité, et le pouvoir de
recevoir le mouvement d’ailleurs. La définition de la matière adoptée
par Priestley est dérivée directement, comme il le dit lui-même, de la
Theoria philosophiae naturalis de Boscovich, publiée pour la première
fois en 1758, et qui exerça une assez grande influence en Angleterre.
Pour Boscovich, tous les phénomènes viennent de l’arrangement dans
l’espace, et du mouvement, de points qui réagissent mutuellement les
uns sur les autres en paires7. C’est cette théorie - qui se distingue radi
calement de l’atomisme précédent, y compris celui de Newton - qui
attire le chimiste anglais, car il permet en quelque sorte de dissoudre la
matière. Il n ’existe que des points avec de l’espace vide entre’eux:
comme ces points sont identiques, à la différence des atomes newto-
niens et que la masse n’est qu’un arrangement d’un certain nombre de
points, tout ce qui l’intéresse est la propriété de cette matière.
A la fin de ses Disquisitions, Priestley ajoute quelques explications
concernant sa conception de la matière qu’il intègre dans le texte de la
deuxième édition de l’ouvrage, publiée en 1782. Il admet que nous
n ’avons pas de connaissances concernant la structure interne de la
matière, et il s’en tient au refus de l’impénétrabilité, et aux propriétés
d’attraction et de répulsion qui font que la matière est ce qu’elle est:
sans ces propriétés, dit il, la matière ne serait rien8. L’important pour
Priestley est donc de rejeter la conception de la matière comme inerte et
6 D isqu isitions, p. 89 : « Sans une idée plus claire que celle à laquelle, à mon avis, tout
homme peut prétendre, de la nature de la perception, il doit être impossible à dire a
priori si une seule particule ou un système de la matière, est son siège. Mais à juger
de l’apparence, qui seule devra déterminer le jugement des philosophes, une orga
nisation, qui demande une masse considérable de matière, y est nécessaire».
7 Lancelot Law Whyte «B oscovich’s Atomism» in R oger Joseph Boscovich,
S.J..F.R.S., 1711-1787, éd L.L.Whyte, Londres, 1961, p. 102.
8 D isqu isitions, 2e édition, 1782, p. 35.
M ATÉRIALISME ET MORTALISME 413
17 Sermon reproduit dans Bentley, Works, éd. A.Dyce, vol. 111, 1838, p. 35-50.
18 Second P a rt o f a Treatise in titled a Search after Soûls p. 25
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E 417
Les deux explications possibles qu’il cite sont, bien sûr, ou l’auto
matisme cartésien défendu en Angleterre notamment par Sir Kenelm
Digby, ou l’affirmation que les animaux possèdent eux aussi une âme
immatérielle. Layton déclare que la matière peut acquérir le mouvement
tout seule et aussi que Dieu peut tout faire de la matière. Il explique le
fonctionnement de l’intelligence humaine et animale par l’action des
esprits, qui constituent le principe actif de l’homme:
the active principle o f life, m otion, sen se and understanding in m an and
beast ; stim ulating and acting every part and organ o f the body to the
perform ance o f those duties for w hich by the great creator they w ere
intended and made. T hose spirits therefore act the ey e to see, the ear to
19 O bservations, p. 2: «car je crois qu’il n’y existe pas une chose particulière dans la
com position de l ’homme qui pense, discute etc., mais que c ’est l ’homme lui-m êm e,
c ’est à dire toute la com position de l ’âme et du corps, unis par une texture divine et
admirable, qui pense, discute et qui fait toutes les autres choses que Dieu lui a donné
le pouvoir et l ’inclination de faire.»
20 O bservations, p. 5: « A l ’affirmation que toutes ces facultés dans les bêtes sont le
fait d ’un esprit matériel, et à la demande de savoir pourquoi la même chose ne pour
rait pas se faire chez les hom m es, les défenseurs de l ’immatérialité ont des difficul
tés à répondre et ils sont divisés à ce sujet.»
418 A N N TH O M SO N
hear, the tongue to speak, the liver to m ake blood, the heart to purifie
and refine it, the understanding or brain to apprehend, ju d ge and
rem em ber ; It cannot m ake on e organ perform the function o f another
organ, but acts every organ according to its proper use and natural capa-
city. A nd therefore it is not the soul or the body that act, inable or govern
the m an, but the man, by the activity o f his soul, and the aptitude o f his
b od ily organs, doth all those things w hich w e daily see are done
am ongst us, not by soul or body singly, but by the virtues and contexture
o f both together21.
des Anciens et également sur des textes bibliques, qui sont cités lon
guement. Dans tous ces débats, d ’ailleurs, le protagonistes se répondent
à coups de citations contradictoires de l’Écriture. Il est également inté
ressant de constater que Layton affirme qu’un auteur comme Willis, par
exemple, était de toute évidence convaincu de la matérialité de l’âme de
l’homme comme de celle des animaux, mais qu’il n’osait pas l’affirmer
ouvertement22.
Layton continue sa polémique avec les défenseurs de l’immortalité
de l’âme pendant les premières années du XVIIIe siècle, notamment à la
suite de l’émoi suscité par les ouvrages d ’un autre défenseur de la mor
talité de l’âme, plus connu à l’époque que Layton : le médecin William
Coward. Le livre de Coward intitulé: Second Thoughts concerning
Human soul est publié en 1702. Brûlé l’année suivante sur l’ordre du
Parlement, il donne lieu à de nombreuses réponses et réfutations23, à
laquelle Layton répond, en répétant ses arguments contre l’immortalité
de l’âme24. Ainsi la polémique continue jusque vers 1706, après la mort
de Layton et le départ de Londres de Coward lui-même. La réprobation
que soulève les écrits de Coward se voit aussi dans le fait que la Convo
cation de l’Église d’Angleterre essaie de condamner ensemble Coward
et Toland en 170425.
Les œuvres de Coward les plus importants sont les Second Thoughts
concerning Human soul, livre publié sous le nom de «Estibius Psycha-
lethes», et The Grand Essay, or a Vindication o f Reason and Religion,
against Impostures o f Philosophy, 1704, écrit en réponse au livre de
John Broughton initulé Psychologia qui critique le premier livre de
Coward26. Ces ouvrages ont, comme je l’ai indiqué, eu plus d ’échos que
abom inable to the reformed churches and derogatory in général to true christianity.
London, R. Basset, 1702 ; W .C.M .D.C.M .L.C. The G rand Essay, o r a vindication o f
reason a n d religion, a g a in st im postures o f philosophy. Proving according to those
ideas and conceptions o f things human understanding is capable o f forming to it
self, 1. That the existence o f any immaterial substance is a philosophie imposture,
& im possible to be conceived 2. That all matter has originally created in it, a prin-
ciple o f internai self-m otion 3. That matter & motion m ust be the foundation o f
th o u g h t in m en & brutes. To which is added A Brief Answer to Mr. Broughton’s
P sy co lo g ia ... London, John Chantry, 1704.
27 11 n’est évoqué qu’en passant dans le livre de J. Yolton, Thinking M atter, 1983,
p. 23, m ais le m êm e auteur lui consacre un peu plus de place dans un livre plus
ancien: Jo h n Locke a n d the Way o f Ideas, 1956, p. 157ff. Spink le m entionne éga
lem ent: La libre-pensée fra n ç a is e de G assendi à Voltaire, Paris, 1966, p. 257-260.
M ais c ’est surtout G. Ricuperati qui souligne son importance: «Il problema délia
corporeità d ell’anima dai libertini ai deisti » in Sergio Bertelli (éd) Il L ibertinism o in
E uropa, M ilan, Riccardo Ricciardi, 1980, p. 381-2. L’article récent de P.Mengal
(voir ci-dessus, note 23) retrace « l ’affaire Coward» et fait utilement le point sur
l’hérésie mortaliste et le contexte théologique dans lequel elle s ’insère.
28 S e co n d T houghts on the H um an Soul, p. 49.
29 S e co n d Thoughts, p. 122: «Il est prouvé que c ’est une imagination et une philoso
phie vaine et futile que de former l ’idée d ’une substance spirituelle dans l ’homm e.»
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E 421
33 S e co n d Thoughts, p. 123-4.
34 G ra n d E ssay, p. 43: «toute substance ou materia informata possède un principe
d ’auto-m otion, et ce principe s ’exercerait toujours si le Tout-Puissant ne le retenait
pas, pour préserver l ’organisation et l ’ordre de l ’univers.»
35 G ra n d E ssay, p. 37 : « qui croit ou croira que cette notion de substance immatérielle
soit com préhensible par un être rationnel ?»
36 W illiam Coward O phthialm iatria : quae accurala & integra O culorum m aie affec-
torum in stituitur M ed ela : nova m ethodo aphoristico concinnata. London, J. Chan-
try, T. Atkinson, 1706.
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L IS M E 423
Dans une lettre à Sir Hans Sloane, qui devait l’aider avec la publica
tion de l’ouvrage, Coward affirme qu’il ne changera rien de ce qu’il y a
écrit concernant son opinion sur l’âme. Il ne pense pas que cela devrait
créer une difficulté pour l’autorisation de sa publication. Cette lettre fait
apparaître le médecin comme quelqu’un pour qui cette opinion «per
sonnelle» est néanmoins très importante et il raille «la conscience
tendre des médecins en matière de religion »38.
Cela peut nous inciter à poser la question de la sincérité des opinions
chrétiennes de Coward : croyait-il vraiment que sa doctrine correspon
dait à la vérité de la religion chrétienne ou voulait-il en fait miner cette
religion sans oser le faire ouvertement? L’importance de Dieu dans
cette doctrine ne fait guère de doute, mais c ’est un Dieu bien peu chré
tien. Jacques Bernard, le rédacteur des Nouvelles de la république des
lettres, fait remarquer au sujet du Grand Essay.
c ’e s t p o u sse r l ’im p u d en ce a u ssi lo in q u ’e lle p eu t aller, q u e d ’o se r a p p e
ler le s liv r e s c o m p o s é s dan s c e d e ss e in , D é fe n s e d e la r a is o n e t d e la
r e lig io n . C ’e st un p iè g e un p eu g r o ssie r et d o n t on s ’e st a v is é il y a lo n g
te m p s. A u s s i n ’y a-t-il plu s q u e d e s d u p e s, o u d e s g e n s qui so n t b ien
a ise s q u ’on leu r fo u r n isse d e s arm es co n tre la r e lig io n , qui s ’y la isse n t
p ren d re39.
a direct road to atheism or at least to entertain such gross con cep tion s o f
a deity as the Epicureans have, and con clu d e w ith them that the world
w as m ade by a fortuitous concourse o f atom s...40
42 S e co n d T houghts, p. 83-4.
43 F a rth er Thoughts concerning H um an Soul, in D efence o f Second Thoughts ; w here-
in the w eak efforts o f the R ev eren d M r T u m e r a n d o th er less signiftcant w riters are
o ccasionally answ ered, 1703, p. 108: «Estibius n’a pris aucune notion d ’Epicurus,
de Gassendu ou de M. H obbes, com m e vous supposez, car de sa vie il n’a lu que six
feuilles de M. Hobbes, et cela fait plus de vingt ans depuis qu’il les a lues.»
44 Seco n d P art o f a Treatise in titled a Search a fte r Soûls, p. 13-14.
45 C ’est la question posée par Alain Mothu dans L a Lettre clandestine, n°4 (1995),
p. 103.
426 A N N TH O M SO N
cette étude, mais quelques remarques peuvent être faites d’ores et déjà.
Premièrement, comme il est indiqué plus haut, les ouvrages de Coward
- ou au moins leur arguments principaux - sont connus du lecteur fran
çais grâce aux comptes-rendus donnés dans les Nouvelles de la Répu
blique des lettres. Ce périodique publie régulièrement, entre 1702 et
1706, des informations sur les livres de Coward et sur les réponses de
ses adversaires. Donc, même si ces ouvrages ne furent pas traduits en
français, le lecteur français pouvait les connaître ainsi que les arguments
en faveur de la mortalité de l’âme. Quant aux preuves physiologiques
qu’ils contiennent, il est certain que, vu les ressemblances avec les écrits
de Willis, et aussi de Lamy, il serait difficile de cerner une influence par
ticulière.
Il existe cependant au moins une référence probable à Coward dans
un manuscrit clandestin. Dans le manuscrit de l’Arsenal de L ’âme m até
rielle, nous lisons, dans une liste d ’auteurs qui ont cru l’âme corporelle
et mortelle: «le médecin Couvard», qu’Alain Niderst a cru devoir cor
riger en: «le médecin Couvay»46. Il ne serait pas surprenant que l’au
teur de ce manuscrit, qui semble tirer des informations d’articles parus
dans des journaux comme les Nouvelles de la république des lettres, ait
entendu parler du médecin anglais mortaliste. Une telle référence
indique peut-être des liens entre les écrits des mortalités et la pensée
clandestine.
Mais même sans aller trop loin dans cette direction, l’on peut affir
mer que le débat anglais du début du siècle fournit des arguments contre
l’immortalité de l’âme et pour une explication totale de l’être humain
par la seule matière qui ressemblent à ceux utilisés par les matérialistes
français antiréligieux. Ces arguments concernent notamment les
exemples de la dépendance des facultés intellectuelles de l’état du
corps, le fonctionnement des esprits dans le cerveau, la comparaison
avec les animaux, et l’hypothèse selon laquelle une certaine organisa
tion de la matière peut posséder la sensibilité, même si l’on admet notre
ignorance quant à l’essence de la matière. Et l’utilisation de l’ouvrage
de Willis est un autre élément commun. Ainsi, même si le context dans
lequel ils s’inscrivent est tout autre, on ne doit pas, me semble-t-il, igno
rer ces mortalistes dans l’histoire des explications matérialistes du fonc
tionnement de l’être humain.
Ann T ho m so n
Université de Paris III
Olivier Bloch est de ceux qui, dans ces trente dernières années, ont
le plus enrichi notre connaissance de la «tradition libertine» classique,
telle qu’elle se perpétue dans la seconde moitié du XVIIe siècle et
irrigue encore la pensée du siècle suivant. L’œuvre que nous présentons
ici, La Foy dévoilée p a r la raison (1681)1, s’inscrit aux antipodes de
cette tradition libertine. Héritière, ou apparentée plutôt à un libertinisme
«première manière», c ’est-à-dire «spirituel», cette œuvre ne fut pas
moins jugée pernicieuse à son époque, certains motifs théologiques et
philosophiques semblant ne pas avoir été étrangers à sa «persécution».
Se pourrait-il que ce libertinisme-là ait, lui aussi, joué un rôle dans la
préhistoire des Lumières? C’est ce que le livre singulier de Parisot ne
laisse pas immédiatement transparaître, avouons-le, mais ce qu’il invite
cependant à considérer.
2 C ’est à Dieu que, dans sa dédicace Soli D eo H o n o r & G loria, Parisot restitue
« l ’Honneur et la Gloire qui luy appartient de toutes (s)es pensées sur les veritez
contenues dans l ’Evangile de J e s u s - C h r is t selon Saint Iean, qui se recite à l ’Autel »
(voir de m êm e p. 19). La F oy dévoilée est à l ’évidence l ’œuvre d ’un visionnaire:
esprit prophétique étanche au doute («quand on sçait la vérité...»: Préface, p. [xi],
etc.), convaincu de détenir une vérité capitale et d ’avoir m ission de la divulguer au
genre humain. B ien qu’il se défende de vouloir établir une religion nouvelle (p. 215
[291]), Parisot n ’hésite pas à qualifier son ouvrage de «Fondateur» (p. 233 [309])
et à établir un «C atéchism e de la Foy dévoilée par la R aison» qu’il présente sous la
forme traditionnelle de questions et de réponses (p. 213 sq. [289 jç .]). En digne
évangéliste, il entend aussi conférer une dim ension morale - encyclopédique même
- à son ouvrage (Préface, p. [v-vi]; cf. p. 18-58). C es traits pathologiques de la psy
ch ologie de Parisot ne doivent cependant pas occulter la cohérence de son propos,
ses résonances historiques non plus que son intérêt du point de vue de l ’histoire des
idées philosophiques et religieuses au XVII' siècle.
3 Voir en particulier la Préface, p. [ v i - v ii ] sq. Plus loin (p. 232 sq. [308 5^.]), Parisot
se justifiera encore de n’avoir cité aucune autorité car il ne se connaissait aucun pré
décesseur. Ce trait doit cependant être rapporté au joachim ism e de l ’auteur autant
qu ’à sa psychologie individuelle - soit, au privilège que, dans cette tradition spiri-
tualiste, l ’on confère au principe d ’une connaissance immédiate de Dieu (cf. H. de
Lubac, L a P ostérité spirituelle de Joachim de F lore, Paris: Lethielleux, et Namur:
Culture et Vérité, 2 vol., 1 9 8 1 ,1, p. 60, 220, 223, etc.). D ’où ces longues tirades de
Parisot contre l ’érudition (p. 106-107, etc.), les É coles, les Docteurs et leurs vaines
doctrines (cf. Préface, p. [x iv -x v ]), l ’éloquence (p. 112 sq.), les livres, «m échantes
copies de la Nature» qui en détournent, inspirés qu’ils sont généralement par les
passions (p. 35, cf. p. 20-37) et les bibliothèques définies com me « le s Mers des
Erreurs; & les A bysm es de la Vérité» (p. 22, 23). Assurément, «L a source des
scien ces est dans la Nature, & non pas dans les L ivres» (p. 34). Selon Parisot, «la
Vérité se trouve toûjours en peu de Paroles » (p. 188 [264]) ; « on parle peu quand on
n ’a que la Vérité à dire» (p. 113, marquée «311 »); il est «presque inutile d ’étudier
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 429
dans les Livres pour devenir sçavans, quand on sçait des choses aussi surprenantes
qu’admirables, & qu’on en a la connoissance par les Principes de la Nature » (p. 23).
4 Ibid., Préface, p. [xi] et [xn]. Ce livre « si court, & d ’un stile si laconique»
(p. [x x iv ]) couvre tout de m êm e près de 400 pages.
5 Ibid., p. 104-105 [180-181].
6 Ibid., p. 164 [240].
7 Ibid., Préface, p. [9-10].
8 Voir en particulier ibid.. Préface.
9 Ibid., Préface, p. [xvn]; p. 216-217 [292-293], etc. Nous expliciterons plus bas le
sens de ce dévoilem ent.
10 Ibid., Préface, p. [xvm -xix].
11 P. Alphandéry, « L e procès de Simon M orin», R evue d ’H istoire M oderne et
C ontem poraine, I (1899-1900), p. 475-490.
430 A L A IN M O T H U
rare ni cher, 6 à 9 livres». Voir déjà G.F. de Bure, B ibliographie instructive. Théo
logie, Paris, 1763, n° 851, p. 489: «M auvais Livre & fort impie, dont les exem
plaires furent supprimés, sans cependant avoir pû acquérir jusqu’à présent quelque
valeur considérable dans le C om m erce». Brunet (M a n u el, 5' éd., 1860-1865, IV,
p. 375), l ’estimera entre 4 et 6 francs. N ous avons plusieurs fois rencontré La F oy
dévoilée dans les catalogues de ventes de bibliothèques privées. La légende initiée
par Sallengre sera pourtant reprise par divers bibliographes, par exem ple G. Peignot
(D ictionnaire critique, littéraire et b ibliographique des prin cip a u x L ivres condam
nés a u fe u , supprim és ou censuré, Paris, A. A. Renouard, 1806, t. II, p. 26: « C e livre
a été supprimé avec soin; aussi est-il rare. Il a été vendu 15 livres sterlings chez M.
Paris à Londres, en 1791 [...]». Voir de m êm e le B ulletin du bibliophile de juillet
1841, n° 15, p. 842).
23 N R L, oct. 1685, p. 1139 (il s ’agit d ’apporter un «Supplém ent aux N ouvelles du
m ois passé [...] touchant les livres que l’on s ’étonne qui ne soient pas défendus en
France»). B ayle tient son information d ’un correspondant parisien, qui lui com mu
nique simultanément le placet de Parisot évoqué ci-après.
24 J o u rn a l d e s sçavans, n° 25 du 7 septembre 1682, p. 302.
25 Voir le ms. Clairambault 788 de la B.N.F. : R ecueil des nom s e t qualitez d es officiers
de la C ham bre des com ptes de Paris, tirés des registres p a r H onoré Caille, sr de
Fourny, auditeur, fol. 144 (année 1653): « Jean Patrocle Parisot, institué maistre des
Com ptes au lieu de Robert Miron par lettres du dernier juin 1653. Fit serment le
dernier juillet»; fol. 126 (année 1682): «C ristofe Olier, s. de Besseau, institué
maistre des Comptes au lieu de Patrocle Parisot par lettres du... Fit serment le 13
janvier 1682». Cependant, dans son placet de 1685 (cf. la note ci-dessous), Parisot
signe toujours en qualité de « Conseiller du Roi en ses Conseils, Maître ordinaire en
sa chambre des C om ptes». Quant à B ayle, il précise: «L e succès de ce P lacet n ’a
point répondu aux esperances de l ’Auteur, car il luy est venu un ordre d ’enhaut, qui
l ’a ob ligé de se défaire d ’une belle Charge» (N R L, oct. 1685, p. 1145). À notre avis,
Parisot a abusé de ses droits légitim es en se prétendant toujours magistrat, et Bayle
s ’est laissé abuser, croyant que la sanction était consécutive au P lacet (autre hypo
thèse: Parisot a été remplacé mais la charge lui a été conservée jusqu’en 1685).
434 A L A IN M O T H U
26 «[...] Nous promettons aux Docteurs de leur donner un Inventaire des choses qui leur
manquent pour être savans, en attendant que j ’aie la permission de faire imprimer un
second Livre qui est la suite du prémier [...]». L’intitulé complet de ce placet que nous
citerons dorénavant: P lacet, en renvoyant à l ’édition donnée par Sallengre dans ses
M ém o ires de littérature (op. cit., p. 186-194; cette dernière citation: p. 190), est:
« P laise a N osseigneurs les Archevêques & Evêques du Clergé de France assemblés
à St. Germain en Laye en 1685, avoir pour recommandé en justice le bon droit de
M essire Jean Patrocle Parisot, Conseiller du Roi en ses C onseils, Maître ordinaire en
sa chambre des Comptes, contre les ignorans soi-disans savans.» Parisot exige qu’on
lui rende la justice qui lui est due et exhorte les prélats « d ’avertir le Roi de tous ces
desordres, afin qu’il ordonne aux Docteurs d’étudier les prémiers Principes de la
Nature pour enseigner les véritez de la Religion de Jésus-Christ par la Raison».
27 Ms. 33 : « Placet de Mre Jean Patrocle Parisot, auteur du livre de la Foy d evoilée par
la raison, à M essieurs de l ’assem blée du clergé de france. 1685» (23 pages, 164 x
102 ).
28 Dans Œ uvres diverses, La Haye, P. Husson, etc., t. II, 1727, p. 762. Nous remercions
M. Hubert Bost pour cette référence et celle qui figure dans les E ntretiens su r la
c abale ch im érique parus à la m êm e époque (Œ uvres diverses, p. 701), où B ayle rap
porte un «com plim ent» que le «visionnaire Parisot» adressait à ceux qui lui propo
saient des objections: « C 'e st ra iso n n e r en B ourgeois, leur disoit-il, & vous n ’êtes
que des Suisses de la F oi» (scil. hom m es qui raisonnent sans élévation, qui croient
grossièrem ent ou paresseusement).
29 G. Peignot, D ictionnaire critique, littéraire et bibliographique des prin cip a u x Livres
condam nés au feu , supprim és ou censurés, Paris, A.A. Renouard, 1806, II, p. 26.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 435
30 Voir par exem ple Peignot, Ibid. : le livre est « rempli d ’impiétés révoltantes ; l ’auteur
y attaque D ieu, la religion, ses m ystères et tout ce qu’il y a de plus respectable aux
yeux de tous les homm es. On connaît peu d ’ouvrages aussi licencieux». D e même
L.M. Chaudon, P.J. Grosley, F. M oysant, N ouveau dictionnaire historique portatif,
ou H isto ire a brégée de tous les hom m es qui se so n t f a it un N om , etc., Amsterdam,
Rey, 1766, rééd. 1770, t. III, p. 436: «Parisot [...] Auteur im pie [...] connu seulement
par un mauvais ouvrage rempli d ’im piétés [...]. La R eligion & ses M ystères, Dieu &
sa nature y sont égalem ent attaqués [...] le Livre est si mauvais en lui-m êm e qu’il
n’est recherché que par ceux qui trouvent bon tout ce qui est licencieux»; etc.
31 La réglementation récemment m ise en place par Colbert prévoyait que toute publi
cation de plus de deux feuilles d ’impression soit préalablement soum ise à l’appro
bation d ’un censeur et fasse l’objet d ’une permission scellée, enregistrée à la
Chambre syndicale de la librairie de Paris.
32 Voir en particulier La F oy dévoilée, p. 252-258 [328-334], où Parisot explique que la
prophétie de Daniel concernant la monarchie étem elle et spirituelle du Christ - la
cinquièm e monarchie, qui a fait l’objet de tant de spéculation millénaristes - «tom be
probablement sur L ouis l e G r a n d » , dont la monarchie temporelle ne constitue alors
que la face visible. « C e Grand Monarque se trouve enfermé dans la Prophétie de la
Cinquième Monarchie Spirituelle & Etem elle de J e s u s - C h r is t » , aussi est-il de son
devoir de faire dominer le Christ «aussi bien par la Raison que par la Foy, &
d ’étendre les limites de la Monarchie Spirituelle, en étendant celle d’un Royaume
Temporel, qui en est le Premier & Principal appuy » (p. 256-257 [332-333]).
33 Lettre préliminaire « Au R o y » , [p. 3].
436 A L A IN M O T H U
34 La F oy d évoilée, p. 20; B ayle, N R L, oct. 1685, p. 1146 (Bayle n’a pas lu l ’ouvrage,
il n’en détient qu’un extrait).
35 La F oy dévoilée, p. 90 (marquée « 7 0 » ),
36 On sait qu’après la mort de Turenne ( 1675) et plus encore après la paix de Nim ègue
(février-juin 1679), la politique royale s ’était considérablem ent durcie à l ’égard des
protestants. Les persécutions administratives se multiplient et on les exclut peu à
peu, entre autres, des offices seigneuriaux ou royaux. Rappelons que l ’année où
paraît La Foy dévoilée est aussi celle de la première dragonnade (mars).
37 Voir p. 260-274 [336-350] à propos du sacrement de l ’Eucharistie, qui « n ’est pas
une représentation», sur l ’autorité des conciles, du pape et de la hiérarchie e cclé
siastique, sur « le s erreurs des Heretiques de ces derniers T em s», la nécessité des
im ages, etc.
38 On ne doit pas pour autant mettre nécessairem ent en avant des motifs de prudence.
Parisot tient à s ’afficher catholique pour des raisons de stratégie politique: le pape,
dont on attend la protection, est effectivem ent, de par son autorité, le plus à même
de favoriser la Concorde universelle par l ’adoption des principes de l ’auteur: c ’est
pourquoi il doit être « le Premier de ceux qui connoîtront Dieu par la R aison » (cf.
l’adresse au Saint-Père p. 277 sq [353 sq.\). Notons que le patronyme assez commun
de «P arisot» ou «P arizot» se retrouve à l ’époque aussi bien chez des catholiques
que chez des réformés.
39 Voir en particulier les exégèses (chim iques) de Jean 1.1 -14 (p. 1-16) et de la G enèse
(p. 133-150 [209-226]), celle de Daniel 10-12 (p. 252-258 [328-334]). Aucune auto
rité ecclésiastique n’est citée ou alléguée dans La F oy dévoilée. À propos de l’indi
gence des Pères et des Docteurs de l ’Église en matière de religion, voir infra, note
79.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 437
48 «Il faut qu’il [Dieu] soit com m e l ’A m e de l ’Univers, & que cette Ame subsiste en
Trois Personnes, Pere, Fils & Saint-Esprit, qui ont rapport aux Trois Principes de la
Nature, qui sont le Sel, le Mercure, & le Soufre, qui comprend tout ce qui est au
M onde» (La F oy dévoilée, p. 80). Voir de m êm e p. 119 (l’Esprit de Dieu est
«com m e l ’A m e de l ’U n ivers») et p. 191-192 [267-268] (« la Sainte Trinité de Per
sonnes, qui est com m e l ’Am e de l ’U nivers»).
49 Ib id ., p. 106 [182].
50 Ibid., p. 11 et p. 126 [202], Voir aussi p. 79 (« D ieu est par tout»), p. 150 [226]
( « l ’Esprit de Dieu, qui est dans toutes choses [...] creées»), etc.
51 La nature est la règle de toutes choses, rien ne peut avoir de goût, dans l ’ordre esthé
tique ou moral, s ’il n ’est conçu sur son m odèle: voir La Foy dévoilée, p. 105, 116-
118. Ailleurs (p. 181-189 [257-265]), Parisot laisse librement s ’épancher le vieux
phantasme naturaliste (stoïcien, alchim iste) qui le hante: il nous décrit le m ouve
ment circulaire permanent qui anime, pour le plus grand plaisir de ses organes m ul
tiples, ce gigantesque animal qu’est la Nature, dont la respiration est rythmée par le
flux et le reflux régulier de ses mers, etc.
52 La question des miracles est abordée aux p. 235-247 [311-324]: l ’auteur y dénonce
la facticité miraculeuse de beaucoup de «prodiges» en fait naturels, dénonce la
vanité de l ’argument apologétique qu’on en veut tirer - puisque toutes les religions
se prévalent de prodiges qu’elles font passer pour miracles (l’Antéchrist agira de
m êm e) - , enfin il affirme la quasi-extinction des vrais miracles : ceux-ci ne visaient
qu ’à convaincre, par le passé, « le s esprits des Sim ples», les «Peuples grossiers de
ce tem s-là», Dieu se faisant aujourd’hui mieux connaître «par l ’Ordre de la
Nature». À la p. 228 [304]), Parisot soutient positivement que Dieu se servit des
miracles pour établir la religion «& après il n’en a plus fait». À partir de ces
remarques, Albert M onod jugeait que Parisot «m éprise fort les m iracles» (D e P a s
cal à C hateaubriand. Les d éfenseurs fra n ç a is du christianism e de 1670 à 1802,
Paris, Alcan, 1916, p. 188). On peut difficilem ent ne pas lui donner raison - contre
G. Delassault, par exem ple, qui de façon surprenante plaçait notre auteur au m êm e
rang que Silhon, Garasse ou Mauduit parmi les apologistes s ’appuyant sur des
preuves de fait (Le M aistre de S acy e t son tem ps, Paris, Nizet, 1957, p. 180, 181,
186).
53 « C e qui em pêche de comprendre la Sainte Ecriture par la raison, c ’est que l ’on n ’a
pas entendu la Physique qui y regne par des Paraboles de la Nature ; ainsi la connois-
sance de la Physique est nécessaire pour comprendre ce que c ’est que Dieu, la
440 A L A IN M O T H U
Nature, & la Religion, & c.» (P la c e t, p. 194). «L a plûpart des choses que Notre S ei
gneur y enseigne sont p h ysiqu es» (p. 190). L’idée revient com m e un leitm otiv dans
l ’ensem ble du P la cet, mais elle est déjà très nette dans le L a F oy dévo ilée: l ’expli
cation de l ’Évangile de Jean (1 .1 -1 4 ), que Parisot met en exergue au début de son
ouvrage montre «qu e le Systèm e de la Nature y est aussi bien exposé que celuy de
la R eligion » (p. 17-18; voir p. 1-16). La G enèse quant à elle renferme toute la cos
m ologie paracelsienne de Parisot (p. 133-150 [209-226]). Dans le même sens, ses
M ystères sont assim ilés à des « L o ix » (Préface, p. [xxn]).
54 Le sel, parce qu’il « est le sujet de la génération » et parce que rien ne peut être pro
duit sans lui, est l ’analogue de D ieu le Père. Le mercure, qui est « l ’Origine de la
Nature visib le» est analogue au F ils qui « a pris Chair Humaine, pour se rendre
V isib le». Le soufre, enfin, «liqueur oleagineuse, douce & insinuante, qui a cette
propriété de conjoindre les deux autres Principes en Unité de N ature», est comparé
au Saint Esprit, qui «unit les deux autres Personnes en Unité de Nature D ivin e»
(voir L a F o y dévoilée, p. 16).
55 Paracelse n ’a jam ais assim ilé ses trois principes à la Trinité, cependant sa chim ie
spagyrique ressortissait sans nul doute d ’une inspiration théologique. Pour le reste,
on notera que le paracelsism e fut condam né en 1578 par la Faculté de T héologie de
Paris pour avoir soutenu, entre autres, que « Deus non fuit creator, sed tantum sepa-
rator rerum omnium », et parce que « M ysterium magnum Paracelsi increatum, quod
est aliquando Limbum magnum vocat, est materia prima ex qua sal, sulphur, argen-
tum vivum : omnium rerum principia non creata, sed separata fuisse dicit [...]» (cita
tions empruntées à D. Kahn, «C inquante-neuf thèses de Paracelse censurées par la
Faculté de théologie de Paris, le 9 octobre 1578 », dans D ocum ents oubliés s u r l ’a l
chim ie, la K abbale et G uillaum e P ostel. M élanges offerts à F rançois Secret, Paris,
Droz, à paraître). Rappelons aussi que la Sorbonne, puis Mersenne dans ses Q ues
tions théologiques (1634), ont reproché au paracelsien Henri Kunrath des im piétés
analogues à celles de Parisot (cf. M ersenne, éd. Paris, Fayard, «C orpus», 1985,
p. 315-319: Question 28). A ux X V Ie et XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui, à
l ’instar d ’André D u Breil, reprochent aux paracelsiens et alchimistes d ’avoir « o sé
nier Dieu & sa puissance, attribuant plus de vertu aux creatures, qu’au Createur»
(La P olice de l'a r t et science d e m e d ec in e, Paris, 1580, p. 36).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 441
72 La foi désigne ce qui a été établi « par les R évélations, les Instructions, & les Paroles
de J e s u s - C h r is t » (La F oy d évoilée, p. 193 [269]); «cette grande route batüe par
tant de de célébrés & Saints Auteurs qui ont suivy les Prophetes, les Apôtres, les
E vangelistes, & les Peres de l ’Eglise Chrétienne» (Préface, p. [n]). On trouve une
définition plus augustinienne, mais isolée, à la p. 88 (voir infra).
73 L a F oy dévoilée, p. 199-200 [275-276]. Voir aussi le passage cité ci-dessous.
74 Ibid., p. 194 [270]. Voir p. 217-218 [293-294]: la raison contient les «m êm es Veri-
tez » que la foi et toutes deux « conduisent à une m êm e Fin, qui est la Connoissance
du Vray Dieu ».
75 Ib id ., « Au Roy », [p. 2].
76 Ibid., p. 201-203 [277-279]. La foi n’est au-dessus que de notre «m échant Raison
nem ent» (p. 99-100).
77 Ibid., p. 192-193 [268-269]. Ailleurs, dans son « Catéchisme de la Foy devoilée par la
R aison», Parisot demande si la raison est «m eilleure» que la foi et répond qu’un phi
losophe chrétien «preferera toûjours la Raison à la F oy»; «Croire la Venté est parler
en Chrétien, & prouver la venté, c ’est parler en Philosophe Chrétien» (p. 216 [292]).
78 Ibid., p. 205-206 [281-282].
79 Ibid., y. 194 [270]. D e m êm e p. 195 [272]: Dieu souhaita «n ou s donner de l ’Occu-
pation par nos Travaux, pour découvrir toutes ces m erveilles».
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 445
80 Ibid., p. 198-199 [274-275]. Voir aussi p. 95-99 et p. 204 [280] sur les efforts pré
maturés des Pères de l ’Église et autres «A m is de D ieu » qui, peu éclairés, tâchèrent
autrefois de démontrer la religion par la raison. Cette cécité rationnelle est signalée
à plusieurs autres endroits: p. 106, 146 [222], 148 [225], 232 sq. [308 sq.], etc. En
réalité, com m e nous le verrons plus bas, Parisot doute fortement que les Pères soient
parvenus à garantir l ’authenticité du christianisme. À ses yeux, leurs efforts ont seu
lement montré que Dieu ne souhaitait pas que nous croyons « e n bête», mais avec le
concours de la raison (p. 97-98).
81 «L a foi est bonne pour les Chrétiens, [...], la Raison est pour tout le M onde» (« A u
R o y » [p. 2]). Voir de m êm e la lettre au Saint Père, in fin e , p. 279-280.[355-356]: « la
Foy étant pour les Chrétiens, & la Raison pour tout le M onde...». Les adresses au roi
et au pape sont pleinement conformes à l ’objectif authentiquement joachim ite
d’«unir tout le M onde dans une seule & m êm e croyance» (p. 280 [356]) - autre
ment dit d ’accélérer la réalisation de la concorde universelle.
82 La Résurrection s ’explique par l ’immortalité des trois principes spagyriques -
l ’autre monde devant être «encore com posé des m êmes Principes» (La F oy d évo i
lée, p. 159-162 [235-238]). Le baptême quant à lui prend toute sa valeur religieuse
quand on considère qu’il « est conféré par les Trois Principes Sel, Eau, & Huile, qui
ont rapport aux trois Principes de la Nature, & de la Sainte Trinité» (p. 214 [290];
cf. de m êm e p. 14 et surtout p. 69-72).
*’ Le vrai chrétien « songe au salut de tout le M onde » (La F oy dévoilée, p. 218 [294]).
Il aurait été inutile d ’expliquer les mystères de la foi par la raison si on voulait ne
s ’adresser qu’à des chrétiens, mais Parisot s ’est «proposé de parler à toutes les
R eligions de la Terre» (p. 234 [310]), de «m anifester la Vérité par toute la Terre»
(p. 104).
446 A L A IN M O T H U
84 Voir Ibid., p. 200 [276], Les trois âges ne sont « pas des Caprices de la Fortune, mais
des Circulations de la Nature, qui suivent l ’Ordre des Decrets de D ieu » (p. 204
[280]).
85 P lacet, p. 189.
86 La F oy dévoilée, p. 233 [309]; p. 217 [293]; p. 224-225 [300-301].
87 Ibid., p. 227 [303] et p. 221 [297]. Voir p. 226-227 [302-303] sur le caractère a p o s
teriori de la connaissance physique de D ieu, et dans le m ême sens p. 62 : « il faut que
la Raison s ’accorde avec la Foy, & non pas la Foy avec la Raison, parce que les
paroles de I e s u s - C h r i s t sont tres-veritables, & que nos raisons pourraient être
fausses.»
88 Ibid., p. 9 3 -94 (cf. p. 92-94). Voir de même p. 101-102: «quant aux bonnes Mœurs,
aux M iracles & aux Martirs, ils servent bien à établir les R eligions [...] [mais] point
à distinguer la Veritable d ’avec les fausses.» L’argument par l’excellence de la
m orale chrétienne était déjà récusé p. 83-85. Nous avons évoqué plus haut la ques
tion des miracles (note 51) et l ’indigence rationaliste des Pères de l ’Église (note 79).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 447
RATIONALISME ET SPIRITUALISME
89 Ibid., p. 81 sq. B ayle relèvera cette proposition marquante (NRL, oct. 1685, p. 1146-
1147).
90 Voir par exem ple L a F oy dévoilée, p. 95, ou encore la lettre au pape in fin e , p. 279
[355],
91 Ibid., p. 88
92 Respectivem ent: ibid., p. 100-101 ; p. 99; P lacet, p. 193.
448 A L A IN M O T H U
93 Voir La F oy dévoilée, p. 203 [279], l ’exploitation qui est faite de la parabole des
sem ailles [Matthieu 13.3 sq. ; Marc 4.3 sq. ; Luc 8.5 sq.]: la parole du Christ a
d ’abord été en grain lors de l ’établissem ent de la religion chrétienne, elle a germé à
l ’âge de la foi et est en épi à l’âge «d e PExperience, & de la R aison». La m êm e
métaphore revient dans le P lacet, p. 193 (§ 1 5 et 17).
94 Com m e l ’écrivait Pierre Chaunu en rendant com pte du maître-ouvrage de Leszek
K olakow ski, «L es fanatiques de l ’Apocalypse, les hom m es de la lumière intérieure,
de l ’attestation du Saint-Esprit confondu ou non avec l’évidence rationnelle, sont de
tous les âges du christianism e» («D eu xièm e ou troisièm e R éform e? Le XVIIe
siècle des hétérodoxes, Annales, XXV, nov.-déc. 1970, p. 1574-1590). Voir à ce pro
pos les judicieuses remarques de L. K olakowski, C hrétiens sa n s É glise [Varsovie,
1965, tr. fr. 1969], Paris, Gallimard, 1987, p. 17 et passinr, et de O. Lutaud dans
«Entre rationalisme et millénarism e au cours de la Révolution d’Angleterre», dans
H érésies e t sociétés, p. 343 sq., spécialem ent p. 358-59 et 361-62.
95 B ibela u to rita t und G eist d e r M oderne... [1980], trad. angl. : The A u th o rity o f the
B ible a n d the R ise o f the M o d e m W orld, London, SCM Press, 1984, spéc. p. 21 sq.
96 O. Lutaud, art. cit., p. 369 : « l’identification entre Saint-Esprit et raison a en partie
sa source dans Calvin et le protestantism e».
97 Voir R. Vaneigem, Le M o u vem en t du L ibre E sprit, Paris, Ramsay, 1986, p. 199
(citant Luther, A n die C hristen zu A ntw erp en , citant lui-m êm e Éloi). À la même
époque, Luther écrit à Spalatin: « J ’ai ici une nouvelle espèce de prophètes venus
d ’Anvers, qui affirment que le Saint-Esprit n’est rien d ’autre que l ’intelligence et la
raison naturelle. Avec quelle fureur Satan se déchaîne partout contre la Parole !»
(Vaneigem , ibid., p. 199. Cf. p. 196-214 sur les « lo ïste s» d ’Anvers).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 449
van Spinoza, Rotterdam, 1990) et d ’A. Fix (P rophecy a n d reason. The D utch colle-
giants in the ea rly E nlightenm ent, Princeton, 1991) présentent des vues remar
quables sur l ’évolution vers le rationalisme de nombreux « illum inistes » hollandais.
105 D e P a sca l à C hateaubriand, op. cit., p. 187. M onod remarque les tendances déter
m inistes de Parisot, « le cartésianisme radical qui lui fait assigner aux passions une
cause toute physique: l ’acide ferment du chyle influe sur les cinq sens et se les
asservit. N os tempéraments venant de l ’hérédité et des astres, nous ne som m es pas
responsables du fond de notre caractère, aussi cessons de disputer sur les grâces de
Dieu. Il m éprise fort les miracles. U tiles jadis pour établir la religion parmi les petits
esprits, ils ne sont plus aujourd’hui nécessaires. «D ieu se fait en quelque façon
m ieux connaître par l ’ordre de la nature» (p. 188, citant La F oy dévoilée, p. 238
[314]).
106 Voir à propos des principes cartésiens La F oy dévoilée, p. 135 sq. (« L es Principes
de D es Cartes sont fau x», lit-on encore dans le P lacet, p. 192), et par ailleurs Pré
face, p. x x (« la Connoissance de la Nature est fondée sur la Philosophie R ésolutive,
qui contitüe la R aison »), La philosophie «résolu tive» désigne évidem m ent la chi
m ie, qui décom pose ou résout les corps en ses divers éléments.
107 Et universaliste, car « la raison est pour tout le m onde»...
108 Ch. Hill, P uritanism a n d R évolution, Londres, 1958; The W orld Turned U pside
D ow n (1972, op. cit.)-, O. Lutaud, «R ationalism e et millénarisme en A ngleterre»,
art. cit., et L es D eu x R évolutions d ’A ngleterre, Paris, Aubier, 1978, auquel on ren
verra pour sa documentation traduite et sa bibliographie.
452 A L A IN M O T H U
fut décisif pour l’Europe entière. Cela ne doit pas nous dissuader de
rechercher des pistes illuministes endogènes ayant favorisé souterraine-
ment l’éclosion des Lumières françaises. A plusieurs égards, la piste
joachim ite paraît prometteuse. Après tout, le blasphème des trois
imposteurs et le Traité des trois imposteurs lui-même, dans une version
très répandue au XVIIP siècle, fut attribué à un grande figure messia
nique, objet de beaucoup de prophéties joachimites au XIIIe siècle:
l’Empereur Frédéric II'09. Admettons enfin que la prétention (on n’ose
dire: la prophétie) la plus sensationnelle et la plus «éclairée» du dit
Traité: libérer chez tous les hommes la lumière rationnelle étouffée par
les préjugés religieux, évoque davantage la pensée de notre obscur et un
peu ridicule Parisot, que celle des tenants de la sagesse libertine clas
sique.
Alain M othu
Université de Sorbonne-Paris IV,
UMR 8599
109 Voir N. Cohn, The P ursuit o f the M illenium , Londres, Secker et Warburg, 1957,
chap. V (tr. fr. : L es F anatiques de l ’A pocalypse, Paris, Julliard, 1962, p. 101 sq.).
DU BETOVERDE WEERELD
AU MONDE ENCHANTÉ.
TRACES DE BEKKER
DANS LES PREMIÈRES LUMIÈRES
FRANÇAISES
les hommes & le Diable, peut faire révéler les choses cachées, prédire
celles qui sont à venir, & produire des éfets qui surpassent les forces de
la N ature».23 De nouveau, ses recherches bibliques mènent Bekker à la
conclusion «que les Magiciens ou Enchanteurs ont été de fort
méchantes gens, dont la doctrine & les moeurs étoient très corrompues ;
mais ils ne fournissent aucun argument vraisemblable, pour soutenir
que ces gens-la ont eu une communication particulière avec le
Diable»24. Enfin, le quatrième livre traite d’histoires plus récentes,
parce que Bekker veut «examiner ce que l’Expérience nous fait éfecti-
vement cônoître»25. Il raconte toutes sortes d’histoires, dans lesquelles
il est question d ’apparitions26, de possédés27, d ’oiseaux parlants, d’en
chantements28, des Ursulines de Loudun29, de femmes blanches30, de la
sortie des enfants de Hamelen3', des diables de Maçon et de Tedworth32,
du phantôme d ’Annenberg33, et cetera. Et il y découvre sans peine des
impostures manifestes.
Les premiers critiques néerlandais de Bekker dirigent leur attention
avant tout sur la procédure exégétique employée dans Le M onde
enchanté?* Celle-ci s’organisait autour du principe herméneutique de
Yaccom m odatio. Ainsi, Le Monde enchanté s’inscrit dans une tradition
calviniste parfaitement orthodoxe, puisque Calvin lui aussi l’avait invo
qué souvent en cherchant à expliquer des textes bibliques difficiles à
comprendre35 Ce principe dit, au fond, qu’il faut concevoir la Bible
comme une acte d ’accommodation de la part de Dieu, dont la Parole est
nécessairement adaptée aux capacités limitées de son public, c ’est-à-
dire l’homme. Vu que les premières personnes à recevoir le message
De plus, le Christ lui-même souvent fut «juif avec les juifs»38, et par
conséquent, la première règle à suivre dans l’étude de la Bible, est «que
l’Écriture parle toujours selon la vérité & à la gloire de Dieu, quoi
qu’elle employe quelquefois des paroles figurées...»39
La critique des premiers lecteurs de Bekker portait essentiellement
sur la question de savoir quand la reconstruction exégétique des buts
divins, nécessitée par l’accommodation originelle, devait s’arrêter. Le
voetien radical Jacob Koelman reproche à Bekker d’être devenu un
«spinoziste» et renvoie, à cet effet, à la façon dont Spinoza s’était éga
lement servi du principe de l’accommodation. Puisqu’à l’époque per
sonne ne semble avoir mis en doute l’athéisme de Spinoza, et par consé
quent le manque de sincérité de son exégèse scripturaire, cette
association devait être extrêmement dangereuse40.
En Allemagne, la critique luthérienne est à peu près identique à celle
des théologiens néerlandais. En effet, c’est précisément la véhémence
de la polémique provoquée par la parution en 1694 de la Bezauberte
Welt qui témoigne de son importance. Pendant tout le XVIIIe siècle, elle
continue à susciter des répliques souvent violentes. Bekker est à nou
veau associé à l ’athéisme de Spinoza. On le compare aussi avec
Hobbes, quoiqu’il trouve aussi des admirateurs. Thomasius le cite dans
son D e crimine m agiae (1701), le jeune Lessing en 1755 travaille à une
traduction, et une traduction complètement nouvelle par Jacob Salomo
Semmler paraît en trois volumes en 1781-178241.
En ce qui concerne l’influence que Bekker a exercé en France, il faut
mentionner tout d ’abord Voltaire, qui semble l’avoir beaucoup estimé.
Dans les Questions sur l ’Encyclopédie il écrit : « Ce Baltazar Béker, très
bon homme, grand ennemi de l’enfer étemel & du diable, & encor plus
de la précision, fit beaucoup de bruit en son tems par son gros livre du
M onde enchanté .»42 Mais malgré son intérêt pour le ministre hollandais,
et malgré sa comparaison de Bekker avec Bayle - qu’il admirait pro
fondément43 - , Voltaire le trouvait également assommant :
Il y a grande apparence qu’on ne le condamna que par le dépit d’avoir
perdu son tems à le lire. Et je suis persuadé que si le diable lui même
avait été forcé de lire le M onde enchanté de Béker, il n’aurait jamais pû
lui pardonner de l’avoir si prodigieusement ennuié44.
Pourtant, à en croire M.S. Libby, Bekker était l’un des rationalistes les
plus importants du XVIIe siècle «to whom Voltaire could go for ideas»:
The sweeping denunciations of belief in astrology, alchemy, magic
cures and similar things were commonplaces of the eighteenth century,
commonplaces achieved for the men at that time by the Bayles, Fonte-
nelles, Bekkers, Van Dales of the late seventeenth century, all men who
had become imbued with Cartesian rationalism45.
41 Voir notre introduction sur Balthasar Bekker, D ie bezauberte W elt (1693). Stuttgart-
Bad Canstatt 1997 (paru chez Fromm ann-Holzboog, dans la série, éditée par
W infried Schrôder, F reid en ker d e r europâischen A ufklarung). Dernièrement, des
historiens allemands semblent l ’avoir découvert eux aussi : H einz Dieter Kittsteiner,
« Spee - Thom asius - Bekker: «C autio crim inalis» und « prinzipielles Argum ent»»,
dans Doris Brockmann, Peter Eicher (éd.), D ie p o litische Theologie F riedrich von
Spees, M ünchen 1992, p. 191-218; Martin Pott, «Aufklarung und Hexenglaube.
Philosophische Ansatze zur Uberwindung der Teufelspakttheorie in der deutschen
Friihaufldârung», dans Sônke Lorenz, Dieter R. Bauer (éd.), D a s E nde der H exen-
verfolgung, Stuttgart 1995, p. 183-202.
42 [Voltaire] Q uestions su r l ’E ncyclopédie, 9 vol., S.l. 1770-1772, III, p. 69.
43 Haydn T. M ason, P ierre B ayle a n d Voltaire, Oxford 1963.
44 [Voltaire] Q uestion su r l ’E n cyclopédie o.c., p. 73-74.
45 Margaret Sherwood Libby, The A ttitu d e o f Voltaire to M agic a n d the Sciences, N ew
York 1935, p. 239-240. Voir aussi Jeroom Vercruysse, Voltaire et la H ollande,
G enève 1966, p. 102 et suiv.
462 W IE P V A N B U N G E
Quoique Niceron en 1735 semble être bien informé aussi bien sur la
vie que sur les écrits de Bekker51, et que le Nouveau dictionnaire de
Chaufepié lui consacre également un article intéressant, dans lequel le
jugem ent de Bekker sur la Chute est comparé aux vues de « nos Incré
dules m odernes»52, il s’agit ici plutôt d’exceptions. Chaufepié écrit
aussi que la traduction française «est si mauvaise qu’il faut un grand
fonds de patience pour la lire; & que quelque curieuse que soit la
matière, je crois que peu de personnes lisent ou ont lu le Livre en fran-
çois».53 En 1752 David Clement signale que Le Monde enchanté «com
mence à devenir rare »54
Avec Bayle, Malebranche semble avoir été le seul grand philosophe
français qui se soit intéressé à Bekker : dans sa correspondance, il assu
rait à Berrand qu’«Il y a des esprits qui se meslent de nos affaires.
Cependant il y a des gens qui veulent expliquer cela physiquement, et
meme on a fait en Hollande [..] un livre (intitulé Le Monde enchanté, par
Bekker ministre) pour prouver qu’il n ’y a ny anges ny diables et cela par
l’ecriture sainte. Quelle extravagance»55. De pareilles critiques ont été
émises par Pierre Poiret56 et par Benjamin Binet, auteur du Traité des
50 Pierre B ayle, R éponse a u x q uestions d 'u n p rovincial, dans Œ uvres diverses, 5 vols,
La Haye 1727, III, p. 765. Comparer IV, p. 665, 669, 674, 679, et Elisabeth
Labrousse, P ierre B ayle, 2 vol., La Haye 1963-1964, II, p. 12-13.
51 P. Niceron, M ém o ires p o u r se rv ir a l'h isto ire des hom m es illustres dans la R ep u
blique des L ettres, tome X X X I, Paris 1735, p. 177-198.
52 Jaques G eorge de Chaufepié, N ouveau dictionnaire h istorique e t critique... tom e
premier, Amsterdam-La Haye 1750, p. 193-201, p. 199.
53 Ibid., p. 199.
54 David Clem ent, B ibliothèque curieuse historique et critique, ou catalogue raisonné
de livres d ifficiles à trouver, tom e troisième, Gôttingen 1752, p. 48.
55 Malebranche,Œ uvres com plètes, vol. XIX, éd. André Robinet, Paris 1978, p. 585-586.
56 Pierre Poiret, D e eruditione triplici, solida, superficiaria et fa ls a libri très, Amster
dam 1707, p. 112-114.
464 W IE P V A N B U N G E
57 Benjamin Binet, Traité historique des dieu x et des d ém ons du paganism e. A vec
quelques rem arques critiques su r le sistêm e de Mr. B ekker, D elft 1696, p. 3-4.
58 Ibid., p. 125-126.
59 Voir A lain Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e (1657-1702), Paris 1972,
p. 2 8 4-302; Gianni Paganini, «F ontenelle et la critique des oracles entre liberti-
nism e et clandestinité», dans A lain Niderst (éd.), F ontenelle. A c te s du colloque tenu
à R ouen du 6 au 10 octobre 1987, Paris 1989, p. 333-347 ; Traité de la liberté, D es
m iracles, D es o racles avec le traité L a fa u sse té des deux Testam ents, (éd.) Alain
Niderst, Paris-Oxford 1997. Sur Van Dale, l’étude fondamentale est Meindert
Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale (1638-1708): eine Streitscrift», L ias 8
(1981), p. 225-267.
60 Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e, o.c., p. 285.
D U BETOVERDE WEERELD A U MONDE ENCHANTÉ 465
61 René Pintard, L e L ibertinage érudit dans la prem ière m o itié du X V IIe siècle, 2 vol.,
Paris 1 9 4 3 ,1, p. 439. Beckher, Schediasm a, o.c.,p. 10 cite Naudé com m e l ’un des
prédécesseurs de Bekker.
62 Antoine Adam, L es L ibertins a u X V IIe siècle, Paris 1964, p. 42. Comparer les p. 46-
49 et 142-151 (Naudé). Voir en général J.S. Spink, F rench F ree-T h o u g h tfro m G a s
sen d i to Voltaire, London 1960; Richard H. Popkin, The H istory o f S cepticism fr o m
E rasm us to D escartes, Assen 1964, p. 67-112; C.J. Betts, E arly D eism in France.
F rom the so-called «déistes» o fL y o n (1564) to V oltaire’s « L ettresp h ilo so p h iq u es»
(1734), The Hague 1984 ; Perez Zagorin, Ways ofL yin g . D issim ulation, C onform ity
a n d P ersécution in E arly M o d e m E urope, Cambridge (M ass.) 1990, p. 289-330.
Pour une discusssion importante de la recherche actuelle: Silvia Berti, « A t the
Roots o f U n belief », Journal o f the H istory o f Ideas 56 (1995), p. 555-575.
M Guido Canziani e Gianni Paganini (éd.), Theophrastus redivivus, 2 vol., Firenze
1981-1982, II, p. 676-713. Signalons la remarque curieuse, au p. 687, que croire au
diable serait caractéristique pour les pays catholiques.
466 W IE P V A N B U N G E
64 Jean Meslier, Œ uvres com plètes, 3 vol., (éd.) Jean Deprun, Roland Desné, Albert
Soboul, Paris 1970-1972; L ’A m e m atérielle, (éd.) Alain Niderst, Rouen 1969; Robert
Challe, D ifficultés su r la religion proposées au père M alebranche, (éd.) Frédéric
Deloffre et Melâhat M enem encioglu, Oxford 1982. (Sur l’attribution de ce dernier
texte à Challe, voir entre autres Betts, E arly D eism in France, o.c., p. 275-286.)
65 Voir Ira O. Wade, The C landestine O rganization a n d D iffusion o f P hilosophie Ideas
in F rance fr o m 1700 to 1750, Princeton 1938 ; Olivier Bloch (éd.), Le M atérialism e
d u X V IIIe siècle et la littérature clandestine, Paris 1982; Canziani (éd.), F ilosofia e
religione nella letteratura clandestina, o.c. ; M iguel Bem'tez, L a F ace cachée des
Lum ières. R echerches s u r les m a n u scrits p h ilosophiques clandestins de l ’â g e c la s
sique, Paris-Oxford 1996. Pintard, L e L ibertinage érudit, o.c., I, p. 571 le cite seu
lement - encore une fois avec B ayle et Fontenelle - com m e l’un des «éru dits» de la
deuxièm e m oitié du siècle. Il en va de m êm e pour Jean Ehrard, L ’Idée de nature en
F rance d ans la p rem ière m oitié d u X V IIIe siècle, 2 vol., Paris 1 9 6 3 ,1, p. 29 et 31, où
le m êm e trio est à nouveau mentionné.
66 Signalons que dans les 1017 pages de François Laplanche, L ’Ecriture, le sa cré et
l ’histoire. E rudits et p o litiq u es p ro te sta n ts d eva n t la B ible en F rance au X V IIe
siècle, Amsterdam-Maarssen 1986, Bekker ne joue aucun rôle non plus.
67 Chaufepié, N ouveau d ictionnaire, o.c., p. 198-199. Comparer les passages suivants.
Il s ’agit de la façon dont des petits enfants sont corrompus par la crédulité:
« ils portoient dans les É coles les préjugés dont ils étoient déjà im bus» (Le
M onde enchanté, I, p. 360)
«T hen w e are sent out to school, where all the Youth com e equally infected
from hom e, and hear o f nothing there but Daem ons, Nymphs, G enii, Satyrs,
Fauns, Apparitions, Prophecys, Transformations and other stupendous
M iracles» (John Toland, L etters to Serena, London 1704, p. 5) ->
D U BETOVERDE WEERELD A U M O NDE ENCHANTÉ 461
« o n leur fait m ille récits de Lutins, de Fantômes & de Sorceleries [..] Lors que les
Jeunes-gens sont mis dans les E coles, ils ne lisent depuis les plus basses C lasses
jusques aux plus hautes, presque autre chose dans les Livres Grecs & les Livres
Latins, que ce qui regarde les D ém ons, & leurs éfets, de la manière que les Païens
les représentent.» (Le M onde enchanté, I, p. 364-365.)
Voir en outre V Adeisidaem on, sive Titus L iv iu s a superstitione vindicatus... (La
Haye 1709). Toland peut avoir lu la traduction anglaise, The W o rld B ew itch ’d (Lon
don 1694), qui contient seulem ent le premier livre du B etoverde W eereld. Les rela
tions de Toland avec les Pays-Bas semblent nécessiter une recherche ultérieure:
Rienk H. Vermij, «T he English D eists and the Traité», dans Silvia Berti e t al. éd,
H eterodoxy, Spinozism a n d F ree-T hought in E arly E ighteenth-C entury E urope,
Dordrecht 1996, p. 241-254.
68 Trattato d e i tre im postori. L a vita e lo spirito d e i sig n o r B enedetto de Spinoza, éd.
Silvia Berti, Torino 1994, p. 236.
468 W IE P V A N B U N G E
ture de faire ou d’empêcher pour autant qu’il lui plait, & que cependant
le Diable a aussi le pouvoir de faire même les choses les plus grandes &
les plus merveilleuses69.
75 Voir entre autres Andrew C. Fix, P rophecy a n d R eason. The D utcli C ollégiants in
the E arly E nlightenm ent, Princeton 1991; Wiep van Bunge, «L es origines et la
signification de la Traduction fra n ç a ise de la p ré ten d u e dém onstration m a th é m a
tique p ro p o sée p a r Jean B redenbourg», dans Antony M cKenna, Alain M othu éd.,
La P hilosophie clandestine à l ’âge classique, Paris-Oxford 1997, p. 49-64.
76 Voir Fix, « A ngels, D evils, and Evil Spirits in Seventeenth Century Thought : B al
thasar Bekker and the C ollégiants», o.c.
77 Voir Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale », o.c.
78 Abraham Palingh, 't A fg eru kte M om -A ansight D er Tooverye, Amsterdam 1659.
Voir Hans de Waardt, «Abraham Palingh. Ein Hollàndischer Baptist und die M acht
des T eufels», dans Hartmut Lehmann, Otto Ulbright (éd.), Vom U nfug des H exen-
p rocesses. G eg n er d e r H exenverfolgung von Johann W eyer bis F riedrich Spee,
W iesbaden 1992, p. 247-268. Pour Rieuwertz: Piet Visser, «Blasphem ous and Per-
nicious»: the R ôle o f Printers and Booksellers in the Spread o f D issident R eligious
and Philosophical Ideas in the Netherlands in the Second Half o f the Seventeenth
C entury», Q uaerendo 26 (1996), p. 303-326.
470 W IE P V A N B U N G E
On trouve précisément la même idée chez Van Dale, comme l’a constaté
Evers :
Im Z entrum se in e r U b er z e u g u n g stan d en d ie A llm a c h t und d ie A llw is -
se n h e it G o ttes. D e m T e u fe l M a ch t z u z u sp re c h e n , b e d e u te t für ih n letz t-
lic h e in e B e le id ig u n g der M ajestat G o tte s; d ie V o r ste llu n g , S atan sei
erlaub t, w a s a lle in G ott v o r b e h a lten ist, k am für ihn e in er A n ta tstu n g
d er eh r e G o tte s g le ic h . N u r Er a lle in s e i a llw is s e n d und k ô n n e in d ie
Z u k u n ft s e h e n 82.
the immediate fia t and finger of God, and the execution of divine
L aw »83. Selon une étude importante de Margaret Jacob, le mono
théisme extrême de Bekker - et de Newton, et de Bayle - aurait pourvu
le calvinisme rationaliste de l’époque d’une logique propre et y aurait
déterminé la direction à suivre84. D ’après Robin Attfield, le théisme de
Bekker impliquait sa confiance en la science nouvelle85. De toute évi
dence Bekker, comme Bayle et la grande majorité de ses contemporains,
ignorait la révolution newtonienne. Cependant le théisme bekkerien
était du moins susceptible de survivre au remplacement soudain du car
tésianisme par la physique newtonienne. N ’oublions pas qu’aux Pays
Bas - Bekker était l’un des derniers cartésiens et l’un des rares «secta
teurs» de Descartes appréciés par Voltaire.
83 Peter Harrison, «N ew tonian Science, M iracles, and the Laws o f N ature», Journal
o fth e H isto ry o f Ideas 56 (1995), p. 531 -553, p. 537. On le sait, la littérature portant
sur les élém ents protestants dans la révolution newtonienne est énorme. Pour une
guide récente: H. Floris Cohen, The S cientific R évolution. A H istoriographical
Inquiry, Chicago 1994, p. 308 et suiv. Voir ici entre beaucoup d ’autres, par exem ple
R. Hooykaas, R eligion a n d the R ise o f M o d e m Science, Edinburgh 1972, p. 98 et
suiv. ; Gary B. Deason, «R eform ationT heology and the M echanistic Conception o f
N ature», dans David C. Lindberg, Ronald L. Numbers (éd.), G od a n d N ature. H is
torical E ssays on the E ncounter b etw een C hristianity a n d Science, Berkeley 1986,
p. 167-191 ; James E. Force, « N e w to n ’s God o f D om inion: The Unity o f N ew ton’s
T heological, Scientific, and Political T hought», dans James E. Force, Richard H.
Popkin éd., E ssays on the C ontext, N ature, a n d Influence o f Isaac N e w to n 's T heo
logy, Dordrecht 1990, p. 75-102.
84 Margaret C. Jacob, «T he Crisis o f the European M ind: Hazard R evisited », dans
P hyllis Mack, Margaret C. Jacob éd., P olitics a n d Culture in E arly M o d e m E urope,
Cambridge 1987, p. 251-271.
85 Robin Attfield, «Balthasar Bekker and the D écliné o f the Witch-Craze: the Old
D em onology and the N ew Philosophy», A n n a ls o f Science 4 2 (1985), p. 383-395,
p. 394: « b e lie f in the Creator o f an ordered cosm os involves belief in its regularity,
and this im plication was w idely recognized am ong the practitioners o f early m odem
natural philosophy. Indeed consistent theistic b elief actually precludes b elief in the
agency o f dém ons...»
LE MARQUIS D’ARGENS,
OU LE MATÉRIALISME
AU STYLE INDIRECT
par cette traduction assurément due à «un homme sans religion»8, qui
considèrent « q u ’il faut être ennemi de la divinité pour oser traduire les
Lettres ju ives»9, il rétorque en toute bonne foi «que lorsqu’on traduit un
ouvrage, on est obligé de le donner tel que l’auteur l’a composé, et
qu’on n’a jamais fait un procès à ceux qui ont traduit Lucrèce, des opi
nions de ce philosophe»10. A ceci près qu’ici le traducteur est un
masque qui a pour fonction de garantir l’impunité de l’auteur. Ce qui, à
l’occasion, permet à tel correspondant des Lettres juives de citer les
écrits d’un certain marquis d ’Argens, dont le seul défaut est de « s ’ex
pliquer un peu trop hardim ent»11. Encore le traducteur tient-il lui-même
à conserver l’anonymat: «tout votre secret, écrit ce Monsieur D*** au
libraire, doit se borner à cacher le traducteur.»12 Sans quoi celui-ci serait
contraint « d ’adoucir [...] les véritables sentiments de ces philosophes
hébreux »13. Car, prend-il soin de préciser dans une note, « les aventures
qui sont insérées dans ces Lettres sont conformes à la plus exacte
vérité»14. Ainsi le marquis d ’Argens endosse-t-il la clandestinité maté
rialiste étudiée par Olivier Bloch, notamment dans les «procédés tels
que collage, amalgame, exploitation et retournement du discours de
l’adversaire»15 mis en œuvre dans les Lettres à Sophie ainsi que dans la
«tactique libertine» de la Parité de la vie et de la m ort 16 destinée à
«entortiller le lecteur»17. Avant son installation à Postdam, en juillet
1742, Boyer d’Argens lui-même, note Antony McKenna, «m ène une
existence quasi-clandestine»18. Ce qu’atteste sa correspondance avec
Prosper M archand comme l’a indiqué J. Sgard: «A la fin de 1736, il se
8 Ibid., p. ii.
9 Ibidem .
10 Ibid. p .iii.
11 Ibid. Lettre 35, tom e II, p. 32. Cf. égalem ent les références au marquis d ’Argens
dans la Lettre 105, tom e IV, p. 128-129 et dans la Lettre 154, tome VI, p. 2-4.
12 Ibid., Lettre de M onsieur D *** au libraire, tom e I, p. 2.
13 Ibidem .
14 Ibidem .
15 O livier Bloch, « Les L ettres à Sophie ou L ettres s u r la Religion, su r l ’âm e hum aine,
e t s u r l ’existence de D ie u : questions de sources» in La P hilosophie clandestine à
l'â g e classique, A ctes du colloque de Saint-Etienne 1993, A. M e Kenna et A.
Mothu éd., Paris, Universitas/Oxford, The Voltaire Foundation, 1997.
16 O livier Bloch éd., P a rité de la vie et de la mort. L a R éponse du m édecin G aultier,
Paris, Universitas, 1993, coll. «Libre pensée et littérature clandestine».
17 O livier B loch, «L a parité de la vie et de la m ort», séminaire sur les Manuscrits phi
losophiques clandestins, Université de Paris I, séance du 10 novembre 1990.
18 A. M cKenna, « L e marquis d’Argens et les manuscrit clandestins» in Le m arquis
d ’A rgens, A ix-en-Provence, P U . de Provence, 1990, p. 113.
L E M A T É R IA L ISM E A U S T Y L E IN D IR E C T 475
terre dans une maison de campagne ‘aux portes d’Utrecht’ [...]; seuls
Voltaire, P. Marchand, Prévost et M. de Bey, riche amateur qui l’a pris
sous sa protection, connaissent son adresse [...] (lettre de P. Marchand,
29 janv. 1737).»19
«Philosophie minoritaire»20, le matérialisme est voué à se cacher
pour déjouer la censure, que le marquis d’Argens désigne comme «une
espèce d’inquisition contre la librairie»21. Partant, il faut qu’un auteur
«accommode sa philosophie à la politique de l’État, et aux rêveries des
moines : ou bien il est forcé de ne communiquer ses idées qu’en secret à
ses plus intimes am is»22. La 13eLettre Juive ne manque pas de signaler
que cette persécution est une arme à double tranchant qui convertit de
fait une situation de domination en une attitude offensive: «la défense
des livres est cependant un fort mauvais moyen pour les supprimer. Dès
qu’on interdit la lecture d’un livre, tout le monde s’empresse à l’acheter.
Le libraire en augmente le prix: il se vend beaucoup plus qu’il ne se
vendait auparavant [...]. Ce qui accrédite encore ces livres prohibés,
c ’est qu’ils sont ordinairement bons et instructifs, et qu’ils intéressent
les gens d’esprits et les savants.»23 Confrontant sur ce point la France à
l’Angleterre, d’Argens écrit: «On peut comparer les savants de France
à des oiseaux, à qui l’on a coupé une partie des ailes, et qui n’ont la
liberté de s’élever que jusqu’à un certain point. Quelque génie qu’ait
cette nation, cela répand dans ses écrits un air de contrainte, qui gêne et
l’auteur et le lecteur. Plusieurs savants ont recours aux imprimeurs
étrangers, pour éviter de tomber dans ces défauts, et pour exprimer plus
naturellement leurs pensées : mais leurs livres sont regardés comme des
marchandises prohibées, et empestées. Les gardes sont attentifs, sur les
frontières du royaume, à n’en point laisser entrer; et s’il y en pénètre
plusieurs, c ’est par ruse et par finesse.»24 Penseur souterrain, philosophe
de contrebande, l’auteur de Thérèse philosophe en sait quelque chose:
ses œuvres, publiées en Hollande - Lettres juives, Lettres cabalistiques,
Lettres chinoises et Philosophie du bon sens en tête - furent prohibées
25 Sur ce point, cf. F. Weil, «L’interdiction des ouvrages du marquis d’Argens. Prin
cipes et réalité» in Le marquis d ’Argens, op. cit., p. 201-208.
26 Boyer d’Argens, Lettre à Frédéric II datée du 18 juin 1759, citée par E. Johnston, Le
marquis d ’Argens, sa vie et ses œuvres, Genève, 1971 [1928], ch. IV, p. 104.
27 Rapporté par E. Johnston, op. cit., p. 48-49.
28 Prévost, Le pour et le contre, Paris, Didot, 1737, tome XII, p. 314.
29 L’expression est de Damiron, «Mémoire sur le marquis d’Argens» in Mémoires
pour servir à l ’histoire de la philosophie au XVIII' siècle, Genève, 1968 [1858],
p. 102.
30 G. de Nerval, Les Illuminés in Œ uvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade,
1978, vol. II, p. 953.
31 G. de Nerval, ibid., p. 1198-1199.
32 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 186, tome VII, p. 87.
33 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, La Haye, Pierre Paupie, 1754 [1738], Lettre
4, tome I, p. 39-41.
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 477
iisme au style indirect, lequel style, rapportant des propos d’autrui «non
le texte, mais la substance»49, laisse toute la liberté de détourner l’origi
nal, de le défigurer, au point de lui faire dire le contraire de ce qu’il vou
lait. «L a technique de citation est devenue un art du détournement»50
écrit Antony Me Kenna, qui y voit l’un des procédés favoris de la pen
sée clandestine. Dans La Philosophie du bon se n s 51 par exemple, Boyer
d’Argens cite l’article 33 de la première partie des Principes de la p h i
losophie de Descartes afin d ’appuyer la thèse sensualiste! On le voit
aussi dans Thérèse philosophe où, prétendant se contenter de rendre
compte «des scènes mystiques de Mlle Eradice avec le très révérend
Père D irrag»52, il en offre une irrésistible contrefaçon:
« - Oui, mon très révérend Père, lui dit-elle, je sens que mon esprit se
détache de la chair, et je vous supplie de commencer le saint œuvre.
- Cela suffit, reprit le père, votre esprit va être content»53...
R. Granderoute a donc eu raison d’identifier dans Thérèse ph ilo
sophe « l’extrême pointe du matérialisme»54 et de signaler en outre que
«dès 1736, Le Solitaire Philosophe témoigne, de par les éloges qu’il
contient, de l’intérêt, voire de l’enthousiasme que d ’Argens éprouve
pour les tenants du gassendisme et du sensualisme »55.
En soutenant, ou plus exactement en feignant de soutenir la liberté
de la volonté, la 33e Lettre cabalistique prouve que chez d ’Argens, rap
porter une thèse est à tout prendre le meilleur moyen de la réfuter.
Dans la lettre 33, ben Kiber s’adresse en ces termes à son correspon
dant:
« Il me paraît, sage et savant Abukibak, que les hommes abusent du
nom de la fortune, et qu’ils l’emploient ordinairement mal à propos; il
semble qu’ils veuillent imputer au hasard la plupart des choses qui arri
vent. Je crois qu’on devrait être très réservé à se servir de certaines
expressions qui tendent à diminuer et à supprimer en quelque manière la
liberté que Dieu a accordée à tous les hommes.»56
semble que je l’entends lui-même m ’en développer les secrets les plus
cachés?»66 Ne se présentait-il pas dans une lettre à Frédéric II comme
un «Démocrite moderne»?67
Soulignons ici que le concept d’histoire de la philosophie reçoit chez
Boyer d’Argens un sens précis et original, savoir celui d’une arme phi
losophique établissant entre les «raisons réciproques»68 des différents
systèmes «un juste parallèle»69. Ce que rend possible une vision synop
tique de ce qu’il nomme l’«Histoire de l’esprit hum ain»70. Dans son
H istoire de l ’histoire de la philosophie, M. Gueroult remarque que «les
écrits en langue française traitant d’histoire de la philosophie propre
ment dite ne sont, pendant le XVIIIe siècle, ni nombreux ni brillants »71.
Il retient toutefois les ouvrages du marquis d’Argens qui considèrent les
doctrines prises en elles-mêmes comme des objets de pensée. Le dispo
sitif des antinomies est en place dans les paragraphes 2 et 4 de la
«Réflexion troisième concernant les principes généraux de la phy
sique» de La Philosophie du bon sens. Ils s’intitulent respectivement:
«Si le monde est étemel. Système de ceux qui l’ont cru tel» et «Raisons
des philosophes qui croyaient que le monde avait eu un commence
ment». Ces deux paragraphes en particulier semblent constituer la
source, tant pour l’esprit que pour la lettre, de Dissertation et preuves de
l ’éternité du monde. Ce stratagème se trouve déjà dans la confrontation
du «systèm e de Descartes» et du «système de Newton»72, lequel
semble recevoir les suffrages de l’auteur de La Philosophie du bon sens
mais non pas ceux d’un «auteur moderne»73 dont il cite les... Lettres
chinoises ! L’épistémologie du marquis d ’Argens y considère chaque
physicien comme un «nouveau créateur de l’univers»74 qui donne à la
matière les qualités susceptibles de justifier son système75. Ce pourquoi
un système physique «ne sera jamais qu’une ingénieuse hypothèse
66 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 48, tome II, p. 187-188.
67 Boyer d’Argens, Lettre à Frédéric II datée du 5 juin 1742, citée par E. Johnston, op.
cit., ch. III, p. 66.
68 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., III, 12 et IV, 10.
69 Ibid., IV, 12.
70 Boyer d’Argens, Histoire de l'esprit humain, Berlin, Haude et Spener, 1765-1768.
71 M. Gueroult, Histoire de l ’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1988, tome III,
ch. 29, p. 676, note 3.
72 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., III, 21 et 22.
73 Ibid., [édition de 1747], III, 23.
74 Boyer d’Argens, Lettres chinoises, op. cit., Lettre 17, tome I, p. 165.
75 Ib id .,p .\6 6 .
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 483
incrédule [...]: son cœur s’est amolli, son esprit s’est éclairé, il croit aux
vampires». On sait la mauvaise foi dont est capable Voltaire, et c ’est à
elle qu’il faut imputer ce mauvais coup. Une simple lecture de la 137e
Lettre Juive à laquelle Voltaire fait allusion suffit pour constater le
contenu purement polémique de cette accusation. Boyer d’Argens
conclut, après avoir examiné «les prodiges qu’on débite sur les vam
pires»83 dans le numéro d ’octobre 1736 du Mercure historique et p o li
tique : « j’aurais honte de vouloir prouver plus longtemps l’impossibilité
du vampirisme.»84
En définitive, il n’est pas difficile de donner raison à Voltaire lui-
même lorsqu’il écrivait à son «am i» à propos de ses Lettres juives:
«elles sont agréables et instructives, elles respirent l’humanité et la
liberté. Je soutiens que c ’est rendre un très grand service au public que
de lui donner, deux fois par semaine, de si excellents préservatifs.»85
Oscillant entre la prudence et la provocation, le matérialisme,
remarque Olivier Bloch, n ’évite la confusion qu’au prix de la carica
ture86. Si les uns ont pris les masques derrière lesquels la pensée argen-
sienne se cache pour son visage, d ’autres l’ont tout bonnement caricatu
rée, au point de la réduire à une opinion outrée tenant davantage de la
bravade que de la philosophie. C ’est notamment le cas de Victor Hugo.
Au début des M isérables, un sénateur, sorte de Pangloss inversé, inflige
à l’évêque Myriel sa «philosophie après boire» qu’il prétend tirer, entre
autres, des écrits de Boyer d’Argens :
- Je vou s déclare, repartit le sénateur, que le marquis d ’A rgens, Pyr-
rhon, H ob b es et M . N a ig eo n ne sont pas des m aroufles. J’ai dans m a
bibliothèque tous m es p h ilo so p h es dorés sur tranche. [...] Je hais D id e
rot; c ’est un id éologu e, un déclam ateur et un révolutionnaire, au fond
un croyant en D ieu, et plus b ig o t que Voltaire. [...] M onsieur l ’évêq u e,
l ’hypothèse Jéhovah m e fatigue. E lle n ’est bonne q u ’à produire des
gens m aigres qui son gen t creux. [...] Je vous avoue que j ’ai du bon sens.
M onsieur l ’évêq u e, l ’im m ortalité de l ’hom m e est un éco u te -s’il-pleut.
[...] D ieu est une sornette m onstre. Je ne dirais point cela dans le M o n i
teur, parbleu, m ais je le ch u ch ote entre am is. In ter p o c u la . [...] Qui n ’a
rien a le bon D ieu. C ’est bien le m oin s. Je n ’y fais point obstacle, m ais
je garde pour m oi M on sieu r N aigeon . L e bon D ieu est bon pour le
peuple.
83 Boyer d’Argens, Lettres ju ives, op. cit., Lettre 137, tome V, p. 148.
84 Ibid., p. 156.
85 Voltaire, Lettre au marquis d’Argens datée du 20 janvier 1737, à Leyde, in Voltai
r e ’s correspondence, Genève, 1954, volume IV, Lettre 1205.
86 Olivier Bloch, Le Matérialisme, op. cit., ch. I, § 2, p. 10.
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 485
Guillaume P ig e a r d d e G u r b e r t
Paris
1. - PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE
ET ESTHÉTIQUE DU VIVANT
1 Rêve de d ’Alembert, dans Œuvres de Diderot, éd. Versini, 5 vol., Paris, Laffont,
1994-96 (sigle: OD), vol. I, p. 632.
488 PAOLO QUINTILI
Dans le Rêve de d ’Alem bert (1769), c ’est ce dieu-devenir qui est mis
en cause contre l’argument déiste de l’«ordre», encore sous l’égide des
matérialistes anciens, comme celui qui régit « d ’au-dedans» le proces
sus de germination universelle :
L’hom m e se résolvant en une infinité d ’hom m es atom iques q u ’on ren
ferm e entre des feu illes de papier com m e des œ u fs d ’insectes qui filent
leur coq ues, qui restent un certain tem ps en chrysalides, qui percent
leurs coqu es et qui s ’échappent en p apillons (...). Tout change, tout
2 Lettre sur les aveugles à l ’usage de ceux qui voient, ivi, p. 169.
3 Cf. P Casini, Newton, Diderot et la vulgate de l ’atomisme, dans «Dix-huitième
siècle», 24, (1992), p. 29-37 et D iderot et les philosophes de l ’antiquité, dans Col
loque International Diderot (1713-1784), éd. A.-M. Chouillet, Paris, Aux Amateurs
de Livres, 1985, p. 33-43.
4 Cf. P. Vemière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, P.U.F.,
1954, p. 556-57.
5 OD, 1, p. 168, ce passage tombe quelques lignes avant la « profession de foi » new
tonienne. Cf. Lucrèce, De ta nature, éd. Emout, II, vv. 872-882: «On peut voir des
vers vivants sortir de la fange infecte quand, à la suite de pluies excessives, la terre
détrempée se décompose; et du reste tous les corps se transforment de la même
manière (...). Ainsi la nature convertit en corps vivants toute espèce de nourriture,
elle en forme tous les sens des êtres animés, à peu près comme elle fait jaillir la
flamme du bois sec, et convertit en feu toute espèce de corps.» Cf. surtout, liv. V, vv.
416-450; 785-820; 837-861.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 489
10 M .p . 760.
11 Cf. Observations sur Hemsterhuis, ivi, p. 759: «Je connais un peu les gens dont
vous pariez [les matérialistes]. Soyez sûr qu’ils disent franchement leur sentiments
sans aucun esprit de prosélytisme. Qu’ils sont aussi sincères dans leur opinion que
vous dans la vôtre. Qu’ils ont autant de mœurs que les plus honnêtes croyants.
Qu’on est aussi facilement athée et homme de bien, qu’homme croyant et méchant.
Qu’ils sont bien éloignés de croire que leur opinion conduise à l’immoralité. Qu’ils
ne diffèrent de vous que dans la base qu’ils donnent à la vertu, qu’ils asseyent sur les
seuls rapports des hommes entre eux. Que les uns sont vertueux, parce qu’ils sont
naturellement portés à la vertu, par leur caractère fortifié d’une bonne éducation
[...]. En un mot que la plupart ont tout à perdre et rien à gagner à nier un Dieu rému
nérateur et vengeur.»
12 M .p . 1178.
13 Réfutation d ’Helvétius, ivi, p. 827 ; cf. Lucrèce, op. cit., liv. IV, vv. 1045-1058 et V,
vv. 1323-1330.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 491
14 Salon de 1767, dans OD, IV, p. 659-660. Cf. Lucrèce, op. cit., I, vv. 31-37 ; et Salon
de 1765, ivi, p. 291 : « j’ai acquis le sentiment de la chair...»
15 Sur la « magie » de la représentation naturelle et la théorie des « liens » à l ’âge de la
Renaissance, dans le cadre d’une conception vitaliste du Kooiioc, cf. G. Bruno, De
magia. De vinculis in genere, éd. it. par A. Biondi, Pordenone, Edizioni Biblioteca
dell’Immagine, 1987, surtout les p. 176-209: «D e vinculo cupidinis et quodam-
modo in genere»; cf. infra, notes 19 et 22.
16 OD, I, p. 670. Il est à remarquer l’usage, au sens moderne, de l’adjectif «esthé-
thique». Cf. M. Modica, L’estetica di Diderot. Teorie delle arti e dei linguaggio
n elï’età d e ll’Encyclopédie, Roma, A. Pellicani, 1997, p. 266: «Diderot entra a far
parte con una sua piena legittimità di quel più ampio movimento di pensiero che
caratterizza la riflessione filosofica settecentesca e porterà alla ‘nascita’ dell’este-
tica moderna, o dell’estetica tout court (...) come una riflessione sui senso e sulla
funzione non ‘specifica’ né ‘separata’, ma esemplare, che l’attività artistica e l’es-
perienza estetica svolgono all’intemo dell’esperienza umana», en se détachant, par
cela, de la doctrine imitative classique.
492 PAOLO QUINTILI
17 Discours de la poésie dramatique, dans OD, IV, p. 1315-16; cf. aussi p. 1275;
supra, note 13.
18 Correspondance, éd. G. Roth, Paris, Éd. Minuit, 1955 ss., vol. IV, Lettre à Sophie
Volland, octobre 1762, p. 196.
19 Cf. Salon de 1765, dans OD, IV, p. 298-299; 381-384; Salon de 1767, p. 577-79;
660-61 ; 686-87; 742-43 ; 780-82 etc. Sur la théorie des «liens», cf. supra, note 15
et infra, note 22.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 493
L’âm e d ’un grand com éd ien a été form ée de Vélément subtil dont notre
p h ilosop h e rem plissait l ’esp ace qui n ’e st ni froid, ni chaud, ni pesant, ni
léger, qui n’affecte aucune form e déterm inée, et qui, égalem ent su scep
tib les de toutes, n ’en con serve aucune.
L e P remier - Un grand com éd ien n ’est ni un pianoforte, ni une harpe,
ni un clavecin , ni un violon , ni un v io lo n c elle; il n ’a point d ’accord qui
lui soit propre ; m ais il prend l ’accord et le ton qui conviennent à sa par
tie, et il sait se prêter à toutes20.
20 Paradoxe sur le comédien, dans OD, IV, p. 1405 (c’est moi qui souligne).
21 Enc. II, p. 169b- 181a, article «Beau», ivi, p. 93; cf. Modica, op. cit., Section II,
chap. 2 et 3.
494 PAOLO QUINTILI
«C’est un esprit qui vit au-dedans, qui se répand dans toute la masse,
qui la meut, et s’unit au grand tout.»22
22 Salon de 1767, ivi, p. 698 et 782; cf. aussi Virgile, Énéide, VI, vv. 726-727. Sur les
racines de cette conception animiste de la nature à la Renaissance, cf. G. Bruno, De
infinito universo et mundi, et son développement dans la doctrine des «liens»; Id,
De magia. D e vinculis in genere cit., p. 12-30, 114-127: « D e vinciente in genere»;
cf. supra, notes 15 et 19.
23 Cf. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs cit., liv. I, p. 44-47, liv. II, p.
89-94, 133-136 et 164-170.
24 OD, I, p. 564, pensée XI.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 495
Il y a deux sortes d 'é clectism e: l ’un expérim ental, qui co n siste à ras
sem bler les vérités con n u es et les faits donnés, et à en augm enter le
nom bre par l ’étude de la nature; l ’autre systém atique, qui s ’occu p e à
com parer entre elles les vérités connues et à com biner les faits donnés,
pour en tirer ou l ’ex p lication d ’un phénom ène, ou l ’idée d ’une ex p é
rience. L’éclectism e expérim ental est le partage des hom m es laborieux,
l ’éclectism e systém atique est celu i des hom m es de gén ie; celui qui les
réunira verra son nom placé entre les nom s de D ém ocrite, d ’A ristote et
de B acon 35.
35 Ivi, p. 337.
36 Cf. surtout Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs cit., liv. II, p. 131-136 :
«Inventarium opum humanarum».
37 Réfutation d ’Helvétius, dans OD, I, p. 876.
38 Cf. O. Bloch, «A propos du discours d’Epicure sur les dieux », dans Matière à his
toires, Paris, Vrin, 1997, p. 99-118.
498 PAOLO QUINTILI
39 Cf. OD, III, p. 270 : « La tolérance est plutôt une vertu de caractère qu’une affaire de
raison (...). La tolérance n’est jamais que le système du persecuté, système qu’il
abandonne aussitôt qu’il devient assez fort pour être persécuteur.»
40 Ivi, p. 268.
41 Ivi, p. 264.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 499
46 Cf. J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris,
Colin, 1963, p. 677, pour l’auteur, il s’agirait d’un échec: «L’impuissance de Dide
rot à concevoir une théorie transformiste de la nature vivante symbolise l’échec de
sa pensée scientifique. La cause de cet échec, on peut la chercher d’abord dans sa
fidélité excessive à la philosophie d’Épicure. Mais cette fidélité même exprime
l’impuissance de Diderot à se libérer des cadres de la métaphysique traditionnelle.
Sa science prétend demeurer au niveau des phénomènes, mais sa philosophie
s’élève d’un bond jusqu’à une contemplation de l’univers, dans sa totalité et son
éternité.»
47 Diderot, dans le Rêve, développe son originelle interprétation des thèses de Mau
pertuis et Buffon sur les «molécules organiques» et les «moules intérieures spéci
fiques», abordées en 1754, dans VInterprétation de la nature (pensées L-LVI-
LV1II).
48 Cf. Lucrèce, op. cit., liv. V, vv. 235-261 ; 318-379.
49 OD, I, p. 638-640.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 501
3. - ZÉNON, LE «THÉOLOGIEN»
ET SÉNÈQUE, LE «MATÉRIALISTE»
54 OD, 1, p. 984.
55 Cf. J. Lipse, De vita et scriptis Senecœ, Antverpiæ, 1605 ; éd. Senèque, Opéra quœ
extant omnia, Antverpiæ, 1605; S. Goulart, Vie de Sénèque, Genève, 1695;
H. Lagrange (éd.), Œuvres de Sénèque, [achevées par J. Naigeon], Paris, 1778.
56 Enc. XV, 525b-533b, en part. p. 528b: «Quoique Dieu soit présent à tout, agite tout,
veille à tout, en est l’âme et dirige les choses selon la condition de chacune et la
nature qui lui est propre; quoique il soit bon et qu’il veuille le bien, il ne peut faire
que tout ce qui est bien arrive, ni que tout ce qui arrive soit bien; ce n’est pas l’art
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 503
qui se repose, mais c’est la matière qui est indocile à l’art; Dieu ne peut être que ce
qu’il est et il ne peut changer la matière (...). Il n’est pas difficile de conclure de ces
principes, que les stoïciens étoient matérialistes, fatalistes et à proprement parler
athées ».
57 Cf. Casini, Diderot et les philosophes de l ’antiquité cit., p. 40.
58 O D , I, p. 1077. Cf. aussi le Commentaire et Y Introduction à Y Essai, dans DPV,
XXV, p. 19-26, par J. Deprun.
504 PAOLO QUINTILI
59 Ivi, p. 1110-1113.
60 M , p. 1120.
61 Ivi, p. 759 et 1118.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 505
« S a vertu fait peu r». C ’est que sa vertu n’a ni l ’afféterie, ni les petites
grâces, ni les petites m in es d ’une fem m e de cour. Sa vertu fait peur: oui,
aux effém in és, aux flatteurs, aux enfants (...) à beaucoup de m onde, à
Saint-É vrem ond, à m oi: avec cette différence q u ’il est fier de sa fai
b lesse, et que je suis honteux de la m ien n e; q u ’il plaisante de cette
vertu, et que je m e prosterne devant elle. « Il m e parle de la mort, et m e
la isse d es id ées si noires, que j e fais ce qu’il m ’est p o ssib le pour ne pas
profiter de m a lecture ». Saint-Évrem ond n ’est pas digne de l ’éc o le où il
s ’est g lissé ; et il n ’écouterait pas sans pâlir l ’histoire des derniers
m om ents d ’Épicure son maître62.
Mais il n’est pas moins évident que, malgré la critique adressée aux épi
curiens «déserteurs», Diderot essaye à plusieurs reprises de tirer son
Sénèque du côté des «vrais» matérialistes. Les «excès» du stoïcisme -
celui de Zénon et de ses disciples, « des moulins à sophismes et de bluteurs
de mots »63 que Diderot veut distinguer de l’éclectisme de Sénèque - sont
ainsi modérés selon le modèle épicurien. Sur la Lettre CX à Lucilius :
Ou je m e trom pe fort, ou m épriser le superflu est d ’un sage, et m épriser
le nécessaire, d ’un fou. «É p icu re dem ande du pain et de l ’eau: s ’il est
honteux de faire con sister son bonheur dans l ’or et l ’argent, il ne l ’est
pas m oin s de le faire dépendre du pain et de l ’ea u » . Je voudrais bien
savoir où est la honte de ne pas vouloir mourir de s o if et de faim . On
n ’est pas heureux pour avoir l ’absolu nécessaire, m ais on est très m al
heureux de ne l ’avoir pas64.
62 M , p. 1158.
63 Ivi, p. 1122 et 1121 : «Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît.»
64 M , p. 1161.
65 Ivi, p. 1171. Dans Est-il bon, est-il méchant?, le mot du «triste» philosophe
Hardouin: «Quoi ! si vous vous trouviez, à votre insu, dans une de ces circonstances
506 PAOLO QUINTILI
critiques qui portent la désolation au fond du cœur d’une mère, vous me conseille
riez de n’envisager la chose que du côté plaisant, et de faire le rôle de Démocrite?»
(OD, IV, p. 1475).
66 Cf. R. Mortier, Le Cœur et la Raison. Recueil d ’études sur le dix-huitième siècle,
Oxford, Voltaire Foundation, 1990, p. 190-208.
67 Cf. Correspondance cit., vol. VII, p. 115, lettre à Sophie Volland, du 9 septembre
1767: «Cette justice est dans la tête; elle n’est point dans le cœur. La tête dit ce
qu’elle veut; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n’est si commun que de prendre
sa tête pour son cœur.»
68 Cf. Casini, D iderot et les philosophes de l'antiquité cit., p. 42.
69 OD, I, p. 1189 (c’est moi qui souligne); cf. ivi, Éléments de physiologie, p. 1317:
«Il n’y a qu’une vertu, la justice; qu’un devoir, de se rendre heureux; qu’un corol
laire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort.»
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 507
70 Ivi, p. 1189-90. Sur l’égalité morale des maîtres et des esclaves, cf. aussi ivi,
p. 1222-1223.
71 M , p. 1190-91.
508 PAOLO QUINTILI
4. - LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
DE SENÈQUE
ET SA «SOLIDE SPÉCULATION» ANTIMÉTAPHYSIQUE
72 Ibidem. Quelques lignes plus bas : « Le stoïcisme n’est autre chose qu’un traité de la
liberté prise dans toute son étendue. Si cette doctrine, qui a tant de points communs
avec les cultes religieux, s’était propagée comme les autres superstitions, il y a long
temps qu’il n’y aurait plus ni esclaves ni tyrans sur la terre.»
73 Cf. ivi, p. 300-301.
74 Ivi, p. 1192.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 509
« M e s con cito y en s ne m ’ont point é lev é aux honneurs: Idom énée, ils
ont m ieu x fait, ils m ’en ont ôté le d ésir» . C e m ot est d ’Épicure. N otre
stoïcien condu it à la porte des jardins de ce ph ilosop h e, y grave une in s
cription qui atteste l ’austérité de l ’un et l ’im partialité de l ’autre (...).
L orsque S én èq u e fait l ’élo g e d ’Épicure, il ne décrie point Z énon, non
plus q u ’il ne préconise celu i-ci, lorsqu’il attaque le premier. C ’est un
ju g e im partial qui p èse ce que chaque secte en seig n e d e contraire ou de
conform e à la vérité, et qui s ’en explique avec franchise (...). Q u’Épi-
cure et Z énon se soien t accordés l ’un et l ’autre à regarder la vertu
co m m e le plus essen tiel de tous le s biens, et q u ’ils en aient eu les m êm es
id ées : que s ’ensu it-il ? Q ue l ’épicurien n ’en était pas m oins corrompu et
que le sto ïcien en était peut-être m oins sage ? V oilà une étrange co n clu
sion.
75 Ivi, p. 1115-17.
76 M , p. 1191.
77 Cf. ivi, p. 1198-99: « D ’où venait cette intolérance des stoïciens? De la même
source que celle des dévots outrés. Us ont de l ’humeur, parce qu’ils luttent contre la
nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent. S ’ils voulaient s ’interroger sincèrement
510 PAOLO QUINTÏLI
réciprocité des actions du corps et de l’âme, qui trouvent leur reflet uni
taire à chaque niveau de la vie sociale, là où les hommes opèrent en
commun. La morale sexuelle de Jacques le fataliste et celle des sau
vages du Supplément au voyage de Bougainville ne font qu’approfondir
cette position éclectique de Diderot78, qui ne voit plus dans l’éthique du
«bonheur vertueux» qu’une forme d’hygiène corporelle, nécessaire à
bien gérer le projet de vie de chaque individu. Diderot commente:
Il m e sem b le que, dans la nature, le corps est le tyran de l ’âm e, par les
passion s effrén ées et le s b esoin s sans c e sse renaissants, et q u ’au
contraire, dans l ’état de so ciété, il n ’en est ni l ’escla v e ni le tyran: ce
sont deu x a sso ciés qui se com m andent et s ’ob éissen t alternativem ent;
quand j ’ai so m m eillé, je m éd ite; et quand j ’ai m édité, il faut que je
m ange (...). « E p icu re dit que le sage ne prendra point de part aux
affaires publiques, si q uelque ch o se ne l ’y ob lige. Zénon, que le sage
prendra part aux affaires publiques, à m oins que quelque ch o se ne l ’en
em p êch e...79»
L'Essai sur Sénèque se clôt ainsi sur l’analyse des Questions natu
relles, dernier ouvrage du philosophe latin. Diderot y parvient à aborder
les problèmes de physiologie et de philosophie de la nature qui jusque là
s’étaient maintenus en marge de son apologie. C ’est la science expéri
mentale qui réalise l’idéal d’une connaissance fidèle au dynamisme
immanent du KÔapoc, auquel devraient être conformes et «la faiblesse
de nos organes» et la «portée de nos instruments». Les Quæstiones de
Sénèque constituent ainsi un riche exemple de cette philosophie conci
liatrice entre les motifs du mécanisme corpusculaire et les exigences de
la spéculation, qui vise à établir des systèm es rationnels. Premièrement,
le travail majeur du stoïcien est l ’encyclopédique, celui d’avoir classé et
ordonné les phénomènes :
U n e prem ière p en sée qui se présente à l ’esprit en lisant cet ouvrage,
c ’est que la p h ysiq u e rationnelle a pris son essor beaucoup trop tôt. C e
ne serait peut-être pas d e v in gt siè c le s, à com pter de celu i-ci, que la p h y
sique expérim entale aurait ressem b lé les faits nécessaires pour form er
sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins austère, ils
s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient et qu’ils
se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommageront de leur sacri
fice ; ils se reprocheraient leur peu de foi, et cesseraient de soupirer après la félicité
de l’épicurien dans cette vie, et la félicité du stoïcien dans l’autre.»
78 Cf. OD, II, p. 919 : «Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s’oc
cupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, chéri de son
maître et adoré de sa femme, car c ’est ainsi qu’il était écrit là-haut.»
79 0£>,I,p. 1191 et 1196.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 511
Paolo Quintili
Université de Rome
LE MATÉRIALISME:
UNE TRADITION DISCONTINUE
i.
l’étude brillante de F. Salaün, L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme
dans la société française du XVIII" siècle (1734-1784), Paris (Kimé) 1996, p. 43-78.
516 GÜNTHER MENSCHING
IL
3 Chez Ley, comme chez la plupart des représentants du « diamat », l’idéalisme figure
comme l’idéologie des classes dominantes, tandis que le matérialisme serait basé
sur la résistance ou même sur la révolte des opprimés. Ainsi la philosophie est-elle
l’image des luttes de classe dont l’histoire entière porte l ’empreinte. Cf. H. Ley,
Geschichte der Aufklarung und des Atheismus, 1.1, Berlin (VEB Deutscher Verlag
der Wissenschaften) 1966, p. 3-44 (Introduction)
LE MATÉRIALISME: UNE TRADITION DISCONTINUE 517
que nous sommes pour cela seul que nous pensons»4. Tout ce que nous
savons, apercevons, sentons, voulons, n ’est donc rien d’autre que la
pensée elle-même car toutes les opérations de l’âme sont, d’après Des
cartes, nécessairement accompagnées par la conscience de soi de l’ego
pensant. Les choses matérielles, dont l’existence substantielle fait l’ob
jet du doute préalable, n’ont aucune influence causale sur la pensée qui
est par définition non-matérielle. D ’après les «M éditations» et la pre
mière partie des «Principes», c ’est uniquement la pensée qui se rend
compte de la substance correspondante, de la res extensa. Les sensa
tions, dont la nature est purement mécanique, sont donc des modifica
tions du corps. Pour cette raison elles ne fournissent aucune connais
sance. Pour démontrer la possibilité de la science, Descartes se voit
contraint de prouver l’existence de Dieu qui garantit, pour résumer, la
liaison des deux substances et, par là, l’intelligibilité du monde.
Cette construction du système cartésien n ’est toutefois pas sans
équivoque. A la fin des « Principes », où l’auteur expose ses idées sur la
terre, on trouve, dans le contexte de la physiologie du corps humain, des
considérations sur les sensations qui sont nettement contraires aux
réflexions épistémologiques et métaphysiques de la première partie. Là,
il corrige son propre dualisme, en considérant l’influence des sensations
sur la pensée: «(...) les mouvemens qui passent ainsi, par l’entremise
des nerfs, jusques à l’endroit du cerneau auquel nostre ame...est estrois-
tement iointe & vnie, luy font auoir diuerses pensées, à raison des diuer-
sitez qui sont en eux; & enfin, que ce sont ces diuerses...pensées de
nostre ame, qui viennent immédiatement des mouuements qui sont
excitez par l’entremise des nerfs dans le cerueau, que nous appelions
proprement nos sentimens, ou bien les perceptions de nos sens.»5
En traitant l’union de l’âme et du corps, Descartes lui-même a donc
introduit une théorie «m atérialiste». L’étude de l’homme en tant
qu’être corporel le conduit à des arguments qui comblent le clivage
entre les deux substances. C ’était juste le point qui scandalisa presque
tous les penseurs après Descartes. Ils ont essayé d ’éliminer le dualisme
pour arriver soit à un monisme panthéiste, comme Spinoza, soit à la plu
ralité infinie des substances, comme Leibniz. La philosophie anglaise
de cette période n ’était pas trop intéressée par les querelles métaphy
siques sur le continent ; son approche était épistémologiquement fondée
sur l’expérience des sens. C ’est donc loin de toute préoccupation méta
physique que Locke s’est demandé si la matière a la faculté de penser
6 C ’est seulement pour sonder « the extent o f human knowledge », que Locke aborde
le sujet de la matière pensante. Cf. Essay Concerning Human Understanding, 1. IV,
chap. 3.
7 La Mettrie, Abrégé des systèmes (Œuvres philosophiques, 1.1, Berlin 1774, p. 211
sq.
8 La Mettrie, op. cit., p. 192
9 La Mettrie, op. cit., p. 193
10 La Mettrie, op. cit., p. 193 sq.
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 519
III.
" Voir sur ce sujet: G. Mensching, «La nature et le premier principe de la métaphy
sique chez d’Holbach et Diderot», Dix-huitième siècle, n. 24 (1992) p. 117-136.
12 Cf. H. Ley, Studie zur Geschichte des Materialismus im Mittelalter, Berlin (VEB
Deutscher Verlag der Wissenschaften) 1957. L’auteur applique sans aucune
réflexion méthodique les concepts modernes du lutte de classes et de l ’idéologie aux
textes antiques et médiévaux.
520 GÜNTHER MENSCHING
13 Cf. I. von Dôllinger, Beitrage zur Sektengeschichte des M ittelalters, 2e éd., Darm-
stadt 1961 et H. Grundmann, Religiôse Bewegungen im Mittelalter, 2e éd.,
Darmstadt 1961.
14 C’est pour cela que K. Flasch a étudié les fameuses 219 propositions condamnées
en 1277 sous le titre Aufklarung im Mittelalter? Mayence (Dieterich) 1989.
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 521
s’achève en Dieu. C’est l’intellect divin qui a conçu les essences des
choses de toute éternité avant de les créer matériellement.
3. La psychologie médiévale, quoi qu’il y ait d’importantes diver-
geances doctrinales entre les écoles adverses, est dominée par la
conviction que l’âme humaine est une substance indépendante du
corps. En revanche, celui-ci n’a pas d ’autre substantialité que celle
que l’âme lui procure.
4. Le monde moral est gouverné par la volonté divine qui définit les
conditions du libre arbitre humain.
5. Tout ce qui existe, chaque mouvement physique et toutes les actions
humaines, sont déterminés par la finalité universelle. C ’est l’origine
divine des choses et de leurs mouvements qui est aussi leur dernière
fin.
16 Voir : Contra Amaurianos, éd. C. Baeumker, dans : Beitrage zur Geschichte der Phi
losophie und Theologie des M ittelalters, t. 24 (1924)
17 Davidis de Dinanto Quaternulorum Fragmenta, éd. M. Kurdzialek dans: Studia
Mediewistyczne 3, Varsovie 1963.
LE MATÉRIALISME: UNE TRADITION DISCONTINUE 523
Dans les années soixante du XIIIe siècle, les plus grands penseurs
reconnurent pleinement l’autorité d’Aristote dans toutes les questions
discutées à cette époque. La réception des écrits jusqu’alors ignorés du
philosophe païen s’imposa, puisque les schémas néoplatoniciens s’avé
rèrent impropres à résoudre certains problèmes, à savoir le mouvement,
le développement, la constitution interne des choses singulières. Pro
blèmes d ’autant plus urgents que les adversaires islamiques du christia
nisme disposaient d ’une science efficace appuyée sur les libri naturales
et la métaphysique d ’Aristote. Par surcroît, ils avaient une civilisation
sensiblement supérieure à celle du monde chrétien. Dans cette situation,
il fallut donc concilier les convictions chrétiennes avec ce monde intel
lectuel qui défiait l’orgueil des occidentaux. Saint Thomas d’Aquin l’a
tenté.
Cependant l’aristotélisme portait en soi le germe d’une philosophie
scientifique parfaitement profane. La métaphysique aristotélicienne,
surtout dans la lecture qu’en présentaient Avicenne et Averroès, com
porte des arguments puissants contre le spiritualisme traditionnel de la
théologie. Ce n’est donc pas par hasard que s’est formé, dans la période
de la réception d ’Aristote, un groupe de savants qui en tirèrent des
conséquences hétérodoxes. Siger de Brabant et d ’autres enseignants à la
faculté des arts de Paris vers 1260 furent appelés averroïstes latins. Pour
une vue d’ensemble, on peut résumer leur doctrines en quatre points
essentiels :
1. L’idéal de l’autonomie de la philosophie profane,
2. le rapport déterministe entre essence et existence et entre les causes
et les effets,
3. l’immanence du premier principe moteur et l’éternité du monde,
4. l’unicité de l’intellect humain.
Sans être motivés par une école matérialiste préexistante, les aver
roïstes du XIIIe siècle ont anticipé des motifs importants du matéria
lisme en réfléchissant certaines apories qui étaient, pour les savants
chrétiens, l’impact de la grande réception d’Aristote. Celle-ci n’était pas
seulement occasionnée par des données contigentes de la transmission
des textes mais plutôt par l’essor de la civilisation profane et par le
développement de la réflexion qui chercha à comprendre, entre autres,
les nouvelles conditions matérielles de la vie. En conséquence de cet
intérêt naissant, certains philosophes trouvèrent des solutions « matéria
listes », sans toutefois en être conscients.
La tradition du matérialisme est donc discontinue, parce que chaque
époque l’a quasiment fondée à nouveau. Son émergence est liée à des
apories qui provoquèrent des réponses matérialistes. En règle générale,
ces approches étaient assez mal vues, mais la disparition du matéria
lisme ne s’explique pas seulement par l’autorité arbitraire de ses adver
saires qui l’aurait effacé. Pour donner une histoire bien réfléchie du
matérialisme, il faudrait également étudier l’évidence des arguments
qui l’ont, à chaque époque, réfuté.
Günther M e n s c h in g
Université de Hambourg
LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE
LA CONTROVERSE RELIGIEUSE,
UNE SOURCE
DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE:
DELA CONCEPTION
ET DE LA NAISSANCE DE LA SAINTE VIERGE,
ET SA GÉNÉALOGIE
10 Louis Abelly, Lettre de M. de Rodez à la lettre qu 'on lui avait écrite sur le sujet du
livre des «Avertissemens salutaires», Paris, 1674; Sentimens des saints Pères et
docteurs de l ’Eglise touchant les excellences et prérogatives de la très-sainte Vierge
Marie. Pour servir de réponse à un libelle intitulé «Avertissemens salutaires de la
Vierge M arie à ses dévots indiscrets», Paris, 1674; 2' éd. augmentée 1675. C’est un
sujet sur lequel Louis Abelly est particulièrement sensible, ayant publié longtemps
auparavant La Tradition de l'Eglise louchant la dévotion particulière des clirestiens
envers la très-sainte Vierge-Marie, Mère de Dieu, Paris, 1652.
11 Voir son article, rédigé par Germaine Grébil, dans le Dictionnaire de Port-Royal,
dir. Jean Lesaulnier et Antony McKenna, à paraître, Oxford, The Voltaire Founda
tion, 2000.
12 Voir Philippe Lenain, Dom G abriel Gerberon, moine bénédictin, religieux de la
congrégation de Saint-Maur, 1628-1711. Introduction à sa vie et à son œuvre, sui
vie d'un essai d ’analyse doctrinale, Villeneuve d ’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 1997, particulièrement, pour l’histoire qui nous concerne, p. 43-45.
13 Voir Dominique de Colonia, S.J., Bibliothèque janséniste, ou catalogue alphabé
tique des livres jansénistes, quesnellistes, baianistes, ou suspects de ces erreurs
(4e éd., Bruxelles 1744, 3 tomes en 2 vol.), II, 42-44, 299.
14 Pierre Grenier, Apologie des dévots de la Sainte Vierge, ou les sentiments de Théo-
time sur le libelle intitulé «Les Avis salutaires de la B. Vierge à ses dévots indiscrets,
Bruxelles, 1675.
U N E SOURCE DE LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 533
Voilà un danger .. .mais ce n’est pas le plus grave : cette façon - qui
est celle de Bossuet - de gommer les superstitions et les abus les plus
aberrants de l’Église catholique confirme les libertins et les incrédules
dans leurs sentiments :
Il faut savoir que jam ais l ’É g lise n ’eut autant de m auvais catholiques
q u ’e lle en a aujourd’hui [ . . . ] de gen s qui croient que toutes le s religion s
sont des inven tion s de l ’esprit humain. L es esprits téméraires doutent de
tout. Ils sont armés d e m échantes difficu ltés contre les livres du V ieu x
et du N ou veau T estam ent16 [-•■] ces sortes d ’ouvrages où cent opinions
mes propres oreilles entendu l’un de ces Messieurs disant que la doc
trine de l’Église catholique était bonne, mais que les trois quarts des
catholiques étaient idolâtres par l’abus qui se faisait de l’invocation des
Saints et du service des images... (p. 112)
18 Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer à notre article «Pierre Jurieu
et L ’Esprit de M. Amauld», Colloque Port-Royal et les protestants, Montpellier, 26-
29 septembre 1997, Chroniques de Port-Royal 47 (1998), et, en appendice, à la
bibliographie complète de la controverse entre Jurieu et les théologiens de Port-
Royal.
U N E SO URCE D E LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 537
quels ils sont tombés en recommandant les faux objets de leurs cultes.
Dans l’Église romaine, on adore Dieu et les créatures ... (p. 413)
parle, c’est-à-dire sur les glorieux privilèges qu’elle a reçus de Dieu dans
sa conception, dans sa naissance, dans sa vie, dans sa mort, dans sa résur
rection et dans son assomption prétendue. L’histoire de ces grandeurs ne
se trouve point dans l’Écriture Sainte. [...] Mais les Évangélistes n’ont
rien gagné à ne nous rien dire de l’origine, de la naissance, de la vie et
de la mort de Marie. Nous l’avons bien su sans eux. On a déterré et
deviné tout: Dieu sait comment: mais quoi qu’il en soit on en fait l’his
toire. Il est vrai qu’elle est si fabuleuse et en quelques endroits si hon
teuse que les fables et les légendes de Latone mère d’Apollon et de
Diane ou de Rhéa, appelée la mère des Dieux, ne le sont pas davantage.
Dans le dessein de faire de la Vierge Marie une Déesse et de lui attribuer
une adoration approchante de celle qu’on rend à Jésus-Christ, il n’y a
rien de grand dans la naissance et dans la mort du Seigneur Jésus-Christ
que la fable du Papisme n’ait imité et n’ait attribué à sa mère, excepté
qu’on n’a encore osé lui attribuer d’avoir été conçue du Saint Esprit. Il
est bon de voir un peu l’abrégé de cette légende que les Grecs ont com
mencée et à laquelle les Latins ont mis la dernière main. (p. 170-72)
20 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. H. Savon, Paris, G.F., 1967,11.171 ss. :
«La Nativité de la bienheureuse Vierge Marie».
540 AN TO N Y M cK ENN A
gio n ? Seroit-il possib le que le vrai Christianism e eût des m ystères telle
m ent infâm es que les oreilles chastes ne puissent en entendre parler sans
en frémir d ’horreur? (Préface non paginée)
Non, tout dans ces légendes trahit la superstition des catholiques qui
ont érigé la mère de Dieu en divinité, tout en lui attribuant des aventures
grotesques : il suffit, prétend notre auteur de lire ces histoires pour com
prendre que nous n’avons pas affaire à l’authentique mère du Christ et
qu’il y a une distinction capitale à faire « entre la Madona des Italiens et
la Marie des chrétiens» (p. 4-5): elles sont aussi différentes l’une de
l’autre que le sont le jour et la nuit, la vérité et le mensonge» (p. 5).
L’auteur présente ainsi l’histoire de La N ativité de la Bienheureuse
Vierge, dont le récit suit de près, en la résumant, le texte de Jacques de
Voragine, s’appuyant également sur le résumé de Jurieu :
La M adona fut, dit-on, fille d ’un nom m é Joachim , qui estoit de la race
royale des Juifs, et d ’une m ère qui se nom m ait A nne ... (p. 6)
22 Un saut du même au même dans le manuscrit de Reims permet d’établir que Car
pentras ne copie pas Reims. Cependant, les deux manuscrits découpent le texte en
paragraphes et abrègent le texte de Renoult de manière identique. Enfin, divers pas
sages où le ms de Reims est plus proche de Renoult que du ms de Carpentras per
mettent d’établir que le ms de Reims n’est pas copié sur celui de Carpentras.
DE LA CONCEPTION
ET DE LA NAISSANCE DE LA SAINTE VIERGE,
ET SA GÉNÉALOGIE
La Vierge fut, dit-on, fille d’un nommé Joachim, qui était de la race
royale des juifs, et d’une mère qui se nommait Anne. Cette Anne eut 2
sœurs, la première fut nommée Marie, et la seconde Joba. Ces 3 sœurs
eurent pour père Natan le sacrificateur. Joachim fut fils de Barpanter,
homme qui ne fut jamais, non plus que Panter son père. Anne fut stérile
pendant plusieurs années après son mariage, et parce qu’on ne savait
d ’où pouvait venir la cause de cette stérilité, la honte en tomba sur son
mari aussi bien que sur elle. C ’est pourquoi, un jour que le pauvre Joa
chim parut devant le sacrificateur Isachar (homme qui n’a été qu’un fan
tôme, aussi bien que le père de Joachim), mais, quoi qu’il en soit, le fils
de ce fantôme se présentant devant un autre fantôme pour offrir quelque
oblation, se vit rejeté et méprisé comme un arbre sec, ou maudit,
quoique la Loi judaïque n’eût jamais rejeté jusqu’alors les sacrifices des
hommes dont les femmes n’avaient point eu d ’enfants.
Le confus Joachim, affligé de l’affront que lui avait fait le sacrifica
teur, abandonna Anne, et ne voulut pas retourner à la maison. Anne, pri
vée de son cher mari, pria instamment Dieu de le lui rendre, et en même
temps de lui ôter son opprobre. D’un autre côté, Joachim, pénétré de dou
leur, s’en alla pleurer et gémir dans le fond d ’une caverne; ses larmes ne
lui furent pas inutiles; ses gémissements émurent le ciel. Un ange lui
apparut, et lui promit la naissance d’une créature excellente, et afin de lui
donner un signe certain de l’événement, il lui dit qu’il rencontrerait Anne
son épouse à une des portes de Jérusalem qui s’appelait la Porte dorée.
Anne en même temps priait et fondait en larmes. Pour rendre ses prières
plus efficaces, elle pénétra jusque dans le saint des saints, comme pour
être plus près de l’Êtemel. N ’allez pas vous récrier ici contre ce fait, et
nous dire que jamais femme n’entra dans le saint des saints. Entre tous les
hommes, il n’y avait que le souverain sacrificateur qui eût ce privilège,
encore ne l’avait-il qu’une fois l’an, savoir le jour de la fête des grandes
propitiations. Quoi, pensez-vous que les juifs n’eussent aucuns égards
pour celle qui devait être la mère de la célèbre et auguste Marie? Ne me
pressez pas davantage, je ne sais pas quel fut l’oracle qui leur révéla.
Les conseillers du ciel, ce sont ici des aventures mystérieuses et
sacrées qu’il ne faut pas trop approfondir. Un esprit descendu des cieux
544 A N T O N Y M cK ENN A
se présenta à Anne dans le saint des saints. Et après lui avoir annoncé
comme à son mari la naissance de la Vierge Marie, il lui ordonna d ’al
ler rencontrer Joachim à la Porte dorée; cet esprit se nommait Gabriel ;
et ce qu’il y a de surprenant, c’est que quand il reçut sa commission, il
en conçut une joie incroyable, et prit cela pour une faveur singulière.
Tout le ciel l’en félicita et lui souhaita un bon succès en sa négociation.
A son retour, les anges ayant appris que cette naissance, dont il avait
porté la nouvelle aux mortels, s’approchait, ils se mirent tous à chanter
et à danser de joie. Un des principaux sujets de cette joie et de cette
danse fut qu’ils apprirent que la conception de Marie avait été immacu
lée et exempte de la tache originelle avec laquelle tous les enfants des
hommes sont conçus.
Il ne faut pas douter que la Vierge n’ait eu ce privilège. 1200 ans se
sont écoulés sans qu’on en ait eu la moindre connaissance ; mais il y a 5
ou 600 ans que cette première aventure fut révélée aux chanoines de
Lyon, hommes divinement inspirés, dont le témoignage par conséquent
est infaillible. Les jacobins en doutent; mais ce sont des malheureux
incrédules qui à cet égard n’ont pas plus de foi que des huguenots ; aussi
notre mère Sainte Église ne les aime pas trop. En effet, avec quel front
ces indévots ont-ils séduit Catherine de Sienne, pour lui faire jouer le
personnage de sainte et de prophétesse, afin que ses révélations contre
la conception immaculée de la Vierge fissent tomber les peuples dans
une effroyable hérésie; les révélations de Brigitte, la sainte des corde-
liers, ne devaient-elles pas prévaloir? Fallait-il un témoignage plus
authentique que cette conception toute divine? Mais cette aventure
n ’est plus de saison.
Les moines, qui sont les dépositaires des révélations divines, nous
apprennent le jour que Joachim connut Anne, et engendra Marie,
comme s’ils en avaient été les témoins oculaires. Ce furent [sic], disent-
ils, le 8 décembre. Comme les carmes étaient déjà au monde, et à ce
qu’ils disent, il se peut faire que Joachim, après la révélation de l’ange,
monte sur le Carmel que le prophète Élie avait fondé un convent de
carmes, et que là, leur découvrant le mystère, il pût leur marquer le jour
auquel Joachim connaissait son épouse dans le dessein de travailler à ce
grand ouvrage, et qu’il se recommanda à leurs prières, et leur fit même
célébrer quelques messes solennelles pour obtenir du ciel toutes sortes
de bénédictions sur cette couche immaculée ou la reine des cieux et de
la terre allait recevoir l’être. Quoi qu’il en soit, la Vierge Marie vint au
monde au bout de 9 mois jour pour jour à compter depuis le 8 décembre
jusqu’au 8 septembre. Ce qui fait voir que les messes sont efficaces.
A cette naissance, tout l’univers fut ému. Les anges descendirent en
foule des cieux, et chantèrent des hymnes et des chansons mélodieuses
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 545
L’ÉDUCATION ET LE MARIAGE
DE LA VIERGE MARIE
23 Carpentras reste fidèle à la coquille du texte de Renoult; Reims corrige en: ans.
548 A N T O N Y M cK ENN A
LA MORT, LA RÉSURRECTION
ET L’ASSOMPTION MIRACULEUSE
DE LA SAINTE VIERGE
mes yeux, lorsqu’un sommeil mortel viendra les fermer, et que mon âme
sortant de mon corps ne rencontre point au terme de sa carrière ces
formes hideuses qu’elle appréhende.»
L’ange, interrompant ce discours, lui dit, «O dame ! Tes vœux sont
exaucés, le ciel ne te peut rien refuser. Celui qui transporta par un che
veux [sic] un prophète de Judée en Babylone, transportera par sa puis
sance jusqu’aux portes de ta maison les apôtres, quoique répandus dans
toutes les parties de l’univers. Ils te verront rendre l’âme, et ils te feront
des obsèques magnifiques. Pour ce qui est des démons, tu n’as rien à
craindre de leur part ; tu leur a[s] brisé la tête. Ils gémissent sous le poids
des chaînes dont tu les a chargés. L’on tremble à ton nom; tu
demande[s] une grâce pour Satan, et non pas pour toi. Paraître en ta pré
sence, c ’est pour lui un double enfer. Tes seuls regards sont de nouvelles
flammes qui le dévorent; mais enfin, puisque sa présence peut troubler
ton âme, on va redoubler ses chaînes, et sceller l’abîme. Tu mourras en
paix. Aucun spectre monstrueux ne se présentera devant toi.»
Il dit, et aussitôt il remonta dans les cieux avec le même éclat qu’il
en était descendu. La palme, après son départ, devint une couleur ver
dâtre et se chargea de feuilles dorées, dont chacune rendit autant d’éclat
que l’aurore qui précède le lever du soleil. La déesse, ou plutôt la Vierge
se met au lit, une douce langueur la saisit, la mort approche pas à pas et
comme d ’une manière insensible, et non pas avec ce terrible appareil et
ces violents efforts qu’elle fait voir et sentir au reste des mortels. Mais
détournons pour un moment nos yeux de cette divine moribonde, et
voyons les miracles que Dieu va faire pour assembler les apôtres, afin
qu’elle leur fasse ses derniers adieux. Saint Jean prêchait alors à Éphèse,
et à peine eut-il atteint le milieu de son sermon qu’une nuée blanche
l’environnant le déroba aux yeux de ses auditeurs, et le porta jusqu’à la
porte de la maison de la malade. Il y entre, il approche de la ruelle du lit ;
Marie le voit et, pleurant de joie, lui adresse ces paroles : « Ah ! Jean,
mon fils, souviens-toi aujourd’hui des denières paroles de ton maître par
lesquelles il te recommanda d ’avoir soin de moi comme de ta mère;
encore quelques heures et tu vas me perdre pour ce monde. Je te recom
mande ce corps qui a porté le fruit de vie. Les juifs ont formé entre eux
une conspiration contre moi. Ils ne font qu’attendre que mon âme s’en
vole pour s’emparer de ma chait comme d’une proie dont ils sont affa
més. Nous avons crucifié le fils, disent-ils, et nous brûlerons le cadavre
de la mère. Ce corps est donc le dépôt que je te confie. Préserve-le de la
fureur judaïque, et le portant au sépulcre, n’oublie pas de faire porter
devant lui cette palme qu’un ange m ’a apportée du ciel.
«Vierge, s’écria Jean, fasse le ciel que les autres apôtres reçoivent
tes adieux et ta bénédiction, afin que tous ensemble nous puissions
550 A N T O N Y M cK ENN A
résister aux efforts de tes ennemis, te faire des obsèques dignes de tes
mérites, et célébrer paisiblement tes louanges.» Le souhait de saint Jean
fut aussi efficace que le sont tous les jours les paroles des prêtres don la
seule prononciation fait d’un oubli un Dieu. A peine eut-il achevé de
parler qu’il vit tomber du milieu de plusieurs?] nuées tous ses frères à
la porte de Marie. Ils entrèrent et chacun est également surpris de voir
tous les autres. Jean leur explique tout le mystère, et, après le salut reçu
et rendu, et les compliments faits de part et d’autres [sic], on allume la
chandelle bénite, on bénit de l’eau, on fait l’aspersion, on chasse le
diable qui n’avait garde de rester là. On prie, on pleure, on gémit. Sur le
minuit, un vent doux et agréable ouvre les fenêtres de la chambre, une
odeur céleste parfume toute la maison. Une grande lumière l’éclaire, et
la rend semblable au Paradis, et tout à coup on voit entrer le Dieu des
cieux accompagné des anges, des patriarches, des prophètes, des mar
tyrs, des confesseurs, et des vierges. D ’abord cette célèbre compagnie
commença à donner à la moribonde le divertissement d’un agréable
concert. Chacun prit sa partie, la mesure fut battue, la mélodie fut
entendu[e] de tous les assistants avec tant de plaisirs qu’il leur sembla
être dans le ciel, et non pas sur la terre.
Le concert fini, l’Étemel s’approchant de la malade, lui dit: «Viens,
mon élue, viens, ma mignonne, et je te donnerai place en mon siège ; car
j ’ai convoité ta beauté, tes traits m ’ont charmés [ j / c ] , ta candeur m ’a
ravie [s/c].» La Vierge, tombant en extase, ne donna que ces deux
paroles pour réponse: « Seigneur, mon cœur est à toi.» Après cela, les
anges et tous ceux de leur compagnie entonnèrent un second motet, dont
on a retenu toutes les paroles pour être un perpétuel mémorial de cette
célèbre aventure de Marie, laquelle chanta, aussi bien que son fils ; les
anges chantèrent ce premier verset: «Voici celle qui ne connut
d ’hommes, ni de péché, elle recevra la récompense des saintes âmes.»
Le second verset fut chanté par la moribonde en ces termes : « Toutes
générations me diront bienheureuse; car le Tout-puissant m ’a fait de
grandes choses, et son nom est saint.» Enfin, le maître chantre, savoir
Dieu lui-même, chanta aussi son verset, s’adressant à la malade avec ce
compliment affectueux: «Viens, mon épouse, viens du Liban; car tu
seras couronnée.» A ces mots, la Vierge répond et termine ainsi le
concert: «Je pars, car il écrit de moi au commencement du livre que je
fasse, ô Dieu, ta volonté; car mon esprit se réjouît en Dieu qui est mon
Sauveur.» Ces mots furent les derniers qu’elle prononça. Le commen
cement du jour fut la fin de sa vie. Son âme s’envola entre les mains de
celui qui venait de faire le personnage de maître-chantre. «Portez, dit-il
aux apôtres, le corps dans la vallée de Josaphat. Le sépulcre que le ciel
lui destine est déjà fait, il n’est point de mains d ’hommes; c ’est un
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 551
1 L’irréligion est une tradition de l’armée au XVIIIe siècle, comme le rappelle R. Mor
tier dans son édition des Difficultés sur la religion, Bruxelles, Presses Universitaires
de Bruxelles, 1970, p. 38, sv.
2 Des esprits forts, 16.
556 ALA IN NIDERST
Les idées sont voilées et il manque aux comportements des idées pour
les structurer et les ennoblir.
Ce manque se fait davantage sentir, quand le libertinage passe chez
des hommes plus instruits que les «jeunes éventés» des cours et des
camps. Le président des Maisons et sa femme, nous dit Saint-Simon,
«eurent ce fils unique pour lequel ils mirent tous leurs soins à chercher
un homme d’esprit et de mise, qui joignît la connoissance du monde à
une belle littérature, union bien rare, mais ce qui l’est encore plus, et
dont le père et la mère firent également leur capital, un précepteur qui
n’eût aucune religion, et qui par principe élevât avec soin leur fils à n’en
point avoir...»5. Le libertinage est passé de l’Epée à la Robe, ce qui sup
pose une démarche plus concertée, plus de philosophie, plus de militan
tisme aussi. La Bruyère, le philosophe chrétien, vilipende les P.T.S., ces
«âm es sales, pétries de boue et d ’ordure»6. Ils sont sortis de rien, ils ont
commencé par être laquais. Ils sont devenus fabuleusement riches. Ils
ne sont «ni parents ni amis ni citoyens ni chrétiens»7. En 1708 est créé
Turcaret. Entre 1707 et 1710 paraissent plusieurs libelles contre les
financiers, encouragés certainement par le pouvoir, car on envisage
d’instituer une chambre de justice contre les traitants. Ce sont La Nou
velle Ecole publique des Financiers ou l ’art de voler sans ailes p a r
toutes les régions du monde, Les Partisans demasquez, Plûton matôtier,
Les tours industrieux, subtils et gaillards de la maltôte, L ’art de plum er
la pou le sans crier*. En mars 1716 commence de fonctionner une
chambre de justice créée par le régent. Elle siégera un an. C ’est alors
que Challe écrit ses M ém oires qui ressemblent si souvent à un libelle à
allure autobiographique contre les traitants. Dans tous ces écrits la
débauche et l’incroyance des financiers sont soulignées. Le mercredi
des cendres on s’amuse bien chez Mme de Bragelonne; «nous y pas
sâmes encore la nuit entière à rire, à danser, à boir, & à faire la même vie
des jours precedents»9. Deschiens attend la mort «avec tranquillité» et
l’auteur du Plûton M altôtier n ’est pas loin d’admirer cette extraordi
naire sérénité : « Quelle constance pour un Financier de 80 & quelques
années? qui a vieilli dans toute sorte de desordre, qui n’a vécu que du
plus pur sang de ses freres, qui ne craint point de rendre compte de tant
de vols & de brigandages qu’il a commis depuis qu’il est au monde, &
qui regarde la sortie d’un visage aussi riant, que le plus saint Anacho-
rette dont les Histoires aient jamais parlé.»10 Constance attestée dans les
M ém oires de Challe", où sont également rappelées l’impénitence finale
de Thévenin, qui dit à son confesseur: «Je vous prie de me laisser en
repos, je m ’en dirai plus en un quart d ’heure, que vous m ’en diriez en
cent an s» 12, et celle de Le Gendre, qui «voulut mourir comme il avait
vécu, abîmé dans les affaires du monde, sans aucun soin de celles de
l’éternité»13.
Exagérations de pamphlétaires ? Nous retrouvons le grand problème
que soulèvent tous les écrits où les libertins sont dénoncés. Doit-on
croire ces accusations ou n’y voir qu’un topos de la ditribe? Ne traite-t
on pas toujours de libertins ceux qu’on veut abattre?
Avouons toutefois que le libertinage, qui semble assez rare et très
superficiel dans l’Epée, encore plus rare mais plus profond dans la
Robe, paraît fort répandu chez les traitants. Ils n’ont ni foi ni morale.
«Ils tiennent un rang dans le Roïaume qu’il est difficile à distinguer
d’entre les Ducs, les Princes, & tous les Etats qui le composent (...) ils
commandent, ils font les maîtres, ils gouvernent», lit-on dans la Nou
velle Ecole Publique des Finances 14. Ou, comme il est dit avec plus de
gravité et de véhémence dans Plûton M altôtier. « Les Partisans font la
loi aux Rois, aux princes, & à toutes les Puissances du monde, leur pou
voir passe l’imagination, tous les peuples sont absolument sous leur
dépendance ; car les Rois & les Ministres ne font que leur prêter leurs
noms, ils font eux-mêmes les Edits & toutes les Déclarations qui se
publient, ils levent tel impôt qu’il leur plait, ils les augmentent à pro
portion que l’appetit leur vient, en un mot ils regnent seuls dans la
dépendance de tout le genre humain »15.
Là aussi nous pouvons croire à une exagération, au moins à une sim
plification, inspirées par la polémique. Mais enfin quels que soient les
cas personnels et toutes les nuances qu’ils entraînent, les P.T.S. après
1680 sont honnis et craints. Craints pour leur pouvoir, honnis pour leurs
débauches et leur mécréance.
16 De la mode, 21.
17 Selon les termes de sa Préface au Discours à iA cadém ie.
D E L’ORIGINE DES M ANUSCRITS CLA NDESTIN S 56 1
18 Sur tous ces épisodes, sur le visage et la carrière de Fontenelle à cette époque, voir
notre Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702), Paris, Nizet, 1972, et
notre Fontenelle, Paris, Pion, 1991.
19 La Bruyère, portrait de Cydias, De la conversation, 22.
20 Horace, A Mgr. le Cardinal Duc de Richelieu: «Depuis que j ’ai l’honneur d’être à
Votre Eminence.»
21 L'Ame matérielle, p. p. Alain Niderst, Rouen, Publications de l'Université de
Rouen, 1971, 2e éd. revue, corrigée, enrichie (avec une nouvelle introduction et l’in
dication de sources supplémentaires) sur internet, http://www.Voltaire, ox. ac. uk/
tx / lp / 1.
562 ALA IN NIDERST
qui ont alors tant de puissance. On se souvient pour les servir des tech
niques apprises à l’école. Peut-être même ne se gêne-t-on pas pour sous-
traiter l’ouvrage, ce qui allège le labeur et dilue la responsabilité. Ainsi
pouvons nous comprendre qu’il soit si difficile de parvenir à des attri
butions assurées de ces écrits. Ils peuvent émaner de beaux, voire de
grands, esprits, qui ne se fatiguent pas trop et ne cherchent qu’à gagner
trois sous. Ils doivent être plus souvent l’œuvre d ’obscurs auteurs beso
gneux, scolaires et sans scrupules.
La grande source est le Dictionnaire de Bayle, et La Barre de Beau
marchais l’explique admirablement:
« 1. avoir par achat ou par emprunt (...) un Dictionnaire de Moreri, et
surtout celui de Bayle; voilà en quoi doit consister la bibliothèque d’un
jeune savant, ou du moins celle d’un jeune homme qui veut jeter de la
poudre aux yeux de ses lecteurs. 2. (...) savoir en détacher, habilement
ou non, des morceaux frappants ou curieux, et avec cela seul on se met
d ’abord et à peu de frais, en possession de l’érudition vaste et profonde
qui a coûté tant de sueurs et de veilles aux grands hommes que l’on
dépouille. Surtout il faut bien se garder d’indiquer ni les articles ni les
pages d’où est tiré ce que l’on emprunte. On trouve dans les œuvres de
Bayle des citations toutes digérées ; il ne faut que savoir lire et transcrire
ce qu’on écrit (...) Un peu de critique des auteurs cités fait bien, et donne
bonne idée du discernement de celui qui cite ; cela se trouve encore tout
préparé dans le Dictionnaire de Bayle...»22
S ’y ajoutent maints livres : récits de voyages, traités de théologie, de
morale ou de philosophie, qu’on n’a pas lus et qu’on ne connaît qu’à tra
vers les périodiques, surtout ceux des protestants français réfugiés en
Hollande, Bayle, Larroque, Basnage de Beauval, Le Clerc.
Les auteurs sont à la fois très désinvoltes et très habiles. Désinvoltes,
puisqu’ils ne se gênent pas pour insérer dans un manuscrit des extraits
pris dans un autre manuscrit et qu’à la limite beaucoup de ces textes clan
destins paraissent des morceaux découpés d’une manière ou d’une autre
dans une trame unique, qui serait gigantesque. De fait, ces écrits sont
souvent présentés comme des traductions du Theophrastus redivivus.
Mais ils ne doivent pas grand chose au véritable Theophrastus redivivus.
Ils doivent beaucoup plus à Bayle et à ses contemporains, qui formèrent
comme un nouveau Theophrastus plus moderne et plus complexe.
L’habileté est parfois indéniable. De la compilation les propagan
distes savent glisser à la fiction et presque au roman. Ainsi Y H istoire
22 Selon La Barre de Beaumarchais, cité par Aubrey Rosenberg dans Nicolas Gueude-
ville and his work (1652-172?), Nijhoff Publishers, The Hague, Boston, London,
1982, p. 6.
DE L’ORIGINE DES M ANU SCR ITS CLA NDESTIN S 563
23 Nouveaux voyages, La Haye, Frères Lhonoré, 1709, t. II, p. 115: le Dieu chrétien
jugé «capricieux», t. II, p. 103 sv. : « Ils n’ont jamais eû cette sorte de fureur aveugle
que nous appelions amour. Ils se contentent d’une amitié tendre...», t. II, p. 149:
l’assimilation de la nature à «notre mère commune», l’abolition des médecins, des
chirurgiens, des cuisiniers, des pâtissiers, des tailleurs et des avocats. Voir notre
article, «A propos de VHistoire des Ajaoiens», dans «D iversité, c'est ma devise»
Fertschrift fu r Jürgen Grimm, Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century
Lite rature, 1994, p. 375-384.
24 Difficultés, p. 163.
25 Ibid, p. 245.
26 Ibid., p. 67 ; Nouveaux voyages, 1.1, p. 19, t. II, p. 95.
27 Difficultés, p. 94; Nouveaux voyages, 1.1, p. 15.
28 Bayle, Œuvres, La Haye, Compagnie des Libraires, 1737, t. III, p. 737 ; Difficultés,
p. 169.
29 Difficultés, p. 45.
30 Ibid., p. 107.
31 Ainsi p. 131 : «Il est à croire que Socin, Benner, Luther, Calvin, Ochin et Bèze
étoient très bon papistes à vingt six ans.»
564 ALAIN NIDERST
32 Ibid., p. 48.
33 Ibid., p. 127.
34 Ibid., p. 162.
35 Ibid., p. 219.
36 Voir l’article de Frédéric D eloffre et W illiam Trapnell, «T h e identity o f the Mili
taire philosophe : further evid en ce», Studies on Voltaire and the Eighteenth C en
tury, 341, 1996, p. 27-60. Les auteurs se sont égarés au sujet des ducs de Bretagne.
Ils citent, en effet, un duc de Bretagne, mort le 8 mars 1712, et affirment que le futur
Louis X V fut le second duc de Bretagne. Cela les amène à situer la rédaction du
texte après mars 1712. La réalité est tout autre. Le duc de Bourgogne, petit-fils de
L ouis XIV, eut trois fils: un premier duc de Bretagne né le 25 juin 1704 et mort le
13 avril 1705, un second duc de Bretagne, né le 8 janvier 1707 (celui qu’évoquent
F. D eloffre et W. Trapnell) et le futur Louis XV, qui ne fut jamais duc de Bretagne,
mais duc d ’Anjou. Le manuscrit fait allusion à la mort d’un duc de Bretagne et à la
naissance d ’un autre duc de Bretagne, qui remplace le premier. Il est donc évident
qu’il fut rédigé après la naissance et avant la mort du second duc, soit entre janvier
1707 et mars 1712.
37 Difficultés, p. 169 : il donne la référence: page 265, ce qui réfère à la troisièm e édi
tion parue en 1699.
38 Ibid., p. 167.
39 Ibid., p. 85.
DE L’ORIGINE DES MANUSCRITS CLANDESTINS 565
40 Ibid., p. 323.
41 D ictionnaire ph ilosoph iqu e de la religion, 1772, t. IV, p. 67: « L e Militaire P hilo
sophe qui se dit ancien officier Dragon & qui n’est qu’un échappé d’Université,
com m e il paroît à sa maniéré d ’ecrire.»
42 Difficultés, p. 86, 109.
43 Difficultés, p. 163.
566 ALAIN NIDERST
naires, des officiers qui servaient dans les colonies, tel Lahontan, des pirates qui
allaient des Caraïbes aux Indes... On ne peut d ’autre part lire Les Illustres Fran
çaises com m e une autobiographie: le roman contient sans doute des souvenirs de
Challe, m ais rien n ’indique qu’il ait été dans une Académ ie militaire com m e
Dupuis, ni que l ’histoire de Jussy et de M m e de M ongey soit la sienne. Enfin, il ne
nous sem ble pas que l ’auteur des Difficultés ait fait une seule campagne, et rien ne
prouve que la «lettre édifiante et curieuse» d ’un jésuite missionnaire, qui jadis avait
été régent de collège, fût c elle que le R Barbier écrivit en 1711. Combien d ’anciens
régents de co llèg es donnèrent de ces «lettres édifiantes et curieuses» dans les
années 1700? Au m oins une trentaine sans doute... D ’ailleurs datée de Pinneypundi
le 1er décem bre 1711, la lettre du P. Barbier ne put parvenir en France avant mai
1712, et nous avons vu (note 36) que les Difficultés ont été rédigées avant mars
1712.
46 Dans c e cas, puisque le recours à la rhétorique et à l ’imaginaire serait à peu près
aussi important, que l ’auteur soit Challe, Saint-Hyacinthe ou Lahontan, il paraît rai
sonnable de préférer Saint-Hyacinthe, à qui les gens du dix-huitièm e siècle ont
attribué Le M ilitaire Philosophe, et qui seul des trois a exactem ent la même philo
sophie et la m êm e m éthode (disons cartésienne, pour simplifier) que l’auteur des
Difficultés.
568 ALAIN NIDERST
A la in N i d e r s t
Université de Rouen
QUESTIONS
SUR LES RECUEILS DE MANUSCRITS
PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS
On sait depuis 1979 que les Difficultés sont de Robert Challe (1659-1721), voir
F. D eloffre, «Robert Challe, père du déism e français», R.H.L.F., 79 (1979), p. 947-
980.
A. Thom son et F. W eil, «M anuscrits et éditions de VExamen de la religion », Le
Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine,, éd. O. Bloch, Paris, Vrin,
1982, p. 177-185; A. Thomson, «UExam en de la religion», Filosofia e religione
nella letteratura clandestina, ed. G. Canziani, Milan, FrancoAngeli ; G. M on,
«UExamen de la religion au XVIIIe siè c le » . Censure et clandestinité aux XVIIe et
XVIIIe siècles, dans La Lettre clandestine, n° 6, 1997, Paris, Presses de l ’Univers
de Paris-Sorbonne, p. 201-228.
570 GENEVIÈVE ARTIGAS-MENANT
logien... par Gaultier, médecin à Niort, paru chez Jean Elies en 17143.
Cet extrait s’inspire d’un autre manuscrit dont on connaît un seul exem
plaire, à la Bibliothèque de l’Arsenal, Nouvelle Philosophie sceptique4.
Une édition, sans lieu ni date, de Parité de la vie et de la mort réunit ce
traité à deux autres textes, tous les deux datés de 1771, sous le titre de
Pièces philosophiques5.
Ainsi les trois traités qui voisinent avec Saül sous la reliure du
manuscrit 1192 de la Bibliothèque Mazarine sont les plus purs témoins
de la diffusion manuscrite clandestine, anonyme ou non, des théories
déiste, athée et matérialiste conçues dans le premier quart du siècle. La
question paraît facile à régler. Les spécialistes des manuscrits philoso
phiques clandestins s’occuperont des trois traités répertoriés et rejette
ront Saül comme un accident dû au procédé des recueils factices. Mais
les choses ne sont pas si simples. D ’une part le recueil abrite cinq autres
manuscrits dont deux sont, comme Saül, des copies d’imprimés de Vol
taire. D ’autre part, la tragédie biblique figure dans le recueil imprimé
édité par Voltaire en 1764 sous le titre d 'Évangile de la raison, à côté du
Testament de Jean M eslier et de Y Examen de la religion, pour ne citer
que deux fleurons de la littérature philosophique clandestine d ’origine
manuscrite. Cet imbroglio n’est pas exceptionnel; la nature de Saül en
fait un cas extrême, mais pas unique, et le mérite du manuscrit 1192 est
de faire apparaître de façon plus voyante qu’un autre les difficultés que
soulèvent les recueils de manuscrits philosophiques clandestins, et qui
concernent notamment les relations des textes entre eux à l’intérieur
d ’un recueil manuscrit et les relations entre les recueils manuscrits et les
recueils imprimés. Elles touchent de façon aiguë à la délimitation du
corpus. Avant, non pas d ’y répondre, mais d ’essayer de poser ces ques
tions, il convient de retracer rapidement la réception du manuscrit 1192
de la Bibliothèque Mazarine au XXe siècle.
en effet que tous les textes ont été recopiés et donc qu’il a existé au
moins un état antérieur de chaque pièce. L’hypothèse est déjà vérifiée
pour dix-huit d ’entre eux dont on connaît maintenant un ou plusieurs
autres exemplaires, découverts entre 1938 et 199614. Les Caractères de
la religion chrétienne et Y Essai sur les facultés de l ’âme, quant à eux,
font partie des trente-quatre traités qui sont encore aujourd’hui des
exemplaires uniques. Leur présence dans le corpus se justifie-t-elle et
Wade a-t-il eu raison de les y intégrer?
Oui. D ’abord parce que l’unicité d ’un manuscrit peut et doit tou
jours, sauf preuve absolue du contraire, être considérée comme provi
soire. Ensuite parce que la lecture démontre leur parenté avec les trois
autres textes déjà répertoriés du recueil, les deux que Lanson désignait
d ’abord à l’attention du chercheur et Parité de la vie et de la mort dont
les deux états prouvent la circulation. Il ne s’agit pas d’une parenté de
doctrine philosophique, pas plus qu’il n ’y en a entre les Doutes et le Sys
tème de religion purem ent naturelle, mais d’une parenté d’intention cri
tique. Les Caractères de la religion chrétienne n’ont rien à envier à la
violence antichrétienne du Système de religion purement naturelle. Le
matérialisme de Y Essai sur les facultés de l ’âme appelle le rapproche
ment avec Parité de la vie et de la mort. On ne doit cependant pas igno
rer que la question de l’appartenance des Caractères et de YEssai au
corpus clandestin ne se serait sans doute jamais posée en dehors d ’un
recueil. Il y a peu de chances en effet pour qu’on ait remarqué ces exem
plaires uniques s'ils s’étaient trouvés dispersés chacun sous une cou
verture isolée. Le recueil a donc joué un rôle décisif, que l’on pourrait
qualifier de «contam ination», dans l’intégration des pièces un et quatre
du manuscrit 1192 à la famille désignée par Lanson. Mais comment
expliquer le fonctionnement de ce mécanisme à un moment précis et
dans des limites précises ?
Il est tout à fait explicable que la liste des manuscrits philosophiques
clandestins s’allonge ; c ’était bien le résultat escompté par Gustave Lan
son puisqu’il appelait expressément les chercheurs à poursuivre l’inves
tigation commencée, mais ce qui est à première vue plus problématique
c’est qu’elle se soit allongée entre 1912 et 1938 de titres que Lanson
connaissait mais qu’il n’avait pas retenus. Cette circonstance particu
lière est parfaitement vérifiable lorsqu’il s’agit des pièces d’un recueil,
comme dans le cas des C aractères de la religion chrétienne, de Y Essai
sur les facultés de l ’âme et de Parité de la vie et de la mort, pièces un,
quatre et sept du recueil 1192. L’apparente divergence est d’autant plus
15 Ira O. Wade ne signale pas la mention «dix-huitièm e siècle» qui est portée sur
Parité de la vie et de la mort, mais il dit à propos d’un autre manuscrit qu’une telle
mention est énigmatique et im précise, op. cit, p. 255. G. Lanson croit que cette m en
tion prouve que la copie des Doutes date du XIXe siècle, art. cit. p. 293, n. 3. Nous
ne pouvons plus maintenant douter que le recueil manuscrit 1192 date du XVIIIe
siècle. M. Pierre Gasnault, dans la préface qu’il a écrite pour le volum e (à paraître)
de VInventaire des manuscrits philosophiques clandestins consacré à la B iblio
thèque Mazarine, dont il était alors le Directeur, a souligné que ce recueil fait partie
d ’une collection entrée à la Bibliothèque en 1799. Je remercie M. Pierre Gasnault de
sa collaboration si éclairée et M. Christian Péligry, son successeur, de l ’intérêt qu’il
accorde lui aussi à l ’entreprise de l ’inventaire.
LES MANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS 575
on découvre qu’on peut y voir un recueil d ’une grande unité. Unité d ’un
type nouveau, qu’on pourrait appeler chronologique. Sept des neuf
pièces qu’il contient sont datées, ou indubitablement datables, des
années 1760 à 1763. Quatre d ’entre elles, par l’inscription d’une date
sur le manuscrit lui-même: les pièces un, Caractères de la religion
chrétienne, quatre, Essai sur les facultés de l ’âme, cinq, Sermon du rab
bin Akib, six, Titre Impudicité. Deux par déduction d ’après la date de
l’imprimé : Conversation de M. L’Intendant des menus avec l ’A bbé Gri-
zel, et Saül. La pièce sept enfin, Parité de la vie et de la mort, par l’ana
lyse des critères matériels.
Les pièces deux et trois, Système de religion purem ent naturelle et
Les Doutes, étaient, on l’a vu, les seules du recueil à justifier pleinement
la distinction de Lanson et de Wade entre la date de rédaction et la date
de copie. Ce n’est pas une raison cependant pour s’en tenir comme eux
à la date de la rédaction et pour négliger la date de la copie. Il faut donc
au contraire les examiner avec des critères objectifs. On constate alors
qu’à la différence de Saül dont nous reparlerons plus tard, huit des neuf
pièces du manuscrit 1192 sont écrites sur du papier de même filigrane21.
Quant aux écritures, on connaît les risques d’erreur, les difficultés
d ’identification, les variations possibles de la même main et à l’intérieur
d ’une même pièce, en raison de l’encre, de la fatigue, du rythme, etc. On
peut toutefois affirmer que les pièces deux et trois font partie d ’un
même ensemble qui inclut les huit premières: même papier, même pré
sentation, retour de la même écriture d’une pièce à l’autre. La conclu
sion s’impose: les copies des deux manuscrits philosophiques clandes
tins les plus authentiques du recueil 1192 de la Bibliothèque Mazarine,
dont la rédaction originelle remonte au début du siècle, n’échappent pas
à l’unité chronologique du recueil. Cela veut dire qu’à un moment pré
cis après 1760 au plus tôt, 1763 au plus tard, quelqu’un a copié ou fait
copier huit textes de nature et de provenance différentes. Faut-il les lire
aujourd’hui en fonction uniquement de leur date de rédaction, quand on
peut ou croit la connaître? Faut-il les considérer isolément, ou par petits
groupes constitués en fonction d’unités théoriques vraisemblables?
Peut-on vraiment exclure l’idée qu’à un moment donné s’est exprimée
une volonté de rapprochement, de confrontation, de collection, d’accu
mulation même tout simplement, de ces huit textes? Il n’est pas super
flu, en tout cas, de se poser la question et de se demander par conséquent
si l’unité chronologique indiscutable qui caractérise le recueil manuscrit
1192 de la Bibliothèque Mazarine, mais qui n’avait pas retenu Lanson
et Wade, correspond à une cohérence interne. S’il s’agissait d’un cas
26 Norman L. Torrey, com pte rendu de The Clandestine Organization... dans The
Rom anic R eview , X X X , 1939, p. 205-209.
27 Voir en particulier : Ira O. Wade, Voltaire an d M adam e du Châtelet, an essay on the
in tellectu a la ctivity a t C irey, Princeton University Press, 1941 ; R. Pomeau, Im R eli
gion de Voltaire, Paris, N izet, 1956 (plusieurs rééditions); M.-H. Cotoni, L ’Exégèse
du N ouveau Testam ent dans la p h ilosoph ie fra n ça ise du dix-huitièm e siècle, Studies
on Voltaire a n d the eighteenth Century 220, Oxford, 1984: A. McKenna, D e P ascal
à Voltaire, Studies on Voltaire, 276-277, Oxford, 1990; G. Artigas-Menant, « D e
l ’austérité au sourire: Voltaire et les manuscrits philosophiques clandestins»,
Humour, ironie e t hum anism e dans la littératu re fran çaise. M élanges en l ’honneur
d e Jacques Van den H euvel, Paris, Cham pion, 1999, p. 1-18. Sur le rapprochement
entre Saül et le Catéchism e d'un honnête homme, sous le titre d ’Entretien d ’un
p rê tre grec e t d'un homme d e bien (variante pour D ialogue entre un c a lo y er et un
hom m e de bien) voir F. W eil, « Lévesque de Burigny au secours de la religion chré
tien ne», L a L ettre clandestine n° 2 (1993), rééd. P.U.P.S., 1999, p. 199-206 et n. 26
p. 204. Je remercie François M oureau de m ’avoir prêté deux volum es (II et III) fort
intéressants, d’un recueil manuscrit incom plet, qui réunissent Le D in erd u C om te de
Boulainvilliers, et le Sermon du Rabin A kib (t. II) avec La Religion analysée p a r Mr.
D u M arsays (t. III).
LES M ANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 581
28 Voir à ce sujet R. Pomeau, op. cit. , p. 182-183 ; J. P. Lee, « Le Sermon des cinquante
de Voltaire, manuscrit clandestin», La Philosophie clandestine à l ’Age classique,
A. M cKenna et A. Mothu éd., Paris, Universitas; Oxford, Voltaire Foundation,
1997, p. 143-151.
29 Le cas du Dîner du Comte de Boulainvilliers est particulier par ce qu’il se trouve
dans un volum e de recueil typiquement factice, Bordeaux 828 X X XVI, qui fait par
tie des 107 volum es des Mémoires de l ’Académ ie des Sciences, Lettres et Arts de
Bordeaux.
582 G ENEVIÈVE ARTIG AS-M ENA NT
31 Le recueil manuscrit Arsenal 2558 ne contient que deux autres pièces : Extrait d ’un
m anuscrit trouvé a p rès la m ort de Jean M eslier... et Essais su r la recherche de la
vérité.
584 GENEVIÈVE ARTIG AS-M ENANT
étonne donc mais il faut admettre qu’il fait partie du même recueil,
copié d ’un même mouvement à la même époque, que Les Caractères de
la religion chrétienne, Système de religion purement naturelle, Les
Doutes, Essai sur les facultés de l'âm e et Parité de la vie et de la mort.
Nous avons vu que ces même critères matériels excluent Saül. La neu
vième pièce est en effet dans un papier différent qu’on a rogné sévère
ment, supprimant par endroits les marges et coupant même certaines
lettres. C ’est ici que l’unité chronologique joue son rôle. Nous avons vu
qu’une quantité de particularités du recueil 1192 permettait de la distin
guer de l’unité matérielle. Saül, écrite d’une autre main et sur un autre
papier que les autres pièces du recueil, échappe à l’unité matérielle mais
pas à l’unité chronologique, puisqu’elle a pu être copiée, comme les huit
autres pièces, à n ’importe quel moment autour de 1763, date de la pre
mière édition32. Ce n’est donc pas par hasard que la reliure d ’origine
parfaitement conservée33 réunit Saül au Sermon du Rabbin Akib, mais
par souci de cohérence, par une volonté comparable à celle qui a présidé
à la composition de Y Évangile de la raison.
Que penser des deux pièces, six et huit, dont les critères matériels et
chronologiques les intègrent au recueil 1192 sous sa forme la plus uni
fiée mais dont la présence surprend au premier abord ? La sixième pièce,
Titre impudicité, étrangère et au corpus manuscrit traditionnel et au cor
pus voltairien est, on l’a vu, tirée d’une sorte de manuel de 1762 contre
les jésuites. Sans le moindre signe de composition pendant quarante-
trois pages au total, seize rubriques d ’une à quatre pages, sans aucun
lien explicite entre elles, sont successivement consacrées à illustrer le
rôle pernicieux de la confession par les exemples de seize jésuites dont
l’immoralité se passe de commentaires et justifie le laconisme du res
ponsable des extraits. Cette espèce de dictionnaire, non alphabétique,
des régicides, crimes d ’état, conséquences abominables de la confes
sion aurait peu de sens relié seul avec Les Doutes ou le Système de reli
gion purem ent naturelle. Mais immédiatement placé après le Sermon du
Rabbin Akib, il en est l’illustration par l’exemple historique. Dans son
dépouillement il complète froidement la parodie grotesque du sermon,
fantaisie littéraire qui stigmatise l’intolérance et le fanatisme à l’occa
sion de l’exécution de Malagrida, «kalender jésuite» accusé de compli
cité d ’attentat contre le roi du Portugal. Les deux se combinent à tel
point que, sans qu’on le lui dise, le lecteur trouvera quelques pages plus
loin, dans Titre Impudicité, la démonstration de la phrase du rabbin
32 Je dis «autour» et non «après» parce qu’on ne peut savoir si la copie de la M aza
rine e sf faite d ’après l ’imprimé ou d’après un manuscrit.
33 Voir ci-dessus n. 15.
LES M ANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 585
Akib : «le feu de la discorde fut allumé dans les guerres civiles par les
confesseurs qui étaient d’un parti, et qui refusaient ce qu’ils appellent
l’absolution à ceux du parti contraire».
Après cette espèce d’appendice objectif au Sermon de Voltaire, on
revient à un traité philosophique avec Parité de la vie et de la mort, puis
juste avant Saül, on retrouve avec l’avant-dernière et huitième pièce, un
opuscule voltairien. La Conversation de M onsieur l ’intendant des
Menus avec M. l ’abbé Grizel, d’abord parue en 1761 sous la forme
d’une brochure, fait partie du cinquième recueil des Nouvelles pièces
fugitives, paru en 1762, la même année que le troisième recueil où
figure le Sermon du rabbin Akib. Sous la forme d’un «petit précis que
chaque lecteur de l’ordre de ceux qui ont le sens commun peut étendre
à son gré», la conversation «fidèlement recueillie» est une satire dialo-
guée où l’opportuniste, borné et pédant abbé Grizel ne se fait pas prier
pour apporter des arguments à son adversaire: «L a France, à parler
sérieusement, est le royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et
de la paresse, de la philosophie et du fanatisme, de la gaieté et du pédan
tisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence.» L’excom
munication est prétexte à brosser un très rapide tableau des procès en
sorcellerie, des convulsionnaires, des conciles, de l’intolérance, de la
cupidité, de la «barbarie» de l’Église.
Comme les deux autres œuvres de Voltaire prises séparément, 1eSer-
mon du rabbin Akib et Saül, et comme Titre Impudicité, la Conversation
de M onsieur l ’intendant des Menus avec M. L’abbé Grizel semble
déplacée si on l’isole avec les cinq manuscrits du corpus de Lanson et
de Wade. Si au contraire on s’attache à lire le recueil 1192 comme un
tout, sans s’occuper de l’origine ni de la date de rédaction de chacune de
ses neuf pièces, sa cohérence ne peut plus faire de doute. Les liens
logiques sont moins apparents peut-être à première vue que dans un
recueil composé comme les Nouvelles Libertés de penser. Mais les
perspectives, pour s’élargir, n’en sont pas moins cohérentes. A la cri
tique historique et métaphysique des fondements de la religion le
recueil ajoute la critique des effets de la religion. De ce fait, le ton
change sans doute, à la sérénité des considérations savantes se juxtapo
sent l’indignation et la verve satirique d ’un lecteur de la Bible ou d ’un
témoin de l’histoire contemporaine. La diversification des effets, loin de
nuire à l’efficacité du recueil, ne fait que la renforcer en prenant le lec
teur par tous les côtés de sa raison et de sa sensibilité.
Geneviève A r t ig a s - M e n a n t
LES SOURCES
Le texte est composé d ’un certain nombre d’extraits des Livres III et
V du D e rerum natura de Lucrèce, dans la traduction française de
Michel de Marolles publiée à Paris en 1659.
Sans entrer dans les détails d ’une chronologie discutée, on sait, et on
savait aux XVIIe et XVIIIe siècles, que Lucrèce a vécu, et composé son
admirable poème D e la nature des choses, au 1er siècle avant notre ère,
d ’où une première question sur la date fantaisiste donnée dans le titre:
environ 900. ans avant jésu s christ.
Sans revenir non plus sur la passionnante histoire de la transmission
et de la circulation des manuscrits pendant les quinze siècles qui ont
suivi4, il importe de rappeler qu’un de ces manuscrits découvert par
Poggio en 1417 fut à l’origine de l’édition princeps de Brescia en 14735,
que Denys Lambin donna son édition magistrale du poème de Lucrèce
en 1563e, et qu’il y eut ensuite, du XVIe au XVIIIe siècle, de nombreuses
éditions du D e rerum natura1, sans que les éditeurs aient jamais appa
remment rencontré de difficultés pour obtenir le permis d’imprimer. Les
préfaciers successifs n’ont certes pas manqué de dénoncer l’impiété ou
l’athéisme qui s’expriment dans le poème, mais pour en exalter aussitôt
la beauté de la langue latine et la force des images poétiques8.
Ainsi, dans son Discours apologétique pour iustifier cette Traduc
tion, & la lecture de cet Ouvrage, & pour servir d ’Eloges à LUCRECE,
Michel de Marolles présente-t-il d’abord Y Objection contre Lucrece :
«Épicure et Lucrèce, dit-on, sont impies. (...) Lucrèce combat l’im
mortalité de l’Âme, il nie la providence des Dieux, oste toute sorte de
Religion du cœur des hommes, & establit le souverain bien dans la
volupté. Je ne l’excuse point en cela.»9 Mais il y répond un peu plus loin
par Y Excellence de Lucrèce, « l’un des plus polis & des plus elegans
Ecrivains de toute la langue latine. (...) Qu’y a-t-il de plus pur? Quoy
de plus net? Que se peut-il imaginer de plus élégant?10
C ’est dire que, plutôt que le philosophe annoncé dans le titre du
manuscrit présenté ici, c ’est d ’abord le poète qui a été reconnu et honoré
pendant toute la Renaissance et le premier âge classique11. Et sans doute
est-ce aussi la richesse et la difficulté de sa langue qui expliquent, en
partie du moins, que les premières traductions en aient été si tardives,
pas avant la seconde moitié du XVIIe siècle12. C ’est ce qu’exprime
d’ailleurs Michel de Marolles, dans la Préface de son édition de 1659,
qui est au fond la véritable source du manuscrit: «... personne iusques
à present n ’a traduit ces Livres en nostre Langue, non plus qu’ils ne
l’ont point esté, que ie sçache, en toutes les autres Langues de l’Europe,
dont il est croyable que la difficulté que luy attribue Quintilien, est la
principale raison.»
13 Voir R ené Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du 17' siècle. Paris,
1983. (1"= éd. 1943), p. 278-279 et passim.
Sainte-Beuve lui a consacré une longue notice dans ses Causeries du lundi:
«L ’A bbé de Marolles ou Le curieux», causeries des lundis 21 et 28 décembre 1857.
T. XIV, p. 107-123 et 126-147.
Voir aussi Antonin Fabre, Les ennemis de Chapelain, Slatkine Reprints, 1971,
(réimpression de la 2e édition de 1897). Le chapitre VII, p .l 18 sqq, est consacré à
l ’abbé de Marolles.
Les Mémoires de Michel de Marolles, ... ont été publiés à Paris en 1656-1657, en
2 vol., et réédités à Amsterdam [Paris] en 1755, en 3 vol.
14 Jean Lesaulnier, Port-Royal insolite. Edition critique du Recueil de choses diverses,
1670-1671, Paris, 1992, p. 115 n.133, et «Index biographique», p. 790.
Antony M cKenna, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des P ensées de
Pascal, 1993, p. 39, n.59.
15 « M. L’Abbé Goujet parlant des Traductions de M arolles, dit que ce Traducteur très
m édiocre, m ais infatigable, se vantoit après un calcul exact d’avoir fait en sa vie 133
124 vers» Journal des Savants, Tables, rubrique M arolles (M ichel de).
16 Le Poète Lucrèce, latin et françois, de la traduction de M. D. M. Paris, T. Quinet,
1650. In-8°, 23 ff., 607 p.
17 Les Six livres de Lucrèce de la nature des choses, traduits p a r Michel de Marolles,
abbé de Villeloin, 2e édition ... à quoy sont adjoustées les petites nottes latines de
Gifanius et la vie d ’Epicure, contenant la doctrine de ce philosophe, tirée de Dio-
gène de Laerce. Paris, G. de Luyne, 1659. In-8°, 7 ff., 306 ff., la suite paginée 307-
536 et index.
Il est probablement aussi l ’auteur d ’une troisièm e édition, en vers, imprimée à Paris
par Jacques Langlois fds en 1677. Les six Livres de Lucrece / De la Nature des
Choses. Ouvrage difficile, que l ’Auteur a essayé de représenter clairement & naï
vement en vers, p a r celuy qui fu t imprimé en Prose dés l ’année 1649. avec Privilege
du Roy.
18 « Il y a prés de quatre ans qu’ ayant eu dessein de revoir ma Traduction pour la rendre
plus iuste & plus correcte qu’elle n’estoit la premiere fois, ie profitay des bons advis
que m ’en donna l ’un des plus grands Sçavants hom m es de son Siecle, Pierre
DIVERS SENTIM ENTS DE LUCRÈCE 591
G assendi, peu de iours avant sa mort. Il m ’y marqua de sa propre main tous les
endroits, où il crût qu’il estoit nécessaire de retoucher; de sorte qu’en cela m esm e,
il m e donna beaucoup de marques de sa bienveillance: Et certes ie ne puis nier que
ie ne luy sois redevable de beaucoup de vues & de corrections importantes que i ’ay
em ployées dans cette seconde Edition.»
G assendi connaissait par cœur «Lucrece tout entier», nous dit Bem ier dans l ’avis
Au lecteur de son Abrégé de la Philosophie de Gassendi (p. 12, dans l ’édition don
née en 1992 par S. Murr et G. Stefani).
19 B ayle, Dictionnaire historique et critique, 3' édition, Rotterdam, 1720: Article
Lucrèce, Remarque P.
Antonin Fabre, Les ennemis de Chapelain, op. cit., p. 156.
20 Lettres de Gui Patin, éd. Réveillé-Parise, 1846; t. III, p. 14.
21 «C ette traduction françoise de Stace par l ’abbé de M arolle est un de ces maux dont
nostre langue est affligée. Ce personnage qui a fait vœu de traduire tous les vers
latins anciens et a presque desja accom pli son vœu, n’ayant pardonné ni à Plaute, ni
à L ucrèce, ni à Catulle, H bulle, Properce, ni à Horace, ni à Virgile, ni à Lucain, ni à
Perse, ni à Juvenal, ni à Martial, ni à Stace m esm e com m e vous avés veu. Vostre
O vide s ’en est defendu avec Sénèque le Tragique, Terence, Valer[ius] Flaccfus],
Silius Italicus et Claudian, mais je ne les en tiens pas pour sauvés, et toute la grâce
qu’ils en peuvent prétendre, c ’est celle du C yclope à U lysse, c ’est d’estre assassinés
des derniers.» Lettre du 2 janvier 1659 « à N icolas H einsius, secrétaire latin de M es
sieurs des Estats, à La Haye », citée dans Lettres de Chapelain, (éditées par Philippe
Tam izey de Larroque, Paris, 1 8 8 0 -1 8 8 3 ,2 vol.), II, 6.
22 Lettre du 25 avril 1662 « à M. Bem ier,m édecin du Grand M ogol, à D elli»; idem, II,
225.
Sur cette traduction, perdue, de Lucrèce par M olière, voir en particulier Œuvres de
Molière, édition Despois-M esnard, 1873-1912: t. XI, p. 51 ; t. V, «A ddition aux
notes du M isanthrope», p. 559-561 ; t. X, «N o tice biographique», p. 53-54 et 481.
23 A rticle Lucrece, Remarque P.
592 ELISABETH Q UENNEHEN
LE TEX T E DU M AN USCRIT
encore deviner de ce qui nous est depuis venu familier ; mais les choses
pareilles se joignirent ensemble, le monde fût distingué, les membres se
divisèrent, et les grandes parties se rangèrent diversement formées
qu’elles êtoient de toutes sortes de principes dont la discorde troubloit
les intervalles, en telle sorte que le ciel fût éloigné de la terre, la mer se
logea à part, et les feux se separerent en la région étherée.
les corps des principes de la terre étant plus pesants, et plus entrelas-
sés que les autres s’assemblèrent au milieu, et s’arrangèrent dans la par
tie la plus basse, et d ’autant plus qu’ils se serroient entre eux, ils expri
mèrent plus fortement ceux qui composèrent la mer, les astres, et le
firmament, ces choses là étant composées d’atomes plus polis, plus
ronds, et d ’éléments bien plus petits que la terre, de sorte que le ciel
étoilé s’eleva le premier des parties de la terre par ses conduits qui
êtoient rares, et dans sa legereté il enleva plusieurs feux celestes à sa
suite, de même que quand nous voyons le soleil du matin enlever la
rosée dont les herbes sont fleuries, l’humide des lieux marécagers, que
les rivieres exaltent3 des broüillards, et qu’alors la terre même semble
pousser des fumées, ce qui étant assemblés au dessus de nous forment
des nuages qui couvrent la face du ciel, ainsy donc le ciel leger, et fluide
étant renforcé en sa circonférence devint comme une enceinte entiere,
fût épandu de tous côtés, et enveloppa toutes les autres choses d ’un
vaste embrassement, les principes de la lune, et du soleil suivirent ceux
du ciel, des quels le ciel, ny la terre ne s’approprient point pour n’être ny
si pesants, ny si serrés qu’ils pussent descendre en bas, ny si legers
qu’ils pussent jusqu’au plus haut; et toutefois ils sont tellement entre les
2. qu’ils y tiennent comme rang de corps vivants, et sont des parties les
plus considérables du monde..e la même sorte que tandis qu’il y a en
nous de certains membres qui se reposent, il y en a d’autres, comme le
cœur qui ne laissent pas de se mouvoir.
La terre se repose.
afin que la terre soit en repos du milieu du monde, son propre far
deau luy doit diminuer peu à peu. elle doit être par le dessous d’une
autre nature que celle quelle a eû proportionnée aux parties aériennes du
monde sur qui elle se repose, de là vient qu’elle ne leur est point à
charge, et qu’elle ne foule point les airs, comme les membres ne sont
point pesants à chaque personne, la tête ne pese point sur le col, et nous
ne sentons point sur nos pieds le fardeau de nôtre corps ; mais toutes les
pesanteurs qui nous viennent de dehors nous blessent souvent, quelques
3 Pour: «exhalent».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 601
petites qu’elles soyent, tant il importe quelle chose soit opposée4 à une
autre: ainsy la terre n ’a point été rapportée en son lieu comme une chose
étrangère, n’y n ’est point venue de dehors pour être joint à des airs
étrangers ; mais ayant été conçue, et formée conjointement dés l’origine
du monde, il semble qu’il en soit une partie certaine, comme nos
membres sont parties de nôtre corps, au reste la terre émüe par les
grands tonnerres ébranle par son mouvement toutes les choses qui sont
au-dessus d ’elle; ce qui ne se pourrait faire aucunement si elle n ’êtoit
etroitement liée avec l’air, et le ciel ; car toutes ces parties là de l’univers
sont jointes entre elles dés le commencement par des racines com
munes, et sont étroitement unies, de même que nôtre ame soutient en
nous la pesante marche5 de nôtre corps, parce qu’elle est jointe, et par
faitement unie avec luy.
Du commencement du monde.
je reviens à la nouveauté du monde, et aux campagnes molles de la
terre, et je dis ce que par un germe recent elle s’efforça de pousser au
jour, elle mit autour des collines toutes sortes d ’herbes verdoyantes, des
prairies enrichies de fleurs garnirent les campagnes, et la nature permit
aux arbres de croitre de la même sorte que la plume, le poil, et la soye
viennent sur les corps des bêtes, et des oyseaux. ainsy la terre nouvelle
porta d’abord les herbes, et les arbrisseaux ; puis elle créa diverses sortes
d ’animaux qui nâquirent de plusieurs façons, et de maniérés diffé
rentes ; pourquoy on laisse à bon droit le nom à la terre, le nom de mere
commune, parce que c ’est de la terre que tout est créé, il y a aussy main
tenant plusieurs animaux sur la terre qui sont engendrés de la pluye, et
de la chaleur du soleil, les oyseaux de toutes les especes laissèrent leurs
œufs étant éclos au printemps, comme les cigales laissent maintenant en
été leur petit etuy pour chercher leur nourriture, alors la terre commença
de produire des hommes, parce qu’il y avoit par toutes les campagnes
beaucoup de chaleur, et d ’humidité, et selon que chaque région se trou-
voit composée, il se trouvoit, ou formoit des matrices attachées par des
racines à la terre, lesquelles s’entrouvrant à mesures que les ambrions
[sic] êtoient parvenus à maturité, et ennuyés des eaux qui y êtoient
contenu [sic], demandoient à joüir de l’air.
la nature ouvrait en ces endroits là les pores de la terre, et les pressoit
à verser un suc semblable à du lait, comme les femmes qui ont enfanté
se remplissent d’une pareille humeur, parce que toute la force de l’ali
4 Pour: «apposée».
5 Pour: «m asse».
602 ELISABETH QUENNEHEN
vie des hommes êtoit longue, et ils passoient leurs jours à la façon des
bêtes qui sont errantes de toutes parts.
L’origine de la religion.
il n’est pas douteux que la raison qui a fait reconnoître des dieux
parmy les nations, leur elever des autels avec des cérémonies sacrées,
ainsy qu’il se pratique encore, a été la crainte conçüe dans le cœur des
mortels, ce qui a donné lieu aux fêtes que l’on célébré à l’honneur de
différents dieux, les hommes considéraient d ’un esprit vigilant, et
croyoient même voir en dormant la beauté des dieux, et suivant leurs
différentes imaginations ils leurs attribuoient des forces, des visages et
des formes extraordinaires, et parce qu’ils s’imaginoient les voir tou
jours de même, ils les traitaient d’immortels, et comme ils ne compre-
noient rien de l’ordre des choses, ils les rapportèrent toutes à ces dieux,
et que rien ne se faisoit que par leur volonté, pourquoy ils établirent dans
le ciel des trônes, et des palais pour les dieux, voyant que le soleil, et la
lune roulent de ce côté, et que l’on y voit paroître les changements de la
lune, le jour, la nuit, les étoiles, les feux volages, les nüees, la rosée, la
pluye, la neige, les vents, la foudre, la grêle, la tempête, et les tonnerres.
ô genre humain malheureux qui attribüe toutes ces choses aux dieux,
et qui ajoute à leur esprit l’amertume du courroux. Combien par ce
moyen ont-ils engendrés de plaintes en eux-mêmes, de sollicitudes pour
nous, et de larmes pour la postérité? Ce n’est pas avoir de la pitié6 que
de se faire voir souvent la tête voilée ; tournée du côté d ’une pierre, et de
s’approcher de tous les autels, ny de se prosterner par terre, et d’étendre
ses mains vers le ciel, ny d’arroser les autels du sang des animaux, ou de
faire des vœux, il faudrait bien plustôt considérer tout avec une ame
tranquille ; car lorsque nous regardons tout ce grand monde, le mouve
ment de ces astres, une affliction sensible ne nous vient pas plustôt
serrer le cœur que le soucy en même temps nous fait lever la tête en
haut pour chercher s’il n’y a point pour nous quelque puissance supér
ieure qui par un mouvement imprimé tourne les astres lumineux ; car
l’ignorance des causes agite l’esprit pour sçavoir quelle a été l’origine
du monde, quels sont ses bornes, et jusques à quand ses enceintes sont
capables de supporter un grand mouvement ?
de qui l’esprit n’est-il pas emû par la crainte des dieux? de qui les
membres ne sont ils pas saisis par la peur du tonnerre, lorsque la terre
embrasée tremble sous ses coups? les peuples n’en sent-ils7 pas l’effet?
6 Pour: «piété».
7 Pour: «Les peuples n’en sentent-ils pas l’effet?»
604 ELISABETH QUENNEHEN
8 Marolles: «Ils perissent pour la vanité de quelques statués, & d’un peu de nom.»
9 Pour: « est» .
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 605
aucun air, elle qui n’a pû être arrêtée par nôtre corps beaucoup moins
rare que l’air.
2°. L’on s’apperçoit que l’ame est engendré [sic] avec le corps,
qu’elle croît, et qu’elle vieillit avec luy, comme les enfants courrent
dans un corps infirme, et délicat, ainsy leur esprit est conduit par une
foible lumiere. quand ils sont devenus robustes par un âge plus avancé,
leur jugem ent est aussy plus solide, et la force de leur esprit est aug
mentée, mais le corps étant accablé par la pesanteur de l’age, et tous les
membres ayant perdus leur vigueur, le jugement s’affoiblit, la langue, et
l’esprit se détraquent, et toutes choses diminüent, et défaillent tout à
coup, il y a donc toute apparence que la nature de l’ame se dissipe
comme la fumée qui s’evanoüit en l’air, puisque nous la voyons engen
drer, croître, et succomber enfin sous le fardeau de l’age.
3°. a cecy on peut ajouter que comme nous voyons que le corps est
susceptible de grandes maladies, et de douleurs cruelles; aussy l’esprit
est souvent accueilli de soucis cuisants, de deuils, et de craintes; c ’est
pourquoy il est aussy bien convenable qu’il soit participant de la mort.
4°. il arrive aussy très souvent que l ’esprit se dévoyé dans les mala
dies du corps, il se démonte, et fait proferer des choses extravagantes,
quelquefois il est submergé, et tombe dans un étemel assoupissement
par quelque létargie pesante dont les yeux, et la tête baissée donnent des
signes évidents, sans qu’il puisse entendre la voix, ny connoitre le
visage de ceux qui pour le rappeller à la vie, arrosent de larmes leurs
visages, et leurs joues, c’est pourquoy il faut aussy que vous confessiés
que l’esprit se dissout, puisque les pestes de la maladie penétrent dans
son intérieur; car la douleur, et la maladie sont ouvrières de la mort,
comme on l’a appris au dommage de plusieurs, nous voyons aussy que
l’esprit peut être guéri comme un corps malsain, et que la medecine luy
peut profiter.
5°. pourquoy une pesanteur de membre arrive t’elle à l’homme,
quand la force du vin le surmonte et que son ardeur se divise dans les
veines? ses jam bes embarrassés le font chanceler, sa langue devient
pesante, son esprit est noyé, ses yeux nagent dans l’humide vapeur; cela
vient de ce que la violence du vin trouble l’ame dans le corps, ors ce qui
peut être troublé, et empêché montre bien que si la cause en êtoit un peu
plus violente, celuy seroit une nécessité de périr, et sa vie seroit privée
d ’un âge plus avancé.
il arrive souvent de voir que quelqu’un attaqué d ’un soudain accès
d ’epilepsie est abattu à terre, comme s’il êtoit frappé du tonnerre, il
écume, et fait des plaintes, il tremble de tout son corps, il est hors de
sens, et étend ses nerfs, se tourmente, se met hors d ’haleine, et sans se
tenir en une place, il fatigue tous ses membres à force de les agiter, parce
608 ELISABETH QUENNEHEN
ner qui le soutient, ny qui luy soit plus conjoint, vû qu’il est essentielle
m ent11 lié avec le corps.
9°. le corps, et l’esprit qui est le principe vivifiant, étant joints
ensemble, se maintiennent en vigueur, et jouissent de la vie; mais ny la
seule nature de l’esprit sans le corps ne peut produire par elle même des
sentiments de vie, ny le corps privé de l’ame ne peut durer longtemps;
ny avoir l’usage des sens, c ’est dire que comme l’œil ne peut rien voir
separement sitôt qu’il est arraché, de même il est constant que l’ame, et
l’esprit ne peuvent rien d’eux mêmes sans le corps; car pour ce que
leurs principes étant mêlés parmy les veines, les entrailles, les nerfs, et
les os sont retenus par tout le corps, et n’ont pas la liberté de s’ecarter en
de grands intervalles, ils y excitent les mouvements sensitifs qu’ils ne
peuvent reproduire de la sorte sans le corps, quand après la mort ils sont
dispersés parmy l’air, ou rien n’est capable de les contenir de la sorte;
car l’air deviendroit un corps animé, si l’ame se pouvoit contenir en luy,
et y enfermer les mêmes mouvements qu’elle faisoit dans les nerfs, et
par tout le corps, c’est pourquoy je persiste à dire que l’enveloppe du
corps étant détruite, et les souffles de la vie étant poussés dehors, il faut
de nécessité avoüer que les sentiments de l’esprit sont dissolus12 avec
l’ame, parce que la cause est pareille, et conjointe de l’ame, et du corps.
10°. puisque le corps ne peut souffrir le divorce de l’ame, qu’il ne se
corrompe entièrement, pourquoy douter que l’ame ne se repande, et ne
sorte comme une fumée du profond du corps, et que le corps changé par
une rüine funeste, tombant dans la pourriture, à cause que les fon
dements de l’ame étant ébranlés de leurs places en sont jettés dehors
en s’écoulant par tous les conduits obliques du corps, c ’est ce qui
fait connoitre que la nature de l’ame se disperse en diverses maniérés
par les membres en sortant du corps, et qu’elle est encore par elle même
plustôt separée dans le corps, qu’elle ne le quitte pour s’evaporer en
l’air.
11°. je diray même que l’ame est quelquefois pendant la pleine vie si
ébranlée qu’elle semble s’en aller, et abandonner quelquefois le corps,
alors le visage témoigne la même langueur qu’au moment de la mort, tel
est l’accident qui arrive, quand on dit que quelqu’un a mal au cœur, ou
qu’il est en défaillance, lorsque deja on apprehende pour luy, et chacun
souhaite que le lien de la vie reprenne en luy ses forces ; car alors l’esprit,
et l’ame s’etourdissent, et ils sont abattus ainsy que le corps, en telle sorte
qu’une cause un peu plus forte les pourrait entièrement dissoudre, d’ou
l’on peut croire qu’enfin l’ame poussée hors du corps toute foible qu’elle
11 Pour: «étroitement».
12 Pour: «dissous».
610 ELISABETH QUENNEHEN
13 Pour : « conservation ».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 611
la douleur, parce que l’esprit est tout à fait porté à l’ardeur du combat, et
qu’avec le reste du corps celuy qui s’avance dans la mêlée n ’a pas pris
garde qu’une faulx tranchante luy a emporté le bras gauche avec le bou
clier. un autre ne se souvient pas que sa main droite vient de luy être
coupée, comme il montoit sur un rempart, ou comme il serroit de prés
l’ennemy.
un autre s’efforce de se lever sur sa jam be qui vient de luy être
emportée, tandis que le pied moribond remue ses doigts dans la pous
sière, et la tête de celuy cy separée de son tronc chaud, et vivant, garde
par terre son visage animé, et ses yeux ouverts jusqu’au dernier soupir,
il faut remarquer encore que si quelqu’un peut avec une épée découper
en plusieurs parties la queüe d’un grand serpent, il les verra toutes sépa
rées par cette playe recente se tortiller à part, epancher leur sang, tandis
que le serpent touché d ’une cuisante douleur tourne sa tête en arrière
comme pour mordre la partie qui luy appartenoit auparavant, dira t ’on
que l’ame est tout entiere en chacune de ses parties? il s’en suivrait
donc qu’un seul corps aurait plusieurs ames, celle là donc se trouvant
divisée qui êtoit avec le corps, d’ou il s’en suit toujours qu’il faut par
conséquent que l’un, et l’autre soit quelque chose de mortel, puisqu’il y
a de la division.
17°. que si l’ame est immortelle, et qu’elle s’insinüe au corps de
ceux qui naissent, pourquoy n’est-il pas en nôtre pouvoir de nous sou
venir des choses qui se sont passées avant que nous fussions nés, et
comment se peut-il faire qu’il ne nous en reste pas les moindres idées?
car si la puissance de l’ame est tellement changée que toute la mémoire
des choses luy soit abolie, elle n ’est donc pas a present bien eloignée de
sa mort, d’ou il faut conclure que celle qui subsiste aujourd’hui est créé
depuis peu.
18°. que si la puissance vivante de l’esprit est mise dans nous quand
nôtre corps est parfait, dés le moment que nous sommes engendrés, il
n’êtoit pas besoin que nous la vissions croître dans le sang avec les
membres, et avec tout le corps ; mais qu’elle y vécut seulement par elle
même comme un oyseau dans sa cage, c ’est pourquoy je dis de plus en
plus qu’il ne faut pas croire que les ames soyent sans principes, et sans
être sujettes à la loy de la mort ; car certainement nos ames ne pourraient
se joindre si étroitement avec nos corps, si elles y êtoient envoyées du
dehors ; mais c ’est bien le contraire, comme la chose se démontre clai
rement par elle même, puisqu’elle est tellement conjointe par les veines,
par les entrailles, par les nerfs, et par les os, que même des dents sont
capables de sentiments, comme de maladies, de froideur, de l’eau, ou de
quelque petit caillou trouvé en mâchant le pain; et il n ’y a pas d’appa
rence que les ames qui sont si bien tissuës avec le corps en puissent sor
612 ELISABETH QUENNEHEN
14 Pour: «entrent».
15 Pour: «inanimé».
16 Pour: «sang».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 613
il ne paroit pourtant pas qu’il y aît aucunes voyes par ou l’accès leur en
soit permis, les ames ne se font donc point des membres, ny des corps,
il n ’y a point aussy de raison de dire qu’elles s’insinuent en des corps
parfaits ; car elles ne pourroient y être jointes par des liens si subtiles
comme ils sont, ny elles ne prendraient pas de part aux choses qui les
touchent d ’un commun consentement.
21°. enfin pourquoy une violence impitoyable suit elle incessament
la triste semence des lyons? pourquoy la finesse est-elle donnée aux
renards, et la fuite aux peres qui les ont engendrés17, et qui ont fait cou
ler la peur dans leurs corps ? pourquoy, dis-je, toutes choses sont-elles
engendrées dans les membres dés le commencement de l’age, et du pre
mier instinct? sinon par ce que chaque particulière qualité d’une ame a
une semence déterminée qui fait qu’elle croît avec tout le corps, que si
l’ame êtoit immortelle, et qu’elle eût été accoutumée à changer de
corps, certainement les créatures animées seraient toutes mélangées
dans leurs mœurs, le chien de la race de ceux d’hircanie éviterait sou
vent par la fuite la poursuite des cerfs, l’epervier tremblerait dans l’air
aux approches de la colombe, les hommes seraient sans jugement, et les
bêtes farouches auraient de la raison18; car c ’est un faux raisonnement
qu’on s’est imaginé que l’ame immortelle change de nature en chan
geant de corps, puisque rien ne se change qu’il ne se corrompe, de sorte
qu’il périt, les parties étant penetrées, et changeant de postures; c ’est
pourquoy elles doivent être dissoutes, et divisées dans les membres
mêmes afin de périr finalement avec le corps.
si on dit que les ames des hommes entrent toujours en des corps
humains, je demande comment de l’ame d’un sage il s’est fait celle d’un
fou? pourquoy nul enfant n’est prudent, et pourquoy le poulain d ’une
cavale n’a pas l’adresse d’un cheval, si ce n’est parce qu’une certaine
vigueur de l’ame qui vient du principe de sa semence, croît avec le
corps, et qu’il seroit mal aisé de nier que l’ame ne soit délicate dans un
corps délicat? mais si cela se fait ainsy, il faut de nécessité confesser que
l’ame est mortelle parce qu’elle perd tant de degré de vie, et de son pre
mier sentiment à mesure qu’elle change de membres.
22°. comment l’ame pourra t-elle atteindre avec le corps à la fleur de
l’age souhaité, si elle n’est sa compagne inséparable dés sa premiere ori
gine ? que veux dire qu’elle se retire des membres accablés de vieillesse?
apprehende t-elle de demeurer enfermée dans un corps infecte [s/c]? ou
que la maison ruinée par le temps ne vienne à l’accabler, il n ’y a point de
périls qui puissent menacer une nature immortelles [sic].
17 Marolles: «. . . & la fuite aux Cerfs par les peres qui les ont engendrez,...»
18 Le texte de Marolles donne: « sagesse».
614 ELISABETH QUENNEHEN
23°. de dire que les ames se tiennent toutes prêtes pour se rencontrer
à point nommé aux accomplissements, et à la naissance des corps, et que
toutes immortelles qu’elles sont, elles s’arrêtent en nombres inombrables
à prendre garde à la formation des mortels, et se disputent qui sera la pre
mière, et la victorieuse à s’insinuer dans le nouveau corps, si d ’avanture
il n’y a point un accord si bien fait entre elles pour empêcher toutes sortes
de disputes que la première accourrüe en volant soit logée la première.
24°. enfin comme un arbre ne vient point dans la 2e. région de l’air,
comme les nuages ne s’arrêtent point dans la mer, comme les poissons
ne peuvent vivre sur la terre, comme il n’y a point de sang dans le bois,
ny de séve dans les rochers, et qu’il y a un lieu certain, et bien disposé
pour chaque chose afin qu’elle y croisse, et qu’elle s’y arrête ; de même
la nature de l’ame ne peut subsister seule sans le corps, ny se tenir éloi
gné des nerfs, et du sang ; car si elle le pouvoit, l’esprit seroit bien plus
tôt à la tête, ou aux épaules, ou à la plante des pieds, ou à la partie d ’ou
elle auroit accoutumée de prendre son origine, et demeurerait finale
ment dans le même homme comme dans un vaisseau ; mais par ce qu’il
est certain que dans nôtre corps il y a des lieux disposés séparément
pour le séjour de l’Ame, et de l’esprit, d’autant plus aussi faut il nier que
l’un, et l’autre puisse être engendré, et demeurer autre part que dans le
corps, de là vient que le corps ne peut périr qu’il ne faille avouer en
même temps que l’Ame périt également, quand elle en est separée; et de
fait c ’est manquer de jugem ent de joindre une chose mortelle à quel
qu’une qui joüisse de l’immortalité, et penser qu’elles conspirent, et
concourent mutuellement à faire des actions communes ; car que peut-
on s’imaginer de plus différent, ou de plus séparé, et de plus contraire
que ce qui est mortel soit joint à ce qui est perdurable, et immortel pour
supporter en même compagnie des tempêtes cruelles.
26°.19 toutes les choses qui sont immortelles, je dis étemelles, ou
elles le sont parce qu’êtant doüées d ’un corps solide, elles peuvent
repousser les coups, et demeurer impénétrables contre les atteintes de
quoy que ce soit qui seroit capable de séparer les parties étroitement
liées par dedans, tels que sont les corps de la matiere dont nous avons cy
devant parlé, ou il faut qu’elles puissent durer toujours, étant incapables
de recevoir des impressions comme le vuide qui demeure sans être tou
ché, et ne peut être aucunement blessé, ou parce qu’il n’y a point de lieu
autour d ’elles ou elles puissent se retirer, et se dissoudre comme la
masse universelle qui est étemelle, et hors laquelle il n ’y a pas de lieu ou
elle puisse fuir, ny de corps qui venant, et tombant dedans là de dehors
19 Sic. Mais il s’agit d’une erreur du copiste, car il n’ya pas de coupure dans le texte
(Livre III, v.807-808).
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 615
venir, parce qu’une interruption de la vie en a coupé le fil, et que tous les
mouvements se sont écartés bien loin des sens, il faut que celuy qui est
miserable se rencontre au temps que la misere luy peut arriver; mais
parce que la mort l’en délivre, et qu’elle empêche que celuy là aît autre
fois été, sur qui s’assemblent les mêmes incommodités dans lesquelles
nous sommes a present, nous apprenons qu’il ne nous reste rien à
craindre de la mort; que celuy là ne peut-être miserable qui n ’est plus,
et que celuy qui n’est jamais né ne différé en rien de celuy à qui la mort
immortelle a été20 la vie mortelle.
c ’est pourquoy quand on voit un homme se fâcher de ce qu’après sa
mort son corps pourrira, ou sera dévoré par les bêtes, ou consumé par les
flammes, cela ne vient que d’une suggestion sincere,21 et qu’il a dans le
cœur un certain aiguillon aveugle, quoiqu’il nie de croire qu’il doive
rester aucun sentiment après la mort ; car en ce cas il ne donne pas sin
cèrement ce qu’il promet, ny qu’il s’arrache luy même de la vie, et qu’il
s’en sçache22 dehors, il se forge quelque chose de soy qu’il ne sçait pas,
et qu’il voudrait faire subsister par le trépas, ce qui ne vient que de la
crainte de mourir, ou pour n’avoir pas sçu ce que c ’êtoit que de bien
vivre.
Sur la Mort.
tandis que l’esprit, et le corps sont assoupis dans le repos, nous
n ’empêchons point que cet assoupissement ne soit étemel, nul désir de
nous même ne nous touche aucunement, et toutefois les principes dont
nôtre esprit est composé ne sont pas bien éloignés des mouvements sen
sitifs qui n’ont pas encore abandonnés [sic] tous nos membres, et font
que l’homme endormi se reveille de luy même, ors il faut croire que la
mort nous concerne encore moins que tout cela, si quelque chose peut
être moindre que ce que nous voyons, qui n ’est rien du tout ; car dans la
mort il se fait une bien plus grande dissipation de la matiere qu’au som
meil, et jam ais on n’en revient quand une fois est arrivé [sic] la froide
cessation de la vie.
si la nature poussoit brusquement cette voix, ô mortel, pourquoy es-
tu si facile à te permettre des regrets cuisants ? pourquoy te plains tu de
la mort ? et pourquoy pleure* tu ? car si la vie passée t’a été agreable, et
si tant de commodités de la vie ne se sont point écoulées, et vainement
perdües, pourquoy ne te retire [s/c] tu pas de la vie, comme du festin,
20 Pour: «osté».
21 Marolles: « ... il faut sçavoir que cela ne vient pas d’une suggestion sincere...».
22 Pour: «chasse».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 617
consolation de la mort.
tu pourras dire avec vérité à toy même, ô injuste, le bon ancus ne
jouit plus de la lumiere, bien qu’en plusieurs choses il fût meilleur que
toy. depuis luy un grand nombre d’autres roys, et de personnages
célébrés qui ont exercés [sic] la souveraine puissance dans toutes les
618 ELISABETH QUENNEHEN
nations, sont tombés dans le sepulcre. celuy qui se fit un passage sur les
mers pour donner passage à toutes ses légions, et qui marchant sur les
eaux méprisa tous les dangers, a été privé du jour, et la mort a séparé son
ame de son corps, scipion, ce foudre de la guerre, la terreur de carthage
a laissé ses os à la terre comme le moindre des hommes, et toy à qui
étant vivant, la vie est presque morte, tu douteras de mourir, et tu seras
indigné, quoique tu consume dans ton sommeil la plus grande partie de
ta vie, et que tu ronfle même en baillant étant tout éveillé, que tu ne
cesse point d’avoir des songes, que ton ame est toujours inquiettée par
une vaine appréhension, que tu ne sçaurois connoitre ton mal, quand
pour être étourdi dans la misere, tu es pressé de tous côtés par une infi
nité de soucis, et que tu extravagues par les erreurs flottantes qui déçoi
vent ton esprit irrésolu.
quel si grand et pernicieux désir de la vie nous a contraint de trem
bler si fort dans les périls douteux ? la fin de la vie est certaine aux mor
tels, et il n’est pas possible d ’éviter la mort que nous devons subir, nous
allons roulant, et nous sommes toujours dans le même train, et la vie ne
fournit pas plus de plaisirs ; et quand nous n’avons pas ce que nous sou
haitons, il semble que ce seroit une chose qui excelleroit sur toutes
celles que nous avons ; et quand nous avons celle là, nous en souhaitons
une autre incontinent après, une soif de la vie tourmente toujours égale
ment ceux qui en sont avides, et l’on est en doute quelle fortune amenera
l’age suivant, ce que le hazard nous apportera, et quelle fin doit nous
arriver, en continuant de vivre, nous ne diminuons rien du temps de
nôtre mort, et nous ne sçaurions rien avancer pour être moins mort pour
toujours ; quand nous le sommes une fois, c’est pourquoy bien qu’il fut
permis de vivre autant de siècles qu’on pourroit desirer, si est-ce que la
mort qui suivoit ces siècles n ’en seroit pas moins étemelle, et celuy de
qui ce jour seroit le dernier de sa vie ne seroit pas moins longtemps éloi
gné de la lumiere que celuy qui seroit mort plusieurs années, et plusieurs
siècles auparavant.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN:
ROBERT CHALLE
1 De fait, Max von Waldberg considérait son ouvrage comme un prélude à une étude
du roman allemand de la même époque.
2 P. 362-422. L’autre, également d’excellente qualité, était la première étude sérieuse
consacrée aux Lettres portu gaises, seulement « traduites » par Guilleragues.
3 Dans une «Notice sur l’auteur des Illustres Françaises», en tête de l’édition Marc-
Michel Rey (Amsterdam, 1748), reprise dans le D ictionnaire historique et critique
du même auteur.
620 FRÉDÉRIC DELOFFRE
qu’on peut estimer que le texte de Challe est connu en totalité, et que
nous le possédons dans un état de fidélité exceptionnel par rapport à
l’original.
C ’est ainsi, et grâce à d ’autres découvertes encore17, que l’histoire
clandestine de Challe peut être tentée. On y verra naître une habitude de
l’anonymat qui finit par devenir une sorte de jeu, où se mêlent confi
dences et dissimulation, comme un masque qu’on soulève et qu’on
remet.
27 P. 105-106.
28 Voir F. Deloffre, art. cit. n. 21.
29 Mémoires, p. 377.
30 Voir les Mémoires, p. 570, 572, 573, 574, 578, 585, 590.
31 Ibid., p. 578.
32 Mémoires, p. 379.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 625
février 1690 à août 1691, trois journaux, l’un destiné à Seignelay, qui le
lui aurait demandé dans les mêmes conditions que pour les voyages au
Canada, l’un pour un certain «M ...», l’autre pour lui-même. Le Journal
de voyage aux Indes publié en 1721 doit représenter en effet une com
pilation des ces trois journaux, après élimination des doubles emplois et
correction des passages qui ne correspondaient plus aux circonstances
historiques ou à l’état de la pensée de Challe. On reviendra sur cette
édition, mais la découverte récente de Jacques Popin33 nous met en
mesure d’examiner la version ancienne destinée à ce mystérieux
«M ....», identifié par Jean M esnard34 comme Jean Raymond, oncle de
Challe.
Il s’agit d ’un manuscrit dédié explicitement à ce Jean Raymond.
Mais cela ne lève pas l’anonymat de l’auteur, puisque ce Raymond n’est
jam ais désigné comme son oncle. Pourtant, curieusement, le manuscrit
ne reste pas anonyme. En trois endroits35, il contient une signature de la
main de Challe, rajoutée après coup, «Paul Lucas» ou «P. Lucas». Or
Paul Lucas, un voyageur qui a voyagé au Moyen Orient et en Perse,
n ’est jam ais allé aux Indes; en outre il ne revint de son premier voyage
en Méditerranée qu’en 1695 ou 1696, et ses ouvrages ne furent pas
publiés avant 1703.
Ainsi, pour un ouvrage qui n’était pas destiné à la publication, Challe
semble avoir successivement suivi deux stratégies: l’anonymat pur et
simple; puis sans doute lorsqu’il fut rentré en possession du manuscrit
après la mort de son oncle, survenue en 1700, le pseudonyme.
Ce manuscrit n’était en rien subversif. Ce qui pose de nouveau la
question : ne faut-il pas mettre d ’abord la dissimulation de Challe sur le
compte d’un manque de confiance en la valeur de sa propre identité plu
tôt qu’à une précaution de sécurité?
18 octobre 170236, mais cette fois le nom de l’auteur n’est pas men
tionné. Dans le Privilège qui suit l’Approbation dans l’édition origi
nale37, l’ensemble de la Continuation (tome V et tome VI) semble attri
bué au « sieur de Saint-Martin »38, ce qui entraîna de la part de Challe la
réaction - avortée— qu’on a vue. Mais c ’est un autre aspect de son atti
tude qui retient l’attention, car on le retrouvera à plusieurs reprises, et
spécialement à propos des Difficultés sur la Religion.
Il s’agit d ’une technique élaborée par l’auteur pour manifester son
existence, tout en se dissimulant. Elle consiste à déployer un certain
nombre de personnages-écrans devant le véritable auteur, de façon à le
rendre de plus en plus « virtuel », tout en se faisant reconnaître d ’un cer
tain nombre de « lecteurs intelligents ».
En la circonstance, les choses se présentent comme suit. Le premier
continuateur, Filleau de Saint-Martin39, pour se donner la possibilité
d ’écrire cette suite du roman de Cervantes, avait dû ressusciter Don
Quichotte, qui était mort dans l’ouvrage original. Il avait signalé cette
nouvelle narration par une préface, dans laquelle Cid Hamet Benengeli,
truchement de Cervantes, était remplacé par un nouveau narrateur,
Zuléma, bientôt rebaptisé Henriquez de La Torre. Celui-ci, après avoir
commencé à recueillir les hauts faits de Don Quichotte, partait pour les
Indes, laissant à un ami ses notes et le soin de les compléter. A la fin du
tome V, on se trouvait au milieu d ’une histoire insérée, celle de Sainville
et de Silvie. Le tome VI pouvait prendre la suite sans autre façon. Or,
Challe, nouveau continuateur, interrompt cette histoire par un chapitre
entier (XXXIII), où il prend la peine d ’expliquer «Comment on a
découvert ces nouvelles aventures qu’on donne au public». Un, ou
même plusieurs nouveaux narrateurs interviennent de façon déroutante.
«Cid Ruy Gomez», l’ami jusque là anonyme de Henriquez de La Torre,
ne pousse pas plus l’histoire de Don Quichotte à son terme que ne
36 Soit huit jours avant qu’un autre privilège soit accordé à une autre Suite du Don
Quichotte, une adaptation de la suite d’Avellaneda par Lesage. Le texte de l’appro
bation pour la Continuation de Challe est ainsi conçu: «J’ai lu par ordre de Mon
seigneur le Chancelier le présent manuscrit de la continuation de l’Histoire de Don
Quichotte, et j ’ai cru que l’impression pouvait être permise. Fait à Paris ce 18
Octobre 1702. Signé, Fontenelle.» Cette approbation figure à la p. [502] de l’édition
originale.
37 Daté du 5 novembre 1708, à la suite, p. [502-504], de l’approbation citée à la note
précédente.
38 (Permission de faire imprimer) « l’Histoire de Don Quichotte, traduite de l’espagnol
de Cervantes, avec la continuation du sieur de Saint-Martin », ibid., p. [503].
39 L’exposé qui suit s’appuie sur les analyses de Jacques Cormier et Michèle Weil, les
éditeurs de la Continuation aux Éditions Droz (p. 28-37).
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 627
40 P. 83-84.
41 Ed. Cormier-Weil, p. 83.
42 II devait encore proposer un peu plus tard au censeur de la Librairie trois petits
ouvrages de fiction, auxquels l’approbation fut refusée dans des termes peu amènes.
43 Notamment celui qu’on va rencontrer à l’occasion de la version imprimée du Jour
nal de voyage aux Indes, ci-après, p. 630.
628 FRÉDÉRIC DELOFFRE
Cette fois, avec ces Tablettes chronologiques, Challe est prêt à fran
chir le pas. Pendant des années il va chercher à faire imprimer en Hol
lande le manuscrit qu’il a réussi à faire passer par l’intermédiaire de son
ami Boscheron et de Sallengre, tout en maintenant son anonymat auprès
de ses correspondants hollandais. Tâche difficile. Certes, ses correspon
dants, qui ont appris son nom, n’en feront pas état; mais Boscheron sent
le danger. Dès le 29 janvier 1715, il écrit aux journalistes qu’il «ne veut
avoir aucune part à l’impression de ses Tablettes chronologiques, de
peur de se faire des affaires avec des gens qui y sont maltraités»49.
44 P. 33.
45 Voir encore les Mémoires, Appendice 7, « Challe à Lyon », p. 631-637.
46 P. 622 et n. 18.
47 La même discrétion fut observée quand le roman fut imprimé en France en 1715 ;
rien ne distinguait cette édition de celle de La Haye; voir notre édition (Droz, 1992),
p. 668-669, qui fait état des recherches de Paule Koch.
48 Voir cette lettre dans les Mémoires, p. 477.
49 Mémoires, App. 6, p. 630.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 629
50 Voir dans les Mémoires l’Appendice 7 signalé n. 45, notamment la lettre de Bottu de
La Barmondière qui le dit « bon homme et honnête homme », quoique « le plus ratier
de tous les humains» (p. 632).
51 Une addition postérieure d’une autre main a complété Mémoires par «de M.
Challe»; voir la reproduction citée à la note suivante.
52 Voir p. 624, n. 27.
53 Voir dans les Mémoires, App. VIII, p. 639-642, les documents sur cette affaire
découverts par François Moureau et Michèle Hatoun.
630 FRÉDÉRIC DELOFFRE
pas été retrouvé. On reprendra les problèmes posés par le grand ouvrage
clandestin après avoir pris en considération le Journal de voyage aux
Indes, composé, nous semble-t-il, entre 1717 et 1720, et publié en 1721.
Quoiqu’il ne s’agisse pas proprement d’un ouvrage clandestin, son
mode de présentation présente encore des particularités intéressantes
dans la perspective qui nous intéresse.
L’Avertissement qui le précède commence par le topos du manuscrit
posthume, dérobé par un ami :
L’ouvrage dont on fait part au public dans ces trois volumes a été trouvé
en manuscrit dans le cabinet de son auteur, après sa mort, et com m e il
est tout rempli de vérités extrêmement intéressantes pour certaines gens
au ressentiment desquels on ne s ’expose pas d’ordinaire impunément, il
y a tout lieu de croire qu’il n’aurait jamais vu le jour si un des intimes
amis de l ’auteur ne s ’en était adroitement emparé à l’insu de sa famille,
et n’avait pris soin d ’en procurer l ’impression.
Tout autre est à cet égard le cas par lequel nous terminerons, celui
des Difficultés sur la religion, œuvre dangereuse, surtout pour un
homme signalé, comme on l’a vu56, à l’attention des autorités. Pour étu
dier sur ce cas exemplaire la stratégie de l’auteur voué à la clandestinité,
on dispose maintenant, grâce à la découverte capitale du manuscrit de
Munich par François Moureau57, d ’un document nouveau.
On trouve en effet en tête de l’ouvrage un Avis, « Le Libraire au Lec
teur », qui manquait dans la version M (Mortier, 1970), mais dont l’exis
tence dans l’original pouvait être inférée d ’une mention de la page de
titre du manuscrit S (Sepher)58. En voici le texte :
Les gens que la raison effarouche parce qu’ils ne la peuvent accorder avec
leurs intérêts ne méritent aucuns égards. Les lecteurs équitables me sau
ront gré du présent que je fais au public ; la copie m ’en a été communiquée
par une personne de distinction à qui l’auteur l’a laissée quelques années
56 Cf. n. 19.
57 «Le manuscrit inconnu des Difficultés sur la religion», R.H.L.F., 92.1 (1992), p. 92-
104
58 «C e 2. livre n’a pas été imprimé; le 1“ l’est, mais sans l ’Avis au Lecteur et sans la
Préface de l ’éditeur». Voir les Difficultés (1983), Introduction, p. 12.
632 FRÉDÉRIC DELOFFRE
59 On ajoutera qu’étant donné que les copies servant à l’impression étaient sacrifiées,
on doutera que le manuscrit de Munich, d’une qualité exceptionnelle, ait pu être
destinée à cet usage; voir sa description dans l’édition des Difficultés d’après le
manuscrit B par F. Deloffre et F. Moureau, Droz, 2000, Introduction.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 633
' Voir Antony McKenna «La diffusion clandestine des oeuvres de Voltaire: un
exem ple», Actes du congrès international Voltaire et ses combats, I p. 455-465,
ainsi que les articles suivants de J. Patrick Lee: «The textual history of Voltaire’s
Sermon des cinquante» Transactions o f the Eighth international congress on the
Enlightenment, Studies 304, 1992, p. 1080-1083; «The publication of the Sermon
des cinquante: was Voltaire jealous o f Rousseau?», Voltaire et ses combats, I,
p. 687-694 ; « Le Sermon des cinquante de Voltaire : manuscrit clandestin,» Actes du
colloque de Saint-Étienne de sept. 1993, La Philosophie clandestine à l ’Age clas
sique, éd. Antony McKenna et Alain Mothu, Paris, Universitas et Oxford, The Vol
taire Foundation, 1997, p. 143-151.
2 «La logistique de la lutte contre l’infâme», Raison présente, n° 112, 1994, p. 4.
3 Correspondence and related documents, éd. Besterman, Oxford, 1968-1977. Par
exemple, il indique à Madame du Deffand, le 22 avril 1765, qu’il lui fera parvenir ce
qu’il peut par des voies indirectes et lui donne une adresse à Genève où lui écrire (M.
Vagnièrechez M. Souchai), en conseillant: «N e faites point cacheter avec vos armes.
Avec ces précautions on dit ce que l’on veut» (D 12564). En 1768, il se demandera
comment envoyer à d’Alembert des «rogatons» imprimés chezM.-M. Rey et débités
à Genève, «par quelle adresse sûre, sous quelle enveloppe privilégiée». Il ajoutera:
«Je me servais quelquefois de M. Damilaville, et encore fallait-il bien des détours,
mais il n’a plus son bureau; le commerce philosophique est interrompu» (D 15199).
636 MARIE-HÉLÈNE COTONI
4 À propos de telles distributions, faites suivant les ordres de Voltaire, voir, par
exemple Damilaville à Voltaire, le 22 avril 1765 (D 12566), Voltaire à Damilaville,
le 1er puis le 22 avril 1765 (D 12516 et D 12563), où des listes sont données des des
tinataires à fournir en livres, et Damilaville à Voltaire, le 29 avril, pour indiquer que
les ordres ont été exécutés (D 12575).
5 Voir par exemple D 13706, D 13776.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 637
8 On trouvera dans le tome 111 des œuvres de Jean Meslier (Paris, Anthropos, 1972,
p. 488-490), la liste, dressée par R. Desné, des lettres de Voltaire et de ses corres
pondants où il est question non seulement de l’Extrait mais aussi, explicitement ou
implicitement, de Meslier.
9 Sur les rapports entre La Mettrie et la littérature clandestine, voir Ann Thomson,
«La Mettrie et la littérature clandestine», Le matérialisme du XVIIle siècle et la lit
térature clandestine», p. 235-244.
10 «The publication o f the Sermon des cinquante: was Voltaire jealous o f Rousseau?»,
art. cité, p. 689-690 et note 18.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 639
11 Ce que ne remarque pas J. Patrick Lee dans son article. C’est la fameuse lettre des
« mais ». Voir A. Magnan, « Le Voltaire inconnu de Jean-Louis Wagnière», L’Infini,
n° 25, printemps 1989, p. 75-76.
12 Sur Firmin Abauzit, son érudition, ses ambiguïtés, voir Mina Waterman: «Voltaire
and Firmin Abauzit», Romanic Review 33, 1942, p. 236-249. Sur la copie manus
crite conservée à la bibliothèque Méjanes (Ms 10), au titre plus agressif, vraisem
blablement antérieure à l’imprimé, on peut consulter mon article: «Les manuscrits
clandestins du dix-huitième siècle: nouveaux éléments et questions nouvelles»,
RHLF, 77, 1977, p. 24-29.
640 MARIE-HÉLÈNE COTONI
13 Sur la question de l ’attribution, voir Daniel Lévy : «Qui est l’auteur de l'Oracle des
anciens fid è le s!, Studies on Voltaire, 117, 1974, p. 259-270. L’exemplaire conservé
à la bibliothèque de Femey (BV 2614) ne porte pas de traces de lecture.
Après avoir été copiste de Grimm, Bigex devint le secrétaire de Voltaire de 1768 au
début de 1770. Sur son rôle présumé de traducteur pour la Collection d ’anciens
évangiles, voir l’introduction de B.E. Schwarzbach à l’édition de ce texte dans les
O.C. de Voltaire, 1769, Oxford, 1994, p. 16-20.
14 Voir sur ces manuscrits et sur les versions abrégées John Hampton, Nicolas-Antoine
Boulanger et la science de son temps, Genève, Droz, 1955, ch. V. Sur le témoignage
de l’abbé Gérard concernant « les pompeux éloges donnés à ses productions manus
crites dans les sociétés philosophiques», voir ch. VI, p. 44.
15 «Après avoir lu votre imprimé», écrit Voltaire. S ’il s’agit d’un imprimé envoyé et
non pas seulement signalé par Damilaville, l’hôte de Femey veut en favoriser la dif
fusion, puisqu’il lui en expédie, à son tour, un peu plus tard, deux exemplaires.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 641
tème sans aucune preuve et surtout de dresser contre lui les gouverne
ments en même temps que les prêtres.
Il faut tâcher de faire voir au contraire que les prêtres ont toujours été les
ennemis des rois (D 10295).
16 Après avoir écrit sur la page de titre «fatras obscur, insensé, plein d’erreurs et de
solécism es», Voltaire commente les affirmations de Boulanger sur les cataclysmes
naturels en des temps préhistoriques et la situation des hommes, alors, par des for
mules comme: «qui te l’a dit?, «as-tu des mémoires de tout cela», «ton édifice est
bâti sur une chimère», «tu ne fais que déclamer, pauvre homme»; et il conteste
l ’universalité du déluge (Corpus des notes marginales, I, Berlin, 1979, p. 498-502).
17 Ne nous est parvenu qu’un tout petit nombre de lettres de Damilaville.
18 II est difficile de savoir s’il s’agit d’un autre envoi, encore, que ceux mentionnés en
février.
19 Voir R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1969, p. 170.
20 II a écrit sur son exemplaire, à propos de ces Dissertations : « chimériques et folles »
(Corpus, I, p. 497).
642 MARIE-HÉLÈNE COTONI
21 S ’il le croyait sincèrement, il lui adressait un clin d’œil quand il le chargeait de ses
compliments «à l’auteur voilé du D évoilé» (D 13585). De toute façon, il ne peut
s’agir, alors, de Boulanger.
22 En mai 1767, il dit encore à Damilaville avoir entendu parler d’un livre de feu M.
Boulanger (D 14194). S ’agirait-il de la Dissertation sur saint Pierre? Mais dans la
même lettre, Voltaire désigne, de façon masquée, son propreExamen important et
ses Questions de Zapata. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas là d’un prête-
nom commode, pour annoncer n’importe quelle production dangereuse pour la reli
gion établie, sortie au début de 1767. Ce pourrait être le Christianisme dévoilé, pro
bablement désigné ainsi quand Voltaire parle, le 21 mars, des deux cents
exemplaires saisis «du dernier livre de feu M. Boulanger» (D 14061).
23 Éd. C. Mervaud, O.C. t. 35, Oxford, 1994, p. 282.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 643
Je n’en entends plus parler. Vous savez, mon cher ami, combien il exci
tait ma curiosité (D 13326).
Mais il doute, quelques jours plus tard, qu’un militaire soit l’auteur
de ce livre « très estimé en Europe de tous les gens éclairés » (D 14547),
dont il affirme encore, en novembre, qu’il fait grand cas (D 14554). Il
sait que le texte était connu depuis longtemps en manuscrit, d’après ce
qu’il écrit au marquis d’Argence, le 2 janvier 1768, et il le juge «très
bien raisonné, dans le goût du curé M eslier» (D 14639). Certes, il l’at
tribue alors à Saint-Hyacinthe, mais c ’est pour pouvoir attribuer égale
ment à ce dernier son Dîner du comte de Boulainvilliers. Il suivra la
même tactique dans une lettre à Saurin du 5 février (D 14726). Il dévoile
d’ailleurs cette stratégie à d ’Argentai un peu plus tard :
Je ne suis pas encore bien sûr que le M ilitaire philosophe soit de Saint-
Hyacinthe; mais les fureteurs de littérature le croient, et cela suffit pour
penser qu’il n’était pas indigne de dîner avec le comte de Boulainvilliers
(D 14763).
38 Sur les transformations du manuscrit déiste par d’Holbach et Naigeon, voir l’intro
duction de l ’édition de Roland Mortier, Presses universitaires de Bruxelles, 1970,
p. 50-59.
39 Le dernier alinéa du chap. IX de l’édition Naigeon, p. 84-85.
40 II le mentionnera encore, parmi d’autres livres, dans une lettre à la même corres
pondante, le 26 décembre, en l’attribuant toujours à Saint-Hyacinthe (D 15387).
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 647
45 Voltaire avait demandé à Henri Rieu, fin octobre 1767, ces Doutes sur la religion
qu’il semble, finalement, juger assez faibles, d’après ses notes marginales (Corpus
des notes marginales, I, p. 428-430).
46 L’exemplaire de Femey porte «livre dangereux », mais est dépourvu de notes mar
ginales. On sait que seize livres de la bibliothèque de Voltaire portent cette note sur
leur page de titre. Voir sur ce point la note 344 (p. 702) du tome IV du Corpus des
notes marginales.
47 Pour l’annotation de son exemplaire, voir Corpus des notes marginales IV, p. 436-
438. Sur le manuscrit qui est à l ’origine de ce texte, voir Roland Desné, «Sur un
manuscrit utilisé par d’Holbach: L’Histoire critique de Jésus, fils de Marie», Le
matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, p. 169-176.
650 MARIE-HÉLÈNE COTONI
48 Outre cette lettre à Damilaville, voir ausi les mentions de ce texte, en 1768 et 1769,
dans des lettres à Madame du Deffand (D 15387), à d’Alembert (D 15427), à
d’Argentai (D 15600).
49 11 s’est entretenu de l’ouvrage, dès juin 1766, avec d’Alembert (D 13345), puis avec
le roi lui-même (D 13365). Il fera l ’éloge jusqu’en 1771, de ce « monument précieux
d’une raison ferme et hardie» (D 13805. Voir aussi D 14087,16549,17020). Il féli
cite l’auteur de vouloir détruire l’« infâme superstition» en s’accordant avec lui sur
les destinataires de l’ouvrage, «je ne dis pas chez la canaille, qui n’est pas digne
d’être éclairée et à laquelle tous les jougs sont propres ;je dis chez les honnêtes gens,
chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser »(D 13805). Toutefois il
regrette que l’auteur de cette «terrible préface», selon les termes employés avec
d’Argentai (D 13495), qui a été brûlée à Bâle, «ait pris martre pour renard en citant
saint Jean» (D 13382). La «lourde bévue», qui consiste à avoir mentionné des fal
sifications dans l ’évangile au lieu d’interpolations dans une épître de Jean, est
déplorée avec d’Alembert (D 13382, D 13428), avec Damilaville (D 13391), avec
le marquis de Villevielle (D 13430). Mais cela n’empêchera pas Voltaire de favori
ser la diffusion de ce texte, dont il parle aussi à Madame du Deffand, le 21 novembre
1766 (D 13684).
50 Voir «C e maudit Système de la nature», Voltaire et ses combats, I, Oxford, 1997,
p. 697-704. On pourra lire aussi, de Josiane Boulad-Ayoub, «La discorde est dans
le camp d’Agramant», ibid. p. 751-758.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 651
51 Article cité, p. 702. VoirD 16569, D 16654, D 16666, D 16673, D 16682, D 16684,
D 16686, D 16736, D 16739, D 16937. Pour les remarques d’orientation déiste que
portent les exemplaires de la bibliothèque de Femey, voir Corpus des notes margi
nales, IV, p. 439-454.
52 Toutefois, dans ses nombreuses notes marginales, le lecteur de Ferney remarque que
l’auteur ne s’en prend qu’au dieu des théologiens et l’incite à chercher le dieu des
sages (Corpus des notes marginales, IV, p. 407-421).
652 MARIE-HÉLÈNE COTONI
53 Voir, sur ces lectures, notre Exégèse du Nouveau Testament dans la philosophie
française du dix-huitième siècle, Oxford, 1984, p. 322-332, ainsi que «Voltaire lit la
B ible», Voltaire en son temps, sous la direction de R. Pomeau, IV «Écraser l’In
fâm e», ch. XIII, Oxford, Voltaire Foundation, 1994 et Paris, Fayard, 1995.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 653
n ’ignore pas les ouvrages qui concourent au même but. Il dispose d ’un
réseau d’informateurs, en tête desquels Damilaville, puis d’Alembert. Il
travaille au progrès du rationalisme, en faisant circuler des écrits sub
versifs, non seulement auprès d’eux, mais aussi auprès de pasteurs
éclairés comme Vemes et Moultou, d’esprits libres comme d’Argentai,
Morellet et Madame du Deffand, de propagandistes actifs comme le
marquis d’Argence. Il a connu les grands textes de la littérature clan
destine, ceux de Meslier, du «M ilitaire philosophe», de Boulanger, de
Dumarsais, ceux qu’on attribuait à Fréret, les contributions de Bigex, de
Bordes, de Frédéric II, les ouvrages du baron d ’Holbach. Il distingue
bien ceux qui restent légers, ceux qui sont plus profonds. Il n’en parle
généralement qu’après leur publication, même s’il les a lus en manus
crits auparavant, probablement parce qu’on peut mieux agir, alors, pour
leur diffusion. Ce qui l’intéresse concerne plus la satire des religions
établies, la critique biblique, donc la lutte contre des entraves rétro
grades, que l’ouverture à de nouvelles philosophies.
Que penser des attributions ou des jugements qu’il propose? On a vu
qu’il est aujourd’hui rejoint par certains chercheurs pour la place qu’il
donne à Dumarsais, pour les doutes sur le rôle de Fréret. S’il paraît avoir
vu moins juste quant à l’importance de Damilaville, n ’avoir pas été à
l’abri d ’ignorances ou d’hésitations, il nous est difficile de trancher:
comment discerner, dans ce qu’il dit, ce qu’il sait vraiment, ce qu’il feint
de savoir, ce qu’il feint d’ignorer? Comment faire la part, également,
des refus idéologiques, du pragmatisme, de la tactique dans les réserves
émises sur certains ouvrages ? Quand un livre est qualifié de « dange
reux», l’est-il pour la seule religion? Pour la société? Risque-t-il de
l’être pour les philosophes? Il semble, en fait, que le patriarche de Fer-
ney apprécie les livres en fonction du but qu’il s’est fixé à lui-même: il
retient toujours d’un texte ce qui peut saper la religion établie, aider la
lutte contre l’infâme. Il condamne ce qui, par trop d’audace ou de dis
persion, risque de la contrecarrer. Aussi, celui qui écrit pour agir et qui,
pour être plus efficace, veut cacher la main qui écrit, n ’a pas scrupule à
masquer les particularités des ouvrages qu’il diffuse, pour n’en conser
ver que ce qui peut servir sa mission, à laquelle il ramène, abusivement
peut-être, celle de tous les «frères» philosophes.
Marie-Hélène C otoni
Université de Nice-Sophia Antipolis
L’ÉTHOCRATIE DU BARON D’HOLBACH:
UN BEST-SELLER
DE LA LITTÉRATURE CLANDESTINE
POLONAISE
1 Nous en parlons d’une manière succincte dans notre texte, sur «La diffusion clan
destine du matérialisme français dans les Lumières polonaises», publié par Olivier
Bloch: Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris 1982,
p. 263-271.
2 Voir M.Skrzypek, «La Présence de d’Holbach dans les Lumières polonaises», dans
La littérature des Lumières en France et en Pologne, Varsovie-Wroclaw, 1976
(« Acta Universitatis Wratislawiensis», n° 339), p. 101-116.
658 MARIAN SKRZYPEK
8 Ibid., p. 89.
9 Ibid., p. 112.
10 Ibid., p. 191.
11 Ethocratie ou le gouvernement fondé sur la morale, ms 2939 de la Bibliothèque
Jagellone à Cracovie. Ce manuscrit fut enregistré par M. Benitez dans les Matériaux
pour un inventaire des manuscrits philosophiques clandestins des XVII' et XVIII'
siècles, «Rivista di Storia délia Filosofia» 1988, n” 3, p. 509.
12 Ethocratie czyli Rzad zasadzony na prawidlach moralnosci, ms AM 45 aux
Archives publiques de la Voïvodie de Kielce.
L ’ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 661
17 Depuis l’union avec le Duché de Lithuanie au XIV' siècle, la Pologne, en tant que
siège des rois, fut communément appelée la Couronne.
18 Nauki o istocie, roznicy i granicy dwoch wladz, to je st duchownej i swieckiej. Napi-
sane przez ojca De La Borde Oratorii Jesu, po smierci jego wydane, a teraz po
polsku z francuskiego dla wygody wszystkich przetlumaczone. - Principes sur l'es
sence, la distinction et les limites des deux puissances, spirituelle et temporelle.
Ouvrage posthume du Père De la Borde de l’Oratoire. 1753. 81 p.
6 64 MARIAN SKRZYPEK
19 Ibid., p. (4).
20 Ibid., p. (6).
21 Granica miedzy wladzami sadowym i: duchowna i swiecka, w obserwacji okolo
kompozycji inter status wyznaczona, (La limite entre les deux pouvoirs : spirituel et
temporel...), s.l. 1765, 54 p.
22 Le problème des controverses entre la noblesse et le clergé dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle fut largement traité par W. Smolenski dans son œuvre publiée en
1891, mais irremplaçable jusqu’à nos jours: Przewrot umyslowy w Polsce wieku
XVIII (La révolution intellectuelle en Pologne au XVIII' siècle). Nous avons utilisé
sa troisième édition, Varsovie 1949, p. 206-240.
L'ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 665
Mari an S k r z y pe k
Académie polonaise des sciences
25 S. Staszic, Przestrogi dla Polski (Les avis pour la Pologne), dans: Pisma filozo-
ficzne i spoleczne (Œuvres philosophiques et sociales), Varsovie 1949, p. 228.
LES LIVRES,
LES IDÉES ET LA CENSURE
LA DEBACLE DE LA CENSURE
DANS LES PAYS-BAS AUTRICHIENS :
LE CATALOGUE
DES LIVRES DÉFENDUS DE 1788
Sur place ces personnages s’appuient sur des institutions locales : la pre
mière instance est le Conseil Privé, composé de sujets belges soigneu
sement choisis, institution qui sera remplacée par un Conseil de gouver
nement général en 1787. Cette espèce de gouvernement local possède
dans ses nombreuses attributions la faculté officielle de contrôler les
spectacles, les livres de toute espèce, bref l’opinion; il dispose de
« mouches » souvent bien rétribuées sur les fonds secrets, les « Gastos
secretos » de la Secrétairie d’Etat et de Guerre.
L’Église catholique sera jusqu’en 1781 la seule institution religieuse
reconnue. Disposant de revenus importants, d ’un clergé nombreux
(sans oublier les multiples ordres réguliers), elle a le monopole de l’en
seignement à tous les niveaux et participe grâce à ses propres censeurs,
au contrôle de l’opinion. C ’est précisément ce point capital et délicat
qui est à la base de la complexité déjà évoquée. En fait, il s’insère dans
la traditionnelle concurrence latente entre le trône et l’autel dans les
pays catholiques.
Rien ne semble troubler d ’abord cette relation dans les Pays-Bas.
Lorsque la Réforme protestante y prend des racines vigoureuses, les
deux pouvoirs s’entendent à réprimer très durement « l’hérésie», ses
propagateurs, ses imprimeurs, ses lecteurs, ses disciples. Le célèbre
«Tribunal du sang», le duc d’Albe, parviennent à battre en brèche non
sans difficultés, le mouvement devenu insurrectionnel. Au siècle sui
vant, la bonne entente se poursuit et lorsque le pays passe sous la sou
veraineté des Habsbourg d’Autriche (1713), la gouvernante générale,
l’archiduchesse Marie-Elisabeth entourée de nombreux conseillers
ecclésiastiques combattra avec quelque succès les idées jansénistes lar
gement répandues dans le pays. Ces conseillers dressent des listes d’ou
vrages à interdire, des projets de censure rigoureuse sont mis à l’exa
men. Consultées, les institutions formulent de nettes réserves, et
phénomène assez rare à l’époque, le corps des imprimeurs et des
libraires mène campagne pour obtenir le retrait des mesures envisagées,
non pas par libéralisme intellectuel (du moins ouvertement exprimé)
mais par le souci fondé de voir leurs activités réduites à peu de choses2
Cette espèce d ’entente cordiale s’effritera encore davantage sous le
règne de Marie-Thérèse (1740-1780) représentée par son beau-frère, le
très populaire Charles Alexandre de Lorraine. Et sous le règne de son
fils Joseph II (1780-1789) représenté par sa sœur Marie-Christine et son
mari Albert de Saxe-Teschen, le conflit entre les deux pouvoirs éclatera
au grand jour et l’on s’affrontera publiquement, entre autres, sur le
2 Voir notre étude, « Censure des livres et objections commerciales, Bruxelles 1736 »,
Lias, (1994), xxi. 249-256.
LE CATALOGUE D ES LIVRES D ÉFEN DUS DE 1788 671
6 Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles 1914, xiii. 105-106.
7 Recueil des ordonnances, xiii. 126-127; Bruxelles, Archives Générales du
Royaume (ci-après: A.G.R.), Conseil de Gouvernement général, 951.
6 74 JEROOM VERCRUYSSE
8 Idem.
9 Idem.
LE CATALOGUE D ES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 675
13 Idem, Conseil de Gouvernement général, 89, 2419-2425, 2629 (pour les titres du
ressort de la Commission ecclésiastique). L’on trouvera également des notices sub
stantielles dans Les lumières dans les Pays-Bas autrichiens et la principauté de
Liège, Bruxelles 1983.
LE CATALOGUE DES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 681
• Praeadam itae
p. 3891 Lettres de La Peyrere, f°.
p. 3957 Dissertation philosophique sur les préadamites, traité confir-
matif des préadamites, 4°.
• Judaei
p. 3959 Histoire littérale des bibles anciennes selon les textes de
l’hébreu et du vieux grec, 4°.
• Janseniani
p. 3928 Acta congregationis de auxiliis Thomas de Lesnos domini
cain, 2 vol. f°.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 685
• Quietistae
p. 4049 Quiétisme ou recueil de pièces, 7 vol. de manuscrits et impri
més, 4°.
Un traité de dévotion à la fin duquel page 103 est une explication du
Pater, laquelle paraît quiétiste, 4°.
• Libri mss
p. 4239 Libri mss inf°; libri prohibiti
Petrus de Abano Elementa magica. Vide pag.2 (Appendice de l’in
dex de Trente: De omni genere divinationis opéra).
Tractactus de praeadamitis sive exercitatio super versus 12, 13 et 1 ?
cap. 15 «Epit. ad Romanos» etc. Vide pag3.
p. 4353 Libri mss in-4°; libri prohibiti.
Histoire générale des bibles anciennes selon les textes de l’hébreu et
du vieux grec, ce livre est cabaliste. Vide pag4.
Asceticae preces cum sermonibus. Pag.
Un traité de dévotion à la fin duquel p. 103 est une explication du
Pater, laquelle paraît quietiste. Pag5
p. 4355 Recueil de pièces contre les religieux et en particulier contre
les Jésuites.
- P olitici Machiavel.
- M agi Cornélius Agrippa D e occulta philosophia libri très. Basilae,
1533.
- Antiquiores haeretici Joannes Hus Historiae... Moribergae, 1558.
- Lutherani Luther Opéra. Ienae, 4 vol. (1612, 1557, 1603, 1558);
Biblia lingua germanica. Basle, 1665. Bible en allemand. Bremen,
1696. Catéchisme.
6 Jean Delumeau Le catholicisme entre Luther et Voltaire, 2e éd. Paris, 1979, p. 49.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 687
Confession d ’Augsbourg.
Timotheus Kirchner Thésaurus expi. Francofurti, 1566.
Melanchton Chronique. 1579-1611.
Lucas Osiander Sacra Biblia. Tubingae, 1597 ; Francofurti, 1611.
Cyriacus Spangenberg.
- Sacram entari
Calvin 1561 et 1597.
Pierre Du Moulin Nouveauté du papisme. Sedan, 1627.
Les séminaristes du XVIIIe siècle ne furent pas les seuls qui purent
avoir (éventuellement...) entre les mains ces prohibiti. Quelques son
dages à la Bibliothèque Sainte Geneviève et à la Bibliothèque munici
pale de Dijon nous ont permis de retrouver et d ’examiner les exem
plaires suivants :
Sur cette famille voir J. Martin et G. Jeanton La noble maison de Thésut en Bour
gogne. Chalon sur Saône, 1912.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 689
Maurice Le Tellier qui mourut en 1711 après avoir laissé par testa
ment de novembre 1709 ses livres imprimés à la bibliothèque Sainte-
Geneviève. L’exemplaire a été récolé en 1732.
- le Traité des ju stes causes de la séparation des protestons d ’avec
l ’Eglise romaine de Charles Drelincourt, conservé à Sainte-Gene-
viève, est également de 1649 (à Paris et se vend à Charenton).
- les Monumentorum altéra p a rs de Jean Hus publiés à Nuremberg en
1558: l’exemplaire de Sainte-Geneviève, récolé en 1731, provient
de la bibliothèque de Le Tellier.
- les Lettres anecdotes de Cyrille Lucar, patriarche de Constantinople
et sa confession de fo i avec des remarques. Amsterdam, 1718, sont
conservées à la Bibliothèque de Dijon (cote actuelle 8916) et pro
viennent des Oratoriens de cette ville.
LES P R O H IB ITI
QUI NE FIG U R E N T PAS À L ’INDEX
été révoquée par son successeur Alexandre VI Borgia, donc bien avant
la constitution de l’index tridentin.
Françoise W eil
Bibliothécaire honoraire,
Sainte-Geneviève, Paris
Dans la plupart des cas cités, ces jurons ne sont pas, à proprement
parler, des blasphèmes : l’invocation de Jésus, de la Vierge, d’un saint -
fût-ce seulement à partir de son cordon de ceinture - ne constitue pas
formellement un péché. Elle est même la matière essentielle de la plu
part des prières. Cependant, à supposer que le juron n’appuie aucun
Souvent, ces jurons plutôt innocents sont transformés afin d’en atté
nuer la charge blasphématoire. Cette opération qui porte le nom d ’eu-
phémie, change pardieu en parbleu, diable en diantre. Quelle significa
tion sociale donner à de tels jurons spontanés et peu agressifs? Ils font
partie incontestablement de ce que Mikhaïl Bakhtine appelait les «élé
ments non officiels du langage». A ce titre ils marquent avec les gros
sièretés et les obscénités, un refus de se plier aux conventions verbales
dominantes de la société. Mais pourquoi ce refus porterait-il sur des
références religieuses plutôt qu’obscènes? En posant ainsi le problème,
on en arrive à un paradoxe qui a été souligné par plusieurs auteurs. Le
blasphème - ainsi défini - témoigne plus d ’une intense religiosité de
l’ensemble du corps social que d’un détachement de celui-ci vis-à-vis
4 Mat., 5, 33-37.
5 Exode, 20, 7.
6 Thomas d’Aquin, Somme théologique, lia, Ilae, q. 13, trad. R. Bernard, Paris, Le
Cerf, 1963, p. 171-172.
698 DIDIER FOUCAULT
11 R. Hardy, «C e que sacrer veut dire: à l’origine du juron religieux au Québec», Men
talités, n° 2 ,9 8 9 , p. 109.
700 DIDIER FOUCAULT
12 Tel fut, par exemple, le cas des fêtes du solstice d’été qui s’accompagnaient de mul
tiples superstitions très anciennes et de débauches, alors que le monde paysan s’ap
prêtait à affronter les durs travaux de l ’été. Le clergé s’attacha, non à les supprimer,
mais à en christianiser le contenu en les consacrant à Jean-Baptiste. Les feux tradi
tionnels furent appelés «feux ecclésiastiques» et placés - surtout à partir du XVIIe
siècle - sous le contrôle vigilant du curé.
13 Cité par l’abbé Lestrade in «L’aumône générale à Toulouse au dix-septième
siècle», Mélanges Léonce Couture, Toulouse, 1902, p.182.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 701
24 Mat., 12, 32; voir également Marc, 3, 28-29 et Luc, 12, 10. La question du blas
phème contre le Saint-Esprit, évoqué dans ces passages, a plongé nombre de théo
logiens dans des abîmes de perplexité. Augustin lui-même avouait à ce sujet: « Dans
toutes les saintes Ecritures, peut-être ne rencontre-t-on pas une question plus impor
tante, une question plus difficile», Sermon LXXXI, V, 8.
25 Voir également: Discours veritable de ce qui est advenu à sept blasphémateurs du
nom de Dieu, jouant aux cartes et aux dés dans un cabaret distant de deux lieux de
M ontauban,C ahors, 1601.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 705
Faut-il ajouter que le texte s’achève par une moralité édifiante, pro
mettant, tôt ou tard, à tous les blasphémateurs, une aussi terrible puni
tion ? Faut-il aussi préciser qu’il en fallait plus pour convaincre les plus
« opiniastrés » à abandonner leur détestable habitude sacrilège ?
que je [...] sers [le Christ], comment pourrais-je blasphémer mon roi et
mon sauveur?»27 Ils s’exposaient alors au martyre. Quant aux blasphé
mateurs apostats, il semble qu’ils ne furent pas pardonnés par leurs
anciens coreligionnaires, et restèrent à jamais écartés de la communion
des fidèles.
Lorsque le christianisme devint religion d ’Etat, au IVe siècle, le pro
blème se posait en termes totalement inversés car, alors, les chrétiens, en
plus des moyens purement religieux de punition des blasphémateurs -
l’excommunication par exemple - disposaient du bras séculier de l’Etat
et de la Justice. Du strict point de vue législatif, cependant, on ne trouve
guère de textes faisant du blasphème un délit ou un crime. Il faut
attendre le milieu du VIe siècle - c ’est-à-dire le début de l’empire
Byzantin - pour trouver une constitution de Justinien punissant les blas
phémateurs. A la première condamnation ils étaient torturés, à la
seconde ils étaient condamnés à mort. Mais cette loi n’eut certainement
pas d ’application en Occident occupé depuis deux siècles par les enva
hisseurs germaniques.
Au IXe siècle, des signes de durcissement apparaissent. De cette
époque, deux textes nous sont parvenus. Une loi écossaise prescrivant :
C ou p ez la langue à celu i qui aura v io lé par un blasphèm e le nom de
D ieu , des em pereurs, du roi, du c h e f de sa tribu.
28 Ambroise de Milan, De la fo i, II, IX, 89, cité par J. Lecler, Histoire de la tolérance
au siècle de la Réforme, t. 1, Paris, 1955, p .89.
708 DIDIER FOUCAULT
Les hérétiques peuvent être justement mis à mort par l’autorité sécu
lière, même s’ils ne corrompent pas les autres, car ils sont blasphéma
teurs contre Dieu en suivant une foi fausse29.
29 Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences, d.3, q.2, a.2, cité par J. Lecler, op.
cit., p. 110.
30 Deux prostituées toulousaines, accusées de blasphèmes, subirent ce supplice, enfer
mées dans une cage de fer, en 1618. Voir les Annales manuscrites de la ville de Tou
louse (Archives municipales, BB 278, p. 12). Ce récit précède celui de l’arrestation
- sous le même chef d’inculpation - du philosophe G. C. Vanini. Son châtiment fut
plus sévère, puisque - également convaincu d’athéisme - il eut la langue tranchée,
fut étranglé, puis jeté au bûcher le 9 février 1619. Sur ce dernier point, je me permets
de renvoyer à ma thèse: Un philosophe libertin à l ’âge baroque: Giulio César e
Vanini (Taurisano, 1585, Toulouse, 1619), Université de Toulouse-Le Mirail, 1997
(à paraître, Paris, Honoré Champion). Signalons également que le musée de Cahors
conserve la cage de fer utilisée pour punir les blasphémateurs.
31 Joinville, Histoire de saint Louis, CXXXVIII.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 709
32 E. Belmas, «La montée des blasphèmes à l’âge moderne du Moyen Age au XVII'
siècle», Mentalités, n° 2, 1989, p. 13.
7 10 DIDIER FOUCAULT
Mais il n ’est pas suffisant de s’arrêter aux textes. Qu’en est-il de leur
application ? On a parfois induit de leur abondance le témoignage que
leur mise en œuvre n’était pas effective. Semblables conclusions furent
tirées de cas de figures locaux limités. Il semble de plus en plus, à la
lumière des progrès de la recherche, que non seulement ces textes furent
appliqués en faisant un nombre non négligeable de victimes, mais, de
plus, que les juges firent montre d’une rigueur plus grande que celle
recommandée par la législation. Parmi plusieurs dizaines de cas compi
lés par les arrétistes des XVIIe et XVIIIe siècles, le supplice de Ruemini,
décrit dans l’arrêt du 12 mai 1685 de la Toumelle à Paris, en donne un
bon témoignage.
Un nommé Ruemini, dit le Picard, Sommelier du gouverneur de Doüay,
pour avoir dit des blasphèmes execrables, étant prisonnier au Châtelet
de Paris pour d’autres faits, fut condamné à faire amende honorable au
devant de la principale porte et entrée de l’Eglise de Paris, nud en che
mise, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de
deux livres, avec ecriteau devant et derrière, contenant les mots, blas
phémateur et impie execrable et là, étant à genoux, dire et déclarer à
haute et intelligible voix, que temerairement mechamment, et comme
mal avisé, il a dit et proféré les blasphèmes et impietez execrables men
tionnez au procès, dont il se repend, en demande pardon à Dieu, au Roy
et à Justice, et ensuite avoir la langue percée d’un fer chaud, et
condamné aux galeres à perpétuité, ses biens confisquez33.
Il s’agit là d’une sentence que l’on peut qualifier de sévère, mais pas
d ’excessive. Souvent le condamné risquait sa vie, et cela, bien qu’aucun
texte de loi ne prévît l’application du châtiment suprême. En fait s’est
établi une jurisprudence qui assimilait les crimes de sorcellerie, de
sacrilège et de blasphème à des «crimes de leze-majesté divine» et qui
rendait licite la condamnation au bûcher. Les ouvrages juridiques, les
archives des cours de justice révèlent ainsi des dizaines d’exécutions de
blasphémateurs aux XVIe et XVIIe siècles. Celle-ci s’effectuait selon un
cérémonial quasi-immuable:
Au mois de septembre 1604, un nommé Marion pour blasphèmes exé
crables, fut par arrêt confirmatif de la sentence du Bailly de Sainte
Geneviève, pendu et étranglé sur le fossé Saint Jacques [...] après avoir
fait l’amende honorable, son corps mort brûlé avec le procès, et les
cendres jettées au vent, ayant devant et derrière son habit un billet avec
ces mots, blasphémateur de Dieu34.
Plus loin il précisait clairement sa pensée: «Il faut éviter les lois
pénales en matière de religion.»39 Formule que Voltaire commentait,
une vingtaine d’années plus tard, avec sa verve coutumière :
P en son s ces paroles: e lle s ne sign ifien t pas q u ’on d o iv e abandonner le
m aintien de l ’ordre p u b lic; e lle s sign ifien t [...] q u ’il est absurde q u ’un
in secte croie venger l ’Etre Suprêm e. N i un ju g e de v illage, ni un ju g e de
ville, ne sont des M o ïse et des Josu é40.
37 Ibid., p. 79.
38 Montesquieu, De l ’esprit des lois, XII, 4.
39 Ibid., XXV, 12.
40 Voltaire, Commentaire sur le livre des D élits et des Peines, 1766, V.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 713
Didier F oucault
Université de Toulouse III-Le M irait
1 Je transcris ici le texte d’un exposé présenté le 13 mai 1995 au cours de la dernière
année du séminaire d’histoire du matérialisme, dans le cadre duquel Olivier Bloch
m’avait déjà accueilli à plusieurs reprises pour y parler de Saint-Simon, de la que
relle du panthéisme, de G. Sand, de G. Bataille, etc.
718 PIERRE MACHEREY
soviétique, mise en demeure à laquelle les deux textes que nous allons
étudier répondent chacun à leur manière. Humanisme et Terreur, bien
dans la ligne de la «philosophie de l’ambiguïté» professée par son
auteur, adopte la voie du «ni pour ni contre»: un choix qui, ramené au
refus d’une condamnation unilatérale du communisme, a été sur le
moment interprété comme une défense, une justification, voire une apo
logie du régime soviétique. Tyrannie et Sagesse, dont l’auteur se pré
sentait lui-même comme «un marxiste de droite », fait rentrer sans états
d ’âme le communisme sous la rubrique de la «tyrannie», la forme la
plus concentrée, et d’une certaine façon la plus «vraie», du pouvoir
politique considéré en tant que tel; et, en conséquence, l’ouvrage pré
conise le ralliement du philosophe au pouvoir du Prince, dont, mettant
ses pensée au service de son action, il sert les desseins en tant que
conseiller occulte.
Ces deux positions sont signifiées dans des textes que rapproche
d’abord la forme de leurs intitulés, et la manière très particulière dont y
est utilisée la particule de liaison «et». «Humanisme et terreur» signi
fie qu’il n’y a pas lieu de renvoyer dos à dos l’humanisme et la terreur
comme s’il s’agissait des termes abstraits d’une alternative tranchée;
mais, ce qu’impose la conjoncture présente, c’est précisément d’inter
roger la possibilité de penser ensemble, donc conjointement, l’huma
nisme et la terreur, c ’est-à-dire de penser une certaine terreur, ou plus
généralement une certaine violence comme un moment nécessaire de la
réalisation d’un monde «hum ain», selon l’interprétation «hum aniste»
du marxisme défendue à ce moment-là par Merleau-Ponty. Symétrique
ment, «tyrannie et sagesse» exprime la nécessité de théoriser l’union
nécessaire entre ces deux instance: ceci constitue le point nodal de la
discussion qui s’était élevée entre Kojève et Léo Strauss, selon qui une
philosophie politique authentique est celle qui, selon le modèle ancien
remis en cause après Machiavel et Hobbes, met en avant la question de
l’Etat juste, dans une perspective finalisée portant en elle la nécessité
d ’une condamnation, ou du moins la nécessité, d’une réforme de la
tyrannie au nom des principes de la sagesse. Et donc, ce dont témoi
gnent en premier lieu les deux textes de Merleau-Ponty et de Kojève,
c ’est du fait que, dans la période où ils ont été composés, l’inscription
de la philosophie dans le champ de la politique a coïncidé avec la néces
sité de traiter, en se servant des critères et les instruments de la réflexion
philosophique, le problème de fond suivant: comment penser ensemble
l’humanisme et la terreur, la tyrannie et la sagesse, c ’est-à-dire échapper
à la vision simpliste qui les oppose unilatéralement, et préconise ainsi la
nécessité de choisir entre l’humanisme ou la terreur, entre la tyrannie ou
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 721
Heidegger de Sein und Zeit. Cette philosophie est exposée à partir d ’une
lecture libre et essentiellement déviante de la Phénoménologie de l ’E s
prit, qui commençait seulement à être connue du public français ; à tra
vers cette lecture, Kojève injecte dans le discours hégélien ce qui, à la
lettre, en est absent (et, d'ailleurs ne pourrait s’y trouver: ce serait pos
sible de le démontrer) : une doctrine de la fin de l’histoire. Cette doctrine
appartient de fait à Kojève qui est est l’inventeur.
La déviation opérée par Kojève par rapport à Hegel est signalée par
cette indication sans ambiguïté qui se trouve au début de Y Introduction
à la lecture de Hegel. «Indépendamment de ce qu’en pense Hegel, la
Phénoménologie est une anthropologie philosophique» (p. 29). En
quelques mots est ainsi tracée toute la distance qui sépare Kojève de
Hegel : c ’est l’homme, et non l’Esprit, qui est le véritable sujet de l’his
toire (et, du même coup, doit disparaître avec elle: Kojève, avant Fou
cault, est un théoricien de la mort de l’homme). Comme l’avait bien mis
en évidence la discussion qui s’était élevée à ce sujet dans les Temps
M odernes entre Kojève et Tran Duc Thao, Kojève substitue au monisme
hégélien un dualisme, une conception assez proche de celle développée
par ailleurs par Sartre dans L ’Etre et le Néant, avec sa dissociation entre
deux ordres incommunicables : celui d’un en-soi, qui est pleine et incon
tournable positivité, et celui d ’un pour-soi, par lequel la négativité
arrive au monde, à travers une tentative de néantisation qui revient à
l’initiative propre de l’homme. L’anthropologie philosophique de
Kojève se ramène pour l’essentiel à une épiphanie du désir humain, qui
marque le monde de sa négativité, et impulse ainsi le mouvement d ’une
histoire dont le processus est, à la lettre, contre nature, et se présente
comme la violence faite à l’ordre du monde par la liberté humaine, vio
lence qui impose à celui-ci un tout nouvel ordre. Qu’est-ce qui confère
au désir humain ce statut de moteur de l’histoire universelle? C ’est,
selon Kojève, le fait qu’il ne présente pas un caractère objectai, à la
manière d ’un besoin naturel: mais il est tourné, non vers les choses en
vue de leur simple appropriation, mais vers lui-même, en tant qu’il est
constitutif de l’essence humaine, qui est à elle-même son propre
« objet», c ’est-à-dire en fait son sujet: l’élan impulsé par ce désir a pour
but la réalisation du sujet qu’il représente, et qui se constitue à l’inté
rieur de son mouvement, qui est l’histoire elle-même, dans laquelle il
confronte son désir avec celui des autres sujets de désir, c’est-à-dire
celui des autres hommes. La figure par excellence du désir humain,
c ’est donc le désir de reconnaissance, qui réfléchit les uns dans les
autres les désirs particuliers des individus. De là la séquence complexe
des luttes et des travaux qui, par la négativité et dans la violence,
conduisent vers une réalisation complète de l’essence humaine, par le
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 725
tion, dans ses actes les plus élémentaires, n’est pas réductible au fonc
tionnement mécanique d’un appareil enregistreur. Mais elle consiste
dans la recherche d’un sens qui n’est pas déjà tout donné, et cette
recherche doit procéder par successives «esquisses» (les Abschattun-
gen husserliennes). Il s’agit donc de la construction d’un ordre de ratio
nalité ou d ’organisation présomptive, analogue à celle dont procède le
déchiffrement d ’une situation politique, qui doit lui aussi dessiner les
contours d’un paysage, et ceci au fur et à mesure qu’est engagée, en pra
tique, la dynamique de son exploration, qui est à la fois de l’ordre de la
découverte et de celui de l’invention.
Dans Humanisme et Terreur, revenons au passage de transition entre
les deux parties, où il est dit ceci :
« L’histoire est terreur parce qu’il faut toujours nous avancer, non pas
selon une ligne droite, toujours facile à tracer, mais en nous relevant à
chaque moment sur une situation générale qui change, comme un voya
geur qui progresserait dans un paysage instable et modifié par ses
propres démarches, où ce qui était obstacle peut devenir passage et où le
droit chemin peut devenir détour» (p. 100).
Cette expérience, c ’est celle que, sans même s’en rendre compte, fait
tout promeneur qui s’oriente dans un champ de réalité, en y traçant des
lignes directrices qui, en même temps qu’elles organisent le champ,
paraissent surgir de la démarche de celui qui s’y aventure, et du même
coup transforment aussi ce champ, ou du moins les conditions selon les
quelles celui-ci apparaît. Précisément en ce sens, Merleau-Ponty, en 1947,
créditait le marxisme d’une «perception de l’histoire qui fasse apparaître
à chaque moment les lignes de forces et les vecteurs du présent», donc
permette de « discerner une orientation des événements » (p. 104-105). Ce
qui revient à dire que l’action révolutionnaire doit être interprétée comme
un effort en vue d’informer ou de donner forme à la réalité humaine, de la
manière dont la psychologie de la forme reconstitue les opérations élé
mentaires à travers lesquelles la perception donne forme au monde :
«Le tableau que nous pouvons nous faire de la vie soviétique est
comparable à ces figures ambiguës, à volonté mosaïque plane ou cube
dans l’espace, selon l’incidence des regards, sans que les matériaux
eux-mêmes imposent l’une des deux significations» (p. 147).
Ce monde, qui paraît dessiné par Vasarély, peut ainsi paraître indif
féremment à plat ou en relief. Et c ’est par ce biais qu’on en revient au
thème de l’ambiguïté, qui joue de bout en bout un rôle directeur dans la
réflexion que Merleau-Ponty consacre aux problèmes de la politique.
Pierre M acherey
Université de Lille I-Charles de Gaulle
DE LEVIATHAN
À THE NEW LEVIATHAN
poltrons. Je ne prétends pas faire exception ; mais il a été dit dans une
lettre à Malvolio que «certains sont nés grands, certains parviennent à
la grandeur, et certains se voient la grandeur jetée sur eux»; et quelque
degré de grandeur, bien que je ne sache guère lequel, pourrait être attri
bué à un livre qui fut en grande partie écrit non (comme Hegel s’en fai
sait gloire) pendant la cannonade d’Iéna, mais pendant le bombarde
ment de Londres.»
Collingwood voit lui-même son livre comme un témoignage sur la
nécessaire union de l’histoire et de la philosophie ; comme il l’écrit dans
une lettre du 8 décembre 1939 à E.R.Hughes, «je suis parfaitement
convaincu que cette idée pourrait sauver l’Europe, et je crois que rien
d ’autre ne le peut.»
Que le New Leviathan soit un hommage à Hobbes, c ’est une évi
dence. La préface publiée annonce un parallèle étroit entre avec Levia
than-. les deux ouvrages peuvent être considérés comme une anatomie
de l’absolutisme. On pourrait au premier abord être surpris, car ce terme
est péjoratif sous la plume de notre historien : il veut combattre « le nou
vel absolutisme», alors qu’il n’y a rien de péjoratif, aujourd’hui, à par
ler de l’absolutisme de Hobbes. On comprendra bien que Collingwood
veut combattre, comme Hobbes, les régimes fondés sur la force et non
sur l’autorité, c ’est-à-dire, comme Hobbes, le despotisme.
Mais surtout, dans cette préface publiée, Collingwood dresse un
parallèle entre la construction de son ouvrage et celle du livre de
Hobbes: première partie, «L’hom me», chez les deux auteurs; la
seconde, «L a République» chez Hobbes, «L a Société» chez Colling
wood; la troisième, «La République chrétienne» chez Hobbes, «La
Civilisation» chez Collingwood; la quatrième, «Le Royaume des
Ténèbres» chez Hobbes, «L a Barbarie» chez Collingwood (p. lix).
L’Esquisse de la Préface de The New Leviathan, non publiée, mais
éditée aujourd’hui dans Essays in Political Philosophy, est un hommage
plus explicite à l’endroit de Hobbes. Collingwood nous dit avoir dédié
son livre à la mémoire de Hobbes. C ’est dans Leviathan, selon lui, que
l’idée d’une société civilisée a été pour la première fois exposée de
façon systématique ; l’opprobre qui a de siècle en siècle pesé sur ce livre
est la preuve qu’une révolte contre l’idée de société civilisée mijote
depuis longtemps ; la révolte a maintenant éclaté, et il est temps d ’expo
ser à nouveau et de nouveau l’idée d’une société civilisée: «Le désac
cord peut se durcir en différend ; dans ce cas, la situation est prête pour
une éristique où chacune des parties s’efforce de battre l’autre, ou bien,
demeurant simple désaccord, il peut préparer la scène pour une dialec
tique où chacune des parties s’efforce de découvrir que la différence des
points de vue entre elles cache un accord fondamental» (29.53)
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 733
une vision éristique et donc doctrinaire qui érige en types idéaux ces
fausses abstractions que sont démocratie et aristocratie. La relation
authentique entre les deux est dialectique, comme le montre l’histoire
grecque. C ’est au XIXe siècle en Europe que l’idée se fit jour qu’il y
avait entre démocratie et aristocratie une relation éristique, et non dia
lectique (27.51); c ’est une fausse dialectique (27.55), une erreur
(27.56), une folie (27.57), un délire dangereux (27.59).
C ’est dans ces termes de relations éristiques ou dialectiques que peu
vent être définis les deux grands partis anglais à l’époque de Colling
wood, proche de l’idée aristocratique, le parti conservateur, proche de
l’idée démocratique, le parti libéral. Mais si l’un ne comprend pas les
raisons du parti opposé, il cesse d’être un parti et devient une faction
(27.92). La France, quant à elle, n ’a jamais compris la dialectique de la
vie politique, et cela explique son échec en 40 : ce ne fut pas un échec
strictement militaire, mais une défaite politique (27.63).
C ’est à propos de la civilisation que l’opposition de l’éristique et de
la dialectique est la plus éloquente. The New Leviathan culmine, on le
sait, dans l’analyse de l’idée de civilisation et la description de quatre
barbaries, comme on l’a vu.
L’opposition de la barbarie et de la civilisation n ’est pas aussi tran
chée que l’ont estimée les penseurs de l’âge classique; Collingwood
exprime des réserves à l’égard de Hobbes, mais aussi de Locke et de
Rousseau, qui ont posé comme allant de soi l’opposition abrupte de la
barbarie et de la civilisation («W hat Civilization means», The New
Leviathan, p. 486). Notre auteur défend ensemble deux positions qui
pourraient paraître contradictoires: barbarie et civilisation sont des
notions relatives, mais affirmer cette relativité n ’implique pas un relati
visme historique.
« La civilisation » « est d’abord le nom d ’un processus par lequel une
communauté passe d’une condition de relative barbarie à une condition
de civilité relative» (35.1). Ce processus a lieu entre les membres d’une
communauté, mais aussi entre cette communauté et le monde naturel, et
entre cette communauté et des communautés étrangères (35.38).
Ce processus n ’est jamais achevé. Civilisation et barbarie sont des
êtres idéaux. Civilisation et barbarie sont des contradictoires, et non des
contraires, et c’est pourquoi ils sont dans une relation dialectique. Une
communauté qui se civilise approche le plus près possible d’un «idéal»
de civilité, et s’écarte de plus en plus de l’état « idéal » de barbarie (34.51 ).
Mais la civilisation est un « idéal » au sens plus courant du mot, et
c’est pourquoi elle ne peut être qu’approchée: «la civilisation est un
processus d’approximation d’un état idéal » (34.5). C ’est une «approxi
mation asymptotique de la condition idéale de civilité» (35.16).
740 PAULETTE CARRIVE
Paulette C a r r iv e
Université de Paris l-Panthéon
VISITE À UN ÉPICURIEN :
MAURICE BROTTEAUX
Jean D eprun
Université de Paris I-Panthéon
TABULA GRATULATORIA
LIBRAIRIES
24. Entre D ésert et Europe, le pasteur Antoine Court (1695-1760). Actes du Colloque
de Nîmes (3-4 novembre 1995), réunis par Hubert Bost et Claude Loriol, 1997.
25. La Superstition à l ’âge des Lumières. Etudes recueillies par Bernard Dompnier.
26. KELLER, Edwige. Poétique de la mort dans la nouvelle classique (1660-1680).
27. La Poétique du burlesque. Actes du Colloque international du Centre de
Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines de l’Université Biaise
Pascal, 1996. Edité par Dominique Bertrand.
28. Littérature comparée. Théorie et pratique. Actes du Colloque international tenu à
l’Université de Paris Xll-Val de Marne et à la fondation Gulbenkian les 1er et 2 avril
1993. Réunis par André Lorant.
29. Perspectives comparatistes. Etudes réunies par Jean Bessière et Daniel-Henri
Pageaux.
30. L’Epistolaire, un genre féminin? Etudes réunies et présentées par Christine Planté.
31. Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Age offerts à Pierre
Demarolle. Textes réunis et présentés par Charles Brucker.
32. Homère en France après la Querelle (1715-1900). Actes du colloque de Grenoble
(23-25 octobre 1995), Université Stendhal-Grenoble 3. Edités par Françoise Létou-
blon et Catherine Volpilhac-Auger avec la collaboration de Daniel Sangsue.
33. La Fable du lieu. Etudes sur Biaise Cendrars. Textes réunis par Monique Chefdor.
34. Mélanges van den Heuvel.
35. Problématiques des genres, problèmes du roman. Etudes réunies par Gilles Phi
lippe.
36. Littératures postcoloniales et représentations de bailleurs. Afrique, Caraïbe,
Canada. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la
Sorbonne Nouvelle. Textes réunis par Jean Bessière et Jean-Marc Moura.
37. Littérature et Extrême-Orient. Le paysage extrême-oriental - le taoïsme dans la lit
térature européenne. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Uni-
versité de la Sorbonne Nouvelle. Textes réunis par Muriel Detrie.
38. Materia actuosa. Antiquité, Age classique, Lumières. Mélanges en l ’honneur d ’O li
vier Bloch. Recueillis par Miguel Benitez, Antony McKenna, Gianni Paganini et
Jean Salem.
Achevé d ’imprimer en 2000
à Genève (Suisse)
MATERIA ACTUOSA
ANTIQUITÉ, ÂGE CLASSIQUE, LUMIÈRES
MÉLANGES EN L’HONNEUR D’OLIVIER BLOCH
Recueillis par Miguel Bemtez, Antony McKenna,
Gianni Paganini et Jean Salem
ISBN 2-7453-0237-X
Champion-Varia N° 38 9 78 2745 3 0 2 3 7 3