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Materia actuosa

Antiquité,
Age classique, Lumières
Mélanges en l’honneur d'Olivier Bloch

Recueillis par Miguel Bemtez, Antony MeKenna,


Gianni Paganini et Jean Salem

HONORÉ CHAMPION
PARIS
C H A M P IO N -V A R IA
Collection dirigée p a r Jean Bessière
38

MATERIA ACTUOSA
A N T IQ U IT É ,
 G E C L A SSIQ U E , L U M IÈ R E S
M ÉLANGES
E N L’H O N N E U R D ’O L IV IE R B L O C H
Dans la même collection

1. LE H A N , Marie-Josette. P atrice de la Tour du P in : La quête d'une théopoésie.


2. N ou velles approches de l ’épistolaire. L ettres d'artistes, archives et co rresp o n ­
dances. A ctes du colloque international tenu en Sorbonne les 3 et 4 décembre 1993.
Textes réunis par M adeleine Ambrière et Loïc Chotard.
3. M AK O U TA -M B O U K O U , Jean-Pierre. Enfers et p a ra d is des littératures antiques
aux littératu res nègres. Illustration com parée de deux m ondes surnaturels.
4. L a lettre et le politique. A ctes du Colloque de Calais (17-19 septembre 1993).
Textes rassemblés et présentés par Pierrette Lebrun-Pézerat et D anièle Poublan.
5. COLLOM B, M ichel (éd.). Voix, esthétique, littérature.
6. LANLY, André. D eux p ro b lèm es de linguistique fra n ça ise et romane.
7. La rupture am oureuse e t son traitem ent littéraire. A ctes du colloque de Nantes, 16-
18 mai 1994. Textes rassem blés par Régis Antoine et W olfgang Geiger.
8. La fé e et la gu ivre: Le B el Inconnu de Renaut de Beaujeu. Approche littéraire et
concordancier par Christine Ferlampin-Acher et M onique Léonard.
9. BESSIÈRE, Jean (éd.). L ittérature et théorie. Intentionnalité, décontextualisation,
com m unication.
10. Valéry: le p a rta g e de m idi. A ctes du Colloque international du C ollège de France
(18 novembre 1995). Textes réunis et présentés par Jean Hainaut.
11. P sychom écanique du langage. P roblèm es et p erspectives. A ctes du 7' Colloque
international de Psychom écanique du langage (Cadoue 2-4 juin 1994). Publiés sous
la direction de P. de Carvalho et O. Soutet.
12. RIEGER, Dietmar. Chanter et dire. Etudes sur la littérature du M oyen Age.
13. L ’ég a lité au tournant du siècle. P éguy e t ses contem porains. A ctes réunis par Fran­
çoise Gerbod et Françoise M élonio.
14. R U N N A L S, Graham A. E tudes su r les m ystères. R ecueil de 22 études sur les m ys­
tères français, suivi d ’un répertoire du théâtre religieux français du M oyen A ge et
d ’une bibliographie.
15. A m icitia Scriptor. L ittérature, H istoire des Idées, P hilosophie. M élanges offerts à
Robert Mauzi. Textes réunis par Annie Becq, Charles Porset et Alain Mothu.
16. Traduction = interprétation, interprétation = traduction. L’exem ple Rimbaud.
A ctes du Colloque international organisé par l ’institut de Romanistique de
l ’Université de Ratisbonne (21-23 septembre 1995) réunis par Thomas Klinkert et
Hermann H. Wetzel.
17. J. C H E Y R O N N A U D , E. CLAVERIE, D. LABO RDE, PH. RO USSIN. C ritique et
affaires de blasphèm e à l ’époque des Lumières.
18. Studia Latom orum & H istorica. M élanges offerts à Daniel Ligou, colligés par
Charles Porset.
19. F orm es et im aginaire du rom an. Perspectives sur le roman antique, m édiéval, clas­
sique, moderne et contemporain. Textes réunis par Jean Bessière et Daniel-Henri
Pageaux, avec la collaboration d ’Eric Dayre.
20. V IN C EN T, M onique. M ercure galant (L’Extraordinaire, Les Attentes du Temps) -
Table analytique contenant l ’inventaire de tous les articles publiés, 1672-1710.
21. S ystèm es d e p en sée précartésien s. Etudes d’après le Colloque de Haïfa, 1994,
réunies par Ilana Zinguer et H einz Schott.
22. K RUM ENA CK ER, Y ves. L es P rotestants du P oitou au XIIIe siècle (1681-1789).
23. L ivre des délibération s de l ’Eglise Réform ée de l ’A lben c ( 1606-1682). Edition éta­
blie par François Francillon.

(Suite en fin d e volume)


MAT

MATERIA ACTUOSA
ANTIQUITÉ,
ÂGE CLASSIQUE, LUMIÈRES

Mélanges
en l ’honneur d ’Olivier Bloch

www.honorecham pion.com
D iffusion hors France: Editions Slatkine, G enève
ww w.slatkine.com

© 2000. Editions Champion, Paris.


Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
ISBN: 2-7453-0237-X ISSN : 1169-2979
SOMMAIRE

Olivier BLOCH
Curriculum vitæ et B ibliographie............................................... 13

Jean SALEM
Avant-Propos ............................................................................... 21

SOURCES ANCIENNES

Marcel CONCHE
« L’éclaircie d’H o m è re » .............................................................. 29
Jean SALEM
«Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir
n’est pas vivre ?» [Euripide. Polyidos, fgmt. 639 N]:
histoire d’une formule» .............................................................. 39
Alain GIGANDET
« Histoire et mortalité du monde chez Lucrèce » ..................... 55
Antimo NEGRI
« Sulle tracce del materialismo presocratico
noos e krasis meleô: Parménide (dk, B 1 6 ) » ............................ 69

DE LA RENAISSANCE AUX LIBERTINS

Antonella DEL PRETE


«Adversus logicos et mathematicos :
la cosmologie physicaliste de Giordano B ru n o » ..................... 91
Mariafranca SPALLANZANI
«Philosophes, doctes et pédants: l’Histoire de la philosophie
dans la lettre de Descartes à l’abbé Picot» .............................. 107
Jean-Pierre CAVAILLÉ —
« La Mothe Le Vayer, Libertinage et politique *
dans le Dialogue traitant de la politique sceptiquement» / g
Madeleine ALCOVER
« Cyrano et les dévots » ................................................................ 145
Margaret SANKEY
«Le matérialisme dans L ’Autre Monde
de Cyrano de Bergerac » .............................................................. 157

GASSENDI, HOBBES, LOCKE

Gianni PAGANINI
«Hobbes, Gassendi et le De C iv e » ............................................. 183
Wallace KIRSOP
«Prolégomènes à une étude de la publication
et de la diffusion des Opéra omnia de G a sse n d i» ................... 207
Thomas M. L E N N O N .......................................................................
« Gambling and the naturalization of Providence
at the end of the seventeenth century » ...................................... 217
Rainer S P E C H T .................................................................................
«Volupté et douleur chez Gassendi
et dans Y «Essay » de Locke » ..................................................... 229

SUR SPINOZA ET LE SPINOZISME

Pierre-François MOREAU
«M atérialisme et spin ozism e»................................................... 253
André TOSEL
« De la « ratio » à la « scientia intuitiva »
ou la transition éthique infinie selon S p in o z a » ....................... 261
Théo VERBEEK
«L’impossibilité de la théologie: Meyer et S p in o za» ............. 273
Luisa SIMONUTTI
« Théories de la matière et antispinozisme en Angleterre :
Robert Boyle et les Boyle Lectures» ........................................ 299
Miguel BENITEZ
«U ne réfutation inédite de YEthica de Spinoza» ................... 327
Laurent BOVE
«L e «retour aux principes» de 1’État de Moïse.
Éléments pour une lecture politique et matérialiste de
l ’enseignement du Christ chez S p in o z a» .................................. 343
SOMMAIRE 9

LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE


ET L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME

Roland MORTIER
«De Jean-Baptiste à Anacharsis, ou l’itinéraire
d’un m atérialiste»......................................................................... 361
I .orenzo BIANCHI
«Beaucoup plus fanatique qu’athée».
Cardan dans le Dictionnaire de Bayle .................................... 367
( iianluca MORI
«Jean Meslier, stratonicien redivivus» .................................... 381
Ann THOMSON
«M atérialisme et m ortalism e» ................................................... 409
Alain MOTHU
« Un joachimite au siècle de la Raison : Jean Patrocle Parisot» 427
Wiep VAN BUNGE
« Du Betoverde Weereld au Monde enchanté.
Traces de Bekker dans les premières Lumières françaises» .. 453
Guillaume PIGEARD DE GURBERT
«Le marquis d ’Argens, ou le matérialisme au style indirect» 473
Paolo QUINTILI
« La réception des matérialistes anciens chez Diderot » ......... 487
Günter MENSCHING
« Le matérialisme : une tradition discontinue » ........................ 513

LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE

Antony McKENNA
«La controverse religieuse, une source de la philosophie
clandestine : De la conception et de la naissance
de la Sainte Vierge, et sa généalogie» ....................................... 529
Alain NIDERST
«Du libertinage et de l’origine des manuscrits clandestins» . 555
Geneviève ARTIGAS-MENANT
« Questions sur les recueils de manuscrits philosophiques
clandestins » ................................................................................. 569
lîlisabeth QUENNEHEN
« Divers sentiments de Lucrèce, de la nature des choses.
Lucrèce philosophe environ 900 ans avant Jésus-Christ»
10 SOMMAIRE

Frédéric DELOFFRE
«L’itinéraire d’un clandestin: Robert Challe» ....................... 619
Marie-Hélène COTONI
«Aperçus sur la littérature clandestine
dans la correspondance de Voltaire » ......................................... 635
Marian SKRZYPEK
«L’Éîhocratie du baron d’Holbach : un best-seller
de la littérature clandestine p o lo n a is e » .................................... 657

LES LIVRES, LES IDÉES ET LA CENSURE

Jeroom VERCRUYSSE
«L a débâcle de la censure dans les Pays-Bas autrichiens :
le Catalogue des livres défendus de 1788» .............................. 669
Françoise WEIL
«A propos des Libri prohibiti de la bibliothèque
du séminaire du S aint-S ulpice»................................................. 683
Didier FOUCAULT
« Matériaux pour une histoire du blasphème en Occident » .. 695

L’HISTOIRE ET LES CONTEMPORAINS

Pierre MACHEREY
«Les philosophes français de l’après-guerre
face à la politique : Humanisme et terreur de Merleau-Ponty
et Tyrannie et sagesse de Kojeve » ............................................. 717
Paulette CARRIVE
« De Leviathan à The New Leviathan» ....................................... 731
Jean DEPRUN
« Visite à un épicurien : Maurice Brotteaux » ............................ 743
OLIVIER BLOCH

Professeur émérite d ’Histoire de la Philosophie à l’Université de


l'aiis I Panthéon-Sorbonne.
Né le 1er mai 1930 à Paris - fils de René B l o c h , avocat, et Odette
HI.OCH, née C a h e n , avocate, morts à Auschwitz en septembre 1943.

CU RRICU LU M VITÆ

l'Indes - Formation
études secondaires à Paris (Lycée Camot 1940-1943, Lycée Janson-
de-Sailly 1943-1947) - Baccalauréat de Philosophie en 1947.
Études supérieures à Paris (1947-1954) :
Hypokhâgne et Khâgne au Lycée Louis-le-Grand (1947-1949).
Élève de l’École Normale Supérieure (Ulm) 1949-1954.
Licence de Philosophie et Diplôme d’Études Supérieures de Philo­
sophie à la Sorbonne (1949-1952).
Agrégation de philosophie en 1954.
Pensionnaire de la Fondation Thiers (1955-1958).
Docteur d’État en Philosophie (Paris, Sorbonne, 1970), avec une
thèse sur La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme
et métaphysique, préparée sous la direction de Henri G o u h ie r .

( arrière, fonctions, etc.


Professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire (Lycée
Montesquieu de Bordeaux en 1954-1955, Lycée Corneille de Rouen
en 1958-1960, Lycée Louis-le-Grand de Paris en 1960-1962).
Assistant (1962-1967) et maître-assistant (1967-1971) de philoso­
phie à la Sorbonne - puis Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne.
Professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Paris XII -
Val de Marne (1971-1977), puis à l’Université de Paris I - Panthéon-
Sorbonne depuis 1977 - émérite depuis 1995.
Directeur de l’Unité d ’Enseignement et de Recherche (U.E.
philosophie de l’Université de Paris I de 1980 à 1983. /£ P S
14 OLIVIER BLOCH

- Membre du jury de FAgrégation de philosophie (1972-1974, 1976-


1978, 1982-1984).
- Directeur du Centre de Recherche sur l’Histoire des Systèmes de
Pensée Moderne de l’Université de Paris I (1983-1995).
- Membre fondateur en 1986 du Comité International d’Initiative pour
l’inventaire des Manuscrits Philosophiques Clandestins des XVIIe et
XVIIIe siècles - et responsable pour la France de cet Inventaire
(1987-1993).
- Vice-président de la Société Française de Philosophie (1991-1995).

Champ de recherches
- L’histoire de la philosophie, et plus particulièrement:
- L’histoire des doctrines, courants et traditions matérialistes, ce dans
le domaine de:
- La philosophie antique : aristotélisme, épicurisme, stoïcisme.
- La philosophie de l’âge classique (XVIIe et XVIIIe siècles) en
particulier en France (Descartes, Gassendi et ses disciples, les
philosophes matérialistes du XVIIIe siècle), et en Grande-Bre­
tagne (Hobbes).
- Marx, Engels, et les traditions marxistes.

Depuis le début des années 80, mes recherches portent principale­


ment sur les traditions libertines et clandestines de l’âge classique et
leur prolongement dans le matérialisme des Lumières, et, dans cette
perspective, sur les rapports entre matérialisme et littérature, avec un
intérêt tout particulier pour Cyrano de Bergerac, puis Molière.
TRAVAUX ET PUBLICATIONS
DE OLIVIER BLOCH

1. LIVRES

II. La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et


métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971.
1.2. Le Matérialisme, collection Que sais-je?, Paris, P.U.E, 1985,
19952.
1.3. Parité de la vie et de la mort - La Réponse du médecin Gaultier,
Oxford, Voltaire Foundation, et Paris, Universitas, 1993.
1.4. Matière à Histoires, Paris, Vrin, 1997.

À paraître
1.5. La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et
métaphysique, seconde édition, Albin Michel, Bibliothèque de
l’Évolution de l’Humanité.

En préparation
1.6 . Molière/Philosophie, pour Albin Michel.
1.7. Les Lettres à Sophie (texte anonyme de la fin du XVIIIe siècle),
pour les Editions Honoré Champion.

2. ÉDITION D ’OUVRAGES COLLECTIFS


ET NUMÉROS SPÉCIAUX DE REVUES

2.1. Actes de la Journée Maupertuis, Paris, Vrin, 1975.


2.2. Raison présente, « Matérialismes », n° 47, juillet-septembre 1978.
2.3. Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle, Paris,
Desclée, 1979.
2.4. Revue philosophique, «L e matérialisme», 1060,
1981.
16 OLIVIER BLOCH

2.5. La Pensée, «M atérialisme, genèse du marxisme», n° 219, mars-


avril 1981.
2.6. Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine,
Paris, Vrin, 1982.
2.7. Dix-septième siècle, «Libertinage, littérature et philosophie»,
n° 49, octobre-décembre 1985.
2.8. Epistémologie et matérialisme, Paris, Les Méridiens-Klinck-
sieck, 1986.
2.9. Entre form e et histoire - La formation de la notion de développe­
ment à l ’âge classique, en collaboration avec B. Balan et P. Car-
rive, Les Méridiens-Klincksieck, 1988.
2.10. Spinoza au XVIIIe siècle, Actes des journées des 6 et 13 décembre
1987, Les Méridiens-Klincksieck, 1990.
2.11 Dix-huitième siècle, «Le matérialisme au siècle des Lumières»,
n° 24 (1992), en collaboration avec Ch. Porset.
2.12. Spinoza au XXe siècle, Actes des journées des 14 et 21 janvier, 11
et 18 mars 1990 (en collaboration avec P. Macherey, H. Politis et
J. Salem), P.U.F., 1993.

À paraître
2.13. Les philosophies de la nature, Actes des journées des 20 et 27
mars, 27 novembre et 4 décembre 1994 (en collaboration avec
F. Dastur, J. Moutaux, H. Politis et P. Quintili), Publications de la
Sorbonne, 1998 (?).

3. TRADUCTION

3.1. ARISTOTE, Éthique à Eudème, en collaboration avec


B. Dumoulin et A. Léandri, à paraître dans la collection de la
Pléiade.

4. ARTICLES, ÉTUDES, RAPPORTS...

4.1. «Protreptique d’Aristote, fragment 17 de l’édition Ross », Revue


philosophique, 1964,219-240.
4.2. «Gassendi critique de Descartes», Revue philosophique, 1966,
217-236.
TRAVAUX ET PUBLICATIONS 17

<1,3. «État présent des recherches sur l’épicurisme grec», dans Actes
du VIIIe Congrès Budé, Paris, 1970, 93-138.
4.4. « La lettre d’Épicure », Revue philosophique, 1973, 453-460.
4.5. «Gassendi and the transition from the Middle Age to the classi-
cal era», Yale French Studies, n° 49, 1973, 43-55.
4.6. «M atérialisme et religion dans l’Antiquité», dans Philosophie et
religion, Paris, Editions Sociales, 1974, 7-24.
4.7. «Aristote appelle ‘sophistes’ les Sept Sages», Revue philoso­
phique, 1976, 129-164.
4.8. «M arx, Renouvier, et l’histoire du matérialisme», La Pensée,
n° 191, février 1977,3-42.
4.9. «Sur les premières apparitions du mot ‘matérialiste’», dans 2.2. *
ci-dessus, 3-16 (précédemment publié en polonais et en italien).
•1.10. «Descartes et Gassendi», Europe, octobre 1978, 15-27.
4.11. «Sur l’image du matérialisme français du XVIIIe siècle dans
l’historiographie philosophique de la première moitié du XIXe
siècle: autour de Victor C ousin», dans 2.3. ci-dessus, 39-54.
4.12. «Un philosophe épicurien sous Louis-Philippe», Journal o f the
History o f Philosophy, XVIII, 4, octobre 1980, 433-443.
4.13. «Gassendi et la critique de l’aristotélisme», dans Proceedings o f
the World Congress on Aristotle, Thessaloniki, August 7-14
1978, Athènes, 1981-1983.
4.14. Article «Gassendi» dans le Dictionnaire des philosophes édité
parD . Huisman, Paris, 1984, 1009-1012.
4.15. «Damiron et Spinoza», dans Spinoza entre Lumières et Roman­
tisme, Cahiers de Fontenay, n° 36 à 38, mars 1985, 229-232.
4.16. «Cyrano de Bergerac et la philosophie», dans 2.7. ci-dessus,
337-348.
4.17. «U n imbroglio philologique: les fragments d ’Aristote sur la
colère », dans Energeia - Etudes aristotéliciennes offertes à Mgr
Antonio Jannone, Paris, Vrin, 1986, 135-144.
4.18. « Gassendi et la politique », dans Pensée et politique, Cahiers de
littérature du XVIIe siècle, n° 9, Toulouse, 1987, 51-75.
4.19. Article «GAULTIER Abraham», dans le Dictionnaire des jo u r­
nalistes - Supplément V, préparé par A.-M. Chouillet et F. Mou-
reau, Grenoble, 1987, 70-75 (mis à jour dans la deuxième édition
du Dictionnaire des journalistes, à paraître).
18 OLIVIER BLOCH

4.20. « Hobbes e il materialismo », Idee - Rivista di Filosofia (Lecce),


n° 5/6, 2e année, mai-décembre 1987, 7-23.
4.21. « Gassendi et les semences des choses », dans 2.9. ci-dessus.
4.22. « Matérialisme et clandestinité : tradition, écriture, lecture », dans
De la Ilustracion al Romanticismo, Cadix, 1988 (Actes du Col­
loque de Cadix, 23-25 avril 1987), 13-26.
4.23. «Quelques aspects de la tradition libertine dans la seconde moi­
tié du XVIIe siècle», Romanistische Zeitschrift fiir Literaturge-
schichte - Cahiers d ’histoire des littératures romanes, 1/2, 1989,
61-73.
4.24. «Le discours de la méthode d ’Etienne de Clave (1635)», dans
Descartes: Il metodo e i Saggi, Actes du Congrès de Lecce
(octobre 1987), Rome, 1990, 155-161.
4.25. «Hobbes et le matérialisme des Lumières», dans Hobbes oggi
(Actes du Congrès de Milan - 18-21 mai 1988), Milan, 1990,
553-576.
4.26. «À propos du matérialisme d’Ancien Régime», dans les Actes du
Congrès de Nanterre (3-7 mai 1988): Die franzosische Révolu­
tion : Philosophie und Wissenschaften, Bd I = Annalen der inter-
nationalen Gesellschaft fiir dialektische Philosophie - Societas
Hegeliana, VI, 1989, 138-144.
4.27. «Gassendi et la théorie politique de Hobbes», dans Thomas
Hobbes - Philosophie Première, Théorie de la science, et p oli­
tique (Actes du Colloque de Paris, 30-31 mai et 1er juin 1988),
Paris, 1990, 339-346.
4.28. « Le médecin Gaultier, Parité de la vie et de la mort, et Spinoza »,
dans 2.10. ci-dessus, 105-120.
4.29. «Anôthen épithéôrein: Marco Aurélio entre Lucrécio e Pascal»,
dans Filosofia. Histôoria. Conhecimento. Homenagem a Vasco
de Magalhâes Vilhena, Lisbonne, 1990, 51-62.
4.30. Article Mercure Sçavant, dans le Dictionnaire des Journaux,
Paris, Universitas, 1991.
4.31 «L a contestation libertine des normes et valeurs traditionnelles
du Theophrastus Redivivus au médecin Gaultier», dans Ordre et
contestation au temps des Classiques (Actes du 21e Colloque du
CM R 17 - Marseille, juin 1991), Paris-Seattle-Tübingen, 1992,
t. II, p. 307-320.
4.32 «L’héritage libertin dans le matérialisme des Lumières», dans
2.11 ci-dessus, 73-82.
TRAVAUX ET PUBLICATIONS 19

4.33. §§ «Pierre Gassendi», «Schüler und Anhànger von Gassendi»


(en collaboration avec Th.Lennon), et «Theophrastus Redivi-
vus», dans Grundriss der Geschichte der Philosophie begriindet
von Friedrich Ueberweg, Die Philosophie des 17. Jahrhunderts,
band 2, Bâle, Schwabe, 1993, 201-270.
4.34. «Scepticisme et religion dans la Réponse à un théologien du
médecin Gaultier et sa postérité clandestine», dans R.H. Popkin
et A. Vanderjagt éd.Scepticism and irréligion in the X V lf' and
X V Iir1' centuries, Leyde, New York et Cologne, 1993, 306-323.
4.35. «Le contreplatonisme d ’Épicure», dans M. Dixsaut éd. Contre
Platon, tome I : Le platonisme dévoilé, Paris, Vrin, 1993, 85-102.
4.36. «Parité de la vie et de la mort», dans G. Canziani éd. Filosofia e
religione nella letteratura clandestina, Milan, Franco Angeli,
1994, 175-208.
4.37. «D e l’interprétation en matière de théologie: Spinoza au clair-
obscur d’Épicure », dans P. Cristofolini éd., L’hérésie spinoziste -
La Discussion sur le Tractatus theologico-politicus, 1670-1677
de Benedictus de Spinoza et la réception immédiate du spino­
zisme - Actes du Colloque international de Cortona (10-14 avril
1991), Amsterdam et Maarssen, 1995, 222-225.
4.38. «M aterialismeo, idealismo e filosofia délia natura», dans le
numéro spécial de la Rivista di filosofia, (vol. 87, n° 1, avril
1996): Paolo Casini éd., Natura e filosofia. Momenti e figure
d e ll’età moderna (Actes des Journées de Rome - octobre 1994),
11-24.
4.39. « Molière metteur en scène de la libre-pensée », dans Libertinage
et philosophie au XVIIe siècle, 1, Publications de l’Université de
Saint-Étienne, 1996, 111-124.
4.40. «Cyrano, Molière, et l’écriture libertine», dans La Lettre Clan­
destine n° 5 - 1996, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne,
1997, 241-250.
4.41 «M olière matérialiste», dans J.-C. Bourdin éd., Les matéria­
lismes philosophiques (Actes du Colloque de Cerisy, 2-9 sep­
tembre 1995), Paris, Kimé, 1997, 65-87.
4.42. «Nicolas de Blégny et Gassendi», dans S. Murr éd. Gassendi et
l ’Europe (1592-1792) - Actes du Colloque International de Paris
«Gassendi et sa postérité» (Paris, octobre 1992), Paris, Vrin,
1997, 115-126.
20 OLIVIER BLOCH

4.43. «Le matérialisme et la Révolution française», dans B. Balan éd.


Enjeux du matérialisme, Presses Universitaires de Rouen, 1997,
53-78.
4.44. «Les Lettres à Sophie ou Lettres sur la Religion, sur l ’âme
humaine, et sur l ’existence de Dieu: questions de source», dans
A. McKenna et A. Mothu éd., La Philosophie clandestine à l ’Age
classique, Actes du colloque de l’Université Jean Monnet (Saint
Étienne, 1993), Oxford et Paris, 1997,459-471.

À paraître
4.45. «M olière et l’anthropologie cartésienne», communication au
Congrès sur «L’esprit cartésien» (Paris, août-septembre 1996).
4.46. Articles «Libertins, Libertinage», et «Pierre Gassendi», dans le
Dictionnaire de la science classique.
AVANT-PROPOS

Il serait tentant de déclarer, quand on parle d ’Olivier Bloch, ce que


Diogène Laërce écrit quelque part au sujet d’Épicure: il dispose de tel­
lement d’amis qu’on les compterait par villes entières! Ses étudiants,
ces innombrables étudiants auxquels il a enseigné une philosophie qui,
d’emblée, proscrit Y étonnement n’ont jamais manqué d’admirer sa pro­
digieuse omniscience, son extrême générosité, sa disponibilité sans
bornes. Parmi tous les savants d ’Europe ou d’ailleurs qu’il a su intéres­
ser, puis associer à ses recherches, l’un d’eux, milanais de son état, a dit
un jour à son propos le mot le plus juste: è un vero gentiluomo. - A lui
qui a tant étudié et fait étudier mille et trois philosophes - hédonistes,
matérialistes, athées, libertins ou réformateurs sociaux - , mille et trois
théoriciens qui n’ont pas eu fort développée ce que Barbey d’Aurevilly
appelait la «bosse du respect», nous avons voulu témoigner gratitude et
respect en suscitant et en réunissant les diverses études qu’on va lire.

Olivier Bloch est depuis 1995 professeur émérite à l’Université de


I’aris I Panthéon-Sorbonne. Il est né le 1er mai 1930 à Paris. Son père,
René Bloch et sa mère Odette, née Cahen, étaient tous deux avocats,
socialistes et militants de la Ligue des Droits de l’Homme. En 1943, alors
(|ii’il était âgé de 13 ans, il prit quelques vacances dans le Morvan: c’est
là que lui furent annoncés l’arrestation de ses parents, leur internement à
I )rancy, leur déportation en Allemagne. Un an plus tard, il sut que tous
deux avaient été assassinés à Auschwitz, dès le mois de septembre 1943.
II est probable qu’au tournant des années 1950, en s’engageant durable­
ment, dans les rangs du Parti Communiste Français (dont il sera membre
jusqu’en 1980), le fils n’adhéra pas seulement à une interprétation glo­
bale et rationnelle de l’histoire: car ce faisant, il honorait également la
silhouette morale et les valeurs qu’avaient défendues ses parents - au
prix de leurs vies. Élevé à dater de ce moment-là par des proches, Olivier
Bloch poursuivit ses études secondaires au Lycée Janson de Sailly, à
Paris, puis fut admis au Lycée Louis-le-Grand où il prépara le concours
d ’entrée à l’École Normale Supérieure. Après son séjour à la rue d’Ulm
(1949-1954), il fut reçu en 1954 à l’Agrégation de Philosophie.
Il fut jusqu’en 1962 professeur de lycée (au Lycée Montesquieu de
Bordeaux, au Lycée Corneille de Rouen, puis au Lycée Louis-le-Grand,
22 JEAN SALEM

où il avait lui-même étudié). Pendant un intermède de trois ans (1955-


1958), il fut pensionnaire à la Fondation Thiers : c ’est là qu’il put com­
mencer à jeter les bases de son monumental ouvrage consacré à Pierre
Gassendi. Recruté comme assistant en philosophie à la Sorbonne, il y
devint maître-assistant (1967), puis fut élu professeur d’Histoire de la
philosophie à l’Université de Paris XII-Val de Marne en 1971. Il consti­
tua peu à peu un « Groupe de recherches sur l’histoire du matérialisme »,
mit en place un séminaire toujours plus couru par les étudiants et les
jeunes chercheurs, prit des contacts avec un grand nombre de savants
étrangers. En 1977, il réintégra la Sorbonne, mais cette fois-ci comme
professeur, et les activités du Centre de Recherche qu’il y a fondé en
1983 n’ont fait, depuis, que se développer, sous son égide, puis sous
celle d ’André Tosel.

Les travaux d’Olivier Bloch sont, pour la plupart, consacrés à l’his­


toire des doctrines, courants et traditions matérialistes. Ils ont trait aussi
bien à la philosophie antique qu’à celle de l’âge classique ou encore aux
traditions issues de l’œuvre de Marx. Depuis le début des années 80, ses
recherches portent toujours davantage sur les traditions libertines et
clandestines de l’âge classique et sur leurs prolongements dans le maté­
rialisme des Lumières. Dans cette dernière pespective, Olivier Bloch se
penche avec méticulosité sur tous ces philosophèmes matérialistes
qu’on n’a, généralement, pas même pris la peine de relever dans les
œuvres de Molière ou de Cyrano.
Déjà, la thèse d’État d ’Olivier Bloch (que les éditions Albin Michel
devraient rééditer bientôt) révélait tout à la fois les intérêts extrêmement
précis de leur auteur et le projet encyclopédique qui l’anime: Gassendi
- philosophe et docteur en théologie, mécaniste et finaliste, atomiste et
créationniste, chanoine et... épicurien - est en effet, comme il le souli­
gnait lui-même, un « relais de grande importance entre le Moyen âge et
la Renaissance d ’une part et la pensée moderne d ’autre part», «entre le
naturalisme du XVIe siècle et le matérialisme du XVIIIe»1. - Le «Que
sais-je?» qu’Olivier Bloch a consacré au Matérialisme (1985) fournira,
certes, une rapide synthèse de l’immense domaine des recherches qu’il
a continuellement embrassées avec une égale minutie. Mais c ’est en
considérant l’ensemble de ses travaux et publications, autrement dit le
détail des soixante livres, articles, traductions et autres « rapports » attei­
gnant à eux seuls les proportions d’un ouvrage qu’on peut mesurer de
plus près l’invraisemblable puissance de travail de ce maître.

1 B loch (O .), La p h ilosoph ie d e Gassendi, La Haye, Nijhoff, 1971, p. 495.


AVANT-PROPOS 23

Autant suivre la chronologie pour ne pas s’y perdre ! Articles consa­


crés au Protrepîique d ’Aristote, à des fragments du même sur la colère,
à ce que ce philosophe a dit des Sept sages, traduction de Y Éthique à
Eudème pour la Bibliothèque de la Pléiade: voilà pour celui que Marx
préférait de loin à Platon. Au sujet d’Épicure et de son école, O. Bloch
s’est demandé quel peut bien avoir été le degré de certitude que les épi­
curiens accordèrent à leur curieuse théologie matérialiste (1990); il a
montré qu’en dénonçant la religio, l’épicurien Lucrèce s’en prend bien
à la religion romaine, et non pas seulement aux superstitions populaires
( 1974). Et il a surtout consacré deux années à la confection d’une irrem­
plaçable synthèse concernant les études relatives à Épicure et aux autres
épicuriens de langue grecque (1970). Étudiant à cette occasion l’en­
semble de ce qui avait été publié jusque-là dans les langues les plus
diverses, il a présenté une recension raisonnée des éditions (lettres, frag-
inents, textes papyrologiques), des ouvrages de synthèse consacrés à la
philosophie d’Épicure, de ceux portant sur son éthique, son épistémolo-
gie, son ontologie, sa psychologie, son anthropologie, etc.
Si nous passons à l’âge classique (que Gassendi lui a fait connaître
en détail), la diversité des intérêts n’exclut pas que ceux-ci relèvent
encore et toujours d’un foyer de préoccupations bien précises. Spinoza
est ici confronté avec Épicure (1991). Ailleurs c ’est le même Spinoza
qui fournit le prétexte à découvrir l’un de ses plus intéressants lecteurs :
le médecin Abraham Gaultier, auteur d’une Parité de la vie et de la mort
dont Olivier Bloch a savamment publié et commenté les différentes ver­
sions. Ailleurs encore, Hobbes est confronté à Pierre Gassendi ou au
matérialisme des Lumières (1990). Molière dialogue avec Descartes
( 1996). Et Pascal avec Marc-Aurèle ou Lucrèce (1990). Les travaux ou
conférences que, depuis quelques années, il consacre régulièrement à
Molière, constituent d ’ailleurs autant de chemins vers le grand ouvrage
qu’Olivier Bloch entend vouer à celui que nous avions, somme toute,
abandonné ou presque aux amateurs et aux professeurs de littérature.
Car Molière, comme il l’a montré, fut le grand metteur en scène de la
libre pensée (1996). Un philosophe gagne à le lire ou à le relire, nous
enseigne Olivier Bloch, après avoir pris connaissance des trésors de
matérialisme que recèlent nombre de manuscrits clandestins datant du
XVIIe siècle (tels le Theophrastus redivivus) et du XVIIIe, après avoir
rencontré Cyrano et tenté de retrouver l’héritage libertin jusque dans le
matérialisme qu’affichèrent au siècle suivant d’assez nombreux théori­
ciens des Lumières. Ainsi, à la suite des intuitions et des volumineux
travaux de Robert Pintard et de quelques autres, se sont constitués peu à
peu les contours d’un immense champ de recherches, - recherches qui
consisteraient à recenser et à rendre vie aux contacts multiples et variés
24 JEAN SALEM

que les philosophies matérialistes et la littérature entretinrent depuis


l’automne de la Renaissance jusqu’au siècle des Philosophes et au-delà.
Olivier Bloch a forgé très judicieusement le concept de matérialisme
d ’Ancien régime (1988), pour désigner la philosophie de tonalité plutôt
pessimiste qui fut celle des libertins et des matérialistes «ancien style».
Il a opposé « l’élitisme qui caractérisait la pensée ou les attitudes liber­
tines » à « l’esprit de propagande universaliste qui caractérise de plus en
plus le matérialisme fin de siècle», - sc. de la fin du XVIIIe siècle. Le
moins que l’on puisse dire est que l’histoire littéraire du fameux rire -
qui fut moins celui du Démocrite historique que celui de son fantôme
cynique - confirmerait tout particulièrement le clivage opéré par Olivier
Bloch: car on ne se référa presque plus à ce rire, toujours prompt à
railler l’indécrottable folie des hommes, dès lors que le matérialisme
positiviste ou marxiste, dénonçant la misanthropie comme une des
formes de la morgue aristocratique, accorda libéralement sa confiance à
l’humanité tout entière2.
Selon O. Bloch, le XVIIIe siècle innova précisément en ceci qu’on y
trouve désormais assez fréquemment associés le matérialisme et l’opti­
misme social. Déjà Meslier, d ’Holbach, Bamave, Sylvain Maréchal et
Volney, tous ces philosophes si fort maltraités par l’académisme, sem­
blent croire à quelque nécessité historique conditionnant l’amélioration
progressive des mœurs et du système de gouvernement (1991). Quant à
Marx, O. Bloch a souligné combien son œuvre était débitrice du XVIIIe
siècle français (1983); dans un travail qui a fait date, il a par ailleurs
identifié le Manuel de philosophie moderne de Renouvier (future figure
de proue du spiritualisme criticiste !) comme étant la source utilisée et
parfois presque recopiée par Marx là où la Sainte Famille retrace l’his­
toire du matérialisme français (1977). Les deux dernières études citées,
ainsi que plus de vingt autres, ont été - par une initiative heureuse - ras­
semblées et réimprimées dans l’ouvrage Matière à histoires qu’Olivier
Bloch a fait paraître chez Vrin en 1997.

A cela s’ajoutent les innombrables éditions de recueils, actes de jour­


nées d’études ou autres ouvrages collectifs faisant suite à des colloques
toujours organisés avec un soin exemplaire et tenus très fréquemment
en présence d ’assemblées réunissant plusieurs centaines d’auditeurs:

2 Stendhal, au chap. 3 de la Vie de H enry Brulard (1835), déclare encore que les
L ettres pseudo-h ippocratiques, dans lesquelles est rapportée la fable du D em ocritus
ridens, constituaient l ’un des ouvrages de chevet de son grand-père. A peine vingt
ans plus tard, Littré (Œ uvres com plètes d ’HiPPOCRATE, t. IX, p. 308) parlera de ces
m êm es L ettres avec un souverain mépris.
AVANT-PROPOS 25

Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle (1979); Le


matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine (1982); Spi­
noza au XIXe siècle (1990); Spinoza au XXe siècle (1993); etc. - «Par
villes entières !», écrivions-nous, en évoquant tous ceux qu’Olivier
Bloch a formés ou instruits... Un vero gentiluômo... Comme directeur
d ’un centre de recherches, comme professeur, comme maître et comme
ami, Olivier Bloch fait en sorte que sa courtoisie envers chacun, sa
rigueur morale peu commune, sa science universelle et son acharne­
ment au travail donnent à tous ceux qui ont le bonheur de le rencontrer
une précieuse leçon d ’humanisme.

Jean S alem
SOURCES ANCIENNES
L’ÉCLAIRCIE D’HOMÈRE

De quelle «éclaircie» s’agit-il? Dans le ciel sombre, quand une zone


claire apparaît, on dit: «Ça s’éclaire». L’éclaircie se fait dans les
nuages, mais elle intéresse aussi ce qui a lieu sur la terre: elle concerne
tout ce qui est à la lumière du jour et ainsi tout ce qui est au jour parti­
cipe de l’éclaircie. L’éclaircie suppose un contraste avec ce qui, tout
autour, reste sombre. Elle se tient au sein d’un englobant obscur, quoi­
qu'il y ait, de la lumière à l’ombre, non une coupure mais un dégradé.
I .'éclaircie que l’on a en vue chez Homère est une éclaircie au sein
d'une opacité. Mais quelle opacité? Celle, d ’abord, du réel même à
Ifia t brut: la pierre, la montagne, la plante sont opaques à elles-mêmes
cl s’il n’y avait la langue pour les nommer, aucune éclaircie ne se ferait;
ensuite l’opacité qui naît de l’usage prosaïque et pragmatique de la
langue, où les choses ne sont nommées que pour s’en servir. Qu’ad-
vient-il lorsque le Poète chante la joute des héros sous les murs de Troie
et les guerriers mourant pour le plaisir des dieux? Tout ce qu’il nous
teprésente est-il véridique? Achille, Hector ont-ils existé tels qu’il les
montre? Non, sans doute. Mais la vérité est-elle la simple conformité à
un état de fait? Si tel était le cas, ne faudrait-il pas qu’il y eût d’abord la
n'vélation de cet état de fait et son dévoilement prioritaire pour qu’une
telle conformité pût être vérifiée? Le Poème met un monde à la lumière,
et ce qui était clos en soi, pris dans son opacité comme on est pris dans
les glaces, le ciel et la mer, le fleuve, la ville, les hommes et les chevaux,
tout cela se déclôt, s’ouvre, s’expose comme ciel, mer, fleuve, ville,
hommes et chevaux qui vraiment sont, ou, comme on voudra, apparais­
sent - car il n’y a rien par rapport à quoi on pourrait dire qu’ils ne font
«|ii' apparaître: aussi «sont»-ils tout autant qu’ils «apparaissent», et
inversement. Entendons qu’ils n ’apparaissent pas à quelqu’un en parti-
«ulier, à un sujet parmi d’autres, ce qui présupposerait un regard exclu-
sil d’autres regards : le corrélat de cet apparaître est le libre regard qui,
|).u l’effet du Poème, est celui de tous et de chacun.
Kicn n’est à part dans le monde d’Homère. C ’est bien pourquoi il
s'anil d ’un «m onde», où tout se trouve rassemblé dans la même
lumière. Si le Soleil voit «tout», c ’est que tous les êtres sont acteurs
d'une même pièce. Chacun joue son rôle. Le rôle d’Achille n’est pas
i clui d ’Ulysse, d ’Ajax ou de Diomède. Ulysse et Ajax, envoyés en
30 MARCEL CONCHE

ambassade par Agamemnon, vont le long du rivage où bruit la mer;


Achille touche de la cithare en chantant les exploits des héros, tandis
que Patrocle, assis en silence, épie les moments où son maître et ami
s’arrête de chanter. Le Poète nous montre les héros en acte: dans leur
faire, leur action, leur posture, leur façon d ’être. Mais ce qu’il montre
aussi, c ’est leur être. Ainsi en est-il pour tout ce qui est au jour, au sens
où la nuit aussi est au jour : car la nuit se déclôt de sa propre opacité lors­
qu’elle est nommée. Tout ce qu’il y a est montré dans l’effectuation de
son rôle et agissant, non pas inerte, mais prenant part au concert : la mer
bruit, l’aube se lève, le soleil observe, la terre «fait naître un tendre
gazon» (II., 14.347), les chevaux parlent, le fleuve se fâche, etc. Mais,
de plus, ce qui aussi bien est montré, c ’est le fait qu’il y ait Achille et
Ulysse, et la terre et la mer, les chevaux et le fleuve, etc. Ainsi ce qui se
trouve déclos est le fait même d’être pour ce qui est.
Le Poème va ici à l ’encontrede la prose. Car, si je dis: «Achille joue
de la cithare», je dis ce qu’il fait et c ’est cela qui m ’intéresse, non qu’il
soit jouant de la cithare. De même, si je dis «le temps est mauvais»,
c ’est pour signifier, par exemple, que ce n ’est pas un temps à aller se
promener, ou pour quelque autre raison, non pour souligner le fait même
d'être pour le mauvais temps et pour réfléchir sur ce qu’ici veut dire
« être ». Heidegger distingue ce qui est et le fait, pour ce qui est, d’être :
l’étant et l’être de l’étant. Il observe que l’homme, attentif aux détermi­
nations de l’étant qui l’intéressent, autrement dit à la signification de
l’étant relativement à ses projets, que l’homme, donc, regarde vers
l’étant sans regarder vers l’être: l’homme «oublie» l’être, dit-il. Le
terme «oublier» est impropre: on n’oublie pas ce que l’on n’ajam ais su.
Je ne dirai pas: « N ’oubliez pas que je vous attends», si la personne à qui
je m ’adresse n’a aucune connaissance de mon attente. L’homme de
l’existence journalière ne porte pas son attention sur l’être. Il est moins
« oublieux » que distrait. Cette distraction est constitutive de sa manière
d’être au monde, de son Dasein. Ou, si l’on veut: son ouverture au
monde est ouverture à ce qui est, à l’étant - pour autant que l’étant l’in­
téresse - , donc à la vérité de l’étant, sans être ouverture à la vérité de
l’être. Par exemple, je roule à bicyclette. Un pneu se dégonfle: le voici
« à plat ». Ce qui m ’intéresse est cette nouvelle détermination du pneu, en
vue de le déterminer à nouveau comme pneu gonflé, non l’être du pneu
et ce que c ’est qu’«être» pour un pneu qui «est». Or, le Poème, au
contraire, tout en disant les rôles de toutes choses dans l’universel
concert, les montre, tout d’abord, comme simplement étant-là, purement
étantes ou présentes. L’éclaircie du Poème décèle la vérité de l’être.
Mais comment cela se fait-il? Si j ’use, pour Ulysse, de l’épithète
KO^'û(iriTiç, «ingénieux, riche en expédients», j ’ai en vue non, pour
L’ÉCLAIRCIE D’HOMÈRE 31

lin, le fait d ’être, mais son habileté multiple et rusée. Au reste, l’épithète
lui est propre (si ce n ’est que le Poète en use, une fois, pour Héphaïstos).
De même, lui sont réservées les épithètes noXtip'nxocvoc, «fécond en
inventions», 7ioÀ,t>oavoç, «très vanté, célèbre», tioXvx Xck , «très endu-
i.mt », ta^aalcfipcov, «au cœur endurant», T^pcov, «endurant, prenant
mii soi», jtotartpOTtoç, «astucieux, aux mille tours», 7toiiata)|j.iiTr|ç,
• plein de ruse, d’artifice». Les épithètes réservées à un seul personnage
peuvent être dites « propres » ou « singulières » Ainsi l’épithète, prjtiexa
" prudent, sage», est réservée à Zeus. Ces épithètes ne sont nullement
insensés : elles ont des significations définies et enrichissent la connais-
.iiii e du sujet. On peut leur rattacher l’épithète ou.eiyevéTr|ç employée,
toujours au pluriel, pour désigner les dieux «toujours vivants», car les
« dieux » valent ici comme un seul personnage.
I lue épithète comme ^leya^'nxwp, «au grand cœur, au grand cou-
IH^e, lier, magnanime», n’est point propre à Ulysse, ni même aux
linos: elle est appliquée au légendaire Stentor, au maître des vents,
I(oie, et même au Cyclope. Si l’on suit la distinction des logiciens entre
le singulier, le particulier et l’universel, on dira que c ’est une épithète
•• |*.ii liculière». Pas plus que les précédentes, elle n’est oiseuse: elle
Mj-nilie certaines qualités du sujet. Il en va de même pour yeyapôc,
•• digne de respect, qui a l’air royal», ce qui vaut pour Ulysse comme
p<'iii Agamemnon (leur âge entrant en ligne de compte, outre leur pres-
Ini h e et leur royauté) ; âynvcop, qui s’emploie avec Gupoc, «cœ ur», en
un sens favorable, «vaillant, courageux, héroïque», ou défavorable,
» arrogant», selon qu’il s’applique, d’un côté, aux héros, ou, de l’autre,
il l'Iiersite ou aux prétendants; moM.7cop0 oç, «destructeur de villes»,
i e qui se dit d’Achille, d ’Ajax, d’Ulysse, mais aussi du dieu Arès. Les
qualités ici signifiées ne sont pas propres à un personnage mais com­
munes ù plusieurs.
I'infin, une épithète comme 5ïoc, «divin», peut être dite universelle.
I >e ee fait, elle ne signifie plus aucune qualité, car aucune qualité n’est
i onimune à tous les êtres sinon le fait m êm ed’«être», qui n’est pas une
qualité, car qu’une échelle, par exemple, soit ou ne soit pas, cela ne
' limite rien à ce que l’on entend par ce mot. Si l’on conçoit une échelle,
10 que l'on conçoit, c ’est une «échelle»; et si ladite échelle existe, ce
n'est jamais qu’une échelle qui existe. Sïoc,étymologiquement, signifie
•• issu de Zeus» (racine deï). Tel peut être le sens en Iliade, 9.538, où
Ai lémis, race divine (Sïov yévoc)», peut faire allusion au fait qu’Arté-
iiiis, sœur jumelle d’Apollon, soit «née de Zeus». Mais, mis à part ce
i us où fitoc est associé à yévoc, le mot ne signifie ni «né de Zeus», ni
im'iiie '«d’origine divine»: Hector est dit «divin» plus d ’une vingtaine
dp loi s, qui pourtant « n ’est fils ni de dieu ni de déesse» (II., 10.50). Les
32 MARCEL CONCHE

héros sont «divins», mais aussi leurs épouses, y compris Hélène (II.,
3.171.228.423), qui pourtant s’estime «chienne» (II., 6.344.356) et
«objet d’horreur» (II., 3.404 24.775): auto-flagellation qui n’a rien de
«divin». Les dieux n’ont pas d’état d ’âme. Achille est «divin», mais
aussi le porcher Eumée (Od., 16.56; 17.507.508; 21.80; 22.129).
«D ivins» sont les chevaux (Lampos, l’un des coursiers d ’Hector, II.,
8.185 ; Arion, le cheval d ’Adraste, 23.346), les fleuves (le Céphise, II.,
2.522; le Scamandre, 12.21), les villes et leurs territoires (Arisbé, II.,
2.836; 21.43; Sparte, Od., 3.326; 4.313.702; 5.20), les peuples
(Achéens, II., 5.451; 11.455.504, etc.; Pélasges, II., 10.429; Od.,
19.177), les pays (Elide, II., 2.615; Od., 13.275; 15.298; 24.431), les
éléments - l’éther (II., 16.365; Od., 19.540), la mer (II., 1.141; 2.152;
14.76; 15.161.177.223; 21.219, etc.), la terre (II., 14.347) - , les
météores (l’aurore ou l’aube, II., 9.240; 11.723 ; 18.? 55 ; 24.417, etc.), et
même les monstres: ainsi la «divine» Charybde (Od., 12. 104.235).
Que résulte-t-il de cela sinon que Sïoc a une signification autre que lit­
térale? Chantraine parle d’un «emploi purement formulaire».
Que signifie parler du «divin» Ulysse si son porcher est tout aussi
«divin»? Que signifie dire Hélène «toute divine», elle, la première
pour la beauté, et qui, «quand on l’a devant soi, a terriblement l’air des
déesses immortelles» (II., 3.158), si la monstrueuse Charybde est tout
aussi « divine »? Et en quoi un rempart est-il « divin » (Geioc, équivalent
de 5ioc, II., 21.526)? ou un breuvage (Od., 2.341 ; 9.205)? ou un manoir
(Od., 4.43)? Du Marsais distingue les adjectifs «physiques» et les
adjectifs «métaphysiques» (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
art. «Adjectif»). Les premiers ont un contenu sensoriel, les seconds un
contenu relationnel: par exemple, «blanc», «noir», «doux», «am er»,
sont des adjectifs physiques, «différent», «semblable», «prem ier»,
«dernier», «parfait», «im parfait», sont des adjectifs métaphysiques.
«D ivin» n’est pas un adjectif physique: quel contenu sensoriel se
retrouverait dans les différents sujets? Ce n ’est pas davantage un adjec­
tif métaphysique: ce n ’est pas par référence aux dieux qu’Hector est dit
«divin», puisque, au contraire, de ce point de vue, il apparaît humain,
trop humain. Et quelle serait, au sens propre, la «divinité» d’Eumée?
celle d’un cheval? celle d ’un fleuve? celle d ’une ville? celle d’un
peuple? celle d’un météore? celle d ’un monstre?
De l’Écriture, disait Pascal, « il y a deux sens parfaits, le littéral et le
jnystique» (lettre à Mlle de Roannez, octobre 1656). Dès lors que le
sens littéral de «divin», s’exténuant dans le rien, en fait une épithète
« oiseuse » (le terme est de Littré, s.v. « Epithète »), est-ce à dire qu’il ait
un sens mystique? Mais que veut dire «m ystique»? Le sens mystique
de l’Écriture est, pour Pascal, celui qu’elle prend à la lumière de la foi.
L’ÉCLAIRCIE D ’HOMÈRE 33

Mur. quelque chose comme la «foi» est tout à fait absent de l’univers
il'Homère. Parlera-t-on seulement d’un sens «religieux»? Mais qu’en
i .1 il de la «religion» d’Hom ère? «la vérité est qu’il n’y eut jamais
I" h'ii ic moins religieux que Y Iliade», écrit Paul Mazon (Introduction à
lu lecture de Ylliade, Les Belles Lettres, 1943, p. 294). Homère
<<impie »? Le mot «contient au moins une part de vérité» (ibid., p. 295,
n <). « Divin»: cela se dit aussi bien d’un héros que d’un modeste ser-
viliuir, d ’un cheval que d’un fleuve, d’un rempart que d’un breuvage,
i Via se dit de tout. Mais qu’est-ce qui est dit de tout? Le terme «divin»
n'ajoute rien à la connotation, c ’est-à-dire aux caractères distinctifs
•l'un sujet quelconque. Aucune qualité ou propriété n’est spécifiée par
11 * mot. 11 en va comme de l’être chez Aristote, «terme vide, qui ne cor-
H",pond à aucune réalité et à aucun concept»1. Le mot «divin», comme
li‘ mot «être» chez le Stagirite, paraît bien être employé «homonyme-
nu ni », c ’est-à-dire «sans que les choses auxquelles on l’applique aient
aiu un caractère essentiel com m un»2. Hector, cheval, fleuve, Lacédé-
mone, Élide, aurore, rempart, manoir, breuvage forment un ensemble
disparate. Cependant «divin» n’est pas un vain mot, pas plus que
«(‘Ire» chez Aristote. Dans quelle intention le Poète en fait-il usage?
• <>n ne doit jamais se servir d ’épithètes par ostentation; on n ’en doit
Iunt- usage que pour appuyer sur les objets sur lesquels on veut arrêter
I' alIc-ntion» (Du Marsais, loc. cit., art. «Épithète»), On peut présumer
*11u• le Poète sait parfaitement user de l’épithète «divin» à bon escient.
II agit donc pour lui d’attirer l’attention sur les objets de son chant:
Hector, Ulysse, le cheval Lampos, le fleuve Scamandre, etc. Mais sur
i|noi exactement, puisqu’il ne s’agit d’aucun de leurs caractères distinc-
II Is 7
Il ne reste, pour toute la diversité des êtres qui sont au monde,
manoir, rivière, monstre ou déesse, que le seul fait d’être. Car il est cer-
i.un i|u’ils ont tous, y compris les dieux, cela en commun d’être au
monde. Dès lors, sur quoi le terme «divin» veut-il «arrêter l’attention»
sinon sur cela même: être? Ajax et Ulysse vont en ambassade chez
Ai lulle: «Ils s’avancent, le divin Ulysse en tête, et font halte devant
Ai lulle [...]. Le divin Achille les fait avancer, puis s’asseoir [...] Auto-
11ii iIon tient la viande; le divin Achille la coupe [...] Achille partage la
viande, puis il s’assied en face du divin Ulysse...» (II., 9.192 s.). Le
ici nie «divin» ne contribue en rien au progrès du récit: il est, à cet
Ô'.aid, vide de signification. Supprimons-le: pour ce qui regarde l’Am­
bassade, le poète n’en aura pas moins dit tout ce qu’il voulait dire. L’épi-

Kodier, Etudes de philosoph ie g recq u e, Paris, Vrin, 1957, p. 165.


1 Ibid.
34 MARCEL CONCHE

thète « divin » sert-elle à distinguer Achille et Ulysse comme apparentés


aux dieux, à la différence des êtres qui n’auraient pas ce caractère ? Nul­
lement, puisque, on l’a vu, n’importe quoi, à la convenance du Poète,
peut être dit «divin». Dès lors, que fait le terme «divin» que d’arrêter
simplement l’attention sur le fait qu'ily a cet Ulysse qui marche en tête,
qu’iï y a cet Achille qui accueille les héros, etc.? Ils font ceci et cela.
Mais qui fait ceci et cela? On s’arrête pour considérer Achille, Ulysse
en eux-mêmes, dans leur splendeur calme. On s’arrête et on admire:
Achille, Ulysse sont beaux ; mais le manoir « divin » est un beau manoir,
le rempart «divin» un beau rempart et la «divine» Charybde un beau
monstre; et belles sont la mer «divine» ou l’aurore. Avant d’agir, avant
de jouer un rôle, les êtres sont simplement là, présents, s’exposant dans
l’Ouvert. Ils sont ce qu’ils sont : le terme « divin » exprime cette identité.
Ils sont tout ce qu’ils ont à être, beaux parce que n’appelant aucune
retouche, parfaits parce qu’on ne voit pas que rien ne leur manque.
Grâce à la parole du Poète, qui magnifie le monde, le regard s’attarde,
pour chaque chose, sur la chose même en soi : sur Ulysse, sur Achille
qui avant d ’être celui qui marche au bord de la mer ou celui qui coupe la
viande et fait les parts, d ’abord sont Ulysse ou Achille, valant par leur
être même, beaux et accomplis. Achille peut rester sous sa tente : il n’en
est pas moins Achille, qu’il joue de la cithare ou qu’il tue Hector. L’ac­
tion est indifférente à l’être. Les héros de Y Iliade sont déjà constitués
comme tels. Ils n’ont plus rien à prouver. Ce qu’ils font ne les rend pas
plus admirables. On n ’est pas dans le cas d ’un soldat qui, par une action
d ’éclat, mérite la légion d ’Honneur. L’exploit est la manifestation du
héros, non ce par quoi il devient ce qu’il est.
Dire non pas «U lysse» mais «le divin Ulysse», non pas «Achille
mais «le divin Achille», etc., ne fait pas avancer l’action mais, au
contraire, retarde l’action. Ainsi, dans le cours du récit, le Poète intro­
duit des éléments de lenteur qui relativisent, dédramatisent l’action,
comme si elle n’avait qu’un caractère second, secondaire, par rapport au
simple fait d’être et à la vie vécue d’abord pour elle-même. Achille fait
ceci, fait cela, soit ! mais d’abord il est Achille, existant comme tel : il y
a Achille. Le cours de l’action se trouve rompu, dissocié de lui-même,
par le moment de la présence.
Présence de quoi ? de qui ? Homère chante la guerre de Troie sur le
fond de la simple présence au monde de tous ceux, de tous les êtres qui
jouent un rôle dans cette guerre. La lumière qui inonde la scène de la
guerre met dans un jour cru tous les participants et, dans cette éclaircie,
nul ne peut se cacher. La nuit elle-même, dès qu’elle est nommée, vient
au jour comme «nuit»: «D e ce qui jamais ne se couche, comment quel­
q u’un pourrait-il se cacher?», dit un fragment d’Héraclite (16 D.K.). La
L’ÉCLAIRCIE D ’HOMÈRE 35

himu'ie par laquelle l’être s’expose dans l’Ouvert ne connaît pas de


ili’i lin Mais qu’est-ce qui se montre dans le jour cru de la présence?
I’i un I llysse, pour Achille, pour ce qui est, le fait d'être. Mais qu’est-ce
qui r\i 7 I/ê tre ? Nullement - l’être n’est pas un être - , mais Ulysse,
Ai lulle, etc.: des individus. Les individualités naturelles jouent leur
mlc A côté des individualités humaines dans la même pièce, le même
( mu fil. Le ciel est Zeus, la mer est Poséidon, l’aurore est Eos, le manoir
•"il relui de Ménélas, et ainsi de suite. Rien de réel qui ne soit indivi­
dualisé, sinon personnifié. Les êtres sont des individus. Les dire
■ II ', ms », c ’est les montrer autrement que d’habitude. Dans l’existence
iiidmairc, où le moment de la présence est éludé, on ne s’étonne pas, on
ne N'émerveille pas de ce que les êtres sont: on n’a pas d’attention pour
|i ni piésence comme telle. Dans l’affairement, l’attention va au-delà;
mut', il n’y a pas d’affairement dans le Poème, pas de hâte. Le Poème
mmilm le déroulement des actions sur le fond d’une sorte de constante
ItHiliMii', d ’une retenue. Dans le moment de cette retenue, l’individu se
il..... .. comme simplement lui-même, valant par soi, quoi qu’il en soit de
-nni rôle, de ce qu’il fait. Dans la clarté de l’éclaircie, l’expérience de
l'i’lic en tant qu’être a lieu.
fil oc n’est pas la seule épithète absolue, entendant par là: qui ne fait
que lixer l’attention sur l’être lui-même, dans son identité à soi.
tm'illroc signifie «égal à dieu». Euryale est un chef argien compagnon
île Diomède: un guerrier quelconque. U est dit tooGeoç (|>côç «mortel
i c il aux dieux». Mais les dieux sont immortels. «Mortel égal aux
dieu\ • signifie «mortel immortel», ce qui est impossible et absurde.
Innllror; ne doit donc pas être entendu en un sens littéral. En disant
hiryule isothéos, le Poète ne veut pas dire qu’il soit réellement «égal à
dieu il ne s’agit ni de le comparer aux dieux ni, d’une manière géné-
i n ie , de le comparer mais, au contraire, de l’isoler de tout contexte pour
le considérer et l’admirer en lui-même. ocvxtGeoc, « l’égal des dieux»,
'/applique surtout aux guerriers, quelquefois aux femmes, telle Péné-
l'ipi l'égale des déesses» (Od., 13.378). ocvxl marque l’«équivalence
fi •• Iim a g e est celle de la balance où celui qui est dit antithéos est censé
••lune le poids » face à un dieu ; antithéos: « valant un dieu ». Mais l’on
niiH qu'aucun mortel ne peut égaler un dieu, que ce soit en force ou en
l'cuiiic lin disant qu’un mortel est antithéos, entend-on le comparer
v i'i ilablement un dieu? Nullement. L’attention n’est pas portée sur lui
i munie comparable mais, au contraire, comme incomparable. Achille
i ,i "('gai à un dieu». Est-il réellement cela? Non, sans doute. Il ne
n'iif il que de magnifier Achille: on l’extrait des relations où il est impli-
ijin\ un le tire à part comme incomparable, singulier. Des mots comme,
ROC,. ioôGeoc, àvxiGeoc, disent autre chose que ce qu’ils ont l’air de
36 MARCEL CONCHE

dire: ils signifient non seulement l’expérience de l’être comme tel et de


la présence, mais aussi l’expérience de l’être (au sens de ce qui est)
comme toujours singulier. L’image de la balance apparaît à la lettre dans
àxd^avTOC «de poids égal, équivalent» (de td^awTOV, balance). Le
frère jumeau de Cassandre, Hélénos, s’adresse ainsi à Hector: «Hector,
que ta pensée égale à Zeus (Aù pfjtiv àxa^avxe)» (II., 7.47). Or, loin
que sa pensée l’égale à Zeus, on sait qu’Hector, au conseil, est inférieur
à Polydamas (II., 18.252): de là ses nombreuses erreurs de jugement.
L’épithète atalantos n’est donc pas à prendre pour ce qu’elle signifie lit­
téralement : son rôle est seulement d ’exhausser Hector, de le montrer un
m oment dans son excellence au regard qui admire.

L’admiration suppose que l’on s’arrête à la beauté de la chose. Par


des mots ou des expressions hyperboliques, le Poète ne veut pas sim­
plement augmenter l’impression que nous fait la chose dont il parle,
mais produire une impression tout autre. C ’est seulement si le regard est
modifié que l’on aura des yeux pour la beauté du monde. Qu’est-ce qui
est beau? Tous les êtres sont beaux, si l’on sait les voir en eux-mêmes,
indépendamment de leurs actions. Les mots hyperboliques, faux à la
lettre, décèlent la vérité de l’être. Ils arrêtent le regard sur le fait, pour
chaque être, d ’être, tout simplement - cela sur quoi le regard, d ’ordi­
naire, ne s’arrête pas. Or, si je vois chaque être en lui-même, je vois,
disions-nous, qu’il n’y a rien à y ajouter. On est loin de l’individu
«pauvre pécheur» du christianisme ! Il n’y a rien à ajouter à Ulysse, à
Achille, au cheval Lampos, au fleuve Scamandre, au manoir de Méné-
las ou au monstre Charybde : chacun de ces êtres est parfaitement ce
qu’il est. Il est parfait, beau, «divin». Nietzsche a reconnu dans Homère
la «divinisation de tout ce qui existe» (La naissance de la tragédie,
§ 3). Cela signifie que le monde existe en plénitude, sans manque aucun.
Chaque être y a sa perfection propre. On ne saurait parler d’un «Etre
parfait» comme si les autres ne l’étaient pas: la perfection est en tous.
Comme Aristote le dira des animaux, «chacun réalise sa part de nature
et de beauté »3.
S ’il n’y avait le Poète, tout resterait dans son opacité. La subjectivité
entreprenante, qui suppute, qui calcule et qui juge, méconnaît les êtres.
Interprétant toutes choses à la seule lumière de ses projets et de sa stra­
tégie, elle passe outre aux choses elles-mêmes. Q u’il y ait ce qu’il y a,
cela va de soi et ne l’étonne en rien. Elle se soumet la langue, les mots
de la langue, comme si le sens du langage n’était que d’être un instru­
ment. Mais lorsque le Poète parle du « divin » Achille, il veut que la pen-

3 L es p a rtie s des animaux, I, 5, 645 a 23.


L’ÉCLAIRCIE D ’HOMÈRE 37

MV s'arrête à Achille en soi, comme étonnant et admirable. S’étonner de


IViir est le début du philosopher. Le Poème, en dévoilant les êtres en
Irm être, le monde en son être-là, et cela veut dire en sa présence, ins-
lüiitr l’éclaircie, qui est aussi le lieu que le penseur habite. Car la
h.... ère de l’éclaircie, où les choses se montrent elles-mêmes, est la
lumière de la vérité, celle dont nul, selon Héraclite, ne peut se cacher.
< n 1rs, l’opacité subsiste mais, désormais, elle est dénoncée par la
lumière.

Marcel Conche
Université de Paris I
« QUI SAIT SI VIVRE N’EST PAS MOURIR
ET SI MOURIR N ’EST PAS VIVRE?»
| EURIPIDE, POLYIDOS, FGMT. 639 N.]:
HISTOIRE D ’UNE FORMULE

lu voudrais retracer ici le triple destin que connut en histoire des


Idi'i", l’une de ces formules passe-partout, l’une de ces «citations à tout
Iu11• ", passées depuis bien longtemps dans la sagesse des nations, inter­
pi • ii i puis réinterprétées et tournées en tous sens, au gré du dernier
Ijlll Ne* l’approprie. Conformément à la méthode que nous a enseignée
h iin I icprun, je souhaiterais en effet ordonner brièvement un certain
Iloi nlm- d’occurrences de cette sentence un peu étrange: Qui sait,
di'i Ime un personnage d ’Euripide, si vivre n ’est pas mourir et si mourir
n Vu pus vivre? (xic 8 ’ oiSev si xô Çrjv pév èaxi raxGaveîv, xô KaxGa-
VI lv i t Çfjv;)1. Après avoir rappelé le contexte dans lequel le poète a
pmli.ihlcment placé ces deux vers (probablement, car il ne s’agit plus
puni nous que à'un fragm ent tout à fait isolé), j ’évoquerai les possibles
«>iuni es auxquelles il aura peut-être puisé. Puis nous constaterons que
l'i'h v a s ont été très souvent et diversement invoqués. Ils le furent:
17 |tai des penseurs spiritualistes (Platon, Clément d’Alexandrie, Ori-
i.f'iii mi Léon Chestov) qui y ont vu comme une devise nous promettant
f n mu vie outre-tombe; 27 par des philosophes qui - tels Pyrrhon, Sex-
llIN, Montaigne ou encore Gassendi - en ont fait une lecture sceptique:
i|in n o u s assure, diront ceux-ci, en citant et en commentant ces vers,
i|Ui' n o u s ayons la moindre communication avec l’être? 37cet apoph­
t e g m e e n demi-teinte put enfin, comme nous le verrons, servir les des-
mii dr certains littérateurs de l’époque baroque: il eût été fort surpre-
iiiini en effet que, parmi la myriade d ’écrivains classiques prompts à
ni >u11f’iicr la fréquente indistinction de la vie et des songes, ne figurât
p o in t quelque citateur enclin à donner à notre formule une tonalité
i m ille réformiste; à la plonger, autrement dit, dans ce chiaroscuro
i m m ici istique dont le Grand siècle enveloppa si souvent ses leçons de
li'n r liie s .

l urlplde, Polyidos, frag. 639 Nauck.


40 JEAN SALEM

Nous nous trouvons à vrai dire en présence de deux vers qui figu­
raient initialement dans une pièce d’Euripide aujourd’hui perdue: Poly­
idos (ou Glaucos) était son titre. Perdue assurément : mais Apollodore 2
et Hygin 3 en ont toutefois sauvegardé l’argument. Un certain Glaucos,
fils de Minos et de Pasiphaé, est tombé dans une jarre emplie de miel et
y a mystérieusement disparu. Là-dessus, Minos, qui entend dire que son
royaume est rempli de prodiges, charge Polyidos, homme doué de clair­
voyance, de retrouver le corps du malheureux Glaucos et de le ressusci­
ter par la même occasion. Polyidos interprète les signes, observe le vol
des oiseaux, parvient jusqu’à la dépouille de l’enfant, puis découvre
l’herbe magique qui ramène enfin Glaucos à la vie4. Les deux mêmes
vers - Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si mourir n ’est pas vivre? -
se trouvaient aussi, nous dit-on, dans le Phrixos, autre œuvre perdue
d ’Euripide, également remplie de prodiges et de merveilleux5: Ino,
belle-mère jalouse de Phrixos et de Hellê (ce sont là les enfants
qu’Athamas, son époux a eus naguère d ’un premier lit), s’y voit tran-
formée en divinité marine; puis un bélier à toison d’or transporte par la
voie des airs Phrixos et Hellê en Colchide6.
La formule que nous étudions connut sans nul doute un large succès
puisqu’Aristophane alla même jusqu’à en proposer un pastiche. Il se
trouve, en effet, que dans ses Grenouilles (406 av. J.-C.), Eschyle et
Euripide s’attaquent mutuellement en présence de Dionysos sur la
valeur respective de leurs œuvres. Dionysos entend ressusciter, ramener
sur la terre le meilleur de ces deux tragiques, - dans cette Athènes qui
manque désormais cruellement de poètes tragiques. Le dieu accorde
finalement son suffrage à Eschyle; aussi Euripide s’écrie-t-il aussitôt:
« Misérable ! tu souffriras donc que je sois mort !». A quoi Dionysos, par
dérision, lui répond tout à trac : « Et qui sait si vivre n’est pas être mort ?
Si respirer n’est pas manger (pnein), si dormir (deipnein) n’est pas une

2 Apollodore d ’Athènes, Bibliothèque, III, 3, 1.


3 H ygin, Fables, 136.
4 Sur l ’argument du Polyidos, cf. Bâtes (W. N .), Euripides, a sludent ofhum an nature,
N ew York, Russell and R ussell, 1930; rééd. 1969: p. 284-286.
5 Cf. Euripide, Phrixos (830 N. = Stobée, Florilegium , ch. 120 [119], 18, p. 602,
éd. Th. Gaisford, Oxford, Clarendon Press, 1822, vol. III, p. 461). - Cela donne dans
la traduction donnée par Henri Berguin et G eorges D uclos (Garnier-Flammarion :
t. IV, p. 332): «Q ui sait si vivre n’est pas ce qu’on appelle mourir et mourir ce qu’on
appelle vivre? avec cette différence pourtant que ceux qui voient le jour souffrent et
que les morts ne souffrent pas et ne subissent pas de malheurs».
6 Cf. ibid., p. 282-283 (d ’après les Fabulae 2 et 3 d ’Hygin).
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 41

tulNon ?»': phrase vide de sens, jeu verbal destiné à rappeller au specta-
Ihii 1rs deux vers du Polyidos.

*
* *

l iant entendu qu’aucune occurrence de ces vers ne paraît pouvoir


IlIv retrouvée dans une œuvre antérieure à celle d’Euripide, tâchons
|imii«•lois d ’inventorier les diverses sources qui pourraient les lui avoir
lit npi ré s. Quel est, autrement dit, leur éventuel passé en histoire des
Idées ? Les commentateurs de Platon, car nous verrons que Platon cite
99N deux vers dans son Gorgias (492e), ont à ce propos largement
déployé les ressources de la Quellensforschung. Dodds remarque à très
jlltili* lilre que « l’idée qui est ici sous-jacente est traditionnellement hap­
p é e « orphique» ou «orphico-pythagoricienne»8; mais que la formule
ti'i (ll'V ttœ pa èaxiv rp ïv a fjp a , notre corps est notre sépulcre, qui suit
Immédiatement chez Platon (493a 2-3), ne peut être que pythagori-
i hmie (ou très éventuellement héraclitéenne9). Que cette dernière idée
Ht’ puisse pas être orhique, c ’est là ce qu’on peut déduire du Cratyle
(’lOOr), où Platon oppose ceux qui tiennent le corps (sôma) pour le tom-
lii'iiu (sema) de l’âme aux orphiques (oi àp<|)’ ’Op<}>éa), lesquels fai-
mili'iil dériver le mot sôma (corps) de sôzein (sauver), car ils estimaient
qur lïlm e «est enclose dans le corps, comme dans une prison, pour
<|n‘il la maintienne saine et sauve»; qu’elle y «expie ses fautes [...] jus­
qu'il cr c|ii’elle ait acquitté sa dette». Olympiodore (VIe siècle ap. J.-C.),
ii. .ni r dans son commentaire//! Platonis Gorgiam que l’on a bel et bien
il I.nie ici à l’argumentation symbolique des Pythagoriciens: Edé Puta-

AilNtophane, Les Grenouilles, v. 1477-1478 (éd. V. Coulon et trad. H. Van D aele -


mu nlil'iéc par nous); Paris, Les B elles Lettres, 1928, p. 154-155: t i c 5 o i8 e v e i t ô
(j)v (ir.v écrit K axG avelv, xo Ttveïv 6è 8ei7tveîv, t ô Se Ka0ei3Ô£tv kcûvôiov -
N II le vers 1082 des G renouilles contient, lui aussi, une rapide allusion à ces deux
v i t . du Polyidos.

i i t ’umont (F.), «Lucrèce et le sym bolism e pythagoricien des Enfers», Revue de


Philologie, XLV, 1920, p. 229-240: Macrobe (Somn. Scip., 1 , 10, 7-17), note Franz
( iiiiionl, commentant ces mots du Songe d e S cipion : quae dicitur vila, m ors est
ili i huait déjà que ce sont les Orphiques qui seraient les auteurs de toute cette doc-
lilnr, « c e qui est certainement faux», si l ’on entend par là, com m e lui, l ’ancien
niplilsm e grec. M ais on sait comment les Pythagoriciens se rattachèrent à celui-ci et
pi ('tendirent retrouver leurs doctrines chez les sages d ’une antiquité fabuleuse, aux-
t|iirlN Ils attribuèrent des œuvres apocryphes. De fait, tout le développem ent de
Mm robe sur le sort des âmes remonte [...] à un écrit pythagoricien, au traité P éri
Hlihliirsia.s psu ch ès de Numénius d ’A pam ée» (cit. : p. 230).
I li u1(1%(|i. R.), Plato, G orgias, Oxford, Clarendon Press, 1959, p. 300.
42 JEAN SALEM

goreios épikeirésis sumbolikè esti10. Et le fragment 14 de Philolaos


paraît conférer à cette interprétation grand crédit, puisqu’il y est dit que,
selon ce pythagoricien dont Platon avait suivi les leçons11, « c ’est en
punition de certaines fautes que l’âme a été attelée au corps et ensevelie
en lui comme dans un tom beau»12.
Autre source envisageable pour nos deux vers euripidiens : Héraclite
qui, au dire de Plutarque, aurait écrit les quelques lignes qui suivent:
«m êm e chose en nous être vivant ou être mort être éveillé ou être
endormi être jeune ou être vieux ; car ceux-ci se changent en ceux-là et
ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci»13. Dodds préfère, pour sa
part, renvoyer au fragment 62 [= Hippolyte, Réfutations de toutes les
hérésies, IX, 10]: «Immortels mortels, mortels immortels / Ceux-là
vivant la mort de ceux-ci / Ceux-ci mourant la vie de ceux-là .» 14 Le phi­
losophe de l’universel changement, de l’opposition mais aussi de l’unité
des contraires pourrait, certes, lui aussi, avoir fourni l’occasion et
comme la substance nécessaires à la rédaction de la formule que nous
étudions15.
*
* *

10 Olympiodore, In P latonis Gorgiam Com m entaria (éd. M. Westerink), Teubner,


1970, p. 153. - Dans son ouvrage intitulé : L es sco lies grecques au Gorgias de P la ­
ton (Pàtron, B ologne, 1976, p. 185), M irella Carbonara Naddei rappelle que ce sont
des scholiastes qui ont ajouté à ce passage d’Euripide cité dans Platon ( t i c S’ otôev
r i xô Çrjv (j.év è a x i K axG aveïv, xô K axG aveïv 5è ÇrjV;) deux mots surnuméraires :
kato nom izetai. K ato désignant en grec « ceu x d ’en bas», « le s habitants des
Enfers », « les morts », cet ajout rend com pte des traductions telles que: « Qui sait si
notre vie n’est pas la mort, et si mourir n’est pas vivre aux Enfers?» (= Garnier-
Flammarion, t. IV, p. 383 [= trad. Berguin-Duclos]).
11 D iogène Laërce, Vies, III, 6.
12 Cf. Philolaos, B 14 [= Clément d ’Alexandrie, Strom ates, III, 11]; in L es P résocra­
tiques (trad. J.-P. Dum ont, en collab. avec D. Delattre et J.-L. Poirier), Paris, G alli­
mard, 1988, p. 507. - Cf. dans le même sens les commentaires qu’ont donné du G or­
gia s Irwin (Oxford, Clarendon Press, 1979, a d loc.) et M. Canto (Paris,
Gamier-Flammarion, 1987, p. 337, n. 134).
13 Héraclite, B 88 [= Plutarque, C onsolation à A pollonios, 10, 106 e]; sur ce frag. 88
d ’Héraclite, voir: Ramnoux (C.), H éraclite ou l ’hom m e entre les choses et les mots,
Paris, Les B elles Lettres, 1959; 2' éd. augm. : 1968, p. 33-36.
14 Dodds (E. R.), Plato, G orgias, op. cit., p. 300 (cf. P résocr., op. cit., p. 160 et 166).
15 Hippocrate, Du régim e, livre I, IV, 2 (éd. et trad. R. Joly); Paris, éd. Les B elles
Lettres, 1967, p. 6. - On notera que, dans le traité hippocratique D u régime, figure
un développem ent qu’on considère com m e héraclitéen, dans lequel sont dévelop­
pées des idées tout à fait analogues: «L a vie existe chez Hadès com m e ici. Si une
chose est vivante, il n’est pas possible qu’elle meure, si ce n’est en même temps que
tout le reste [...] naître et périr, c ’est la m êm e chose; se mélanger et se séparer, c ’est
la m êm e ch ose». Le traité médical en question fut probablement écrit vers les
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 43

I"/ Comme il se doit, le destin principal de cette même formule fut


d'iivoir une très ample postérité chez les auteurs spiritualistes. Avant
d'ullei un peu au-delà du Gorgias, rappelons dans quel contexte elle y
111 ■11.11 a 11. Calliclès, on s’en souvient, proclame dans ce dialogue que la
\ ri lu et le bonheur résident dans la vie facile, l’intempérance et la
li> . inc., quand celles-ci demeurent impunies16. Si la sagesse, poursuit
i ullidès, consistait à déclarer, à l’instar de Socrate, qu’il est plus sou-
liuilnMe de subir l’injustice que de la commettre, il faudrait à ce compte
M|t|H‘ler heureux les pierres et les morts17. A quoi Socrate objecte préci-
m nu ni «Mais, tout de même, Calliclès, la vie dont tu parles, c ’est une
Vie in rible ! En fait, je ne serais pas étonné si Euripide avait dit la vérité
|p l'itc le vers: Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si mourir n ’est pas
W17 r ? le l’ai déjà entendu dire par des hommes qui s’y connaissent: ils
....inclinent qu’à présent nous sommes morts, que notre corps est notre
linnliciiu ( m i tô pfev ac3|icx èaxtv ripîv a rjp a ) et qu’il existe un lieu
diiii1. l'flme, là où sont nos passions, un lieu ainsi fait qu’il se laisse
Influencer et ballotter d’un côté et de l’autre»18. - Ainsi, Euripide est-il
li I Invoqué par Socrate afin que le lecteur entende déjà, à ce moment-là
du dialogue, que la mort « n ’est que la séparation (SuxÀAxnc) de deux
dhiiNes distinctes, l’âme et le corps»19; qu’aux hommes justes est réser­
v e r une parfaite félicité dans l’au-delà, dans les Iles des Bienheureux,
liMidr. i|iie les âmes injustes et impies s’en iront vers le lieu de l’expia-
11<>mcl des peines, c ’est-à-dire vers l’affreux Tartare. Et notre «fragment
ti l'J >• d ’Iiuripide aura, par voie de conséquence, permis à Platon d’an-
HtMicei en quelque façon la teneur du finale du Gorgias, le contenu,
nullement dit, du fameux mythe achérousiaque qui clôt ce dialogue des-
lllli' fi combattre la rhétorique.

Allons plus loin et cherchons d’autres occurrences de ces vers chez


deii mileurs susceptibles, tout comme Platon, de mieux opposer par leur
11111 e 111 ise Y ici terrestre et le là-bas. Philon d’Alexandrie (20 av. J.-C./

imiiiVs 400 av. J.-C. ; le Polyidos, si l’on en s ’en tient à la date suggérée par Wila-
imivvllz. (A nalecta Euripidae, p. 157), date de 415 et fut donc rédigé par Euripide
nviml (|ue ce traité ne fût com posé.
I l ilon, G orgias, 492 c.
l'u plaisir épicurien, les Cyrénaïques disent de même qu’il est comparable à la
i "milium du cadavre, nékrou katastasis, s ’il se réduit à l ’exem ption de douleur
ii 1 ( ’lément d’Alexandrie, Strom ates, II, 21; cf. égalem ent: D iogène Laërce, II,
NU),
1 Union, Gorgias, 492 e-493 a ; trad. M. Canto, loc. cit., p. 231.
1 //w i/, p. 524 b ; loc. cit., p. 305.
44 JEAN SALEM

50 ap. J.-C.), chez qui nous pensions devoir les trouver, a pour le
moment déçu notre attente. Il nous avait paru probable qu’il en avait une
fois usé, lui qui faisait profession de montrer que la philosophie grecque
développe une sagesse antérieure à elle, une sagesse qui n’est autre,
selon lui, que la sagesse mosaïque. «Héraclite, écrit-il ainsi, a eu raison
de suivre en ceci la doctrine de Moïse quand il dit: «Nous vivons dans
leur mort, nous sommes morts à leur vie», c ’est-à-dire qu’actuellement,
lorsque nous vivons, l’âme est morte et ensevelie dans le corps comme
dans un tombeau ; mais que, par notre mort, l’âme vit de la vie qui lui est
propre et qu’elle est délivrée du mal et du cadavre qui lui était lié, le
corps»20. Mais Philon ne cite pas expressément nos deux vers.
De même, dans ses Institutions divines, Lactance (env. 260/325
après J.-C.) endosse - hélas - non pas la formule textuellement, mais
Vidée selon laquelle hanc esse mortem, quam nos vitamputemus, l’idée
que c ’est une mort, ce que nous tenons pour la vie21. - Ne quittons donc
pas les Pères de l’Église. Clément d’Alexandrie (140-150/200 ap.
J.-C.), qui doit tant à Philon le Juif et qui aime à citer Platon, se réfère
également volontiers aux poètes : à Homère, bien sûr, à Ménandre et à
Euripide22, qu’il déclare même tenir pour le « philosophe de la scène »23.
Or d’Euripide, il cite, quant à lui, très explicitement la formule qui nous
intéresse, et ce dans le troisième Stromate24, lequel a pour sujet la conti­
nence. Clément y rejette tout à la fois les excès ascétiques et la licence
que, dans l’Église, on reproche traditionnellement à certains gnostiques.
Le titre du chapitre III de ce troisième Stromate peut se traduire de la
façon suivante: «en quoi Platon et d’autres Anciens ont préfiguré l’hé­
résie de Marcion et celles d’autres hérétiques qui se détournent du
mariage, du fait qu’ils tiennent la créature pour mauvaise et qu’ils
considèrent la naissance comme un châtiment infligé aux humains .»25 Il
y a des gens, nous dit Clément, qui dénigrent la créature, qui affirment
à l’instar de Marcion qu’il y a rivalité entre un dieu bon et un dieu
mauvais, et que la créature d’ici-bas est plutôt l’ouvrage du principe

20 Philon d ’Alexandrie, A llégorie des lois, livre I, § 108; éd. et trad. C. M ondésert,
Paris, Éd. du Cerf («Sou rces chrétiennes»), 1962, p. 101.
21 Lactance, Institutions divines, III, 19; in M igne, P atrologie grecque, t. VI, col. 412.
22 Cf. à ce sujet : Méhat (A .), Étude su r les Stromates de Clém ent d'Alexandrie, Paris,
Éditions du Seuil, 1966, p. 187 sq.
23 Clém ent d ’Alexandrie Strom ates, VI, § 70, 2.
24 Cf. ibid., III, m, 73 ; in M igne, P atrologie grecque, VIII, col. 1118.
25 M arcion: fin du Ier siècle, gnostique chrétien, hérésiarque; voir, en particulier, le
traité A dversus M arcionem de Tertullien.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 45

llimivniv Partant, ces gens peuvent assurer, comme le fit jadis Théognis,
i|«i'•• il est meilleur de ne pas naître pour les misérables m ortels»26; ou
Iiii n, ils peuvent écrire, comme Euripide n’a pas craint de le faire:
Q n is n o vit, a n v iv e r e q u id e m s ie t m o n ,
Si r i m o r i a u te m v iv e r e ?

i >11 l'on voit que notre formule apparaît ici sous la plume d’un spiri-
fmi/lMc, en tant qu’illustration des excès auxquels aboutit... un spiritua-
llhinr lort exagéré à son propre goût. Demander si cette vie n’est pas la
11Mn l mPme et si la mort n’est pas la vraie vie, cela revient à se livrer, aux
s «u ‘ de Clément, à un coupable dénigrement de la chair, cela revient à
icr comme un mécréant contre un pan entier de la Création.

( »n trouve aussi chez Origène (185/vers 251), dans le Contra Cel-


Hlllin 1 1 VII, § 50), une occurrence de la même formule d’Euripide. Ori-
ir in . pus plus que Clément, n’entend reprendre à son propre compte la
f 1*1,(111 i|ii’elle semble enfermer: celle-ci constitue, bien plutôt, selon lui,
nu i iinncé particulièrement inapproprié touchant la mort du corps et la
h#i'c,SMlire préparation à l’au-delà. «Celse, déclare tout d’abord Ori-
(irin , n'a pas expliqué comment l’erreur accompagne la génération .»27
Clftes, « les prophètes disent qu’un sacrifice pour le péché est offert,
llif'iiic pour les nouveaux-nés, parce qu’ils ne sont pas purs de péché»:
nullement dit, les prophètes ont justifié le baptême. «Et ils ajoutent:
’l'm etc conçu dans l’iniquité; ma mère m ’a enfanté dans le péché’»
|( >ii|tiu! cite présentement le Psaume 50). «N os sages», poursuit-il,
•• itut un tel dédain pour la nature des choses sensibles qu’ils qualifient
li s corps tantôt de vanité : ‘Car la création fut soumise à la vanité, - non
de si ni gré, mais à cause de Celui qui l’a soumise avec l’espérance’
i l'i’in r aux Romains, VIII, 20) ; tantôt, de vanité de vanités, selon le mot
de l'Iîcclésiaste: ‘Vanités des vanités, tout est vanité.’»
Assurément : « Notre âme a été humiliée dans la poussière » (Psaume
'II, ?,(>). Cent autorités nous délivrent ce même message: «Qui me déli-
vieiii de ce corps de mort?» (Romains, VII, 24). «Ainsi encore: ‘Qui
ilHiiNlormera notre corps de m isère?’» (saint Paul encore: Philippiens,
III, I ), Autre source néo-testamentaire qu’invoque Origène - les deux

' ftpleurc, dans la L ettre à M énécée (§ 126-127) cite et critique, lui aussi, cette parole
Mi ’lhéognis.
1 I hI('l'île, C ontre Celse, VII, 50; éd. et trad. M. Borret, Paris, Éditions du Cerf
(Sources chrétiennes), 1969, t. IV, p. 132-133 [= M igne, P atrologie grecque, t. XI,
ml 1632],
46 JEAN SALEM

Épîtres aux Corinthiens (I Cor. XIII, 12 et II Cor. V, 6 -8 ) : « Tant que


nous demeurons dans ce corps, nous vivons un exil, loin du Seigneur;
aussi préférons-nous déloger de ce corps et aller demeurer près du Sei-
gneur.» 28
Mais l’Ecclésiaste, conclut-il enfin, jam ais «ne met en doute la dif­
férence pour l ’âme entre la vie d ’ici-bas et la vie hors de ce monde». Et
nulle part il ne dit non plus: «Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si
mourir n’est pas vivre ? » 29 Et c ’est en quoi le ton pourtant singulier de
cet ancien livre ne choque ni le dualisme foncier d ’Origène ni la convic­
tion du chrétien qui se répète avec constance à chaque heure : memento
mori.

Enjambons gaillardement près de deux millénaires de pensée chré­


tienne et tournons-nous tout aussitôt vers un texte dû à Léon Chestov
(1866/1938) - auteur qu’on a parfois classé parmi les «existentialistes
chrétiens»30. «L a mort», écrivait Chestov à ses fdles, le 13 avril 1921,
«est le plus grand mystère et la plus grande énigme. Ce n’est pas sans
motif qu’elle a inspiré tant de philosophes, d ’artistes et de saints. Mais
non moindres sont les mystères et l’énigme de la vie ; et, au fond, celui
qui est passé par la vie peut comprendre ou, plus exactement, approcher
le mystère de la mort ».
Aussi ne serons-nous pas étonnés d ’apprendre que dans le recueil
qu’il intitula: Sur la balance de Job Ha Becax HoBa paru en 1929, le
même auteur a fait figurer en exergue d ’une étude ayant pour titre «La
lutte contre les évidences (Dostoïevski ) » 31 cette double interrogation
qui nous est désormais bien connue : « Qui sait, dit Euripide, il se peut
que la vie soit la mort et que la mort soit la vie .»32 - «Platon, dans un de
ses dialogues, fait répéter ces paroles par Socrate, le plus sage d ’entre
les hommes : [•••] personne ne sait si la vie n ’est pas la mort et si la mort
n ’est pas la vie. Depuis les temps les plus reculés, assure L. Chestov, les
hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique» (v
takom zagadotchnom bezoumii néznania)33. - Après avoir glosé sur ce
fait que l’homme ordinaire prétend savoir de science sûre ce que c ’est

28 Origène, Contre Celse, VII, § 50; loc. cit., t. IV, p. 131.


29 Ibid., 1. VII, § 50; loc. cit., t. IV, p. 133.
30 Cf. M ounier (E.), Introduction aux existentialism es, Paris, D enoël, 1946 ; rééd. G al­
lim ard 1966 : p. 11 et passim .
31 C hestov (L.), Sur la balance de Job [1929], P aris, Flam m arion, 1971, p. 29-97.
32 Ibid., p. 2 9 : K t o 3HaeT, - MoaceT, j k h s h l ecrc> CMepTb, a CMepTb e crb jKH3Hb.
33 Ibid., p. 29.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 47

i|iie la vie, c e q ue c ’e st q ue la m ort, C h e sto v ajoute que l ’ign oran ce n e


' n m (|iie plus tard seu lem en t, à certain s qui y sont préd estin és, à ceu x
*|i 11 .mil « c la ir v o y a n ts» , qui ont le « d o n d e d o u b le v u e » , à d es g en s qui
11 n unie Huripide et S ocrate sont « d e stin é s à porter le fardeau sacré de la

Mi|Mi‘ine ig n o r a n c e » ...34 Il o p p o se , ain si q u ’il le fit sans c e sse , la certi­


fiait' et la vérité: la « c e r titu d e » , c e serait la sc ie n c e , la raison ratioci-
ii.mil' du ration alism e p h ilo so p h iq u e ; la « v é r it é » , c e serait au contraire
11 t|ui n ous e st d on n é par la fo i, la q u e lle n e con stituerait, à l ’en croire,

ni une so u s-s c ie n c e ni u ne s c ie n c e par défaut.


I )o sto ïev sk i aurait p areillem en t fait partie d e ce u x qui reçurent cette
« Neconde paire d ’y e u x » 35. Il a « en trev u l ’autre m o n d e » 36. Et la « sig n i-
lli ni io n » d e ses œ u v r es37, c e lle d es Frères Karamazov, c e lle au ssi du
Si m vi' d'un homme ridicule, serait d e n ou s faire pressentir q u ’on n e peut
| M N "dém ontrer D ie u » , q ue « D ie u est le cap rice incarné qui rep ou sse
liMlles les g a ra n ties» 38. « C ’est a u ssi, renchérit C hestov, celle des énig-
ninlu/nes paroles d ’Euripide citées en tête de cette étude»39: et d e citer
une lo is d e p lus n os d eu x vers, le sq u els, c o m m e on le voit, ouvrent et
i loiurent cet essa i fort h étéro clite co n sa cré à D o sto ïe v sk i, à son œ uvre
de visionn aire et aux esp éran ces e sc h a to lo g iq u e s a u x q u elles parvien-
iieni, selon C hestov, tous ce u x qui, c o m m e l ’auteur d e 1’ Idiot, savent
>• .......i re c e q u ’on a p p elle le s é v id e n c e s » 40.

2 7 P asson s m aintenant à l ’étu d e d e c e q ue n ou s pourrions appeler le


ill.i|',e scep tiq u e, p uis libertin, v oire m atérialiste q u ’ont ég a lem en t
I i i i* derrière eu x c e s d eu x vers si so u v en t cité s. A près H om ère et les
nepi sa g es, ont é té « p a r certain s c ô t é s » d es S cep tiq u es X én o p h a n e,
Zi non d ’É lée, E m p éd o cle , H éraclite, D ém o cr ite, H ippocrate, A rchi-
II n 11 h• ainsi qu 'Euripide: c ’est là, du m o in s, c e q u ’au dire de D io g è n e
I « h v e (IIe siè c le ap. J.-C .), p rétend aien t certain s sectateurs d e cette
inPme é c o le 41. C ette liste fort sin g u lière et c e s a ffilia tio n s b ien h âtives
lie d o iven t p oint n ou s surprendre à l ’e x c è s , si l ’on se so u v ien t q ue dans
li •. /' rentiers Académiques ég a lem en t, L u cu llu s (et C icéron par son
e n lie m ise ) avait a cc u sé le s d isc ip le s d ’A rc ésila s et d e C a m éa d e de

' i ïuv'itov (L.), Sur la balance de Job, op. cit., p. 30.


M Ibid., p. 40.
" Ibid., p. 96.
II Ib id , p. 97.
tt Ibid., p. 97.
* Ibid., p. 97.
* Ibid., p. 32.
' i l Diogène Laërce,Vïes, IX, 71-73.
48 JEAN SALEM

détourner de leur sens premier les propos d ’Empédocle, d ’Anaxagore,


de Démocrite, de Parménide, de Xénophane, de Socrate et de Platon lui-
même, aussitôt que l’un de ces «hommes d’autrefois» en vient à
s’écrier quelque part: «tout est plein d’obscurité, nous ne comprenons
rien, nous ne discernons rien, il n’est aucune chose dont nous ne
sachions quelle elle est», etc .42 En vérité, assure Lucullus, la «chicane
d ’Arcésilas» ne peut nullement se comparer à la «réserve pudique»
dont tel ou tel de ces philosophes a fait preuve, à l’égard - notamment -
des données des sens43.
Diogène montre aussi avec quelle générosité sans rivages les pyr-
rhoniens s’étaient confectionné des ancêtres ou des autorités emprun­
tées: faisant d ’Homère le «fondateur» de leur secte44, «parce que des
mêmes choses il a parlé diversement et parce qu’iï ne porte sur rien un
jugem ent assertorique» (d n ô ^ a a iç )45, ils avaient donc indifféremment
trouvé dans les écrits des grands poètes de la Grèce 46 ou dans telle
maxime énoncée par l’un des sept sages47, les indices d’une tradition
dont ces illustres prédécesseurs avaient été, prétendaient-ils, les four­
riers. On apprend ainsi, par exemple, que Zénon aurait, à en croire les
sceptiques, fait profession de « scepticisme » en déclarant que « ce qui se
meut ne se meut ni dans le lieu où il est, ni dans le lieu où il n’est
point»48; qu’Hippocrate, prudent médecin, fut l’adepte d’un doute
seyant à la nature humaine49; que Démocrite aurait été, lui aussi, un
« sceptique »50, en déclarant « convention que le chaud, convention que
le froid; en réalité: les atomes et le vide!»51. Et, dans ce même ordre
d ’idées, l’on nous dit que la feinte dubitation d’Euripide concernant la

42 Cicéron, A cadém iques, II, v, 14 (éd. et trad. Ch. Appuhn); in Cic., D e la D ivination.
Du Destin. A cadém iques, Paris, Garnier, s. d., p. 367 : abstrusa esse omnia, n ih iln os
sentire, nihil cem ere, nihil omnino, quale sit, p o sse reperire.
43 Ibid., II, v, 14 (loc. cit., p. 367) : nec A rcesilae calum nia conferenda est cum D em o-
criti verecundia.
44 D iogène Laërce, Vies, IX, 71: xaxtzr\ç Sè rrjç aipéaecoc è v io l <|>acn.v "Ofripov
K atàpÇat...
45 I b id .,\X ,l\.
46 Ibid., IX, 72-73.
47 lb id .,\X , 71 : «R ien de trop» (p.r|5èv à y a v ) serait, à ce compte, une devise d ’inspi­
ration sceptique.
48 Ibid., IX, 72: il s ’agit du frag. DK [29] B 4 (P résocr., p. 292).
49 Ibid., IX, 73: Kod ’lrotoKpcxTTiv (ëjieita) È vS oiaatü x koù àvBpawrivcoc
à7to<|)odvea0ai.
50 Cf. ib id ., IX, 72: où (j.fiv à k X à Koci Hevo<t>àvri<; koù Zîjvcov ô ’E te à fn c Koà A r p o -
Kpixoç Koa’ ocùtoùç aicertTiKoi TOYxâvouaiv.
51 Dém ocrite, B 117 [= D iogène Laërce, Vies, IX, 72]; Présocr., p. 873.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE 49

Vli' cl la mort peut figurer en très bonne place dans cet étonnant flori-
Irp , si propre à fortifier le penchant apparemment débordant de ces
Une. a établir de leur doctrine une généalogie fantaisiste.
Nextiis Empiricus, médecin sceptique (IIe siècle ap. J.-C.), ne man-
ijticia pas de rappeler que son maître Pyrrhon, lequel avait vécu cinq
Nlct les avant lui, avait sans doute eu recours à notre formule, pour
..... feuler son scepticisme52. «Quant à la mort elle-même, les uns pen-
«cnl (|ii’elle est terrible et qu’il faut l’éviter, mais les autres n’en pensent
11111. ainsi, déclare Sextus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes. Ainsi
I m ipide dit: «Qui sait si ce n’est pas être mort que de vivre, et vivre
ni ne. la terre qu’être mort ici-bas ? » 53 - Et Montaigne invoque Euripide
n tain tour, lorsqu’il égrene dans ses Essais toutes les preuves imagi-
lliiltles de l’humaine incertitude: «Aux plus avisez et aux plus habilles
liml sera donc monstrueux, écrit-il vers 1576: car à ceux là l’humaine
liiiMiu a persuadé qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque,
ii"ii pas seulement pour asseurer si la neige est blanche (et Anaxagoras
lu d imlit estre noire); s’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose; s’il
V a science ou ignorance (Metrodorus Chius nioit l’homme le pouvoir
due); ou si nous vivons: comme Euripides est en doute si la vie que
imie. vivons est vie, ou si c’est ce que nous appelons mort qui soit vie:
Ile 8’ o’iôev ei Çfjv t o ù 0 ô Gaveïv,
T ô Çfjv ô è 0vr|O K eiv è c m [on lit en note: Stob ée, Serm o, C X IX ]

I l non sans apparence: car pourquoy prenons nous titre d’estre, de


i i l instant qui n’est qu’une eloise [= un éclair] dans le cours infini d’une
liuii i cternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et
nul m elle condition? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de
i r moment, et une bonne partie encore de ce moment .»54
I fans ses Dissertations en form e de paradoxes contre les Aristotéli-
i h n\, à l’article 6 de la Dissertation VI du livre second, Gassendi déclare
lui aussi qu’il y a «deux points susceptibles d’apporter quelque confir­
mation à cette maxime: que l ’on ne sait rien», quod nihil sciatur55. Ce
Mint /. la diversité des opinions des philosophes, qui fait que la philo-
mipliie est une arène dans laquelle se livrent des combats sans fin ; 2. le
Nccond de ces deux points, « c ’est que tous ceux qui ont été jusqu’à pré­

II Cl. D iogène Laërce, Vies, IX, 73.


" NextUS Empiricus, H ypotyposes pyrrhoniennes, III, 229 ; in Πuvres choisies (trad.
I Grenier et G. Goron), Paris, Aubier, 1948, p. 330.
M Montaigne (M. de), Essais, livre II, ch. xn; Paris, P. U. F., 1 9 7 8 :1.1, p. 526.
1 Gassendi (P.), D issertations..., II, vi, 6 (éd. et trad. B. Rochot); Paris, Vrin, 1959,
p. 486.
50 JEAN SALEM

sent considérés comme les plus sages des hommes ont ingénument pro­
fessé [une parfaite] ignorance à l’égard des choses»56. Et Gassendi de
rappeler les propos de Démocrite, d ’Empédocle, de Xénophane, de
Zénon et du vieil Archiloque que, d’après Diogène Laërce, les pyrrho-
niens s’étaient efforcé de reprendre à leur compte57. Euripide figure bien
évidemment dans cette liste:
Quis novit autem an hoc vivere sit emori,
An emori hoc sit quod vocamus vivere?58.

« Il ne faut donc pas se récrier ni repousser avec dérision cette pro­


position: que l’on ne sait rien .»59

On comprend, par conséquent, que Pierre Bayle ait pu déclarer:


« c ’est avec raison que l’on déteste le pyrrhonisme dans les écoles de
théologie»60. La religion doit être appuyée sur la certitude; son but, ses
effets, ses usages, tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est
effacée de l’âme61. Et pareil jugement n’est jamais aussi vrai que
lorsque le «pyrrhonism e» en question n’est qu’un autre nom pour le
matérialisme philosophique. Or c’est là ce que confirme tout particuliè­
rement l’œuvre de cet Abraham Gaultier, médecin à Niort, dont nous
pouvons consulter les écrits grâce au gigantesque travail qu’Olivier
Bloch lui a consacré62. Gaultier ne cite pas explicitement Euripide : mais
on peut considérer que son œuvre constitue, somme toute, une longue
variation sur la formule qui nous occupe, et que sa pensée résulte, pour
ainsi dire, d’une interprétation libertine et matérialiste de ce topos que
les Sceptiques avaient, pour leur part, cité à l’envi. Gaultier ne cesse de
répéter que « la Vie et la Mort ne sont que des modes de la substance, qui
en est le sujet »63. Il estime que « le changement de ces modes, de l’un en
l’autre, n’est rien à la substance; non plus que la figure qu’on donne à la
cire, tantôt d’une manière tantôt de l’autre n’est rien à la cire: Ainsi

56 Gassendi (P.), D issertation s..., II, vi, 6, op. cit., p. 490.


57 Cf. ci-dessus, p. 47 sq.
58 Gassendi (P.), D issertations..., II, V I, 6; op. cit., p. 496.
59 Ibid., p. 498.
60 B ayle (P.), D ictionnaire historique et critique, art. «Pyrrhon»; G enève, Slatkine
Reprints, 1969, t. XII, p. 100.
61 Ibid., p. 101.
62 P a rité de la vie e t de la m ort. La Réponse du m édecin Gaultier, textes rassem blés,
présentés et com mentés par O livier Bloch, Paris (Universitas) & Oxford (Voltaire
Foundation), 1993, 307 p.
63 Ibid., p. 132-133.
HISTOIRE D ’UN E FORM ULE 51

qu'une substance soit le sujet de la Vie et ou la Mort, c’est toujours la


même substance; d’où il suit que la Vie et la Mort sont substancielle-
inrul la même chose», et c ’est là ce que soutenaient les anciens Scep-
l|i|iifsM. La physique, ajoute Gaultier, «prouve la parité de la vie et de
l,i mort, en nous faisant voir que la mort s’empare de la vie, comme la
vie nMid vivantes les choses m ortes»65: voyez, nous dit-il, le progrès que
hiii la gangrène sur un membre amputé; voyez à l’inverse dans la géné-
Ini ion comment des choses mortes deviennent vivantes peu à peu66.

V’/ Il doit bien, enfin, pouvoir se trouver un sillage baroque de notre


ili'.lique. Et, de façon beaucoup plus large, il serait peu croyable qu’il ne
I i^urflt nulle part, à la fin du XVIe ni durant tout le XVIIe siècle, chez un
Shakespeare, un Calderôn ou chez quelque autre dramaturge porté à se
demander comme «dedans les comédies: Veillé-je, ou si je dors?»67.
Nous croyions pressentir d’emblée, en méditant la formule d’Euripide,
qu'une semblable pensée ne pouvait pas ne pas apparaître chez quelque
iiuleur de l’âge baroque, chez quelque poète élisabéthain ou autre dra­
in. ilurge du Siècle d’Or espagnol. Chez un homme ou une femme de
Irllivs qui eût pu tenir des propos comparables à ceux que tient le Sigis-
iii' nul de La Vie est un songe:
Q u ’est-ce que la v ie ? Un délire.
Q u ’est donc la vie? U ne illusion,
une om bre, une fiction ;
le plus grand bien est peu de chose,
car toute la vie n ’est q u ’un songe,
et les songes rien que des songes68.

11 y a bien, dans les Conversations de Mlle de Scudéry, une petite


Miynète autonome ou presque, dans laquelle il est discuté de l’Incerti-
Uuk*f’9; on s’y promène, on y devise de manière fort galante - il y a là

M P arité d e la vie e t de la mort. La Réponse du m édecin G aultier, op. cit., p. 132-133.


M Ibid., p. 237.
* Ibid., p. 237-238.
111 Descartes (R.), La Recherche de la vérité [1641], Adam-Tannery, X , 5 11; in
Œ uvres philosoph iqu es (éd. F. Alquié), Paris, Gamier, 1967, t. Il, p. 1119.
** ( ’nldcrôn de la Barca (P.), La Vie est un songe, D euxièm e journée; trad. B. Sesé,
l ’iiris. Aubier, 1976; rééd. Gamier-Flammarion, 1992: p. 189. - Texteoriginal: iQ u é
rs la vida? Un frenesî. I lQ u e es la vida? Una illusion, I una sombra, una ficciôn , I
y <■/ m ayor bien es pequ eiïo; I que toda la vida es suefio, I y los sueiïos suenos son.
M Scudéry (M. de), La M orale du m onde ou C onversations, Paris, «Sur le Quay des
Augustins, à la descente du Pont-neuf, à l ’im age Saint L oü is», 1686, t. I, p. 448-
449.
52 JEAN SALEM

trois dames accompagnant deux messieurs - , et l’on énumère en chemin


des arguments concernant toutes sortes de choses incertaines : et, dans
cette veine, l’on en vient naturellement à rapporter au détour d ’une
phrase qu’un Monsieur M enard a «très bien dit», ou plus précisément
bien traduit une certaine formule dans laquelle nous reconnaîtrons aisé­
ment les deux vers qui font l’unité de l’anthologie que nous composons :
Les grands Poètes ont parlé I douteusem ent de tout com m e I les P hilo­
sophes, E uripide a I dit en quelque part, com m e I le traduit le sçavant
M onsieur I M enar
Q ui de nous sçait m ortels si m ourir
n ’est pas vivre,
E t si vivre n ’est pas mourir.

Ce Menard est, pour la petite histoire, un érudit qui a laissé à l’état de


manuscrit une Vie des philosophes grecs: son nom complet était
Menard d ’Izemay.

Mais plutôt que d’en retrouver encore une quelconque occurrence


dans tel autre florilège de pensées détachées, il serait plaisant de retrou­
ver la formule que nous étudions là-même où l’on nous dit que «la vie
est un songe »; c’est-à-dire non loin de déclarations telles que celle de ce
Prospero, qui déclare, à la fin de La Tempête de Shakespeare: «Nous
sommes faits de la même matière que nos rêves », We are such stu ff I As
dreams are made of, and our little life I Is rounded with a sleep10. Nous
serions satisfaits de la voir un peu plus littéralement approchée encore
qu’elle ne l’est dans ce poème du libertin Des Barreaux, lequel affirme
au sujet de la vie qu’elle est «un songe qui dure un peu plus qu’une
nuit»71.
Or ce n ’est guère, pour l’heure, que chez l’obscur Timothée de Chil-
lac (fin XVP/début XVIIe), auteur de Tombeaux et de sonnets, poète
parfois identifié à Charles de Beys72, que nous avons trouvé la confir-

70 Shakespeare (W.), La Tempête [1612], acte IV.


71 D es Barreaux (Jacques de Vallée) ; in A nthologie de la p oésie baroque (éd. J. Rous-
set), Armand Colin, 3e éd. : 1968, t. II, p. 94:
«Q ue veiller et d o rm ir ont p eu de différence!
G ran d m aistre en l ’a rt d ’aimer, tu te trom pes bien fo r t
En nom m ant le som m eil l ’im age de la mort,
La vie e t le som m eil ont p lu s de ressem blance.
[...] M ortels, q u ’est-ce que cette vie?
C ’est un songe qui dure un peu p lu s qu 'une nuit».
(cf. ibid., p. 154)
72 M ais de B eys est né en 1610...
HISTOIRE D ’U N E FORM ULE 53

million de notre première intuition. L’une de ses épigrammes constitue,


••n ell'et, une manière d’amplification chrétienne de ce chiasme très sug-
ui'Mil dont nous nous avons tâché de retracer l’histoire, et elle est ainsi
lllii'lléc:
I .e vivre est un mourir, le m ourir est un vivre,
I .a m ort est une vie, et la vie une m ort :
Tout se change en changeant de destin et de sort,
I ,a vie pour mourir, et la m ort pour revivre73.

*
* *

Spiritualiste, sceptique, baroque: l’interrogation d’Euripide concer-


iiuiil lu vie et la mort aura donc connu trois destins au moins en histoire
ilr idées. Peut-être en a-t-elle connu d ’autres encore, que notre igno-
imu r nous fait méconnaître? C ’est là, pour le dire avec Jean Deprun, le
111•11'•ii que procure au bibliophile l’étude de pareilles «cellules
|i li elles»: elle oblige à feuilleter cent livres avec attention, et à en relire
lieuiK'oup d ’autres. Et si l’on nous dit que, parce qu’il ouvre des champs
de recherches véritablement infinis, ce genre d’érudition ne laisse pas
•I ■lie mortifère, nous laisserons le vieux Thalès répondre à cette objec­
tion plaisamment : « La mort, disait Thalès, n’est pas différente de la vie.
Mnis loi, lui dit quelqu’un, pourquoi ne meurs-tu pas? - Parce que,
fé|iiindil-il, il n’y a aucune différence .»74

Jean S a l e m
Université de Paris I-Sorbonne

' CI, / « v Œ uvres de Timothée de Chillac, Lyon, 1599; le présent quatrain est cité in
I} iwnr de la p o é sie baroque et p récieu se (1550-1650), prés, par A. Blanchard, Paris,
Srfilicrs, 1969, p. 85-86.
" riinli's, A I [= D iogène Laërce, Vies, I, 35]. - Pierre B ayle (D ictionnaire historique
i'I critique, art. «Pyrrhon», G enève, Slatkine Reprints, 1969, t. XII, p. 108-109)
N'i!|>|)tile sur Stobée (serm o CXVIII) pour mettre la m êm e anecdote au com pte de
l'm lio n : « Pyrrhon soutenait, écrit-il, qu’il n ’importe pas plus de vivre que de mou-
Ili, nu de mourir que de vivre. Pourquoi donc ne mourez-vous pas? lui demanda-t-
i>n c'est à cause de cela'm êm e, répondit-il; c ’est parce que la vie et la mort sont
l’Hiilrinenl indifférentes.»
HISTOIRE ET MORTALITÉ
DU MONDE CHEZ LUCRÈCE

Il ne s’agira ici ni de se pencher sur l’histoire du monde en tant que


telle, ni même d ’étudier pour elle-même la manière dont Lucrèce
nniçoit son terme. Ce sera plutôt le «et» du titre qui guidera la
i <•Ili-xion, incitant à se demander comment le De rerum natura pense
I*histoire du monde dans la perspective de sa fin, pour poser à partir de
l i quelques questions touchant le temps de cette histoire.
Deux constats s’imposent d’entrée de jeu. D ’abord, la circonstance
-m ort du monde» circule pour ainsi dire à travers l’ensemble du
l'iMiiie. Annoncée dès la fin du chant I, sa prédiction explicite se double
d'une démonstration en conclusion du chant II; le chant III y fait une
liieve allusion en rapport avec la mort de l’être humain, avant que le
i liant V, en prélude précisément à l’histoire de notre monde, n’en
déploie une nouvelle démonstration ; le chant VI, enfin, ponctue l’expli-
i ni ion des tremblements de terre de références supplémentaires au cata-
■lysine final1.
( )r, si le devenir du monde est pris entre deux limites, sa naissance et
Nil mort, le terminus ad quem paraît solliciter la réflexion beaucoup plus
i|iiiî le terminus a quo, la naissance n’étant elle-même souvent évoquée
qui) comme preuve de la mortalité. Ainsi, la pensée de ce devenir
M'inble conditionnée par la considération de sa fin, inscrite en lui
i omine son plus intime destin2. La thèse qu’il n’y a pour le monde
d'autre fin que sa fin, outre le contexte hautement polémique dans
lequel elle est énoncée, soulève en elle-même bien des problèmes3. De
plu., la nécessité qu’elle enveloppe est présentée au chant V comme
l'expression des validae aevi leges, les strictes lois du temps auxquelles
est soumis le monde, et que nul ne saurait briser4. Or le sens de cette

1 t. 1102-1117; II, 1105-1174; III, 812-818; V, 9 1 -415; VI, 565-576.


' V, 110-112.
Sur ce contexte, voir J. Schmidt, Lukrez, d e r K epos und die Stoïker, Frankfurt, 1990
cl, sur sa dimension, antiplatonicienne, O. Bloch, « L e contre-platonism e d ’Epi-
curc» dans Contre Platon 1, ouvrage collectif, Paris, Vrin, 1993, p. 95.
* V, 58.
56 ALA IN G IG ANDET

dernière expression, et de quelques autres assez proches 5 pose un nou­


veau problème. On voit mal, en effet, comment le temps, d’un point de
vue épicurien, pourrait être cause ou principe, donc comment pourraient
en émaner des lois. Le temps, chez Lucrèce, semble participer d’un
agencement métaphorique dont la logique reste à reconstituer.
Mais, avant tout, à quoi renvoie exactement la «m ort du monde»?
On a parlé jusqu’ici par commodité d’une circonstance, d’un terminus,
d ’une limite; or, à y regarder de plus près, l’expression peut recouvrir
deux choses : un événement, mais aussi un processus. Les démonstra­
tions (du moins les démonstrations physiques) de la mortalité du monde
jouent chez Lucrèce sur ce double registre : elles reviennent en un sens
à montrer que l’événement mort-du-monde n’est que la sanction du pro­
cessus mort-du-monde.

ÉVÉNEMENT

La mort du monde considérée comme le terme absolu de son exis­


tence, l’épisode conclusif de son histoire signant sa disparition, c ’est-à-
dire la dispersion des éléments qui jusque là le composaient, présente
les caractéristiques de l’événement radical, absolument singulier -
quoiqu’autant de fois répété qu’il y a de mondes, donc une infinité, mais
selon des modalités chaque fois différentes6. De l’événement, elle pos­
sède la soudaineté et la brièveté7; comme tout événement, elle est
marque radicale de discontinuité, puisque passage de l’ordre au
désordre, de la composition à la dispersion et elle intervient elle-même
sur le mode de la rupture: ce n ’est pas une extinction, mais une com­
motion8. La mort du monde, enfin, est imprévisible, quoiqu’inéluctable:
à la nécessité du fait répond l’indétermination de son moment et de son
comment - bref, le hasard des circonstances9.
Toutes ces caractéristiques, Lucrèce l’avoue, rendent l’idée de cette
fin difficilement recevable au commun des hommes, l’habitude et les
croyances étayées sur l’habitude faisant que nous répugnons à imaginer
une brutale interruption du cours du monde10. De là sans doute la néces­
sité de répéter l’annonce de l’événement au long du poème, et même

5 V, 379 : validae a evi vires.


6 E picure, L ettre à H érodote 73-74.
7 V, 95 : una dies\ 106 : in p a rv o tem pore.
8 V, 9 8 : exitium , 106: om nia conquassari, opposés à m ultos p e r annos, clades etc.
9 V, 107 :fortu n a gubem ans.
10 V, 97 : N ec m e anim i fa llit quant res nova m iraque m en ti....
HISTOIRE ET MORTALITÉ D U M O N D E CHEZ LUCRÈCE 57

«l i ii redoubler la démonstration. Mieux encore, l’incrédulité à laquelle


•.'.il honte ici l’exposé donne lieu, au chant V, au n e réflexion gnoséolo-
i'H|iie de portée générale touchant les modes d’accès au vrai et les résis-
iiliu es c|iie rencontre sa révélation: c ’est le statut spécifique des objets
dr si ience qui est alors en question, avec en plus, dans le cas qui nous
niiries.se, la difficulté d ’admettre l’inférence des parties du tout au tout
h......nue, ce qui est très grand semblant capable de résister à ce qui
df' Il u il ses composants plus petits. C ’est pourquoi la démonstration
deviu progresser vers les «grands m em bres» du monde, pour montrer
en lin le statut de partie infime de ce «tout» (summa) par rapport au
vi.n tout» (summa summarum) - qui n ’est à vrai dire pas un tout11...
I ». iivent ainsi être mises en cause les convictions religieuses, plus ou
m*uns relayées par les philosophes concurrents d ’Epicure, qui tendent à
lu ..ii üilisation du monde. Et, pour finir, il faudra aller jusqu’à débus-
i|iiei .m fond de l’âme humaine une peur secrète touchant la stabilité et
lii |x iennité de notre terre, qui éclate lors des grands cataclysmes et sur
Impielle joue également la religion12.
( uniment l’événement mort-du-monde a-t-il rapport à l’histoire du
monde? Comment la mort est-elle censée survenir au monde? Com-
...... . inscrire cette discontinuité dans la continuité d’une histoire appa-
h mment linéaire? Ces questions se posent effectivement à Lucrèce. On
en lepèrera un premier signe dans la différence entre l’ordre suivi par la
démonstration au chant II et celui qu’elle adopte au chant V.

I I e contexte du premier développement est remarquable13. Le précè­


dent en effet une argumentation établissant la pluralité infinie des
mondes (v. 1044-1089), puis une courte polémique antireligieuse
montrant que l’univers (immensi summa) ainsi conçu ne peut être
iéf i par les dieux (v. 1090-1104). C ’est donc sur fond de relativisa-
Iion, de réduction rigoureuse des « proportions » du monde - celui-ci
n'est qu’un exemplaire arbitraire dans une infinité, et ne procède
d'aucun plan supérieur ni divin— que se déploie la démonstration de
su mortalité14. Comment cela s’agence-t-il?

" 'im les problèmes posés par le «tou t» épicurien, voir J. Brunschwig, «L ’argument
il'l'pleure sur l’immutabilité du tout» dans E tudes su r les pliilosophies hellénis-
Paris, P.U.F., 1995, p. 15-42.
|! V. 12.16 1240; VI, 565-569.
11 II I IO.S-1174.
14 I u n'Iutillion du chant V, pour sa part, s ’annexera la polémique contre la cosm o-
11k'iiloftic cl la combinera à l ’argumentation physique.
58 A LAIN G IG AND ET

a) Les considérations sur la pluralité des mondes ont fourni l’occa­


sion d’introduire le scénario de leur naissance: la nature ayant
créé le nôtre par rencontres aléatoires d’atomes, cette opération
ne peut que se répéter indéfiniment dans la profondeur de l’es­
pace et de la durée infinis (v. 1051-1069). Il faut considérer que le
vers 1105, Multaque post mundi tempus genitale. .., fait directe­
ment suite à ces considérations sur l’origine du monde en ouvrant
l’étude de sa croissance puis de son déclin, enjambant en quelque
sorte l’argument supplémentaire fondé sur l’isonomie ainsi que la
digression antireligieuse des vers 1070-1089 et 1090-1104. Ainsi
restituée dans sa continuité, la séquence entière suit l’ordre chro­
nologique du processus, ou aussi bien l’enchaînement causal, de
manière à faire apparaître la dispersion finale comme la conclu­
sion naturelle d ’un mouvement de décomposition universel dont
l’observation du cours ordinaire des êtres et des choses nous
donne aisément la notion, la prolepse15. Surdétermination, donc,
de la discontinuité de l’événement par la continuité d ’un devenir.
b) A considérer maintenant le mécanisme qui sous-tend ce devenir
du monde, le poids du tout (que l’esprit se représente en se proje­
tant précisément «au-delà des murailles du m onde » ) 16 y apparaît
déterminant, dans la mesure où c ’est lui qui assure l’afflux
inépuisable des atomes extérieurs, la copia materiae. On retrouve
alors la question de l’inférence de la partie au tout. On pourrait
contester cet argument en invoquant une autre conception du tout
qui le ferait incommensurable à ses parties, permettant d’y voir le
rempart garant de la cohésion et de la pérennité de ses membres
précaires17. A cette objection, Lucrèce oppose l’idée que le tout
n’est lui-même qu’une infime partie, tirant par là les consé­
quences des considérations précédentes sur la pluralité des
mondes. Comme tel, il est plongé dans un plus vaste ensemble -
de fait, un sans-fond qui ne lui est pas homogène, auquel il n’est
pas commensurable, et duquel, lui étant perméable, il tire tout son
être, et le pouvoir de persévérer dans cet être. Summa summarum
est précisément insommable, c’est la nature elle-même comme

15 v. 1122 : nam quaecum que vides hilaro gran descere adauctu...


16 v. 1046-1047.
17 Ce qu’il est en effet dans une certaine m esure: d’une part, la «terre-m ère» assure au
m oins provisoirement l ’équilibre des gains et des pertes atomiques; d ’autre part, les
remparts du monde (m oenia mundi) garantissent autant qu’il est possible le retran­
chem ent et la clôture du tout.
HISTOIRE ET MORTALITÉ D U M O N D E CHEZ LUCRÈCE 59

infinité, celle de la copia materiai: le monde est un ensemble par


essence relatif et qui s’échappe constamment à lui-même; il ne
faut pas moins que l’infini pour soutenir le fini à l’être18. Et pour
achever le raisonnement, il faut considérer que ce flux incessant
conduit tout aussi bien à fragiliser, à mettre en péril ce qu’il ali­
mente. Ainsi voit-on poindre l’idée de la mort-processus19. ..
I .'argumentation en faveur de la mortalité du monde développée au
chantV 20 se présente dans un contexte tout à fait différent. Bignone
se demandait déjà pour quelle raison Lucrèce, alors que son objet
avoué est ici la genèse du monde, commence par sa mortalité en
consacrant à celle-ci un développement d ’une telle ampleur. Toute
son argumentation consistait alors à établir que l’intention réelle du
passage réside dans une polémique contre les Péripatéticiens qui, à la
suite de Platon, conféraient au cosmos un statut métaphysique21.

II est bien clair cependant qu’il faut radicaliser ce constat. Le propos


dr I ucrèce au chant V est bel et bien la genèse du monde et son histoire,
dans scs dimensions macrocosmique, puis vivante et enfin humaine,
mais il ne semble pouvoir le déployer qu’à partir de la position préala­
blement fondée de l’événement pour ainsi dire destinai de l’ensemble:
lii destruction et la dissolution finale. Ce qui semble signifié par là, c ’est
(|tit* cette genèse et, de fait, la totalité de cette histoire ne sont pleine­
ment intelligibles que référées à ce point de fuite et dans la perspective
i mverte par le poids de nécessité qu’emporte avec lui l’événement-mort.
( "est pourquoi, corrigeant l’ordre apparemment logique qu’il avait
mli >|ité au chant II, Lucrèce introduit cette seconde version de son
pxpnsé en invoquant les «puissantes lois du temps» ainsi que les «des­
lins plus sacrés et bien plus sûrs (multo certa ratione) que les oracles /
rendus par la Pythie...»22, faisant signe ainsi vers une autre logique.
L'événement «m ort-du-m onde» hante de fait la naissance même du

I u infime logique prévaut pour la genèse du monde : il n’y a aucune précession de ce


•• tout» (à la manière d ’un principe) sur ses parties, dont il n’est que l ’agrégat, la
Minime (summa).
1 ( 'cite analyse des rapports tout-partie formera la toile de fond de tous les arguments
ultérieurs sur la mortalité du monde.
*" V, 91-508.
" li, Hlgnone, L'A risiotele perdu to e la form azione filosofica d i Epicuro, 1936, rééd.
l'irenze, La N uova Italia, 1973, 2 vol., t. 2, ch. 9. Selon Bignone, les choses se
m tuent autour de l ’accusation portée contre les matérialistes de vouer à la destruc-
limi l’œuvre m êm e des d ieux, et de la façon dont Lucrèce s’en défend.
M V, 112.
60 ALAIN GIG ANDET

tout et s’incrit au cœur de son histoire comme sa loi secrète. Mais il ne


peut le faire en tant que simplement à-venir: c ’est donc que la mort est
déjà présente au monde sous forme de ce qu’on peut identifier comme
un processus.

PROCESSUS

Les derniers vers du chant II le suggéraient déjà: si le monde est


voué à la mort, c ’est qu’en réalité il meurt à chaque instant. Ce proces­
sus suppose un mécanisme, son moteur, dont l’analyse forme l’objet de
la démonstration proposée par Lucrèce. Non sans ambiguïtés et diffi­
cultés, il est vrai.
Un examen à nouveaux frais des arguments lucrétiens s’avère donc
nécessaire. La démonstration du chant II, on l’a relevé plus haut, a pour
toile de fond l’idée de la copia materiai, le flux intarissable des atomes
venus du vide infini qui continue à irriguer le monde après sa formation
(les remparts de ce dernier sont poreux, tout traversés de tunnels et
canaux)23. Quant à son modèle, il est explicitement fourni par le cycle de
la vie organique24. C ’est ainsi que le monde se nourrit de l’afflux
d’atomes extérieurs jusqu’à atteindre «le terme de sa croissance», à la
suite de quoi s’amorce un déclin qui le mène à la mort. La nécessité de
cette dernière ressortit donc en dernière analyse à l’explication physique
du déclin. Trois mécanismes sont alors invoqués.
La croissance même de l’être engendre son déclin en provoquant une
perte croissante d’éléments, de plus en plus difficile à combler. Il est
clair que Lucrèce continue à raisonner sur le modèle de l’organisme, se
référant à un équilibre rompu « du mauvais côté » dans l’échange consti­
tutif de la vie. C ’est la nature qui fixe le point critique, puis qui freine la
croissance : les « pactes de la nature » (foedera naturai) interviennent ici
comme ailleurs en assignant au possible une limite25.
La dilatation du corps au-delà d’un point critique (cacumen), en
effet, va de pair avec une usure, une difficulté à accueillir et retenir le
flux régénérateur26.

23 II, 1107-1108: a ddita surit corpora extrinsecus, addita circum / sem ina quae
magnum iaculando contulit omne.
24 II, 1118-1119: u tf itu b in ih ilo ia m p lu s e s tq u o d d a tu r in tr a /v ita lis v e n a s ...
25 Voir G. Droz-V incent, « L e s fo ed era naturae chez Lucrèce» dans Le concept de
nature à Rome. La physique, ouvrage collectif, Paris, Presses de l ’Ecole Normale
Supérieure, 1996, p. 191-211.
26 II, 1125-1128: c ’est un problème de canaux, de veines - on a l ’âge de ses artères.
Voir aussi II, 1136 et 1148-1149, où le principe est directement appliqué au monde.
HISTOIRE ET MORTALITÉ D U M O N D E CHEZ LUCRÈCE 61

I nl'in, le corps présente une vulnérabilité croissante aux chocs répé­


ta, des éléments extérieurs. Ce dernier point pose un problème d’inter-
|mi-i.ilion: ces chocs sont-ils cause de l’usure visée dans le précédent
m fument, ou constituent-ils un facteur supplémentaire d’affaiblisse­
ment, s’ajoutant à une «dilatation» des tissus qui les rend poreux et
llli lies’7? La construction de la phrase aux vers 1139-1140 (cum rare-
ftit tu... et cum externis...) ferait pencher pour la seconde solution. On
Mipposera alors que les incursions atomiques tendent à déranger l’orga-
HImiI ion interne du corps, quand il est essentiel que l’apport se répartisse
01111 c'clement entre ses parties organiques28.
( 'rite première relecture fait apparaître la complexité de l’analyse
ItlUe en place par Lucrèce. A première vue, on a affaire à un schéma
équilibré selon un axe de symétrie: naissance - croissance - point
d'équilibre - décroissance - mort. C ’est lui qui ordonne l’exposé, du
nu tins d’un point de vue descriptif. En profondeur, cependant, ce scéna-
i h i est bouleversé par le mécanisme destructeur d’«excursion-incur-
Nlnii ■■lié au rapport même du fini à l’infini : par lui, nous sommes ren­
voyés au cadre général de l ’analyse29. Le flux qui irrigue le monde et
Imil <*(rc en permanence agit donc de manière remarquablement ambi­
valente: indissociablement nourricier et destructeur, il dévoile le sens
en m i de la mort-processus - chaque être se soutient de ce qui simulta-
liémrnt le décompose30.
I iirgumentation du chant V, on l’a vu, prend place dans un ensemble
de Iunn vastes proportions, dont l’intention est de référer toute l’histoire
du monde à son terme inéluctable, en montrant d’abord, pour ainsi dire
|nu voie négative, que le monde ne peut être immortel (polémique
i o-tino ihéologique); puis que la mort est consubstantielle à sa nais-
IHIUT et à son devenir (argumentation physique). On ne prendra ici en
i misidération que ce dernier segment, et plus précisément encore lepre-
liiiri des trois arguments qu’il met en jeu: le monde est périssable
| iuIm| iic ses quatre grandes parties, les grands «m em bres» qui le com-
jdiNi'nl, lerre, eau, ciel et feu, sont eux-mêmes mortels.
l'minier exemple développé aux vers 251-260: la terre. L’interpréta-
lloii n i est délicate. Lucrèce entend prouver la mortalité de la terre,
i nnsidérée comme élément ( terrai corpus : v. 235), par deux arguments
dlMiik'Is. Plusieurs exemples tendent d’abord à montrer que des forces
..... . agissent sur elle de façon à lui faire perdre de sa substance:

Vuli tout particulièrement II, 1133sq.


1 II, I 105-1 119, en particulier corpora distribuuntur e t a d sua saecla recedunt.
1 Voli I, Urunschwig, art:cit.
' I iilic apparaît une première fois au chant I, v. 1038-1051.
62 ALAIN G IG AND ET

la chaleur du soleil, mais aussi les pas incessants des créatures qui la
parcourent, la volatilisent en poussière et la dispersent ainsi dans les airs
sous forme de nuage ; de plus, la pluie, les eaux vives, la transforment en
boue et, par dilution, l’annexent à l’élément liquide. Par ailleurs, la terre
étant l’élément nourricier de tous les êtres ne peut accomplir cette fonc­
tion qu’en se dessaisissant constamment d’une part d’elle-même. Ce
point, toutefois, reste sous-entendu par Lucrèce, qui choisit d’insister au
contraire sur l’autre dimension du processus, qui est en boucle : la mère
universelle étant en même temps, selon la formule proverbiale, «le
commun tombeau»31, ce qu’elle doit céder lui fait nécessairement
retour, selon un principe de circulation en équilibre32.
L’ensemble de cette séquence fait problème à plusieurs titres (Bailey
la qualifie non sans raisons de «compressed and not quite clear»). La
première difficulté tient à une discontinuité manifeste dans la manière
dont est déterminé l’objet même de l’analyse, la terre (corpus terrai),
entre le premier et le second argument. En effet, lorqu’il s’agit de la dis­
persion pure et simple de ses composants au profit d ’un autre élément,
air ou eau, la terre semble définie simplement comme la partie (le
«m em bre») solide et compacte du monde, celle qui forme, pour les
vivants, le sol. Le second argument, en revanche, joue sur un autre sens
en rapport avec le phénomène de la vie, celui de l’élément nourricier.
Les deux sens seront d’ailleurs convoqués successivement dans la suite
du chant V, le premier lorsque Lucrèce retracera la genèse du monde, le
second lorsqu’il passera à l’histoire des vivants, puis de l’humanité.
Or ce déplacement suscite immédiatement une deuxième difficulté.
Si le mécanisme de la vie est fondé sur un échange, ce qui fait apparaître
la terre comme «m ère universelle et universel tombeau», le second
argument déborde manifestement son but avoué, qui a trait à la morta­
lité de la terre, et finit par le mettre en péril. Ce que Lucrèce en vient
maintenant à décrire, c ’est un processus de transfert ininterrompu, la
terre ne cessant de récupérer d ’un côté ce qu’elle perd de l’autre, en
vertu du principe d'isonomie: on semble donc loin, presque à l’opposé,
de l’idée d’un délabrement, d’une décomposition permanente qu’illus­
traient les premiers exemples. Tout est suspendu en fait à la façon dont
il faut entendre l’idée même de mortalité des parties du monde. Lors­
qu’il l’introduit, aux vers 235-246, Lucrèce précise que la mort doit être
ici saisie dans le couple indissoluble qu’elle forme avec la naissance:
« tout composé dont les parties et les membres / sont matières naissante
et figures mortelles (corpore nativo ac mortalibus esse figuris) / nous

31 V, 259 : om niparens eadem rerum commune sepulcrum .


32 V, 257-258: «tout ce qu ’enfin elle nourrit et fait cro ître/lu i revient en m êm e part».
HISTOIRE ET MORTALITÉ D U M O N DE CHEZ LUCRÈCE 63

Hppimiît soumis à la mort comme à la naissance. / A voir les grands


membres du monde périr et renaître, / oui, je le sais: le ciel et la terre
•tuent aussi / leur instant premier, et leur ruine viendra ». La mortalité de
lu li ne doit donc s’entendre à ce niveau de façon relative. L’argument
élttjif les trois propositions suivantes:

I l u terre, comme les autres «grands membres» qui forment le


monde, est dans un état d’instabilité permanent, constitutif. Celui-ci
sci traduit par un cycle continuel de pertes et d’apports de substance
ipii doit toutefois se tenir dans les limites de définition de son être
Imsées par les foedera naturae. A cet égard, elle ne cesse, comme le
dit Lucrèce, de périr et de renaître, mais en un sens relatif, quasi
métaphorique.
' I os pertes correspondent à un passage des atomes au sein d’autres
(déments : l’air et l’eau en cause dans le premier argument. Ce trans­
ie H est caractéristique de l’échange permanent qui s’effectue entre
les grandes parties du monde. La disparition des composants, leur
passage au non-être, prend toujours le sens d’un devenir-autre, sur
lond héraclitéen de guerre permanente.
I, Mais ces morts et naissances relatives sont aussi le signe certain
d'une naissance radicale, absolue, des grand éléments, naissance qui
les promet à une disparition non moins radicale. Là semble se trou­
ver le nerf de l’argument. C ’est en conclusion du développement
d'ensemble, aux vers 306-317, que Lucrèce l’explicitera vraiment: à
i e qui est périssable, la mort advient par la répétition des pertes et
îles destructions partielles; réciproquement, celles-ci constituent
l'indice incontestable de la mortalité.

I ,' impression est que Lucrèce hésite ici entre deux modèles, entre
deux logiques: modèle isonomique de la circulation des atomes, d’une
|litit, avec rééquilibrage périodique des pertes et des gains (un bel
Momple en est donné au chant VI, à propos des nuages, avec la théorie
du i v> lu de l’eau mettant en jeu l’idée des différents états de la matière) ;
modèle, d ’autre part, que l’on peut qualifier d ’entropique en dépit de
I'hiiiii lironisme, qui suppose une pente fatale d ’usure et de dispersion,
Mil m l'on veut, de retour au néant primitif (on en trouve cette fois-ci
l'm cm p le dans la théorie de la lumière, fondée sur le principe de com-
luiiium) Le schéma agonistique de l’affrontement des éléments qui
MlNie toute la séquence recouvre les deux logiques dans l’ambiguïté:
C tu ii'(o l’énonce dans le commentaire polémique des figures
|Wyilli(|ues de Phaéton et du déluge à qui revient, en conclusion, de
64 ALAIN GIGANDET

l’illustrer. De la guerre de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, avec son


cycle de victoires et de défaites, peuvent résulter soit un équilibre au
moins provisoire, soit, par usure réciproque des belligérants ou désé­
quilibre croissant en faveur de l’un d’entre eux, une catastrophe défini­
tive33.
On tiendra ici qu’en dépit d’hésitations évidentes, l’explication fait
fond sur une combinaison des deux modèles. Du point de vue de la
nature, certes, le cycle des compositions et celui des décompositions
s’équilibrent dans le cadre de la guerre étemelle que se livrent les prin­
cipes34; mais il ne peut en aller ainsi du point de vue du monde, partie
créée et finie incommensurable au tout infini. Les foedera naturae, qui
s’expriment alors sous forme des validae aevi leges, les « strictes lois du
temps »35, le soumettent du fait de sa naissance même à un principe de
dégénérescence, l’entraînent dans une «pente» fatale36 donnant lieu à
des processus locaux et partiels de rattrapage, de rééquilibrage par
nature précaires, entraînés de toute façon par la pente dont ils sont soli­
daires. Ce qui commande, en somme, c’est ce dispositif que M. Serres
nomme «écart à l’équilibre»37. Que la copia materiai soit pour tous les
êtres, et pour le monde lui-même qui les rassemble, également et en
même temps source de régénération et de dégénérescence en est une
expression remarquable. La mort-événement s’explique ainsi par la
mort-processus, qui est en ce sens coextensive à l’histoire du monde et
en constitue la trame.

LOIS DU TEMPS

Mort-événement, mort-processus et leur articulation rythment ainsi


le temps du monde, mais relèvent de mécanismes qui ne sont pas eux-
mêmes temporels. L’équivalence posée aux vers 56-58 du chant V entre
le «pacte» présidant à tout ce qui est créé, et les strictes lois du temps,
fait bien entendu problème, mais la difficulté peut en même temps gui-

33 V, 407-410.
34 II, 573-580.
33 V, 58.
36 Par là se trouve fixé le sens de l’argument énonçant que tout ce qui est né est voué à
périr.
37 M. Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Editions de
Minuit, 1977: «Chercher un équilibre à travers les écoulements et chercher la
fluence à travers l’équilibre forme une seule et même loi ». Un bel exemple, qui fait
peut-être secrètement paradigme, en est donné par le corps vivant (voir en particu­
lier IV, 932-936).
HISTOIRE ET MORTALITÉ DU MONDE CHEZ LUCRÈCE 65

tld l'interprétation. On commencera par distinguer dans cette formule


lien* niveaux de signification.
Au sens littéral, les pactes de la nature reviennent à assigner à chaque
illinposé et au monde qui les totalise une durée limitée; ils sont lois du
|t»inps dans la mesure où leur effet est temporel, où ils enferment les
n-s dans les limites d’un intervalle de temps (aevum) et soumettent
ItMii existence à un certain régime ou rythme. Ce sont ces bornes que nul
lit1 peut briser ( rescindere): ainsi l’âme, dont l’existence ne saurait
lit ' iip<T lin très long intervalle de temps (magnum durare per aevom).
Mais «les strictes lois du temps» constituent aussi bien une méta-
p lim r qui fait du temps le principe d’où procèdent des lois, donc un
JlHlu ipe actif, ce qui revient à transférer sur lui la force propre de la
Iliiliin\ vis materiae. Cette métaphore, qui introduit le temps dans
l'ni dre des causes, est récurrente dans le De rerum natura, tout particu-
llrirment quand Lucrèce convoque le modèle entropique qui rend rai-
Niin du devenir des êtres. Les vers 377-379 du chant V évoquent ainsi les
• liuees implacables du temps», validas aevi vires, décalque de la for-
llin lr des vers 56-58; appuyant la thèse de la mortalité des astres, les
Vi*i H 106-317 énoncent que « nul ne peut défier les pactes de la nature »,
i>'rM iVdire «résister aux assauts, aux tourments du temps» (omnia tor-
nifiiila aetatis)', un peu plus loin, au vers 828, c’est bien le temps, aetas,
(i i|iu sont imputés les changements dans la nature du monde (Mutât
fiimi mundi naturam totius aetas) et déjà les vers 225-226 du chant I
l'avaient rendu responsable de l’anéantissement progressif des êtres
11 imposés précaires (quaecumque vetustate amovet aetas / si penitus
fiflt'init consumens materiem omnem) etc.38
Un'est-ce qui permet de passer du littéral au métaphorique, de faire
«lu temps lui-même l’agent de la limitation temporelle des êtres et le
nn ilrur de leur mouvement, de leurs changements, ou, au moins, qu’est-
i r i|i11 règle ce passage? C ’est le point d’où l’on considère les choses, la
pt'ifipn tive adoptée. Dans les deux premiers chants, le monde, globale­

1 I ni rècc paraît employer de façon à peu près interchangeable aevum, tempus et


iirM.v pour désigner soit l’intervalle temporel, soit le mouvement du temps (le flux),
mil! la force agissante qui nous intéresse ici: autant de déplacements qui de toute
(Wiilcncc accordent au temps ce qui appartient de fait au mouvement. Le vers 1276
lin r liant V articule les trois déterminations: Sic volvenda aetas commutât tempora
ii'rum. On se reportera, sur cette question, aux articles de G. Bems, «Time and
llilllire in Lucretius De rerum natura», Hermès 104, 1976, et de F. Caujolle-Zas-
lnwsky, «Le temps épicurien est-il atomique?», Les Etudes philosophiques, 1980,
iiinsl qu’au relevé lexical effectué par S. Rosenrib-Luciani, L’éclair immobile dans
/ii plaine. Philosophie et poétique du temps chez Lucrèce, Thèse inédite, Université
ilr l'uris IV-Sorbonne, 1997, t. 1, p. 17-30.
66 ALAIN GIGANDET

ment, est vu du point de la nature: l’enjeu est de comprendre comment


la nature, la force propre de la matière, c’est-à-dire le poids des atomes,
les chocs et le clinamen combinés, peut constituer un monde. Au chant
V, c’est du point même du monde, notre monde, qu’est vu le monde.
Point de vue sur un être déjà donné à lui-même, soumis aux lois d’une
naissance par définition «en arrière de lui-même»39 pour qui devenir,
donc, se fait sous l’hypothèque de la décomposition et de la mort. Le
temps n’est pas absent de la genèse cosmique, mais il n’y apparaît que
comme facteur et non comme principe40. En revanche, il est la condition
sous laquelle est donné ce qui est donné, autrement dit le composé. Sous
cette condition, le composé ne peut être et ne peut être saisi qu’échap-
pant à soi-même, pris dans un écoulement irréversible dont l’opération
lui reste à tous égards étrangère et qui conditionne toute son histoire
précaire. C ’est cela que signifie la mort du monde comme expression
des lois inflexibles du temps. Le programme inaugural du chant V, aux
vers 55-90, est tout entier construit de manière à introduire à cette pers­
pective : doceo dictis quo quaeque creata/foedere sint, in eo quam sit
durare necessum - passage du cas local de l’âme à celui, global, du
monde, puis déploiement de son histoire à partir de cet horizon et, enfin,
retour à la loi du temps contre les illusions morbides de la religion. En
dernier ressort, on l’a compris, il y va du sens de tout cela rapporté à
nous, il y va de l’éthique.
Succédant à ce sommaire du chant V, l’annonce de la catastrophe
finale est commentée par les vers 110-114, qui font se répondre deux
mots-clé :fata, solacia. Le poème nous enseigne les limites absolues de
notre existence, de toute existence, que résume le destin du monde.
Mais le poème, d’un même élan, s’institue en machine à nous consoler
de cela : avec le monde ne périra rien de parfait ni de sacré ; avec nous
périra un être dont la perfection ne tient en rien à la durée de sa vie. La
mort, qui n’est rien pour nous, constitue cependant l’horizon de toute
l’action éthique: c’est elle qui nous fait habiter une cité sans murailles41;
la mort annoncée du monde, horizon de cet horizon, résume et radica-
lise cette situation pour l’ensemble de l’humanité. Le dispositif éthique
est de retranchement, il substitue aux remparts poreux du monde un
espace intérieur construit sur l’intensification et l’autonomisation, au
moins relative (par filtrage), du moment présent42. Parce que le bonheur

39 V, 60 : nativo corpore creta.


40 V, 423 : ex infinito tempore; 427 : magnum per aevum etc.
41 Epicure, Sentence vaticane 31.
42 Epicure, Maxime capitale XIX : « Le temps infini contient un plaisir égal à celui du
temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison». Voir à ce propos
HISTOIRE ET MORTALITÉ DU MONDE CHEZ LUCRÈCE 67

ili'pend d’une élaboration du présent et n’est pas conditionné par la


iliiici!, nous pouvons nous tenir intérieurement sur le bord du flux des-
iMifteur, comme en marge du champ turbulent de la religion et des pas-
nli ni', que hante, précisément, la peur de la mort.

I éthique consiste à définir un lieu retranché, une frange dans l’es-


pucc et dans le temps où nous sommes hors d’atteinte de la mort, évé­
nement et processus. Mais dans la mesure où elle s’adosse à un savoir
il)',ni lieux de la nature, elle tire encore sa ressource de ce dont précisé-
11m1ni elle nous défend. Nous ne connaissons en effet le monde que par
i i'Hc part de lui qu’à tout moment il abandonne, que par ses vestiges:
Nlinulacres détachés de la surface des corps, flux échappés de leur pro-
liiiulc'ur, conditions de la sensation et de la pensée en même temps que
li'moins de la pente fatale qui entraîne tout être et le tout des êtres au
iH'mit. Les conditions physiques de la pensée nous ramènent donc à
IVroulement fatal, en même temps que celle-ci tend à y rétablir un équi-
llluc temporaire, ce délai salvateur qui est le bénéfice propre de la
tHgesse.
A la in G ig a n d e t
Université de Paris XH-Créteil

I o n icmarques de M.Conche, Epicure: lettres et maximes, Villers-sur-mer, Editions


tic Mégare, 1977, p. 53.
SULLE TRACCE
DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO
NOOS E KRÂS1S MELEÔN:
PARMENIDE (DK, B 16)

Il fïammento parmenideo DK, B 16, pervenutoci attraverso Aristo-


|plr (Met., IV 6, 1009 b sgg.) e Teofrasto (De sensu, I sgg.), certamente
mut di quelli sui quali maggiormente si è sbizzarrito l’esercizio erme-
lliMilico1, pone, anch’esso, un saldo rapporta di identità tra il pensiero e
IVsscre. Questo rapporto è espresso nella maniera più perentoria nei
si i si 2-4:

Infatti, la stessa cosa


è ciô che pensa la natura degli organi di senso negli uomini
c in tutti e in ciascuno2.

Si indica con DK la ormai classica opéra, curata da H. Diels e W. Kranz, Die Frag­
mente der Vorsokratiker, Berlin 1903 (a cura solo del primo), 1934 (V éd., a cura
miche del secondo), che ha avuto moite altre edizioni (XI éd., Zürich-Berlin 1964),
i nn iiccessibile nell’ed., con Introduzione e Bibliografia, a cura di G. Pambôck, Ham-
Imrg 1957 (II éd., 1963). Si è preferito translitterare il greco, secondo l’uso corrente.
l'i'i la situazione ermeneutica, cfr. G. Reale, Il fr. 16 e la genesi dell’umano conos-
i ne, in E. Zeller-R. Mondolfl, La filosofia dei Greci nel suo sviluppo storico, trad.
Il,, l’artc I, vol. III, Gli Eleati, Firenze 1967, pp. 279- 286; per la letteratura critica,
l'il, IR u g g iu , Commentario filosofico, in Parmenide, Poema sulla natura. I fram-
ini'iiti c le testimonianze indirette, Presentazione, traduzione con testo greco dei
11.tmmenti del poema a fronte e note di G. Reale, Saggio introduttivo e Commenta-
i lu lllosofico di L. R., Milano 1991, p. 354.
Ni décidé di tradurre melea con «organi di senso», seguendo K. R. Popper che rende
l|lirstO termine con sense-organs (Back to Presocratics [1958], in Conjectures and
KQuittions. The Growth of Scientific Knowledge, London and New York 19924,
I' l(>5). Per le ragioni che inducono Popper a tradurre cosi melea, cfr. Addenda, in
< iinjectures and Réfutations cit., pp. 408-410. Che poi gli «organi di senso» costi-
luUeano il «corpo», ciô lascia ritenere che Parmenide si pone, da ultimo, il grande
l'inhlcma, che assilla tuttora il pensiero umano, e non solo quello materialistico, del
i ippoito mente-corpo (cfr. D.M. Rosenthal (éd.), Materialism and the mind-body
imihlcm, Englewood & Cliffs, N.J., 1971), un problema che si tende a risolvere
linpedendo al noos (Mind) di appartarsi in una assoluta indipendenza dal sôma
I lUtdy) c licenziando, di conseguenza, una psicologia o una psicoanalisi pura. Cfr.
41 nii'liisione di questo intervento.
70 ANTIMO NEGRI

Il gar, Yinfatti fa avvertire, subito, che si tratta di un’argomentazione


conclusiva. Cioè : che negli uomini in generale e in ciascun uomo in par-
ticolare « la stessa cosa è ciô che pensa la natura degli organi di senso è
una conclusione tratta dal fatto che la « mescolanza degli organi di senso
(krasis meleôn)» ô «molto erranti (polyplanktôn)», o «molto flessibili
(polykampton)», condiziona la disposizione délia mente (vv. 1-2). Che
la stessa premessa, poi, sia, a sua volta, introdotta da un gar, da un
« infatti », cio puô solo far lamentare che il frammento non ci sia perve-
nuto in forma più estesa, in un contesto più completo.
Si puô discutere, se mai, se è da preferire la lezione teofrastea che dà
gli «organi di senso» come «molto erranti» o la lezione aristotelicache
li dà come «molto flessibili». Certo, è da preferire la lezione teofrastea,
almeno se si tien conto che polyplanktôn richiama spontaneamente il
plakton noon, la « mente errante », dei brotoi, dei mortali, nati di padre e
di madré, che « vanno errando (plattontai), a due teste », di DK, B 6, 5-6
o, anche, Yeplachtêsan (« sono State bandite ») di DK, B 8, 28 o di pepla-
nêmenoi («caduti in errore») di DK, B 8, 54. Ma si preferisca l’una o
l’altra lezione, resta che il senso dei primi quattro versi del frammento è
questo: la mente umana agisce in dipendenza délia «mescolanza» o
délia «natura» degli «organi di senso» e non puo agire altrimenti.
Comporta, il frammento, del quale si puô riassumere cosî il senso,
anche l’idea, centrale in Parmenide, di un rapporto di identità tra pen­
siero ed essere? E’ un fatto che i vv. 2-4 di DK, B 16 si possono leggere,
e si sono letti3, alla luce di DK, B 3 («Infatti la stessa cosa è il pensare e
l’essere») e di DK, B 8, 34 («La stessa cosa è il pensare e ciô in forza
del quale è il pensare»), nonché di DK, B 8, 35-36 («Senza l’essere, in
cui viene espresso/non troverai il pensare»). Ed è vero, per altro, che
DK, B 3 e DK, B 8, 34-36 hanno prestato il fianco all’interpretazione o
alla spoliazione teoretica in senso idealistico ed anzi spiritualistico,
addirittura plotiniano, operata da Hegel, del pensiero di Parmenide:
Questo è il pensiero fondamentale (der Hauptgedanké). Il pensiero pro­
duce se stesso ; e ciô che vien prodotto è un pensiero ; il pensiero, percio,
è identico con il suo essere (mit seinem Sein identisch), giacché non è e
non sarà niente al di fuori dell’essere, di questa grande affermazione
[...]. Plotino, riferendo questo frammento, accolse questo punto di vista
di Parmenide, in quanto non riponeva l’ente nelle cose sensibili (das
Seiende nicht in den sinnlichem Dingen seize)4.

3 Cfr., ad es., L. Ruggiu, Commenlario filosofico, in Parmenide, Poema sulla natura


cit., p. 361.
4 G.W.E Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, I, in Werke, hrsg.
v. E. Moldenhauer u. M. Michel, Bd. XVIII, Frankfurt a.M., 1986, p. 290, dove si
cita Plotino, Enneadi, V, I, 8.
SULLE TRACE DEL M ATERI ALI SM O PRESOCRATICO 71

I si che Plotino si vergognava di vivere in un corpo5! Se ne vergogna


IMmlie I legel ? Resta che egli traduce il to gar pleon esti noêma, dell’ul-
liliio verso di DK, B 16, decisamente con demi das meiste ja ist der
(ii ihinke, «infatti il massimo è il pensiero». Ed è, quella di Hegel, una
lliiilii/ione che, come si vedrà, rigetta ogni lievito materialistico del
pt'HNicio di Parmenide.
Mu è il caso di annotare, subito, come gli stessi versi parmenidei
l/»A. I» 3 e DK, B 8, 34-36), alla luce dei quali si possono leggere, e si
knint letti, i vv. 2-4 di DK, B, 16, abbiano potuto suggerire, ad un grande
H l m ico délia filosofia greca, almeno l’impressione di un respiro mate-
flflllMu o del pensiero parmenideo:

Ma c ’è un altro problema che attende di essere risolto: l ’Essere parme-


nidco era solo materia, solo corpereità ed estensione? L’autore, che
Icneva soprattutto al rigore logico, ha lasciato cadere interamente anche
il pensiero e la coscienza nel regno délia pura apparenza?

Soprattutto il frammento DK, B 16 conforta l’impressione di Gom-


MI7, fspressa in domande puntuali. Il pensiero e la coscienza, fatti
l'M ilnr nel «regno délia pura apparenza», ben sono il pensiero e la cos-
l li'ii/a messi da Parmenide in un rapporto deterministico, a partire da
pusI, degli «organi di senso». Ma l’identitàparmenidea, anche questaè
iin'imi nessione di Gomperz, induce a chiamare in causa soprattutto Spi-
im/ii

l\itto ci porta a credere piuttosto, che per Parmenide il reale fosse esteso
e pensante ad un tempo e quasi vorremmo dire che, come poi sarà fatto
du Spinoza, pensiero ed estensione siano considerati da lui come due
ntlributi di una stessa sostanza.

Allrnuu anche, Gomperz, la sua impressione. La lettura integrale dei


tymnmtMiti parmenidei, soprattutto del primo gruppo di essi, non gli
i h u m nie di passare dall’esibizione di un’impressione ad un’ afferma-
<ii un pcientoria. E, quando si appella a DK, B 3 e a DK, B 8, 34-36, pur
hri vniido che il contesto in cui cadono non permette di assoggettarli
mi' interpretazione marcatamente materialistica, avanzatacon l’oc-
|||o rlvolto in particolare al parallelismo psico-fisico spinoziano, non
Ha il l'oncludere:
•• ( lente a due teste», era stato il rimprovero dall’Eleate rivolto ai disce-
p o li del filosofo di Efeso. Questo epiteto ricade su chi lo pronunzia. La
Mm doltrina porta in seno, come Giocasta, due fratelli nemici. Il mate-

I h I’in lirlo, Vita di Plotino, I.


72 ANTIMO NEGRI

rialismo conseguente e lo spiritualismo conseguente, questi due estremi


poli délia metafisica, sono nati da una stessa radice, cioè dal concetto
rigoroso di sostanza.

Comunque ridimensionato e dimidiato il materialismo di Parmenide,


si esclude che, nella sua costruzione teoretica, « il mondo è il pensiero ».
E, anche se non si accédé alla persuasione che Parmenide faccia cadere
il pensiero e la coscienza nel «regno délia pura apparenza», certo lo si
fa arretrare, come sgomento, di fronte al terribile mondo, tutto raccolto
in un’assoluta indifferenza ai colori dell’universo sensibile, délia Verità,
da lui stesso teorizzato con la logicità più fredda ed intransigente6. Fino
al punto da elevare, «costretto», come vuole Aristotele (Met., I, 5, 986
b), a «tener conto dei fenomeni», l’essere, naturalmente 1’ «essere
determinato» in senso hegeliano7, cioè l’essere non più immobile ed
intemporale, kath’eauto, in sé, che «si muove uguale nei suoi confini»
(DK, B 8,29 e 49), ma quello che freme, esso stesso, di divenire, ad ele-
mento che condiziona lo stesso pensiero, impedendogli di porsi, per cio
stesso, come il pleon (DK, B 16, 4), das meiste, «il massimo»: sempre
nel senso hegeliano, già messo in evidenza?
La lettura del frammento parmenideo in questione puo aiutare non
poco a rispondere a questa domanda. Ma occorre, per riceveme aiuto,
collocarlo nella comice testuale, sia aristotelica che teofrastea, in cui
esso si iscrive. Aristotele, per cominciare, lo cita, mettendo Parmenide
accanto ad Empedocle, ad Anassagora e persino a Democrito, il primo
autentico materialista délia storia del pensiero greco8. La ragione? Tutti
questi filosofi, ritiene Aristotele, finiscono con « l’assumere il pensiero
come sensazione (ypo lambanein phronêsin men tên aisthêsiri)» (Met.,
IV, 5, 1009 b 12-13). L'aisthêsis è propria, si capisce, degli «organi di
senso», attraverso i quali il mondo delle cose, degli onta, si offre. Ed
Aristotele puo aggiungere che filosofi come Empedocle, Anassagora e
lo stesso Parmenide pervengono, nello stesso momento che identificano
pensiero e sensazione, all’affermazione secondo la quale «ciô che
appare attraverso la sensazione è necessariamente vero (to phainome-
non kata tên aisthêsin ex anankês alêthes einai)» (Met., IV, 5, 1009 b

6 Cfr. Th. Gomperz, Griechische Denker (Eine Geschichte der antiken Philosophie),
Bd. I, Leipzig 1896, p. 166; e, per le citazioni precedenti, p. 144.
7 Cfr. G.W.F. Hegel, Enzyclopadie der philosophischen Wissenschaften, § 87 A, in
Werke cit., Bd. VIII, p. 186. Naturalmente, la considerazione di questo «essere»
porta ad argomentazioni ben altre da quelle che qui si svolgono.
8 Per il posto che Parmenide occupa in questa storia, ci si puô limitare, per ora, a leg-
gere F.A. Lange, Geschichte des Materialismus, hrsg. und Einl. von A. Schmidt,
Frankfurt a.M. 1974, p. 16 e O. Bloch, Le matérialisme, Paris 19952, pp. 38-39.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 73

I ' 14). Avverte anche, Aristotele, nello stesso passo, che «la sensa-
/Iniio è un’alterazione (alloiôsis)». Alterazione è lo stesso pensiero
i<li'iil if'icato con la sensazione. La stessa mente, organo del pensiero,
t 1mi Ilu «alterata». Péril fatto, si capisce, cheessanon puô disporsi, pro-
Imii* tome vuole Parmenide, se non secondo la «mescolanza degli
di senso» o la «natura degli organi di senso». Cosi disponen-
iIiim, la mente non puô non costituire l’organodi un pensiero che, «alte-
iiimliisi » in dipendenzadi una sensazione che è «alterazione», non puô
t oiuepire altro «vero» che non siaquello che si identificacon il «feno-
lllt'iio». Il pensiero =sensazione è assoggettato alla mutevolezza e
nll'i’i rore, segno délia sua «alterazione».
Spiega Aristotele, cominciando ad esemplificare sul filosofo di
A | ' i i ) . ’, o n t o :

Empedocle afferma che, mutando lo stato fisico (metaballontas tên


exin), muta il pensiero (metaballein tên phronêsin) (Met., IV, 5, 1009 b
I7-18)9.

Il pensiero è messo, qui, in rapporta non tanto con l’essere o la sen-


Ml/ione quanta piuttosto con lo stato fisico. Exis puô tradursi anche con
......ilituzione del corpo»; e questa fa ricordare, senz’altro, la «natura
il'T.li organi di senso» di Parmenide. Ma la «costituzione del corpo» o
lit natura degli organi di senso» puô induire anche a pensare ad uno
•• hlulo lisico» sufficientemente stabile. Exis, invece, accenna ad uno
nImIo lisico» mutevole ed instabile, ad un uscir fuori da uno «stato
abituale, normale, sano. Allora, riesce molto importante, ai fini
ilMIn i omprensione délia lettura del testa di Parmenide, ciô che scrive,
Nllliilo dopo, il filosofo di Stagira, quanta si vuole storico discutibile del
llUNlcro presocratico :
I ! dicono che anche Omero abbia espresso questa opinione, lui che rap-
prescntô Ettore che, quando usci fuori di sé (exeste) per le ferite, gia-
n-va pensando altrimenti (keisthai allophreneonta), quasi che pensas-
Ncro (phronountas) anche coloro che sragionano (paraphronountas),
ma non le stesse cose (Met., IV, 5, 1009 b 29-31).

Il iHWlmento aristotelico è ad Empedocle, DK, B 10, 8. Ma cfr. di Empedocle, DK,


Il 11), (>, in cui maggiormente si esprime il senso, implicato anche in Parmenide, DK,
Il lo, délia relativité del noein, connesso, anche deterministicamente, con Vaistha-
HPMhiii, Si legge nel frammento empedocleo : «Rispetto a ciô che è présente, infatti,
lu nirnlc (métis) cresce agli uomini». Spiega Aristotele (De anima, III, 3 ,427a 24):
■•t ili imtichi sostengono che pensiero e sensazione sono identici, come disse preci-
NUini-iiti* Empedocle»; «Quindi agli uomini si presentano sempre pensieri diversi»
11le ii/iima, III, 427a 24). La stessa cosa pensa Parmenide, letto attraverso Aristotele
> 11 tilra sto .
74 ANT1M0 NEGRI

L'exestê del testo, detto di Ettore ferito e pensante altrimenti o sra-


gionante (//., X X III, 698), richiama il precedente exis, che indica uno
«stato fisico», nel casO specifico anormale, che induce a «mutar pen­
siero» (Empedocle), a far «errare» la mente (Parmenide).
Naturalmente, ed è questa la conclusione che ne trae Aristotele, se si
ritiene che sia pensare (plironein) anche il pensare altrimenti o lo sra-
gionare (paraphronein) dovuto ad uno «stato fisico» anormale, la
conseguenza inevitabile - kalepôtaton, «più sconcertante», dice Aris­
totele - è ben questa : « tutti e due i modi di pensare sono veri, anche gli
enti (ta onta) sono, contemporaneamente, cosi e non cosî (ama outô te
kai ouch outôs echei)»(Met., IV, 5, 1009 b 32-33). Ed è una conseguenza
idonea a « scoraggiare (athymêsaï)», giacché, quale che sia la pretesa
dei filosofi in questione di considerare «vero» ogni «fenomeno», ogni
ente che si dà attraverso la sensazione (Aristotele) o gli «organi di
senso» (Parmenide), in questo caso «cercare la verità (zetein tên alê-
theian), sarebbe come correre dietro ad un uccello in volo» (Met., IV, 5,
1009 b 38-100 a l) .
Si capisce che Aristotele, fin qui seguito, respinge ogni proposta
gnoseologica relativistica e, da ultimo, scettica, quella che necessaria-
mente si avanza quando si dà il pensiero come sensazione e, di conse­
guenza, il «fenomeno» come «vero». Ed è la proposta che si puô rias-
sumere nel detto di Anassagora, dallo stesso Aristotele chiamato in
causa, secondo il quale, per i suoi discepoli (del filosofo di Clazomene),
«tali sono gli enti quali essi li ritengono (toiauta estai ta onta oia an
ypolabôsin)» (Met., IV, 5, 1009 b 25-28)10.
L’opinione errabonda, non la verità ferma si accampa là dove il pen­
siero si identifica con la sensazione e, di conseguenza, il «fenomeno»
con il «vero», là dove la mente si dispone secondo la «mescolanza
degli organi di senso» o la «natura degli organi di senso». La lettura
aristotelica del testo parmenideo si risolve - ed a ciô che più conta, qui -
in una interpretazione secondo la quale il pensiero non costituisce e non
puô costituire to pleon ed anzi perde ogni sua autonomia, nello stesso
momento in cui cessa di essere la fonte conoscitiva prépondérante11. E

10 Dove si fa riferimento ad Anassagora, DK, A 28. E lo studioso attento dei presocra-


tici (cfr., ad es., Les Ecoles présocratiques, éd. établie par J.-R Dumont, Paris 1991,
p. 607), leggendo questo frammento, rinvia immediatamente a Parmenide, DK, B
16.
11 Ciô in senso kantiano. Cfr. note 12 e 20. Che to pleon possa esser letto in due modi,
facendogli indicare o «il di più», «ciô che prevale», o «il pieno», «ciô che la mes­
colanza contiene», induce, ad es., Popper, che da ultimo si décidé a tradurlo con
«ciô che prevale», ad una perplessità durata a lungo (cfr. Conjectures and Réfuta­
tions cit., p. 412). Ed è ovvio che, decidendosi da ultimo a tradurre to pleon con « ciô
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 75

Vil i Irito che, dove questo avviene, là si apre spazio all’affermazione di


tut M'iisismo materialistico o di un materialismo sensistico che vanifica
h|'mi lentativo di affidare ai frammenti parmenidei, tra i quali DK, B 16
id i londamentale importanza, un discorso di carattere idealistico o spi-
illu.ilistico, o magari, unilateralmente, solo un taie discorso.
Non cambia la prospettiva ermeneutica anche quando il frammento
|iiumenideo in questione si inquadra nella comice délia lettura teofras-
jpii Si legge, infatti, in Teofrasto:
Parmenide non ha determinato niente (ouden aphôrikeri), ma unica-
mcnte che, essendo due i principi, la conoscenza (gnôsis) ha luogo
secondo l’elemento prevalente (yperballon). Infatti, se aumenta il caldo
o il freddo, diverso diventa il pensiero (allên ghinesthai tên dianoian)
cd è migliore e più puro quello che ha luogo per il caldo, ma che anche
questo ha bisogno di una proporzione.

Ni'l',ne la citazione di DK, B 16. Cosi commentato:


Infatti, (Parmenide) dice del sentire e del pensare come délia stessa cosa
(to gar aisthanesthai kai to phronein ôs tauto leghei).

I évidente che, qui, non si interpréta il frammento parmenideo in


muniera diversa da quella di Aristotele. Ma è importante che, rispetto ad
AiiMolele, Teofrasto sembra preoccuparsi maggiormente del destino
il' I pensiero quando questo si identifica con la sensazione. C ’è ancora
I" n .iero quando esso si identifica con la sensazione? Risponde Teo-
iurilo:
Quando i due elementi sono entrati in misura eguale nella mescolanza
(ixazosi tei mixei), (Parmenide) non ha ulteriormente determinato
(ouden eti diôriken) se c’è il pensare o no e quale stato sia questo (pote-
ron estai phronein ê ou, kai tis ê diathesis) (De sensu, I, 3).

l'oofrasto trova che Parmenide intoppa anche in altre difficoltà: ad


«MiMiipio, in quella di ritenere la sensazione, una delle due fonti délia
i mutsi'cnza, possibile anche con il solo caldo o con il solo freddo; e, da
llllillio , esprime l’impressione che Parmenide «tronchi, con questo suo
Ilii mI o di parlare, le difficoltà provenienti dal suo pensiero ». Ma Parme-

lllilr non tronca la difficoltà derivante dal fatto che, una volta fusi, sia

■lu prevale (prevails)», Popper dà un ruolo prédominante al noêma, cioè un ruolo


i lu- non fa délia mente, non trascinata neU’errore dagli «organi di senso», una
'• monte errante». Ma non è proprio per questo che Popper puô fare di Parmenide il
|HInto grande rappresentante dell’ « intellettualismo » o del «razionalismo», svisce-
rmiimente antisensista, del pensiero occidentale? (Cfr. Back to Presocratics cit., in
I on/retures and Réfutations cit., p. 165).
76 ANTIMO NEGRI

pure in misura eguale, sensazione e pensiero, questo perde necessaria-


mente un suo statuto autonomo. Che cosa sia il pensiero, una volta iden-
tificato con la sensazione, non è possibile dire. E Parmenide, ad avviso
di Teofrasto, non lo dice. Puo dire soltanto che il pensiero è sensazione
e nulla più. Ma sostenere che Parmenide dice soltanto questo e nulla più
significa interpretarlo materialisticamente o, magari, esprimere l’im-
pressione che Parmenide enfatizzi il momento materialistico del suo
pensiero che, secondo il Gomperz già fatto intervenire, convive con il
momento idealistico ed anzi spiritualistico.
Ciô spinge a prendere più adeguatamente in considerazione il modo
hegeliano di leggere il frammento parmenideo, del quale gia si è fatto
cenno.
Giova, anzi tutto, vedere come Hegel traduce il frammento parmeni­
deo che cita, si badi, seguendo Teofrasto, del quale riporta anche il
passo del De sensu esaminato. Ed ecco la traduzione hegeliana:
Denn wie Jeglichem bleibt in den irrenden Gliedern die Mischung, /
also ist auch der Verstand den Menschen gesellt; da dasselbe, / was sich
im Menschen besinnt, zugleich der Glieder Natur ist, / allen sowohl als
dem A il ; denn das meiste ja ist der Gedanke.

Dopo aver preso atto anche solo del fatto che Hegel traduce noos con
Verstand, in ubbidienza ad un lessico che puô sollecitare un riferimento
a Kant non poco preoccupato, non meno di Aristotele e di Teofrasto,
délia distinzione più netta tra intelletto e sensazione e dell’assegnazione
all’intelletto di un ruolo prépondérante12, tocca sottolineare soprattutto
come la resa in tedesco di to gar pleon esti noêma con das meiste ja ist
der Gedanke si puô giustificare anche ricordando come, per il filosofo
idealista, valga, contro l’empiristico Nihil est in intellectu quod prius
nonfuerit in sensu13al quale pure si è ricorso per spiegare il frammento
parmenideo14, il Nihil est in sensu quod prius nonfuerit in intellectu15,

12 « 11 significato di pleon deve essere piuttosto, come spiega esattamenle Teofrasto, to


yperballon, «il più», e la proposizione intera suona cosi: «il più, il prépondérante,
dei due elementi, è il pensiero», il quale « ‘généra e determina la rappresentezione
(E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer Entiwicklung dargestellt, Tübin-
gen-Leipzig 1859-1868; Bd. I, 1, Hildesheim-Zürich-New York 1990, p. 790). Il
lessico di Zeller è kantiano. Ma Teofrasto, quello che si è interpellato, dice vera-
mente ciô che gli lascia dire Zeller?
13 G.W.E Hegel, Enzyclopadie, Bd. VIII cit., pp. 51-52, § 8 A dell’Einleitung.
14 K.R. Popper, Back to Presocratics cit., in Conjectures and Réfutations cit., p. 163.
15 Popper ricorda, con il Bovillus del De intellectu, che questo «è vero per gli angeli »,
non per gli uomini, per i quali è vero il Nihil est in intellectu quod prius nonfuerit
in sensu, e ne fa consapevole Parmenide (Addenda, in Conjectures and Réfutations
cit., p. 413). In DK, B 16, intanto, Parmenide parla deU’intelletto degli uomini.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 77

lli i ni si esprime il convincimento del superiore ruolo dell’intelletto su


t|iii'llo délia sensibilità, nella conoscenza.
Questo stesso ruolo al noos, all’intelletto, Hegel vede assegnato da
Mmnicnide. E, tuttavia, proprio leggendo Teofrasto che commenta Par-
lliriiide, egli avverte come la spiegazione parmenidea del rapporto tra
«Misuzione e pensiero «certo, a prima vista, potrebbe sembrare materia-
||n||i. ii ( allerdings zunachst als Materialismus erscheinen kônnte).
l'i iiirhbe sembrare, secondo Hegel, ma non lo è; e, andando oltre la let-
lin.i di DK, B 16, il filosofo tedesco, del quale senza dubbio si puo dire
t lu-. non meno di Aristotele, è discutibile come storico délia filosofia,
i uncllide :
lu rcaltà, questo punto di vista di Parmenide rappresenta, piuttosto, il
contrario del materialismo (das Gegenteil des Materialismus), giacché
(|iicsto consiste nel comporre l’anima da parti, da forze indipendenti (il
eavallo di legno dei sensi)16.

( ’ho cosa vuol dire, Hegel, con l’espressione «il eavallo di legno dei
NMIIni »? Gli si puo lasciar dire, certo, che la sensibilità è un eavallo di
'h.Un. f’ucilmente espugnabile. E da chi e da che cosa se non dall’intel-
llMInV I lermini del rapporto, cosi come sembra posto da Aristotele e
'li’uliasto, che addirittura pensano ad una loro identificazione, si roves-
I I h i i i i : non l’intelletto pensa legato al carro degli «organi di senso»,
M ini questi sentono legati al servizio deirintelletto che pensa. Ancora
llim voila, si dà l’intelletto come das meiste, come «il massimo». Nello
IttfNNo momento, si rigetta il punto di vista materialistico secondo il
l|linlr l'anima (die Seele) è composta «da parti, da forze indipendenti».
No|n attutto questa espressione hegeliana va vagliata criticamente. Si
jltlfi i llcnere che le parti o le forze, dalle quali è composta l’»anima»,
Imiio l'organismo, da un lato, e quella che si dice «anima», dall’altro?
Î u ir.posta puô essere suggerita da Schopenhauer. In una pagina di
O in t ilcn Willen in der Natur (1836), alla quale è lui stesso a rinviare in
m» Wclt als Wille und Vorstellung, proprio leggendo - e questo è molto
Impoii .mie - il frammento parmenideo DK, B 16, e sostenendo che «al
ïimttlric dell’individuo singolo corrisponde la forma individuale del
P r p o » 1', egli scrive:
Quella che si dice anima è gia un composto (Zusammengesetz): essa è
lu congiunzione (Verbindung) délia volontà con il nous, l ’intelletto.

11W I Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Bd. XVIII cit.,
|i|i 2*J2 293.
A, Nt liopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, in Samtliche Werke, hrsg. v.
S llllbschcr, Bd. II, Mannheim 1984, p. 130.
78 ANTIMO NEGRI

Questo intelletto è l ’elemento secondario (das Sekundare), il posterius


dell’organismo e condizionato (bedingt) da questo, in quanto pura e
semplice funzione cerebrale. La volontà, invece, è l ’elemento primario,
il prius dell’organismo, del quale è condizione; e, infatti, la volontà è
quella stessa essenza in sé che solo nella rappresentazione ( Vorstellung)
- in quanto è una pura e semplice funzione cerebrale - si manifesta
come un taie corpo organico; unicamente attraverso le forme délia
conoscenza - o funzione cerebrale - percio unicamente nella rappresen­
tazione, il corpo dell’individuo a questo è dato come qualcosa di esteso,
articolato, organico, ma non al di fuori délia rappresentazione, non
immediatamente nella coscienza di sé18.

Questo testo schopenhaueriano meriterebbe una più ampia, rispetto


a quella che qui se ne fa, esplicazione, in particolare perché in esso si
accenna anche alla volontà come «elemento primario», come «prius
dell’organismo». Ma qui ci intéressa soprattutto la nozione
deir»anima» in quanto «composto» di «parti» o di «forze», secondo
una tesi che, come si è visto, Hegel considéra peculiarmente materialis-
tica. Più ancora ci intéressa l’affermazione che l’intelletto «in quanto
pura e semplice funzione cerebrale» è condizionato dall’organismo, è
un posterius di questo. Ed è évidente che si tratta di un’affermazione
parmenidea. Esplicita, secondo Schopenhauer, nel frammento DK, B 16
che egli cita seguendo - e puô essere significativo anche questo - la
Metafisica di Aristotele, e che rende in bel latino, cosi:
Ut enim cuique complexio membrorum flexibilium
se habet, ita mens hominibus adest: idem namque est,
quod sapit, membrorum natura hominibus,
et omnibus et omni : quod enim plus est, intelligentia est19.

La citazione cade nel paragrafo 20 di Die Welt als Wille und Vorstel­
lung, preceduta dalla dichiarazione: «È assai notevole che già Parme­
nide l’abbia detto». E che cosa «già Parmenide abbia detto» è cio che
lo stesso Schopenhauer dice in Über den Willen in der Natur, cioè che
l ’intelletto, «in quanto funzione cerebrale», è condizionato dall’orga-
nismo, è un posterius di questo.
Naturalmente, non deve sfuggire che Schopenhauer, assumendo in
proprio cio che, secondo lui, ha già detto Parmenide, ridimensiona il
ruolo che, nella conoscenza, Kant assegna aU’intelletto. Non è un ruolo

18 A. Schopenhauer, Über den Willen in der Natur, in Samtliche Werke cit., Bd. IV,
p. 20.
19 A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, in Samtliche Werke, Bd. cit.,
p. 130.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 79

padronale, diremmo, bensi un ruolo servile20, quello stesso che all’intel-


Icllo non puo non assegnarsi quando lo si dà come condizionato dall’or-
f'iinismo, come un posterius di questo, o quando, con Parmenide, al
noos si assegna una disposizione che non puo essere altra da quella
ilelerminata dalla «mescolanza degli organi di senso» o dalla «natura
degli organi di senso».
Interpretazione materialistica del frammento parmenideo, quella di
Schopenhauer? Gli si puo ascrivere una taie interpretazione se Scho­
penhauer, complicando il problema gnoseologico con quello fisiolo-
l'ico, espone il punto di vista, tutto sommato quello di Parmenide, in
questi termini: «L ’elemento spirituale (das Geistige) nell’uomo (la
conoscenza) è un prodotto del suo essere (fisico)»21. E l’»essere
i lisico)», di cui si ritiene un «prodotto» l’»elemento spirituale», è la
iiiilura degli organi di senso» di Parmenide o, anche, 1 ‘exis di Aristo-
lele.
Va da sé che, nel momento stesso in cui complica il discorso par-
limdo di una volontà in quanto «prius dell’organismo», Schopenhauer
mm csaurisce la sua complessa prospettiva filosofica in questo punto di
vista. Non l’esaurisce in questo, ma ne tien conto, magari anche con col­
in a contro Hegel. E, per lo svolgimento del nostro tema critico e storio-
)■!;ilico, è certamente opportuno osservare come Schopenhauer questo
punto di vista, indubbiamente antintellettualistico ed antispiritualistico,
pei ciô stesso almeno tendenzialmente materialistico, ritenga che l’ab-
I ii.i espresso, nella maniera più conveniente, Pierre-Jean-Georges Caba-
ni'. nel suo célébré Rapports du physique et du moral (1802)22. E non è
t lie ( ’abanis, senza dubbio con inclinazione antispiritualistica, non si
Occupi, oltre che delle déterminations de la volonté, anche de\\cfonc­
tions de l ’intelligence, proprie di un uomo che, avendo dei besoins, a
n\ii desfacultés pour les satisfaire, e non trovi che les uns et le autres
dépendent immédiatement de son organisation23. Non importa che

Cli'. I. Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, § 8, in Werke, hrsg. v. W.


Weischedel, Bd. XII, Frankfurt a.M. 1977, p. 432, dove si dice che der Verstand
hrrrsche e la sensibilità è Dienerin. E si puô pensare pur sempre alla dialettica hege-
lluna servo-padrone, per la quale il servo ed il padrone si scambiano i ruoli ! Ma, in
l)K, B 16, l’intelletto sembra abbia un ruolo servile intrascendibile.
*' A. Schopenhauer, Über den Willen in der Natur, in Samtliche Werke, Bd. cit., p. 20.
' Oucst’opera di Cabanis è un «testo classico délia tradizione del materialismo
modico» (O. Bloch, Le matérialisme cit., p.81). E Lange afferma che Cabanis è «il
pildrc délia fîsiologia materialistica» (Geschichte des Materialismus, Bd. 1 cit.,
|i 378).
1 I’ 1-G. Cabanis, Rapports du physique et du moral, in Oeuvres philosophiques,
ii xlc établi et présenté parC. Lehec e. J. Cazeneuve, I, Paris 1956, p. 109.
80 ANTIMO NEGRI

Cabanis, nell’affrontare più esplicitamente il problema délia conos­


cenza, riduca il suo punto di vista a quello di Locke, secondo il quale
toutes les idées viennent par les sens o sont le produit des sensations24,
avanzandolo, da ultimo, come un punto di vista sensistico-empiristico,
esprimibile in quel nihil est in intellectu quod prius nonfuerit in sensu
che si è visto rovesciato da Hegel. Del resto, quello sensistico, ascrivi-
bile allo stesso Parmenide, ben si puô assumere come un punto di vista
per lo meno tendenzialmente materialistico, se, in forza di esso, si
esclude quello che si diceva, nel ricordo di Kant, il ruolo padronale
dell’intelletto, e si puô ammettere che i sensi non costituiscono, come si
è visto sostenere da Hegel, un eavallo di Troia.
D ’altra parte, già in Cabanis il discorso sui rapports du physique et
du moral, tendente a fomire i fondamenti di una nuova psicologia, com-
plicandosi per ciô stesso in discorso sulla fisiologia, perviene anche alla
tematizzazione dell’ influence des sexes sur le caractère des idées et des
affections morales25. Quanto il sesso costituisca un tema materialistico
molto importante è évidente, quando lo si chiama a costituire l’elemento
condizionante non solo del «carattere delle idee e delle affezioni
moral i» in generale, ma dello stesso carattere, in quanto temperamento
e, diremmo, « stile » dell’uomo. E si è sentito dire dallo stesso Schopen­
hauer che «al carattere dell’individuo singolo corrisponde la forma
individuale del corpo». Se ne puô ricavare che non solo quel peculiare
« elemento spirituale » che è la conoscenza è da ritenersi un « prodotto
dell’essere (fisico)» dell’uomo, ma che un taie prodotto è, in generale, il
carattere dell’uomo.
L’« essere (fisico)» dell’uomo, intanto, è, più precisamente, la stessa
meleôn physis del frammento parmenideo. Natura nonfacit saltus, non
puô essere diversa da quella che è. O, da ultimo, non dipende dalla kra-
sis meleôn, dalla «mescolanza degli organi di senso»? E’ questa, certo,
che spiega la «natura degli organi di senso» chiamata a condizionare
1'intelligentia (si usa di proposito il termine latino con il quale Scho­
penhauer rende il greco noêma) e non solo Yintelligentia, bensi anche il
carattere dell’uomo, anzi di un uomo, di questo o di quell’uomo.
In quest’ordine di idee, si puô ritenere che il frammento DK, B 16
trovi un indispensabile complemento in DK, B 18, pervenutoci, in ver-
sione latina, attraverso Celio Aureliano26. Il frammento suona cosî:

24 Ivi. p. 112. E non è che aile spalle di questo Cabanis non possa collocarsi il più mate-
rialista d’Holbach, per il quale 11 facultés intellectuelles toutes sont dérivées de la
faculté de sentir (Système de la nature, cap. VIII).
25 Ivi, Cinquième Mémoire, pp. 272 sgg.
26 Si précisa la fonte: Tardarum vel chronicarum passionum libri V, IV, 9, 134-135.
Celio Aureliano di Sicca nella Numidia (IV secolo) è un medico esperto di patologia.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 81

Femina virque simul Veneris cum germina miscent,


venis informans diverso ex sanguine virtus
temperiem servans bene condita corpora fingit.
Nam si virtutes permixto semine pugnent
nec faciant unam permixto in corpore, dirae
nascentem gemino vexabunt semine sexum.

Non si è quel che si vuol essere, come non si pensa come si vuol pen­
sare. Come si pensa in dipendenza degli « organi di senso », cosî si è
come lascia che si sia la «mescolanza degli organi di senso», i diversi
modi délia quale sono spiegati, con le loro conseguenze, in DK, B 18.
Si, in questo frammento Celio Aureliano trova che non si accenna solo
a «fattori materiali (materiae)», ma anche a virtutes (fattori altri da
quelli materiali) dell’unione sessuale. Ma è vero che il permixtum
semen (v. 4) e soprattutto il permixtum corpus (v. 5) del frammento, che
richiamano la krasis meleôn di DK, B 16, inducono a pensare ad un
coito, ad un atto sessuale con accenti di sessuologia schiettamente mate­
rialistica27 e, comunque, ad un coito, ad un atto sessuale che spiega
deterministicamente la «natura» di un uomo. E il carattere?
Th. Gomperz, dal quale si è visto sottolineare il momento materia­
listico, convivente con quello spiritualistico, del pensiero parmenideo,
appone questo vero e proprio commento a DK, B 18 :
Secondo il nostro filosofo, infatti, il rapporto di quantité in cui si trova
la materia generativa délia femmina [...] con quella del maschio spiega
le peculiarità del carattere ( Charaktereigentiimlichkeit) del generato e,
specialmente, le sue inclinazioni sessuali. La stessa tendenza si rivela
nel tentativo che Parmenide fa di ricondurre le tendenze di vigore intel-
lettuale, che si riscontrano nei vari individui, ed anche qualunque loro
disposizione spirituale, alla proporzione, più o meno grande, in cui nei
loro corpi si trovano questa o quella delle due materie fondamentali28.

La spiegazione delle «differenze di vigore intellettuale » rientra


nella spiegazione, più ampia, dell’intelletto, délia «funzione cerebrale»
(Schopenhauer), ricondotta al modo in cui, di volta in volta, ha luogo la
•mescolanza degli organi di senso» e, di conseguenza, alla «natura
degli organi di senso». Spiegazione parmenidea, autorizzata dalla let-
lnra di DK, B 16 e DK, B 18, che sembra costituiscano un insieme argo-
mrntativo che, se da un lato, fa parte di un discorso sessuologico del
quale si possono trovare le tracce anche in DK, B 12, dall’altro rientrano

1 Per la sessuologia parmenidea cfr. DK, A 52 (Aristotele, De part, anim., B 2, 648 a


25), DK, A 53 (Aezio, V, 7, 2); DK, A 54 (Aezio.V, II, 2).
11 Th. Gomperz, Griechische Denker, Bd. cit., p. 149.
82 ANTIMO NEGRI

spontaneamente nel capitolo di una gnoseologia, di una psicologia fisio-


logica ed anche di un’antropologia come studio dei caratteri dell’uomo.
Che si tratti di una spiegazione che fa parte, anzi tutto, di un discorso
sessuologico, autorizza a pensarlo proprio DK, B 12, cui si puô ricorrere
quando si vuole spiegare attraverso quale processo vien fuori un carat­
tere normale o anormale. In esso, si parla di una «divinità che govema
tutto», che «presiede al parto doloroso e alla congiunzione (mixios),
spingendo la femmina a congiungersi con il maschio e, di nuovo, all’in-
contro, il maschio con la femmina» (vv. 4-6). La krâsis meleôn puô
essere eukrasia (atto sessuale in cui entrano in equibrio i Veneris ger-
mina, gli spermatozoi del maschio e délia femmina) o diskrasia (atto
sessuale, in cui l’elemento generativo maschile riesce prépondérante
rispetto a quello femminile, o viceversa), con il risultato di dar luogo ad
un modo di pensare di verso o, senz’altro, alla formazione di un carattere
diverso.
Th. Gomperz interpréta, almeno sembra, in modo giusto il testo par­
menideo. Non già che, per questo, si possa e si debba portar assoluta
fiducia alla prassi storiografica ubbidiente al metodo positivista che il
discepolo di Comte, di Spencer e di J. Stuart Mill pretende di impiegare,
per ciô stesso ambendo ad una lettura «oggettiva» dei testi sui quali la
stessa prassi è condotta. Ma certamente, nel caso specifico, il testo par­
menideo non risulta criticamente accostato con violenza.
Mérita attenzione, intanto, il fatto che Gomperz, il cui Griechische
Denker è pubblicato, in tre volumi, tra il 1893 e il 1909, opéra didatti-
camente, non con poco successo, in quella Vienna che sarà la culla del
mito d&\YAustriafelix ed anche il luogo dello sgretolamento di esso. E ’
viennese Otto Weininger, l’autore di Geschlecht und Charakter, pubbli­
cato subito dopo la sua tragica morte per suicidio nel 1903. E lo si puô
immaginare anche discepolo di Gomperz, sulla lettura di DK, B 18 del
quale egli interviene :
Se Th. Gomperz avesse ragione nell’interpretazione che egli dà di
alcuni versi di Parmenide che ci sono stati tramandati in traduzione
latina, dovrei annoverare, qui, il grande pensatore tra i miei precursori
[...]. Se Gomperz non pensa ad un frammento altro da quello sopra indi-
cato [cioè, DK, B 18], allora questa interpretazione assegnerebbe a Par­
menide qualcosa che, invece, appartiene a Gomperz29.

29 O. Weininger, Geschlecht und Charakter, XII Aufl., Wien-Leipzig, 1912, p. 509.


Weininger, puô essere utile ricordare per ciô che si è detto, non manca di far riferi-
mento (Geschlecht und Charakter cit., p. 498) alla «metafisica dell’amore ses­
suale» di Schopenhauer (Die Welt als Wille und Vorstellung cit., cap. 44, Bd. III,
pp. 607-643).
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 83

Contesta, qui, Weininger, che Gomperz si sia servito veramente del


metodo positivista, impiegando il quale il grande storico pretende di
fare una storiografia «oggettiva», nel caso specifico facendo dire a Par­
menide ciô che egli ha esattamente detto? Puô darsi. Nondimeno, egli
ammette che, se Gomperz ha ragione, non puô non annoverare tra i suoi
precursori Parmenide. E’ un fatto, intanto, che ciô che ha detto Parme­
nide si puô dire con le parole dello stesso Weininger:
Il principio [quello secondo il quale «tra l’evento fisico e quello psi-
chico vi sia pur sempre una certa corrispondenza», sino a poter confi-
gurarlo come quello delle forme sessuali intermedie», da far valere
anche «in campo psicologico»], ha, dunque, le prospettive migliori di
affermare la validité di fronte aile qualité spirituali e di gettare una certa
luce tra le tenebre in cui sono ancora avvolte, per la scienza,*le diffe-
renze psicologiche tra i singoli individui. Ed in verità ora abbiamo fatto
un passo avanti verso una concezione differenziata dell’attitudine spiri­
tuale di ogni essere umano ; non si puô più affermare scientificamente
che il carattere di una persona è semplicemente maschile o femminile,
ma si dovrà osservare quanta parte di uomo e quanta parte di donna ci
sia in ogni individuo. E ’ stato lui o lei che, in quella persona, ha pensato,
ha detto, fatto questo o quello? Viene facilitata, in questo modo, la des-
crizione individualizzante di tutti gli uomini e di quanto c’è di umano30.

Si puô anche tener conto semplicemente délia «descrizione indivi­


dualizzante» délia conoscenza umana, demandata ad un intelletto, ad
una «funzione cerebrale» fatta dipendere da questo o quel modo in cui
avviene la krasis meleôn, da questo o quel modo in cui si mescolano i
« semi di Venere», da questo o quel modo in cui si compie un coito, un
atto sessuale. Per lo meno, salta in aria la presunzione, kantiana, che ci
sia un intelletto dotato di funzioni universali ed oggettive, in forza delle
i|uali si costituisce un «lo penso» che valga un «Noi pensiamo», tutti,
allo stesso modo, quasi che il pensiero non fosse un evento estrema-
mente «individuale», diversificandosi sempre come si diversifica la
mescolanza degli organi di senso » e, quindi, la «natura degli organi di
senso».
Nella Vienna dell’Austria felix, nella quale un altro suo figlio, Carlo
Michelstaedter, è trascinato dalla lettura di Parmenide al rifiuto délia
vila nel mondo sensibile31, Weininger trae dallo stesso Parmenide,
Incontrato leggendo Gomperz, la spinta a teorizzare una gnoseologia

Ivi, p. 62.
" Cfr. Antimo Negri, Caduta e conoscenza. Interventi sul razionalismo critico, Roma,
1997, il cap. Popper e la luna di Parmenide, Intermezzo michelstaedteriano, pp.
114 sqq.
84 ANTIMO NEGRI

relativistica, sensistico-materialistica, per la quale è giocoforza stabi-


lire, anzi tutto, « la percentuale di U e D posseduta anche psichicamente
da ogni singolo individuo»32.
Puo, Weininger, davvero trarre da Parmmenide, in particolare dalla
lettura di DK, B 18, taie spinta? Lui che scorge nel maschio la figura
dell’intelletto con il suo ruolo padronale e nella femmina la figura délia
sensibilità con il suo ruolo servile, di Kant33? Si è visto come Hegel, leg­
gendo in particolare DK, B 16, rigetti, pur avvalendosi délia comice tes-
tuale teofrastea che la autorizza non poco, l’interpretazione materialis­
tica del pensiero parmenideo. Si è visto, altresi, come Schopenhauer
recuperi questa interpretazione, rinviando a Cabanis che stringe un rap­
porto deterministico tra il pensare ed il sentire, privilegiando quest’ul-
timo come elemento fondamentale e condizionante anche nella conos­
cenza. Ed è vero che, quando vuole giustificare il punto di vista di
Cabanis, secondo il quale quell’»elemento spirituale» peculiare che è la
conoscenza è un «prodotto» dell’»essere fisico» dell’uomo, Schopen­
hauer rinvia per esplicito a cio che « ha già detto » Parmenide. Non è
possibile ignorare tutto cio quando si legge Gomperz che interpréta Par­
menide e, soprattutto, Weininger, comunque sollecitato dall’interpreta­
zione gomperziana di DK, B 16 e DK, B 18. Non è possibile, cioè, pas-
sare un colpo di spugna sul momento schiettamente materialistico del
pensiero di Parmenide.
Posto, si capisce, che di un materialismo di Parmenide si possa par-
lare unicamente perché egli fa anche délia conoscenza un «prodotto»
dell’»essere (fisico)» dell’uomo. Ma è vero che il materialismo com­
porta questa prospettiva, quella stessa cui si puo far riferimento per Par­
menide interpretato non solo da Gomperz e da Weininger, ma anche da
Schopenhauer, e letto avvalendosi delle interpretazioni di Aristotele e di
Teofrasto. Soprattutto se si puo condividere l’opinione «che un mate-
rialista non puo certo negare il primato delle cose sul pensiero e,
dunque, il posto essenziale che occupa, dal punto di vista délia conos-

32 O. Weininger, Geschlecht und Charakter cit., p. 64.


33 Ivi, p. 337, dove, più esattamente, l’intelletto è dato come soggetto e la sensibilità
come oggetto: «La relazione dell’Io con il mondo, il rapporto soggetto e oggetto,
infatti, è, in certo quai modo, una riproduzione del rapporto tra l’uomo e la donna,
in una sfera superiore e più estesa o, meglio, quest’ultimo è un caso spéciale dell’al-
tro». Non c’è dubbio che, in Kant, il soggetto o l’intelletto o il maschio esercita un
dominio sull’oggetto, sulla sensibilità attraverso la quale esso si dà, sulla femmina.
Il rapporto, in sostanza accettato da Weininger nella sua impostazione kantiana,
è rovesciato in Parmenide, ma proprio per le ragioni che Gomperz suggerisce a
Weininger.
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 85

cenza, la percezione sensibile come effetto délia materia sulla cos­


cienza, segno e prova del suo primato »34.

Già, più propriamente, l’organismo inteso come prius rispetto all’in-


telletto, secondo Schopenhauer ! E, se non come questo prius si puo
intendere l’organismo, in quanto realtàfisiologicaebiologica, certo non
si puô escludere da ogni considerazione quando si tematizzano le fun-
zioni dell’intelletto o del nous o délia mente. L’ha «già detto» Parme­
nide, anche questo? Per rispondere, risparmiandoci il più possibile ogni
violenza ermeneutica, si puô, non poco convenientemente, ricordare
che Parmenide è anche un medico. Il Parmenide Ouliades, del quale si
è molto parlato anche in base ad una recente scoperta archeologica35,
puô esserci molto d’aiuto nel progettare una risposta adeguata. Si puô
ricondurre Ouliades a oulos e, soprattutto, a oulomeles36, detto dell’Es-
sere (DK , B 8)? L’Essere è « intero nella sua struttura organica ». Ma « la
stessa cosa è il pensare e l’essere» {DK, B 3). Se ne puô dedurre che
anche il pensiero è oulomeles, «intero nella sua struttura organica». Si
puô, allora, ritomare ad interrogare il to gar pleon esti noêma (DK, B
16, 4). Non puô valere, il pleon, oulomeles? Ma, se puô valere oulo­
meles, il pleon significa una pienezza, quella stessa costituita dall’iden-
lità di pensiero e di essere, di intelligenza e di «natura degli organi dei
sensi» e, dal punto di vista specifico délia conoscenza, dall’identità,
messa in evidenza sia da Aristotele che da Teofrasto, di pensiero e sen­
sazione.
Si tratta di una identità che, senza dubbio, sollecita anche a chiamare
in causa il concetto spinoziano di sostanza cui, si è visto, si richiama
Gomperz. Questo concetto, esprimibile anche con la sentenza Substan-
tia est id quod sibi est et nulla alia re indiget ad existendum, implica,
esso stesso, una pienezza, un’interezza organica, per la quale non c’è un
intelletto che abbia bisogno délia sensibilità o una sensibilità che abbia
hisogno dell’intelletto, o una mente che abbia bisogno del corpo o un
corpo che abbia bisogno délia mente : intelletto e sensibilità, mente e
corpo sono un tutto solo organico. Ma, se è cosi, l’intelletto non puô
intendersi più come un posterius rispetto alla sensibilità, la mente come
un posterius rispetto al corpo.
Il discorso parmenideo, per questa via, proprio in quanto discorso
muterialistico, si complica enormemente. Ma è pur vero che se ne puô

O. Bloch, Le matérialisme cit., p. 94.


1 l’er la questione, e per una bibliografia su di essa, cfr. L. Ruggiu, Commentariofilo-
xofico cit., in Parmenide, Poema sulla natura cit., p. 366.
" I .il è chiaro che oulomeles è aggettivo che richiama melea.
86 ANTIMO NEGRI

sciogliere la complicatezza restituendogli, come è possibile, il suo senso


più proprio : quello per il quale esso induce a rinunziare ad una separa-
tezza tra intelletto e sensibilità, tra mente e corpo - o, se si vuole, anche
tra anima ed organismo - una separatezza in forza délia quale si arriva a
pretendere che lo studio dell’intelletto o délia mente o dell’anima possa
autonomizzarsi dallo studio délia sensibilità, del corpo, dell’organismo
e, soprattutto, che le funzioni dell’intelletto o délia mente o dell’anima
possano spiegarsi astraendo da ogni considerazione délia sensibilità, del
corpo, dell’organismo.
Si puo, a questo punto, anche dire soltanto che il discorso materialis­
tico di Parmenide consiglia di non procedere ad uno studio délia mente
prescindendo da ogni considerazione del corpo. E, ciô solo dicendo, si
afferma, in sostanza, che gli studiosi delle funzioni mentali possono
interrogare proficuamente Parmenide. Se lo interrogano opportuna-
mente, da Parmenide questi studiosi possono anche ricevere un’indica-
zione di fondo : una psicologia o anche una psicoanalisi pura, che isoli
l’intelletto, la mente, l’anima come oggetto di studio, è destinata ad
apparire, anzi ad essere una «falsa scienza», per il semplice fatto che un
intelletto, una mente, un’anima come assoluto oggetto di studio, è una
perfetta astrazione. Gli «scienziati dell’anima», è vero, sono, oggi,
estremamente preoccupati del fatto che, una volta ridotta l’anima ad un
«prodotto» del corpo, si apre, si spalanca lo spazio ad un massiccio
determinismo ed anzi ad un predeterminismo (la natura, l’ereditarietà)
che non permette di tener conto di quanto la cultura possa modificare la
natura37. Ma, se questa è la loro preoccupazione, è vero altresi che essi,

37 Certo storicismo marxista e marxiano ha eccessivamente insistito su una « cultura »


capace di superare definitivamente la «natura» dell’uomo, sino a fornire di questo
un’immagine che lo esaurisce per intero in un «uomo culturale” , in un «uomo sto-
rico» o, anche, in un «uomo sociale». Ed è a questo storicismo che si deve la «cul-
turalizzazione», la «storicizzazione», la«socializzazione» anche di un atto "natu-
rale» come l’atto sessuale. L’appunto, che qui vuole restare solo taie, è suggerito dal
fatto che da DK, B 16 e DK, B 18 risulta espressa una sorta di quel «fisiologismo
naturalistico» che fa scrivere a G. Lukâcs: «Ognuno riconoscerà che i coiti,
diciamo, tra Didone ed Enea, o tra Romeo e Giulietta, descritti alla maniera di Zola,
si assomigliano tra loro molto più che i conflitti erotici descritti da Virgilio e da Sha­
kespeare, i quali gettano luce anche su una inesauribile ricchezza di epoche, di
civiltà, di tipi umani» (Saggi sul realismo, trad. it. dall’ungherese [1946], Torino
1950, p. 20). Certo, il «fisiologismo naturalistico», esso stesso una forma di mate­
rialismo (naturalistico), perde di vista la. «ricchezza» alla quale accenna Lukâcs,
ma esso descrive il coito, in quanto «mescolanza degli organi di senso» ed anzi
come mescolanza dei Veneris germina cosî come avviene sempre, in ogni epoca, in
ogni civiltà, in tutti i tipi umani. Si potrebbe dire: la «naturadegli organi di senso»,
quale che sia, quando opéra, il tasso di modificazione che riceve dalla « inesauribile
ricchezza di epoche, di civiltà, di tipi umani», indipendentemente dalla quale non
SULLE TRACE DEL MATERIALISMO PRESOCRATICO 87

lucendola valere con eccessivo zelo, finiscono con l’attribuire ail’uomo,


.niche all’uomo che pensa, un potere ed una libertà che egli non pos­
sédé o, per lo meno, non possiede nella misura in cui si è soliti, troppo
•.pirilualisticamente o troppo antimaterialisticamente, attribuirgliela
quando si dimentica che egli pensa, si, con la mente, ma non solo con la
mente,bensi anche con il corpo, in una parola come un uomo intero,
vivo proprio perché intero ed intero proprio perché vivo, incapace di
liherarsi dalla «natura», délia quale, si intende, non è responsabile38.
Quest’uomo emerge da DK, B 16 e DK, B 18, dei quali è autore Par­
menide, irriducibile, o non del tutto riducibile, lui da ultimo «costretto
n lener conto dei fenomeni», ad un Sankara indiano39.
Un ultimo appunto. Tenendo conto di quanto si è sentito dire parti-
i nlarmente da Teofrasto, cioè che è impossibile stabilire che cosa sia,
pci Parmenide, il noos, una volta fuso con Yaisthêsis, quali altre argo-
nientazioni non si è tentati di svolgere leggendo DK, B 16, 2-3 alla luce
ilrU’alTermazione kantiana secondo la quale intelletto e sensibilità sono
« due ceppi délia conoscenza umana» che «derivano forse dauna radice
i onuine, ma a noi sconosciuta»40? E va detto che questa affermazione,
i".i liidendo la priorità sia dell’intelletto che délia sensibilità, si presta
min poco, essa stessa, ad una lettura materialistica.

Antimo N e g r i
Università di Roma «Tor Vergata»

pub considerarsi, non fa salti. La contaminatio, che ad un certo punto si è registrata,


lin lo storicismo marxista e marxiano e il «naturalismo» freudiano, è, in proposito,
leillilticamente significativa (cfr. R. KALIVODA, La realtà spirituale moderna e il
ninrxismo [1968], trad. it. dal ceko, Torino 1971, soprattutto il cap. Marx e Freud,
pp, 74 sgg.).
1 SI pone, cosi, il problema del peso che puô avere, nel modo di pensare di un uomo,
Il l'omplesso dei fattori ereditari, in quanto predeterminano la «funzione cerebrale»,
m l momento del suo stesso concepimento. Si è osservato, tuttavia, che, assolutiz-
/ tilo il ruolo di questi fattori, si assottiglia o si annulla lo spazio délia cultura nel più
llltrro cscrcizio delle «funzioni intellettuali» (cfr., ad es., J.-P. Changeux, L’homme
llt'iiional, Paris 1983; J.-P. Changeux - A. Connes, Matière à pensée, Paris 1989).
I)iiiinle cose non si pensano per rendere omaggio alla libertà dell’uomo !
1 I' Tillich, Systematic Theology, three volumes in one, Chicago 1951, p. 11, dove
I oi eostamento tra Parmenide e Sankara è operato con riferimento ad una loro
i iiinunc concezione dell’essere ed anzi dell’Essere che trascende il mondo degli
l'un, si che si puô ritenerlo non dissimile dall’Essere o Dio come lo concepiscono i
ftloMoli medievali o come l’Essere di taluni esistenzialisti (Heidegger, Marcel).
I Iviint, Kritik der reinen Vernunft, in Werke cit., Bd. III, p. 66. Ma l’affermazione -
M IhuIi è, per dir cosî, «ritirata» nella seconda ed. (1787) dell’opera.
DE LA RENAISSANCE
AUX LIBERTINS
ADVERSUS LOGICOS ET MATHEMATICOS:
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE
DE GIORDANO BRUNO

Les rapports entre la philosophie de Giordano Bruno et les théories


astronomiques de Copernic ont déjà fait l’objet de nombreuses ana­
lyses: l’attitude du philosophe italien oscille entre la reconnaissance à
l’égard de l’homme qui a osé bouleverser de fond en comble l’édifice
cosmologique aristotélicien et la critique envers celui qui n’a pas su per­
mettre la renaissance du savoir des anciens. Ce double jugement appa-
mît nettement dans l’opposition entre mathématiques et physique. Dans
l,<i Cena de le Ceneri par exemple, Bruno refuse d’attribuer à Copernic
la préface anonyme du De revolutionibus, car, souligne-t-il, le mouve­
ment de la terre tel qu’il est présenté dans ce texte tient moins d’une
hypothèse mathématique destinée à sauver les phénomènes que de la
description d’une vérité physique; or l’astronome polonais n’a pas
outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des
première, huitième, neuvième, dixième et autres sphères qui auraient pu
leur être ajoutées selon de vains mathématiciens et suite à l ’aveugle­
ment des philosophes vulgaires1.

Ce n’est pas le seul passage où Bruno s’élève contre les mathémati­


ciens : on verra plus loin que l’opposition entre la logique et les mathé-
imitiques d’une part, la physique de l’autre, revient plusieurs fois dans

1 ti. Bruno, Le Souper des Cendres, in Œuvres complètes, v. II, éd. G. Aquilecchia et
nlii, Paris 1994, pp. 46-49; à propos du rapport entre Bruno et Copernic, voir aussi
les pp. 38-53 et 126-33. Pour une analyse du problème, voir H. Védrine, La Concep­
tion de la nature chez Giordano Bruno, Paris 1967, pp. 216-25 ; E. Garin, Rinascite
r rivoluzioni. Movimenti culturali dal XIV al XVIII secolo, Milano 1992, pp. 269-
(><>; A. Ingegno, Cosmologia e füosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Firenze
1978, pp. 26-70; C. Monti, Introduzione à G. Bruno, Opere latine, éd. C. Monti,
Torino 1980, pp. 50-53; E. McMullin, Bruno and Copemicus, «Isis», LXXVIII,
1987, pp. 55-74; M. Ciliberto, La Ruota del tempo, Roma 1986, pp. 58-66; M. A.
( iranada, L’Interpretazione bruniana di Copernico e la «Narratio prima» di Rheti-
i iis , «Rinascimento», deuxième série, XXX, 1990, pp. 343-65; J. Seidengart, La
i ’osmologie infinitiste de Giordano Bruno, in Infini des mathématiciens, infini des
philosophes, éd. F. Monnoyeur, Paris 1992, pp. 59-82.
92 ANTONELLA DEL PRETE

ses dialogues italiens. Ceci étant dit, on le voit à l’inverse souvent recou­
rir à des explications géométriques, et il lui arrivera même de composer
des ouvrages entièrement consacrés aux mathématiques (Articuli adver-
sus mathematicos, Prœlectiones geometricœ, Ars deformationum), ou
qui en font un usage intensif, comme c’est le cas dans le De minimo ou le
De monade. Il nous faudra donc tenter de percer la raison qui pousse
notre auteur à des prises de position apparemment aussi divergentes.

1. Les dialogues du De la Causa peuvent nous aider à comprendre


le rôle des mathématiques chez Bruno. Celles-ci nous sont utiles dans la
recherche de l’Un pour détacher l’entendement de l’imagination; les
nombres et les figures géométriques nous permettent de reconduire la
multiplicité à l’unité et nous donnent des exemples de l’unité des
contraires2. Le philosophe italien suit de près les enseignements de
Nicolas de Cues. Le cardinal allemand avait élaboré une épistémologie
fondée sur la notion de conjecture: aucun savoir humain n’atteint l’es­
sence des choses et la vérité nous reste interdite ; la sagesse revient donc
à savoir ne pas savoir. La docte ignorance ne se borne pas, cependant, à
ce précepte négatif: nous pouvons bâtir un monde de conjectures qui
constitue une véritable image de l’univers réel; cette similitude ne
dépend pas de ce que nos idées reflètent le monde et lui ressemblent,
mais s’établit parce que notre entendement, en les produisant, participe
à l’activité créatrice de Dieu. L’analogie entre ces deux productions dif­
férentes, celle des conjectures et celle du réel, garantit la validité, toute
relative certes, de nos connaissances, notamment de celles qui suivent
des règles mathématiques, les seules qui peuvent nous donner une
image de l’infini divin3.

2 G. Bruno, De la Cause, du principe et de l ’un, in Œuvres complètes, v. III, éd.


G. Aquilecchia etalii, Paris 1996, pp. 290-317. Les analyses des théories mathéma­
tiques de Bruno sont désormais nombreuses; contentons-nous de renvoyer à:
G. Aquilecchia, Nota introduttiva, in G. Bruno, Prœlectiones geometricœ e Ars
deformationum, éd. G. Aquilecchia, Roma 1964, pp. IX-XXVI; K. Atanasijevic,
The Metaphysical and Geometrical Doctrine of Bruno As Given in His Work «De
Triplici Minimo», St. Louis 1972; L. Spruit, Il Problema délia conoscenza in Gior­
dano Bruno, Napoli 1988, pp. 215-18; plusieurs contributions dans le volume Die
Frankfurter Schriften Giordano Brunos und ihre Voraussetzungen, éd. K. Heipcke,
W. Neuser et E. Wicke, Weinheim 1991 ; G. Aquilecchia, Schede bruniane, Roma
1993, pp. 311-26; A. Bonker-Vallon, Metaphysik und Mathematik bei Giordano
Bruno, Berlin 1995; Ead., Mefitheoretische Grundlagen der matematischen Exakt-
heit bei Giordano Bruno, « Bruniana & Campanelliana. Ricerche filosofiche e mate­
riali storico-testuali », III, 1997, pp. Al-15.
3 N. Cusano, De docta ignorantia, in Opéra Omnia, v. I, éd. R. Klibansky, Lipsiæ
1932, pp. 25-31 ; Id., De coniecturis, in Opéra Omnia cit., v. III, éd. I. Koch, C.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 93

Toutefois, les mathématiques ne nous donnent pas une description


fidèle du monde : aucune entité mathématique ne peut exister parfaite­
ment dans la matière sensible et, d’autre part, l’entendement peut s’éle­
ver au-delà du champ des vérités réglées par les principes logiques pour
atteindre au principe de la coïncidence des contraires. Au niveau plus
directement astronomique, l’absence d’un maximum et d’un minimum
absolus se traduit par l’impossibilité d’établir un centre et des circonfé­
rences fixes, en sorte qu’aucun corps céleste ne décrit de mouvement
parfaitement circulaire4.
La critique du Cusain emprunte donc un chemin platonicien, mais en
inversant certains éléments. Si le sensible ne peut réaliser parfaitement
le rationnel, ce n’est plus parce que ce dernier est un monde archétype,
mais parce qu’il est au contraire une production humaine. En outre, à
l’encontre de toute la tradition platonicienne et aristotélicienne et suite
aux bouleversements cosmologiques introduits par Nicolas de Cues -
son assimilation de la terre aux étoiles en particulier -, le principe
de l’imperfection du sensible est appliqué aux astres eux-mêmes.
Les cieux ne sont plus exempts d’imperfection et ne peuvent donc
se mouvoir selon des règles géométriques. On a parfois évoqué le nom
de Kepler à propos de ce refus du cercle5; mais il me semble cependant
plus exact de l’expliquer par l’application de principes platoniciens (le
sensible ne reproduit pas correctement l’intelligible) dans un contexte
où l’on a abandonné la distinction traditionnelle entre ciel et terre et
le postulat de l’existence d’un centre et d’une circonférence ultime
absolus.
Enfin, le dépassement des principes logiques conséquent à l’utilisa­
tion de l’axiome de l’unité des contraires peut être comme symbolisé
par des raisonnements mathématiques (coïncidence du cercle et du

Bormannet I. G. Senger, Hamburgi 1972, pp. 7-10; ld.,Apologia doctœ ignorantice,


in Opéra Omnia cit., v. II, éd. E Hoffmann et R. Klibansky, Lipsiæ 1932, pp. 14-15 ;
Id., Idiota. De sapientia. De mente, in Opéra Omnia cit., v. V, éd. L. Baur, R. Stei-
ger et R. Klibansky, Hamburgi 1983, pp. 105-12, 127-29 et 133 ; Id., De beryllo, in
Opéra Omnia cit., v. X I,1, éd. I. G. Senger et C. Bormann, Hamburgi 1988, pp. 9-
10 et 64; Id., Trialogus depossest, in Opéra Omnia cit., v. XI,2, éd. R. Steiger, Ham­
burgi 1973, pp. 52-56; Id., De venatione sapientiœ, in Opéra Omnia cit., v. XII, éd.
R. Klibansky et I. G. Steiger, Hamburgi 1982, p. 81-84.
4 Cusano, De docta ignorantia cit., pp. 99-103 ; Id., De coniecturis cit., p. 78 ; Id., De
theologicis complementis, in Opéra Omnia cit., v. X,2a, éd. A. D. Riemann et
C. Bormann, Hamburgi 1994, pp. 5-6; Id., Trialogus de possest cit., pp. 52-55; Id.,
De venatione sapientiœ cit., pp. 13-15 ; Id., Dialogus de ludo globi in Opéra Omnia,
cit., v. IX, éd. J.G. Senger, Hamburgi 1998, pp. 8-18.
N. Cusano, La dotta ignoranza. Le congetture, éd. G. Santinello, Milano 1988,
p. 174.
94 ANTONELLA DEL PRETE

diamètre infinis), mais nous oblige, en dernière instance, à abandonner


le règne des conjectures mathématiques.

2. Les ouvrages italiens de Bruno, notamment ceux à contenu cos­


mologique, sont parsemés de critiques adressées aux mathématiciens et
aux logiciens. L’astronomie et la physique précoperniciennes sont accu­
sées d’avoir imposé des explications mathématiques ou logiques aux
phénomènes naturels supralunaires, en négligeant leurs véritables
causes physiques. Plus exactement, tandis que les astronomes ont
inventé un monde borné par les sphères célestes, Aristote est coupable
d’avoir donné une définition du lieu qui en fait un être «mathématique
et non physique» et d’avoir bâti sa physique sur des distinctions
logiques, notamment dans le cas de la théorie du mouvement et des élé­
ments6. L’erreur du Stagirite est d’ailleurs d’origine métaphysique: il a
refusé une conception moniste de la substance pour en élaborer une fon­
dée sur l’opposition de la matière et de la forme, de l’acte et de la puis­
sance ; hors d’état donc de reconnaître qu’à l’origine du Tout se trouvait
l’Un infini, que les formes naissaient de la matière ou que la puissance
était indistincte de l’acte, il s’est trouvé contraint d’hypostasier des enti­
tés purement logiques en leur conférant une existence réelle7. Tout le
problème revient donc à celui de la réification des entités abstraites :
Bruno ne conteste pas la validité de la logique aristotélicienne en soi, et
il lui arrive même d’admettre que le Stagirite était «fort érudit dans les
sciences humanistes»; ce qu’il condamne avant tout, c’est sa «pré­
somption de [se] croire philosophe de la nature»8. Parallèlement, il ne
refuse pas les mathématiques tout court, mais il reste convaincu qu’elles
ne sauraient nous fournir une explication des phénomènes naturels9.
Pour user du vocabulaire du Cusain : il ne faudrait pas croire que nos
conjectures (logiques et mathématiques) expriment l’essence des
choses, notamment si elles sont fondées sur une métaphysique dualiste
ou une religion transcendante, comme c’est le cas de l’aristotélisme et
du christianisme (mais aussi du platonisme). Bref, on doit pouvoir trou­
ver une cause des phénomènes physiques qui ne soit ni mathématique ni

6 Bruno, Le Souper des cendres cit., pp. 47-49 ; Id., Spaccio de la bestia trionfante, in
Dialoglii italiani, éd. G. Gentile et G. Aquilecchia, v. II, Firenze 1985, p. 560; Id.,
De l'infini, de l ’univers et des inondes, in Œuvres complètes, v. IV, éd. G. Aquilec­
chia et alii, Paris 1995, pp. 10-11,66-67, 116-19, 146-49, 164-65, 196-99, 264-67,
344-51.
7 Bruno, De la Cause cit., pp. 24-27, 140-41, 184-89, 262-65, 278-81, 296-97.
8 G. Bruno, Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, v. VI, éd. G. Aquilec­
chia et alii, Paris 1994, pp. 110-11.
9 Ingegno, Cosmologia efilosofia cit., p. 51.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 95

logique. Il n’y a, dans ce bouleversement de la métaphysique et de la


cosmologie péripatéticiennes, plus de place pour la doctrine des lieux
naturels ou des sphères célestes; l’univers infini est contenu dans un
espace homogène, uniforme et où tout objet, les éléments aussi bien que
les corps composés - les astres par exemple -, se meut pour assurer sa
propre conservation :
A LB. [...] Fais-nous encore connaître ce qu’est vraiment le ciel, ce que
sont vraiment les planètes et tous les astres; comment les mondes infi­
nis sont distincts les uns des autres ; comment un espace infini n’est pas
impossible mais nécessaire; comment un tel effet infini convient à la
cause infinie ; quelle est la vraie substance, matière, acte et efficience du
tout ; et comment toutes les choses sensibles et composées sont formées
des mêmes principes et éléments. Apporte-nous la connaissance de
l ’univers infini. Déchire les surfaces concaves et convexes qui termi­
nent au dedans et au dehors tant d ’éléments et de cieux. Jette le ridicule
sur les orbes déférents et les étoiles fixes. Brise et jette à terre, dans le
grondement et le tourbillon de tes arguments vigoureux, ce que le
peuple aveugle considère comme les murailles adamantines du premier
mobile et du dernier convexe. Que soit détruite la position centrale
accordée en propre et uniquement à cette Terre. Supprime la vulgaire
croyance en la quintessence. Donne-nous la science de l’équivalence de
la composition de notre astre et monde avec celle de tous ces astres et
mondes que nous pouvons voir. Q u ’avec ses phases successives et
ordonnées, chacun des grands et spacieux mondes infinis nourrisse
encore équitablement d ’autres mondes infinis de moindre importance.
Annule les moteurs extrinsèques, en même temps que les limites de ces
cieux. Ouvre-nous la porte par laquelle nous voyons que cet astre ne dif­
fère pas des autres. Montre que la consistance des autres mondes dans
l’éther est pareille à celle de celui-ci. Fais clairement entendre que le
mouvement de tous provient de l’âme intérieure, afin qu’à la lumière
d ’une telle contemplation, nous progressions à pas sûrs dans la connais­
sance de la nature10.

3. En 1588, quatre ans après la parution des premiers dialogues ita­


liens, Bruno imprimait le Camœracensis acrotismus, une réélaboration
d'un ouvrage de 1586 qui publiait une dispute anti-aristotélicienne
organisée par le Nolain au collège de Cambrai". On y retrouve tous les
cléments que l’on vient d’examiner; la philosophie d’Aristote se voit
icprocher d’être logique et mathématique et de ne pas s’enquérir des

Bruno, De l'infini cit., pp. 368-71.


( i Bruno, I Centum et viginti articuli de natura et mundo adversus Peripateticos, in
Giordano Bruno. Gli anni napoletani e la ‘peregrinatio europea’. Immagini. Testi.
Documenti, éd. E. Canone, Cassino 1992, pp. 159-180.
96 ANTONELLA DEL PRETE

causes physiques des phénomènes naturels12. Plus explicitement, la


doctrine des éléments, la notion de matière première, la séparation entre
matière et forme, la définition du lieu et la théorie du mouvement sont
toutes des thèses qui ont une origine logique et qui ne correspondent pas
à la réalité physique du monde13. Bref,
philosophi illi qui naturam rationi, non rationem naturæ conformant et
accommodant, logici sunt non physici: temerarii machinatores, non
frugi abstractores mathematici, magis itidem sophistae quam philoso­
p h i14.

On note toutefois des aspects de la polémique contre les mathémati­


ciens qui distinguent YAcrotismus des écrits précédents. Tout d’abord,
les critiques s’étendent au problème de la divisibilité à l’infini de la
matière : comme Bruno le dira bien plus longuement dans le De minimo
et le De monade, il ne croit pas que cette dernière soit un continu infini­
ment divisible ; il est au contraire convaincu que chaque ordre du réel
(mathématique, physique ou métaphysique) est bien composé de
minima. Il affirme ainsi dans les pages de YAcrotismus que seule la
confusion entre les disciplines mathématiques et l’étude physique de la
nature a pu engendrer la doctrine de l’infinie divisibilité de la matière15.
On voit en outre apparaître chez le Nolain un thème nouveau : timi­
dement suggéré dans les articles consacrés au livre VIII de la Physique
d’Aristote, où il est question du mouvement, il se fait plus insistant dans
les pages consacrées au De cœlo. Il est impossible, d’après Bruno, de
retrouver dans la nature la régularité des mathématiques ; ceci implique
que les corps célestes ne peuvent être parfaitement sphériques et que
leurs mouvements ne sauraient être entièrement circulaires.
Ce n’est à vrai dire pas la première fois que Bruno soutient ces
thèses. Dans La Cena de le Ceneri il avait déjà affirmé que :
[...] de même qu’aucun corps naturel ne s’est avéré absolument rond, ni
par conséquent doté d ’un centre dans l ’absolu, de même parmi les mou­
vements sensibles et physiques que nous observons dans les corps natu­
rels, il n’en est aucun qui ne s’écarte beaucoup du mouvement absolu­
ment circulaire et régulier autour du centre - en dépit des efforts de ceux
dont l’ imagination colmate et rebouche les cercles irréguliers ou les dif­
férences de diamètre, en inventant assez d ’emplâtres et de recettes pour

12 G. Bruno, Camœracensis acrotismus, in Opéra latine conscripta, vol. 1,1, éd. F.


Fiorentino, Neapoli 1879, pp. 87 et 166.
13 Ibid., pp. 100-103, 105, 124, 127 et 150-51.
14 Ibid., p. 101.
15 Ibid., pp. 151-55.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 97

soigner la nature, jusqu’à ce qu’elle se mette au service du maître Aris­


tote, ou de quelque autre, pour conclure que tout mouvement est continu
et régulier autour du centre16.

C ’est, toutefois, insérées dans une théorie plus détaillée du mouve­


ment des corps célestes que ces thèses sont cette fois reprises dans
VAcrotismus. Bruno explique tout d’abord que les astres sont des corps
simmis à l’altération ; et, le processus de génération et corruption n’étant
pas régulier, que le mouvement des étoiles ne peut lui non plus se
i on former au cercle géométrique: seul un principe de régularité d’ordre
physique pourra en rendre compte17. Il n’y a que deux mouvements qui
exhibent une telle régularité physique: la révolution des planètes autour
îles Soleils et les vicissitudes incessantes qui font changer de place les
p.n lies des astres18.
Cette idée est liée à une série de convictions sur la composition des
i orps célestes. Il ne sont pas constitués du cinquième élément, mais
t ontiennent, en proportions différentes, les mêmes éléments que ceux
i|ii'on trouve sur notre planète. Ils ne sont pas des corps simples: leur
I i|’iirc n’est pas parfaitement sphérique et leurs mouvements ne sont pas
exactement circulaires19. Parallèlement à ce refus de la distinction tradi­
tionnelle entre les cieux (parfaits, simples et dotés d’un mouvement cir-
i u Inire) et la terre (imparfaite, composée et dont les éléments se meu­
vent en ligne droite), Bruno attribue un mouvement circulaire aux
p.u tics qui constituent chaque genre d’astre : hormis le cas où les parties
des planètes et des Soleils se trouvent éloignées de leur tout, elles chan­
gent de place en décrivant des cercles, qui sont bien sûr physiques et non
mathématiques20. Les mouvements des astres et de leurs parties ont
•hme une sorte de régularité, qui ne doit pas être attribuée à leur simpli-
' île ni à leur forme sphérique21, mais qui doit trouver une cause phy-
Nl(|iie. On explique d’ordinaire le refus du cercle par Bruno en rappelant
que, selon lui, les corps célestes sont des êtres animés, censés suivre des

IB Bruno, Le Souper des Cendres cit., pp. 158-59. Voir aussi, dans le même ordre
d'idées, ibid., pp. 276-77 : « Deuxièmement, bien que nous les [scil. les mouvements
(le la Terre] disions circulaires, aucun n’est vraiment circulaire. Troisièmement,
c'est en vain qu’on a déployé et qu’on déploiera bien des efforts pour trouver la
véritable règle de ces mouvements: car aucun n’est en fait régulier, ni susceptible
d'être poli par la lime de la géométrie.»
" lliiino, Camœracensis acrotismus cit., pp. 158-60.
" Ibid., p. 170.
" Ibid., pp. 168 et 171.
<" Ibid., pp. 184-86.
" Ibid., p. 182.
98 ANTONELLA DEL PRETE

lois biologiques et non pas mathématiques22. L’argument n’est cepen­


dant pas dirimant: une bonne partie des théories cosmologiques de l’an­
tiquité a pu concilier cet élément de doctrine avec le postulat du mouve­
ment circulaire des astres; on ne voit pas ce qui, dans la définition de
l’intelligence astrale, excluait la possibilité de ce dernier.
Afin de mieux comprendre la théorie de Bruno, il convient de reve­
nir à l’une de ses sources, Nicolas de Cues. Comme on l’a déjà vu, ce
dernier avait lui aussi nié que les cieux eussent un mouvement circu­
laire. Il est vrai que les textes de Bruno qui se rapprochent le plus des
ouvrages de son prédécesseur, tels que le De minimo et le De monade,
se limitent à établir une étroite relation entre le refus du cercle et le
caractère composé des corps naturels, reproduisant l’argument platoni­
cien selon lequel le sensible n’est pas une image fidèle de l’intelli­
gible23:
Sed quoniam purum nihil est, primordia præter
Ac spacium, quod et hæc, et quæ ex iis omnia surgunt,
Marginibus nullis formata concipit alvo,
Evenit ut nullus sit verax régula cyclus
Corporeo cum fit concursu principiorum ;
Progenitum cui irrequietum funereumque
Indictum est bellum. Ergo constantia lite,
Qui poterunt certa et conformi sorte cieri?
Qui poterunt formata dari geometrica amussi?
A n non hæc adigit recta sensus violenti ;
Adversum recto fugiunt quia tramite, rectoque
Ad propriam metam tractu peregrina meabunt?24

Ce n’est cependant pas là le point commun le plus important du


Nolain et du cardinal : ils ont, plus fondamentalement, aboli toute dis­
tinction entre les cieux et la terre, comme jadis l’avait fait Lucrèce, éten­
dant aux astres les lois qui gouvernaient le mélange des éléments propre
à notre planète. Contrairement à ce que soutenaient les autres partisans
de Copernic, Bruno ne conteste pas le principe péripatéticien selon
lequel seul un corps simple peut avoir un mouvement simple et circu­
laire; il se borne à établir qu’étant tous composés, les astres ne peuvent

22 Monti, Introduzione cit., p. 59 ; et McMullin, Bruno and Copemicus cit., pp. 60-63 ;
P.-H. Michel, La Cosmologie de Giordano Bruno, Paris 1962, p. 233.
23 G. Bruno, De triplici minimo et mensura, in Opéra latine conscripta cit., v. 1,3, éd.
F. Tocco et H. Vitelli, Florentiæ 1889, pp. 196-208; et Id., De monade, numéro
etfigura, in Opéra latine coscripta, v. 1,2, éd. F. Fiorentino, Neapoli 1884, pp. 337-
38.
24 Bruno, De monade cit., p. 340.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 99

nvoir de mouvement parfaitement circulaire. Ayant réfuté la théorie


aristotélicienne des lieux naturels, il se doit aussi de trouver une autre
cause au mouvement; il fait donc des astres des corps animés qui,
comme tout être composé, se meuvent pour se conserver.

4. Si la théorie de Bruno a maint point de contact avec celle du


( 'usain, son mode d’élaboration et sa portée sont donc bien différentes.
Sa cosmologie a totalement abandonné les principes de la Physique du
Stagirite; d’un point de vue métaphysique, il s’est fait le promoteur
d’une forme de monisme visant à changer radicalement les rapports
entre Dieu et le monde, en faisant de l’univers la véritable image de l’Un
infini. Ce dernier élément nous permet de saisir un autre aspect de la
polémique du Nolain contre les mathématiques et la logique. Pour être
le simulacre de la divinité, le cosmos doit porter à l’acte toutes les
Iormes possibles. Ne pouvant réaliser simultanément ce processus, à la
différence de ce qui se produit au sein de l’Un, il recourt à l’infinité de
l'espace et du temps:
Car la matière et substance des choses, qui est incorruptible, doit en
toutes ses parties être sujet de toutes les formes: afin qu’en toutes ses
parties, pour autant qu’elle en est capable, elle devienne tout, elle soit
tout sinon en un même instant d ’éternité, du moins en différents temps,
en divers instants d ’éternité successivement et tour à tour. Si la matière
dans sa totalité peut en effet assumer toutes les formes ensemble, en
revanche toutes ces formes ensemble ne peuvent être assumées par
chaque partie de la matière25.

La nécessité de se conserver et celle d’assurer l’alternance des


loi mes sont ainsi les véritables causes - physiques et non mathéma-
lii|iies - qui règlent le mouvement des astres. Le thème du changement
perpétuel et de la vicissitude apparaît, comme on l’a vu, dès les premiers
dialogues italiens, mais il n’est explicitement lié au refus du cercle qu’à
partir de YAcrotismus, pour ce qui est du mouvement des parties, et des
poèmes de Francfort, pour ce qui concerne les orbes des astres26.

5. Le triptyque paru à Francfort en 1591 a une grande importance,


non seulement parce qu’il est au nombre des derniers ouvrages du
Nolain publiés de son vivant, mais aussi parce qu’il constitue, sous

n Bruno, Le Souper des Cendres cit., pp. 254-57.


11 Bruno, Camœracensis acrotismus cit., p. 186; Id., De immenso et innumerabilibus,
in Opéra latine conscripta, v. 1,1 cit, pp. 361-66 (mais on peut peut-être reconnaître
une allusion à cette théorie dans un passage de Id., De minimo cit., p. 199-200).
100 ANTONELLA DEL PRETE

maint aspect, une véritable somme de sa pensée. Pour ce qui touche à


nos propos, on retrouve tous les thèmes qui caractérisaient l’opposition
entre la physique et les mathématiques dans les écrits précédents. D ’une
part, chaque réalité se suffisant à elle-même, - et pouvant donc consti­
tuer un organisme complet -, se voit conférer une forme sphérique, et
tout corps, aussi bien, renvoie au cercle, puisque celui-ci est la figure
propre au minimum et à la monade21.
D ’autre part, cette circularité universelle n’est pas parfaitement géo­
métrique. Tout d’abord, puisque le cercle est constitué de parties qui se
trouvent à une égale distance du centre, cette figure ne peut exister dans
une nature dont chaque partie, chaque atome sont radicalement singu­
liers. En outre, les corps sont composés alternativement de parties
pleines et de parties vides qui leur interdisent d’avoir une figure parfai­
tement sphérique. Enfin, cette composition même entraîne un change­
ment perpétuel de leurs parties : leur forme est donc en mutation perpé­
tuelle et toute mesure des choses est à la fois imparfaite et temporaire28.
Dans les pages du De immenso, le refus du cercle se teint des conno­
tations anti-mathématiciennes et anti-aristotéliciennes qu’il avait déjà
dans les dialogues italiens et VAcrotismus. Le mouvement des étoiles ne
peut donc être expliqué par une circularité géométrique. Il est vrai que
les astres et les parties des corps célestes (notamment celles de la terre)
changent sans cesse de place suivant une trajectoire circulaire ; mais il
s’agit de cercles physiques et non mathématiques, ce qui permet à
Bruno de refuser comme un rêve insensé l’hypothèse des orbes sphé­
riques29:
Ergo quod ad motum spectat, retinere decebit
Ut toti ac parti est communis circulus unus :
Non qualem circumfluxus describit ab omni
Parte æque a centra distante, atque ordo mathesis
Abstrahit ; at physicam referens super omnia legem30.

L’ensemble du mécanisme des orbes, des épicycles et des excen­


triques, engendré par la fausse croyance en l’immobilité de la terre,

27 Bruno, De minimo cit., pp. 144-49 et 177-80; Id., De monade cit., pp. 335-40; Id.,
De immenso cit., v. 1,2, pp. 88-100. Cf. Atanasijevic, The Metapliysical and Geo-
metrical Doctrine of Bruno cit., pp. 28-29; et Monti, Introduzione cit., pp. 30-31.
28 Bruno, De minimo cit., pp. 144-50 et 302-304; et Id., De monade cit., pp. 337-38 et
340. Cf. Atanasijevic, The Metaphysical and Geometrical Doctrine of Bruno cit.,
pp. 57-63.
29 Bruno, De immenso cit., v. 1,2, pp. 13, 63-65, et 214-20.
30 Ibid., v. 1,2, p. 214.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 101

n’avait à l’origine qu’une fonction mathématique, visant à faciliter les


calculs. Aristote et ses disciples ont ensuite donné une existence réelle à
ces hypothèses, précipitant l’humanité dans des siècles de barbarie31.
Mais ces affirmations s’enrichissent d’aspects nouveaux. Tout
d’abord, Bruno développe explicitement, on l’a dit, le lien entre sa théo-
i ie de la vicissitude et son refus des explications mathématiques du
mouvement des astres: l’impossibilité de géométriser la nature saute
aux yeux jusque dans le système de ses adversaires, obligés qu’ils ont
été d’inventer des constructions de plus en plus compliquées et d’ajou­
ter une neuvième et une dixième sphère pour rendre compte des appa­
rences du ciel étoilé :
Interea, dum telluris motus, vel alius planetæ, vel ipsius, ut libet, cœli, a
circulo exorbitat geometrico ; non est error et deviatio quam geometrica
ars nostrorum theoricorum nolit geometricis ratiociniis resarcire ut de
ametro symmetrum constituant: invito enim deo volunt et deum et natu-
ram aliquando ad geometricae disciplinas régulas revocare; hinc illis
eccentricos orbes praescripserunt et epicyclos, sed non est quod epicy-
clo excusant apposito quod non apposito excusarent similiter eccen-
trico ; neque est quod eccentrico excusant quod non apposito epicyclo ;
dumque ambabus istis rationibus ægrotanti naturæ medentes, et caput
ad geometricam sanitatem pessime indispositum habenti nihil proficere
vident, addunt epicyclorum epicyclos, neque propterea febris illius fer-
vor remittitur32.

Que n’ont-ils reconnu la vanité de ces efforts ! La roue du temps ne


permet pas à la nature de suivre des règles mathématiques. Les astres
sont des corps composés qui ne peuvent avoir de mouvements simples.
1.eurs parties sont sujettes à des changements continus et eux-mêmes,
s'ils tournent bien autour d’un centre, ne reviennent cependant jamais
exactement à la même position au bout de chaque révolution :
In natura circulus ideo non ullus est, ne similes omnino iidemque effec-
tus aliquando redire possint ; nullum quippe signum est, quo astra ad tel­
luris aspectum omnia ad omnino eandem aliquando venire habeant
posituram. Et mirum quod, cum non sit possibile ut quippiam eorum
quæ composita sunt in duobus instantibus eandem prorsus habeat dis-
positionem habitumque omnino unum, credant hoc ipsum in tanta uni-
versi varietate posse comprobari, ut quandoque omnes iidem numéro
appareant33.

11 Ihid., v. 1,2, pp. 171-72. Cf. A. Ingegno, Ermelismo e oroscopo delle religioninello
«Spaccio» bruniano, «Rinascimento», deuxième série, VII, 1967, pp. 171-72.
" Bruno, De immenso cit., v. 1,1, p. 366.
" Ibid., v. 1,1, p. 371.
102 ANTONELLA DEL PRETE

Cette opinion trouve son corollaire dans une philosophie de l’his­


toire : puisque le ciel ne pourra jamais avoir exactement le même aspect
à deux instants différents, il faut refuser la théorie de la Grande Année.
Malgré sa conception cyclique de l’histoire, Bruno n’exclut pas moins
toute forme d’étemel retour du même34.
Et ce n’est pas tout. Le De immenso nous fournit, en deuxième lieu,
une nouvelle définition du mouvement des astres. Bruno semble avoir
enfin trouvé une figure géométrique qui, mieux que le cercle, est en
mesure de satisfaire son exigence physicaliste: il affirme à maintes
reprises que, contrairement à ce qu’ont prêché certains logiciens et
mathématiciens fanatiques, toutes les étoiles (et leurs parties) se meu­
vent en dessinant des spirales. Il ne faut pas en conclure, cependant,
qu’il ait le sentiment d’avoir découvert une autre forme de régularité
céleste: bien au contraire, il associe cette figure géométrique à tous les
thèmes qu’on a déjà rencontrés (composition élémentaire des astres,
vicissitude des choses) et la conçoit comme dénuée de toute règle fixe35:
Sic tôt motores cognoscito, sidera quot sunt,
Sunt animæ totidem, totidem sunt numina clara;
Ut motor, per quem nos circum cuncta videmus
Concita, Telluris matris diæ omniparentis
Est anima: spacio quia se versando diurno
Sensim tardeque, multis labentibus annis,
Excipiens punctis ex omnibus exorientem
Solem, tum tropicos variat, tum puncta polorum;
Partibus ut cunctis numerosa sorte fruatur,
Parte omni emoriens sit, et omni parte renascens :
Ut motum cyclo nequeas signare diurno,
Spiralis nempe est fluxus vertigo diei36.

En ubi dii illi physici metaphysicique motores, quorum interitu, vultus


tum naturæ tum sophiæ tum virtutis, omnis redit. En hic motor, nullis
geometriæ regulis, nullis circulis eundem rebus vultum restituit, sed
semper omnia innovaturus in gyrum spirales et hune, quem nullo etiam
geometrico canone possis satis assequi, compellit ire37.

34 Ibid., v. 1,1, pp. 361-72, mais aussi v. 1,2, pp. 209-10. Cf. Ingegno, Ermetismo e oro-
scopo delle religioni cit, pp. 168-69; Id., Cosmologia efilosofia cit., pp. 119-23; et
Monti, Introduzione cit., p. 62.
35 Bruno, De immenso cit., v. 1,1, pp. 349, 350, 358, 365-66, et v. 1,2, pp. 257.
36 Ibid., v. 1,2, p. 259.
37 Ibid., v. 1,1, p. 365.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 103

Il s’agit de l’utilisation en un sens anti-platonicien d’un élément issu


du Timée: Platon avait accordé, dans cet ouvrage, un mouvement héli­
coïdal aux planètes, tout en affirmant haut et fort sa théorie de la Grande
Année38. Bruno étend le principe du mouvement hélicoïdal à tous les
«istres, aussi bien qu’à leurs parties, mais refuse cette dernière doctrine.

6. Ici pourrait s’achever notre analyse. Il convient cependant d’y


,i|outer encore quelques considérations. On a vu que l’opposition entre
la physique et les mathématiques (ou la logique), qui avait déjà une
importance considérable dans les dialogues italiens, acquiert des
nuances nouvelles à partir de YAcrotismus: elle est liée au refus de la
régularité géométrique et aboutit à une explication du mouvement des
rloiles qui, au nom de la véritable physique, en fait le résultat de l’effort
que tout être accomplit pour se conserver, aussi bien que l’effet du chan­
gement universel qui anime la matière afin de lui permettre de revêtir
toutes les formes possibles.
vSi, jusqu’à présent, la polémique de Bruno a visé l’astronomie tradi­
tionnelle et la philosophie d’Aristote, le De immenso marque un chan­
gement de point de vue. Tout d’abord, le dernier livre du poème est par­
couru par une violente critique adressée à Marcello Palingenio Stellato
et aux platoniciens. On reconnaît au poète italien le mérite d’avoir éla­
boré une image de l’univers qui en fait le produit infini d’un Dieu infini :
les preuves utilisées par Palingène reviennent souvent sous la plume du
Nolain, qui apprécie cette tentative pour renforcer l’unité des attributs
«li vins en éliminant toute différence entre intellect et volonté et en iden­
tifiant nécessité et liberté39. Ce qu’il conteste chez Palingène, c’est d’avoir
conservé une certaine forme de dualisme: l’auteur du Zodiacus vitœ sou­
tenait qu’au-delà de la dernière sphère céleste commençait une étendue
infinie de lumière immatérielle, siège d’intelligences plus élevées que
nous. Bruno refuse ce modèle d’univers infini en utilisant les mêmes
u>>,uments qui, dans le De la Causa, visaient Aristote. La matière pre­
mière et les formes substantielles du Stagirite, de même que la lumière
incorporelle et les essences séparées des platoniciens, sont l’expression
il'une philosophie qui hypostasie des entités purement et simplement
li piques, en leur attribuant une existence réelle et transcendante40.

'* Platon, Timée, 38c-39e.


w Bruno, De immenso cit., v. 1,2, pp. 292-95.
® Ibid., v. 1,2, pp. 310-16. Pour un examen des ressemblances et des différences entre
le cosmos de Bruno et celui de Palingène, voir A. Koyré, Du Monde clos à l ’univers
infini, Paris 1973, pp. 37-43 ; Ingegno, Cosmologia efilosofia cit., pp. 223-36 ; M. A.
(ïranada, Bruno, Digges e Palingenio: omogeneità ed eterogeneità nella concezione
dell'universo finito, «Rivista di storia délia filosofia», XLVII, 1992, 1, pp. 47-53.
104 ANTONELLA DEL PRETE

Plus important : tout comme La Cena de le Ceneri, le De immenso ne


se limite pas à décerner un grand nombre de louanges à Copernic41, mais
formule aussi des objections. D ’un point de vue astronomique, en 1591,
Bruno n’acceptait pas le troisième mouvement de la terre, voulait abolir
la sphère des fixes et pensait que les orbites des planètes se trouvaient
toutes à une distance à peu près égale du Soleil, notamment ceux de la
terre, de la Lune, de Vénus et de Mercure. Le Nolain avait d’autre part
déjà reproché à Copernic de s’être conduit davantage en mathématicien
qu’en physicien; mais cette fois, il le considère ouvertement comme
l’un de ces astronomes bâtissant leurs édifices sur de vaines hypothèses
mathématiques, et essayant d’imposer à la nature des règles géomé­
triques42:
[...] At te vexans intorcta corolla protervo
Alque infelici nimium pede torquet, et urget
Majores adigens alias in supposituras:
Ut geometrando pariter vexeris, ut ii queis
Octavam sphæram permultis nona retardat,
Inque dies simplex species trepidantior exit,
M illia monstra vehens accessus atque recessus43.

7. L’opposition entre la physique d’une part, les mathématiques et la


logique de l’autre, trouve sa source au cœur même du monisme de Gior­
dano Bruno, ainsi que sa tentative pour établir un rapport d’implication
mutuelle entre Dieu et l’univers, et faire de la matière la source immé­
diate des formes. Cette thématique parcourt son œuvre en empruntant
deux types de cheminement. Notons, tout d’abord, comment la
réflexion initiée par le Cusain sur l’imperfection de notre connaissance
trouve son achèvement dans la négation de la circularité du mouvement
astral. Ce refus, tout en étant lié à la théorie du mouvement des étoiles
élaborée par le philosophe italien - qui fait des astres des êtres animés
tendant à leur propre conservation - n’en dépend cependant pas moins
directement des fondements de la métaphysique du Nolain : pour être la
véritable image de l’Un et l’explication de Dieu, l’univers doit être sujet
à un changement perpétuel qui permette à chaque partie de la matière
d’assumer progressivement toutes les formes possibles. Tout cela
conduit nécessairement à une conception du changement qui exclut
non seulement la théorie platonicienne de la Grande Année, mais aussi

41 Bruno, De immenso cit., v. 1,1, pp. 380-89. Pour présenter les théories de l’astro­
nome polonais, Bruno suit souvent au pied de la lettre le texte du De revolutionibus.
42 Ibid., v. 1,1, pp. 389-98.
43 Ibid., v. 1,1, pp. 390-91.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO 105

Ici retour des astres aux mêmes positions au bout d’une révolution
nnnuelle.
Remarquons ensuite, et pour conclure, que le refus d’une explication
Indique et mathématique du monde se révèle une thèse capable d’unifier
sous une même formule non seulement les critiques adressées à Aristote
cl aux partisans du géocentrisme, mais aussi celles qui s’attaquent au
philonisme dans la personne de Palingène, ou à l’astronomie mathéma-
Iisiinte dans celle de Copernic - car les objections qui, dans le De
immenso, visent ce dernier, sont bien présentées de telle façon à le rap­
procher, sous certains points de vue tout au moins, des disciples de Pto-
Idmée.

A n to n e lla D e l P r e te
Scuola Normale Superiore (Pise)
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS.
L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
DANS LA LETTRE
DE DESCARTES À L’ABBÉ PICOT

Descartes n’aurait jamais écrit ce Traité de l ’érudition1 qu’il avait


promis en 1647 à la princesse Elisabeth, même si elle se disait convain-
i ne que le philosophe était «trop charitable» pour se soustraire à une
i liosc qui, à son avis, pouvait être «si utile au publique», surtout après
i|tie les objections adressées aux Méditations métaphysiques par
'l'illustres savants eurent montré, dans leur étalage d’arguments mais
aussi dans leur manque de raisons, l’écart profond et irrémédiable qui
'.'l iait produit entre le savoir philosophique traditionnel et la véritable
philosophie nouvelle2.
Mais Descartes lui opposait de bonnes raisons: avant tout, son souci
d*« animer trop contre (luy) les gens de l’Escole» précisément dans les
initiées de la querelle de Leyde et de l’affaire d’Utrecht (YEpistola au
IVii‘ Dinet avec le récit de ses démêlés avec les jésuites et Voetius
mnontait à 1642; YEpistola ad Voetium avait été publiée en latin et en
llamand en 1643, et son apologie au Magistrat d’Utrecht est datée de
|tim 1645 et de février 1648)3, «& ie ne me trouve point en telle condi­
tion lui confiait-il - que ie puisse entièrement mépriser leur haine ». Il

1 A propos de «la vraye Logique» de Descartes, Baillet rappelle que le Père Rapin
■<avoit oüy dire que (le philosophe) avoit commencé une Logique, mais qu’il ne
l'avoit pas achevée; & qu’il en étoit resté quelques fragmens entre les mains d’un
tic ses disciples sous le titre de l’érudition». Mais -continue-t-il -, parmi les papiers
tli; Clerselier, que Baillet identifie dans le disciple du philosophe dont parlait Rapin,
" il ne s’est rien trouvé sous le titre d’érudition, ny même rien qui puisse passer pour
I ogique» (A. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, Paris, Chez Daniel Horthe-
mcls 1691, P. I, p. 282).
r.lisabeth à Descartes, (Berlin), 5 décembre (1647), AT V, p. 97.
•Sur ce sujet je renvois aux livres de Théo Verbeek, La Querelle d ’Utrecht, Paris, Les
Impressions Nouvelles, 1988; Descartes and the Dutch. Early Reactions to Carte-
slan Pliilosophy. 1630-1650, Southern Illinois University Press, Carbondale and
I ijwardsville, 1992 ; Les Néerlandais et Descartes, Amsterdam, Maison Descartes;
Paris, Institut Néerlandais, 1996.
108 MARIAFRANCA SPALLANZANI

avait en plus entre les mains «un autre écrit», « la description des fonc­
tions de l’animal & de l’homme», qui, esquissé douze ou treize ans
auparavant et plusieurs fois mal transcrit, exigeait encore bien des cor­
rections, ou plutôt une nouvelle rédaction, à laquelle aurait fort servi la
tranquillité concentrée de l’hiver, «le temps le plus tranquille que i’au-
ray peut-estre de ma vie». Et enfin, les notes qu’il avait écrites sur ce
sujet dans la «Préfacé qui est au-devant de la traduction Françoise de
mes Principes, laquelle ie pense que vostre Altesse a maintenant
receuë», ne lui suffisaient-elles pas?4

Il s’agit évidemment de la célèbre Lettre à l’abbé Picot, dans laquelle


Descartes exposait en abrégé les principes de sa philosophie, soulignant
la différence d’avec «ceux des autres» et protégeant leur originalité
contre toute contrefaçon, et présentait ses ouvrages dans leur ordre
chronologique et systématique, rappelant les remarquables résultats
scientifiques obtenus et assignant à la postérité la tâche de les perfec­
tionner: une lettre-préface qui, à travers la célèbre image de l’arbre5 -
«un arbre vivant», selon la définition de Pierre Mesnard6 -, devait
consacrer les principes de la philosophie cartésienne comme les véri­
tables principes de la philosophie7, leur ordre traduisant cette « connais­
sance de la vérité par ses premières causes » qui était la condition de la
sagesse, et soustraire ainsi la pensée de Descartes aux querelles éphé­
mères de la vie littéraire de son temps. Dans la Lettre à Picot, renonçant
à tout accent polémique personnel, tout en relançant ses objections

4 Descartes à Elisabeth, (Egmond, 31 janvier 1648), AT V, pp. 111-112.


5 «Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la Métaphy­
sique, le tronc est la Physique, & les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les
autres sciences, qui se reduisent à trois principales, à sçavoir la Medecine, la Mecha-
nique & la Morale, j ’entens la plus haute & la plus parfaite Morale, qui, présuppo­
sant une entiere connoissance des autres sciences, est le dernier degré de la
Sagesse » (Les Principes de la Philosophie. Lettre de l'Autheur a celuy qui a traduit
le livre, laquelle peut icy servir de Préfacé, AT 1X-2, p. 14).
6 P Mesnard, L’arbre de la sagesse, dans Descartes. Cahiers de Royaumont, Paris,
Les Editions de Minuit, 1957, p. 341.
7 Après avoir indiqué comme conditions de toute recherche philosophique la forma­
tion d’une morale suffisante «pour regler les actions de la vie» et l’étude d’une
logique qui puisse apprendre «à bien conduire la raison pour découvrir les veritez
qu’on ignore», Descartes conduisait son lecteur en fait à «s’appliquer à la vraye
philosophie, dont la première partie est la Métaphysique, qui contient les Principes
de la connoissance (...). La seconde est la Physique», c’est-à-dire la science des
choses matérielles, l’univers, cette terre et les corps qui s’y trouvent, les minéraux,
les plantes et les animaux, jusqu’à l’homme et aux sciences et aux arts qui sont utiles
(Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 14).
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 109

u)ntre l’éristique pédantesque et en reprenant les arguments tradition­


nels de sa critique antiscolastique et antiérudite, Descartes les insérait
en fait dans un ample tissu de raisons qui, dans leur mouvement inté-
i ieur - la sagesse et la philosophie; les philosophes et leurs systèmes -,
I missaient par esquisser les lignes d’une sorte d’histoire de la philoso­
phie à partir de l’antiquité, dont la philosophie cartésienne était à la fois
lo dernier essai et la complète réalisation.
Descartes, qui, dans la dédicace des Principes à la serenissime Prin­
cesse Elisabeth, avait déjà présenté le sage comme un homme qui sait
conjuguer le vrai et le bien disposant des vertus « si pures & si parfaites
qu'elle ne viennent que de la seule connoissance du bien», «& par cela
seul il est juste, courageux, modéré»8, ouvrait la Lettre-Preface par le
C.iand thème de la sagesse - «le mot de Sagesse y éclate presque à
chaque ligne»9-: en repoussant l’idéal de la Renaissance d’une sagesse
comme paisible vertu morale opposée à la science - un «maniement
icglé de nostre ame»10selon Montaigne; «la reigle de Famé»11d’après
Charron -, il la définissait plutôt de l’intérieur de l’arbre de la philoso­
phie comme «une parfaite connoissance de toutes les choses que
l'homme peut sçavoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la
conservation de sa santé & l’invention de tous les arts». Ainsi a-t-on
nommé Philosophes - continuait-il - ceux qui se sont dédiés à l’étude
de la Sagesse et ont taché «de trouver un cinquième degré pour (y) par­
venir, incomparablement plus assuré que les quatre autres»12 - «les

* Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Epistre à la serenissime Princesse


Elisabeth, p. 22: «Car quiconque a une volonté ferme & constante d’user tous-jours
de la raison le mieux qu’il est en son pouvoir, & de faire en toutes ses actions ce qu’il
juge estre le meilleur, est véritablement sage.»
u C’est Pierre Mesnard qui l’affirme, en ajoutant que la préface de la traduction française
des Principia «devrait, en réalité, être considérée comme une préface des Passions»
(R Mesnard, Descartes ou le combat pour la vérité, Paris, Seghers, 1978, p. 80).
111 Montaigne, Les Essais, L. II, Ch. I : De l ’inconstance de nos actions, éd. par P. Vil-
lay, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1988, p. 348. Et encore:
«Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d’autruy, au moins sages ne
pouvons-nous estre que de nostre propre sagesse» (L. I, Ch. XXV : Du pedantisme,
cit., p. 138).
" Selon Charron «la science & la sagesse sont choses bien différentes, & la sagesse
est bien plus excellente, plus à priser & estimer que la science. Car elle est néces­
saire, utile par tout, universelle, active, noble, honneste, gracieuse, joyeuse. La
science est particulière, non nécessaire ny guere utile, point active, servile, méca­
nique, mélancolique, opinastre, presomptueu.se» (De la Sagesse, III, 18, dans
Toutes les œuvres de P. Charron, Paris, J. Villery, 1635, T.I, p. 105).
1 I )escartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 2, p. 5 : « Le premier ne
contient que des notions qui sont si claires d’elles mesme qu’on les peut acquérir
110 MARIAFRANCA SPALLANZANI

notions si claires d’elles mesme qu’on les peut acquérir sans médita­
tion», l’expérience, la conversation avec les hommes, la lecture des
livres - qui n’aboutissent en réalité qu’à une sorte de prudence pra­
tique13: les philosophes étant les «grands hommes» qui ont travaillé
« de tous temps » à la recherche des « premières causes & des vray s Prin­
cipes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de
sçavoir» par la raison naturelle indépendamment de la lumière de la
foi14.
Tout à fait différents de ces vieux pédants ou de ces docteurs attachés
à la «Philosophie commune»15qu’une illégitime alliance entre Aristote
et la Bible a rendus opiniâtres et agressifs et qui sont «moins capables
de raison qu’ils ne seraient s’ils ne l’avoient jamais apprise», ils ne sont
donc ni de ces philosophes des Écoles, « souvent moins sages & moins
raisonnables que d’autres», que la dialectique a réduits à des rhéteurs
opulents de paroles mais pauvres de bon sens16, ni de ces grands érudits

sans méditation. Le second comprend tout ce que l’expérience des sens fait
connoistre. Le troisième ce que la conversation des autres hommes nous enseigne.
A quoy on peut adjouster, pour le quatrième la lecture, non de tous les Livres, mais
particulièrement de ceux qui qont esté écrits par des personnes capables de nous
donner de bonnes instructions, car c’est une espece de conversation que nous avons
avec leurs autheurs.»
13 G. Rodis Lewis, Maîtrise des passions et sagesse chez Descartes, dans Descartes,
Cahiers de Royaumont, cit., p. 208.
14 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 5, p. 4, p. 2. Revient ici
le grand idéal de l’unité des sciences, qui avait inauguré la philosophie cartésienne
lors des célèbres songes de la nuit du 10 novembre 1619, le dernier desquels - un
Dictionnaire, le Corpus poëtarum, YEst et non de Pythagore et le vers d’Ausone
Quod vitae sectabor iter? - Descartes aurait interprété, selon Baillet, comme
l’image de l’enchaînement de toutes les sciences et de l ’union «de la Philosophie &
de la Sagesse», et comme la révélation d’une mission à embrasser. Et «il fut assez
hardy pour se persuader, que c’étoit l’Esprit de Vérité qui avoit voulu lui ouvrir
les trésors de toutes les sciences par ce songe» (A. Baillet, La Vie de Monsieur
Descartes, cit., P. I, p. 84).
C ’est d’ailleurs Jean-Luc Marion qui met en rapport l’expérience cartésienne des
songes et «la thèse fondatrice» du jeune Descartes avec la Lettre-Préface à la tra­
duction française des Principes (La pensée rêve-t-elle? Les trois songes ou l'éveil
du philosophe, dans Questions cartésiennes, Paris, Presses Universitaires de
France, 1991, pp. 20-23).
15 Descartes appelle «commune» ou «vulgaire» la philosophie des Ecoles, qu’il défi­
nit «tantum congeries quædam opinionum, maxima ex parte dubiarum, ut ex conti-
nuis disputationum, quibus exagitati soient, apparet ; atque inutilium, ut longa expe-
rientia jam docuit: nemo enim unquam ex materia prima, formis sustantialibus,
qualitatibus occultis, & talibus, aliquid in usum suum convertit» (Epistola Renati
Des Cartes ad celeberrimum virum D. Gisbertum Voetium, AT VIII-2, p. 26).
16 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 18, p. 13.
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 111

nourris des lettres, que la lecture continuelle des livres anciens17,


quoique conversation noble et «estudiée» avec «les plus honnestes
y,ens » qui ne sont plus, a toutefois éloignés de leur pays, et auxquels la
curiosité du passé a effacé l’intérêt pour le présent18; mais ils ne sont pas
non plus de ces doctes vénérables qui connaissent en habiles historiens19
la philosophie des Anciens dans toute son étendue mais qui sont abso­
lument incapables du droit jugement de la science20: selon Descartes en
fait les véritables philosophes sont des hommes qui, avec la fierté et le
courage de leur propre pensée, osent relever par eux-mêmes le défi
d’une nouvelle interprétation de la nature21 qui puisse «nous (en) rendre
comme maistres & possesseurs»22, et acceptent l’épreuve de la
construction rationnelle de l’édifice entier des connaissances humaines
sous l’enseigne de la seule raison bien conduite - a t ) T à p K r |ç , l’avait-il
définie à Hogelande23-, qui, libre des fastueux monuments d’érudition,
ne se soumet ni à l’opinion des doctes ni à l’autorité des maîtres ni au
poids des livres. Semblables aux architectes24 qui, voulant construire

w «Plerique libri, paucis lineis lectis figurisque inspectis, toti innotescunt; reliqua
chartæ implendæ adiecta sunt». Et encore: «Iuvenis, oblatis ingeniosis inventis,
quærebam ipse per me possemne invenire, etiam non lecto auctore: unde paulatim
animadverti me certis regulis uti» (Cogitationes privatœ, AT X, 214).
'* Descartes, Discours de la Méthode, AT VI, pp. 6-7.
|g Descartes, Regulœ ad directionem ingenii, AT X, Régula III, p. 367. «Ce n’est pas
qu’on doive négliger (les inventions) d’autruy, lors qu’on en rencontre d’utiles;
mais ie ne croy pas qu’on doive employer son principal temps à les recueillir. Enfin,
si quelques-uns estoient capables de trouver le fonds des sciences, ils auraient tort
d’user leur vie à en cercher de petites parcelles qui sont cachés par cy par là dans les
recoins des Bibliothèques» (Descartes à ***, (août 1638?), AT II, pp. 346-347).
m Sur la distinction entre Historia et Scientia voir la lettre de Descartes à Hogelande,
8 février 1640, AT III, pp. 722-724.
" D. Des Chene, Physiologia. Natural Philosophy in Late Aristotelian and Cartesian
Tliought, Ithaca and London, Cornell University Press, 1996, p. 6.
" Descartes, Discours de la Méthode, cit., p. 62.
11 Descartes a Hogelande, 8 febbraio 1640, cit., p. 723. Koyré parlait, à ce propos,
d’une autocratie absolue de la raison (Entretiens sur Descartes, New York, Paris,
Brentano, 1944, p. 58).
M L’image de l’architecte et de l’«Ingenieur» est souvent utilisée par Descartes pour
clarifier toute entreprise intellectuelle qui se propose comme vraiment philoso­
phique. Le renvois au Discours est évident, avec ces «bastimens qu’un seul Archi­
tecte a entrepris & achevez, (qui) ont coustume d’estre plus beaux & mieux ordon­
nez, que ceux que plusieus ont tasché de racommoder» (Discours de la Méthode,
cit., p. il). Mais bien plus riche est le passage des Notœ aux Objectiones Septimœ:
«Testatus sum ubique in meis scriptis, me Architectos in eo imitari, quod, ut
solida ædificia construant, in locis ubi saxum, vel argilla, vel aliud quodcunque fir-
mum solum arenosa superficie confectum est, fossas primum excavent, omnemque
ex iis arenam, & alia quævis arenæ nixa aut permista, rejiciant, ut deinde in solo
112 MARIAFRANCA SPALLANZANI

des bâtiments solides, en posent les fondements in solo firmo et jettent


le sable et tous les débris, la tâche des philosophes - avait-il écrit en
répondant au Père Boudin, l’auteur des Septièmes Objections - est
pénible et courageuse, leur recherche difficile et longue, les obstacles
nombreux et lourds : rejeter toutes les choses douteuses instar arenœ
jusqu’aux premiers principes évidents et féconds, sur lesquels, tanquam
in saxo, jeter les fondements fermes et stables du grand bâtiment de la
philosophie.
Principes tels que ceux «que j ’ay mis en ce Livre» - concluait Des­
cartes dans la Lettre à Picot -, qui sont « les plus évidents & les plus
clairs que l’esprit humain puisse connoistre» - affirmait-il en résumant
le sujet de son ouvrage et en déclarant sa complète satisfaction -, parce
qu’absolument «indubitables» comme « l ’existence de nostre pensée»,
premier principe «duquel j ’ai déduit tres-clairement les suivans» selon
les règles faciles et simples d’une logique25 proche des mathématiques
et opposée à la dialectique : un ouvrage donc, les Principes de la philo­
sophie, consacré à l’exposition «par ordre» des véritables principes de
la connaissance, que Descartes offrait à ses lecteurs en refusant les argu­
ments des sceptiques et en n’adoptant que «des raisonnemens tres-evi-
dens». Et, en même temps, «une expérience»26 de vérité qu’il opposait
au faux savoir des érudits qui préfèrent paraître des doctes plutôt que de
l’être27, à la malignité des pédants à qui la découverte de la vérité ôterait
le plaisir et la matière de la controverse28, à la dureté des docteurs «qui
prennent pour réglé de la vérité les opinions d’Aristote plutost que l’evi-
dence de la raison »29, à la rhétorique des dialecticiens, dont le bon sens
est corrompu par une logique de paroles plutôt que de jugement, aussi
bien qu’à la timidité des esprits faibles qui renoncent à ouvrir les yeux
et suivent aveuglement toute autorité30. Une véritable summa philoso-

firmo ponant fundamenta» (Meditationes de Prima Philosophia, Objectiones Sep-


timce, Notæ, AT VII, pp. 536-37). « Le thème du fondement sûr est au premier plan »
dans la philosophie de Descartes (Th. Spoerri, La puissance métaphorique de Des­
cartes, dans Descartes. Cahiers de Royaumont, cit. pp. 281-82).
25 C’est Descartes lui-même qui, finalèment, appelle ici «logique» sa méthode (Les
Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 13).
26 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 11.
27 Descartes, Les Passions de l ’âme. Avertissement d ’un des amis de l'Autheur. Lettre
premiere à Monsieur Descartes, AT XI, p. 311.
28 « Qui docti videri malunt quam esse, jamque aliquod nomen inter eruditos ex eo se
habere putant, quod scholæ controversiis acriter disputare didicerint » (Epistola ad
P. Dinet, AT VII, p. 575).
29 Descartes à Pollot, Endegeest, 6 octobre 1642, AT III, p. 577.
30 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, pp. 3, 12, 7.
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 113

pliique qui, conçue à l’origine «en forme de Theses»31 «en tel ordre
qu’(elle) p(ût) aisément estre enseignée»32 et rédigée dans un style
didactique qui s’inspire des textes des écoles, aurait dû confondre les
liiiseurs trop ardents de livres qui «reçoivent souvent des Principes qui
ne sont pas évidents » et « en tirent des conséquences incertaines »33- la
dissociation d’avec Regius est ouverte et dure -, ceux qui s’abandon­
nent aux préjugés, qui secondent les habitudes et se contentent de la
vraisemblance, qui préfèrent le goût et les voix de la multitude à la soli­
tude de l’enquête philosophique34, aussi bien que ceux qui aiment mieux
la certitude rassurante vice tritœ ac cognitœ novis ac ignotis, qui chéris-
scnt la paix et le calme des académies et des écoles et craignent les dan­
gers des nouveautés35. Un grand ouvrage systématique qui, par la seule
évidence de ses raisons et par la fécondité de ses principes, aurait dû
montrer à ceux qui cherchent sérieusement et attentivement la vérité la
profonde diversité et la nette supériorité de la philosophie cartésienne
sur toute autre, perfectible comme elle était et riche d’une « grande suite
de veritez»: un ouvrage donc que Descartes n’hésitait pas à placer sous
le signe de la Sagesse, et à écrire «en Philosophe»36 sine ullo contradi-
ccndi studio, & solius amore veiïtatis31.

«Toutefois - ajoutait-il - je ne sçache point qu’il y en ait eu jusques


a present à qui ce dessein ait reüssi»38, et l’histoire de la philosophie en
témoignait, à son avis, par ses incertitudes, ses abus, ses préjugés, ses
erreurs et ses paradoxes, que Descartes présentait dans la Préfacé à tra­
vers des réflexions claires et pénétrantes, et résumait dans une sorte de
lapide histoire des principes philosophiques. Bien plus attentif aux élé-

" « Et mon dessein est d’écrire par ordre tout un Cours de ma Philosophie en forme de
Theses, où, sans aucune superfluité de discours, ie mettray seulement mes conclu­
sions, avec les vrayes raisons d’où ie les tire, ce que ie croy pouvoir faire en fort peu
de mots ; & au mesme livre, de faire imprimer un Cours de la Philosophie ordinaire,
tel que peut estre celuy du Frere Eustache, avec mes Notes à la fin de chaque ques­
tion, où i’adjouteray les diverses opinions des autres, & ce qu’on doit croire de
toutes, & peut-estre à la fin ie feray une comparaison de ces deux Philosophies»
(Descartes à Mersenne, Leyde, 11 novembre 1640, ATIII, p. 233).
11 Descartes à Mersenne, (Leyde, 31 décembre 1640), AT III, p. 276.
" Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 13.
" Descartes au P. (Gibieuf), (Endegeest, 19 janvier 1642), AT III, p. 473.
" Descartes, Epistola ad P. Dinet, cit., pp. 578-79.
'* Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Epistre à la serenissime Princesse
Elisabeth, p. 21.
1 I >escartes à Mersenne, (Endegeest, 22 décembre 1641), AT III, p. 465.
" Dcscartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 5.
114 MARIAFRANCA SPALLANZANI

ments psychologiques et aux structures logiques qu’aux conditions his­


toriques des différents systèmes, il arrivait ainsi à en transformer l’exa­
men en un jugement dirigé par un exercice attentif et continu de la rai­
son.
Le ton de ces pages est paisible, le style imposant: on n’y trouve
point les grands défis du passé contre les Anciens, Aristote en particu­
lier, quand le projet de substituer à la philosophie spéculative des écoles
une nouvelle philosophie pratique hantait le savant solitaire ; point de
polémiques avec ses adversaires, philosophes et théologiens, inexo­
rables dans leur soin de souligner les dangereuses nouveautés de ses
ouvrages aussi bien qu’à en démasquer les éléments cachés d’une sus­
pecte continuité avec le passé ; point de réponses outrées et virulentes du
philosophe aux censeurs de son œuvre.
Dans la Lettre, Descartes évite en fait l’attaque directe et frontale
contre l’érudition de ses pensées de jeunesse: en philosophe satisfait de
son travail qui pouvait «rendre service au publique»39, il abandonne la
violence de ses premiers fragments contre les anciens, coupables à ses
yeux de vingt ans de lui avoir soustrait le mérite de toute découverte40,
mais il néglige aussi le mythe évoqué dans les Regulœ d’une antiquité
plus rude mais plus pure que toute l’humanité polie et cultivée, déposi­
taire des premières semences des vérités4'. «En Philosophe» déjà formé
par « l ’experience & la raison»42, il n’est plus ni même intéressé à
renouveler la querelle des anciens et des modernes, à laquelle, selon le
témoignage de Baillet43, il avait donné dans ses manuscrits une fière
réponse, revendiquant pour ses contemporains le titre de véritables
anciens, plus anciens que les anciens, antiquiores44; querelle qu’il avait
tranchée, d’ailleurs, dans la lettre à Beeckman du 17 octobre 1630 dans
laquelle, à travers une théorie de l’invention ne relevant que de l’enten­
dement - solius ingenij vi & rationi ductu - et une distinction radicale
entre opinion et démonstration, il avait soustrait l’histoire de la philoso­
phie au poids de la tradition - « Unum dicit Plato, aliud Aristoteles,
aliud Epicurus, Telesius, Campanella, Brunus, Basso, Vaninus, Nova-

39 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 15.


40 «DU maie perdant Antiquos, mea qui praeripuere mihi» (Opuscules de 1619-1621,
Appendice, AT X, p. 204).
41 Descartes, Regulœ ad directionem ingenii, cit., IV, p. 376.
42 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Epistre à la serenissime Princesse
Elisabeth, p. 21.
43 A. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, cit., P. II, p. 531.
44 Descartes, Opuscules de 1619-1621, Appendice, cit., p. 204: «Iam enim senior est
mundus quam tune, majoremque habemus rerum experientiam».
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 115

tores omnes, quisque aliud dicunt»45-, et avait ramené les richesses de


la véritable science au seules forces de la raison.
Mais, en maître des vrais principes de la philosophie, il n’a plus ni le
désir impatient de la compétition ni l’enthousiasme et la fierté de la
découverte des années du Discours-, il n’est plus si attentif à se défendre
comme autrefois; ses arguments apologétiques s’avèrent moins analy­
tiques et moins mordants. S’il rénonce à proclamer de vive voix la nou­
veauté de ses théories et à consacrer le triomphe de sa philosophie sur
les anciens et les modernes comme pour la Géométrie46, il ne confie plus
la démonstration de son primat à une exégèse pointilleuse des sources
possibles, parfois méprisante, toujours alarmée - Aristote et Galien sur
le mouvement du cœur47; Démocrite48et Epicure49pour sa physique ; les

" Descartes (à Beeckman), (Amsterdam), 17 octobre 1630, AT I, p. 158.


4'1 Descartes à Mersenne, (fin décembre 1637?), AT I, p. 478; Descartes à Mersenne,
(janvier 1638), AT I, p. 491.
*' Plempius à Descartes (Louvain, janvier 1638), AT I, pp. 497-499: « Imprimis, ut
nunc video, sententia ilia tua nova non est, sed vêtus»; Descartes à Plempius, 15
février 1638, AT 1, pp. 521-534: «steriles verifuerunt antiqui».
Si c’est par les «sept ou huict lignes intitulée Democritica» du «petit registre en
parchemin » (le « Registre C » de l’inventaire de Stocholm) que s’ouvre la compéti­
tion de Descartes avec les anciens (G. Rodis-Lewis, Le Premier registre de Des­
cartes, «Archives de Philosophie», 54, 1991, pp. 353-377 et pp. 639-657), c’est
toujours par une comparaison de sa physique avec les principes de Démocrite que
se terminent les Principes: «Peut-estre aussi que quelqu’un dira que Democrite a
des-ja cy-devant imaginé des petits corps qui avoient diverses figures, grandeurs &
mouvemens, par le divers mélangé desquels tous les corps sensibles estoient com­
posez, & que neantmoins sa Philosophie est communément rejettée. A quoy je
répons qu’elle n’a jamais esté rejettée de personne, pource qu’il faisoit considérer
des corps plus petits que ceux qui sont apperceus de nos sens, & qu’il leur attribuoit
diverses grandeurs, figures & mouvemens; pour ce qu’il n’y a personne qui puisse
douter qu’il n’y en ait véritablement de tels, ainsi qu’il a des-ja esté prouvé. Mais elle
a esté rejettée, premièrement, à cause qu’elle supposoit que ces petits corps estoient
indivisibles : ce que je rejette aussi entièrement. (...) Et pource que la considération
des figures, des grandeurs et des mouvemens a esté receuë par Aristote & par tous
les autres, aussi bien que par Democrite, & que je rejette tout ce que ce dernier a sup­
posé outre cela, il est évident que cette façon de philosopher n’a plus d’affinité avec
celle de Democrite qu’avec toutes les autres sectes particulières» (P. IV, p. 320).
111 Fromondus à Plempius, Louvain, 13 septembre 1637, AT I, p. 402: « Non raro in
physicam Epicuri nesciens, credo, recidit, rudem <6 pinguisculam.» Et Descartes à
Plempius, 3 octobre 1637, AT I, p. 413: «Dum meam pliilosophiam impugnare se
putat, nihil prceter inanem illam ex atomis & vacuo conflatam, quœ Democrito &
Epicuro tribui solet, similesque alias, quœ ad me nihil attinent, réfutât». Et encore
(pp. 420-421 ) : «Nam si nimis crassa mea philosophia ipsi videtur, ex eo quodfigu­
ras, & magnitudines, & motus, ut Meclianica consideret, illud damnat quod supra
omnia existimo esse laudandum, & in quo me prœcipue effero & glorior: nempe,
quod eo philosophandi genere utar, in quo nulla ratio est, quœ non sit mathematica
<t evidens, cuisque conclusiones veris experimentis confirmantur.»
116 MARIAFRANCA SPALLANZAN1

lois d’Archimède sur l’équilibre50; saint Augustin, encore, pour le je


pense, donc je suis51.
Dans la Lettre-Préfacé, la victoire de la philosophie cartésienne sur
toute autre est sanctionnée en fait plutôt par une consciente et paisible
maîtrise de la vérité que par un arsenal de démonstrations, et sa consé­
cration complète en tant que véritable et unique philosophie est confiée
plutôt au travail d’une postérité intelligente, active et sage qu’aux
controverses des pédants «pointilleux & opiniastres»52: une philoso­
phie qui « n ’est point nouvelle, mais la plus ancienne & la plus vulgaire
qui puisse estre»53 - tenait-il à confirmer après les objections des
jésuites de France et les censures des universités néerlandaises, proté­
geant ainsi sa pensée de toute soupçon et dégageant ses lecteurs du culte
aveugle de l’antiquité aussi bien que de la naïve avidité du nouveau54-,
puisque ses principes ont «esté receus pour vrays & indubitables par

50 Fromondus à Plempius, Louvain, 13 septembre 1637, cit., p. 407. Et Descartes à


Plempius, 3 octobre 1637, cit., pp. 425-428.
51 Descartes à Mersenne, (25 mai 1637, mais la date est corrigée: Appendice, p. 669),
AT I, p. 376. Dans cette lettre Descartes parle «du passage de saint Augustin» que
Mersenne lui avait signalé comme un possible rapprochement avec le Discours:
mais «ie ne vous ay rien mandé - lui répond Descartes -pource qu’il ne me semble
pas s’en servir à mesme usage que ie fais». Et encore Descartes à Mersenne, 15
novembre 1638, AT II, p. 435; Descartes à ***, (Leyde, novembre 1640), AT III,
pp. 247-248: «Vous m’avez obligé de m’avertir du passage de saint Augustin,
auquel mon le pense, donc je suis a quelque rapport; ie l’ay esté lire aujoud’huy en
la Bibliothèque de cette Ville, & ie trouve véritablement qu’il s’en sert pour prouver
la certitude de nostre estre, & en suite pour faire voir qu’il y a en nous quelque
image de la Trinité, en ce que nous sommes, & nous aymons cét estre & cette
science qui est en nous ; au lieu que ie m’en sers pour faire connoistre que ce moy,
qui pense, est une substance immatérielle, & qui n’a rien de corporel ; qui sont deux
choses fort différentes. Et c’est une chose qui de soy est si simple & si naturelle à
inferer, qu’on est, de ce qu’on doute, qu’elle aurait pû tomber sous la plume de qui
que ce soit; mais ie ne laisse pas d’estre bien aise d’avoir rencontré avec saint
Augustin, quand ce ne serait que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont
tasché de regabeler sur ce principe.» Et encore Descartes à Mersenne, (Leyde,
décembre 1640), AT III, p. 261 : «le verray S. Anselme à la premiere occasion. Vous
m’aviez cy-devant averty d’un passage de S. Augustin, touchant mon le pense, donc
ie suis, que vous m’avez, ce me semble, redemandé depuis; il est au Livre onzième
de Civitate Dei, Chap. 26». Une analyse des rapports entre la philosophie de Des­
cartes et la pensée augustinienne dans le livre de Henri Gouhier, Cartésianisme et
augustinisme au XVI!e siècle, Paris, Vrin, 1978.
52 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 18.
53 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., P. IV, p. 318.
54 Dans la Epistola ad P. Dinet Descartes avait évoqué les dangers d’une «imperita
multitudo novitatis avida» (cit., p. 579).
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 117

tous les hommes » de tout temps, même si méconnus comme tels55 ou


adoptés sans méthode et comme au hasard. Une philosophie de vérité,
donc, plutôt que de nouveauté - «nihil est veritate antiquius», avait-il
écrit dans la Epistola aux docteurs de la Sorbonne qui ouvrait les Medi-
tationes56-,«Veritate nihil antiquius», lui écrira Amauld57 -, qui, ayant
connu les incertitudes des sens et les confusions de l’imagination,
confie au libre arbitre l’exercice du doute contre tout préjugé - «les
jugemens inconsiderez de l’enfance», les lacunes de la mémoire, la
fatigue de l’attention, les ambiguités du language58-, et remet à une rai­
son adulte conduite par la méthode - une logique, l’appelle-t-il finale­
ment, proche des mathématiques et opposée à la dialectique - la
recherche des principes desquels « on peut déduire la connoissance de
toutes les autres choses qui sont au monde». Une philosophie de liberté
plutôt que d’autorité, qui exige avant tout un grand effort de la volonté
pour se défaire de toutes les fausses opinions qu’une enfance prolongée
a laissées en nous, qu’une maturité paresseuse continue à cultiver par
habitude ou par tradition, et que la philosophie commune a systématisées
et consacrées dans les écoles à travers une funeste alliance avec la Bible.
Une «vraye philosophie», enfin, «dont la premiere partie est la Méta­
physique qui contient les Principes de la connoissance, entre lesquels est
l’explication des principaux attributs de Dieu, de l’immatérialité de nos
ames, & de toutes les notions claires & simples qui sont en nous»59.
Dans les pages de la Lettre à Picot, l’histoire de la philosophie
devient alors une sorte de généalogie, complexe et non linéaire, de la
philosophie cartésienne elle-même, et s’avère être l’histoire de la
recherche difficile et de la conquête définitive de la vérité: la décou­
verte méthodique fondamentale, et cartésienne, de la véritable «pre­
miere Philosophie ou bien Métaphysique»60 et sa définition nouvelle

M Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 10. Et dans la Epistola


ad P. Dinet: «Nam, quantum ad principia, ea tantum admitto, quœ omnibus omnino
Philosophis liactenus communia fuere, suntque idcirco omnium antiquissima ; &
quœ deinde ex iis deduco, jam ante in ipsis contenta & implicita fuisse tain clare
ostendo, ut etiam antiquissima, utpote humanis mentibus a natura indita, esse appa-
reat» (cit., p. 580).
1,1 Descartes, Sapientissimis Clarissimisque viris Sacrœ Facultatis Theologiœ Pari-
siensis Decano & Doctoribus, AT VII, p. 3.
11 (Amauld) à Descartes, (3 juin 1648), AT V, p. 186.
Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., P. I, p. 62, pp. 58-61.
w Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 14.
m «Les Principes de la connoissance» sont «ce qu’on peut nommer la premiere Philo­
sophie ou bien la Métaphysique ». Et encore : « la Métaphysique, qui contient les Prin­
cipes de la connoissance» (Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 16, p. 14).
118 MARIAFRANCA SPALLANZANI

«spéciale»61, et cartésienne, en tant que science des véritables «Prin­


cipes de la connoissance», Dieu et l’âme. Le grand débat philoso­
phique, qui prolonge d’une façon réfléchie la naturelle inclination
humaine à la connaissance, roule en fait dès l’antiquité sur la question
capitale de la vérité et de ses principes, sans avoir jamais abouti toute­
fois, selon Descartes, à aucune solution satisfaisante, borné comme il
était à cette sagesse de l’expérience sensible qui a empêché les philo­
sophes d’atteindre la véritable sagesse: à son avis, ils ont accueilli en
général des principes faux, ou bien, s’ils en ont connu de vrais, ils ne les
ont pas utilisés méthodiquement comme les véritables principes de la
philosophie, prévenus comme l’étaient les anciens par les «erreurs»
d’un scepticisme outré ou d’un sensualisme parfois paradoxale, ou bien
aveuglés et troublés comme les modernes par l’autorité d’Aristote.
Si la philosophie s’ouvre par la confession de l’ignorance socratique,
« les premiers & les principaux (Philosophes) dont nous ayons les écrits
sont Platon & Aristote». Mais Platon a échoué dans sa recherche des
premiers principes : « suivant les traces de son maistre Socrate, il a (tou­
tefois) ingenuëment confessé qu’il n’avoit encore rien pû trouver de
certain, & s’est contenté d’écrire les choses qui luy ont semblé estre
vray-semblables, imaginant à cét effet quelques principes par lesquels il
taschoit de rendre raison des autres choses ». Aristote, disciple de Platon
pendant vingt ans, a échoué lui aussi : tout en n’ayant d’autres principes
que ceux de son maître, avec moins de franchise que lui il «les a toute­
fois proposez comme vrays & assurez, quoy qu’il n’y ait aucune appa­
rence qu’il les ait jamais estimés tels». Hommes de «beaucoup d’esprit»
et de beaucoup de doctrine, sages de cette sagesse pratique qui confère
une grande autorité, ils sont devenus les maîtres de philosophie d’une
longue postérité, qui s’est bornée, selon Descartes, «plus à suivre leurs
opinions qu’à chercher quelque chose de meilleur». Partagés toutefois
sur les principes de la vérité, les philosophes anciens arrivèrent parfois
à des «erreurs extravagantes»: les sceptiques, d’une part, qui n’hésitè­
rent pas à étendre le doute «jusques aux actions de la vie »; d’autres qui,
tout en «maintenant la certitude, supposèrent qu’elle devoit dépendre
des sens», se fiant entièrement à eux jusqu’aux excès d’Epicure62. Ce
fut une théorie funeste à la philosophie - souligne-t-il -, mais ce fut une

61 Le terme « spéciale » est repris d’après Jean-Luc Marion, Quelle est la méthode dans
la métaphysique. Le rôle des natures simples dans les «Méditations», dans Ques­
tions cartésiennes, cit., p. 106.
62 Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, p. 6: «Epicure osoit assu­
rer, contre les raisonnemens des Astronomes, que le Soleil n’est pas plus grand qu’il
paroist ».
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS 119

théorie de longue durée: à la différence du paradoxe des sceptiques


«qui ne fut pas long-temps suivi», selon Descartes l’«erreur» du sen­
sualisme n’avait jamais été complètement déracinée, et se prolongeait
encore dans les ouvrages des plus récents disciples aveugles d’Aristote,
souvent lecteurs sans gêne de ses textes, jusqu’à les dénaturer. Mais
même les modernes, imbus eux aussi d’opinions aristotéliciennes et
«préoccupez» par leur autorité, conduits par le pur hasard d’une
recherche sans méthode, manquèrent « à la connoissance des vrays Prin­
cipes »: leurs principes - la pesanteur, « le vuide & les atomes », le chaud
et le froid, le sec et l’humide, le sel, le souffre et le mercure, «& toutes
les choses semblables que quelques-uns ont supposées» - ne sont pas
plus parfaitement connus selon Descartes que les principes aristotéli­
ciens, et leur philosophie n’est donc pas plus proche de la sagesse que
ne l’était la philosophie d’Aristote et de ses disciples.
« Jusques à présent», lorsque la découverte decisive, méthodique et
fondatrice - cartésienne - du primat de « l’entendement seul » - « la cer­
titude n’est pas dans le sens, mais dans l’entendement seul, lors qu’il a
des perceptions évidentes» - a permis enfin de saisir «les vrays Prin­
cipes par lesquels on peut parvenir à ce plus haut degré de Sagesse,
auquel consiste le souverain bien de la vie humaine». Et ces principes -
affirmait Descartes - «sont ceux que j ’ay mis en ce Livre»: principes
féconds de découvertes, capables de « disposer les esprits à la douceur
& à la concorde», principes, enfin, riches d’aplications et destinés à un
grand futur de progrès. «le souhaite - concluait-il - que nos neveux en
voient le succez.»63

Mariafranca S p a l l a n z a n i
Università degli Studi di Bologna

Descartes, Les Principes de la Philosophie, cit., Préfacé, pp. 5-9 passim\ pp. 17-20
passim.
LA MOTHE LE VAYER,
LIBERTINAGE ET POLITIQUE
DANS LE DIALOGUE TRAITANT DE
LA POLITIQUE SCEPTIQUEMENT

«L a liberté de mon style méprisant toute contrainte, et la licence de mes


pensées purement naturelles, sont aujourd’hui des marchandises de
contrebande, et qui ne doivent être exposées au public. Thémistocle
disait à un qui n’était athénien, amice verba tua civitatem desiderant, et
je vous puis dire avec plus de raison, amice verba mea saeculum desi­
derant. L’obscurité de l ’avenir me fait ignorer s’il sera jamais temps
auquel ces choses puissent plaire ; mais je sais bien que pour le présent
elles seraient de mauvais débit. Vous dites que par la protection de
quelque grand, auquel je dédierais mon ouvrage, il serait aisément à
l ’abri de toute injure. Bon Dieu ! Que je suis éloigné de ce dessein, et
que je méprise ces puissances dont vous parlez, tant s’en faut que je les
voulusse si lâchement honorer [...] Pour le moins suis-je sûr que vous
me trouverez hors les termes serviles de ceux qui ne taillent leur plume
que par commandement, ou par intérêt, et pour en profiter; incapables
par ce seul dessein de rien faire qui puisse durer, et indignes d ’une plus
grande récompense que celle q u ’ils se sont proposés. M a main est si
généreuse, ou si libertine, q u ’elle ne peut suivre que le seul caprice de
mes fantaisies ; et cela avec une licence si indépendante et si affranchie,
q u ’elle fait gloire de n ’avoir autre visée, qu’une naïve recherche des
vérités ou vraisemblances naturelles, ni plus important objet que ma
propre satisfaction, qui se trouve dans cet innocent entretien», Dia­
logues faits à l'imitation des anciens par Orasius Tubero, A Francfort
par Jean Surius, 1506, Lettre de l ’auteur.

S’il est vrai qu’au début de l’époque moderne se constitue une nou­
velle figure du philosophe, et plus largement une nouvelle figure de
l’intellectuel, je voudrais m’intéresser ici, à travers le cas Le Vayer, aux
rapports pour le moins ambigus, - que je décrirais pour ma part volon­
tiers en termes d’alliance manifeste et de conflits larvés -, qui unissent
cet homme nouveau aux nouvelles formes de pouvoir politique d’une
part, et de l’autre à l’ensemble de la société dont il est membre. Cet
homme nouveau, à la fois citoyen de l’européenne République des
122 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

Lettres, membre d’une communauté politique nationale, appartenant


encore nécessairement à une confession religieuse, trouve pourtant son
identité propre en dehors, ou en marge de tous ces liens, comme auteur
d’ouvrages publiés - de plus en plus souvent en langue vernaculaire -,
s’adressant directement, par delà ses pairs et les institutions de tous
ordres, à un public qui, lui-même, ne s’identifie fondamentalement ni à
la République des Lettres, ni à la communauté politique, ni à la com­
munauté de religion, tout en participant de toutes ces instances1. Ce
public, désormais essentiellement constitué de curieux et d’amateurs, et
non plus seulement de doctes de profession, est considéré par cet auteur
nouveau, dans la manière même dont il s’adresse à lui, comme dépris,
sinon affranchi, dans l’espace et le temps propre de la lecture, des liens
de sujétion et de participation qui l’unissent par ailleurs aux institutions
politiques, religieuses, juridiques, universitaires, etc.
Il serait à ce sujet très intéressant de confronter systématiquement les
positions institutionnelles et les fonctions sociales de Le Vayer, telles
que la documentation historique permet de les étudier2 - son statut de
membre critique et critiqué de l’Académie, ses activités de courtisan, de
précepteur du duc d’Anjou, de conseiller d’État et d’historiographe du
roi, ses tâches de pamphlétaire politique, etc. - aux représentations que
l’auteur des Dialogues faits à l ’imitation des anciens (publiés clandes­
tinement sous le pseudonyme d’Orasius Tubero), mais aussi d’une
impressionnante suite d’ouvrages signés, donne de sa vocation d’érudit
et de « philosophe »(puisque tel est bien le statut qu’il revendique), et à
ce titre de ses rapports avec la sphère de l’action politique. Une telle
confrontation de la carrière sociale de Le Vayer, marquée par une remar­
quable assiduité et globalement couronnée du meilleur succès, avec sa
philosophie morale, caractérisée par la valorisation de la retraite privée
et la dévalorisation, plus ou moins affirmée selon les textes, de la vie de
cour et de l’action politique elle-même, ferait sans aucun doute appa­

1 Sur cette question, voir l’ouvrage fondamental de Hélène Merlin, Public et littéra­
ture en France au XVIIesiècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
2 Faute de monographie plus récente, on se reportera aux biographies de R. Kerviler,
François de La Mothe Le Vayer, précepteur du duc d ’Anjou et de Louis XIV. Etudes
sur sa vie et sur ses écrits, Paris, Rouveyre, 1879 et de F. Wickelgren, La Mothe Le
Vayer, sa vie, son œuvre, Paris, 1934. Voir également les nombreuses indications
dans les ouvrages classiques de R. Pintard (Le libertinage érudit dans la première
moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943. Nouv. éd. augmentée d’un avant-propos, de
notes et de réflexions sur les problèmes de l’histoire du libertinage, Genève-Paris,
Slatkine, 1983 ; La Mothe Le Vayer, Gassendi, Guy Patin. Etudes de biographie et
de critique suivies de textes inédits de Guy Patin, Paris, 1943) et, pour la figure
sociale de Le Vayer, les précieuses indications contenues dans l’ouvrage d’Alain
Viala, La naissance de l ’écrivain, Paris, 1985.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 123

raître d’intéressantes contradictions3, mais peut-être aussi de surpre­


nants éléments de cohérence, susceptibles d’apporter un éclairage nou­
veau sur la formation de la figure sociale et de la vocation critique de
l’intellectuel moderne.

CRITIQUE LIBERTINE ET POLITIQUE

Bien loin de réaliser cette entreprise, j ’envisagerai ici la question du


rapport de l’intellectuel libertin au politique du seul point de vue des
représentations théoriques et des stratégies d’écriture requises par la dif­
fusion d’idées allant à l’encontre de l’idéologie absolutiste et, de ce fait
même, provoquant une tension avec les fonctions institutionnelles, pré-
ceptorales et idéologiques par ailleurs exercées par l’auteur. J ’ai choisi
de concentrer mon attention sur la représentation critique de la pratique
et du savoir politiques proposée par Le Vayer dans le Dialogue traitant
de la politique sceptiquement, tiré du second recueil des Dialogues faits
à l ’imitation des Anciens4. Plus précisément, il s’agira d’examiner dans
ce texte le rapport entre deux formes de secret: le secret politique - le
secret comme moyen ordinaire de gouvernement, mais d’abord comme
mode de comportement des acteurs politiques - et ce que j ’appellerai le
secret libertin, tel qu’il se constitue à travers un ensemble de pratiques,
et d’abord des pratiques d’écriture spécifiques. Ce dialogue montre en
effet, comme l’un des objets principaux traités par les deux protago­
nistes, mais surtout comme une réalité convoquée par les dispositifs
mêmes d’écriture, que ces deux formes de secret sont en fait insépa­
rables, mais ne sauraient pourtant se côtoyer ou s’associer en toute

' Voir au moins le jugement de Guy Patin: «Monsieur de la Mothe-leVayer a été


depuis peu appelé à la cour, et y a été installé précepteur de monsieur le duc d’An­
jou, frère du roi. Il est [...] autant stoïque qu’homme du monde...», le 13 juillet 1649,
cit. par Bayle dans son Dictionnaire Historique à Vayer. L’ensemble de la notice de
Bayle est pleine d’éléments pour envisager la relation entre le libertinage philoso­
phique de Le Vayer, de notoriété publique, et le fait qu’il ait été pourtant choisi pour
exercer les fonctions préceptorales les plus prestigieuses.
4 Vers 1632. Je cite l’édition A. Pessel, Fayard, collection Corpus des œuvres de phi­
losophie en langue française, 1988, en modernisant l’orthographe. Mais l’édition
italienne de D. Taranto est absolument nécessaire pour son introduction et le riche
appareil critique: La Mothe Le Vayer, Dialogo scettico sulla politica, éd. D.
Taranto, Bulzoni, Roma, 1989.
La composition de cet écrit précède l’accès par Le Vayer au rang d’académicien et
aux fonctions préceptorales. Mais il développera substantiellement les mêmes idées
dans des écrits ultérieurs, notamment dans sa lettre publiée en 1660: Du gouverne­
ment politique.
124 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

confiance et sécurité : le secret politique exige, pour conserver sa légiti­


mité et toute son efficacité, un appui et une contribution zélée des gens
de lettres ; obéissant à une logique de la subversion qui ne connaît, quoi
que l’on ait pu dire, aucun domaine réservé, le secret libertin ne manque
pas de produire une démystification des arcana imperii, comme il le fait
pour les mystères de la religion ou les « arcanes de la nature ».
Cette constatation, qui s’impose à la lecture de ce dialogue de Le
V ayer-m ais il y aurait bien d ’autres textes à citer - met en cause un lieu
commun de l’historiographie : la plupart des critiques, qui reconnaissent
volontiers l’impiété des libertins (ne parlons pas de ceux qui récusent la
catégorie même de libertinage, au nom des allégeances de façade aux
orthodoxies), et également leur relativisme en matière de mœurs sinon
même de mpolitique - et qui adopte une position d’extériorité, à un pur
spectacle, tout à la fois divertissant, mépriorale, refusent par contre très
généralement de leur accorder une quelconque position critique à
l’égard du pouvoir d’État5 Bien au contraire, ils s’emploieraient, lit-on
partout, à soutenir et promouvoir sans restriction l’absolutisme, en bons
propagandistes et théoriciens acharnés de la raison d ’État. Même si l’on
veut bien concéder qu’ils sont en effet, le plus souvent (et non toujours,
loins s’en faut), des supports effectifs - et d’abord des commensaux -
du pouvoir d ’État, de zélés serviteurs de la souveraineté absolue, voire
même des alliés fidèles du pouvoir temporel dans l’affirmation de ses
prérogatives sur les Églises, il faut observer de plus près les modalités
de ce service et les raisons de cette alliance idéologique, telles qu’elles
sont exprimées, plus ou moins ouvertement, dans leurs ouvrages. On est
alors au moins amené à reconnaître l’ambivalence des positions théo­
riques du libertin par rapport au pouvoir d’État et à l’action politique en
général, et à relever les multiples ambiguïtés, obscurités, excès et res­
trictions manifestes de leurs pratiques politiques d ’écriture6. L’auteur
libertin - mais peut-être est-ce une caractéristique générale et originale
de l’«écrivain» moderne - , ne cesse de flatter et subvertir à la fois le
pouvoir d’État; son écriture est transgressive jusque dans l’adulation et
adulatrice jusqu’au fond de la transgression7. Cela peut paraître très irri­

5 D. Taranto souligne justem ent que la polarisation de l’attention sur le lien scepti­
cisme-religion s’est faite au détrim ent de l’étude de la rupture radicale introduite
dans les D ialogu es entre morale et politique: Sullo scetticismo politico di La Mothe
Le Vayer, Il P ensiero P olitico, X X , 1987, p. 179-199, repris dans P irronism o e d
assolutism o nella Francia d el '600. Studi sul p en siero p o litico dello scetticism o da
M ontaigne a B ayle (1580-1697), Milan, FrancoAngeli, 1994, p. 108.
6 Je me permets de renvoyer ici à mon étude Louis M achon: Une apologie pour
Machiavel, E. U.I Working p a p e r H EC n° 98/4, Florence, 1998.
7 Voir ce que Guez de Balzac écrit à Descartes de leur ami commun Jean Silhon:
«Il a l’âme d ’un rebelle et rend les soumissions d ’un esclave», lettre du 25 avril
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 125

tant pour les fils des Lumières que nous sommes, qui avons d’autant
mieux intégré ces comportements duplices que nous en produisons la
plus vive condamnation morale sur le (seul) plan des principes. Ce tra­
vail de dénégation, conduit au nom de la liberté d ’expression, nous a fait
parvenir dans ce type de pratique à un tel degré de raffinement, que la
grossièreté des procédés libertins, leur brutale simplicité en matière
d’obséquiosité et d’ironie, nous est proprement insupportable. Aussi
une lecture faisant toute sa part à la duplicité de la relation de l’auteur
au(x) pouvoir(s) qu’il sert, est-elle difficilement admissible pour tous
ceux qui conçoivent leur propre relation d ’intellectuel aux pouvoirs,
qu’elle soit d’adhésion ou d ’opposition, de manière unilatérale et uni­
voque. Offusquée par cet impératif catégorique de la transparence et
cohérence de l’engagement politique, dans lequel je verrais volontiers
une intéressante modalité de la mauvaise foi, l’historiographie moderne
cxorcise sans doute ses propres démons en faisant des libertins de purs
idéologues de l’absolutisme. Mais dès lors que l’on reconnaît les effets
d’opacité et de brouillage qui caractérisent dans leurs textes le traite­
ment des questions de religion, de mœurs et de culture, devrait-on au
moins soupçonner, ne serait-ce que par souci de cohérence méthodolo­
gique, de semblables accidents dans leur manière de parler de politique.
Cette voie interprétative s’impose en tout cas d’elle-même pour cer­
tains textes, trop évidemment éloignés de l’idéologie absolutiste et de
scs constituantes théoriques, ce qui est précisément le cas du présent
dialogue de Le Vayer. Plus encore, dans ce texte, il n’est pas un élément
îles doctrines de la raison d’État, il n ’est pas un trait de l’absolutisme qui
demeure exempt de la critique libertine. Certes cette critique est
ronsciencieusement enveloppée dans une mise en doute générale de la
I><>1itique comme telle, et de la légitimité de toutes les formes de gou­
vernement des hommes, mais les atteintes au principe monarchique, et
A ses multiples justifications idéologiques, y compris (et surtout) les
plus contemporaines, n’en sont pas pour autant affaiblies. Elles sont
■amplement rendues moins apparentes.

1631. Silhon, dans ses écrits, ne prend aucune position tendant visiblement au liber-
tinage, bien au contraire, quoi q u ’il soit en contact direct avec la culture libertine.
Mais, précisément, je ferai volontiers cette contradiction stigmatisée par Balzac,
une caractéristique commune des gens de lettres de cette génération, à laquelle
appartient Le Vayer, qui répond à une situation sociale, politique et culturelle objec­
tive, où l’autonomie de l’écrivain, comme l’ont montré A. Viala et Ch. Jouhaud, ne
peut s ’affirmer qu ’au prix de l ’acceptation simultanée d ’une subordination sociale
m'erue.
126 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

BENE VIXIT, QUI BENE LATUIT

Le Vayer met en place dans ce texte un dispositif argumentatif visant


à montrer en effet le fonctionnement des procédures de simulation et de
dissimulation politiques, par lesquelles le pouvoir s’exerce, en faisant
croire d’abord à sa capacité d’une exacte maîtrise des hommes et des
situations, là où œuvrent surtout le hasard et la coutume, la conjugaison
d ’événements imprévus et de pratiques routinières. Simulation et dissi­
mulation politiques se réduisent, pour celui qui n’est pas dupe - le
déniaisé du jeu sable et dérisoire, plus voisin de la comédie, voire de la
farce, que de la grande tragédie héroïque.
Cette position est celle d ’une subjectivité critique en retrait de l’ac­
tion sociale et politique, et qui affirme son autonomie intellectuelle et
morale dans l’adoption de cette distance critique. Ainsi Le Vayer est-il
à la fois au plus proche et au plus loin de ceux de ses amis qui, comme
Naudé (modèle de Télamon)8, présente une conception de l’individua­
lisme libertin volontiers engagé dans l’action ou, faute de mieux, investi
dans la production de simulacres rhétoriques et théoriques des pratiques
politiques du secret, des stratagèmes et des coups d’État9. De Naudé, Le

8 Naudé lui-même atteste de cette référence, en utilisant le pseudonyme de Télamon


dans sa correspondance, bien que cette signature semble inspirée par le personnage
du dialogue. Cf. les L ettres d e G abriel N audé à Jacques Dupuys - 1632-1652, éd. P.
Wolfe, Alta Press, U niversity o f Alberta, 1982 (plusieurs lettres de 1640 sont
signées Télamon). Pour autant, on ne saurait simplement identifier Télam on à
N audé: son rôle dans le dialogue est de soutenir des positions auxquelles réagit
Orontes, et pour rem plir cette fonction, Le Vayer n ’hésite pas à lui faire défendre
successivement des options opposées: il fait d ’abord l’éloge de la science et de la
vie politique, pour ensuite, après le long exposé d ’Orontes, chanter les louanges de
la vie rustique (rôle fort peu naudéen au demeurant); revirement complet
qu’Orontes va pour finir corriger, en prenant le partie de la solitude citadine et sur­
tout d ’une vie consacrée à la lecture et à l ’étude. De sorte qu’on ne peut certes pas
réduire le dialogue à un combat régulier de Le Vayer contre Naudé, et le fait que l’on
ne retrouve ni le ton, ni le style, ni la fine pointe théorique des idées politiques de
l’auteur des C onsidérations n ’engage nullement la mauvaise foi ou la mécompré-
hension du dialoguiste. Au contraire, il est possible de retrouver des éléments de la
pensée naudéenne dans les propos mêmes d ’Orontes. Ce qui, globalement, n ’em ­
pêche pas les deux auteurs de défendre en effet des positions à l’égard du savoir et
du pouvoir politiques entièrem ent différentes et mêmes inconciliables. Sur la forme
dialogique, voir Bernard Beugnot, «L a fonction du dialogue chez La M othe Le
V ayer», in Le dialogue, gen re littéraire, CAIEF, n° 24, mai 1972.
9 De Gabriel Naudé, voir surtout les C onsidérations politiques su r les coups d ’É tat
(1639 et 1667). On se reportera aux deux éditions récentes: éd. Louis Marin, Paris,
Les éditions de Paris, 1988 (précédé de Louis Marin, P our une théorie baroque de
l ’action politiqu e ); éd. Françoise Charles-Daubert, Hildesheim, Olms, 1993. Pour
l’interprétation évoquée ici, outre le texte de Louis Marin précité, je me permets de
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 127

Vayer est ici au plus loin par sa dévalorisation de la science et de l’ac­


tion politiques, sa destitution de la «prudence» au profit de la fortune,
et son mépris à peine voilé pour les ruses et violences d ’État, mais il en
reste au plus près par le regard distancié et démystificateur qu’il porte
sur les arcana imperii et, dans cette distance, par l’affirmation d ’une
subjectivité souveraine et souverainement critique.
Ce travail critique sur la science et l’art politique conduit par l’ins­
tance subjective souveraine, montre chez Le Vayer - là encore finale­
ment proche de Naudé - qu’il est impossible de considérer le partage
effectué entre le privé et le public, comme une simple séparation des
deux sphères, au sens où le particulier renoncerait à toute analyse, dis­
cussion et mise en cause des pratiques politiques, obéissant comme
telles légitimement au secret ou raison d ’Etat, et recevrait au prix de ce
renoncement la garantie d’une quiétude privée et d’une liberté du for
intérieur (que l’autorité religieuse, elle, persiste à ne pas reconnaître).
La lecture de ce dialogue critique sur la politique, comme celle des
Considérations de Naudé, fait en effet suffisamment apparaître que les
déclarations récurrentes, selon lesquelles il n’est pas du droit, ni des
compétences des particuliers - pour lettrés qu’ils soient - , de traiter de
politique, sont contredites par le texte même qui les énonce. La stratégie
libertine use, en fait, de la dénégation et de la prétérition : tout en décla­
rant par exemple solennellement que son enquête s’arrête aux marches
du temple, le libertin - et Le Vayer plus que tout autre - y pénètre par
effraction pour commettre ses actes sacrilèges. Lorsqu’un Naudé
évoque les cabinets des princes dans les termes du sacré, c’est encore
pour adopter la posture du profane indiscret, qui assiste aux mystères et
les révèle au public des curieux de politique10. Différemment, parce
(|u’il ne partage pas la fascination naudéenne pour le sublime noir du
coup d ’Etat, mais semblablement, parce qu’il s’appuie sur le même
contact fortuit du simple particulier au monde de l’action politique, Le
Vayer se sert du partage entre le privé et le public, à la fois pour désigner
le lieu protégé, secret, assigné au moi, et se permettre des incursions
ilémystificatrices dans les lieux de l’exercice du pouvoir et de sa mise
en scène.

renvoyer à mon propre article : Gabriel Naudé, L es C onsidérations p olitiqu es su r les


coups d 'E ta ts : une simulation libertine du secret politique? Libertinage et P hiloso­
phie au XVIIe siècle, n° 2, 1997, p. 105-129. Pour une tout autre interprétation du
rapport Le Vayer / Naudé dans le D ialogue traitant de la politique sceptiquem ent,
voir, dans le même recueil, R. Dam ien: Naudé chez La Mothe Le Vayer: le cas du
personnage de Télamon ou le conseil entre douceur et érudition, p. 91-104.
111 J'ai développé ce thème dans l’article cité supra.
128 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

On peut constater d’ailleurs que la manière même de concevoir la


retraite privée engage chez Le Vayer une relation au « public » qui est
bien loin d’être simple et pacifique, et c’est dans cette tension, ce conflit
larvé, cette menace permanente, que le moi creuse et maintient jalouse­
ment son propre secret. Dans le dialogue D e la Vie privée, du premier
recueil, à travers une paraphrase de Sénèque et de Montaigne, Le Vayer
écrit ces mots : «bene vixit qui bene latuitu. Mais pour ce que cette envie
publique poursuit les hommes de bon sens jusque dans leur retraite, il
faut imiter, dit Sénèque, ces animaux qui effacent les marques de leur
repaire, gâtant les traces, et confondant les vestiges par lesquels ils y
sont arrivés»12. Les hommes «de bon sens», c ’est-à-dire ceux qui pour
Le Vayer n ’ont pas «le sens com m un»13 et qui, pour cette raison même,
sont victimes de « l’envie publique», doivent effacer les traces qui
conduisent à leur repaire. Il s’agit bien, pour le libertin, de protéger le
privé du public, et d ’abord de constituer une sphère privée inaccessible
au public, en gâtant les empreintes qu’il laisse dans son mouvement de
retraite, et que la part «envieuse» et malveillante du public ne man­
quera pas de suivre, pour le débusquer. La position du philosophe est
celle du repli et de la protection individuelle, rendus nécessaires par la
menace de la persécution. Il faut alors être conséquent: si le libertin
estime nécessaire de développer une stratégie de défense, c’est bien
qu’il a la conviction d’attenter gravement par sa vie et ses écrits à
l’ordre dominant des choses et des pensées. Il faut d’ailleurs développer
les implications de cette comparaison de l’homme de «bon sens», dans
ses rapports au «public», avec l ’animal pourchassé: le libertin gagne
son refuge privé par des chemins publics et c ’est pourquoi il lui faut
effacer consciencieusement toutes ses traces à l’approche de sa tanière.
Ses voies sont d’abord celles de la parole et de l’écriture, publiques et
communes par nature qui, avant de brouiller les signes, lui servent à
conduire ses lecteurs jusqu’aux abords de sa retraite, pour les y perdre.
Ainsi, dans cet autre des Dialogue à l ’imitation des Anciens, Le Vayer
ne se contente-t-il pas d’opposer la vie privée à la vie publique, à l’ac­
tion politique, que le « sage » s’emploiera consciencieusement à fuir, ou
du moins par rapport à laquelle il prendra la plus grande distance, mais
il y va aussi, du même coup, des stratégies propres à l’écriture libertine
qui brouille et efface après elle - en elle donc - , les pistes qui condui­

11 «Il a bien vécu, celui qui s’est bien caché», Ovide, Tristes, III, iv, 25, devise liber­
tine par excellence, qui fut aussi celle de Descartes.
12 Ibid., p. 136. Le Vayer renvoie à l’épître 69 de Sénèque.
13 Cf. le P etit traité sceptique su r cette comm une fa ço n de parler, n ’a v o ir p a s le sens
comm un, Πuvres, t. V, partie II.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 129

sent au lieu retiré de la subjectivité critique. Ce lieu, tout aussi bien, est
celui à partir duquel le privé instruit le procès du public, ou du moins en
dénonce toutes les aberrations et les inepties. Dans la même page, appa-
laît d’ailleurs, de manière incidente, l’injonction libertine par excel­
lence: «ne laissez pas pénétrer votre secret» (ibid.). La portée de l’in­
jonction du secret privé, du secret du privé, est ainsi indissolublement
morale, politique et plus proprement encore métaphysique, comme
semble le montrer le Dialogue traitant de la politique sceptiquement,
qui porte en exergue une sentence grecque d’inspiration épicurienne,
clans laquelle on peut voir une invitation à la plus scrupuleuse dissimu­
lation14.

SU STIN E E T A B S T IN E S C E P T IC E 15

Le scepticisme de la démarche, annoncé dans le titre du dialogue,


comme dans presque tous les textes de Le Vayer, au nom de la cohé­
rence méthodologique de la voie pyrrhonienne elle-même, semble
pourtant interdire par avance de telles issues, qui tendent bien à l’affir­
mation et à la négation: l’affirmation de la souveraineté individuelle et
lu négation de la souveraineté du politique. Il s’agit en effet, apparem­
ment, selon la stratégie de prédilection de Le Vayer, d’envisager la
science et l’art politique selon la méthode dubitative et non résolutive
du scepticisme; cette démarche suspensive ne semble pas a priori per­
mettre d’introduire légitimement une critique allant au-delà de la
constatation d ’une neutralisation réciproque des opinions adverses16.
Mais, comme l’indique la disposition même du titre accompagnée de la
sentence grecque, le scepticisme de Le Vayer, en politique comme en
lout autre domaine, doit être compris dans le cadre d’une pensée de la
dissimulation.
M Lathe biôsas, kai apobiôsas: «C ache ta vie et ta mort». Cf. Érasme, Ex Plutarcho
versa (éd. A. J. Koster), chap. VII : Lathe biôsas id est sic vive ut nem ote sentiat
vixisse [Mor. VI, 2,11 2 8 A -1130], O péra Om nia, Amsterdam, 1977, IV, 2.
11 « Souffre et abstiens-toi sceptiquem ent». Cette sentence clôt le D ialogue su rl'o p iâ -
treté, précédant im médiatement le D ialogue traitant de la politiqu e sceptiquem ent.
Elle est l’appropriation sceptique d ’une formule maîtresse de la morale stoïcienne
(sustine et abstine). Mais interprétée en sceptique ou (et) en stoïcien, elle contient au
XVIIe siècle l’injonction de la dissimulation. Cf. par exemple le Bréviaire des p o li­
ticiens attribué à M azarin: «L es anciens disaient: Souffre et abstiens-toi. Nous
disons: Sim ule et dissim ule».
" Sur le scepticisme de Le Vayer, outre les travaux de S. Giocanti et D. Taranto cités
infra, voir Frédérique Ildefonse, «L ’expression du scepticisme chez La M othe Le
Vayer», Corpus, n° 10, 1989-1, p. 23-40.
130 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

Ce scepticisme est la pièce centrale d ’un éclectisme doctrinal reven­


diqué comme tel, mais les autres doctrines exploitées par Le Vayer, en
particulier le stoïcisme et l’épicurisme, souvent pliées, forcées en direc­
tion du scepticisme, ou sont convoquées pour leurs contradictions
comme faire-valoir du scepticisme. Cependant ce scepticisme lui-même
est moins chez lui une fin qu’un moyen, un dispositif doctrinal propice
à la dissimulation libertine, une arme du soupçon et de la défiance mal­
veillante ; non une méthode conduisant à la suspension du jugem ent et à
l’ataraxie (c’est pourtant ce qu’il déclare, et il utilise abondamment les
ressources de l’argumentation sceptique, surtout, comme il a été mon­
tré, le dixième trope d’Aénésidème: de la diversité et de la variété des
mœurs et des opinions)17, mais l’argumentaire sceptique est mis au ser­
vice d’une stratégie du soupçon, qui dispose insidieusement le lecteur à
une attitude négative et non pas suspensive, dont on verra quelques
exemples. Cette négativité foncière n ’est pas toujours facile à appré­
hender, parce que l’adoption du relativisme sceptique semble se faire au
profit d’une attitude conservatrice, fidéiste, loyaliste et, sur le plan cul­
turel et scientifique, carrément rétrograde (on a souvent reproché l’ar­
chaïsme de la langue, des formes et du style de Le Vayer, son refus pré­
tendu de la science copemicienne18, etc.). Mais il s’agit d’une posture
artificielle, parce que cet attachement de circonstance, dans tous les
domaines, à l’opinion commune ou pédantesque, est sans cesse contre­
dit par la technique d’opposition sceptique, utilisée non pas pour barrer
la route à toute nouveauté, ni pour suspendre frileusement le jugement,
mais bien plutôt pour saper la crédibilité même des opinions «vul­
gaires» et nourrir l’incroyance et l’incrédulité. Et il me semble que cela
peut être montré en politique comme en matière de morale, de religion,
d’options culturelles ou de convictions philosophiques.

Contre le dogmatisme politique de Télamon, voilà comment Orontes


déclare d’abord son scepticisme au début du dialogue : « mes sentiments
intérieurs [...] sont encore plus pyrrhoniens, peut-être, que vous ne les
vous êtes imaginés, principalement quand on me veut convaincre, et
comme accabler des opinions généralement reçues, et de ces puissantes
autorités dont vous vous êtes servis contre moi »19. Ce pyrrhonisme des
«sentiments intérieurs», est d ’abord présenté comme une arme défen­
sive, pour résister efficacement à la charge des opinions communes et

17 Cf. J. Beaude, « Amplifier le dixième trope, ou la différence culturelle comme argu­


ment sceptique», Recherches su r le XVII' siècle, tom. V, 1982, p. 21-29.
18 Voir à ce sujet les importantes mises au point de G. Paganini, in art. cit.
19 Ibid., p. 389.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 131

îles arguments d’autorité20. De sorte qu’il est d ’emblée utilisé pour pro-
ii j'.er un for intérieur menacé par l’opinion et l’autorité, et qui éprouve
mi liberté, voire se constitue dans cette résistance à la conviction.
Mais ce traitement pyrrhonien de la politique est tout autant offensif :
lu science politique « n ’a aucune de ses raisons d’État si certaine, qui
n'.lit sa contre-raison, ni maxime si bien prise et si étendue, qui n’ait son
milimaxime; dont je puis parler d ’autant plus hardiment, que j ’ai pris
plaisir à m ’ébattre quelques fois sceptiquement sur ce sujet»21. Le trai­
tement sceptique permet les «hardiesses» et «licences» d’écriture; il
donne libre cours à ce que Le Vayer nomme précisément sa main géné-
leuse ou libertine22. Le scepticisme, fortement revendiqué, subit en cela
une inflexion notable: il fournit le prétexte mais aussi les instruments de
lu licence», de la «générosité» et de « l’affranchissement» de l’esprit.
Ainsi peut-on à bon droit soupçonner Le Vayer, pour une part au moins,
tic sc servir de la méthode d’opposition et des tropes sceptiques pour
engager et protéger son entreprise de démystification et de désillusion-
ncinent. Mais, même ainsi considéré, selon la logique du soupçon mise
ru place par Orasius Tubero (pourquoi ferions-nous confiance à la pro­
fession de foi pyrrhonienne, plus qu’à la profession de foi chrétienne,
dont elle est du reste indissociable?), ce libertinage reste sous l’emprise
du pyrrhonisme23: il est à la fois porté et contenu par lui, parce qu’il est

Ibid., Il s’agit toujours pour Le Vayer de «résister à l ’air contagieux qu’on respire
dans la conversation des hommes de ce siècle», P roblèm es sceptiques.
11 I’. 399-400. La conclusion du développement antipolitique est ainsi formulée par
Orontes: «Voilà Télamon, comme procédant sceptiquement dans votre belle poli­
tique, j ’y ai trouvé toutes choses, et celles mêmes qui passaient pour les plus cer-
tnines et arrêtées, pleines de doutes et d ’irrésolutions. Si mon discours vous a paru
plus étendu que vous ne vous étiez promis, je m ’y suis trompé aussi bien que vous,
m’étant laissé emporter par un désir de vous justifier mes sentiments et ma vie, et de
vous prouver que cette prétendue science d ’État, dans laquelle beaucoup font tant
des suffisants, n’a aucun de ses principes si certains, que la moindre rencontre d 'a f­
faire, le moindre accident de fortune, et la moindre diversité de temps n ’ébranle
aisément; ni aucune thèse ou proposition si constante, sur laquelle avec une fort
petite contention d ’esprit on ne forme aisément une antithèse, et une sentence du
lout opposée ou contraire», ibid. , p. 440-441. Cf. également Du gouvernem ent p o li­
tique: «parcourez toute la politique, vous y trouverez partout de quoi former de
semblables antithèses; et je suis fort trompé si de grand docteur que vous êtes en
l'ette science, vous ne devenez à la fin un excellent douteur», in P etits traités, lettre
n" 140, Πuvres, t. VII, IIe partie, p. 157.
1 le ttr e de l'auteur, au début des premiers D ialogues fa its à l ’im itation des Anciens...
Voir supra, le passage cité en exergue.
' ( T. S. Giocanti, «L a M othe Le Vayer: modes de diversion sceptique», m Libertinage
et Philosophie au XVIIe siècle -2- La M othe Le Vayer e t Naudé, Publications de
I' Université de Saint-Étienne, 1997, p. 32-48. S. Giocanti montre que Le Vayer est
132 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

tributaire de ses techniques propres d’indécision et d ’incertitude. L’ins­


trumentalisation des procédures sceptiques, les libertés et trahisons dont
Le Vayer fait preuve dans cet usage, parce qu’elles ne sont finalisées par
aucune alternative théorique, mais travaillent au sein même de la voie
dubitative, et en produisent en fait une version originale, fortement mar­
quée par son inflexion ironique et négative. Si le pyrrhonisme est lui-
même affecté par le soupçon, si ses concepts fondamentaux et ses pro­
cédures propres sont pervertis, c ’est de l’intérieur même, comme si le
discours sceptique était rongé par le vers de la licence et de la dérision.
On a pu montrer la manière insidieuse dont le scepticisme de Le
Vayer considère les phénomènes de la vie religieuse24. Lorsque, par
exemple, le libertin poursuit un parallèle entre les oracles des païens et
les prophéties de la vraie religion, c’est pour aller bien au-delà de la neu­
tralisation isosthénique, puisqu’il engage son lecteur à rejeter les phé­
nomènes divinatoires «comme des fourberies, ou des manies et des ren­
versements d’esprit», au moins pour les oracles profanes25. Mais la
transposition aux prophéties bibliques est dès lors inévitable26. Comme
le remarque justement G. Paganini, il n ’est alors même pas besoin de

« à la fois un libertin et un sceptique», ibid., p. 48. « Il serait injuste de dire que Le


Vayer se fait libertin sous couvert d ’une diversion sceptique: il est sincèrement
sceptique, mais au même titre qu’il est libertin, ce qui autorise des écarts que l’on
peut considérer comme subversifs, dans la mesure où ils encouragent à faire des
détours par le vice pour découvrir la vertu, par l ’ignorance et la folie, pour décou­
vrir la science et la sagesse», ibid., p. 40. Mais la finalité de ces écarts subversifs
est-elle vraiment celle qui est annoncée (découvrir la vertu, la science et la sagesse)?
S. Giocanti fait d ’ailleurs bien apparaître que Le Vayer pratique la «diversion» pour
elle-m ême et qu’il y a une sagesse de la diversion sceptique: « L a pratique dyna­
mique de l’isosthénie sceptique promeut un art de rebrousser chemin, de se rétrac­
ter, qui est une manière commode pour, tout en démentant les opinions extrava­
gantes qui viennent d ’être exposées furtivement et négligemment, les présenter
néanmoins de manière détournée à l’appréciation d ’un lecteur que Le Vayer feint de
ram ener in extrem is sur le droit chemin, par un brusque détour de son attention vers
des thèses plus orthodoxes», ibid., p. 38. Cf. surtout, du même auteur, la thèse de
doctorat: D e la m isologie à la ph ilologie sceptiqu e: étude su r le scepticism e
m oderne à p a rtir d e la lecture des œuvres de M ontaigne, Pascal, La M othe Le Vayer
(Rennes 1 , 16 janvier 1998).
24 Cf. en particulier R. Pintard, op. cit., p. 505-538.
25 D es oracles, P etits traités en form e de L ettres écrites à diverses person nes, lettre
CVI, t. VII, p artiel, Œ uvres, t.II. Mais cf. d ’abord le D ialogue su r le su jet de la d iv i­
nité, in D ialogues fa its à l ’im itation des Anciens.
26 Cf. R. Pintard, op. cit., p. 533: «G râce à sa science de l’antiquité, il étend mainte­
nant aux récits de l’histoire sainte ou de la tradition ecclésiastique, par un entrelace­
m ent astucieux d ’allusions et de jugem ents, le discrédit dans lequel tous les hommes
pieux qui l’entourent tiennent la mythologie ou l’histoire fabuleuse du monde clas­
sique ».
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 133

recourir à un art d’écrire entre les lignes «pour percevoir dans les
volutes par trop baroques du raisonnement de La Mothe les traces d’une
altitude démystifiante assez claire, parfois aussi cinglante, et qui s’étend
bien au-delà des limites qu’elle prétend vouloir respecter»27. Ainsi,
selon les catégories mises en place par le libertin, le discours oscille-t-il
entre le «pyrrhonisme tout pur» des auteurs païens et le pyrrhonisme
circoncis» par le christianisme dont il se réclame et qu’il dément tout
en même temps. Mais cette oscillation, où sont montrées toutes les fai­
blesses des corrections chrétiennes de l’ancien pyrrhonisme28, se fait au
profit d ’une nouvelle forme de scepticisme, foncièrement impure.
Impure non parce qu’elle glisserait subrepticement en faveur d’un dog­
matisme larvé - comme le fait fatalement le pyrrhonisme chrétien lors-
qu’il se rabat sur la révélation, les dogmes et l’autorité des Pères et des
( ’onciles— , mais parce qu’elle multiplie les raisons de nourrir le soup­
çon d ’une commune fausseté des opinions opposées, et tout particuliè-
rcment de celles qui nous sont les plus familières et communes. De sorte
i|ue la démarche critique ne s’arrête pas à 1’épokè, quoi qu’en dise l'au ­
teur lui-même, mais poursuit un travail de démantèlement effectif, qui
ne conduit donc pas non plus à l’équilibre isosthénique et à la quiétude
•itaraxique, mais plutôt à l’entretien de déséquilibres permanents à tra­
vers la fausse symétrie des arguments, les parallèles insidieux, etc.,
motifs d’une dérision tantôt amusée, tantôt chagrine.

Toutes ces considérations sur l’usage du scepticisme en matière de


idigion peuvent être transposées au domaine politique. Dans le D ia­
logue traitant de la politique sceptiquement, l’invocation et l’usage du
scepticisme permettent à la fois d’étendre et d’atténuer la portée polé­
mique des propos d’Orontes. Pourtant ils ne suffisent pas à expliquer
l'étrange perplexité que l’on peut concevoir à leur sujet. Celle-ci me
semble d ’abord suscitée - et c ’est un trait commun aux deux recueils de
dialogues - par un décalage savamment entretenu entre la forme du dis­
cours et son fond, un aspect inoffensif, souvent même anodin, et les
audaces sidérantes du contenu. Celles-ci n’apparaissent en fait vraiment
t |tie si l’on veut bien prendre la peine de revenir sur ses pas, et si l’on ne

" G. Paganini, « ‘Pyrrhonism e tout pur’ ou ‘circoncis’? La dynamique du scepticisme


chez La M othe Le Vayer», in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle -2- La
Mothe Le Vayer e t N audé, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997 (p. 7-
31), p. 30.
w Cette oscillation est exam inée par G. Paganini, qui conclut cependant qu’on ne sau-
ruit ramener la recherche de Le Vayer «entièrem ent à l’un ou à l’autre de ces deux
pôles», art. cit.
134 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

se laisse pas entièrement distraire par un riche dispositif de diversion29,


qui n ’est pas étranger et surajouté à cette pensée, mais qui porte bien en
lui de puissants effets de subversion : l’accumulation des références éru­
dites, des apophtegmes, maximes ou proverbes en langue grecque,
latine, italienne ou espagnole, le ton égal, un peu badin, un peu évasif,
qui évite soigneusement tout effet dramatique, au risque parfois d’une
certaine fadeur, la sinuosité des arguments, etc. Cependant, sans avoir à
lire entre les lignes, en s’arrêtant simplement sur le sens littéral de ce qui
est énoncé, l’audace, et même l’insolence proprement démystificatrice
d ’Orontes en matière politique est étonnante. Celui-ci s’emploie en
effet, consciencieusement, à déconsidérer non seulement la prétendue
science politique, mais les pratiques des acteurs politiques, et jusqu’à la
chose politique elle-même sous toutes ses formes, en tant qu’il accuse
de réduire le genre humain en servitude. Mais surtout, il ne s’en tient pas
à ces généralités, car il descend ensuite au particulier, pour s’en prendre
longuement au monarque absolu, puis aux favoris et ministres d ’État.
Certes on trouve les éloges, d’ailleurs très rapides et convenus, de Louis
XIII et de Richelieu, mais ils introduisent la critique de la politique
incarnée par le roi et son cardinal-ministre. Toutes ces idées sont for­
mulées à travers de multiples citations, anecdotes, exemples histo­
riques, qui disséminent l’attention et réduisent la tension, et elles sont
accompagnées de rétractations sceptiques, mais leur énoncé proprement
dit est finalement sans détour, clair, net et précis.

POMPE ET PARADE, ROUTINE ET CHICANE

Le dialogue commence de manière presque anodine, par quelques


escarmouches entre Télamon, défenseur inconditionnel de la science
politique et promoteur d ’une vie vouée aux affaires, et Orontes, qui se
pose en partisan de la vie privée et tâche de montrer, par d’habiles
contorsions, que non seulement les épicuriens, dit-il, mais tous les phi­
losophes dignes de ce nom, ou presque, « se sont moqués comme [lui]
de toute votre belle Politique»30, et ont refusé tout investissement dans
les affaires publiques, au profit du repos et de la retraite. Jusque là, cette
opposition tranchée se confond presque avec l’opposition traditionnelle
de la vie active et de la vie contemplative. Cependant, à mieux y regar­
der, la dépréciation philosophique de la politique elle-même, comme
réalité pratique, est poussée très avant : ceux qui excellent en politique

29 Cf. S. Giocanti, art. cit. supra.


30 Ibid., p. 389.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 135

ont généralement une capacité «toute restreinte dans l’usage et dans la


routine», et ce sont eux qui «en possèdent moins la science». Les phi­
losophes, par contre, qui ont traité de politique, l’ont fait pour la plupart
par divertissement spéculatif, c ’est-à-dire qu’ils ont envisagé dans la
généralité et l’abstraction des «idées» de gouvernement, et «il y en a
fort peu, qui se soient voulus abaisser jusques au maniement des affaires
publiques», règne de la fortune, du particulier et de la contingence31. De
sorte que les philosophes qui traitent de politique, pour la plupart lais­
sent de côté la réalité politique elle-même, et forgent, par divertisse­
ment, des chimères spéculatives, comme Platon avec sa République,
More et son Utopie, Campanella et sa C ité du Soleil ou Bacon et son île
de Bensalem32. «A un esprit qui connaît les choses solides», «ces inté­
rêts d’État» et «ces chansons politiques» sont choses vaines, et les
hommes dans les emplois lui paraissent dignes de pitié plutôt que d ’en­
vie33. Et ceux qui, comme le Cardinal d ’Ossat, ou Paolo Sarpi, se sont
adonnés aux affaires malgré leurs bons esprits, l’ont fait parce qu’ils
Higeaient « les occupations des hommes également vaines»34.
Mais le propos d’Orontes devient tout à coup assez stupéfiant: il
réfute d ’abord l’injonction de mourir pour la patrie, seulement justi-
Ilable, dit-il, pour «des Républiques imaginaires comme celle de Pla­
ton», et il s’emploie ensuite à retourner l’accusation de Télamon, sui­
vant laquelle le «mépris de la politique était nécessairement suivi du
malheur des peuples, et d ’une calamité publique»35. En fait, est-ce bien
la politique qui cause le malheur des peuples et les calamités: rien n ’a
«jamais été si préjudiciable au genre humain que ces belles Polices, qui
ont causé les guerres, les tyrannies, les pestes, les famines, et générale­
ment quasi tous les maux que nous souffrons»36. Pire encore, «en mille
laçons [elles] ont jeté les fers aux pieds à cette belle Liberté Naturelle,
dont la perte ne peut recevoir compensation »37.

" Ibid., p. 392.


11 Ibid., p. 390.
” Ibid., p. 391.
’4 Ibid., p. 394. Le Vayer cite en italien une lettre de Sarpi (à Jacques Badoer, 1609),
qui n’était pas publiée, cf. Taranto, ibid., p. 65. Sarpi est pour les libertins (cf. en
particulier Naudé), une grande figure de la rébellion contre le pape et des efforts
latitudinaires, mais aussi le «libre» citoyen d ’une république (Venise).
" Ibid., p. 396-397.
,'1 «Q uoique peut-être, ajoute-il, elles aient été introduites à une fin toute différente»,
p. 397. On notera combien le «peut-être» affaiblit la supposition de bonnes institu­
tions politiques corrompues par succession des temps.
1 On est très près ici d ’un D iscours d e la servitu de volon taire de La Boétie, où se
trouve le même m otif de la liberté naturelle, à laquelle met fin l’institution du poli-
136 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

La critique porte ensuite sur ce que Télamon nomme la «science


Politique» et principalement les «traités portant pour titres, Raisons
d ’État, ou Maximes d’État », qui ont la prétention d ’être à la politique ce
que les éléments d ’Euclide sont à la géométrie38. Plus que toutes les
autres sciences, elle est «dans la pompe et la parade» et «tout ce faux
éclat, et cette fastueuse montre ne peut tromper qu’un peuple igno­
rant»39. La science politique est en fait une pure simulation de science ;
c ’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une science de l’imposture,
mais d’abord une imposture scientifique, et elle s’impose sur les autres
corps de savoir, avec sa prétention d ’hégémonie architectonique que
Télamon ne se fait pas faute de rappeler40, de la même façon que
l’homme de pouvoir s’impose lui-même, c ’est-à-dire précisément par la
pompe et la parade, et la littérature des maximes et des raisons d’État est
l’un des principaux dispositifs de cette parade trompeuse. La science
des raisons et maximes d’État est d’abord illusoire par nature, par la
nature même de son objet, où le général et l’universel sont perpétuelle­
ment démentis par le particulier, de sorte qu’il n’y a pas de raison d’É­
tat qui n ’ait sa «contre-raison» et de maxime qui n’ait son «anti­
m axim e»41. Qu’est-ce donc que cette science qui affirme tout et son
contraire? Une simulatrice arrogante, s’il est vrai que l’arrogance
consiste d’abord à faire montre de qualités dont on est dépourvu, et - à
ce titre - elle est a fortiori une vile dissimulatrice, d’abord en ce qu’elle
s’emploie à occulter ses contradictions, mais surtout parce qu’elle
affecte la dissimulation elle-même, en la présentant comme l’une des
principales vertus politiques, et en ventant l’art politique comme le
grand art des arcana imperii. Autrement dit, cette dissimulation osten­
tatoire, en faisant croire à l’existence de secrets d ’État impénétrables,
dont les acteurs politiques seraient à la fois les maîtres et les gardiens,
est une pure mystification, analysée et dénoncée par Orontes, qui décrit
l’alternance de la «gravité sentencieuse» avec laquelle les politiques
prononcent «leurs axiomes» et cette «mystérieuse tacitumité» «lors-

tique. Mais ce thème circule dans la littérature libertine liée à l’épicurisme. Cf. par
exem ple le D iscours su r ce qu 'on a ppelle ph ilosoph e chrétien, La lettre clan des­
tine, n° 4, 1996 et, un peu plus tard, le Theophrastus Redivivus, VI, 3, première édi­
tion, G. Canziani et G. Paganini, 2 vol., 1981, vol. 2, p. 850, sq. Dans une longue et
note au texte du Theophrastus les éditeurs citent très opportunément, entre autres
textes, La Boétie et le passage de Le Vayer, ibid., p. 855-860.
38 Ibid., p. 395.
39 Ibid., p. 397.
40 Ibid., p. 387. Il renvoie au célèbre passage d ’Aristote, Éthique à N icom aque, I, 1,
1094 a.
41 Ibid., p. 399.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 137

qu’ils font mine de supprimer par leur silence les fatalités de l’État»42.
Or que cache ces paroles oraculaires et ces grands airs de mystère? Hé
bien précisément rien, ou pas grand chose. Orontes le sait par expé­
rience, car il a maintes fois côtoyé ces hommes de grande suffisance, et
il a pu les jauger et juger selon leurs mérites43: «puisque je vous puis
parler ici non seulement de seul à seul, mais qui plus est, d ’ami à ami, je
vous dirai librement que m ’étant soigneusement approché (et avec
grand respect d’abord) de quelques uns de ceux que je voyais être en
réputation de plus de suffisance, et d’avoir le plus de connaissance des
Destinées de l’Europe, après les avoir assez étudié pour les reconnaître,
je m ’aperçus aisément qu’hors je ne sais quelle routine de cabinets, je ne
sais quelle chicane d’État, ils ne possédaient rien au fond, où une très
médiocre capacité ne put atteindre, et dont un esprit autre que commun,
exempt d ’ambition et d ’avarice, ne dût faire un fort grand mépris.»44
Notons d ’abord que la procédure adoptée d’énonciation, typiquement
libertine, est assez remarquable : si Orontes se permet une telle liberté de
parole, c’est parce qu’il parle à Télamon, de «seul à seul», et «qui plus
est, d ’ami à ami». Le lecteur est ainsi mis en position d ’assister fortui­
tement, sans y être convié, au conciliabule privé. Il se trouve par rapport
au secret libertin dans une situation semblable à celle du particulier pro­
fane confronté aux sacrés mystères de la politique: mais alors ce secret,
au contraire du secret mystificateur des traités de la raison d’État ou des
recueils de maximes d’État, est celui d ’une définitive démystification
du secret politique. En effet: routine et chicane, voilà à quoi se ramène
le tout de cet art sublime qui prétend présider aux destinées des
hommes. En fait, le talent majeur des politiques est de faire passer cette
médiocre routine de cabinet, à laquelle se réduit finalement le secret
politique, pour la célébration de profonds mystères. En ceci le secret
politique est bien d’abord une fiction de secret, un secret fictif: là
encore Le Vayer s ’oppose non seulement à la littérature de la mystifica­
tion politique proprement dite, qui célèbre les mystères divins de l’État,
mais aussi, à travers Télamon, à ceux qui, comme Naudé, tout en pro­
duisant une analyse technique (et comme telle nécessairement démysti-
I icatrice) des procédures du secret politique, préjugent des capacités
pi udentielles des acteurs politiques, et avouent leur fascination pour les
urnps d ’État, compris comme les fruits d’une prudence extraordinaire
qui élève l’art politique jusqu’au sublime. Dans ces événements extra­

« Ibid., p. 398.
41 II est fort probable que Le Vayer se réfère ici à tout ce qu’il a pu apprendre de la
diplomatie dans ses voyages en Europe, en compagnie de Guillaume Bautru.
** Ibid.
138 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

ordinaires, Le Vayer ne voit jamais à l’œuvre que des capacités ordi­


naires, secondées, voire surprises par les hasards de la fortune.
D ’ailleurs les politiques professionnels excellent, non parce que leur
connaissance théorique et pratique leur permettrait de dominer le jeu,
mais seulement par l’application de tactiques empiriques, étroitement
limitées. Ainsi des bons négociateurs : « il arrive tous les jours que des
hommes négocieront excellemment parmi les confusions d ’une Sei­
gneurie, lesquels hors de certaines intelligences qu’ils ont des per­
sonnes, et de quelque routine des négociations, qu’ils ont acquises par le
temps, ne peuvent passer que pour personnes de médiocre talent, et de
petite ou nulle considération. De même qu’au jeu de cartes, il y en a qui
y savent des piperies, et des façons de les brouiller trompeusement, bien
qu’ils n ’entendent guère bien les jeux...»45 La remarque est très fine,
d ’autant plus que Le Vayer semble bien prêt à admettre que dans ce jeu
politique, personne ne peut prétendre à la maîtrise des bons joueurs de
cartes. S’il s’en présentait un d’excellent, sans doute perdrait-il!
D ’ailleurs n ’est-ce pas ce qui arrive au philosophe politique, dès lors
qu’il prétend passer à la pratique? Parce qu’en ce jeu paradoxal, seuls
les pipeurs, ceux qui connaissent des trucs et ont de la routine, peuvent
gagner.
Le point fort de la critique de Le Vayer en matière de dissimulation
d ’État, consiste à prendre ainsi à revers la littérature des maximes,
secrets et coups d ’Ètat, en affirmant que ce qui est dissimulé, ce n ’est
pas l’infaillibilité et sublimité des raisons et causes qui président aux
actes visibles (et qui relèveraient - s’il en était ainsi - d’une science et
d ’un art suprêmes de l’action), mais leur mesquinerie et futilité: «nous
croyons que rien ne se fait en matière d’État, que par des conseils plus
aisés à respecter qu’à pénétrer, et que toutes choses y sont portées à leurs
fins de long temps prévues, et quasi infaillibles...» Voilà ce qu’affirme
en effet la science des arcanes et coups d ’État : rien de ce qui arrive n ’est
casuel, mais le moindre fait ou geste est longuement pensé, calculé,
mûri dans le secrets des cabinets. En réalité, la plupart des événements
dépendent de causes minimes et le plus souvent fortuites: «Com m e le
vent d’un chapeau est capable de détourner le plus grand coup de
foudre, souvent aussi un respect de nulle considération, un intérêt très
léger et particulier, un moment nullement prémédité, hâte ou recule, fait
ou défait les plus importantes actions d’un Louvre.»46 De médiocres
intérêts particuliers, d ’heureux ou malheureux hasards, des gestes
minuscules aux effets disproportionnés, inattendus de tous, et de ceux là

45 Ibid., p. 415.
46 Ibid., p. 413.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 139

mêmes qui en sont la cause occasionnelle, conduisent les États. Orontes,


pour le prouver, n ’hésite pas à donner des exemples très proches dans le
temps, comme les divers moteurs politiques et surtout privés qui déci­
dèrent du « voyage de Béam en mille six cent vingt, qui a été suivi des
plus notables changements qui se soient vus en France depuis cinq cent
ans»47. Or c ’est tout cela, estimations erronées, projets dérisoires,
intrigues méprisables, successions de hasards, que la littérature des
maximes d ’État a pour vocation de dissimuler, en simulant une maîtrise
secrète des événements. L’enjeu est de taille: il y va de la légitimation
du pouvoir, qui doit, pour être effectif, c’est-à-dire reconnu comme pou­
voir, faire croire qu’il peut ce qu’il veut.

LE MONARQUE ABSOLU
ET LE PHILOSOPHE SPECTATEUR

Le Vayer n’exempte même pas de sa critique radicale le régime


auquel il est assujetti. Une brève revue des procédures utilisées illustre
bien la portée proprement politique de cette démarche, qui se met à cou­
vert de l’idéal privé de la sagesse épicurienne et invoque les méthodes
d’argumentation sceptiques: mais le déni de la politique, et tout parti­
culièrement celui de la politique étatiste contemporaine, est lui-même
éminemment politique.
L’éloge de Louis XIII, par exemple, n ’est pas seulement vite expé­
dié, mais il est surtout difficile de ne pas en suspecter l’ironie, alors que
I ,e Vayer, sous un nom d’emprunt et dans un ouvrage dont il ne faut pas
oublier qu’il est une publication clandestine, y vante la liberté permise
aux auteurs par un «un si bon et si juste Prince» de s’exprimer sur les
matières politiques48. Qui plus est, ce bref éloge sert d ’introduction à
une très longue et virulente critique des excès de la monarchie, et en fait
île la monarchie elle-même49. Plus loin il en ira exactement de même
pour la diatribe contre les favoris, introduite par l’éloge de Richelieu.
Mais surtout, on peut admirer les techniques d’argumentation mises en
œuvre: Orontes prétend lui-même utiliser la méthode sceptique de
confrontation du pour et du contre, la technique d ’opposition réglée des
arguments, mais il le fait de manière tout à fait biaisée. En effet il n’op­
pose pas des arguments favorables à des arguments hostiles à la monar­
chie absolue, mais contre les maximes de la monarchie tyrannique -

41 Ibid.
° Ibid., p. 416.
4" Ibid., p. 416-433.
140 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

c ’est-à-dire de l’absolutisme présenté comme tyrannique, et non donc


défendu - , il dresse une série de maximes visant à justifier, limiter et
rabaisser le pouvoir des rois. Après quoi il conclut : «Voilà des maximes
bien différentes des premières, et que je ne vous ai rapportées (recon­
naissant assez l’extravagance de la plupart) que pour servir d’antithèses
aux autres.»50 Mais il s’agit là d’une fausse antithèse, puisque les deux
séries sont en fait ouvertement, explicitement anti-absolutistes, et les
maximes qui paraissent alors extravagantes ne sont pas celles qui com­
mandent la limitation et le contrôle strict du pouvoir monarchique, mais
celles qui conduisent à la justification de tous les excès. Ainsi l’affir­
mation d ’une licence propre au roi de faire tout ce que bon lui semble,
autorise-t-elle ce que les lois interdisent, comme par exemple d ’épouser
sa sœur51. On trouve des propos tout à fait similaires chez les doctri­
naires machiavéliens de la raison d’État, mais il faut bien noter que Le
Vayer n’invoque alors précisément pas une raison d’État qui viendrait
effectivement justifier la transgression des lois ordinaires : il envisage
au contraire la revendication de la «toute puissance» royale comme
celle d ’une licence privée de tout faire, et d’abord comme la licence,
pour les monarques, contre toute raison d ’État, «de faire de leur État et
de tout ce qu’il comprend comme bon leur semble »52. Et Le Vayer passe
alors en revue une série d’anecdotes sur les abus de la royauté, qui sont
celles de la tyrannie, même si le terme est soigneusement évité (et on le
comprend, puisqu’il s’agit en apparence de cautionner la monarchie
absolue), et dont la plupart engagent les abus des sujets dans leur service
- ou plutôt servitude - des monarques: multiples formes d ’idolâtries,
suicides spontanés ou infanticides pour prouver leur dévouement et

50 Ibid., p. 420.
51 «L es M agistrats de Perse consultés par Cambise sur le mariage q u ’il désirait
contracter avec sa sœur, lui firent réponse, que véritablement ils ne trouvaient point
de loi qui permît au frère d ’épouser sa sœur, mais qu’il y en avait bien une qui don­
nait licence au roi de faire tout ce que bon lui sem blait», ibid., p. 416-417.
52 Le passage mérité d ’être cité en entier: «O n leur chante dès le berceau q u ’ils ne
relèvent que de Dieu et de l’épée, tibi s o lip e c c a v i, qu’étant maîtres de la vie et des
biens de leurs sujets (dom ini est terra et plen itudo ejus ) ils ne sont quant à eux rede­
vables que de leurs bonnes grâces envers ceux qui s’en rendent dignes, bref,
qu’étant au-dessus des lois, tout leur est par conséquent permis, et peuvent, suivant
le proverbe ancien, civitates ludere, et de faire de leur État, et de tout ce q u ’il com ­
prend, comm e bon leur sem ble; s’estimant obligés seulement par l’intérêt de la
royauté à se rendre les plus absolus qu’ils peuvent, et à s’établir dans cette indépen­
dante pam b a sileia des G recs», ibid., p. 416. Je crois que l’on peut constater que
l’«intérêt» invoqué est celui de la «royauté», c ’est-à-dire celui de la forme de gou­
vernem ent, en tant qu’elle fonde en droit le bon vouloir des monarques, et non pré­
cisément, l’État comme tel.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 141

fidélité, etc. La conclusion, une citation détournée d’Aristote, est claire :


« la principauté est le principe de tous les maux de la cité.»53 Dans cette
partie censée présenter les maximes en faveur de la monarchie absolue,
on retrouve donc plutôt les arguments de la tradition monarchomaque.
De sorte que les maximes visant à soumettre les rois aux « lois de leur
État » s’avèrent beaucoup plus raisonnables54. Quoi qu’il en soit, il
s’agit bien de fausse symétrie, et d’un usage délibérément perverti du
trope sceptique : il n’y a pas ici neutralisation des contraires, mais plutôt
deux manières d’argumenter dans le même sens. Dès lors, le doute pro­
duit n’est pas du tout l’équilibre des plateaux de la balance qui apporte
la tranquillité de l’âme, l’ataraxie sceptique (et ici tout à la fois épicu­
rienne), mais bien au contraire un déséquilibre foncier, une sourde
intranquillité, le trouble contenu d’une rébellion étouffée. Orontes en
vient tout de même à dire, en citant Salomon (en latin), que les saute­
relles sont plus heureuses que les hommes parce qu’elles n’admettent
aucun roi. Il dit aussi que certains peuples prennent pour roi un morceau
de bois, ou un chien, et qu’il vaut mieux avoir ces viles choses pour
monarque que pas de monarque du tout: on notera encore ici la mal­
veillance et, pour le moins, l’ambiguïté du propos. Du bon monarque,
du moins celui qu’Aristote estime tel dans sa Politique, il dit enfin qu’il
est comparable au sage des stoïciens, c’est-à-dire l’égal d ’un dieu mais
introuvable, «bref un Rose-croix parfait, mais invisible»55. Cette réfé­
rence aux Rose-croix, à la compagnie des invisibles, est importante : les
invisibles sont parfaits parce qu’invisibles. Ils simulent la perfection en
se dissimulant, mais en fait de tels invisibles parfaits n ’existent pas ; les
Rose-croix n’existent pas, du moins sous la forme qu’ils revendiquent.
Ceux qui existent, qui vantent les arcanes de leur science et de leurs
pouvoirs dans leurs libelles, placards et ouvrages faramineux sont de
purs charlatans...56Comme nos rois, derrière les livres des auteurs à leur
solde ?

Cette dépréciation de la politique, mais en fait d’abord des hommes


île pouvoir, et de ceux qui prétendent à la science du pouvoir, se fait tout
entière au profit (et bien sûr à partir) de la figure véritablement hyper­

H Aristote, R hétorique , III, 1412 b.


M De m êm e parmi les formes possibles de monarchie, celle qui paraît la meilleure en
notre pays, héréditaire, se trouve-t-elle fortement mise en cause par une série d ’ar­
guments, fort convainquants, en faveur de la monarchie élective.
” Ibid., p. 403.
Le Vayer, bien évidemment, connaît VInstruction à la France su r la vérité d e l ’his­
toire de la Rose-C roix, composée par son ami Naudé en 1623.
142 JEAN-PIERRE CAVAILLÉ

bolique du «sage», appropriation libertine du sage stoïcien, mais la


référence va d ’abord aux «Sagesses» de Cardan et de Charron: l’indi­
vidu d ’exception, l’esprit fort qui se retire, se retranche dans une soli­
tude qui cesse d’être un lieu naturel et ne saurait être comprise comme
une simple reformulation de l’idéal de vie contemplative. La solitude
moderne se cultive en tous lieux : « notre esprit trouve son ermitage par­
tout, et dans les plus grandes assemblées d’hommes des plus grandes
villes.»57 Montaigne et Bacon, si abondamment cités par Le Vayer, avait
déjà dit à peu près la même chose58, Descartes et Balzac le répètent
aussi, au même moment. On peut philosopher «dans les inquiétudes
d’une cour et les agitations d ’un palais»59: «vous aurez la solitude et la
tranquillité partout où vous saurez la vous donner.»60 La solitude philo­
sophique est alors le lieu d’une élévation morale et spéculative de l’in­
dividu, qui s’éprouve dans le dédain de la vie politique et le mépris des
têtes couronnées, comme Le Vayer finit par le dire : « A la vérité, pour
vaquer à de si profondes méditations, qui font comme une séparation de
l’âme et du corps, il faut être beaucoup au dessus de toutes les Cou­
ronnes de la terre. Celui qui saura l’art de s’entretenir et raisonner ainsi
avec les Intelligences, se moquera bien de l’autre qui nous rend
capables des raisons d’État.»61
Cependant le vocabulaire philosophique de l’ascèse contemplative
ne doit pas tromper; cette solitude libertine, qui exalte la figure de l’es­
prit fort, ne tourne pas le dos à la politique, au contraire, elle lui fait
face : elle la tient à distance, certes, mais dans un rapport spéculaire et
spectaculaire. La dissimulation libertine se nourrit spéculairement de la
simulation politique: c ’est dans la fruition critique de ce spectacle que
l’esprit fort éprouve sa force, singularité et irréductibilité. Aussi le spec­
tacle politique est-il nécessaire à l’économie de la dissimulation liber­
tine. Là encore, du reste, Le Vayer rejoint son ami Naudé, et l’on saisit
dans son texte, au-delà du jeu codifié des personnages, comme un écho
de la façon dont ils s’entretenaient de politique et considéraient les évé­
nements contemporains. C ’est bien ce que révèle l’usage que Le Vayer,
en D e la vie privée, fait du topos du théâtre du monde: « D ’autres ont
(...) considéré ce monde comme un magnifique théâtre, sur lequel tant
de sortes de vies comme autant de divers personnages, sont représentés ;
les Philosophes s’y trouvent assis, considérant le tout avec un grand

57 D ialogue de la Vie privée, p. 147.


58 M ontaigne, D e la solitude, Essais, I, 39 ; Bacon, Essays, chap. XXVII
59 D ialogue de la Vie p riv ée , p. 137.
60 D ialogue traitant de la politiqu e sceptiquem ent, p. 446.
61 Ibid, p. 450-451.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE 143

plaisir, cependant que les Princes, les Rois, et les plus grands
Monarques, sont autant d’acteurs de la comédie, qui semble ne se jouer
que pour le contentement de ces dignes spectateurs.»62 Les rois sont des
histrions qui jouent pour le divertissement des spectateurs philosophes,
lit il faut noter que ce n’est pas du tout là une position isolée. Balzac,
Descartes, Poussin ont exprimé la même idée, à travers la même méta­
phore63. Il y a là, me semble-t-il, le trait distinctif d’une génération d’es­
prits libres. Chez ces auteurs, l’affirmation d ’une subjectivité souve­
raine, s’accompagne de l’adoption d’une attitude superbe et
condescendante à l’égard des politiques, enveloppés par l’action et vie-
limes de ses troubles et de ses aléas64: mais c ’est un spectacle qui leur
plaît par dessus tout, qui les fascine et dont ils ont besoin, semble-t-il,
pour éprouver leur propre écart, leur propre distance généreuse vis-à-vis
de l’action et, aussi bien, dans l’action elle-même. Un lien dialectique
unit simulation politique et dissimulation libertine, et par là les consti­
tutions respectives de l’État moderne et du sujet moral et métaphysique :
l’individu moderne a besoin du spectacle politique, il a besoin d ’envisa­
ger la politique comme un spectacle, pour constituer sa souveraineté.

Jean-Pierre C a v a illé
EHESS, Paris

“ Ibid., p. 142.
M Guez de Balzac à Boisrobert, 11 fév. 1624: «en l’état où je suis, tous les princes du
monde jouent la comédie pour me faire rire.» Descartes dit à peu près la même
chose dans sa correspondance avec la princesse palatine en exil Élisabeth. Poussin
également, dans une lettre à Chantelou, datée du 21 décembre 1643.
M C ’est du reste ce que Le Vayer écrit lui-m ême: « Il ne faut pas penser être à soi
jusques à un si haut point, et se prêter en même temps aux fonctions d ’une charge
importante, et au gouvernement d ’une seigneurie», ibid., p. 451.
CYRANO ET LES DÉVOTS

En 1909, Alfred Rébelliau affirma que La M ort d ’Agrippine (1654)


de Cyrano avait été interdite en 1657 et René Jasinski précisa impru­
demment que le coup venait de la Compagnie du Saint Sacrement (abré­
gée ici, selon l’usage, en Cie du S.S.)1. A ce jour, aucun document
n’étaie ces déclarations sans références.
Cependant, en 1671, Gabriel Guéret avait déclaré que la tragédie
avait été défendue à cause « de trente ou quarante vers qui blessent les
bonnes mœurs »2 et, en 1715, dans les Menagiana, une précision qui fit
fortune semblait fournir une explication: à l’hémistiche du vers 1306,
«Voilà, frappons l’hostie» (en l’occurrence Tibère), le parterre se serait
écrié, scandalisé: «A h ! le méchant ! Ah ! l’athée ! Comme il parle du
Saint-Sacrement !»3 Témoignages tardifs, il est vrai: aussi l’interdiction
de la pièce n ’est-elle qu’une hypothèse dont il conviendra aux lecteurs,
à la lumière des informations ici présentées, de mesurer le degré de
plausibilité4.
Mes recherches assidues sur la famille de Cyrano, tant aux Archives
Nationales (particulièrement dans les minutes notariales et les Insinua­
tions du Châtelet) qu’à la Bibliothèque Nationale (notamment dans les
manuscrits des Pièces originales et des D ossiers bleus), m ’ont fait

1 A. Rébelliau, «D eux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement. M olière et


Port-R oyal», Revue des D eux M ondes, sept-oct. 1909, p. 899; R. Jasinski, M olière
e t le M isanthrope, Paris, Armand Colin, 1951, p. 23. La date de 1657 est surpre­
nante: pourquoi la pièce aurait-elle été interdite trois ans après sa publication? Si
elle a vraiment été interdite, y aurait-il un lien avec la conversion du Prince de
Conti ?
1 G. Guéret, La G uerre d e s Auteurs A nciens e t M odernes, Paris, Théodore Girard,
1671, p. 69.
' M enagiana, éd. de 1715, Paris, F. et P. Delaulne, p. 26. Les M enagiana sont à lire
avec précaution: l ’édition de 1693 est d ’une extrême malveillance à l’égard de
Cyrano et contient sur sa mort des déclarations totalement erronées.
4 Christian Huygens ayant vu la pièce à Rouen en juillet 1655, il faudrait en conclure
que les représentations n ’auraient été interdites que localem ent et tem porairem ent :
par le roi ou par un prélat, qui n ’avait de droit que dans sa juridiction? Le premier à
avoir découvert cette unique représentation attestée est le grand critique H.C. Lan-
caster.
146 MADELEINE ALCOVER

découvrir des documents inconnus, dont quelques-uns vont ici être


analysés5.
Le sort d 'Agrippine pourrait bien rejoindre les interdits, avérés par
des cartonnages, qui ont frappé non seulement l’édition originale des
Lettres (1654), mais aussi le paratexte de l’édition originale de Y H is­
toire comique des Etats et Empires de la Lune (1657)6.
La conversion de Cyrano (dixit Lebret) par sa pieuse cousine, M ade­
leine Robineau, baronne de Neuvillette, replacée dans son contexte, fera
entendre un autre son de cloche et il n ’est pas jusqu’à la contrefaçon des
Πuvres diverses par Sommaville, en 1661, qui ne devienne intriguante,
quand on aura décodé la marque qui orne sa page de titre.

Le contrat de mariage des parents de Cyrano, signé le 12 juillet 1612,


auquel n’a jamais été accordée qu’une brève mention et qui repose dans
les cartons poussiéreux du Minutier Central (M.C. par la suite), méritait
bien qu’on allât l’exhumer7. La richesse de l’information fournie, à cette
époque, sur chacune des personnes présentes aux baptêmes, aux
mariages, voire aux obsèques, permet de reconstruire non seulement la
généalogie des familles, mais aussi leur tissu social. Pour peu que
d ’autres documents, puisés à des sources diverses, viennent les enrichir,
c ’est tout un contexte qui surgit et qui fait sens.
De la quinzaine de témoins nommés dans le contrat de mariage
d’Abel I Cyrano de Mauvières et d’Espérance Bellanger, deux retien­
dront notre intérêt: «Guy Robineau, sieur de Becquencourt, cousin, à
cause de damoiselle Marie de Maugamy, sa femme» et «Séraphin
Maurroy, huissier du Conseil du Roy, cousin» (d’Abel Cyrano).
L’un et l’autre vont nous mener tout droit à la Cie du S.S.

5 Depuis les études pionnières de Jal et les articles de J. Roman, Pierre Frédy de Cou-
bertin, Ch. Samaran et J. Lemoine, aucun document antérieur à l’exécution testa­
mentaire du père de Cyrano (mars 1649) n ’a été versé au dossier. La synthèse de
Frédéric Lachèvre, qui remonte à 1921, n ’a pas été dépassée: c’est dire que dans
cette transmission quasi totalement dépourvue d ’examen, les erreurs de Jal et les
hypothèses hasardées de Brun et de Lachèvre ont acquises, avec le poids du temps,
le statut de documents. Les biographies récentes de Michel Cardoze et d ’Anne Ger­
main véhiculent une information vieille de soixante-quinze ans. J ’examine en détail
l’ensem ble de la question dans mon introduction aux Œ uvres com plètes de Cyrano
(v o l.l), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2000.
6 Pour les L ettres , voir mon C yrano relu et corrigé , Genève, Droz, 1990, p. 1-27;
pour V H istoire com iqu e , mon article «Cyrano in carcere», P apers on French
Seventeenth Century L iterature, XXI, 41 (1994), p. 393-414.
7 M.C., Etude XII, 41. Ce document inédit est reproduit dans mon édition citée plus
haut.
CYRANO ET LES DÉVOTS 147

Guy Robineau avait des terres dans la vallée de Chevreuse qui avoi-
sinaient celles d’Abel Cyrano de M auvières; le sieur de Becquencourt
était, lors de son décès, sieur de Saint-Forget et de Villebon. Sa parenté
avec Espérance Bellanger remonte à trois générations : sa femme, Marie
de M augamy était, comme Espérance Bellanger, l’arrière-petite-fille de
Guillaume Millet et de Catherine Valeton. Ils étaient donc, par alliance,
cousins issus de germains8.
Madeleine Leclerc, mère de Guy Robineau, et donc grand-mère de la
baronne de Neuvillette, convola à deux reprises en justes noces : de son
premier époux, Roger Robineau, elle eut Roger, notre Guy et une fille,
M adeleine; du second, le richissime banquier et grand ami d ’Henri IV,
Sébastien Zamet, elle eut Jean et Sébastien, le futur évêque-duc de
Langres.
A plusieurs reprises, le prélat a fait mention d’un de ses frères, le
«sieur de Saint-Pierre»: Louis Prunel, qui a consacré deux ouvrages
substantiels à l’évêque-duc, a conclu que le sieur de Saint-Pierre était un
frère du prélat par leur commun père9. Mais les actes de l’époque, aussi
bien ceux du Cabinet des titres de la B.N. que ceux des Archives Natio­
nales, renvoient souvent à un Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre,
capitaine d ’une compagnie dans le régiment de Navarre, frère utérin de
Sébastien Zam et10.

8 Le nom de la mère d ’Espérance Bellanger est Catherine Millet. Comme Jal ne fournit
pas cette information, R-A. Brun alla consulter le Grand Epitaphier et trouva la mention
d’un Antoine Bellanger, époux de Fleurance Tricot, à Saint-Eustache (Savinien de
Cyrano Bergerac. Sa vie et ses œuvres d ’après des documents inédits, Paris, 1893 /
Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 7 et 8). C ’est J. Lemoine, en 1911, qui a, le premier
(et le seul), donné les noms corrects des aïeuls de Cyrano («Le patrimoine de Cyrano
de Bergerac», La Revue de Paris, 15 mai 1911, p. 274-275). Lachèvre n’en dit rien.
9 Louis Prunel négligea de s’orienter vers les Robineau: les actes 4 et 5 des P ièces
origin ales (2504, 56216) contiennent un long document sur le mariage de Guy
Robineau et de Marie de M augamy qui l’aurait mis sur la bonne voie. Quoi q u ’il en
soit, la conclusion de L. Prunel allait à l’encontre de l’éditeur des Annales de la
Com pagnie du Saint-Sacrem ent, dom Bauchet-Filleau, qui faisait du sieur de Saint-
Pierre le neveu du prélat: le bénédictin reproduisait une information fournie par le
jésuite Charles Clair, qui, sans preuve aucune, avait corrigé l’auteur des Annales, Le
Voyer d ’Argenson, qui faisait bien du sieur de Saint-Pierre le frère de Sébastien
Zamet (C. Clair, «L a Compagnie du Saint-Sacrement. Une page de l’histoire de la
charité au XVIIe siècle», Etudes, nov.1888, p. 362; Le Voyer d ’Argenson, op. cit.,
Marseille, Saint-Léon, 1900, p. 13 et 15 ; L. Prunel, Sébastien Zamet, évêque-duc de
Langres, p a ir de France. Sa vie et ses œuvres. Les origines du jan sén ism e, Paris,
Picard, 1912, p. 20). Ni Allier, ni Rébelliau, ces pionniers de l ’histoire de la Cie du
S.S., n’ont connu l’identité du sieur de Saint-Pierre.
111 Outre le mariage cité dans la note précédente, voir, entre autres, une donation de
M adeleine Leclerc à son fils Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre (Archives
148 MADELEINE ALCOVER

Le zèle de l’évêque-duc de Langres, exemple parfait du prélat post-


tridentin, est bien connu des spécialistes de la pensée religieuse du
XVIIe siècle, particulièrement de ceux qui s’intéressent au jansénisme :
il fut, en effet, le premier directeur de Port-Royal, puis l’un des princi­
paux responsables de l’incarcération de Jean Duvergier de Hauranne,
abbé de Saint-Cyran, que nous retrouverons plus loin11. Quant à Roger,
son frère, il figure parmi les premiers membres de la Cie du S.S. et en
fut son premier secrétaire, le 23 juillet 163012. Avec les deux frères, nous
nous trouvons au centre de la Compagnie. En 1643, tandis que Saint-
Pierre en était le supérieur, Zamet, désireux d ’en faire créer une succur­
sale, fit appel à Gaston de Renty, qui devait être onze fois supérieur à
Paris et avait pris en charge Madeleine Robineau devenue veuve en
1640: il était lui-même dirigé par Olier, le célèbre curé de Saint-
Sulpice13. Un carme déchaussé, Cyprien de la Nativité de la Vierge,
consacra à la baronne un livre édifiant: quasi inculte, elle avait sur­
monté cet handicap et la déclaration suivante de son biographe, replacée
dans son contexte familial, ne manque pas ici d ’intérêt: «L a copie et
l’original de ses écrits estans tombés entre les mains d’un Prélat, chargé
d ’un grand diocèse, il en est demeuré tellement ravy, que non seulement
il parlait d’en donner la veue à la Reyne comme d’une chose rare, mais
encore sans vouloir s’en désaisir, il a voulu les porter en son diocèse, où
ils ont fait des fruits merveilleux.»14 Le diocèse de Langres étant, au

Nationales, Y155, f° 200, 20 juin 1614) et une de Jean Zamet, au même, son «frère
m aternel» (id., Y167, P 126, 30 ju in 1622). M m e Catherine Grodecky, dans un
rem arquable article sur Sébastien Zamet père, est arrivée, par d ’autres voies, à la
m êm e conclusion. Les documents ne permettent aucun doute sur cette identité: le
sieur de Saint-Pierre est un Robineau et non un Zamet («Sébastien Zamet, amateur
d ’art », Les A rts au tem ps d ’H enri IV, Colloque de Fontainebleau organisé par l’As­
sociation Henri IV, 1989, p. 186-254). Je rem ercie Mme Baudouin-M atuszek, ingé­
nieur au C.N.R.S., d ’avoir eu l’obligeance de m ’indiquer cet article.
11 Voir R. Allier, La C abale des dévots (1627-1666), 1902 / G enève: Slatkine
Reprints, 1970, p. 165.
12 «O n nomma lors pour secrétaire M. de Saint-Pierre, frère de M. l’évêque de
Langres. Il fut le premier qui tint registre de tout ce qui se disait et se faisait dans
l ’Assemblée (...)», A nnales, op. cit., p. 15.
13 A. Rébelliau, La C om pagnie secrète du Saint-Sacrem ent. L ettres du grou pe p a r i­
sien au groupe m arseillais (1639-1662), Paris, Champion, 1908, p. 35-37 et L.
Prunel, «D eux Fondations de la Compagnie du Saint-Sacrement de D ijon: Le
Refuge et le Sém inaire», Revue d 'H istoire d e l ’E glise de France, 25 juillet 1911,
p. 445.
14 R ecu eil des Vertus et des écrits de M adam e la baronne de N euvillette, Paris, Denis
Bechet et Louis Billaine, 1660, p. 13. Le biographe ajoute que le prélat en avait fait
faire plusieurs copies. Voir Cyrano relu, op. cit., p. 31-35, où il est question de
Madeleine Robineau et le vol. 1 des Œ uvres com plètes, op. cit.
CYRANO ET LES DÉVOTS 149

XVIIe siècle, l’un des plus étendus de France, peut-on rapprocher les
deux diocèses et voir dans le prélat l’oncle Zamet?
Si la fortune des richissimes Zamet est bien connue, celle de cette
branche des Robineau l’est beaucoup moins. Quelques chiffres permet­
tront d’imaginer celle du sieur de Saint-Pierre. En 1614, il avait reçu de
sa mère, Madeleine Leclerc, un don entre vifs de 33.000 livres et, de son
frère Jean Zamet, en 1622, à l’occasion de son futur mariage avec Marie
Charpentier, une somme de 60.000 livres, accompagnée de la promesse
de loger et nourrir les futurs époux dans le somptueux hôtel de la rue de
la Cerisaie, et de leur verser une somme de 5.000 livres15. Au moment
de son décès, entre le 21 et le 24 août 164616, il était sieur de Saint-Pierre
et de Maisons. Son testament est resté introuvable, mais les papiers de
l’exécution testamentaire du 4 janvier 1647 révèlent une fortune qui
dépasse la centaine de mille livres17. Sont dignes de remarques la
somme de 20.000 livres léguée à l’Hôtel-Dieu et le choix, parmi les
trois exécuteurs testamentaires, de Pierre Robineau, « trésorier général
de la cavalerie légère de France», père d’Angélique et de Marie (si
connues des précieux, surtout de Madeleine de Scudéry), et de René,
qui s’expatria au Canada en 1646, où il fit carrière18.
Cette bourgeoisie qui s’élève par la haute finance, on la retrouve du
côté paternel de Cyrano, chez les Mauroy. Si Séraphin I, au mariage de
son cousin en 1612, était «huissier au Conseil», son fils aîné, Séraphin
II, connut une réussite spectaculaire.
Les Mauroy n ’ont été connus ni de Jal, ni de Lachèvre, autrement dit
de personne, à l’exception de Frédy de Coubertin, qui en nomme un
parmi les témoins du mariage de Marie de Cyrano et d’Honoré Morel en
date du 14 septembre 1642: «Messire Séraphyn de Mauroy, seigneur de

15 Voir les références de ces actes cités plus haut.


16 Son testament est du 21 août et son décès est annoncé aux membres de la Cie du S.S.
de M arseille le 24 août (A. Rébelliau, La Com pagnie, op. cit, p. 67).
17 M.C., Etude LXXV, 63. La liasse 62 contient une quantité de documents concernant
cette succession.
18 Jean Mesnard, dans « M ademoiselle de Scudéry et la société du Marais », M élanges
offerts à G eorges Couton, Lyon, 1981, a définitivem ent ruiné la légende qui fait de
M adeleine de Robineau de Neuvillette une précieuse. Ajoutons quelques précisions
à cet article: je pense, à rencontre de J. Mesnard, que M arie n ’était pas l’aînée des
deux sœurs, non plus que la Doralise du G ran d Cyrus: dans deux actes imprimés des
P ièces originales (2504, 56215, nos 126 et 127), Angélique Robineau est dite procu­
ratrice de ses frères et sœur François, René et Marie, ce qui mène à la conclusion
q u’elle serait l’aînée. Quant aux émigrés du Canada, il est à noter que les noms topo­
graphiques portés par la branche de Guy Robineau réapparaissent là-bas avec René,
sieur de Bécancourt, et deux de ses fils, Joseph, sieur de Villebon, et Daniel, sieur
de Neuvillette : la Nouvelle-France rejoint la vallée de Chevreuse.
150 MADELEINE ALCOVER

Sainctouin (sic), conseiller du Roy en ses conseils, intendant et contrôleur


général des finances de Sa Majesté, cousin issu de germain paternel ».
Coubertin ne put l’identifier, en l’absence d’une «passerelle»19. Une
erreur de lecture de Jal (jointe à l’ignorance historique de Coubertin),
l’empêcha d’y voir clair: Jal rapporte, à la date du 28 janvier 1649, le bap­
tême, à Saint-Eustache, de Jean-Baptiste, fils de Marie de Cyrano et de
Jean de Serre, «commis de M. de Maucroy, intendant des finances»20.
L’intendant «M aucroy» était-il l’intendant M auroy? Le Minutier
Central permet d’affirmer, avec une certitude absolue, que Jal a bien fait
une erreur de lecture: d ’une part, Jean de Serre est déclaré commis de
«M essire Séraphyn de M auroy» et, d’autre part, le contrat de mariage
auquel Coubertin a fait référence confirme la lecture de ce dernier21.
Cyrano avait donc pour cousin issu de germain ce riche et puissant
officier du roi, dont le nom apparaît dans les mémoires du temps et les
H istoriettes de Tallemant des Réaux : homme de confiance de Riche­
lieu, il avait su conserver celle de son successeur, qui l’envoya comme
ambassadeur à Rome en 165022.
Il avait, au cours de sa fulgurante carrière, été un premier temps
commis du secrétaire d’Etat Sublet de Noyers, ce «dévot de profes­
sion », comme le qualifie le cardinal de Retz : celui-ci et Tallemant ont
rapporté la rumeur selon laquelle De Noyers, après son veuvage, serait
devenu jésuite et aurait été dispensé de porter l’habit23. Est-ce par ce que
Louis Chatellier, dans son remarquable ouvrage sur les congrégations
mariales, L ’Europe des dévots, appelle des «liens de clientèle», que
Mauroy aurait suivi son pieux patron sur le chemin de la dévotion?
Quoi qu’il en soit, il fut reçu congréganiste ou sodaliste de la maison
professe des jésuites le 3 septembre 1651, rejoignant ainsi non seule­
ment son ancien patron mais, entre autres, le grand libraire et échevin de

19 « L a famille de Cyrano de Bergerac», La Nouvelle Revue, 1" juin 1898, p. 435.


20 A. Jal, D ictionn aire critique de biographie e t d'histoire, 1892 / Genève, Slatkine
Reprints, 1 9 7 0 ,1, p. 464. Ces informations ont été reproduites par Fr. Lachèvre, L es
Œ uvres libertines de C yrano de B ergerac, Paris, Champion, 1921 (I, XIX), d ’où la
présence d ’un M aucroy et l’absence d ’un Mauroy dans son Index Nominorum.
21 Voir l’Etude XVI, 367 (30 octobre 1642, entre autres) et le contrat de mariage, XVI,
366 (14 septembre 1642).
22 Des informations substantielles sur la famille Mauroy sont données par Albert de
Mauroy dans sa G énéalogie historique de la M aison de M auroy en Champagne,
Bourgogne, Ile-de-France et Poitou, Lyon, 1910, p. 140-147 et dans son Origine et
noblesse de la M aison d e Mauroy, Lyon, 1910, p. 93-96; voir aussi l’ouvrage de Jean-
Paul Charmeil, L es Trésoriers de France à l'époque de la Fronde, Paris, Picard, 1963.
23 Retz, M ém oires, éd. Hipp-Pem ot, Paris, Gallimard, p. 169 et Tallemant des Réaux,
H istoriettes, éd. Adam, Paris, Gallimard, I, p. 299.
CYRANO ET LES DÉVOTS 151

Paris, Sébastien Cramoisy, homme de confiance et des jésuites et de


Sublet de Noyers24.
Les liens de Séraphin Mauroy avec le parti dévot ne s’arrêtent pas là.
Il suit en effet le parcours de plusieurs sodalistes de la maison professe
en entrant, en 1653-1654, dans laC ie du S.S., à peu près en même temps
que Jean Garibal, alors président du Grand Conseil, neveu de la Mère
Marguerite de Jésus, fondatrice et supérieure du couvent des Filles de la
Croix, où la sœur de Cyrano se cloîtra en 164125.
Avec Séraphin II Mauroy, qui est de la génération de Cyrano, nous
atteignons le centre du «systèm e dévot». Louis Chatellier a démontré,
par un travail d’archives très minutieux, que les dévots de France
avaient réussi à développer un véritable réseau: la congrégation des
messieurs de la maison professe constituait « l’armée de réserve et peut-
être même l’Etat-Major de la Cie du S.S.» (les deux associations ont été
formées quasi en même temps). Par ailleurs ce sont des congrégations
mariales que prirent naissance, sous la houlette du père Bagot, les très
secrètes Aas, comme celle des Bons Amis de Paris, signalée dès 164526.
Avec Séraphin Mauroy nous pénétrons aussi dans le milieu des grands
officiers du roi et même dans la haute aristocratie: sa fille Anne-Rade-
gonde épousa en 1660 Jean-Armand de Voyer, marquis de Paulmy, puis, en
1685, François de Crussol, comte d’Uzès et marquis de Cuysieux. C’est un
autre exemple d’hypergamie féminine parmi les proches de Cyrano.
Un destin aussi prestigieux ne fut pas réservé au troisième des alliés
de Cyrano qui retiendra ici notre attention : Jean Desbois. Entré dans la
famille en 1622, par son mariage avec la fille d’Anne de Cyrano, sœur
d’Abel père, il assiste comme témoin, aux côtés de l’intendant Mauroy,
au mariage de 1642 cité plus haut; en 1649, il est parrain de Jean-Bap-
tiste de Serre, fils du commis de l’intendant. Mais c ’est le rôle qu’il a
joué au moment du décès d ’Abel père qui importe. Choisi par ce dernier
comme exécuteur testamentaire, Jean Desbois reçut les confidences du
moribond concernant des vols avec effraction, perpétrés répétitivement,

24 Pour l’entrée de Mauroy dans la congrégation mariale de la maison professe, voir A.


N. MM 649, f° 202. Pour Cramoisy, très «loyolique», voir L. Chatellier, L’Europe
des d évots, Paris, Flammarion, 1987, p. 117-118 et surtout l’article de Henri-Jean
Martin, «U n grand éditeur parisien au XV1F siècle. Sébastien Cram oisy», Guten-
berg-Jahrbuch, 1957, p. 179-188. La signature de Sébastien Cramoisy apparaît
dans l ’exécution testam entaire de Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre, citée plus
haut: sa présence s’explique par sa fonction d ’administrateur de l’Hôtel-Dieu.
” Pour Séraphin Mauroy, voir Annales, op. cit., p. 137, et, en ce qui concerne Garibal
et le couvent, voir C yrano relu, op. cit., p. 35-41.
L. Chatellier, op. cit., p. 87-88. Pour l’exposé graphique du «systèm e dévot», voir
la page 120.
152 MADELEINE ALCOVER

par des personnes dont il refusa de donner les noms : les critiques en ont
conclu que les auteurs des larcins étaient les deux frères, ce qui est pro­
bable. C ’est lui que Cyrano fut contraint de prier d ’intervenir, en tant
qu’exécuteur, auprès de son créancier, le chirurgien Elie Pigou, qui
l’avait traité pour une «maladie secrète» en 1645: Desbois intervint.
Avec lui, ce sont les drames de famille les plus intimes, et les moins
honorables peut-être, qui font surface. Mais qui était ce personnage ? En
juillet 1621, parmi les témoins du mariage de Pierre Cyrano (frère
d ’Abel père) avec Marie le Camus, figure «noble homme Me Desbois,
secrétaire de Monsieur le Cardinal de La Rochefoucauld, am y» (en
1649, il se (re)présente encore comme secrétaire de feu le cardinal).
Pendant des années, donc, Desbois fut l’homme de confiance du grand
réformateur de la France post-tridentine, du grand ami du jésuite-cardi-
nal Bellarmin, de l’agent tout dévoué de la Société de Jésus.
De quel œil toutes ces pieuses gens virent-elles la publication des
œuvres de Cyrano, leur parent ? Le cartonnage important des Lettres de
1654, qui visait surtout les passages peu orthodoxes, est la preuve
incontournable d’une censure, dont on ignore, à ce jour, d ’où elle est
partie, et qui ne frappa que la première édition (à l’exception d ’une
équivoque extrêmement osée concernant le père Bernard, que le parti
dévot eût volontiers sanctifié)27. La seconde édition des Lettres,
«décensurée», est de 1659 (achevé d’imprimer du 10 octobre 1658) : or,
durant la période qui sépare ces deux éditions, moururent l’évêque
Zamet, sa nièce Madeleine de Robineau de Neuvillette, Jean Desbois, la
M ère Marguerite de Jésus, ainsi que l’ancien chancelier Matthieu Molé,
tout dévoué aux dévots, et le curé Olier. Il n’est pas déraisonnable
d ’émettre une hypothèse: ce serait dans ce petit groupe qu’il faudrait
chercher les instigateurs de la censure et, pour ma part, je pense que la
pieuse cousine a joué un rôle prépondérant, quoiqu’indirect peut-être,
dans cette affaire, ce qui ne contredit pas les déclarations de Lebret28.
Mais laissons le cadre familial pour aborder un problème laissé jus-
qu’ici dans les ténèbres. Lachèvre, le premier, a signalé le différend qui

27 II s’agit des deux premiers cartons de la lettre « A monsieur de Gerzan » (cf. Cyrano
relu, op. cit., p. 9 et 10). Thomas Le Gauffre, de la Cie du S.S., avait succédé au père
Bernard dans ses œuvres de charité. Le Gauffre décéda en 1645 : il avait été très lié
au curé de Saint-Sulpice, Olier. La rumeur courait que des miracles se faisaient sur
la sépulture du père Bernard.
28 Lorsque Lebret écrivit sa préface, la cousine de Cyrano était encore de ce monde.
«C e [le bonheur de l’autre vie] fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses
jours; d’autant plus sérieusement que Madame de Neuvillette, cette femme toute
pieuse, toute charitable, toute à son prochain (...) y contribua de sorte qu’enfin le
libertinage (...) lui parut un monstre (...)», (Œuvres complètes, vol. 1, op. cit.,
p. 491).
OEVVRES
DIVERSES
D E . M ONS I E V R

DE CYRANO
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y

PARIS»
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Fig. 3
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CYRANO ET LES DÉVOTS 153

opposa les libraires de Sercy et Sommaville: celui-ci, en 1661, publia


une contrefaçon des Œ uvres diverses (en fait c ’était, à cette date, les
œuvres complètes, à l’exception d 'Agrippine). La page de titre portant
une adresse bibliographique complète, Sercy n’eut pas de difficulté à
faire exécuter une saisie chez son confrère du palais. Un procès de deux
ans s’ensuivit et se termina aux dépens de Sommaville29.
Ce qui nous intéresse ici est la marque qui apparaît sur les pages de
titres non seulement des exemplaires portant le nom de Sommaville,
mais aussi sur ceux confisqués par son confrère et remis sur le marché
avec une page de titre cartonnée30. Cette marque (cf. fig. 1), Lachèvre
l’a décrite ainsi : «un cœur avec le monogramme I-H-S entouré de deux
anges.»31 Comme on le voit, la description est très incomplète et, par­
tant, inintelligible : il y manque les mentions des trois clous, de la croix
et de la gloire rayonnante. Lachèvre, en outre, n’identifia pas le mono­
gramme, ce qui ne laisse pas de surprendre. Or cette marque reproduit,
avec tous ses attributs, l’emblème des jésuites ainsi décrit dans YArm o­
rial de Saint-Saud : «Le sigle médiéval du Christ, appelé aussi de Jésus-
Sauveur [IHS surmonté d’une croix], dans une gloire à rayons générale­
ment inégaux, dont quelques-uns ont la forme de flammes, les 3 clous
de la Passion au bas de l’H.»32
Que vient faire l’emblème des jésuites sur les Œuvres diverses de
Cyrano ? Apparaissait-il souvent comme marque sur des pages de titres
d ’œuvres non religieuses? A l’issue d’un examen fastidieux, page par
page, des cinq volumes du Tchémerzine, une réponse s’impose: la pré­
sence de cet emblème sur les œuvres de Cyrano est un phénomène
exceptionnel. Le résultat obtenu est maigre et sa fiabilité n’est pas abso­
lue (bien que Tchémerzine ait reproduit une quantité impressionnante
de pages de titres, il ne reproduit que celles qu’il a vues et celle dont il
est question ici n’y figure pas) : compte tenu de cette réserve, à l’excep­
tion des dix pages de titre de diverses éditions de l'im itation de Jésus-

29 Pour les détails de cette affaire, voir Lachèvre, op. cit., II, p. 316-320, qui reproduit
les actes du procès.
10 Les pages de titre se lisent ainsi : L es Œ uvres d iverses de M onsieur de C yrano B er­
gerac. A Paris, chez Antoine de Sommaville, au Palais, sur le second perron allant
à la Sainte-Chapelle, à l’Escu de France. 1661 ; L es Œ uvres diverses de M onsieur de
C yrano B ergerac. Sur l ’im prim é. A Paris, chez Charles de Sercy, au Palais, dans la
Salle Dauphine, à la bonne Foy, 1661.
Sl Op. cit., II, p. 306.
Comte de Saint-Saud, A rm orial d es P rélats fra n ça is du XIXe siècle, Paris, Daragon,
1906, p. 227. Saint-Saud y ajoute la devise «Ad m ajorem D ei gloriam ». Voir l’om ­
niprésence de cet emblème dans le très beau livre de François Lebrun et Elizabeth
Antébi, L es Jésuites ou la gloire de D ieu, Stock-Antébi, 1990.
154 MADELEINE ALCOVER

Christ de Pierre Corneille, l’emblème, généralement complet (les deux


angelots sont un ornement supplémentaire), n’apparaît que dans neuf
cas, dont deux seulement ne concernent pas la religion, mais ne concer­
nent pas non plus les « belles-lettres »33. Par ailleurs, un examen de l’ou­
vrage de Renouard confirme Y inexistence de cet emblème, en tant que
marque, sur les pages de titres d’ouvrages littéraires à Paris34.
Parmi les neuf cas en question, une marque quasi identique, dont les
différences infimes n ’échappent pas à un œil averti, se retrouve une
seule fois, sur la page de titre d’un ouvrage posthume de Jean Duvergier
de Hauranne (cf. fig. 1 et 2, au format réel). La piété du sujet pouvait
expliquer une marque religieuse, mais pourquoi l’emblème des
jésuites ? Une incursion détaillée, dans les deux exemplaires que j ’ai eus
en main (à la bibliothèque municipale de Marseille et à la B.N.), réserve
quelques surprises: premièrement, l’achevé d ’imprimer (25 janvier
1670) est antérieur à l’approbation de C. Patu, docteur de Sorbonne (3
février 1670); deuxièmement, la pagination, normale jusqu’à la page
192, continue avec un retour en arrière (il y a donc deux fois les pages
185-192) ; troisièmement, la page 192 (normale) se termine avec la pen­
sée 470 et la remarque «L’argent» et la page 185 (anormale), qui la suit,
commence avec la pensée 529, dont le premier mot est «L’argent». Il
manque donc 59 pensées. A ces anomalies s’en ajoute une autre, dans
l’exemplaire de la B.N. : les cahiers P et Q ( i.e . les pages 170-191) pré­
sentent un texte en surimpression, exemple curieux de palimpseste,
quelquefois en tête-bêche35. Jean Orcibal n ’a indiqué que l’anomalie de
la date de l’approbation. Il déclare que la première édition (celle ici en
question) compte 816 pensées, alors que la seconde (1679) n’en compte
que 757. Il est exact, certes, que la dernière pensée de l’édition de 1670
porte le numéro 816, mais si on soustrait les 59 pensées manquantes, on
arrive aussi, comme en 1679, à 757. Jean Orcibal a-t-il eu en main un

33 Voici les neuf cas relevés dans la Bibliographie d ’éditions originales e t rares d ’a u ­
teurs fra n ça is des X V , XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. 1927-1933 / Paris, Hermann,
1977 : D e p o testa te P apae (...), Jean Barclay, 1609 (I, p. 458) ; Théâtre de la nature
universelle, Jean Bodin, 1597 (I, p. 727); L ’Androgyn, Jean Dorât, 1570 (III, p. 4);
La Vie de St M artin , Pierre du Ryer, 1650 (III, p. 135); Pensées chrétiennes su r la
pau vreté, (Jean Duvergier de Hauranne), 1670 (III, p. 160) ; R ecueil de serm ons choi­
sis (...), Fénelon, 1706 (III, p. 213); L ’Am ante convertie (...), (duchesse de la Val-
lière), 1690 (IV, p. 101) ; Réflexions su r la m iséricorde de D ieu (...), (duchesse de la
Vallière), 1718 (IV, p. 103); H om élies d ’Astérius (...), Maucroix, 1695 (IV, p. 655).
34 Ph. Renouard, L es M arques typographiques parisienn es d e s X V et XVIe siècles,
Paris, Champion, 1926.
35 Par exemple, les pages 170 et 171 ont été imprimées sur les pages 186 et 187, très
pâles ; 174 et 175 sont en tête-bêche sur 174 et 175, très pâles, etc. Bref, on a recy­
clé le papier par mesure d ’économie.
CYRANO ET LES DÉVOTS 155

exemplaire de 1670 qui contenait réellement 816 pensées ou a-t-il été


trompé par les chiffres ? Quoi qu’il en soit, les exemplaires de Marseille
et de la B.N. contiennent des indices typographiques qui trouvent une
explication: ils sont la trace, assez grossière, d’une censure 36. Les
inédits de Saint-Cyran concernant l’usure, que J. Orcibal a publiés,
montrent le désaccord total des jansénistes et des jésuites sur la pratique
du prêt à intérêt37. C ’est pourquoi l’emblème des jésuites sur un ouvrage
de cette nature n ’a pas lieu d’étonner.

Par contre, sa présence sur les Œ uvres diverses de Cyrano est aty­
pique. La marque d’une page de titre attire toujours le regard: l’em­
blème, ici, s’exhibe et cette ostentation constitue une deuxième anoma­
lie. Car il ne s’exhibe pas toujours, à preuve le bandeau de bois grossier
qui décore la première page de texte des Pensées de D assoucy dans le
Saint-Office de Rome (1676): l’emblème y est au complet, angelots
inclus (cf. fig. 3). Ces Pensées, Dassoucy les a composées durant son
incarcération à Rome. Il s’est plaint, dans les Rimes redoublées, de «Sa
Sainte Persécution», l’évêque d ’Héliapolis. Il ne savait pas, mais nous
le savons, que cet évêque « de partibus infedilium », alias Pallu, avait été
de la Cie du S.S. et une des premières brebis de l’Aa du père Bagot38.
A la poursuite et à la censure de l’auteur de Tartuffe et de Dassoucy
par la Cie du S.S. devrions-nous maintenant ajouter celles de Cyrano?
Est-ce un hasard si les Πuvres diverses contrefaites par Sommaville
sous la marque des jésuites ne contiennent pas A grippinel

Madeleine A lc o v e r
Rice University, Houston, Texas

36 II pourrait s’agir d ’une censure en cours d ’impression, ce qui expliquerait la pagi­


nation norm ale après l’anomalie des doubles pages 185-192.
37 La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de p ié té in édits , Paris, Vrin, 1962,
p. 141-142 et 445-448. Sur la question, voir l’admirable étude de Bernard Grœ-
thuysen, L es origines de l ’esprit b ourgeois en France. I. L ’Eglise et la bourgeoisie,
Paris, Gallimard, 1977.
18 Dassoucy, L es R im es redoublées, Paris, Nkgo (sic), s.d. (1672 ou 1673) (Ars. 8° BL
9114), p. 12-1 A. Henri Prunières, qui a mis la main sur des lettres de Dassoucy aux
archives de Turin et qui a eu recours aussi aux archives des affaires étrangères,
affirme catégoriquem ent: «N ous savons que Dassoucy fut arrêté sur la dénoncia­
tion de l’évêque d ’Héliapolis, François Pallu», («Véridiques aventures de Charles
D assoucy», La Revue de P aris, 29e année, T. VI, nov-déc. 1922, p. 126). Dassoucy
déclare à sa dédicataire, M arguerite Louise d ’Orléans, duchesse de Toscane:
« Grâce à la modestie du temps et à la sainteté du siècle, ce livre est tellement espuré,
qu’il ne craint plus la coupelle.»
LE MATÉRIALISME
DANS
L ’AUTRE MONDE
DE CYRANO DE BERGERAC

La rhétorique littéraire, pourvu q u ’elle soit


rigoureusem ent accom plie, ne se réfère à
l ’id éo lo g ie d ’une époque q u ’en l ’opposant à
elle-m êm e et en la séparant d ’elle-m êm e, en
faisant apparaître ses con flits internes, donc en
la critiquant.
Pierre M acherey, A quoi pense la littérature,
Paris, PUF, 1990.

Depuis la découverte des manuscrits de L’Autre Monde ou les Estats


et Empires (ou Empires et Estats) de la L u n e\ le «m atérialisme» de
Cyrano de Bergerac est reconnu et largement documenté. Lachèvre2 a
été le premier à déplorer l’impiété de cet auteur, et les études impor­
tantes d’Henri Busson3 et de René Pintard4 ont définitivement placé
Cyrano en plein courant libertin et ont bien reconnu l’influence qu’il a
exercée sur les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle. Les discus­
sions de L ’Autre Monde sur la religion et sur la cosmologie anticipent

1 M anuscrit de Munich : L ’autre M onde/ou/L es E m pires et estatz/D e la lune, (420


Gall. 419), Bayerische Staatsbibliothek, Munich.
M anuscrit de Paris: L ’autre M onde ou/Les E stats & E m pires/D e La Lune, (B.N.
fonds fr., nouv. acq. n° 4558), Bibliothèque nationale, Paris.
M anuscrit de Sydney : L ’autre M onde/O u/L es E m pires et E stats de La Lune, (RB
Add. Ms. 68.) Fisher Library, University of Sydney, Sydney.
2 F. Lachèvre, Les Œ uvres libertines de C yrano de B ergerac P arisien (1619-1655)
précédées d’une notice biographique par Frédéric Lachèvre, tome premier, (1922)
Genève, Slatkine Reprints, 1968.
1 H. Busson, La Pensée religieuse fra n ça ise d e Charron à P ascal, Paris, J. Vrin,
1933.
4 Le L ibertinage érudit dans la prem ière m oitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin et Cie ;
Genève, Slatkine Reprints, 1983, Nouvelle édition augmentée d ’un avant-propos et
de notes et réflexions sur les problèmes de l ’histoire du libertinage.
158 MARGARET SANKEY

sur les impiétés de ses illustres successeurs et invitent, après coup, à une
lecture téléologique des écrits de Cyrano.
Cyrano, toutefois, n’est pas seulement un «philosophe matéria­
liste». Ses productions les plus importantes sont incontestablement ses
voyages fictionnels à la lune et au soleil, qui renferment de nombreuses
idées philosophiques. Mais Cyrano, est d’abord romancier. On a sou­
vent suggéré qu’il a choisi la forme romanesque, plus ambiguë et plus
allusive, pour éviter la censure qu’aurait attirée inévitablement une
œuvre d ’une forme plus nettement philosophique5. Il n’en est pas moins
vrai que Cyrano a choisi d’incarner ses idées philosophiques dans un
récit où la trame narrative et le décor symbolique se complètent et
s’étayent mutuellement.
Le roman diffère du discours philosophique, qu’il soit en forme de
dialogue ou de dissertation. C ’est une fiction qui comporte une mise en
intrigue, détaillant les actions de personnages fictifs et inscrivant leur
évolution dans le temps et dans l’espace. La fiction est en quelque sorte
en porte-à-faux par rapport au projet philosophique qui, lui, prétend dire
la vérité, décrire la réalité, expliquer le monde. Dans le monde roma­
nesque, l’imaginaire est une composante active qui a son dynamisme et
ses lois propres et qui traverse les idées, les transforme et les déforme.
C ’est bien pourquoi, dans la tradition de la philosophie française, l’ima­
gination, la «folle du logis», a été systématiquement dévalorisée par
rapport à la raison, et à la fin du XVIIIe siècle la « littérature » s’est sépa­
rée de la philosophie comme genre.
L’imagination peut également infléchir et éclairer le discours philo­
sophique6, comme l’attestent les discours imagés des philosophes. En
joignant la philosophie à la fiction, les romans de Cyrano invitent à une
lecture particulière conciliant ces deux activités qui contribuent à la
conceptualisation du monde et en opèrent la synthèse. De même que la
philosophie s’élabore à partir des grandes questions ontologiques et
téléologiques, on pourrait dire que le roman, à partir d’une histoire pré­
sentant les faits tels qu’ils pourraient être, élabore au moyen des struc­
tures narratives un commentaire sur la réalité. Toutefois, le commen­
taire que croyait faire l’auteur n ’est pas nécessairement le même que
celui que perçoit la diversité des lecteurs7.
5 Le fait que les romans de Cyrano n ’ont circulé de son vivant que sous la forme de
m anuscrits clandestins dément en quelque sorte le bien-fondé de cette hypothèse
com m e explication globale.
6 Voir M ichèle Le Dœuff, R echerches su r l'im agin aire philosophique, Paris, Payot,
1980 et P. Macherey, A quoi p en se la littératu re, Paris, PUF, 1990.
7 « [...] l’œuvre telle qu’elle est écrite par son auteur n’est pas exactement l ’œuvre
telle q u ’elle est expliquée par la critique. [...] par l’utilisation d ’un langage neuf, le
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 159

Nous voudrions explorer ici l’inscription du «m atérialisme» dans


les romans de Cyrano en considérant le rapport entre le côté «rom an»
d ’une part et le côté «philosophie», d ’autre part. Nous essayerons de
cerner le phénomène matérialiste chez Cyrano en tenant compte du
mouvement global de son entreprise romanesque.
Il est clair qu’aucun des protagonistes des deux voyages imaginaires
n’incarne la philosophie, matérialiste ou autre, de Cyrano. La multipli­
cité des sources et l’enchevêtrement des discours des nombreux interlo­
cuteurs de Dyrcona en donnent la preuve. Dans son article magistral,
«Cyrano de Bergerac et la philosophie»8, Olivier Bloch parle du pro­
cessus de «radicalisation matérialiste»9 qui caractérise les romans de
Cyrano et conclut qu’
[ ...] on p o u rra it, à q u e lq u e d e g ré, re tro u v e r d a n s ceu x [les d isco u rs
p h ilo so p h iq u e s d e s E ta ts e t E m p ir e s d e la L u n e] qui se su c c è d e n t
e n su ite le m ê m e ty p e d ’in fle x io n , les m ê m e s in fle x io n s d an s l ’en se m b le
c o n v erg en te s, e t y sa isir en fin de c o m p te le u r m o u v e m e n t d ’e n sem b le,
so rte de p ro g rè s ou d ’in itia tio n , p a r le q u e l les d o n n é e s lib e rtin e s et/o u
m até ria liste s s ’a c c u m u le n t, se re n fo rc e n t et s ’ex a c e rb e n t v ag u e ap rès
v ag u e, ju s q u ’au d isc o u rs dern ier, d é m o n ia q u e , d u fils d e l ’h ô te 10.

Tout en étant d ’accord avec Bloch quant à l’inscription des idées


matérialistes dans les discours et les dialogues du roman, nous vou­
drions explorer leur contextualisation dans le roman dans son ensemble.
Il faudrait aussi examiner l’«im aginaire» matérialiste de Cyrano, qui
informe et dépasse sa pensée, de même que le roman dans son ensemble
englobe et développe sa philosophie.
La philosophie de Cyrano ne se trouve pas seulement dans les idées
philosophiques des personnages, mais également dans la description de
leurs actions, des lieux et des paysages. De même, les voyages de Dyr­
cona à la recherche des secrets de l’univers, donnent lieu à des médita­
tions sur la nature de la matière même et du cosmos. Dans ce dernier
cas, la fiction de ce voyage imaginaire se double d’une véritable vision
de la matière que nous essayerons d’articuler avec la pensée proprement
philosophique. C’est donc le contexte littéraire des idées matérialistes

critique fait éclater en l’œuvre une différence, fait apparaître qu’elle est autre
q u 'elle n ’est» Pierre Macherey, P our une théorie de la produ ction littéraire, Paris,
Maspéro, 1974, p. 15.
" XVII’ siècle, n° 149, p. 337-347.
v Ibid., p. 346.
10 Ibid., p. 347.
160 MARGARET SANKEY

de Cyrano qui nous intéressera ici, ainsi que l’importance qu’il attribue
à l’imagination et le rôle qu’elle joue dans la représentation.
Prenons d’abord la notion du matérialisme afin de bien cerner le phé­
nomène cyranien. En effet, le terme «m atérialiste» n’a été utilisé pour
la première fois qu’aux alentours de 1660 dans son acception moderne :
«il n’y a rien dans le monde qui ne soit corps ou matière.»11 L’opposi­
tion entre la tradition matérialiste et la tradition idéaliste, utilisée
d ’abord par Platon, qui distingue «les Fils de la Terre» des «amis des
Formes», ne s’affirme en France que vers la fin du XVIIe siècle. Bloch
souligne le côté péjoratif de l’appellation «m atérialiste», la clandesti­
nité qu’elle impose et la marginalité qu’elle implique. Parler d ’un
Cyrano matérialiste, c’est donc imposer rétrospectivement une catégo­
risation qui exige des qualifications et des nuances. Il est légitime et
utile, néanmoins, de parler de son matérialisme précisément à cause des
liens que Cyrano établit dans sa fiction entre les questions matérielles et
les questions religieuses. Une telle discussion permettra de cerner la
dynamique et la complexité de la pensée cyranienne.
La multiplicité des sources souligne la polyvalence de l’œuvre de
Cyrano. Lecteur des matérialistes de l’Antiquité, il est également le dis­
ciple de Campanella, de Gassendi et de Descartes, et développe sa pen­
sée par rapport à la leur. Toutefois, Cyrano matérialiste ne l’est pas à la
manière des sources antiques pré-scientifiques, comme Lucrèce et Epi-
cure, ni comme le sera un d’Holbach, ou un La Mettrie. Le monde roma­
nesque de Cyrano s’inspire dans sa forme et dans son contenu d’une
grande diversité de penseurs et d’écrivains, puisant dans l’antiquité et
passant par Aristote, les matérialistes padouans, Copernic, Giordano
Bruno, Galilée. Au début de l’époque moderne, Cyrano met en scène un
narrateur autodiégétique12, qui raconte sa propre aventure. Ce person­
nage n’est pourtant qu’un élément parmi d ’autres dans la trame du
roman et se démarque de l’auteur Cyrano. Le voyage du narrateur-héros
est un voyage fictif aux origines du monde et aux sources de la vie.
Jalonné par des rencontres et des réflexions philosophiques, le voyage
est symbolique de l’initiation progressive du héros aux secrets de l’uni­
vers.13Mais la matière même, dans son évolution et ses transformations,
joue un rôle également important.

11 O. Bloch, Le M atérialism e, Paris, PUF, 1985, p. 6. Il s’agit de l’Anglais, Henry


More dans ses D ivin e D ialogues, publié en 1666.
12 Ce narrateur n ’a pas de nom dans L ’A utre M onde, mais ce même personnage s’ap­
pelle Dyrcona dans L ’H istoire com ique d e s E stats & E m pires du Soleil. Puisqu’il
s’agit du même personnage, nous avons choisi pour simplifier d ’utiliser ce nom éga­
lem ent dans notre discussion de L ’Autre M onde.
13 R. Chambers, «L'Autre m onde, ou le mythe du libertin», E ssays in French L itera-
ture, 8, 1971.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 161

Notre analyse du matérialisme romanesque doit donc tenir compte


de cette représentation de la matière. Le roman dans son ensemble est le
chantier où s’élaborent une mise en scène et une pratique de la matière,
et où cette matière joue le rôle d ’un véritable personnage. L’espace-
temps du roman, dans le dynamisme de sa narrativité, est la condition de
possibilité d’une certaine présentation de la matérialité et constitue lit­
téralement un monde au sens cosmologique. Nous trouvons dans ces
voyages imaginaires une longue élaboration et une méditation sur la
nature de la matière et du cosmos, et la dialectique de l’infiniment grand
et de l’infiniment petit rythme l’œuvre. C ’est dans cette opposition dia­
lectique que réside la clé du matérialisme de Cyrano.
Dans la première moitié du XVII' siècle les découvertes de Copernic
et le procès de Galilée focalisent les débats sur la matière et sur sa dis­
position dans l’espace, les côtés philosophique et théologique étant
inextricablement liés au côté «scientifique» des questions posées.
L’existence du vide est l’une des grandes questions qui jouent un rôle
crucial dans les romans de Cyrano. Descartes et Gassendi sont les repré­
sentants les plus illustres de deux traditions différentes, et ce sont eux
qui inspirent Cyrano.
Les plénistes, tels les théologiens de la lignée aristotélicienne et Des­
cartes, croyaient que le vide n’existait pas, que «la nature avait horreur
du vide» et que l’univers était littéralement plein. Pour Descartes, le
monde est matériel et l’essence de cette matière est l’étendue. De là il
s’ensuit que «nous concevons qu’il n’est pas possible que ce qui n’est
rien ait de l’extension»14. Il ne peut donc y avoir de ce «rien» dans le
monde. Dans le dualisme de Descartes, seule l’âme n’a pas d ’extension.
Admettre un vide dans le monde, ce serait ouvrir une brèche qui en
détruirait le mécanisme. D ’autre part, l’âme, cette partie immortelle de
l’homme, ne se distinguerait plus du non-être. Pour Descartes, il n ’y a
que Dieu qui soit infini et l’étendue de l’univers est indéfinie puisque
Dieu est toujours plus grand que sa création. Les jeux de mots du ratio­
nalisme cartésien s’inscrivent dans la lignée du projet aristotélicien.
Pour les «plénistes» comme Descartes, la matière est divisible à
l’infini, c ’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites quant à l’infiniment petit.
Ce qui caractérise la cosmologie de Descartes et des autres plénistes,
c’est sa densité et son impénétrabilité. Le philosophe se trouve au sein
d’une matière dont l’organisation est le reflet de son propre être. C ’est
«[un] monde plein où l’imagination étouffe; monde encombré, où tout
mouvement est entravé»15. La matérialité de l’univers de Descartes est

14 Πuvres et L ettres, Paris, Gallimard, 1958, p. 620.


15 H. Tuzet, Le cosm os e t l ’im agination, Paris, Librairie José Corti, 1965, p. 65.
1 62 MARGARET SANKEY

comme refermée sur elle-même, excluant tout ce qui n’est pas elle, y
compris l’esprit. Dans ses romans, Cyrano relève certaines contradic­
tions chez Descartes et le critique tout en s’inspirant de sa pensée.
Gassendi et ses disciples et, plus tard, Pascal insistent sur l’existence
du vide. En soulignant l’importance de l’expérience et de l’expérimen­
tation, ils combattent Aristote et lui opposent les idées de Lucrèce et de
Démocrite. Pour Lucrèce et les autres atomistes, il faut un vide où les
atomes, les plus petites parties de la matière, puissent se mouvoir et
l’univers s’étend à l’infini. Les atomes sont indivisibles, c’est-à-dire
irréductibles à autre chose qu’eux-mêmes. Ce vide est comme la consé­
quence naturelle des prémisses de l’atomisme. Puisque chaque atome
est un tout insécable, il faut que les atomes se distinguent là où un atome
en touche un autre16. Les atomes constituent un centre, un noyau et sont
la seule constante dans l’univers atomiste17.
Ces courants d’idées opposés sont l’un et l’autre matérialistes à leur
façon, et dans leur conception de la matière, et dans leurs implications
par rapport aux dogmes du christianisme. Au fond la pensée atomiste
n ’est pas plus «m atérialiste» à cette époque que la pensée «pléniste»
d ’un Descartes, et les deux hérissent également les chrétiens ortho­
doxes.
A première vue on serait tenté de rapprocher Cyrano des « matéria­
listes » de la lignée lucrétienne. Ses personnages affirment presque sys­
tématiquement leur croyance à l’existence du vide, et affichent des
idées impies et à l’encontre de l’orthodoxie chrétienne18. Toutefois une

16 Citons Giordano Bruno : « Et comme les extrémités de deux corps en contact ne for­
ment pas un continu, il s’ensuit que deux surfaces sont séparées par un espace indi­
visible, interstice entre les corps que Démocrite a nommé le vide», D e M inim o, II,
X (O péra, I. III, p. 223) cité par P.-H. Michel, La C osm ologie de G iordano Bruno,
Paris, Hermann, 1962, p. 146, et P.-H. Michel ajoute le comm entaire suivant
(p. 147) : « S ’ils occupaient tout l’espace, les atomes ne se distingueraient plus entre
eux, ils ne pourraient plus évoluer, se mouvoir, constituer des corps. En sorte que le
monde matériel est formé de deux éléments aussi nécessaires l’un que l’autre, qui
possèdent l ’un et l ’autre et qui seuls possèdent le privilège de la continuité: ‘Il n ’est
rien en dehors des atomes, de simplement plein (entendons: il n ’est pas de continu
plein) et il n ’est rien, en dehors de l’espace de simplement vide’.» D e M inim o, II, IV
O péra, I, III, p. 200.
17 «L ’atome est bien rêvé d ’abord comme inexpugnable et insécable intimité, bien
avant que d ’être l’élém ent que l’atomiste fait jouer dans son puzzle», Gilbert
Durand, L es Structures anthropologiques de l ’im aginaire, Paris, Bordas, 1969,
p. 301.
18 A. M cKenna va ju sq u ’à suggérer que les romans de Cyrano «peuvent être lus
com m e une série de pam phlets», évoquant particulièrement « le concentré de l’ex­
posé matérialiste de l ’Espagnol». «D es pamphlets philosophiques clandestins»,
XVIIe siècle, n° 195, p. 245.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 163

autre vision se dessine en filigrane et en parallèle dans le déroulement


textuel: un univers plein en forme de grand animal, des corps qui se
débarrassent de la matière pesante qui les leste, des âmes qui cherchent
un autre corps et ainsi de suite. Dès le début de L ’Autre Monde, le nar-
rateur-héros témoigne de son double intérêt pour la matière et pour la
cosmologie quand il s’interroge sur la nature de la lune. Pour lui, la lune
bénéficie d ’un statut tout privilégié: «[... ] ie croy [... ] que la Lune est
vn monde comme celuy-cy, a qui le nostre sert de Lune.»19 Sa décision
d’aller vérifier et toutes ses interrogations subséquentes découlent de
cette préoccupation initiale et de l’importance indubitable qu’il attribue
à l’expérience.
La première grande discussion sur la cosmologie a lieu quand Dyr-
cona atterrit dans Nouvelle France, de l’autre côté de la terre. C ’est la
première fois que Dyrcona élabore ses propres idées et dans ses propos
nous trouvons l’ensemble des thèmes et des images qui reviendront
ensuite: l’image d’un univers pomme/animal, la notion d’un univers
infini, la dialectique entre le feu et la matière. Etonné qu’il fasse encore
jour en dépit de la durée du voyage20, Dyrcona conclut que la terre a
tourné, ce dont il fait part au Gouverneur. Celui-ci allègue les raisons
traditionnelles, aristotéliciennes, contre le mouvement de la terre que le
narrateur croit avoir prouvé par le fait même de son voyage. Réfutant les
arguments périmés du Gouverneur, Dyrcona prend la pomme comme
exemple pour à la fois illustrer et prouver que le soleil constitue un
centre autour duquel tourne la terre:
P re m iè re m e n t il e st d u sen s co m m u n d e c ro ire q u e le S o leil a p ris p la c e
au c e n tre d e l ’v n iu ers, p u isq u e to u s les c o rp s qu i so n t d an s la n atu re o n t
b e so in g d e ce feu rad ic a l, q u il h ab ite au c œ u r du ro y a u m e p o u r e stre en
e stâ t de satisfaire p ro m te m e n t a le u rs n é c e ssite z , e t q u e la c a u se d es
g é n é ra tio n s so it p la c é e e sg a lle m e n t e n tre les co rp s o u e lle agit,
d e m e sm e q u e la sag e n atu re a p la c é les p artie s au m ilie u d e l ’h o m m e ,
les p ép in s d an s le c e n tre d es p o m e s ; [ . . . ] C a r c e tte p o m m e e st vn p e tit
v n iu e rs à soy m e sm e d o n t le p ép in p lu s c h a u d q u e les au tres p artie s e st
le S o leil, q u i re p e n d a u to u r d e soy la c h a le u r c o n se ru a tric e d e son
g lo b e ...21

|g Cyrano de Bergerac, L'Autre M onde Ou Les E m pires e t E stats d e la Lune, édition


diplomatique du manuscrit de Sydney, éd. Margaret Sankey, Paris, Minard, 1995,
p. 2 [2]. Nous signalons entre crochets carrés la pagination du manuscrit.
« ... i’eus linsolence de m ’imaginer qu’en faueur de ma hardiesse, Dieu aurait
encore vne fois recloué le Soleil aus cieus, afin desclairer vne si genereuse entre­
prise», ibid., p. 4 [8].
al Ibid., p. 6 [13-14].
164 MARGARET SANKEY

La pomme est le symbole d’un univers héliocentrique en miniature


et représente l’image réconfortante de l’unité. C ’est un tout organique
dont les parties sont reliées par des liens nécessaires à la structure de
l’ensemble. La valorisation du centre de la pomme22, le pépin, démontre
l’importance attachée à la chaleur en tant que puissance de vie, de géné­
ration. Mais cette représentation cosmologique, quoique héliocentrique,
donne l’image d ’un univers fermé, clos, bouclé, entier en soi, plutôt que
de celle des espaces infinis de Lucrèce.
Outre cette représentation de l’héliocentrisme, Dyrcona en donne
une autre, d ’un univers infini cette fois-ci, mais plein et «tissé»:
M ais l ’infiny si vous ne le com prenez en général, vou s le co n ceu ez au
m oin s par parties, car il n ’est pas d ifficile de se figurer d e la terre, dufeu,
de l ’eau, de lair, des astres, des cieus. Or l ’infiny n ’est rien q u ’vne tis­
sure sans bornes de tout cela 23.

S’ensuit alors l’image du feu qui dévore et purifie à la fois la matière,


qui tient son existence de la matière, mais recrache ce qu’il ne peut pas
assimiler, créant de nouveaux pays comme la Nouvelle France. Ici le feu
est toujours symbole vital, opposé à la matière: le soleil se purge de la
matière, se purifie, se nettoie. Dyrcona développe toute une théorie cos-
mogonique paradoxale où le feu du soleil a besoin de la matière pour se
maintenir en vie, de sorte qu’il y a une espèce de retour cyclique où la
matière est nécessaire au feu bien qu’elle lui soit inférieure: «Car com­
ment ces grands feus pourroient-ils subsister s’ils nestoient attachez à
quelque matière qui les nourist.»24 Le feu purifie et repurifie cette même
matière dans le cycle d’alternances. Cet animal-soleil n’est dirigé,
semble-t-il, que par la faim, son but unique étant de se maintenir en vie.
L’image de l’univers infini est finalement celle d’un grand animal solaire.
Ainsi, la discussion sur l’infinie «tissure sans bornes» se développe
insensiblement pour devenir cette représentation d’une bête dévorante
qu’est le soleil et cette imagination délaisse progressivement ces
espaces infinis vides, pour remplir l’espace d ’une vie grouillante, foi­
sonnante. Le voyage dans la lune continue l’image de cet univers ani­
mal où Dyrcona, plutôt que d ’emprunter ses fusées, est aspiré par la
lune qui suce la moelle dont il est enduit.

22 La pomme est un symbole privilégié chez Cyrano, et nous aurons l ’occasion de


revenir sur cette image-clé, surtout en ce qui concerne son atomisme. La forme de
la pomme, qui explique son mouvement, ainsi que cette chaleur/feu vital qui se
trouve à son centre, forment un ensemble où se cristallisent une certaine réflexion...
23 Ibid., p. 9 [22].
24 Ibid., p. 10 [23],
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 165

Arrivé dans la lune, Dyrcona rencontre le Démon de Socrate, qui lui


servira de guide et qui lui présente d ’abord des idées matérialistes :
Je luy d e m a n d a y s ’ils e sto ie n t d e s co rp s co m m e nous. Il m e re sp o n d it
q u ’ouy ils e sto ie n t d es co rp s, m a is n o n p as co m m e n o u s, n ’y co m m e
a u c u n e c h o se q u e n o u s e stim io n s tel, p a rc e q u e n o u s n ’ap ello n s vul-
g u a ire m e n t co rp s q u e ce q u i p e u t e stre to u ch é. Q u ’au re ste il ny a u o it
rie n d an s la n atu re q u i ne fu st m atériel ; E t q u e q u o y q u ’ils le fu sse n t eus
m e s m e s ; ils esto ie n t c o n tra in ts q u a n d ils v o u lo ien t se faire v o ir à n ous
de p ren d re d es co rp s p ro p o rtio n e z à ce q u e nos S e n s so n t c a p a b le s d e
c o n n o is tre 25.

Ce thème de la pauvreté des sens humains souligne une certaine vue


du matérialisme et reviendra à plusieurs reprises dans les romans. Il suf­
fit de retenir ici que la matérialité décrite par le Démon transcende l’état
humain imparfait, établissant ainsi un dualisme effectif entre l’humain
et le non-humain au sein du discours «matérialiste». Mais un autre dua­
lisme, moins ambigu, se dessine quand le Démon s’empare du cadavre
d’un jeune homme pour se donner un nouveau corps, son esprit/âme
restant inchangé. Du point de vue de Dyrcona, le Démon semble vivre
un certain dualisme tout en proférant des discours matérialistes.
Gonzalès, l’Espagnol que Dyrcona rencontre à la cour du roi lunaire,
continue la présentation des idées matérialistes. Condamné par l’inqui­
sition de son pays parce qu’il avait soutenu l’existence du vide, il donne
une exposition assez confuse de la nature de la matière. Selon lui, il n’y
aurait qu’une matière unique «qui comme vne excellente comediene
ioue icy bas toute sorte de personages sous toute sorte d ’habits»26.
Pour Gonzalès, le vide est nécessaire en tant que lieu du mouvement,
pour expliquer les différences entre les éléments et surtout en tant que
producteur de liberté. Le vide a une fonction symbolique autant que
scientifique. C ’est le symbole global de la liberté, non seulement de la
liberté du mouvement, mais aussi celle de penser et d ’imaginer libre­
ment.
Le discours de Gonzalès fait ressortir d ’autres thèmes qui vont reve­
nir dans les romans: le feu, quoique matériel, est supérieur aux autres
cléments («le feu le plus subtil, le plus desgagé de la matiere, et le plus-

J' Ibid., p. 33 [79].


w Op. cit., p. 43 [102-3]. Le monde de Gonzalès ressemble au monde d’Héraclite dont
Cyrano avait sans doute lu la vie dans Diogène Laërce, Vie, D octrines e t Sentences
des P hilosophes illustres. Citons Diogène Laërce: «Voici en gros ses théories. C ’est
le feu qui a tout créé et c ’est en lui que tout se résout. Tout est soumis au destin.
C ’est le mouvement qui crée toute l’harmonie du monde. Tout est plein d
de dém ons», Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 165.
166 MARGARET SANKEY

tost prest par conséquent a retourner chez soy»)27, mais se joint intime­
ment à la matière. Il y a comme une circulation constante de la matière
de l’inanimé à l’animé, et inversement. La «sympathie» détermine la
forme de cette matière en la poussant vers telle ou telle configuration :
« Leau [...] ne nous brusle pas, acause qu’estant serrée elle demande par
simpathie a resserrer les corps qu’elle rencontre»28. Les transformations
de la matière première29 s’effectuent au moyen de contractions et de
dilatations produites par cette «sympathie». En somme, toutes ces
transformations font penser à la respiration animale et les éléments qui
« serrent », qui « contraignent », prolongent cette métaphore en nous fai­
sant voir à quel point cette matière est vivante, animée d’une vie interne.
Par l’importance qu’il attribue au feu dans les transformations et la cir­
culation de la matière, Gonzalès souligne les thèmes matérialistes en
même temps qu’il annonce ce que Dyrcona apprendra au soleil.
Les propos matérialistes prolifèrent dans les entretiens entre Dyr­
cona, le Démon de Socrate, les philosophes lunaires et le fils de l’hôte
qui terminent L’Autre Monde. Ces discussions sur la matière et le cos­
mos sont étroitement liées aux discussions sur la religion. D ’abord le
Démon de Socrate, chez qui nous avons déjà constaté un certain dua­
lisme, évoque, dans le contexte du respect que les vieux doivent à
l’égard de leurs enfants, l’idée d’une âme distincte du corps. Pour lui, la
naissance est due au hasard, mais :
... D ieu ne vous eust point rayé du calcul qu’il auoit fait des h om m es,
quand vostre Pere fust mort petit garçon30.

Ensuite le jeune philosophe de la lune, fils de l’hôte, donne dans le


même contexte une description matérialiste de la reproduction :
C on clu on s de la que vostre pere estoit ob ligé en c o n scien ce d e vous
lascher à la L um iere ; Et quand il penserait vous auoir beaucoup ob lig é

27 Op. cir., p. 48 [115].


28 Ibid., p. 43 [104],
29 Bruno, D e la causa, p rin cip io e uno: « oltre ce le forme non hanno l’essere senza la
materia, in quello se generano e corrompono, dal seno di quella esceno ed inquello
si acognliono : perô la materia la quai sempre rimane medesima e féconda, deve aver
la principal prerogativa d ’essere conosciuta sol principio substanziale, e quello che
è, a che sempre rim ane; e le forme tutte insieme non in intenderle se non com e che
sono dispozioni varie délia materia, che sen vanno e vengono, altre cessano e se
rinuovano, onde non hanno riputazione tutte di principio», p. 68-69, éd. P. de
Lagarde, Le O pere italiane di G iordano Bruno, Goettingue, Horstmann, 1888. Le
rêve d ’une matière unique est au centre de la quête de Dyrcona.
30 Op. cit., p. 64 [150-51].
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 167

d e vo u s faire en se c h a to u illa n t, il ne v o u s a d o n n é au fo n s q u e c e q u ’ vn
to re a u b an al d o n n e aus v eau x to u s les io u rs dix fois p o u r se re s io u ir31.

Et le Démon poursuit son discours en évoquant les choux «intellec­


tuels » afin d ’insister à la fois sur la sensibilité universelle de toute vie et
sur les sens imparfaits de l’homme: «il nous manque des sens capables
de receuoir ces hautes especes»32. Les discours du Démon, en souli­
gnant l’imperfection des êtres humains, opposent toujours un certain
dualisme au matérialisme lunaire.
Quand Dyrcona insiste pour que les docteurs lui parlent de leur
science un des docteurs évoque l’univers infini en forme de grand ani­
mal:
Il m e re ste à p ro u u e r q u ’il y a des m o n d e s in fin is, d an s vn m o n d e infini.
R e p ré se n te z u o u s d o n c lv n iu e rs c o m m e vn g ran d an im a l, les e sto ile s
q u i so n t d e s m o n d e s c o m m e d ’a u tres a n im a u s d an s luy, q u i se ru e n t ré c i­
p ro q u e m e n t d e m o n d es a d ’au tres p eu p les, tels q u e n o u s, n o s C h e u a u s,
les E le p h a n s.. E t n ous à n o stre to u r so m m e s au ssy les m o n d e s d e c e r­
ta in e s g en s e n c o re p lu s p etits, c o m m e d e s ch a n c re s, d es p o u x , d e s v ers,
d e s ciro n s. C e u sc y so n t la terre d ’a u tre s im p erce p tib le s. A u ssy d e
m e s m e q u e n o u s p a ra isso n s vn g ra n d m o n d e à ce p etit p e u p le, p eu testre
q u e n o stre chair, n o stre san g , et nos e sp rits ne so n t a u tre c h o z e q u ’vne
tissu re d e p e tits an im a u x q u i se n tre tie n n e n t, n o u s p re s te n t; m o u u e m e n t
p a r le leur, e t se la isse n t au e u g le m e n t c o n d u ire à n o stre v o lo n té q u i le u r
se rt de coch er, n o u s c o n d u is e n t n o u s m esm e, e t p ro d u ise n t to u t
e n se m b le c e tte a c tio n q u e n o u s a p e llo n s la v ie 33.

Cet univers vitaliste et grouillant de vie présente l’image même de la


plénitude dans sa «tissure de petits animaux», son emboîtement de
mondes et sa cironalité universelle. C ’est un univers qui se referme sur
lui-même et qui exclut toute idée de transcendance.
Mais cette image contraste étrangement avec les discours matéria­
listes du docteur lunaire qui tient à établir l’éternité de la matière et
l’origine étemelle du monde:
... l ’E te rn ité d u m o n d e ; e t l ’E sp rit d es h o m m e s n ’e sta n t p as a ss e z fo rt
p o u r la co n ceu o ir, et ne p o u u a n t n o n p lu s s ’im a g in e r q u e c e g ra n d
v n iu e rs si b ea u , si b ien ré g lé p e u st s ’estre fa it d e soy m e sm e , ils o n t eu
re c o u rs à la c réa tio n . M a is se m b la b le s à celu y qui s ’e n fo n c e ra it d a n s la
riu ie re d e p e u r d e stre m o u illé d e la p lu y e, ils se sa u u e n t d es b ra s d ’vn

" Ibid., p. 68 [157-8],


M Ibid., p. 71 [165],
” Ibid., p. 73 [169-70],
168 MARGARET SANKEY

n ain , à la m ise ric o rd e d ’vn g éan t. E n c o re ne s ’e n sa u u e n t ils p as, c a r


c e tte e te rn ité q u ’ils o sten t au m o n d e p o u r ne l ’a u o ir p eu c o m p re n d re ils
la d o n n e n t à D ieu , co m m e s ’il le u r e sto it p lu s a isé d e l ’im a g in e r d e d an s
l ’vn q u e d a n s l ’autre. C e tte a b su rd ité d o n c ou ce g éa n t d u q u e lie p a rle est
la c ré a tio n . C a r d ites m o y ie v o u s p rie à to n iam ais c o n c e u c o m m e n t de
rie n il se p eu t faire q u e lq u e c h o se 34.

Cette réfutation implicite de la position cartésienne affirme le rôle du


hasard et se fonde sur l’atomisme. Le fils de l’hôte continue ses expli­
cations de la création qu’il attribue au mouvement des atomes joint à
l’action du feu, «le constructeur et le destructeur des parties, et du tout
de l’vniuers»35. L’importance attribuée au feu est primordial. L’origine
du feu est postulée comme la rencontre entre un atome rond et un atome
pyramidal : « Et la ronde dont l’estre est de se remuer venant àse ioindre
a la piramidale, fait peutestre ce que nous apellons feu.»36 Le feu est ici
immanent à la matière et ne suggère aucunement la transcendance que
nous avons observée précédemment.
L’activité du feu souligne le caractère cyclique des mouvements de
la matière. La différence entre la matière animée et la matière inanimée,
entre un arbre et une pierre d’une part, et entre l’homme et les animaux
d ’autre part, se réduit dans ces explications matérialistes à une question
de configuration d ’atomes. Là aussi nous voyons une extension logique
des théories sur la nature qu’a annoncées Gonzalès.
Un autre philosophe lunaire décrit les deux pratiques d’enterrement
chez les lunaires qui supposent deux vues opposées de la matière.
D ’abord l’incinération est considérée comme bien supérieure à la sépul­
ture parce qu’elle permet à l’âme de se séparer du corps et de s’envoler:
C a r n o u s c ro y o n s q u e le feu a y a n t sé p a ré le p u r d e lim pur, e t d e c h a le u r
ra sse m b le p a r sim p a th ie ce tte c h a le u r n atu re lle q u i fe so it l ’am e, il luy
d o n n e la fo rce d e se le u e r to u s io u rs en m o n ta n t iu sq u e s à q u e lq u e astre,
la te rre de c erta in s p eu p le s p lu s im m a té rie ls q u e n o u s, p lu s in te lle c tu e ls,
p a rc e q u e le u r te m p e ra m e n t d o it re s p o n d re e t p a rtic ip e r à la p u re té du
g lo b e q u ’ils h a b ite n t; E t q u e c e tte fla m e ra d ic a le s ’e sta n t e n c o re re c ti­
fiée p a r la su b tilité d es e le m e n ts d e c e m o n d e la, e lle v ie n t à c o m p o se r
d es b o u rg e o is d e ce p ais e n fla m b é .37

Mais cette explication dualiste est à mettre en parallèle avec la forme


d ’enterrement préférée des philosophes qui, elle, est nettement matéria­

34 Ibid., p. 78 [180-81].
35 Ibid., p. 79 [183],
36 Ibid.
37 Ibid., p. 88 [203],
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 169

liste. Le philosophe est poignardé et son sang est bu par ses amis qui
essaient de procréer immédiatement après. C ’est à la fois l’image de
l’éternité par le recyclage et le retour étemel de la matière, et une repré­
sentation de la matérialité de tout. L’essentiel de l’être se trouve dans le
sang, et rien que dans le sang qui circule à travers les générations. Ces
scénarios, en hiérarchisant les pratiques, favorisent les vues matéria­
listes mais les complètent par cet autre thème purificatoire.
Le point culminant du matérialisme dans L’Autre Monde se trouve
dans les dernières discussions, où Dyrcona est confronté au philosophe
lunaire qui réfute sa croyance en l’immortalité de l’âme. Reconnue
comme la partie la plus osée du texte, la conclusion des manuscrits est
entièrement changée dans la première édition de 1657. Le Démon de
Socrate essaie d’aider Dyrcona en lui donnant des arguments pour qu’il
puisse combattre les idées irreligieuses du philosophe lunaire et lui
parle d ’une autre forme d’immortalité qui est de nouveau ce recyclage
des éléments :
A in sy ce g ra n d p o n tife q u e v o u s v o y e z la m ith re su r la teste, e sto it il y à
p lu s de so ix a n te a n s vne to u ffe D ’h e rb e d a n s m o n iard in . D ieu e sta n t
d o n c le p ere c o m m u n d e to u tes ses c re a tu res, q u an d il les a im e ro it
to u tes esg a lle m e n t, n ’est il p as b ien p ro b a b le , q u ’ap rès q u e p a r cette
M e te m p sic o z e p lu s ra iso n é e q u e la P y th a g o riq u e ; to u t ce q u i sent, to u t
ce qui v eg ete ; E n fin ap rès q u e to u te la m a tie re a u ra p assé p a r l ’h o m m e ;
alors ce g ran d io u r d u iu g e m e n t a rriu e ra , o u fo n t a b o u tir les p ro p h e te s
les secrets de le u r p h ilo so p h ie 38.

Mais ce jeune philosophe va cette fois-ci au fond de la logique maté­


rialiste. Non seulement il réfute les miracles, alléguant la puissance de
l’imagination, mais l’âme tout court est démolie par des arguments
matérialistes : le ridicule de la résurrection de la chair est démontré dans
l’exemple du chrétien qui mange le mahométan, ainsi que le ridicule
d ’un Dieu qui joue à cache-cache avec les êtres humains plutôt que de
se révéler.
L’irruption d’un être diabolique met fin à cette discussion et Dyrcona
est transporté à la Terre, retournant à son point d’origine et complétant
son trajet circulaire. Cette conversation interrompue n’aurait pas pu
aller plus loin dans la voie matérialiste, et la transformation du fils de
l’hôte et de l’arrivée du Diabolus ex machina confirme l’hétérodoxie
des vues exprimées. Mais l’ironie joue à plein - la logique interne du
récit voudrait que Dyrcona, qui a suivi le matérialisme jusqu’au bout,
puisse prendre une autre direction pour sortir de cette impasse. Ce

Ibid., p. 94 [216],
170 MARGARET SANKEY

départ intempestif prête une certaine ambiguité à Dyrcona et on entend


l’écho de ce «rire matérialiste » sceptique.
Considérons donc le mouvement global de L ’Autre Monde pour
résumer la représentation du matérialisme. Nous avons vu que, dans le
dynamisme du roman, les discours sur la nature de la matière sont par­
fois matérialistes stricto sensu, et parfois proposent un certain dualisme.
De plus, la cosmologie qui se dessine au cours des voyages de Dyrcona
et par les spéculations des divers interlocuteurs oppose l’univers infini
du matérialisme à l’image vitaliste d’un univers en forme de pomme ou
de grand animal39. Ces modèles plutôt incompatibles sont traversés par
les images récurrentes de la dialectique feu/matière, de la purification
par le feu, et des schémas cycliques de la circulation de la matière.
Ces oppositions et ces dualismes sont pourtant toujours présentés
comme étant des vérités partielles. Assistant comme une ombre à toutes
les découvertes de Dyrcona, le Démon de Socrate constitue un « pli » et
un dédoublement du texte. Il guide Dyrcona, lui explique le sens de ce
q u’il voit et lui indique l’importance primordiale du soleil transcendant
dans l’économie universelle. Par ce moyen, les discours matérialistes,
ainsi que tous les autres aspects du roman, sont relativisés dans l’antici­
pation d’un ailleurs où seront peut-être résolues les contradictions inhé­
rentes au monde et à son autre, la Lune. Une esthétique se dessine qui
privilégie la rondeur des formes et la plénitude40.
L ’H istoire com iqve des Estats & Empires du Soleil 41 est la suite du
voyage lunaire. Dyrcona fait son voyage solaire par accident et pour
s’échapper de la prison où il a été enfermé pour ses idées hétérodoxes
exprimées dans L ’Autre Monde. Anticipé dans un rêve par son ami Coli-
gnac, ce voyage vers le feu solaire continue très explicitement le voyage
précédent et permet à Dyrcona de poursuivre sa méditation sur la
matière. Dyrcona se livre d’abord à une rêverie cosmologique, basée sur
ses expériences vécues, et qui confirme la thèse copemicienne. Pour

39 Citons Bruno: «L ’infïnito non hà figura.»


40 Citons Gaston Bachelard: «D ans une telle imagination, [comme celle de Cyrano],
il y a, vis-à-vis de l’esprit d ’observation, une inversion totale. L’esprit qui imagine
suit ici la voie inverse de l’esprit qui observe. L’imagination ne veut pas aboutir à un
diagramm e qui résumerait des connaissances. Elle cherche un prétexte pour multi­
plier les images et dès que l’imagination s’intéresse à une image, elle en majore la
valeur. Dès l’instant où Cyrano imaginait le Pépin-Soleil, il avait la conviction que
le pépin était un centre de vie et de feu, bref, une valeur» La poétiqu e de l ’espace,
Paris, PUF, 1972, p. 143.
41 L es N ovvelles Πvvres d e M on sievr de C yrano Bergerac, Contenant l'H istoire
Com iqve d e s E stats & E m pires du Soleil, P lvsievrs Lettres, et A vtres P ièces Diuer-
tissantes, Paris, Charles de Sercy, 1662.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 171

Dyrcona, le feu joue un rôle central dans la cosmologie: les planètes


seraient des soleils éteints qui font mouvoir leurs lunes par la chaleur
qui leur reste, évoquant ainsi l’image vitaliste d’un monde en dépérisse­
ment, et introduisant par là un certain dualisme.
A la différence de la lune, l’opposée de la terre mais qui lui est supé­
rieure, le soleil par des signes annonciateurs révèle son caractère trans-
cendantal : d’abord les origines de la vie dans la macule qui consiste en
«vne crasse noire & gluante dont le Soleil s’estoit purgé»42 et d’où l’ac-
tion/coction du Soleil produit la vie, et la langue originaire. Ensuite,
Dyrcona subit des transformations en s’approchant du soleil: il se sent
de plus en plus robuste et n’a besoin ni de manger ni de dormir:
... ie n ’au o is g a rd e d e d o rm ir, v eu q u e ie ne m a n g eo is pas, & q u e le
S o leil m e re s titu o it b e a u c o u p p lu s d e c h a le u r ra d ic a le q u e ie n ’en d issi-
• 43
p o is .

Il découvre ensuite que, «par vne secrete nécessité de la lumiere


dans sa source»44, il est devenu transparent. Il est toute vision, comme
si son corps « n ’eut plus esté qu’vn organe de voir»45. Il explique ce
phénomène en attribuant au soleil des qualités purificatrices :
... ie m e fig u re q u e le S o le il, d a n s v n e ré g io n si p ro c h e de luy, p u rg e
b ien p lu s p a rfa ite m e n t les c o rp s d e le u r o p acité, en a rra n g e a n t p lu s
d ro its les p e rtu is im p e rc e p tib le s d e la m a tiè re 46.

Ce don de conférer la transparence à la matière opaque est encore


une qualité attribuée à ce feu solaire. Sur le plan matériel, le feu solaire
s’est montré capable de suppléer à la nourriture et au sommeil: sur le
plan spirituel, il révèle l’intériorité des choses.
Du point de vue de l’observateur humain qu’est Dyrcona, le feu
solaire est une forme privilégiée de la matière qui, par sa situation par­
ticulière dans l’espace et le rôle cosmologique qu’il joue par rapport à la
Terre, se donne comme une essence et comme une transcendance. Tout
ce qu’il verra dans le soleil jouera effectivement ce rôle transcendantal,
parfois sur le mode burlesque, tel le royaume des amants, ou sur le mode
allégorique, tel le paysage des sens.

43 Ibid., p. 171.
41 Ibid., p. 191.
44 Ibid., p. 195-6.
45 Ibid., p. 195.
4,1 Ibid., p. 196.
172 MARGARET SANKEY

En arrivant au soleil, Dyrcona constate qu’il n’est plus soumis aux


lois de la pesanteur: «le Soleil est vn Monde qui n’a point de centre.»47
Puisque la matière solaire n’a pas de poids, il ne peut pas avoir de centre
et par conséquent ne peut pas exercer d ’attraction. Attraction pourtant il
y a, sur le plan psychique, spirituel: son instinct l’entraîne «au plus
creux d ’vne lumiere sans fonds»48. Ce côté éclairé du soleil représente
pour le narrateur le point où les contradictions se résolvent, où l’on ren­
contre la matière première, débarrassée de tout son poids. Ce monde est
centre, sans pourtant avoir de centre, c ’est la rencontre de la lumière et
de la chaleur pures avec la matière pure: paradoxe qui fournit comme
une apothéose de la vision de Cyrano et qu’en tant qu’être humain il
trouve difficile à vivre.
Toutefois, chez Dyrcona, cette constatation entraîne un dilemme : le
soleil se présente comme une essence d ’une nature quasi-platonicienne,
mais ces «grandes Plaines du jour»49 sont impénétrables à l’esprit de
Dyrcona et il est finalement content de quitter ce pays qui reste étranger
à sa compréhension :
le m e se n tis to u t ém e u de jo y e , & ie m ’im a g in a y q u ’in d u b ita b le m e n t
c e tte jo y e p ro c e d o it d ’v n e sec rette sim p a th ie q u e m o n e stre g a rd o it
e n c o r p o u r son o p a c ité 50.

Ce qui est souligné, c ’est le dualisme entre ces deux aspects de son
être : la réalité solaire est inaccessible à Dyrcona. Sa sortie de ce pays est
représentée comme une défaite. Son « opacité » est ressentie comme une
«infirm ité de la m atière»51 bien qu’elle le réconforte. Ce dualisme pri­
vilégie la matière pure, mais Dyrcona n’est à l’aise qu’avec l’ombre
opaque de son corps.
Dyrcona s’endort après cette expérience révélatrice et quand il se
réveille, il se trouve devant un arbre dans la campagne auparavant déserte,
arbre qui, par sa perfection immuable, est comme une essence d’arbre:
S o n tro n c e sto it d ’o r m a ssif, ses ra m e a u x d ’arg en t, & ses fe u illes
d ’é m e ra u d e s, q u i d e ssu s l ’é c la ta n te v e rd e u r d e le u r p ré c ie u se su p e rfi­
c ie, se re p re se n to ie n t c o m m e d an s vn m iro ir les im a g e s d u fru it q u i p en -
d o it à l ’e n to u r52.

47 Ibid., p. 211.
48 Ibid., p. 213.
49 Ibid., p. 209.
50 Ibid., p. 214.
51 Ibid., p. 215.
52 Ibid., p. 218.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 173

C ’est un arbre dur, un arbre-bijou, fait de lumière pétrifiée. Bien que


la matière de ce côté du soleil soit moins plastique que celle de l’autre
côté, elle participe des mêmes qualités. La matière dont il est composé
bénéficie d ’un statut spécial: cette matière solaire est plus apte à se
métamorphoser. Sa pureté est mise en relief par sa capacité de contenir
et de refléter la lumière.
La pomme de grenade qui se fait homme et qui est roi de ce peuple
dont l’arbre est composé, explique et démontre la nature de ces êtres:
... ie vis entrer par la bouche le Roy de tous les Peuples dont il estoit vn
cahos, encor il me semble qu’il fut attiré dans ce corps par la respiration
du corps mesme. Tout cet amas de petits Hommes n’auoit point encor
auparauant donné aucune marque de vie ; mais si-tost qu’il eut aualé son
petit Roy, il ne se sentit plus estre qu’vn53.

Ce petit roi et son entourage sont, dans leur ensemble, un micro­


cosme parfaitement coordonné, parce que le mouvement de chaque par­
ticule ou atome y est inhérent. Mais l’harmonie entre la matière et les
formes qu’elle peut revêtir, vient du fait que le roi préside à ses trans­
formations et à ses métamorphoses54. Puisque celui-ci constitue comme
le principe d ’organisation de ce «cahos», un dualisme règne évidem­
ment au sein de ce modèle par ailleurs atomiste, qui s’oppose à la notion
matérialiste du hasard et à l’indépendance des atomes.
Quand Dyrcona entre dans le royaume des oiseaux, il se trouve
devant une vision purement matérialiste. Le procès que lui intentent les
oiseaux apporte d ’autres représentations de la consubstantialité de la
matière et de la pensée. Dyrcona est condamné à être mangé par les
mouches. Pour le consoler, un des oiseaux de paradis qui le garde lui dit :
... tu passeras en leur substance : Oüy, tu auras l’honneur de contribuer,
quoy qu’aueuglement, aux opérations intellectuelles de nos Mouches,
& de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toy-mesme, de les faire au
moins raisonner55.

" Ibid., p. 236-7.


1,1 Spink, French Free Thought from G assendi to Voltaire, London, Athlone Press,
1959, p. 60-61. «They [les animaux natifs du soleil dans les régions éclairées] are,
like everything else in the universe composed o f atoms, each one of which is sponta-
neously active; that is why the tree dis-integrates before assuming a différent form;
it is a colony o f minute autonomous beings. But though the tree is made of minute
créatures, it is not moulded into shape or constructed by any outside agent; it is self-
constructing. Its métamorphosés are pure acts.» Spink a vu dans cet homme une
image de l’atomisme au travail, une représentation de « l’acte pur». Pour nous, cette
interprétation ne tient pas suffisamment compte du rôle crucial joué par le roi.
M Op. cit., p. 348.
174 MARGARET SANKEY

Nous verrons un autre aspect de cette même explication matérialiste


quand Dyrcona en viendra ensuite à parler à Campanella. Celui-ci sait
d ’avance toutes les pensées de Dyrcona. La matière reflète fidèlement la
pensée pour qui sait la lire : Campanella lui explique :
. .. i ’a rra n g e a y to u tes les p arties d e m o n co rp s d a n s vn o rd re sem b lab le
au v o stre ; c a r e sta n t d e to u te s p a rts situ é co m m e v o u s, i ’e x c ite en m o y
p a r c e tte d isp o sitio n d e m atiere , la m e sm e p e n sée q u e p ro d u it en v o u s
c ette m e sm e d isp o sitio n d e m a tie re 56.

Mais la vue cosmologique que Campanella lui expose est bien plus
dualiste ; elle est basée sur le recyclage et la purification de la matière,
qui doit nécessairement passer par le soleil :
... ce M o n d e cy n ’est fo rm é d ’a u tre c h o se q u e des e sp rits d e to u t ce qui
m e u rt d a n s les o rb e s d ’autour, c o m m e so n t M e rcu re , V én u s, la T erre,
M ars, Iu p iter, & S a tu rn e 57.

Il y a comme une circulation continuelle de « petits corps ignées »58


atomistes entre tous les globes de cet univers héliocentrique : «... l’eter-
nelle circulation de ces petits corps de vie pénétré successiuement tous
les globes de ce grand Vniuers.»59 Ce passage évoque pleinement
l’image d’un univers vitaliste fermé sur lui-même. C’est un système cir­
culaire où début et fin coïncident. Cette circulation, qui incorpore en
quelque sorte l’atomisme, consiste en une vaste entreprise dualiste
d ’engloutissement et d ’expulsion:
O r les so u p ira u x d u C iel so n t les P ô le s p a r o ù il se re p a ist d es a m es de
to u t ce q u i m e u rt d a n s les M o n d e s d e c h e z luy, & to u s les A stre s so n t ses
b o u c h es, & le s p o re s p a r o ù s ’ex h a le |> 'c] d e re c h e f ses e sp rits60.

Le soleil est cet objet paradoxal - ce centre, cette «sphere»61, «ce


grand & parfait anim al»62 qui n’a pas de centre, qui est composé de feu
mais qui ne brûle pas, ce lieu qui est contradiction par sa nature même,
mais qui, de par son « existence », résume et dépasse ces contradictions
et ces dualismes. Il est à la fois immanence et transcendance, où le dua­

56 Ibid., p. 438-9.
57 Ibid., p. 464.
58 Ibid., p. 424.
59 Ibid., p. 425.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 464.
62 Ibid., p. 465.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 175

lisme de l’entreprise purificatoire qui sépare et rejette est en quelque


sorte neutralisé par le cycle des répétitions qui l’incorpore dans une syn­
thèse.
Cette dialectique entre le feu et la matière réapparaît pourtant dans le
curieux combat entre la remore et la salamandre auquel assiste Dyrcona
et dont Campanella lui fournit des explications. Les salamandres possè­
dent toutes les qualités du feu : le mouvement, la chaleur, la lumière et
leur forme triangulaire est celle de la spiritualité. La remore, en
revanche, participe de toutes les qualités de l’humidité et de la matière :
elle est grosse, pesante et carrée63. Le feu est, pour la première fois dans
les romans, nettement dévalorisé par rapport à la matière. L’explication,
très claire au niveau symbolique, se trouvera dans l’action qu’accomplit
la salamandre: elle tue les arbres. Cet épisode est une allégorie qui vou­
drait représenter et réconcilier les aspects destructeur et constructeur du
feu et leur rapport avec la matière. La bête à feu est symbole première­
ment de la destruction :
On verrait en ce globe où nous sommes les Bois fort clair semez, à cause
du grand nombre de Bestes à feu qui les desolent, sans les animaux Gla­
çons qui tous les jours à la priere des Forests leurs amies, viennent gué­
rir les arbres malades64.

Dans la symbolique de Cyrano, les arbres occupent une place très


importante. Dans la lune, les arbres du paradis terrestre et, au soleil, les
chênes de la forêt de Dordogne et les « arbres amants » sont symboles de
la croissance végétative, de la continuité et de la progression vitale65. Le
feu destructeur de la salamandre qui annihile les arbres symboliserait ce
retour à l’unité, à la matière première qui ne peut s’accomplir qu’au
sacrifice de toute la richesse et variété qui caractérise la vie «m até­
rielle».
Dans cette lutte à mort entre la remore et la salamandre, c ’est la
matière brute qui triomphe finalement, qui se révèle supérieure, et c ’est
le feu qui est détruit. Il est significatif, pourtant, que les yeux de la sala­
mandre ne sont pas détruits. C ’est donc seulement le côté néfaste du feu
qui se perd. Le feu qui éclaire continue à être aussi fortement valorisé

63 Le carré et le symbole de la matière est le triangle, de l’esprit, J.E. Cirlot, A D ictio-


nary o f Sym bols, London, Routledge and Kegan Paul, 1962; J. Chevalier et A.
Gheerbrandt, D ictionnaire des sym boles, Paris, Seghers et Jupiter, 1973.
64 Op. cit., p. 442-3.
“ Gilbert Durand (op. cit., p. 391) démontre que l’arbre symbolise le microcosm e;
« Insensiblement l’image de l’arbre nous fait passer de la rêverie cyclique à la rêve­
rie progressiste».
176 MARGARET SANKEY

qu’auparavant: «Quant aux yeux, ie les garde soigneusement; s’ils


estoient nettoyez des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux
petits Soleils.»66
Cette allégorie constitue donc une résolution imaginaire de ce para­
doxe central dont nous avons déjà parlé. La pureté de la matière solaire
avait déjà été vue comme un empêchement au libre exercice des facul­
tés de l’être humain qu’est Dyrcona. Dans cette mise en scène du
dilemme cyranien, la matière est ainsi le terme intermédiaire, néces­
saire, entre les deux aspects de ce feu ambigu : le côté destructeur et le
côté vital.
Ce n ’est pas par hasard que Campanella explique à Dyrcona immé­
diatement après cet épisode que le soleil dévore et renouvelle en même
temps la matière vitale qui en dépend :
[il] n ’e st fo rm é d ’a u tre c h o se q u e d es esp rits de to u t ce q u i m e u rt d an s
les o rb e s d ’a u to u r ... O r to u te s ce s am es vn ies q u ’elles so n t à la so u rce
d u jo u r, & p u rg é e s d e la g ro sse m a tie re q u i les em p esch o it, e lle s e x e r­
c e n t d e s fo n c tio n s b ie n p lu s n o b les q u e c e lle s d e cro istre, d e sentir, & de
ra is o n n e r; c a r e lle s so n t e m p lo y é e s à fo rm e r le san g & les e sp rits v itau x
d u S o le il, ce g ra n d & p a rfa it a n im a l.. .67

Pourtant les philosophes, ces êtres rares, à cause de la pureté de leur


matière, assimilée évidemment à l’esprit, restent entiers dans le Soleil
après leur mort.
Campanella explique à Dyrcona qu’il est en train de voyager à la
rencontre de Descartes, récemment arrivé au Soleil, et que Dyrcona
aura de la difficulté à comprendre la pensée rationaliste de ce philo­
sophe parce qu’il «[il n’a] iamais pris peine à bien épurer [s]on esprit
d ’auec la masse de [s]on corps, & parce qu[‘il] 1’[a] rendu si paresseux,
qu’il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens»68.
Est-ce là l’image d ’une matière entièrement spirituelle où les sens et
l’esprit sont coextensifs, où le rationalisme de Descartes rejoint le sen­
sualisme de Gassendi, ou est-ce par contre un commentaire ironique sur
le rationalisme de Descartes ?
La visite aux pays allégoriques des sens renforce l’importance du
rôle joué par les sens. Campanella apprend à Dyrcona que le soleil puri­
fie et revitalise les sens par la circulation cosmologique de la matière :
[...ré p a n d a n t] v n e in fin ité d e b ie n s p a r to u t l ’V n iu ers, san s lesq u els
vo u s ne p o u rrie z v iu re , & n e p o u rrie z p as seu le m en t v o ir le jo u r : Il m e

66 Op. cit., p. 454-5.


67 Ibid., p. 464-5.
68 Ibid., p. 479.
LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 177

semble que c’est assez d’auoir veu cette Contrée, pour vous faire auoü.er
que le Soleil est vostre Pere, & qu’il est l’autheur de toutes choses69.

La purification continue à être un thème dominant et Campanella


explique à Dyrcona que le Lac du Sommeil «éuapore vn air qui a la
propriété d ’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens»70. Les
fleuves de l’imagination, de la Mémoire et du Jugement complètent ce
tableau et on voit ici, comme ailleurs dans les romans, l’importance
attribuée à l’imagination :
... sa liqueur legere & brillante étincelle de tous costez: Il semble à
regarder cette eau d’vn torrent de bluettes humides, qu’elles n’obse-
ruent en voltigeant aucun ordre certain71.

La mort d’un philosophe, la tête bourrée d ’images matérielles72, est


encore une représentation de la matérialité foncière de tout, mais, étant
dans le soleil, il s’agit d’une matérialité transcendante, solaire. Un cer­
tain dualisme est même apparent ici. Les philosophes de la Province des
Philosophes, quand ils veulent se parler, « se purgent [...] d ’vne sombre
vapeur»73 et les autres philosophes peuvent voir immédiatement leurs
pensées sans qu’il soient obligés de passer par l’intermédiaire de la
parole ni des sens. C ’est le moyen par lequel Campanella communique
avec Descartes «où l’esprit n’est point engagé dans vn corps formé de
matiere grossière comme dans ton M onde»74. C’est effectivement sur
cette communication immatérielle/matérielle, inaccessible à Dyrcona,
que se termine le roman.
Q u’en est-il donc du matérialisme dans la vision globale qui anime
les romans de Cyrano? Nous avons essayé de démontrer que l’appella­
tion « matérialiste », en ce qu’elle s’applique à Cyrano, est à qualifier en
fonction de la façon dont le matérialisme et une méditation sur la
matière s’incarnent dans sa fiction. L’écriture romanesque permet à
Cyrano de présenter, de disséquer et de commenter le matérialisme,
théorie de la nature de la réalité en même temps que critique de la reli­
gion.
Dans L ’Autre Monde, à côté des discours matérialistes de certains
protagonistes, nous avons vu que, grâce aux suggestions du Démon de

w Ibid., p. 482-3.
70 Ibid., p. 489.
71 Ibid., p. 498-9.
72 Ibid., p. 512-13.
73 Ibid., p. 516.
74 Ibid., p. 556.
178 MARGARET SANKEY

Socrate, un dualisme anti-matérialiste s’instaure où la matière est forte­


ment dévalorisée par rapport au feu, et la terre et la lune par rapport au
soleil. Dans Les Estats & Empires du Soleil, en revanche, Cyrano, sen­
tant peut-être le paradoxe de son entreprise littéraire et de son humanité,
commence peu à peu à revaloriser la matière « imparfaite » par rapport
au feu vital, dont lui-même est composé et au moyen de laquelle il s’ex­
prime, revalorisation qui atteint son point culminant dans le combat
entre la remore et la salamandre et qui affirme, comme nous l’avons
démontré, la valeur et de la matière et, par conséquent, d ’un certain dua­
lisme.
Une ambivalence fondamentale se dessine dans le monde roma­
nesque de Cyrano : d ’une part le besoin de tout expliquer par la matière,
de nier tout dualisme et toute transcendance, mais d’autre part la contra­
diction de ce matérialisme dans le déroulement de la narration. Les
structures narratives inscrivent effectivement la transcendance au sein
même de la matière et le soleil, décrit comme «la grande âme du
m onde»75, joue le rôle d’absolu, tout en fournissant le lien entre le cos­
mos et le microcosme. Il s’agit effectivement d’un mouvement contre-
matérialiste qui élabore, au moyen de la fiction, des schémas transcen­
dants où se dépeint un dualisme réfractaire au matérialisme classique.
Ce dualisme se reflète tout au long des romans, dans le vocabulaire
et dans les images utilisées. Des oppositions constantes s’établissent
entre l’opacité et la lumière, le haut et le bas, la matière et l’esprit, l’âme
et le corps: il s’agit d’une hiérarchisation des valeurs où le premier
terme est privilégié par rapport au second. Les dualismes et les matéria­
lismes de L’Autre Monde se résument en dernière analyse à travers le
voyage de Dyrcona à la recherche de la purification de la matière. Dans
ce schéma, le feu est un élément ambigu qui tantôt participe à cette puri­
fication, tantôt en est le point final.
Mais cette recherche de la transcendance purificatoire est doublée du
souci de réconcilier les oppositions et les contraires. Dans les romans
s’élabore à plusieurs niveaux toute une série d’images cycliques qui
reflètent le retour spatial et temporel, et c’est la rêverie autour du centre
qui est déterminante. Les voyages de Dyrcona décrivent des cercles
dans l’espace et le voyageur revient à son point d’origine, sauf dans le
cas de son trajet solaire qui n’est point terminé... Au niveau cosmolo­
gique, les indices d’un univers copemicien, doublé d’un cosmos en
forme de grand animal ou de pomme, soulignent la circularité de ce
monde, qui est renforcée par cette circulation constante des éléments
entre la terre et le soleil vivifiant. Les transformations et les échanges de

75 Idée em pruntée aux naturalistes italiens : Cardan, Pomponazzi, Campanella.


LE MATÉRIALISME DE CYRANO DE BERGERAC 179

la matière entre le soleil et ses planètes sont évoqués à plusieurs reprises


et toujours pour insister sur la hiérarchisation des valeurs de lumière, de
chaleur. La transcendance est donc incorporée dans un schéma qui lui
fait perdre sa supériorité et en ôte en quelque sorte l’impérialisme.
Cyrano est le disciple de Gassendi et lui emprunte sa foi dans l’im­
portance de l’expérience et les grandes lignes du matérialisme. Il est
également disciple de Descartes, bien que ses réticences et son ambiva­
lence envers celui-ci se profilent assez clairement au cours des deux
romans. Pourtant, au niveau cosmologique, tout en refusant l’univers
indéfini de Descartes, qu’il rejette comme un jeu sur les mots, il érige un
univers plein où, sur le mode vitaliste plutôt que mécaniste, tout est
organisé et interdépendant, à la façon de l’univers cartésien. Cet univers
centré est un contrepoint au matérialisme de l’univers infini et sans
bornes qui revient souvent dans les discours de tous les personnages.
Dans ses romans, Cyrano oppose donc à l’univers infini matérialiste
dont il diffuse le message un autre projet, d’ordre imaginaire, qui
cherche par le biais de la fiction à répondre aux questions que le maté­
rialisme iconoclaste laisse en suspens. Le message philosophe clandes­
tin a toujours été clair pour les lecteurs des romans de Cyrano, mais cet
autre message se dégage clairement aussi quand on contextualise les
occurrences du matérialisme. Il consiste en une réponse affirmant la pri­
mauté de l’imagination sur l’expérience et la pensée, et traçant par le
dynamisme de la fiction l’autre face et l’archéologie d’une époque en
pleine fermentation paradigmatique.

Margaret S ankey
Université de Sydney
GASSENDI, HOBBES, LOCKE
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE

1. - «HOMO HOMINI LUPUS»:


LE DE CIVE ET LE COMMENTAIRE DE GASSENDI
AUX RATAE SENTENTIAE D ’ÉPICURE

Dans un article qui est devenu une référence obligée pour les études
hobbesiennes, François Tricaud1 a reconstitué le contexte des sources
qui ont très probablement influencé le philosophe anglais dans le choix
des formules, presque proverbiales, auxquelles il fit recours pour carac­
tériser «les rapports entre concitoyens», d’un côté, et, de l’autre, «les
rapports entre Cités». Il s’agit des expressions célèbres:«Homo homini
Deus» et «Homo homini lupus», la deuxième desquelles est restée
accrochée à bon droit au nom de Hobbes, bien qu’elle ait eu, derrière
soi, une histoire très longue, de YAsinaria de Plaute à YInstauratio
magna de Bacon, en passant par les A dagia d ’Érasme, où les deux dic­
tons sont traités l’un à la suite de l’autre, et les Essais de Montaigne, qui
les applique plaisamment à la condition du mariage. Point n’est besoin
ici de résumer les résultats, par ailleurs très convaincants, auxquels Tri­
caud est parvenu : il suffira de rappeler qu’il a saisi, dans l’influence très
probable du chancelier Bacon, l’une des raisons qui expliquent le chan­
gement imprimé par Hobbes au sens du vers de YAsinaria : en effet, tan­
dis que Plaute et Érasme après lui remarquent que l’hostilité et la
méfiance se justifient par le fait que l’homme est un inconnu pour autrui
(Plaute: «Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit non
novit»; Érasme: «Quo monemur, ne quid fidamus homini ignoto, sed
perinde atque a lupo caveamus »), Bacon en revanche avait mis l’accent
sur le problème de l’anarchie («une sorte de brigandage public») à
laquelle donnent occasion la corruption et l’injustice des tribunaux,
d’où la validité du proverbe. Ce changement de sens se trouve confirmé
et renforcé chez Hobbes, d ’après qui, en dehors de l’État et de la tutelle

1 François Tricaud, « ‘Homo homini Deus’, ‘Homo homini Lupus’: Recherche des
Sources des deux formules de Hobbes», dans: Hobbes-Forschungen, hrsg. v.
R. Koselleck u. R. Schnur, Duncker & Humblot, Berlin 1969, p. 61-70. Pour le bilan
des études gassendiennes v. : Tullio Gregory, “Pourquoi Gassendi”, communication
qui ouvre les Actes du Colloque de Digne-les-Bains, Pierre Gassendi 1592-1992,
Digne-les-Bains 1 9 9 4 ,1.1, p. 21-39.
184 GIANNI PAGANINI

de l’autorité souveraine, même les bons gens sont forcés de faire


recours, « si se tueri volunt, ad virtutes Bellicas, vim et dolum, id est, ad
ferinam rapacitatem »2, d’où la pertinence de la comparaison un peu
choquante avec les loups. Le commentaire de Tricaud est très clair et
mérite d’être cité: «tout se passe chez Hobbes comme si l’application
de la formule au problème de l’anarchie (transfert dont Bacon avait
donné l’exemple) éclipsait complètement le sens originaire de Plaute
(sur lequel Érasme fondait tout son commentaire): l’idée que l’homme
est féroce à l’égard de l’inconnu et de l’inconnu seulement». Ce sens
reste étranger à la structure profonde de la pensée de Hobbes, qui met en
tout premier plan non pas le problème de la connaissance mais en
revanche celui de la «‘reconnaissance’ fondée sur un idéal assez bour­
geois de sécurité et de réciprocité» et donc «le rôle de l’organisation
politique »3 à laquelle est confiée la tâche de garantir la paix et la conser­
vation de la vie, en exorcisant ainsi le danger de la férocité.
Il est bien connu aussi que, prise dans cette acception nouvelle, la
doctrine anthropologique de Hobbes fit scandale, dans la mesure où elle
projetait une ombre troublante sur la nature humaine, l’imputant d ’être
méchante en son essence même. Au cours des polémiques, on finit par
oublier le premier dicton du couple, pour se concentrer sur le deuxième
volet du dyptique, comme il arriva par exemple dans les discussions
théologiques retracées par Mintz? C ’est pourquoi Isaac Barrow
condamna «the monstruous paradox [...] that ail men naturally are ene-
mies one to another» (le bellum omnium contra omnes étant la consé­
quence logique de la condition naturelle où chaque homme est un loup
pour l’autre), alors que John Norris réagissait contre le tableau horrible
de l’état de nature: «So far then is the State of Nature from being
(according to the Eléments or the Leviathan ) a State of Hostility and
War, that there is no one thing that makes more apparently for the Inter­
est of Mankind, than Universal Charity and Benevolence.»4 Par ailleurs,
ce genre de reproches fut adressé assez tôt contre Hobbes, car celui-ci
s’empressa, dans la Préface aux lecteurs ajoutée à la deuxième édition
du D e cive, de parer l’objection («Objectum porro a nonnullis est...»)

2 Je cite d’après l’édition critique récente: Thomas Hobbes, De Cive. The Latin Ver­
sion. A critical édition by Howard Warrender, Clarendon Press, Oxford 1983, p. 73
(Epistola dedicatoria).
3 E Tricaud, art. cit., p. 67-68.
4 Isaac Barrow, Theological Works, vol. IV, Sermon XXVIII, Oxford 1830, p. 79;
John Norris, «The Christian Law Asserted and Vindicated», dans: A Collection o f
M iscellanies, 4th édition, London 1706, p. 190. Les deux textes sont cités par
Samuel I. Mintz, The Hunting o f Leviathan, Cambridge University Press, Cam­
bridge 1962, p. 144-45.
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 18 5

selon laquelle il aurait fait les hommes « omnes non modo malos [...] sed
etiam [...] naturâ m alos»5. L’argument choisi par Hobbes pour désa­
morcer l’«im pietas» contenue dans cette deuxième assertion (la pre­
mière lui semblant par contre en parfait accord avec le pessimisme affi­
ché par tous les textes de l’Écriture sacrée) est assez adroit et vise en
substance à assimiler «m alitia» et «defectus rationis», en faisant de
l’homme méchant quelqu’un qui ressemble à un «puer robustus» ou à
un « vir animo puerili », sans qu’il faille évoquer une sorte de méchan­
ceté innée qui ferait, elle, problème du point de vue théologique (l’autre
exemple évoqué par Hobbes, dans le même esprit, est celui des com­
portements instinctifs des animaux ou encore des passions qui provien­
nent de la nature animale de l’homme : « affectus animi qui a naturâ ani-
mali proficiscuntur mali non sunt ipsi.»)6
Si ce type de scrupules s’explique bien, de la part de Hobbes, à cause
de l’audace dont il avait donné l’épreuve en infléchissant l’expression
plautine dans le sens d ’une agressivité foncièrement connaturée à
l’homme, il est moins connu par ailleurs que cette formule eut un accueil
plus favorable dans d ’autres milieux que celui des Anglais si bien
exploré par Mintz. Je me réfère au témoignage de Pierre Gassendi qui
constitue, très probablement, un écho direct de la phrase relancée par
Hobbes, dans le milieu de ‘novateurs’, parfois de libertins, que Hobbes
fréquenta pendant son long séjour à Paris dans l’entourage de Mersenne
de 1641 à 1651. Cet écho n’avait pas été remarqué tant par les nombreux
scholars hobbesiens que par les spécialistes, d’autant plus rares, des
textes gassendiens, jusqu’à ce que, à l’occasion du quatrième centenaire
de la naissance de Hobbes, Olivier Bloch et moi-même, presque simul­
tanément et l’un à l’insu de l’autre, nous avons signalé cette occurrence
gassendienne du dicton emprunté par Hobbes de l’«homo homini
lupus»7. Auparavant, Karl Schuhmann avait remarqué que l’on trouve,
en appendice à l ’Epistolica exercitatio contre Fludd, le texte de la lettre
de François de La Noue, où celui-ci s’était servi de la même formule
(cette fois sans aucune référence à Hobbes, évidemment), pour condam­
ner l’interprétation mystique des principes rosi-cruciens proposée par le

5 D e cive, p. 80.
6 Ibid., p. 81.
7 Gianni Paganini, «Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo», dans:
Hobbes oggi, Actes du Colloque de Milan (18-21 mai 1988) dirigé par Arrigo
Pacchi, Franco Angeli Editore, Milano 1990, p. 351-445 (v. p. 438) ; Olivier Bloch,
«Gassendi et la théorie politique de Hobbes», dans Thomas Hobbes. Philosophie
première, théorie de la science et politique, sous la dir. de Yves Charles Zarka et
Jean Bernhardt, Actes du Colloque de Paris (30-31 mai et 1erjuin 1988), Vrin, Paris
1990, p. 339-346 (v. p. 345).
186 GIANNI PAGANINI

médecin et alchimiste anglais8. Cet article de Karl Schuhmann a aussi de


beaucoup enrichi le dossier des réminiscences classiques et humanistes
qui nourrirent la référence à l’«homo homini lupus», en puisant à des
auteurs aussi illustres que Cicéron, Sénèque, Bruno, Ficin, Campanella9:
liste à laquelle on pourrait ajouter un passage de Plutarque, se référant
cependant à l’épicurien Colotès, passage qui me semble d’autant plus
important qu’il comporte un double rapport, à la tradition du Kèpos
d’abord, mais aussi à Gassendi qui le cite pour expliquer que, si l’on sup­
primait les lois, « vitam viveremus ferarum, et qui alium haberet obvium,
ipsum tantum non devoraret»10. Mais à ce chapitre qui illustre le reten­
tissement de l’élément ‘louvet’ («illud ipsum lupinum»)11 mis en évi­
dence par Hobbes, on ajoutera aussi un autre passage parallèle de Gas­
sendi, que jusqu’à présent on n’avait pas remarqué. Il est bien connu que
dans 1 Epistola dedicatoria au comte de Devonshire, avant d ’introduire
le dicton en question, Hobbes rappelle, pour la déplorer, la phrase célèbre
de Marc Caton le Censeur, d’après qui: «Reges omnes de genere esse
bestiarum rapacium » et tout de suite après il mentionne encore la méta­
phore utilisée par Pontius Telesinus. Celui-ci, avant d’attaquer l’armée

8 Karl Schuhmann, «Francis Bacon und Hobbes» Widmungsbrief zu D e cive», Zeit-


schrift fiir philosophische Forschung, 38 (1984), p. 165-190 (v. p. 64). II s ’agit
d’une lettre à Mersenne, datée 20 novembre 1628 (Correspondance du P. M. Mer-
senne, éd. P. Tannéry, vol. II, P.U.F., Paris 1945, lettre n° 118, p. 132-39, p. 137). Le
document est imprimé dans 1’ Opéra Omnia de Gassendi, Lugduni, sumptibus Lau-
rentii Anisson et Ioann. Bapt. Devenet, 1658, t. III, p. 267-68 (v. p. 268a).
9 K. Schuhmann, art. cit., p. 172-82.
10 Colotès, ap. Plutarque, Adv. Colot., 3 0,1 1 2 4 D. Gassendi, qui cite ce passage (Syn-
lagmaphilosophicum, Ethica, II, cap. II - O.O. II, p. 755b) défend l ’épicurien Colo­
tès de l’attaque de Plutarque, qui opposait au réalisme de l’épicurien une attitude
carrément idéaliste et platonique. Il est remarquable que J. Kaerst, Geschichte des
Hellenismus, Berlin 1917, 2e éd., p. 98, n. 4 s’est référé à ce passage de Colotès
comme à l’attestation d’une théorie épicurienne du «bellum omnium contra
omnes» avant l’institution d’une société organisée. Il n’est pas intérêt de noter que
Jean Barbeyrac, commentant Pufendorf {Le Droit de la nature et des gens, II, ii, § 2.
Note 18: « S 'il n’y avait point de Justice, on se mangerait les uns les autres»), croit
cependant y reconnaître «un proverbe des Docteurs Juifs». Grotius aussi cite la
maxime (Le Droit de la guerre et de la paix, I, iv, § 4, n° 2) : « S’il n’y avait point de
magistrats, on se mangerait les uns les autres», mais il l’attribue à un proverbe des
Hébreux. Cf. V. Goldschmidt, La Doctrine d'Epicure et le droit, Vrin, Paris 1977,
p. 17-18. Mais à propos de la nature «de loup» de l’homme au dehors de l’état poli­
tique on pourra rappeler la phrase très efficace de Métrodore (ap. Plutarque, Adver-
sus Coloten, 1125 B): «Le lois ôtées, il y a des ongles de lion, des dents de loups,
des ventres de bœuf, des cols de chameaux : assurément, sans les contrats et sans les
lois, nous nous mangerions les uns les autres.» Cf. Jean Salem, Tel un dieu parm i les
hommes. L’éthique d ’Epicure, Vrin, Paris 1989, p. 162-163.
11 De cive, Epistola dedicatoria, p. 74.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 18 7

de S ilia dans la bataille de Porta Collina, comparait les Romains à «Rap-


tores Italicae libertatis Lupos», en exhortant ses soldats à abattre la forêt
(savoir la ville de Rome) où ils avaient trouvé leur abri. Le commentaire
de Hobbes, à propos de ces comparaisons, est désolé, remarquant que
même un personnage aussi estimé par sa sagesse, comme Caton, s’était
fait aveugler par la haine et la passion, du fait qu’il avait condamné dans
les rois ce qu’il estimait pourtant juste dans son peuple12; c ’est pourquoi
Hobbes juge d ’autant plus nécessaire de fournir, par son livre, des points
fixes aptes à établir, même en politique, des critères d’évaluations qui
correspondent en effet à la « vraie sagesse » et à la « science de la vérité ».
Envisagé par un biais différent, qui est celui plus traditionnel de la dis­
tinction entre les formes de gouvernement et leurs dégénérescences, on
retrouve pourtant chez Gassendi la même association entre l’œuvre de
(certains) rois et cette nature «de loup» de l’homme: l’auteur du Syn-
tagma, au moment de discuter le sujet de la prudence dans le contexte du
livre de son «Ethica» consacré aux vertus, met en regard la figure du bon
roi et celle du tyran, pour constater que si l’on appelle le premier à bon
droit «Pastor populorum», le deuxième, à cause de sa férocité, sera
considéré en revanche comme «Publicus hostis: Populi non pastor, sed
lupus»13. S’agit-il d ’une réminiscence (et donc d’une réponse implicite)
qui tiendrait compte de la remarque, bien plus réaliste et désenchantée,
du philosophe anglais? Puisque la composition de cette partie éthique du
‘système’ gassendien remonte aux années qui suivent de quelque peu la
publication du De cive (très probablement entre 1645 et 1646)14, il me
semble vraisemblable que le prêtre de Digne se soit souvenu de la page
hobbesienne, très efficace à la vérité du point de vue rhétorique, voulant
lui aussi démanteler le préjugé ‘populaire’ contre les rois et l’autorité en
général : ce qu’il pensa d’obtenir plus modestement en rétablissant la dis­
tinction classique entre le bon roi et le mauvais tyran, celui-ci à juste titre
comparé au «loup».
Mais, pour revenir au passage de Gassendi où l’expression utilisée
par Hobbes est citée au pied de la lettre, le fait qu’il soit passé presque
inaperçu s’explique sans doute à cause de la nature de l’ouvrage où la
référence (implicite, bien sûr, car le nom de Hobbes est passé sous
silence) se trouve. Il s’agit en effet du commentaire, très riche, que Gas­
sendi consacra au texte des Ratae Sententiae d ’Épicure et qu’il publia à

11 Ibid., p, 73.
15 Je cite d’après le texte du Syntagma philosophicum, O .O., t. II, p. 758a.
14 Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et méta­
physique, Nijhoff, The Hague 1971, p. XXII-XXIII; Id., «Gassendi et la politique»,
Cahiers de Littérature du XVII' siècle, n° 9, 1987, p. 51-71, v. p. 68.
188 GIANNI PAGAN1NI

la fin de ses Anim adversiones in Decimum Librum Diogenis Laertiï, ce


commentaire n’a pas été repris dans le corps du Syntagma philosophi-
cum, l’ouvrage posthume que Gassendi laissa incomplet et pour l’achè­
vement duquel les éditeurs utilisèrent la plupart des sections philoso­
phiques contenues dans les Animadversiones, tout en ne reprenant pas
les commentaires philologiques qui faisaient le propre du livre publié en
1649. Or, soit que les historiens de la philosophie aient considéré ce
commentaire comme purement philologique (alors qu’il révèle un effort
d ’élaboration de pensée assez considérable, même sous l’échafaudage
érudit coutumier de Gassendi), soit qu’ils aient contracté l’habitude de
se reporter directement au texte du Syntagma, l’ouvrage systématique
par excellence, la conséquence est-elle que le commentaire gassendien
aux Sentences d’Épicure est tombé presque dans l’oubli15, malgré l’in­
térêt objectif que certains de ces textes révèlent (il est bien connu, en
effet, que la doctrine d’Épicure concernant le droit et la politique est
transmise par ces Kuriai Doxai, alors qu’il n’y en a presque aucune
trace dans les épîtres plus connues). Or, que l’on consulte le commen­
taire dédié à la R.S. XXXIII. Celle-ci récite (dans la traduction de Vic­
tor Goldschmidt)16: «L a justice n’est pas quelque chose en soi, mais
seulement, dans les groupements mutuels, quelles qu’en soient l’éten­
due du territoire et, à chaque fois, les conditions temporelles, une espèce
de contrat en vue de ne pas se nuire mutuellement». On reconnaît ici la
marque de ce qu’on appelle le positivisme juridique épicurien, axé sur
la notion du pacte sociale et ennemi de toute conception métaphysique
et préconstitué du droit naturel au sens fort du mot. Gassendi, qui traduit
et commente ce texte à l’époque de Grotius et donc de la renaissance du
droit naturel, ne cache pas dans sa version latine la force de l’empirisme
juridique du Kèpos\ tout au contraire il la souligne efficacement, car il
écrit : «Iustitia p e r se (et quatenus quidem id quod heic est iustum, illeic
est iniustum) nihil est-, ac in homine solitariè spectato reperitur nulla,
sed dumtaxat in mutais hominum societatibus, pro ea cuiusque regionis
am plitudinem in qua possunt pacta de non inferendo, accipiendove
nocumento iniri.»11

15 Même dans l’ouvrage plus récent consacré à ces thèmes, ce commentaire est à peine
effleuré: cf. Lisa T. Sarasohn, G assendi’s Ethics. Freedom in a Mechanistic Uni-
verse, Cornell University Press, Ithaca and London 1996, p. 164. Pour une analyse
plus poussée de ce commentaire, qu’il me soit permis de renvoyer à mon article : G.
Paganini, «Epicurisme et philosophie au XVIIe siècle. Convention, utilité et droit
selon Gassendi », Siudi Filosofici XII-XIII (1989-90), p. 5-45.
16 Cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 280-282.
17 Ce Commentaire aux textes des Ratae Sententiae occupe une large partie de la
«Philosophiae Epicuri Pars Tertia, quae est Ethica, sed de moribus», partie qui
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 189

Il ne manque pas même de mettre en évidence le fait que ce «positi­


visme» juridique, affiché par les épicuriens, représente une attitude
assez répandue dans l’antiquité, et les arguments mis en place par Gas­
sendi ne vont pas sans rappeler le genre des objections contre la thèse du
droit naturel que Grotius avait évoquées, pour les repousser, dans ses
prolégomènes au De ju re belli et pacis. Il n’ignore pas non plus que,
même au dedans de la tradition épicurienne, on avait essayé de recons­
tituer un noyau minime d’obligation naturelle, s’il est vrai que dans un
passage d’Hermarque, attesté par Porphyre (qu’il cite)18, le précepte
fondamental de s’abstenir du meurtre trouverait sa base dans la recon­
naissance d’une sorte de liaison naturelle entre les hommes (« Esse forte
quamdam inter homines naturalem conciliationem, quae, ne sint pro­
clives ad caedem, impediat»). D ’où, commente Gassendi, la possibilité
d’affirmer que cette abstention «rem esse per se, seu suapte naturâ, ius-
tam, et legem, quae eam prohibet, constituere id, quod, ipsâ etiam lege
seclusâ, sit iustum». Mais, en dépit de ces ouvertures, qui lui semblent
d’ailleurs démenties par la suite du texte, où l’on insiste sur les change­
ments de l’utilité des lois selon les temps, les circonstances, les lieux, il
n’en reste pas moins vrai, pour Gassendi, qu’il y eut dans l’antiquité une
sorte de convergence sur le caractère conventionnel du droit : les « Scep­
tiques», mais aussi des «Dogm atiques» comme Aristippe, ont affirmé

conclut les Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita,
moribus, placitisque Epicuri, publiées en 1649 (dans l’édition que j ’ai utilisée, en
deux tomes, Lugduni, sumptibus Francisci Barbier, 1675, le commentaire se trouve
dans le tome II, p. 271-308). Je le citerai dorénavant comme An.: ici, t. II, p. 302a.
Dans ce commentaire, Gassendi met toujours en italique la phrase qui correspond à
la lettre du texte grec ; le reste consiste en ses ajouts qui devraient servir à expliquer
mieux le sens de la maxime.
18 II s’agit de Porphyre, D e Abstinentia, I, 7-12 (fr. 24 de l’éd. K. Krohn, D er Epiku-
reer Hermarchos, Berlin 1921); cf. Ermarco, Frammenti, edizione, traduzione e
commento a cura di Francesca Longo Auricchio, Bibliopolis, Napoli 1988, p. 69 et
suiv. Le long passage d’Hernarque se trouve traduit en latin, avec le grec en regard,
dans le Syntagma, Ethica, II, v (O.O. t. II, p. 791a-794b). Il est intéressant de rappe­
ler ici le début: «Epicurei vero, ut si genealogiam longe petitam retexerunt, aiunt
veteres legum conditores, cum ad vitae societatem, et ad ea, quae homines invicem
agunt, attenderent, déclarasse nefandum esse hominem interficere, et ignominiam
non vulgarem (utpote quae esset coniuncta cum minutione capitis) interfectori
decrevisse. Ac forte quidem fecit naturalis quaedam hominum inter se conciliatio
(quippe ob formae, animaeque, seu morum convenientiam) ne perinde essent pro­
clives ad consimile animal, ac ad aliud quodpian ex iis, quorum caedes est concessa,
perdendum» (O.O., t. II, p. 791b). Il faudrait faire aussi un discours pour ce qui
concerne l ’apport lucrécien à la théorie épicurienne de la politique et du droit: cf.
Gennaro Sasso, Il progresso e la morte. Saggi su Lucrezio, Il Mulino, Bologna
1979, chap. I, p. 7-90.
190 GIANNI PAG AN INI

que le droit est «lege et consuetudine», non pas par nature. Aristote
aussi, lui qui est réputé comme le représentant qualifié du droit naturel,
a manifesté une attitude chancelante et, tout bien considéré, décevante :
bien qu’il eût partagé le droit «in naturale et legitimum», en attribuant
au premier tous les caractères de l’universalité et de l’immutabilité, il
n ’a pas été capable, en revanche, d’en définir les contenus, quitte à faire
des références assez vagues à la récommandation de Sophocle («sepe-
lire mortuos ») ou d’Empédocle (« non occidere »), bien que ce dernier -
remarque malicieusement Gassendi - ne définît le juste que par la loi.
Comme d ’habitude au XVIIe siècle (le souvenir va encore aux prolégo­
mènes de Grotius), la liste des adversaires du droit naturel se conclut par
le nom de Caméade, avec sa thèse scandaleuse mentionnée par Lanc-
tance: «Nullum esse ius naturale.» De son côté, Gassendi ajoute
quelques mots pour éclaircir le sens de l’interpolation qu’il avait faite en
traduisant le texte de la Maxime: le fait qu’il n’y ait aucun rapport de
justice «in homine solitarie spectato» s’accorderait bien, dit-il, avec
l’enseignement d ’Épicure, d ’après qui la justice et le droit ne provien­
nent que des pactes et des contrats stipulées entre les hommes19.
C ’est toutefois à la fin de ce long développement érudit, où le positi­
visme juridique des épicuriens vient couronner une tradition assez
répandue et illustre dans l’antiquité, que Gassendi introduit un change­
ment soudain dans le fil de son raisonnement, dans le but de corriger une
tendance qui risquait de l’amener trop loin. Il veut prendre ses distances,
en effet, par rapport à une interprétation extrême de la doctrine juridique
du Kèpos, interprétation qui porterait à exclure l’existence d’une
«Naturalis Iustitia» avant ou indépendamment des pactes et donc à
envisager le juste comme « res mere factitia et ab hominum arbitrio
dependens»20. Tel était, en effet, l’enseignement qui se dégageait d ’un
groupe assez cohérent de Maximes, que Gassendi venait de commenter :
la R.S. XXXI, où le droit de la nature (Tô xfjc (Jruaeœç ô ira ïo v ) se pré­

19 An. t. II, p. 302a-b: «Illud deinde, in homine solitarie spectato iustitiam reperiri
nullam, congruens est cum eo, quod Epicurus nullam agnoscit Iustitiam, nisi èv ta ïç
auaxpoijiaïç, in congressibus, coetibusque; quasi homo per se, priuatimque specta-
tus nullam neque iustitiam, neque iniustitiam exerceat» (An. t. II, p. 302b).
20 « Enimvero, quod heic inculcatur, Nullam esse Iustitiam, nisi inter eos homines, qui
in eadem, fmitimisve habitantes regionibus, pacta inire de non inferendo, accipien-
dove damno possunt ; succinente etiam Lucretio, de primis illis temporibus : Tune et
amicitiam coeperunt iungere habentes / Finitima, inter se nec laedere, nec violare:
Hoc sanè, quatenus excludit Naturalem Iustitiam, quasi ipsa quoque citra pactionem
nulla sit, ac idcirco sit res merè factitia, et ab hominum arbitrio dependens ; id pro-
fecto iam est minus ferendum» (An. t. II, p. 302b).
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 191

sente plutôt comme «le droit selon la nature»21, car il en arrive jusqu’à
s’identifier avec le «pactum conventum de utilitate», en accord avec
l’utilitarisme foncier qui est comme le revers de la médaille par rapport
à la thèse conventionnaliste de l’épicurisme. C ’est pourquoi, en faisant
écho au texte de cette Maxime capitale, Gassendi remarque l’unité
essentielle entre ces deux volets de la doctrine du Kèpos et, malgré l’ap­
parence de paralogisme, souligne: «bene repeti naturale lus ex pactio-
nibus, ob utilitatem communem inter homines initis ; nempe cum pac-
tiones sint ipsaemet Leges, seu Iura, quibus naturae scopus, seu bonum,
utilitasve attingitur»22. Mais on pourrait rappeler aussi la R.S. XXXII,
qui exclut l’existence de rapports juridiques des hommes à l’égard des
animaux, du simple fait qu’ils n ’ont pas stipulé de pactes en vue de ne
pas se nuire mutuellement ; et tel est aussi le cas, ajoutait le texte épicu­
rien, des peuples qui n ’ont pas pu ou n’ont pas voulu conclure des pactes
dans le même but23.
Mais, pour revenir au commentaire gassendien de la R.S. XXXIII,
où l’équation droit = convention =utilité stipulée arrivait à son acmé,
c’est après avoir énoncé le danger théorique connaturé à cette dérive
épicurienne que Gassendi se lance dans un long développement où il
donne bonne preuve de son réalisme politique, constatant la force et la
pervasivité du conflit interhumain. Ce passage mérite d’être cité en son
entier, car il contient la référence au «proverbe» qu’on retrouve dans le
De cive : «Nam verum est quidem barbaras esse genteis, et detectas
potissimum nuperis hisce temporibus, quae in peregrinas, ac finitimas,
quibuscum pacti nihil sit, non secus ac ferae immanes desaeviant, vix
quoque esse ullas excultas, quae non perstrepant intestinis discordiis,
rixis, litibus, insidiis, furtis, rapinis, caedibus, etc. ac non se cum finiti-
mis invicen divexent, conficiantque bellis ; et nihil requirentes, dolus-
ne, an virtus, strageis excitent, camificinamque exercentes crudelissi-
mam, nihil minus, quam quod dicuntur, hoc est, homines, humanive
sint; sed immites potius, efferataeque beluae, ut proinde merito iure
abierit in proverbium, Hominem esse homini lupum.» La vérité de ce

21 Telle est aussi la lecture du droit épicurien que donnent Reimar Müller («Sur le
concept de Physis dans la philosophie épicurienne du droit», in Actes du VIIIe
Congrès de l'Association G. Budé, Les Belles Lettres, 1969, p. 305-318; Id., Die
epikureische Gesellschaftstheorie, Akademie-Verlag, Berlin 1972, chap. IV, p. 89-
111) et V. Goldschmidt, op. cit., p. 26-28, contre R. Philippson, qui rend ce concept
comme «droit naturel» tout court (v. «D ie Rechtsphilosophie der Epikureer»,
Archiv fü r Geschichte der Philosophie, 23, 1910, p. 289-337, 433-446, v. p. 291.
22 An. t. II, p. 300a.
15 An. t. II, p. 300b.
192 GIANNI PAGAN1NI

dicton était par ailleurs confirmée, aux yeux de Gassendi, par la célèbre
affirmation de Lucrèce, selon laquelle le danger des bêtes féroces, aux
débuts de l’histoire humaine, n’était pas aussi grave que celui des
hommes aujourd’hui («non tantam fuisse initio pemiciem à feris, quam
nunc sit ab hominibus »24.
Il est important de retenir notre attention sur certains aspects de ce
passage, bien que le philosophe anglais ne soit pas cité: la phrase est
qualifiée en effet comme un «proverbe» et en plus elle n ’est pas mon­
tée en dyptique avec l’autre dicton (« Homo homini deus »), qui en serait
comme le revers. Mais, s’il est vrai que la phrase était passée désormais
en proverbe, comme le dit justement Gassendi, il n ’en reste pas moins
vrai, d ’autre part, que l’auteur des Animadversiones l’infléchit dans le
même sens que Hobbes: il n ’est pas question ici du sens original de la
phrase, ni de la corruption des tribunaux évoquée par Bacon, mais tout
au contraire de la situation de belligérance à laquelle s’était référé l’au­
teur de l’épître dédicatoire du D e cive : ou bien, pour être plus précis, si
les «m assacres» et les «carnages» que les «nations civilisées» se
réservent l’une à l’autre correspondent bien à la «ferina rapacitas»
connotant d’après Hobbes les rapports des «civitates» entre elles,
l’exemple des «peuplades barbares», «qui viennent d ’être décou­
vertes » trouve en revanche son pendant exact dans le paragraphe du De
cive où Hobbes, pour éclaircir la formule presque jumelle du « homo
homini lupus», savoir le «bellum omnium contra omnes», recourt à
l’exemple des «Am éricains», eux qui peuvent donner une idée de la vie
comme la vivaient jadis les anciens («paucos, feros, brevis aevi, pau-
peres, foedos, omni eo vitae solatio atque omatu carentes)»25.
Il est difficile de ne pas songer que l’usage auquel se prête la formule
chez Gassendi ne ressente pas d’une influence ou d’un écho de l’utilisa­
tion parallèle que l’on retrouve chez Hobbes: d’autant plus que les deux
à Paris se fréquentaient tant directement que par l’intermédiaire de Mer-
senne et qu’ils avaient même accès l’un aux manuscrits de l’autre, étant
tous les deux engagés dans la rédaction des grands ouvrages de leur vie,
le D e corpore et celui qui devint, après décès de Gassendi, le Syntagma.
Les liens d’amitié et d ’estime réciproque sont bien attestés, ne serait-ce
que par la lettre adressée par Gassendi à Sorbière, justement à propos du
D e cive, et placée par celui-ci en tête de l’édition de 1647. La lettre, très
élogieuse, sauf sur le chapitre de la religion, est datée en 1646 et on se

24 Ibid., p. 302b.
25 D e cive, Libertas, I, xiii, p. 97, 96. Sur la «présence, pas seulement indiscutable,
mais ‘centrale’ des ‘sauvages’» dans la pensée de Hobbes, v. Sergio Landucci, / filo-
sofi e i selvaggi. 1580-1780, Laterza, Bari 1972, p. 114-142.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 193

souviendra que c’est justement entre les ans 1646 et 1649 que Gassendi
travailla à la rédaction de ses Animadversiones: il est donc très probable
qu’en écrivant le passage cité de son commentaire il songeât au dicton
en question, et précisément dans le sens que son ami anglais lui attri­
buait, et même qu’il réagît, en répondant du moins implicitement à la
doctrine que celui-ci venait de proposer dans le De cive (que Gassendi,
à ce qui semble, connaissait dès la première édition).

2. - DROIT ÉPICURIEN ET DROIT HOBBESIEN

Tout d’abord il faut dire que ce signe fait dans la direction de Hobbes
serait à lui seul suffisant pour nous faire comprendre que, bien loin
d’être une doctrine conciliatoire, une sorte de synthèse moyenne entre
tradition et modernité, l’épicurisme de Gassendi s’inscrit dans le
contexte d’une franche reconnaissance de l’agressivité interhumaine,
pas moins franche que celle de son ami anglais. Il faudrait donc du
moins nuancer des jugements, comme celui de Rochot, pour qui le
contrat social chez Gassendi serait simplement « l’aboutissement des
tendances de l’homme, qui n’est pas un loup pour son semblable»26.
Tout au contraire, s’il est vrai que dans le poème de Lucrèce le danger
de la mort violente est représenté surtout par la menace des bêtes
féroces, alors que l’hostilité d’autrui n ’occupe pas le devant de la scène
de la vie primitive, il n’en reste pas mons vrai que Gassendi connaissait
d’autres sources (les fragments d ’Hermarque, notamment, avec leur
généalogie détaillée des lois et des législateurs, mais aussi les Ratae
Sententiae, avec leur insistance sur l’exigence de sécurité et le péril de
l’agression)27, où ce problème était au premier plan, de telle façon qu’il
pouvait y intégrer aisément même l’«homo homini lupus» de Hobbes,
comme il arrive justement dans un commentaire, qui se veut avant tout
épicurien, celui des Animadversiones.
Mais l’impression d’une sorte di dialogue à distance entre les deux,
aussi caché qu’il puisse sembler, est confirmé encore davantage si l’on
parcourt la suite du commentaire: car, après avoir déclaré vrai l’état
d ’agression continuelle («Id, inquam verum»), qui semble caractériser
la condition naturelle, Gassendi met en place des correctifs visant à

S6 A rencontre de « ce que prétend Hobbes», ajoute Bernard Rochot, dans: Centre


International de Synthèse, P. Gassendi 1592-1655. Sa vie et son œuvre, A. Michel,
Paris 1955, p. 100.
27 Voir par ex. la R.S. XXXI, dans la trad. de Gassendi: «ut homines ad invicem neque
laedant, neque laedantur») An. t. II, p. 299b.
194 GIANNl PAGANINI

désamorcer une partie au moins des conséquences que Hobbes en tirait


(et que l’auteur des Animadversiones semble avoir bien à l’esprit). Au
premier chef, il s’efforce de distinguer la nature en elle-même et sa
«dépravation»: c ’est pourquoi il invite à considérer l’homme par le
biais non pas de son animalité, mais de sa nature rationnelle, en l’ame­
nant ainsi à «explorer ce qui lui convient ou non en tant qu’il est un
homme». Il faudrait donc tenir compte du fait que l’homme a eu en par­
tage une «double nature, animale et rationnelle» («cum homo sit dupli-
cem sortitus naturam, animalem puta, atque rationalem»). Ce qui est
valable pour la première, ne l’est pas pour la deuxième: l’agressivité
dictée par les passions peut être neutralisée par la raison (qui s’identifie
ici à une considération calme de son intérêt bien réglé). En ce sens,
l’homme est à même de découvrir une «Naturalis Iustitia» (analogue au
«droit selon la nature» de la tradition épicurienne), à condition qu’il
considère ce qui lui convient, non pas lorsqu’il est poussé par les pas­
sions, mais quand il écoute et consulte la raison : « Ex hoc enim fit, ut
dum quaeritur, Sit-ne quaepiam in homine naturalis Iustitia, an non?
spectandum non sit quid illi conveniat, dum passione abripitur; sed
quid, dum rationem consulit, auditque ». On découvrira de cette façon la
validité rationnelle et naturelle à la fois du «neminem laedere» auquel
vise toute la doctrine épicurienne du droit: «Ecquis certe est hominum,
qui in se descendens, ac rationis lumine utens, non agnoscat, exempli
gratiâ, laedendum esse neminem, aut non cum saltem, a quo lacessitus
non fueris ? et a quo mali nihil metuas ?»28
Etant donné ce que nous savons des rapports de fréquentation réci­
proque entre les deux, on pourrait risquer l’hypothèse que la position de
Gassendi constitue l’impulsion qui aurait poussé Hobbes à mettre en
place tout un dispositif théorique visant à parer l’objection de «dépra­
ver» la nature humaine, précisément à cause de son recours à la formule
de l’«hom o homini lupus». En effet, dans la Préface ajoutée à l’édition
de 1647 du D e cive, le philosophe anglais pouvait se déclarer satisfait
d ’argumenter sa thèse sur la seule base des «affectus animi qui a naturâ
animali profiscuntur»29, affections qui ne sont pas aussi méchantes en
elles-mêmes et qui se révèlent surtout dans les hommes (ou dans les
enfants) à qui fait défaut la raison, en laissant donc en suspens la question
de la méchanceté naturelle au sens propre. C ’est par contre à la distinc­
tion d ’autant plus traditionnelle entre la «natura animalis» ou passion­
nelle et la «natura rationalis» dans l’homme que fait appel Gassendi,

28 An. t. Il, p. 301a.


29 D e cive, Praefatio ad lectores, p. 81.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 195

pour rétablir ainsi une perspective plus favorable aux droits de la


nature30. L’apparence d’une opposition aussi radicale va toutefois s’es­
tomper, au profit d ’un rapport plus nuancé de concordia discors, si l’on
réfléchit au fait que, dans la lettre dédicatoire au comte de Devonshire
(présente dès la première édition du D e cive), lorsqu’il donne une
esquisse de ses argumentations, Hobbes met en regard, l’un à côté de
l’autre, «duo certissima naturae humanae postulata» et que les deux
volets s’opposant dans ce dyptique ne sont ni plus ni moins que «cupi-
ditas naturalis» et «ratio naturalis». Il est vrai qu’il n’est pas question
ici de deux natures différentes, comme dans la lettre du texte gassen-
dien, mais de deux aspects de la même nature ; encore est-il vrai que la
«cupiditas» est définie en vue de ses tendances compétitives («qua
quisque rerum communium usum postulat sibi proprium») bien davan­
tage que par ses impulsions passionnelles : il n’empêche que le sens, la
structure, les termes de l’opposition demeurent au fond analogues d ’un
auteur à l’autre, et surtout que la même dynamique est mise en place
dans le passage du premier au deuxième élément du couple. L’évolution
de la «ferina rapacitas» de l’«hom o homini lupus»31, à la sécurité du
pacte, qui seul garantit « exercitium iustitiae naturalis »32, se fait, chez
Hobbes, dans le même sens qui va de la cupidité à la raison chez Gas­
sendi, utilisant lui aussi l’expression «naturalis Iustitia»33. Il est vrai
que le mot de «ratio» recoupe des contenus différents selon les
contextes où il revient : chez Hobbes, notamment, il se réduit à un noyau
minime, à une faculté technique visant à répérer les moyens nécessaires
pour la conservation de soi, noyau que 1’« epistola dedicatoria » cerne de
plus près le réduisant au calcul par lequel « quisque mortem violentam
tanquam summum naturae malum studet evitare»34. L’attitude de Gas­
sendi est, dirait-on, beaucoup plus optimiste à l’égard du pouvoir régu­
lateur de la raison, qu’il ne rétrécit pas uniquement au cas limite repré­
senté par le plus grand péril de nature, la mort violente ; c ’est pourquoi,
en accord avec l’eudémonisme foncier de la tradition épicurienne et fai­
sant d’autant plus confiance à l’habileté de la raison dans le calcul des
utilités, tant individuelles que collectives, Gassendi donne dans le com­
mentaire de cette maxime une liste de préceptes dictés par la simple rai­
son, liste qui va beaucoup au-delà du «laedendi esse neminem», pour
comprendre aussi des formes de charité (lorsqu’on peut l’exercer sans

10 An. t. II, p. 302b-303a.


51 De cive, p. 73.
De cive, p. 133.
" y4n. t. II, p. 301 a.
M De cive, p. 75.
196 GIANNI PAGANINI

dommage ni péril) ou de reconnaissance envers les bienfaiteurs, les


parents, les princes (reconnaissance qu’il interprète à l’instar d ’un
devoir d’équité, comme une sorte de compensation). Il n’est pas jusqu’à
la notion de « consensus gentium » autour d ’un petit nombre de lois uni­
verselles que Gassendi ne récupère, ce qui lui semble justifier l’hypo­
thèse que «ipsum Rationis dictamen» puisse autoriser une sorte de
pacte implicite, élargissant le conventionnalisme strict des épicuriens
jusqu’à comprendre «ce consentement tacite de tous les hommes qui
écoutent leur raison»35. La différence, à vrai dire, consiste moins dans
les contenus que dans la source et dans la force de l’obligation propre à
la loi naturelle : on pourrait en effet suivre le détail hobbesien des lois
naturelles, à partir de la deuxième jusqu’à la vingtième, pour retrouver
des prescriptions comparables (comme celles concernant « aequitas » ou
«m isericordia», ou «ut quisque se praestet commodum» ou «de ingra-
titudine»). Gassendi ne fait ici que présenter quelques exemples à par­
tir d ’une matière assez traditionnelle, telle qu’il pouvait la trouver sous
une forme assez détaillée chez Hobbes, entre autres (mais on n’oubliera
pas la référence majeure de tous ces auteurs, Grotius). Réciproquement,
on trouvera en bonne place dans le commentaire de Gassendi la formule
célèbre «Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris», qui résumait selon
Hobbes le sens général de la loi de la nature36.
Jusqu’ici, il me semble que le sens des rapports intellectuels entre les
deux auteurs est assez défini: si Gassendi joue «un certain naturalisme
épicurien contre l’artificialisme hobbesien»37, il n ’est pas moins vrai,
d’autre part, que le premier incorpore des aspects éminents de la
réflexion de l’autre (la réalité du conflit, l’agressivité interhumaine, la
description de l’état de simple nature), les assimilant à autant d’élé­
ments qui dans la tradition épicurienne étaient beaucoup moins évidents
(mais non pas de tout absents). Les données chronologiques concernant
le développement de l’œuvre gassendienne ne permettent pas de mettre
en doute la priorité hobbesienne, au moins pour ce qui se réfère à la pre­
mière édition du D e cive\ mais on a déjà remarqué qu’une partie au
moins de la «Praefatio» ajoutée à la deuxième édition (1647, et donc

35 An. t. II, p. 301b. Cf. p. 301a: «Quod vero praeterea lex quaedam, qua prascribatur,
exigitur; ecce praestantior alia non est, quam ipsum Rationis dictamen, quod fami-
liare, receptumque est, ut etiam iam ante observavimus vocari Legem naturalem ; uti
neque aliud est praestantius pactum, quam tacitus ille consensus omnium hominum
rationem audientium» (p. 301a).
56 An.t. II, p. 301a. Cf. De cive, p. 117, où il s’agit de «Régula per quam statim
cognosci potest an quod facturi simus, sit contra legem naturae necne».
37 O. Bloch, art. cit., p. 345.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 197

après la date probable de la rédaction de cette partie éthique des Ani­


madversiones, qui remonterait aux années 1645-46 au plus tard) semble
représenter une ‘réaction’ aux «objections» qui justement sur le thème
de la «pravité» de l’homme (et donc de l’«homo homini lupus») se
dégageaient du commentaire gassendien. En effet, les ajouts importants
faits par Hobbes à cette deuxième édition n’ont pas fait l’objet d’une
étude détaillée jusqu’à présent, bien qu’ils puissent réserver quelques
surprises, en ce qui concerne les rapports avec Gassendi notamment38.
Remarquons tout d’abord qu’à la fin d ’un paragraphe vraiment capi­
tal du De cive, celui qui illustre le droit naturel de tout le monde à tout
(«Natura dédit unicuique ius in omnia»), après avoir montré que ce
droit autorise à faire tout ce qui est nécessaire, ou qui est jugé tel, en vue
de la conservation de soi, Hobbes conclut, à propos de la maxime
«natura dédit omnia omnibus»: «Ex quo etiam intelligitur in statu natu­
rae Mensuram iuris esse Utilitatem.»39 Il est frappant de constater que
cette clause reprend, presque à la lettre, la formule qui se trouve dans le
texte d’une maxime capitale (R.S. XXXI) à laquelle Gassendi avait
consacré un commentaire très long et remarquable du point de vue de la
théorie du droit naturel (ou « selon la nature», d’après le sens de la doc­
trine épicurienne). Ce texte récite: Tô xrjc ((ruaecoc ôIkcxiôv è a ti
G'up.poÂ.ov to u cup.cj)épovxoc eic to pfi ptaxTtxeiv àM/nA.o'uc pr|8è
Ptax7Tcea0ai. Dans la traduction de Gassendi, qui comporte des véri­
tables suppléments par rapport à l’original: «lus, siue Iustum naturale
est tessera utilitatis, seu ea, conspirantibus votis, proposita utilitas, ut
homines a d invicem neque laedant, neque laedantur, atque adeô securè
degant ; quod naturâ duce quisque expetit.»40 Le contexte de la maxime
épicurienne ne va pas sans rappeler plusieurs aspects du droit naturel
selon Hobbes, qui avait insisté sur la finalité de l’exercice de ce droit
naturel: «ad tuitionem propriae vitae et membrorum.» Il y a cependant
une différence philologique de marque : tandis que le maître du Képos
utilise le mot ambigu cr6pPoA.ov (mot à double entente, selon Goldsch­
midt, qui pourrait indiquer aussi bien signe, tessère que contrat - mais
Goldschmidt dans sa traduction préfère « règle »)41, Hobbes s’en tient en

M Cette perspective avait été suggérée à la fin de l’art, cit. de Bloch, p. 346.
w De cive, p. 95.
40 An. t. II, p. 299b. Comme d’habitude, l’italique correspond à la lettre du texte grec.
41 V. Goldscmidt, op. cit., p. 27-28. V. la trad. de la maxime XXXI : «Le droit est selon
sa nature la règle de l’intérêt qu’il y a à ne pas se nuire mutuellement» (ibid.,
p. 280). Plus en général, sur l’importance du «ne pas se nuire nutuellement» dans la
conception épicurienne du droit, v. ibid., p. 32-41. Sur les raisons par lesquelles
crûn(k>À.ov doit être entendu comme «sym bole» ou «expression» et non pas
dans le sens de «pacte» ou «accord» (auquel correspond le mot owGiîkti de
198 GIANNI PAGANINI

revanche à la parole plus neutre «m ensura». Dans son commentaire,


Gassendi semble jouer d ’astuce sur cette ambiguïté, aussi bien que sur
celle du mot 8i.Koa.ov, mais cela dans un sens qui va contre 1’interprétion
hobbesienne du droit naturel: d’un côté, il rend 81k o o .o v plutôt par ius-
tum que par ius et cela précisément dans le sens qu’il veut s’occuper du
droit en tant qu’il est sanctionné ou promulgué («sancitum, et praes-
criptum quid, quod tueri sit aequum»), et non pas dans l’acception de
«dom inium » ou «facultas», comme il arrive lorsque par «lus natu­
rale» on entend «generale illud, quo, primaevo statu naturae spectato,
homines omnes aequè habent ad omnia (quippè, cum ea omneis pareis
fecerit, neque meum, ac tuum definierit»42. L’allusion à Hobbes et à son
«Iure naturali omnia esse omnium»43 est assez transparente. D ’autre
part, il souligne l’aspect conventionnel du droit épicurien et avertit que,
si la phrase le permettait, il traduirait «ai3|apoA.ov t o ù <xu|i<]>ép0VT0ç
pactum conventum de utilitate», en faisant ainsi l’équivalence entre la
«règle» et le «pacte», ce qui déplacerait (contre Hobbes) toute la ques­
tion de l’état de simple nature à celui qui est déjà politique. Il n’en reste
pas moins vrai que tout au long du commentaire, lorsqu’il s’agit de par­
courir les différentes acceptions que prend le mot ius, il insiste toujours
sur la liaison qui le rattache strictement à la notion de l’utilité (tel est le
cas de ius en général, de « ius gentium » et de « Sociale, seu ciuile ius ») ;
mais aussi à propos du «Naturale lus» notamment, en tant qu’il est
commun à tous les êtres vivants («quo utuntur omnia animalia»), Gas­
sendi finit par en donner une définition qui n’est pas trop éloignée de la
« mensura...utilitas » qu’on trouve chez Hobbes : « ipsum Naturae de uti­
litate, seu de commodo, bonôque dictamen» (les trois concepts sont
chez Gassendi tout à fait équivalents)44. Il faut conclure que l’ambiguïté
du concept épicurien de droit ou de juste « selon la nature » lui permet de
voir une continuité et une évolution presque sans coupure, qui va du
droit naturel au sens hobbesien jusqu’au contrat (qui est artificiel et
naturel à la fois, car il correspond à une convention s’accordant avec la
nature de l’homme), alors que Hobbes avait mis en évidence plutôt une

R.S. XXXIII), v. R. Philippson, « Die Rechtsphilosophie der Epikureer» cit., p. 292


(qui l’interprète comme « Zeichen, Ausdruck, Symbol ») ; Th. Cole, Democritus and
the Sources o f Greek Anthropology, Ann Arbor 1967, p. 73-74 et p. 73 note 7 ; Gra-
ziano Arrighetti, dans son édition de: Epicuro, Opere, Einaudi, Torino 1973 (2e éd.),
p. 132 («sim bolo»); Margherita Isnardi Parente, Introduzione à Epicuro, Opere,
UTET, Torino 1974, p. 53, tandis que Carlo Diano, dans son Epicuri Ethica, Flo-
rentiae 1946, p. 124 préfère interpréter ce mot comme «pactum».
42 t. II, p. 299b.
43 De cive, p. 95.
44 An. t. II, p. 300a-b.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 199

cassure et un changement de genre (on se souviendra de la différence


entre les ‘sociétés’ animales et celle des hommes: «consensio creatura-
rum illarum brutarum naturalis est; hominum pactitia tantum, hoc est,
artificiosa est»)45.

3. - «INIURIA » ET «DAMNUM»

Il y a un autre passage encore du De cive qui nous suggère l’oppor­


tunité d’une comparaison rapprochée avec la doctrine épicurienne du
droit, telle que Gassendi venait de la reproposer à peu près dans les
mêmes années. C ’est l’endroit (Cap. III, § I et suiv.) où Hobbes passe à
examiner la deuxième loi de nature («Pactis standum»): après avoir
énoncé qu’il y a un pacte lorsqu’on transfère réciproquement des droits
qui concernent le futur, et avoir défini la «iniuria» comme la violation
du pacte, l’auteur du D e cive en tire la conclusion qu’il ne peut y avoir
d ’injustice qu’avec ceux qui ont contracté cet engagement. Le § IV est
explicite à ce propos : « Ex his sequitur iniuriam nemini fieri posse nisi
ei quicum initur pactum, siue cui aliquid donum datum est, vel cui pacto
aliquid est promissum.» On distingue par conséquent entre «damnum »
et « iniuria», pour remarquer que l’on peut infliger le premier, mais non
pas commettre la deuxième «ubi nulla intercesserunt p a cta »46. L’anno­
tation qui se rattache directement au mot et au concept d’injustice ou
tort renchérit sur cette doctrine et fait de «pacto et iuris translatione» la
condition indispensable pour qu’il y ait «iniuria» au sens propre du
mot : «injuria in hune, nisi post ju ris in hune traslationem exsistere non
potest»41. Il est frappant de constater qu’on trouve des développements
comparables, et qui vont dans le même sens du conventionnalisme
rigoureux, dans certaines maximes capitales, la R.S. XXXII notam­
ment, qui récite, selon la traduction de V. Goldschmidt: «Ceux des ani­
maux qui n’ont pas pu conclure les pactes en vue de ne pas se nuire
mutuellement, à leur égard, il n’y a rien qui soit, ni juste ni injuste. Il en
va de même à l’égard des peuples qui n ’ont pas pu ou qui n’ont pas
voulu conclure des pactes en vue de ne pas se nuire mutuellement.» La
traduction de Gassendi est d ’autant plus remarquable qu’elle interpole
deux expressions («seu iuris iniuraeve») qui, étant absentes dans le
texte grec, donnent en revanche une saveur carrément hobbesienne,

4’ De cive, p. 133.
46 De cive, p. 109.
47 De cive, p. 110.
200 GIANNI PAGANINI

jusque dans le lexique, au message épicurien : «Inter quaecumque ani-


malia conuenire non potuit, ut nec laederent, nec laederentur adinvi-
cem ; nulla est iusti aut iniusti, seu iuris iniuraeve, ratio. Pari autem
modo nulla esse censenda est inter eas nationes quaecumque non potuêre
aut noluêre ut adinvicem neque laederent, neque laederentur, pacisci .»48
Encore plus explicite, le commentaire de Gassendi marque les distances
entre « damnum » et « iniuria». Il est vrai que dans le D e cive Hobbes ne
se posait pas le problème de l’existence de rapports juridiques avec les
animaux, tandis que Gassendi, se plaçant dans le sillage de la tradition
épicurienne et faisant l’étalage de toute son érudition classique, aligne
les attestations à cet égard d’Homère, Pythagore, Ovide, Sextus Empi-
ricus, et surtout de Porphyre, relatant les passages de l’épicurien Her-
marque49. Ce sera par contre dans le Leviathan (chap. XIV) que Hobbes
s’empressera d ’exclure la possibilité de stipuler des pactes avec les ani­
maux, alléguant la raison que, ne comprenant pas notre langage, ils ne
peuvent ni transférer, ni accepter le transfert d’aucun droit. A cet égard,
Gassendi se limitera dans son commentaire à constater: «quod fieri non
possit, vt aliqua pacta inter homines, brutaque ineantur». Mais, ce qui a
beaucoup plus d ’importance, c’est plutôt dans le sens d’un adoucisse­
ment de la doctrine épicurienne et de son conventionnalisme intégral
que s’aligne le reste du commentaire gassendien, car il insiste sur la cir­
constance, que du simple fait d’appartenir au même genre, à la diffé­
rence des autres animaux, les hommes ont des obligations mutuelles
valables même en deçà de pactes explicites, ce qui suppose une sorte de
«naturalis Iustitia», voire en amont des conventions50.
Encore une fois, s’il est légitime et même très vraisemblable d’ima­
giner que le voisinage, intellectuel aussi, entre Hobbes et Gassendi ait
pu attirer l’attention du philosophe anglais vers certaines formulations
aussi tranchantes du droit épicurien, tel qu’il se présentait dans les
Ratae Sententiae, il n’est pas moins vrai d’autre part qu’entre les deux
c ’est Hobbes à se révéler le plus proche de l’inspiration épicurienne
authentique, tandis que Gassendi s’en détache pour en atténuer la force.
L’impossibilité de la «iniuria» avant les pactes, implicite dans l’ensei­
gnement des Ratae Sententiae, affirmée d’une façon explicite par le De
cive, n ’est discutée par Gassendi que pour l’atténuer et l’infléchir dans

48 An. t. II, p. 300b. L’italique correspond toujours à la lettre du texte grec; le reste a
été interpolé par Gassendi.
49 Sur la liaison entre le conventionnalisme juridique et le problème «de esu anima-
lium» cf. Giambattista Gori, «Tradizione epicurea e convenzionalismo giuridico in
Gassendi», Rivista critica disto ria déliafilosofia, 33 (1978), p. 137-153.
50 An. t. II, p. 301b.
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 201

un sens qui va à rencontre du conventionnalisme intégral épicurien. S ’il


renâcle devant ces conséquences, est-ce pourquoi il en voit les aboutis­
sements plus cohérents dans le D e cive ? L’hypothèse est attrayante,
d’autant plus que l’on retrouve une partie des hésitations gassendiennes
dans les raisons qui ont induit Hobbes à ajouter une longue annotation
au chap. I, § X du D e cive, ayant pour but de nuancer l’impression d’im­
moralisme foncier que sa théorie du droit naturel aurait pu susciter. Ici,
après avoir expliqué «om nia habere et facere in statu naturae omnibus
licere», le philosophe anglais écrit dans son «annotatio» que cela se
doit entendre dans un sens exact : «quod qu isfecerit in statu merè natu-
rali, id injurium homini quidem nemini esse.»5' Puisque ce passage pré­
cédait de beaucoup celui qui concerne la seconde loi de nature et il était
donc impossible, à ce moment-là, de faire référence à la matière des
pactes, traitée plus bas, Hobbes se limite alors à évoquer la condition
préalable de l’existence de lois positives («Nam injustitia erga homines
supponit Leges Humanas»), et en ce sens présente sa doctrine de la ju s­
tice comme dépendant de l’institution des loix. Pour cela, il fait appel à
un lecteur qui soit « memor» de tous les présupposés mis en place, mais
il s’aperçoit en même temps qu’en certains cas la «dureté» des conclu­
sions peut faire voile à la compréhension («in quibusdam casibus
conclusionis duritas praem issarum memoriam expellit») et c’est pour­
quoi il résume en forme presque ‘géométrique’ les passages de son rai­
sonnement. Ce qui est nouveau, justement par rapport aux propositions
précédentes, c ’est le fait que Hobbes introduit ici une dimension diffé­
rente pour l’évaluation de l’état de simple nature: bien qu’on n’y com­
mette pas de « iniuria» au sens technique du mot, tel qu’il est défini dans
le système du droit naturel, il n’empêche que l’on y commet des
«péchés» à l’égard de Dieu ou des violations de la loi naturelle («Non
quod in tali statu peccare in Deum, aut Leges Naturales violare impos-
sibile sit») ; également, une évaluation non correcte de ce qui est néces­
saire à sa conservation implique, même dans l’état de nature, le fait de
«peccare [...] contra Leges Naturales »52. A-t-il fait cet ajout pour
‘adoucir’ un certain effet de ‘dureté’ que Gassendi avait pu lui signaler?
Il est difficile de répondre positivement, mais il serait tentant de le faire,
d ’autant plus que Gassendi, avec son éloquence coutumière, avait évo­
qué dans son commentaire de la R.S. XXXII l’image effrayante du
«Léo iniurius, aut iniuste agens», considéré comme une métaphore du
droit naturel sans limites ni distinctions: «Ex quo efficitur, vt (quod

51 De cive, p. 95.
52 Ibid., p. 96.
202 GIANN1 PAGANINI

mox dicebam de Animalibus) ipse quoque homo dici quidem possit res-
pectu aliorum animalium noxius, damnosus, pemiciosus, férus, saeuus,
immitis, crudelis ; et interdum quoque ingratus, ac intemperanter, mali-
gneque abutens eâ facultate, quâ ipsis praepollet; at non possit tamen,
propriè loquendo dici iniurius, seu iniustè agens, defectu iuris interce-
dentis, vti neque ex eodem defectu videtur posse dici Léo iniurius, aut
iniustè agens erga hominem, cum eum vice versâ dilaniat, ac vorat.»53
L’image était bien trouble et surtout on aurait pu étendre son domaine
d ’application aux rapports entre l’homme et les autres hommes (peut-
être, étaient-ils compris d’une façon implicite sous l’expression «res-
pectu aliorum anim alium»?); surtout, la comparaison donnait une
bonne idée des objections que la théorie semblable de Hobbes aurait pu
attirer, même dans le cercle des esprits libres et ‘déniaisés’ que le philo­
sophe anglais fréquentait à Paris. Il faut remarquer cependant que les
attitudes des deux auteurs ne se recoupent pas seulement dans l’effort de
dépouiller ce droit naturel au sens strict de tout aspect axiologique ou
impératif, car le correctif introduit par Hobbes à l’égard du péché contre
la loi naturelle ne va pas sans avoir un parallèle dans la partie finale du
texte gassendien, où il est question du fait qu’ayant une intelligence
beaucoup plus développée que les animaux, les hommes sont d ’autant
plus capables de «tueri, violareque Iustitiam, aequitatemque natura-
lem »54. A cette différence près, par rapport à Hobbes, que le natura­
lisme foncier de Gassendi, tout en évoquant la réalité de la «lex Natu­
rae », peut bien se passer de la référence à Dieu, tandis qu’il fait appel au
paradigme, celui-ci vraiment anti-hobbesien, des animaux politiques
(«ea bruta, quae et eiusdem sunt generis, et gregaria, seu sociabilia adi-
nuicem sunt»)55. Et bien sûr on ne trouvera pas chez Gassendi la théorie
originale de l’obligation de la loi naturelle «in foro intemo», qui faisait
déjà sa parution dans les Eléments o f Law (XVII, 10) et que l’on
retrouve dans le D e cive (III, 27)56.
En plus, si on voulait établir une autre comparaison entre la pensée
de Hobbes et la doctrine de la partie ‘juridique’ des Maximes capitales,
on pourrait le faire avec le texte de la dernière R.S. (XL), du moins avec
sa première moitié, car il y est question de «la vie communautaire la
plus plaisante et fondée sur la confiance la plus ferme» dont jouissent
ceux qui sont « les plus capables de se procurer le sentiment de sécurité

53 An. t. II, p. 301a-b.


54 Ibid., p. 301b.
55 Ibid., p. 301b.
56 De cive, p. 118.
HOBBES, GASSENDI ET LE D E CIVE 203

à l’égard de leurs voisins » (trad. Goldschmidt) - mais encore est-il frap­


pant de constater que pour donner une interprétation authentiquement
‘politique’ de cette maxime (la conservation de soi et l’acquis de la
sécurité à travers les pactes), le philosophe anglais aurait dû para­
doxalement remonter par-delà son commentateur le plus influent à
l’époque, pour aller tout droit au texte grec : car Gassendi, par une sorte
d’audacieuse conjecture philologique, déclare suivre, au lieu du mot
ôpoppo'UVTCOv (les voisins) qui est attesté par les éditions et les manus­
crits, une leçon différente, lui semblant plus cohérente avec le sens
général de ce texte épicurien, marqué - affirme-t-il - par le thème de
l’amitié (< )n > ia ). C ’est pourquoi il lit ô p o v o i j v t c o v (ceux qui ont le
même avis; dans sa traduction: «hominum pari sententiâ affectûque
viuentium»), lecture qui donne un sens tout à fait différent à la maxime,
la transférant du domaine des rapports juridiques à celui des liens
d’amitié57.

4. - LES RAPPORTS ENTRE HOBBES ET GASSENDI :


DES INFLUENCES CROISÉES?

Quoi qu’il en soit de ces discussions philologiques, il est temps


d’établir, s’il est possible, des points fixes sur les rapports entre nos
deux auteurs, au niveau de ces textes, le D e cive et le commentaire des
Ratae Sententiae (le Leviathan demanderait, lui aussi, des analyses
détaillées).
Tout d’abord, pour autant qu’on souligne les différences, voire les
conflits théoriques entre Hobbes et Gassendi (en gros et sous réserve
d’une évaluation plus subtile: artificialisme hobbesien versus natura­

57 An. t. II, p. 307a. Mais il est intéressant de remarquer que dans le commentaire de
cette maxime, Gassendi cite un passage assez long de Jean Chrysostome qui, déve­
loppant le thème de l’amitié et de ses avantages, met en évidence le prix de l’ôp.o-
v ô ia pour ce qu’elle apporte de pouvoir par le moyen de l’association. C’est grâce
à la «concordia» que les forces sont multiplipiées («neque enim suis solum mem-
bris, sed aliorum etiam, perinde ad omnia utitur, ac suis»), bien au delà des limites
imposées par la nature («quod non est in naturae, in amicitiae est facultate»).
L’amitié n’apporte donc pas que « voluptatem», mais aussi «utilitatem» et «securi-
tatem» (ibi, p. 307b). La saveur hobbesienne de ces phrases devient évidente, si on
les rapporte aux passages du De cive où est décrit le phénomène de la «concordia»
(par ex. V, iii, p. 131 : «Securitatem viuendi secundum leges naturae, consistere in
concordia multorum»), bien que Hobbes insiste sur le fait qu’il faut aller au-delà de
la «concordia», en elle-même trop précaire, pour rejoindre une véritable «union»
politique (v. par ex. ibi, vi, p. 133 : «Requiri adPacem hominum, non modo consen-
sionem, sed etiam unionem»).
204 GIANNI PAGANINI

lisme néo-épicurien, approche déontologique du problème de la loi et de


l’autorité versus motivation psychologique et prudentielle des normes ;
emphase décernée au rôle contraignant de l’autorité pour assûrer le res­
pect des pactes versus utilitarisme eudémonique qui identifie l’intérêt
bien compris avec le bien commun), il n ’en reste pas moins vrai que les
rapprochements, même textuels, ont permis de mettre en évidence tout
un domaine de discussion sans doute commun aux deux auteurs, et
dont les vecteurs d’influence peuvent être décrits ainsi, avec toute
l’approximation que le manque de datations certaines pour les textes
gassendiens de l’éthique laisse pourtant subsister: tout d ’abord,
Gassendi aurait pu attirer l’attention de Hobbes sur les passages épicu­
riens des Ratae sententiae qu’il était en train de commenter et dont le
sens lui semblait aller dans la même direction énoncée par les Eléments
(dont le texte circulait manuscrit parmi les amis de Hobbes) et confir­
mée par la première édition du D e cive (nous avons indiqué ici quelques
points principaux : conventionnalisme marqué du droit épicurien, insis­
tance sur le thème du danger de la mort violente et sur l’exigence de la
sécurité assurée par l’état58, importance de 1’utilitas, fonction capitale
du pacte) ; ensuite, au moment de rédiger son commentaire, Gassendi
tint com pte des aboutissements auxquels arrivait la doctrine hobbe-
sienne et essaya de corriger, ou bien de nuancer, ou encore d’infléchir
ceux, des aspects du message épicurien, qui, à la lumière des dévelop­
pements hobbesiens, s’étaient révélés porteurs de conséquences trop
radicales (tel était le cas du «homo homini lupus», mais aussi des
thèmes conventionnalistes qui s’approchaient davantage de l’arbitra-
risme). Finalement (troisième temps de notre histoire), au cours de la
préparation de la deuxième édition de son ouvrage, Hobbes dut revenir
sur certains passages qui avaient provoqué des réactions, au moins
implicites, de la part de Gassendi et il profita par conséquent des « anno-
tationes » et de la « Praefatio ad lectores », ajoutées à cette édition, pour
renforcer ou développer mieux tel ou tel point de sa doctrine et pour
répondre ainsi aux objections. Mais en quelques cas (on l’a vu à propos
du dispositif raison/passions de la Préface, ou encore du péché contre la
loi naturelle) les mises au point du philosophe anglais peuvent être envi­
sagées aussi comme la ‘traduction’, dans son langage et dans sa pensée,

58 On remarquera que Goldschmidt aussi rapproche Hobbes d’Epicure du fait d’assi­


gner à l ’état la fonction principale de délivrer l’homme de la crainte de la mort vio­
lente: cf. op. cit., p. 123-245-46. Dans ce même sens v. aussi la partie finale de l’ar­
ticle de Arrigo Pacchi, «Hobbes e l’epicureismo», Rivista critica di storia délia
filosofia, 33 (1978), p. 54-71, v. p. 68-71.
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 205

de certaines suggestions ébauchées par le texte gassendien. Aussi com­


pliqué et conjectural que ce parcours puisse paraître, la comparaison des
textes, jointe au fait que les rapports entre les deux furent assez étroits et
marqués par un esprit de coopération réciproque, nous autorise à conce­
voir que l’élaboration, pendant quelque temps parallèle, du De cive et
des Animadversiones, donna l’occasion d’un échange d ’idées, d’in­
fluences, de références aussi aux sources classiques (épicuriennes à
l’occurrence): échange dont on aperçoit une trace beaucoup plus évi­
dente dans le texte de Gassendi, tandis qu’on n’en devine qu’un reste
plus discret, modelé par les exigences du système, mais de toute façon
non négligeable, dans l’œuvre de Hobbes59.
Par delà les divergences et les convergences entre les deux, il me
semble toutefois que le contraste majeur concerne bien davantage le
rôle et l’importance du concept d 'utilitas que les notions de droit ou de
pacte: en effet, pour autant qu’il soit prêt à reconnaître un certain poids
à la poursuite de l’utile dans l’institution du lien social, le philosophe
anglais est bien loin de lui accorder toute l’importance que lui donnait
Gassendi, dans le sillage de l’utilitarisme épicurien. Il constate en
revanche que «si les choses utiles peuvent être accrues par l’aide réci­
proque», il n’empêche que les vanaglorieux ou les arrogants pourraient
concevoir (à bon droit dans l’état de nature) de prendre le dessus, bien
davantage par la domination que par la coopération60, alors que pour
Gassendi c ’est justement dans la collaboration que les individus peu­
vent retrouver et accroître leurs utilités respectives. C ’est pourquoi la
«m esure», la «règle» de l’utilité prend, dans la condition naturelle, des
acceptions différentes selon les deux auteurs : une connotation coopéra­
tive et socialisante chez Gassendi, compétitive et conflictuelle chez

59 En ce sens, il me semble qu’il faut nuancer et intégrer l’évaluation de Karl


Schuhmann, «Hobbes und Gassendi» (in Veritas filia tem porisl Philosophie-
historie zwischen Wahrheit und Geschichte. Festschrift für Rainer Specht zum
65. Geburtstag, hrsg. v. Rolf W. Puster, de Gruyer, Berlin-New York 1995, p. 162-
169), qui à l’exception du domaine de l’optique (déjà indiqué dans mon étude:
G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo » cit., p. 360-62)
vise à exclure toute influence de la pensée de Gassendi sur celle de Hobbes : « Daher
war ein Einfluss Gassendis auf Hobbes ebenso ausgeschlossen, wie umgekehrt
ein solcher von Hobbes auf Gassendi durchaus moglich war» (art. cit., p. 168), à
cause du fait que la philosophie de Hobbes était déjà élaborée à l’époque du long
séjour parisien (sauf sur le point du vide, qui marqua en effet un véritable change­
ment de positions).
“ De cive, p. 92 : « Quamquam autem commoda huius vitae augeri mutuâ ope possunt,
cum autem id fieri multo magis Dominio possit, quam societate aliorum, nemini
dubium esse debet quin auidius ferrentur homines natura sua, si metus ab esset, ad
dominationem quam ad societatem.»
206 GIANN1 PAGANINI

Hobbes ; et c ’est encore pour cela que l’auteur du D e cive ne considère


pas suffisante la «consensio» pour l’institution de la communauté poli­
tique, qui requiert en plus l’union et simultanément la soumission des
sujets à l’autorité61.

Gianni P a g a n in i
Université del Piemonte Orientale

61 De cive, p. 133. Cette divergence renvoie à une différence foncière dans les anthro­
pologies respectives, que j ’ai examinées dans mon article: «Hobbes, Gassendi e la
psicologia del meccanicismo» cit. Sur la fonction limitée que joue l’utile chez
Hobbes, v. à présent : Mario Reale, La difficile eguaglianza. Hobbes e gli animali
polilici: passioni morale socialità, Editori Riuniti, Roma 1991, p. 150 et suiv.
PROLÉGOMÈNES
À UNE ÉTUDE DE LA PUBLICATION
ET DE LA DIFFUSION
DES OPERA OMNIA DE GASSENDI

C ’est à juste titre que dans son introduction à Gassendi et l ’Europe


(1592-1792 / Sylvia Murr souligne tout ce qui reste à faire dans
l’«immense chantier» des études consacrées au philosophe dignois. En
particulier, elle fait remarquer qu’il y a des lacunes notables en ce qui
concerne le relevé des documents d’archives relatifs à Gassendi et à son
cercle, sans parler de sa correspondance et de l’«histoire matérielle»
des livres qu’il a publiés. Dès avant la parution des actes du colloque
parisien d’octobre 1992 nous avons eu l’idée d’esquisser les possibilités
d’une méthode d’investigation bibliographique appliquée aux Opéra
omnia imprimés à Lyon en 1658. Mais, avant de passer aux résultats
d’une enquête forcément rapide, il convient de rappeler l’existence d’un
certain nombre de pièces qui éclairent la façon dont l’édition lyonnaise
a été organisée et annoncée au monde savant. Même s’il n’y a pas de
grandes surprises dans le récit de l’élaboration du monument textuel
érigé à la gloire de Gassendi par ses amis, ce qu’on peut apprendre de la
diffusion et de la réception de ses œuvres complètes à travers trois
siècles est loin d’être négligeable.
A l’heure actuelle, pour étudier les étapes de la préparation des
Opéra omnia, on dispose grosso modo de trois séries de documents. A
certains égards l’essentiel se trouve déjà dans les différentes préfaces de
l’édition lyonnaise: celles de Habert de Montmor, de Sorbière et des
libraires Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devenet2. Les rôles des
cercles parisien et lyonnais et du secrétaire Antoine de La Poterie y sont
clairement exposés. Aux Archives nationales, grâce à des actes repérés
dans le Minutier central, on peut compléter cette documentation.
Quelques pièces - surtout le testament et l’inventaire après décès de
1655 - avaient été reproduites à l’époque du tricentenaire de la mort de

1 Paris, Vrin, 1997, p. 5-7.


' Pétri Gassendi [...] opéra omnia [...], Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson &
Ioan. Bapt. Devenet, 1658, 6 volumes in-folio, I, ff. t3r-t4v, âlr-ï5v, 51r-ô3v.
208 WALLACE KIRSOP

Gassendi3. L’ensemble, y compris le traité entre Habert de M ontmor et


François Henry, procureur d ’Anisson, pour la publication des œuvres, a
été analysé il y a bientôt quatre décennies4. En revanche on ne connaît
la cession que Gassendi a faite du privilège à La Poterie le 20 octobre
1655 que par la mention qui en est incluse dans les Opéra omnia5. En
province la moisson est moins abondante. Les Archives départemen­
tales du Rhône possèdent la procuration par Laurent Anisson à François
Henry dont une copie est annexée au traité concernant l’édition lyon­
naise6. A Digne même il y a une copie du testament et surtout un « pros­
pectus » imprimé en 1656 pour le compte d’Anisson et Devenet7. A vrai
dire il ne s’agit pas d’une annonce commerciale de l’espèce qu’on
confectionnait en France à partir de 1716 pour les souscriptions de
librairie, mais bien plutôt d ’un préavis du contenu d’une future publica­
tion destinée à un public d ’érudits. De telles feuilles publicitaires ou
quasi-confidentielles - «projets», «avis», «conspectus» ou «prospec­
tus » - ne sont pas inconnues dans la deuxième moitié du XVIIe siècle,
et elles servent à la fois à mettre les lecteurs en appétit et à les encoura­
ger à communiquer ou à collaborer avec les auteurs ou éditeurs8. Un
heureux hasard a conservé les trois pages où Anisson et Devenet pré­

3 Marie-Antoinette Fleury et Georges Bailhache, «Le testament, l’inventaire après


décès, la sépulture et le monument funéraire de Gassendi» dans Tricentenaire de
Pierre Gasssendi 1655-1955. Actes du Congrès, Paris, Presses universitaires de
France, 1957, p. 19-68.
4 Madeleine Jurgens et Marie-Antoinette Fleury, Documents du Minutier central
concernant l ’histoire littéraire (1650-1700), Paris, Presses universitaires de France,
1960, p. 188-189.
5 Tome 1, f. ü4v. Nos propres recherches dans les minutes de Bruneau (étude XC)
confirment le constat d’absence établi par Jurgens et Fleury (note 1, p. 189).
6 Document du 2 juin 1656. Voir Arch. nat., Minutier central, XC, 98 et A.D.R., 3 E
4861. Nous devons la deuxième référence à la thèse de Simone Legay, «Un milieu
socio-professionnel: les libraires lyonnais au XVII' siècle» (doctorat d’Université,
Université Lumière Lyon 2, 1995), p. 184-185, que M. Dominique Varry a eu l’obli­
geance de nous montrer en mai 1997.
7 Voir Anthony Turner, avec Nadine Gomez, Pierre Gassendi explorateur des
sciences. Catalogue de l'exposition (tenue au Musée de Digne du 19 mai au 18
octobre 1992), Digne-les-Bains, Musée de Digne, 1992, n° 112, p. 97-98, et p. 99.
8 Voir Wallace Kirsop, «Pour une histoire bibliographique de la souscription en
France au XVIIIe siècle» dans Giovanni Crapulli, éd., Trasmissione dei testi a
stampa nelperiodo moderno, vol. II : IlSeminario intemazionale Roma-Viterbo 27-
29 giugno 1985, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1987, p. 255-282, surtout p. 268-269,
et Patricia Ann Gray, «From prospectus to belle édition: Investigations in the
Luxury Booktrade in Eighteenth- and Early Nineteenth-Century France», thèse de
Ph.D., Université Monash, 1991, 2 volumes, surtout II, p. 1-6.
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 209

sentent une liste des textes à paraître dans les O péra omnia9. Comme les
divers contrats notariés relatifs à l’édition elles méritent d’être repro­
duites in extenso.
Tandis que les documents d’archives sont déjà familiers à un petit
cercle de spécialistes ou d’initiés, on n ’a pas pensé jusqu’ici à entre­
prendre des recensements des éditions anciennes des œuvres de
Gassendi. Même sans vouloir procéder à une enquête exhaustive
comme celle qu’Owen Gingerich a consacrée au De revolutionibus de
Copernic10, on peut suggérer - en partant d’un modeste échantillon -
quelques pistes à suivre. Des voyages bibliographiques dictés en 1996,
1997 et 1998 par d’autres recherches nous ont permis d’examiner - sou­
vent à la hâte - 39 collections des Opéra omnia de 1658". Comme le
fait observer Fr. Ign. Fournier dans son Nouveau dictionnaire portatif
de bibliographie, «Cette Collection n’est pas rare»12. A lui seul ce
fait explique l’indifférence affichée par les bibliographes de la fin du
XVIIIe siècle et du début du XIXe devant les Opéra om nian . On verra
aussi que c ’est là une étape importante de la fortune du livre.
Les vieux bibliographes, qu’il ne faut jamais négliger, savaient fort
bien que l’édition lyonnaise avait été imprimée sur petit et grand papier.
Bien que le grand papier soit de qualité nettement supérieure, ce n ’est
pas la distinction banale entre papiers ordinaire et fin qu’on retrouve si

9 Voir Bibliothèque municipale de Digne-les-Bains, Réserve 0045: recueil factice


comprenant trois ouvrages in-quarto de ou sur Gassendi: Inslitulio astronomica
[...], Paris, L. de Heuqueville, 1647 ; Soteria pro Petro Gassendo huius œtalis phi-
losophorum principe, rec'ens è peripneumoniâ recreato, Lyon, G. Barbier, 1654;
Typographus lugdunensis lectori S., Lyon, L. Anisson & J.-B. Devenet, 1656. Nous
sommes reconnaissant à Mme Danielle Blanc, Conservateur de la Bibliothèque
municipale, d’avoir facilité nos recherches à Digne-les-Bains et de nous avoir
fourni une photographie du «prospectus».
10 The G real Copernicus Chase and otlier Advenlures in Astronomical History, Cam­
bridge, Mass., Sky Publishing, 1992.
11 Vu les restrictions qu’on impose dans certaines bibliothèques quant à la communi­
cation simultanée de plusieurs volumes in-folio, nous avons dû nous contenter dans
beaucoup de cas de l’inspection du tome I seul. Le 39e exemplaire, celui de l’Uni-
versité Princeton, a été examiné pour nous par M. William Joyce, qui s’est prêté
aimablement à une démarche rendue nécessaire par le fait que les volumes en ques­
tion se trouvent dans un magasin loin du campus.
12 Seconde édition, Paris, Fournier frères, 1809, p. 225.
13 Voir, par exemple, Duclos & Cailleau, Dictionnaire bibliographique, historique et
critique des livres rares, précieux, singuliers, curieux, estimés et recherchés, Paris,
Cailleau et fils, 1790, 3 volumes, I, p. 490, et Etienne Psaume, Dictionnaire biblio­
graphique, ou nouveau manuel du libraire et de l ’amateur de livres, Paris, Pon-
thieu, 1824, 2 volumes, I, p. 236.
210 WALLACE KIRSOP

souvent au XVIIIe siècle14. A l’intérieur d’un même format les feuillets


ont des dimensions sensiblement différentes. D ’un côté on mesure jus­
qu’à 423 x 275 mm, de l’autre en moyenne 350 x 220 mm. Sur 39 exem­
plaires on en trouve 11 qui appartiennent à la catégorie grand papier. De
là à supposer qu’un quart d’une édition d’une taille indéterminée ait été
imprimé pour un marché bibliophilique est un pas qu’il serait difficile
de franchir. Le hasard ayant présidé au choix d ’un échantillon tiré de
cinq pays - la France, la Belgique, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et
l’Australie - , il serait imprudent d’en généraliser les données. Ce qui est
certain, c ’est que les exemplaires de luxe avaient une destination surtout
ecclésiastique. Le relevé qu’on peut faire est assez éloquent à ce sujet:

1° Bibliothèque Beinecke, Université Yale: inscription manuscrite à


la page de titre «Domus probationis Lugd. Soc. Iesu Catal. Inscrip.
an. 1704»;
2° Bibliothèque nationale de France (R.381-386): «Ex Catalogo ffr.
Disc. S“ Aug.lini Conu. parisiensis»;
3° Bibliothèque de l’Université de Mons-Hainaut: «Bibliothecæ
ecclesiæ Cathedralis Tomacensis 1765 »15;
4° Bibliothèque Leeper, Trinity College, Université de Melbourne: de
la collection de George William Rusden (1819-1903), qui avait
acquis cet exemplaire à la vente de John Macgregor à Melbourne
en août 188416;
5° Bibliothèque de l’Arsenal: «p.j. Alary 1716»;
6° Bibliothèque municipale de Niort: «ex lib. Monast S Jouini de
Marnis cong. S Mauri catal. inscriptus 1702»;
7° Bibliothèque de la Sorbonne: «PRYTANÉE BIBLIOTHÈQUE»;
8° Bibliothèque Mazarine (3539) ;

14 L’histoire d’une mode qui est au cœur de la fabrication du livre de luxe reste à écrire.
Voir Wallace Kirsop, « Paper-Quality Marks in Eighteenth-Century France» dans
R. Harvey, W. Kirsop et B. J. McMullin, éd., An Index o f Civilisation. Studies o f
Printing and Publishing History in honour o f Keith Maslen, Clayton, Centre for
Bibliographical and Textual Studies, Monash University, 1993, p. 55-66.
15 Sur la provenance des collections de la Bibliothèque de l’Université de Mons-
Hainaut voir Marie-Thérèse Isaac et Claude Sorgeloos, «Les origines de la
Bibliothèque: 1797-1802» dans La Bibliothèque de l'Université de Mons-Hainaut
1797-1997, Mons, Université de Mons-Hainaut, 1997, p. 17-25.
16 Voir Wallace Kirsop, « Australian Lawyers and Their Libraries in the Nineteenth
Century», Bibliographical Society o f Australia and New Zealand Bulletin, 18,
1994, p. 44-52, surtout p. 50-51.
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 211

9° Médiathèque Gutenberg, Montpellier: ex-libris armorié non-identifié;


10° Bibliothèque de la Ville de Lyon (31138) : «BIBLIOTHÈQUE DU
PALAIS DES ARTS»;
11° Bibliothèque de la Ville de Lyon (22575): «Ex libris Bibliothecæ
quam Illustrissimus Archiepiscopus & Prorex Lugdunensis Camil-
lus de Neufville Collegio SS. Trinitatis Patrum Societatis J e s u Tes-
tamenti tabulis attribuit anno 1693 ».

A l’exception de la Bibliothèque Mazarine, les diverses institutions


en question n ’ont pas acheté les Opéra omnia directement chez l’éditeur
ou chez d ’autres libraires de l’époque. Quant aux reliures, toutes appar­
tiennent au règne de Louis XIV sauf celle - refaite en 1988 - qui
recouvre l’exemplaire de la Bibliothèque nationale de France. Dans un
cas, celui des volumes donnés par Neufville au Collège des Jésuites de
Lyon, il s’agit de maroquin rouge. Ailleurs même ceux qui affection­
nent les armoiries se contentent de veau. Mais on a l’impression qu’à
l’origine cette marchandise de luxe n’est guère sortie de France et du
pays wallon. Le tirage - postérieur ou antérieur à celui des exemplaires
sur petit papier? - se distingue par au moins une particularité17.
On constate une plus grande diversité dans les collections courantes.
Le portrait qu’on trouve au verso du faux-titre du tome I 18 est absent
dans certaines, y compris celle qui a servi de base à l’édition fac-similé
de 196419. Dans l’ensemble les reliures sont anciennes et souvent très
proches de la date de publication20. En revanche elles présentent des

17 En effet les chiffres signalant la page 133 du tome I ont été partiellement déplacés.
18 II s’agit du feuillet 1 1. Le travail réalisé par Robert Nanteuil en vue du portrait gravé
est prévu dans les contrats relatifs à l’édition. Voir Arch. nat., Minutier central, XC,
98 et Pierre Gassendi explorateur des sciences, p. 180, n° 245.
19 Petrus Gassendi, Opéra omnia. Faksimile-Neudruck der Ausgabe von Lyon 1658 in
6 Banden mit einer Einleitung von Tullio Gregory, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frie­
drich Fromann Verlag, 1964. D ’autres exemplaires ayant perdu le portrait sont:
Université de Sydney (RB 3658.1); St John’s College, Cambridge (Ce.2.6-11);
Bibliothèque des Fontaines, Chantilly (P 257/8.13). D ’après David J. Shaw, éd., The
Cathedral Libraries Catalogue, volume II: Books printed on the Continent o f
Europe before 1701 in the libraries o f the Anglican Cathedrals o f England and
Wales, Londres, The British Library & The Bibliographical Society, 1998, 2 parties,
p. 612, n° G 161, sur six exemplaires signalés celui d’Exeter n’a pas le portrait.
20 II y a quatre exceptions sur 28 exemplaires: Bibliothèque des Fontaines, Chantilly
(XVIIIe siècle); Bibliothèque de l’institut (Fol.M.33 -X V IIIe siècle); Bibliothèque
municipale de Digne-les-Bains (Rés. 0039 - début du XIXe siècle?); British
Library (535.1.1-6 - fin du XIXe ou début du XXe siècle). Dans quelques autres cas
des reliures du XVIIe siècle ont été réparées.
212 WALLACE KIRSOP

styles nationaux très caractéristiques, spécialement allemand,21 italien22


et anglais23. Bien que l’indication ne soit pas donnée dans les catalogues
d ’Anisson que nous avons consultés24, on peut penser que les collec­
tions se vendaient habituellement en feuilles. Ce qui est clair aussi, c ’est
que la diffusion a été assez rapide tant en France qu’à l’étranger. Aux
alentours de 1700 les Opéra omnia ne figurent plus dans les listes des
Anisson,25 et ceci à un moment où les stocks s’écoulaient avec une cer­
taine lenteur26. Encore une fois ce sont des institutions religieuses - cou­
vents et monastères en France et aux Pays-Bas27, collèges d’Oxford et
de Cambridge28 - qui se situent en bonne place parmi les premiers ache­
teurs d’un ouvrage fondamental.

21 Université de Sydney («Ex bibliotheca 0 Wilmans»),


22 Bibliothèque Alderman de l’Université de Virginie (*B 1882. A2/1658).
23 Folger Shakespeare Library, Washington; William Andrews Clark Library, Los
Angeles ; Bibliothèque Milton Eisenhower, Université Johns Hopkins; Trinity Col­
lège, Cambridge; Magdalen College, Oxford; Christ’s College, Cambridge; St
John’s College, Cambridge; Bibliothèque de l’Université de Cambridge (Qq.
*.1.99-104); Bibliothèque Bodléienne, Oxford; King’s College, Cambridge.
24 Bibliographia Anissoniana [...] ad annum 1669, in-12, p. 293 (Bibliothèque de la
Ville de Lyon: 804 176); Bibliographia Anissoniana [...] ad annum 1676 in-12,
p. 307 (Bibliothèque de la Ville de Lyon: 804 175).
25 Par exemple Catalogus librorum qui prostant apud Joannem Anisson [...], Paris,
[1694?], in-8° (BNF: Q. 8539) et Bibliographia Anissoniana, seu catalogus libro­
rum qui prostant in œdibus sociorum Anisson, Posuel & Rigaud, tàm Parisiis quàm
Lugduni, ad annum 1702, Lyon, 1702, in-12 + Supplementum bibliographia: Anis-
soniante [...], Paris, 1709, in-12 (BNF: Q. 8542-8543).
26 Citons l ’exemple de l’édition procurée par Jacques Hommey de Sancti Gregorii
[...] milleloquium morale (Lyon, Jean-Baptiste Deville, 1683, in-folio) dont une
nouvelle émission avec le papillon «Apud DEVILLE FRATRES & L. CHAL-
METTE. MDCCXXXI1I» se trouve dans une collection particulière à Melbourne.
27 Voir les exemplaires de la Bibliothèque Houghton de l’Université Harvard (« Soctis
Jesu Louany 1660»), de la Bibliothèque municipale de Nantes («Oratorij Nanne-
tensis 1683»), de la Bibliothèque municipale de Marseille («AQUENSE SEMI-
NAR1UM »), de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine, Montpellier («Oratorij
Parisiensis Catalogo Inscriptus 1668»), de la Bibliothèque municipale de Dijon
(«A d Vsum Capucinorum Conuentus Diuinionensis» / «Ex Dono Reuerendi Patris
Nicolai Diuinionensis Huius Prouinciæ Prouincialis») et du Centre d'Etudes supé­
rieures de la Renaissance à Tours (« Ex libris conu' lugdun Carmelitarum discalcea-
torum»),
28 Les exemplaires que nous avons vus sont arrivés très vite en Angleterre sans qu’on
puisse toujours donner une date exacte. Celui de Trinity College, Cambridge, porte
les indications «Ex dono Ornatissimi viri Caroli Wright S.1 Theol." Dm huius Col-
legij Socij» et «Trin: Coll. Cant. A0 1670». A Magdalen College, Oxford, les
reliures des différents volumes sont renforcées par des défets d’une impression gal­
loise faite à Oxford en 1661. Il s’agit d’une traduction du De aeternitate considéra-
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 213

Quant aux lecteurs des œuvres de Gassendi, les exemplaires recensés


apportent quelques témoignages qui ne sont pas sans intérêt. Comme
l’on pourrait s’y attendre, l’émission sur petit papier se prête moins à la
mode bibliophilique, mais il y a bien une reliure en maroquin rouge et
aux armes à la Bibliothèque nationale de France29. En général il n’y a pas
d’annotations30, mais ce ne sont pas de ces collections d’apparat qui
ornent des rayons qu’elles ne quittent jamais. Au contraire, des plats
détachés et des reliures bien usées suggèrent un maniement constant à
travers les siècles. A défaut de provenances remarquables telles qu’on
peut les découvrir pour des textes séparés31, il suffit de signaler la pré­
sence parmi d’anciens propriétaires de Pierre-Joseph Alary (1690-
1770)32 et de William Palliser (1646-1726), archevêque de Cashel33.Mais
ce sont des anonymes qui laissent les traces les plus curieuses, souvent
sous la forme de pièces imprimées ou manuscrites oubliées dans les
volumes qu’ils viennent d’étudier. Un article d’Adolphe Joanne,
« Excursions dans le Dauphiné », tiré du Tour du Monde , nous éloigne de
la Faculté de Médecine de Montpellier34. Un buvard publicitaire des
Chocolats de la Grande Trappe trahit peut-être un faible d’un scolastique
jésuite35. Des notes en vue de sermons et une feuille d’une édition incon­
nue de La Croce alleggerita de Giovanni Pietro Pinamonti nous révèlent
un prêtre italien aux prises avec Gassendi au XIXe siècle36. Tout cela
relève sans doute de l’anecdote, mais il ne faut pas négliger le côté irré­
ductible et foncièrement individuel de tout acte de lecture.
Etudiant la réception de Gassendi aux Etats-Unis, M. Mel Gorman
ne s’est pas attardé sur les Opéra omnia31. S’il est vrai que la plupart des

tiones de Drexel (Wing D 2186A; Madan, III, p. 148, n" 2552; Eiluned Rees, Libri
Walliæ, I, p. 212, n° 1712).
29 Rés. R. 200-205.
30 On notera toutefois quelques probes pennae dans un volume (Qq *.1.99) apparte­
nant à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge.
31 Cf. un Syntagma philosophice Epicuri (La Haye, A. Vlacq, 1659, in-4°) de la Biblio­
thèque de l’Ecole normale supérieure qui a appartenu à Oberlin en 1782 et ensuite à
Gérando.
32 Bibliothèque de l’Arsenal: Fol. Se. A. 1621'6.
33 Exemplaire de la William Andrews Clark Library, Los Angeles (*f B 1882 A2
1658): «Ex Libris Guillelmi Palliser» et «Gu: Palliser A.C.».
34 Cote 01252 (1/6).
35 Bibliothèque des Fontaines: P 257/8, entre les pages 368 et 369 du tome I. Selon
Mlle Jacqueline Diot, la collection est parvenue à Chantilly de Jersey.
36 Voir Bibliothèque Alderman de l’Université de Virginie: *B 1882. A2 1658 vol. 2
entre les feuillets 315 & 316 et 3 0 2 & 303. La collection a été achetée en 1933.
37 Mel Gorman, «Gassendi in America», Isis, 55, 1964, p. 409-417, surtout p. 412.
214 WALLACE KIRSOP

acquisitions sont le fait du XXe siècle, tout n ’a pas été dit sur des achats
antérieurs. En particulier, comme le montrent des publications et des
événements récents, l’histoire des exemplaires de l’Université Harvard
est hautement significative. En effet ce n’est qu’à la fin de 1996 que la
collection consignée dans Catalogus librorum Bibliothecœ Collegij
H arvardini (Boston, B. Green, 1723) et détruite dans l’incendie de 1764
a été remplacée grâce aux bons offices d’un libraire parisien38. Com­
ment a-t-on pu vivre deux siècles sans les œuvres complètes du philo­
sophe de Digne? La chose en dit long peut-être sur le déclin de la répu­
tation de Gassendi à l’orée du XIXe siècle. De même on peut se poser
des questions sur le fait que la Library of Congress semble avoir un
exemplaire incomplet de l’édition de 165839.
L’existence des Opéra omnia somptueusement produits à Florence
en 1727 laisse penser que la chute a été longtemps retardée. Encore fau­
drait-il être informé de la diffusion et du tirage d’une version qui a l’air
d ’être moins bien représentée dans les bibliothèques de l’Europe occi­
dentale et des Etats-Unis40. Quelle est la cote de Gassendi dans les
ventes publiques du XVIIIe siècle ? Comme le fait voir une note m anus­
crite portée dans l’exemplaire de la Johns Hopkins University - «Cost
40. shil. the 6. Vol. at an auction in Tom’s Coffee House London June
1703» - on continue à offrir l’édition de 1658 sur le marché. Mais,
suprême ironie, celli-ci est absente du Catalogue des livres rares et p r é ­
cieux de feu le citoyen Anisson Dupéron [...] sous la Révolution41.

38 Voir W. H. Bond & Hugh Amory, éd., The Printed Catalogues o f the Harvard Col­
lege Library 1723-1790, Boston, The Colonial Society o f Massachusetts, 1996,
p. 21. Il y manquait déjà le tome IV.
39 Durant une brève visite à Washington nous n’avons pas eu le temps de voir une col­
lection dont les tomes V et VI sont présentés dans le catalogue comme sortant d’une
troisième édition faite à Lyon par François Barbier. Il s’agit sans aucun doute des
deux volumes des Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii qui est de
vita, moribus placitisque Epicuri dont la première édition a été publiée par
Guillaume Barbier. Voir Répertoire bibliographique des livres imprimés en France
au XVIIe siècle, tome XVIII: Lyon, par Marie-Anne Merland avec la collaboration
de Guy Parguez, deuxième partie : B-Cardon, Baden-Baden & Bouxwiller, Editions
Valentin Koerner, 1993, p. 36,49. L’exemplaire de Washington est celui de Thomas
Jefferson. Voir E. Millicent Sowerby, comp., Catalogue o f the Library o f Thomas
Jejferson, Washington, The Library of Congress, 1952-1959,5 volumes, V, p. 165-
166, n° 4914.
40 Nous avançons cette impression sous toutes réserves. Certaines institutions, comme
la Boston Public Library et la Southern Régional Library Facility à Los Angeles,
possèdent la collection de 1727 et non pas celle de 1658.
41 Paris, Guillaume Debure l’aîné, 1795, in-8° (Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Pro-
vence: P. 11611 - exemplaire annoté).
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE GASSENDI 215

On pourrait conclure - de la façon la plus plate et la plus banale - que


de nouvelles recherches sont nécessaires. Certes, cela s’impose, à com­
mencer par les autres exemplaires, surtout français, notés par Mme
Marie-Anne Merland et M. Guy Parguez42. Pourtant, au-delà d’un
recensement exhaustif qui engloberait l’Europe centrale et orientale, les
pays du Nord et surtout cette aire méditerranéenne qui appartenait en
propre aux libraires lyonnais, et en plus de descriptions bibliogra­
phiques détaillées, il faut se poser quelques questions que rappelle le
nom même d ’Anisson-Duperron. A la tête de l’imprimerie royale celui-
ci était chargé de la production et de la diffusion des grands ouvrages de
luxe et d ’apparat de la fin de l’Ancien Régime. A bien des égards la
documentation reste sommaire43, mais elle est tout de même plus abon­
dante que celle que nous avons pour l’entreprise gassendiste de l’an­
cêtre Laurent Anisson. Les Opéra omnia sont en quelque sorte une pré­
figuration des travaux d’histoire naturelle et d’érudition des règnes de
Louis XV et Louis XVI. Grand et petit papier, diffusion européenne
sinon mondiale, thématique insolite (car les Lyonnais ne s’occupaient
plus en première ligne de la nouveauté philosophique), voilà autant
d’éléments de préoccupations communes à travers les siècles. De vieux
contacts de Gassendi lui-même y sont pour quelque chose, mais il
convient de se rappeler ce que la réussite doit aux libraires. Plus tard il
faudra accepter de se rendre à Paris pour entreprendre des tâches de la
même envergure. En attendant, la grande enquête que nous souhaitons
permettra aux chercheurs de mieux comprendre les atouts anciens des
marchands de Lyon.

Wallace K irsop
Monash University, Western Australia

42 Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVIIe siècle, tome


XVI: Lyon, par Marie-Anne Merland avec la collaboration de Guy Parguez, pre­
mière partie: A, Baden-Baden & Bouxwiller, Editions Valentin Koemer, 1989,
p. 83.
43 Voir Arch. nat., 0 '6 1 0 & 611.
GAMBLING AND THE NATURALIZATION
OF PROVIDENCE
AT THE END
OF THE SEVENTEENTH CENTURY

It is something of a commonplace that between the seventeenth and


nineteenth centuries, the conception of history underwent a seculariza-
tion. Between, let us say, Bossuet’s Histoire universelle (1681) and
Hegel’s Vorlesungen uber die Philosophie der Geschichte (1837), Clio
ceased to be eschatological in the strict sense1. «Strict sense», because
there continued to be ways in which history could be conceived as
having an origin, a goal, a linear progression and even an inherent law
without thereby involving the Augustinian concept of sacred history.
The aim here is to narrate one episode in this secularization of history.
The episode involved a limitation on the concept of divine providence
and in fact was a part of the seventeent-century naturalization of this
concept on its way to eighteenth-century deism. The concem here,
however, is much narrower than this later development. Attention will
be focussed only on the relation thought to obtain between Providence
and the phenomenon of gambling or games of chance.
A good place to begin is with Pierre Bayle, the omniscient observer
of the late seventeenth century. In August of 1686, Bayle reviewed
Pierre Jurieu’s Jugement sur...Grâce1. In his review, Bayle cites a line
from earlier Jansenist disputes to the effect that questions of grâce are
like an océan in which there is no bottom and no shore, and he recounts
Jurieu’s argument that none of the many systems dealing with grâce is
able both to preserve the idea of an infinitely sovereign deity and to ans-
wer the difficulties in Augustine’s position, which is to say Calvin’s
position, with which Jurieu therefore remains. Bayle takes Jurieu’s
argument to be weak, but pragmatically sufficient. To remain with the
view that one happens to hold, according to Bayle «is to act according

1 For the argument, and sources, see H. Meyerhoff, The Philosophy o f History in Our
Time (Garden City, N.Y., Doubleday Anchor, 1959) p. 1-9.
3 Nouvelles de la République des Lettres, August 1686, art. i v ; Œuvres diverses (OD)
(Lahaye, 1737) p. 620.
218 THOMAS M. LENNON

to common sense and the incontestable principle of the natural light that
im mobility is preferable to change. Among bodies it is an inviolable law
of nature that they never change states unless the reasons for change are
stronger than those for not changing. The same must be true for minds,
so that even if it is only chance or caprice that has placed us in a given
sect, it is better to live and die in it if the others are no better».
For Bayle th t faute-de-m ieux recommendation to adhéré to locally-
held positions has particular significance given his own religious
conversions and presumable changes on issues such as grâce. If diffé­
rence in belief about grâce distinguish Catholics and Protestants, and
these beliefs cannot be rationally justified, then it is best, according to
Bayle, to rest with the religious lot that one has drawn by chance. In
addition, Bayle holds that quite apart from beliefs about grâce, the d is­
tribution of grâce itself cannot be understood and may, at least as far as
we are concemed, be taken as if we had drawn lots. That is, both what
we happen to believe about grâce and whether we have grâce, whatever
we may believe about it, tum out to be matters of chance. Thus, as both
religion and salvation can be understood as matters of chance, the
lottery is more than just an image in dealing with Bayle on these topics.
The Old Testament evidences many instances of the use of lotteries
or games of chance to determine a range of issues such as the choice of
kings or the division of land. The basis for this use is reflected in Pro-
verbs 16:33 : The lot is cast into the lap ; but the whole disposing thereof
is of the Lord. Now, in the seventeenth century, there were two général
considérations that were appealed to in the condemnation of gambling.
One was that it is unproductive (and in many cases actually destruc­
tive) ; the other was that it is an unwarranted invocation of the deity3. To
call upon God to décidé the division of stakes is, as it was put, to tempt
God and to do so in a trivial matter. In this sense, gambling is a perverse
manipulation of Providence, and as such was universally condemned by
the Judeo-christian tradition right up to the seventeenth century.
An important statement of this condemnation based on the Provi­
dence argument, as we may call it, cornes from William Perkins (1558-
1602). In Cases o f Conscience, Perkins raises the question of whether
récréation is lawful for a Christian man, and answers that it is4, for rest
and for delight5. Games are of three sorts. There are games of « wit and

3 See Brenner, Reuven and Gabrielle, Gambling and Spéculation : A theory, a history
and a future o f some human décisions (Cambridge: Cambridge University Press,
1990) ch. 1, sec. 1.
4 V. Works (Cambridge, 1613) vol. Il, p. 140-43.
5 Ecclesiastes 7:18, « Be not too righteous ».
GAM BLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE 219

industry»6, «m ixt» games of wit and luck, where «hazard begins and
skill gets the victory», as in some card games (these are not to be
condemned, but are nevertheless better avoided), and games of chance,
« in which hazard onely bears the sway, and orders the game, and not
wit; wherein also there is (as we say) chance, yea, meere chance in
regard of us. O f this kind is dicing ». These games of chance are unlaw-
ful, for three reasons: They stir up passions and distemper the mind;
they are usually motivated by greed; but most importantly because
«games of meere hazard are indeede lots; and the use of a lot is an act
of religion, in which we refer unto God, the détermination of things of
moment, that can in no other way be determined».
Despite this sort of condemnation, «gambling was everywhere in
France during the seventeenth and eighteenth centuries »7, - and not just
in France. A particularly relevant source on the nature and frequency of
gambling is the Critique historique, politique, morale, économique et
comique sur les lotteries anciennes et modernes, translated from the Ita-
lian and published in Amsterdam in 1687. It was written by the blow-
hard buffoon, Gregorio Leti (1630-1701). However clownish his work
generally, Leti’s Critique seems basically accurate; it certainly reso­
nates with the Zeitgeist. Everyone, everywhere, he says, talks only
about the Lottery - priests in their sacristies, lawyers in their offices,
students in school, etc.— even the author was enticed by family into
buying some tickets («R IP to a hundred ducats»). But the lottery is not
some aberration. Nature itself is a lottery, he says, endowing some with
good looks and others with the Devil’s own ugliness8. Childbearing is a
lottery - a royal couple wanting for nothing, in perfect health, and doing
ail that is necessary find themselves sterile, while a mere shepherd, the
first time.... And so on, throughout ail of nature. The distribution of
grâce, which he understands in terms of goods in this world, is a lottery9,
as is the création of the world, at least as far as the Fall is concemed. The
Church is a lottery, as are govemment, health and so on, by which he
means that they undergo various unpredictable vicissitudes.
As to the proper, institutionalized lotteries, Leti reports that in
England and Holland, they were established to support the war effort.
Since money to supply the ships so effectively pirated by the French is

6 «Shooting in the long Bow...Wrastling...Musicke...and draughts, the Philosophers


game». P. 141.
7 Thus does Olivier Grussi begin his Vie quotidienne des jouers sous l ’ancienne
régime à Paris et à la cour (Paris, Hachette, 1985).
8 P. 22, 39.
9 P 56-63.
220 THOMAS M. LENNON

not found in the woods or the sea and does not fall from the sky, it had
to be extracted, he says, from the guts of the people10. The model and
inspiration seems to have been the London lottery set up by Parliament
in the spring of 1694. The lottery spread to Holland, first to Amersfort,
where real estate was offered as prizes, and then, elsewhere, as indivi-
duals held their own lotteries to rid themselves of less valuable property
- silversmiths and jewellers, for example, and finally, in Amsterdam,
hairdressers, who put up outmoded headdresses. In July 1695, the Wal-
loon Church of Amsterdam undertook to establish a lottery to pay for
the 2,000 people it fed and otherwise supported daily.
At the end of the seventeenth century, gambling was common,
important to a variety of interests, and yet vaguely objectionable. A cer­
tain literature emerged in the effort to come to terms with the phenome-
non. The clear tendency, especially among Protestant authors, was to
construe gambling, specifically the lottery, in naturalistic terms, to undo
the Providence argument by reversing its significance, and to relocate
gambling in a larger context of religious and commercial activities. This
literature invariably drew attention to the dangers of gambling, but
nearly ail of the objections to gambling were of an instrumental nature.
Gambling was thought to be wrong, not intrinsically, but because of its
ill effects. Although much of the literature was concemed to réfuté the
Providence argument, that argument seems actually to have been endor-
sed by no one aside from Pierre de Joncourt (7-1725), whose Quatre
lettres (1714) defended it against the attack of LaPlacette (of whom,
more below).
An important source for the argument is the Traité des jeu x et des
divertissem ents (Paris, 1686) by the Catholic, Jean-Baptiste Thiers. The
quality of his présentation of the argument is less than sophisticated -
for example, he argues that gambling is permissible because there are
rules goveming it - but Thiers provides for use by later authors a very
long catalogue of condemnation of games of chance by Christian and
pagan authors, civil and canon laws, Church councils, etc. His own
position, as well as almost ail those he cites, focuses on instrumental
considérations. There are two exceptions, who offer objections in prin-
ciple. One is the Protestant theologian, Lambert Daneau (1530-96), who
argued that « Gambling is expressly forbidden by God, who regulated it
in this third commandment, thou shalt not take the name of the Lord thy
God in vain. Now, whoever draws lots for ridiculous and insignificant
things and uses it only for the useless pleasure of man - doesn’t he take
G od’s name and Providence in vain ? For drawing lots is one of the main

10 P. 31-32.
GAM BLING AND THE NATURALIZATION O F PROVIDENCE 221

testimonies of God’s power (as is written in Proverbs 16:33 and 18)


insofar as He rules and govems immediately by His hand, His power
and Providence. But we should not employ lots in this ridiculous way as
if to tempt God and to see His concem with the world ; thus, in things of
great conséquence where His will must be known, as it were, extraordi-
narily - as in the division of goods, the choice of a magistrate, and such
things in order to avoid disputes and rigged élections - and not in things
of no moment, as if we were to make God the valet of our pleasures and
tried to learn whether He cared about them »11.
The other author cited by Thiers who offers an objection in principle
to gambling is Jean Taffin, minister of Amsterdam. His De emendatione
vita e 12 asserts that «games of chance are evil for Christians because
they are condemned by the third commandment, which prohibits taking
the name of the Lord in vain, in that drawing lots is used for a frivolous
thing, and cannot be used without offending God’s Providence»13. This
is clearly an instance of the Providence argument, indicated as such.
The Providence argument was indirectly attacked by Jean Leclerc
(1657-1736). His Reflexions sur ce que l ’on appelle bonheur et m alheur
en m atière de lotteries et sur le bon usage qu ’on en peut fa ire (Amster­
dam, 1696) was occasioned, as he says, by the prolifération of lotteries
due to the prodigious success of the English lottery two years earlier,
and by the hubbub of discussion that the lotteries were generating. He
ends the book with an endorsement of the Dutch lotteries then being
conducted on behalf of the poor, and with a recommendation for gene-
rosity.
The theoretical thrust of Leclerc’s book is to naturalize the pheno-
menon of gambling. For example, he tries to show that the use of the
terms good or bad luck in describing an « I-know-not-what belonging to
certain people who win or lose at games, war, etc.» is inappropriate. Ail
that is true of them is thay they win or lose consistently. Especially
given the naturalistic usage of his father-in-law, Gregorio Leti, what
Leclerc is denying here is explicitly the doctrine of grâce as something
supematural possessed by the elect. If the distribution of grâce is, as
Leti thought, a distribution of goods of this world, and if the «luck» of
such distribution refers, not to those receiving the goods, but only to the
distribution itself, then there is nothing true of the elect other than that
they are the elect. Whether this conclusion, apart from its naturalistic
interprétation, is precisely the one sought by Calvinists is an interesting

11 P. 24-25.
12 French translation, Traicté de l'amendemente de vie, 2nd éd., 1596.
" Bk. 2, ch. 19; cited by Thiers, p. 176.
222 THOMAS M. LENNON

question. That is, not just from a human perspective, but intrinsically or
from God’s perspective, salvation may be no more than a lottery.
At a minimum, what Leclerc says about luck can be translated into
an argument against supernatural grâce. More specifically, he wants to
argue that there are four possible senses in which the terms « lucky » or
«unlucky » might be applied to mean something more than just consis­
tent success or lack of it. They might mean influenced by : 1) destiny or
fate, 2) chance, 3) good or evil angels, or 4) God Himself. He takes the
first two to be «pure chimeras», both of them defeated by human free-
dom. His discussion is none too cogent, however. First, he fails to dis-
tinguish fatalism from determinism. That is, he does not distinguish
between saying that every event necessarily occurs regardless of the
circumstances and saying that every event necessarily occurs because o f
the circumstances. He then argues that because we are ignorant of the
circumstances, i.e. the universal chain of causes, that chain does not
exist. Secondly, chance is made to depend entirely on voluntarism. A
chance event occurs when bodies which otherwise always behave
mechanically are interfered with by minds, which have freedom, i.e.,
the ability «to do or not do something..., to determine themselves in
[only ?] indiffèrent or absolute things, or things they regard as such,
through pure caprice and without any reason, unless it be their willing,
and without there intervening anything to engage them necessarily to
judge or will »14. This self-sufficiency of the will to make a différence in
the environment is a clear indication of the Pelagianism expected of
some one with Leclerc’s Socinian-Armininian-deistic inclinations. As
to chance, it is a «negative idea» in that when we shake the box of lots
and draw a name of which we say that it was drawn by chance, we mean
only that the occurrence was not merely mechanical.
O f the other two possibilities for aleoric influence, appeal to angels
is without foundation and basically a pagan view, according to Leclerc,
but the appeal to God cannot be dismissed as easily. The effect of
Leclerc’s discussions of divine influence is to eliminate the différence
between chance and other events - there is nothing spécial about any
event that privilèges it as an entrée for God’s intervention. If drawing
lots were the instances of particular Providence that people take them to
be, ail kinds of questions could be decided just by writing alternative
answers on papers and drawing one of them - for example, to determine
whether a lost object was stolen by a domestic15. Such an effective pro­
cédure would surely be of use in eliminating atheism, he says with

14 Reflexions, p. 52-3.
15 Reflexions, p. 107-08.
GAM BLING AND THE NATURALIZATION O F PROVIDENCE 223

irony. Moreover, if God always intervenes in what we called chance


events, then there are «infmitely more» miracles in gaming houses, on
behalf of people who are unworthy of them, than in the Old and New
Testaments combined. Here, of course, we have an argument, and one
that reverses the Providence argument. The same premise that is cited by
the Providence argument to show that gambling is evil is here cited to
show in effect that gambling is without moral or religious significance.
The same tack was taken by Jean Barbeyrac16 in his effort to show
that gambling is intrinsically indiffèrent and thus legitimate in principle.
To be sure, in his Traité du jeu, ou l ’on examine les principales ques­
tions de droit naturel et morale qui ont du rapport à cette matière
(Amsterdam, 1709) Barbeyrac draws attention to the instrumental evil
resulting from gambling. The larger part of the work détails circum­
stances in which gambling should therefore be prohibited, and includes
horrifie stories of people who gamble away their wives, children, teeth,
fingers, hair, freedom and even their lives (the Huns, according to St.
Ambrose)17. If anything, Barbeyrac’s pragmatic concems are more
obviously urgent than in other works of this sort, which he takes to be
too abstract and based on exaggerated principles designed more for
angels than for men. Nevertheless, Barbeyrac opposes the Providence
argument, citing Leclerc’s Reflexions. The number and circumstances
of the miracles that would have to occur in gambling houses show gam­
bling not be an instance of particular Providence. In addition, the results
of cards or dice are determined, according to Barbeyrac, no less closely
than the behavior of a rolling bail - even if, as in the case of insurance
contracts, we do not know the causes. On the other side, games of skill
are affected by what is called chance, as when a small stone affects a
tossed bail. The naturalizing, morally neutralizing picture is thus com­
plété18.

16 Barbeyrac (1674-1744) left France with his parents at the Révocation for Switzer-
land, where he studied first theology and then law. He taught literature at the French
college in Berlin beginning in 1697, history and civil law in Lausanne (1711), and
public law in Groningen, where beginning in 1714 he directed the academy. He was
also a member of the Prussian Academy of Sciences. Best known perhaps for his
work on Puffendorf, Barbeyrac was « a prolific writer, but one with the faults o f this
quality » Nouvelle Biographie Universelle (Paris, 1852) vol. 3-4, p. 441-2. Barbey­
rac has gotten a much better shake recently from Pierre Rétat, who, while recogni-
zing that Barbeyrac never produced a systematic work, sketches for him from minor
works and préfacés to his translations a coherent system of some interest: Le D ic­
tionnaire de Bayle (Paris, 1971), p. 39-43.
17 Traité, p. 294-6.
18 Traité, p. 22-30.
224 THOMAS M. LENNON

The unresolved contrast between approbation in principle and


condemnation in practice is striking in Barbeyrac, as also in others. His
reference to insurance contracts may provide a d u e to understanding
this contrast. For Barbeyrac, gambling is a kind of contract. Gambling
is an agreement requiring, in addition to the game itself, ail that is requi-
red by what Grotius and Puffendorf call a contrat onéreux : 1) freedom
of engagement; 2) equality of conditions; 3) fidelity of execution19.
According to Barbeyrac, « If I can promise to give my goods to
someone as I wish, absolutely and without condition, why will I not be
permitted to promise and give some one a certain sum in case he is luc-
kier than I or more adroit with respect to certain movements on which
we agree?... Each is free to make the right that he gives another to
require this or that thing of his to depend on a given condition or event
as seems good to him, even chance events »20. This argument may repre-
sent the converse of a monumental explanation of the rise of capitalism
in the sixteenth and seventeenth centuries. The Weber-Tawney thesis
has it that making money, especially by means of money, which was
condemned by the Third Lateran Council (1175), and by the Councils of
Lyons (1274) and of Vienne (1312), was legitimized three centuries
later by Protestant theories of grâce. The problem is what may be called
the paradox of prédestination. If the Pauline doctrine of justification by
faith alone is to be interpreted to mean that grâce is necessary and suffi-
cient for salvation, then good works are irrelevant, even to the point that
antinomianism reigns. That is, if we are antecedently saved by grâce,
then nothing we can do one way or other can alter our predetermined lot.
(The paradox is highlighted when I consider how to act. If I realize that
my lot is already decided, then I might as well have an immoral good
time of it. But if I do so, I thereby demonstrate that my lot is damnation.
O f this, more later.)21 The historical solution to this paradox was that
one demonstrates one’s salvation after the fact of prédestination by
material and financial success of just the sort that had previously been

19 Traité, p. 104-5. Much of the work consists in explaining these conditions as applied
to gambling. LaPlacette, who, as we shall see, was also concemed to undo the
Providence argument, was also to make the connection to contracts. Agreeing to pay
if a certain face o f the die comes up is like an insurer agreeing to pay if a certain
cargo is lost. Traité, p. 59.
20 Traité, p. 12-13. Puffendorf is cited for support, and Paschasius Justus and Jean
Samuel Stryck are also cited as condemning gambling as a kind o f theft. Barbeyrac
agréés that no one gambles to lose, and that the loser is unhappy, but the contract is
as valid as any other, and one may ask, as with any other regretted contract, why it
was entered into.
21 The more recent version o f this paradox is treated as Newcombe’s paradox.
GAMBLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE 225

condemned22. (Perhaps a way to put the thesis is that interest, i.e., non-
productive eamings, is a model for human effort, which in terms of salva­
tion is also non-productive). By the end of the seventeenth century, it may
well be that business ethics drives theories of grâce, rather than conver-
sely. That is, the need to legitimate the gambling inherent in contracts
gave credence to friendly theories of grâce, and indeed, this may have
been the dynamic a century earlier as well. Whatever the order of depen-
dence, there is likely a connection, perhaps one of co-dependence.
Support for reading these authors’ attention to gambling as invol-
ving much broader social, theological and metaphysical concems
cornes from still another Protestant critic, Jean de La Placette (1657-
1736). His Traité des jeu x de hazard (1697)23 argued against Joncourt
and « several others », probably including Leclerc, that chance is not an
empty word devoid of meaning. Its ordinary meaning, which can legiti-
mately be used in explanations, according to La Placette, is the intersec­
tion (concours ) of two or more contingent events, each of which has its
causes but none, at least none that is known, for the interaction. This is
Barbeyrac’s notion, just noted, of the small stone unexpectedly altering
the path of a tossed bail. Neither author considers, however, that perhaps
no event is the product of a single cause or chain of single causes, that
every event is the product of an intersection of causes. Thus, while the
concept of chance is hereby naturalized, either ail events are chance
events (the tendency among these authors is to discount Providence
anyway) or, from the perspective of the whole, ail are necessary (not
incidentally, La Placette found it important to argue against Spinoza)24.
But La Placette’s interest in chance dérivés not from stories, or even
from physics or metaphysics. As he explains in the préfacé to his Trea-
tise, he was originally interested in the gambling controversy because of
his concem with the général question of restitution, the two most diffi-
cult cases of which are interest and gambling25. The relevance of the
gambling question as an instance of the Weber-Tawney connection
seems obvious26. La Placette’s particular contribution here is twofold.

12 For Tawney, the key notion is less grâce that the vaguer notion of a calling. Tawney,
Religion and the Rise o f Capitalism (3"1ed. New York, 1950) p. 176, 199-204. For
his différences from Weber, see n.32, p.261-2.
;l In Traités divers, 2nd ed. 1699, 3rd éd., along with a defense against objections,
1714.
,M Eclaircissement, Amsterdam, 1709.
” Traité de la restitution ( 1696), Divers traités sur les matieres de conscience ( 1697).
** La Placette’s treatise on games of chance was published with a treatise on interest.
The first chapter acknowledges that usury is universally despised but then goes on to
argue that it is «necessary in the present State of the world», Divers traités, p. 74n.
226 THOMAS M. LENNON

His discussion of the theoretical objections to gambling includes addi-


tional theological doctrine that supports the connection, and his discus­
sion of the practical objections suggests an explanation of what may
often have been at issue in such objections.
In practical terms he regards gambling as «one of the most pemi-
cious inventions of an evil mind», and he détails at length its evil
conséquences27. Even so, he was interpreted as approving of gambling.
In particular, his treatment of chess seems to have raised eyebrows. In
his defense of the Traité (1714) he explained that games in themselves
that are quite innocent can have pemicous conséquences. In the case of
chess, the game is too time-consuming, does not divert and relax, and
generates pride and other inappropriate émotions28. One gets the sense
that the complaint here, reflective of much in the literature against gam­
bling, is one of non-productivity. Gambling at dice or cards is non-pro­
ductive ; whereas gambling in the market, or on insurance contracts is
most certainly productive, at least in the aggregate (Lotteries were gene-
rally viewed as an instance of gambling on an insurance contract). If this
is at ail plausible, then the misinterpretation of La Placette becomes
explicable. But he also ends his defense by claiming that he has the
advantage over Joncourt that while they agree that gambling should
condemned on extrinsic grounds, they disagree on the instrinsic
grounds. How is this an advantage? One suspects additional motivation
for a preacher to be raising such an abstract fuss.
La Placette’s criticisms, in the Treatise, of the theoretical objections
to gambling are fairly standard. He attacks the Providence argument as
employed by Daneau and others and does so in a way tending toward a
naturalistic élimination of Providence. But he also addresses the argu­
ment from these authors that in gambling one person wins only at the
expense of another. One of his considérations here is revealing. The
morality of gambling, he argues, depends crucially on intention ; if the
intention is diversion, it can be innocent, «for the aim of winning and
profiting is not always criminal. If it were, commerce would not be per-
mitted for Christians, which no one has claimed »29.
W hat conclusions might we draw at this point?

1. The Providence argument against gambling was undone in no uncer-


tain terms in this period. The engine of dismemberment was not
theological in the strict sense of the term.

27 Traité, p. 7, chs. 7-11.


28 Ch. 19. Published with the 1714 édition of the Traité.
29 Défense, p. 251.
GAM BLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE 227

2. A clear distinction was drawn between productive and unproductive


gambling that allowed financial activity deemed necessary but dis-
couraged mere gambling.
3. The concept of Providence was naturalized in two ways. First, ail
events were taken to be explained by the natural laws of physics, and
second, the events themselves have only natural significance.
4. The situation was nonetheless not as straightforward as I have made
it out to be. Like the secularization of history itself, there remained
theological concepts at work, which in this case are to be seen in the
author with which we began, Pierre Bayle.

To be sure, Bayle may have found the lottery an apppropriate model


in a number of related domains (grâce, religion, toleration), and he may
have, thereby and in other ways, contributed to the général legitimiza-
tion of gambling in his period (even if he seems not to have addressed
the Providence argument as such, his insistence on the inscrutability of
God’s ways was at odds with any such appeal to Providence). But Bay-
le’s dialectic of legitimization, as we might call it, was of a radically dif­
férent sort from that of Leclerc, Barbeyrac, La Placette and, in fact, ail
others. They were concemed to broaden the concept of gambling by
naturalizing it (and thus legitimizing gambling itself). Bayle was
concemed to broaden the concept by supematuralizing it, far beyond
anything premised even by the Providence argument. In this, as in so
much, Bayle’s view is unique30.

Thomas M. L ennon
University o f Western Ontario, Canada

30 For more on these issues and on Bayle in particular, see my Reading Bayle (Toronto,
University of Toronto Press, 1999) ch. VI.
VOLUPTÉ ET DOULEUR
CHEZ GASSENDI
ET DANS L’«ESSAY»DE LOCKE

Richard Aaron a écrit il y a soixante ans : « Locke’s hedonism (and


indeed his whole ethical theory) has much in common with that of Gas­
sendi.»1Je pense que cette appréciation est très juste. Dire que les deux
éthiques ont beaucoup en commun, c ’est une affirmation réservée qui
épargne l’obligation d’apporter des preuves qui sont difficiles à fournir,
et qui laisse ouverte la nature des relations entre Locke et le gassen-
disme. Il va sans dire qu’il serait peu utile d ’affirmer lapidairement que
l’éthique de Locke est «gassendiste». Car elle est, par exemple, fondée
sur les écrits de plusieurs auteurs qui ne sont point gassendistes. En
outre, Locke et Gassendi sont d’origine, de nature, de formation, de
vocation et d’intérêts différents, et leurs œuvres présentent des caracté­
ristiques très personnelles. Locke est un auteur original qui ne se
contente presque jamais de recevoir simplement les pensées d’autrui,
mais qui les modifie, les développe et les réemploie dans des contextes
inattendus. Dans YEssay concerning Human Understanding, on trouve
rarement un argument qui ait retenu la même forme et le même contexte
que lui avait donnés Gassendi. C ’est pourquoi on se méprendrait sur
l’intention des comparaisons suivantes2 si on ne les interprétait pas en
ce sens. Elles ne présentent presqu’aucun passage parallèle à stricte­
ment parler. Leur but est d’attirer l’attention du lecteur sur des motifs
caractéristiques sur lesquels l’un et l’autre auteur joue à sa propre façon.

1 Richard I. Aaron, John Locke, Oxford (‘1937) *1955, p. 257.


2 Les textes de Gassendi sont cités selon : Petrus Gassendi, Opéra Omnia, Lyon 1658,
tomes 2 et 3, répr. Stuttgart-Bad Cannstatt 1964. Les chiffres après les points-vir­
gule désignent respectivement la page, la colonne et la ligne. Dans l’édition lyon­
naise, une colonne comporte environ 70 lignes. En ce qui concerne la présentation
des textes latins, j'abandonne, dans l’intérêt de la lisibilité électronique, les écritures
Æ/æ et Œ/œ, la distinction entre J- et s, l’accentuation des voyelles latines et les
abréviations. - Je cite les passages de l'Essay selon : John Locke, An Essay concer­
ning Human Understanding, éd. Peter H. Nidditch, Oxford 1975. Les chiffres dans
les citations désignent respectivement le livre, le chapitre, le paragraphe; la page et
la (les) ligne(s).
230 RAINER SPECHT

Il y a beaucoup de passages de ce genre. Mais il est significatif qu’ils ne


couvrent pas l’étendue des philosophies pratiques ni de Gassendi ni de
Locke.
On ne peut pas traiter la question des médiateurs littéraires éventuels
en peu de pages. Pour cette raison, je me contente de citer des passages
de Gassendi qui montrent qu’il est facile de se souvenir de lui en lisant
des textes lockiens à propos de questions d’éthique. Je ne poserai pas la
question de savoir s’il est justifiable de fonder sur ces passages des
conjectures qu’on qualifierait, dans mon pays, de wirkungsgeschicht-
lich, c ’est-à-dire se rapportant à une influence; et je répondrai encore
moins à cette question. Ici, il s’agit d’honorer Olivier Bloch. Ce grand
explorateur de Gassendi saura bien s’en faire une opinion lui-même.
Gassendi et Locke distinguent les voluptés et les douleurs du corps
de celles de l’esprit. Dans le Syntagma philosophicum celles qui concer­
nent plutôt l’esprit sont localisées dans la poitrine, et celles qui concer­
nent plutôt le corps, dans d’autres parties du corps. Mais toutes les
voluptés et douleurs passent également pour des affections de l’esprit,
parce que même celles qui sont plus proches du corps affectent l’esprit.
- Dans YEssay de Locke, il n’y a pas de passage correspondant aux spé­
culations de Gassendi sur Yanimus. Mais Locke considère, lui aussi, les
voluptés et les douleurs qu’on attribue à l’esprit et celles qu’on attribue
au corps, également comme états de l’esprit. La différence consiste en
ce que les unes naissent à l’occasion de changements de l’esprit, les
autres à l’occasion de changements du corps.

P h ys. III.2, lib. X , ca p . 2 ; II 477a E ssa y 2.20.2; 229, 22-26: « B y


26-37: «[...] hac ratione discerni initio Pleasure and Pain, I must be unders-
possunt duo affectuum généra, quae to o d to m e a n o fB o d y orM in d , as they
quod indiscrète tractentur, parere pie- are com m on ly distinguished ; though
rumque confusionem soleant. N em p e in truth, they be only différent C onsti-
om nes quidem A ffectu s esse A nim i tutions o f the M ind, som etim es occa-
affectus dicuntur; at cum passim sioned by disorder in the B ody, som e-
quoque dicantur aliae esse voluptates, tim es by Thoughts o f the M ind.»
et m olestiae corporis, aliae A n im i; Ib id . 2.21.41; 258, 21-25: «[...]
con fu sio erit haud dubie, nisi discer- there being pleasure and pain o f the
namus affectus, qui sint m agis A nim i, M ind, as w ell as the B od y [...] they
eosqu e statuamus in pectore ; et affec- are ail o f the M ind ; though som e
tus, qui sint m agis corporis, eosq u e have their rise in the M ind from
constituam us in partibus affectis.» T hought, others in the B od y from cer­
tain m od ification s o f M otion.»

Tout ce que nous faisons ou désirons, nous le faisons et désirons à


cause de quelque volupté (ou douleur).
VOLUPTÉ ET DOULEUR 231

E th ., lib I, c a p . 3 ; II 702b 32-38: E ssay 2.20.14; 232,3-4: « F o r w e


« Q u ip p e nem o est, qui si m odo love, d esire, rejo ice, and h ope, only
praeoccupationem deponere studeat, in respect o f Pleasure ; w e hate, fe a r ,
et am ore so lo veritatis ductus atten- and g rie v e only in respect o f Pain
dere, ac bona fide descendere in seip- ultim ately : In fine ail these P assions
sum velit, non facile animaduertat, are m oved by things, only as they
agnoscatque, quidquid hom ines agunt, appear to be the C auses o f Pleasure
propter aliquam fieri voluptatem .» and Pain, or to have Pleasure or Pain
som e w ay or other annexed to them .»

La volupté et la douleur sont élémentaires, de telle manière que


même les bêtes et les enfants nouveau-nés aspirent à la volupté et évi­
tent la douleur. Par égard pour son thème qui n’est que le Human
Understanding, Locke se contente d’une allusion aux nouveau-nés, aux
idiots et aux sauvages.
E p ic u r i S y n ta g m a III, c a p . 3 ; III E ssa y 1.2.27; 64, 10-15: «[A
66a 12-17: « E t quod Voluptas qui- l ’é g a rd d e ]» «C hildren, Ideots,
dem sit prim um , congenitum que S avages » [nous ne do u ton s p a s] « o f
bonum [...] ex eo demonstratur, quod, their lo v e o f Pleasure, and abhorrence
om ne A nim al, sim ul atque natum sit, o f Pain.»
voluptatem appetat [...]» Ibid. 1.4.2; 85, 13-16: «[...]
P h y s. III.2, lib . X , ca p . 2; II bating, perhaps, som e faint Id ea s, o f
479b 2-12: «[...] dici saltem potest Hunger, and Thirst, and Warmth, and
treis e sse praecipuos, quibus partes so m e Pains, w hich they [new born
subiiciuntur affectus, D olorem vide- C hildren] m ay h ave felt in the W om b,
licet, C upiditatem , ac Voluptatem, there is n o t the least appearance o f
qui etiam citra opinionem , elicitu m ve any setled Id ea s at ail in them [...]»
iudicium exprimantur, persentian- Ib id . 2.9.7; 145,8-12: « A n d how
turque, etiam ab ipsis brutis, etiam ab co v eto u s the M ind is, to be furnished
ipsis infantibus, ex quo in lu cem editi with ail such Ideas, as have no pain
sunt; prim um enim dolent ob frigus accom panying them , m ay be a little
circum stans, vnde et calescere appe- g u e ss’d, by what is observable in
tunt, ac dum fouentur, delectantur; ac Children new -born, w ho alw ays tum
subinde esuriunt, alim entum percu- their E yes to that part, from w h en ce
piunt, et sugen tes lac voluptate m ul- the L ight cornes, lay them h o w you
centur.» please.»

La cessation d’une douleur nous remplit de volupté. Gassendi


montre que cela correspond aux fins de la nature.

E p ic u ri S y n ta g m a III, c a p . 4 ; III E ssa y 2.20.16; 232, 19-21: « T is


67b 31-32: «[...] in om ni re doloris farther to be considered, That in refe-
am otio su ccessio n em efficit volupta- rence to the P assions, the rem oval or
tis.» lessen in g o f a P ain is considered, and
232 RAINER SPECHT

Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 479a and operates as a P le a su re : A nd the


32-38: « A c volu it quidem Natura lo ss or dim inishing o f a Pleasure, as a
cupiditatem ita explere, vt voluptate Pain.»
ipsam doloris exem p tion em condie-
rit ; at cum doloris exem p tio foret
quasi fin is praecipuus, adiuncta
solum voluptas fuit, vt A n im al sese
alacrius ad exem p tion em compararet

Les deux auteurs présentent des considérations téléologiques à pro-


pos de la volupté et de la douleur, Elles montrent que l’assistance du
créateur s’étend non seulement au genre ou à tout le corps, mais aussi
aux différents organes.

Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 479a Essay 2.7.4-, 129, 34 - 130, 10:
18-32: « C u m vero talis cupiditas vni- « T h is [...] g iv es us new occa sio n o f
cuique parti insideat, quatenus dolore adm iring the W isdom and G ood n ess
affecta, ex im i dolore appétit, apparet o f our Maker, w h o d esign in g the pré­
ea tam en praecipue ad eas parteis, servation o f our B ein g, has annexed
quae ob defectu m alim enti lacessun- Pain to the application o f m any things
tur, aut ob sem in is copiam pruriunt; to our B o d ies, to warn us o f the harm
ex eoq u e proinde intelligitur volu isse that they w ill d o; and as ad v ices to
praesertim Naturam huiuscem odi withdraw from them. But he, not
gem inam cupiditatem indere, quate­ d esign in g our préservation barely, but
nus vtraque non ad vnius solum partis the préservation o f every part and
incolum itatem tendit, sed altéra qui­ organ in its perfection, hath, in m any
dem ad totius sp eciei, siue indiuidui, cases, annexed pain to those very
altéra ad totius generis conseruatio- Id ea s, w hich delight us. Thus H eat,
nem dirigitur; cum et nihil sit interea that is very agreeable to us in one
m irum , si posterior vehem entior sit, degree, by a little greater increase o f
quatenus naturae m agis interest it, proves no ordinary torm ent: and
vniuersum gen u s, quam speciem the m ost pleasant o f ail sen sib le
seruare.» O bjects, Light it self, if there be too
m uch o f it, i f increased beyond a due
proportion to our E yes, cau ses a very
painful sensation.»

Nous appelons bon ce qui nous incite à le poursuivre, et mal ce qui


nous incite à le fuir. Pour Gassendi, la volupté est le bon au sens étroit,
la douleur le mal au sens étroit. Le bon au sens large est ce qui fait naître
la volupté, le mal au sens large ce qui fait naître la douleur. - L’explica­
tion lockienne de « G o o d » et « E v il» dans le chapitre sur les passions ne
mentionne pas ce qui chez Gassendi était le sens étroit des mots. Elle se
VOLUPTÉ ET DOULEUR 233

contente, au contraire, du sens large. Malgré cela, l’explication de 2.21.61,


qui est plus détaillée, correspond, en substance, à celle de Gassendi.

E p ic u ri S y n ta g m a III, c a p . 2 ; III E ssa y 2 .2 0 .2 ; 229, 17-22:


6 5 a 17-21: «Q uare et priusquam dis- «T h in gs then are G ood or E vil, only
quiram us reuerane F élicitas in Volup- in référencé to Pleasure or Pain. That
tate consistât, declarandum est w e call G o o d , w hich is a p t to ca u se
V oluptatem esse ex natura sua quid o r in crea se P leasu re, o r dim inish
bonum ; vti et D olor op p ositu s quid- P ain in us ; o r else to p ro cu re, o r p r é ­
piam est suapte natura m alum .» serv e us the p o sse ssio n o f an y o th e r
E th ., lib I, ca p . 4 ; II 7 1 4 b 50-58: G ood, o r a b sen ce o f a n y E vil. A nd on
« N em p e, cum vt B onum est id, quod the contrary w e nam e that E vil, w hich
om nia appetunt; ita m alum sit id, is a p t to p ro d u c e o r in crea se an y
quod om nia refugiunt; oportet, vt Pain, o r dim inish an y P le a su re in u s;
quem adm odum , id, quod om nem rem o r else to p ro cu re us a n y E vil, o r
appetibilem , atque id circo bonam d ep riv e us o fa n y G o o d .»
facit, est ipsa voluptas, iucunditas, Ibid. 2 .2 1 .6 1 ; 2 7 4 , 20-26: «F irst,
delectatio, etc. quae ex ilia percipitur; That w hich is p ro p e r ly g o o d o r bad,
ita id, quod rem facit fugiendam , is nothing bu t b a re ly P le a su re o r
atque id eo m alam , sit ip se dolor, Pain. -S e c o n d ly , [...] things also th a t
m olestia, asperitas, etc. quae ex ea d ra w a fte r them P lea su re a n d Pain,
sentitur.» a re c o n sid e re d a s G o o d a n d E vil.»

Si les hommes se décident pour un mal, ce n’est pas à dessein, mais


parce qu’ils le prennent erronément pour un bien.

P h y s . III.2 , lib . X , c a p . 4 ; II 4 8 7 a E ssa y 2 .2 1 .6 2 ; 2 7 4 , 31 - 2 7 5 , 9:


62-67: «[...] quocirca [qui in corde «F or sin ce I lay it for a certain
creantur affectus] et ipsam opinio- ground, that every in telligen t B ein g
nem non m inus dum erronea, illeg iti- really seek s H appiness, w hich
m aque est, quam dum vera est, ac con sists in the enjoym ent o f Pleasure,
légitim a, consequuntur: ac mirum w ithout any considérable m ixture o f
proinde non est, si vt germ anum u neasiness; ‘tis im p ossib le any on e
bonum vera, ita fucatum d elu sa opi- should w illin g ly put into his ow n
nione ad sui am orem pelliciat.» draught any bitter ingrédient, or leave
E th ., lib. III, c a p . 1 ; II 8 2 5 a 5- out any thing in his power, that w ould
11: « Quare et quoties intellectu s vero tend to his satisfaction, and the com -
adhaerens iu dicio, illud deserit, vt pleating o f his H appiness, but on ly by
sequatur falsum , n ecesse est quid- a w ro n g Judgm ent. I shall not speak
piam interuenerit, quod ipsi vero ger- here o f that m istake, w hich is the
m anam sp eciem (quasi ex Lance pon ­ conséq u en ce o f in vin cib le Error,
dus) detraxerit; falso autem fucatam w hich scarce d eserves the N am e o f
(quasi lanci pondus) adhibuerit, vnde w ron g Ju dgm en t; but o f that w ron g
et facta fuerit m utatio a ssen su s.» Judgm ent, w hich every M an h im self
m ust co n fess to be so.»
234 RAINER SPECHT

Car pour nous, il n’y a ni bien ni mal que ce que nous tenons pour
bien ou mal. A vrai dire, ces opinions ou jugements peuvent être faux.

P h y s. III.2, lib . X, c a p . 5; II E ssa y 2.21.57; 272, 14-16: «[...]


491b 50-56: «Dico autem hic pariter desires always bear proportion to,
rem visam bonam, et rem visam and depend on the judgment we
malam, quod vt res amatur, sic desi- make, and the relish we have of any
deretur, seu reipsa, ac in se bona, seu absent good ; in both which we are apt
opinione solum bona sit; ac similiter to be variously misled, and that by
vt odio habetur, ita refugiatur, seu our own fault.»
reipsa sit mala, seu mala solum esse
appareat.»

Mais par cela seul que nous considérons quelque chose comme bien,
nous n’y aspirons pas. Elle ne provoque notre désir que lorsque nous
jugeons qu’elle est bonne pour nous, c ’est-à-dire, qu’elle est importante
pour notre félicité.

P h y s. III.2, lib . X, c a p . 1 ; II 469a E ssa y 2.21.43; 260, 12-21: «[...]


43-b5: «[...] quandiu aliquid sine qua- how much sœver Men are in eamest,
piam nota aut boni, aut mali, qua ad and constant in pursuit of happiness ;
nos referatar, cognoscimus, ac veluti yet they may have a clear view of
nude apprehendimus, partem cognos- good, great and confessed good,
centem solam agere, neque Appeti- without being concern’d for it, or
tum, quasi consectaneum habere: at moved by it, if they think they can
statim, ac rem apprehendimus cum make up their happiness without it.
nota aliqua seu boni, seu mali, qua ad [...] as soon as any good appears to
nos attineat, attinereve valeat; tum make a part of their portion of happi­
Appetitus consequitur, et se affectum ness, they begin to d e sire it.»
erga rem commotione quapiam testa- Ibid. 2.21.46; 262, 25-28: «[...]
tur.» good, though appearing, and allowed
P h y s . III.2, lib . X, c a p . 2 ; II 480a never so great, yet till it has raised
20-29: «Diximus rursus, vt commo- desires in our Minds, and thereby
tio in Appetitu, cordeve excitetur, non made us uneasie in its want, it reaches
sufficere, vt praeeat opinio, quod res not our w ills\ we are not within the
aliqua bona sit, aut mala; sed exigi Sphere of its activity [...].»
praeterea vt cum aliquo ad nos res- Ib id . 2.21.68; 279, 24-26: «For
pectu bona, aut mala sit; quatenus id, since we find, that we cannot enjoy
quod nihil nos attinet, nihil afficere ail sorts of good, but one excludes
nos potest. Scilicet tametsi omne bo­ another; we do not fix our desires on
num suapte natura amabile sit ; vnum- every apparent greater good, unless it
quodque tamen speciatim illi amabile be judged to be necessary to our hap­
solum est, cui bonum, siue congruum piness. If we think we can be happy
est [...].» without it, then it moves us not.»
VOLUPTÉ ET DOULEUR 235

Comme la qualification de bien ou de mal dépend de nos opinions et


jugements, la notion de félicité change de personne à personne. De plus,
elle change, dans la même personne, de situation à situation.

P h y s. III.2, lib . X , ca p . 4 ; II 488a E ssa y 2.21.54; 268, 26-32: «[...]


43-45: « N e q u e obstat vero, quod res, the various and contrary ch o ices, that
quae vni placet alij displiceat, sicque M en m ake in the World, do not argue,
illi am abilis, isti ex o sa sit [...].» that they do not ail pursue G ood ; but
P h y s. III.2, lib . X , ca p . 2 ; II 480a that the sam e thing is not go o d to
31-37: «[...] vnum quodque illi solum every M an alike. This variety o f pur-
fugiendum est, cui malum est, siue suits sh ew s, that every one d oes not
incongruum . R es constare vel ex eo place his happiness in the sam e thing,
potest, quod cum vnus, idem que or ch u se the sam e w ay to it.»
cibus (idem que dicendum de caeteris Ib id . 2.21.55; 269, 12-16: «[...]
rebus) deprehendatur saepenum ero you w ill as fruitlesly endeavour to
vni bonus, et salutaris, alteri m alus, et delight ail M en w ith R iches or Glory,
noxius, is vt illi am abilis, ita isti [...] as you w ould to satisfy ail M e n ’s
fugiendus sit.» Hunger w ith C h eese or L obsters;
P h y s. III.2, lib. X , ca p . 4 ; II 488a w hich, though very agreeable and
63 - b 3: « Id m irabilius videri possit, delicio u s fare to som e, are to others
quod vni, eidem que hom ini aliquid extrem ely nauseous and o ffen siv e
arrideat vno tem pore, quod alio [...].»
patienter non ferat; sed quia notum Ib id . 2.20.4; 230, 7-9: «[...] the
est aliam e ss e constitutionem iuuenis, taste o f Grapes delights him ; le t an
aliam sen is; aliam sani, aliam altération o f Health or C onstitution
aegroti: id eo clarum est: euenire destroy the d eligh t o f their Taste, and
p osse, vt quae amam us iuuenes, auer- he can be said to love Grapes no lo n ­
sem ur sen es; quae sectam ur sani, ger.»
refugiam us aegroti.»

Pour définir les mots de « félicité » et d’« infélicité », les deux auteurs
ont recours au bien et au mal. Selon Gassendi, la plus haute félicité est
un état réservé à Dieu, qui dispose de tous les biens sans souffrir aucun
mal. Théoriquement, la félicité parfaite de l’homme consisterait en l’ab­
sence de toute douleur, conjointe avec une parfaite tranquillité de l’es­
prit. Mais, en fait, nous devons nous contenter d’une félicité susceptible
d’intensification et d’atténuation, par laquelle nous jouissons d ’autant
de bien, en souffrant aussi peu de mal, que possible sous les conditions
données. - Chez Locke, dès le début, la félicité et l’infélicité sont des
extrêmes sur une échelle de degrés3. La plus haute félicité est réservée

3 Cette modification a été préparée chez Gassendi : Au début du texte III 64a, 34-59,
cité ci-dessus, il introduit deux types de félicité: l’un, qui est capable intensionis,
remissionisque, et l’autre, qui ne l’est pas. Voir aussi note 9.
236 RAINER SPECHT

aux êtres supérieurs, tandis que la félicité humaine s’étend depuis la


volupté extrême, qui est possible à l ’homme, jusque à un état dans
lequel il jouit de tant de volupté, en souffrant si peu de douleur, que
somme toute il s ’estime heureux.

Epicuri Syntagma III, cap. 1 ; III Essay 2.21.41; 258, 15-20:


64a 34-55: «[...] par est duplicem ab « Happiness and Misery are the
vsque initio distinguere F elicitatem ; nam es o f tw o extrem es, the utm ost
vnam v id elicet Supremam , quae bounds w h ereo f w e know not [...].
in ten sion is, rem issionisque sit inca- But o f som e degrees o f both, w e have
p ax; alteram subalternam, in quam very liv ely im pressions, m ade by
cadere adiectio, ac detractio volupta- several instances o f D elig h t and Joy
tum potest. - Et prior quidem con ci- on the one sid e; and Torment and
pitur quasi quidam status [...] in quo Sorrow on the other [...].»
nihil sit m ali, quod tim eas, nihil Ibid. 2.21.42; 258, 26-30: «Hap­
boni,quod non habeas [...] Posterio- piness then in its full exten t is the
rem autem habem us, vt statum, in utm ost Pleasure w e are capable of,
q uo; quantum licet, quam -optim e sit; and Misery the utm ost Pain : A n d the
[...] m alorum quorum vis quam -m ini- lo w est degree o f w hat can be called
m um adsit; atque adeo in quo tradu- Happiness, is so m uch ease from ail
cere vitam suauiter, tranquille, per- Pain, and so m uch present Pleasure,
m anenter detur; quantum quidem as w ithout w hich any one cannot be
ipsa con d itio regionis, societatis, content.»
generis vitae, constitutionis corporis, Ibid. 2.21.49; 265, 8-9: « I f w e
aetatis, et sim iliu m circum stantiarum look upon those superiour Beings
perm iserit.» ab ove us, w h o enjoy perfect H appi­
Epicuri Syntagma III, cap. 1 ; III n ess [...].»
64a 57-59: « [...] tam etsi perspicuum Ibid. 2.21.44; 260, 31 - 261, 4:
videatur priorem illam [felicitatem ] «[...] there being infinité degrees o f
e ss e habendam D ei propriam [...].». happiness, w hich are not in our p os­
Epicuri Syntagma III, c. 3; III session. A il uneasiness therefore
67b 61-65: «[...] duo apud nos bona being rem oved, a moderate portion o f
sunt, ex quibus illud sum m um , bea- good serves at present to content M en ;
tum que com ponitur; vt A nim us sine and som e few degrees o f Pleasure in a
perturbatione ; vt Corpus sine dolore succession o f ordinary E njoym ents
sit [...].» m ake up a happiness, w herein they
Eth., lib I, cap. 1; II 662b 8-14: can be satisfied.»
«Q u ip p e istud dem um est esse feli- Ibid. 2.21.62; 274, 32 - 275, 2:
cem : cum lic e t supersit aliquid m ise- «[...] every in telligen t B ein g really
riae, quod felicitatem absolutam tur- seek s H appiness, w hich co n sists in
bet; tantum tam en suppetit boni, vt the enjoym ent o f Pleasure, w ithout
[...] cen sere p o ssis te adeptum felici­ any considérable mixture o f u n easi­
tatem com parate acceptam [...].» n ess [...].»
VOLUPTÉ ET DOULEUR 237

Les théories des deux auteurs à propos du vouloir sont semblables.


La volonté (l’envie) est inévitablement déterminée par les jugements de
l’entendement. Il n’est pas possible de changer la direction du vouloir,
sinon par la révision du jugement qui est à la base d’une aspiration ou
d’une fuite. Les deux éthiques supposent donc qu’il y a des possibilités
considérables de contrôle intellectuel.
Chez Gassendi, «appetitus» ou «voluntas » désignent cette partie de
l’âme qui est affectée par les jugements du bien et du mal. A l’occasion
d’une telle affection, le vouloir met en action la capacité de mouvement
pour s’emparer du bien ou pour éviter le mal. - Locke (qui quelquefois,
lui aussi, utilise «appetite» au lieu de « w ill »4 assigne à la volonté des
fonctions tout semblables. Du reste, les deux auteurs se prononcent sur
l’utilisation de « cupiditas» / «desire» comme synonymes de «appeti­
tus » / «will ».

P h y s. III.2, lib . X , c a p . 1 ; II 469a E ssa y 2.21.30; 250, 7-1: «[...]


36-39: «Itaque ne nim ium circa Volition is nothing, but that particular
v o ces haeream , A ppetitus est seu déterm ination o f the mind, whereby,
pars, seu facultas, qua A n im a ex barely by a thought, the m ind endea-
apprehenso, cogn ito v e bono, aut vours to g iv e rise, continuation, or
m alo com m ouetur, et afficitur.» stop to any A ction , w hich it takes to
E th ., lib. III, ca p . 1 ; II 822a 10- be in its power.»
14: «[...] vnde et fiet vt sim us dein- Ibid. 2.21.71; 282, 33-35: « A
cep s indiscrim inatim siue Volunta- pow er to direct the operative facu lties
tem , siue A ppetitum appellaturi. to m otion or rest in particular in s­
Q uoniam vero ad appetitionem sequi- tances, is that w hich w e call the
tur m otricis facultatis actio, quae pro­ W ill..»
prie est ipsa boni prosequutio [...].» Ibid. 2.21.30; 249, 29 - 250, 4:
P h y s . III.2, lib . X , c a p . 1 ; I I 469 « B e c a u se I fïnd the W ill often
a 25-29: «[...] quippe et aliunde licet confounded w ith several o f the
ipsa v o x A ppetitus syn on ym a Cupi- A ffectio n s, esp ecia lly D esire; and
ditati, hoc est vni affectuum , qui huic one put for the other, and this by M en,
parti A nim ae tribuuntur, angusti ex se w ho w ould not w illin g ly be thought,
significatus sit; ex vsu tam en ita not to have had very clear notions o f
ampliatur vt affectus om n eis com pre- things [...]. T his, I im agine, has been
hendat [...] » no sm all o ccasion o f obscurity and
m istake in this matter, and therefore
is, as m uch as m ay be, avoided. »

4 Essay 1.3.3; 67,16-22: «Nature, I confess, has put into Man a desire of Happiness,
and an aversion to Misery [...] but these are Inclinations of the Appetite to good, not
Impressions o f truth in the Understanding.»
238 RAINER SPECHT

Locke change un détail important. Pendant que dans la première édi­


tion de l ’Essay il défend toujours l’opinion que notre volonté est déter­
minée par le bon, il suppose, dès la seconde édition, qu’entre le bon et la
direction de notre volonté il n ’y a qu’une relation indirecte. Ce qui la
détermine directement, c ’est Yuneasiness. Cette passion douleureuse
est le seul intermédiaire ente la volonté humaine et le bien.
[...] w h a t is it th a t d éterm in es the W ill in reg a rd to o u r A ctio n s! A nd that
upon secon d thoughts I am apt to im agine is not, as is generally suppo-
sed, the greater go o d in v iew : But som e (and for the m ost part the m ost
pressing) u n ea sin ess a M an is at present under. [...] T his U n ea sin ess w e
m ay call, as it is, D esire; w hich is an uneasiness o f the M ind for w ant o f
som e absent go o d .(E ssa y 2 .21.31 ; 250, 2 8 - 2 5 1 , 4).

[...] The m otive, for continuing in the sam e State or A ction , is on ly the
present satisfaction in it; T he m otiv e to change, is al w ays som e u n ea si­
ness: nothing setting us upon the change o f State, or upon any new
A ction , but som e u n easin ess. T his is the great m otive that w orks on the
M ind to put it upon A ction [...]. (Ibid. 2 .2 1 .2 9 ; 2 4 9 , 11-15) - Pour des
détails, voir ibid. 2 .2 1 .3 5 ; 2 5 2 ,2 8 - 2 5 4 , 10.

En tout cas, la volonté, selon les deux auteurs, est une faculté qui ne
se détermine point elle-même, mais qui, pour pouvoir se diriger vers
quelque chose, a besoin des orientations que lui dicte (bien ou mal),
selon Gassendi Yintellectus, c ’est-à-dire la mens5' et selon Locke le
Mind.

E th ., lib. III, c a p . 1 ; II 821b 46 ■ E ssa y 2 .2 1 .2 9 ; 249, 1-7:


822a 4: «P orro statim ac ipsa ratio «Thirdly, The W ill being nothing but
deliberatione peracta, vnum d elegit, a pow er in the M ind to direct the ope-
seu praetulit, ac prae reliquis bonum rative Faculties o f a M an to m otion or
habuit: sequitur functio appetitus, rest, as far as they depend on such
qua in bonum eiu sm od i fertur direction. To the Q uestion, w hat is it
quaeque [sic] [...] Latini non tam déterm ines the W ill? T he true and
V olitionem , quam V oluntatem sunt proper A nsw er is, T he m ind.»
interpretati.»

Ces orientations consistent en des jugements de l’entendement à


propos du bien et du mal.

5 Eth., lib III, cap. 1 ; II 821b 19-21 : «[...] Ratio, quae idem aliunde cum Intellectu, ac
mente est [...]».
VOLUPTÉ ET DOULEUR 239

Eth., lib. III, cap. 1 ; 823b 66 - Essay 2.21.56; 270, 31 - 271, 2:


824a 3: «Notandum vero praeterea «[...] though it be certain that in ail
est, cum actio consequi, nisi volunta- the particular actions that he wills, he
tis, appetitusve functio simul intercé­ does, and necessarily does will that,
dât, non possit, idcirco omne iudi- which he then judges to be good.»
cium, omnemque notionem, quae Ibid. 2.21.52; 267, 22-29: «For,
habetur de bono, adiunctam habere since the will supposes knowledge to
appetitionem illius [...].» guide its choice, ail that we can do, is
Eth., lib. III, cap. 1 ; 824a: «[...] to hold our wills undetermined, till
Vno verbo, vt provt intellectus we have examin ’d the good and evil
notiones de rebus habuerit, iudiciave of what we desire. What follows after
de iis tulerit, voluntas ipsa easdem res that, follows in a chain of Consé­
aut prosequatur, aut auersetur.» quences linked one to another, ail
Eth., lib. III, cap. 1 ; 824a, 15-22: depending on the last détermination
«Itaque quoties Intellectus iudicium of the Judgment, which whether it
aliquod fert de bono; quia id intra shall be upon an hasty and precipitate
fineis obiecti voluntatis facit ; idcirco view, or upon a due and mature Exa­
voluntas ita excitatur, vt illius functio, mination, is in our power [...].»
non secus iudicium, quam veluti Ibid. 2.21.71; 283, 24-25: «[...]
vmbra corpus, comitetur; adeo vt, si the détermination of the Will imme-
intellectus iudicet quidpiam esse diately follows the Judgment of the
bonum, voluntas simul appetat; si Understanding [...].»
iudicet malum, id simul réfugiât.»

Les deux auteurs distinguent expressément la volonté (comme


faculté de vouloir) de son acte, le vouloir actuel. Ils refusent également
l’attribution de la liberté à la volonté - Gassendi en donnant comme rai­
son, entre autres, que c’est l’entendement qui dirige la volonté, et Locke
en disant, entre autres, que les facultés de la volonté ou de la liberté ne
sont rien d’autre que l’agent lui-même, en tant qu’il peut vouloir ou être
libre. Gassendi propose le même argument, au moins implicitement,
lorsqu’il déclare que la raison, l’entendement et l’esprit sont une même
chose6.

Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 469a Essay 2.21.5; 236, 11-17: «This
23-29: «[...] cum Appetitus soleat in Power which the mind has, thus to
Rationalem, & Brutum distingui, order the considération of any Idea, or
moris est quidem, vt Rationalis the forbearing to consider it; or to pre-
Voluntatis nomine veniat; sed Volun­ fer the motion of any part of the body
tas tamen, Graece, actionis est, non to its rest, and vice versa in any parti­
facultatis nomen. Vtamur nihilomi- cular instance is that which we call
nus receptis vulgo vocibus [...].» the Will. The actual exercise of that

6 Voir note 5.
240 RAINER SPECHT

Eth., lib. III, cap. 1 ; II 822a 4-12: power, by directing any particular
« Hoc autem obiter obseruo, quia iam action, or its forbearance is that
vulgo soleant Voluntatis nomine non which we call Volition or Willing.»
tantum functionem appetitus, quam Ibid. 2.21.6; 237, 4-10: «For
ipsum appetitum intelligere (sed qui when we say the Will [...] is, or is not
appetitus tamen Rationalis sit, tan- free [...] though these, and the like
quam hominis proprius, eo modo, quo Expressions [...] may be understood
et ipsa Ratio) [...].» in a clear and distinct sense : Yet I sus­
Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 471a pect [...].»
56-62: «Et, cum admittant [...] esse Ibid. 2.21.14; 240, 26-28: «[...]
Voluntatem facultatem caecam, Liberty, which is but a power, belongs
quaeque, nisi praeeunte Intellectu, non only to Agents, and cannot be an attri-
possit quidquam velle, aut nolle amare, bute or modification of the Will,
aut odisse; mirum videri potest, cur which is also but a Power.»
Voluntati, potiusquam Intellectui, Ibid. 2.21.19; 243, 5-6: «[...] it is
Rationive libertatem tribuant.» the Mind that operates, and exerts
Eth., lib. III, cap. 1; II 822b 3- these Powers ; it is the Man that does
24: «[...] censetur esse in homine the Action [...].»
Ratio libéra, Liberum-ve arbitrium; Ibid. 2.21.10; 238, 29-31: «So
quatenus ex pluribus rebus in delibe- that Liberty is not an Idea belonging
rationem cadentibus, non ita vnam to Volition, or preferring; but to the
eligit, quin vel ipsam negligere, vel Person having the Power of doing, or
eligere aliam possit. Ac attribuere forbearing to do, according as the
quidem soient hanc Libertatem Mind shall chuse or direct.»
Voluntati, seu rationali appetitui;
verumtamen perinde est, quatenus
fatentur libertatis radicem in ipsa
Ratione, ipsove Intellectu, hoc est,
facultate cognoscente esse. [...]
idcirco videatur Libertas, in Intellectu
quidem primo, ac per se ; in Voluntate
autem secundario, ac dependenter
esse [...].»

Gassendi montre que «volontairement» et «librement» signifient


des choses différentes. Locke montre, en outre, qu’il y a des actions qui
sont bien volontaires, mais aucunement libres.

Eth., lib. III, cap. 1 ; II 823a, 18- Essay 2.21.10; 238, 22-31: «[...]
35: «Quare et hoc fit, vt, si supponas suppose a Man be carried, whilst fast
Voluntatem ita ad bonum aliquod, asleep, into a Room, where is a Person
summum puta, determinari, vt diuerti he longs to see and speak with ; and be
ad aliud, quod, illo relicto, prosequa- there locked fast in, beyond his Power
tur, non possit, tune censenda voluntas to get out: he awakes, and is glad to
sit sponte quidem ad illud ferri, [...] at find himself in so desirable Company,
VOLUPTÉ ET DOULEUR 241

non tamen libéré ferri, quoniam indif­ which he stays willingly in, i.e. pre-
férons ad illud, et ad aliud bonum non ferrs his stay to going away. I ask, Is
est [...]. Neque obstat, quod feratur not this stay voluntary? [...] ‘tis évi­
volens; quandoquidem ista, vt sic dent he is not at liberty not to stay, he
loquar, Volentia non Libertatem sonat, has not freedom to be gone. So that
sed Libentiam, hoc est, complacen- Liberty is not an Idea belonging to
tiam, seu collubescentiam, exclusio- Volition, or preferring ; but to the Per­
nemque adeo coactionis, violentiae, son having the Power of doing, or for-
renitentiae, molestiae [...].» bearing to do, according as the Mind
shall chuse or direct.»

Pour définir le mot de «liberté», Locke prend, au moins verbale­


ment, un autre chemin que Gassendi, et cela emphatiquement depuis la
seconde édition7. Mais il se donne la peine d ’expliquer pourquoi sa
conception reste compatible avec une théorie qui (comme celle de Gas­
sendi) définit la liberté par l’indifférence.
I am not nice about Phrases, and therefore consent to say with those that
love to speak so, that Liberty is plac’d in indijferency, but ‘tis in an
indifferency that remains after the Judgment of the Understanding ; yea,
even after the détermination of the Will: And that is an indifferency not
of the Man, (for after he has once judg’d which is best, viz. to do, or for-
bear, he is no longer indiffèrent,) but an indifferency of the operative
Powers of the Man, which remaining equally able to operate, or to for-
bear operating after, as before the decree of the Will, are in a State,
which, if one pleases, may be called indijferency, and as far as this indif­
ferency reaches, a Man is free, and no farther. v.g. I have the Ability to
move my Hand, or to let it rest, that operative Power is indiffèrent to
move, or not to move my Hand: I am then in that respect perfectly
free.(Essay 2.21.71 ; 283, 31 - 284, 6).

L’entendement et, par conséquent, la volonté peuvent être égarés par


les passions. Pour désigner celles-ci, Gassendi utilise le mot «affectus»',
comme synonyme, il connaît aussi «passio ». Locke utilise «passion»,
sans en donner une définition générale. Comme synonyme, il emploie
aussi «affection»*.

7 Essay 2.21.15; 241, 2-15: «Volition, ‘tis plain, is an Act o f the Mind knowingly
exerting that Dominion it takes it self to have over any part of the Man, by
imployingit in,or witholdingit from any particular Action. [...] Liberty, on the other
side, is the power a Man has to do or forbear doing any particular Action, according
as its doing or forbearance has the actual preference in the Mind, which is the same
thing as to say, according as he himself wills it.» Pour des détails, voir ibid. 2.21.71.
8 Par exemple Essay, « Epistle to the Reader»; 9, 3. De plus, ibid. 2.33.13 ; 398, 25 et
4.19.1; 697, 19.
242 RAINER SPECHT

[...]sed consuetudini mos gerendus, et Affectus vox cum Passione, seu,


iuxta Ciceronem, perturbatione Animae synonyma habenda. (Phys.
III.2, lib. X, cap. 1 ; II 469a 30-33)
Itaque, vt inde exordiamur, constat ex hactenus deductis, Affectum nihil
esse aliud, quam commotionem Animae in pectore, parteve alia, ex
boni, vel mali opinione, aut sensu excitatam. (Ibid. cap. 2; II 475a 15-
19)

A propos de la relation complexe entre les passions et Yanimus voir


ibid. cap. 1 ; I I 469 a - 474 b. - Comme résumé voir ibid. 474 b, 6-17:
Atque ex hoc iam intelligitur, qui appetitus valeat, vt Intellectum, Ratio-
nemve, sic Voluntatem abripere, et solus quasi triumphare. Id nimirum
fit quatenus excitata in Appetitu commotio eam facit spirituum reiectio-
nem in cerebrum, ex qua imaginatio, per quam creata est, inualescat, et
principatum in Phantasia tenens, tum alias imaginationes elidat, aut eli-
minet, tum ipsum quoque Rationis lumen obfuscet, ac veluti exstinguat,
sicque Voluntatis functionem imbecillam, et quasi nullam faciat.

Pour Gassendi, la volupté et la douleur sont des passions générales et


primitives ; les autres passions sont leurs espèces. Aussi chez Locke, la
volupté et la douleur constituent les passions, mais il organise leur rela­
tion d’une manière originale, quoique insinuée déjà par des textes de
Gassendi9. La volupté et la douleur sont de simples idées, et les passions
leur servent de modes, soit simples soit complexes.
Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 480b Essay 2.7.1; 128, 13-15:
6-11: «[...] notum est primum, vt in «THERE be other simple Ideas,
reliquis partibus, ita in ipso pectore which convey themselves into the
duos generaleis, primariosve affectus Mind, by ail the ways of Sensation
creari, Voluptatem puta, seu Laeti- and Reflection, viz. Pleasure, or
tiam, ex opinione boni praesentis; et Delight, and its opposite. Pain, or
Dolorem, siue Molestiam ex opinione Uneasiness. [...]»
praesentis mali».

9 De la même manière que les qualités graduées comme « plus chaud » et « plus rouge »,
les passions, elles aussi, font partie, dans VEssay, des modes qui naissent de l’intensi­
fication ou atténuation de simples idées. La théorie lockienne des passions est proche
des spéculations de certains groupes scolastiques sur le thème De intensione et remis-
sione, comme le montre déjà la fréquence de «degree». Voir mon rapport «Ideen von
mehr oder weniger SüBe oder Licht. Zur Darstellung von Intensitaten bei Locke»,
dans: Zeitschrift fu r philosophische Forschung 50 (1996), p. 291-308. Cependant,
déjà la théorie gassendienne de la confiance et du désespoir tend vers cette solution.
V o i t Phys. III.2, lib. X, cap. 6; 497a 12-16 (résumé): «[...] quia species alioquin tam

Spei, quam Metus accipi possunt penes varios tam intensionis, quam remissionis gra-
dus, iuxta quos Spes parua dicitur, aut magna, minor, aut maior [...]».
VOLUPTÉ ET DOULEUR 243

[«Generalis» doit être interprété Ibid. 2.20.3; 229, 27-28: «Plea­


littéralement. Déjà dans l’« Epicuri sure and Pain, and that which causes
Syntagma», la volupté et le plaisir them, Good and Evil, are the hinges
(ainsi que la cupidité et la fuite) sont on which our Passions tum [...].»
les genres qui contiennent les autres Ibid. 2.20; 229, 5: [titre du cha­
passions comme leurs espèces :] pitre sur les passions]:«Of Modes of
Epicuri Syntagma 2, cap. 19; III Pleasure and Pain.» - Locke utilise
48a 31-37: «Videntur ergo isti esse aussi «modification»:
quatuor generales Animae Affectus, Ibid. 229, 28 - 230, 2: «[...] if we
Dolor et Voluptas, vt extremi ; Fuga, reflect on our selves, and observe how
et Cupiditas, vt interiecti. Generales, these [Pleasure and Pain] under
inquam, quoniam caeteri istorum sunt various Considérations, operate in us ;
species, ac opinione intercedente what Modifications or Tempers of
fiunt, et quae possunt potissimum ad Mind, what internai Sensations, (if I
Cupiditatem, Fugamque referri.» may so call them,) they produce in us,
we may thence form to our selves the
Ideas of our Passions.»

Les deux auteurs soulignent que leurs exposés sont bien loin d’épui-
ser l’ensemble des passions10.

Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 481a Essay 2.20.18; 232, 29 - 30: «I


25-29: «Non sane, quod plures dis- would not be mistaken here, as if I
cerni non possint; sed quod istae sint, meant this as a Discourse of the Pas­
quasi capita, ad quae omnes affec- sions; they are many more than those
tuum varietates, ac species reuocari I have here named [...].».
posse commode videantur [...].»

L’énumération des passions chez Locke est moins riche que celle de
Gassendi, mais, en principe, elle suit le même ordre que le «Syntagma
Philosophicum.».
II 486b - 491b: De Amore, et Odio. Essay 2.20.4,5: Love, Hatred
II 491b - 495a: De Cupiditate, et Essay 2.20.6: Desire.
Fuga.
Gassendi ne traite que la Sollici- Essay 2.20.7,8: Joy, Sorrow
tudo (une inquiétude qui suit la
crainte), et cela dans un autre
contexte, à savoir, dans le chapitre sur
l’espoir et la crainte (II 497b).

10 Gassendi fait des déclarations analogues, mais plus spécifiques, à l’occasion de son
traitement de la volupté {Phys. 111.2, lib. X, cap. 3 ; II 483 b, 36-39) et de l’amour et
de la haine (Phys. III.2, lib. X, cap. 4; II 489 a, 48-62).
244 RAINER SPECHT

II 495a - 500b: De Spe, ac Metu, E ssay 2.20.9,10: Hope, Fear


Audacia, et Pusillanimitate.
Voir là II 496b - 497a: Despera- E ssay 2.20.11: Despair
tio.
II 500b - 504b: De Ira, et Leni- E ssay 2.20.12: Anger
tate.
Gassendi traite YInvidentia dans Essay 2.20.13: Envy.
un autre contexte, à savoir, dans le
chapitre sur Cupiditas et Fuga (II
494a).

Chez Gassendi et Locke, il y a de nettes divergences dans les expli­


cations de plusieurs passions. Dans le cas de l’amour et de la haine, elles
s’expliquent, au moins en partie, par des différences entre les défini­
tions de «bien» et de «m al». Tout de même, l’explication de Gassendi
avec «propendet simul in rem opinione bonam, voluptatisque effectri-
cem » et «auersatur simul rem opinione malam, effectricemve moles-
tia e» renferme, au moins, le point auquel se réduit la définition de
Locke dans son chapitre sur les passions.

P hys. III.2, lib. X, cap. 4; II Essay 2.20.4; 230, 3-7: «Thus


486b 63 - 487a 4: «Amor nempe any one reflecting upon the thought
affectus est, quo Anima in Volupta- he has of the Delight, which any pre-
tem, vt primarium bonum sua sponte sent, or absent thing is apt to produce
propensa, propendet simul in rem in him, has the Idea we call Love. For
opinione bonam, voluptatisve effec- when a Man déclarés [...] that he
tricem, ipsamque in se intime quasi loves Grapes, it is no more but that
complectitur, ac stringit.» the taste of Grapes delights him [...]».
Ibid. II 487a 4-8: «[...] Odium Ibid. s.5; 230, 10-11: «On the
vero affectus, quo Anima sponte a contrary, the Thought of the Pain,
Molestia, vt primario malo auersa, which any thing present or absent is
auersatur simul rem opinione malam, apt to produce in us, is what we call
effectricemve molestiae, ipsamque a Hatred.»
se veluti amolitur, ac horret.»

Dans leurs définitions du désespoir, les points de repère sont diffé­


rents. Pendant que Gassendi se concentre sur l’imminence inévitable
d ’un mal, Locke met au centre l’inaccessibilité d’un bien qu’on désire.

P h ys. III.2, lib. X, cap. 6; II E ssay 2.20.11 ; 231,24-26: «Des-


496b 3-6: «Desperatio nihil esse p a ir is the thought of the unattaina-
aliud videtur, quam metus consum- bleness of any Good, which works
matus, seu certus, ac indubius, ob differently in Men’s Minds, some-
VOLUPTÉ ET DOULEUR 245

argumenta, quae mali aduentum times producing uneasiness or pain,


ineuitabilem conuincant [...]». sometimes rest and indolency.»

De nettes ressemblances se trouvent dans les explications de « Cupi-


ditas » («Desiderium ») et «D esire». Le fameux passage de Locke selon
lequel V uneasiness est le stimulus le plus important de l’acitivité
humaine, se trouve préfiguré dans le chapitre gassendien sur la Cupidi­
tas''.

P h ys. III.2, lib. X, cap. 5; II Essay 2.20.6; 230, 25-30: «The


491b 44-47: «Quare et videtur Cupi- uneasiness a Man finds in himself
ditas nihil esse aliud, quam affectus, upon the absence of any thing, whose
quo Anima in rem visam bonam, present enjoyment carries the Idea of
absentemque se tendit, vt illi haben- Delight with it, is that we call D esire,
dae, fruendaeque veluti inhiet [...]». which is greater or less, as that unea­
P hys. III.2, lib. X , cap. 5; II siness is more or less violent. Where
494b 58-61: «Ex quo efficitur, vt by the bye it may perhaps be of some
Cupiditas sit quasi princeps machina, use to remark, that the chief if not
a qua omnes motus in hominibus et only spur to humane Industry and
concitantur, et peraguntur.» Action is uneasiness.»

De même, il y a des ressemblances dans les explications d’«espoir»


et de «crainte»:

Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 495b E ssay 2.21. 9-10; 231, 19-23:
30-34: «[...] Spem quidem esse ela- «H ope is that pleasure in the Mind,
tionem quandam Animae, ob opinio- which every one finds in himself,
nem [desideratu r : aduenturi] eius upon the thought of a probable future
boni, quod concupiscit. Metum vero enjoyment of a thing, which is apt to
esse contractionem ob opinionem delight him.
aduenturi eius mali, quod refugit Fear is an uneasiness of the Mind,
[...]». upon the thought of future Evil likely
to befal us.»

Les deux auteurs présentent des définitions analogues de la colère et


de l’envie, et ils considèrent, tous deux, la colère comme une passion
mixte, quoique pour des raisons différentes.

'1 Pour saisir cela, il faut se souvenir que pour Gassendi «Cupiditas» et «Desiderium»,
et que pour Locke «uneasiness» et «desire», sont presque des synonymes. Voir, par
exemple, Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 491b 10-13: «[...] Cupiditas (seu, mavis,
Voluntas, Desiderium, Optatio, Libido, Appetitio, Auiditas, etc.) [...]», et Essay
2.21.31 ; 250, 29 - 251, 4: «This Uneasiness we may call, as it is, Desire\ which is
an uneasiness of the Mind for want o f some absent good.»
246 RAINER SPECHT

Phys. III.2, lib. X, cap. 5 ; II 494a Essay 2.20.12; 231, 27-28:


28-30: «[...] Ira, quae et solet proinde «Anger is uneasiness or discompo-
definiri cupiditas vindictae, seu mali sure of the Mind, upon the receit of
in ilium, qui malum intulerit, refe- any Injury, with a present purpose of
rendi.» Revenge.»
Phys. III.2, lib. X, cap. 7 ; II 501a Ibid. 2.20.14; 231, 32 - 232, 2:
5-12: «Ex quo proinde efficitur, vt Ira «These two last, Envy and Anger, not
non tam simplex affectus, quam cin- being caused by Pain and Pleasure
nus quidam affectuum sit, ac definiri simply in themselves, but having in
possit, Affectus, quo Anima prae them some mixed Considérations of
dolore, ob iniuriam accipi visam, ac our selves and others, are not there-
odio in illius authorem concepto, pec- fore to be found in ail Men, because
toreque incalescente ad vlciscendum those other parts of valuing their
concitatur, vt authorem facti poeni- Merits, or intending Revenge, is wan-
teat, neque taie quid amplius patret.» ting in them ; But ail the rest termina-
ting purely in Pain and Pleasure, are,
Phys. III.2, lib. X, cap. 5 ; II 494a I think, to be found in ail Men.»
37-40 et 59-62: «[...] Inuidentia [...] Ibid. 2.20.13; 231, 29-31: «Envy
est [...] noluntas, affectusve, quo is an uneasiness of Mind, caused by
refugimus, abnuimusque, ac inuite the considération of a Good we
ferimus bonum aliquod alij aduenire desire, obtained by one, we think
[...] Inuidus cogitât semper iacturam should not have had it before us.»
quandam sibi ex eo contingere, quod
increscente alterius fortuna ipse infe-
rior remaneat [...]».

Les passions ont la puissance d’éblouir l’entendement, qui a la fonc­


tion de déterminer la volonté par ses jugements. C ’est pourquoi il faut
contrôler soigneusement nos jugements spontanés selon lesquels ceci
ou cela est un bien ou un mal. Le cas échéant, nous pouvons y substituer
des jugements plus vrais. Il n’y a que cette méthode indirecte qui puisse
corriger la direction de notre volonté.

Eth., lib. III, cap. 1; II 824a 57- Essay 2.21A1-, 263, 15-31: «[...]
65: «Cum ergo voluntas ita sit intel­ the mind having in most cases, as is
lectus, iudiciive eius sequax, constat evident in Expérience, a power to sus­
profecto indifferentiam, quae in pend the execution and satisfaction of
voluntate reperitur, iisdem omnino any of its desires, and so ail, one after
passibus, quibus indifferentiam intel­ another, is at liberty to consider the
lectus incedere. Videtur autem indif- objects of them ; examine them on ail
ferentia intellectus in eo esse, quod sides, and weigh them with others.
non ita vni iudicio de re visa adhae- [...] we have a power to suspend the
reat, quin ad aliud de eadem iudicium, prosecution of this or that desire, as
VOLUPTÉ ET DOULEUR 247

1110 demisso ferri valeat, si se aliunde every one daily may Experiment in
obtulerit maior veri similitudo.» himself. [...] during this suspension of
E th ., lib. III, cap. 1; II 825a 20- any desire, before the will be determi-
26: «Constat vero simul, cum volun­ ned to action, and the action (which
tas ea necessitate, qua dictum iam est, follows that détermination) done, we
intellectu praeeunte indigeat; frustra have opportunity to examine, view,
tentari, vt voluntas appetitionem and judge, of the good or evil of what
suam mutet, nisi curetur, vt intellectus we are going to do [...]»
suum mutet iudicium ; aut, vt volun­ Ibid. 2.21.71; 283, 8-16: «But
tas appetitioni haereat, nisi vt intel­ though this général Desire of Happi­
lectus adhaereat iudicio.» ness operates constantly and invaria­
E th., lib. III, cap. 1 ; II 825a 61 - ble yet the satisfaction of any particu­
825b 2: «[...] resumendum est, Liber­ lar desire can be suspended from
tatem, liberumve arbitrium ideo esse determining the will to any subser-
in homine, quod in eo sit, quae est vient action, till we have maturely
hactenus exposita indifferentia. examin’d, whether the particular
Nempe liber est, vt bono, ac malo sibi apparent good, which we then desire,
ob oculos positis, eligat aut bonum, makes a part of our real Happiness, or
permotus eius specie; aut malum, si be consistent or inconsistent with it.
1111 obtendatur ea boni specie, quae et The resuit of our judgment upon that
clarius appareat, et vehementius Examination is what ultimately déter­
proinde alliciat, moueatque, quam mines the Man, who could not be free
species ipsiusmet boni [...]». if his will were determin’d by any
thing, but his own desire guided by
his own Judgment.»

Afin de bien juger, il faut faire des efforts pour calmer les passions et
pour bien former l’entendement.

E picu ri Syntagm a III, cap. 6 ; III E ssay 2.21.53; 268, 7-12: «[...]
69b 25-32: «Porro, cum quicquid the forbearance of a too hasty com­
bonitatis, aut malitiae est in humanis pliance with our desires, the modéra­
actionibus, non aliunde pendeat, tion and restraint of our Passions, so
quam ex eo, quod, quis sciens, et that our Understandings may be free
volens, seu liber facit; ideo Animus to examine, and reason unbiassed
est assuefaciendus, vt sane sciât, hoc give its judgment, being that, whe-
est, ratione recta vtatur ; et sane velit, reon a right direction of our conduct
hoc est, vt Liberum arbitrium ad id, to true Happiness depends ; ‘tis in this
quod vere est bonum, flectat; ab eo, we should employ our chief care and
quod vere est malum, deflectat [...]». endeavours.»

Pour les deux auteurs, la volupté et la douleur sont des objets non
seulement de la philosophie pratique, mais aussi de la philosophie théo­
rique. Avant tout, elles servent de critères à l’égard des jugements qui
248 RAINER SPECHT

affirment l’existence de choses créées. Car ce qui cause une volupté ou


une douleur doit nécessairement exister. Pour Gassendi, ces deux cri­
tères ont la même puissance que les perceptions sensorielles (« Phanta-
sia e »), tandis que Locke semble leur attribuer plus de force.

Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. Essay 4.11.8; 634, 26-32: «For


1; III 6a 10-16: «[...] veritas Sen- our Faculties [...] [...] serve to our
suum, vel ex eo patet, quod, eorum purpose well enough, if they will but
functiones in ipsa rerum natura ex- give us certain notice of those Things,
stent, seu reipsa vereque sint; quippe which are convenient or inconvénient
videre nos, et audire, tam est aliquid, to us.»
quod reuera est, quam ipsum dolere; Ibid. 635,6-7: «[...] this Evidence
nihilque, vt mox dicam, discriminis is as great, as we can desire, being as
est, seu quid exstans dicas, seu certain to us, as our Pleasure or Pain
verum.» [...] beyond which we have no
concemment, either of Knowledge or
Being».

Notre douleur témoigne de notre existence. Chez Locke , cet argu­


ment est central et direct, chez Gassendi, il est plutôt accessoire et com­
plexe: celui qui demande une démonstration du fait qu’il existe, est
expédié à l’hôpital; on voudrait bien le traiter de la même manière
qu’on traite un homme qui doute du fait que le feu est chaud. Cela
implique que la meme douleur qui convaincra que le feu est chaud le
convaincra aussi qu’il existe.

Disquisitio, In 2, dub. 1, inst. 3; Essay 4.10.2; 619, 28 - 620, 3:


III 287b 14-27: «Et, si iam quispiam « If any one pretends to be so scepti-
alius haereret, an esset; ac praeter cal, as to deny his own Existence, (for
ipsissimam rei euidentiam, peteret really to doubt of it, is manifestly
sibi ratione probari, tu ipse non ilium impossible,) let him for me enjoy his
amandares Anticyram? Non perinde beloved Happiness of being nothing,
cum illo agendum censeres, ac vulgo until Hunger, or some other Pain
dicunt agendum cum eo, qui ignem convince him of the contrary.»
esse calidum, aut neget aut dubitet?»

Chaque volupté et chaque douleur témoigne de l’existence des


objets qui la provoquent. L’intérêt de Locke se concentre plutôt sur

12 La volupté et la douleur jouent un rôle semblable par rapport à la connaissance de


ce que Locke appelle «personal Identity». Voir Essay 2.27.17; 341, 14-18 et ibid.
26; 346, 28-35.
VOLUPTÉ ET DOULEUR 249

l’existence des objets eux-mêmes, celui de Gassendi plutôt sur la réalité


de leurs pouvoirs. Toutefois, les deux auteurs utilisent le même argu­
ment fondamental13.

Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. Essay 2.4.11; 635, 1-5: «And if


1 ; III 6a 17-21: «[...] quemadmodum our Dreamer pleases to try, whether
primae passiones, Voluptatis puta, et the glowing heat of a glass Furnace,
Molestiae, pendent ab aliquibus cau- be barely a wandring Imagination
sis ipsas efficientibus, ac ob huiusce- [...], by putting his Hand into it, he
modi causas in ipsa rerum natura may perhaps be wakened into a cer-
constant [...]». tainty greater than he could wish
Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. [...].»
1 ; III 6a 23-28: «[...] neque contingit Ibid. 4.11.8; 634, 32-35: «For he
illud, quod effïciens est Voluptatis, that sees a Candie burning, and hath
non esse iucundum, neque quod experimented the force of its Flame,
Molestiam exhibet, non esse moles- by putting his Finger in it, will little
tum; sed necesse est, quod Volupta­ doubt, that this is something existing
tem créât, iucundum; quod Moles­ without him, which does him harm
tiam, molestum secundum naturam [...]».
sit.»

Puisque chez Gassendi comme chez Locke, les notions de volupté et


de douleur jouent un rôle si important dans leur philosophie pratique et
théorique, on peut dire que ces notions sont des axes qui lient les deux
grandes branches de leur philosophie.

Rainer S p e c h t
U n iv e r sité d e M a n n h eim

13 Locke mentionne ici l’exemple du glass Furnace (Essay 4.8.11, 2-3). Dans un
contexte semblable, Gassendi introduit l’exemple dufornax, quoique avec d’autres
intentions. Voir Disquisitio, In 2, dub. 1, inst. 2; 3, 286b 7-13: «Sic non negasset
quidem [Scepticus] ignem apparere sibi calidum, aut sese ab illo comburi ; sed non
pronuntiasset propterea ilium esse ex natura sua huiusmodi, quod non appareret per-
inde pyraustis, seu pennatis illis animalculis: quae in mediis fomacibus nascuntur,
et viuunt.»
SUR SPINOZA
ET LE SPINOZISME
MATÉRIALISME ET SPINOZISME

LES DEUX AXES DE LA FIN D ’ÉTHIQUE V

Dans les controverses déchaînées par le spinozisme, l’assimilation


au matérialisme a joué un rôle essentiel. D ’ailleurs certains matéria­
listes du XVIIIe ou du XIXe siècles se sont réclamés de Spinoza, ou ont
utilisé à leurs fins des thèmes ou des éléments issus de Y Ethique ou des
Traités. Ce type de discussion peut parfois entraîner loin de ce qui fait
l’essentiel d ’une œuvre ; il peut néanmoins aussi conduire à prêter atten­
tion à certains enjeux - par exemple à la question du corps. J ’essaierai
d’en aborder certains aspects à propos d’un problème qui concerne éga­
lement la cohérence de l’œuvre.
On sait que la cinquième partie de Y Éthique, ou plus exactement sa
deuxième moitié, ont posé de redoutables problèmes aux commenta­
teurs. Certains y ont vu un abandon des thèses fondamentales du spino­
zisme, d’autres une simple concession à une lecture religieuse de la vie
humaine refusée par ailleurs, d ’autres enfin la révélation du sens réel du
livre, jusque là occulté provisoirement par la forme mathématique. Je
n’ai pas l’intention de traiter ici l’ensemble des problèmes soulevés par
ces pages. Je voudrais poser seulement la question du rôle du corps dans
les propositions 21 à 40. Ethique V commence en effet par vingt propo­
sitions qui prennent, sans trop de difficultés, la suite à'Éthique IV (et
même des deux parties précédentes). Il s’agit d’achever le parcours qui
menait de la servitude à la libération du mode fini constitué par
l’homme. On avait d’abord appris, dans le résumé de physique d ’É-
tliique II, ce qu’était le corps humain - ou du moins ce qu’il était néces­
saire d ’en savoir pour connaître l’âme humaine. A partir de cette déter­
mination, on avait déduit d ’abord la présence en l’homme de
l'imagination, des notions communes et - elliptiquement - de l’idée de
Dieu, fondement du troisième genre de connaissance. On avait pu
ensuite construire la théorie des passions, montrer comment le cours
normal de la vie de l’homme ainsi constitué engendre perpétuellement
le flux passionnel - celui-ci relève donc de la naturalité, non d’un vice
par rapport à la nature - mais aussi l’embryon de la Raison, assez forte
il'abord pour constituer les commandements qui s’imposeraient à la
i (nuluite, mais trop faible pour les imposer. On se retrouvait donc dans
254 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU

la situation bien connue du video meliora proboque\ et l’on pouvait


dans un premier temps construire du moins le portrait du sage à partir
des trois règles fondamentales de ce qui est bon pour l’homme: ce qui
assure le maximum d’échanges avec le monde extérieur; ce qui assure
le meilleur équilibre des parties du corps; ce qui assure la concorde
entre les hommes. Simplement, on énonçait ces règles sans se soucier
encore de savoir dans quelle mesure et selon quelle extension elles
étaient applicables. C ’est en ce point que commence Ethique V.
Il s’agit maintenant, précisément, d’évaluer ce qui était resté dans
l’ombre à la fin à'Ethique IV, donc de mettre en place les conditions
réelles de la libération, ou, comme le dira le scolie de la proposition 20 :
les remèdes aux affects. Autrement dit: de savoir «jusqu’à quel point la
vertu humaine parvient à mettre en œuvre tout cela [c’est-à-dire ce
qu’énonçait la fin d 'Éthique IV] et quel est son pouvoir» («quousque
autem humana virtus ad haec consequenda se extendat et quid possit»).
Sans rompre l’unité entre l’effort du corps et celui de l’âme, on appren­
dra à réorganiser les affects selon l’ordre de l’entendement ; on verra se
développer un nouvel affect, l’amour envers Dieu, qui - à la différence
des amours dirigées vers les autres choses - se laissera partager, ne sus­
citera ni haines ni querelles, n’exigera pas d’être payé de retour; enfin,
un tel amour est (presque) indestructible: il ne prendra fin qu’après la
disparition du corps qui en est le support. Ainsi, à la proposition 20
paraît s’achever le long itinéraire commencé au début à'Éthique II : sans
supposer un empire absolu sur les passions, l’homme a conquis, dans la
mesure du possible, une certaine distance par rapport à la servitude ori­
ginaire; il peut échapper à l’inconstance et au déchirement dans les­
quels il était spontanément immergé.
On remarquera que tout ce chemin s’est effectué sous le signe de
l’unité de l’âme et du corps. Non pas l’union au sens cartésien, puisqu’il
ne peut y avoir d ’interaction entre les modes de ces deux attributs diffé­
rents que sont la pensée et l’étendue; ni même le «parallélism e», terme
non spinoziste, mais un développement unique que seules les exigences
de la démonstration ou de l’exposition nous font parcourir alternative­
ment plutôt du côté de l’âme ou plutôt du côté du corps. Mais c ’est bien
l’ordre des rencontres du corps qui détermine le premier genre de
connaissance; c ’est bien la structure mémorielle rendue possible par la
disposition des différentes parties du corps humain que l’on retrouve
dans la base imaginative de la vie affective; c ’est bien à l’existence de
propriétés communes entre le corps humain et les autres corps que cor­
respond la présence des notions communes dans l’âme, à l’origine du
deuxième genre de connaissance. C ’est même, en fin de compte, la plus
grande capacité relationnelle du corps humain, telle qu’elle est expri­
MATÉRIALISME ET SPINOZISME 255

mée dans les postulats à'Éthique II, qui permet de comprendre pourquoi
les notions communes vont pouvoir se détacher sur le fond des idées
inadéquates et assurer le développement de la Raison, c ’est-à-dire la
supériorité de l’homme sur les animaux. On pourrait donc, si ce n’était
contraire à l’usage, parler d’un «m atérialism e» de Spinoza, à condition
de ne pas entendre par là une détermination de l’âme par le corps.
A qui objecterait que Spinoza, dans tout ce chemin de II à V20, tient
la balance égale entre âme et corps, et qu’il est donc tout autant spiri-
tualiste ou idéaliste que matérialiste, on répondrait que, précisément, la
tradition ne tient pas cette balance égale et que le simple fait de donner
au corps autant d ’importance qu’à l’âme constitue déjà un énorme effort
de rééquilibrage matérialiste. Dès lors, le lecteur ne peut qu’enregistrer
comme le signal d ’un tournant décisif la phrase qui achève le scolie de
V 20 : «Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée
de l’âme sans relation avec le corps» («tempus igitur jam est, ut ad ilia
transeam, quae ad mentis durationem sine relatione ad corpus perti­
nent»), W. Meijer et Charles Appuhn ont voulu remplacer la formule
par «ad corporis existentiam», mais cette substitution est inutile et n’at­
ténue pas le problème. Il faut plutôt prendre la mesure de l’expression et
de ce qu’elle implique: elle dit bien que durant trois Livres et demi, la
réflexion s’est exercée sur un objet qui était l’âme en relation avec le
corps; et que désormais l’objet sera l’âme seule, sans le corps - plus
précisément: la durée de l’âme seule. L’équilibre soigneusement main­
tenu jusque-là semble donc bien s’être évanoui. D ’où le goût de certains
interprètes spiritualistes pour cette dernière section de Y Éthique.
Est-ce à dire pourtant que toute relation avec le corps disparaîtra?
non, et la proposition 39, donc presque à la fin de cette partie, le rendra
présent d’une façon qui a surpris certains commentateurs plus encore
que son absence annoncée au début : « Qui a un corps possédant un très
grand nombre d ’aptitudes, la plus grande partie de son âme est éter­
nelle» («qui corpus ad plurima aptum habet, is mentem habet, cujus
maxima pars est aetem a»). Si l’on veut bien ne pas présupposer l’inco­
hérence du texte, mais au contraire essayer de le comprendre selon
l’ordre qu’il nous indique lui-même, il faut donc le lire selon cette
double donnée, dans la rigueur de sa construction. Plus exactement, il
faut lire cette dernière section d ’Éthique V selon deux axes, qui jouent
chacun un rôle déterminé dans l’établissement de ses thèses, et dont
l’unité s’appuie sur l’ensemble de l’architecture de l’ouvrage. 1°) Un
premier axe paraît mettre entre parenthèses tout ce qui a été dit depuis la
physique du début d’Éthique II. La proposition 21 (c’est-à-dire la pre­
mière de cette section) rappelle les liens entre corps, mémoire et imagi­
nation tels qu’ils avaient été établis au Livre II. Mais elle les rappelle sur
256 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU

le mode négatif, comme pour fermer une porte. Ce n’est que tant que le
corps dure («nisi durante corpore») que l’âme peut imaginer et se sou­
venir des choses passées. Les propositions suivantes introduiront donc
à la structure de l’âme en tant qu’elle n’est pas liée à cette durée. Une
partie de cette âme exprime l’essence du corps humain sous la dimen­
sion de l’éternité; cette partie est étem elle; le suprême effort de l’âme
consiste à connaître les choses singulières, c’est-à-dire Dieu en tant
qu’il les produit...
Il faut remarquer que toutes ces propositions reviennent s’enraciner
non dans les livres immédiatement précédents, mais dans Éthique I et
dans les premières propositions à'Éthique II - autrement dit dans ce que
Spinoza a énoncé avant de commencer l’itinéraire qui décrivait le par­
cours de l’âme liée à la durée du corps. Ainsi la proposition 22 s’appuie-
t-elle sur la proposition 25 du Livre I («Dieu n ’est pas seulement cause
de l’existence des choses, mais aussi de leur essence»), ainsi que sur
l’axiome IV (la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la
cause et l’enveloppe) et sur la proposition 16 (la production nécessaire
et étemelle des modes), la proposition 24 sur le corollaire de la même
proposition 25 («les choses particulières ne sont rien si ce n’est des
affections des attributs de Dieu »), les propositions 29 et 30 sur la défi­
nition de l’étemité (I, 8 et son explication). De même, la proposition 33,
qui énonce l’éternité de l’amour intellectuel de Dieu, renvoie à l’axiome
III du Livre I (l’axiome de la causalité).
Tout se passe donc comme si Éthique I (et les premières propositions
d ’Éthique II) avaient mis en place une syntaxe générale des attributs et
des modes et comme si les conséquences en étaient tirées deux fois : une
fois dans une séquence qui les applique au composé humain durante
corpore (l’âme idée du corps en train de durer) et une seconde fois, plus
brièvement, à l’âme idée seulement de l’essence du corps. Dans la
seconde séquence, les résultats établis dans la première ne sont convo­
qués que pour des comparaisons et des négations, ou bien pour les
quelques points communs qui n’ont pas à être redémontrés. Y a-t-il ici
désaveu dans la seconde séquence de ce qui a été dit dans la première?
non: il s’agit de tirer les conséquences des mêmes lois universelles
{Éthique I) appliquées à deux objets différents, qui sont d’ailleurs deux
dimensions différentes du même objet. Ce qui assure le passage com­
mun des lois universelles aux deux séquences est la série des treize pre­
mières propositions d 'Éthique II: le parcours qui établit, en s’appuyant
en dernière instance sur le sentiment du corps, que celui-ci est l’objet de
l’idée qu’est notre âme et qu’il existe conformément à ce que nous sen­
tons de lui. La proposition 23 d 'Éthique V s’appuie explicitement sur le
résultat de ce parcours pour établir qu’une part de l’âme est étemelle:
MATÉRIALISME ET SPINOZISME 257

c’est parce que le corps est l’objet de l’âme humaine et qu’il existe une
idée exprimant sous la dimension de l’éternité l’essence du corps
humain que nous pouvons affirmer que cette idée est constitutive de
l’âme humaine. C ’est même le principe ainsi acquis qui va rendre pos­
sible tout le parcours de cette deuxième partie à'Ethique V. C ’est donc
bien en définitive parce que nous sentons les affections de notre corps
que nous savons, moyennant quelques démonstrations intermédiaires,
que notre âme est partiellement étemelle.
Il faut cependant remarquer une limite à toute cette démonstration :
Spinoza parle dans toute cette séquence du corps humain et de l’âme
humaine. Mais les propositions initiales auxquelles il se réfère ne
concernent pas spécifiquement l’homme : la proposition 1,25 traite de la
production des modes en général ; les propositions du début d 'Éthique II
s’appliquent à tous les corps, et Spinoza le souligne d ’ailleurs lui-même
dans le scolie de la proposition 13: «ce que nous avons montré jusqu’ici
est tout à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux
autres individus, lesquels sont tous animés, bien qu’à des degrés
divers.» On peut en déduire logiquement que les thèses sur l’éternité de
l’âme s’appliquent de la même façon à toutes les âmes. Il n’y a donc
vraiment pas là de quoi satisfaire une lecture spiritualiste à'Éthique V :
certes l’homme a une part d’éternité, mais tous les autres modes finis
aussi. Rien dans cet axe du raisonnement n’est susceptible d ’introduire
des différences entre les individus. Ni pour distinguer les hommes du
reste de l’univers, ni pour distinguer les hommes entre eux. C ’est la
seule conception de l’éternité autorisée par le spinozisme, et il est clair
qu’elle est trop large pour fonder à elle seule une doctrine du salut. C ’est
là qu’il faut faire appel à un second axe du raisonnement qui, lui, au
contraire, relie la seconde séquence à la première et appuie sur celle-ci
la possibilité de maintenir et repérer des différences à l’intérieur de
celle-là. C ’est lui précisément qui aboutit à la proposition V, 39. Il com­
mence aux postulats 3 et 6 d'Éthique II. Ces postulats indiquent, le pre­
mier, l’influence du milieu extérieur sur le corps humain, le second, l’in­
fluence symétrique du corps humain sur le milieu extérieur. A vrai dire,
la symétrie porte moins sur une double causalité que sur ce qui consti­
tue, pour le corps humain lui-même, une double capacité : à influencer
et à être influencé («m overe» et «disponere» dans un cas, «affici»
dans l’autre). Ces deux postulats servent à démontrer la proposition 14 :
« L’âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et
d’autant plus que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de
manières» («et eo aptior quo ejus corpus pluribus modis disponi
potest»). On voit s’introduire ici l’écriture de la proportion qui sera une
des caractéristiques de la fin d 'Éthique V.
258 PIERRE-FRANÇOIS MOREAU

Ce langage exprime bien à quel point chez Spinoza les différences de


degré peuvent gouverner les différences de nature: l’introduction du
résumé de physique et des postulats sur le corps humain a permis de dis­
tinguer le corps humain des autres corps uniquement par des différences
quantitatives - il est plus apte que les autres (ou que certains autres : rien
ne nous dit qu’il soit le seul) à avoir des échanges avec l’extérieur, plus
complexe aussi dans sa constitution interne. La seule différence qui
pourrait paraître qualitative est celle qu’exprime le postulat 2 (et qui va
fonder la mémoire et l’imagination), mais même cela n’est pas très sûr:
il s’agit de dire que, comme les autres corps, le corps humain est orga­
nisé à partir des trois types d’états physiques énumérés dans l’axiome
III et l’on saura ensuite que cette organisation est plus à même que chez
d ’autres de garder des traces (postulat 5).
Par ailleurs, ce même principe qui vaut pour distinguer le corps
humain des autres corps, l’âme humaine des autres âmes, vaut aussi
pour distinguer les âmes humaines entre elles. Cette proposition 14 est
utilisée ensuite pour démontrer la proposition 38 d 'Ethique IV - c ’est-
à-dire le premier des trois principes qui vont fonder les dictamina Ratio-
n is : «C e qui dispose le corps humain de façon qu’il puisse être affecté
d ’un plus grand nombre de manières ou le rend apte à affecter les corps
extérieurs d ’un plus grand nombre de manières est utile à l’homme, et
d ’autant plus utile que le corps est par là rendu plus apte à être affecté et
à affecter d ’autres corps d’un plus grand nombre de manières ; est nui­
sible au contraire ce qui diminue cette aptitude du corps.» On retrouve
de nouveau le langage de la proportion, et surtout il est cette fois appli­
qué non plus seulement aux hommes mais à leurs actions. Cela dit, on
peut prévoir qu’un homme qui fera souvent ce type d’action se dispo­
sera d’autant plus lui-même à avoir une conduite conforme à la Raison.
Enfin, cette proposition IV, 38 est à son tour utilisée dans la démons­
tration de V, 39 dont nous étions partis : «qui a un corps apte à faire un
très grand nombre de choses, il est très peu dominé par les affects qui
sont mauvais». Le second axe a donc abouti à ceci: l’excellence des
âmes (quelles qu’elles soient) étant proportionnelle à celle des corps
dont elles constituent les idées, c ’est la différence entre les corps qui
permet de penser la différence entre les âmes, d’abord sur le plan de la
connaissance, ensuite sur celui de la conduite, enfin sur celui de ce que
l’on pourrait appeler la proportion d’éternité. D ’une part, cette réflexion
sur la différence des corps permet en dernière instance de distinguer
l’âme humaine des autres âmes, et par exemple d’expliquer pourquoi il
faut fonder une éthique de la concorde entre les hommes alors qu’une
éthique de l’usage suffit à l’égard des animaux ; d ’autre part, elle permet
de penser également les distinctions à l’intérieur même du genre
MATÉRIALISME ET SPINOZISME 259

humain - c ’est-à-dire de donner un sens au fait que certains sont des


sages et d ’autres des ignorants, comme le notera le scolie de la dernière
proposition de Y Éthique. Cette différence entre deux types d’hommes
caractérise à la fois leur rapport aux affects (l’un est perpétuellement
ballotté par les causes extérieures, alors que l’autre jouit de la véritable
acquiescentia animï) et leur part d ’éternité: l’un cesse d’être dès qu’il
cesse de pâtir, alors que l’autre «ne cesse jamais d ’être».
On voit ainsi la façon dont s’enchaînent les deux axes qui rendent
compte de la problématique de la fin d 'Éthique V. Ce n’est donc pas ce
qui arrive pendant la durée du corps qui décide de l’accès à l’éternité.
Sur ce fait la proportion ne joue pas, et donc la proportion de dévelop­
pement du corps est sans importance. Ce qui compte ici est simplement
la nature d ’une partie de l’âme. Mais cet accès à l’éternité est-il en soi si
important? Il concerne tous les hommes. Ne concerne-t-il que les
hom mes? rien dans la série des démonstrations qui le concernent n’est
spécifiquement humain. C ’est une bien pauvre éternité que celle que
l’on partage avec n’importe quel mode. Ce qui fait qu’elle vaut un peu
plus, c ’est justement le régime de la proportion; mais le régime de la
proportion, c ’est le régime du corps et, pour l’âme, du rapport au corps.
Si celui-ci est sans effet sur l’accès à l’éternité, il est lourd de consé­
quences pour la part d ’éternité. En deux sens, comme d’habitude : c’est
lui qui distingue les hommes des autres modes; c’est lui aussi qui dis­
tingue les hommes entre eux. Loin donc que le corps ne joue plus aucun
rôle à la fin d 'Éthique V, on constate qu’il en a deux, et essentiels : assu­
rer, in absentia, l’accès à l’éternité de cette part de l’âme qui est l’idée
de son essence ; permettre, par ses aptitudes plus ou moins grandes, que
cette part de l’âme soit plus ou moins grande elle aussi.

Pierre-François M oreau
ENS Fontenay - Saint-Cloud
DE LA «RATIO»
À LA « SCIENTIA INTUITIVA »
OU LA TRANSITION ÉTHIQUE INFINIE
SELON SPINOZA

LA RAISON ET LES CHOSES PARTICULIÈRES

La théorie de la raison spinozienne repose sur l’identification des


notions communes, et cette théorie a une dimension éthique immédiate
dans la mesure où les relations entre modes semblables, comme les
modes humains, impliquent un grand nombre de propriétés qui «se
trouvent pareillement dans la partie et le tout». La saisie du même cona-
tus ou désir d’exister est la saisie de cette réalité commune que parta­
gent tous les individus humains et qui ne s’identifie pas au genre aristo­
télicien. Mais ces individus sont soumis à des passions nécessaires qui à
la fois les singularisent et les divisent. «Dans la mesure où les hommes
sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils s’accordent en nature»
(Éthique IV.32). La communauté de nature se donne alors en s’inversant
comme séparation et conflit : « En tant que les hommes sont dominés par
des affections qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns
aux autres » (E.IV.34). Dès lors vivre selon la raison c’est vivre en déter­
minant la dimension selon laquelle chaque conatus à la recherche de son
utile propre peut trouver en l’autre conatus humain un élément com­
mun. La raison ne sépare pas connaissance des corps naturels non
humains et connaissance des corps humains, elle développe simultané­
ment une physique des lois les plus générales des corps et une physique
des lois particulières des corps de même essence, au degré près de leur
complexité. En ce sens la science physique est une science de l’être en
commun des corps et elle a une dimension éthico-politique, tout comme
la science des corps éthico-politiques est à sa manière une physique. Si
la science des lois les plus générales des corps enveloppe la science des
corps éthico-politiques, celle-ci réintériorise le savoir physique au
savoir éthique et politique en une sorte de double enveloppement.
Ce savoir rationnel est intrinsèquement éthique dans la mesure où la
découverte des relations de l’être en commun est elle-même acteur et
262 ANDRÉ TOSEL

producteur de relations de communauté : « Dans la mesure seulement où


les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours
nécessairement en nature» (E.IV.35).
Toutefois, la vie selon la raison laisse un reste hors de ses prises : la
singularité qui comme telle est donnée avec le corps et son idée pour
autant que celle-ci est imagination, appréhension imaginative de ce
corps et des autres corps. Comprendre et constituer effectivement des
relations de communauté entre les hommes, entre les hommes et les
choses permet de réduire les différence singulières qui se combattent et
s’opposent, mais cela ne permet pas de comprendre de manière positive
la singularité de chaque corps et de chaque esprit. L’ordre positif des
relations et des mécanismes opératoires pour chaque chose singulière,
pour chaque esprit, est hors de portée de la raison. La transition éthique
de la vie passionnelle à la raison ouvre sur des relations de communauté
qui ne prennent pas en compte la singularité de chacun et qui sont du
même coup exposées à l’action en retour de la dynamique affectuelle
négative de chacun. «Les choses qui s’accordent en une négation seule­
ment, c ’est-à-dire en ce qu’elles ne sont pas, ne s’accordent en réalité en
rien» (E.IV.32 sc). Si le problème éthique fondamental est bien de
réduire la fluctuatio animi dans le sens d’une transition vers des affects
positifs constants et assurés, la raison trouve une limite à sa fonction de
stabilisation des transitions, et cette limite réside dans la force même de
la raison qui est de déterminer des notions communes non fondées sur la
prise en compte des singularités.
Comment en effet stabiliser à sa plus haute expression singulière la
capacité de l’homme raisonnable affronté au défi toujours recommençant
des conjonctures singulières où les autres hommes lui font face comme
autant de différences oppositives et où lui-même doit subir le retour de ce
qui en sa singularité la constitue en différence ? Comment mettre en mou­
vement un ordre singulier d ’enchaînement des affects remplaçant autant
que possible l’ordre fluctuant et inconstant de la mauvaise imagination?
Comment faire succéder à la connaissance des lois générales de la néces­
sité de notre servitude le processus singulier d’une libération qui ne peut
être adéquate que si elle ne coïncide pas seulement avec la connaissance
des lois tout aussi générales de notre être en commun ?

CONNAISSANCE ET AMOUR
DES CHOSES SINGULIÈRES

La réponse de Spinoza est originale en ce qu’elle fait intervenir la


force de l’amour comme force propulsive de la libération éthique et
DE LA « RATIO » À LA « SCIENTIA INTUITIVA » 263

donne à un thème jusqu’alors religieux et théologique une fonction


inédite dans la sphère du rationalisme classique. L’amour qui intervient
dans l’ordre imaginatif-passionnel est en effet singulier et porte sur soi
ou sur l’autrui auquel le soi s’identifie; la raison développe un amour du
commun, mais celui-ci n’implique pas la mise en jeu de l’essence sin­
gulière du conatus, il n ’est pas individualisant. La transition de la raison
à la science intuitive est une affaire d’amour, une histoire d ’amour. Seul,
l’amour, en effet, conjoint connaissance et modification de l’individu
amoureux accédant à la saisie de l’objet aimé et s’unissant à lui sans le
détruire, ni se détruire soi-même. L’amour révèle que la connaissance
est compréhension modificatrice ou transformatrice de son objet ou
modification compréhensive, que le logique et l’érotique finissent par
s’identifier, l’un apportant la lumière du voir et du savoir, l’autre la force
et la puissance unitives du désir. La connaissance des res singulares
modifie le rapport du sujet de connaissance à son objet en ménageant
une relation unitive avec lui, et elle concerne, on ne l’a pas assez vu, son
sujet-objet singulier, l’individu singulier qui se connaît lui-même
comme une res singularis. Quelle est la caractéristique de cet amour
coextensif à la science intuitive? Il faut analyser de près la réponse bien
connue de Spinoza: la connaissance des res singulares par scientia
intuitiva est simultanément amour intellectuel de Dieu et amour de
toutes les choses singulières, y compris soi-même, dans la relation qui
les unit toutes à la substance divine. La transition de la raison à la
science intuitive est une transition amoureuse, et elle est consignée dans
Éthique V.14. «L ’esprit peut faire en sorte que toutes les affections du
corps, c ’est-à-dire toutes les images des choses se rapportent à l’idée de
Dieu», et Vf/5 «Qui se connaît lui-même, et connaît ses affections clai­
rement et distinctement, aime Dieu et d ’autant plus qu’il se connaît plus
et qu’il connaît plus ses affections».
Cet amour de Dieu, am or erga Deum, implique un usage de l’imagi­
nation qui est cette fois positif, et que l’on peut dire positivement spé­
culatif. Reprenons l’ensemble des propositions 10-15 de Éthique V, dont
nous avons cité les conclusions plus haut. Une fois que la raison a pro­
duit la connaissance d ’un certain nombre de mécanismes passionnels, il
devient possible pour l’esprit, de ne plus se laisser dominer par des
affections contraires, de prendre l’habitude d’exercer «le pouvoir d ’or­
donner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre valable
pour l’entendement» ( V.10). Ce pouvoir permet même «tant que nous
n’avons pas une connaissance parfaite de nos affections» de «conce­
voir une règle droite de vie, autrement dit des principes assurés de
conduite, de les imprimer en notre mémoire et de les appliquer sans
cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la
264 ANDRÉ TOSEL

vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée et qu’ils


nous soient toujours présents» ( V.lO.sc). La règle droite de vie (recta
vivendi ratio) tire l’enseignement des connaissances acquises en
matière de mécanismes passionnels sous la forme d’un schème à usage
individuel unissant précepte de conduite, souvenir de ce précepte, et
image à insérer dans le cours individuel des occurences passionnelles
pour les traiter. Ce n’est pas tant l’énoncé de la règle que son image
associée à chaque cas qui permet à l’ordre des images de seconder
l’ordre de l’entendement en lui donnant l’occasion d ’insérer le matériau
nouveau par la présentation de l’image de la règle. La réitération de
l’image de la règle permet à la fois de maintenir la constance de la
conduite et de rendre possible la poursuite de la connaissance des méca­
nismes passionnels en les singularisant cette fois. Et l’image de la règle
exige que l’on lie la règle et le cas nouveau à Dieu, cause de l’essence
de l’individualité et principe productif de l’ordre modal, lui-même
déterminé à la fois comme ordre des passions et de leur connaissance.
L’image de la règle devient image de l’ordre et du rattachement de
celui-ci à l’idée de Dieu. Dès lors la dynamique de l’amour de l’objet de
cette idée peut se manifester et l’esprit peut aimer Dieu comme principe
de l’ordre de son propre devenir actif d ’esprit. De l’imagination de la
règle à celle de l’ordre, pour renforcer et anticiper le mouvement de
constitution extensive et intensive de cet ordre, et de là à l’idée-image
de Dieu comme principe de l’ordre et détermination intellective de cette
idée, tel est le parcours, telle la transition. La transition expérientielle à
la scientia intuitiva s’opère par une thématisation des règles de la rai­
son, par le devenir image de la règle et de l’ordre, et par le rattachement
de ces images à l’idée de Dieu comme cause de l’ordre et des essences
individuelles. «Plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image,
plus elle est fréquente, c’est-à-dire plus souvent elle devient vive et plus
elle occupe l’esprit» (E.V.l 1)
Cette image n ’est plus celle d ’une trace en notre corps de l’affection
exercée sur lui par d ’autres corps, elle est une image liée à une multipli­
cité de choses qu’elle unifie, schème de l’ordre des affects en tant que
ceux-ci dépendent de leur principe ontologique et sont pris dans un
devenir actif. Nous aimons alors ces affects en raison de leur contenu
devenu positif, au sein de leur nécessité comprise. Nous nous aimons
nous-mêmes en tant que mode devenu constant et consistant de ces
affects, et nous prenons toujours plus confiance en cette actualisation
ontologique affectuelle dont nous comprenons qu’elle nous définit en
même temps que nous en expérimentons la performance. Puisque nous
savons que l’on nomme Dieu l’être comme affirmation infinie de l’exis­
tence, nous comprenons alors que cet ordre est bon pour nous, divin en
DE LA «RATIO» À LA «SCIENTIA INTUITIVA 265

quelque sorte. Chaque séquence de l’ordre est associée à l’image de ce


principe qui devient affect constant, image qui si elle est comprise se
détruit comme image pour se poser comme idée de Dieu. Le primat
donné aux images des choses conçues clairement et distinctement
(.E.V.12) se renforce de la force d’attraction de cette image qui peut être
jointe à un nombre infiniment croissant de choses. Le contenu des
choses singulières — et particulièrement les individus en voie d’éthici-
sation — , et non plus seulement leur ordre d ’enchaînement, se déter­
mine en étant rapporté à l’idée de leur cause. Nous joignons le contenu
des choses particulières, déjà ordonné, à l’image-idée du principe pro­
ducteur de toute réalité et nous l’aimons. L’image et l’amour éprouvé
pour son objet ne s’opposent plus à la connaissance avec laquelle ils
finissent par coïncider. «L’esprit peut faire en sorte que toutes les affec­
tions du corps, c ’est-à-dire toutes les images des choses se rapportent à
l’idée de Dieu» ( V.l 4) qui bénéficie en quelque sorte du statut de
l’image la plus vive, puisque une infinité de choses peut se joindre à elle
(VIS).
Cette proposition est immédiatement spécifiée dans son application
au cas de l’individu procédant à la connaissance de ses affections: la
science intuitive a pour cas et exemple priviligié la connaissance de la
singularité propre, le devenir actif du conatus individuel et son accès à
l’amour de Dieu par et dans l’amour de sa propre essence individuelle
actualisée. «Qui se connaît lui-même, et connaît ses affections claire­
ment et distinctement, aime Dieu, et d’autant plus et qu’il connaît plus
ses affections» (V.l5). Cet amour se manifeste ainsi et comme état
constant et comme transition spécifique, ultime transition qui met un
terme de principe aux fluctuationes animi. Et c ’est la transition de
Vamor erga Deum, traitée en Ethique V.l4-20, à 1’am or intellectualis
Dei, celle qui occupe V.30-38.

AMOR ERGA DEUM ET FLUCTUATIO ANIMI

V a m o r erga Deum demeure conditionné par la permanence de la


relation à l’existence du corps, il se reproduit donc à l’occasion de
chaque événement du corps et doit tenir dans l’esprit la plus grande
place (V.16) ; il concerne un Dieu exempt de passions de joie et de tris­
tesse (V.17). Non symétrique, il ne peut s’inverser en haine de son objet
(V.18), ni se réciproquer en exigence d’être aimé en retour de Dieu
(V .l9). Il met un terme à toute prétention à être l’élu de Dieu, c ’est-à-
dire au ressort même de la superstition. Il permet à chaque individu qui
aime Dieu de produire un horizon d’accomplissement dans la durée, en
266 ANDRÉTOSEL

ce qu’il inclut la double propriété de croître en extension et en intensité,


en s’élargissant à une multiplicité de choses singulières aimées dans
leur rapport à cette chose singulière qu’est l’individu aimant tout à la
fois sa propre essence individuelle et le système de relations qui pose
cette essence même. Il est intrinsèquement amour des choses singu­
lières en leur système et amour de soi en sa singularité. Aimer Dieu est
donc s’aimer en Dieu et aimer les choses singulières comme produits de
Dieu. C ’est s’aimer en Dieu dans le système des convenances qui nous
lie aux autrui nos semblables et aux figures de l’altérité naturelle
modale par delà les oppositions et les contrariétés; et c’est simultané­
ment se connaître soi-même et les choses singulières de mieux en mieux
et de plus en plus profondément.
Un tel amour est une force-forme de lien social, un agent de sociali­
sation. Il exprime le plus haut degré de l’imagination positive spécula­
tive. «Il est d ’autant plus alimenté que nous imaginons plus d ’hommes
joints à Dieu par le même lien d’amour» ( quo plures homines eodem
am ore vinculo cum D eo junctos imaginamur ) (E.V.20). Il excède la
seule socialisation, par ailleurs nécessaire, de l’intérêt et sa représenta­
tion toujours plus ou moins imaginative-imaginaire. Il grandit si nous
l’imaginons partagé par d ’autres hommes et nous ne pouvons l’éprou­
ver sans imaginer immédiatement cette extension, sans former l’image
d ’une communauté métapolitique, voire impolitique, car dans l’ordre
politique l’amour du bien public ne peut être séparé de l’espérance en
des récompenses accordées pour le respect des prescriptions publiques,
c ’est-à-dire d’une passion utile pour produire l’obéissance. Parvenu à ce
niveau d’élaboration, Yam or erga Deum interrompt de manière déci­
sive la modalité principale de la vie passionnelle, son inconstance struc­
turelle, la fluctuatio animi. «Nous pouvons en conclure que cet amour
envers Dieu est la plus constante des affections et qu’en tant qu’il se
rapporte au corps il ne peut être détruit qu’avec ce corps lui-même»
(V.20 sc ). Il est en quelque sorte par delà le cycle des réversibilités pas­
sionnelles. Il peut en chaque occurence passionnelle se reproduire en sa
singularité. Alors le perpectivisme éthique est dépassé sur son propre
plan d ’immanence. S’il demeure vrai pour la seule raison que le bien du
loup peut être le mal de l’agneau, que tous les points de vue propres aux
modes sont relatifs à chaque mode, désormais l’individu qui connaît et
aime selon la science intuitive et saisit chaque essence en son lien aux
attributs-essences de la substance peut d’une certaine manière aimer
tout être pour lui-même, quelle que soit la relation de convenance ou de
disconvenance avec cet être. Certes, pour l’individu qui affirme ainsi sa
puissance de connaître et d’aimer, tout ne se vaut pas. S ’il comprend
qu’il n ’a pas à demander que son appartenance à la nature soit modelée
DE LA « RATIO » À LA « SCIENTIA INTUITIVA » 267

selon des relations de filiation ou de parenté ou des relations de simili­


tude qui ferait de lui une image du principe de l’être, il se sait comme
puissance d ’affirmation singulière au sein du système des affirmations.
Si un rôle est réservé à l’imagination, il ne consiste pas à déterminer
l’esprit de l’homme comme imago Dei, mais à prendre l’habitude de
former l’image d ’ordre et de lier tout élément de l’ordre ainsi imagé-
imaginé à l’idée de Dieu.

AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU


ET ACTUALISATION ÉTERNELLE

Si l’on met entre parenthèse la relation de l’esprit au corps dont il est


l’idée et si l’on ne tient plus compte de la durée de ce corps, le même
am or erga Deum se détermine comme am or intellectualis Dei. Cet
amour se réciproque avec l’expérience de l’éternité qu’opère l’esprit et
qui est le propre de la connaissance du troisième genre. Cette éternité ne
doit pas être pensée selon l’opinion commune des hommes qui
«confondent l’éternité de l’esprit avec la durée et l’attribuent à l’imagi­
nation ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort» ( V 34 et
sc ). Il ne s’agit donc pas de la traditionnelle immortalité de l’âme, ni de
la sempitemité (durée infinie). Comment comprendre le passage d’un
amour à l’autre? Le premier, am or erga Deum, ne brise pas le parallé­
lisme entre le corps et l’esprit, idée de ce corps, et il concerne tel corps
individuel pris en sa singularité; il donne l’accès à la singularité qui
jusque là n’était donnée que par l’imagination en la comprenant dans
son rapport à la productivité divine. Désormais, l’esprit ainsi singularisé
se comprend comme «idée donnée en Dieu qui exprime l’essence de
son corps sous l’espèce de l’éternité» (V.22). Il ne peut être détruit en
même temps que le corps, et «si de lui demeure un «aliquid œter-
num»(V.23), ce quelque chose n ’a rien à voir avec l’immortalité puis­
qu’il est identifié à « l’idée qui exprime l’essence du corps sous l’espèce
de l’éternité» ( V.23. sc).
Cette idée est ainsi donnée nécessairement en Dieu en tant que cause
de l’essence et de l’existence du corps, essence qui doit être conçue par
le moyen de l’essence de Dieu (V.22. dem). Mais cette idée se donne
aussi dans l’esprit humain en tant qu’il est par essence idée du corps
(V.23.dem). L’esprit est étemel en tant qu’il connaît en vérité l’essence du
corps comme essence qui par le moyen de l’essence de Dieu implique
l’existence, c ’est-à-dire en tant qu’il connaît son propre corps et se
connaît lui-même: « Notre esprit, dans la mesure où il se connaît lui-
même et connaît le corps sous l’espèce de l'éternité, a nécessairement la
268 ANDRÉTOSEL

connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et se conçoit par Dieu»


( V.30). Ce qui est étemel est l’esprit en tant que connaissance vraie. L’es­
prit a la connaissance vraie, l’intuition du rapport d’implication néces­
saire entre Dieu et les modalités de son propre être. Ou encore, dans les
cas où l’esprit, idée du corps, est connaissance vraie de l’essence du
corps, ce par quoi celui-ci est mode par lequel Dieu sous l’attribut de
l’étendue de la pensée s’exprime sous une forme déterminée, cet esprit
est mode par lequel Dieu sous l’attribut s ’exprime sous une forme déter­
minée étemelle. La vérité est, elle ne dure pas. Si l’esprit humain est idée,
c ’est-à-dire connaissance, il est étemel en tant qu’il produit des connais­
sances vraies et aime sa propre productivité qu’il saisit comme mode de
la productivité divine. L’amour intellectuel de Dieu est la transformation
de l’amour de Dieu en ce qu’avec lui s’inverse le mouvement régressif-
analytique de la raison qui aboutit désormais à une connaissance systé­
matique de l’essence commune des corps et à celle de l’attribut étendue.
Le mouvement s’inverse et ce qui se présentait phénoménalement
comme transition dans la durée se détermine comme déduction synthé­
tique de la singularité des corps multiples et de leurs esprits-idées, y
compris celle du corps propre et de son esprit-idée. La transition se
convertit par changement de plan en déduction, c’est-à-dire plus exacte­
ment en production étemelle des choses singulières et de leurs rapports,
sous leurs attributs, ces essences de la substance divine.
L’amour intellectuel de Dieu est le versant affectuel de la connais­
sance du troisième genre à laquelle il donne sa force propulsive et son
efficace performative. « Du troisième genre de connaissance naît néces­
sairement un amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de
connaissance naît une joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu,
c ’est-à-dire l’amour de Dieu, non en tant que nous l’«imaginons
comme présent, mais en tant que nous concevons que Dieu est étemel,
et c ’est là ce que j ’appelle amour intellectuel de Dieu» (V.32. sc). La
distinction des deux amours répète la distinction entre les deux types
d ’actualité des modes, h'am or erga Deum est l’amour de l’esprit qui
naît de la connaissance de l’esprit par soi et de ses affections, de l’idée
du corps actuellement existant dans la durée et l’espace, au sein des
relations que le corps entretient avec les autres corps et l’esprit avec les
autres esprits. L'am or intellectualis D ei s’adresse à Dieu en tant qu’il
naît de la connaissance des choses (et donc celle du corps propre) sub
specie œternitatis, c’est-à-dire des choses considérées dans leur lien
d ’identité nécessaire avec Dieu. Il est la béatitude, la joie qui naît de et
s’identifie à la compréhension des individualités qui ne cessent de se
produire et de leurs lois de production, compréhension qui inclut la
singularité de chaque esprit-idée d ’un corps déterminé.
DE LA « RATIO » À LA « SCIENTIA INTUITIVA 269

En ce sens le thème religieux de la donation de l’existence peut être


reformulé et rectifié en termes de production modo-substantielle. Le
sage comprend son amour intellectuel de Dieu comme identique à
l’amour par lequel Dieu s’aime lui-même. «L’amour intellectuel de
l’esprit est l’amour duquel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est
infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’esprit
humain, considéré sous l’espèce de l’éternité, c ’est-à-dire l’amour intel­
lectuel de l’esprit envers Dieu est une partie de l’amour infini duquel
Dieu s’aime lui-même» ( V.36). De même que les esprits humains en
tant qu’ils connaissent selon le troisième genre de connaissance consti­
tuent tous ensemble l’entendement étemel et infini de Dieu, de même
l’union des amours qui accompagnent cette forme de connaissance
constitue l’amour intellectuel infini de Dieu. A ce niveau, ce n’est plus
le Dieu de la tradition qui donne aux hommes la grâce d’exister, par une
donation-création, c’est le sage, porteur de l’amour intellectuel de Dieu,
qui fait grâce à la productivité divine de se manifester comme amour
passionnel et superstitieux de Dieu (du Dieu «rector», roi et législa­
teur), qui lui par-donne de produire les ignorants avec leurs représenta­
tions imaginaires d’une imaginaire création-donation. Du même coup,
le sage se pardonne à lui-même d ’être toujours menacé d ’être cet igno­
rant suspendu au don d’une existence non comprise dans sa productivité
nécessaire. Il est donné à lui-même comme capacité de produire la
connaissance vraie et de s’actualiser au sein du processus de la réalité
qui est le seul à être auto-producteur en son tout mais qui produit des
espaces de réelle productivité modale dans la condition modale elle-
même, produisant ainsi des espaces où de l’intérieur de la productivité
modale celle-ci se comprend comme productivité modo-subtantrielle.
On peut éclairer cela en recourant à la lettre 32 à Oldenburg de 1665
qui éclaire avec ironie la différence qui sépare le sage... d ’un ver sup­
posé vivre dans le sang. Ce ver, en effet, ne peut pas dépasser le point de
vue qui fait pour lui du sang le tout de la réalité identifié imaginairement
à sa propre réalité. Il est incapable de connaître le sang en ses parties, et
a fortiori de connaître la place du sang dans l’organisme animal qui l’in­
clut, et celle des organismes dans l’individu unique de la nature. Le sage
est simplement un ver intelligent supérieur: un ver supposé intelligent
serait « capable de discerner par la vue les corpuscules du sang, de la
lymphe, d’observer comment chaque partie, par le choc d ’une autre par­
tie, ou bien est repoussée, ou bien communique une partie de son mou­
vement. Cet animal vivrait dans le sang comme nous-mêmes dans une
partie de l’univers, et considérerait chacun des éléments du sang comme
un tout et non pas comme une partie ; il ne pourrait savoir comment
toutes les parties sont réglées par la nature globale du sang et sont
270 ANDRÉTOSEL

contraintes par cette nature à s’adapter les unes aux autres de manière à
s’accorder entre elles selon une certaine raison». Le sage est un ver à
l’intelligence supérieure en ce que même s’il ne dispose pas de la
connaissance de toutes les parties de la nature et de leurs rapports, il sait
que tout ce qui se manifeste comme tout peut être considéré comme par­
tie d ’un tout articulé supérieur jusqu’à l’idée limite d ’un tout infini au
delà duquel il n’ y a rien. Le sage n’a pas une vue totale et immédiate de
ce tout dont il forme l’idée, mais sa vue perpective est une vue intérieure
sur la structure formelle du tout auquel il appartient et dont il peut
approprier les lois de constitution en se constituant ainsi lui-même. Per­
pective et objectivité se réconcilient en raison même de la nature de
l’entendement humain comme partie d’un entendement infini. «Par
liaison des parties, j ’entends donc simplement le fait que les lois ou la
nature de chaque partie s’accordent de telle sorte aux lois ou à la nature
de chaque autre partie qu’il ne saurait y avoir de contradiction. En ce qui
concerne le tout et les parties : je considère les choses comme parties
d ’un certain tout, en tant que chacune d ’entre elles s’adapte à toutes les
autres, de telle sorte qu’elles sont toutes entre elles, et dans la mesure du
possible, harmonieuses et concordantes; mais en tant que ces choses
s’opposent, chacune d’elles forme alors en notre esprit une idée séparée,
et doit être considérée non pas comme une partie, mais comme un tout».
Conclusion: «Tous les corps de la nature sont environnés par d’autres
corps et sont ainsi déterminés par eux à exister et agir d’une manière
précise et déterminée, tandis que reste constante, dans tous les corps,
c ’est-à-dire dans l’univers entier, la quantité de mouvement et de repos.
Il suit de là que tout corps, en tant qu’il est soumis à certaines lois, doit
être conçu comme une partie de l’univers entier, doit s’accorder avec
son tout et lui être conforme, et doit enfin se rattacher aux autres parties ;
et puisque l’univers n’est pas, comme le sang, limité mais absolument
infini, ses parties sont réglées d’une infinité de manières par la puis­
sance infinie de cette nature et sont obligées de subir une infinité de
variations» (Éthique , 4, Paris, éd. Appuhn.237).
La connaissance humaine est bien objective pour tous les hommes,
une fois dissipées les illusions perpectivistes-relativistes enfermées
dans un point de vue incapable de se décentrer. Il est possible de dépas­
ser le rapport d’abord imaginaire qui lie une partie à ses touts d ’appar­
tenance, non selon une perspective uni-totale, mais sous un point de vue
partiel autorisant toutefois la possibilité de saisir le rapport parties-tout
en le rectifiant. Cette connaissance est amour que chaque partie intelli­
gente peut éprouver pour elle-même comme partie et comme tout. La
science est donc possible comme telle, et comme telle elle est agent
d ’action libératrice car elle s’identifie à l’amour du savant pour la réa­
DE LA «RATIO» À LA «SCIENTIA INTUITIVA» 271

lité en lui et hors de lui. L’amour est promotion d ’être. Appuyée sur l’in­
telligence des relations communes qui rendent possible la saisie des rap­
ports de convenance, la science-action spinozienne entend briser le vieil
interdit d ’Aristote jeté sur la connaissance du singulier. Elle est science
des res singulares et de nous-mêmes comme res singularis. Nous
découvrons que l’ordre qui nous produit nous produit simultanément
comme partiellement producteurs de la condition qui nous est d’abord
donnée comme produite sans nous. Cette production est production
d ’un monde naturel-humain et amour de ce monde que nous produisons
partiellement, amour de ce qui fait être l’univers et en cet univers notre
monde, c ’est-à-dire Dieu. Tous ces amours sont enveloppés dans le
même amour de nous-mêmes et ne nous demandent aucun sacrifice
inutile. De manière générale, l’amour spinozien n’est pas Yam or fa ti
des stoïciens qui se résout en obéissance résignée aux lois coercitives de
la nature. Spinoza ne dit pas « c ’est ainsi, il n’y rien à faire» ou «tout
arrive comme il est prescrit». Aimer l’ordre de l’univers est la tâche la
plus difficile, et aimer est toujours se modifier en passant d’un rapport
de passivité dominante à l’égard de ce qui nous produit en nous sans
nous et hors de nous, à ce qui nous produit en se produisant et nous pro­
duit comme rapport actif à notre propre réalité et à ses conditions
proches. C ’est l’amour qui nous ouvre à la connaissance et se constitue
comme connaissance, qui nous révèle que la connaissance est action
modificatrice de soi et du monde selon certaines conditions et dans cer­
taines limites.
C ’est l’amour intellectuel de Dieu qui montre que l’Éthique spino­
zienne est par delà les relations spéculaires de la maîtrise et de la servi­
tude. La liberté du sage n’est plus celle du maître d ’esclave, elle ne se
réduit pas à l’empire de la loi politique obéie d’un cœur consentant par
une multitude vivant selon la règle formelle de justice et de charité
chère au T.T.P. Le sage déteste les esclaves et l’esclavage, surtout s’il est
volontaire, mais il ne vise pas à occuper la place du maître. L’ordre de la
maîtrise -dominium- est un élément de la politique, un simple élément
en débat permanent avec l’exigence démocratique. Mais il ne concerne
pas la connaissance et l’action éthique que celle-ci permet. Le sage est
un amant, un ami des lois qu’il reproduit en sa connaissance et les lois
qu’il suit sont des lois d’autonomie, anarchiques en un sens, lois imma­
nentes de son processus d’affirmation singulière dans la connaissance
infiniment ouverte des choses singulières. La science de Dieu et des
choses singulières est une science aimante, amante, amie des choses
particulières, même lorsqu’elle découvre leur éloignement ou leur hos­
tilité à l’égard des hommes, même lorsqu’elle enseigne que nul Dieu ne
nous veut ni ne nous aime comme pourrait nous vouloir ou nous aimer
272 ANDRÉTOSEL

un père ou un législateur, ces figures nécessaires en leur ordre, mais


insuffisantes pour le salut éthique parfait. Alors, la formule évangélique
ou plutôt paulinienne selon laquelle il n’y aura plus de maîtres, ni d ’es­
claves, deviendra vraie. Même si le salut éthique est réservée à une
minorité ou une élite, celle-ci est ouverte sur une exigence d ’universa­
lité dont la démocratie constitue le schème sur le plan politique

EN GUISE DE CONCLUSION :
SUR LA FONCTION MÉDIATRICE DE LA RAISON

Si la transition éthique s’effectue phénoménalement en deux phases


situées sur le même plan d ’immanence, de la connaissance du premier
genre et du mode de vie qui lui correspond à elle du second genre et son
mode de vie, et de celle-ci à la science intuitive ou connaissance du troi­
sième genre, cette seconde phase est originale en ce que ces deux
termes, raison et science intuitive, sont tous deux des connaissances
vraies et adéquates. La différence est une différence d’objet, elle est
celle qui sépare la notion commune de l’essence singulière. La raison
est décisive pour la critique de la confusion et de la mutilation de l’irré­
ductible connaissance imaginative, mais elle est en déficit de concré­
tude et de singularité par rapport à cette dernière. Seule la science intui­
tive avec l’amour de Dieu qui la caractérise restitue la singularité en son
lien aux structures communes de la réalité et au principe substantiel
même. La raison est plus instance de transition que la science intuitive
de ce point de vue, en ce que celle-ci se révèle une fois obtenue être le
fondement, le présupposé effectif de la raison et de ses objets. Ce n ’est
qu’en présupposant la science intuitive que nous sommes en mesure de
connaître les choses par la raison. La transition ne se s’accomplit que
pour s’effacer, ou plutôt elle est indéfinie, interminable, comme est éter­
nelle la fruition de notre essence singulière.

André TOSEL
Université de Nice-Sophia Antipolis
L’IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE:
MEYER ET SPINOZA

Dans ce qui suit je propose une discussion, forcément sommaire, de


La Philosophie interprète de l ’Écriture Sainte (1666) de Lodewijk
M eyer; puis un examen du problème de l’interprétation de l’Écriture tel
qu’il est envisagé par Spinoza; et enfin, une analyse de sa discussion
avec Maïmonide et Alpakhar. Auparavant, j ’indique brièvement
quelques points dont j ’aurai besoin pour ma conclusion, qui sera que le
but de Meyer comme de Spinoza est de prouver l’incohérence de la
notion de connaissance révélée, et, par là, l’impossibilité de la théolo­
gie1.

1. La notion fondamentale du Traité théologico-politique est, d’une


part, que la religion est un comportement et, d’autre part, qu’aucun
jugem ent ne peut être un acte d’obéissance2. Si donc, en tant que
comportement, la religion est sujette à l’autorité politique, elle s’y
soustrait en tant que système de représentations mentales (foi).
Enfin, la raison est dépourvue d’autorité - celui qui connaît la vérité
est libre et n’obéit plus. Par conséquent, ni la «volonté de Dieu» (le
code moral représenté par l’imagination), ni la raison (le code moral
compris comme vérité étemelle) ne peuvent être obéis, sauf à travers
une autorité politique.
2. Ce qui est vrai selon la raison est certainement vrai ; ce qui est faux
selon la raison est certainement faux : la connaissance de la vérité per­

1 Dans ce qui suit, je reprends des idées discutées avec plus de détail dans un livre sur
la philosophie de la religion de Spinoza, que je suis en train de finir. Je cite l’édition
Gebhardt et, faute de mieux, l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Les traduc­
tions sont celles de la même collection sauf lorsqu’elles ne m’ont pas paru exactes
(ce qui est assez souvent). Les abbréviations dont je me sers sont TTP pour Tracta-
tus theologico-politicus, et TP pour Tractatus politicus.
2 La raison est évidemment que la volonté ne participe pas au jugement. Sur ce point,
Spinoza se sépare de Descartes, qui fait consister le jugement d’un élément objectif
(idées) et d’un élément dynamique (l’acte de la volonté par lequel on affirme la vali­
dité des rapports exprimés dans la proposition). Pour Descartes il est donc possible
d’affirmer quelque chose comme vraie sur l’autorité d’un autre et sans la com­
prendre (comme dans la foi).
274 THEO VERBEEK

met de dénoncer comme fausse une opinion fausse (« verum index sui
etfa lsi »). Or la religion (au sens strict) est fondée sur l’idée d’un Dieu
législateur - idée fausse selon la philosophie (car la «volonté» d’un
être absolument parfait ne se conçoit que comme une loi causale, uni­
verselle, intelligible). Le rapport de la philosophie à la foi est donc
celui du vrai au faux. Cependant, la raison pour laquelle il faut tolérer
la philosophie (même lorsqu’elle dénonce la théologie comme
fausse) n’est pas qu’elle est vraie mais qu’elle produit un comporte­
ment, qui, en tant qu’il est «m oral», est le même que la «religion».
En effet, le véritable sujet du Traité théologico-politique n’est pas la
liberté de la religion mais la liberté de philosopher - liberté, qu’on
peut permettre parce que les actes de celui qui connaît la vérité sont
par définition loyaux à l’égard de FÉtat, et qu’on doit permettre parce
que, sans la philosophie, on ne connaîtrait pas la nature de la religion.
3. C ’est la religion, au contraire, qui pose un problème d ’ordre poli­
tique; car, si, en tant que comportement moral, elle cimente la
société, elle compromet son harmonie dans la mesure où l’imagina­
tion prophétique est, par définition, idiosyncratique. Au surplus, la
religion institutionnalisée (Église, théologie) réclame pour elle-
même le droit d’interpréter la volonté de Dieu, droit qui en réalité
revient au souverain. Enfin, dans le monde moderne le problème est
particulièrement aigu, car, tandis que le judaïsme interprétait la
volonté de Dieu comme un système de lois positives, dont la validité
était limitée à une nation particulière, le christianisme regarde la
volonté de Dieu comme un code moral et universel qui, en vertu
même de son universalité, posséderait une autorité plus grande et
plus fondamentale que n’en ont le souverain et la loi. De plus, bien
que d ’accord sur la religion (la morale), les Apôtres enseignent des
théologies différentes et contradictoires, d’où l’existence d’un grand
nombre de sectes chrétiennes. Par rapport à la religion juive, la reli­
gion chrétienne pose donc un triple problème: encourageant la
diversité théologique, elle augmente la division sociale ; universelle,
elle compromet l’autorité du souverain; brisant le lien entre Dieu et
l’intérêt de la nation, elle affaiblit le patriotisme (pietaspatriœ ), que
Spinoza regarde comme la plus haute vertu. Tout ce qu’on peut faire
pour remédier à ces problèmes est, d’une part, de réduire la religion
à une règle qui ne s’applique qu’aux rapports entre individus («aim e
ton prochain ») ; d’autre part, d’insister sur les limites conceptuelles,
historiques et philologiques de l’interprétation de l’Écriture.
4. Enfin, toute autorité étant concentrée (idéalement) dans le souverain,
il faut préserver celui-ci d ’autorités rivales: autorité de l’Écriture
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 275

Sainte (certitude irréfléchie que l’Écriture contient la vérité et rien


que la vérité); autorité d ’une interprétation particulière de l’Écriture
(autorité de la théologie et de la confession); autorité de l’Église
(comme gardienne de la doctrine et des mœurs); autorité des
ministres de l’Église (comme des agitateurs potentiels). On neutralise
l’autorité de l’Eglise en définissant le royaume de Dieu comme le
règne de la loi (décrétée et garantie par le souverain); celle de ses
ministres en exigeant qu’ils soient nommés par le souverain; celle de
l’Écriture en remplaçant l’argument d’autorité par la certitude
m orale; celle d ’une interprétation particulière de l’Écriture en substi­
tuant au critère de la vérité celui de la piété, c’est-à-dire de l’efficacité
morale.

LA PHILOSOPHIE
INTERPRÈTE DE L’ÉCRITURE SAINTE

Bien que Lodewijk M eyer (1638-1681) présente sa Philosophia S.


Scripturœ interpres comme un «exercice pas ordinaire» (exercitatio
paradoxa ) - ce qui est parfaitement exact - sa thèse explicite est en fait
très simple3. D ’après Meyer, en effet, ce qui est signifié par un mot n’est
pas la chose mais l’idée de la chose; et comme on peut lier n’importe
quelle idée à n’importe quel mot, toute signification est arbitraire4.
Aucune interprétation ne peut donc être certaine. En effet, elle ne le
serait que s’il y avait la possibilité de la confirmer par une interrogation
de l’auteur. Cependant, un seul texte fait exception: la Bible, car elle
contient la vérité et rien que la vérité5. Et comme Descartes enseigne

3 Philosophia S. Scripturœ Interpres; Exercitatio paradoxa in quâ veram Philoso-


phiam infallibilem S. Literas interpretandi Normam esse apodictice demonstratur
& discrepantes ab hâc sententice expenduntur ac refelluntur, Eleutheropoli, Anno
MDCLXVI. Le livre fut republié en 1673, avec le Traité théologico-politique. Je
cite l’édition originale avec entre [ ] le renvoi à la traduction par Jacqueline Lagrée
et Pierre-François Moreau (Paris, Intertextes, 1988).
4 «Vocabula autem hæc, ut habet Cicero in Topic. surit rerum notce aut potius, ut nos
putamus, conceptuum. Primo enim iis utimur ut quod mente concepimus aliis notum
faciamus; cumque conceptus nil sint nisi rerum repræsentamina in intellectu, iis-
dem secundo etiam illæ res denotantur atque designantur. Tota autem hæc denotatio
non a Natura sed libéra hominum voluntate ortum ducit», ii, 4, p. 4 [Lagrée/
Moreau, p. 40]. L’allusion à Cicéron, qui n’a pas de sens pour les Topiques, semble
être un écho de De finibus: «Quorum omnium quæ sint notitiæ quæque significen-
tur rerum vocabulis» (V, xxi, 60). Cf. Descartes, Principia, I, art. 74, AT, VIII-A,
37-38; Descartes à Mersenne, 20 novembre 1629, AT, I, 80-81 (Corr: Merserme,
vol. II, p. 328).
5 PhSSI, iv, 8-9, p. 35-38 [Lagrée/ Moreau, p. 95-101].
276 THEO VERBEEK

une méthode pour connaître la vérité avec certitude, il est possible de


connaître le vrai sens de la Bible6. Par conséquent, la philosophie est
l’interprète de l’Écriture. D ’autre part, pour ces textes qui ne peuvent
être interprétés par la philosophie (qui ne sont ni démontrés comme
faux, ni démontrés comme vrais), Meyer réclame la liberté d’interpréta­
tion. Comme le Saint-Esprit a évidemment prévu cette pluralité de sens,
elle doit être intentionnelle7.
Telle est, à grands traits, la théorie de Meyer: il faut la philosophie
ou la connaissance de la vérité pour interpréter l’Écriture. Toutefois,
dans l’épilogue Meyer apporte des précisions qui en changent entière­
ment le sens. En effet, sa théorie s’exposerait à l’objection que, ne pou­
vant être interprétée qu’à partir de la connaissance de la vérité, la Bible
devienne inutile. La réponse consiste en une analyse de la notion de
signe. Signifier est un rapport; et pour qu’un rapport entre deux choses
puisse être connu, celles-ci doivent pouvoir être connues indépendam­
ment du rapport. Donc, pour qu’une chose puisse figurer comme signi­
fiant, elle doit être connue indépendamment du signifié ; pour qu’elle
puisse être signifiée, elle doit être connue indépendamment du signi­
fiant. Or le signifié n’est pas une chose mais une idée. Par conséquent,
pour que des mots comme « homme » et « arbre » puissent avoir un sens,
les idées « homme » et « arbre » doivent pouvoir être connues. Toutefois,
il n’est pas nécessaire qu’elles soient des concepts adéquats:
Puisque chez les philosophes il existe de multiples sortes de connais­
sance, intellectuelle, sensible et encore plus grossière si c’est possible,
il n’est pas nécessaire que celle dont nous parlons soit précise et intel­
lectuelle - bien que ce soit possible - la connaissance sensible suffit, et
même, s’il en est, une connaissance inférieure. En effet, pour savoir ce
que signifient les mots «homme» et «arbre», je n’ai pas besoin de
connaître clairement leur nature intime ; il suffit que je les aie vus une ou
plusieurs fois, ou que je les aie perçus par un autre sens, ou que je sois
parvenu de quelque autre façon à quelque connaissance les concernant,
comme chacun le sait8.

La compréhension (l’interprétation) d ’un mot ou d’une phrase ne


produit aucune idée qui ne serait déjà là; ou encore, l’expression d ’une
idée absolument nouvelle ne serait pas comprise. Au surplus, ne pré­
supposant aucun concept adéquat, l’interprétation ne produit aucune

6 PhSSI, vi, p. 44-48 [Lagrée/ Moreau, p. 115-121],


7 PhSSI, iv, 7, p. 34-35 [Lagrée/ Moreau, p. 94-95].
8 PhSSI, «Epilogus» [Lagrée/ Moreau, p. 245-246]. Dans l’édition originale l’épi­
logue n’est pas paginé.
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 277

connaissance, opérant au moyen ou bien d ’idées adéquates (et alors il y


a déjà, actuellement ou virtuellement, de la connaissance), ou bien
d ’idées inadéquates (et alors il ne peut y avoir, ni virtuellement ni
actuellement, de la connaissance). En effet, l’interprétation ne produit
même pas de la connaissance si les idées sont adéquates :
M êm e si on entendait ou lisait cent fo is et plus les m ots « D ie u » et
« o m n isc ie n c e » , jam ais on ne pourrait en déduire une con n aissan ce de
D ieu ou de l ’om n iscien ce. Ensuite, bien q u ’ils soien t conjoints dans une
phrase, et que des ch o ses q u ’ils d ésign en t nous ayons quelque con n ais­
sance sen sib le et a ssez grossière, cependant ils ne peuvent engendrer
une conn aissan ce purem ent in tellectu elle [ ...] E nfin, quel que so it le
nom bre d ’idées claires et distinctes que notre esprit p ossèd e sur les
ch o ses sig n ifiées par c e s m ots, par ex em p le, « D ieu » et « om n iscien ce »,
pourtant la phrase entendue ou lue « D ieu est om n iscien t » ne pourra pas
par so i être cause que l ’on com prenne con ven ab lem en t que D ieu est
om n iscien t: e lle n ’en sera que l ’occasion , l ’im pulsion ou quelque ch ose
de sem b lab le9.

Interpréter Euclide n ’est pas être mathématicien; mais, pour


apprendre la géométrie, on peut lire Euclide et reprendre (ou critiquer)
ses raisonnements. Interpréter l’Écriture (connaître son vrai sens) n ’est
pas connaître Dieu, sa volonté, notre destin; mais, en lisant sur ces
choses, on peut être mené à réfléchir et, ultérieurement, à connaître
(pourvu qu’on ait les idées requises). Comme d ’autres textes vrais ou
faux, l’Écriture ne sert qu’à «inciter et à pousser les lecteurs à réfléchir
aux choses dont elle traite, à les étudier et à examiner si ce qui en est dit
est vrai »10. La connaissance est, par définition, le fruit de la réflexion et
non pas de l’interprétation ou de la lecture, bien que l’interprétation et
la lecture puissent stimuler la réflexion11.
Retenons qu’en elle-même l’interprétation ne produit jamais de la
connaissance. L’objection que Meyer avait considérée au début de son
épilogue, se trouve donc confirmée et généralisée: en elle-même,
aucune interprétation n’augmente notre connaissance. D’autre part,
selon la théologie, la révélation est nécessaire parce que, ne pouvant être
connues par la raison et par la réflexion, certaines vérités ne peuvent
être connues que par «révélation». Mais la révélation se fait au moyen

9 PhSSI, « Epilogus » [Lagrée/ Moreau, p. 246].


10 PhSSI, «Epilogus» [Lagrée/Moreau, p. 247].
11 Bien entendu, ceci n’est pas vrai de la connaissance historique: comprendre le récit
d’un événement particulier est connaître, tant bien que mal, les circonstances de cet
événement.
278 THEO VERBEEK

d ’un texte écrit ou énoncé. Les vérités de la religion ne sont donc


connues que par l’interprétation d’un texte. Et comme d’après Meyer il
est impossible d’augmenter la connaissance par l’interprétation, la
notion de connaissance révélée devient incohérente. Par conséquent, la
théologie est impossible. Voilà, je crois, la vraie thèse de Meyer, thèse
qui est argumentée de deux façons. Dans le corps du livre, Meyer part
de la notion de sens pour conclure qu’une interprétation autorisée n ’est
possible que d’un texte supposé vrai; dans l’épilogue, il part de la
notion de connaissance pour conclure que, même si elle était possible,
l’interprétation ne nous apprendrait rien.
En fait, la théorie «cartésienne» de la signification n’est d’aucune
pertinence. Ceci est clair par la manière dont Meyer analyse ses
exemples: «le bras de Dieu», «la doigt de Dieu», «ceci est mon
corps», «je suis le chemin, la vérité et la vie». Selon Meyer, le sens de
ces expressions est clair, mais «aucun théologien sain d’esprit ne dirait
que c ’est là le sens vrai et conforme à l’intention de l’auteur»12. Pour­
quoi? Non pas, bien sûr, parce que le mot «doigt» se rapporte à l’idée
«doigt» plutôt qu’à l’objet «doigt», mais parce que nous savons que
Dieu n’est pas corporel. Et comme nous croyons que l’Écriture contient
la vérité et rien que la vérité, nous croyons aussi que le sens apparent ne
peut être le vrai sens. Par conséquent, la position de Meyer est exacte­
ment contraire à ce qu’elle paraît être : au lieu que la connaissance de la
vérité rende possible l’interprétation de l’Écriture, elle la rend plus dif­
ficile, sinon impossible. L’autorité ou la divinité de la Bible, dont la
théorie officielle faisait dépendre sa capacité d’être interprétée, est en
réalité la raison profonde pour laquelle l’interprétation est incertaine,
voire impossible: en effet, sans la certitude que l’Écriture contient la
vérité et rien que la vérité, elle serait plus facile à interpréter. Le para­
doxe que Meyer veut inculquer à ses lecteurs, est donc que lorsqu’on
attribue de l’autorité à un texte, il ne peut être interprété avec autorité
qu’au moyen d ’un instrument qui possède autant d’autorité que le texte
interprété.

SPINOZA : THÉORIE ET PRATIQUE

En ce qui concerne Spinoza, soulignons d ’abord que le premier sens


de « l’interprétation de l’Écriture» est simplement «la théologie». Or
lorsque Spinoza parle de «théologie», il se réfère ou bien à une disci­

12 PhSSI, iii, 4, p. 7-8 [Lagrée/ Moreau, p. 47]; cf. PhSSI, vi, 3, p. 46 [Lagrée/ Moreau,
p. 118].
L’IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 279

pline existante, qu’il rejette, ou bien à ce qu’il appelle aussi foi (fides)
ou même parole de Dieu (verbum D ei)'3. Le premier sens, très fréquent,
se trouve, par exemple, dans une lettre à Blyenbergh: «la théologie
représente Dieu fréquemment comme un homme.»14 Le second sens est
réservé au Traité théologico-politique : «entre la foi [fidem], c’est-à-dire
[j/ve] la théologie, et la philosophie, il n’existe aucun commerce.»15 Ou
encore :
Sous le nom de théologie, je désigne strictement la révélation, pour
autant qu’elle indique le but auquel, selon nous, tend l’Écriture entière
(à savoir les motifs et les aspects particuliers de l’obéissance enseignée
par les dogmes de la vraie foi pieuse); en d’autres termes, la Parole de
Dieu au sens propre - non celle fixée dans la lettre d’un certain nombre
de livres [...]. En cette stricte acceptation, la théologie se trouve en effet
- que l’on considère ses conseils ou ses préceptes pratiques de conduite
- en plein accord avec la raison ; son objet et sa fin, par ailleurs, n’en­
trent nullement en contradiction avec la raison16.

Apparemment, théologie (normalement, «le discours sur Dieu»)


doit être compris comme « la parole de Dieu » (« révélation »), non pas
dans un sens objectif, comme «Bible» ou «Écriture» (car théologie et
révélation «ne sont pas fixées en des livres») ni comme la «voix»
entendue au Sinaï (car la voix de Dieu n ’est pas un phénomène physique
ou acoustique), mais dans un sens subjectif, comme la façon dont les
hommes sont incités à la vertu (« l’obéissance enseignée par la foi
pieuse»). La théologie «au sens strict» est donc la condition subjective
de la « religion », ou la foi. Or, selon Spinoza, le critère de la foi n ’est pas
vérité mais «piété» {pietas ), c ’est-à-dire l’obéissance à la «volonté de
Dieu» (c’est-à-dire au code moral perçu et imaginé comme la volonté
d’un souverain transcendant)17. La foi «réclame moins des dogmes

13 Voir Emilia Giancotti-Boscherini, Lexicon Spinozanum, 2 vols., La Haye, Nijhoff,


1970, vol. II, p. 1059-1060.
14 Ep. 23, IV, p. 147 [Pléiade, p. 1162],
15 TTP, xiv, III, p. 179 [Pléiade, p. ].
16 TTP, xv, III, p. 184-185 [Pléiade, p. 819],
17 La traduction de pietas comme «ferveur» (usage adopté par la Bibliothèque de la
Pléiade) est anachronique. Dans la théologie calviniste du XVIIe siècle pietas (en
néerlandais « godzaligheid »; en anglais «holiness» ou «godliness») est une caté­
gorie pratique, à savoir la volonté de servir Dieu produite par la gratitude à cause de
la foi ; cf. Gisbertus Voetius, De praktijk der Godzaligheid (Ta asketika sive Exerci-
tia pietatis - 1664), tekstuitgave met inleiding, vertaling en commentaar door C.A.
de Niet, 2 vols., Utrecht, De Banier, 1996 (Thèse de l’Université d’Utrecht); A. de
Groot, «Pietas im Vorpietismus (Gysbertus Voetius)», in: J. van den Berg, J.P. van
Dooren, éd., Pietismus und Reveil, Leyde, Brill, 1978, p. 118-129. Ce sens pratique
280 THEO VERBEEK

vrais que des dogmes pieux, c ’est-à-dire susceptibles de disposer les


fidèles à l’obéissance18». Elle « apporte le salut non par elle-même, mais
en raison seulement de l’obéissance qu’elle produit»19. Elle n’exige que
des dogmes «indispensables à la pratique de l’obéissance»20. En effet,
on a la foi par cela seul « q u ’on pratique la justice et la charité»21.
Concluons donc que la théologie au sens large (le discours sur Dieu) est
théologie au sens strict (parole de Dieu), non pas en tant qu’elle est
fidèle ou vraie, mais en tant qu’elle est moralement efficace.
Deux questions concernant la vérité de la théologie «au sens large»
demandent à être élucidées. La première concerne l’Écriture comme
objet historique («y a-t-il une vérité sur la Bible?») ; la seconde, l’Écri-
ture comme véhicule d’une vérité qu’on ne connaîtrait que par elle
(«peut-on connaître la vérité p a r la Bible?»). C ’est la seconde question
qui concerne la théologie dans le sens traditionnel de ce terme, à savoir
le discours sur Dieu, en tant qu’il dérive de l’interprétation de l’Écriture.
C ’est cette interprétation-là (visant à reconstituer une doctrine) qui se
trouve être mise en cause - et par Meyer, et par Spinoza. En effet, Spi­
noza ne la trouve nullement opportune :
Si les hom m es étaient sin cères dans le tém oign age qu’ils rendent de l ’É ­
criture, ils auraient une tout autre règle de v ie ; leurs âm es ne seraient
pas agitées par tant de co n flits et ils ne se combattraient pas avec tant de
haine; un aveu gle et tém éraire désir d ’interpréter l ’Écriture et de d éco u ­
vrir dans la religion des n ouveautés ne le s posséderait pas22.

L’interprétation est un mal, causé par le désir de domination et le


besoin d ’originalité: «une passion démesurée d’exercer le sacerdoce
s’est emparée du cœur des plus méchants et la pure ardeur de propager
la religion de Dieu a été remplacée par une avidité, une ambition sor­
dides.»23 Elle est « téméraire » et « aveugle » parce qu’elle présuppose ce
qui devrait être prouvé, à savoir la vérité de l’Écriture : ils «posent pour
commencer la divinité de son texte intégral, alors que cela devrait être
conclu d ’un examen scrupuleux du contenu»24.

(mais transposé en un registre philosophique) est également celui de Spinoza; cf.


Eth. IV, prop. 37, schol. 1, II, p. 236 [Pléiade, p. 520],
18 TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 807],
19 TTP, xiv, III, p. 175 [Pléiade, p. 806], citant Jacques 2.17; «11 en est ainsi de la foi:
si elle n’a pas d’œuvres, elle est morte en elle-même.»
20 TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 808],
21 TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 807],
22 TTP, vii, III, p. 97 [Pléiade, p. 712],
23 TTP, præf., III, p. 8 [Pléiade, p. 611],
24 TTP, præf., III, p. 9 [Pléiade, p. 612],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 281

Mais l’interprétation est-elle possible? Traditionnellement, elle


l’est, pour la raison que l’Écriture est inspirée par le Saint-Esprit. Selon
Antonius Walæus (1573-1639) par exemple, exprimant l’opinion com ­
mune des docteurs calvinistes, la Bible est absolument claire - principe
fondamental de la Réforme, affirmé notamment contre les Catholiques
- mais cette clarté ne revient qu’à l’ensemble. Si donc on se heurte à des
textes obscurs, il est légitime de les éclairer en les comparant avec ceux
qui sont clairs. C ’est là ce qu’on appelle interpréter l ’Êcriture p a r elle-
même'.
Pour être exact il faudrait dire que l ’Écriture Sainte est sa propre inter­
prète ou plutôt le Saint-Esprit parlant dans l ’Écriture; car com m e le
so le il m ontre sa lum ière aux yeu x de l ’hom m e par lui-m êm e, sans aide
étrangère, ainsi l ’Ecriture m ontre son vrai sens aux esprits des fid èles au
m oyen des passages clairs; et s ’il y avait des p assages obscurs, e lle le
m ontre par une com paraison avec ceux qui sont plus clairs25.

L’interprétation de l’Écriture «par elle-même» vise donc à reconsti­


tuer la doctrine exprimée dans l’Ecriture sans se servir d’autre chose
que du texte de l’Ecriture. Mais il s’agit d’une doctrine, c ’est-à-dire
d’un système articulé de vérités ne pouvant être connues que par l’in­
terprétation. L’objet de l’interprétation est de récupérer ce qu’on peut
savoir p a r la Bible. Spinoza, au contraire, définit « l’interprétation de
l’Écriture par elle-même» en tout premier lieu comme « l’histoire natu­
relle» de l’Écriture, donc l’ensemble de ce qu’on peut savoir sur la
Bible (sa tradition, ses auteurs, sa langue, etc). En effet, l’interprétation
«par elle-m êm e» s’occupe de la Bible comme objet historique et litté­
raire ; elle fournit une réponse à la première question énoncée ci-dessus,
à savoir ce qu’on peut savoir sur la Bible. Elle fixe les limites de l’inter­
prétation en tant que telle (l’identification d ’une doctrine ou l’établisse­
ment de ce qu’on peut savoir p a r la Bible), la grande règle étant «de
n ’attribuer à l’Écriture aucune doctrine qui ne découlerait pas avec la
plus grande clarté de l’enquête historique [ex ipsius historia]»26. Le rap­
port entre les deux est celui de historia naturœ - la recherche des faits -
et interpretatio naturœ - la recherche des lois naturelles27. En effet, l’in­

25 «Proprie loquendo Sacra Scriptura est sui ipsius interpres vel potius Spiritus Sanc-
tus loquens in Sacra Scriptura: nam quemadmodum sol ipse suam lucem manifestât
oculis hominum sine alieno auxilio, ita enim Sacra Scriptura verum sensum per
aperta loca indicat intellectui fidelium: obscura vero loca quæ sunt, manifestât per
comparationem cum clarioribus», Enchiridium religionis reformata:, 2' éd., p. 25.
“ TTP, vii, III, 99 [Pléiade, p. 714],
27 TTP, vii, III, 102 [Pléiade, p. 717],
282 THEO VERBEEK

terprétation de l’Écriture «par elle-même», telle qu’elle est entendue


par Spinoza, fournit des arguments pour rejeter l’interprétation de l’É­
criture «par elle-même», telle qu’elle est entendue par les orthodoxes,
laquelle, selon Spinoza, installe le doute au sein de la religion :
Les commentateurs qui travaillent à réconcilier entre elles ces contra­
dictions manifestes [dans Esdras 2] font de leur mieux suivant leurs
forces pour inventer une explication et dans leur adoration des lettres et
des mots de l’Écriture, ne voient pas qu’ils exposent tout simplement au
mépris, comme nous en avons déjà fait l’observation, les auteurs de la
Bible, faisant d’eux des hommes qui ne savaient ni parler ni ordonner
les matières de leurs discours. Ils ne font même rien d’autre que de
rendre parfaitement obscur ce qu’il y a de clair dans l’Écriture; ca r si
l ’on se perm ettait d ’expliquer partou t les Écritures à leur manière, il
n ’y aurait pas un texte dont le vrai sens ne puisse être mis en doute™.

Notons toutefois que, parlant ici de l’extrême nécessité pour la masse de


connaître les récits de l’Écriture, nous n’entendons pas dire que l’entière
connaissance de tous ces récits soit nécessaire [...] Si en effet tous les
récits de l ’Écriture étaient nécessaires p o u r prou ver cette doctrine et
qu 'on ne pû t rien conclure en sa fa veu r que p a r la considération de
toutes ces h istoires , certes la démonstration de cette doctrine et son
adoption finale excéderaient la compréhension et les forces non seule­
ment de la foule, mais de l’humanité en général29.

Le premier argument de Spinoza est que, si deux passages (p, q) se


contredisent (il est impossible que p&q), on ne peut pas savoir s’il faut
se servir de p pour interpréter q (montrer que le vrai sens de q est p) ou
de q pour interpréter p (montrer que le vrai sens de p soit q), étant donné
que chaque passage de l’Écriture a autant d’autorité qu’un autre :
Samuel nie de la façon la plus directe que Dieu revienne jamais sur un
jugement (I Sam 15. 29). Jérémie au contraire affirme que Dieu regrette
parfois le bien ou le mal qu’il voulait faire (Jér 18. 8-10). Qu’allons-
nous faire? Ces deux déclarations ne s’opposent-elles pas directement
l’une à l’autre? À laquelle des deux Alpakhar veut-il que nous réser­
vions l’explication métaphorique? Les deux propositions sont univer­
selles et contraires. L’une affirme directement ce que l’autre nie directe­
ment. Suivant la règle qu’il [Alpakhar] a énoncée, on serait obligé
d’admettre que chacune est vraie et qu’elle doit, en même temps être
rejetée comme fausse30.

28 TTP, x, III, p. 147-148 [Pléiade, p. 773],


29 TTP, v, III, p. 78 [Pléiade, p. 690],
30 TTP, xv, III, p. 184 [Pléiade, p. 817-818],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 283

L’argument ressemble à celui de Meyer, selon qui «clair» et «obs­


cur» sont des termes relatifs par rapport ou bien à l’usage et au sens
commun, ou bien à la connaissance et à l’entendement. Or, étant donné
qu’un passage obscur a autant d’autorité qu’un passage clair, l’explica­
tion de l’un par l’autre présuppose donc nécessairement le recours à une
norme étrangère31. En tous cas, l’argument tourne contre les orthodoxes
l’autorité absolue de l’Écriture : si elle est absolue, elle s’étend à tous les
passages de l’Écriture, de sorte qu’on ne peut pas privilégier des pas­
sages particuliers parce qu’ils seraient «plus clairs».
Le deuxième argument, historique et philologique, dérive de l’his­
toire naturelle de la Bible. Le principe orthodoxe est fondé sur l’idée
que la Bible a un seul auteur, le Saint-Esprit. Mais, en réalité, la Bible
n’est pas un livre, mais une collection de livres, écrits, non pas par un
auteur, mais par plusieurs auteurs. Par conséquent, si l’on n’est pas cer­
tain (et comment le serait-on ?) qu’un auteur soit d’accord avec un autre,
on ne peut pas expliquer les textes de l’un par ceux d’un autre:
L es prophètes, en effet, n ’étant pas d ’accord entre eux sur les m atières
d ’ordre sp écu latif et leurs récits étant étroitem ent adaptés aux préjugés
propres à chaque siè c le , il ne nous est plus du tout perm is de conclure ce
q u ’a voulu dire un prophète, à m oins qu’il ne soit établi avec une é v i­
den ce entière q u ’ils ont eu une seu le et m êm e m anière de voir32.

Enfin, même si son objet était « l’esprit » [ mens ] d’un auteur indivi­
duel, adressant un public spécifique, l’interprétation serait impossible:
« notre méthode enseigne à rechercher seulement ce que les prophètes
ont réellement vu et entendu, non ce qu’ils ont voulu représenter par ces
images ; cela, on peut bien le conjecturer, non le déduire avec certitude
des données fondamentales de l’Êcriture.»33 L’histoire naturelle de l’É-
criture ne vise donc pas à reconstituer une doctrine ; tout ce qu’elle pro­
duit est ce qu’on pourrait appeler une interprétation littéraire.
Par rapport à la théologie traditionnelle, l’interprétation de l’Écriture
«par elle-même» aboutit donc à un double échec: non seulement il ne
faut pas prendre l’Écriture comme une unité; elle se trouve aussi être
profondément obscure. Les deux piliers de la théologie orthodoxe -
clarté de la Bible (il y a toujours un sens) et unité de la Bible (les pas­
sages obscurs s’expliquent par les passages clairs) - s’effondrent. Ce
qu’on peut savoir sur la Bible prouve qu’on ne peut rien savoir p a r la
Bible:

31 PhSSI, iii, 3, [Lagrée/ Moreau, p. 46-47].


32 TTP, vii, III, p. 104 [Pléiade, p. 719-720].
33 TTP, vii, III, p. 105 [Pléiade, p. 720],
284 THEO VERBEEK

Quant à la nature de D ieu , à la façon dont il voit toutes ch o ses et y pour­


voit, l ’Écriture n ’en seig n e rien expressém ent et com m e doctrine éter­
n elle sur ces points; au contraire, les prophètes eu x-m êm es ne s ’accor­
dent pas sur ces questions, nous l ’avons déjà montré. Il n ’y a donc lieu
de rien poser com m e la doctrine du Saint-Esprit à ce sujet34.

L’interprétation proprement dite (l’identification de la doctrine) est


impossible, étant donné qu’il n’y a pas une seule doctrine à identifier.
Par conséquent, la théologie, en tant qu’elle va au-delà de l’histoire
naturelle de l’Écriture, est impossible. Cependant, en d’autres passages
Spinoza semble poser exactement le contraire :
D e m êm e que dans l ’étude des ch o ses naturelles, il faut s ’attacher à la
découverte des réalités les plus universelles et qui sont com m u n es à la
nature entière [ ...] de m êm e dans l ’histoire de l ’Écriture nous cherche­
rons d ’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le fo n d e­
m ent de toute Écriture, ce qui enfin est recom m andé par tous le s pro­
phètes com m e une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous
les hom m es. Par exem p le, q u ’il existe un D ieu unique et tout-puissant,
qui seul doit être adoré, qui v eille sur nous et aim e par dessu s tout ceu x
qui l ’adorent et aim ent leur prochain com m e eu x-m êm es, etc.35

Or, telle qu’elle est présentée ici, la «doctrine universelle» de


l’Écriture est grosso modo identique à la «foi universelle» du ch 14,
toute fondée sur l’idée « q u ’il existe un Être suprême aimant la justice et
la charité, auquel tous pour être sauvés, sont dans l’obligation d’obéir et
auquel ils doivent rendre un culte qui consiste en la pratique de la jus­
tice et de l’amour du prochain»36. Examinons donc le statut de cette foi
«universelle» ou «catholique».

DIGRESSION: LA FOI UNIVERSELLE

Selon une interprétation devenue classique, surtout en France, les


«articles» de la foi universelle sont littéralement vrais. En effet, leur
vérité pourrait être démontrée par la philosophie, à cette différence près
que le philosophe en serait mathématiquement certain, tandis que le
croyant devrait se contenter d’une certitude «m orale»37. Cette interpré­

34 TTP, vii, III, p. 102-103 [Pléiade, p. 718],


35 TTP, vii, III, p. 102 [Pléiade, p. 717-718],
36 TTP, xiv, III, p. 177 [Pléiade, p. 809].
37 Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier,
1971, ch. 4.
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 285

tation engendre des difficultés insolubles. Car, premièrement, le Dieu


de la foi, donc de la foi universelle, est un Dieu qui veut être obéi, tan­
dis que le « Dieu » de la philosophie ne peut ni « vouloir» (sauf à travers
une loi causale, universelle, intelligible) ni «être obéi» (sauf à travers
un souverain temporel). Deuxièmement, le critère de la foi, donc de la
foi universelle, n’est pas la vérité mais la piété: la foi « n ’exige pas des
dogmes vrais en eux-mêmes mais des dogmes indispensables à la pra­
tique de l’obéissance»38. Troisièmement, Spinoza dit des articles de la
foi que chacun doit les «adapter» [accommodare] à ses autres
croyances : «D e même que la foi a jadis été révélée et enseignée confor­
mément à l’esprit et aux croyances des prophètes ainsi que de la foule
de cette époque, de même chacun maintenant a l’obligation de l’adapter
à ses propres croyances, afin de pouvoir y adhérer sans aucune résis­
tance de sa pensée et sans hésitation.»39 Quel est le sens de adaptation ?
Selon Spinoza, on adapte le premier article de la foi (« il existe un
Dieu ») en se représentant Dieu comme un feu, un esprit, une lumière,
une pensée, etc. h'adaptation consisterait donc à donner au mot « Dieu »
le sens qui s’accorde le mieux avec nos autres croyances : le matérialiste
s’imaginera Dieu comme un feu ; le cartésien comme un esprit, le calvi­
niste comme un roi, etc. D ’autre part, la foi en tant que telle ne serait pas
affectée par la fausseté du résultat, pourvu que le croyant puisse conti­
nuer à obéir: «un homme soumis à Dieu manifeste une foi pure, même
si dans le détail toutes les croyances qu’il professe sont fausses.»40
Enfin, Y adaptation serait nécessaire, parce que sans elle la foi serait
inefficace. En résumé, adapter la foi, c ’est interpréter des mots
(« Dieu ») et des phrases (« il existe un Dieu »), en substituant le sens qui
s’accorde le mieux avec ses autres croyances, vraies ou fausses, dans le
but de rendre moralement efficaces des notions qui ne le sont pas en
elles-mêmes.
Essayons de préciser. Pour être vraie (ou fausse) une proposition doit
avoir un sens. Or selon l’interprétation discutée, la phrase «il existe un
Dieu» est vraie en elle-même; elle aurait donc un sens précis, indépen­
damment de son adaptation. Par conséquent, celle-ci consisterait à
joindre à la proposition « il existe un Dieu » (qui a un sens et est vraie)
une autre (ou bien vraie ou bien fausse) :
(il ex iste un D ieu ) & (D ieu est un feu)

38 TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 808],


311 TTP, xiv, III, p. 179 [Pléiade, p. 811],
40 TTP, xiii, III, p. 172 [Pléiade, p. 803]
286 THEO VERBEEK

Le résultat de cette adaptation sera faux lorsque la proposition ajou­


tée est fausse (comme dans l’exemple); vrai, lorsque la proposition
ajoutée est vraie, par exemple :
(il ex iste un D ieu )
&
(D ieu est une substance consistant en une infinité d ’attributs)

Or, selon la philosophie, la proposition «Dieu n’est pas un feu»


n ’exprime pas une vérité contingente, mais une vérité nécessaire. En
effet, tout ce qu’on peut dire de Dieu comme nature naturante s’ex­
prime en des propositions nécessairement vraies. Dire que Dieu est un
feu revient donc à énoncer une erreur conceptuelle. Par conséquent,
affirmer l’existence de Dieu et dire en même temps qu’il est un feu (ou
une lumière, ou une pensée, etc.), c’est comme dire qu’il existe des céli­
bataires mariés. Et pas plus qu’on ne dirait de quelqu’un qui croit qu’il
existe des célibataires mariés qu’au moins il sait qu’il existe des céliba­
taires, on ne peut dire de quelqu’un qui croit que Dieu est un feu (un
esprit, une lumière, etc.) qu’au moins il sait que Dieu existe. « Adaptée »
par conjonction avec une proposition fausse, la proposition « il existe un
Dieu» devient donc fausse aussi. Par conséquent, la proposition «il
existe un Dieu» n’est pas vraie en elle-même, mais n’est vraie (ou
fausse) que par son adaptation.
Tel qu’il est employé par Spinoza, le mot «D ieu» n’est ni un nom,
qui désigne un être ou une classe d’êtres (comme «m aison», «che­
val»), ni une notion explicative (comme «cause», «substance»,
«essence»). Il est donc possible de donner une description complète de
la réalité et d’en fournir une explication vraie (y compris une explica­
tion de ce qu’on appelle « le code moral ») sans se servir du concept de
Dieu. Le mot «D ieu» ferait donc partie d’un langage secondaire par
rapport au langage de la philosophie, du langage de la religion - langage
qu’on pourrait comparer à celui de la rhétorique. D ’autre part, le lan­
gage religieux ne serait même pas un langage, s’il n’y avait pas un
schéma permettant son « interprétation », comme il en faut aussi pour
des notions philosophiques comme «cause», «substance», «essence».
Or ce schéma est précisé dans le texte même du premier article: «Il
existe un Dieu, être souverainement bon et miséricordieux ou, en
d’autres termes, modèle de vie vraie (verœ vitœ exemplar ).»41 Or, c ’est
la philosophie qui apprend ce qu’est la «vraie vie». C ’est donc elle qui
permet l’interprétation du mot «D ieu», «D ieu» désignant tout objet qui

41 TTP, xiv, III, p. 177 [Pléiade, p. 809],


L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 287

puisse servir de « modèle » pour une vie morale. Par conséquent, le sens
de « il existe un Dieu » n’est pas d ’affirmer l’existence d’un être mais de
dire qu’une interprétation du mot « Dieu » est possible ou, autrement dit,
qu’il existe des objets qui puissent servir de «m odèles» pour une vie
morale42.
Si nous revenons maintenant à l’interprétation de l’Écriture, il est
évident que dans la mesure où la «doctrine universelle» de l’Écriture
coïncide avec «la foi universelle», elle n’est pas réellement une doc­
trine, c ’est-à-dire un système d’idées vraies ou fausses. En effet, tout ce
qu’on dit en identifiant la «doctrine» de l’Écriture comme la foi uni­
verselle, est que l’Écriture se sert d’un langage religieux, ou encore, que
l’Écriture est un texte religieux. D ’autre part, le rôle de l’interprétation
de l’Écriture serait d ’aider le lecteur à changer l’Écriture en un texte
moralement efficace. Le juge ultime est, comme dans la théologie
orthodoxe, le Saint-Esprit, sauf que chez Spinoza il n’est rien que l’état
d’esprit produit par une action vertueuse :
Le témoignage du Saint-Esprit ne concerne que les bons ouvrages, les­
quels par conséquent sont appelés par Paul (Gai 5.22) les fruits du Saint-
Esprit; en effet, lui-même [le Saint-Esprit] n’est rien que le repos
[acquiescentia] de l’âme, produit par les bons ouvrages43.

L’Écriture n’étant divine (« inspirée par le Saint-Esprit») que dans la


mesure où elle invite ses lecteurs à la piété, chaque lecture qui produit
des actions morales (« religion ») est par définition divine, car capable
d’être confirmée par «le Saint-Esprit» (la satisfaction intérieure qui est
le produit de la vertu). Par conséquent, il existe autant d’interprétations
légitimes de l’Écriture qu’il existe des lecteurs vraiment pieux. Autant
dire que, lectures impies mises à part, il v a une multiplicité d’interpré­
tations légitimes et donc autorisées de l’Ecriture. Du coup, il sera néces­
saire d’écarter tout ce au nom de quoi telle ou telle interprétation parti­
culière (mais toujours «pieuse») pourrait réclamer pour elle-même une
autorité particulière.

42 Comparer la phrase « il existe un souverain bien», et la phrase «il existe des anti­
podes ». La deuxième phrase est une affirmation sur la réalité ; mais le sens de la pre­
mière phrase est de dire que l'expression «souverain bien» a un sens.
43 TTP, xv, III, p. 187-188 [Pléiade, p. 823]; «M ais le fruit de l’esprit est amour, joie,
paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi» (Gai. 5.22).
288 THEO VERBEEK

AUTORITÉ ET THÉOLOGIE

On peut penser à trois sources possibles d’autorité. En premier lieu,


Spinoza lui-même favorise l’interprétation de l’Écriture «par elle-
m êm e», c ’est-à-dire l’étude «scientifique» (historique, philologique)
de la Bible. Par conséquent, une interprétation qui ferait état de l’en­
quête scientifique pourrait être préférable à (avoir plus d ’autorité que)
une autre qui ne le ferait pas. En second lieu, le souverain est, par défi­
nition, l’interprète de la volonté de Dieu. Par conséquent, une interpré­
tation autorisée par le souverain pourrait avoir plus d ’autorité qu’une
autre qui ne le serait pas. Enfin, en troisième lieu, le seul juge de la
vérité est la raison. Par conséquent, parmi les interprétations pieuses,
celles qui sont les plus conformes à la raison pourraient avoir plus d’au­
torité que celles qui le seraient moins.
Quant à « l’interprétation de l’Écriture par elle-même», étant donné
que l’Écriture est un objet particulier, son examen prend la forme d’une
étude empirique (historique, philologique). Or, on l’a vu, le résultat de
cette étude est double: d ’une part, elle montre que l’herméneutique
orthodoxe est sans fondement; d’autre part, elle fait voir que la seule
«doctrine» de l’Écriture (celle qui est partagée par tous ses auteurs) est
la foi universelle, donc que la Bible est un texte «pieux». Par consé­
quent, tout ce que fait « l’interprétation par elle-même» à l’égard de la
lecture «pieuse» de la Bible, c’est qu’elle y donne sa bénédiction scien­
tifique. En fait, Spinoza sépare très nettement l’étude scientifique et la
lecture simplement pieuse. En particulier, il abandonne le principe que
l’Écriture doit se lire en langue originale: «tout ce qui est nécessaire
pour le salut peut être aisément saisi dans n ’importe quelle langue, et
sans qu’on comprenne les arguments, parce que tout cela est très acces­
sible et très facile.»44
Quant à l’autorité du souverain, elle intervient sans doute, mais à un
stade plus reculé. En effet, parmi les « signes » invoqués pour prouver
« l’autorité» des prophètes, le principal est la moralité de leur doctrine
et de leurs mœurs. Mais ce signe doit être apprécié en tant que tel. C ’est
ce qu’on peut faire ou bien par la raison (car «tous leurs enseignements
moraux s’accordent pleinement avec la raison»)45 ou bien par la Loi:
« On peut accorder que les prophètes qui ne prophétisaient rien de nou­
veau mais seulement ce qui est contenu dans la Loi de Moïse, n’ont pas
eu besoin de signe, parce qu’ils étaient confirmés par la Loi.»46 Or le

44 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 731-732],


45 TTP, xv, III, p. 186 [Pléiade, p. 821],
46 TTP, ii, III, p. 32 [Pléiade, p. 637],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 289

recours à la Loi est le recours à un système de valeurs existant, imposé


ou bien par le souverain ou bien par « Dieu » (mais comme celui-ci n’est
obéi qu’à travers le souverain, c ’est toujours le souverain). Par consé­
quent, en faisant état de la moralité des prophètes, on obéit, implicite­
ment, au souverain. Inversement, c ’est le souverain qui, indirectement,
confère de l’autorité à l’Écriture. À l’époque moderne, où l’Écriture
n’est plus identique à un système de lois positives, cela suffit. En effet,
si le souverain moderne essayait d’autoriser une interprétation particu­
lière, il compromettrait sa propre autorité (étant donné la diversité des
croyances dans la société moderne).
Enfin, quant aux interprétations « philosophiques », on a déjà évoqué
plus d ’une fois la question de l’autorité de la raison, principalement
pour dire qu’elle est imaginaire. En effet, la raison n ’exerce pas A’im pe­
rium'. «plus on regarde un homme comme libre, moins on pourra dire
qu’il pourrait ne pas se servir de la raison ou ne pas préférer le bien au
mal.»47 La raison fonde un régime de liberté qui est incompatible avec
l’obéissance : « les lois divines ne nous paraissent des lois qu’autant que
nous en ignorons la cause; sitôt cette cause connue, elles cessent d’être
des lois et nous les embrassons comme des vérités étemelles.»48 La rai­
son ne confère donc aucune autorité (au sens propre) à telle ou telle ou
interprétation de l’Écriture. La philosophie (le domaine de la vérité) et
la théologie (le domaine de la moralité se fondant sur l’image d ’un Dieu
législateur) sont entièrement séparées. Cependant, l’existence d ’une
théologie universitaire (donc «scientifique») demande une étude plus
particulière. C ’est l’objet de la discussion de Maïmonide et d’Alpakhar.
D ’après Alpakhar, tel qu’il est rendu par Spinoza, on peut poser
comme règle universelle :
Tout ce que l ’Écriture en seig n e dogm atiquem ent et affirm e en term es
exprès doit être accepté com m e absolum ent vrai, sur la seule autorité de
l ’Ecriture, et jam ais il ne se trouvera dans la B ib le aucun d ogm e, su s­
cep tib le de s ’opposer directem ent au premier. Tout au plus, une contra­
diction éven tu elle pourrait-elle porter sur le s con séq u en ces de ce
d ogm e, du fait que les exp ression s de l ’Écriture sem blent souvent im p li­
quer le contraire de son en seign em en t exprès. S eu ls les p assages de
cette catégorie devraient être expliqués m étaphoriquem ent49.

47 TP, ii, § 7, III, p. 279 [Pléiade, p. 925-926],


4* Adn. in TTP. xxxiv, III, p. 264 [Pléiade, p. 838"].
4g TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 814], Sur Jehudah Alpakhar (ou Judah Alfagar), voir
Julius Guttmann, Die Philosophie des Judentums, Abt. I, Bd. 3, München, Ernst
Reinhardt, 1933, p. 208-209 ; Daniel J. Silver, Maimonidean criticism and the Mai-
monidean Controversy 1180-1240, Leiden, Brill, 1965, p. 174-180.
290 THEO VERBEEK

Spinoza lui oppose la critique déjà connue, que l’interprétation de


l’Écriture par elle-même (telle qu’elle est entendue par les Orthodoxes)
est impossible50. C’est au contraire le résultat de sa propre «interpréta­
tion par elle-même» (donc de l’application de la méthode critique) qu’il
oppose à Alpakhar: «Je ne vais même pas lui reprocher de ne s’être
point aperçu que l’Écriture se compose de livres différents, rédigés à
des époques différentes, pour des lecteurs différents, par des auteurs dif­
férents.»51 Cependant, derrière le postulat de l’unité de l’Écriture - unité
garantie par le Saint-Esprit - se trouve celui de l’autorité de l’Écriture -
autorité également garantie par le Saint-Esprit. Ce dernier postulat,
essentiel pour l’herméneutique orthodoxe, est également attaqué par
Spinoza:
[...] une fois trouvée la vraie signification d’un passage, on doit néces­
sairement faire jouer son jugement et sa raison, pour décider si l’on y
donnera son assentiment ou non. Persiste-t-on à soutenir que la raison,
en dépit de la résistance qu’elle oppose, doit être entièrement soumise à
l’Écriture? Cette soumission se fondera-t-elle alors sur la raison, ou
sera-t-elle une conduite aveugle? Dans le second cas, nous agirions
comme des insensés et sans faire usage de notre jugement. Dans le pre­
mier, nous obéirions à la seule raison en donnant notre adhésion à
l’Écriture, mais alors, cela va sans dire, nous ne donnerions pas notre
adhésion à un texte déraisonnable; car, je vous le demande, comment
notre esprit donnerait-il jamais son adhésion à une croyance contestée
par la raison52?

Les difficultés sont en partie celles de Meyer, en partie originales.


Comme Meyer, Spinoza expose la contradiction inhérente de la straté­
gie orthodoxe: l’interprétation de l’Écriture «par elle-même» n’est jus­
tifiée que si l’on admet qu’elle contient la vérité et rien que la vérité
(donc que l’Écriture a une autorité absolue), mais elle ne peut être pra­
tiquée que si l’on a une certaine conception de la vérité (donc si la rai­
son a une autorité aussi grande que l’Écriture). D ’autre part, on ne peut
accepter une chose comme vraie ou fausse sans qu’intervienne la raison.
La position d’Alpakhar est donc absurde.
D ’autre part, selon Maïmonide, tel qu’il est rendu par Spinoza,
«chaque passage de l’Écriture admet plusieurs sens et même des sens
opposés, et nous ne pouvons savoir quel est le vrai sens d’aucun passage

50 Son propre assentiment à ce principe n’a pas le même sens; cf. TTP, xv, III, p. 182
[Pléiade, p. 815]; cf. TTP, vii, III, p. 100-101 [Pléiade, p. 714-716],
51 TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 816],
52 TTP, xv, III, p. 181-182 [Pléiade, p. 815],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 291

qu’autant que nous savons qu’il ne contient rien, tel que nous l’inter­
prétons, qui ne s’accorde avec la raison ou qui la contredise». Par
conséquent, « si le sens littéral contredit la raison, aussi clair qu’il puisse
paraître, il faut l’interpréter autrement»53. Cela est illustré par un long
extrait du Guide des égarés:
Sachez que si nous refusons de dire que le monde a été de toute éternité,
ce n’est pas à cause des textes qui se rencontrent dans l’Écriture au sujet
de la création du monde. Car les textes enseignant que le monde a été
créé ne sont pas plus nombreux que ceux qui enseignent que Dieu est
corporel, et rien ne nous empêcherait d’expliquer ces textes relatifs à la
création; nous n’aurions même pas été embarrassé pour les interpréter
en procédant comme nous l’avons fait quand nous avons refusé d’attri­
buer à Dieu un corps [...] Je ne l’ai pas voulu cependant et je refuse de
le croire pour deux raisons: 1) On démontre clairement que Dieu n’est
pas corporel, il est donc nécessaire d’expliquer tous les passages dont le
sens littéral contredit à cette démonstration ; car nécessairement il existe
en pareil cas une explication. Au contraire nulle démonstration ne
prouve que le monde soit éternel; il n’est donc pas nécessaire de faire
violence aux Écritures pour les accorder avec une opinion simplement
spécieuse, et à laquelle nous avons quelque raison au moins d’en préfé­
rer une contraire. 2) Croire que Dieu est incorporel n’a rien de contraire
aux croyances sur lesquelles se fonde la Loi, etc., tandis que croire le
monde éternel, comme l’a fait Aristote, c’est enlever à la Loi son fon­
dement54.

L’exemple n’est pas des plus heureux, puisqu’en l’occurrence Maï-


monide préfère une interprétation littérale. Aussi Spinoza est-il forcé de
reformuler sa position dans un sens conditionnel :
S’il était rationnellement établi pour lui [Maïmonide] que le monde est
éternel, il n’hésiterait pas à faire violence à l’Écriture et à l’expliquer de
façon qu’elle parût l’enseigner. Bien plus, il serait immédiatement
assuré que l’Écriture, quoi qu’elle pût protester, a voulu enseigner
l’éternité du monde55.

Maïmonide a encore un second argument pour récuser une interpré­


tation métaphorique, à savoir la Loi. En effet, d ’après un passage non
cité par Spinoza, l’idée que le monde est étemel compromettrait la
croyance aux miracles et annulerait tous les espoirs et les menaces

53 TTP, vii, III, p. 113 [Pléiade, p. 730],


54 TTP, vii, III, p. 113-114 [Pléiade, p. 730],
55 TTP, vii, III, p. 114 [Pléiade, p. 730],
292 THEO VERBEEK

contenus dans la Loi56. «M aïm onide» ne doit donc pas être vu comme
défenseur d’un rationalisme socinien ou autre. En fait, sa position ne se
distingue guère de celle que Spinoza attribue à « la plupart des théolo­
giens»:
La plupart des théologiens [com m unes theologï] - lorsqu’ils ont pu se
rendre com pte d ’après la lum ière naturelle que l ’une ou l ’autre de ces
caractérisations [que D ieu ait des mains, des pieds, qu’il sièg e com m e roi,
etc.] n ’était point en accord avec la nature divine - ont prétendu qu’il fal­
lait avoir recours à une interprétation métaphorique mais qu’on devrait
accepter au contraire à la lettre les notions qui passent leur com préhension.
M ais si tous les passages de l ’Écriture inacceptables à la lum ière naturelle
devaient être compris métaphoriquement, il faudrait admettre que son
texte n ’aurait pas été écrit pour la foule inculte ; il aurait été destiné exclu ­
sivem ent à des lecteurs très savants et surtout à des philosophes57!

D ’abord, il y a la même distinction - implicite chez «M aïm onide»


(comme le prouve l’exemple même de l’éternité du monde), mais expli­
cite chez « la plupart des théologiens » - entre ce qui est contre la raison
et ce qui surpasse la raison : ce qui surpasse la raison est littéralement
vrai (parce que la Bible contient la vérité et rien que la vérité), mais ce
qui est contre la raison doit être interprété d’une façon métaphorique
(pour la même raison, à savoir que la Bible contient la vérité et rien que
la vérité). Et, comme on verra, dans les objections contre «M aïm o­
nide», il y a la même conclusion que les philosophes jouissent d ’une
autorité spéciale. Concluons que «M aïm onide» est très proche du
«commun des théologiens».
Spinoza a trois objections : la première, que si « Maïmonide » avait
raison, on ne pourrait être certain d ’aucun sens, car, «tant que la vérité
n ’est pas établie, nous ne savons si ce que dit l’Écriture s’accorde avec
la raison ou la contredit, et nous ignorons par suite si le sens littéral est
vrai ou faux»; la seconde que «presque tout ce que contient l’Écriture
est impossible à déduire des principes connus par la lumière naturelle»;
la troisième que «le peuple, qui ignore le plus souvent les démonstra­
tions ou est incapable de s’y appliquer, devrait ne rien pouvoir admettre
au sujet de l’Écriture que sur l’autorité ou par le témoignage des doc­
teurs et il lui faudrait, par suite, simposer que les philosophes sont
infaillibles dans l’interprétation de l’Ecriture»58.

56 Guide o f the perplexed, trad. Shlomo Pines ; introd. Léo Strauss, Chicago, The Uni-
versity of Chicago Press, 1963, II, xxv, p. 328.
57 TTP, xiii, III, p. 172 [Pléiade, p. 802],
58 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 731].
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 293

Aucune de ces objections n’est évidente. Dans la première, Spinoza


semble raisonner ainsi. Supposons que la Bible ne contient que des pro­
positions vraies ; alors on ne peut connaître le vrai sens d’aucune propo­
sition sans connaître la vérité qu’elle exprime. La présupposition cachée
est double: d’une part que «connaître une vérité» est «connaître la
vérité au moyen de la réflexion» et d’autre part - mais en réalité cela
suit de ce qu’on vient de dire - que la distinction entre ce qui est contre
la raison et ce qui surpasse la raison n’a pas de sens. La raison person­
nelle de Spinoza pour souscrire à cette dernière supposition est sans
doute que la réalité est intelligible: «De la nécessité de la nature divine
doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-
dire tout ce qui peu t tom ber sous un entendement infini.»59 Mais peut-
être faut-il aller plus loin et dire que s’il ignore la distinction entre ce qui
est contre la raison et ce qui surpasse la raison, c ’est qu’il croit que,
étant donné les principes de «M aïmonide », il est impossible de la faire.
Pourquoi? Probablement parce que le principe de l’autorité de l’Écri-
ture (principe accordé par «M aïm onide») le défend. En effet, comme
l’autorité de l’Écriture est absolue, elle vaut et pour les passages qui sur­
passent la raison et pour ceux qui sont contraires à la raison. Si donc on
subordonne l’autorité de l’Écriture à celle de la raison dans ceux qui
sont contraires à la raison, il n’y a plus de raison pour la respecter dans
ceux qui surpassent la raison. Retenons que la distinction entre passages
contre la raison et passages au-dessus de la raison, ne peut être faite.
On pourrait croire que, dans la seconde objection, Spinoza s’incline
devant le principe théologique que certaines vérités surpassent la raison,
mais notre analyse du premier argument a montré que c’est faux. Une
autre solution serait que l’Écriture s’occupe de faits contingents, qui pas
plus que les faits rapportés dans le Figaro , ne peuvent être déduits de
principes généraux. Une explication dans ce sens se trouve presqu’au
début du ch.vii :
L’Écriture traite très sou ven t de ch oses qui ne peuvent être déduites de
principes connus par la lum ière naturelle; ce sont des histoires et des
révélations qui en form ent la plus grande partie; or les histoires co n tien ­
nent principalem ent des m iracles, c ’est-à-dire [ ...] des récits de faits
in solites de la nature adaptés aux opinions et aux ju gem en ts des h isto ­
riens qui les ont écrits ; les révélations, elles, sont adaptées aux opinons
des prophètes, de sorte q u ’e lle s dépassent réellem ent [ ...] la com p ré­
hension hum aine60.

59 Eth, I, prop. 16 [Pléiade, p. 327],


60 TTP, vii, III, p. 98-99 [Pléiade, p. 713].
294 THEO VERBEEK

La formule est nettement ambiguë. En effet, si l’on peut dire qu’un


miracle «dépasse la compréhension humaine», ce n’est pas parce qu’il
s’agirait d’un événement qui sort de l’ordre intelligible de la nature -
cela est évidemment impossible - mais que celui qui l’a rapporté ne l’a
pas compris : «les anciens ont tenu pour miracle tout ce qu’ils ne pou­
vaient expliquer par des moyens communs.»61 En réalité, nous devons
exercer notre jugement, même à l’égard de miracles :
N ou s pouvons donc conclure que tout ce que l ’Écriture présente com m e
étant vraiment arrivé s ’e st produit nécessairem ent suivant les lo is de la
nature, com m e tout c e qui arrive; et s ’il se trouve quelque fait duquel on
puisse prouver apodictiquem ent q u ’il contredit aux lois de la nature ou
n ’a pas été produit par e lle s, on devra croire pleinem ent que c ’est une
addition faite aux L ivres sacrés par des hom m es sacrilèges. Tout ce qui
est contraire à la nature est contraire à la raison ; et ce qui est contraire à
la raison est absurde et doit être rejeté62.

Un miracle ne dépasse la raison que dans la mesure où, par défini­


tion, le récit d’un «m iracle» - c ’est-à-dire un récit qui présente un évé­
nement naturel comme s’il était surnaturel - est fait par quelqu’un qui
ne se sert pas de la raison. Pareillement, les révélations (le code moral
perçu par l’imagination prophétique) «dépassent la compréhension
humaine», non pas parce que le code moral serait absolument inintelli­
gible, mais parce que son expression verbale appartient à un niveau
intellectuel inférieur à la raison. Encore une fois, cela n ’implique pas
qu’on ne puisse pas juger les révélations ; au contraire :
Quant aux en seign em en ts m oraux contenus dans les L ivres, bien q u ’on
les puisse dém ontrer par d es notions com m u n es, on ne peut cependant
pas, par ces notions, dém ontrer que l ’Écriture donne c e s en se ig n e ­
m ents : cela ne peut s ’établir que par l ’Écriture e lle-m êm e63.

On peut démontrer qu’une proposition biblique est vraie; on ne peut


pas démontrer, à partir d’axiomes et de définitions, qu’un livre (l’Ecri-
ture) contienne des propositions vraies. En effet, il faudrait le lire, ou
l’interpréter, pour connaître son contenu (son « sens vrai ») ; et réfléchir
sur ce contenu pour savoir s’il est vrai. Par conséquent, Spinoza ne nie
pas que l’Écriture contient des vérités rationnelles; ce qu’il nie, c ’est
qu’on puisse en être certain sans l’avoir examinée - par la raison. En
effet, ce qu’il nie est que l’Écriture ait de l’autorité.

61 TTP, vi, III, p. 84 [Pléiade, p. 696],


62 TTP, vi, III, p. 91 [Pléiade, p. 705].
63 TTP, vii, III, p. 99 [Pléiade, p. 713],
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 295

Enfin, dans le troisième argument Spinoza tire la conclusion que


selon les principes de «M aïm onide», les philosophes jouiraient d’une
autorité spéciale, étant donné que ce sont eux qui font une étude de la
vérité. Par rapport au second argument, le nouvel élément est celui de
l’autorité d’un interprète particulier: comme la connaissance de la
vérité et l’usage de concepts abstraits est réservé aux philosophes, on ne
peut pas affirmer que la Bible contienne la vérité et rien que la vérité
sans attribuer une autorité spéciale aux philosophes (qui, après tout,
sont des spécialistes en la connaissance de la vérité). La position de
Spinoza est donc celle de M eyer: attribuer de l’autorité à l’Écriture et
demander une interprétation autorisée de l’Écriture crée des difficultés
insurmontables, car, pour que l’interprétation d’un texte auquel on attri­
bue de l’autorité ait elle-même de l’autorité, il faut un instrument qui
possède autant d ’autorité que le texte. Par conséquent, dire que l’Écri-
ture contient la vérité (attribuer de l’autorité à l’Écriture) serait affirmer,
d’une part, que les auteurs de l’Écriture étaient des philosophes et,
d’autre part, qu’on ne peut interpréter l’Écriture qu’en ayant recours à la
philosophie : un philosophe ne peut être compris que par un philosophe.
Aussi les postulats attribués par Spinoza à «M aïmonide» sont-ils les
suivants :
Il su p p ose d ’abord que les prophètes sont d ’accord entre eux sur tous les
points et ont tous été de très grands philosop h es et de très grands th éo ­
lo g ien s [ ...] ce qui e st faux. Il suppose en second lieu que le sen s de
l ’Ecriture ne peut s ’établir par l ’Ecriture m êm e; car la vérité sur les
ch oses ne peut s ’établir à partir de l ’Écriture (qui ne démontre rien et
n ’en seig n e pas les ch oses dont elle parle, par des définitions et des causes
prochaines) [ ...] E nfin, il suppose qu’il nous est permis d ’expliquer, de
torturer les paroles de l ’Ecriture selon nos opinions préconçues64.

La vérité étant une, dire que l’Écriture contient la vérité implique que
tous ses auteurs connaissent la vérité et en sont d’accord. D’autre part,
que l’Écriture contienne la vérité (l’autorité de l’Écriture) ne peut être
déduit ni de la raison ni de l’Écriture elle-même: c’est un préjugé. Par
conséquent, toute interprétation de la Bible fondée sur ce préjugé fait
violence au texte. En fait, la méthode de « Maïmonide » - donc, du com­
mun des théologiens - «détruit toute la certitude sur le vrai sens de l’É­
criture que le peuple puisse avoir par une lecture sincère»65. Les théolo­
giens causent de la confusion parmi ceux à qui l’Écriture s’adresse, parce
qu’en interprétant l’Écriture, ils se servent de la philosophie, qui est une

64 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 732]


65 TTP, vii, III, p. 116 [Pléiade, p. 733],
296 THEO VERBEEK

étude difficile et spécialisée. Leur faute principale cependant est d’attri­


buer de l’autorité à l’Écriture. De cette faute découlent toutes les autres,
notamment celle de demander une interprétation autorisée.
Les différences entre «M aïm onide» et «Alpakhar» sont moins
grandes qu’il ne semble. En fait, ils représentent deux attitudes fonda­
mentales de la théologie orthodoxe: l’une (Alpakhar) consciente, qui
consiste à affirmer l’autorité absolue de la Bible et à n’admettre, pour
l’interpréter, aucun instrument étranger; l’autre (Maïmonide) refoulée,
qui ne rejette pas l’usage de disciplines ancillaires, comme la philoso­
phie. En effet, la critique de «M aïm onide» aussi bien que de «A lpa­
khar» se réduit à rejeter toute conceptualisation de la «théologie au sens
strict» (foi ou parole de Dieu), donc à repousser la «théologie au sens
large» (discours sur Dieu), principalement parce qu’elle crée de la
confusion.

CONCLUSION

Ce qui semble avoir empêché les commentateurs de voir clair dans le


Traité théologico-politique, est à la fois une conception de la vérité et
une conception de la tolérance qui, ni l’une ni l’autre, ne sont du XVIIe
siècle. Par ailleurs, une partie du trouble est causée sans doute par le fait
que le christianisme lui-même a changé, au point qu’il serait difficile de
trouver un chrétien moderne qui ne soit plus proche de Spinoza que de
ses adversaires orthodoxes. Pour terminer cet essai, je voudrais briève­
ment commenter ces points.

1. L’idée que, à un niveau inférieur, la religion représente la vérité de la


philosophie ou une vérité de la philosophie - ou que la religion n ’est
pas absolument fausse - exerce une attraction particulière sur ceux
qui, sans être croyants, ne veulent pourtant rompre avec la tradition
culturelle et intellectuelle de la foi. Toutefois, cette idée présuppose
ou bien une conception dialectique de la vérité (qui permettrait de
voir la religion comme un stade dans l’histoire de la vérité) ou bien
une conception idéaliste de la vérité (qui permettrait d’accepter
comme « vraies » des représentations non-conceptuelles et non-dis-
cursives). Or, à mon avis, Spinoza a de la vérité une conception car­
tésienne, qui veut que la connaissance de la vérité soit certaine, donc
qu’une vérité soit certainement vraie et que la négation d’une vérité
soit certainement fausse; en effet, c ’est là la définition de certitude.
Par conséquent, s’il est démontré, par des idées « adéquates » (claires
et distinctes), que « Dieu » ne peut pas vouloir de la façon d ’un légis­
lateur, c ’est-à-dire en voulant certains actes sans les causer, l’idée
L’ IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE 297

d’un Dieu législateur est certainement fausse (bien qu’elle puisse


être moralement efficace). Au surplus, selon les principes de Spi­
noza, un parallélisme entre deux connaissances - l’une moralement
certaine, l’autre mathématiquement certaine - n’est possible que
pour des objets qui sont connus et par l’imagination et par l’entende­
ment, ou, autrement dit, pour des objets qui font une impression sur
le système nerveux - objets matériels et objets qui ont une analogie
avec des objets matériels (objets géométriques) - mais il est impos­
sible par rapport à des objets invisibles :
En effet, les seuls yeu x par lesq u els on voit le s ch o ses in visib les et les
objets de l ’esprit, sont le s dém onstrations. Par conséquent, ceu x qui
n ’ont pas de dém onstrations, en ignorent tout. En effet, lorsqu’ils par­
lent de ces ch o ses par ouï-dire, c ’est aussi peu l ’expression d ’une pen ­
sée ou d ’un esprit que le s m ots d ’un perroquet ou d ’un autom ate66.

La seule manière de connaître «D ieu» est à partir d’axiomes et de


définitions. Dieu ne faisant aucune impression sur le système ner­
veux - sauf en tant qu’il s’exprime dans l’attribut de l’étendue - on
ne peut pas le connaître par l’imagination. En effet, s’il est impos­
sible de connaître Dieu par l’interprétation de l’Écriture, la raison est
que les auteurs de l’Écriture se sont servis de l’imagination.
2. Ce qui prête à confusion est que dans la mesure où elles produisent
le même com portem ent - comportement qu’on peut appeler «reli­
gion » - il existe néanmoins un accord (plutôt une équivalence pra­
tique) entre la foi (la théologie) et la philosophie, situé au niveau du
code moral. Celui-ci le croyant le perçoit comme la volonté d’un
Dieu législateur, tandis que le philosophe le comprend comme une
vérité étemelle. Cependant, en cette formule, la différence est plus
importante que l’accord. Car, pour que le philosophe fasse un acte de
vertu, il suffit qu’il comprenne une vérité; mais pour que le croyant
fasse la même chose il est nécessaire pour lui d’associer un précepte
avec la notion, fausse, de son auteur, Dieu, qui lui commande
d’obéir. Sur le plan de la vérité, il existe donc une disparité radicale
entre la religion et la philosophie ; l’une est aussi certainement fausse
que l’autre est certainement vraie. Le sens de la séparation de la phi­
losophie et de la théologie n’est pas de créer un terrain neutre où la
philosophie n’aurait aucun droit, mais de tirer de la fausseté de la foi
la conclusion que du point de vue de la vérité il n’y a aucune raison
de privilégier une dénomination particulière.

“ TTP, xiii, III, p. 170 [Pléiade, p. 800],


298 THEO VERBEEK

3. Le véritable objet du Traité théologico-politique n’est ni de revendi­


quer la liberté de la religion ni de plaider la liberté de juger ou d’ex­
primer ses pensées, mais de réclamer la liberté de philosopher. Or,
lorsqu’un philosophe parle de philosophie, ce dont il veut parler,
c ’est généralement sa propre philosophie; lorsqu’il adopte une
méthode cartésienne, il croira au surplus que cette philosophie est
vraie. L’objet du Traité théologico-politique est donc de revendiquer
pour Spinoza le droit de chercher la vérité et d ’en tirer toutes les
conclusions pratiques - morales, politiques, religieuses - d’autant
plus qu’aucune de ces conséquences ne menace l’autorité du souve­
rain. Au contraire, le résultat principal de la philosophie vraie est un
renforcement des droits du souverain. Enfin, le seul argument pour
la « tolérance » est que, étant donné la diversité intellectuelle et reli­
gieuse de la société moderne, le souverain compromettrait son auto­
rité en essayant d’imposer une croyance qui, forcément, serait reje­
tée par une partie importante de la population.

Théo V erbeek
Université d'U trecht
THÉORIES DE LA MATIÈRE
ET ANTISPINOZISME
EN ANGLETERRE:
ROBERT BOYLE
ET LES BOYLE LECTURES

It is not a week ago, since I saw a letter, that informed me, that Spinosa,
a Jew first, after a Cartesian, and now an atheist, is supposed the author
of Theologico-Politicus - 1 suppose, you may have seen the book1.

Voilà ce qu’écrivait le philosophe néoplatonicien Henri More à son


ami Robert Boyle quelques mois après la parution du Tractatus theolo-
gico-politicus de Spinoza. Par ces mots, More faisait écho aux informa­
tions reçues de ses amis hollandais et, tout particulièrement, du théolo­
gien remontrant Philippus van Limborch, autour de la publication de
l’œuvre de Spinoza, en proposant de nouveau au savant anglais le juge­
ment quasi unanime qui, jusque là, avait accompagné la publication du
Tractatus theologico-politicus.

1. - LES PRINCIPES DES CHOSES

Boyle ne fut guère surpris de la parution de l’œuvre du philosophe


hollandais. Au contraire, au cours des années 1660, il avait été informé
par Henry Oldenburg, ami et secrétaire de la Royal Society, de ce que
Spinoza était en train d’élaborer dans son refuge de Rijnsburg. Olden­
burg avait rencontré le philosophe en juillet 1661 et s’était engagé par la

1 Robert Boyle, The Works o f the honour. Robert Boyle, London 1772, 6 vol., rep.
Hildesheim, G. Olms 1966, VI, 514. Pour la datation de la lettre de More à Boyle,
voir: Alan Gabbey, «Philosophia Cartesiana Triumphata: Henry More (1646-
1671)», Problems of Cartesianism, édité par Th. M. Lennon, J. M. Nicholas, J. W.
Davis, Kingston and Montréal 1982, 171-250, partie. 248-249. Sur les rapports entre
More et Boyle voir John Henry, «Henry More versus Robert Boyle: the spirit o f na­
ture and the nature o f providence», S. Hutton, éd., Henry More (1614-1687) Tercen-
tenary Studies, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers 1989, 55-
300 LUISA SIMONUTTI

suite à maintenir le contact avec le penseur hollandais ainsi qu’à appro­


fondir, par le moyen d ’une correspondance imposante, certaines
réflexions philosophiques communes autour de la métaphysique, de la
science et de la théologie. Cette correspondance permet de saisir, non
seulement la critique qu’adresse Oldenburg aux idées de Spinoza, mais
aussi d’appréhender les moments les plus significatifs du rapport Boyle-
Spinoza en ce qui concerne les problématiques physico-expérimentales
et les questions philosophiques et religieuses.
Boyle, qui se méfiait de tout système métaphysique ou de toute pré­
tendue explication naturelle et exhaustive, se tournait plutôt vers l’ex­
périmentation, les preuves et les témoignages, proposant ainsi une voie
mitoyenne entre rationalisme et fidéisme. Spinoza, quant à lui, ayant
fait siennes les raisons du mécanisme et du rationalisme, procède à une
critique serrée des sciences et des idéologies afin de redonner à
l’homme sa liberté et sa béatitude. Bien que partageant l’exigence de
connaître rationnellement la réalité humaine et d’approcher la nature
divine, les deux penseurs parviennent à des conclusions épistémolo-
giques et philosophiques assez différentes, conclusions que se propo­
sent une nouvelle fois, en une confrontation problématique, dans la
pensée philosophique et scientifique moderne. L’échange d ’opinions
intervenu entre Boyle et Spinoza ne peut pas, en effet, se limiter à un
simple épisode de la biographie intellectuelle de deux auteurs, mais pré­
figure plutôt le rapport entre philosophie et science qui prendra l’avant-
scène de la culture européenne dans la seconde moitié du dix-septième
siècle et du siècle suivant, tout en conditionnant l’attitude qu’une partie
de la culture anglaise aura à l’égard de Spinoza2.

__ 26______
2 Sur le milieu scientifique anglais et sur The Royal Society, voir Michael Hunter,
Science and Society in Restoration England, Cambridge, Cambridge University
Press 1981; Id., The Royal Society and its Fellows, 1660-1700, Oxford, BSHS
1982; Id., Science and the Shape o f Orthodoxy. Intellectual Change in Late Seven-
teenth-Century Britain, Woodbndge, The Boydell Press 1995. Sur la diffusion de la
pensée de Spinoza en Angleterre, voir T.J. De Boer, « Spinoza in Engeland », Tijd-
schrift voor Wijsbegeerte, 10, (1916), 331-36; Rosalie L. Colie, «Spinoza in
England, 1665-1730», Proceedings o f the American Philosophical Society, 107
(1963), 183-219; J.J.V.M. de Vet, «Learned periodicals from the Dutch Republic
and the early debate on Spinoza in England», Miscellanea anglo-belgica, Leiden
1987, 27-39; Paola de Cuzzani, «Spinoza et les spinozismes. De Oldenburg à
Hegel, l’histoire d’une répudiation», Revue d'Histoire et de Philosophie reli­
gieuses, 71, (1991-93), 349-64; Sarah Hutton, «Henry Oldenburg and Spinoza», P.
Cristofolini, éd., La Discussion sur le Tractatus theologico-politicus (1670-1677) et
la réception immédiate du spinozisme, Amsterdam/Maarssen, APA-Holland
University Press 1995, 106-122; Luisa Simonutti, «Premières réactions anglaises
au Traité théologico-politique», P. Cristofolini, éd., La discussion sur le Tracta-
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 301

Après sa visite à Spinoza, au village de Rijnsburg, Oldenburg rentre


en Angleterre et confesse, dans sa première lettre à Spinoza, que les
questions qui ont été soulevées durant leur conversation «se sont
implantées en moi et me travaillent l’esprit»3. Il interroge son corres­
pondant sur les principes de la philosophie de Bacon et de Descartes, sur
la définition de Dieu, sur l’âme, sur l’extension et la pensée infinies. Il
termine sa lettre en attirant l’attention du philosophe sur les écrits déjà
publiés de Boyle à propos de la fluidité, la solidité et la nature et la pro­
priété élastique de l’air, étayées par de nombreuses expériences.
Dans le cours de cette correspondance, Spinoza s’intéresse aux pre­
mières pages consacrées à l’expérience sur le salpêtre. Dans le texte A
physico-chym ical e s sa y 4, Boyle avait décrit avec attention ses observa­
tions sur la décomposition et la recomposition des cristaux de salpêtre.
Pour le savant anglais, ces expériences avaient mis en lumière que «the
discovery of how differing substances may be obtained from nitre, and
compound it again »5, et montré les qualités spécifiques des parties qui
composent les cristaux de sel. L’expérimentation chimique permettait, à
ses yeux, de définir et d ’analyser les différences significatives entre des
éléments stables. C ’est justement à propos de l’observation de la

tus theologico-politicus (1670-1677), 123-136; Id., «Spinoza and the English


Thinkers. Criticism on Prophecies and Miracles: Blount, Gildon, Earbery », W. van
Bunge et W. Klever, éds, Disguised and overt Spinozism around 1700, Leiden, Brill
1996, 191-211; Wayne I. Boucher, Spinoza in English: A Bibliography from the
Seventeenth Century to the Present, Bristol, Thoemmes Press 1999 (I éd. 1991).
3 Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard 1954, Lettre I, 1059. La correspon­
dance entre Oldenburg et Spinoza se déroule entre 1661 et 1665, puis elle reprend à
partir de 1675 à la mort de Spinoza. Voir The Correspondence o f Henry Oldenburg,
éditée et traduite par A. Rupert Hall et M. Boas Hall, 11 vol., Madison, Wisconsin
1965-1977. Une vingtaine d’annés après, dans sa défense de la science et de la reli­
gion, Gurdon se référé à la correspondance entre Oldenburg et Spinoza. Sur l’im­
portance de cette correspondance voir, à titre d ’exemple, l’écho dans les pages de
Brampton Gurdon, The Pretended Difficulties in Natural or Reveal'd Religion no
Excuse fo r Infidelity, (1721-1722) in A Defence o f Natural and Revealed Religion :
Being a Collection o f the Sermons preached at the Lecture founded by the Honou-
rable Robert Boyle, (from the Year 1691 to the Year 1732), London 1739, 3 vol., en
particulier Sermon XII, vol. III, 358 et 363. Il est bien connu, en outre, que l’échange
épistolaire entre Oldenburg et le philosophe d’Amsterdam exerça une grande
influence sur Leibniz, dans son interprétation de la philosophie spinozienne.
4 R. Boyle, A pliysico-chymical essay, containing an experiment, with some Considé­
rations touching the differing parts and rédintégration o f salt-petre, in Certain phy-
siological essays, and other tracts written at distant Times, and on several occasions,
in The Works, vol.I, 354-442. Sur la pensée de Boyle voir Jan W. Wojcik, Robert
Boyle and the Limits ofReason, Cambridge, Cambridge University Press 1997.
5 R. Boyle, A physico-chymical essay, in The Works, vol. I, 359.
302 LUISA SIMONUTTI

décomposition et de la recomposition du nitrate de potassium que Boyle


parvenait à la conclusion que le composé dérivait de ses composants
singuliers, quoiqu’il trouvât en eux son origine, et que, à la fin du pro­
cessus de recomposition, il fût possible d ’obtenir de nouveau du sal­
pêtre. Il n’oubliait pas de noter, cependant, que le poids et le volume
étaient inférieurs au même composé avant que l’on fît le processus chi­
mique; cela était dû, toutefois, à son incapacité d ’observer l’évapora­
tion du gaz de carbonate. Intéressé à saisir les petits éléments qui com­
posent la nature et non à formuler les axiomes d’une ontologie nouvelle,
Boyle répète à plusieurs occasions qu’il a surtout à cœur l’enquête et
l’interprétation dans leur sens empirique
to speak and think, as nature does really and sensibly appear to work ;
and not to acquiesce in notions and explications of things, which,
strictly examined, are not intelligible6.

Dans les essais physiologiques, le chimiste anglais fait appel à une


conception de la nature et à une méthodologie qui soulèveront une
réplique cinglante de Spinoza. Dans les pages de la préface à ces écrits
il affirme, et il le répète plusieurs fois au philosophe d’Amsterdam par
la plume des lettres d’Oldenburg, que
I could, by the help of the corpuscular philosophy, in the sense newly
given of that appellation, associated with chymical experiments, expli-
cate some particular subjects more intelligibly, than they are wont to be
accounted for, either by the schools or the chymists. And however since
the vulgar philosophy is yet so vulgar, that it is still in great request with
the generality of scholars ; and since the mechanical philosophers have
brought so few experiments to verify their assertions : and the chymists
are thought to have brought so many on the behalf of theirs, that of
those, that have quitted the unsatisfactory philosophy of the schools, the
greater number, dazzled as it were by the experiments of Spagyrists,
have imbraced their doctrines instead of those they deserted : for these
reasons, I say, I hoped I might at least do no unseasonable piece of ser­
vice to the corpuscular philosophers, by illustrating some of their
notions with sensible experiments, and manifesting, that the things by
me treated of may be at least plausibly explicated without having
recourse to inexplicable forms, real qualities, the four peripatetic ele-
ments, or so much as the three chymical principles7.

Occupé à démontrer la validité de la science expérimentale, et en


particulier de la chimie, dans l’enquête des éléments constitutifs de la
6 Ibid., 372.
7 lbid., 356.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 303

nature, Boyle n’entend pas se mêler au débat entre épicuriens et carté­


siens. S’appropriant les éléments méthodologiques communs à la philo­
sophie naturaliste moderne, atomiste et cartésienne, il s’oppose à la
conception des formes substantielles communément acceptée par la
scolastique de son époque. Il est convaincu de l’incohérence et de l’er­
reur de ces philosophies qui fournissent
only a général and superficial account o f the phaenom ena o f nature
from certain substantial form s, w hich the m o st in gen iou s am ong them -
selv es con fess to be incom préhensible, and certain real qualifies, w hich
know ing m en o f other persuasions think to be lik ew ise u n in telligib le 8.

Dans les lettres à Oldenburg de la première partie des années 1660,


Spinoza ne se soustrait pas à une critique ponctuelle du texte de Boyle
d ’un point de vue expérimental et philosophique. Jugeant que la
démonstration de la séparation et de la recomposition du salpêtre est
insuffisante, le philosophe propose ses propres expériences - « Quand
j ’ai fait cette expérience, l’atmosphère était très sereine»9 - qui contre­
disent les résultats obtenus par le chimiste anglais, démontrant l’homo­
généité plutôt que l’hétérogénéité du composant obtenu par la réinté­
gration du salpêtre. Après avoir reproché au savant de n’avoir pas fourni
un développement mathématique adéquat des expériences - «ces
démonstrations toutefois n’étant pas proposées par lui comme mathé­
matiques, point n’est besoin d’examiner si elles sont entièrement
convaincantes»10, Spinoza reprend de façon polémique les paroles de
Boyle et affirme:
Pour m a part, je ne su is pas d ’avis que l ’on range parmi les genres
suprêm es les notions que form e le vulgaire sans m éthode et qui repré­
sentent la nature, non telle q u ’elle est en elle-m êm e, m ais par rapport à
nos sens ; et je ne veu x pas q u ’on les m êle (pour ne pas dire q u ’on les
con fon d e) avec les notions claires qui expliquent la nature telle q u ’elle
est en elle-m êm e 11.

Se référant à des expériences analogues faites par Bacon et Des­


cartes, le philosophe souligne avoir proposé ces expériences non
comme démonstration de la vérité de ses propres affirmations, mais
parce qu’elles confirment, d ’une certaine manière, «les principes que

* Ibid., 355.
9 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1072.
10 Ibid., 1074.
11 Ibid., 1076.
304 LUISA SIMONUTTI

j ’avais établis comme s’accordant avec la raison»12, et qu’ils ne contre­


disent pas les principes mécanistes du mouvement et de la composition
de la m atière13. Des études récentes ont montré qu’il était au fait du
débat scientifique et des développements de la science contemporaine
promus par des figures scientifiques tels que Huygens, Tschimhaus et
Burchard de Volder, de même qu’elles ont souligné l’importance qu’eu­
rent pour sa réflexion philosophique et pour sa métaphysique le rôle de
l’expérimentation et le concept d ’expérience14. Toutefois, Spinoza est
convaincu que ce n’est pas un raisonnement fondé sur un statut physico­
expérimental, mais bien une procédure cognitive logico-déductive - où
les phénomènes sont conformes à la raison - qui peut constituer le fon­
dement rationnel permettant d’affirmer la nécessité de l’existence de la
matière, de l’infinitude, de l’extension et de l’homogénéité de tous ses
composants15.
L’intérêt de ce dialogue à distance, qui n’est pas dépourvu de traits
polémiques, réside moins dans la procédure expérimentale proposée -
où celle de Spinoza est, sans contredit, plus faible et plus loin de la for­
mulation moderne que ne le sont les résultats des expériences de Boyle
- mais plutôt dans le fait qu’il met en exergue la confrontation entre
deux conceptions épistémologiques et philosophiques antagonistes : la
conception rationalistico-mécaniste et la conception corpusculo-expéri-
mentale. Les objections de Spinoza se concentrent sur le concept de
nature, sur les limites de la science expérimentale, sur la structure ato­
mique de la matière et sur la conception du mouvement propre à Boyle,

12 Ibid., Lettre XIII, 1105.


13 Flanquant Bacon et Descartes, Spinoza s’oppose de façon radicale à la méthode
expérimentale défendue par Boyle: «Je reconnais volontiers que cette reproduction
du salpêtre est une belle expérience pour rechercher la nature même du salpêtre,
lorsqu’on connaît déjà les principes mécaniques de la philosophie et qu’on sait que
tous les changements se font dans les corps suivant des lois mécaniques ; mais je nie
que ces vérités découlent plus clairement et plus évidemment de cette expérience
que de beaucoup d’autres qui se présentent d’elles-mêmes et qui ne peuvent cepen­
dant servir à les établir de façon décisive». Ibid., 1106.
14 Voir H. Daudin, «Spinoza et la science expérimentale: sa discussion de l ’expé­
rience de B oyle», Revue de l ’histoire des sciences, (1949), 179-90; A. Rupert Hall
and M. Boas Hall, «Philosophy and natural philosophy: Boyle and Spinoza»,
Mélanges Alexandre Koyré. L’aventure de l'esprit, Paris 1964, 241-56; Elkhanan
Yakira, «B oyle et Spinoza», Archives de philosophie, 51, (1988), 107-24; Pierre-
François Moreau, Spinoza. L’expérience et l ’éternité, Paris, Presses Universitaires
de France 1994, en particulier 268-287; Luisa Simonutti, «B oyle and Spinoza:
natural philosophy and rational religion», R. Crocker, éd., Religion, Reason and
Nature in Early M odem Europe, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000.
15 Voir Spinoza, Œuvres complètes, Éthique, I partie, prop. XV, démonstr. et scolie.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 305

sur la légitimité du vacuum enfin. Il n’accepte pas la définition de qua­


lités primaires de la matière que Boyle attribue à l’impénétrabilité, à la
dureté, à la fluidité et autres qualités sensibles, puisque celles-ci ne peu­
vent être déduites rationnellement de principes généraux parfaitement
évidents comme c ’est le cas, par exemple, de la notion de mouvement,
d’inertie ainsi que pour leurs lois16.
Jamais personne ne réussira à le prouver par des expériences chimiques
ni par aucune sorte d’expériences, mais seulement par un raisonnement
démonstratif et le calcul. Par le raisonnement, en effet, nous divisons les
corps à l’infini et conséquemment aussi les forces requises pour les
mouvoir; mais nous ne pourrons jamais prouver cela par des expé­
riences17.

Au scepticisme de Boyle face à une rationalité métaphysique qui fait


fi de toute vérification expérimentale, Spinoza oppose une lecture cri­
tique qui veut souligner le caractère contingent et la précarité d’une
connaissance qui - privée d’un statut axiomatique - ne se pose pas
comme but l’enquête des principes que l’on ne peut connaître qu’avec
l’intellect, mais s’appuie exclusivement sur la recherche expérimentale.

2. - CATHOLICK RU LES OF MOTION

Le caractère irréductible des positions de ses deux amis apparaît


clairement à Oldenburg, lequel prend le soin de souligner la complé­
mentarité de leurs réflexions et de promouvoir le dessein commun de
ces deux grands génies de rejoindre « a genuine and solid philosophy ».
À son avis, le devoir revient à Spinoza d ’enquêter, avec son acuité
mathématique, les principes des choses, tandis qu’appartient à Boyle
celui de les confirmer et de les illustrer par des expériences et des obser­
vations tout aussi fréquentes que précises18. Les efforts du Secrétaire de

16 Voir A.Rupert Hall and M.Boas Hall, «Le monde scientifique à l’époque de
Spinoza», in Actes du Colloque International SPINOZA 1632-1677, Paris 1978,19-
30; W.N.A. Klever, «M oles in motu. Principles of Spinoza’s Physics», in Studia
Spinozana, 4, 1988, 165-193. Sur le milieu scientifique hollandais voir le volume
VI, 1991, Cahier Spinoza.
17 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1077
1B Oldenburg exhortait les deux auteurs: «Puisque vous êtes d’accord sur le principal,
je ne voudrais pas insister sur les divergences. Je préférerais travailler à unir vos
esprits, pour qu’ils cultivent une philosophie véritable et solidement fondée. Per­
mettez-moi de vous appeler à continuer d’établir fortement les principes des choses,
306 LUISA SIMONUTTI

la Royal Society ne réussiront cependant pas à empêcher le refroidisse­


ment des rapports de Spinoza avec les deux amis anglais et l’interrup­
tion de la correspondance qui ne reprendra que deux ans avant la mort
du philosophe.
Spinoza adhère à la conception mécaniste non seulement parce
qu’elle est en état de fournir une explication satisfaisante aux phéno­
mènes naturels, mais surtout à cause de son efficacité méthodologique
et par la rigueur géométrique avec laquelle Descartes élabora sa doc­
trine. L’assentiment de Spinoza à cette doctrine ne s’épuise pas en un
intérêt épistémologique et en une rigueur rationaliste. Il retient que la
pensée cartésienne, bien que sujette à critique19, peut lui fournir le cadre
logico-scientifique ainsi que la méthodologie lui permettant de mieux
exprimer ses conceptions éthico-politiques, et de mieux conduire sa
recherche dans le domaine de l’exégèse biblique à laquelle il travaille au
cours des années durant lesquelles le dialogue avec les deux savants
anglais se développe20.
Au début des années 1660, tandis que Spinoza était occupé à la
rédaction du traité D e intellectus emendatione et des premiers chapitres
de Y Éthique, il n ’avait pas manqué d’exprimer ses craintes à la pensée
de donner des œuvres à imprimer qui auraient pu soulever contre lui la
haine des théologiens. Demandant conseil à Oldenburg à ce propos, le

en rapport avec l’acuité de votre esprit mathématique; tandis que j ’engage mon
noble ami Boyle à confirmer et à illustrer cette même philosophie par des expé­
riences et des observations plusieurs fois répétées et faites avec rigueur.» Spinoza,
Œuvres complètes, Lettre XVI, 1114.
19 Ibid., Lettres, XXXII-XXXIII.
20 Spinoza écrit dans le septième chapitre du Tractatus theologico-politicus: «... il nous
faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Écriture et arriver
à en avoir une vue claire : tant que nous ne la connaîtrons pas en effet, nous ne pour­
rons rien savoir avec certitude de ce que l’Écriture ou l’Esprit-Saint veut enseigner.
Pour abréger, je résumerai cette méthode en disant qu’elle ne diffère en rien de celle
que l’on suit dans l’interprétation de la nature, mais s’accorde en tout point avec
elle. De même en effet que la méthode dans l’interprétation de la nature consiste
essentiellement à considérer d’abord la nature en observateur et, après avoir ainsi
réuni des données certaines, à en conclure les définitions des choses naturelles, de
même pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connais­
sance historique et, une fois en possession de cette connaissance, c’est-à-dire de
données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime consé­
quence la pensée des auteurs de l ’Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l’on
n’admet d’autres principes et d’autres données pour interpréter l’Écriture et en
éclaircir le contenu que ce qui peut se tirer de l’Écriture elle-même et de son histoire
critique), chacun pourra avancer sans risque d’erreur, et l’on pourra chercher à se
faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce
qui nous est connu par la lumière naturelle» Spinoza, Œuvres complètes, 712-713.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 307

philosophe hollandais indiquait quelques questions qui auraient pu


contrarier les prédicateurs : la conception des attributs divins et du rap­
port entre Dieu et la Nature21. Le penseur anglais, pour sa part, avait
engagé l’ami à mettre de côté tout retard et à scruter les secrets de la
nature plus profondément qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Tout en l’ex­
hortant à la prudence, et à une grande modération, Oldenburg lui
conseillait fermement
que vous ne priviez pas le monde savant des œuvres et philosophiques
et théologiques que vous avez écrites avec tant de science et de profon­
deur, et à ce que, au contraire, vous les publiiez, quoi que puissent dire
les théologastres. Votre nation est très libre, on y philosophe très libre­
ment22.

Les conceptions épistémologiques différentes, mais surtout la paru­


tion, en 1670, du livre sur les «anges, les prophéties et les miracles»
discuté plusieurs fois et annoncé dans le cours de la correspondance,
marquera une frontière infranchissable entre les Anglais et le penseur
continental. Dans ses dernières lettres, Oldenburg souligne de façon cri­
tique ces notions ambiguës qui semblent confondre Dieu et Nature, nier
l’autorité et la valeur des miracles en tant que garanties de la Révélation.
Il donne une voix à ces lecteurs qui voient dans la philosophie de Spi­
noza l’affirmation d ’une «nécessité fatale» qui anéantit la religion et
réduit le Christ au simple rôle de médiateur. Les critiques de Boyle se
focaliseront précisément sur l’affirmation de Spinoza selon laquelle il
existe une équivalence entre miracle et ignorance ainsi que la convic­
tion que les miracles ne peuvent constituer le fondement de la vraie doc­
trine, mais seulement de la superstition. Ayant endossé les vêtements de
l’apologiste, le savant anglais prend la défense de la religion chrétienne
et de la validité des miracles dans certaines pages qui sont demeurées en
partie manuscrites23.
Les répliques successives de Spinoza ne feront que confirmer l’as­
pect radical de ses positions à propos de l’interprétation des Saintes
Écritures et sur la «réduction, non pas à l’impossible, comme on dit,
mais à l’ignorance»24, que la défense des miracles impliquait à ses yeux.
Si Boyle était sensible à l’exigence d’une analyse stylistique et histo-

21 Ibid., Lettre VI, 1082.


22 Ibid., Lettre VII, 1083.
23 Voir Rosalie L. Colie, «Spinoza in England, 1665-1730», en particulier: «Appen­
dices», 211-219.
24 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre LXXV, 1286. Voir aussi Lettre LXXIII, 1282-
83.
308 LUISA SIMONUTTI

rico-linguistique du texte sacré, il ne dépassa toutefois jamais les limites


de l’orthodoxie. Champion convaincu de la clarté et de l’évidence de
l’enseignement biblique pour obtenir le Salut, il défend le contenu des
mystères et son accord avec la raison humaine. De façon significative
dans le cours de 1675, Boyle propose à ses lecteurs un bref essai, com­
posé des années auparavant, où il défend la possibilité et la véracité du
miracle de la Résurrection, miracle crucial pour la religion chrétienne,
et ce, contre les objections soulevées par les « philosophical infidels»
Anciens ou Modernes. Pareillement, quelques mois plus tard, Olden­
burg prenait la défense du miracle de la résurrection de Lazare et
concluait par cette question
N e p en sez-v o u s pas q u ’il co n v ien t à un esprit créé, à un savoir créé, de
reconnaître dans un esprit incréé et dans la divinité suprêm e une scien ce
et un p ouvoir tels q u ’ils pu issen t pénétrer et réaliser ce que la raison et
les m oyen s de la ch étiv e hum anité ne peuvent com prendre et c e dont ils
ne peuvent rendre co m p te? 25

Comme Boyle, le Secrétaire de la Royal Society ne pouvait accepter


l’équivalence entre les miracles et l’ignorance - équivalence affirmée
sans marge d ’incertitude par Spinoza - ni non plus que l’on puisse,
comme le voulait le philosophe, «enfermer dans les mêmes limites la
puissance de Dieu et le savoir des hommes les plus pénétrants, comme
si Dieu ne pouvait rien faire ou produire dont les hommes ne puissent
rendre compte en tendant toutes les forces de leur esprit»26.
Dans les manuscrits antispinoziens, Boyle défend la liberté de Dieu
d ’opérer selon une logique et selon des règles qui apparaissent incom­
préhensibles à la pensée humaine et qui sont, en apparence, incompa­
tibles avec les lois du créé
W herefore thô the Supream A uthor o f things, has by estab lish in g the
L aw s o f nature determ in’d and bound up other B ein gs to act according
to them , y e t he has not bound up his ow n hands by them , but can en vi-
gorate, suspend, over-rule ; and reverse any o f them as he thinks f i t 27.

À la « nécessité fatale », il oppose les « Catholik Laws » de la nature.


Boyle ajoute à une très riche production d’études de philosophie natu­
relle et de traités de chimie, de physique et de physiologie, la publica­
tion d ’œuvres théologiques en défense de la doctrine chrétienne, publi­
cations marquées à partir de la moitié des années 1670. Occupé à

25 Ibid., Lettre LXXIV, 1284.


26 Ibid., Lettre LXXVII, 1294.
27 Rosalie L. Colie, «Spinoza in England, 1665-1730», «Appendice II», 214.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 309

analyser les phénomènes naturels et les éléments constitutifs de la


nature à travers les expériences et les observations, Boyle consacre
autant d ’attention à l’apologie de la religion et à la bataille contre les
athées anciens et modernes. Au milieu des années 1680, occupé à étu­
dier la notion de nature telle qu’on la comprend généralement, il affirme
vouloir analyser ce concept avec les instruments critiques du physio­
logue et non d ’un point de vue chrétien. Il souligne l’importance que
cette notion revêt dans la bataille contre l’incrédulité des déistes et dans
la défense de la religion chrétienne
And because many atheists ascribe so much to nature that they think it
needless to have recourse to a deity for the giving an account of the phe-
nomena of the universe : and on the other side, very many theists seem
to think the commonly received notion of nature little less than neces-
sary to the proof of the existence and providence of God, I [•■■] thought
myself, for its sake, obliged to consider this matter, both with the more
attention and with regard to religion28.

Il poursuit l’analyse de la notion de nature selon l’axiomatique de la


science mécaniste en prenant ses distances, et en critiquant, le matéria­
lisme de Hobbes. Pour Boyle, comme aussi pour la plupart des apolo­
gistes chrétiens de son époque, la pensée de Hobbes recelait une conclu­
sion athée dont il fallait tenir compte.
And this corporeity of God seems manifestly to be the opinion of Mr.
Hobbes and his genuine disciples, to divers of whose principles and
dogmas it is a congruous as it is répugnant to religion29.

La publication des Opéra posthuma de Spinoza convainquit le lec­


teur anglais que le principal héritier du matérialisme athée de Hobbes
était, justement, le philosophe d’Amsterdam.

3. - KINGDOM OF DARKNESS

Au cours des années, Boyle avait senti l’obligation sans cesse plus
pressante « for proving the Christian religion against notorious Infidels,

28 R. Boyle, Works, vol. V, 158-254, A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion
o f Nature, Préface. Voir aussi A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion o f
Nature, éditée par E.B.Davis et M.Hunter, Cambridge, Cambridge Univerity Press
1996, 3-4.
29 R. Boyle, A Free Enquiry Into the Vulgarly Received Notion o f Nature, éditée par
E.B.Davis et M.Hunter, 159.
310 LUISA SIMONUTTI

viz. Atheists, Theists, Pagans, Jews and Mahometans, not descending


lower to any controversies, that are among Christians themselves »30, et
de diffuser le credo religieux à l’étranger. Outre son propre engagement,
il s’était appliqué à ce que cette tâche fût accomplie par les principaux
représentants de l’Église anglicane entre la fin du dix-septième siècle et
le début du siècle suivant. Afin de soutenir cette entreprise, il disposa,
en 1691, comme ultime volonté, la constitution d ’une fondation - les
Boyle Lectures - ayant pour devoir de garantir annuellement le support
économique à la publication de huit sermons prononcés, devant un vaste
public, par les principaux prélats de l’époque et ce, afin de mettre en
garde les sectaires contre les risques de saper les bases de la doctrine
chrétienne dans le domaine éthique et philosophique. L’un des princi­
paux représentants des Boyle Lectures, Samuel Clarke, résume effica­
cement l’importance de cette entreprise culturelle
The H onourable R o b e rt B o yle Esq. w as a Person no less zealou sly so li-
citous for the propagation o f true R eligion and the practise o f P iety and
Virtue, than diligen t and su ccessfu l in im proving Expérim ental P h ilo so ­
phy, and inlarging our K n ow led ge o f Nature. A nd it w as his setled O p i­
nion, that the advancem ent and increase o f Natural K n ow led ge, w ould
alw ays be o f Service to the C ause and Interest o f true R eligion , in o p p o­
sition to A theists and U n b elievers o f ail sorts. A ccord in gly he in his
L ife-tim e m ade ex cellen t U se o f his ow n O bservations to this purpose,
in ail his W ritings ; and m ade P rovision after his D eath, for carrying on
the sam e D esig n perpetually31.

Théologiens, polémistes - tels Bentley, Kidder, Clarke, Harris,


Williams, Gastrell, Woodward, Gurdon - furent exhortés à descendre
dans l’arène afin de défendre les points cardinaux de la religion chré­
tienne (comme la figure du Christ, la Trinité, l’existence et les attributs
de Dieu, la validité des Saintes Écritures) contre les attaques des «noto-
rious Infidels». Partant donc de cette optique apologétique, les Boyle
Lecturers, davantage qu’à une réfutation systématique d’un auteur par­
ticulier, ou d’un courant de pensée, soumettent à leur critique les « idées
infectes » exprimées par les athées anciens mais, surtout, celles des soci-
niens et des déistes, de Hobbes et de Spinoza pris individuellement, ou

30 R. Boyle, Works, vol.I, Appendix to the Life o f the honourable Robert Boyle, clxvii.
31 Samuel Clarke, A Discourse conceming the unchangeable obligations o f Natural
Religion, and the Truth and Certainity o f the Christian Révélation, London, W.
Botham 1706, Préface, aussi in A Defence o f Natural and Revealed Religion : Being
a Collection o f the Sermons Preached at the Lecture founded by the Honourable
Robert Boyle, (from the Year 1691 to the Year 1732), London, for D. Midwinter etc.,
1739. 3 vol.. vol. 11.60.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 311

comme des aspects divers d’une conception commune, matérialiste et


hétérodoxe: position qui était largement partagée par les savants, les
polémistes et les hommes de culture qui leur étaient contemporains. De
nombreux membres de la Royal Society manifestèrent la conviction que
les résultats obtenus par les diverses sciences dans la connaissance de la
nature et de ses lois, bien loin de favoriser une attitude sceptique, consti­
tuaient au contraire un renforcement de la foi religieuse32.
Nehemiah Grew, successeur d’Oldenburg au poste de Secrétaire de
la prestigieuse association scientifique, dans le cours de son activité de
physiologue et de botaniste, ne manqua pas de publier un traité souli­
gnant l’importance de la pensée scientifique dans la défense de la reli­
gion chrétienne. Dans la préface de la Cosmologia Sacra, il affirmait :
« The many leud opinions, especially those of the Antiscripturists publi-
shed of late years by Spinosa and some others in Latin, Dutch and
English, have been the occasion of my writing this Book.»33
Parmi les Boyle Lecturers qui, dans le cours de leurs sermons, prirent
comme cible ou s’occupèrent spécifiquement de Spinoza, on note un
déplacement progressif de l’argumentation polémique. De la critique de
la conception historico-philologique et anti-mystère, que Spinoza
exprime dans le Tractatus theologico-politicus, et de l’idée de Dieu-
Nature que l’on retrouve dans ses œuvres principales, ces clercs pas­
sionnés passent à l’analyse de la conception de la matière et du mouve­
ment implicite à la philosophie de Spinoza, étudiant avec attention ses
implications, non seulement dans les domaines de la religion et de la
métaphysique, mais aussi dans la sphère politique et sociale.
Le premier des Boyle Lecturers à s’occuper de Spinoza, John
W illiams34, reprit les thèmes antispinoziens qui furent ceux des pre­
miers contradicteurs hollandais, comme Batalerius et Mansvelt, et
anglais, Boyle lui-même, mais surtout More, Baxter, Earbery et Howe35.

32 Voir M.Hunter, Science and Society in Restoration England, en particulier


chap.VII ; et Id., Science and tlte Shape ofOrthodoxy, chap. XII.
33 Nehemiah Grew, Cosmologia Sacra: or a Discourse o f the Universe as it is the
Creature and Kingdom o f God, London, W. Rogers etc. 1701, Préface.
34 John Williams (16367-1709), évêque de Chirchester, étudia à Oxford et à Cambridge.
Après la Glorious Révolution, il fut chapelain de Guillaume d’Orange et Marie. Il fut
un disputeur connu et prolifique, et il s’opposa aux catholiques ainsi qu’aux dissidents.
35 Sur la réception du spinozisme en Angleterre, voir aussi Rosalie L.Colie, « Spinoza
and the early English D eists», Journal o f the History o f Ideas, 20, (1959), 23-46;
Sarah Hutton, «Reason and Révélation in the Cambridge Platonists, and their
Reception o f Spinoza», K. Grtinder and W. Schmidt-Biggeman, éds., Spinoza in der
Frühzeit seiner Religiôsen Wirkung, Wolfenbütteler Studien zur Aufklarung, 12,
(1984), 181-199; Stuart Brown, «Theological politics and the Reception of Spinoza
in the early English Enlightment», Studia Spinozana, 9, (1993), 181-199; Luisa
312 LUISA SIMONUTTI

Dans le cours des sermons qu’il prononça entre 1695 et 1696, Williams
prit la défense de la Révélation divine et de la vérité des Saintes Écri­
tures contre les idées et la méthode exposées par Spinoza dans le Trac­
tatus theologico-politicus. Passant au crible de la méthode historico-cri-
tique spinozienne les codes de lois, les contrats, les lois civiles et même
la Magna Charta, ils sembleraient tous fondés sur des traditions incer­
taines et corrompues, induisant dans les esprits instabilité et scepti­
cisme.
L’année suivante, Francis Gastrell36 dans ses Lectures sur la certi­
tude et la nécessité de la religion, dirigea sa critique contre la nécessité
divine et éthique qui prévalait dans la pensée spinozienne, en soulignant
que définir « God a necessary Cause, and Men necessary Agents » signi­
fiait rendre impossible quelque règle ou principe éthique que ce fût.
Dans les sermons de 1697, il prit ses distances par rapport à la méta­
physique spinozienne du Dieu-Nature, et à la conception morale déter­
ministe, tandis que dans la suite de ses Lectures, il revint sur le terrain
bien connu de la critique anti-scripturaire de Spinoza, prenant la défense
des miracles et des prophéties de l’Ancien-Testament.
Aux sermons prononcés par ces hommes d ’Église succédèrent, en
1698, les Lectures de John Harris, Fellow à la Royal Society dès 1696,
auteur d ’écrits scientifiques et topographiques37. Conjuguant son travail
ecclésiastique avec une activité scientifique significative, Harris par­
courut la voie tracée par Cudworth dans son True Intellectual System o f
the Universe, contre les penseurs matérialistes anciens et modernes.
Parmi ceux-ci, il s’attaqua surtout à Hobbes «in his Kingdom of Dark-
ness, where he undertakes to correct the University Leaming», lequel,
dans les pages de son Léviathan, affirme que ce qui n’est pas corporel
«is Nothing, and consequently no where »38. Reprenant les mots du phi­
losophe, Harris rappelle que Hobbes prétendait affirmer que «to say

Simonutti, «Prèmières réactions anglaises au Traité théologico-politique»', Id.,


« Spinoza and the English Thinkers. Criticism on Prophecies and Miracles : Blount,
Gildon, Earbery»; Id., «John Howe: dissidente, neoplatonico e antispinozista»,
M.Baldi, éd., «Mind senior to the world» Stoicismo e origenismo nella filosofia pla-
tonica dei Seicento inglese, Milano, FrancoAngeli 1996, 255-291.
36 Francis Gastrell ( 1662 - 1725), évêque de Chester. Il étudia à Oxford. Thomas Teni-
son le voulut comme Boyle Lectureren 1697.
37 John Harris (16667-1719) étudia à Oxford et à Cambridge. En plus d’œuvres apo­
logétiques, il fut l’auteur d’écrits sur les mathématiques, la géométrie, la lin­
guistique. Il rédigea des dictionnaires scientifiques, des récits de voyages et de topo­
graphie.
38 John Harris, The Atheist’s Objections, against the Immaterial Nature o f God, ...
Refuted, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. I, 388.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 313

there is any immaterial Substance, is not so much an Error, as it is Non-


sense\ it is using an insignificant Word, whereby we conceive nothing
but the Sound»39.
Aux yeux de Harris, la métaphysique de Spinoza conduit à une
conclusion tout à fait semblable, et il affirme
S p in o sa is the on ly M an b esid es, w hich I have m et w ith, that aim s at dis-
proving the E xisten ce o f incorporeal B ein g s : W hich in his O p éra P o s t­
hum a he pretends dem onstratively to d o40.

Pour Spinoza de même que pour Hobbes, parler d’esprit et de sub­


stance incorporelle est un parfait non-sens et une contradiction.
L’homme de science voit la charge athée de la pensée du Hollandais
comme synthétisée dans la définition voulant que l’extension soit un
attribut de Dieu, «Deus est res extensa» - que l’on retrouve dans la
seconde proposition de la seconde partie de Y Éthique - et de ce qui en
découle, c ’est-à-dire que Dieu est une unique substance corporelle et
pensante, «that there can be no Substance but what is corporeal,
because Body is an essential Property of his one only Substance, the
Divine Nature». Et il conclut: «The Precariousness of which obscure
and metaphysical Way of arguing, I shall plainly shew below.»41 Il pour­
suit sa critique contre les athées modernes en liant sa polémique au fond
de néoplatonisme se rattachant à la pensée de Cudworth
B ut though this be their O pinion and A ssertion, yet they did not invent
it, nor first find it out; they are as far from being O riginals in this, as in
other T hings ; for herein they do but cop y the Sentim ents o f the ancient
A th eists, and tread ex a ctly in their S teps42.

Harris fait la critique, vigoureusement exprimée par Cudworth dans


True Intellectual System o f the Universe, du matérialisme antique de
Leucippe et Démocrite, d ’Epicure et de Lucrèce, auteurs «who perver-
ted the ancient atomical and true Philosophy to an atheistical Sense, and
made use of it for the Banishing the Notion and Belief of God out of
their own and others M inds»43. S’autorisant encore des arguments de

39 Ibid. Harris marque le texte qui rapporte syntétiquement ce qui est exposé par
Hobbes, Leviathan, London, Andrew Crooke 1651, I partie, chap. V, § « O f Error
and Absurdity», 19.
1,0 John Harris, The A th eists Objections, against the Immaterial Nature o f God, vol. I,
390.
41 Ibid.
42 Ibid., 388.
43 Ibid., 394.
314 LUISA SIMONUTTI

Cudworth, Harris affirme que les atomistes antiques avaient mal com­
pris la philosophie qu’ils prétendaient enseigner et que, au contraire,
«from the Principles of the true atomical or corpuscular Philosophy,
that there must be some other Substance, distinct from, and more noble
than M atter; and which is of an immaterial, incorporeal or spiritual
Nature»44. Il s’agit d’une mise au point nécessaire afin d’affranchir la
philosophie corpusculaire des critiques de certains contemporains qui
voyaient en elle l’une des causes de la prolifération de l’athéisme et de
l’incrédulité. Il souligne, en outre, que la philosophie des atomistes
antiques - qui apparaissent avant Leucippe et Démocrite - non seule­
ment affirmait l’existence d’une substance incorporelle, qui était Dieu,
mais aussi que la doctrine de la substance immatérielle constituait la
conséquence naturelle de cette philosophie.
Harris poursuit son apologie en examinant les opinions des « modem
atheists » lesquels, après les avoir transcrites des auteurs anciens, en y
ajoutant bien peu de nouvelles choses, les posent et les soutiennent
comme des assertions originales. Cela vaut, par exemple, pour la notion
d’Esprit - « a thin, fluid, and transparent Body » - présentée par Hobbes
comme une notion originale mais qui ne cache pas, au contraire, ses ori­
gines aristotéliciennes45. Ces penseurs, en particulier, incapables de
concevoir l’idée de substance incorporelle, retiennent de ce fait qu’elle
ne peut exister. Il n’y a donc pas à s’émerveiller, poursuit Harris, que
«some few M en», parmi lesquels on compte Hobbes et Spinoza,
immergés dans la matière et qui ont assujetti leur pensée au sens, ne
soient pas capables de concevoir des idées qui sachent pleinement satis­
faire les autres.
Aux arguments des « Atheistical Writers » qui trahissent « so poor a
Knowledge in Philosophy, and so very little Acquaintance with true
Reasoning and Science »46, le scientifique oppose la théorie de la sub­
stance telle qu’elle fut exposée par John Locke dans le vingt-troisième
chapitre du second livre de Y E ssay concerning Human Understanding.
Suivant l’argumentation et les exemples de Locke, Harris démontre la
légitimité et l’existence de l’idée de substance: une idée complexe
constituée de plusieurs idées simples qui coexistent et que nous sommes
en état de concevoir comme une chose unique, c ’est-à-dire comme sub­
stance, le substrat des accidents et des qualités. De façon analogue,
l’idée de substance incorporelle, comme dans le cas de la pensée ou de
l’âme humaine, « is the true Support of that self-moving Power, that rea-

44 Ibid.
45 Ibid., 389.
46 Ibid., 391.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 315

soning and cogitative Faculty, and that Liberty or Freedom of Action


which we plainly perceive to be inherent in it»47. Dans la tentative
d ’éviter une réplique qui eût mis à nu toute l’ambiguïté et la faiblesse de
la définition de Locke de la substance, Harris conclut
A nd therefore it is as absurd to argue against the E xisten ce o f a Spirit,
only from our not having any clear Idea o f the Substance o f a Spirit; as
it w ould be to say there is no such T hing as Body, because w e do not
k n ow exactly w hat the Substance o f B od y is48.

De cette manière, Harris, partageant les argumentations critiques


contre la métaphysique spinozienne qui furent celles d’Henry More, de
Cudworth, des néoplatoniciens successifs, tel John Howe, et de l’apolo­
gétique anglicane de son époque, cherche à soustraire l’homme à cette
«Physical Necessity» qui caractérise l’intention de Spinoza. Lier les
actions de Dieu et de l’homme au principe de nécessité absolue comme
le fait le philosophe d’Amsterdam signifie, non seulement priver Dieu
et l’homme du noble principe de la liberté de la volonté mais, du même
souffle, détruire toute différence entre le bien et le mal, enlevant, par
conséquent, toute légitimité morale, récompense ou punition.
L’arrivée du siècle nouveau ne semble pas atténuer les critiques des
Boyle Lecturers envers les idées de Spinoza non plus qu’envers celles
de ses maîtres Descartes et Hobbes. C ’est ainsi que John Hancock, dans
ses sermons de 1706, fonde sa réfutation sur les pages de Cudworth
consacrée à la critique de l’hylozoisme antique et à l’atomisme épicu­
rien, préoccupé surtout des conséquences destructives que ces philoso-
phies avaient sur l’idée de liberté de Dieu et sur la morale de l’homme.
Josiah Woodward, pour sa part, souligne, en 1710, la dette de Spinoza
envers la philosophie mécaniste de son maître français. Mais ce sera
surtout à Samuel Clarke, dans le cadre de ses conférences de 1704 et de
1705 - qui trouveront une expression définitive dans deux œuvres
consacrées à la démonstration de l’existence de Dieu et de ses attributs,
de même qu’à la défense de la vérité et de la certitude de la religion
chrétienne face aux objections des athées et des sceptiques - de fournir
une réponse articulée aux problèmes soulevés par la pensée de Spinoza.
Dans ses dernières volontés, Boyle avait confié aux prélats latitudi-
naires John Evelyn et Thomas Tenison, successeur de John Tillotson à
la charge épiscopale de Canterbury, l’administration des conférences et
le choix des Lecturers. Ainsi, les deux importants membres de l’Église
anglicane en leur qualité de légataires testamentaires, durent choisir
316 LUISA SIMONUTTI

chaque année les conférenciers. Le premier qui fut appelé à se joindre à


cette entreprise culturelle fut le jeune Bentley et, après lui, des hommes
d ’église, des évêques et des hommes de science tels Kidder, Williams,
Gastrell, Harris, Hancock, Derham, Whiston, Woodward, Gurdon, Tho­
mas Burnet, Berriman et d’autres encore, mais, surtout, Samuel Clarke.
Les Boyle Lecturers devinrent ainsi la manifestation religieuse de l’aile
latitudinaire de l’Église anglicane et en exprimèrent l’orientation en
matière scientifique et à l’égard de la société civile. De plus, un grand
nombre de conférenciers étaient des représentants de la pensée newto-
nienne, et ils faisaient partie du milieu des savants et penseurs qui
entouraient le grand scientifique. Leurs sermons fournirent donc un pre­
mier développement et contribuèrent, au début du nouveau siècle, à la
première diffusion devant un vaste public de la philosophie de Newton.
Les Boyle Lectures constituèrent, en effet, une lecture de base pour
les hommes cultivés de cette époque et furent un véhicule de grande
importance pour la diffusion de la nouvelle physique sous son aspect
proprement scientifique, en particulier en tant que système de pensée
capable de fournir de solides arguments à la défense d ’un christianisme
libéral, mais contraire cependant au matérialisme mécanique de Hobbes
et à l’anti-providence de la pensée spinozienne49. Aux yeux des Lectu­
rers , ces philosophes, avec d’autres penseurs libertins et déistes comme
Vanini, Bruno et les contemporains Blount, Toland, Collins et Tindal,
visaient la destruction de la morale et de l’ordre social50.

4. - FO R C E DES EX PÉR IEN C ES


VERSUS SIM PLES H Y PO TH ÈSES

Samuel Clarke fut un proche de Newton, de son milieu et personnel­


lement impliqué dans la traduction latine de YOpticks éditée en 1706.
Dans le cours de ses réflexions et, en particulier, de ses sermons où
transparaissait sa fidélité à la philosophie naturelle de Boyle et au fina­
lisme apologétique des Boyle Lecturers, Clarke unit la connaissance de

49 Sur Samuel Clarke voir Larry Stewart, « Newtonianism and the Factions of Post-
Revolutionary England», Journal o f the History o f Ideas, 42, (1981), 53-72;
Thomas C. Pfizenmaier, The Trinitarian Tlieology o f Dr. Samuel Clarke (1675-
1729), Leiden, Brill 1997.
50 Sur le rôle des Boyle Lectures et leur signification sociale, voir John J. Dahm,
«Science and Apologetics in the Early Boyle Lectures», Church History, 39,
(1970); Margareth C. Jacob, The Newtonians and the English Révolution (1689-
1720), Ithaca, 1976, en particulier chap. IV et V ; M. Hunter, Science and Society in
Restoration England, chap. VII.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 317

la physique de Newton et l’affinité avec les aspects philosophico-reli-


gieux de la pensée de ce grand savant. C ’est de ce point de vue, en s’ap­
propriant les critiques que firent Walter Charleton et les néoplatoniciens
de Cambridge contre les atomistes antiques, les matérialistes et les
déistes modernes, en fondant sa pensée éthique et philosophique sur les
acquis de la science newtonienne, que Clarke partit à l’attaque de la
métaphysique spinozienne, de sa conception de la nature et de l’ordre
du monde.
Il combattit Toland et sa conception du « conatus to motion » comme
détermination nécessaire de la matière en mouvement et, en même
temps, contre la «Vanity, Folly and W eamess» de l’idée de Spinoza -
«the most celebrated Patron of Atheism in our tim e»51 - de l’existence
d’une substance étemelle, incréée et nécessaire. Il unit Hobbes et Spi­
noza, son disciple,
guilty o f a m ost sham eful Fallacy in that very Argum ent, w herein they
p lace their main and c h ie f strength. For, supposing Matter to be capable
o f T hinking and W illin g, they contend that the Soul ism er e M atter; and,
kn ow in g that the E ffects o f Figure and M otion m ust needs be ail n ec e s­
sary, they con clu d e that the O pérations o f the M ind m ust A il therefore
be N ecessary52.

Afin de démontrer l’erreur de leurs principales affirmations et de


réfuter la théorie matérialiste, Clarke s’autorise des démonstrations de
la physique de Newton à propos de l’existence de la force de gravité, la
possibilité de séparer l’idée de gravité et celle de la matière, et de
démontrer l’existence du vide que l’on retrouve dans les Philosophiae
Naturalis Principia M athematica.

It appears from Experim ents o f falling B odies, and from Experim ents o f
Pendulum, w hich (being o f equal Lengths and unequal Gravities) vibrate
in equal Times-, that All Bodies whatsoever, in Spaces void o f sensible
R esistence, fall from the sam e H eight with equal Velocities. N o w it is é v i­
dent, that w hatever Force causes unequal Bodies to m ove w ith equal
Velocities, m ust be proportional to the Quantifies o f the Bodies moved.
T he P ow er o f Gravity therefore in AU Bodies, is (at equal D istances, sup­

" S. Clarke, A Démonstration ofth e Being and Attributes o f God. More particularly
in Answer to Mr. Hobbes, Spinoza and their Followers in A Defence o f Natural and
Revealed Religion, vol. II, 13. Sur la pensée de Samuel Clarke e sur ses Boyle
Lectures, voir Paolo Casini, L'universo-macchina, Bari, Laterza 1969, en particu­
lier, chap. IV.
S. Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f
Natural and Revealed Religion, vol. II, 42.
318 LUISA SIMONUTTI

pose from the Center of the Earth) proportional to the Quantity of Matter
contained in each Body. For if in a Pendulum there were any Matter that
did not gravitate proportionally to it’s Quantity, the Vis inertiae of that
Matter would retard the Motion of the rest, so as soon to be discovered in
Pendulums of equal Lengths and unequal Gravities in Spaces void of sen­
sible Resistence. Gravity therefore is in all Bodies proportional to the
Quantity of their Matter. And consequently, all Bodies not being equally
heavy, it follows again necessarily, that there must be a Vacuum. Now if
there be a Vacuum, it follows plainly, that Matter is not a Necessary Being.
For if a Vacuum actually be, then it is evidently more than possible for
Matter not to Be. If an Atheist will yet assert, that Matter may be neces­
sary, though not necessary to be every where: I answer, this is an express
Contradiction. For absolute Necessity, is absolute Necessity every where
alike. And if it be no Impossibility for Matter to be absent from one Place,
it is no Impossibility (absolutely in the Nature of the Thing ; for no Rela­
tive or Consequential Necessity, can have any room in this Argument:) It
is no absolute Impossibility, I say, in the Nature of the Thing, that Matter
should be absent from any other Place, or from every Place.53

Soutenant une conception qui sera partagée par Newton dans les
pages de la Scolie générale, Clarke affirme l’existence d’un Être intelli­
gent et puissant : non point une âme du monde, mais bien le Seigneur de
toute chose. Bien que sa substance demeure inconnue aux hommes,
Dieu, dans sa sagesse et sa bonté, décrète l’ordre admirable de toutes les
choses et ce, non parce qu’il est sujet à une nécessité naturelle, mais par
libre choix et selon son libre arbitre. Sans cette puissance libre, sans la
providence et l’ordre finaliste de l’univers, Dieu ne serait guère que
Fatum et Nature54. Clarke évoque, en outre, l’enseignement des

53 Ibid., 13. Corrigeant la préface de Roger Cotes à la seconde édition des Principia de
Newton, Clarke insistera sur cet aspect. Dans sa lettre à Clarke, 25 Juin 1713, Cotes
répondra en précisant sa position: «I retum You my thanks for Your corrections of
the Préfacé, and particularly for Your advice in relation to the place where I seem’d
to assert Gravity to be Essential to Bodies. I am fully of Your mind that it would
have furnish’d matter of cavilling [...] My design in that passage was not to assert
gravity to be essential to Matter, but rather to assert that we are ignorant o f the
Essential property o f Matter and hat in respect o f our Knowledge Gravity might
possibly lay as fair a claim to that Title as the other Propertys which I mention’d»
The Correspondence o f Isaac Newton, éditée par Rupert Hall et autres, Cambridge,
Cambridge University Press 1959-1977, 7 vol., vol.V, lettre 1001, 412.
54 Voir Isaac Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Cambridge
1713, «Scholium Generale». Voir aussi S.Clarke, A Démonstration o f the Being
and Attributes o f God, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 14-
15. L’entente profonde entre Clarke et Newton est un fait indiscutable; toutefois,
aucune lettre échangée entre les deux auteurs ne nous étant parvenue, l’influence de
l’un sur l’autre, et leur rapport intellectuel, restent un énigme.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 319

Anciens, Galen et Cicéron, de même surtout que les récentes démons­


trations de Boyle et Ray en défense des causes finales.
For this is a N ecessity, not o f N ature and Fate, but o f Fitness and W is-
dom ; a N ecessity, con sisten t w ith the greatest Freedom and m ost perfect
C h oice. For the only Foundation o f this N ecessity , is such an unalterable
R ectitude o f W ill, and P erfection o f W isdom , as m akes it im p ossib le for
a W ise B ein g to resolve to act fo o lish ly ; or for a Nature infinitely G ood,
to ch u se to do that w h ich is E v il55.

La preuve de l’existence, de l’infinitude, de la puissance et de la per­


fection divine est alors fournie à l’homme, conclut Clarke, par les obser­
vations astronomiques que les Anciens ne connaissaient pas. À l’aide
des télescopes, on peut saisir la perfection de l’ordre céleste, «the won-
derful proportion » des lois qui règlent le cours des astres et, avec lui, la
sagesse et l’éternité des lois morales. Malgré la grande réfutation de la
théorie sur l’univers et sur la morale que les athées ont exprimée, et en
particulier Spinoza, le pasteur William Carroll, dans cette bataille obsti­
née du penseur newtonien contre les déistes et les matérialistes et dans
le commentaire de leurs œuvres, porta un jugement subtil qui, au fond,
montrait l’atteinte d ’un résultat opposé et presque inavouable: la trans­
formation de Clarke en l’un des principaux propagateurs de la pensée de
Spinoza à l’aube du nouveau siècle.
Aussitôt que fut imprimé, en 1705, le premier cycle de conférences
intitulées A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, more
particularly in A nswer to M r Hobbes, Spinoza, and their Followers,
William Carroll, dans les pages du court texte Remarks upon Mr. C lar­
ke ’s sermon, preached at St. Paul ’s against Hobbs, Spinoza, and other
atheists, partit immédiatement à l’attaque du clerc newtonien. Il stig­
matise l’attitude de Clarke visant à délimiter et à réduire les capacités
intellectuelles de l’homme à un état incurable de scepticisme, et à le
rendre incapable de prouver l’existence de l’Être Suprême. La «Septi-
cal Hypothesis » que Clarke établit dans ses sermons, et sa marche vers
cette voie démonstrative rendent, argumente Carroll, « absolutely impos­
sible for him to Confute those very same Atheists he names». En outre,
les raisons démonstratives qu’il expose, résultent d’une confirmation

55 S. Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f


Natural and Revealed Religion, vol. II, 31. Une position très semblable avait été
soutenue par John Howe, The living Temple, Part I, 1675, chap. II et III, in J.Howe,
The Works, London, The Religious Tract Society 1863,6 vol!., vol.III. Sur la preuve
de l’existence de Dieu voir: Emanuela Scribano, L'esistenza di Dio. Storia délia
prova ontologica da Descartes a Kant, Bari, Laterza 1994, chap. V.
320 LUISA SIMONUTTI

plutôt que d’une réfutation de l’athéisme de Spinoza56. La conviction de


Newton, de ses disciples et de Locke à propos de la possibilité d’avoir
des idées des attributs et des propriétés de l’Être Suprême, mais de ne
pouvoir en revanche rien savoir de sa substance, sonne plutôt comme
une instauration de l’athéisme et non comme sa critique définitive. Elle
pousse en tout cas à abandonner la tâche de comprendre la substance
divine.
It is absolutely Im p ossib le for Mr. C. to C onfute Spinoza, w ithout p er-
ceivin g and p ro vin g , That the Substance o f G od is not the Substance o f
M atter; that G od is not Matter, or M aterial. T h is is Self-evid en t. Is is
im p ossib le for Mr. C. either to p erceive or prove, that the Substance o f
G od, is not the Substance o f Matter, but by Intuition, or by D é m o n stra ­
tio n 51.

Si les différences entre l’extension et la pensée ne sont pas mainte­


nues et si l’on ne distingue pas les deux substances, res cogitans et res
extensa comme l’ont fait les cartésiens, on laisse place à cette confusion
sur laquelle se fonde l’athéisme des modernes. Clarke, au contraire,
s’est exprimé dans les mêmes termes de l’hypothèse athée qui unit Spi­
noza et Locke, c ’est-à-dire l’attribution de la pensée et de l’extension à
une substance unique. De plus, Clarke a construit son argumentation sur
une traduction inadéquate de certaines propositions de YÉthique et,
ainsi, crut à tort avoir réfuté l’auteur. Carroll poursuivra sa bataille cri­
tique contre les athées modernes, les free-thinking matérialistes et, en
particulier, contre Locke, dans les pages de la Dissertation upon the
tenth chapter o f the fourth book o f Mr. Locke ’s «Essay concerning
humane understanding »58.
Samuel Clarke répondra sans attendre à ce détracteur anonyme dans
la préface du second cycle des Boyle Lectures ayant pour titre A D is­
course concerning the unchangeable obligations o f Natural Religion,
and the truth and certainty o f the Christian Révélation, publié l’année
suivante, en 1706. Il déclare vouloir répondre aux dénigrations fondées
sur de malveillantes incompréhensions de sa pensée, et surtout déclare
que

56 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, preached at St. Paul's
against Hobbs, Spinoza, and others atheists, London, Jonathan Robinson 1705, 2.
Sur Carroll voir Stuart Brown, «Locke as Secret ‘spinozist’: the perspective of
William Carroll », W. van Bunge et W. Klever, éds, D isguised and overt Spinozism
around 1700, Leiden, Brill 1996, 213-234.
57 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, 5.
58 London, J. Matthews 1706.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 321

A ll that he [Carroll] pretends to say by w ay o f Argum ent, depends enti-


rely upon Supposition o f the Truth o f the Cartesian Hypothesis, w hich
the best M athem aticians in the World have demonstrated to be false ; I
présum é it m y be su fficien t, to sh ow here the Insincerity o f that Author,
and the W eakness o f his R easoning, by a few b rief O bservations59.

Convaincu de la portée de ses arguments contre le panthéisme maté­


rialiste de type spinozien, le clerc newtonien propose une fois encore la
démonstration exposée dans les premières leçons en l’honneur de
Robert Boyle. Prouver que Dieu est incréé, intelligent, libre, omnipo­
tent, sage, bon et qu’il est absolument distinct du monde matériel, signi­
fie démontrer que Dieu est un Esprit. Une démonstration qui, poursuit
Clarke sur un ton polémique, ne semble pas convaincante aux yeux de
l’auteur des Remarks , lequel semble ne prêter foi et tirer toute sa
connaissance que de la dictée cartésienne.
Choisissant, avec Newton, de «ne point construire d’hypothèses»,
Clarke lie sa critique sur les solides fondements de la science de New­
ton et se tient loin du terrain de la métaphysique cartésienne.
If any M an w ill think a mere Hypothesis (the Cartesian, or any other)
concernin g the in m ost Nature o f Substances, to be a m ore satisfactory
D isco v ery o f the différent E ssen ces o f T hings, than w e can attain by
reasoning thus from their dem onstrable Properties; and w ill ch o o se
rather to draw fond C on séq u en ces from such Hypotheses and Fictions,
founded upon no P roof at all, than to m ake use o f such P h ilosophy as is
grounded only upon clear Reason or good Experiments', I know no help
for it, but he m ust be perm itted to enjoy his O pinion q u ietly60.

La lecture critique de l’œuvre de Spinoza offerte par le penseur new­


tonien constitue un tournant important dans l’analyse et la diffusion du
spinozisme en Angleterre. Après les réfutations du Tractatus theolo-
gico-politicus et des Opéra posthuma conservées dans les tiroirs de
Robert Boyle et d’Henry Oldenburg; après celles livrées aux lecteurs
par Henry More, Mattias Earbery et John Howe; Samuel Clarke consi­
dère - comme aussi après lui le feront Josiah Woodward et, surtout,
Brampton Gurdon - que le philosophe d ’Amsterdam est digne d’un
examen large et minutieux ne se limitant pas à l’analyse des aspects

59 S. Clarke, A Discourse concerning the unchangeable obligations o f Natural Reli­


gion, and the Truth and Certainity o f the Christian Révélation, in A Defence o f
Natural and Revealed Religion, Préface, vol. II, 60.
I'° Ibid., 61. Il poursuit son attaque contre la métaphysique cartésienne en évoquant les
démonstrations physiques contenues dans les Principia de Newton. Voir S. Clarke,
A Discourse concerning the unchangeable obligations o f Natural Religion, ibid.
322 LUISA SIMONUTTI

théologico-exégétiques de sa pensée, mais s’attardant surtout sur sa


théorie métaphysique, sur sa conception de la matière et de l’ordre de
l’univers. Ce n’est plus l’attaque contre la religion qu’opère Spinoza à
travers la critique définitive des prophéties et des miracles qui provoque
une dure réplique, comme celles déjà de Boyle et d ’Oldenburg, de More
et d’Earbery, ou encore l’interprétation historico-critique des passages
des Écritures fournis par Spinoza, qui suscite l’indignation des hommes
de l’Église anglicane de même que des médecins et des scientifiques,
comme Nehemiah Grew61. Au contraire, aux yeux de Clarke et des
Boyle Lecturers qui lui succéderont, ce qu’il convient de réfuter pour
décréter la fin du spinozisme et abattre le fondement de l’athéisme
moderne, c ’est la conception de la nécessité logique qui nie toute liberté
divine, la théorie de la substance et la définition du mouvement et des
attributs de la matière que le philosophe hollandais a exposées dans ses
Opéra posthuma.

5. - CONCLUSION.
LA G L O R IEU SE USINE DE L’UNIVERS

En 1710, Woodward reprochera à Descartes de s’être accroché à des


rêves et des histoires romantiques auxquels les cartésiens s’étaient attar­
dés, et parmi eux Spinoza qui «took the Hints of his A theistical Prin-
ciples from this French Philosopher»62. S ’il appartient à ses successeurs
d’avoir porté si loin la position du maître, Descartes ne put cependant,
selon Woodward, se soustraire à la responsabilité d’avoir renoncé aux
causes finales dans la création divine du monde et d’avoir attribué un
pouvoir abusif à la matière en mouvement en oubliant de la sorte Dieu,
dans le premier cas, et en l’excluant de l’univers dans le second. Il
reviendra à Brampton Gurdon63, au début des années 1720, de recevoir
le témoin de la critique exprimée par les penseurs anglais et, en particu­
lier, newtoniens, au philosophe d ’Amsterdam.
S p in osa is the on ly Person am ong the m od em A theists, that has preten-
ded to g iv e us a regular S ch em e o f A theisnr, and therefore I cannot act
unfairly in m aking him the R eprésentative o f their Party, and in proving
the W eakness and A bsurdities o f the A th eistick S ch em e, by sh ew in g the

61 Voir Nehemiah Grew, Cosmologia Sacra.


62 Josiah Woodward, The Divine Light, Succour and Comfort o f the Christian Reli­
gion, in /l Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 508.
63 Brampton Gurdon (7-1741). Il étudia à Cambridge. Il fut l’auteur d’œuvres apolo­
gétiques.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 323

Faults o f his : tho’ I shall not so entirely con fin e m y s e lf to the E xam ina­
tion o f his S ch em e, as not to sh ew occasionally, that every other S ch em e
that lea v es out the R eligiou s N otion o f a G od, w ill be liable to great
A bsurdities. A nd if w e exam in e the H yp oth esis w hich S pin osa has sub-
stituted as a R em edy to the above-m entioned D ifficu lties, I am fully
persuaded his R em edy w ill appear to all indiffèrent Persons to be m uch
w orse than the D isea se he com plains o f64.

Le devoir que Gurdon s’était fixé au départ dans ses Boyle Lectures,
était celui de débarrasser le champ des prétendues difficultés soulevées
par les athées anciens, épicuriens et stoïciens, de même que par les
modernes, comme Bayle et Toland, par rapport aux fondements de la
religion naturelle et révélée. Les objections sur l’impossibilité et sur la
contradiction des définitions de la non-matérialité de Dieu, de la créa­
tion à partir du néant et de l’incompatibilité de la bonté divine avec
l’existence du mal naturel et moral dans le monde, semblaient légitimer,
à leurs yeux, le choix athée. Il était tout aussi nécessaire pour Gurdon de
soumettre à l’examen de la critique les réponses fournies par la méta­
physique spinozienne - qui se révélait un remède pire que le mal à com­
battre - afin d ’éclairer et de résoudre les questions soulevées par les
infidèles. Suivant le sentier ouvert par Clarke, Gurdon souligne les
points faibles du raisonnement spinozien.
In the flrst place, T his is taking for granted, and B uilding his w h o le
S ch em e upon what Sir Isa a c N ew to n , a m uch better P hilosopher than
h im self, has sin ce his Tim e given the W orld strong R easons for b elie-
ving to be false, v iz■ That th ere a re no S p a c e s v o id o f M a tte r65.

Soutenir comme l’avait fait Spinoza qu’il ne saurait exister d’espace


vide signifie, par conséquent, l’affirmation de l’infinitude de la matière
et de la possibilité de la diviser à l’infini. Bien que le philosophe hol­
landais tâche de démontrer que la divisibilité (non par cause extérieure,
mais par lui-même) de l’Être divin ne constitue nullement une imper­
fection, cette division est néanmoins contradictoire par rapport à cette
unicité exposée dans l’Éthique . Elle laisse en plan la question sur la
façon dont une substance divisible et séparable peut être, à la fois,
simple et unique.
Il reste pour Gurdon encore une difficulté à laquelle les athées
modernes ne peuvent offrir de réponse, à savoir l’impossibilité de sou­

64 Brampton Gurdon, The Pretended Difficulties in Natural or Reveal'd Religion no


Excuse fo r Infidelity, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. III, 299.
65 Ibid., 301.
324 LUISA SIMONUTTI

tenir le caractère immuable de leurs dieux. Ni les atomistes, ni les épi­


curiens - poursuit-il - n’avaient prétendu que leur dieu matériel fût
immuable: afin de le soustraire au désordre des atomes, ils l’avaient
placé en lieu sûr, dans les espaces ultramondains. Les athées modernes,
au contraire, ont laissé leur Dieu «in all the Hurry and Confusion of
Things»66, dans un état de changement perpétuel, sujet à la génération
et à la corruption qui dominent le monde.
For, as what others w ould call particular B ein gs or Substances, are with
S pin osa only M od es o f the sam e O ne Substance God ; so it m ust be God
that is the Subject o f all the C h an ges67.

L’argument de Spinoza en faveur du caractère immuable de la sub­


stance, soutient Gurdon, ou prouve trop, en soutenant en même temps
l’immuabilité et la mutabilité de la substance, ou prouve trop peu en
démontrant, à vrai dire, la seule éternité de cet Être qui ne peut être ni
créé ni annihilé. Attribuer une signification sémantique différente au
terme de substance, cette matière aux modes protéiformes, ne met pas
cet Être à l’abri, du caractère d ’imperfection que le changement porte
avec lui. En définitive, conclut Gurdon, Spinoza, afin de remédier aux
difficultés (relevées aussi par Shaftesbury) de concevoir la création de
la matière à partir du néant, ou d ’une substance spirituelle, « reduced to
the Necessity of making no real Différence between Thought and mate-
rial Extension, tho’ every Body else sees a manifest Différence between
them »68.
De même, en ce qui concerne la troisième objection soulevée par les
infidèles, poursuit le Boyle Lecturer, l’antidote de la philosophie spino­
zienne se révèle comme le poison véritable. Afin de résoudre la diffi­
culté de l’existence du bien et du mal à partir d’un principe unique, Spi­
noza suppose la parfaite indifférence de la nature divine par rapport à
ceux-ci et à quelque autre modification que ce soit, qui ne sont jamais
que des manifestations nécessaires de toutes ses possibilités69. Pour la
religion et la morale chrétienne, le danger de Spinoza et des spinozistes,
parmi lesquels Gurdon nomme aussi Bayle, est manifeste. Les recons­
tructions de la pensée de Zoroastre, des pauliciens ou des manichéens
que le penseur français a entrepris dans son Dictionnaire afin de conci­
lier rationnellement les deux principes opposés, le bien et le mal, ou

66 Ibid.
67 Ibid., 301 -302.
68 Ibid., 304.
69 Voir le Sermon V, Ibid., 306-313.
ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES 325

bien de dépasser l’indifférence et le renoncement à toute liberté, comme


dans le schéma spinozien, ne servent à rien. Mais celui qui a dépassé le
maître en affirmant ce que Spinoza lui-même n’avait pas osé, à savoir
que le mouvement est un attribut essentiel de la matière, est Toland qui,
de cette manière, ne pose plus aucun frein à son athéisme.
Reprenant à son compte les idées exprimées par Clarke dans les
Boyle Lectures et dans ses répliques épistolaires à Leibniz, Gurdon
argumente longuement contre la dernière génération de spinozistes et
conclut le sixième sermon en proposant, une fois encore, les théories du
mouvement et de la matière que Newton exprime dans YOpticks. Il
revoit dans ces pages et dans le cours de son deuxième cycle de Lectures
ces arguments épistémologiques et apologétiques qui furent le fruit de
l’amitié de Clarke avec le grand homme de science, et que Newton sou­
tint sans équivoque dans le Scholium generale10.
Clarke et ses Boyle Lecturers donnèrent aux scientifiques, ainsi
qu’aux hommes de culture de l’Angleterre du dix-huitième siècle, une
arme nouvelle, mais efficace, contre Spinoza et les athées modernes : la
physique et l’image newtonienne du cosmos.

L u is a S im o n u t t i
CNR-Milan

70 Voir P. Casini, L’universo-macchina.


UNE RÉFUTATION INÉDITE
DE UETHICA DE SPINOZA

Parmi les premières réfutations de YEthica de Spinoza, celle entre­


prise par Caspar Langenhert dès 1698 n’est certainement pas des moins
intéressantes. L’auteur lui-même présente ce Methodus refutandi opus
posthumum Benedicti de Spinoza', demeuré manuscrit, comme le plus

1 Caspar Langenhert, co-recteur du gymnase de Zwolle en Hollande, s’est réfugié en


France pour des raisons qu’il dit fondamentalement religieuses [«Religionis
maxime caüssa», Caspari Langenhert philosophi Methodus refutandi opus posthu­
mum Benedicti de Spinoza, Paris-Mazarine 1119, Dedicatio, f. 2]; il les expose
d’ailleurs dans un écrit rédigé sous l ’initiative du jésuite Pierre Benié, sous la tutelle
duquel il s ’était placé dès son arrivée en France en 1697 [Rationes quae ex calvi-
nismo redire eum [ Casparum Langenhert] ad religionem Romano-catholicamfece-
runt, Paris-Mazarine 1119]. Langenhert s’était montré proche du cartésianisme
dans ses premières publications faites en Hollande: Disputatio Philosophica inau-
guralis [Leiden, 1685], et Arnoldi Geulincx Compendium Physicae illustratum
[Franecker, 1688, précédé d’une dissertation intitulée Brutum Cartesianum, sive
Rationes, quibus sensu Bruta carere demonstrare nititur Renatus Cartesius,
methodo geometrica propositae]. Pendant son séjour en France, il a traduit en latin
et commenté Machiavel, Nicolai Machiavelli Florentini, Princeps, interprete Cas-
paro Langenhert Philosopho. Qui sua ei Commentaria adjecit [Amsterdam, 1699],
et publié des dialogues en latin, avec traduction française, sous le titre Philosophus
novus, Le nouveau philosophe [Paris, 1701-1702], ainsi qu’un poème pour célébrer
la naissance du duc de Bourgogne, Carmen natalitium Nemonicae Duci [Paris,
1704], On lui a encore attribué un manuscrit intitulé Nuda veritas. Langenhert
retrace vraisemblablement lui-même son parcours intellectuel dans son Philoso­
phus novus [Dialogus Primus, p. 126-127; tr. fr. p. 115-119]. Il se serait apparem­
ment suicidé en 1730 [voir P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la
Révolution, Paris, PU.F., 1954, p. 235-240, et surtout J.-R. Armogathe, Une secte
fantôme au 18e siècle: les solipsistes, Paris, 1970, dactylogramme, chap. 3],
La réfutation de Spinoza devait sans doute faire dans l ’esprit de Langenhert la
preuve définitive de ses convictions, l’auteur de YEthica lui paraissant, comme il
l’écrit, «non nostrae solum, non cuivis alii speciatim, sed omni omnino atq[ue] uni-
versae religioni, totus quantus, acer adversarius» [Dedicatio, f. 2]. Outre l’épître
dédicatoire au cardinal de Noailles, la réfutation comprend une courte préface et
sept chapitres.
Je remercie F. Socas de l’aide qu’il m’a apportée dans la traduction de l’original
latin et J.-R. Armogathe de m’avoir autorisé à consulter son travail sur les solip­
sistes.
328 MIGUEL BENITEZ

utile qui ait été conçu jusqu’à ce jour, les réfutations précédantes s’étant
toutes soldées par un échec2. Spinoza prétendant avoir trouvé la vérité à
l’aide d’une méthode très exacte [« accüratissimâ methodo», Paris-
Mazarine 1119, Proemiüm, f. 4], Langenhert entend rester sur le même
plan philosophique et montrer à partir des fondements mêmes de
YEthica que son auteur se trompe et trompe ses lecteurs : « Ut verô nihil
ejüs invenerit, nec qüicqüam prae ceteris veri ac certi (veritatem me
eam intelligere, qüae ratione nüdâ vestigatür, semel monüisse süfficiat)
detexerit, indicare propositum est, idq[ue] ex ipsis ejüs praesertim fun-
damentis» [ibid.]. Comme il le dit dès l’épître dédicatoire, il réfutera
Spinoza suivant sa manière même de raisonner [«suo ratiocinandi
m odo», Dedicatio, f. 2], avec ses propres arguments3.
Langenhert dénonce en passant les carences formelles de la
démarche spinozienne, le manque de rigueur dans ses définitions,
réduites à des formules confuses4, l’usage d ’expressions creuses desti­
nées à confondre les profanes5, son artificieuse subtilité, pourtant facile

2 « Cum tamen istum, quod quidem ego sciam, (tentarunt multi) satis hactenus refuta-
verit nemo; praemiis licet amplissimi eum infînem propositis. Hanc itaq[ue] ego
refutandi operis pessimi concepi Methodum atq[ue] conscripti, eam equidem quâ
non aliam utiliorem facile reperiri putem posse» [f. 2]. Langengert entend sans
doute parler des réfutations de YEthica faites surtout en Hollande [Voir H.B.
Hubbeling, «Zur frühen Spinozarezeption in den Niederlanden», dans K. Gründer
und W. Schmidt-Biggemann (éd.), Spinoza in der Frühzeil seiner religiôsen Wir-
kung, Heidelberg, L. Schneider V., 1984, p. 149-180; et M.J. Petry, « Kuyper’s ana-
lysis of Spinoza’s method», dans K. Cramer, W.G. Jacobs und W. Schmidt-
Biggemann (éd.), Spinozas Ethik und ihre frühe Wirkung, Wolfenbüttel, 1981,
p. 1-18]; mais la teneur de son écrit fait soupçonner qu’il connaît l’ouvrage de F.
Lamy, Le nouvel Athéisme renversé, ou Réfutation du système de Spinosa tirée pour
la plupart de la connoissance de la nature de l'homme [Paris, Roulland, 1696].
3 En parlant de cette réfutation incomplète dans son Philosophus novus, Langenhert
explique qu’elle est faite «iis ex principiis, quae pro suis ipse ponit Spinoza, vel
quae ex iis necessario sequuntur, quaeque adeo pro ipsis etiam non agnoscere non
potest. Spinozam nempe réfutât per explicationem Spinozae» [Dialogus Primus.
Mense Octobri, Paris, chez André Cramoisy, 1701, p. 76],
4 II reproche ainsi à Spinoza de ne pas expliquer dans sa définition de la chose finie
en son genre «qüid verô sibi vült genüs rei, res in sûo genere\ qüod est terminant»-,
ni dans celle du mode « qüid porrô sit in se esse, qüid in alio», ces choses devant être
plus claires dans une bonne définition [f. 7], 11 juge encore irrecevables les défini­
tions d’action et de passion avancées dans la troisième partie de l’ouvrage, E 3D2
[ff. 14-15; voir plus loin, note 22], et dit incompréhensibles certaines expressions
employées dans celle des affections, E 3D3 [f. 15].
5 II écrit ainsi à propos de la doctrine spinozienne sur l’âme; «Qüas hîc species (o
verba !) aeternitatis, qüae qüatenus, eatenüs, absolutè &c. vana in veritate investi-
gandâ imo sine sensü dicta congerit, qüam confüse confündit !» [f. 12]. Ailleurs, il
fait un jugement semblable sur l’ensemble de la deuxième partie : « Qüantüm confü-
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 329

à démasquer6. Et n’ayant pu s’étendre sur les dernières parties de


YEthica 7, il juge que ses lecteurs pourront toutefois aisément rejeter le
discours spinozien sur la servitude et la liberté humaines, car fondé sur
une terminologie ambiguë ne permettant pas de se faire une idée claire
et distincte des choses, les démonstrations étant d’ailleurs, en général,
loin d ’être convaincantes8. L’essentiel de la méthode que Langenhert
propose est cependant ailleurs. Il s’agit de combattre Spinoza, comme il
le dit, avec ses propres armes. Non pas en élaborant un système paral­
lèle partant de définitions et d’axiomes différents, comme d’autres ont
tenté de le faire à l’époque. Mais en mettant plutôt en lumière la véri­
table logique du système tel qu’il est développé dans YEthica: tout est
un, une et la même chose, ce qui rend impossible toute multiplicité véri­
table et toute connaissance dans les termes proposés par Spinoza.

La réfutation s’ouvre ainsi par l’examen des rapports existant entre


la substance et ses modes, où Langenhert voit sans aucun doute Yexpe-
rimentum crucis du système. Certes, sa démarche peut paraître quelque
peu étrange. Car il ne se penche pas tout d ’abord sur les propositions
concernant la divinité par lesquelles s’ouvre YEthica, où cette doctrine
trouve sa place naturelle dans le système; mais s’intéresse plutôt à ses
développements dans la seconde partie, qui traite de l’homme. Il ana­
lyse cependant ces rapports à la lumière d ’une interprétation de certains
axiomes de la première partie destinée à jouer un rôle extrêmement

sorüm, inutiliüm & nülliüs sensûs verborüm per totam spargatür Partem Secun-
dam» [f. 13].
6 Langenhert conclut son argumentation concernant la distinction spinozienne d’es­
sence et d’existence par ces mots: «Qüae inqüam, si qüis vel mediocriter süetus
ratiociniis contülerit, nae is facili operâ perspexerit, qüam subtiliter subtilem, sed
non cohaerentem aerem pülset Spinoza, lüdat & lüdatür» [f. 10].
7 Langenhert ne donne dans cet écrit qu’un échantillon de sa méthode, qu’il applique
surtout aux deux premières parties de YEthica. Ce qu’il en dit suffit, à son avis, pour
ruiner implicitement les parties restantes. Il juge néanmoins indispensable de réfu­
ter l ’ouvrage de la première définition jusqu’au dernier scolie, une tâche qu’il croit
«tam necessariae, quam justae, quam expetitae à bonis, sapientibüsq[ue] omnibus,
maximè Christianis» [Dedicatio, f. 3].
8 « Qüam porrô ea, qüae de servitüte & libertate hümanâ Part : IV. & V. Spinoza spar-
git, prioribüs sint süperextrücta; i, e, qüam ab omni verâ scientia remota sine prae-
jüdiciis diligenter attendenti ex hisce & satis & clarè innotescere posse nüllüs
dübito: idq[ue] qüam maxime fore praedico, si examinans ea curatiüs cogitet, nüm
satis claros & distinctos, satis cohaerentes rerüm ex iis qüeat formare conceptüs sive
ideas, scireq[ue] qüid à me hic notata aliaq[ue] id genüs Spinozae crebra significent
nomina; nüm certüs sit, non üllibi aqüam sibi haerere, se nüsqüam à conscientiae,
qüod dicünt, morsü vexari?» [f. 18].
330 MIGUEL BENITEZ

important dans l’ensemble de son écrit. Langenhert explique E 1A5,


que les choses qui n’ont rien de commun ne se conçoivent point l’une
par l’autre, dans ce sens : « Habere aliqüid cüm alio commune, idem est,
ac eatenüs ei esse idem ünümq[ue]» [ff. 4-5], Les choses qui ont
quelque chose en commun sont donc jusqu’à un certain point une et la
même. Or, Spinoza dit dans E 2L2 que tous les corps conviennent en
certaines choses ; Langenhert ne retient cependant de la démonstration
spinozienne que le fait que ces corps enveloppent tous le concept d’un
même attribut, l’étendue, d’où il croit pouvoir conclure que l’étendue de
tous les corps est une et la même, «extensio omnium üna est
eademq[ue]» ff. 5]. Cela se conçoit, car il croit que Spinoza enseigne
que cette étendue fait l’essence de chaque corps. C ’est en ces termes
qu’il interprète E 2P37, Spinoza lui-même renvoyant dans sa démons­
tration au lemme cité: «Id, quod omnibus commune (de his vide suprà
Lemma 2.), quodque aequè in parte, ac in toto est, nullius rei singularis
essentiam constituit.» De toute évidence, Langenhert juge que Spinoza
affirme par le biais de l’universel cela même qu’il semble nier du parti­
culier: l’étendue n’est pas l’essence d’un corps singulier, ce qui le défi­
nirait par rapport à tout autre, tout simplement parce qu’elle est l’es­
sence de l’ensemble des corps. Tous les corps seraient donc le même
corps. Sans nulle nuance cette fois, puisque ce qu’ils ont en commun est
leur essence même. Fourvoyé sur cette voie, Langenhert a trouvé
logique de se servir de la proposition suivante, E 2P38, pour établir qu’il
en serait de même à l’égard de la pensée: «U t extensio in corporibüs,
cogitatio ilia generalis in cogitationibüs particülaribus. Id aütem, qüod
est omnibus commune, qüodq[ue] aeqüè in parte est ac in toto, ex Prop :
XXXVIII. Part: II. ‘non potest concipi, nisi adaeqüatè, i, e, verè’9»
[f. 5]. Il se croit sans doute autorisé à le faire dans la mesure où Spinoza
établit dans le corollaire un parallèle entre les choses dans lesquelles
conviennent tous les corps, avec renvoi explicite encore au lemme 2, et
les idées adéquates que nous en avons tous. Pour le confirmer, Langen­
hert invite d ’ailleurs à lire E 2P4D, où Spinoza prouve que l’idée des
attributs et des affections dans l’entendement infini ne peut être
qu’unique, Dieu étant unique10. Notre auteur entend établir de cette
manière que, d’après Spinoza, toutes les pensées seraient la même pen­
sée, l’essence étant une et la même dans tous les cas. La conclusion de

9 E 2P38 : «Ilia, quae omnibus communia, quaeque aequè in parte, ac in toto sunt, non
possunt concipi, nisi adequatè.»
10 E 2P4D : « Intellectus infinitus nihil, praeter Dei attributa, ejusque affectiones, com-
prehendit. Atqui Deus est unicus. Ergo idea Dei, ex quâ infinita infinitis modis
sequuntur, unica tantum esse potest.»
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L' ETHICA DE SPINOZA 331

son raisonnement elle-même ne semble pas moins extravagante:


«Qüod itaq[ue] omnibus commune est, natüram constitüit rei generalis
vel üniversalis, nempe Dei » [f. 5]. Car il a été plutôt question de ce qui
est commun aux attributs de l’étendue et de la pensée, qui ne se confon­
dent point. Il ne faut cependant pas oublier qu’il s’agit de l’homme dans
les propositions qu’il cite et que l’homme réunit en lui-même les modi­
fications de ces attributs. Langenhert croit avoir ainsi établi l’identité
dans le système de Spinoza de Dieu et de l’homme.
Pour étayer son analyse, Langenhert fait appel à l’examen de E 1A4,
la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’en­
veloppe. Or, dit-il, d ’après l’axiome analysé préalablement, la cause et
l’effet doivent avoir quelque chose en commun et être jusqu’à un certain
point [eatenus] une et la même chose. D ’ailleurs, souligne-t-il, Spinoza
lui-même le reconnaît dans son Tractatus de intellectus em endatione".
Notre professeur n’ajoute rien d ’autre. Mais on conçoit aisément ce
qu’il entend signaler: connaître l’effet signifie, comme le veut Spinoza,
connaître la cause. Mais la connaissance de l’effet n’ajoute rien à la
connaissance de la cause. Car la cause et l’effet sont une et la même
chose, se concevant l’un par l’autre. C ’est en effet la conclusion que
Langenhert tirera de l’ensemble de sa démonstration : «Ex qüibus hanc
colligimüs sümmam / Qüae per se invicem intelligüntür, à se invicem
non differünt, sünt ünüm idemq[ue], i, e, idem per se ipsüm intelligitür»
[f. 6]. Le corollaire qui clôt l’ensemble de cette critique renchérit sur
cette conclusion: «Omnia, qüae percipiüntür, per se percipi debent»
[ibid.]'2.
Il ne faudrait pas reprocher trop durement à Langenhert ses erreurs
d’interprétation, Spinoza lui-même disant que les corps ne se distin­
guent point par rapport à la substance [E 2L1] ou que Dieu constitue
l’essence, ou la nature, de l’âme humaine [E 2P11C, E 2P12D], Il est
certain que Langenhert a été frappé par cette formule, puisqu’il renvoie

" F. 6: «Cognitio effectûs nihil aliüd est, quam perfectiorem caüssae cognitionem
acqüirere.» Il cite la première édition des Opéra posthuma (p. 386).
12 Cette conclusion exprime par ailleurs l’opinion de Langenhert lui-même. Dans les
premier et deuxième dialogues du Philosophus novus, il reprend cette critique de
Spinoza: les choses n’ont rien en commun, car autrement elles seraient une et la
même chose; par conséquent, elles ne peuvent pas être l’une cause de l’autre, ni être
connues l’une par l’autre; et ainsi, tout ce qui est connu, est connu par soi [«Res
quas intelligit,/;er .re eas intelligere (...). Omnia itaque per se intelligüntür, nihil per
aliud», Dialogus Secundus. Mensis Novemb., A Paris, chez A. Cramoisy & chez la
veuve Hortemels. 1701, p. 27 et 40], Le fond de la critique est dans ce cas un nomi­
nalisme extrême, qui nie toute réalité à un prétendu être général, sur lequel repose,
d’après Langenhert, le système entier de Spinoza.
332 MIGUEL BENITEZ

lui-même ailleurs à E 2P30D, où Spinoza parle de Dieu en tant que


constituant la nature de l’esprit hum ain13. On peut cependant regretter la
manière dont il étoffe. Car il lit contre toute vraisemblance les proposi­
tions E 2P37 et E 2P38 à la lumière des rapports entre les attributs et
leurs modes, le texte même faisant assez voir dans sa littéralité que Spi­
noza entend parler ici des seuls corps et des idées que nous en avons. Par
ailleurs, il est clair que nul attribut de la substance, ni la substance elle-
même, n’est un tout composé de parties14. Toujours est-il que dans cette
deuxième partie Spinoza dit que la nature est un individu dont les corps
seraient les parties [E 2L7S] - une «contradiction» sur laquelle Lan­
genhert reviendra plus loin.
Cette même analyse permet de ruiner, dans le chapitre suivant, l’indi­
vidualité des choses particulières, par le moyen de l’analyse des défini­
tions de la chose finie en son genre et du mode. D ’après la définition spi­
nozienne, la chose finie en son genre est celle qui peut être limitée par une
autre de sa même nature. Or, dit Langenhert, les choses de même nature
sont celles qui enveloppent un même attribut, et ces choses, écrit-il,
«eatenüs verô Cap: I. demonstravi, sünt ünüm idemqjue]» [f. 6]. De ce
fait, la chose finie serait limitée par elle-même : « Igitür ilia res, qüae finita
est, terminatür ab aliâ, qüatenüs cüm illâ convenit, cüm eâ commüne ali-
qûid habet, i, e, per precedentia, à se ipsâ, qüod falsum» [ibid.]. Certes, il
ne s’exprime pas avec une trop grande rigueur: ce que ces choses ont en
commun est l’attribut, c ’est-à-dire, d’après Langenhert, leur essence. Et
puisque nulle chose ne peut se limiter elle-même et que Spinoza rejette
qu’une chose puisse être limitée par une autre de différente nature, il faut
conclure que cette limitation même est impossible - ce qu’il faut avouer
absurde: «Nullam rem terminari, omnem infinitum esse. / Qüo qüid
absürdiüs?» [f. 7]. La critique de la définition du mode qui suit repose
elle-même sur les conclusions des premiers axiomes analysés, et partage
avec elles la même confusion. Cette critique fait valoir la contradiction
que renfermerait la définition. En effet, ce qui est en autre a avec cet autre
quelque chose en commun, ou non. Si l’on retient la deuxième hypothèse,
il ne pourra pas être conçu par la substance, comme le veut la définition.
Si l’on suit plutôt la première, ils sont en réalité la même chose — et par
conséquent, ce qui est en autre ne se conçoit pas par cet autre, mais par
soi-même : « eatenüs ab illo non differt ; nec dicit debet per illud, tanqüam
per aliud concipi ; sed per se, ex Cap : I.» [f. 7]15.

13 Chapitre 4, f. 11.
14 Voir £ 1P I2 et £ 1PI 3.
15 Langenhert signale en passant que cette analyse ruine l’axiome E 1A 1, «Omnia,
quae sunt, vel in se, vel in alio sunt ».
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 333

Le chapitre troisième renforce encore cette démonstration, le fonde­


ment restant toujours le même. Le chapitre s’ouvre par l’analyse de E
1P3, qu’une chose ne peut être cause d’une autre avec laquelle elle n’au­
rait rien en commun ; mais la démonstration de cette proposition repose
sur les axiomes déjà commentés. D’ailleurs, les réflexions que Langen­
hert fait ici concernant l’identité de nature de la cause et de l’effet
étaient implicites dans l’examen précédant de E 1A4. Leur développe­
ment est même d’une certaine façon inutile, sauf à accepter que le lec­
teur a pu ne rien comprendre là où la question avait été abordée au préa­
lable. En explicitant d ’ailleurs tardivement son argumentation,
Langenhert affaiblit, ici aussi, sa portée: «Qüae itaqfue] res alteriüs est
caüssa, cüm eâ habet aliqüid commüne & eatenüs solüm est caüssa ejüs ;
eatenüs aütem ei est idem & ünüm; i, e, est caüssa sui ipsius» [f. 8], Car
on pourrait dire formellement une chose cause de soi-même seulement
si l’effet qu’elle produit était de sa même nature ou essence — c’est-à-
dire elle-même. Quoi qu’il en soit, nulle chose ne peut produire une
autre, mais, comme le souligne le corollaire ajouté par Langenhert, tout
est cause de soi-même: «Nüllam rem, qüamcünqfue] (üniversalis enim
esse demonstratio) esse caüssam alteriüs ; sed omnen esse caüssam süi »
[ibid.]. Tout être est donc nécessaire, substance, Dieu enfin, et par
conséquent une et la même chose...
Langenhert s’arrête ici sur la définition de la causa sui, où il trouve
formellement posée la distinction d’essence et d ’existence16. Il suit les
traces de cette distinction partout dans YEthica'. ici, l’essence divine
apparaît comme le fondement de l’existence même de Dieu [E 1D817, E
1P7] et des êtres [E 1P34D ; E 2P3, son corrélat sur le plan des idées];
là, les idées des choses singulières n’existant pas sont dites comprises
dans l’idée infinie de Dieu [E 2P8]; enfin, l’essence de l’homme n’im­
plique pas son existence nécessaire, ce qui signifie que l’homme parti­
culier peut être ou n’être pas [E 2A1]...18. Si Langenhert insiste sur ce
point, c ’est qu’il trouve cette doctrine insoutenable. Ce qui n’est point
n ’a pas d ’essence, affirme-t-il, et Spinoza lui-même n’aurait pu s’empê­
cher de reconnaître incidemment cette évidence : « Hanc existentiam ab

16 E 1D1: «Per causam sui intelligo id, eujus essentia involvit existentiam, sive id,
cujus natura non potest concipi, nisi existens.»
17 Non pas « Part : I. Def. VII », comme le dit le texte.
18 Langenhert juge d ’ailleurs que cet axiome contredit E 1P35, où Spinoza affirme que
tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu est nécessairement.
Il renvoie encore à E 2P35, ce qui semble une erreur de transcription, cette proposi­
tion n’ayant nul rapport avec le sujet ; Langenhert entend peut-être parler de E 2P45,
où il est dit que l ’idée d’un corps enveloppe l’essence divine.
334 MIGUEL BENITEZ

essentiâ noster qüoq[ue] distinctam reverâ pütat; cüm tamen id, qüod
non existit, essentiam habere non possit, adeoq[ue] nec ejüs essentia, i,
e, nihil, concipi. / Qüomodo aütem, cüm dicimur essentiam rosae non
existentis concipere, nostram essentiam vel aliqüid ejüs, non rosae
concipiamüs, docet Spinoza, Part: II. Eth. Prop: XVII. Schol: II19
obscüritatem licet haut parvam vox magis adferat, qüâ ibidem more süo
ütitür» [f. 9]. Voilà donc Spinoza en contradiction avec lui-même. En
réalité, c ’est plutôt Langenhert qui ne comprend pas grand chose à la
proposition qu’il cite. Spinoza entend parler, en effet, de l’imagination.
Dans ce contexte, il affirme certes, que l’idée que nous avons d ’un autre
être révèle plutôt l’état de notre corps que la nature de l’être perçu. Lan­
genhert l’entend d’un être qui ne serait point, car Spinoza affirme sur ce
fondement que l’imagination peut nous donner l’idée (l’image) de
choses qui ne sont plus. Mais il est évident qu’il n’y a point d ’image
sans une perception préalable et qu’il n’y a point dans ce domaine de
perception possible d’un corps qui ne serait point...
La confusion décelée de la substance unique avec ses modes, qui
exprime la logique cachée du système, serait à ce point pressante que
Spinoza n’aurait pu empêcher qu’elle paraisse souvent en surface.
L’Ethica se révèle ainsi pleine de contradictions. Langenhert les signale
rapidement dans la doctrine sur la divinité. En effet, Spinoza identifie
l’être absolument infini, tel qu’il est défini dans E 1D6, avec la nature.
Langenhert renvoie à la préface de la quatrième partie de YEthica , où le
lecteur pouvait trouver, répétée, la fameuse formule «Deus sive
Natura». Il rappelle aussi qu’ailleurs, E 1P29S, Spinoza identifie la
divinité tout autant avec la natura naturans qu’avec la natura naturata.
Même s’il ne s’étend pas en considérations sur ce point, il semble évi­
dent que Langenhert entend souligner que Spinoza n’identifie pas seu­
lement Dieu avec la puissance qui fait son essence, la natura naturans,
mais réellement avec l’ensemble des modes finis de la substance. Il y a
pire. Car Spinoza ferait de Dieu un être fini et seul individu : «Conside-
rari praeterea potest illud Ens, üt finitum. Part : II. Prop : IX. üt ünüm
individüüm, Part: II. Lemm: VII. Schol.» [f. 11]. La proposition citée,
E 2P9, ne fait qu’appliquer aux modes de la pensée ce que Spinoza avait
développé dans la première partie sur les modes en général («Quod-
cumque singulare, sive quaevis res, quae finita est, & determinatam
habet existentiam», E 1P28). Spinoza entend expliquer que Dieu agit

19 En réalité, E 2P17S, car cette proposition ne contient pas de deuxième scolie. Il se


confond peut-être avec le deuxième corollaire de la proposition précédante, qui est
le fondement doctrinal de l’exemple que Spinoza utilise dans le scolie de la distinc­
tion entre l’idée de Pierre, qui exprime sa nature, et l’idée que Paul a de Pierre.
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 335

sur les modes finis non pas par la nature absolue de l’attribut (la pensée,
dans le cas de l’idée d’une chose singulière), qui est infini, mais en tant
qu’il est affecté par une modification finie. Or, Langenhert comprend
que ce Dieu affecté par une modification finie doit être lui-même fini. Il
néglige ainsi le processus décrit par Spinoza — de manière certes par
trop abstraite— pour expliquer comment les attributs de la substance
produisent les modes finis par la voie des modes infinis découlant de la
nature absolue de l’attribut [E 1P21] et de la nature de l’attribut modifié
[E 1P22]. A l’autre endroit cité, E 2L7S, Spinoza dit la Nature l’indi­
vidu total composé de l’ensemble des corps. Langenhert croit ainsi pou­
voir signaler que Spinoza fait de Dieu un tout composé de parties, puis­
qu’il identifie Dieu et la Nature. Seulement, la nature dont il est ici
question est l’ensemble des seuls corps, et non pas de tous les modes
finis découlant des attributs divins.
Langenhert a cru encore devoir rappeler dans ce contexte que la
confusion dénoncée de l’infini et du fini est la véritable substance du
spinozisme, quelle que soit par ailleurs la définition de Dieu que l’on
trouve dans YEthica. Cette confusion, signale-t-il, découle également
de la considération de Dieu comme cause de toutes choses. Il invite son
lecteur à se rappeler des axiomes qui ont fondé les premiers pas de sa
critique, et le renvoie encore à E 2P10S, où on peut lire que Dieu est
l’unique cause de toutes choses. « Qüicqüid seqüitür ex natürâ rei alicü-
jüs, id ad naturam ejüs pertinet, ab eâ non differt, est effectüs ejüs, ilia
est caüssa, sunt unüm idemqfue]» [f. 11]: c ’est, comme il le rappelle, ce
qu’il a établi dans le chapitre premier de sa réfutation. Dieu absolument
infini est donc la même chose que les modes finis. Pour le confirmer
encore, il cite E 2P30D. On peut s’en étonner, puisqu’il est question
dans cette démonstration de la connaissance inadéquate que nous avons
de la durée de notre corps. Il n’y a pourtant pas d ’erreur, puisque Lan­
genhert renvoie à un endroit précis de cette démonstration, dont il cite
les premiers mots. La chose s’explique aisément, Spinoza parlant à cet
endroit de Dieu comme constituant seulement la nature de l’esprit
humain...
Dans la doctrine spinozienne sur l’âme, Langenhert décèle une
contradiction semblable. L’idée du corps constitue l’âme humaine, lit-
on dans E 2P13. Ailleurs cependant, le même Spinoza affirme que cette
âme est une partie de l’entendement infini de Dieu [E 2P11C].
D ’ailleurs, l’une comme l’autre de ces doctrines se révèlent à l’analyse
insoutenables. Langenhert prouve la deuxième impossible ex methodo
ratiocinandi Spinozae : «Si nostra mens aliaeq[ue], partes sünt infiniti
intellectûs Dei, vel ejüsdem sünt natürae atq[ue] ille intellectüs, vel alte­
riüs. / Si priüs: ünaqüaeqfue] pars est infinita; est enim intellectüs ille
336 MIGUEL BENITEZ

infinitüs : Ergô plüres intellectüs infiniti, qüod contra hypothesin. Sin


posteriüs; qüod sc[ilicet] partes hae sint alteriüs natürae, qüam cüjüs
dictüs est intellectüs: Ergô cüm ipse in partes illas divideretür, üt re ipsâ
est divisüs, natüram suam amitteret ; contradictoriüm aütem est, natü-
ram amitti, per id, qüod natüram constitüit» [ff. 11-12], Langenhert
applique mécaniquement ici la démonstration que Spinoza a donnée
pour prouver l’indivisibilité de toute substance [E 1P12], Seulement, ce
que Spinoza appelle l’entendement infini de Dieu n’est pas l’attribut de
la pensée, comme Langenhert le croit, mais fait plutôt partie de la
nature20. Le fait que cet entendement infini, ou cette âme du monde (une
expression que Spinoza n’a certes jam ais employée...), contienne les
âmes particulières comme autant des parties ne rend pas ces âmes
nécessairement infinies, l’identité divine n ’étant nullement ici en cause.
Par ailleurs, dire dans ce contexte les parties d’une autre nature que l’en­
tendement qu’elles constituent signifie les faire finies; et dans ce cas,
l’entendement ne perdrait pas sa nature en raison même de ce qui fait sa
nature, l’infinité dans l’hypothèse21.
La suite du chapitre n ’est pas facile à comprendre. Quand Langen­
hert écrit: «Insam nünc examino Propositionem » [f. 12], il ne veut pas
du tout parler de celle dont il vient d’essayer de réfuter le corollaire,
comme il semblerait logique; l’examen porte plutôt sur la proposition
ouvrant le chapitre, qui définit l’âme comme l’idée du corps. Certes, on
ne sait pas trop bien comment interpréter la formule qui suit: «Objec-
tum ideae est idea ipsa mentem hümanam constitüens » [ibid.], Langen­
hert renvoyant son lecteur tout simplement à une série de propositions
qu’il se contente d’énumérer. Tout porte cependant à croire qu’il entend
mettre encore par là Spinoza en contradiction avec lui-même: l’idée
qu’est l’âme ne saurait renvoyer au corps de quelque manière que ce
soit, car l’objet de toute idée est renfermé dans le champ clos des idées.
Cela le prouverait d’abord E 2P7, qui établirait un ordre et une
connexion propre aux seules idées; et puis d’autres propositions telles
que E 2P20 et E 2P21, rapportant respectivement les idées à la pensée
divine et à l’âm e; dans le scolie de la dernière proposition, Langenhert
pouvait même lire que l’idée de l’âme est l’idée de l’idée [«idea Men­
tis, hoc est, idea ideae»]. Ailleurs cependant, Spinoza revient à sa thèse

20 Voir E 1P31.
21 Langenhert entend sans doute affirmer que la substance perd sa nature du fait même
d ’être composée de parties, ce que Spinoza ne songerait pas à démentir. Seulement,
l’entendement infini de Dieu n’est pas la substance, ni l’un de ses attributs... Il est
certain, en tout cas, que le raisonnement de Spinoza qu’il essaie d’appliquer ici est
autrement plus logique: la substance ne serait plus une substance parce que compo­
sée de parties qui ne partageraient plus sa nature...
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L'ETHICA DE SPINOZA 337

originelle, la dernière proposition que cite Langenhert, E 2P23, révélant


encore que l’âme a des idées dans la mesure où elle connaît les affec­
tions du corps... Et pour finir, il invite à comparer ces propositions avec
d ’autres de la dernière partie, E 5P23, E 5P29, E 5P34 et E 5P39, où il
est question de l’immortalité de l’âme, de la survie de l’âme au corps,
dont nous savons pourtant qu’elle est l’idée. Or, Langenhert pouvait
explicitement trouver la solution à cette contradiction apparente dans
l’une des propositions qu’il cite, E 5P34, où Spinoza enseigne que l’âme
est en Dieu et qu’elle conçoit de ce fait l’essence du corps avec une sorte
d’éternité.
Langenhert trouve encore la contradiction évidente en ce qui
concerne la doctrine spinozienne des idées, en étroit rapport avec celle
de l’âme. L’examen de E 2P7 révèle que les idées sont des effets
d’autres idées: «Ideae hîc sünt effectüs, vel caüsata objectiva, vel
objecta caüsae» [f- 12]. Pour le confirmer, Langenhert renvoie à E
2P9D, une proposition déjà analysée dans le contexte de la doctrine sur
la divinité, qui prouverait que la cause de toute idée singulière n’est pas
Dieu en tant qu’il est chose pensante absolument. Or, s’étonne-t-il, E
2P5 établit dès sa formulation que c ’est Dieu lui-même qui est la cause
efficiente de toute idée en tant qu’il est chose pensante. La contradiction
serait en effet flagrante, si ce n’était que Spinoza parle dans ces propo­
sitions de choses différentes, c ’est-à-dire de l’être actuel des idées, ou
des idées existant en acte, et de leur être formel respectivement. Ce n’est
d’ailleurs pas la seule contradiction que Langenhert croit déceler dans la
deuxième partie de YEthica. L’objet de l’idée qui constitue l’âme étant
le corps humain [E 2P13], comme il a été déjà signalé dans le chapitre
précédant, tout ce que nous connaissons passe donc par le corps et ses
affections. Or, d’après Spinoza, l’âme ne possède point une connais­
sance adéquate des parties composant le corps [£ 2P24], ni de l’objet
extérieur affectant le corps [E 2P25], ni du corps lui-même [E 2P27], ni
de l’âme [E 2P29], puisque les idées des affections du corps ne sont pas
claires et distinctes, mais confuses [E 2P28], Langenhert invite ainsi à
comparer l’ensemble de ces propositions «cüm iis, qüae de cognitione
mentis adaeqüatâ loqüitur, arenam per te, Lector, videbis sine calce» [f.
13]. Car les idées adéquates ne sont qu’en Dieu, sans passer par le biais
de l’âme en ce qui concerne le corps, et en tant seulement que Dieu fait
l’essence de l’âme, en ce qui concerne les modes de la pensée [voir E
2P28, E 2P36]. Enfin, Langenhert n ’a pu s’empêcher de remarquer une
dernière confusion de Spinoza, qui reproche au vulgaire dans l’appen­
dice de la première partie de croire qu’il y a un ordre dans les choses
autre que celui inventé par l’imagination, tandis qu’il parle lui-même de
l’ordre commun de la nature [E 2P29S], nie que les choses aient pu être
338 MIGUEL BENITEZ

produites par Dieu d’aucune manière autre et dans aucun ordre autre
que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites [E 1P33],
souligne que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que
l’ordre et la connexion des choses [E 2P7] et parle enfin de l’ordre ou
l’enchaînement des choses [E 3P2S], Mais l’ordre dont parle Spinoza
dans les propositions que Langenhert se borne à énumérer n’est rien
d ’autre que la disposition nécessaire des êtres et ne peut pas être opposé
à un quelconque désordre.
Dans le chapitre final, Langenhert entend prouver l’impossibilité du
changement dans les principes du système de Spinoza22 - et par consé­
quent l’inanité de la doctrine entière des affections: «Sed solum osten-
dam obiter», signale-t-il après avoir examiné les définitions par les­
quelles s’ouvre la troisième partie de YEthica23, «qüod tamen satis sit,

22 Même si l’approche est différente dans l’un et dans l’autre cas, cette idée n’est pas
sans rappeler la critique de Toland, qui dans ses Letters to Serena reprochait à Spi­
noza d’être incapable d’expliquer les origines du mouvement. Le parallèle est d’au­
tant plus intéressant que Langenhert et Toland jugent que ce défaut interdit toute
approche sérieuse à la physique dans le système élaboré par Spinoza. Le premier
écrit: «Hüic certè qüaestioni, uni totius verae scientiae colümini satisfacere posse
noster debüisset cüjüs tamen veritatis notissimae, experientiâ qüotidianâ ac certitü-
dine summâ comprobatae, tantum abest, üt rationes reddere qüeat, qüin contrarium
ex allegatis hisce fündamentis ejüs, si vera forent, liqüido constet» [f. 17]. Le
deuxième, pour sa part, juge: « Spinosa then, who values himself in his Ethicks on
deducing things from their first Causes (which the Schoolmen term a priori)
Spinosa, I say, having given no account how Matter came to be mov’d or Motion
cornes to be continu’d, not allowing God as first Mover, neither proving nor suppo-
sing Motion to be an Attribute (but the contrary) nor indeed explaining what Motion
is, he cou’d not possibly show how the Diversity of particular Bodys is reconcilable
to the Unity o f Substance, or to the Sameness of Matter in the whole Uni-
verse...» [London, 1704; Letter IV. To a Gentleman in Holland, showing Spinosa’s
System of Philosophy to be without any Principle or Foundation, p. 146-147].
23 Dans E 3D 1, Spinoza définit la cause adéquate «eam, cujus effectus potest clarè, &
distinctè per eandem percipi». Dans la définition suivante, il dit que l’homme peut
être dit actif quand il est cause adéquate de quelque chose qui se fait en lui ou hors
de lui, et passif s’il en est seulement cause partielle. Or, dit Langenhert, ce dont nous
sommes cause adéquate a quelque chose en commun avec notre nature, et dans ce
sens fait partie d’elle: rien de ce dont l ’homme est cause adéquate ne se fait donc
hors de lui : « Cüjüs adaeqüata sümüs caüssa, id per nostram natüram solam debet
clare & distinctè intelligi ; id ergo cüm nostrâ natürâ habet qüid commüne, per ax:
V. Part: I. h, e, (per Cap: 1. hüjüs) eatenüs est ünüm idemq[ue]: sed hoc, qüia qüic-
qüid ex rei alicüjüs natürâ seqüitür, ad ejüs tantüm natüram pertinet, non ad alteriüs,
non potest dici extra nos, extra nostram natüram fieri...» [f. 14]. En revanche, si
l’homme n’est pas cause adéquate de quelque chose, cette chose ne peut être dite en
quelque manière que ce soit son effet: «Qüod si effectüs per eam intelligi neqüit,
ejüs nec est effectüs, per ax: IV. Part: I. sed aliüs caüssae, per qüam intelligi
potest» [f. 15],
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L’ETHICA DE SPINOZA 339

m utationis eüm natüram mirüm quantum ignorasse, facileq[ue] ejüs ex


fundamentis, si vera forent, sequi nullam mutationem esse, nec concipi
posse» [f. 16]. Son argumentation repose sur les conclusions tirées de
l’analyse des axiomes de la première partie, établissant que la cause est
de la même nature que l’effet qui s’ensuit: «Si res, qüaecümqfue] easit,
mütabitür (methodo philosophandi Spinozae ütor) vel à se, à suâ natürâ,
essentiâ mütabitür; vel à re aliâ» [f. 16]. Or, une chose ne peut point
changer par elle-même: «Non à se qüia, qüicqüid ex ipsius natürâ
seqüitur, ejüs est caüssa adaeqüata (per Def: II. Part: III.) positâ ergô
hac natürâ, illüd qüoq[ue] ponitur (per ax : III. Part : I.) & per eam intel-
ligitür, (per ax: IV. Part: I.) Vide & Prop: IV. Part: III. ponit eam, non
tollit, non mütat; est ünüm idemq[ue], qüod ea; Vide Cap: I. hüjüs &
nota, qüicqüid seqüitur ex rei alicüjüs natürâ, ei semper adesse, abesse
nünqüam posse» [f. 16]. Ce qui change dans l’hypothèse est cause adé­
quate de ce qui se suit de sa nature, comme le dit E 3D2. Cette cause
posée, tout ce qui se suit de sa nature est en même temps donné, parce
que son effet, et se conçoit d ’ailleurs par elle, la connaissance de l’effet
dépendant de celle de la cause. A cet endroit cependant, la démonstra­
tion de Langenhert prend un tour inattendu : au lieu de souligner direc­
tement l’identité de nature des choses qui se conçoivent l’une par
l’autre, il renvoie à E 3P4. Cela ne facilite précisément pas la compré­
hension de son raisonnement. Car cette proposition dit seulement que
nul être ne porte en lui-même les causes de sa destruction, la définition
de son essence affirmant son existence et en aucun cas sa négation. Or,
Langenhert interprète que c ’est ce qui se suit de la nature d’une chose
comme de sa cause adéquate qui pose cette nature ou cette essence. On
le comprend aisément, puisque, comme il l’ajoute, ce qui suit de la
nature d ’une chose est une et la même chose avec elle. Tout changement
d’une chose par elle-même s’avère donc impossible, puisque ce qui
résulte du changement fait partie de l’essence de la chose même qui est
supposée changer et est donc, comme le dit Langenhert, toujours pré­
sente dans la chose, jamais absente.
Dans le changement provoqué par une autre chose, tout se réduit à
savoir si l’être qui détermine le changement et l’être qui change ont, ou
n ’ont pas, quelque chose en commun : « Si à re aliâ, ilia vel ejüsdem erit
naturae, vel alteriüs : vel partim ejüsdem, partim alteriüs ; sive, habebit
aliqüid commüne cüm eâ rê, qüae mütabitür, vel nihil» [f. 16]. En effet,
Langenhert réduit dans la suite ce qu’il appelle la «troisième hypo­
thèse» aux deux premières24. Cette démarche ne saurait étonner qui­

«Sed ad propositûm redeüntes consideremüs hypothesin tertiam. / Qüod sc[ilicet]


ea res, qüae aliam mütaret, partim natürae ejüsdem, partim esset alteriüs. / De eâ
340 MIGUEL BENITEZ

conque a suivi dès le début l’identification qu’il fait implicitement de ce


que les choses peuvent avoir en commun avec leur nature ou leur
essence, une identification que le lecteur retrouve d ’ailleurs dans le
contexte de la discussion sur le changement. Dans le cas des choses de
même nature, le changement se révèle impossible: «Si priüs: nihil
igitür in aliâ re mütandâ potest prodücere, qüod non & ex ejüs ipsiüs
natürâ seqüatür, i, e, qüod ilia ipsa non possideat, adeoq[ue] nihil, qüod
eam reddere possit aliam, h, e, mütare. / Seü, qüatenüs ejüsdem est natü-
rae, vel qüatenüs habet cüm eâ qüid commüne, eatenüs ei est ünüm
idemq[ue], ex Cap: I. hüj[us] ergô & eatenüs illam non potest mütare;
nülla enim res, jam dixi, mütatur à se» [f. 17]. La double démonstration
prétend montrer que cette explication du changement se réduit pour
l’essentiel à celle déjà rejetée d’une chose qui changerait par elle-même.
La chose qui détermine le changement ne peut rien produire dans la
chose qui change qui ne puisse découler de la nature même de celle-ci,
les deux choses étant de même nature ; or, la preuve a été faite que ce qui
découle de la nature d ’une chose est dans la chose et est la chose même.
Par ailleurs, la chose qui provoque le changement étant de même nature
que la chose qui change, elles seraient en réalité une et la même chose.
Le prétendu changement aurait donc lieu dans la chose même — ce qui
a été prouvé impossible. Pour montrer enfin qu’une chose ne saurait
agir sur une autre de différente nature, Langenhert renvoie son lecteur à
E 4P29: «Sin posteriüs legerit, objecero Part: IV. Prop: XXIX...»
[f. 17], où Spinoza lui-même avoue l’impossibilité pour quelque chose
particulière de modifier en quelque mesure que ce soit la puissance
d ’agir de l’homme si elle est d ’une nature entièrement différente de la
nôtre25. Tout reste donc immuable...

La réfutation de YEthica par Caspar Langenhert révèle une lecture


appliquée de l’ensemble de l’ouvrage — même si elle porte essentielle­
ment sur la deuxième partie. C ’est en effet l’examen de l’ensemble des
propositions concernant l’homme — sa nature, et dans un moindre degré
ses affections— qui fonde à strictement parler la critique. Ce que

consideratâ in priore süi parte idem dico, qüod dixi de re plané ejüsdem natürae. / Si
verô qüatenüs alteriüs ; idem, qüod de re plané alteriüs natürae vel essentiae süpra
dictüm est» [f. 18].
«R es quaecunque singularis, cujus natura à nostrâ prorsùs est diversa, nostram
agendi potentiam nec juvare, nec coërcere potest, & absolutè res nulla potest nobis
bona, aut mala esse, nisi commune aliquid nobiscum habeat.» Langenhert dit
d’ailleurs cette proposition contradictoire avec la suivante [E 4P30], qu’il interprète
dans ce sens : une chose est mauvaise pour nous dans la mesure où elle est contraire
à notre nature...
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE L'ETHICA DE SPINOZA 341

Langenhert reproche à Spinoza n’est pas exactement de confondre Dieu


et les créatures, mais le fait plutôt que cette confusion élimine toute
multiplicité, tout étant une et la même chose, et par là toute connais­
sance. On ne saurait l’accuser de négliger tout ce qui dans l’ouvrage
qu’il réfute garantit l’identité de l’être absolument infini et la réalité des
modes dans la substance. Car ce sont à son avis des puérilités, qui
conduisent Spinoza à des contradictions insupportables. Il est cepen­
dant certain que la complexité des rapports qu’il examine lui échappe.
Ce qui fait qu’il interprète souvent à contresens les propositions dont il
se sert...

Miguel B e n it e z
Université de Séville
LE « RETOUR AUX PRINCIPES »
DE L’ÉTAT DE MOÏSE.
ÉLÉMENTS
POUR UNE LECTURE POLITIQUE
ET MATÉRIALISTE DE L’ENSEIGNEMENT
DU CHRIST CHEZ SPINOZA

En 1974, Fernando Belo publiait une Lecture M atérialiste de


l ’Évangile de M arc dont «l’enjeu dernier», écrivait-il, est de «rendre
possible la confrontation entre une pratique politique se voulant révolu­
tionnaire et une pratique chrétienne ne se voulant plus religieuse»1.
L’auteur tissait pour cela une triple problématique: 1°) d’exégèse et
d’histoire biblique; 2°) d’articulation théorique de récit, pratique, idéo­
logie', 3°) d 'ecclésiologie m atérialiste, permettant de changer les termes
de la question initiale des rapports entre pratique politique révolution­
naire et pratique chrétienne2. Cet excellent livre cite Spinoza une seule
fois, et indirectement, en évoquant Nietzsche et la philosophie de Gilles
Deleuze :
Pour introduire la p h ilosop h ie du corps de N ietzsch e, D eleu ze cite S p i­
noza ouvrant « aux scien ces et à la p h ilosop h ie une v o ie n ou velle : nous
ne savon s m êm e pas ce que p e u t un corps, d isa it-il» . L’argumentation
de S pinoza est que l ’ex p érience q u ’on a du corps est très lim itée, que
l ’on « ne connaît si exactem en t la structure du corps que ( l’on) ait pu en
expliquer toutes les fon ction s », et d ’invoquer le com portem ent souvent
étonnant des bêtes et « c e que font très souvent les som nam bules, pen ­
dant le som m eil, q u ’ils n ’oseraient pas pendant la v e ille » ; et de
conclure que « c e la m ontre a ssez que le corps p eu t, par le s seu les lo is de
sa nature, beaucoup de c h o ses qui causent à son âm e de l ’éton n em en t»
( ...) . N otre ex p érience du corps, du fait d e sa répression par le s appa­
reils de cla sse notam m ent, est ainsi très lim itée et personne ne peut p r é ­
d ire d ’a va n c e (le prétendre relèverait du th éo lo g iq u e!) q u elles forces

1 F. Belo, Lecture Matérialiste de l ’Évangile de Marc. Récit-Pratique-Idéologie, éd.


du Cerf, 2e éd. revue 1975, p. 13 (415 p.).
2 Op. cit. p. 18.
344 LAURENT BOVE

actives seront lib érées le jou r où une form ation so cia le radicalem ent
com m uniste aura lieu 3.

Les textes de Spinoza, concernant plus particulièrement le Christ et


son enseignement dans la Palestine du 1er siècle, peuvent-ils, par eux-
mêmes, nous aider à éclairer cette perspective politique, matérialiste et
révolutionnaire, que - pour sa part, et en dehors de Spinoza - F. Belo lit
à partir de l’Évangile de M arc? Que le Traité Théologico-politique et
certaines Lettres offrent des pistes pour une telle lecture, c’est ce que
nous souhaiterions montrer, comme l’indication d’un parcours d’inter­
prétation possible de la politique spinoziste à partir de l’enseignement
du Christ.

LA DISSOLUTION DE L’ÉTAT HÉBREU :


LES DEUX VOIES DE RÉSISTANCE

Nous trouvons tout d ’abord, chez Spinoza, des informations sur la


situation politique dans laquelle va intervenir l’enseignement du Christ.
Sous la domination de l’Empire romain, l’État juif a conservé une
relative autonomie qui a permis à la Loi juive de demeurer en place. Spi­
noza affirme, en effet, qu’à l’époque du Christ,
L es Pharisiens pensaient que pour vivre dans la béatitude il suffisait
d ’observer le s règles juridiques de l ’État, c ’est-à-dire la L oi de M o ïse 4.

C ’est donc que cette Loi, selon Spinoza, était toujours en vigueur
dans la Palestine du premier siècle. Cependant beaucoup de Juifs
avaient quitté Israël et l’existence de l’État hébreu était précaire. Dans
le second Empire, en effet, les Pontifes eurent l’autorité de rendre des
décrets et de traiter des affaires de l’État ; et afin que cette autorité fut
étemelle ils usurpèrent le droit du Prince et finirent par se faire attribuer
le titre de Roi. Afin d ’illustrer leur nom, ils créèrent aussi de nouveaux
décrets sur les cérémonies, la foi, et sur tous les points, en leur attribuant
l’autorité d ’une tradition établie depuis les temps anciens ; décrets,
auxquels ils ne voulaient pas q u ’on attribuât un caractère m oins sacré et
une autorité m oindre qu’aux lo is de M o ïse; il arriva par là que la reli­
gion dégénéra en une superstition funeste et que le sens vrai et l ’inter­
prétation des lo is se corrom pirent5.

3 Op. cit. partie IV, Essai d ’ecclésiologie matérialiste, p. 390-391.


4 TTP V, Gebhardt III p. 71, trad. Appuhn II GF p. 103.
5 TTP XVIII, G. III p. 222, A. II p. 304.
LE «RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 345

Mais cette prise de pouvoir ne fut possible, «dans un premier


tem ps», que par beaucoup de complaisances à l’égard de la foule que
les prêtres manipulaient avec habileté. C ’est ainsi que furent « trompés »
les Pharisiens et que naquirent différentes sectes en luttes perpétuelles.
Les luttes idéologiques étaient en effet permanentes: les Pharisiens
«pour la plupart du bas peuple»6, s’opposent aux Sadducéens «plus
éclairés» sur les agissements des Pontifes et qui s’en tiennent au texte
même de la Torah7, et nient la résurrection des morts8. Spinoza met l’ac­
cent sur le fait que cette lutte idéologique, dans le domaine religieux,
lutte entre «sectes», n’était en fait que l’occasion d ’une lutte d’intérêt.
C ’est,
pour dépouiller les plus riches de leurs dignités <que> les Pharisiens
commencèrent d’inquiéter des gens au sujet de la Religion et d’accuser
les Sadducéens d’impiété9.

Luttes de classes certes - pour les Pharisiens d ’origine populaire


contre l’aristocratie sadducéenne - mais où le peuple est manipulé,
« trompé » dit Spinoza sur son véritable intérêt, par les Pontifes avides
de pouvoir, et de faux prophètes voulant complaire aux Rois ou, au
contraire, les renverser10. Ces luttes, loin d’être libératrices, ne peuvent
en fait et nécessairement que déboucher sur l’instauration d’un nouveau
tyran11. D ’autre part, ces luttes trouvent le plus souvent comme boucs
émissaires ceux dont justement la vie est irréprochable et qui pourraient
servir d ’exemple aux ignorants :

6 TTP XVIII, G. III p. 223, A. II p. 305.


7 TTP XVIII, G. III p. 223, A. II p. 305.
8 TTP X, G. III p. 150, A. II p. 201.
9 TTP XVIII, G. III p. 225, A. II p. 307.
10 TTP XVIII, G. III p. 221 et 225, A. II p. 299 et 307. Dans sa deuxième partie («Le
mode de production de la Palestine biblique»), chapitre 1 («L’ordre symbolique de
l’ancien Israël»), F. Belo écrit: «la visée du système de la dette était l ’égalité sociale
( ...) : « qu’il n’y ait pas de pauvres chez toi » (Dt. 15,4) ; il tendait précisément à évi­
ter un système de classes, une monarchie subasiatique (...). Si l’on faisait l’exégèse
des textes prophétiques, je crois que l’on confirmerait aisément la conclusion bru­
tale qui déjà se dégage et que les exégètes bourgeois évitent systématiquement: le
régime de classes instauré par David, l’exploitation du frère par le frère, c ’est cela
la malédiction qui est tombée sur Israël et l’a amené à la désolation et à l’exil (...).
Ce n’est évidemment pas la lecture qu’en fait la classe sacerdotale, d’abord liée à la
cour monarchique et, après l’exil, la remplaçant» (op. cit. p. 87-88 ; cf. aussi p. 120
sq. sur «La lutte de classes en Palestine»),
11 TTP XVII, G. III p. 221, A. II p. 289.
346 LAURENT BOVE

A l’exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même


rage ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne et d’une
vertu éclatante, odieux par là même à la foule, en dénonçant leurs opi­
nions comme abominables et en enflammant contre eux la multitude
féroce12.

Tel fut, selon Spinoza, le sort du Christ que Pilate fit crucifier, alors
qu’il le savait innocent, afin de complaire à la colère des Pharisiens.13

Devant cette décadence et cette dissolution de l’État juif qui va favo­


riser (et que va accélérer) l’invasion des troupes romaines, deux atti­
tudes religieuses et politiques semblent possibles :
- refuser cette dissolution, vécue comme un procès négatif, et par
conséquent désirer une reterritorialisation des anciennes valeurs;
- affirmer stratégiquement cette dissolution afin d’en faire le moyen
d ’une transvaluation de toutes les anciennes valeurs: cette seconde
voie sera celle choisie par le Christ.

1°) Refuser cette dissolution signifie ne pas pactiser avec l’ennemi


puisque cela est un péché. Il s’agit alors de défendre, à tout prix, l’ordre
symbolique juif centré sur le Temple de Jérusalem.
L’État qui suivit la restauration du Temple (et qui fut à peine l’ombre du
premier, les Pontifes ayant usurpé le droit des chefs) put difficilement être
détruit par les Romains. Tacite lui-même l’atteste dans le livre II des His­
toires: Vespasien avait achevé la guerre des Juifs sauf qu’il n ’avait pas
encore forcé Jérusalem, entreprise rendue plus dure et plus ardue par la
complexion de cette race et son fanatisme irréductible, que par les forces
restées aux assiégés pourfaire face aux nécessités de la situationu.

Les Zélotes (Spinoza ne les nomme pas mais c’est bien d ’eux dont il
s’agit essentiellement ici), Pharisiens par leur idéologie religieuse,

12 TTP XVIII, G. III p. 225, A. II p. 307.


13 j j p xvill, G. III p. 225, A. II p. 307. L’interprétation spinoziste de la mort du
Christ est donc politique, non théologique. Le Christ n’est pas mort afin de sauver
les péchés du monde mais victime de «la furieuse passion populaire» au service
d’obscurs intérêts politiques et de luttes de tendances. Sur le «meurtre de Jésus: là
où la puissance s’est mesurée avec le pouvoir, celui-ci triomphe...», cf. F. Belo, op.
cit. p. 369-371 et p. 376-377. Cf. aussi Henri Laux qui nous invite à lire la passion
du Christ «dans le processus de la fortitudo qui qualifie cette vie», Imagination et
Religion chez Spinoza. La potentia dans l ’Histoire, Vrin 1993, p. 276.
14 TTP XVII, G. III p. 215, A. II p. 293.
LE «RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ ÉTAT DE MOÏSE 347

défendirent le Temple, centre vital du champ symbolique juif, avec


acharnement durant toute la guerre et particulièrement dans son dernier
épisode (contre Titus). Le Temple fut entièrement détruit et, avec lui,
l’État d ’Israël.

2°) Cette disparition définitive (de 70) le Christ, selon Spinoza,


l’avait prévue. Un cinquantaine d ’années avant l’effondrement définitif
de l’État hébreu, il enseignait une seconde attitude (religieuse «et»
politique) face à la dissolution de l’ordre symbolique juif et à l’invasion
romaine. Cette seconde manière est fondée sur le paradoxe: elle
enseigne l’obéissance aux pouvoirs établis. Mais cette obéissance est
très singulière puisqu’elle s’accompagne d’une désacralisation néces­
saire de tout pouvoir établi particulier. Le Christ enseigne l’obéissance
à la loi de l’État (de Moïse ou de César) parce qu’elle est la loi ; parce
que toute loi politique qui permet le rapport entre les hommes a, en elle-
même, une positivité vitale, en tant qu’elle sauve les hommes de la
misère absolue qu’engendre la solitude de l’état de nature. Mais alors
que dans toute libre République le contenu de la loi peut être modifié
par la souveraine puissance, lorsque le salut du peuple l’exige15, le sort
même de l’État hébreu, sous la domination romaine et selon sa singula­
rité historique, rend im possible toute initiative de réforme ou de rébel­
lion. C ’est pour cela que le Christ recommande aussi la pratique de non-
résistance à l’injustice. Dans ces conditions particulières se soumettre à
la loi c ’est désirer que se maintienne le lien social, que la société ne
sombre pas dans le chaos. Dans son aspect universel, l’enseignement du
Christ, en opérant la distinction entre la fonction nécessaire et vitale de
la loi et son contenu circonstanciel, découvrait la nature paradoxale du
lien symbolique16. Cette distinction, le Christ l’opère explicitement en
démarquant son enseignement, essentiellement éthique, de toute collu­
sion politique particulière. C ’est le lien social qui est sacré, la commu­
nauté des hommes en elle-même, et non la loi de tel ou tel État particu­
lier fût-il un État religieux. A travers cette démarcation, le Christ
conserve cependant l’essentiel de la loi de Moïse, c ’est-à-dire l’esprit de
fraternité entre Juifs qu’enseignait cet État. Mais la fraternité est à pré­
sent enseignée pour tous les hommes sans exception. En extrayant l’es­
prit de fraternité de son contexte historique et politique particuliers (la
théocratie hébraïque), le Christ démarque certes son enseignement de

15 TTP XX, G. III p. 241 -242, A. II p. 330 ; Traité politique IV, 6.


16 Nous avons étudié cette distinction, et le lien paradoxal qu’elle ouvrait nécessaire­
ment, dans le chapitre VII § 1 de notre ouvrage, La Stratégie du Conatus. Affirma­
tion et Résistance chez Spinoza, Vrin 1996.
3 48 LAURENT BOVE

toute politique particulière et du nationalisme ju if sur lequel s’appuie


alors la résistance zélote, mais cet enseignement, qui constitue dans
l’amour du prochain le ciment le plus fort de toute vie commune, reste
inséparable de l ’idéal politique d ’égalité sociale, de fratern ité et de
liberté collective qui lui a donné naissance et dont il porte toujours avec
lui la prom esse n . Ce qu’enseigne en effet le Christ c’est, dans une
situation historique qui est, selon lui, sans issue politique pour l’État
hébreu, un retour aux principes de cet État. Or ce retour enveloppe
paradoxalement non pas le salut de l’État hébreu mais sa disparition.
Cependant, cette disparition de l’État, dans le dépassement de sa parti­
cularité théocratique liée à ses origines barbares, se fait au profit de la
réalisation universelle des principes démocratiques de cet État, adaptés
à des hommes déjà engagés dans le processus de civilisation. Car le
« retour aux principes » est ici retour aux principes mêmes de la socia-
lité.
L’État hébreu était en effet parfait pour un peuple barbare vivant en
autarcie économique, politique et idéologique. Il devient une absurdité
historique pour des hommes civilisés, ouverts au commerce (tant des
idées que des marchandises) avec le monde extérieur, comme c ’est le
cas sous l’empire romain. Dans ces conditions, l’esprit de la démarche
«politique» du Christ a quelque chose de machiavélien. Confronté à la
mutation radicale imposée par la fortune romaine, il s’agit certes
d ’abandonner provisoirement le lieu figé du pouvoir mais c ’est pour
susciter la résistance/soulèvement de la puissance de la vie pour une
appropriation d’un temps et d’un espace historiques collectifs hors des
rapports de domination. Contrairement à l’illusion zélote, le retour aux

'7 « La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef
et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté,
avait vendu son fonds ou son champ, au moment du jubilé, la propriété devait lui en
être restituée (...). Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les atta­
chait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écar­
ter les causes de la discorde, c ’était que nul n’avait pour maître son semblable, mais
Dieu seul, et que l’amour du concitoyen, la chanté envers lui, passaient pour la
forme la plus élevée de la piété», TTP XVII, G. III p. 216, A. II p. 293-294. F Belo
écrit: «L e droit de rachat sur les terres vendues à cause de la disette («la terre ne
sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous <Israé-
lites> n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes», Lv. 25,23) se complète par
l ’année jubilaire (de 50 en 50 ans), pendant laquelle la terre et la propriété rurale
reviennent à l’ancien propriétaire (Lv. 25, 23-55). Bien que cela, selon de Vaux,
n’ait jamais été mis à exécution (et pour cause) le principe de l’extension y est mani­
feste, de même que son but, la justice, l’égalité sociale: «il n’exploitera pas son pro­
chain ni son frère» (Dt. 15, 2) ou «qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi» (Dt.
15, 4).» (op. cit. partie II ch. 1 p. 72).
LE « RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 349

principes ne peut donc pas être une reterritorialisation nationaliste, mais


ne peut être, à l’inverse, qu’une universalisation ou une internationali­
sation des principes qui ont présidé à la naissance de cet É tat... et, il faut
ajouter, de tout Etat.
Dans le chapitre XVI du 7T P'8 Spinoza a posé, en effet, les quatre
principes de consentement mutuel qu’il considère comme nécessaire­
ment enveloppés dans une promesse au principe de toute vie commune :
1°) agir selon les commandements de la raison ; 2°) réfréner sa convoi­
tise; 3°) ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fît; 4°)
défendre le droit d ’autrui comme s’il s’agissait de son propre droit. On
peut certes lire, dans ces préceptes, l’écho hobbien d ’une problématique
de la loi naturelle. Il est cependant possible d’y lire, aussi, dans une
acception plus proprement spinoziste car plus proche des thèses de
l’Ethique, l’expression des lois naturelles, non de la raison mais des
affects - à condition de lire ces préceptes à partir des lois de l’imitation
que supposent les points 3 et 4, à partir desquels s’expliquent 1 et 2,
comme effets de rationalité et formation d ’une «H um anité»19. Qui­
conque enfreignant un des termes de la promesse devenant par son acte
même, «inhum ain», ennemi du lien commun qui est le «bien com­
mun ». Dans ce fondement éthique de la société, Spinoza nous inciterait
donc à reconnaître la socialité même, en son essence, avant sa constitu­
tion politique dans des lois particulières et sous la détermination d ’un
pouvoir particulier. C ’est alors le conatus du corps collectif qui est à lire
dans la promesse, soit la persévérance en un être qui est le lien social
lui-même sous la forme, d’abord, d’un lien naturel des affects constitu­
tifs de l’humanité des hommes par là même capables d’agir selon les
commandements de la raison, de réfréner leur convoitise... La pro­
messe dit alors clairement la vérité éternelle enveloppée dans le désir de
vivre ensemble: la promesse n ’exige aucune obéissance à des lois par­
ticulières mais elle sacralise le lien social lui-même, le désir de vivre et

" TTP XVI, G. III p. 191, A. II p. 264.


19 Avant toute organisation et toute coercition politiques, c’est l’amour de soi, mais
aussi la compassion, la bienveillance, la miséricorde, voire l’indignation (cette
«haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre», Eth. déf. 20 des Affects) qui
conduisent les hommes à ne pas faire à leurs semblables ce qu’ils ne voudraient pas
qu’il leur fût fait et à défendre le droit d’autrui (c’est-à-dire la vie même de l’autre
semblable) comme s’il s’agissait de leur propre droit (cf. Eth. III, 27 scolie et corol­
laires, 29 et scolie). Nous résumons dans tout le passage qui suit l’analyse déjà déve­
loppée dans notre article: «Enseignement du Christ et résistance dans le Traité
Théologico-politique de Spinoza», in La Bible et ses raisons. Diffusion et distor­
sions du discours religieux (XIVe siècle-XVIIe siècle), Publications de l’Université
de Saint-Étienne, 1996.
350 LAURENT BOVE

de décider ensemble. Car le désir de société enveloppe une aspiration


radicale à la démocratie ;
pour vivre dans la sécurité et le m ieu x p ossib le, les hom m es ont dû
nécessairem en t aspirer à s ’unir en un corps et ont fait par là que le droit
que chacun avait de Nature sur toutes ch oses appartînt à la c o llectiv ité
et fût déterm iné non plus par la force et l ’appétit de l ’individu, m ais par
la p uissan ce et la volonté de tous en sem b le20.

Et c ’est cette aspiration de vivre selon la «volonté de tous


ensem ble» qui s’exprime dans F«établissement très ferme» de la pro­
messe. Comme le dit Antonio Negri, cette affirmation d’un «pouvoir»
qui est «volonté de tous» apparaît à la fois «comme un écho (...) de la
pensée républicaine de l’humanisme aux monarchomaques protes­
tants » et comme « une virulente polémique anticipée contre la « volonté
générale»21.
La puissance sociale de la promesse c’est ainsi la puissance même du
corps collectif, du désir de société comme puissance continue de consti­
tution politique. Mais c ’est aussi l’affirmation d’une volonté collective
de résistance, «de tous ensemble», à toute logique de domination poli­
tique qui tendrait à briser le lien social, à renvoyer les individus à la soli­
tude et à transformer la société en désert. Aussi faut-il aussi défendre le
droit d’autrui comme son propre droit :jusque denique alteriüs tanquam
suun defendere\ c ’est le principe de résistance inhérent à la promesse,
déjà agissant en creux dans le précepte: «de ne faire à personne ce
qu’(on) ne voudrait pas qui (nous) fût fait». Or tout l’enseignement du
Christ repose dans ce précepte «tout ce que vous voulez que les
hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux; car c’est la Loi et les
Prophètes» (Matthieu, ch. VII v. 12)22. Ce qui apparaît sous forme seu­
lement négative lors du pacte social originel devient précepte positif
dans l’enseignement du Christ. Le désir de société enveloppe ainsi une
éthique du désir qui, en acte, est «religion vraie»: la laïcisation de la
religion est alors corrélative de la sacralisation du lien social comme
être même du collectif.
La loi de Moïse et des Prophètes, pour le Christ, se résume donc
positivement en une règle du don qui appelle l’égalité de l’échange,

2° 7 7 p x v i , G. III p. 191, A. II p. 264.


21 A. Negri, L’Anomalie Sauvage. Puissance et Pouvoir chez Spinoza, PUF 1982
p. 191-192.
22 Dans le ch. XV du TTP, Spinoza renvoie le lecteur au «Sermon sur la Montagne»
tel que le restitue l’Évangile selon Matthieu, ch. VII v. 12, et qui contiendrait toute
«la doctrine du Christ».
LE «RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 351

base positive et rationnelle de la persévérance commune, dont l’épa­


nouissement intégral n’existe qu’en démocratie. L’enseignement du
Christ tend donc à réaliser le principe même de la vie collective, à savoir
son conatus démocratique, et l’esprit démocratique d ’égalité sociale, de
fraternité et de liberté collective, au principe de l’État de Moïse, trouve
son expression adéquate dans l’enseignement du Christ23.

LA FOI COMME PRATIQUE


ET LA RÉSURRECTION COLLECTIVE DES CORPS

Dans la clôture politique de la Palestine du premier siècle, cet ensei­


gnement, qui a extrait l’essentiel d’une culture juive dégénérée en de
funestes superstitions afin de l’universaliser, peut apparaître alors
comme essentiellement subversif. Le Christ enseigne un nouvel ordre
symbolique, qui rompt avec le nationalisme dont la stratégie de résis­
tance est suicidaire, et ouvre sur un nouveau champ symbolique qui
déborde les frontières de 1’État d’Israël pour s’étendre au monde entier.
Cette religion nouvelle (au sens cicéronien d’une nouvelle manière pour
les hommes de se «relier»), n’est rien d’autre que cette instance du
symbolique universel par laquelle la puissance de la multitude peut
enfin, dans le lien intrinsèque qui rattache chaque être à la communauté
de tous les hommes, se déployer et trouver son salut. L’enseignement du
Christ c’est, pour tous les hommes, le support symbolique au service du
salut collectif. «Révéler l’humanité à elle-même en lui dévoilant ses
vrais besoins, telle était, semble-t-il, la stratégie conçue par le Christ »,
écrit Alexandre Matheron24; et cette stratégie subvertit les frontières
d’Israël et son champ symbolique :

23 C’est en ce sens que Spinoza peut écrire en Traité Politique VII, 30, que se compor­
ter «véritablement (...) en vicaire du Christ» c’est, en politique, comme le fit de
manière exemplaire le pontife romain à la demande des Aragonais, défendre toujours
et premièrement - pour une multitude libre du choix de son gouvernement - l’insti­
tution explicite de l’«imperium» populaire contre l’élection d’un monarque. Et si,
malgré ce sage conseil, la multitude choisit quand même la monarchie, défendre
l’établissement «d ’usages équitables» dans la continuité des coutumes propres «au
génie de la nation» considérée, et surtout l’établissement juridico-politique d’une
force de résistance de fait aux actions du monarque selon laquelle pourra s’affirmer,
sous la forme d’une «assemblée populaire», la puissance politique que possède le
peuple de manière inaliénable. En politique donc, être fidèle à l ’enseignement du
Christ c’est être machiavélien si, comme le dit Spinoza, le projet fondamental du
«très perspicace florentin» a été de «montrer combien une libre république doit se
garder de confier totalement son salut à un seul homme» (TP V, 7).
24 Alexandre Matheron Le Christ et le salut des ignorants, Aubier-Montaigne 1971, p. 62.
352 LAURENT BOVE

Ce que le Christ dit de plus grand de lui-même, c’est qu’il est le temple
de Dieu, et cela parce que Dieu, comme je l’ai montré, s’est manifesté
principalement dans le Christ25.

Le Christ, en se substituant au temple, est ainsi le producteur du nou­


vel espace du «Fils de l’homme collectif», hors des rapports de domi­
nation26. Car ce qui est projeté, c ’est l’extension et l’expansion illimi­
tées de la puissance du corps social en dehors du fétichisme des codes
superstitieux et des logiques de pouvoir: c ’est la résurrection collective
des corps.
Le Christ, dit Spinoza, «tire ses disciples d’entre les morts pour
autant qu’ils suivent son exemple»27, c ’est-à-dire pour autant qu’ils
entrent dans cette pratique puissante de justice et de charité, constitutive
de fraternité, d ’égalité et de plaisir de vivre ensemble, qui est la dyna­
mique même de leur résurrection. C ’est dire que la bénédiction des
corps, déjà en partie libérés de la fascination de l’argent et des honneurs,
libérés de la superstition de la Loi et de la crainte de la mort, est immé­
diate et matérielle: c ’est «en possession de l’éternité»28, la jouissance
même de la liberté collective dans l’amour du prochain. Ce qu’enseigne
le Christ, c’est bien une pratique de la puissance des corps, du soulève­
ment collectif de la vie, contre les logiques mortifères de la domination.
Le Christ (la puissance de la parole devenue «chair») est donc le nou­
veau Temple, le nouveau centre symbolique, la nouvelle loi qui, trans­
gressant toutes les frontières, enseigne cette fraternité universelle que
les Hébreux, se croyant les seul élus de Dieu, avaient jalousement (selon
Spinoza) réservés pour eux-mêmes. Le nouveau centre est donc partout
et nulle part de manière privilégiée, mais là seulement où règne effecti­
vement « l’esprit du Christ», c ’est-à-dire où sont les pratiques puis­
santes de Justice et de Charité29 et où l’on peut dire ce que Jean dit pour
le Christ, là où « le Verbe s’est fait chair»30- c ’est-à-dire pratiques com­
munes de libération.

25 Lettre 75 à Henri Oldenburg, G. IV p. 316, A. IV p. 340.


26 «C e mouvement du messianique du cercle BAS «cbasiléïque: de basiléa =
royaume> en extension géographique proclame le Fils de l’homme collectif; cette
stratégie politique vers la table mondiale du rassasiement a, elle aussi, un nom dans
la tradition messianique: c ’est l ’espérance», F. Belo, op. cit. IV chapitre 3 p. 336-
337.
27 Lettre 75 à Oldenburg, G. IV p. 315, A. IV p. 340.
28 Id. ibid.
29 Lettre 76 à Albert Burgh, G. IV p. 318, A. IV p. 342.
30 Lettre 75 à H. Oldenburg, G. IV p. 316, A. IV p. 340.
LE « RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 353

La Loi de Moïse avait certes « seulement en vue le bien public et l’in­


térêt de l’État» (soit le besoin du corps individuel et du corps collectif),
alors que l’enseignement du Christ concerne lui non seulement l’action
extérieure mais aussi «le consentement même de l’âme» (animi
consensum Ÿ'. Mais cela ne signifie pas que l’opposition des bienfaits
corporels/politiques dans l’État hébreu (le bien-être matériel des sujets),
et des bienfaits «spirituels» de l’enseignement du Christ, soit l’opposi­
tion entre le corps et l’esprit. Bien au contraire. C ’est parce que la béné­
diction attendue de la foi est éminemment matérielle, qu’elle concerne
tout le désir - et par là même nécessairement aussi la puissance des
corps - qu’elle peut être profondément «spirituelle». Ce qui doit être
alors opposé, c ’est seulement l’extériorité des bienfaits matériels (dans
le plaisir de la consommation) liés aux codes politiques, économiques et
idéologiques d’une époque, et la plénitude, matérielle, qui est simulta­
nément celle de l’esprit (c’est la «m êm e chose» dit Spinoza)32, en deçà
de la détermination de ces codes.
La foi provoque, en effet, un véritable déplacement de l’objet du
désir, elle suscite une conversion. Et c ’est du lieu matérialiste de cette
conversion qu’il faut comprendre la pratique puissante de libération
qu’enveloppe l’enseignement du Christ. Car cette conversion est aussi
un retour au principe même de la vie dans son affirmation, par-delà
toutes les perversions subies. Qu’est-ce que, pour Spinoza, le fonde­
ment même de la foi - en deçà des croyances dans lesquelles elle se cris­
tallise - sinon, dans le rapport à soi, la confiance intrinsèque en la vie
que chaque être exprime dans et par la persévérance en son être qui est
persévérance en et par Dieu: conatus? Dans Yacquiescentia in se ipso
du sage ou Y animi consensum du fidèle, en deçà de toute croyance et de
toute représentation, la foi c ’est la pratique puissante et commune de la
vie en son affirmation. Que cette affirmation ait besoin paradoxalement
de la médiation de la représentation, voire de la croyance pour se
déployer, c ’est ce que Spinoza enseigne aussi. Et nous retrouvons une
réponse à ce besoin de la nature humaine avec l’élaboration des sept
dogmes de foi universels - il faudrait dire de croyance - proposés par
Spinoza aux désirs des ignorants. Entre la foi et la croyance il y a un lien
paradoxal et une véritable tension. En effet, ce que demande le Christ,
pour accéder à la «vraie manière de vivre33», c ’est le désinvestissement
des valeurs ordinaires tant sociales (honneurs, richesses, plaisirs), que

51 TTP V, G. III p. 70, A. II p. 103.


M «L’Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attri­
but de la Pensée, tantôt sous celui de l ’Étendue III 2 scolie.
TTP XII, G. III p. 162, A. II p. 221.
354 LAURENT BOVE

religieuses-superstitieuses (les cérémonies, les cultes...). Or l’abandon


des formes religieuses-superstitieuses ne peut être que paradoxal et ten-
dantiel, puisque le Christ - conscient de la nécessité des conditions
concrètes de possibilité de la réception de son message - ne peut pas
recommander explicitement cette rupture. Il enseigne même par la
médiation de ce support: c ’est dans et par la continuité des coutumes et
des habitudes qu’il travaille à la désacralisation et au désinvestissement
des formes superstitieuses qui les constituent34. Et c ’est la pratique col­
lective de la justice et de la charité qui doit rendre de plus en plus ines­
sentielles (et par là même tendantiellement inutiles) les formes histo­
riques religieuses-superstitieuses à travers lesquelles cette pratique s’est
tout d ’abord développée, avant que ces formes n ’apparaissent explicite­
ment comme celles du pouvoir et de la fortune et, par là même, comme
les véritables obstacles à l’épanouissement collectif de la vie. Car c ’est
bien du pouvoir de ces superstitions sociales et religieuses, qui main­
tiennent les âmes et les corps dans la tristesse et dans la crainte, dont il
faut se libérer afin de progressivement accéder à cette béatitude du
fidèle, que rend possible la seule pratique puissante et collective de vie
vraie, de justice et de charité, dans le plein consentement de l’âme.

UNE PRATIQUE TENDANTIELLE DE RUPTURE


AVEC LES CODES SOCIOLOGIQUES,
POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES DOMINANTS

La vie étemelle nécessite, selon l’enseignement du Christ, une rup­


ture avec ce que le vulgaire appelle «les biens terrestres». Cela est
manifeste par Marc ch. X, verset 21, auquel nous renvoie la note margi­
nale V du ch. III du TTP. Le passage fait allusion aux paroles du Christ
à un homme riche qui affirme avoir observé tous les commandements
de la Loi de Moïse depuis son enfance et demande ce qu’il lui faut faire
encore pour avoir la vie étemelle: «Une seule chose te manque, lui
répond Jésus : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un
trésor au ciel ; puis viens, suis-moi ». A ceux qui observent la Loi, Moïse
promettait «la sécurité de la vie et des avantages matériels35»; mais que
cela ne suffise pas pour obtenir la vie éternelle, c’est ce qu’affirme le

34 Cf., à ce propos, le chapitre 1 de notre étude «Les raisons de l’échec de l’enseigne­


ment du Christ et la constitution du christianisme dans le Traité Théologico-poli­
tique de Spinoza» in Les Fruits de la dissension religieuse. Fin X V-D ébut XVII'
siècle, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998.
35 TTP III, G. III p. 47-48, A. II p. 73.
LE «RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 355

récit de Marc. Le passage porte sur la contradiction entre la possession


de biens matériels et le désir de parvenir à la vie étemelle. Or, il s’agit là
d’une vérité pratique spinoziste. Le début du Traité de la Réforme de
VEntendement détermine en effet les trois codes sociologiques domi­
nants, fascinants pour le désir: la richesse, les honneurs, le plaisir36.
Dans le passage de Marc, Jésus enseigne que sauver sa vie c’est, avant
tout, perdre ses biens (la vente des biens est ici le moyen du don et du
partage « à chacun selon ses besoins»). Le véritable disciple c’est donc
celui qui rompt avec les codes sociologiques, économiques et idéolo­
giques dominants, pour suivre le Christ, c ’est-à-dire pour prendre le
chemin du salut ou du «royaume de D ieu»37. Dans YEthique il est plu­
sieurs fois question de l’aliénation qu’engendre la richesse. Par
exemple, Spinoza écrit :
L’argent est devenu l’instrument par lequel on se procure vraiment
toutes choses et le résumé des richesses, si bien que son image occupe
d’ordinaire plus qu’aucune chose l’Ame du vulgaire; on ne peut guère
en effet imaginer aucune sorte de Joie sinon avec l’accompagnement
comme cause, de l’idée de la monnaie38.

Chez l’homme ordinaire, l’image de l’argent domine en permanence


son esprit car:
plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image, plus elle est fré­
quente, c’est-à-dire plus souvent elle devient vive et occupe l’esprit39.

36 II s ’agit de fait, pour Spinoza, d’une rupture avec la matrice même de la croyance.
Mais le simple fidèle a encore, pour cela, un très long chemin à parcourir... En réa­
lité, la rupture est, pour lui, graduée et tendantielle. Elle suppose qu’aux valeurs
superstitieuses se substituent les seules valeurs constituantes de la socialité : la fra­
ternité, l’amour de la liberté commune, l’amour de l ’égalité. Le début du Traité de
la Réforme de l ’Entendement exprime, quant à lui, l’effondrement d’une vision du
monde dominée par la crainte (et, secondairement, l’espoir qui lui est corrélatif).
C’est l ’effacement d’un certain sens et d’une certaine valeur illusoirement attribués
à l ’existence ordinaire : soit la fin d’une croyance. Mais la croyance en la valeur des
valeurs ordinaires et la croyance au Dieu de la superstition ne procèdent elles pas du
même procès désirant de l’homme ignorant et impuissant? Pour Spinoza, en effet,
les croyants sont des athées qui s’ignorent (TTP préface, G. III p. 8, A. II p. 22-23)
tandis que les athées sont des croyants qui s’ignorent («Les athées ont coutume de
rechercher sans mesure les honneurs et les richesses...», Lettre 43 à J. Osten, G. IV
p. 219, A. IV p. 272).
37 Cf. la lecture que F. Belo donne de ce passage, op. cit. III ch. 2 p. 233-237 et IV ch.
3 p. 334.
38 Ethique IV appendice ch. 28 ;
Ethique V proposition 11. Cf. aussi la proposition 13.
356 LAURENT BOVE

Chez le philosophe (comme chez le vrai fidèle), l’âme fera en sorte


que toutes les affections du corps, c ’est-à-dire toutes les images des
choses, se rapportent à l’idée (ou à la représentation juste) de Dieu40.
Pour l’homme ordinaire, c ’est au contraire l’image de l’argent qui
occupe la place de l’idée de Dieu. L’argent est devenu Dieu c ’est-à-dire
tout ou le principe même de toutes choses. Tel est le processus de féti-
chisation qu’opère l’avare qui fait, d’un objet partiel, l’objet total de son
désir41. L’affirmation de l’idée de Dieu est donc incompatible avec
l’image dominante de l’argent. Le vrai fidèle, comme le philosophe,
vivent pauvrement. De ce point de vue, la pauvreté comme choix est
aussi le chemin de la vertu (et/ou de la puissance) ; elle est déjà, par elle-
même gage de piété. C ’est ainsi que les «pauvres» sont identifiés aux
« pieux », et opposés à la superbe des dominants qui, en tant que tels, ne
peuvent pas être sauvés42. L’élection qui gratifie «la vertu véritable»,
apparaît alors concerner, en premier lieu, les «pauvres». Et la pratique
puissante de justice et de charité apparaît ainsi, de fait, comme une pra­
tique de libération relevant directement des masses dominées.
Le sens de cette pauvreté n’est cependant pas l’ascétisme43; ce sont
au contraire ceux qui sont dominés par l’image de l’argent, qui rédui­
sent la vie du corps:
Ils donnent bien au Corps sa pâture selon la coutum e, mais en cherchant
à épargner, parce q u ’ils croient perdue toute partie de leur avoir dép en sé
pour la conservation du Corps. Pour ceux qui savent le vrai u sage de la
m onnaie et règlent leur rich esse sur le b esoin seulem ent, ils viven t
contents d e peu44.

C ’est déjà la critique du type d’homme de l’idéal ascétique que pro­


duit le capitalisme. Cependant 1’argent n ’est pas en lui-même un vice ; il
n’est,
un vice que ch ez ceu x qui sont en quête d ’argent, non par besoin ni pour
pourvoir aux n écessités de la vie, m ais parce q u ’ils ont appris l ’art varié
de s ’enrichir et se font honneur de le posséder45.

Comme l’enseigne le Christ à l’homme riche, il faut savoir aban­


donner ses biens afin de sauver sa vie. L’homme riche, stupéfait du
40 Ethique V proposition 14.
41 Ethique IV scolie de la proposition 44.
42 TTP III, G. III p. 56, A. II p. 80, qui cite Sophonie, chapitre III verset 12-13.
43 Cf. la lettre 44 à Jarig Jelles, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277.
44 Ethique IV, appendice ch. 29.
45 Ethique IV, appendice ch. 29.
LE « RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE 357

conseil du Christ, s’enfuit46. Et sans doute, pour Spinoza la communauté


des disciples du Christ développe-t-elle, en acte, l’idée d ’un commu­
nisme réel mais embryonnaire, du corps social, qui s’efforce de devenir
celui de l’humanité entière47.
En 1671, dans une lettre à Jarig Jelles, commentant un livre intitulé
Homo politicus, qui place le souverain bien dans « les honneurs et les
richesses» et qui explique le «moyen d’y parvenir» en rejetant «toute
religion intérieure», Spinoza y oppose le «mépris généreux des
richesses» de Thalès de Milet qui enseignait:
toutes choses sont communes entre amis, les Sages sont les amis des
Dieux, toutes choses appartiennent aux Dieux, donc toutes appartien­
nent aux Sages48.

La «religion intérieure» du fidèle comme la religion du sage (à


laquelle Spinoza ramène «tous les désirs et toutes les actions dont nous
sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu ou en tant que nous
connaissons Dieu»)49 contribuent à cet «établissement de l’amitié»,
dont Y Ethique nous dit qu’elle est aux «fondements de la cité»50, souli­
gnant ainsi, parallèlement au TTP, le sens et la valeur éthico-écono-
mique du désir de société et de la «promesse» qu’il exprime, au prin­

46 «Alors Jésus regardant autour de lui, dit à ses disciples: Comme il sera difficile à
ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu !», Marc X verset 23.
47 Au sein du mouvement des Collégiants - que Spinoza a fréquenté de 1660 à 1663 à
Rijnsburg - Pierre Balling (qui est un des correspondants de Spinoza) préconise,
dans la mesure du possible, le communisme des biens. Les Collégiants affirment
que le christianisme est une nouvelle façon de vivre et de sentir plutôt qu’une
croyance en des dogmes intangibles. Comme le dit L. Kolakowski, « le mouvement
des Collégiants incarne le maximum social de conscience religieuse non exclusive»
(Chrétiens sans Eglise. La conscience religieuse dans le lien confessionnel au XVII'
siècle, Gallimard 1987). En effet, au sein des collèges, la conscience religieuse est
quasiment réduite à la conscience laïque du lien à autrui constitutif de l’humanité de
chacun comme du corps social primitif. Ainsi, les Collégiants retrouvaient-ils prati­
quement le sens et la valeur de la promesse au principe de la vie sociale et, d’un
point de vue biblique, le droit qu’avait chaque Hébreu de «prophétiser» dans la
démocratie originaire du premier pacte passé avec Dieu (TTP XVII, G. III p. 206, A.
II p. 283). Pourtant les Collégiants sont impuissants à tirer les conséquences poli­
tiques, socialement transformatrices, de leur prise de position subversive dans le
champ religieux. C’est la limite idéologique du mouvement.
4H Lettre 44, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et
Communauté chez Spinoza, éd. Minuit 1969 p. 612, ainsi que, du même auteur,
« Spinoza et la propriété » in Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Vrin reprise
1986.
4'' Ethique IV, scolie 1 de la proposition 37.
50 Id.ibid.
358 LAURENT BOVE

cipe de toute vie commune. Si « le désir insatiable doit amener, et en fait


a amené la ruine des États »51, le désir d’égalité - de mettre toutes choses
en commun - est au contraire, dans l’amitié (comme politique à l’état
pur étendue à la multitude entière), intrinsèque au conatus du corps col­
lectif.
Or l’enseignement du Christ tend à effectivement réaliser le sens et
la valeur économico-politiques de la promesse. Ainsi, ce que la puis­
sance de la raison pourrait logiquement actualiser pour la vie commune
de quelques uns, la puissance pratique de la foi ne pourrait-elle pas, en
effet aussi, le rendre politiquement et institutionnellement possible pour
tous?52 Le Christ, a qui ont été révélées «les décisions de Dieu qui
conduisent les hommes au salut»53 n’a-t-il pas pu rationnellement et
politiquement concevoir (et par là même pratiquement anticiper) cette
perspective historique «absolue» d ’un communisme mondial, actualisé
par la multitude dans l’affirmation «entièrement absolue»54 de son
Droit? Dix-sept siècles plus tard, Spinoza, devant ce qui n’est encore
qu’une utopie confrontée aux pouvoirs constitués et aux effets contre-
productifs des lois réelles des passions humaines, laisse cependant - à
cause de la productivité même de son ontologie de la puissance - la
question historiquement ouverte.

Laurent B ove
Université d ’Amiens

51 Cf. lettre 44, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277.


52 II serait totalement illusoire de croire qu’en politique l’enseignement seul de la fra­
ternité suffit. Cet enseignement est voué à la perversion et à l’échec s’il ne trouve
pas des relais institutionnels. Spinoza pense même qu’il doit être soutenu, dans son
action, par la force de l’ensemble constitutionnel de l’Etat, comme ce fut le cas dans
l’Etat hébreu {TTP XVII, G. III p. 212, A. II p. 290). Or, comme l’écrit F. Belo, si
«le but STR <stratégique> du messianique et de 1’ecclesia est la transform ation de
la F.S. <formation sociale> (...), dans la situation d’impuissance politique qui est
celle des classes dominées de l’empire romain», ce but est historiquement irréali­
sable (op. cit. p. 385). «Que dans une situation d’impuissance économique et poli­
tique, le messianique ne puisse pas assurer la transformation du M.P.E. <mode de
production esclavagiste>, ceci implique qu’il n’est opératoire que dans la mesure où
la F.S. lui fournit des codes, des moyens économiques, politiques et idéologiques
pour qu’il devienne une pratique révolutionnaire: le messianique de lui-m êm e n’en
a pas, il n’est pas révolutionnaire» (Ibid. p. 381). Sur ce qu’en pense Spinoza, p o u r
son tem ps, cf. la partie 3 de notre article (op. cit. 1996) qui traite de la convergence
problématique de la religion vraie et du désir de démocratie dans la libre République
des Provinces Unies.
53 TTP I, G. III p. 21, A. II p. 37.
54 Om nino absolutum , dit le Traité politiqu e ch. XI, 1, pour désigner le caractère radi­
cal de l ’auto-organisation (autonome) de la multitude en démocratie.
LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE
ET L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME
DE JEAN-BAPTISTE À ANACHARSIS,
OU L’ITINÉRAIRE D ’UN MATÉRIALISTE

Le jeune baron Jean-Baptiste Cloots du Val de Grâce1, né en 1755 à


Clèves dans une riche famille d’ascendance flamande et hollandaise,
avait reçu, au départ, une éducation foncièrement catholique. Dans ses
Voeux d ’un Gallophile (1786), il écrit: «Je me rappelle que, jusqu’à
l’âge de dix ans au plus, le catéchisme et le prône me contentoient beau­
coup » (p. 25). A l’âge de neuf ans, il est mis en pension à Bruxelles dans
une institution religieuse et loge avec son frère chez un curé. Moins
d’un an plus tard, on le retrouve au collège des Jésuites de Mons, et c’est
entre dix et onze ans que sa famille l’inscrit à Paris au collège du Ples-
sis, dépendance de la Sorbonne où il aura pour condisciple La Fayette,
ainsi que les journalistes Gorsas et Millin. C ’est là qu’apparaissent les
premiers signes de son indépendance d’esprit et de sa révolte précoce
contre certaines prescriptions et proscriptions d ’ordre religieux. Il invite
quelques-uns de ses camarades à manger chez un traiteur une omelette
au lard; or l’Église interdit ces repas le samedi. Survient l’oncle d’un
des convives qui soufflette son neveu et apostrophe le responsable.
Celui-ci riposte en contestant la légitimité d ’un tel interdit et en mettant
en cause «un droit usurpé» mais aussi la confession, la messe et
l’Évangile. On devine la stupeur du cher oncle. C ’est que Jean-Baptiste
est alors élève de cinquième et il n ’a pas quinze ans, puisqu’à cet âge il
quittera Paris pour l’Académie militaire ou Académie des nobles à Ber­
lin.
Il y aura pour maître le savant suisse Sulzer qui recommandait à ses
élèves: «Messieurs, n’oubliez jamais que la voie d’autorité est une voie
de perdition». Il n’est pas indifférent que ce soit un professeur protes­
tant qui lui ait indiqué la voie du libre examen. A la fin de ses études, il
opte résolument pour l’érudition et la critique historique, à l ’instar de
son oncle, l’éminent anthropologue De Pauw, chanoine à Xanthen et
une des gloires scientifiques de l’époque. Sa mère - car il a perdu son
père dès 1767 - l’autorise à se retirer dans la propriété de famille, le

1 Pour plus de détails sur l 'homme et sa vie, voir notre A nacharsis Cloots, ou l ’uto­
p ie fou droyée, Paris, Stock, 1995. Nos citations renvoient à sa pagination.
362 ROLAND MORTIER

petit château de Gnadenthal (Val de Grâce en français), à proximité de


Clèves. C ’est là qu’il amassera pendant quatre ans, et à raison de quinze
heures de travail par jour, l’énorme documentation philosophique et his­
torique qui servira de support à une attaque en règle contre toutes les
religions révélées, et en particulier contre le christianisme. Il publiera en
1780 un fort ouvrage de plus de 600 pages petit in-8° sous le titre para­
doxal La Certitude des preuves du mahométisme, qui se présente
comme la réfutation savante du traité apologétique La Certitude des
preuves du christianisme publié en 1768 par l’abbé Bergier. Il y prend
la parole sous le nom d’un énigmatique Ali Gier-Ber, qui n’est évidem­
ment que l’anagramme de Bergier. Cloots y montre comment tous les
arguments invoqués en faveur du christianisme peuvent fonder avec
beaucoup plus de pertinence la légitimité du mahométisme. A coup de
citations et de références, il y guerroie contre toutes les formes de reli­
gions révélées en brandissant contre elles ce qu’il appelle son GRAND
ARGUM ENT [sic] et parfois son Palladium. Celui-ci reproduit en fait
la thèse fondamentale de Y Examen critique des Apologistes de la reli­
gion chrétienne ( l re édition 1767), généralement tenue pour l’œuvre de
Lévesque de Burigny, et un propos de Hume dans son 10e Essai { M i l ) .
Son argument massue, Cloots le résume en une seule phrase: «Dès
qu’un Dieu sage et bon a voulu établir la vraie religion, il a dû la mettre
à la portée des plus simples ; et donner des preuves non seulement sen­
sibles, mais durables ; en rendre le dépôt incorruptible : autrement, ce
n ’est plus l’ouvrage d ’un Dieu sage et bon» (p. 47).
L’ouvrage se veut savant, bardé de notes qui mangent toute la page
et d ’un ton souvent très violent, comme parcouru par une animosité pro­
fonde. L’auteur exècre à la fois les dogmes et les pratiques du christia­
nisme: «Depuis longtemps, le bourbier infect où m ’avoit plongé l’en­
fance m ’est en horreur» (p. 40). Il se démarque cependant nettement du
matérialisme athée et du déterminisme : il se proclame déiste et refuse
l’amalgame avec les athées et leurs «pitoyables raisons». Son Dieu est
l’Etre suprême de Voltaire et de Rousseau (p. 49). Dans l’ensemble, le
livre est surtout voué à la polémique antichrétienne et à la justification
de la religion naturelle.
Cloots restera très attaché à cette oeuvre de jeunesse et il continuera
à la distribuer et à la citer, même lorsqu’il aura renoncé ouvertement au
déisme. Dans l’immédiat, il cherche à la répandre et à la défendre dans
des «conférences», véritables débats organisés au cours desquels il
s’efforce de mettre a quia des adversaires appartenant tantôt au clergé,
tantôt à la «bonne société». Il prétend même avoir troublé la foi d ’un
curé, bouleversé par son argument et gêné dans l’exercice de ses fonc­
tions sacerdotales. Entre 1780 et 1785, le baron de Cloots est persuadé
DE JEAN-BAPTISTE À ANACHARSIS 3 63

avoir écrit l’ouvrage «qui manquait absolument à la République des


Lettres (et qui) est très propre à opérer une révolution générale dans les
esprits» (p. 57).
Mêlé à la gestion du Musée (ou Lycée), cette Université ouverte
créée autour de 1780, il se brouille avec son directeur, le protestant
Antoine Court de Gebelin qui s’indigne d ’entendre ce jeune adhérent
tenir des discours dans lesquels il voit l’esprit des Lumières balayer les
«livres invéridiques» (p. 67). On le menace d’exclusion, mais la mort
inopinée de Court met fin à la querelle.
Peu avant 1789, Cloots entreprend un long voyage dans l’Europe
méridionale, qu’il interrompt à la nouvelle de la prise de la Bastille, et il
se lance dans la vie politique et dans le journalisme. Il ne sera plus guère
question du déisme dans les textes du baron jacobin, qui finira par se
« déféodaliser » en renonçant à son titre et à se « déchristianiser » en ren­
voyant, selon son expression, Jean-Baptiste en Palestine pour adopter le
prénom du philosophe scythe Anacharsis. Dès lors, il abandonne les
gros ouvrages pour se tourner vers d ’autres formes de communication :
brochures, lettres, discours, adresses et motions dans lesquelles il se
présente comme «le secrétaire de la raison». Il combat avec vigueur
ceux qui voudraient faire du catholicisme la religion d’Etat. Sa thèse
reste celle de la C ertitude : la seule religion nécessaire au peuple est la
religion naturelle, simple et à la portée de tous. Il plaide pour la sépara­
tion de l’Église et de l’Etat et critique l’intrusion, si fréquente dans les
pays catholiques, de la théologie dans la politique. Au fil des mois, son
anticléricalisme se fait plus intense. Il découvre dans les prêtres les pires
ennemis de la Révolution, tout en constatant avec plaisir combien les
ouvriers et les artisans se détachent de la religion dans leurs « conversa­
tions philosophiques», nourries de lectures surprenantes (Voltaire, Hel-
vetius, Fréret, Bayle, Bolingbroke, Rousseau, Diderot). Peut-être leur
prête-t-il candidement ses propres lectures. Dès l’été de 1790, il est
convaincu que la lutte contre l’Église est la plus urgente des priorités,
que Révolution et déchristianisation sont désormais synonymes. Aussi
propose-t-il des économies massives par la suppression des aides au
clergé. Il combat avec la même violence les idées mystico-maçonniques
du Cercle social et le communisme chrétien soutenu par l’abbé Fauchet
dans sa Bouche de fer. C ’est au cours de ces démêlés qu’il associera
pour la première fois le refus de la religion et celui de la royauté. Sans
doute est-ce la lecture du curé Meslier qui lui inspire la phrase venge­
resse : « Soyons persuadés que nous n’avons rien fait tant qu’il y aura un
roi et un prêtre dans le monde» (p. 198). Aussi se désole-t-il de l’atta­
chement des masses paysannes, et en particulier des femmes, à l’em ­
prise du clergé. La liberté restera illusoire aussi longtemps que le peuple
364 ROLAND MORTIER

croira à cette « féodalité des châteaux enchantés ». Désormais, l’admira­


teur éperdu de Rousseau lui préférera la logique de Voltaire. Il propose
un jeu politique, qu’il qualifie de «machiavélique», qui consisterait à
faire du roi un «mannequin radieux».
En 1792, Cloots publie son texte politique majeur, La République uni­
verselle, ou Adresse aux tyrannicides, où il développe sa vision univer-
saliste en même temps que les idées philosophiques auxquelles il adhère
dorénavant. Il rejette le système fédératif au profit d’une «nation unique
du genre humain» où «le bonheur sera sans bornes» et réclame une
liberté complète dans l’ordre religieux, pour autant que l’athée soit
écouté aussi paisiblement que le mahométan ou le mazdéen. Lui-même
s’affirme maintenant résolument athée au sein d ’une opinion encore
majoritairement déiste ou chrétienne. Chercher une cause finale qu’on
appellerait Dieu, c’est expliquer une merveille par une autre merveille,
c ’est ajouter un incompréhensible théos à un incompréhensible cosmos.
L’argument du Dieu ouvrier de Voltaire ne tient pas : «Je nie que l’uni­
vers soit un ouvrage. Je dis que le monde est une chose éternelle, un être
étem el» (p. 241). Cloots ne dit rien de ses sources et, s’il mentionne «le
sage et profond Hobbes », il ne cite ni d’Holbach, ni Diderot, ni Naigeon.
Nous savons qu’il a eu, au Lycée, des contacts fréquents avec Laplace, et
peut-être est-ce l’illustre astronome et physicien qui a fourni au penseur
les principes de sa philosophie définitive. Il est en tout cas le seul lien
repérable entre Cloots et les héritiers du cercle holbachique. Le courant
déchristianisateur de novembre 1793 trouve en lui un adepte résolu,
même si le culte de la déesse Raison devait lui paraître un calque déri­
soire des rites chrétiens et une concession inutile au besoin d’une foi. Le
bruit se répandit bientôt qu’il était le véritable responsable de l’abdica­
tion du premier archevêque constitutionnel de Paris, l’Alsacien J.-B.
Gobel, le 7 novembre, devant la Convention. Quatre jours plus tard, Ana­
charsis accédait à la présidence du club des Jacobins. Il y prononcera, le
17, un fougueux discours-programme où il affirme que le seul dieu est la
nature, comme le peuple est le seul souverain. Dans sa péroraison, il pro­
pose aux clubistes l’érection d’une statue du curé Meslier afin de rendre
hommage au premier prêtre abjureur. Le projet restera sans suite.
Le zèle antireligieux de Cloots accentuera encore la haine de Robes­
pierre, déjà hostile à sa République universelle. A peine Anacharsis a-t-
il quitté son fauteuil présidentiel que « l’incorruptible» entame une
campagne d’épuration minutieusement organisée. A sa profonde stu­
peur, Cloots s’y trouve dénoncé en tant que baron, millionnaire et prus­
sien, puis accusé de haute trahison : son antichristianisme et son univer­
salisme faisant le jeu des ennemis de la République, il ne pouvait être
que l’agent de Pitt!
DE JEAN-BAPTISTE À ANACHARSIS 365

Livré à la vindicte des clubistes, il ne devait pas s’attendre à trouver


un défenseur. Son exclusion fut prononcée le 12 décembre sous les
applaudissements du public au terme d’un terrible réquisitoire de
Robespierre, soigneusement préparé la veille par un article haineux de
Camille Desmoulins dans son Vieux Cordelier. Cloots riposta par un
A ppel au genre humain où il rompait en visière avec celui qu’il quali­
fiait de Tartufe (20 décembre 93). Il revint à la charge le 26 décembre
dans une note sur les spectacles où Robespierre était personnellement
visé. Celui qu’on avait humilié en public et traité impunément d’espion
ennemi s’y rebiffe et contre-attaque en dénonçant à son tour les «nou­
veaux courtisans tarés » et leur « masque religieux qui sied si bien aux
traîtres». Il ajoute même: «Si j ’étais un fripon, je déclamerais contre
l’athéisme. Si j ’étais un intrigant, je cajolerais, j ’encenserais les person­
nages éminemment influents » (p. 450). Bien loin de se laisser intimider,
il redit son adhésion inébranlable à l’athéisme radical et sa volonté
d’éradiquer toute forme de religion, parce que «le soi-disant théos gâte
le très réel cosmos». Dès le lendemain, 27 décembre, Cloots est arrêté
«par mesure de sécurité générale» et ses papiers sont saisis par la
police. On n’y trouvera rien qui ne soit déjà connu et pas la moindre
preuve d’une complicité étrangère.
De sa prison du Luxembourg, le député déchu lance encore, avec une
vaine obstination, le 8 janvier 1794, un message Aux hommes de bonne
volonté. L’appel restera sans écho. A défaut de preuves, Fouquier-Tin-
ville adjoindra le nom de Cloots au procès en préparation contre les
hébertistes et les étrangers. Malgré une défense indignée et en l’absence
de tout avocat, Cloots sera condamné, au terme d’une parodie de justice,
à la peine capitale. Il avait eu le temps de lancer un nouvel appel à la
nation et un autre aux «amis du genre humain», l’un et l’autre manus­
crits et donc sans effet. Il s’y présentait en «soldat de la Révolution»,
mais n’y faisait aucune allusion à ses opinions philosophiques.
Quand viendra l’heure de sa mort, dès l’énoncé de la sentence, le
souci majeur d’Anacharsis sera d ’adjurer ses compagnons de ne pas flé­
chir dans leurs opinions philosophiques. Il songeait évidemment à la
dernière nuit des Girondins et au débat qu’ils avaient tenu sur l’exis­
tence de Dieu, admise par la majorité.
Un prisonnier de la Conciergerie, Honoré Riouffe, rapporte dans ses
souvenirs les propos tenus par Cloots au moment du supplice. Il leur
prêchait le courage, la dignité, mais surtout la constance dans leur
athéisme matérialiste: «Clootz, qui se mourait de peur qu’un d’eux ne
crût en Dieu, prit la parole et leur prêcha le matérialisme jusqu’au der­
nier soupir» (p. 481). Son témoignage est confirmé par celui, plus auto­
risé encore, du bourreau lui-même. Sanson n’apprécie certes pas les
370 LORENZO BIANCHI

mala, excedens, rara»s - qui lui a permis de connaître et d’étudier toutes


les branches de la science.
L’article que Bayle dédie à Cardan - «médecin, & l’un des grands
esprits de son siècle»9 - reconnaît le caractère exceptionnel de ce per­
sonnage, mais, en même temps, limite et circonscrit la personnalité du
philosophe italien dans les bornes mêmes de cette singularité. Mais si
Cardan devient dans les pages du Dictionnaire le témoin typique des
sciences curieuses de la Renaissance, il donne aussi l’occasion à Bayle
d ’aborder d ’autres problèmes importants, comme le prétendu athéisme
de l’auteur du De subtilitate et les débats provoqués par l’horoscope de
Jésus-Christ et par les prédictions astrologiques de l’italien. Religion et
astrologie: voilà les deux thèmes qui devaient focaliser l’attention de
Bayle et lui faire concentrer ses critiques.
Mais, avant de nous fixer sur ces sujets, la lecture de cet article nous
donne avant tout des informations sur la vie et sur la personnalité de
Cardan. Ainsi Bayle rappelle la détention qu’il a dû supporter - déjà
vieux - à Bologne en 157010, et dépeint ensuite le caractère et le tempé­
rament de ce personnage. Suivant le D e propria vita, Bayle conclut que
Cardan était un esprit bizarre, «un homme d’une trempe singulière» et
« d ’une humeur très-inconstante»11. De plus, il nous apprend la
conduite fantasque de ce philosophe, qui parlait « d ’une infinité de pro­
diges par lesquels il connoissoit [...] ce qui lui devoit avenir» et qui

8 Vita Cardani, f. 22 t.
9 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp.
10 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. : «Il professa dans cette demiere
ville [Bologne] jusques en l’année 1570: alors on l ’emprisonna, & au bout de
quelques mois on le ramena chez lui. Ce ne fut point un plein retour de sa liberté;
car il eut son logis pour prison, mais cela ne dura guere. Il sortit de Boulogne au
mois de septembre 1571, & s’en alla à Rome.»
11 Sur les bizarreries de l’esprit de Cardan, voir aussi D ictionnaire, art. «Cardan
(Jerôme)», in corp: «M ais on connoitra bien mieux les bisarreries de cet esprit, si
l’on examine ce qu’il nous aprend lui-même de ses bonnes & de ses mauvaises qua-
litez. Cette seule ingénuité est une preuve manifeste que son ame fut frappée à un
coin tout particulier. Il nous aprend, que si la nature ne lui faisoit point sentir
quelque douleur, il se procurait lui-même ce sentiment desagréable en se mordant
les lèvres, & en se tiraillant les doigts jusques à ce qu’il en pleurât; qu’il a voulu
quelquefois se tuer lui-même; qu’il se plaisoit à rôder toute la nuit dans les rues;
qu’il n’alloit pas jusqu’à l’excès dans les plaisirs de l’amour, mais que s’il en pre-
noit au delà du nécessaire, cela ne l’incommodoit pas beaucoup; [...] qu’il avoit
aimé les jeux de hasard jusques à y passer les journées toutes entieres, au grand
dommage de sa Famille & de sa réputation, car il jouoit même ses meubles & les
bijoux de sa femme. Il raconte ces choses & plusieurs autres avec la demiere naï­
veté.» Cf. aussi rem. (G), (H), (I), (K), (L), (M), (N).
BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE » 371

croyait « comme Socrate & quelques autres grands hommes » être « sous
la direction d ’un Génie particulier»12.
Tandis que Cardan pense posséder des qualités naturelles qui lui per­
mettent de connaître l’avenir et de faire des prédictions13, Bayle, au
contraire, doute de la validité de cette assertion14. Et la conclusion à
laquelle Bayle parvient est intéressante, puisqu’il fait appel au nom de
Naudé pour affirmer la folie de Cardan : Naudé, qui n’a pas été l’auteur
d’une vie de Cardan, mais qui a écrit «un Discours où il explique sa
pensée sur le caractère de cet homme [...] n’a pu s’empêcher de dire que
c ’étoit un fou: il lui fait justice quant au reste, sur l’esprit, sur l’erudi-
tion, & c» 15.
Sur l’analyse de ces passages, quelques réflexions s’imposent. La
figure de Cardan est marquée dans le Dictionnaire par l’excentricité et
la folie, et Bayle n’hésite pas à utiliser le témoignage de Naudé pour
soutenir cette hypothèse. Certes, Cardan se caractérise même pour
Naudé par sa personnalité singulière et originale, par moment excep­
tionnelle, mais l’érudit parisien retrouve une stricte affinité et une sym­
pathie intellectuelle entre le naturalisme de l’italien et sa propre concep­
tion de la nature. En outre, dans sa Vita Cardani, Naudé souligne les
contributions de l’italien à la médecine et aux mathématiques et admire
l’énorme production du philosophe dans tous les domains des sciences
humaines. En revanche, l’article du Dictionnaire oublie entièrement la
place occupée par Cardan dans l’encyclopédie du savoir de la Renais­
sance, ainsi que ses études mathématiques, et il fait seulement quelques
allusions à sa profession de médecin16.

12 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp.


13 Cf. D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in c o rp : «Que dirons-nous des quatre
choses singulières que la Nature lui donna? C’est I, qu’il tomboit en extase quand il
vouloit; II, qu’il voioit ce qu’il vouloit; III, qu’il voioit en songe tout ce qui lui
devoit arriver; et IV, qu’il le connoissoit aussi par certaines marques qui se for-
moient sur ses ongles.» Cf. aussi rem. (O).
14 Cf. D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in c o rp : «on prétend que ses Pronostics
Astrologiques ont été assez souvent confirmez par l’événement: mais il avoue lui-
même que les réglés de l’Astrologie se trouvèrent fausses sur son sujet.»
• 15 D ictionn aire, art. « Cardan (Jerôme)», in corp.
16 Bayle parle de Cardan médecin à propos de son voyage en Ecosse l’an 1522. Cf.
D ictionnaire, «Cardan (Jerôme)», rem. (E): «Il dit que l’Archevêque de Saint
André, Primat du Roiaume, le manda, après avoir eu recours inutilement aux Méde­
cins du Roi de France, & puis à ceux de l’Empereur. Ce Prélat paia fort bien les frais
de voiage. Cardan vit par ce moien beaucoup de païs [...]. Ce fut en cette occasion
qu’il alla à Londres, & qu’il fit un horoscope du Roi Edouard [...]. Ajoutons que cet
Archevêque, âgé alors de quarante-deux ans, étoit incommodé depuis dix années.
Son mal étoit une grande difficulté de respirer, & revenoit tous les huits jours depuis
372 LORENZO BIANCHI

En définitive, Cardan se trouve chez Bayle sous le signe de la singu­


larité, et soustrait à la plénitude de son époque et de sa culture. Il se pro­
duit, entre Bayle et Cardan, une sorte d ’incompréhension, comme si,
brisé le lien propre au naturalisme de la Renaissance qui unissait encore
Cardan à Naudé, le philosophe italien était maintenant devenu indéchif­
frable aux yeux d ’un cartésien de la fin du XVIIe siècle17.
Dans cette reconstitution partielle de la philosophie de Cardan,
Bayle met en évidence deux thèmes auxquels il tient beaucoup: la reli­
gion et l’astrologie. A la remarque (D) il examine les raisons par les­
quelles Cardan refusa de s’établir en Danemark : c ’est-à-dire le climat et
la religion - réformée - de ce pays. Or, Bayle reconnaît que l’idée que
l’on s’est formée de Cardan n’est pas celle d’un homme aussi
«conscientieux», mais il affirme aussi qu’il faut se méfier des «opi­
nions précipitées » et des préjugés, et « aller aux sources »; et si on lit le
D e vita propria, on y trouve plutôt «le caractère d’un homme supersti­
tieux, que celui d’un Esprit fo rt» 18. Certes, Cardan a avoué qu’il n’était
pas dévot, mais il ne peut pas être accusé d’impiété. Ainsi, aux dénon­
ciations de Martin dei Rio, qui assure «que Cardan avoit composé un
Livre de la Mortalité de l’Am e», et aux imputations de ceux qui affir­
ment que son livre sur l’immortalité de l’âme - qu’il a effectivement
écrit - a été publié «par politique», pour cacher sa véritable impiété,
Bayle répond en défendant le penseur italien; il n’a jamais été athée,
mais bien plutôt a montré sa nature fanatique : « Je croi qu’on se trompe :
le Docteur Parker, qui a représenté fort heureusement les folies & les
disparates de Cardan, le trouve beaucoup plus fanatique qu’athée. Je
croi qu’il a raison. Voiez son traité de Deo, à la page 77.»19

deux ans: les intervalles avoient été plus longs avant ce temps-là. Le malade se
porta mieux dès que Cardan l’eut traité. Le Médecin prit congé de lui au bout de
soixante-quinze jours, & lui laissa des ordonnances qui le guérirent dans deux ans.»
Mais cette digression sur Cardan médecin donne l’occasion de parler d’une prédic­
tion faite par Cardan sur cet archevêque qui, à en croire certains historiens, aurait
réussi. Bayle rejette ce conte comme faux.
17 L’attitude cartésienne de Bayle est indubitable. Dans cet article, il soulève une
objection en termes cartésiens à propos du «génie particulier» de Cardan. Cf. D ic ­
tionnaire, «Cardan (Jerôme)», rem (N) : «Je ne douterois point qu’il [Cardan] n’eût
raison [à l’égard de son génie particulier], si je croiois que tout ce qu’il conte est
véritable; car il ne me semble pas que l’on puisse expliquer cela par les seules Loix
générales de l’union de l’ame & du corps.»
18 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Et cf. peu après: «Il se met en
colere contre Polybe, qui nioit l ’aparition des Esprits, & tels autres dogmes de la
Religion Paienne.»
19 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 373

Bayle se réfère ici aux Disputationes de Deo etprovidentia divina de


Samuel Parker, le théologien empiriste et anticartésien anglais, dont la
conception philosophique est peut être rapprochable de celle de Gas­
sendi ou de Hobbes. Dans cet écrit Parker critique l’innéisme cartésien
et il établit un parallèle entre Epicure et Descartes, à propos de leurs
idées physiques et de l’esquisse anti-finaliste du mécanisme cartésien20.
Et lorsqu’il s’interroge, à la première de ses six disputationes, sur
l’athéisme des philosophes, il touche aussi le problème de l’impiété de
Cardan. Ainsi, pour le théologien anglais, le philosophe italien n’était
pas athée, mais plutôt fou, comme on peut voir dès le titre de la section
dédiée à Cardan : « Sect. XXV. In Cardanum inquiritur, & virum erudi-
tissimum non impium sed insanum fuisse demonstratur.»21 Et la conclu­
sion de ces pages est claire: Cardan était un homme tout à fait fana­
tique: «ut quicunque leget non omnino Atheum sed totum Fanaticum
fuisse concluserit.»22
Or, ce chapitre des Disputationes dépend totalement des pages de
Naudé, qui est la source directe, citée plusieurs fois, des informations de
Parker - «ut optime narrat Naudaeus», «ut inquit Naudaeus»23 - , et il
nous montre l’influence exercée par l’érudit parisien partout en Europe.

20 Sur S. Parker voir A. Pacchi, C artesio in Inghilterra, Roma-Bari, Laterza, 1973,


p. 118-140 et les études de A. Lupoli: «Una critica antiretorica ed antiermeneutica,
la F ree a n d Im partial Censure o f the P latonick P hilosophie (1666) di Samuel Par­
ker», dans L ’interpretazione nei secoli XVI e XVII, a cura di G. Canziani e Y. Ch.
Zarka, Milano, Angeli, 1993, p. 155-184; Id., «Il pensiero politico di Samuel Par­
ker (1640-1688)», dans L ’Inghilterra e l ’E uropa m o d e m a : storie di donne, di
uomini, d i idee. O m aggio a Christopher H ill, a cura di G.M. Cazzaniga, Pisa, Edi-
zioni ETS, 1995, p. 123-167; Id., « L ’Account o f the Nature and the Extent o f the
D ivin e D om inion an d G oodnesse di Samuel Parker: dalla teologia alla fîlosofia
politica», dans «M ind senior to the w orld». Stoicism o e origenism o nella fîlosofia
p la to n ic a d e i Seicento inglese, a cura di M. Baldi, Milano, Angeli, 1996, p. 205-
254.
21 Cf. S. Parker, D ispu tationes de Deo, et providen tia divina, Londini, typis M. Clark,
impensis Jo. Martyn, 1678, p. 68-77.
22 S. Parker, D ispu tationes de D eo, et providen tia divina, cit., p. 77.
23 Cf. S. Parker, D ispu tationes de D eo, et providen tia divina, cit., p. 69: «Insanianti
autem proximum vixisse quis de isto homine dubitare possit, qui (ut optime narrat
Naudaeus) somnis, ostentis, auguriisque vanissimis & maxime ridiculis fidem adhi-
beret; qui totum ex delirantium vetularum observationibus penderet; qui quoties
vellet, a sensibus per extasim peregrinatur; [...] senex quoque carcerem vitare non
potuit...», et p. 70: «mirum itaque non est si in mores inconditos vitamque ebrii ad
instar inequalem praecipitaverit tam anomala sanguinis temperies, quae cum
melancholica fuerit et adustae bilis copia referta, ventosa (ut inquit Naudaeus) facit
ingénia, & magnarum rerum, ut nominis, honorum, auctoritatis desiderio flagran-
tia...»
374 LORENZO BIANCHI

«Beaucoup plus fanatique qu’athée»: en reprenant en français les


mots latins de Parker, Bayle exprime alors sa véritable idée de la reli­
gion de Cardan, tout en se fondant, comme le théologien anglais, sur les
argumentations de Naudé. Et bien que la personnalité de l’italien soit
marquée par la folie et par le désordre, elle n’arrive pourtant jamais à
l’impiété, même si les livres de Cardan sont «parsemez de très-mau­
vaises doctrines», comme l’a montré Scaliger par les mots qu’il rap­
porte de l’ouvrage « sur l’immortalité de l’Ame, qui sont la pure impiété
d ’Averroës»24. Dans ce texte Cardan arrive à soutenir «que notre ame
est aussi mortelle que l’ame d ’un chien»25, mais on peut y trouver aussi
« d ’autres principes [...] car ce n’est qu’un assemblage de diverses
pieces qu’il avoit pillées deçà & delà en lisant les Livres de Pomponace,
& d ’Augustin Niphus, &c.»26.
L’accusation portée contre Cardan par Scaliger, et reprise par Bayle,
est donc celle d’avoir été un plagiaire. Il s’agit d ’une accusation grave,
spécialement pour un écrivain et un philosophe, mais qui est bien diffé­
rente de celle d’avoir été athée. Ainsi, selon Bayle, il faut parler, à pro­
pos de Cardan, non pas d’athéisme mais d’hétérogénéité culturelle et,
enfin, de confusion27: chez lui la folie se conjugue avec le désordre, et sa

24 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).


2Î D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Voir le passage tout entier: «Car­
dan soutient qu’il n’y a qu’un entendement dans les régions sublunaires, & que cet
entendement, qui n’est humain qu’entant que la matiere de l ’homme le peut rece­
voir, entre dans les hommes, ce qui fait qu’ils produisent des actes d’intelligence;
qu’il s’approche aussi des bêtes & qu’il les entoume, mais qu’il ne peut y entrer à
cause des disproportions de leur matiere; c ’est pourquoi il illumine les hommes au
dedans, & ne fait que raionner par dehors autour des bêtes. Voilà toute la différence
que Cardan admet entre l’entendement des hommes, & celui des animaux. Il résulte
de là manifestement que l’ame de l’homme n’est point plus parfaite que celle des
bctes, & que ce n’est qu’à l’égard de la matiere qu’elles sont inférieures à l’homme,
d’où il s’ensuit que notre ame est aussi mortelle que l ’ame d’un chien.»
26 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Le passage continue: «Pour cou­
vrir son vol, il mêla des Déclamations aux doctrines qu’il prenoit dans les Ecrits de
ces Philosophes. Thomasius auroit pu joindre ces paroles de Scaliger avec celles
qu’il a rapportées de Naudé, pour faire voir que Cardan avoit été Plagiaire.» Mais la
position de Naudé est plus nuancée, car il affirme seulement, à propos de l’horo­
scope de Jésus-Christ, que Cardan ne fut pas le premier à le faire, mais qu’il l ’em­
prunta à d’autres auteurs qu’il ne nomma jamais. Cf. rem. (Q): «Naudé assûre que
Cardan s ’étant bien trouvé de la supression des noms des Auteurs dont il emprunta
l’horoscope de Jesus-Christ, (car par ce moien il passa pour le prémier Inventeur),
ne voulut jamais découvrir ces mêmes noms lors qu’il se vit ensuite persécuté pour
cet horoscope.» Et cf. Vita Cardani, f. 25r.
27 Sur le désordre expositif de Cardan et sur son obscurité, cf. D ictionnaire, art. « Car­
dan (Jerôme)», rem. (T): «Les Lecteurs trouvent dans ses Livres ce qu’ils n’eussent
BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 375

philosophie, dépourvue de toute véritable structure logique et déduc-


tive, se place sous le signe du syncrétisme et de la bizarrerie.
Mais cette remarque (D), relative à la religion de Cardan, est aussi
l’occasion pour Bayle de relancer son idée latitudinaire et tolérante de la
religion. Cardan, dans le D e propria vita, avoue de n ’être pas dévot, et
d’être naturellement très vindicatif, mais aussi qu’il «négligeoit de se
venger quand l’occasion s’en présentoit». Et, ajoute Bayle, «il le négli­
geoit, dis-je, par respect pour le bon Dieu: ‘Dei ob venerationem, &
quod omnia haec vana quantum sint dignosco, occasiones oblatas ultio-
num etiam consulto negligo’»28. S’appuyant sur cette affirmation de
Cardan, l’auteur du D ictionnaire soutient que le philosophe italien
n ’était pas impie, car «il n ’y a point de priere, point d’assiduité aux
Églises, qui vaille le culte que l’on rend à Dieu de cette maniéré ; je veux
dire en obéissant à sa Loi par le respect qu’on lui porte & contre le plus
fort panchant de la nature »29.
Bayle propose ici, donc, une religion qui se passe de cultes extérieurs
et qui se réalise dans la pratique morale, dépassant les bornes et les
règles formelles imposées par les Églises. La religion devient ainsi très
proche de la morale: au-delà des prières et de la fréquentation des
églises, le véritable culte que l’on rend à Dieu consiste à respecter et à
obéir aux lois qu’il a établies. En défendant Cardan des accusations
d’impiété, Bayle se refuse à condamner ou à persécuter qui que ce soit.
De plus, il propose une religion tolérante, respecteuse de la conscience
et de la liberté personnelles, qui trouve sa raison d’être dans une pra­
tique morale plutôt que dans une doctrine ou dans une Église.
A côté de la religion, l’astrologie est l’autre grande question soule­
vée par l’article «Cardan». Bayle, qui, dans ses Pensées diverses, avait
déjà jugé avec sévérité la croyance à l’influence des astres, continue,
dans le Dictionnaire, sa critique de la magie et de l’astrologie, dans le
nouveau cadre d ’une critique historique. Et, à propos de Cardan, il
aborde deux problèmes liés entre eux: celui de l’horoscope de Jésus-
Christ et celui des prophéties.

jamais attendu : ils trouvent dans son Arithmétique plusieurs discours sur le mouve­
ment des planetes, sur la création, sur la tour de Babel. Ils trouvent dans sa Dialectique
un jugement sur les Historiens, & sur ceux qui ont composé des Lettres. Il avoue qu’il
faisoit des Digressions afin de remplir plutôt la feuille ; car son marché avec le Libraire
étoit à tant par feuille. [...] Quant à son obscurité, l’Auteur que je cite [Naudé] en
donne quelques raisons, & celle-ci entre autres, c ’est que Cardan s’imaginoit que plu­
sieurs choses qui lui étaient familières n’avoient pas besoin d’être dites; & d’ailleurs,
son esprit vif & vaste le faisoit passer promptement d’un lieu à un autre.»
28 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
29 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
376 LORENZO BIANCHI

Le commentaire cardanien sur le Quadripartitum de Ptolomée,


publié à Bâle en 1554, contient des pages consacrées à l’horoscope du
Christ qui provoquèrent la réaction indignée d ’auteurs comme De Thou
ou Joseph Scaliger. Déjà Naudé s’était aperçu de l’impiété de ces pas­
sages, mais il défend Cardan, observant qu’il n’a pas été le premier à
parler de l’horoscope du Christ30. Bayle consacre toute la note (Q) à
« l’audace» du philosophe italien, en reprenant, presque à la lettre, la
défense de Naudé et en affirmant que Naudé « remarque deux choses sur
ce fait. I-Il censure Joseph Scaliger d’avoir cru que personne avant Car­
dan n’avoit entrepris une telle chose. 11-11 observe que Cardan eut la
vanité d’aimer mieux passer pour l’inventeur, que de se justifier par
l’exemple de ceux qui le précédèrent dans cette profane entreprise»31.
Ainsi selon Bayle (et Naudé), un siècle avant Cardan, le Calabrais
Tiberio Russiliano Sesto avait parlé de l’horoscope du Christ, et avant
lui Pierre d ’Ailly, Albert le Grand et Albumasar32. Et cette conception
naturaliste du Christ devait garder toute sa valeur d’hétérodoxie même
au XVIIe siècle, car elle réapparaît chez Vanini et dans le Theophrastus
redivivus 33. Bayle se rattache à Naudé, qui avait répandu cette théorie
dangereuse sous prétexte d ’en diminuer l’originalité, sans rien ajouter
ou atténuer, mais le sens qu’elle prend dans le Dictionnaire est bien dif­
férent. Ce qui chez Naudé - ou chez Vanini ou dans le Theophrasts redi­
vivus - sonnait comme une «énonciation libertine» presque insuppor­
table devient maintenant chez Bayle quelque chose d’extravagant, mais
qui a perdu sa charge éversive. Il s’agit plutôt d’une vieille hypothèse
«astrologique», certainement audacieuse, mais qui demeure étrangère
aux débats philosophiques ou théologiques postcartésiens, propres à
l’univers intellectuel de Bayle.
Certes, pour Bayle l’astrologie représente toujours une théorie
fausse, mais elle n ’a plus ni l’autorité ni le pouvoir qu’elle exerçait à la
Renaissance, et la croyance astrologique de Cardan est le meilleur
exemple de la vanité de cette crédulité. L’« humeur très-inconstante» et

30 Cf. Vita Cardani, f. 24rv-25r.


31 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (Q).
32 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (Q): «Voilà quatre Auteurs que
Naudé allègue [...]; d’où il conclut que Mr. de Thou, & Scaliger, ont eu tort de croire
que Cardan mérite ici l’infamie de l’invention.»
33 Cf. G.C. Vanini, Am phitheatrum a e te m a e providen tiae divino-m agicum , Chris-
tiano-physicum, nec non astrologo-catholicum . A dversus veteres Philosophos,
Atheos, Epicureos, P eripateticos, & Stoicos, Lugduni, Apud viduam Antonii de
Harsy, 1615, «Exercitatio VII», p. 47-50 et Theophrastus redivivus, edizione prima
e critica a curadi G. Canziani e G. Paganini, 2 vol., Firenze, La Nuova Italia, 1981-
1982, p. 398-405.
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 377

la «trem pe singulière» de l’auteur du D e vita propria sont alors liées


aussi à sa réputation d’astrologue; ainsi «on prétend que ses Pronostics
Astrologiques ont été assez souvent confirmez par l’événement : mais il
avoue lui-même que les réglés de l’Astrologie se trouvèrent fausses sur
son sujet»34.
Bayle nie donc la véridicité des prédictions astrologiques de Cardan,
et que le philosophe italien ait cru effectivement au véritable pouvoir
exercé par l’astrologie. Et bien que Naudé eût déjà démontré que «les
principaux horoscopes de Cardan ont été directement contraires aux
événemens», Cardan lui-même ne devait pas tenir pour vraies les loix
de l’astrologie, car il avoue que «par la connoissance qu’il avoit de
l’Astrologie, il s’étoit persuadé qu’il ne vivroit pas plus de quarante ans,
ou du moins qu’il n’arriveroit pas à quarante-cinq»35, ce qui a été
démenti par les faits.
En outre, à la remarque (E), qui traite du voyage en Ecosse de Car­
dan pour y soigner l’archevêque de Saint-André, Bayle nie que le méde­
cin italien ait fait à ce prélat une prédiction sur sa mort, qui se soit avé­
rée. Bayle allègue deux raisons qui montrent sa vision critique de
l’astrologie et de ses disciples: «la prémiere est que Cardan étoit un
homme trop intéressé, & trop bien instruit dans ces Charlataneries
Astrologiques, pour faire de semblables menaces à un Prélat aussi
important que celui-là», et la deuxième est que «si Cardan avoit
dénoncé cette Prophétie, il s’en seroit vanté dans l’Ouvrage où il
raconte qu’il guérit cet Archevêque » et il auroit rendu public un fait « si
favorable à son Astrologie »36.
Ainsi, non seulement Cardan est «trop bien instruit dans les Charla­
taneries Astrologiques», mais l’astrologie même a une attitude servile
et lucrative qui vise seulement à flatter les puissants : « vous ne voiez
guere que les Astrologues disent à un grand Seigneur qu’il est
condamné par son étoile à une fin ignominieuse : ils lui promettent ce
qu’ils s’imaginent qu’il souhaite le plus ardemment; & c’est par là
qu’ils attrapent mieux quelques pistoles.»37

3,1 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. Et le passage continue: «Quelques-
uns ont dit qu’aiant marqué qu’il mourrait en un certain tems, il s’abstint de nourri­
ture, afin que sa mort confirmât la Prédiction, & que sa vie ne décriât point le métier.
Il craignoit donc de survivre à la fausseté de ses Prophéties: il étoit donc si délicat
sur le point-d’honneur, qu’il n’eût pu souffrir le reproche d’avoir été faux Prophete,
& d’avoir fait tort à sa Profession.»
35 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (R). Et Bayle continue: «Il ajoute que
cette croiance lui fut fort préjudiciable».
34 D ictionnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (E).
57 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (E).
37 8 LORENZO BIANCHI

Aux yeux de Bayle, donc, les prophéties de Cardan sont fausses et


erronées, et sa croyance même à l’astrologie est suspecte et ambiguë,
car il croit aux influences astrales, mais il pense pouvoir se soustraire à
leur action. Il s’agit d’une foi naïve, qui relie le caractère et les inclina­
tions individuelles aux étoiles, et qui finalement se rattache à la folie
propre du personnage38.
De plus, Bayle considère Cardan comme «un grand menteur» et il
ne croit pas à l’image que l’italien donne de lui-même : «Naudé prétend
que Cardan étoit tel qu’il se représente : m aisj’aimerois mieux dire qu’il
a prétendu seulement montrer ce que les malignes influences de son
étoile l’eussent rendu, s’il ne les eût corrigées ; car il demeurait d ’accord
que les Sciences divinatrices se trouvoient frustrées de leur certitude
dans sa personne.»39 D ’ailleurs, la chiromancie et l’astrologie lui
avaient prévu tout autre avenir40.
Toutefois, il faut souligner que cette digression astrologique se place
au cœur de la remarque (U), qui traite de la folie de Cardan, et, en effet,
Bayle met en rapport l’extravagance du philosophe italien avec sa foi
équivoque dans les influences astrales. L’astrologie devient alors une
variante de la folie, tandis que cette dernière est le véritable signe dis­
tinctif de la pensée cardanienne. De plus, en bouleversant une affirma­
tion de Senèque selon qui on trouve toujours un grain de folie dans les
grands esprits, Bayle affirme que l’esprit de Cardan au contraire n’est
que « l’accessoire de la folie»41, et il utilise le témoignage de Naudé
pour corroborer cette hypothèse42.

38 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Une autre grande preuve de
sa folie est le mal qu’il a publié de lui-même. [...] il avoue que son étoile lui avoit
donné une ame impie, vindicative, traîtresse, magicienne, calomniatrice, adonnée à
toutes sortes d’impuretez, & remplie d’un grand nombre de défauts honteux qu’il
spécifie.»
39 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U).
40 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Par les réglés de la Chiro-
mance, on avoit jugé qu’il étoit d’un esprit stupide [...]; & parcelles de l’Astrologie,
il devoit mourir avant l’age de quarante-cinq ans. Chacun sait comme Socrate justi­
fia le Physionomiste qui lui avoit attribué tant de défauts. N ’oublions pas, I. Que
Naudé soutient que Cardan, qui se vantoit de n’avoir jamais menti, est un grand
menteur: il l’en convaine menifestement sur certains articles. II. Que le Docteur
Parker est du sentiment de Naudé à l’égard de la folie de notre Cardan, & qu’il en
ramasse les principaux signes.»
41 Cf. D ictionnnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (U) : « La pensée que Seneque attri­
bue à Aristote, qu’il entre toujours un grain de folie dans le caractere des grands
esprits, «nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae», n’est point juste à
l’égard de Cardan; ce n’est point pour lui qu’il faut dire que la folie est mêlée avec
le grand esprit: il faut prendre la chose d’un autre sens, & dire que le grand esprit est
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE» 379

Mais le cadre que les pages du Dictionnaire esquissent est très diffé­
rent de celui de la Vita Cardani. Même si Naudé fait mention de l’ex­
centricité du personnage, il souligne les contributions de ce philosophe
au savoir de la Renaissance et il dépeint les qualités exceptionnelles de
son esprit : ainsi les éléments de singularité - et parfois de folie - n ’em­
pêchent pas un jugement largement favorable. Par contre Bayle utilise
les passages naudéens pour réaffirmer son hypothèse herméneutique
qui relègue l’auteur du D e vita propria dans un espace d’extravagance
et de folie, dont l’astrologie est une de ses configurations - et des plus
singulières et dangereuses.
Certes, Bayle soutient Cardan contre les accusations de ses ennemis :
ainsi Cardan n’a été ni magicien43 ni athée, et il a été plutôt un esprit
curieux et fanatique. Mais cette défense produit aussi un effet négatif,
qui soustrait la figure du penseur italien à la philosophie de son siècle
pour la placer dans le seul univers de l’excentricité.
L’article « Cardan » révèle donc les difficultés propres à Bayle et à la
culture cartésienne de la fin du XVIIe siècle dans leurs rapports avec la
philosophie de la Renaissance et surtout avec le naturalisme de cette
époque, qui, encore chez Naudé, était l’objet d’une analyse attentive et
d’une complicité curieuse. Il s’agit chez Bayle d ’une incompréhension
qui rend indéchiffrable la philosophie de l’italien et qui lui fait perdre le
sens général du jugement naudéen, si souvent cité.
En revanche, le legs de Naudé - non seulement dans cet article « Car­
dan » mais aussi, en général, dans le Dictionnaire - est ailleurs : dans
l’esprit critique et érudit et dans la critique des sources historiques ou,
encore, dans l’absolution de tout auteur de l’accusation de magie. Et
cette défense de la liberté de pensée se transforme chez Bayle en une
attitude tolérante et critique à l’égard des Églises et des rites établis, sus­

mêlé avec la folie; le grand esprit ne doit être considéré que comme Vappendix &
l’accessoire de la folie.» Cf. aussi rem. (H): « c ’est qu’en certaines choses Cardan
paroissoit au dessus de l’intelligence humaine, & en beaucoup d’autres au dessous
de celle des petits enfans.»
42 Cf. D iction n aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Ceux qui trouveront que
j ’outre la chose s’en tiendront, s’il leur plait, au sentiment de Naudé, j ’y consens: il
aprouve ceux qui ont dit qu’il ne s’en faut guere que Cardan n’ait vécu comme
insensé. [...] C’est une marque très-certaine, ajoute-t-il, que Cardan n’étoit point
toujours en son bon sens, que de voir les contradictions prodigieuses qui sont dans
ses Livres. On ne peut les attribuer, ni à un défaut de mémoire, ni à une ruse : le peu
de raport qu’il y a entre ses variations est une suite des différens accès d’extrava­
gance qui lui prenoient. [...] Une autre grande preuve de sa folie est le mal qu’il a
publié de lui-même.»
43 Bayle remonte à V A pologie de Naudé pour nier que Cardan a vécu sous la direction
d’un génie particulier. Cf. D ictionn aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (N).
380 LORENZO BIANCHI

ceptible de ramener l’idée et le sens de la religion à la seule morale.


Ainsi la tolérance est un des résultats - et des plus importants - que la
tradition critique et libertine a laissé en héritage au philosophe de
Rotterdam.

Lorenzo B ia n c h i
Istituto Universitario Orientale, Naples
JEAN MESLIER,
STRATONICIEN REDIVIVUS

En août 1704, lorsque Pierre Bayle fait paraître à Rotterdam, chez


Reinier Leers, sa Continuation des pensées diverses, Jean Meslier a
quarante ans. Curé d’Étrépigny, il mène son existence habituelle, ryth­
mée par ses devoirs professionnels et par les visites périodiques de l’ar­
chevêque de Reims1. On ne sait pas s’il travaille déjà à son Mémoire,
qu’il achèvera sans doute entre 1720 et 1729, date de sa mort. Ce texte,
comme il est notoire, constitue l’exemple le plus remarquable d’une
pensée athée et matérialiste, mais, en même temps, fortement influen­
cée par le cartésianisme et par le malebranchisme. C ’est précisément en
raison de cette appartenance à l’école cartésienne que Meslier rencontre
Pierre Bayle. Le curé d ’Étrépigny s’avère, en effet, être l’incarnation
vivante et précoce de l’athée virtuel auquel Bayle avait donné la parole
dans la Continuation, en le présentant comme un disciple moderne de
Straton de Lampsaque.
Cette relation, précisons-le d’emblée, est purement conceptuelle;
elle ne relève pas d’une filiation historique directe. Car, selon toute pro­
babilité, M eslier n ’a jamais lu, ni connu, les ouvrages de Bayle. Le seul
Dictionnaire historique qu’il cite et qu’il utilise est celui de Moréri -
qui était précisément la cible critique du philosophe de Rotterdam... Le
Dictionnaire de Bayle fut d’ailleurs interdit en France dès sa parution,
en 1697. Sa grande diffusion date des années de la Régence, mais M es­
lier était trop éloigné des centres intellectuels et culturels du pays pour
en avoir connaissance; quant aux autres écrits bayliens, ils étaient
encore moins connus que le Dictionnaire en dehors du Refuge hollan­

' Sur Meslier, voir la bibliographie exhaustive publiée dans le t. III des Œ uvres de
. Jean M eslier, éd. J. Deprun, R. Desné, A. Soboul, Paris 1970-1972 [dorénavant:
M], p. 573-610, à intégrer pour les années postérieures à 1972 à l’aide du répertoire
B ibliograpliia clandestina, par A. Mothu ( http://w w w .vc.unipm n.it/~m ori/e-texts/
bibclan.htm ). Pour ce qui concerne Pierre Bayle, voir la bibliographie des études
bayliennes (1900-1999) publiée dans G. Mori, B ayle philosophe, Paris 1999
{http://w w w .cisi.u iiito.it/progetti/bayle/biblio.h tm l). Nous citerons les ouvrages de
Bayle dans les éditions suivantes: D ictionnaire historique et critique, Amsterdam
1740 [= D ict.]\ Œ uvres diverses, 4 vol., La Haye 1727-1731, plus 5 vol. supplé­
mentaires, Hildesheim 1982-1990 [= OD],
382 GIANLUCA MORI

dais. Meslier ne rencontre le nom de Bayle que dans les pages du jésuite
Toumemine, dont il apostille les Réflexions sur l ’athéisme, publiées en
annexe à l’édition de 1718 de la Démonstration de l ’existence de Dieu
de Fénelon2. Mais il ne fait aucune observation à son sujet; il se borne à
confirmer la position de Bayle que Toumemine avait essayé de réfuter,
concernant l’existence réelle, et non pas imaginaire, d’athées spécula­
tifs. Il va sans dire, d’ailleurs, que Meslier n’avait pas besoin à cet égard
du témoignage d’autrui...
Cependant, l’analogie entre les deux auteurs va bien au-delà de cette
question ; elle se situe au fondement même de leurs réflexions respec­
tives autour de l’athéisme. Un simple exposé descriptif et schématique
des doctrines de Bayle et de Meslier nous aidera à découvrir quels pou­
vaient être, vers 1700-1720, les matériaux conceptuels - et les stratégies
argumentatives - d’un athéisme philosophique de souche cartésienne et
malebranchiste3.

1 - MATÉRIALISME

Si le matérialisme n’implique pas l’athéisme, car il existe bien des


théologies matérialistes affirmant la corporéité de l’âme et même de
Dieu (de Tertullien aux sociniens, sans oublier la position de Hobbes,
dont l’interprétation est cependant controversée)4, il est évident que
l’inverse de cette proposition est substantiellement vrai, du moins à
l’époque de Bayle et de Meslier: aux siècles XVIIe-XVIIIe, tout athée
est naturellement porté à faire sienne l’option matérialiste, niant l’exis­
tence d’une substance spirituelle distincte de la matière5. C ’est aussi la
position du stratonicien de Bayle et de Meslier. Leur matérialisme,

2 Voir MIII, 337.


3 On trouve une analyse critique des positions de Bayle et de Meslier dans P. Rétat,
«M eslier et Bayle: un dialogue cartésien et occasionaliste autour de l’athéisme»,
dans Le curé M eslier e t la vie intellectuelle religieuse et sociale, Actes du colloque
de Reims (dactyl.), 1980, p. 497-516. Nous reviendrons par la suite sur cet excellent
article, dont nous nous écartons surtout en ce qui concerne l’interprétation de la
position de Bayle.
4 Sur la possibilité d’une théologie matérialiste, voir R. Cudworth, True Intellectual
System , I,ch. 3, § 30. Voir aussi Bayle, D ict., «César», H àpropos des sadducéens:
la négation de la spiritualité de l’âme n’entraîne pas nécessairement celle de la pro­
vidence. Voir également Meslier, M il, 231.
5 Voir Bayle, D ict., «Ruggeri», D: «on croit ordinairement que toute personne qui
nie l'existence de Dieu, nie aussi par une suite nécessaire l’existence de tous les
esprits et l’immortalité de l ’âme» (par la suite de ce texte, Bayle reconnaît que ce
jugement est vrai de fa c to , en Occident, bien qu’il soit possible de concevoir un
athéisme spiritualiste et animiste comme celui des Chinois...).
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 383

pourtant, est surtout fondé sur des considérations d’ordre négatif: il


joue sur les apories du concept de res cogitans, en exploitant à la fois les
objections des adversaires de Descartes et la psychophysiologie méca-
niste - et donc réinterprétable en sens matérialiste - des cartésiens.
Même s’il passe communément pour un partisan convaincu du dua­
lisme cartésien, Pierre Bayle a bien vu les difficultés de cette doctrine,
qu’il attaque à partir de 1679, en reprenant à son compte plusieurs argu­
ments des adversaires de Descartes (surtout de Hobbes et de Gassendi)6.
Le trait distinctif des objections de Bayle contre le cartésien Poiret, rédi­
gées en cette même année, est l’affirmation de l’inintelligibilité du
concept de substance pensante. Selon Bayle, seul le concept de
matière/étendue a une positivité sémantique, qui lui vient de notre expé­
rience quotidienne: lorsque nous affirmons que quelque chose «est un
corps», nous disons quelque chose de positif, comme lorsque nous
disons qu’un homme «est français»; au contraire, lorsque nous affir­
mons qu’un être est «imm atériel», nous nions seulement qu’il soit un
corps; c ’est comme si nous disions, de quelqu’un, qu ’« il n’est pas fran­
çais»7. C ’est ainsi que le cogito n’atteste pas selon Bayle l’existence
d ’une substance pensante: nous ne sommes conscients que d ’une
« action », qui suppose à son tour une « faculté » susceptible de produire
ces actes que nous appelons pensées8. La question reste de savoir si un
corps matériel peut posséder une telle faculté tout en gardant toutes ses
caractéristiques essentielles.
Or, pour Bayle, il ne s’agit pas de faire penser la matière en tant que
telle, c ’est-à-dire de faire de la pensée un attribut essentiel des corps,
comme l’étendue. Dans tous ses ouvrages, Bayle tient cet alliage pour
incompréhensible : les spinozistes eux-mêmes, à son avis, considèrent
la coexistence de la pensée et de la matière en Dieu comme l’endroit le
plus faible de leur système9. Cependant, l’objection principale des car­
tésiens, «fondée sur le fait que le mouvement, la figure et les autres
modifications des corps diffèrent toto cœlo de l’idée de pensée»10, n’est

6 Pour plus de détails sur la position de Bayle concernant le dualisme cartésien - et


sur les autres doctrines bayliennes mentionnées dans le présent article - voir notre
B ayle ph ilosoph e, cité ci-dessus, note 1 (où nous essayons également de prouver
l ’attribution à Bayle des O bjections à Poiret, remise en question par É. Labrousse).
7 Cf. O D IV, 151b (trad. fr., O D V -l, 35). Cf. aussi ibid .: «celui qui dit d’une chose
qu’elle est corporelle et matérielle y place des qualités réelles; dire d’une autre
chose qu’elle est incorporelle et immatérielle, c ’est nier les précédentes qualités
sans rien lui attribuer de positif.»
8 II est inutile de remarquer ici l'influence des objections de Hobbes à Descartes.
* O D III, 942b.
10 O D V -l, 31.
384 GIANLUCA M0R1

valable que si l’on suppose que deux «attributs» radicalement diffé­


rents comme la matière et la pensée se joignent dans une même sub­
stance. Pour avancer une hypothèse alternative, Bayle en appelle à la
toute-puissance divine, en soutenant que Dieu peut créer une matière
qui, tout en demeurant essentiellement étendue, acquiert des modifica­
tions conscientes à l’occasion de «certaines» de ses configurations11. A
cet égard, Bayle se fonde sur le principe même de l’occasionalisme,
c ’est-à-dire sur l’impossibilité d’un rapport causal effectif entre l’âme et
ses modifications. Ce rapport, selon les occasionalistes, est purement
occasionnel, il a été établi par Dieu de manière arbitraire. Mais alors,
observe Bayle, Dieu pouvait également lier des modifications
conscientes à un sujet purement matériel. En ce sens, la sensibilité pour­
rait être considérée comme une faculté dont jouissent certaines espèces
animales, en relation à l’état de la matière qui les compose. Cela per­
mettrait de ne pas tomber dans le panpsychisme, à l’opposé de ce qui se
passe dans la théorie épicurienne des atomes animés12. Car, comme
Bayle l’affirme explicitement: «je ne dis pas que le mouvement et la
figure constituent formellement l’acte de penser; je me borne à suppo­
ser qu’ils sont Y occasion de la pensée.»13 Quant au passage de ce maté­
rialisme occasionaliste et théologique à un matérialisme pur et simple,
il est rendu possible, selon Bayle, par la doctrine commune des théolo­
giens, qui supposent que Dieu peut faire tout ce qui n’est pas contradic­
toire: il s’ensuit qu’un assemblage de matière doué de pensée est «pos­
sible» de lui-même, avec ou sans l’intervention de D ieu ...14
La stratégie de Meslier n’est pas différente - mis à part, bien
entendu, le recours à la toute-puissance divine - de celle esquissée par
Bayle dans les passages que nous venons de citer. Il commence égale­
ment par nier l’évidence de la notion d’immatérialité : « pensez et repen­
sez tant que vous voudrez à ce que pourrait être un prétendu être, qui
n ’aurait ni corps, ni matière, ni figure, ni couleur, ni étendue aucune,
vous ne formerez jamais une idée claire et distincte de ce qu’il pourrait
ê tre » 15. La pensée devient alors, comme chez Bayle, «une action, ou

11 Cette hypothèse va être reprise, sous une forme partiellement différente, par Locke
et par un grand nombre de déistes du XVIIIe siècle. Mais on la retrouve déjà dans les
Sixièmes objections aux M éditations de Descartes.
12 Sur les critiques de Bayle à l’égard de l’épicurisme, voir D ict., «Démocrite», E;
«Épicure», F; «Leucippe», E; «Lucrèce», F.
13 OD V -l, 31-32.
14 «Q u’on ne dise pas qu’il peut assurément se faire qu’un corps pense par l’effet d’un
miracle: car j ’en déduirai manifestement qu’il appartient donc à la nature du corps
d’être capable de penser» (OD V -l, 31).
15 MIII, 14.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 385

une modification passagère de l’âme ou de l’esprit», ce qui entraîne la


conséquence qu’il existe «une faculté, ou facilité, que certains êtres qui
vivent ont de penser et de raisonner»15. En bon cartésien, Meslier est
cependant hanté, tout comme Bayle, par la question épineuse posée par
Descartes : la pensée n’est pas compatible avec la matière, elle n’est ni
longue, ni ronde, ni carrée... La Huitième preuve du Mémoire est
consacrée presqu’entièrement à la réfutation de cet argument. Meslier
s’y prend ainsi : il avoue que la pensée n’a pas de dimensions, mais il nie
en même temps que cela entraîne l’existence d’une substance pensante
distincte de la matière.
Pour Meslier, comme pour Bayle, ce n ’est pas la matière qui pense;
c’est plutôt une «certaine» organisation de la matière qui donne lieu à
la pensée17. On aboutit alors à une sorte de matérialisme fonctionnaliste
- strictement analogue au matérialisme occasionaliste de Bayle - où la
pensée perd toute substantialité pour être réduite à un état, ou à une
fonction du corps18. Il va sans dire que cette explication n’est pas
dépourvue de difficultés. Meslier avoue honnêtement que «nous ne
connaissons pas clairement comment telle ou telle modification de la
matière nous fait avoir telle ou telle pensée...». L’existence même de la
pensée, en effet, a de quoi « nous étonner et nous surprendre, car nous ne
comprenons pas, et nous ne saurions même comprendre, comment nous
pouvons former aucune pensée, ni aucune connaissance»19. Il s’agit
pourtant de comparer les difficultés, et de voir si le système opposé est
à même de proposer une théorie moins accablée de difficultés : or, selon
Meslier, «il n ’y a qu’une difficulté à expliquer, en supposant, comme je
fais, que les seules modifications de la matière font toutes nos pensées
[...] Mais en supposant le contraire, on trouvera quantité de difficultés
insurmontables »20.

16 MIII, 55, 88.


17 Voir par exemple M III, 80: «certains mouvements»; «certaines modifications et
agitations internes ».
18 Aram Vartanian a bien montré le lien entre l’occasionalisme et le matérialisme fonc­
tionnaliste, voir «Quelques réflexions sur le concept d’âme dans la littérature clan­
destine», dans [O. Bloch, éd.], Le M atérialism e du XVIIIe siècle et la littérature
clan destin e , Paris 1983, p. 149-163. Vartanian voit à juste titre dans l’occasiona-
lisme de Malebranche la source du matérialisme «fonctionnaliste». Certes, Meslier
soutient également, en citant Lucrèce, que l ’âme est la partie la plus subtile de la
matière. Mais il entend sans doute soutenir que c ’est ici qu’il faut chercher l ’occa­
sion, la condition de la pensée (voir aussi, sur ce point, la note annexe de Jean
Deprun, dans M III, p. 371-373).
ISI M III, 42 et M II, 406.
2Ü MIII, 41.
38 6 GIANLUCA MORI

Parmi ces difficultés du dualisme cartésien, la plus évidente est sans


doute celle qui découle de la doctrine des animaux-machines, c ’est-à-
dire de l’affirmation que les animaux n ’ont pas de sensibilité, mais sont
des automates inconscients. Selon Bayle, cette thèse cartésienne, tout en
étant la conséquence nécessaire du dualisme (si l’on veut éviter la doc­
trine invraisemblable de l’immortalité des âmes des anim aux...), est
«insoutenable» et contraire à l’expérience la plus commune. En effet,
comme Bayle l’affirme à plusieurs reprises, «il n’y a guère d’opinion
que la nature nous fasse sentir plus vivement que celle qui attribue de la
connaissance aux bêtes»21. Les exemples foisonnent sous sa plume:
«[les bêtes] ne sont-elles pas sujettes au froid et au chaud, à la faim et à
la soif, aux douleurs et aux maladies? [...] Sont-elles exemptes d ’af­
fliction quand on leur ôte leurs petits ? Sont-elles exemptes de la crainte
de la m ort?»22. On retrouvera chez Meslier, comme chez les autres
adversaires de la thèse cartésienne, des interrogations rhétoriques tout à
fait semblables: «ne voyez-vous pas [...] que [les bêtes] sont tristes et
languissantes, qu’elles se plaignent, et qu’elles font de dolents soupirs
quand elles sont malades, ou qu’elles se sentent blessées; ne voyez-
vous pas aussi qu’elles crient quand on les frappe et qu’elles s’enfuient
de toutes leurs forces quand on les menace, quand on les poursuit et
qu’on les frappe rudement?»23
Mais il ne s’agit pas que de rhétorique. Bayle et M eslier peuvent, en
effet, exploiter la psychophysiologie mécaniste que les cartésiens ont
longuement développée, dans le sillon creusé par Descartes lui-même
avec les Passions de l ’âme et le Traité de l ’homme. C ’est encore une
fois Malebranche qui est surtout mis à contribution, surtout par Meslier :
«les plus sensés d ’entre les philosophes sont obligés de reconnaître que
la différence qui se trouve entre les esprits des hommes [...] ne vient
que de la diverse constitution de leur cerveau » (suit un renvoi précis à
la Recherche de la vérité )24. En ce sens, comme Bayle l’observe à son
tour dans l’article «Rorarius» du Dictionnaire, la différence entre les
animaux et les hommes pourrait être purement graduelle, et dépendre,
en dernière instance, de la différente conformation de leurs organes. Un
stratonicien en conclura que, «si la nature a pu s’élever jusque là dans
les animaux, elle a pu s’élever dans l’homme jusqu’au degré de
connaissance qu’il possède»25. Meslier, quant à lui, ne manquera pas de

21 OD III, 791a.
22 OD III, 657a.
23 M III, 94.
24 M III, 241 (cf. Malebranche, Œ uvres com plètes, éd. Robinet, 1.1, p. 194).
25 OD III, 343a.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 387

tirer cette même conclusion, en demandant aux cartésiens s’il est pos­
sible que la nature ait donné aux animaux tous les organes de la sensibi­
lité sans pourtant leur donner aucune sensation : « leur aurait-elle donné
des yeux pour se conduire, et pour ne rien voir? des oreilles pour écou­
ter et pour ne rien entendre ? [...] Leur aurait-elle donné un cerveau avec
des fibres, et des esprits animaux pour ne rien penser et pour ne rien
connaître ?»26.

2 . -DÉTERMINISME

L’athéisme de Meslier et du stratonicien imaginé par Bayle est un


athéisme strictement déterministe, qui soutient l’existence de lois natu­
relles nécessaires et universelles, en niant la présence dans la nature de
tout élément d ’indétermination, tel que le «hasard» ou la «fortune».
Loin d ’être une conséquence banale de l’adhésion à un système philo­
sophique de type athée, cette option déterministe représente, au
contraire, un trait définitoire de l’athéisme du XVIIIe siècle, et surtout
de l’athéisme de souche cartésienne, par opposition aux courants athées
et libertins du siècle précédent.
Une comparaison avec le Theophrastus redivivus, qui constitue sans
doute l’expression la plus notable de l’athéisme au XVIIe siècle, peut
contribuer à éclaircir ce point. L’auteur anonyme du Theophrastus - qui
rédige son texte, vraisemblablement, dans les années 1650 - énonce (au
passage) une philosophie de la nature fortement marquée par la pensée
de la Renaissance. A son avis, il existe dans l’univers un principe
d’ordre, la « nature » (« ad natüram referuntur ea omnia quae in universo
mundo certo ordine invariabilique lege procedere videmus»), mais
aussi un principe d’indétermination, le «hasard» («ad fortunam refe­
runtur ea omnia quae extra natürae ordinem, et absque proposito et
consilio ullo contingunt»)27. Comme il est évident par ce dernier pas­
sage, les deux acceptions philosophiques du « hasard » ne sont pas dis­
tinguées. L’auteur du Theophrastus identifie le hasard entendu comme
exception à la nécessité naturelle («...extra natürae ordinem») et le
hasard comme absence d ’une finalité consciente («...absque proposito
et consilio ullo»). Or, si dans cette deuxième acception le hasard est
compatible avec une philosophie déterministe, il est évident que la pre­
mière acception du mot n ’est concevable que dans une doctrine indéter­
ministe admettant, du moins en principe, l’existence de discontinuités,

26 M III, 93.
27 Voir l’éd. Canziani-Paganini, Firenze 1981,1.1, p. 94 sq.
3 88 G1ANLUCA MORI

de brèches qui sont susceptibles d’altérer la régularité des lois de la


matière.
Il n ’en va pas de même chez Meslier et chez le stratonicien de Bayle.
Certes, la nature agit selon eux « sans connaissance et sans dessein »28,
mais il ne s’ensuit nullement qu’elle agisse en certaines occasions
contre les lois universelles qui règlent le mouvement des particules de la
matière. Comme Bayle l’affirme au début de la remarque U de l’article
«Épicure» du Dictionnaire , lorsque les déterministes - il est question
ici de Leucippe et Démocrite - soutiennent que le monde s’est formé
«par hasard, ou par la rencontre fortuite des atomes», ils entendent seu­
lement exclure «la direction d ’une cause intelligente», sans pourtant
nier que l’état actuel du monde est «la suite des lois étemelles et néces­
saires du mouvement des principes corporels»29. Bayle distingue
expressément, sur ce point, entre la position de Straton et celle d’Epi-
cure: «on a même lieu de croire que [Straton] n ’enseignait pas comme
faisaient les atomistes, que le monde fût un ouvrage nouveau, et produit
par le hasard, mais qu’il enseignait, comme le spinozistes, que la nature
l’a produit nécessairement et de toute éternité.»30 La position des strato-
niciens se fonde donc sur une conception déterministe des lois natu­
relles ; Bayle va jusqu’à en faire la doctrine commune de tous les philo­
sophes athées: «il n ’y a point d ’athée de raisonnement qui ne souscrivît
à cela en gros, et qui ne confesse que l’action de la nature suit des règles
étemelles et immuables qui sont d ’une justesse que l’on se saurait assez
admirer.»31
La position de Meslier se situe dans le même contexte théorique.
Certes, il souligne qu’il existe des «m onstres» dans la nature et plu­
sieurs événements qui semblent constituer des exceptions à l’égard des
lois naturelles. Il va jusqu’à affirmer explicitement l’existence de
quelques « mouvements irréguliers », ce qui pourrait faire soupçonner
qu’il soutient, au fond, une conception naturaliste proche de celle des
philosophes de la Renaissance32. En réalité, les mouvements prétendus

28 M III, 342. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», A: Straton soutenait que la nature était
«inanimée» et qu’elle faisait toutes choses « d ’elle-même et sans connaissance».
29 Bayle, D ict., «Épicure», U.
30 D ict., « Spinoza», A. On voit ici, au passage, une différence substantielle entre les
stratonisme et la position de Meslier: le stratonisme n’est pas une théorie évolu­
tionniste de la matière; il se rapproche plutôt d’un fixisme qui rappelle la position
de Toland.
31 O D III, 332a.
32 Voir M II, 447 sq.: «les mouvements irréguliers des parties de la matière ne produi­
sent pas réglément les mêmes effets, ou ne les produisent pas toujours de même
façon...». Pour plus de détails sur cette question, voir notre article «L’ateismo
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 389

irréguliers dont Meslier fait état ne constituent aucunement des excep­


tions par rapport aux lois de la physique (comme la loi d’inertie, c ’est-
à-dire la «première détermination» qui fait que chaque corps tend à
continuer son mouvement en ligne droite)33, mais par rapport à ces
«règles» qui se sont formées dans la nature indépendamment de l’es­
sence de la matière. Meslier songe surtout aux régularités biologiques
qui sont à l’origine des espèces animales et végétales, dont la constance
n’est pas absolue, comme l’attestent précisément les monstres.
L’exemple même dont il se sert - un ruisseau qui détourne son cours à
cause d ’une obstruction - nous semble démontrer qu’il ne suppose pas
l’existence d’un principe d ’indétermination, mais plutôt l’irruption
(nécessaire) de quelques obstacles matériels qui interrompent le train
ordinaire des événements34.
Au demeurant, il n’est pas besoin de chercher ailleurs que dans la
psychophysiologie cartésienne, et notamment malebranchiste, la source
de cette doctrine de Meslier. Malebranche admet en effet sans ambages
la présence de quelques mouvements « irréguliers » dans la matière, sur­
tout au niveau des structures biologiques des êtres animés. C ’est le cas,
par exemple, des mouvements violents des « esprits animaux », qui rom­
pent l’équilibre des «traces» frayées précédemment, sans pourtant
déroger aux lois immuables de la physique. Les «m onstres» sont, pour
Malebranche, l’effet de ces «mouvements irréguliers» qui dérangent,
certes, l’ordre de la reproduction biologique, mais non pas celui des lois
du mouvement. Au contraire, c ’est précisément en raison de la «sim pli­
cité» des lois du mouvement que les particules de la matière sont quel­
quefois obligées de ne pas suivre le parcours qui serait le plus utile pour
les corps où elles se trouvent35. Meslier adopte entièrement ce modèle
malebranchiste, ce qui lui permet d ’expliquer les événements apparem­
ment « irréguliers » de la nature sans renoncer à son interprétation déter­
ministe des lois physiques.

«malebranchiano» di Meslier», dans Filosofîa e religione nella letteratu ra clan-


destina, éd. G. Canziani, Milano 1994, p. 139-144.
, n M II, 452-3. Certes, comme l’a montré P. Casini, «Fénelon, Meslier et les lois du
mouvement», dans les actes du colloque de Reims, cit., p. 263-279, Meslier nie
(dans l ’A nti-Fénelon) que le mouvement en ligne droite soit «essentiel» aux corps.
Mais il est évident par le contexte qu’il entend simplement nier que les corps se
meuvent toujours en ligne droite, et qu’un mouvement différent soit impossible. Sur
ce point, voir notre article cité à la note précédente, p. 134-136.
14 M il, 450 sq.
11 Malebranche, Œ uvres com plètes, t. XII-XIII, p. 285, et cf. ibid., t. II, p. 337 (on
trouve une autre occurrence d’«irrégulier», ibid., p. 335) et M il, 447.
390 GIANLUCA MORI

De plus, Meslier distingue clairement entre les deux notions de


hasard. Si par «hasard» on entend l’opposé du finalisme, c’est-à-dire si
l’on entend nier l’existence d ’une cause intelligente qui conduit le
monde de manière sage et juste, il est évident, à son avis, que cette
notion est pleinement confirmée par l’expérience et par la raison.
D ’ailleurs, la plupart des passages où Meslier soutient que le «hasard»
est à l’origine des phénomènes naturels se trouvent précisément dans
ces pages du M ém oire qu’il consacre à la destruction du finalisme pro­
videntiel et de la théodicée chrétienne, en renchérissant - comme nous
le verrons plus loin - sur les mêmes objections épicuriennes que Bayle
avait amplifiées dans ses articles célèbres consacrés au manichéens et
aux pauliciens36. En revanche, si par «hasard» l’on entend l’absence
d’une cause naturelle nécessaire et déterminée qui agit suivant des lois
constantes et immuables, il est patent que Meslier rejette cette notion,
qui n ’aurait aucun sens ni dans sa physique ni dans sa métaphysique.
Ses expressions sont d’ailleurs formelles. Prenant position contre un
argument classique en faveur du finalisme (la jonction fortuite de
quelques caractères d’imprimerie, disaient les apologistes, ne pourrait
jam ais former les vers de l’Iliade...), il soutient en toutes lettres que «ce
n ’est point le hasard qui a fait l’univers»37. Selon Meslier, en effet, la
nature «est d’elle même ce qu’elle est», elle ne dépend d’aucun prin­
cipe extérieur; surtout, encore une fois, elle se règle selon les «lois du
mouvement», qui sont «inviolables» et «naturelles»38.
Le déterminisme rigoureux de Meslier et du stratonicien de Bayle a
des retombées inévitables sur la question du libre arbitre, qui n’a pas
lieu d ’être dans un univers soumis à la nécessité naturelle. Encore une
fois, cette position ressort également d’une analyse polémique des dif­
ficultés de la théologie rationnelle chrétienne. Sur ce point, M eslier et
Bayle n’ont aucune difficulté à mettre en relief les contradictions des
théologiens : si toute action dépend de Dieu, la liberté d’indifférence de
l’homme - que ceux-ci sont contraints de supposer pour justifier le
péché d ’Adam - devient inexplicable. Bayle: si Dieu est la cause de
toutes les voûtions, l’homme ne peut lui résister ni «arrêter» sur un
objet différent le mouvement de sa volonté : « cela est contradictoire »39.

36 Voir M II, 383-388 ; 437-443. Cf. M II, 386 : « si c ’était un être intelligent et souve­
rainement parfait, qui voulût se mêler de conduire et de gouverner les choses natu­
relles et humaines, il ne les laisserait pas aller ainsi au hasard [...] Puis donc qu’il
ne paraît aucune sagesse, ni aucune justice, ni même aucune intelligence dans ces
sortes d’événements, et qu’ils ne se font tous que par hasard [...].»
37 M III, 235.
38 A/III, 235; 278, 281.
39 D ict., «Pauliciens», F 39.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 391

Meslier: «comment [la volonté] se déterminerait-elle et se modifierait-


elle elle-même, puisque c’est Dieu qui donne le vouloir et le faire ? Cela
se contredit manifestement.»40 La seule liberté que l’on puisse conce­
voir est donc la liberté entendue comme spontanéité, c’est-à-dire
comme absence de contrainte. Selon Meslier, «nous sommes libres dès
que nous faisons ce que nous voulons sans contrainte ; nous ne sommes
point autrement libres [...]; notre volonté jouit de la liberté lorsqu’elle
choisit ce qui nous plaît, et qu’elle fait sans contrainte ce qu’elle
veut»41. L’athée baylien, de même, «réduit notre liberté à la simple et
illusoire spontanéité, ou non coaction, qui accompagne ce que nous
nommons actions libres»42. Cette thèse est d’ailleurs identique à celle
que Bayle lui-même soutient en première personne dans tous ses
ouvrages, en insistant, tout comme Meslier, sur le fait que l’illusion de
la liberté dépend du sentiment agréable que suscitent parfois nos
actions: «quelquefois les actes de notre volonté nous plaisent infini­
ment [...], ils nous mènent selon la pente de nos plus fortes inclinations.
Nous ne [sentons] point de contrainte: vous savez la maxime, volunîas
non p o test co g i ,»43

3. - M ÉCA N ISM E

Le matérialisme des stratoniciens bayliens repose sur une concep­


tion mécaniste des lois naturelles, où la «vertu motrice» de la matière
constitue le principe fondamental de tous les phénomènes naturels, sans
aucune référence à des conceptions de type animiste ou hylozoïste.
Selon le Straton de Bayle, la «machine du monde» est inanimée, ce qui
constitue un point d’opposition par rapport à la doctrine de Platon:
« l’un ôtait le corps à Dieu, l’autre lui ôtait l’âme.»44 On pourrait de nou­
veau comparer cette attitude avec celle du Theophrastus redivivus.
Dans ce dernier texte, la matière est conçue comme essentiellement
vivante, dans toutes ses parties, par l’influence de l’âme du monde qui
est répandue partout («itaque continuo sunt animata ea omnia quae in
mundo sunt, animamque sumunt ab anima mundi quae universis corpo-
ribus, prout haec sunt disposita atque formata, particulares animas dis-

40 MIII, 265.
41 MIII, 263 et 350.
42 A Dubos, 13 décembre 1696 {O D IV, 725 sq.). Bayle attribue cette position à Spi­
noza.
43 O D III, 786 a.
44 OD III, 3396. D ict., «Spinoza», A.
392 GIANLUCA MORI

tribuit»)45. Au contraire, la nature de Straton est selon Bayle entière­


ment inconsciente, et les phénomènes naturels sont le résultat des mou­
vements des particules de matière: «les corps agissent incessamment
les uns sur les autres autant qu’ils peuvent; ils ne suivent que la loi du
plus fort: point de quartier, parmi eux, point de pitié, point de trêve,
point de paix proprement dite.»46 Dans le Dictionnaire, Bayle s’était
servi de la même métaphore («la loi du plus fort»), pour décrire «les
principes de mécanique » des « nouveaux philosophes », en mentionnant
expressément Descartes et Newton47.
La position de Meslier correspond, en substance, à celle de Bayle. Il
s’oppose en effet à toute forme d’animation, ou de divinisation de la
matière. La théorie de l’âme du monde n ’est rappelée par lui que comme
un souvenir lointain des doctrines des Anciens (qu’il défend pourtant
des critiques de Fénelon)48. En tout cas, les phénomènes naturels n’im­
pliquent pas, à son avis, l’existence d’une cause douée d’autocons-
cience: « c ’est la force et la puissance industrieuse de la nature qui fait
tout sans les connaître et sans avoir même dessein de les faire». La
nature agit «m achinalement» et «aveuglément», selon «les lois natu­
relles du mouvement des parties insensibles de la matière qui se modi­
fient, s’unissent et s’allient en infinies sortes et manières dans tous les
différents sujets qu’elles composent»49. Meslier ne manque pas de
reprendre la même métaphore de Bayle (leur source commune est Male­
branche) : « il faut que le plus fort emporte le plus faible et qu’il se fasse
une communication de mouvement entre les corps, puisqu’ils sont
im pénétrables...»50 Ainsi, la matière et le mouvement suffisent pour
produire le monde tel que nous le voyons: «les seules lois du mouve­
ment font tout ce que [Fénelon] attribue à un dessein suivi.. ,»51 Fidèle à

45 Theophrastus redivivus, éd. cit., t. II, p. 573.


46 O D III, 339b.
47 Voir D ic t. , « Ovide », G.
48 Voir Meslier M III, 313 : «Ceux qui ont cru autrefois que le monde était un grand
animal croyaient sans doute aussi qu’il était capable de pensée et de sentiment:
quelle assurance peut-on avoir du contraire?». Ce passage doit être compris dans
son contexte polémique: Meslier entend surtout contraster l’assurance spiritualiste
de Fénelon, qui avait soutenu que la matière ne peut pas penser, car «ce qui se
connaît soi-même et qui pense est d'une perfection supérieure»; Meslier ne peut
souscrire à cette affirmation ; en tout cas, il précise aussitôt, suivant sa doctrine habi­
tuelle, que « ce n’est pas la matière qui pense [...], mais c’est l’homme, ou l’animal
composé de matière, qui pense» - ce qui confirme sans aucune ambiguïté son aver­
sion à l’égard de l’animisme universel.
49 M III, 243.
50 M III, 278-280.
51 M II, 442 ;M III, 286.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 393

cette option mécaniste, Meslier nie pourtant constamment que le mou­


vement soit essentiel à la matière: il en constitue, au contraire, une
«propriété séparable», car on peut penser sans contradiction à une
matière immobile52. Il peut ainsi garder - malgré quelques difficultés
inévitables sur la question de la dureté des corps et sur celle du mouve­
ment intrinsèque de la «matière subtile» - la majeure partie de la phy­
sique cartésienne des tourbillons53.
M eslier demeure toujours méfiant à l’égard de toute conception vita-
liste: s’il avait vécu encore quelques décennies, il n’aurait nullement
adhéré à l’hylozoïsme d’un Maupertuis. Il n’aurait pas été tenté non
plus par la « pierre qui pense » du Rêve de d ’Alembert. N ’avoue-t-il pas,
avec Fénelon, que l’on aurait raison de «se moquer» de ceux qui sou­
tiennent « que des pierres, que des tables, et des plantes [...] auraient de
la connaissance ou du sentiment»?54 Bayle, de même, voit dans l’ani­
misme la conséquence nécessaire, mais aussi la pierre d ’achoppement,
de l’atomisme d’Épicure55. En ce sens, chez Bayle et chez Meslier, l’au-
tomotricité de la matière est surtout le résultat d’une démonstration par
l’absurde: elle découle de l’impossibilité de la thèse opposée. Si la
matière n ’avait pas d’elle-même le mouvement, en effet, on ne pourrait
aucunement expliquer d’où elle pourrait le recevoir: non pas d ’un Dieu
immatériel, en tout cas, car il faudrait alors expliquer comment ce Dieu
pourrait pousser les corps. Sur ce point, Meslier et Bayle exploitent tous
les deux un argument typique des occasionalistes (comment l’âme peut-
elle agir sur le corps?) qu’ils conjuguent avec l’axiome bien connu de
Lucrèce - tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res - , pour
nier la possibilité d’une influence directe d’un Dieu immatériel sur les
corps56.
L’ordre de la nature ne représente pas davantage un argument sus­
ceptible de remettre en question le déterminisme mécaniste de Meslier
et de Bayle. Ils peuvent en effet reprendre la fable cosmologique du
Monde et des Principes de Descartes - mais aussi de la Recherche de la
vérité de Malebranche - , dont ils tirent tout ce qu’il leur faut pour éta­
blir l’origine purement mécanique de l’ordre naturel. Bayle: les carté­
siens eux-mêmes «doivent soutenir que le mouvement, la situation et la

52 Mesli&r prend ainsi - sans le savoir - le contre-pied de Toland, qui avait affirmé le
caractère essentiel du mouvement pour la matière dans ses Lelters to Serena ( 1704).
33 Sur ces difficultés, voir notre article cité ci-dessus, p. 137-138.
34 MIII, 98.
33 Voir les passages cités ci-dessus, note 12.
36 Lucrèce, D e rerum natura, I, 305. Voir Bayle, D ict ., «Épicure», S (sub II); Meslier,
M il, 233, 245.
394 GIANLUCA MORI

figure des parties de la matière suffisent à la production de tous les


effets naturels, sans excepter même l’arrangement général qui a mis la
terre, l’air, l’eau et les astres où nous les voyons»; il s’ensuit de là que
la matière peut bien «se donner la forme du monde sans l’assistance de
D ieu»57. Meslier, après avoir cité un long extrait de Malebranche,
remarque à son tour que, selon les cartésiens, « la formation de tout cet
univers et [...] la production de tous les ouvrages de la nature, et même
leur ordre, leur arrangement, leur situation [...] a pu se faire [...] par les
seules forces de la nature, c ’est-à-dire par la seule force mouvante des
parties mêmes de la matière diversement configurées, diversement
combinées». Il s’ensuit, alors, que « l’ordre [...], l’arrangement si admi­
rable que l’on voudra de tous les ouvrages de la nature ne démontrent,
et ne prouvent nullement l’existence d’une intelligence souverainement
parfaite»58.
Certes, Bayle a bien vu les difficultés d ’une explication intégrale­
ment mécaniste des phénomènes naturels, dont la plus grave est celle
qui concerne l’origine de la vie et de la pensée consciente: de là sans
doute l’attitude prudente de son stratonicien, qui semble parfois
admettre dans la matière quelques «facultés» aveugles et mécaniques,
mais distinctes de la vertu motrice pure et simple, sans pourtant spéci­
fier leur nature59. On pourrait voir dans cette prudence le signe de la
crise de la biologie réductionniste de Descartes, que Bayle ne manque
pas de souligner en plusieurs occasions. En même temps, pourtant, il
défend à tout prix le mécanisme contre les philosophes modernes eux-
mêmes, qui, «passés les quarante ans», sont tentés de réintroduire dans
leur physique les formes substantielles des scolastiques (que ce soit
sous la forme des intelligences angéliques de Malebranche, des formes
plastiques de Cudworth ou des monades de Leibniz...). C ’est que, selon
Bayle, le mécanisme n’a pas d’alternatives viables : si l’on n’arrive pas
à expliquer clairement l’origine de la vie et de la pensée, il ne nous reste
qu’à nous jeter dans cet «abîme de la nature» où le stratonicien doit
s’abriter nécessairement, sans pourtant postuler l’existence d ’entités
occultes, intermédiaires entre Dieu et la matière, qui soient capables de
faire ceci ou cela sous la direction du Créateur60.

37 D ict., «O vide», G. Soulignons pourtant que cette théorie évolutionniste n’est pas
rappelée lors de l’exposition du système stratonicien, qui se fonde plutôt, comme on
l’a vu, sur une option différente, de type fixiste.
58 M 11,472.
59 Voir par exemple O D III, 340a: « si on lui [au Stratonicien] laisse passer la supposi­
tion d’une matière existante nécessairement avec la vertu motrice et telles autres
fa c u lté s.»
60 O D III, 883b.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 395

Quant à Meslier, il rejette également la possibilité que la matière soit


réglée par une pluralité de «moteurs» susceptibles de lui donner une
certaine organisation: il fait sien, à cet égard, précisément le principe
quod nescis, qui avait été longuement utilisé par Bayle contre les formes
plastiques de Cudworth («les premiers moteurs de la matière [...] ne
sauraient former tant de si excellents et si admirables ouvrages, s’ils
n ’en connaissaient parfaitement la nature...»)61. Au bout du compte,
selon Meslier, seul un occasionalisme intégral serait cohérent avec les
principes de la théologie ; mais une telle doctrine, comme on l’a vu, loin
de résoudre toutes les contradictions, s’expose à son avis à des objec­
tions sans issue62. On retrouve donc, chez Bayle et chez Meslier, le
même mouvement de pensée: s’il n’y a pas un tertium entre l’occasio-
nalisme et l’athéisme, la réfutation du premier ouvre la voie à la défaite
de toute théologie.

4. - RATIONALISME

La question où l’accord entre le stratonicien de Bayle et Meslier se


manifeste de la manière la plus saisissante - et la plus inattendue - est
celle des «vérités étemelles», c ’est-à-dire des axiomes universels de la
logique, de la mathématique et de la morale63. Question rouverte par
Descartes, on le sait, par ses prises de position audacieuses de 1630, et
devenue dans les décennies suivantes un des thèmes dominants des
polémiques entre cartésiens et anti-cartésiens en Hollande et en France.
Selon Descartes, seule la thèse de la création arbitraire par Dieu des
vérités étemelles est compatible avec la toute-puissance et la liberté
divines. En effet, si l’on supposait l’existence d’un ordre étemel de véri­
tés indépendant de la volonté divine, Dieu y serait soumis et ne pourrait

61 M II, 257. Cf. Bayle, O D III, 887 : « il faut dire aussi que les natures plastiques doi­
vent pour le moins savoir ce que c ’est qu’un nerf [...] et comment travailler à la for­
mation de chaque organe...»
62 M il, 268 : « nos déicoles ne s’arrêtent plus maintenant à cette opinion de la pluralité
de ces premiers moteurs [...]; ils ne reconnaissent ordinairement tous qu’un seul
premier moteur auquel ils attribuent une très parfaite et entière connaissance de
toutes choses, avec une souveraine toute-puissance pour faire tout ce qu’il lui plaît,
et par conséquent pour mouvoir la matière et faire d’elle tout ce qu’il veut...»
M Sur ce point, voir aussi l’article de P. Rétat cité ci-dessus (note 3). Cependant, selon
Rétat, le stratonicien de Bayle serait à la fin vaincu par les objections de ses adver­
saires, et notamment des cartésiens: au contraire, il nous semble que le stratonicien
sortit gagnant du combat, grâce à la même «rétorsion» rationaliste que l’on retrou­
vera chez M eslier...
396 GIANLUCA MORI

plus être dit tout-puissant et libre. Bayle et Meslier adoptent la position


inverse, en affirmant - avec Malebranche - que les vérités et les
essences des choses sont indépendantes de la volonté de tout être, y
compris de celle de Dieu. De ce principe, ils concluent - contre Male­
branche - que les vérités et les essences étemelles pourraient subsister
même si Dieu n’existait pas.
On touche ici au fondement même de la position stratonicienne, qui
permet à Bayle de réfuter les deux objections principales des théolo­
giens chrétiens contre l’athéisme: celle fondée sur l’impossibilité de
l’existence nécessaire d’une matière étemelle et incréée et celle fondée
sur l’ordre de la nature et sur l’existence de lois universelles et néces­
saires. Les deux questions roulent autour du concept de «cause pre­
m ière». Bayle soutient que celle-ci constitue un «non plus ultra», c ’est-
à-dire une donnée brute qui demeure, par définition, inexplicable. On ne
peut pas dire pourquoi Dieu possède certaines qualités et pourquoi -
comme l’avouent tous les théologiens - il est sujet à certaines limita­
tions : en particulier, celle de ne pas pouvoir changer les essences des
choses et les vérités éternelles. En effet, on peut donner raison des pro­
priétés d ’un être seulement lorsque cet être à été créé par une cause
intelligente et douée d ’une puissance suffisant à lui donner l’existence.
Mais comment concevoir la cause de Dieu ? En tout cas, même si ce
concept était pensable, il faudrait encore demander quelle pourrait être
la cause de cette cause, et ainsi à l’infini. Il faut donc s’arrêter à une
cause première qui ne dépend que d’elle-même et qui possède certaines
caractères «par sa nature». Or, selon Bayle, un athée pourrait exploiter
ce raisonnement pour établir que la matière peut être elle-même la
«cause première» de l’univers, et que ses imperfections ne rendent pas
nécessaire de postuler sa création par Dieu. Un stratonicien moderne
n’aura qu’à affirmer que la matière, «par sa nature», possède certaines
propriétés, dont la capacité de suivre certaines lois, tout en étant dépour­
vue d ’autres (l’intelligence, par exemple), et que même dans un univers
matériel les « vérités étemelles » demeureraient les mêmes, étant telles
par leur nature et non pas par le décret d’un être intelligent64.
Au dire de Bayle, cet argument de l’athée stratonicien n’admet pas
de réponse, à moins de supposer, avec Descartes, que Dieu n’est sujet à
aucune limitation et qu’il peut faire un cercle carré ou une montagne
sans vallée... En même temps, pourtant, Bayle établit que cette doctrine
cartésienne est absurde et qu’elle détruit toute forme de savoir humain :
en effet, si Dieu était le créateur arbitraire des vérités, il pourrait aussi
les changer; par conséquent, il n’y aurait plus de logique et de morale

64 Voir surtout O D III, 333-348.


JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 397

universelles et nécessaires65. En conclusion, Bayle soutient que les théo­


logiens chrétiens sont confrontés à un dilemme sans issue: soit ils
reconnaissent que les vérités, les essences des choses et les lois de la
nature sont éternelles et indépendantes de Dieu, mais alors ils doivent
reconnaître qu’elles peuvent subsister même dans un univers matériel,
en ouvrant ainsi un chemin à l’athéisme; soit ils avouent que Dieu en est
le créateur libre et arbitraire, mais alors ils ruinent les fondements de la
connaissance humaine, et donc de leur théologie elle-m êm e...
Cette stratégie argumentative réapparaît, jusque dans les détails,
chez Meslier. Elle constitue le noyau dur de son opposition à la théolo­
gie chrétienne. On la retrouve dès les premières pages de la VIIe partie
du M ém oire, c ’est-à-dire au tout début de la partie la plus strictement
philosophique de l’ouvrage (les six premières parties sont consacrées à
une critique de la religion chrétienne, dont Voltaire tirera la substance
de son Extrait). Meslier s’appuie, tout comme Bayle, sur le caractère
foncièrement inexplicable de la «cause première» (quelle qu’elle soit).
En effet, dit-il, si les qualités de celle-ci ne dépendent d ’aucune autre
cause, « il est aussi facile de dire que les perfections que nous voyons
dans le monde sont d’elles-mêmes ce qu’elles sont, que de dire que les
perfections d’un Dieu seraient d ’elles-mêmes, et par elles-mêmes, ce
qu’elles sont»66. Cette thèse se fonde, comme celle du stratonicien de
Bayle, sur l’affirmation du caractère étemel et immuable des essences
des choses, y compris, donc, de la cause première elle-même: «le pre­
mier être», dit Meslier, «ne pourrait dépendre dans sa possibilité d’au­
cune autre cause», car les choses «qui sont possibles ou impossibles ne
tirent pas leur possibilité ou impossibilité de la puissance arbitraire
d’aucune cause étrangère [...], mais elles tirent seulement d ’elles-
mêmes, et comme du fond de leur nature, leur possibilité ou leur impos­
sibilité »67. De cette manière, Meslier peut établir une forme de rationa­
lisme athée: vu que les choses matérielles et sensibles «sont possibles
ou impossibles indépendamment de son existence [de Dieu], elles peu­
vent exister indépendamment de l’existence de Dieu»68.
Pour soutenir sa position rationaliste, qui exclut toute influence
d’une volonté, humaine ou divine, finie ou infinie, sur les vérités éter­
nelles et sur les essences des choses, Meslier applique le même argu­

65 Voir O D III, 615b.


66 M il, 171.
67 M il, 193.
68 M il, 189 sq., 196. A cet égard, Bayle n’avait pas manqué de mentionner Grotius et
quelques scolastiques qui avaient osé affirmer que, même si Dieu n’existait pas, les
vérités étemelles seraient les mêmes (O D III, 409a).
398 GIANLUCA MORI

ment, fondé sur l’impossibilité d ’un regrès in infinitum des causes, que
Bayle utilise dans la Continuation des pensées diverses : «si on
demande qui a fait [les lois du mouvement] et qui les a rendues si invio­
lables, je demanderai aussi qui aurait fait celui qui les aurait faites, et qui
l’aurait rendu si puissant. On dira infailliblement que celui qui les a
faites n ’a pas été fait par aucun, mais qu’il est de lui-même tout ce qu’il
est. Et moi, pareillement, je dirai que la nature est d’elle même ce
qu’elle est et qu’elle n’a pas été faite par aucun, et que les lois du mou­
vement de ses parties sont d ’elles-mêmes et par elles mêmes ce qu’elles
sont, et par ainsi nous serons à deux de jeu à cet égard» (notons que l’on
retrouve chez Bayle cette même expression)69.
M eslier ne manque pas de relever également, enfin, que la soumis­
sion de Dieu aux vérités étemelles et aux lois de l’ordre constitue une
limitation à l’égard de sa puissance: Dieu en serait l’«esclave», car «il
serait lui-même dans la nécessité d ’être ce qu’il serait», il ne pourrait
pas « s’exempter» des lois de la nécessité.. ,70 En même temps, il rejette
formellement - sans nommer Descartes - la théorie cartésienne de la
création divine des vérités étemelles, et cela dans un chapitre expressé­
ment consacré à démontrer que « les premières et fondamentales vérités
sont éternelles et ne dépendent d ’aucune autre cause»71. Ses objections
à l’arbitrarisme sont les mêmes que Bayle avait avancées (en s’inspirant
à son tour de Malebranche, mais aussi des adversaires scolastiques et
sceptiques du cartésianisme). Meslier soutient, en effet, que si Dieu était
la cause libre des vérités, ces dernières seraient sujettes au changement:
si Dieu « s ’avisait maintenant de vouloir qu’un triangle n’ait point
d ’angles, il le pourrait donc le faire aussi?»72. Ainsi, il peut proposer
(implicitement) le même dilemme énoncé par Bayle: soit l’on admet
que Dieu est soumis à la nécessité de suivre ses perfections, et alors il
faudra admettre la possibilité d ’une matière nécessaire et étemelle sou­
mise à un certain ordre immuable et naturel ; soit l’on suppose que Dieu
est l’auteur arbitraire des vérités et des essences des choses, mais cela
détrairait l’immutabilité et l’invariabilité de celles-ci.
La question de la « cause première » est strictement liée, chez Mes­
lier tout comme chez Bayle, à celle de la possibilité des lois de la nature.

69 M III, 279; cf. Bayle, O D III, 347b: si les bornes des attributs divins viennent «de
la nature des choses [...], nous voilà à deux de jeu».
70 MIII, 347 et 350.
71 M il, 201.
72 M il, 194. Cf. aussi MIII, 256: «si [les choses] dépendaient de la puissance et de la
volonté d’aucun autre être, elles seraient changeantes elles-mêmes, et par consé­
quent les idées que nous en aurions seraient changeantes aussi, ou elles seraient
fausses.»
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 399

Car ni l’un ni l’autre n’entendent sous-évaluer la portée de l’argument


téléologique. Ils reconnaissent, au contraire, qu’il s’agit de l’argument
le plus fort des théologiens73. Mais ils y opposent, encore une fois,
l’existence - avouée par les théologiens eux-mêmes - de lois étemelles
qui ne dépendent de l’arbitre ou de la volonté d’aucun législateur, en
niant donc le passage de l’ordre du monde à la nécessité d’un créateur
intelligent: «la nature ayant d’elle-même son être et son existence», dit
Meslier, «elle a aussi d’elle-même tout ce qu’elle a, et par conséquent
elle a d’elle-même toutes ses lois et toutes ses perfections, et il est
inutile de demander qui les lui aurait données »74. La question des lois de
la nature est ainsi réduite précisément à celle des vérités étemelles : « si
[les règles étemelles de la logique] sont d ’elles-mêmes, pourquoi les
lois de la nature ne pourraient-elles pas être aussi d’elles-mêmes aussi
bien que les règles ?»75 II en va de même des lois morales, car Meslier
observe également que la sagesse est étemelle, et qu’«elle ne reconnaît
point d ’auteur» etc. (M III, 238-239). On retrouve chez Bayle le même
réductionisme épistémologique, qui efface toute distinction de statut
entre les lois de la logique, de la mathématique, de la morale et de la
physique: elles sont toutes «étemelles et immuables», donc indépen­
dantes de Dieu, donc, comme l’affirment le « stratonicien » de la Conti­
nuation des pensées diverses et le «philosophe chinois» de la Réponse
aux questions d ’un provincial, compatibles avec l’athéisme et suscep­
tibles de fonder l’universalité et la nécessité de la logique et de la morale
humaines76.
Chez Meslier et dans le système «stratonicien» construit par Bayle,
la supposition d’un ordre étemel de la matière occupe exactement l’es­
pace conceptuel du logos de la tradition platonicienne, que M ale­
branche avait placé dans l’entendement de Dieu. Cet ordre est imma­
nent à la matière, il s’étend des premiers principes de la logique
jusqu’aux axiomes moraux et aux lois naturelles. C ’est là qu’il faut
trouver également, selon Meslier, le fondement de la connaissance
humaine des premiers principes des choses : celle-ci « vient des lumières
naturelles de l’esprit, et si on demande d ’où viennent ces lumières

73 Voir M II, 394,436 et Bayle, O D III, 340 sq.


74 MIII, 238.
75 MIII, 254.
76 OD III, 339, 340, 400. Notons que ce réductionnisme s’oppose tant à la position de
Descartes, qui soutenait le pouvoir arbitraire de Dieu sur les vérités étemelles mais
la nécessité, indépendante de la volonté divine, de la loi d’inertie, qu’à celle de
Fénelon, qui adoptait la position inverse (arbitrarisme en physique, nécessitarisme
en logique et en morale...).
400 GIANLUCA MORI

mêmes naturelles de l’esprit, je dirai qu’elles viennent de la nature


même, qui est le premier principe de toutes choses»77.

5. - PESSIMISME ET THÉODICÉE

Comme il est bien connu, c ’est surtout après les articles de Bayle sur
le manichéisme que l’objection contre l’existence de Dieu tirée de la
présence du mal dans le monde devient - pour citer Voltaire - « le grand
refuge de l’athée»78. Il est vrai que, lorsqu’il aborde le problème du mal
dans le Dictionnaire, Bayle ne se pose pas du point de vue d’un tenant
de l’athéisme, mais de celui d ’un manichéen, c ’est-à-dire d’un hérétique
chrétien qui admet la vérité de la Révélation. A l’inverse, le problème
du mal n’est pris en compte qu’en passant lors des discussions autour de
l’athéisme stratonicien79. Cependant, la stratégie de Bayle était suffi­
samment claire aux yeux de ses contemporains, qui ont bien compris
que le manichéisme n’était chez lui qu’un prétexte pour combattre la
théologie chrétienne du point de vu des athées80. Bayle lui-même,
d ’ailleurs, avait renoncé dans ses derniers ouvrages à toute forme d ’at­
ténuation rhétorique, en abandonnant les manichéens à leur destinée:
«un spinoziste ne montrerait-il pas un système qui ne serait ni celui des
manichéens ni celui d ’aucune autre secte chrétienne? Voilà quelle est la
figure sous laquelle l’on se doit représenter ceux que M. Bayle suppose
pouvoir faire des difficultés contre l’origine et les suites du péché...»81
Dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, parus posthumes en
1707, Bayle était allé encore plus loin, en proposant à ses lecteurs un
syllogisme hypothétique où la non-existence de Dieu découlait directe­
ment de l’incompatibilité entre les maux de ce monde et les attributs
moraux dont la divinité doit être impérativement douée. Cette consé­
quence, à son avis, est la même que des athées devraient tirer s’ils
jugeaient de l’état du monde par les lois étemelles de la morale et de la
logique: (1) «Si le Dieu des chrétiens est faux, il n’y a point de Dieu»;

77 MIII, 258.
78 L’expression est de Voltaire, éd. Moland, t. XXII, p. 196 et p. 406.
79 Voir O D III, 343a: «il n’y a point d’objections plus épouvantables que celles qu’un
stratonicien emprunterait du mal moral et du mal physique qui règne parmi les
hommes.»
80 Voir R Poiret, D issertatio nova, publiée en tête de la Ille éd. des C ogitationes ratio-
nales, Amsterdam 1715, p. 18: «Baelius dum saepius et ardenter, uti facit, pro
manicheismo pugnat, révéra pugnat pro atheismo, qui etiam scopus eius unus non
potest non videri is esse.»
81 O D III, 790b.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 401

(2) « Or, le Dieu des chrétiens est faux, si sa conduite n’est pas conforme
aux notions communes de la bonté, de la sainteté et de la justice»; (3)
«Donc, si la conduite du Dieu des Chrétiens n’est pas conforme à ces
notions-là, il n’y a point de Dieu.»82 Certes, Bayle s’empresse d ’ajouter
qu’à son avis il ne faut pas juger de Dieu par les «notions communes de
la bonté, de la sainteté, de la justice », ce qui le porte à nier la « mineure »
(2) du syllogisme. De là le fidéisme aveugle et irrationnel qu’il présente
comme la seule issue possible vis-à-vis des objections des athées et des
libertins contre la théologie rationnelle chrétienne. Il n’en reste pas
moins qu’à son avis la conséquence est bonne de l’utilisation théolo­
gique des axiomes moraux à la négation de l’existence de Dieu.
Encore une fois, Meslier n’eut pas besoin de lire le Dictionnaire his­
torique et critique ni les autres ouvrages de Bayle pour comprendre la
force que les arguments dont celui-ci s’était servi pouvaient avoir dans
le cadre de son athéisme. Cette même conséquence que Bayle étale dans
le passage cité ci-dessus, en effet, Meslier ne manquera pas de la tirer,
avec moins de détours, pour son compte; « s ’il y avait un tel être [infi­
niment bon et infiniment sage], il aimerait parfaitement la paix, la jus­
tice, la vertu et le bon ordre partout» et donc il empêcherait «partout
qu’il y ait aucun mal, aucun vice, aucune injustice, aucun désordre».
Cependant, «il est évident que le monde est presque tout rempli de
maux et de misères». Il s’ensuit, bien évidemment, «qu’il n’y a point
d ’être qui soit infiniment bon et infiniment sage, donc il n’y a point
d ’être qui soit infiniment parfait, et par conséquent point de ce qu’ils
[les théologiens chrétiens] appellent Dieu»83.
Comme il est bien connu, Bayle ne craignait pas d’adopter des
exemples anthropomorphiques pour montrer l’impossibilité des expli­
cations théologiques en matière de théodicée. La vulgarité de ces
exemples - souvent blâmée par ses adversaires - est seulement appa­
rente: il ne s’agit pas, en effet, de ravaler Dieu au niveau de l’homme;
il s’agit plutôt de montrer que si l’on juge Dieu par les «notions com­
munes » de la morale humaine, on a le droit d’utiliser des exemples tirés
de la vie quotidienne des hommes: le Dieu de la théologie peut être
donc comparé « à un père de famille qui laisserait casser les jambes à ses
enfants, afin de faire paraître à toute une ville l’adresse qu’il a de
rejoindre les os cassés»84, ou à un chirurgien qui, pouvant penser une
blessure «en-deux manières également bonnes, mais l’une douloureuse,
l’autre agréable», choisit la première, en agissant par là-même comme

82 O D IV, 24 sq.
83 M II, 303.
84 D ic t ., « Pauliciens », E.
402 GIANLUCA MORI

un «monstre de cruauté, un tigre, un cannibale qu’il faudrait faire expi­


rer incessamment sur une roue »85. On ne manque pas de retrouver chez
Meslier les mêmes exemples, qui étaient d’ailleurs assez répandus dans
les discussions théologiques de l’époque: le Dieu chrétien est comme
un «père de famille qui pouvant sans peine, sans difficulté et sans s’in­
commoder bien régler et bien gouverner toute sa famille [...] voudrait
néanmoins tout abandonner à la conduite du hasard, et laisser venir ses
enfants beaux, ou laids et difformes, sages ou fous, et les laisser faire
indifféremment le bien ou le m al...». Ou encore, à propos de la gloire
de Dieu: «que diriez-vous d’un médecin qui voudrait faire venir des
maladies contagieuses parmi les hommes, sous prétexte de vouloir
montrer sa science et son adresse à les guérir?»86
Notons également que Bayle et Meslier assaisonnent leur critique de
la théodicée chrétienne d ’un pessimisme anthropologique profond et
incontournable. Certes, le pessimisme de Bayle se nourrit souvent d’ex­
pressions théologiques: la «corruption» de l’âme, le «péché originel»,
la «m aladie naturelle» de l’esprit humain, ce qui a permis de lui faire
une place dans la tradition augustinienne. Sans entrer ici dans cette
question, il suffit de noter que Bayle attribue à ses athées cette même
position pessimiste. Voilà, en effet, la réplique qu’un athée pourrait
avancer - au dire de Bayle - contre le système origéniste, et pseudo­
optimiste, de Le Clerc : « aucun homme n’a jamais été exempt de péché
ni de misère, les gens de bien ont été toujours en fort petit nombre, et
tout bien compté ils ont commis plus de mauvaises actions que de
bonnes ; la corruption des coeurs est énorme, les misères des honnêtes
gens et des malhonnêtes gens sont innombrables, ils sont tous sujets à
mille incommodités, à la douleur, au chagrin ; la peste, la famine les
affligent de temps en temps, et la guerre presque toujours.. .»87 L’athée
Meslier n’aura pas davantage besoin d’être augustinien pour voir la
méchanceté des hommes et l’étendue de leurs souffrances: «le monde
est presque tout rempli de maux et de misères, les hommes y sont tous
pleins de vices, tous pleins d ’erreurs et de méchanceté, leurs gouverne­
ments sont pleins d’injustice et de tyrannie, on voit presque partout un
débordement de vices et méchancetés, la discorde et la division régnent
presque partout ; les justes et les innocents opprimés gémissent presque
partout, les pauvres sont presque partout dans la disette et dans les souf­
frances sans appui, sans support et sans consolation...»88 Quant à la

85 D ic t., « Origène», E.
86 MII 311 ; cf. aussi M II, 3 1 4,493-4 et 522.
87 O D IV, 25a.
88 M il, 304-305.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 403

doctrine du péché originel, elle ne saurait aucunement résoudre les dif­


ficultés, ni selon Bayle ni selon Meslier, car il est évident que sous un
être infiniment parfait et infiniment bon le péché n’aurait jamais pu se
fourrer dans l’âme de l’hom m e... Bayle: «m ais qui est-ce qui l’y a
m is?»89 Et Meslier: «comment la malice elle-même aurait-elle pu s’in­
troduire ou se glisser parmi les hommes contre les desseins et contre les
volontés d ’un Dieu tout-puissant?»90
Cela étant, seule la doctrine des athées est à même d’expliquer la
situation de l’homme (et de tous les êtres sensibles). Dans le cadre d ’une
pensée athée et déterministe, en effet, le bien et le mal ne sont que la
conséquence nécessaire des lois aveugles et nécessaires de la nature, ce
qui coupe à la racine la question de la théodicée. Après avoir décrit les
principes mécanistes de la physique stratonicienne, Bayle observe que,
dans ce contexte, un certain « arrangement des corps » peut bien paraître
«moins beau et plus incommode à l’homme», mais il n ’est pas pour
cela «ni moins beau ni moins commode eu égard à tout l’univers»91.
M eslier avance la même explication mécaniste: les parties de la matière
ne peuvent pas « se mouvoir en infinies sortes et manières sans se ren­
contrer, sans s’entremêler les unes dans les autres, sans se joindre [...]
et par conséquent sans faire et sans produire tous ces différents effets ou
ouvrages, beaux ou laids, grands ou petits, admirables ou méprisables,
que nous voyons dans la nature»; or, la «désunion, ou dissolution des
parties unies dans un ouvrage, ou dans un composé» entraîne naturelle­
ment tous ces phénomènes que les hommes craignent: «les maladies,
les infirmités, la vieillesse, et enfin la mort, dans les corps qui sont
vivants», sans pourtant altérer l’ordre de la nature92.
La question du mal a une étendue considérable dans le Mémoire du
curé d’Étrépigny. Avec Meslier, le potentiel explosif de question de la
théodicée se révèle en toute sa force: il faudra attendre le baron d’Hol­
bach pour que cette question soit abordée avec autant de vigueur polé­
mique. Meslier et d’Holbach, de ce point de vue, sont assurément les
héritiers directs du pessimisme anti-théologique de Bayle93.

89 D ict., « Pauliciens », E.
90 M il, 310.
91 Bayle, O D III, 339.
n M II, 444-445.
93 Voir P. Rétat, Le D ictionnaire de B a yle..., p. 426: «il fallait la logique impertur­
bable d’un athée pour que la critique philosophique du D ictionnaire dégageât enfin
toute sa puissance explosive, et qu’une sorte de fidélité à Bayle fût poussée jusqu’à
ses extrêmes limites.»
404 GIANLUCA MORI

6. - ATHÉISME ET MÉTAPHYSIQUE

La plupart des analogies que nous avons remarquées entre la posi­


tion de Meslier et celle que Bayle attribue à son stratonicien - et, plus en
général, aux tenants d’une philosophie athée et matérialiste - renvoient
sans doute à des sources communes, pour l’essentiel à Malebranche, à
Lucrèce (que Meslier lit à travers Montaigne) et à la tradition scolas-
tique. On y ajoutera, pour Bayle, les objections de Hobbes et de Gas­
sendi aux M éditations de Descartes, que Meslier ne semble pas avoir
connues, mais dont il a pu peut-être avoir connaissance grâce à des
sources intermédiaires. Notre analyse, répétons-le, ne démontre aucu­
nement que Meslier a emprunté à Bayle ses doctrines athées. Au
demeurant, le manque d ’un nombre suffisant de correspondances tex­
tuelles précises et univoques, joint à l’honnêteté dont Meslier fait
preuve constamment dans ses écrits, où il cite de la manière la plus scru­
puleuse toutes ses sources, orthodoxes et hétérodoxes, empêche de
croire qu’il ait connu les ouvrages de Bayle, mais qu’il ne les ait pas
cités pour une raison ou pour une autre.
L’absence d’un lien historique effectif ne fait que mettre encore plus
en relief l’affinité intellectuelle précise et constante que l’on remarque
entre les deux auteurs : ils ont tiré les mêmes conclusions de la crise de
la théologie rationnelle qui se déployait sous leurs yeux. Ils ont bâti une
forme d ’athéisme, purement virtuel chez Bayle (si l’on en croit ses
conclusions fidéistes), tout à fait réel chez Meslier, qui décalque la
structure des systèmes théologiques, et surtout de l’occasionalisme,
dont est pourtant retranchée toute référence à un Dieu personnel et intel­
ligent. L’ordre malebranchiste, qui avait son siège dans l’entendement
divin, se réplique dans la matière, en perdant par là-même toute sa
superstructure théologique. Il ne s’agit donc pas d’abandonner la méta­
physique cartésiano-malebranchiste pour adopter la physique méca­
niste, comme dans le modèle interprétatif bien connu proposé par Aram
Vartanian dans son D iderot and D escartes. La position du stratonicien
de Bayle et de Meslier se fonde, au contraire, sur une métaphysique, et
précisément sur la métaphysique malebranchiste des vérités étemelles
et des lois universelles de la nature, renversée en sens athée.
L’athéisme «cartésien», en revanche, demeure foncièrement imper­
méable à l’empirisme, et cela malgré la citation, par Meslier, du principe
«nihil in intellectu qu odpriu s non fu erit in sen su ...» (que Bayle, à son
tour, ne manque pas de mentionner dans son Cours)94. Un athéisme de

94 Voir Meslier M III, 59; cf. Bayle, OD IV, 481-482, où l’on trouve une interprétation
occasionaliste de ce principe scolastique.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS 405

souche empiriste sera plutôt celui qui puisera, au XVIIIe siècle, dans la
tradition anglaise (Hobbes, Locke), comme dans les cas de Fréret et de
Du Marsais. Cependant, en dépit de l’absence d ’une véritable théorie
empiriste de la connaissance, l’option rationaliste et déterministe de
M eslier et du stratonicien de Bayle ne donne pas lieu à une pensée de
type spinoziste, c ’est-à-dire à un monisme métaphysique niant la plura­
lité des substances. Certes, l’attrait du spinozisme est évident : il est dif­
ficile de ne pas diviniser la nature, de ne pas l’ériger en hypostase, lors­
qu’on suppose qu’elle est un «être nécessaire, étemel et indépendant»,
et qu’elle est la «cause première» de tout ce qui se passe dans le
monde95. Cela confirme, d’ailleurs, un lieu commun des apologistes, qui
soutenaient que sur l’existence d’une «cause première» il n’y aurait pas
de désaccord entre les athées et les théologiens chrétiens96. Cependant,
Meslier est très ferme sur la question de l’unité de la substance, qu’il
refuse de la manière la plus nette. Il peut même faire siennes - sans le
savoir, encore une fois ! - quelques objections de Bayle contre le spino­
zisme, dont il trouve un abrégé chez Toumemine: «deux hommes sont
des substances de même nature, ils sont véritablement dans la nature,
donc il peut y avoir dans la nature deux ou plusieurs substances de
même attribut...»97
Comme d’autres auteurs clandestins de cette époque, Meslier n’af­
fiche pas d’ailleurs une confiance absolue dans les axiomes matéria­
listes. Il n’a pas la prétention de tout expliquer, de tout sortir de l’obscu­
rité: la certitude des doctrines qu’il propose est sur plusieurs points
relative et foncièrement instable. L’athéisme de Meslier est aussi une
philosophie de l’ignorance, ce qui entraîne également une renonciation
explicite aux grandes questions posées par le cartésianisme. Il en va
ainsi, par exemple, à propos de deux questions spéculaires : celle de l’ori­
gine du mouvement dans la matière et celle de l’origine de la pensée dans
l’esprit de l’homme («je ne puis concevoir l’origine et le principe effi­
cient de ce mouvement, je l’avoue...»; « la moindre de mes pensées et de
mes connaissances m ’étonne et me surprend, je l’avoue...»)98. Cette

95 Meslier, M II 175, 207. Voir aussi M III, 235: «la nature est partout, [...] elle agit
partout et [...] c ’est toujours elle-même qui fait tout.» Cf. Bayle, O D III, 214 et
400b: «on peut réduire l’athéisme à ce dogme général, que la nature est la cause de
toutes choses, qu’elle existe éternellement et d’elle-même, et qu’elle agit selon toute
l’étendue de ses forces.»
96 Voir R. Cudworth, True Intellectual System , liv. I, ch. 4, § 4. Mais cf. la position
beaucoup prudente de Fréret, qui en appelle aux limites de la connaissance humaine
{Lettre de Thrasybule à L eucippe, éd. Sergio Landucci, Firenze 1986, p. 352 sq.).
97 M III, 347. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», N.
98 WII. 181.400.406:111.41.73.
406 GIAN LUCA MORI

perspective est dominante surtout au début de la Septième Preuve du


M ém oire : il s’agit de voir, dit Meslier, «si la difficulté proposée est
effectivement égale de p a rt et d ’autre»', or, « il y a beaucoup plus de rai­
son d’attribuer l’existence nécessaire [...] à un être véritable que l’on
voit...»99. En revanche, une sorte d’assurance positive s’affirme au fur
et à mesure que Meslier avance dans ses analyses, jusqu’à une ébauche
de métaphysique matérialiste, fondée sur une sorte de preuve ontolo­
gique de l’existence de la matière, qui reprend d’ailleurs un argument
typique de l’école cartésienne (de Régis, cette fois)100. Le stratonicien
de la Continuation des pensées diverses et de la Réponse aux questions
d ’un provin cial est beaucoup plus prudent. Il ne croit pas que sa doc­
trine soit fondée sur des bases entièrement démonstratives ; il la consi­
dère comme l’hypothèse la plus acceptable en l’état actuel de nos
connaissances, la moins exposée aux objections. Il se borne donc à sup­
poser la prééminence de son système sur les explications théologiques,
en se distinguant par là-même et du dogmatisme spinoziste et de
l’agnosticisme sceptique.

Malgré ces accents différents, qui ne sont pas négligeables, mais qui
tiennent moins à la structure argumentative des systèmes de pensées
respectifs qu’à leur statut épistémologique, l’analogie substantielle sub­
sistant entre l’athéisme imaginé par Bayle et l’athéisme théorisé par
Meslier demeure intacte. Elle nous semble suggérer au moins deux
conclusions: en ce qui concerne Bayle, que son stratonisme n ’est pas
réductible à une fiction polémique, mais constitue une option philoso­
phique à part entière et prête à l’usage à l’époque où elle fut conçue; en
ce qui concerne Meslier, que sa démarche n’est pas celle d’un autodi­
dacte isolé et solitaire, mais s’insère à bon droit dans la tradition du
rationalisme malebranchiste, dont elle constitue un développement
audacieux, mais pertinent. Ainsi, si Bayle a pu brosser le portrait-robot
d ’un athée philosophe vivant au début du XVIIIe siècle, Meslier a donné
un corps, mais aussi un système de pensée suffisamment articulé et ori­
ginal, à cette élaboration conceptuelle. La différence la plus notable
entre les positions de Bayle et de Meslier réside, bien évidemment, dans
le choix final du fidéisme, qui projette l’un dans un autre monde - celui
d ’une foi absolument irrationnelle et instinctive, où nous devrons
«abandonner toutes nos manières ordinaires de juger des choses»101 - ,

99 M II, 175 : «en reconnaissant la matière seule pour première cause [...] on éviterait
[...] bien des difficultés».
100 Voir notre article «L’ateismo ‘malebranchiano’ di M eslier...», cit., p. 151-158.
10' O D 111, 811a.
JEAN MESLIER, STRATONICIEN RED IVIVUS 407

alors que l’autre demeure fermement attaché aux résultats de son


enquête rationnelle. Il n ’en demeure pas moins que, dans une dispute
imaginaire se déroulant dans ce monde - c ’est-à-dire devant le tribunal
de la raison humaine - , l’auteur du Dictionnaire n’aurait pas trouvé
grand-chose à redire (mise à part la question de l’existence nécessaire
de la matière et d’autres questions de moindre importance) dans les
conclusions générales du curé d ’Étrépigny.

Gianluca M ori
LJniversità dei Piemonte Orientale «Amedeo Avogadro»
Vercelli, Italie
MATÉRIALISME ET MORTALISME

Il est assez connu que le scientifique et théologien Joseph Priestley


développe vers la fin du XVIIIe siècle un système matérialiste (c’est le
mot qu’il utilise lui-même) fondé sur une conception de la matière ins­
pirée de Newton, système qu’il prétend réconcilier avec les vraies doc­
trines chrétiennes, corrompues, selon lui, par l’Église catholique à tra­
vers l’histoire. Si les grandes lignes du matérialisme de Priestley sont
assez connues1, ce qui n’a pas été assez souligné est la façon dont ce
matérialisme prolonge et développe une tradition de pensée vivace en
Grande-Bretagne. L’affirmation de la mortalité de l’âme et le rejet de la
doctrine religieuse de la vie future réapparaissent à différents moments
depuis la Réforme, et une violente polémique concernant l’immortalité
et l’immatérialité de l’âme a lieu notamment dans les premières années
du XVIIIe siècle. Malgré l’écho important qu’a eu ce débat à l ’époque
(il est également rapporté dans certain journaux francophones), il est
presqu’oublié aujourd’hui. Mais je crois qu’il est intéressant pour l’his­
toire du matérialisme, à divers titres.
Tout d ’abord, pour bien situer les choses, rappelons brièvement les
grandes lignes du matérialisme de Joseph Priestley. Connu déjà dans le
monde intellectuel pour ses expériences scientifiques, il aborde pour la
première fois la question des rapports entre le corps et l’esprit en 1775
dans l’introduction de sa réédition du livre de David Hartley, O bserva­
tions on Man, his Frame, his Duty and his Expectations (publié à l’ori­
gine en 1749). Dans son édition du livre de Hartley, il retranche non seu­
lement la deuxième partie, théologique, mais également tout le début
qui concerne les détails du fonctionnement du cerveau et des nerfs (qu’il
déclare être de nature à décourager le lecteur), pour ne laisser que l’ana­
lyse de l’association des idées. A la place de ce qu’il supprime au début,
Priestley fournit des «essais introductoires », et c ’est dans le premier de
ces essais, concernant la doctrine des vibrations, que Priestley aborde la
question de savoir s’il existe une principe immatérielle qui serait res­
ponsable de la pensée, ou si la matière elle-même peut penser2. Hartley

1 Voir notamment John Yolton, Thinking Matter. M aterialism in Eighteenth Century


Britain, B.Blackwell, 1982, p. 107-126.
2 H a rtle y ’s Theory o f the Human Mind, on the P rinciple o f the A ssociation o f Ideas,
with E ssays relating to the Subject o fit, Londres, 1775, p. xviii.
410 A N N THOM SON

lui-même commence son livre avec l’affirmation très claire selon


laquelle l’homme est composé deux parties, le corps et l’esprit3. Priest­
ley, au contraire, se réfère à l’hypothèse de Locke concernant la possi­
bilité pour Dieu d ’ajouter à la matière la capacité de penser (p. xix), et il
indique, de façon assez prudente, qu’il aurait tendance à croire qu’il
n’existe pas de différence essentielle entre la matière et l’esprit. Pour
lui, la pensée pourrait être le résultat d’une organisation particulière du
cerveau. Il ne faut donc pas nécessairement avoir recours à un principe
immatériel :
I rather think that the whole man is of some uniform composition, and
that the property of perception, as well as the other powers that are ter-
med mental, is the resuit (whether necessary or not) of such an organi-
cal structure as that of the brain4.

A la suite de vives critiques suscitées par cette déclaration, Priestley


est amené à approfondir son matérialisme, et c’est dans ses Disquisi-
tions Relating to M atter and Spirit publiées en 1777 qu’il développe une
nouvelle définition de la matière, en refusant la conception courante qui
la considère comme une substance solide et impénétrable, douée uni­
quement d ’une vis inertiae. Dès l’introduction de l’ouvrage il déclare
que ni la matière ni l’esprit ne correspond aux définitions généralement
acceptées. Il définit la matière comme une substance qui possède la pro­
priété de l’extension et les pouvoirs d’attraction ou de répulsion, et il
affirme que la capacité de sentir et celle de penser ne sont pas incompa­
tibles avec la matière ainsi conçue. Il déclare en plus que la notion de
deux substances ne possédant aucune propriété en commun, mais qui
sont cependant capables d’avoir une connexion intime et une action
mutuelle, est une doctrine absurde et moderne, qui n’existe ni dans les
écrits bibliques ni en antiquité. Il prétend donc rétablir le vrai système
de la Révélation. En effet, pour Priestley la compatibilité de son sys­
tème avec l’enseignement biblique est fondamental.
Il commence son ouvrage en montrant que les plus petites parties de
la matière, ou les atomes, ont un pouvoir d’attraction, sans lequel la
matière ne peut pas exister, car sans ce pouvoir les atomes, divisibles, ne
resteraient pas entiers (p. 5-7). Il nie la qualité d’impénétrabilité attri­

3 David Hartley, O bservations on Man, his Frame, his Duty and his E xpectations,
4e éd., 1801,1.1, p. i.
4 H a rtle y ’s Theory o f the Human M ind, p. xx: «J’ai plutôt tendance à croire que
l’homme entier est d’une composition uniforme et que la propriété de la perception,
comme les autres pouvoirs qu’on dénomme mentaux, est le résultat (nécessaire ou
non), d’une organisation telle que le cerveau.»
M ATÉRIALISME ET MORTALISME 411

buée à la matière : pour lui, au contraire, la résistance de la matière est le


résultat de son pouvoir de répulsion. Ici il se réfère aux expériences sur
l’électricité et sur la lumière. La matière est pénétrable par tout corps
dont la vélocité lui permettra de vaincre la force d ’attraction ou de
répulsion. Il fait appel aux théories de Boscovich, et à la définition que
donne ce dernier de la matière comme étant composée de points phy­
siques uniquement (p. 19). Ainsi il enlève, dit-il Yodium attaché à la
matière à cause de sa solidité, son inertie et comme il dit sa «sluggish-
ness» supposées (p. 17). Ceci l’amène à l’affirmation que rien alors ne
s’oppose à l’hypothèse que la matière peut penser. L’argument vaut la
peine d’être cité en entier:
Since the only reason why the principle of thought or sensation, has
been imagined to be incompatible with matter, goes upon the supposi­
tion of impenetrability being the essential property of it, and conse-
quently that solid extent is the foundation of all the properties that it can
possibly sustain, the whole argument for an immaterial thinking prin­
ciple in man, on this new supposition, falls to the ground ; matter, desti-
tute of what has hitherto been called solidity, being no more incompa­
tible with sensation and thought, than that substance which, without
knowing anything further about it, we have been used to call immate­
rial5.

Ainsi l’affirmation de la pénétrabilité de la matière est pour Priestley


essentielle. Ayant démontré la compatibilité entre la matière et la sensa­
tion, il veut convaincre que la matière possède effectivement la sensa­
tion, la perception et la pensée, en faisant appel à l’expérience: il fait
remarquer que ces facultés se trouvent toujours en conjonction avec une
certaine organisation de la matière. Ainsi la faculté de la pensée est le
produit du cerveau et correspond à un certain état du cerveau. Mais
Priestley ne développe pas dans le détail le mécanisme de la production
de la pensée. Il s’en tient surtout aux exemples connus qui indiquent que
les fonctions de l’esprit dépendent de l’état du cerveau: blessures à la
tête, maladies etc. (p. 27-8). Il semble croire que ce ne sont pas les plus

5 D isqu isitions, p. 18: «Puisque la seule raison pour laquelle on a imaginé que le
principe de penser ou de sentir fût incompatible avec la matière est fondée sur la
supposition que l’impénétrabilité soit sa propriété essentielle, et par conséquent que
l ’étendue solide soit le fondement de toutes les propriétés qu’elle peut supporter,
tout l’argument en faveur d’une principe de pensée immatérielle dans l ’homme
tombe par terre avec cette nouvelle supposition. La matière, privée de ce qui fut
appelé solidité, n’est pas plus incompatible avec la sensation et la pensée que cette
substance que nous avions l’habitude d ’appeler immatérielle, sans en savoir davan­
tage.»
412 A N N THOM SON

petites particules de la matière qui possèdent la faculté de pensée mais


plutôt une certaine organisation, car il écrit :
Unless we had a clearer idea than it appears to me that any person can
pretend to have, of the nature of perception, it must be impossible to say
a priori whether a single particle, or a system of matter be the proper
seat of it. But judging from appearances, which alone ought to déter­
mine the judgement of philosophers, an organized system which
requires a considérable mass of matter is requisite for the purpose6.
(p. 89)

Il est évident que pour Priestley, son matérialisme est fondé sur une
nouvelle définition de la matière et sur une démonstration que la matière
possède d’autres propriétés que l’étendue et la solidité, et le pouvoir de
recevoir le mouvement d’ailleurs. La définition de la matière adoptée
par Priestley est dérivée directement, comme il le dit lui-même, de la
Theoria philosophiae naturalis de Boscovich, publiée pour la première
fois en 1758, et qui exerça une assez grande influence en Angleterre.
Pour Boscovich, tous les phénomènes viennent de l’arrangement dans
l’espace, et du mouvement, de points qui réagissent mutuellement les
uns sur les autres en paires7. C’est cette théorie - qui se distingue radi­
calement de l’atomisme précédent, y compris celui de Newton - qui
attire le chimiste anglais, car il permet en quelque sorte de dissoudre la
matière. Il n ’existe que des points avec de l’espace vide entre’eux:
comme ces points sont identiques, à la différence des atomes newto-
niens et que la masse n’est qu’un arrangement d’un certain nombre de
points, tout ce qui l’intéresse est la propriété de cette matière.
A la fin de ses Disquisitions, Priestley ajoute quelques explications
concernant sa conception de la matière qu’il intègre dans le texte de la
deuxième édition de l’ouvrage, publiée en 1782. Il admet que nous
n ’avons pas de connaissances concernant la structure interne de la
matière, et il s’en tient au refus de l’impénétrabilité, et aux propriétés
d’attraction et de répulsion qui font que la matière est ce qu’elle est:
sans ces propriétés, dit il, la matière ne serait rien8. L’important pour
Priestley est donc de rejeter la conception de la matière comme inerte et

6 D isqu isitions, p. 89 : « Sans une idée plus claire que celle à laquelle, à mon avis, tout
homme peut prétendre, de la nature de la perception, il doit être impossible à dire a
priori si une seule particule ou un système de la matière, est son siège. Mais à juger
de l’apparence, qui seule devra déterminer le jugement des philosophes, une orga­
nisation, qui demande une masse considérable de matière, y est nécessaire».
7 Lancelot Law Whyte «B oscovich’s Atomism» in R oger Joseph Boscovich,
S.J..F.R.S., 1711-1787, éd L.L.Whyte, Londres, 1961, p. 102.
8 D isqu isitions, 2e édition, 1782, p. 35.
M ATÉRIALISME ET MORTALISME 413

impénétrable et de refuser toute doctrine dualiste, y compris celle de


Newton. La matière est définie par ses propriétés et par les forces d’at­
traction et de répulsion, qui selon lui permettent d’expliquer tous les
phénomènes de la nature, y compris la pensée et la sensibilité (p. 39).
Son ami Price objectera que selon sa doctrine, la matière n’est donc
rien, et la réponse de Priestley sera de répéter sa définition de la matière
en termes de ses pouvoirs d’attraction et de répulsion, car c’est tout ce
que nous connaissons par l’expérience9. C ’est cette conception des pou­
voirs possédés par la matière qui lui permet de démontrer l’essentiel,
car, ayant peur peut-être que la théorie de la matière empruntée de Bos­
covich n’effraie ses lecteurs, il insiste que le but de son livre est, au delà
de la conception de la matière:
to prove the uniform composition of man or that what we call mind, or
the power of perception and thought is not a substance distinct from the
body, but the resuit of corporeal organisation10.

En effet, ce qui compte pour Priestley ce sont les avantages pour la


religion révélée que présente ce qu’il appelle lui-même ce « système de
matérialisme» et qu’il décrit ainsi :
Man, according to this system, is no more than what we now see of him.
His being commences at the time of his conception, or perhaps at an ear-
lier period. The corporeal and mental faculties, inhering in the same
substance, grow, ripen and decay together and whenever the system is
dissolved, it shall continue in a State of dissolution, till it shall please
that Almighty Being who called it into existence to restore it to life
again11.

Ce système enlève les difficultés créées par la doctrine de l’existence


d’une âme immatérielle et immortelle, et surtout par la difficulté de
comprendre sa nature et son lien avec le corps (41 ff). Pour Priestley le
rejet de l’âme immortelle et la doctrine de l’extinction entière de

9 A Free D iscussion o f the D octrines o f M aterialism a n d P hilosophical N ecessity in a


correspon den ce between D r P rice an d D r P riestle y..., Londres, 1778, p. 16-22, 45.
10 D isquisitions, p. 355 : «de prouver la composition uniforme de l’homme, ou que ce
que nous appelions l’esprit ou le pouvoir de la perception et de la pensée, n’est pas
une substance distincte du corps, mais le résultat de l’organisation corporelle.»
11 D isquisitions, p. 49: « l’homme, selon ce système, n’est rien d’autre que ce que nous
voyons maintenant. Son être commence au moment de sa conception, ou peut-être
avant. Les facultés corporelles et mentales, qui appartiennent à la même substance,
développent, mûrissent et déclinent ensemble, et quand le système sera dissout, il
continuera dans cet état, jusqu’à ce qu’il plaise à l’être tout-puissant qui l’a créé de
lui rendre la vie.»
414 A N N T H O M SO N

l’homme à sa mort - qu’il distingue de l’anéantissement (p. 164) - sont


en accord avec la résurrection finale de l’homme entier par Dieu au jour
du jugement dernier, enseignée par les textes sacrés. Les doctrines ‘ridi­
cules’ du purgatoire etc. sont au contraire des inventions humaines. Et,
contrairement à ce qu’affirment ses critiques, sa théorie n’entraîne pas la
matérialité de Dieu. Car, selon lui, l’essence de Dieu est radicalement dif­
férente et donc incompréhensible aux hommes. Il retient de Dieu l’idée
d ’une première cause intelligente dont nous ne savons rien sauf ses effets
et sa bonté divine. D ’ailleurs, une grande partie de l’ouvrage de Priestley
concerne les différentes opinions de Dieu et de l’âme, et l’évidence
biblique en faveur de son opinion. Il consacrera par la suite, dans les
nombreux écrits où il défend son système contre les critiques, beaucoup
de pages à Dieu, qui est la source des pouvoirs que possède la matière et
donc la vie même : il affirme que sans lui nous ne sommes rien et nous ne
pouvons rien faire12. En fait, cela ne change rien à son système matéria­
liste, qui n’a pas besoin de Dieu : l’existence de Dieu est une affirmation
dictée, selon Leslie Stephens, par les préjugés plutôt que par la raison13.
Mais pour Priestley lui-même, Dieu est essentiel à son système, qu’il
considère comme une antidote à l’athéisme14. Ce souci de réconcilier la
raison avec la révélation et de réfuter la doctrine de l’immortalité de
l’âme, source d’incroyance, le rapproche des mortalistes qui l’ont précédé.
Il est évident que le matérialisme de Joseph Priestley présente un
certain nombre de traits originax, notamment en ce qui concerne la
matière, car sa théorie lui permet de répondre aux critiques qui affir­
ment que la matière ne peut pas posséder les capacités de sensation et de
pensée. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que ce matérialisme, et
son souci de nier l’immortalité de l’âme et toute vie après la mort jus­
qu’au jugem ent dernier, se situent dans le prolongement de cette tradi­
tion ‘mortaliste’, bien ancrée dans la vie intellectuelle britannique. Elle
a ses origines dans les débuts de la réforme, mais elle prend de l’impor­
tance surtout dans le période trouble de la révolution du XVIIe siècle et
de l’effervescence intellectuelle qui l’entoure. Les défenseurs les plus
célèbres de cette doctrine (qui en fait prend différentes formes et dont
les partisans sont divisés en diverses tendances) sont R. Overton, J. Mil-
ton, et T. Hobbes15. Mais, comme je l’ai déjà indiqué, le tournant du

12 Voir par exemple : A Free D iscussion, p. 253-4.


13 Leslie Stephen, H istory o f English Thought in the 18th Century (1876), 2e éd.,
Londres, 1881,1.1, p. 66.
14 Voir ses M em oirs, Londres, 1806,1.1, p. 75.
15 Voir à ce sujet notamment Norman T.Bums, Christian M ortalism from Tyndale to
M ilton, Harvard U.P 1972.
M ATÉRIALISME ET MORTALISME 415

XVIIIe siècle voit un grand débat autour de l’immortalité de l’âme et de


la vie future, débat qui est suscité en grande partie par ceux qui sont
dans cette tradition. Cette polémique fut très importante et elle est
encore dans les esprits au moment où Priestley écrit ses ouvrages maté­
rialistes.
Un ouvrage intitulé: An H istorical View o f the Controversy concer­
ning an intermediate State and the separate existence o f the soul bet­
ween death and the général résurrection et écrit par un certain F.Black-
bume est publié en 1765, avec une deuxième édition augmentée en
1772. Selon l’auteur, les Écritures enseignent la résurrection des morts,
corps et âme, promise par le Christ, au moment du Jugement dernier. La
doctrine de l’immortalité de l’âme, qui promet une vie future immédiate
pour l’âme séparée du corps, est en contradiction avec cet enseignement
et en outre elle encourage l’immoralité et la corruption des mœurs, car
les hommes croient pouvoir échapper aux punitions grâce aux dispen­
sations et aux cérémonies prônées par l’Église catholique. Ainsi cette
doctrine encourage l’incroyance:
if it be denied and cannot be proved, that man will inherit eternal life,
otherwise than in conséquence of his rising from the dead, as that is
insured by the promises of the gospel, and the previous résurrection of
Jésus, the faith and hope of that species of infidelity called Deism are at
an end. But while Christian writers are persuaded that they ought to
maintain the natural, indefeasible immortality of the soul and its
conscious existence in a separate State, as if this doctrine were some
way connected with the principles of the Christian religion, they leave
the Deists in possession of a stronghold, from whence it seems impo-
sible to dislodge them16.

Blackbume fait l’historique des théories concernant l’immortalité de


l’âme depuis les origines de l’Église, avec une large place accordée aux

16 F. Blackbum, An H istorical View o f the C ontroversy concerning an intermediate


State a n d the separate existence o f the soul betw een death a n d the général résurrec­
tion, deduced from the beginning o f the P rotestant Reformation to the p resen t times,
with some thoughts in a prefatory discourse, on the use and importance o f theologi-
cal controversy. 2nd ed, corrected and greatly enlarged. London, Goldsmith, 1772,
p. lxi: «Si l ’on nie et ne peut pas prouver, que l’homme héritera de la vie étemelle,
autrement qu’en conséquence de sa résurrection de la mort, comme promise dans les
Écritures et par la résurrection antérieure du Christ, la foi et l’espérance de cette sorte
d’infidélité, nommée le déisme, sont terminées. Mais tant que les écrivains chrétiens
sont convaincus qu’ils devraient maintenir l’immortalité naturelle et irrévocable de
l’âme, et son existence consciente dans un état séparé, comme si cette doctrine était
reliée en quelque sorte aux principes de la religion chrétienne, ils laissent aux déistes
la possession d’une place-forte, d’où il semble impossible de les chasser.»
416 AN N TH OM SON

polémiques du tournant du siècle. L’ouvrage est cité par Priestley, qui


retrace lui aussi l’histoire de la corruption des doctrines de l’Église pri­
mitive (même s’il ne parle pas directement des ouvrages du début du
siècle, ouvrages qu’il devait pourtant connaître). Ici nous apercevons
l’enjeu du débat autour de la question d’une vie future: ceux qui nient
l'im m ortalité de l’âme soutiennent que la doctrine fut inventée par
l’hiérarchie catholique pour asseoir son autorité sur les fidèles, et pour
pouvoir les exploiter plus efficacement. Ces questions furent bien sûr à
l’origine du schisme protestant, et restent vivace surtout dans la tradi­
tion des ‘dissenters’. Elles prennent une importance particulière dans le
débat anglais autour de la question de l’âme à la fin du XVIIe et dans les
premières années du XVIIIe siècle. Cette polémique présente un certain
nombre de traits qui méritent qu’on s’y attarde, car les arguments pour
la matérialité de l’âme humaine présentés par les ‘mortalistes’ devraient
intéresser ceux qui s’occupent du matérialisme. Dans ce qui suit, je vais
présenter les ouvrages des deux champions les plus importants de la
matérialité de l’âme et ensuite poser la question de l’influence possible
qu’ils aient pu exercer sur le courant matérialiste en France.
La polémique de la fin du XVIIe siècle fut relancée par un certain
Henry Layton (1622-1705) qui entreprit de répondre au célèbre prêche
de Bentley prononcé le 4 avril 1692 dans le cadre des conférences Boyle
contre les incroyants, et notamment contre la philosophie épicurienne,
et intitulé : M atter and Motion cannot think or A Confutation ofA theism
from the Faculties o f the Soul'1. Layton explique qu’il est venu à ses
opinions après avoir médité la question de l’âme pendant l’été de 1690
à la suite de sa lecture du livre du médecin Willis, D e anima brutorum.
Selon lui, il trouve dans ce livre ses propres opinions nettement mieux
exprimées qu’il ne pouvait le faire lui-même. Ensuite, toujours selon
lui, l’ouvrage de Richard Baxter intitulé Richard B axter’s Dying
Thoughts l’incite à rédiger son ouvrage sur la question de l’âme qui est
terminé à la fin de 169118. Il s’agit apparemment de l’ouvrage intitulé A
Search A fter Soûls and Spiritual Opérations in Man qu’il publie plus
tard sans indication de lieu ni de date. Après une échange de lettres avec
‘un voisin’ sur ces questions pendant l’été 1693 (lettres qu’il publie
dans la deuxième partie de la Search After Soûls), il lit le sermon de
Bentley et il rédige également l’ouvrage en réponse à ses arguments,
ouvrage qui ne trouve pas d ’éditeur. Il le publie à ses propres frais sous
le titre de: Observations upon a Sermon intitled, ‘A Confutation o f
Atheism from the Faculties o f the Soul, Alias, M atter and Motion can-

17 Sermon reproduit dans Bentley, Works, éd. A.Dyce, vol. 111, 1838, p. 35-50.
18 Second P a rt o f a Treatise in titled a Search after Soûls p. 25
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E 417

not think’: preached April 4.1692. By way o f Réfutation. Dans cet


ouvrage il répond dans le détail aux arguments de Bentley contre les
épicuriens, pour tenter de prouver que l’homme peut accomplir toutes
ses fonctions sans avoir besoin d’une âme immatérielle et immortelle.
L’essentiel de sa position peut être résumé dans la phrase suivante:
for I d o b eliev e, that there is not any particular thing in m an’s c o m p o si­
tion that thinks, argues etc, but that it is the man h im self, viz. the w h ole
com p osition o f soul and body by a d ivin e and admirable contexture Uni­
ted, w hich thinks, argues, and doth all other things, w hich G od hath
given him a pow er and propensity to d o 19.

Layton se réfère beaucoup - comme le font tous ceux qui discutent


de l’immortalité de l’â m e -a u débat concernant les animaux, qui posent
un problème aux défenseurs de l’immatérialité de l’âme. Car l’on doit
expliquer les facultés des animaux qui semblent se rapprocher de celles
des hommes:
Upon averment that all these faculties in the brutes were acted by a
material spirit, and a demand why the same might not be effected
amongst men : the maintainers of immateriality seem much put to it for
an answer to this objection, and they are divided upon it20. (p. 5)

Les deux explications possibles qu’il cite sont, bien sûr, ou l’auto­
matisme cartésien défendu en Angleterre notamment par Sir Kenelm
Digby, ou l’affirmation que les animaux possèdent eux aussi une âme
immatérielle. Layton déclare que la matière peut acquérir le mouvement
tout seule et aussi que Dieu peut tout faire de la matière. Il explique le
fonctionnement de l’intelligence humaine et animale par l’action des
esprits, qui constituent le principe actif de l’homme:
the active principle o f life, m otion, sen se and understanding in m an and
beast ; stim ulating and acting every part and organ o f the body to the
perform ance o f those duties for w hich by the great creator they w ere
intended and made. T hose spirits therefore act the ey e to see, the ear to

19 O bservations, p. 2: «car je crois qu’il n’y existe pas une chose particulière dans la
com position de l ’homme qui pense, discute etc., mais que c ’est l ’homme lui-m êm e,
c ’est à dire toute la com position de l ’âme et du corps, unis par une texture divine et
admirable, qui pense, discute et qui fait toutes les autres choses que Dieu lui a donné
le pouvoir et l ’inclination de faire.»
20 O bservations, p. 5: « A l ’affirmation que toutes ces facultés dans les bêtes sont le
fait d ’un esprit matériel, et à la demande de savoir pourquoi la même chose ne pour­
rait pas se faire chez les hom m es, les défenseurs de l ’immatérialité ont des difficul­
tés à répondre et ils sont divisés à ce sujet.»
418 A N N TH O M SO N

hear, the tongue to speak, the liver to m ake blood, the heart to purifie
and refine it, the understanding or brain to apprehend, ju d ge and
rem em ber ; It cannot m ake on e organ perform the function o f another
organ, but acts every organ according to its proper use and natural capa-
city. A nd therefore it is not the soul or the body that act, inable or govern
the m an, but the man, by the activity o f his soul, and the aptitude o f his
b od ily organs, doth all those things w hich w e daily see are done
am ongst us, not by soul or body singly, but by the virtues and contexture
o f both together21.

Layton appuie ses arguments sur des exemples concernant le fonc­


tionnement du cerveau et la dépendence de l’intelligence sur l’état du
corps, et il cite souvent l’ouvrage de Willis De anima brutorum. Mais
ses arguments pour la matérialité de l’âme se situent dans le cadre d ’une
doctrine chrétienne, car il insiste sur le rôle du créateur et tire argument
de son omnipotence: «he who made matter out of nothing, can make
any thing out of any matter, and many other things than men can ima­
gine» (p. 18). Layton développe ses théories également, comme nous
l’avons vu, dans A Search After Soûls and Spiritual Opérations in Man
qui est publié également sans nom d ’éditeur ni date. Ce livre est pré­
senté comme une réfutation de la deuxième édition de Richard B axter’s
Dying Thoughts, publié pour la première fois en 1683. Encore une fois,
Layton entreprend de réfuter les arguments en faveur de l’existence
d ’une substance immatérielle dans l’homme qui serait responsable des
capacités intellectuelles. Il souligne l’ignorance de l’homme concernant
le fonctionnement du cerveau et de l’intelligence mais il affirme que
cette ignorance ne justifie pas l’invention d ’une force «étrangère» et
immatérielle pour les expliquer: encore une fois nous ne pouvons pas
limiter le pouvoir de Dieu, qui non seulement peut décréter que tout cela
fonctionne par des esprits matériels mais qui en outre l’a sans doute fait
(p. 10-11). Ses arguments sont fondés essentiellement sur l’évidence de
la dépendance des capacités intellectuelles du corps, sur les opinions

21 O bservations, p. 9 : « le principe actif de la vie, du mouvement, de la sensibilité et de


l ’intelligence dans l’hom me et la bête, qui stimule et anime toutes les parties et tous
les organes du corps à accomplir ces devoirs pour lesquels ils furent fabriquées par le
grand créateur, ces esprits animent donc l ’œil à voir, l ’oreille à entendre, la langue à
parler, le foie à fabriquer le sang, le cœur à le purifier et raffiner, l’intelligence ou le
cerveau à comprendre, à juger et à se souvenir. Il ne peut pas faire en sorte qu’un
organe rem plisse la fonction d’un autre, mais il anime chaque organe selon sa capa­
cité propre et naturel. Donc ce n’est pas l ’âme ou le corps qui anime, active ou gou­
verne l ’homme, mais l ’hom me, par l ’activité de son âme et la capacité de ses organes
corporels, fait tout ce que nous voyons faire quotidiennement chez nous, non pas par
l ’âme ou le corps seul, mais par les vertus et la texture des deux ensem ble.»
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L IS M E 419

des Anciens et également sur des textes bibliques, qui sont cités lon­
guement. Dans tous ces débats, d ’ailleurs, le protagonistes se répondent
à coups de citations contradictoires de l’Écriture. Il est également inté­
ressant de constater que Layton affirme qu’un auteur comme Willis, par
exemple, était de toute évidence convaincu de la matérialité de l’âme de
l’homme comme de celle des animaux, mais qu’il n’osait pas l’affirmer
ouvertement22.
Layton continue sa polémique avec les défenseurs de l’immortalité
de l’âme pendant les premières années du XVIIIe siècle, notamment à la
suite de l’émoi suscité par les ouvrages d ’un autre défenseur de la mor­
talité de l’âme, plus connu à l’époque que Layton : le médecin William
Coward. Le livre de Coward intitulé: Second Thoughts concerning
Human soul est publié en 1702. Brûlé l’année suivante sur l’ordre du
Parlement, il donne lieu à de nombreuses réponses et réfutations23, à
laquelle Layton répond, en répétant ses arguments contre l’immortalité
de l’âme24. Ainsi la polémique continue jusque vers 1706, après la mort
de Layton et le départ de Londres de Coward lui-même. La réprobation
que soulève les écrits de Coward se voit aussi dans le fait que la Convo­
cation de l’Église d’Angleterre essaie de condamner ensemble Coward
et Toland en 170425.
Les œuvres de Coward les plus importants sont les Second Thoughts
concerning Human soul, livre publié sous le nom de «Estibius Psycha-
lethes», et The Grand Essay, or a Vindication o f Reason and Religion,
against Impostures o f Philosophy, 1704, écrit en réponse au livre de
John Broughton initulé Psychologia qui critique le premier livre de
Coward26. Ces ouvrages ont, comme je l’ai indiqué, eu plus d ’échos que

22 S e co n d P art o f a Treatise in titled a Search a fte r Soûls, p. 22.


23 Pour des détails, voir: P.Mengal, « Une hérésie mortaliste : l ’affaire W illiam Coward
(1656-1725)», dans O rthodoxie e t hérésie, éd. C. d ’Haussy, Université de Paris-Val
de Marne, 1993, p. 96-101.
24 Un certain nombre de ces réponses sont publiées par Layton dans un volum e, avec
l ’indication du nom de l ’auteur et intitulé A rg u m e n ts a n d R eplies in a D ispute
concerning the N a tu re o f the H um ane soul, viz whether the same be immaterial,
separately subsisting, and intelligent; or be material, unintelligent and extingui-
shable at the death o f the person, London, printed in the year 1703.
23 Voir M .C.Jacobs, The N ew tonians a n d the E nglish R évolution, C om ell U.P., 1976,
p. 216-7. E lle cite les «O bservations made by the Président and his Suffragen
Bishops in the C onvocation o f Canterbury upon a paper delivered... by the prolo-
cutors o f the low er hou se» 1704 (Patrick m ss, Q ueen’s college, Cambridge)
26 Seco n d Thoughts concerning H um an soul, demonstrating the notion o f human
soul as believed to be a spiritual immortal substance, united to human body, to be a
plain heathenish invention, and not consonant to the principles o f philosophy,
reason or religion, but the ground only o f many absurd, and superstitious opinions,
420 A N N TH O M SO N

les pamphlets de Layton, et des comptes-rendus des livres de Coward et


des réponses paraissent dans les Nouvelles de la République des Lettres.
Aujourd’hui par contre il est presque aussi oublié que l’autre27. Le but
essentiel du médecin dans ces ouvrages est bien sûr de nier l’existence
d ’une substance spirituelle et immortelle et de démontrer que l’âme
n’est que la vie que Dieu a infusée dans la matière28, doctrine qui, selon
lui, s’accorde avec les enseignements de la bible. Ainsi les Second
Thoughts sont précédées d’une dédicace au clergé anglais, dans laquelle
Coward affirme que sa doctrine est en accord avec leur enseignement, à
la différence des théories «ridicules» des philosophes concernant
l’âme. Pour lui:
it is dem onstrated to be a m eer figm ent and idle and vain philosophy, to
frame an idea o f a spiritual substance in m an29.

La doctrine qui affirme l’existence d ’une substance spirituelle dans


l’homme fut selon lui, comme ses prédécesseurs, inventée par l’église
catholique. Dans cet ouvrage, après avoir développé des réflexions
générales concernant le fondement de la croyance et après avoir critiqué
la notion de l ’âme humaine comme une substance spirituelle unie au
corps, Coward présente ce qui est selon lui la vérité: les êtres humains,
comme les bêtes, meurent complètement et il n’existe pas de vie après
la mort. Le titre des chapitres dans lequels il expose sa doctrine est élo­
quent :

abom inable to the reformed churches and derogatory in général to true christianity.
London, R. Basset, 1702 ; W .C.M .D.C.M .L.C. The G rand Essay, o r a vindication o f
reason a n d religion, a g a in st im postures o f philosophy. Proving according to those
ideas and conceptions o f things human understanding is capable o f forming to it
self, 1. That the existence o f any immaterial substance is a philosophie imposture,
& im possible to be conceived 2. That all matter has originally created in it, a prin-
ciple o f internai self-m otion 3. That matter & motion m ust be the foundation o f
th o u g h t in m en & brutes. To which is added A Brief Answer to Mr. Broughton’s
P sy co lo g ia ... London, John Chantry, 1704.
27 11 n’est évoqué qu’en passant dans le livre de J. Yolton, Thinking M atter, 1983,
p. 23, m ais le m êm e auteur lui consacre un peu plus de place dans un livre plus
ancien: Jo h n Locke a n d the Way o f Ideas, 1956, p. 157ff. Spink le m entionne éga­
lem ent: La libre-pensée fra n ç a is e de G assendi à Voltaire, Paris, 1966, p. 257-260.
M ais c ’est surtout G. Ricuperati qui souligne son importance: «Il problema délia
corporeità d ell’anima dai libertini ai deisti » in Sergio Bertelli (éd) Il L ibertinism o in
E uropa, M ilan, Riccardo Ricciardi, 1980, p. 381-2. L’article récent de P.Mengal
(voir ci-dessus, note 23) retrace « l ’affaire Coward» et fait utilement le point sur
l’hérésie mortaliste et le contexte théologique dans lequel elle s ’insère.
28 S e co n d T houghts on the H um an Soul, p. 49.
29 S e co n d Thoughts, p. 122: «Il est prouvé que c ’est une imagination et une philoso­
phie vaine et futile que de former l ’idée d ’une substance spirituelle dans l ’homm e.»
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E 421

That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the principles o f ph ilo­


sophy that human soul w ill cea se to be w hen the body dies, and con se-
quently the philosop h ical notion o f it com m on ly received is erroneous.
That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the dictâtes o f right rea­
son, that human soul w ill cea se to be w hen the body dies, and con se-
quently it cannot be a substantial im m ortal spirit.
That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the w h ole tenour o f the
h oly scriptures that human soul and life are the sam e thing, and con se-
quently the notion o f a spiritual im m ortal substance in man is erroneous,
and according to the com m on course o f providence m an ’s im m ortality
b egins not until the résurrection30.

Ensuite il répond à des objections, ridiculise les notions de purga­


toire, de l’invocation des saints, des esprits et ainsi de suite, et il fait
l’historique des opinions concernant l’âme.
Ses théories sont encore développées dans The Grand Essay, où,
comme il l’indique sur la page de titre, il prétend prouver que la matière
et le mouvement doivent être le fondement de la pensée dans les
hommes et les bêtes. Il définit Dieu comme un pouvoir autosuffisant ou
indépéndent (p. 60) qui accorde à la matière des principes permettant
aux esprits animaux de produire la pensée, au moyen du mouvement,
même si la façon dont cela se produit est incompréhensible. Mais c ’est
clairement le cerveau qui produit la pensée, et pour cela il faut une orga­
nisation particulière de la matière31. Cette matière est elle-même natu­
rellement passive car elle a besoin d’une puissance immatérielle et
active qui l’excite à l’action32. Nous voyons l’importance du rôle de
Dieu dans la pensée de Coward. A tel point que, en réponse à la critique
selon laquelle sa théorie ferait de l’homme simplement un mécanisme,
une horlogerie curieuse ou une machine raisonnante, Coward l’admet
mais il affirme que Dieu seul peut créer une telle machine raisonnante à

50 S e co n d T houghts, titre des chapitres V, VI, et VII: «Q ue c ’est une doctrine ou


croyance très en accord avec les principes de la philosophie que l’âme humaine ces­
sera d ’être quand le corps meurt, et par conséquent la notion philosophique de l’âme
telle qu’elle est généralement reçue est erronée. Que c ’est une doctrine ou croyance
très en accord avec l ’enseignem ent de la raison, que l ’âme humaine cessera d’être
quand le corps meurt, et qu’en conséquent elle ne peut pas être un esprit substantiel
et immortel. Que c ’est une doctrine ou croyance très en accord avec toutes les écri­
tures saintes que l ’âme humaine et la vie sont la même chose, et en conséquent la
notion d ’une substance spirituelle et im m ortelle dans l ’homme est erronée, et selon
le cours normal de la providence, l’immortalité de l ’hom me ne com m ence qu’à la
résurrection.»
11 S e co n d T houghts, p. 105.
12 G rand E ssay, p. 17.
422 A N N TH O M SO N

partir de la matière morte33. Il faut cependant noter que le Dieu de


Coward n ’est pas une substance mais une puissance. Il a créé la matière
avec la capacité de se mouvoir: ainsi pour Coward, citant la définition
de Glisson:
all substance or materia inform ata has in it a principle o f self-m o tio n ,
and w ould alw ays exert itse lf did not the A lm igh ty restrain it to preserve
the due frame and order o f the universe34.

— ce qui semble assez contradictoire avec son insistance sur la pas­


sivité essentielle de la matière.
Comme Layton, Coward s’appuie sur de nombreuses citations des
Écritures, et il refait l’historique des opinions concernant la nature de
l’âme pour démontrer que l’opinion originelle de son immortalité est
une doctrine païenne introduite par l’Église catholique pour des raisons
d ’intérêt. Il ridiculise la description de la substance immatérielle
comme «unextended, indivisible, impassive, penetrable, sole-sensible,
invisible, untangible, non-locomotive in succession of time or place,
independent entity ». Il exclame : « Bone deus, in quae tempora reserva-
mur, who do and will believe this notion of immaterial substance to be
compréhensible by a rational nature?»35 Mais l’essentiel de son argu­
mentation, encore plus dans The Grand Essay que dans son premier
livre, est tiré d’exemples physiologiques concernant la façon dont les
fonctions intellectuelles dépendent du corps, avec, encore une fois, de
nombreuses citations du médecin Willis. Coward développe sa théorie
également dans un ouvrage médical écrit en latin et intitulé Ophthal-
m iatria (1706), qui traite du fonctionnement de la vision. Dans cet
ouvrage, il critique la doctrine cartésienne concernant la glande pinéale,
et il rejette encore une fois l’existence de toute substance immatérielle,
car c ’est le cerveau qui produit la pensée. Willis est, comme l’on s’y
attendrait, toujours largement cité36. L’ouvrage fait l’objet d’une notice
assez hostile dans le Journal des savants, qui, après avoir critiqué ses
théories médicales, poursuit :

33 S e co n d Thoughts, p. 123-4.
34 G ra n d E ssay, p. 43: «toute substance ou materia informata possède un principe
d ’auto-m otion, et ce principe s ’exercerait toujours si le Tout-Puissant ne le retenait
pas, pour préserver l ’organisation et l ’ordre de l ’univers.»
35 G ra n d E ssay, p. 37 : « qui croit ou croira que cette notion de substance immatérielle
soit com préhensible par un être rationnel ?»
36 W illiam Coward O phthialm iatria : quae accurala & integra O culorum m aie affec-
torum in stituitur M ed ela : nova m ethodo aphoristico concinnata. London, J. Chan-
try, T. Atkinson, 1706.
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L IS M E 423

S a m é ta p h y siq u e n ’e st pas m o in s extraord in aire. C e tte  m e , c e tte su b ­


sta n c e sp ir itu e lle ou im m a tér ie lle qu e l ’on p la c e dan s le cer v ea u , e t à qui
l ’on c o m m e t la d irection d e b ea u c o u p d e m o u v e m e n ts qui app artiennent
à l ’é c o n o m ie a n im a le, lui paraît u n e pure c h im e r e , un e o p in io n r id icu le,
in d ig n e d ’un p h ilo s o p h e e t d ’un C h rétien , e t p e u é lo ig n é e du b la s­
p h è m e ; car il prétend qu e l ’im m a téria lité e s t un attribut qui ne c o n v ie n t
q u ’à D ie u s e u l37.

Dans une lettre à Sir Hans Sloane, qui devait l’aider avec la publica­
tion de l’ouvrage, Coward affirme qu’il ne changera rien de ce qu’il y a
écrit concernant son opinion sur l’âme. Il ne pense pas que cela devrait
créer une difficulté pour l’autorisation de sa publication. Cette lettre fait
apparaître le médecin comme quelqu’un pour qui cette opinion «per­
sonnelle» est néanmoins très importante et il raille «la conscience
tendre des médecins en matière de religion »38.
Cela peut nous inciter à poser la question de la sincérité des opinions
chrétiennes de Coward : croyait-il vraiment que sa doctrine correspon­
dait à la vérité de la religion chrétienne ou voulait-il en fait miner cette
religion sans oser le faire ouvertement? L’importance de Dieu dans
cette doctrine ne fait guère de doute, mais c ’est un Dieu bien peu chré­
tien. Jacques Bernard, le rédacteur des Nouvelles de la république des
lettres, fait remarquer au sujet du Grand Essay.
c ’e s t p o u sse r l ’im p u d en ce a u ssi lo in q u ’e lle p eu t aller, q u e d ’o se r a p p e­
ler le s liv r e s c o m p o s é s dan s c e d e ss e in , D é fe n s e d e la r a is o n e t d e la
r e lig io n . C ’e st un p iè g e un p eu g r o ssie r et d o n t on s ’e st a v is é il y a lo n g ­
te m p s. A u s s i n ’y a-t-il plu s q u e d e s d u p e s, o u d e s g e n s qui so n t b ien
a ise s q u ’on leu r fo u r n isse d e s arm es co n tre la r e lig io n , qui s ’y la isse n t
p ren d re39.

Les défenseurs de l’immortalité de l’âme qui répondent aux


ouvrages de Coward l’accusent d ’irréligion et affirment qu’il ne fait que
suivre Épicure, Lucrèce et Hobbes. Un certain Matthew Hole, par
exemple, dans An Antidote against Infidelity dénonce la corruption des
mœurs et la sensualité qui donnent lieu à de telles attaques contre la
religion. Pour lui, d’expliquer les opérations de l’âme par la matière et
le mouvement constitue

37 Jo u rn a l d e s Sçavans, 1708, V, 30 janv, p. 28-29.


38 B.L. Sloane m s 4040, f°171. Lettre du 28 mai 1706, reproduite dans le G e n tle m a n ’s
M agazine a n d H istorical C hronicle, vol LVII, 1787, p. 100.
39 N o u velles de la république des lettres, jan-juin 1704, p. 596.
424 A N N TH O M SO N

a direct road to atheism or at least to entertain such gross con cep tion s o f
a deity as the Epicureans have, and con clu d e w ith them that the world
w as m ade by a fortuitous concourse o f atom s...40

Selon Hole également, le but et les opinions de Coward sont ceux de


Hobbes, et la notion que l’âme n’est que la vie est prise directement du
Leviathan (p. 110).
Pour Giuseppe Ricuperati, dans son étude de la question de l’âme
corporelle pendant cette période, les livres de Coward constituent une
radicalisation du débat en Angleterre. Il souligne le lien avec Guillaume
Lamy dont Coward aurait, selon lui, étudié et traduit les ouvrages4'.
Quoi qu’il en soit, il est évident que le fait d’utiliser surtout des données
médicales permet de détacher la doctrine du contexte religieux. Il est
également intéressant de constater que John Toland se réfère à Coward
dans la Préface des Letters to Serena (1704), en soulignant la différence
qui existe entre leurs doctrines, car Coward nie que la matière est tou­
jours en mouvement, tandis que l’affirmation que la matière possède la
capacité de se mouvoir est un aspect fondamental de la philosophie de
Toland. Même en soulignant cette différence, la référence au médecin
par le libre-penseur permet de attirer l’attention sur implications antire­
ligieuses de la pensée de Coward. L’Irlandais se réfère au passage de
Coward, déjà cité, reprenant la définition de la matière fournie par
Glisson. Selon cette définition, la matière possède toujours la faculté de
se mouvoir, mais c ’est Dieu qui l’empêche de l’exercer toujours, ce que
Toland conteste, bien sûr.
Il ne faut pas non plus oublier les références à Hobbes qui, comme je
l’ai indiqué, fait partie de la tradition mortaliste. Il est cependant surtout
considéré comme l’ennemi principal de la religion et, comme nous
l’avons vu, les critiques des mortalistes se plaisent à le rappeler. Coward

40 A n A n tid o te against Inftdelity, in a n sw e r to a b o o k intitled Second Thoughts concer­


ning Human Soul, w lierein the a u th o r ’s argum ents are refuted, his authorities
rep elled a n d his notions e xposed as unchristian a n d erroneous. W ith a f u ll a n d clear
p r o o f o f th e s o u l’s im m ortality, ded u ced from Scripture. reason a n d the authority o f
the church in all âges, a n d the sentim ents o fth e m ost celeb ra te d p h ilo so p h ers, Lon­
don, John Nutt, 1702, p. 43: « la route directe vers l’athéisme, ou au m oins vers les
conceptions grossières de Dieu des épicuriens, et à la conclusion que le monde fut
créé par un courcours fortuit d’atôm es.» Voir aussi Thomas W ise, dans sa présenta­
tion de l ’œuvre de R. Cudworth, selon J. R edw ood, R eason, R idicule a n d R eligion
(Tham es and Hudson, 1976, p. 58.
41 G. Ricuperati, «Il problema délia corporeità deU’anima dai libertini ai d e isti» in
Sergio Bertelli (ed) Il Libertinism o in E uropa, M ilan, Riccardo Ricciardi, 1980,
p. 381-2. Je n’ai trouvé aucune indication d ’un tel lien entre Coward et Lamy. Ce
dernier n’est pas mentionné par le médecin anglais.
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E 425

admet des ressemblances avec ce philosophe mais il se défend, en disant


qu’il serait tout aussi d’accord avec n’importe quel autre auteur dont les
opinions lui sembleraient, après un examen approfondi, être justes42.
Cependant, dans un autre ouvrage en forme de dialogue écrit en sa
défence, et intitulé Farther Thoughts, Coward se distingue beaucoup
plus nettement de toute association compromettante. En réponse à la
critique formulée par le partisan de l’immortalité de l’âme, son défen­
seur déclare :
E stibius has no notions from Epicurus, G assendus or M r H obbs, as you
présum é, not having ever read six L eafes in Mr H obbs in his life, and
that is now ab ove 2 0 years ago, sin ce he read them 43.

Layton répond lui aussi à l’accusation selon laquelle il ne ferait que


suivre les opinions de son ami Hobbes. Lui non plus ne nie pas les res­
semblances, mais les trouve naturelles étant donné que les deux auteurs
raisonnent suivant les mêmes principes. Il affirme en outre qu’il n’a ren­
contré le philosophe qu’une seule fois et qu’il n’a pas lu ses ouvrages.44
Il est difficile de savoir comment il faut interpréter ces affirmations, car
les deux auteurs, tout en ne voulant pas (peut-être pour des raison poli­
tiques) être considérés comme des disciples de Hobbes, ne rejettent pas
la ressemblance entre leurs théories.
Doit-on également tirer argument du fait que Joseph Priestley, leur
héritier en quelque sorte, et dont on ne peut pas douter de la sincérité de
la foi, ne mentionne pas ces deux auteurs? Il n’est pas impossible que
Priestley croyait que toute association avec un auteur scandaleux
comme Coward porterait préjudice à sa cause.
Mais, même si l’on croit Layton et Coward sur parole, et si l’on
accepte leur protestations de fidélité à ce qu’ils considèrent comme la
vérité de l’église chrétienne, nous pouvons néanmoins nous demander
dans quelle mesure leurs ouvrages aient pu avoir une influence sur le
développement des arguments matérialistes, en France notamment45.
Une discussion détaillée de ce sujet n’est pas possible dans le cadre de

42 S e co n d T houghts, p. 83-4.
43 F a rth er Thoughts concerning H um an Soul, in D efence o f Second Thoughts ; w here-
in the w eak efforts o f the R ev eren d M r T u m e r a n d o th er less signiftcant w riters are
o ccasionally answ ered, 1703, p. 108: «Estibius n’a pris aucune notion d ’Epicurus,
de Gassendu ou de M. H obbes, com m e vous supposez, car de sa vie il n’a lu que six
feuilles de M. Hobbes, et cela fait plus de vingt ans depuis qu’il les a lues.»
44 Seco n d P art o f a Treatise in titled a Search a fte r Soûls, p. 13-14.
45 C ’est la question posée par Alain Mothu dans L a Lettre clandestine, n°4 (1995),
p. 103.
426 A N N TH O M SO N

cette étude, mais quelques remarques peuvent être faites d’ores et déjà.
Premièrement, comme il est indiqué plus haut, les ouvrages de Coward
- ou au moins leur arguments principaux - sont connus du lecteur fran­
çais grâce aux comptes-rendus donnés dans les Nouvelles de la Répu­
blique des lettres. Ce périodique publie régulièrement, entre 1702 et
1706, des informations sur les livres de Coward et sur les réponses de
ses adversaires. Donc, même si ces ouvrages ne furent pas traduits en
français, le lecteur français pouvait les connaître ainsi que les arguments
en faveur de la mortalité de l’âme. Quant aux preuves physiologiques
qu’ils contiennent, il est certain que, vu les ressemblances avec les écrits
de Willis, et aussi de Lamy, il serait difficile de cerner une influence par­
ticulière.
Il existe cependant au moins une référence probable à Coward dans
un manuscrit clandestin. Dans le manuscrit de l’Arsenal de L ’âme m até­
rielle, nous lisons, dans une liste d ’auteurs qui ont cru l’âme corporelle
et mortelle: «le médecin Couvard», qu’Alain Niderst a cru devoir cor­
riger en: «le médecin Couvay»46. Il ne serait pas surprenant que l’au­
teur de ce manuscrit, qui semble tirer des informations d’articles parus
dans des journaux comme les Nouvelles de la république des lettres, ait
entendu parler du médecin anglais mortaliste. Une telle référence
indique peut-être des liens entre les écrits des mortalités et la pensée
clandestine.
Mais même sans aller trop loin dans cette direction, l’on peut affir­
mer que le débat anglais du début du siècle fournit des arguments contre
l’immortalité de l’âme et pour une explication totale de l’être humain
par la seule matière qui ressemblent à ceux utilisés par les matérialistes
français antiréligieux. Ces arguments concernent notamment les
exemples de la dépendance des facultés intellectuelles de l’état du
corps, le fonctionnement des esprits dans le cerveau, la comparaison
avec les animaux, et l’hypothèse selon laquelle une certaine organisa­
tion de la matière peut posséder la sensibilité, même si l’on admet notre
ignorance quant à l’essence de la matière. Et l’utilisation de l’ouvrage
de Willis est un autre élément commun. Ainsi, même si le context dans
lequel ils s’inscrivent est tout autre, on ne doit pas, me semble-t-il, igno­
rer ces mortalistes dans l’histoire des explications matérialistes du fonc­
tionnement de l’être humain.

Ann T ho m so n
Université de Paris III

46 L ’Â m e m atérielle, éd. Alain Niderst, P.U.F., 1973, p. 40.


UN JOACHIMITE À L’ÂGE DE RAISON :
JEAN-PATROCLE PARISOT

Olivier Bloch est de ceux qui, dans ces trente dernières années, ont
le plus enrichi notre connaissance de la «tradition libertine» classique,
telle qu’elle se perpétue dans la seconde moitié du XVIIe siècle et
irrigue encore la pensée du siècle suivant. L’œuvre que nous présentons
ici, La Foy dévoilée p a r la raison (1681)1, s’inscrit aux antipodes de
cette tradition libertine. Héritière, ou apparentée plutôt à un libertinisme
«première manière», c ’est-à-dire «spirituel», cette œuvre ne fut pas
moins jugée pernicieuse à son époque, certains motifs théologiques et
philosophiques semblant ne pas avoir été étrangers à sa «persécution».
Se pourrait-il que ce libertinisme-là ait, lui aussi, joué un rôle dans la
préhistoire des Lumières? C’est ce que le livre singulier de Parisot ne
laisse pas immédiatement transparaître, avouons-le, mais ce qu’il invite
cependant à considérer.

L’ÉVANGILE INTERDIT DU PROPHÈTE PARISOT

Vers la fin des années 1670, Jean Patrocle Parisot, «Conseiller du


Roy en ses Conseils, Maistre ordinaire en sa Chambre des Comptes»,
eut une formidable intuition. La raison, se demanda-t-il, n’est-elle pas
parvenue, par l’exercice de la chimie, à élucider la nature substantielle­
ment triple de toute la réalité matérielle, et cette triplicité n’est-elle pas
exactement proportionnée à la Trinité divine? Au vrai, ne serait-on pas
au seuil d ’un âge nouveau où la raison allait de pareille manière dévoi­
ler tous les mystères du christianisme, confirmant par là son absolue

1 La Foy d évoilée p a r la raison, d a n s la connoissance de D ieu de ses m ysteres, et de


la nature (dorénavant cité: L a F oy dévoilée), Paris, chez l ’Auteur, 1681. L’ouvrage
présente un important défaut de pagination: la numérotation des pages recom mence
à 97 après la p. 171, de sorte que nous nous trouvons en présence de deux séries de
pages numérotées de 97 à 171. N ous citerons les pages mal numérotées (après la
p. 171) en précisant simultanément leur position théorique exacte (par exem ple:
«p. 135 [211]»), de façon que le lecteur comprenne à quelle série nous nous réfé­
rons. Les erreurs de pagination plus ponctuelles seront simplement signalées: p. 90
(marquée « 7 0 » ).
428 A L A IN M O T H U

véracité, à la grande confusion des impies et de tous les infidèles ? Le


grand jour de la Concorde universelle ne se lèverait-t-il pas enfin à l’ho­
rizon de l’Histoire?

Il fallait divulguer et répandre instamment la bonne nouvelle, alerter


tous les hommes raisonnables épris d’unité et de paix, au premier chef
le pape et Louis le Grand, qui hâteraient l’éclosion de cet âge nouveau
et ruineraient les desseins pernicieux du Malin. Parisot, pénétré de l’im­
portance de cette illumination qu’il tenait certainement de Dieu en per­
sonne, sentit germer en lui une âme de prophète, voire de nouvel évan­
géliste2. Dans son appartement de la rue Simon le Franc, il entreprit de
coucher par écrit sa superbe inspiration et d ’en développer les aspects
les plus remarquables. Bien des fois, il s’émerveillera du caractère
«extraordinaire», si «curieux» et si novateur de son ouvrage; « c ’est
comme qui établirait une Colonie dans les Deserts »3. Dans son livre « si

2 C ’est à Dieu que, dans sa dédicace Soli D eo H o n o r & G loria, Parisot restitue
« l ’Honneur et la Gloire qui luy appartient de toutes (s)es pensées sur les veritez
contenues dans l ’Evangile de J e s u s - C h r is t selon Saint Iean, qui se recite à l ’Autel »
(voir de m êm e p. 19). La F oy dévoilée est à l ’évidence l ’œuvre d ’un visionnaire:
esprit prophétique étanche au doute («quand on sçait la vérité...»: Préface, p. [xi],
etc.), convaincu de détenir une vérité capitale et d ’avoir m ission de la divulguer au
genre humain. B ien qu’il se défende de vouloir établir une religion nouvelle (p. 215
[291]), Parisot n ’hésite pas à qualifier son ouvrage de «Fondateur» (p. 233 [309])
et à établir un «C atéchism e de la Foy dévoilée par la R aison» qu’il présente sous la
forme traditionnelle de questions et de réponses (p. 213 sq. [289 jç .]). En digne
évangéliste, il entend aussi conférer une dim ension morale - encyclopédique même
- à son ouvrage (Préface, p. [v-vi]; cf. p. 18-58). C es traits pathologiques de la psy­
ch ologie de Parisot ne doivent cependant pas occulter la cohérence de son propos,
ses résonances historiques non plus que son intérêt du point de vue de l ’histoire des
idées philosophiques et religieuses au XVII' siècle.
3 Voir en particulier la Préface, p. [ v i - v ii ] sq. Plus loin (p. 232 sq. [308 5^.]), Parisot
se justifiera encore de n’avoir cité aucune autorité car il ne se connaissait aucun pré­
décesseur. Ce trait doit cependant être rapporté au joachim ism e de l ’auteur autant
qu ’à sa psychologie individuelle - soit, au privilège que, dans cette tradition spiri-
tualiste, l ’on confère au principe d ’une connaissance immédiate de Dieu (cf. H. de
Lubac, L a P ostérité spirituelle de Joachim de F lore, Paris: Lethielleux, et Namur:
Culture et Vérité, 2 vol., 1 9 8 1 ,1, p. 60, 220, 223, etc.). D ’où ces longues tirades de
Parisot contre l ’érudition (p. 106-107, etc.), les É coles, les Docteurs et leurs vaines
doctrines (cf. Préface, p. [x iv -x v ]), l ’éloquence (p. 112 sq.), les livres, «m échantes
copies de la Nature» qui en détournent, inspirés qu’ils sont généralement par les
passions (p. 35, cf. p. 20-37) et les bibliothèques définies com me « le s Mers des
Erreurs; & les A bysm es de la Vérité» (p. 22, 23). Assurément, «L a source des
scien ces est dans la Nature, & non pas dans les L ivres» (p. 34). Selon Parisot, «la
Vérité se trouve toûjours en peu de Paroles » (p. 188 [264]) ; « on parle peu quand on
n ’a que la Vérité à dire» (p. 113, marquée «311 »); il est «presque inutile d ’étudier
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 429

petit sur de si importantes matières», on trouvera davantage de vérités


«que plusieurs n ’ont découvert dans les plus grandes Bibliothèques du
M onde»4. Une doctrine aussi éblouissante que la sienne suscitera forcé­
ment l’admiration des plus éclairés, quoique «nôtre Raison [ne soit] pas
encore accoûtumée à de si grandes Lumières, non plus que nos yeux à
soûtenir l’éclat des rayons du Soleil»5. Il faut reconnaître en effet que
« l’ignorance regne dans le M onde»6. Pour la même raison, il est à
craindre que la doctrine fera des jaloux - « l’envie est si grande...»7 - et
qu’elle s’attirera des ennemis en l’espèce de tous les jargonneurs igno­
rants dont les vains principes auront été réduits à néant8. Certains lec­
teurs, «gens tres-simples» ou de mauvaise foi, ne manqueront pas
d’avancer, notamment, que l’auteur a voulu détruire la foi en la prou­
vant par la raison, au lieu qu’il n’a fait que la dévoiler par la raison9.
Parisot en a rencontré avant de publier son livre; cependant il en a ren­
contré d’autres qu’il a su convaincre et qui l’ont engagé à donner son
ouvrage au public,
m ’a llé g u a n ts q u e j ’é to is o b lig é en c o n s c ie n c e d ’in struire le M o n d e pour
l ’a v a n ta g e du C h ristia n ism e , & la d estru ctio n d e to u te s le s autres R e li­
g io n s ; Q u e si j e le la is s o is après m a m ort, il arriverait un grand in c o n ­
v é n ie n t, qui sera it q u e le s d iffé re n ts in terests d e s R e lig io n s pou rraien t
faire d isp u ter le M o n d e sur l ’é c la ir c is se m e n t d e m e s P rin c ip e s, à
l ’e x e m p le de c e qui arrive dan s le s T e sta m en s, pou r e x p liq u e r la v o lo n té
d e s d é fu n ts. A p rès to u te s c e s c o n sid é r a tio n s, j ’ay s u iv y p lu tô t le s rai­
s o n s d e m e s a m is, q u e m o n in c lin a tio n d e d em eu rer d an s le s ile n c e 10.

Parisot se serait-il ainsi fait des disciples ? Rien d’impossible en soi;


un Simon Morin, tout illuminé qu’il fût, avait bien su s’en faire et l’His-
toire des religions et des sectes fourmille de pareils exemples". Mais en
l’occurrence, il vaut la peine de confronter la déclaration citée avec un

dans les Livres pour devenir sçavans, quand on sçait des choses aussi surprenantes
qu’admirables, & qu’on en a la connoissance par les Principes de la Nature » (p. 23).
4 Ibid., Préface, p. [xi] et [xn]. Ce livre « si court, & d ’un stile si laconique»
(p. [x x iv ]) couvre tout de m êm e près de 400 pages.
5 Ibid., p. 104-105 [180-181].
6 Ibid., p. 164 [240].
7 Ibid., Préface, p. [9-10].
8 Voir en particulier ibid.. Préface.
9 Ibid., Préface, p. [xvn]; p. 216-217 [292-293], etc. Nous expliciterons plus bas le
sens de ce dévoilem ent.
10 Ibid., Préface, p. [xvm -xix].
11 P. Alphandéry, « L e procès de Simon M orin», R evue d ’H istoire M oderne et
C ontem poraine, I (1899-1900), p. 475-490.
430 A L A IN M O T H U

témoignage rapproché de Pierre Bayle et l’aventure apostolique de Pari­


sot prend une tournure un peu plus pathétique. En effet, dans ses Nou­
velles de la République des Lettres d’octobre 1685, Bayle rapporte que
notre prophète, ne négligeant rien pour perfectionner son livre, usa d’un
expédient peu commun :
On dit q u ’ayant fait m arché avec un T h éologien , un M édecin, & un
C hym iste, de leur donner à chacun un écu par heure pour le s ob liger à
écouter la lecture de son livre & à lui en donner leur avis, il a trés-sou-
vent & pendant un fort lon g-tem p s payé cette taxe aux trois A uditeurs.
L’un d ’eux s ’ap elloit Frelin; c ’est l ’A uteur du livre de l'ég a lité des
Sexes, im prim é à Paris l ’an 1673. Rare sans doute & m êm e trés-rare
m éthode car parmi ce grand nom bre de gen s & sur tout des P oètes qui
assassinent de la lecture de leurs productions tous ceux q u ’ils rencon­
trent, il n ’y en a pas un qui au lieu de récom penser ceux qui l ’ont o u ï
n ’en prétende des é lo g es. A utrefois m êm e où la recitation d ’un O uvrage
étoit une m anière de se faire imprimer, & où l ’on briguoit le plus grand
nom bre d ’Auditeurs q u ’il étoit p o ssib le, il n ’en coutoit point d ’argent à
celui qui liso it ses P iè c e s 12.

À ce tarif, en effet, les braves experts auraient eu mauvaise grâce à


ne pas voir en Parisot un envoyé de la Providence ! Le manège, dit
Bayle, dura «fort long-temps». Parisot écrit de son côté qu’il a «esté
long temps à [...] composer» son livre13. Ces indications, tout approxi­
matives qu’elles soient, nous incitent à situer quelques années avant
1680 l’amorce du projet d ’édition. L’ouvrage était achevé dans les pre­
miers mois de 168014. Parisot expédia alors le manuscrit au Pape en sol­
licitant son appui et le cardinal Casanata, chef de la Congrégation du

12 P. B ayle, N ouvelles de la R épublique des L ettres (dorénavant cité: N R L ), octobre


1685, article VII, p. 1145. B ayle prétend tenir son information d’un mémoire qu’il
reçut sur Parisot. Le Frelin dont il est question pourrait n’avoir été qu’un pseudo­
nym e de François Poullain de la Barre (1647-1723), connu com m e l ’auteur de De
l ’éga lité des d eux sexes (Paris, 1673). À m oins qu’il ne s ’agît effectivem ent d ’un
collaborateur, com m e le suggère Barbier (que suivent Gay et le Catalogue de la
B N F ), voire de l ’auteur véritable ou principal du livre (identification de B ayle), et
dans ce cas on peut songer au traducteur de l ’anonym e latin Initium sa p ie n tiœ : Le
C om m encem ent de la sagesse, où so n t contenues p lu sieu rs belles et sainctes co n si­
dérations su r l'a versio n que n ous devons a v o ir du p éch é, Paris, P. David, s.d.,
réédité en 1654 avec un nouvel avertissement et une dédicace signée «P. Frelin»
(une autre traduction avait paru en 1647). Les historiens de la littérature ne semblent
pas avoir retenu le nom de Frelin.
13 La F oy dévoilée, Préface, p. [xi]. Il est vrai aussi que Parisot n’était pas un écrivain
de métier, com m e l ’atteste son style souvent emprunté.
14 Le titre de «L ouis le Grand» que Parisot reprend avec emphase à plusieurs occa­
sions ne fut décerné à Louis X IV qu’en janvier 1680, par l ’Hôtel de ville de Paris.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 431

Saint-Office, prit la plume pour lui répondre le 4 août 168015. Casanata


confia à l’auteur qu’il jugeait son livre «plein d ’esprit, & digne de
Loüanges ». Néanmoins « comme la Coûtume de la Cour de Rome nous
engage de ne donner aucune Approbation que les Livres ne soient
imprimez», Parisot fut invité à «trouv(er) bon que nous en attendions
l’impression». On peut parier que l’ouvrage n’avait pas été ouvert, ou
supposer un manuscrit quelque peu différent et plus acceptable, ou
encore un tour de malice romain, en tout cas l’esquive était prévisible
(l’approbation en fait de livres ne ressortissait pas du champ de l’auto­
rité romaine). Cependant le compliment de pure convention qui l’ac­
compagnait dut résonner, dans l’esprit obsédé de Parisot, comme une
promesse d ’approbation ex cathedra une fois que l’ouvrage verrait le
jour. De fait, la lettre de Casanata est reproduite telle une approbation
officielle à la fin de La Foy dévoilée, accompagnée d’une traduction
française.
Dès lors, les choses semblent s’être précipitées. Parisot ne prit sans
doute pas la peine, bien inutile, de réclamer une permission d’impri­
m er16. Il lui fallut chercher un éditeur. Apparemment, ceux que rencon­
tra l’auteur manquèrent de motivation. Mais l’importance de la révéla­
tion à apporter au monde chrétien ne souffrait plus aucun délai. Il fallut
se résoudre à payer de sa poche les frais d’impression. Afin de hâter
l’opération, Parisot confia les cahiers de son manuscrit à plusieurs
imprimeurs de province17. L’ouvrage, truffé de fautes d’impression, mal
soudé dans ses parties et même lacunaire, parut finalement « à Paris » en
168118. On le trouverait «chez l’Auteur riie Simon le Franc». Le résul­

15 Cette lettre est reproduite à la fin de L a F oy dévoilée.


16 On ne dispose d ’aucun registre de demandes de privilège pour cette période (il est
par contre certain qu’aucune permission ne fut accordée concernant La Foy d évo i­
lée: voir le registre d ’enregistrement à la BNF, ms. Fr. 21946). Parisot, au milieu de
son ouvrage, espère que « les Docteurs donneront leur Approbation » à son traité (La
F oy dévoilée, p. 60): cela signifie-t-il qu’il comptait, naïvement, soumettre son
ouvrage à la censure? N e la mettait-il pas plutôt devant le fait accompli ?
17 Voir la lettre « A u lecteur» à la fin de l’ouvrage. Parisot n’em ploya apparemment
que deux imprimeurs.
18 Parisot a dressé et fait relier en fin de volum e une assez longue liste des errata « les
plus considérables». C elle-ci est loin, en effet, d ’être exhaustive. Les défauts typo­
graphiques de L a F oy dévoilée trahissent à l ’évidence un travail bâclé. L’auteur
envisageait dans un premier temps (cf. « Au Lecteur») d ’apporter des corrections à
la main sur chaque exemplaire. 11 y renonça «parce que la correction à la main gâtoit
les L ivres», mais plus vraisemblablement parce que la tâche s’annonçait exté­
nuante... Il explique dans le m êm e lettre que les erreurs de pagination proviennent
de ce que les « differens Imprimeurs [...] ne se sont point accordez dans le chiffre des
pages, non plus que dans celui des Chapitres, puisqu’il y en manquent huit que l ’on
432 A L A IN M O T H U

tat était décevant sur le plan typographique, l’auteur en convint, mais il


ne s ’agissait après tout que d’une «Première édition», comme l’indique
la page de titre. Parisot ne doutait pas que bien d’autres suivraient, qu’il
promettait de «rendre correctes [...] après que le Public aura fait sçavoir
ses sentimens sur la parfaite Connoissance de la veritable Religion»19.
Il ne doutait pas non plus qu’il y aurait bientôt des contrefaçons de son
monument, puisqu’il avertit «que les Livres qui ne seront point Signez
& Paraphez de l’Auteur, ne sont point les Véritables & qu’il n ’y faut
point avoir de Croyance»20.
Apparemment, Parisot n’eut pas le loisir de parapher les exemplaires
de son livre, ou du moins pas les cinq exemplaires qu’il nous a été per­
mis de consulter: deux conservés la Bibliothèque Nationale de France
(D2 5180 et D2 9917), deux autres à la Bibliothèque de l’Arsenal (8° T
10298 et 10299) et celui que nous a obligeamment prêté Sylvain Mat-
ton. L’arrestation presque immédiate de l’auteur et la «suppression » de
son ouvrage pourraient expliquer ce fait, si l’on se fie à ce que rapporte
Sallengre dans ses M émoires de littérature2'. Cependant quand Sal-
lengre avance que La Foy dévoilée était devenu fort rare du fait de sa
confiscation, il semble qu’on entre dans la légende bibliographique:
l’ouvrage n’est pas si rare, reconnaît l’abbé Duclos en 1790, et le
nombre d’exemplaires conservés dans les seules bibliothèques pari­
siennes - alors que le tirage fut certainement limité à quelques centaines
d ’exemplaires - permet de s’en convaincre22. Par ailleurs, Sallengre
avance que Parisot était toujours en prison en 1685. Or, il est non seule­
ment difficile de trouver trace de cette détention, mais en outre, à la
même époque, Bayle s’étonne que Parisot débite librement «dans sa
maison à Paris rüe Simon le Franc un Ouvrage où il y a des impietez, &
qu’il a fait imprimer l’an 1681 »23. Cette affirmation, et le fait aussi que
donnera aux autres Editions». Néanm oins, « le sens n’y est nullement altéré». Le
plus gros défaut consiste dans la numérotation des pages (cf. supra, la note lim i­
naire*). Le hiatus de 8 chapitres (on passe du chap. XXXXII au chap. LI) se constate
à la jointure des deux parties, l ’un des deux imprimeurs ayant vraisemblablement
égaré un cahier.
19 « Au Lecteur » (in fin e ).
20 Ibid.
21 Sallengre, M ém o ires de littérature, Tome I, l ire partie, La Haye, Henri du Sauzet,
1715, art. XVIII («Rem arques détachées de littérature»), p. 185: «O n confisqua
d ’abord les Exemplaires, de manière que ce Livre est devenu fort rare. On empri­
sonna aussi l ’Auteur...». Les Archives de la B astille ne conservent aucune trace de
cette détention. Nous n’avons pas consulté celles du Parlement de Paris et de la
Conciergerie.
22 R. D uclos, D ictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares,
etc., Paris, Cailleau et fils, t. II, 1790, p. 339: «O uvrage supprimé, sans être devenu
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 433

le Journal des sçavans signale l’ouvrage en septembre 1682 parmi les


«nouveautez de la huitaine», confirmerait que la « suppression », si elle
eut lieu dès 1681, fut loin d ’être aussi importante que le prétendent cer­
tains bibliophiles24. Ajoutons que l’un des deux exemplaire de l’Arsenal
(8° T 10299) présente une curieuse particularité: quoiqu’il paraisse en
tous points identique aux autres, il porte imprimé sur sa page de titre
« Seconde Edition », mention qui a été postérieurement biffée à la main.
Doit-on conclure à l’erreur initiale d ’un imprimeur ou plutôt un second
tirage ?
La seule chose qui paraisse certaine, en fait, c ’est que Parisot aban­
donna sa charge de maître des comptes - qu’il occupait depuis juin 1653
- avant la fin de 1681, puisque son successeur prêta serment en janvier
168225. Après une brève détention et, donc, l’hypothétique confiscation
d’un certain nombre d ’exemplaires de son livre, on peut se demander

rare ni cher, 6 à 9 livres». Voir déjà G.F. de Bure, B ibliographie instructive. Théo­
logie, Paris, 1763, n° 851, p. 489: «M auvais Livre & fort impie, dont les exem ­
plaires furent supprimés, sans cependant avoir pû acquérir jusqu’à présent quelque
valeur considérable dans le C om m erce». Brunet (M a n u el, 5' éd., 1860-1865, IV,
p. 375), l ’estimera entre 4 et 6 francs. N ous avons plusieurs fois rencontré La F oy
dévoilée dans les catalogues de ventes de bibliothèques privées. La légende initiée
par Sallengre sera pourtant reprise par divers bibliographes, par exem ple G. Peignot
(D ictionnaire critique, littéraire et b ibliographique des prin cip a u x L ivres condam ­
nés a u fe u , supprim és ou censuré, Paris, A. A. Renouard, 1806, t. II, p. 26: « C e livre
a été supprimé avec soin; aussi est-il rare. Il a été vendu 15 livres sterlings chez M.
Paris à Londres, en 1791 [...]». Voir de m êm e le B ulletin du bibliophile de juillet
1841, n° 15, p. 842).
23 N R L, oct. 1685, p. 1139 (il s ’agit d ’apporter un «Supplém ent aux N ouvelles du
m ois passé [...] touchant les livres que l’on s ’étonne qui ne soient pas défendus en
France»). B ayle tient son information d ’un correspondant parisien, qui lui com mu­
nique simultanément le placet de Parisot évoqué ci-après.
24 J o u rn a l d e s sçavans, n° 25 du 7 septembre 1682, p. 302.
25 Voir le ms. Clairambault 788 de la B.N.F. : R ecueil des nom s e t qualitez d es officiers
de la C ham bre des com ptes de Paris, tirés des registres p a r H onoré Caille, sr de
Fourny, auditeur, fol. 144 (année 1653): « Jean Patrocle Parisot, institué maistre des
Com ptes au lieu de Robert Miron par lettres du dernier juin 1653. Fit serment le
dernier juillet»; fol. 126 (année 1682): «C ristofe Olier, s. de Besseau, institué
maistre des Comptes au lieu de Patrocle Parisot par lettres du... Fit serment le 13
janvier 1682». Cependant, dans son placet de 1685 (cf. la note ci-dessous), Parisot
signe toujours en qualité de « Conseiller du Roi en ses Conseils, Maître ordinaire en
sa chambre des C om ptes». Quant à B ayle, il précise: «L e succès de ce P lacet n ’a
point répondu aux esperances de l ’Auteur, car il luy est venu un ordre d ’enhaut, qui
l ’a ob ligé de se défaire d ’une belle Charge» (N R L, oct. 1685, p. 1145). À notre avis,
Parisot a abusé de ses droits légitim es en se prétendant toujours magistrat, et Bayle
s ’est laissé abuser, croyant que la sanction était consécutive au P lacet (autre hypo­
thèse: Parisot a été remplacé mais la charge lui a été conservée jusqu’en 1685).
434 A L A IN M O T H U

s’il ne fut pas simplement morigéné et mis en demeure de plus rien


publier ou diffuser. En effet, il ne fera plus parler de lui jusqu’en 1685,
mais à cette date, refaisant surface à la faveur d’un placet destiné aux
membres de l’Assemblée du clergé de France - où seront reproduites
«Contre les ignorans soi-disans savans» les thèses principales de La
Foy dévoilée - il évoquera l’interdiction qui lui est faite de publier un
second ouvrage26. Quoi qu’il en soit, on voit que notre apprenti prophète
n’avait pas abdiqué. Bayle, qui prétend avoir vu ce placet imprimé (« sa
Requête est imprimée, nous l’avons lue»), en donnera un extrait dans les
N ouvelles de la République des Lettres d’octobre 1685; Sallengre le
publiera intégralement en 1715, « à cause qu’il n’a pas encore été
imprimé»; la Bibliothèque Méjanes d ’Aix-en-Provence en conserve un
exemplaire manuscrit27. Après 1685, on n’entend plus guère parler de
Parisot. Seule une indication de Bayle dans La Chimere de la Cabale de
Rotterdam, parue en septembre 1691, suggère qu’il gagna les Pays-Bas.
Il aurait même rejoint le milieu de Jurieu : « il y a cent exemples de gens
visionnaires qui ont importuné les Grands du monde de Mémoires & de
Placets. Le sr. Parisot fort connu chez M. J[urieu] en est une preuve de
fraîche date.»28 Parisot mourra «vers la fin du 17e siècle», rapporte
Peignot29.

26 «[...] Nous promettons aux Docteurs de leur donner un Inventaire des choses qui leur
manquent pour être savans, en attendant que j ’aie la permission de faire imprimer un
second Livre qui est la suite du prémier [...]». L’intitulé complet de ce placet que nous
citerons dorénavant: P lacet, en renvoyant à l ’édition donnée par Sallengre dans ses
M ém o ires de littérature (op. cit., p. 186-194; cette dernière citation: p. 190), est:
« P laise a N osseigneurs les Archevêques & Evêques du Clergé de France assemblés
à St. Germain en Laye en 1685, avoir pour recommandé en justice le bon droit de
M essire Jean Patrocle Parisot, Conseiller du Roi en ses C onseils, Maître ordinaire en
sa chambre des Comptes, contre les ignorans soi-disans savans.» Parisot exige qu’on
lui rende la justice qui lui est due et exhorte les prélats « d ’avertir le Roi de tous ces
desordres, afin qu’il ordonne aux Docteurs d’étudier les prémiers Principes de la
Nature pour enseigner les véritez de la Religion de Jésus-Christ par la Raison».
27 Ms. 33 : « Placet de Mre Jean Patrocle Parisot, auteur du livre de la Foy d evoilée par
la raison, à M essieurs de l ’assem blée du clergé de france. 1685» (23 pages, 164 x
102 ).
28 Dans Πuvres diverses, La Haye, P. Husson, etc., t. II, 1727, p. 762. Nous remercions
M. Hubert Bost pour cette référence et celle qui figure dans les E ntretiens su r la
c abale ch im érique parus à la m êm e époque (Œ uvres diverses, p. 701), où B ayle rap­
porte un «com plim ent» que le «visionnaire Parisot» adressait à ceux qui lui propo­
saient des objections: « C 'e st ra iso n n e r en B ourgeois, leur disoit-il, & vous n ’êtes
que des Suisses de la F oi» (scil. hom m es qui raisonnent sans élévation, qui croient
grossièrem ent ou paresseusement).
29 G. Peignot, D ictionnaire critique, littéraire et bibliographique des prin cip a u x Livres
condam nés au feu , supprim és ou censurés, Paris, A.A. Renouard, 1806, II, p. 26.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 435

Livre «licencieux», «rempli d’impiétés révoltantes», attaquant


«Dieu, la religion, ses mystères et tout ce qu’il y a de plus respectable
aux yeux de tous les hommes», etc. C ’est ainsi que beaucoup de biblio­
graphes ont justifié la répression de La Foy dévoilée30. L’ouvrage était
en effet bien digne de la censure, mais avant d ’aborder ses aspects pro­
prement hétérodoxes, il vaut la peine de signaler que plusieurs autres
raisons ont pu jouer.
On ne doit pas oublier, par exemple, que Parisot était au service du
roi et qu’il livra son ouvrage au public sans aucune permission scellée,
ce qui n ’était pas une faute vénielle à l’époque31. En l’occurrence, la
faute était d’autant moins pardonnable que Parisot avait maladroitement
cherché à se recommander du pape, à une époque où, comme l’on sait,
les rapports entre la monarchie française (hantée par la tentation galli­
cane et césaro-papiste) et la cour de Rome n’étaient pas exactement au
beau fixe. Autres maladresses, pour le moins : ces exhortations de Pari­
sot « Au Roy » à adhérer sans réserve aux principes de La Foy dévoilée,
de manière à coïncider temporellement avec un processus historique
spirituel qui domine la monarchie et doit se la soumettre32. Le titre de
«Fils-Aîné de l’Église», explique en substance Parisot, ne se mérite
vraiment qu’à la condition de d ’élever le monde chrétien à une connais­
sance rationnelle de Dieu33. L’appel à rétablir la concorde religieuse en

30 Voir par exem ple Peignot, Ibid. : le livre est « rempli d ’impiétés révoltantes ; l ’auteur
y attaque D ieu, la religion, ses m ystères et tout ce qu’il y a de plus respectable aux
yeux de tous les homm es. On connaît peu d ’ouvrages aussi licencieux». D e même
L.M. Chaudon, P.J. Grosley, F. M oysant, N ouveau dictionnaire historique portatif,
ou H isto ire a brégée de tous les hom m es qui se so n t f a it un N om , etc., Amsterdam,
Rey, 1766, rééd. 1770, t. III, p. 436: «Parisot [...] Auteur im pie [...] connu seulement
par un mauvais ouvrage rempli d ’im piétés [...]. La R eligion & ses M ystères, Dieu &
sa nature y sont égalem ent attaqués [...] le Livre est si mauvais en lui-m êm e qu’il
n’est recherché que par ceux qui trouvent bon tout ce qui est licencieux»; etc.
31 La réglementation récemment m ise en place par Colbert prévoyait que toute publi­
cation de plus de deux feuilles d ’impression soit préalablement soum ise à l’appro­
bation d ’un censeur et fasse l’objet d ’une permission scellée, enregistrée à la
Chambre syndicale de la librairie de Paris.
32 Voir en particulier La F oy dévoilée, p. 252-258 [328-334], où Parisot explique que la
prophétie de Daniel concernant la monarchie étem elle et spirituelle du Christ - la
cinquièm e monarchie, qui a fait l’objet de tant de spéculation millénaristes - «tom be
probablement sur L ouis l e G r a n d » , dont la monarchie temporelle ne constitue alors
que la face visible. « C e Grand Monarque se trouve enfermé dans la Prophétie de la
Cinquième Monarchie Spirituelle & Etem elle de J e s u s - C h r is t » , aussi est-il de son
devoir de faire dominer le Christ «aussi bien par la Raison que par la Foy, &
d ’étendre les limites de la Monarchie Spirituelle, en étendant celle d’un Royaume
Temporel, qui en est le Premier & Principal appuy » (p. 256-257 [332-333]).
33 Lettre préliminaire « Au R o y » , [p. 3].
436 A L A IN M O T H U

Europe s’assortit du constat que «la conscience ne reconnoît aucun


Souverain Temporel» - formule que Bayle relèvera34. Ailleurs, on peut
lire encore : « Il y a plusieurs Princes qui pour éloigner la division, & les
troubles dans leurs Etats, employent plûtôt leur autorité pour maintenir
l’unité de Religion parmy leurs Peuples, que leurs soins à en chercher la
Vérité, qui est une grande négligence, puis qu’ils se contentent de
l’agrandir, sans se mettre en peine de sçavoir si c ’est la Veritable.»35
Voilà des conseils qui n’étaient pas du meilleur aloi, quand la politique
royale inclinait, à l’extérieur, à toujours plus de conquêtes territoriales,
et, à l’intérieur, à un durcissement croissant envers les «hérétiques»,
notamment les protestants36.
On ajoutera, à ce propos, que l’ouvrage de Parisot présentait lui-
même peu de garanties d’orthodoxie catholique. Nous ignorons si l’au­
teur était ou non d ’origine protestante. Dans l’affirmative, il avait cer­
tainement abjuré, puisqu’il se proclame hautement catholique37.
Toutefois ses professions de foi catholique donnent le sentiment d’être
quelque peu forcées38. Surtout, les recours directs que Parisot fait à
l’Écriture, le peu de crédit qu’il accorde en général à la tradition patris-
tique et conciliaire39, plus généralement sa conception surnaturelle de

34 La F oy d évoilée, p. 20; B ayle, N R L, oct. 1685, p. 1146 (Bayle n’a pas lu l ’ouvrage,
il n’en détient qu’un extrait).
35 La F oy dévoilée, p. 90 (marquée « 7 0 » ),
36 On sait qu’après la mort de Turenne ( 1675) et plus encore après la paix de Nim ègue
(février-juin 1679), la politique royale s ’était considérablem ent durcie à l ’égard des
protestants. Les persécutions administratives se multiplient et on les exclut peu à
peu, entre autres, des offices seigneuriaux ou royaux. Rappelons que l ’année où
paraît La Foy dévoilée est aussi celle de la première dragonnade (mars).
37 Voir p. 260-274 [336-350] à propos du sacrement de l ’Eucharistie, qui « n ’est pas
une représentation», sur l ’autorité des conciles, du pape et de la hiérarchie e cclé­
siastique, sur « le s erreurs des Heretiques de ces derniers T em s», la nécessité des
im ages, etc.
38 On ne doit pas pour autant mettre nécessairem ent en avant des motifs de prudence.
Parisot tient à s ’afficher catholique pour des raisons de stratégie politique: le pape,
dont on attend la protection, est effectivem ent, de par son autorité, le plus à même
de favoriser la Concorde universelle par l ’adoption des principes de l ’auteur: c ’est
pourquoi il doit être « le Premier de ceux qui connoîtront Dieu par la R aison » (cf.
l’adresse au Saint-Père p. 277 sq [353 sq.\). Notons que le patronyme assez commun
de «P arisot» ou «P arizot» se retrouve à l ’époque aussi bien chez des catholiques
que chez des réformés.
39 Voir en particulier les exégèses (chim iques) de Jean 1.1 -14 (p. 1-16) et de la G enèse
(p. 133-150 [209-226]), celle de Daniel 10-12 (p. 252-258 [328-334]). Aucune auto­
rité ecclésiastique n’est citée ou alléguée dans La F oy dévoilée. À propos de l’indi­
gence des Pères et des Docteurs de l ’Église en matière de religion, voir infra, note
79.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 437

l’Église comme réalité invisible, son « tolérantisme » et enfin sa confiance


en la conscience raisonnable, tout cela était bien de nature à faire douter
de sa foi catholique40. Il est loisible de mettre ces ingrédients virtuelle­
ment hérétiques sur le seul compte du joachimisme concordiste de notre
auteur, comme nous le verrons plus loin. Cependant s’il est vrai que
Parisot rejoignit le Refuge hollandais et Jurieu après 1685, on devra
convenir qu’il eut la malchance particulière, à cette époque, d’être un
joachimite protestant.
En définitive, que Parisot n ’ait pas daigné pas se plier à la réglemen­
tation en fait de livres, qu’il se soit montré quelque peu effronté envers
son prince, qu’il fut encore protestant ou suspect de sympathie envers
les idées de la Réforme, tout cela pouvait déjà justifier un acte de répres­
sion. Surtout au poste qu’il occupait et si son «tour d’esprit extraordi­
naire» ou sa «bizarrerie d’âm e», comme dit Bayle41, en faisaient un
fonctionnaire quelque peu encombrant... Néanmoins ces éléments ne
furent certainement pas les décisifs. Dans son placet de 1685, Parisot
laisse bien entendre qu’on lui reprocha certaines «nouveautés»42. Ces
nouveautés en fait bien anciennes, comme Parisot le reconnaît lui-
même, n’en étaient pas moins fort dissolvantes pour le christianisme.
Elles représentent l’aspect le plus remarquable de La Foy dévoilée p a r
la raison pour l’histoire des idées philosophiques et religieuses au
XVIIe siècle.

LES «NOUVEAUTÉS» DE PARISOT

L’une de ces nouveautés consistait dans une physique et une


cosmologie que l’on peut qualifier de «paracelsiennes». Nous l’avons

40 M ettons surtout en exergue cette déclaration : « on s ’éloigne de la Vérité Chrétienne,


quand on la cherche dans les Livres, puisque l ’on ne l ’a trouvée jusques à present
que dans les Ecritures Saintes sous l ’Autorité de la Foy, en s ’humiliant, avec un pro­
fond Respect, aux pieds d ’un Crucifix...» (La Foy dévoilée, p. 22).
41 « On aime à connoître ce qui est d ’un tour d ’esprit extraordinaire & il est m êm e utile
de méditer sur les bizarreries de l ’am e». C ’est ainsi que B ayle justifie son intérêt
pour Parisot (N R L, oct. 1685, p. 1140). Du Roure jugera Parisot «tout bonnement
un fou » (A nalectabiblion, ou extraits critiques de d ivers livres rares, oubliés ou p e u
connus, tirés du cabinet du m arquis D. R ***, Paris, Techener, 1836-1837, t. II, 343-
344). Voir de même F. Pérennès, D ictionnaire de biographie chrétienne [M igne,
E ncyclopédie théologique, II], 1851, t. III p. 245: « C e livre est la production d ’une
tête échauffée plutôt qu’incrédule.»
42 Les Docteurs, dit-il, ont de la peine à entendre sa doctrine, «traitant cette doctrine
de nouveauté, au grand scandale de son antiquité...» (P la c et, p. 186). C es « ig n o ­
rans» sont ensuite férocement pris à partie.
438 A L A IN M O T H U

étudiée ailleurs plus en détail et nous contenterons ici d’en dégager


l’essentiel43.
Parisot construit son ouvrage autour de l’idée que les trois principes
spagyriques (sel, soufre, mercure) sont «les vrays Principes Essentiels
de toute la Nature » et qu’ils sont analogues à la Trinité divine. En effet,
les ouvrages de la nature, «objets de nôtre Raison » doivent s’accorder
avec la Religion, «objet de nôtre Foy», l’ouvrage devant «avoir de la
ressemblance à l’Ouvrier»44. Cette analogie ou cette ressemblance,
cependant, recouvrent chez notre auteur une signification physique bien
concrète: les principes « principians» constituent des émanations du
Dieu en trois personnes dans le chaos primordial - ou plus exactement :
ils sont la substance même du chaos, constituant cette materia prim a qui
précède ce qu’on appelle improprement la «création» et qui est le véri­
table «commencement de l’Ouvrage de la Nature»45.
Il s’ensuit que les principes - qui donnèrent naissance aux quatre élé­
ments et à toute la nature - sont «imm uables», «parfaits», «im m or­
tels» et qu’ils «servent d’Ame à toute la Nature». Il s’ensuit également
qu’ils peuvent s’analyser conformément au dogme trinitaire: les trois
principes n’ont réellement «qu’une Nature», chacun est «prem ier» et
inséparablement uni aux autres qui « y sont enfermez », sans lesquels « il
ne peut être» et qui lui sont égaux en dignité, etc.46 Tout cela est déjà
bien suspect de panthéisme mais l’énoncé réciproque l’est davantage
encore, qui postule que le mystère de la Sainte Trinité se peut pareille­
ment analyser à la lumière des trois principes « animez de la Divinité »47

43 «L ’évangile paracelsien du sieur Parisot», dans F. Greiner (éd.), A sp ects de l ’a lch i­


m ie au X V IIe siècle [Colloque de R eim s, 1996], M ilan, Arché, 1998, p. 347-382.
44 L a F oy dévoilée, p. 278 [354] (Lettre au Pape), p. 225 [301], etc.
45 Ibid., p. 133 [209]. Les «Principes Sel, Mercure & Soufre [...] com posoient le
C ahos» (p. 129-130 [205-206]) et « le M onde n ’est autre chose qu’un Cahos mis en
ordre ou plutôt qui s ’est rendu visib le» (p. 149 [225], Le concept d 'é m anation est
présent p. 110 [186], p. 112 [188], p. 132 [208], p. 143 [219], Pour une vue d ’en­
sem ble sur la cosm ogénèse de Parisot, on pourra voir les chapitres LX et LXI, p. 120
sq. [196 sq.}, où l ’auteur explique en détail qu’il y eut trois productions divines:
l ’une interne à D ieu et éternelle, celle de la Sainte Trinité; la deuxièm e extérieure et
immortelle, celle des trois principes «crées immédiatement de Dieu par l ’Ouvrage
du C ahos»; la troisièm e extérieure et temporelle par laquelle s ’opéra la séparation
du chaos en tout ce qui com pose le monde visible (et Parisot refuse d ’em ployer à
son propos le concept de création : Dieu n’a à proprement parler « rien créé dans les
six jou rs», il n’a fait que corporifier et mettre en forme). Com m e pour rattraper une
dom m ageable om ission, notre auteur ajoute une quatrième production « non univer­
selle»: celle de notre âme, autre «Em anation de Dieu Infiny» (p. 127 [203]).
46 Voir Ibid., les chap. LIV, p. 105-107 [181-183], LVII, p. 115-116 [191-192], et sur­
tout LXXXV, p. 209-212 [285-288],
47 Ibid., p. 210 [286],
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 439

et qui conduit à conclure que Dieu est «comme l’Ame de l’univers»48.


De même que «rien ne peut être dans la Nature sans les Trois Principes
qui n ’en composent qu’un », de même le Créateur « est dedans & dehors
la Nature, occupant toutes choses à l’infiny, puis que Dieu est par tout
dans la composition du Ciel & de la Terre»49. Il est «par tout, & en tous
lieux», «par sa Presence il connoit & remplit toutes choses»50.
Placé devant de semblables déclarations et devant la description que
Parisot fait d’une nature pleine de vie et de spiritualité, parfaite51,
étanche aux interventions providentielles52, ou encore devant l’affirma­
tion audacieuse que les Écritures ne sont en définitive que des «Para­
boles de la N ature»53, le lecteur de Parisot était décidément en droit de

48 «Il faut qu’il [Dieu] soit com m e l ’A m e de l ’Univers, & que cette Ame subsiste en
Trois Personnes, Pere, Fils & Saint-Esprit, qui ont rapport aux Trois Principes de la
Nature, qui sont le Sel, le Mercure, & le Soufre, qui comprend tout ce qui est au
M onde» (La F oy dévoilée, p. 80). Voir de m êm e p. 119 (l’Esprit de Dieu est
«com m e l ’A m e de l ’U n ivers») et p. 191-192 [267-268] (« la Sainte Trinité de Per­
sonnes, qui est com m e l ’Am e de l ’U nivers»).
49 Ib id ., p. 106 [182].
50 Ibid., p. 11 et p. 126 [202], Voir aussi p. 79 (« D ieu est par tout»), p. 150 [226]
( « l ’Esprit de Dieu, qui est dans toutes choses [...] creées»), etc.
51 La nature est la règle de toutes choses, rien ne peut avoir de goût, dans l ’ordre esthé­
tique ou moral, s ’il n ’est conçu sur son m odèle: voir La Foy dévoilée, p. 105, 116-
118. Ailleurs (p. 181-189 [257-265]), Parisot laisse librement s ’épancher le vieux
phantasme naturaliste (stoïcien, alchim iste) qui le hante: il nous décrit le m ouve­
ment circulaire permanent qui anime, pour le plus grand plaisir de ses organes m ul­
tiples, ce gigantesque animal qu’est la Nature, dont la respiration est rythmée par le
flux et le reflux régulier de ses mers, etc.
52 La question des miracles est abordée aux p. 235-247 [311-324]: l ’auteur y dénonce
la facticité miraculeuse de beaucoup de «prodiges» en fait naturels, dénonce la
vanité de l ’argument apologétique qu’on en veut tirer - puisque toutes les religions
se prévalent de prodiges qu’elles font passer pour miracles (l’Antéchrist agira de
m êm e) - , enfin il affirme la quasi-extinction des vrais miracles : ceux-ci ne visaient
qu ’à convaincre, par le passé, « le s esprits des Sim ples», les «Peuples grossiers de
ce tem s-là», Dieu se faisant aujourd’hui mieux connaître «par l ’Ordre de la
Nature». À la p. 228 [304]), Parisot soutient positivement que Dieu se servit des
miracles pour établir la religion «& après il n’en a plus fait». À partir de ces
remarques, Albert M onod jugeait que Parisot «m éprise fort les m iracles» (D e P a s­
cal à C hateaubriand. Les d éfenseurs fra n ç a is du christianism e de 1670 à 1802,
Paris, Alcan, 1916, p. 188). On peut difficilem ent ne pas lui donner raison - contre
G. Delassault, par exem ple, qui de façon surprenante plaçait notre auteur au m êm e
rang que Silhon, Garasse ou Mauduit parmi les apologistes s ’appuyant sur des
preuves de fait (Le M aistre de S acy e t son tem ps, Paris, Nizet, 1957, p. 180, 181,
186).
53 « C e qui em pêche de comprendre la Sainte Ecriture par la raison, c ’est que l ’on n ’a
pas entendu la Physique qui y regne par des Paraboles de la Nature ; ainsi la connois-
sance de la Physique est nécessaire pour comprendre ce que c ’est que Dieu, la
440 A L A IN M O T H U

se demander ce qui subsistait du principe de la transcendance divine. Il


pouvait assez légitimement conclure, semble-t-il, que la Trinité n ’était
en fait qu’une hypostase spirituelle des trois éléments chimiques. Le
chimiste, dans son laboratoire, avec alambics et cornues, réaliserait une
véritable opération théophanique, rendant visibles le Père correspon­
dant au Sel, le Fils correspondant au Mercure, le Soufre correspondant
à l’Esprit...54.
Cette « nouveauté » bien sulfureuse que Parisot héritait de sa culture
paracelsienne55 se doublait cependant d ’une autre «nouveauté» non
moins ancienne, non moins décapante pour le christianisme et sans
doute plus remarquable pour qui s’intéresse à l’histoire du rationalisme
moderne. Elle s’inscrivait dans la lignée lointaine de Joachim de Flore.
On sait que l’innovation théologique majeure de l’abbé calabrais
Joachim de Flore (ca . 1132-1202) n’avait pas consisté dans l’invention

Nature, & la Religion, & c.» (P la c e t, p. 194). «L a plûpart des choses que Notre S ei­
gneur y enseigne sont p h ysiqu es» (p. 190). L’idée revient com m e un leitm otiv dans
l ’ensem ble du P la cet, mais elle est déjà très nette dans le L a F oy dévo ilée: l ’expli­
cation de l ’Évangile de Jean (1 .1 -1 4 ), que Parisot met en exergue au début de son
ouvrage montre «qu e le Systèm e de la Nature y est aussi bien exposé que celuy de
la R eligion » (p. 17-18; voir p. 1-16). La G enèse quant à elle renferme toute la cos­
m ologie paracelsienne de Parisot (p. 133-150 [209-226]). Dans le même sens, ses
M ystères sont assim ilés à des « L o ix » (Préface, p. [xxn]).
54 Le sel, parce qu’il « est le sujet de la génération » et parce que rien ne peut être pro­
duit sans lui, est l ’analogue de D ieu le Père. Le mercure, qui est « l ’Origine de la
Nature visib le» est analogue au F ils qui « a pris Chair Humaine, pour se rendre
V isib le». Le soufre, enfin, «liqueur oleagineuse, douce & insinuante, qui a cette
propriété de conjoindre les deux autres Principes en Unité de N ature», est comparé
au Saint Esprit, qui «unit les deux autres Personnes en Unité de Nature D ivin e»
(voir L a F o y dévoilée, p. 16).
55 Paracelse n ’a jam ais assim ilé ses trois principes à la Trinité, cependant sa chim ie
spagyrique ressortissait sans nul doute d ’une inspiration théologique. Pour le reste,
on notera que le paracelsism e fut condam né en 1578 par la Faculté de T héologie de
Paris pour avoir soutenu, entre autres, que « Deus non fuit creator, sed tantum sepa-
rator rerum omnium », et parce que « M ysterium magnum Paracelsi increatum, quod
est aliquando Limbum magnum vocat, est materia prima ex qua sal, sulphur, argen-
tum vivum : omnium rerum principia non creata, sed separata fuisse dicit [...]» (cita­
tions empruntées à D. Kahn, «C inquante-neuf thèses de Paracelse censurées par la
Faculté de théologie de Paris, le 9 octobre 1578 », dans D ocum ents oubliés s u r l ’a l­
chim ie, la K abbale et G uillaum e P ostel. M élanges offerts à F rançois Secret, Paris,
Droz, à paraître). Rappelons aussi que la Sorbonne, puis Mersenne dans ses Q ues­
tions théologiques (1634), ont reproché au paracelsien Henri Kunrath des im piétés
analogues à celles de Parisot (cf. M ersenne, éd. Paris, Fayard, «C orpus», 1985,
p. 315-319: Question 28). A ux X V Ie et XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui, à
l ’instar d ’André D u Breil, reprochent aux paracelsiens et alchimistes d ’avoir « o sé
nier Dieu & sa puissance, attribuant plus de vertu aux creatures, qu’au Createur»
(La P olice de l'a r t et science d e m e d ec in e, Paris, 1580, p. 36).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 441

de trois « âges » du salut (celui du Père, du Fils et de l’Esprit), mais dans


une périodisation différente reportant au futur l’avènement de l’Âge de
l’Esprit - âge avec lequel l’Église prétendait coïncider depuis son insti­
tution56. Selon Joachim, le règne de l’Esprit était encore à venir, dans le
temps et sur cette terre, et il était proche. Les hommes allaient alors
pénétrer le sens intime, plein et parfait, des deux Testaments, qui aupa­
ravant avait été seulement entr’ouvert aux Pères. Tous les mystères de la
foi allaient être «ouverts» (aperta ) ou «dévoilés» (denudata ). Etc.
Il est à peine besoin de souligner quel ferment d ’hétérodoxie com­
portait cette doctrine qui, pour n’être pas entièrement nouvelle, gagnait
avec Joachim de Flore une sorte de consistance qu’elle n’avait pas aupa­
ravant et se trouvait promise à un plus grand essor57. Elle considérait
que la Révélation, jusqu’à présent, était inachevée, ce qui atténuait à la
fois l’importance du Christ comme sujet autour de qui tout s’organise58,
l’importance des Évangiles comme message parfait et définitif (elles
tendent à devenir un Protoévangile de l’Évangile de l’Esprit)59, et enfin
l’importance de l’institution ecclésiastique: perçue comme transitoire,
sinon périmée, au même titre que son armature doctrinale. En somme,
la doctrine de Joachim de Flore impliquait «un dépassement de l’Église
du Christ par un éclatement de ses structures présentes, mentales aussi
bien qu’institutionnelles»60.

56 Le schém a théologique traditionnel conçoit généralement un règne du Père s’éten­


dant sur les sept jours de la Création, suivi d’un âge du Fils inauguré par la promesse
d’un rédempteur faite à Adam jusqu’à la venue du Christ, puis d’un âge de l ’Esprit
couvrant tout le temps de l ’É glise jusqu’à la fin du monde. Ce schéma « id éa l»
connut au fil des siècles bien des variantes (décalages, subdivisions en quatre âges
ou davantage, juxtaposition de nouveaux schémas parlant d ’âges de la loi naturelle,
de la loi écrite puis de la loi de grâce) qui cependant ne remettaient pas en question
l ’essentiel, à savoir que l ’É glise présente manifestait le règne de l ’Esprit (ou de la
loi de grâce). Voir sur cette question H. de Lubac, La P ostérité spirituelle de J o a ­
chim de F lore, I, chap. I: «L ’innovation de Joachim », p. 19 sq. Dans ce qui suit,
nous nous appuierons abondamment sur ce maître-livre.
57 H. de Lubac, ibid., I, p. 14.
58 Sur cette rupture avec le christocentrisme de la tradition (le centre de gravité de la
religion se déplaçant vers un autre sujet : l ’Esprit, dont Jésus n’est plus qu’un sym ­
bole ou un chiffre), voir H. de Lubac, ibid., I, p. 65-66.
59 H. de Lubac, ibid., I, p. 65 et II, p. 471. L’Évangile prêché par le Christ n’est encore
que figure: la vérité en est demeurée cachée à ses disciples et jusqu’à ce que l ’Esprit
veuille la répandre... (p. 186).
60 H. de Lubac, ibid., I, p. 49; « le point névralgique du joachim ism e consiste dans une
rupture de type «historique» établie entre le temps du Christ et celui de l’Esprit.
Une fois ainsi détaché du Christ dans le cœur et la pensée des hom mes, l ’Esprit peut
devenir n’importe quoi...» (II, 474 résumant H. Mottu, La M anifestation de l ’E sprit
selon Joachim de F lore, 1977).
442 A L A IN M O T H U

L’extraordinaire «postérité spirituelle» de Joachim de Flore depuis


le Moyen-Age jusqu’à l’époque contemporaine a été magistralement
étudiée par Henri de Lubac. Bornons-nous à rappeler qu’au-delà du
Moyen-Âge, l’inspiration de l’abbé cistercien traverse encore de nom­
breux courants de pensée à divers degrés hérétiques : mouvements ana­
baptistes et du«libre esprit», kabbalistes et mystiques, qui tendirent à
dresser l’Esprit contre l’Église61. Le siècle dit «classique» est assez peu
tourné vers l’avenir et représente en conséquence le parent pauvre de
l’étude de Henri de Lubac: entre Jacob Boehme, la Fraternité de la
Rose-Croix au début du XVIIe siècle et les mouvement « illuministes »
de la fin du XVIIIe siècle, l’historien ne repère que de minces échos de
l’inspiration joachimite62. Or Parisot eût assurément mérité une place de
choix dans cette étude, sa théologie de l’histoire manifestant les traits
joachimites les plus crus, donc les plus «politiquement incorrects» (on
l’a vu) et les plus évidemment hétérodoxes.
L’histoire de la «veritable Eglise», explique Parisot, se partage en
quatre temps63. C ’est très classiquement que notre auteur distingue
d ’abord un temps gouverné par la «loy de nature» qui commença à
Adam et s’acheva avec Moïse, puis un temps de la loi écrite et des pro­
phètes qui courut de Moïse à l’avènement de Jésus, et enfin un âge gou­
verné par la loi de grâce: l’âge du Verbe, l’âge de l’Église. C ’est à ce
niveau que s’opère chez Parisot une fracture décisive avec la tradition.
Cette fois, en effet, le troisième temps de la grâce ne se prolonge pas jus­
qu’à la fin des temps, et le quatrième temps qui nous est annoncé ne coïn­
cide pas avec celui de la Gloire étemelle, comme c ’était le cas chez les
partisans orthodoxes d ’un schéma quadripartite64. Ce quatrième âge qui
doit survenir en ce monde, Parisot le définit comme «le tems de la fin du
monde». Il doit advenir très bientôt, sous Louis le Grand, dès que se pré­
sentera l’Antéchrist. Quelle loi le gouvernera? Parisot nous le signifie
clairement: c ’est la loi de raison qui gouvernera le quatrième âge65.

61 H. de Lubac, ibid., I, chap. 4 et 5, p. 161 sq.


62 Hormis M me Guyon (de Lubac, ibid., p. 225-226), D om Descham ps (p. 249-253) et
le curé André D erville, qui dut rétracter ses opinions en 1703 (p. 227-228).
63 N ous résumons La F oy dévoilée, chap. 94 à 99, p. 245-267 [321-343].
64 Voir de Lubac, La P ostérité spirituelle..., I, p. 19 et passim .
65 En fait, Parisot se garde bien de le dire expressément. Inquiet de se voir reprocher
d ’annihiler la foi (la raison ne ferait que la «d évoiler»), il n’institue, dans un réca­
pitulatif de sa théologie de l ’histoire (p. 267 [343]), que trois lois correspondant aux
quatre états qu’il décrit. La loi de grâce recouvrirait successivem ent la foi révélée et
la foi d évoilée par la raison. Il est difficile de ne pas interpréter ce passage com m e
une tentative de donner le change à des censeurs trop sourcilleux quand m ille autres
passages signifient nettement que l ’âge de la foi est révolu.
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 443

Regardons-y de plus près66. Au quatrième âge, avant que ne finisse


le monde, l’Antéchrist doit surgir. Cependant Dieu, dans sa bonté infi­
nie, va permettre aux hommes de résister à ses prodiges et à ses persé­
cutions: l’Esprit va leur rendre accessible «la Vérité toute nüe sans
aucun Mystere, afin de resister à cet Ennemy commun du Genre-
Humain». La Sainte Trinité deviendra transparente à la raison et les
nations qui jusqu’alors ne confessaient pas le vrai Dieu seront conduites
à admettre leurs erreurs et à reconnaître l’absolue véracité du christia­
nisme. Ainsi, «par toute la Terre», les hommes seront unis « d ’une seule
& même croyance»67. Les incrédules devraient trembler à l’approche de
ce jour de vérité qui les confondra irrémédiablement68!
Et l’Église ? Que signifiera pour elle cet avènement de la raison,
sinon que ses lumières, qui «auront duré pendant tous les trois differens
Tems»69 s’éclipseront pour toujours au soleil d ’une révélation plus
haute, immédiate? Quand Parisot suggère que l’Âge de l’Esprit rejoin­
dra celui gouverné par la «Loy de Nature», car il y a «une continuité
Circulaire de la veritable Eglise», on croit même saisir l’idée que
l’Eglise et la foi qu’elle transmet n’auront jamais représenté qu’une
étape transitoire particulièrement obscure dans l’histoire de l’huma­
nité...70. Un mauvais moment à passer, et qui heureusement s’achève:
les maigres lumières de la foi sont promises à une extinction imminente
et Parisot - qui place son livre sous l’étendard significatif de Jean71 -
sonne infailliblement leur entrée dans la nuit.
De fait, la vieille question du rapport de la raison et de la foi se résout
chez Parisot de la façon la plus abrupte et la plus choquante d’un point
de vue orthodoxe: la foi, définie par l’adhésion à la parole révélée et au

66 Voir L a F oy dévo ilée, chap. LXX X X V III, p. 263-266 [339-342],


67 La F oy dévoilée, Préface p. [xiii]. Voir de m êm e la lettre au Saint Père, p. 280 [356].
68 «L e s M écreans doivent trembler, parce que le Jour de la Vérité approche par la
moyen de la Raison, qui est l ’Eclaircissem ent de la Foy, pareil en quelque façon au
jour du Jugement où l ’on verra toutes choses à découvert & l ’E glise Catholique
Triomphante» (p. 198 [274]).
69 La F oy d évoilée, p. 264 [340],
70 Ibid., p. 265 [341]: il y a «un e continuité Circulaire de la veritable E glise, qui a com ­
m encé avec les Raisons & les Lumières Naturelles, & finira avec les Raisons, qui
nous donneront des Lumières pour les M ystères de la F oy ». Voir les p. 247-251, où
se trouve défini ce «premier corps de R eligion» gouverné par la «L oy de Nature»,
où l ’hom m e a une connaissance immédiate de Dieu et de la nature. C ’est ce qui nous
est promis au troisième Âge.
71 Ibid., p. 1 sq. L’Évangile johannique et notamment son évocation de la lumière qui
«éclaire tout homme venant au m onde», avait, dit O. Lutaud «étayé ou suggéré
toutes les luttes m édiévales contre l ’orthodoxie» (H érésies et sociétés, éd. J. Le
G off, Paris et La Haye, M outon & Co, 1968, p. 358).
444 A L A IN M O T H U

dogme et non comme une grâce surnaturelle72, ne représente qu’une


connaissance obscure, opaque, paresseuse même. Les paroles du Christ
sont «mystérieuses», aussi la foi « est[-elle] toûjours une connoissance
obscure»73. La raison a exactement le même objet, elle vise la même
vérité de Dieu, mais par «la connaissance des premiers Principes
créés»74. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Parisot, non
seulement récuse tout désaccord entre la foi et la raison («elles sont
toutes deux raisonnables»)75 et s’élève avec indignation contre le
«dogm e», funeste à la religion, même d ’une supériorité de la foi76, mais
encore qu’il proclame la supériorité de la raison :
Il faut montrer que la Vérité est la Parole de J e s u s - C h r i s t que la F oy est
la C royance que nous y avons sans la com prendre, & que la R aison est
F E claircissem ent de la Foy, ce q u ’il faut entendre en cette m aniéré.
D ieu a dit la Vérité, laquelle Vérité fait la R elig io n ; D e sorte que c e q u ’il
a dit est Obscur ou In telligib le ; s ’il est Obscur, cela s ’appelle la F oy ; s ’il
e st Intelligible, cela s ’appelle la R aison jo in t avec ce qui est augm enté
par les n o u v elles découvertes, si bien q u ’à proportion que l ’on découvre
quelque ch o se de l ’O bscurité des S aintes Ecritures, & d es Paroles de
J e s u s - C h r i s t , qui sont n os M ysteres, cela se doit appeler la Vérité
d ev o ilée, ou la Foy d e v o ilé e par la R aison 77.

La foi correspond au stade de la « Religion Voilée »78. Avec une belle


candeur, Parisot avance que Dieu a voulu dans un premier temps établir
la religion par la foi «pour donner de l’occupation aux hommes de la
chercher & de la trouver par la Raison »79. En fait, ces efforts ne pou­

72 La foi désigne ce qui a été établi « par les R évélations, les Instructions, & les Paroles
de J e s u s - C h r is t » (La F oy d évoilée, p. 193 [269]); «cette grande route batüe par
tant de de célébrés & Saints Auteurs qui ont suivy les Prophetes, les Apôtres, les
E vangelistes, & les Peres de l ’Eglise Chrétienne» (Préface, p. [n]). On trouve une
définition plus augustinienne, mais isolée, à la p. 88 (voir infra).
73 L a F oy dévoilée, p. 199-200 [275-276]. Voir aussi le passage cité ci-dessous.
74 Ibid., p. 194 [270]. Voir p. 217-218 [293-294]: la raison contient les «m êm es Veri-
tez » que la foi et toutes deux « conduisent à une m êm e Fin, qui est la Connoissance
du Vray Dieu ».
75 Ib id ., « Au Roy », [p. 2].
76 Ibid., p. 201-203 [277-279]. La foi n’est au-dessus que de notre «m échant Raison­
nem ent» (p. 99-100).
77 Ibid., p. 192-193 [268-269]. Ailleurs, dans son « Catéchisme de la Foy devoilée par la
R aison», Parisot demande si la raison est «m eilleure» que la foi et répond qu’un phi­
losophe chrétien «preferera toûjours la Raison à la F oy»; «Croire la Venté est parler
en Chrétien, & prouver la venté, c ’est parler en Philosophe Chrétien» (p. 216 [292]).
78 Ibid., p. 205-206 [281-282].
79 Ibid., y. 194 [270]. D e m êm e p. 195 [272]: Dieu souhaita «n ou s donner de l ’Occu-
pation par nos Travaux, pour découvrir toutes ces m erveilles».
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 445

vaient aboutir: la raison tâtonnante des Pères et les Docteurs de l’Église


a tout au plus garanti l’authenticité du diamant chrétien, mais elle s’est
montrée impuissante à le tailler de sorte que ces brillants illuminent le
monde entier80. La fibre joachimite de Parisot ne peut que tressaillir
devant pareil constat et c ’est précisément ce qu’il signifie au roi et au
pape: la foi, telle qu’elle était jusqu’à présent, n’était valide qu’aux
yeux des chrétiens, au lieu que la raison est «pour tout le m onde»81.
Cependant les temps ne sont plus les mêmes, l’ombre de l’Antéchrist
se profile à l’horizon et simultanément se lève le jour nouveau de l’in­
telligence rationnelle (ou spirituelle) où Dieu, dans sa charité, va éclai­
rer la raison de tous les hommes. Parisot témoigne par son œuvre que les
premiers rayons ont déjà pénétré, puisque lui-même est parvenu à éluci­
der le mystère de la Trinité. De même, la résurrection de la chair et le
sacrement du baptême lui sont devenus transparents82. Prophète de cet
âge nouveau, il a jugé de son devoir de l’annoncer au pape, au roi, aux
hommes, pour qu’ils en hâtent l’avénement. Désormais, s’en tenir à la
foi revient, non seulement à entretenir un souci égoïste de son salut peu
digne d ’un chrétien authentique (lequel doit songer au salut de l’huma­
nité entière)83, mais aussi à croire par «paresse» et non par respect véri­

80 Ibid., p. 198-199 [274-275]. Voir aussi p. 95-99 et p. 204 [280] sur les efforts pré­
maturés des Pères de l ’Église et autres «A m is de D ieu » qui, peu éclairés, tâchèrent
autrefois de démontrer la religion par la raison. Cette cécité rationnelle est signalée
à plusieurs autres endroits: p. 106, 146 [222], 148 [225], 232 sq. [308 sq.], etc. En
réalité, com m e nous le verrons plus bas, Parisot doute fortement que les Pères soient
parvenus à garantir l ’authenticité du christianisme. À ses yeux, leurs efforts ont seu­
lement montré que Dieu ne souhaitait pas que nous croyons « e n bête», mais avec le
concours de la raison (p. 97-98).
81 «L a foi est bonne pour les Chrétiens, [...], la Raison est pour tout le M onde» (« A u
R o y » [p. 2]). Voir de m êm e la lettre au Saint Père, in fin e , p. 279-280.[355-356]: « la
Foy étant pour les Chrétiens, & la Raison pour tout le M onde...». Les adresses au roi
et au pape sont pleinement conformes à l ’objectif authentiquement joachim ite
d’«unir tout le M onde dans une seule & m êm e croyance» (p. 280 [356]) - autre­
ment dit d ’accélérer la réalisation de la concorde universelle.
82 La Résurrection s ’explique par l ’immortalité des trois principes spagyriques -
l ’autre monde devant être «encore com posé des m êmes Principes» (La F oy d évo i­
lée, p. 159-162 [235-238]). Le baptême quant à lui prend toute sa valeur religieuse
quand on considère qu’il « est conféré par les Trois Principes Sel, Eau, & Huile, qui
ont rapport aux trois Principes de la Nature, & de la Sainte Trinité» (p. 214 [290];
cf. de m êm e p. 14 et surtout p. 69-72).
*’ Le vrai chrétien « songe au salut de tout le M onde » (La F oy dévoilée, p. 218 [294]).
Il aurait été inutile d ’expliquer les mystères de la foi par la raison si on voulait ne
s ’adresser qu’à des chrétiens, mais Parisot s ’est «proposé de parler à toutes les
R eligions de la Terre» (p. 234 [310]), de «m anifester la Vérité par toute la Terre»
(p. 104).
446 A L A IN M O T H U

table de Dieu, en observant son dernier décret84. Ce serait même, précise


le Placet, un véritable péché, car
resister contre l’éclaircissement de la Religion, c ’est un péché contre le
Saint Esprit, qui est irrémissible tant en ce monde qu’en l’autre, c ’est-à-
dire, que l’on est damné dès à présent sans pouvoir être reçu à repen­
tance; ce dont Notre Seigneur nous avertit en Saint Marc Chap. 3. Text.
29. Si quelqu’un blasphème contre le Saint esprit, il n ’en recevra jamais
le pardon, & il sera coupable du péché éternel, qui est une sentence
effroyable, prononcée par la propre bouche de Notre Seigneur Jesus-
Christ contre les opiniâtres ignorans, qui se disent savans par leurs titres
de Professeurs [...] .

Les paroles du Christ restent intactes, ne cesse de répéter Parisot : la


raison ne détruit pas la foi, elle en est la «Com pagne», elle la «justifie»,
elle la «dém ontre»86. D ’ailleurs, fait-il observer, c ’est d’abord la foi qui
justifie: «la Foy consiste à Croire Dieu, & la Raison à le connoître à
P osteriori», et la preuve en est que «sans la Connoissance de la Sainte
Trinité, on n’eût pas pensé à la Trinité de Nature»87. Le lecteur de Pari­
sot en conviendra, il ne pourra en effet douter de l’orientation théolo­
gique chrétienne de son rationalisme et de sa physique. Toutefois ce
même lecteur constatera aussi que la foi personnelle et disons «voilée»
de Parisot paraît quelquefois bien précaire - bien peu a priori - , quand
par exemple l’auteur confesse l’arbitraire des arguments traditionnels
par les martyrs, les miracles, les prophéties, la morale dont se prévalent
de la même façon toutes les religions - de sorte que « les fausses Reli­
gions paraissent aussi véritables que celle qui est la vraye»88 - , ou
quand il reconnaît que la religion est dans l’âme une « teinture » déposée

84 Voir Ibid., p. 200 [276], Les trois âges ne sont « pas des Caprices de la Fortune, mais
des Circulations de la Nature, qui suivent l ’Ordre des Decrets de D ieu » (p. 204
[280]).
85 P lacet, p. 189.
86 La F oy dévoilée, p. 233 [309]; p. 217 [293]; p. 224-225 [300-301].
87 Ibid., p. 227 [303] et p. 221 [297]. Voir p. 226-227 [302-303] sur le caractère a p o s ­
teriori de la connaissance physique de D ieu, et dans le m ême sens p. 62 : « il faut que
la Raison s ’accorde avec la Foy, & non pas la Foy avec la Raison, parce que les
paroles de I e s u s - C h r i s t sont tres-veritables, & que nos raisons pourraient être
fausses.»
88 Ibid., p. 9 3 -94 (cf. p. 92-94). Voir de même p. 101-102: «quant aux bonnes Mœurs,
aux M iracles & aux Martirs, ils servent bien à établir les R eligions [...] [mais] point
à distinguer la Veritable d ’avec les fausses.» L’argument par l’excellence de la
m orale chrétienne était déjà récusé p. 83-85. Nous avons évoqué plus haut la ques­
tion des miracles (note 51) et l ’indigence rationaliste des Pères de l ’Église (note 79).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 447

par les coutumes nationales et l’éducation parentale89. Cela pour


conclure - et cette conclusion figure presque à chaque page de La Foy
dévoilée - que le seul critère de véracité du christianisme repose sur
l’accord de ce que Dieu a dit avec ce qu’il a fa it90. Or ce que Dieu a fa it
ne se peut élucider qu’à la lumière de la physique spagyrique de Pari­
sot...
À un seul endroit seulement de La Foy dévoilée, on trouve l’idée que
la raison n ’épuisera jamais entièrement la foi,
p u isq u e n o u s en a v o n s toû jou rs b e so in , à c a u se q u e D ie u e st in c o m p r é ­
h e n s ib le , & q u ’il n o u s restera toû jou rs a s s e z d ’ig n o r a n c e pou r n e le
p o u v o ir c o m p r en d r e; c e qui fera nôtre F oy, d ’autant q u e la F o y e st une
c r o y a n c e v e rita b le d e s c h o s e s qui so n t au d e ss u s d e nôtre R a iso n . D e
so rte q u e nôtre F o y n ’a p as se u le m e n t pou r ob jet c e q u e J e s u s - C h r i s t
n o u s a d it, m a is m ê m e tou t c e q u i e st e n D ie u , c e qui fa it v o ir q u e la F o y
n e p e u t p as être détru ite, q u e lq u e so in q u e n ou s p ren io n s d e n o u s rendre
p lu s sç a v a n s91.

Le lecteur aura alors à juger si cette déclaration isolée où la « foi »


revêt les couleurs plus augustiniennes de la grâce, et qui surgit en rétor­
sion anticipée à l’accusation prévisible de mécréance (au même titre
que l’affirmation de l’a priorité de la foi), pèse quelque chose devant
l’affirmation constante que « la Foy & la Raison ne sont qu’une seule &
même chose puisque ce sont des Veritez Voilées ou Devoilées » et que
« Dieu a voulu établir en un tems la Religion par la Foy, & en un autre
par la Raison » - la foi n’étant « qu’un passage de la Religion », la raison
en étant « la fin & la perfection »92.

RATIONALISME ET SPIRITUALISME

L’inspiration de Joachim de Flore, en sa vue historique du progrès


religieux, est bien sensible dans La Foy dévoilée p a r la raison. Cepen­
dant l’Esprit s’est en quelque façon sécularisé, il s’est fait raison. Cette
sécularisation, par quoi l’âge de l’Esprit se voit désormais défini comme

89 Ibid., p. 81 sq. B ayle relèvera cette proposition marquante (NRL, oct. 1685, p. 1146-
1147).
90 Voir par exem ple L a F oy dévoilée, p. 95, ou encore la lettre au pape in fin e , p. 279
[355],
91 Ibid., p. 88
92 Respectivem ent: ibid., p. 100-101 ; p. 99; P lacet, p. 193.
448 A L A IN M O T H U

celui « de l’Experience, & de la Raison »93, demeure certes superficielle :


la raison, on l’a vu, reste comprise fondamentalement comme un témoin
divin. Inversement, il vaut la peine de souligner que cette sécularisation
(ou ce que nous avons appelé ainsi, faute de mieux) n ’est pas nouvelle
en soi dans l’histoire du spiritualisme. Dans les mouvements «spiri­
tuels » du Moyen-Âge et de la Renaissance, l’illumination a souvent été
confondue avec l’évidence rationnelle, et réciproquement bien sûr, les
concepts de raison, de connaissance, de science n’étant pas facilement
assignables à une faculté immanente de discernement ou à une révéla­
tion personnelle de type gnostique94. Selon Henning Graf Reventlow,
d ’ailleurs, rationalisme (au sens philosophique) et spiritualisme ont par­
tie liée depuis le XIIIe siècle dans divers mouvements religieux95.
Au XVIe siècle, le protestantisme passe pour avoir plus largement
resserré les liens entre l’Esprit et la rationalité proprement humaine96.
Selon toute apparence, il fut très vite débordé sur son aile gauche ; l’as­
pect rationnel va alors souvent l’emporter sur l’aspect spirituel, toujours
indissociables. C ’est en 1525 qu’un Éloi le Couvreur (Eligius Pruys-
tinck, Loy de Schaliedecker selon les chroniques anversoises), adepte
du Libre Esprit, soutient devant Melanchthon et Luther scandalisés que
«Chaque homme a le Saint-Esprit; le Saint-Esprit n’est pas autre chose
que notre raison»97. C ’est en 1572 ou 1573 que Geoffroy Vallée, dans

93 Voir La F oy dévoilée, p. 203 [279], l ’exploitation qui est faite de la parabole des
sem ailles [Matthieu 13.3 sq. ; Marc 4.3 sq. ; Luc 8.5 sq.]: la parole du Christ a
d ’abord été en grain lors de l ’établissem ent de la religion chrétienne, elle a germé à
l ’âge de la foi et est en épi à l’âge «d e PExperience, & de la R aison». La m êm e
métaphore revient dans le P lacet, p. 193 (§ 1 5 et 17).
94 Com m e l ’écrivait Pierre Chaunu en rendant com pte du maître-ouvrage de Leszek
K olakow ski, «L es fanatiques de l ’Apocalypse, les hom m es de la lumière intérieure,
de l ’attestation du Saint-Esprit confondu ou non avec l’évidence rationnelle, sont de
tous les âges du christianism e» («D eu xièm e ou troisièm e R éform e? Le XVIIe
siècle des hétérodoxes, Annales, XXV, nov.-déc. 1970, p. 1574-1590). Voir à ce pro­
pos les judicieuses remarques de L. K olakowski, C hrétiens sa n s É glise [Varsovie,
1965, tr. fr. 1969], Paris, Gallimard, 1987, p. 17 et passinr, et de O. Lutaud dans
«Entre rationalisme et millénarism e au cours de la Révolution d’Angleterre», dans
H érésies e t sociétés, p. 343 sq., spécialem ent p. 358-59 et 361-62.
95 B ibela u to rita t und G eist d e r M oderne... [1980], trad. angl. : The A u th o rity o f the
B ible a n d the R ise o f the M o d e m W orld, London, SCM Press, 1984, spéc. p. 21 sq.
96 O. Lutaud, art. cit., p. 369 : « l’identification entre Saint-Esprit et raison a en partie
sa source dans Calvin et le protestantism e».
97 Voir R. Vaneigem, Le M o u vem en t du L ibre E sprit, Paris, Ramsay, 1986, p. 199
(citant Luther, A n die C hristen zu A ntw erp en , citant lui-m êm e Éloi). À la même
époque, Luther écrit à Spalatin: « J ’ai ici une nouvelle espèce de prophètes venus
d ’Anvers, qui affirment que le Saint-Esprit n’est rien d ’autre que l ’intelligence et la
raison naturelle. Avec quelle fureur Satan se déchaîne partout contre la Parole !»
(Vaneigem , ibid., p. 199. Cf. p. 196-214 sur les « lo ïste s» d ’Anvers).
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 449

un libelle qui lui vaudra le bûcher, La Beatitude des chestiens ou le Fleo


de la fo y, déclare la guerre à la foi chrétienne, ignorante et aliénante, au
nom d ’une «science» ou d’un «sçavoir [...] engendré d’intelligence &
cognoissance»98. C ’est en ce même XVIe siècle, surtout, que Guillaume
Postel affiche assez distinctement, sous les affabulations les plus
inouïes, la prophétie d ’une ère rationaliste sans foi ni miracles, affir­
mant, comme plus tard Parisot que «la clarté de la raison humaine»
devait se substituer à la «nuit ou obscurité de l’autorité ou foi »". Pari­
sot avait certainement eu connaissance de certains écrits de Postel -
auteur qui hantait d ’innombrables bibliothèques à l’âge classique100.
Cependant une autre étape de la naturalisation de l’Esprit, non moins
intéressante pour notre propos, paraît atteinte au début du XVIIe siècle
avec le mouvement « rosicrucien » initié par Johann Valentin Andreae
(relayé par Michel Maier et Robert Fludd), où joachimisme et paracel-
sisme font bon ménage, et où le dernier semble véritablement aspirer
«vers le bas», autrement dit vers la nature et vers l’homme, l’Esprit de
la tradition théologique101. Parisot semble être aussi l’héritier de ce cou­

98 11 ne subsiste plus qu’un exem plaire du libelle de Vallée, conservé à la bibliothèque


M éjanes d ’Aix-en-Provence (Rés. D. 65). La m eilleure analyse, à ce jour, nous
paraît avoir été donnée par H. Busson dans Le R ationalism e dans la littérature fr a n ­
çaise de la R en a issa n ce, nouv. éd., Paris, Vrin, 1971, p. 523-534. Assurément, Val­
lée demeure un «spirituel», un homme de l ’illumination intérieure: « sa science ce
n’est pas la philosophie c ’est la gnose [...]; c e n’est pas un rationaliste, c ’est un
gnostique» (Busson, p. 534). Cependant son vocabulaire et certaines allusions qu’il
fait aux arts et aux sciences humaines reflètent de manière symptomatique, à notre
avis, le procès de laïcisation de la raison qui est en cours dans les m ilieux spirituels
sectaires de son temps.
99 Voir J.-E Marquet, « Guillaume Postel et la prophétie du règne», C ahiers de l ’Uni-
v ersité Saint-Jean de Jérusalem , n° 3, session de 1976: L a F oi prophétique et le
sa c ré , Paris, Berg, 1977, p. 151-167, spéc. p. 153-154, avec les citations de Postel
a d loc. ; H. D e Lubac, La P ostérité spirituelle de Joachim de Flore, I p. 202.
100 On s’en persuadera en consultant n ’importe quel catalogue de bibliothèque privée
ou publique et en suivant certaines indications de G. Postel, «L a présence de
G uillaume Postel dans quelques grandes bibliothèques du XVIIIe siècle» , B ulletin
du bibliophile, 1 9 9 4 / 1, p. 38-55. Les «nou veau tés» de Parisot présentent de nom ­
breuses analogies avec les «réveux blasphèm es» de Postel, com m e les appelait
Henri Estienne : même concordism e théologique, même volonté de démontrer les
dogm es par la raison, définition comparable des quatre âges, etc. Ajoutons : convic­
tion com m une, à peine dissim ulée chez Parisot, d ’être le P apa angelicus que le roi
de France doit aider !
101 H. D e Lubac (La P ostérité spirituelle de Joachim de F lore, I, p. 234 sq.) perçoit en
Rosencreuz une étape importante dans la naturalisation du joachim ism e, la
«lum ière de la nature» étant source de la «ph ilosophie étem elle» qui caractérisera
l ’« Â g e d’O r». Voir sur cette question l ’étude approfondie de Carlos G illy : «T heo-
phrastia sancta». Der Paracelsismus als R eligion im Streit mit den offiziellen
450 A L A IN M O T H U

rant de pensée. Nous avons vu que son paracelsisme aspirait à ce point


« vers le bas » sa démarche spéculative, que celle-ci aboutissait au pan­
théisme - et non simplement à un théopantisme. Nous avons vu égale­
ment qu’en raison de certaine «continuité Circulaire de la veritable
Eglise», l’Esprit s’apparentait chez lui d’étrange manière à la «lumière
naturelle» de ses contemporains les moins illuminés.
Parisot n’en demeure pas moins, à sa manière, un homme de son
temps. L’avènement des sciences modernes et la pression rationaliste
accrue ont naturellement conduit ce joachim ite à épouser l’idée d’une
transparence rationnelle des mystères102 et à identifier l’Esprit Saint
avec la raison telle qu’elle se définissait désormais, c’est-à-dire avec
l’esprit scientifique. «Pour être bon Theologien il faut être bon Natura­
liste», écrit-il - mais «Bon physicien, mauvais chrestien», disait
l’adage contemporain103. On sait que d ’autres hommes de la «lumière
intérieure» subirent de manière comparable la secousse idéologique
créée par la Révolution scientifique, les conduisant parfois, comme
chez le D igger ou True Leveller Gerrard Winstanley, à des prises de
position radicales: la matière et Dieu ne font qu’un, l’Esprit est rai­
son...104 Cependant Albert Monod a cru saisir davantage dans cet

K irchen», dans J. Telle (éd.),A n a le c ta P aracelsica, Stuttgart, Steiner, 1994, p. 425-


4 88, spéc. p. 449 sq.
102 D es cartésiens ne connurent-ils pas une inclination comparable en s ’em ployant à
rationaliser par la «m écan iq ue» le mystère eucharistique? Voir en particulier J.-R.
Armogathe, T heologia cartesiana. L ’explication p h ysiq u e d e l ’E u charistie chez
D e sc a rtes et D om D esgabets, La Haye, 1977.
103 Respectivem ent La F oy dévoilée, p. 87, et G illes de Launay, L e s E ssais p hysiques,
Paris, 1667, I, p. 7, cité par H. Busson, L a R elig io n des C lassiques, Paris, P.U.F.,
1948, p. 144.
104 Sur W instanley (1 6 09-1660?) et d’autres radicaux à la fois m ystiques et rationa­
listes du XVIIe siècle anglais, voir par exem ple Ch. Hill, The W orld tu m e d upside
dow n (1972), rééd. Penguin Books, 1991, chap. 7 et passim ; idem , «T he religion of
Gerrard W instanley», dans C ollected E ssays o f C hristophe r H ill, Brighton, The
Harvester Press Limited, 1986, t. II; S. Hutin, L es D isciples anglais de Jacob
B oehm e aux X V IIe et X V IIIe siècles, Paris, D enoël, 1960, chap. 3 ; H. D e Lubac, La
P ostérité spirituelle de Joa ch im de F lore, I, p. 241-242 (cf. aussi p. 244 sur m ysti­
cism e et rationalisme, que rapprochent la lutte contre toute orthodoxie et la pro­
m esse d ’une ère lum ineuse). Dans «L ’hérésie m ystique et l ’hérésie rationaliste dans
le calvinism e néerlandais de la fin du 17e siè c le » (H érésies et sociétés, p. 371-380),
K olakowski évoque lui aussi ces «m élan ges bizarres du rationalisme et du m ysti­
c ism e» qui ém ergent nombreux dans la littérature pamphlétaire de l ’époc[ue, identi­
fiant volontiers la raison « à la grâce divine ou au Logos-m édiateur de l ’Evangile de
Jean» et traduisant « l ’espoir de conformer tous les m ystères du christianisme aux
exigen ces de la méthode scientifique» (p. 375). Les études récentes de W. Van
B unge (J ohannes B redenburg, 1643-1691. Een R otterdam se collegiant in de ban
U N JO A C H IM IT E À L’Â G E D E R A IS O N 451

«ouvrage bizarre d ’un chimiste amateur» qu’est La Foy dévoilée p a r la


raison. Il y a perçu un «cartésianisme radical», soit plus précisément
«la soudure entre le déterminisme philosophique de Malebranche et le
déterminisme scientifique auxquelles ses recherches personnelles intro­
duisent l’auteur»105. Interprétation curieuse, si l’on considère que l’au­
teur manifeste un beau mépris pour Descartes et les autres «rom a­
nesques de la Nature» promoteurs d ’une rationalité mécaniste, et qu’il
se réclame d ’une «Philosophie Résolutive» fort éloignée du cartésia­
nism e106. Il est vrai que Parisot partage la même assurance rationa­
liste107, déterministe et optimiste que beaucoup de ses contemporains
cartésiens; cependant la «soudure», en ce qui le concerne, s’est faite
plutôt entre le déterminisme scientifique de son temps et une idéologie
joachimite qui associait déjà tous les ingrédients énumérés. La mixture,
on l’a vu, pouvait être fortement toxique pour les religions instituées.
Parisot n’eut absolument aucune influence; au XVIIIe siècle, il n’in­
téressa jamais que des bibliographes. Est-il bien sûr qu’on puisse en dire
autant du courant spiritualiste ou illuministe qui le portait? Des histo­
riens de l’Angleterre comme Christopher Hill et Olivier Lutaud108, pour
ne citer qu’eux, ont volontiers montré la dette de YEnlightenment bri­
tannique - sa philosophie (ou théologie) du progrès, de la liberté de pen­
sée, de la tolérance, etc. - envers l’extraordinaire fermentation spiritua­
liste et eschatologique des années 1640 et suivantes. L'Enlightenment

van Spinoza, Rotterdam, 1990) et d ’A. Fix (P rophecy a n d reason. The D utch colle-
giants in the ea rly E nlightenm ent, Princeton, 1991) présentent des vues remar­
quables sur l ’évolution vers le rationalisme de nombreux « illum inistes » hollandais.
105 D e P a sca l à C hateaubriand, op. cit., p. 187. M onod remarque les tendances déter­
m inistes de Parisot, « le cartésianisme radical qui lui fait assigner aux passions une
cause toute physique: l ’acide ferment du chyle influe sur les cinq sens et se les
asservit. N os tempéraments venant de l ’hérédité et des astres, nous ne som m es pas
responsables du fond de notre caractère, aussi cessons de disputer sur les grâces de
Dieu. Il m éprise fort les miracles. U tiles jadis pour établir la religion parmi les petits
esprits, ils ne sont plus aujourd’hui nécessaires. «D ieu se fait en quelque façon
m ieux connaître par l ’ordre de la nature» (p. 188, citant La F oy dévoilée, p. 238
[314]).
106 Voir à propos des principes cartésiens La F oy dévoilée, p. 135 sq. (« L es Principes
de D es Cartes sont fau x», lit-on encore dans le P lacet, p. 192), et par ailleurs Pré­
face, p. x x (« la Connoissance de la Nature est fondée sur la Philosophie R ésolutive,
qui contitüe la R aison »), La philosophie «résolu tive» désigne évidem m ent la chi­
m ie, qui décom pose ou résout les corps en ses divers éléments.
107 Et universaliste, car « la raison est pour tout le m onde»...
108 Ch. Hill, P uritanism a n d R évolution, Londres, 1958; The W orld Turned U pside
D ow n (1972, op. cit.)-, O. Lutaud, «R ationalism e et millénarisme en A ngleterre»,
art. cit., et L es D eu x R évolutions d ’A ngleterre, Paris, Aubier, 1978, auquel on ren­
verra pour sa documentation traduite et sa bibliographie.
452 A L A IN M O T H U

fut décisif pour l’Europe entière. Cela ne doit pas nous dissuader de
rechercher des pistes illuministes endogènes ayant favorisé souterraine-
ment l’éclosion des Lumières françaises. A plusieurs égards, la piste
joachim ite paraît prometteuse. Après tout, le blasphème des trois
imposteurs et le Traité des trois imposteurs lui-même, dans une version
très répandue au XVIIP siècle, fut attribué à un grande figure messia­
nique, objet de beaucoup de prophéties joachimites au XIIIe siècle:
l’Empereur Frédéric II'09. Admettons enfin que la prétention (on n’ose
dire: la prophétie) la plus sensationnelle et la plus «éclairée» du dit
Traité: libérer chez tous les hommes la lumière rationnelle étouffée par
les préjugés religieux, évoque davantage la pensée de notre obscur et un
peu ridicule Parisot, que celle des tenants de la sagesse libertine clas­
sique.

Alain M othu
Université de Sorbonne-Paris IV,
UMR 8599

109 Voir N. Cohn, The P ursuit o f the M illenium , Londres, Secker et Warburg, 1957,
chap. V (tr. fr. : L es F anatiques de l ’A pocalypse, Paris, Julliard, 1962, p. 101 sq.).
DU BETOVERDE WEERELD
AU MONDE ENCHANTÉ.
TRACES DE BEKKER
DANS LES PREMIÈRES LUMIÈRES
FRANÇAISES

A en croire Anthony Collins dans son Discourse o f Free-Thinking,


l’un des nombreux avantages de la libre pensée serait son effet destruc­
tif sur le royaume du diable. Si l’exorcisme miraculeux et la multiplica­
tion des prêtres n ’arrivent pas toujours à mettre fin aux pouvoirs sata­
niques, la libre pensée, selon Collins, serait le seul moyen pour y
parvenir, comme cela le fut démontré dans les Provinces-Unies, où la
libre pensée aurait atteint sa perfection ultime, tandis qu’ailleurs en
Europe le diable continue à se manifester1Collins fait ici allusion, sans
doute, au livre célèbre, publié en quatre parties en 1691-1693 par le
ministre hollandais Balthasar Bekker (1634-1698) De betoverde Wee-
reld. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les avatars de la
traduction française de ce livre, publié à Amsterdam, en 1694 déjà, chez
Pierre Rotterdam, « Libraire sur le Vygendam » sous le titre suivant : Le
Monde enchanté ou Examen des communs sentimens touchant les
Esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration, & leurs opéra­
tions. Et Touchant les éfets que les hommes sont capables de produire
p a r leur communication & leur vertu. D ivisé en quatre Parties p a r B al­
thasar Bekker, D octeur en Théologie, & Pasteur à Amsterdam. Traduit
du H ollandais2.

1 Anthony C ollins, A D iscourse o f F ree-Thinking, O c ca sio n ’d by the R ise a n d


G row th o f a S e c t c a ll’d F ree-T hinkers, London 1713, p. 27. Surtout l ’herméneu­
tique de C ollins ressem ble c elle de Bekker. Voir James O ’H iggins, A nthony Collins.
The M an a n d his W orks, The Hague 1970, p. 55 et suiv. Pour une interprétation plus
audacieuse de C ollins: David Berman, A H istory o f A theism in B ritain. F rom
H obbes to R ussell, London 1988, p. 70-92.
' Voir I.H. van Eeghen, D e A m sterdam se boekhandel 1680-1725, 5 vol., Amsterdam
1960-1978, IV, p. 79. La traduction fut achevée par quatre auteurs dont nous
n’avons pas pu établir l ’identité. L’E pitre dédicatoire du premier volum e parle d’un
traducteur français. La dédicace du troisièm e volum e mentionne que celui-ci avait
454 W IE P V A N B U N G E

Dernièrement, plusieurs historiens se sont penchés sur les critiques


émises par Bekker contre les préjugés populaires portant sur l’interven­
tion du diable dans les affaires de l’homme, sans pourtant aboutir à des
conclusions définitives. Pour ne citer que les deux analyses les plus
extrêmes, Hugh Trevor-Roper a presque complètement nié le rôle de
Bekker dans le désenchantement du m onde 3, alors que Jonathan Israël
estime, « que les disputes de Bekker furent de loin la plus grande contro­
verse philosophique populaire à avoir sécoué l’Europe des Lumières»4
M algré une regain d’intérêt récent pour les études sur Bekker, il reste
encore beaucoup à faire, surtout en ce qui concerne les rapports de Bek­
ker avec les grands courants de pensée de son temps.
On le sait, la publication de De betoverde Weereld provoqua, aux
Pays Bas, un tollé général. En quelques années, près de 300 pamphlets
et livres furent publiés à son sujet, la grande majorité provenant des
adversaires de Bekker5. En fin de compte, celui-ci fut relevé de ses fonc­
tions de ministre à Amsterdam et, à Utrecht, son livre fut effectivement
prohibé le 24 septembre 16926. Néanmoins, D e betoverde W eereld fut

été victim e de «quelque accident». Bekker y ajoute: «L ’imprimeur a depuis trouvé,


sans que je m ’en sois m élé, trois autres Traducteurs, qui ont travaillé en m êm e tems
à la traduction des trois livres qui restoient.»
3 Hugh Trevor-Roper, R eligion, the R eform ation a n d Social C hange, London 1967,
p. 173.
4 Jonathan Israël, «L es controverses pamphlétaires dans la vie intellectuelle hollan­
daise et allemande à l’époque de Bekker et Van L een hoff », X VIIe siècle 195 (1997),
p. 253-264, p. 253. Voir aussi son article «T h e Bekker Controversies as a Turning
Point in the History o f Dutch Culture and T hought», D utch C rossings 20-2 (1996),
p. 5-21, et The D utch R epublic. Its Rise, G reatness, a n d F all 1477-1806, Oxford
1995, p. 924 et suiv.
5 Sur la vie de Bekker, et sur la réception de D e betoverde W eereld aux Pays Bas, voir
A. van derL inde, B a lth a sa r Bekker. B ibliografie, D en Haag 1869; W.P.C. Knuttel,
B a lth a sa r Bekker. D e b estrijd er van het bijgeloof, Den Haag 1979 (1906) ; J.J.V.M.
de Vet, P ie ter R abus ( 1660-1704). Een w eg b ereid er van de N oordnederlandse Ver-
lichting, Amsterdam 1980, p. 221-331 ; Andrew C. Fix, « A ngels, D evils, and Evil
Spirits in Seventeenth-Century Thought: Balthasar Bekker and the C ollégiants»,
Jo u rn a l o f the H isto ry o f Ideas 50 (1989), p. 527-547 et «Balthasar Bekker and the
Crisis o f Cartesianism », H istory o f E uropean Ideas 17 (1993), p. 575-588; Wiep
van Bunge, «Balthasar Bekker’s Cartesian Hermeneutics and the Challenge o f Spi-
nozism », The B ritish J o u rn a l f o r the H istory o f P hilosophy 1 (1993), p. 55-79 et
«E ric Walten (1663-1679). An Early Enlightenment Radical in the Dutch Repu­
blic », dans W iep van Bunge, Wim Klever (éd.), D isg u ised a n d O vert Spinozism
a ro u n d 1700, Leiden 1996, p. 41-54; Jacob van Sluis (éd.), Bekkeriana. B althasar
B ek k e r biograftsch en bibliografisch, Leeuwarden 1994. Itb e a k e n 58 (1996), no. 2-
3, journal de l ’Académ ie frisonne est consacré exclusivem ent à Bekker.
6 W.P.C. Knuttel, Verboden boeken in de R epubliek d e r Verenigde N ederlanden, Den
Haag 1914, p. 15. no. 53.
D U BETOVERDE WEERELD A U M O NDE ENCHANTÉ 455

également un succès commercial unique : en deux années, 8000 exem­


plaires des deux premières parties furent vendus à un public manifeste­
ment fasciné par la querelle. Dans l’histoire des Pays Bas, il faut effec­
tivement remonter au début du «Siècle d’O r» lorsque les «arminiens»
entrèrent en conflit avec les « gomaristes » pour trouver une polémique
comparable.
Deux facteurs semblent avoir scellé le destin du ministre calviniste.
D’un côté, Bekker, au cours de sa carrière, s’était fait trop d ’ennemis
dans les milieux les plus divers pour pouvoir s’appuyer encore sur un
parti idéologique quelconque. De l’autre côté, tout en employant des
méthodes herméneutiques parfaitement orthodoxes, il parvenait à des
conclusions exégétiques tout à fait radicales. En ce qui concerne l’élé­
ment politique, dès les années soixante du dix-septième siècle, le pou­
voir à l’intérieur de l’Église réformée néerlandaise était partagé entre
deux écoles théologiques opposées. Les héritiers des «gomaristes»,
qui, s’inspirant du nom de leur héros, le professeur d’Utrecht Vœtius,
s’appelaient à présent les «voetiens», se présentaient comme les seuls
représentants de l’orthodoxie stricte, fondée avant tout sur une morale
rigide et sur une lecture littérale de la Bible, alors que les élèves du pro­
fesseur de Leyde, Cocceius, continuaient à défendre les droits d’une
exégèse plus libérale aussi bien que la libertas philosophandi sur des
matières qui ne touchaient pas la théologie. Ainsi les cartésiens néerlan­
dais se trouvaient habituellement dans le camp «coccéien», quoique la
théologie de Cocceius n’ait rien à voire avec le cartésianisme en tant
que tel. En effet, comme Bayle le dit déjà, il semble s’agir ici d’un
mariage de raison7.
Or, à partir du moment où le jeune ministre frison Balthasar Bekker
publie en 1668 son De philosophia Cartesiana admonitio candida et
sincera 8, et y révèle sa sympathie pour le parti cartésien, les voetiens

7 Piere B ayle, D ictionnaire historique et critique, 3 vol., Rotterdam 1702 (1697), I,


p. 1071, art. D resseru s (M atthieu), rem. (A ): « e n Hollande [..] le C occeïanism e &
le Cartésianisme [..1 sont deux choses qui n ’ont que ceci de com mun; c ’est que
l ’une est regardée com m e une m ethode nouvelle d ’expliquer la Theologie, & l’autre
com m e une nouvelle Philosophie. Quant au reste, les principes des C occeïens, &
l ’esprit de leurs hypotheses sont entièrement éloignez de l ’esprit Cartesien.» Voir
entre autres Em estine van der Wall, «Cartesianism and Coccejanism : a Natural
A lliance?», dans M ichelle M agdelaine et a l éd., D e l'H u m a n ism e a u x Lum ières,
B ayle et le protestantism e. M élanges en l ’ho n n eu r d ’E lisabeth Labrousse, Paris-
Oxford 1996, p. 445-455.
8 H.J. de Vleeschauwer, «Balthasar Bekker avocat de D escartes», R evue belge de
philo so p h ie et d ’histoire 18 (1939), p. 63-84. Pour le contexte intellectuel du pre­
mier cartésianisme «bekkérien», voir Em st Bizer, « D ie reformierte Orthodoxie
und der Cartesianism us», Z e itsch rift f u r T heologie und K irche 55 91958), p. 306-
456 W IE P V A N B U N G E

décident naturellement de saboter la suite de sa carrière. Deux ans plus


tard, ils profitent de l’occasion de la parution du premier chef d’œuvre
de Bekker, D e Vaste spyze der Volmaakten, un commentaire élaboré sur
la catéchisme d’Heidelberg: ayant recours à des machinations syno­
dales, ils réussissent à en ralentir la publication définitive jusqu’en
1675. En attendant, Bekker, heureux de quitter la Frise conservatrice,
s’établit en Hollande. Pendant ce temps, il se tait sagement. Suite à la
crise nationale de 1672, tout le parti cartésio-coccéien se tient sur la
défensive - en 1674 aussi bien le Tractatus theologico-politicus de Spi­
noza que le Philosophia S. Scripturae Interpres de Lodewijk Meyer
sont prohibés en Hollande, et, deux ans plus tard encore, même l’ancien
« gomariste » Abraham Heidanus est relevé de son professorat à Leyde
à cause de son cartésianisme - d’ailleurs très mitigé.
Après avoir publié, entre autres, comme Bayle, un pamphlet scep­
tique à l’occasion des comètes des années 1680-16829, Bekker entame
une étude aussi profonde que risquée du prophète Daniel10. Risquée à
cause de sa critique sobre de ses alliés « naturels », à qui il reproche de
se perdre dans des spéculations tout à fait mal fondées touchant les pro­
phéties de l’Ancien Testament11. Quoique le millénarisme que Bekker
attaque fût à l’époque très actuel, son commentaire sur Daniel ne pro­
voque aucune réaction. Toutefois, précisément cette publication pour
ainsi dire «silencieuse» semble avoir été décisive pour la suite de sa
carrière: lorsqu’en 1691, quand les deux premiers tomes de son De
betoverde Weereld sont publiés, il a vraiment besoin de l’appui du parti
cartésio-coccéien, car il se retrouve à peu près seul.
Quel est l’enjeu de ce livre? En quelques mots, il s’agit ici d ’une cri­
tique extrêmement détaillée de toutes sortes de superstitions portant sur
le pouvoir du diable. Bekker déclare lui-même :
que ce Livre me sera un témoignage que je rétablis la gloire de la puis­
sance & de la sagesse de ce Souverain Maître du Monde, autant qu’on
la lui avoit ravie pour en faire part au Diable. Je bannis de l’Univers
cette abominable Créature pour l’enchainer dans l’Enfer...12

3 72; Klaus Scholder, U rsprünge u n d P roblèm e d e r B ibelkritik im 17. Jahrhundert.


E in B eitrag zu r E ntstehung d e r historiscli-kritischen Theologie, M ünchen 1966,
p. 145-158; Paul Dibon, «S cep ticism e et orthodoxie réform ée», dans R egards sur
la H ollande du Siècle d ’O r, Napoli 1990, p. 721-751.
9 Balthasar Bekker, O ndersoek van de B etekeninge d e r K om eten..., Leeuwarden 1683
(Amsterdam 1692).
10 Balthasar Bekker, U itlegginge Van den P ropheet D aniel, Amsterdam 1688 (1698).
11 W iep van Bunge, «Balthasar Bekker on D aniel. An Early Enlightenm ent Critique
o f M iilenarianism », H isto ry o f E uropean Ideas 21 (1995), p. 659-673.
12 Balthasar Bekker, L e M onde enchanté, 1, P réfacé, S u r tout l ’O uvrage en général, &
su r le p re m ie r Livre en p a rticu lier, sans pagination.
D U BETOVERDE WEERELD A U M ONDE ENCHANTÉ 457

Enchaîner le Diable, rétablir la gloire de Dieu, par la libération de


l’homme de ses préjugés, voilà que Bekker cherche à accomplir. Son
travail repose sur deux «fondem ens»:
L e p rem ier e st la raison qui sert d e lu m ièr e à tou s le s h o m m e s en g é n é ­
ral, lors q u ’e lle s e tro u v e pure e n e u x , & q u ’e lle n ’e st ni e m b a r a ssé e ni
o b s c u r c ie par le s p r é ju g é s o u par le s p a ssio n s. L’autre fo n d s sur le q u e l
j e m ’a p p u ie , e st l ’É criture in sp iré e de D ie u , qui e st é g a le m e n t p u re en
e lle m ê m e , & à la lec tu r e d e la q u e lle on d o it toujou rs s ’a p liq u er c o m m e
si on n e l ’a v o it ja m a is lu e 13.

Comment lire la Bible sans préjugés? En donnant à l’Écriture


comme à la raison leur rôle propre l’une à l’égard de l’autre. Car c ’est la
raison qui nous libère :
C ’e s t pou rtan t u n e vérité q u e la R a iso n d o it p récéd ér l ’É criture, parce
q u e l ’Ë criture p r é su p o se la R a iso n . J ’en te n s la sa in e R a iso n , à la q u e lle
l ’É criture d o it se p résen ter & se faire c ô n o ître c o m m e d iv in e . A p rè s
c e la la R a iso n v ien t au se c o u r s d e l ’E criture, en n ou s aprenant d e s
c h o s e s d on t l ’É criture se taît; & l ’É criture, à son tour v ie n t au se c o u r s
d e la R a iso n , en n o u s d é c o u v r a n t d e s c h o s e s qui son t au d e ss u s d ’e lle , &
d e la p o r té e d e nôtre e n te n d e m e n t14.

En tant que cartésien, Bekker est convaincu que l’Écriture n’apporte


aucune contribution dans le domaine de la physique, qui ne peut être
que le produit de la raison :
C ar si l ’É criture ne parle p a s q u e lq u e fo is n atu rellem en t d e s c h o s e s natu­
r e lle s, n é a n tm o in s c o m m e e lle ne p r o p o se ja m a is rien qui s o it fa u x ,
c ’e s t à la R a iso n d e n o u s instruire d e q u e lle m an ière il faut en ten d re
l ’É critu re d an s c e s e n d r o its-là , s e lo n qu e la m atière l ’e x ig e 15.

Bekker jusqu’ici suit ce qu’on pourrait appeler l’orthodoxie carté­


sienne néerlandaise de l’époque16. C ’est pourtant la façon dont il va
mettre en opération ce point de départ qui déconcertera la vaste majorité
de ses premiers lecteurs.
Le premier livre du M onde enchanté ne posa pas de grands
problèmes. Après avoir parlé des origines païennes de la superstition,

13 Ibid., I, E claircissem ent s u r les trois derniers Livres en général, s.p.


14 Ibid.
15 Ibid.
16 Voir par exem ple, Th. Verbeek, «H et cartésianisme ten tijde van Bekker» et A.C.
Fix, « H o e cartesiaans was Balthasar Bekker?» It beaken 58 (1996), p. 105-115 et
118-137.
458 W IE P V A N B U N G E

Bekker y recherche les sentiments des juifs, de l’Islam, du «Papism e»


et des Églises protestantes sur le surnaturel, pour montrer «que plus on
se trouve éloigné du Paganisme [..] moins on ajoute de foi à toutes les
choses qui regardent le Diable et son pouvoir.»17 Ce fut surtout le
deuxième livre qui inquiéta son public. En fait, la traduction française
contient beaucoup de changements dus aux critiques de la première tra­
duction hollandaise. A vrai dire, dans les éditions ultérieures, Bekker
obscurcit l’argumentation qui était à l’origine si claire18. Son raisonne­
ment originel se laisse réduire au principe que la croyance à l’interven­
tion surnaturelle est philosophiquement impossible et théologiquement
invraisemblable. Impossible parce que le dualisme cartésien rend
chaque «opération» d’un esprit sans corps impensable. Invraisem­
blable car non nécessaire : tous les textes bibliques qui parlent de pou­
voirs surnaturels peuvent aisément être expliqués figurativement. Après
« l’amélioration» du Monde enchanté, Bekker nie tout à coup avoir
réfuté l’opération des esprits bons ou mauvais, pour conclure «que
quant à nous, nous ne pouvons pas tirer le moindre profit de ce que la
Raison nous enseigne touchant les opérations que les Esprits peuvent
exercer sur leurs semblables ou sur les Corps, & sur tous ceux sur les­
quels le notre n’a aucun pouvoir»19.
Viennent ensuite des analyses exégétiques. En ce qui concerne les
anges, la Bible nous apprend qu’ils existent, sans pourtant révéler leur
essence. Le diable, c’est-à-dire le chef des mauvais anges lui aussi
existe, sans doute, mais on ignore sa nature. Ce qui s’est passé lorsque
le diable séduisit Eve « est difficile à comprendre »20: « il me semble que
dans le récit de Moïse touchant la chûte de l’homme, qui arriva par le
moien du discours d’un Serpent, il n’est rien dit qui doive me porter à
conclure que le Diable lui-même peut agir immédiatement sur l’âme &
sur le corps de l’homme.»21 La tentation du Christ était l’œuvre d’un
«m échant hom me»22 et il en va de même pour les dizaines d ’autres
textes que Bekker explique, qui pour la plupart sont trop obscurs pour
pouvoir en tirer des conclusions à l’égard du pouvoir réel du diable.
La question qui se pose dans le troisième livre de Le M onde
enchanté est « s ’il y a une Magie qui par la vertu des Pactes faits entre

17 Ibid., I, A b ré g é du p re m ie r L ivre, s.p.


18 Voir surtout Le M onde enchanté, II, ch. 7 - chapitre ajouté et pour la plupart incom ­
préhensible. Comparer Fix, « Balthasar Bekker and the Crisis o f Cartesianism », o.c.
19 Bekker, L e M onde enchanté, II, p. 119.
20 Ibid., II, p. 314.
21 Ibid., I, A b ré g é du seco n d Livre, s.p.
22 Ibid.
D U BETOVERDE WEERELD A U M ONDE ENCHANTÉ 459

les hommes & le Diable, peut faire révéler les choses cachées, prédire
celles qui sont à venir, & produire des éfets qui surpassent les forces de
la N ature».23 De nouveau, ses recherches bibliques mènent Bekker à la
conclusion «que les Magiciens ou Enchanteurs ont été de fort
méchantes gens, dont la doctrine & les moeurs étoient très corrompues ;
mais ils ne fournissent aucun argument vraisemblable, pour soutenir
que ces gens-la ont eu une communication particulière avec le
Diable»24. Enfin, le quatrième livre traite d’histoires plus récentes,
parce que Bekker veut «examiner ce que l’Expérience nous fait éfecti-
vement cônoître»25. Il raconte toutes sortes d’histoires, dans lesquelles
il est question d ’apparitions26, de possédés27, d ’oiseaux parlants, d’en­
chantements28, des Ursulines de Loudun29, de femmes blanches30, de la
sortie des enfants de Hamelen3', des diables de Maçon et de Tedworth32,
du phantôme d ’Annenberg33, et cetera. Et il y découvre sans peine des
impostures manifestes.
Les premiers critiques néerlandais de Bekker dirigent leur attention
avant tout sur la procédure exégétique employée dans Le M onde
enchanté?* Celle-ci s’organisait autour du principe herméneutique de
Yaccom m odatio. Ainsi, Le Monde enchanté s’inscrit dans une tradition
calviniste parfaitement orthodoxe, puisque Calvin lui aussi l’avait invo­
qué souvent en cherchant à expliquer des textes bibliques difficiles à
comprendre35 Ce principe dit, au fond, qu’il faut concevoir la Bible
comme une acte d ’accommodation de la part de Dieu, dont la Parole est
nécessairement adaptée aux capacités limitées de son public, c ’est-à-
dire l’homme. Vu que les premières personnes à recevoir le message

23 Ibid., I, A b ré g é d u L ivre 3, s.p.


24 Ibid.
25 Ib id ., I, A b ré g é du L ivre 4, s.p.
26 Ibid., IV, p. 83 et suiv.
27 Ibid., IV, p. 102 et suiv.
28 Ibid., IV, p. 128 et suiv.
29 Ibid., IV, p. 205 et suiv.
30 Ib id ., IV. p. 312 et suiv.
31 Ibid., IV, p. 363 et suiv.
32 Ibid., IV, p. 401 et suiv.
33 Ibid., IV, p. 437 et suiv.
34 Voir notre «Balthasar Bekker’s Cartesian H erm eneutics», o.c. et Andrew Fix,
« Bekker and Spinoza », dans Van Bunge, Klever (éd.), D isguised a n d O vert Spino-
zism a ro u n d 1700, o.c., p. 23-40.
35 Ford L ew is Battles, «G od Was Accom m odating H im self to Human C apacity»,
Interp réta tio n 31 (1977), p. 19-38.
460 W IE P V A N B U N G E

divin - à savoir le peuple d’Israël - étaient assez simples, Dieu s’est


servi d ’un langage figuré, qui ne doit jamais être interprété littérale­
ment. Dès le début de la révolution Scientifique, des théologiens pro­
testants ont cherché à sauver toutes sortes de passages bibliques de la
critique des physiciens en ayant recours au principe de Yaccom m odatio.
De toute évidence, Bekker s’appuie sur ce principe, lorsqu’il insiste sur
le fait que la Bible n’a pas pour but d’éclaircir les phénomènes physiques36:
le stile d e l ’É criture n ’ê t p a s d is p o s é à n o u s aprendre le s c h o s e s n atu ­
r e lle s, a in si q u ’e lle s so n t en e lle s - m ê m e s , m a is pou r en faire nôtre p ro­
fit à la g lo ir e d e D ie u & pou r le salu t d e l ’h o m m e , & faire to u s n os
e ffo r ts p ou r c e t e ffe t. D ’où s ’e n su it n é c e s sa ir e m e n t c e qui v ien t ici fort
à p r o p o s; a sa v o ir q u e D ie u n e n o u s e x p liq u a n t p o in t la N atu re, ni ne
c h a n g e a n t la la n g u e qui êt in trod u ite parm i le s h o m m e s, parle lu i-m ê m e
h u m a in em e n t d e s e s d iv in s attrib uts; s e c o n te n ta n t d e n o u s faire c o m ­
prendre par d e s c o m p a r a iso n s a c c o m m o d é e s à nôtre p ortée, la grandeur
q u ’il p o s s é d é par d e ss u s le s h o m m e s & to u te s le s autres créa tu res...37

De plus, le Christ lui-même souvent fut «juif avec les juifs»38, et par
conséquent, la première règle à suivre dans l’étude de la Bible, est «que
l’Écriture parle toujours selon la vérité & à la gloire de Dieu, quoi
qu’elle employe quelquefois des paroles figurées...»39
La critique des premiers lecteurs de Bekker portait essentiellement
sur la question de savoir quand la reconstruction exégétique des buts
divins, nécessitée par l’accommodation originelle, devait s’arrêter. Le
voetien radical Jacob Koelman reproche à Bekker d’être devenu un
«spinoziste» et renvoie, à cet effet, à la façon dont Spinoza s’était éga­
lement servi du principe de l’accommodation. Puisqu’à l’époque per­
sonne ne semble avoir mis en doute l’athéisme de Spinoza, et par consé­
quent le manque de sincérité de son exégèse scripturaire, cette
association devait être extrêmement dangereuse40.
En Allemagne, la critique luthérienne est à peu près identique à celle
des théologiens néerlandais. En effet, c’est précisément la véhémence
de la polémique provoquée par la parution en 1694 de la Bezauberte

36 Bekker, Le M onde encltanté, II, p. 119 et suiv.


37 Ibid., II, p. 166-167.
38 Ibid., II, p. 264-266.
39 Ibid., II, p. 283. Comparer, par exem ple, II, p. 128-129: «tout le fd & le stile de
l ’histoire en laquelle M oïse nous décrit la premiere création [des anges, W.v.B.], êt
entièrement acom odé à la Terre, qui êt le lieu de la demeure de l’homm e.»
40 Aux premières pages du M onde enchanté déjà, Bekker annonce qu’il «réfute puis­
samment les erreurs extravagantes de Spinosa, qui confond Dieu & la Nature
ensem ble.» (I, P réfacé, s.p.)
D U BETOVERDE WEERELD A U M ONDE ENCHANTÉ 461

Welt qui témoigne de son importance. Pendant tout le XVIIIe siècle, elle
continue à susciter des répliques souvent violentes. Bekker est à nou­
veau associé à l ’athéisme de Spinoza. On le compare aussi avec
Hobbes, quoiqu’il trouve aussi des admirateurs. Thomasius le cite dans
son D e crimine m agiae (1701), le jeune Lessing en 1755 travaille à une
traduction, et une traduction complètement nouvelle par Jacob Salomo
Semmler paraît en trois volumes en 1781-178241.
En ce qui concerne l’influence que Bekker a exercé en France, il faut
mentionner tout d ’abord Voltaire, qui semble l’avoir beaucoup estimé.
Dans les Questions sur l ’Encyclopédie il écrit : « Ce Baltazar Béker, très
bon homme, grand ennemi de l’enfer étemel & du diable, & encor plus
de la précision, fit beaucoup de bruit en son tems par son gros livre du
M onde enchanté .»42 Mais malgré son intérêt pour le ministre hollandais,
et malgré sa comparaison de Bekker avec Bayle - qu’il admirait pro­
fondément43 - , Voltaire le trouvait également assommant :
Il y a grande apparence qu’on ne le condamna que par le dépit d’avoir
perdu son tems à le lire. Et je suis persuadé que si le diable lui même
avait été forcé de lire le M onde enchanté de Béker, il n’aurait jamais pû
lui pardonner de l’avoir si prodigieusement ennuié44.

Pourtant, à en croire M.S. Libby, Bekker était l’un des rationalistes les
plus importants du XVIIe siècle «to whom Voltaire could go for ideas»:
The sweeping denunciations of belief in astrology, alchemy, magic
cures and similar things were commonplaces of the eighteenth century,
commonplaces achieved for the men at that time by the Bayles, Fonte-
nelles, Bekkers, Van Dales of the late seventeenth century, all men who
had become imbued with Cartesian rationalism45.

41 Voir notre introduction sur Balthasar Bekker, D ie bezauberte W elt (1693). Stuttgart-
Bad Canstatt 1997 (paru chez Fromm ann-Holzboog, dans la série, éditée par
W infried Schrôder, F reid en ker d e r europâischen A ufklarung). Dernièrement, des
historiens allemands semblent l ’avoir découvert eux aussi : H einz Dieter Kittsteiner,
« Spee - Thom asius - Bekker: «C autio crim inalis» und « prinzipielles Argum ent»»,
dans Doris Brockmann, Peter Eicher (éd.), D ie p o litische Theologie F riedrich von
Spees, M ünchen 1992, p. 191-218; Martin Pott, «Aufklarung und Hexenglaube.
Philosophische Ansatze zur Uberwindung der Teufelspakttheorie in der deutschen
Friihaufldârung», dans Sônke Lorenz, Dieter R. Bauer (éd.), D a s E nde der H exen-
verfolgung, Stuttgart 1995, p. 183-202.
42 [Voltaire] Q uestions su r l ’E ncyclopédie, 9 vol., S.l. 1770-1772, III, p. 69.
43 Haydn T. M ason, P ierre B ayle a n d Voltaire, Oxford 1963.
44 [Voltaire] Q uestion su r l ’E n cyclopédie o.c., p. 73-74.
45 Margaret Sherwood Libby, The A ttitu d e o f Voltaire to M agic a n d the Sciences, N ew
York 1935, p. 239-240. Voir aussi Jeroom Vercruysse, Voltaire et la H ollande,
G enève 1966, p. 102 et suiv.
462 W IE P V A N B U N G E

Paul Hazard était, lui-aussi, convaincu du succès du Monde enchanté :


«le livre sous cette forme française, circula largement [..] il fut lu dans
toute l’Europe», écrit-il46. Cependant, malgré l’appréciation - quoiqu’as­
sez ambiguë - de Voltaire, il ne faut pas surestimer l’importance du
Monde enchanté pour les premières Lumières françaises. Les sources
bibliographiques contemporaines, qui citent des titres hollandais et alle­
mands par douzaines se taisent sur l’accueil qu’on lui fit en France47.
Soyons précis. Lorsque nous parlerons ici de « l’influence» de Bek­
ker, nous nous bornerons au discours savant des habitants de la Répu­
blique des Lettres pendant la «crise de la conscience européenne».
L’effet de livres comme ceux de Bekker - ou de Bayle, Fontenelle ou
Van Dale, avec qui on l’associe toujours - sur l’histoire des mentalités
est une autre chose, dont nous ne nous occuperons pas ici48. Les « pro­
duits» dont nous parlerons se situent donc au niveau de la pensée
publiée. Or, en ce qui concerne Le M onde enchanté, ces produits n ’exis­
tent guère. A la différence du Betoverde Weereld et la Bezauberte Welt,
la version française du livre bekkérien n ’a guère fait d’éclat.
Les D ictionnaires de Bayle et de Moreri comme celui de Prosper
Marchand se taisent sur Bekker et son livre. Il en va de même pour l’En­
cyclopédie•. En fait Bayle trouvait Le Monde enchanté un livre surestimé
et, par ailleurs, assez inquiétant. Rien ne nous permet de douter de la
sincérité de son jugement, lorsqu’il écrit, dans sa Réponse aux questions
d ’un provincial49’.

46 Paul Hazard, L a C rise de la conscience européenne 1680-1715, Pans 1961 (1935),


p. 157.
47 Voir notamment le très bien informé W ilhelm Heinrich Beckher, Schediasm a cri-
tico-litterarium d e controversiis p ra e c ip u is B althasari B ekkero theologo B atavo
quondam m otis... A diecta in fin e a uctorem fa rra g in e, qui vel B ekkeri scriptum refu-
tatrunt, vel asseclarum m ore illu d defenderunl, Kônigsberg 1719 et Leipzig 1721.
Il m e sem ble significatif que Beckher tout en soutenant, à la page 15, que Bekker
était lu dans toute l ’Europe n’a rien à dire au sujet de la réception française du
M onde enchanté.
48 Voir M arie-Sylvie Dupont-Bouchat, W illem Frijhoff, Robert M uchembled, P ro ­
p h è te s et so rcie rs dans les P ays B as X V Ie-X VIe siècle, Paris 1978 ; Marijke G ijswijt-
Hofstra, W illem Frijhoff (éd.), N ed erla n d betoverd. Toverij en hekserij van de veer-
tiende tôt in de tw intigste eeuw , Amsterdam 1987; Hans de Waardt, Toverij en
sam enleving. H olla n d 1500-1800, Den Haag 1991 ; W illem de Blécourt, «Typen
van toverij », dans Peter te Boekhorst e t al. (éd.), C ultuur en m aatschappij in N eder­
land 1500-1850, M eppel-Amsterdam 1992, p. 319-363; Gérard Rooijakkers e t al.
(éd.), D uivelsbeelden. Een cu ltuurhistorische speurtocht d o o r de Lage Landen,
Baarn 1994.
49 Voir en général les remarques sages d ’Elisabeth Labrousse, « Reading Pierre B ayle
in Paris », dans Alan Charles Kors, Paul J. Korshin (éd.), A n ticipations o f the
E n lightenm ent in E ngland, France, a n d G erm any, Philadelphia 1989, p. 7-16.
D U BETOVERDE WEERELD A U M ONDE ENCHANTÉ 463

O n fit v o ir q u ’il n ’y p o in t d e p rin cip e p lu s p e r n ic ie u se à la R e lig io n


C h ré tien n e q u e d e p réten dre q u ’il ne fau t p o in t croire c e qui su rp a sse la
c o m p r é h e n sio n d e notre esprit, ou c e qui n ’e st p o in t c o n fo r m e au x
n o tio n s d e la R a iso n h u m a in e. E ffe c tiv e m e n t un tel p rin cip e n ’e st
c a p a b le d e faire c o n sid é r er l ’É criture c o m m e un liv re q u e l ’on p e u t
interp réter à sa p o ste, tantôt s e lo n le se n s litéral, tan tôt se lo n la m esu re
d e s id é e s p h ilo s o p h iq u e s, qui n o u s se m b le n t le s m e ille u r e s, ja m a is a v e c
la d o c ilité qui fa it p lier la R a iso n so u s l ’autorité d e D ie u , qui la c o n v a in c
q u ’e n c o r e q u e D ie u ne n o u s fa ss e p as com p ren d re u n e c h o se , il ne la is se
p as d ’e x ig e r q u e n o u s la c r o ïo n s, sur la té m o ig n a g e d e c e u x qui l ’a ffir ­
m e n t d e sa part50.

Quoique Niceron en 1735 semble être bien informé aussi bien sur la
vie que sur les écrits de Bekker51, et que le Nouveau dictionnaire de
Chaufepié lui consacre également un article intéressant, dans lequel le
jugem ent de Bekker sur la Chute est comparé aux vues de « nos Incré­
dules m odernes»52, il s’agit ici plutôt d’exceptions. Chaufepié écrit
aussi que la traduction française «est si mauvaise qu’il faut un grand
fonds de patience pour la lire; & que quelque curieuse que soit la
matière, je crois que peu de personnes lisent ou ont lu le Livre en fran-
çois».53 En 1752 David Clement signale que Le Monde enchanté «com ­
mence à devenir rare »54
Avec Bayle, Malebranche semble avoir été le seul grand philosophe
français qui se soit intéressé à Bekker : dans sa correspondance, il assu­
rait à Berrand qu’«Il y a des esprits qui se meslent de nos affaires.
Cependant il y a des gens qui veulent expliquer cela physiquement, et
meme on a fait en Hollande [..] un livre (intitulé Le Monde enchanté, par
Bekker ministre) pour prouver qu’il n ’y a ny anges ny diables et cela par
l’ecriture sainte. Quelle extravagance»55. De pareilles critiques ont été
émises par Pierre Poiret56 et par Benjamin Binet, auteur du Traité des

50 Pierre B ayle, R éponse a u x q uestions d 'u n p rovincial, dans Œ uvres diverses, 5 vols,
La Haye 1727, III, p. 765. Comparer IV, p. 665, 669, 674, 679, et Elisabeth
Labrousse, P ierre B ayle, 2 vol., La Haye 1963-1964, II, p. 12-13.
51 P. Niceron, M ém o ires p o u r se rv ir a l'h isto ire des hom m es illustres dans la R ep u ­
blique des L ettres, tome X X X I, Paris 1735, p. 177-198.
52 Jaques G eorge de Chaufepié, N ouveau dictionnaire h istorique e t critique... tom e
premier, Amsterdam-La Haye 1750, p. 193-201, p. 199.
53 Ibid., p. 199.
54 David Clem ent, B ibliothèque curieuse historique et critique, ou catalogue raisonné
de livres d ifficiles à trouver, tom e troisième, Gôttingen 1752, p. 48.
55 Malebranche,Œ uvres com plètes, vol. XIX, éd. André Robinet, Paris 1978, p. 585-586.
56 Pierre Poiret, D e eruditione triplici, solida, superficiaria et fa ls a libri très, Amster­
dam 1707, p. 112-114.
464 W IE P V A N B U N G E

dieux et des démons du paganisme, publié en 1696 à Delft. Surtout


l’analyse bekkeriene de la Chute l’irrite:
cette preuve, que le Diable n’a pû parler par le serpent, parce qu’un
esprit ne peut agir naturellement sur un corps, & que le serpent n’a pas
les organes requis, est une chose qui, quoique vraye dans la Philosophie,
est entièrement fausse par rapport à Dieu, qui peut aussi bien faire agir
le Diable sur un serpent, que l’ame sur le corps humain, & le faire par­
ler avec la même facilité, que l’âne de Balaam...57

Le même auteur, par la même occasion, attaque le D e oraculis de


Van Dale, parce que «Tout l’ouvrage de Mr. van Dale peut être vrai,
sans que pour cela l’on en doive nécessairement inférer, que tous les
Oracles ayent été de pures impostures»58.
Précisément, l’association habituelle avec Van Dale semble suggérer
une fois de plus qu’il faut se garder de surestimer l’intérêt que les Fran­
çais ont prêté à Bekker. A l’époque, le débat français soit sur la vraisem­
blance des histoires racontant l’intervention du diable, soit sur la possi­
bilité d’une telle intervention semble avoir été tellement dominé par
Fontenelle, et donc par Van Dale, qu’on n’avait plus besoin de la contri­
bution de Bekker, qui, lui-aussi, cite Van Dale, dont il avait par ailleurs
gagné l’amitié bien avant la publication du Betoverde W eereld59. Qui sait
ce qu’un autre Fontenelle aurait pu faire pour Le Monde enchanté ?
Qu’on se souvienne de la remarque voltairienne que « le diamant brut de
Van Dale brilla beaucoup, quand il fut taillé par Fontenelle»60.
Peut-être le manque d’éclat de Bekker en France peut être attribué
également au fait qu’en France «le libertinage érudit» de la première
moitié du XVIIe siècle s’était libéré déjà de la crédulité à l’égard du sur­
naturel. Après l’apport de la «Tétrade», Le Monde enchanté n’était plus
guère novateur. René Pintard, dans la conclusion de son Libertinage
érudit n’oublie aucun de ces esprits sceptiques:

57 Benjamin Binet, Traité historique des dieu x et des d ém ons du paganism e. A vec
quelques rem arques critiques su r le sistêm e de Mr. B ekker, D elft 1696, p. 3-4.
58 Ibid., p. 125-126.
59 Voir A lain Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e (1657-1702), Paris 1972,
p. 2 8 4-302; Gianni Paganini, «F ontenelle et la critique des oracles entre liberti-
nism e et clandestinité», dans A lain Niderst (éd.), F ontenelle. A c te s du colloque tenu
à R ouen du 6 au 10 octobre 1987, Paris 1989, p. 333-347 ; Traité de la liberté, D es
m iracles, D es o racles avec le traité L a fa u sse té des deux Testam ents, (éd.) Alain
Niderst, Paris-Oxford 1997. Sur Van Dale, l’étude fondamentale est Meindert
Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale (1638-1708): eine Streitscrift», L ias 8
(1981), p. 225-267.
60 Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e, o.c., p. 285.
D U BETOVERDE WEERELD A U MONDE ENCHANTÉ 465

B e lu r g e y n e c ro it ni au x p ro p h éties ni au x r é v é la tio n s ; G u y P atin se


m o q u e d e s ap p arition s e t G a sse n d i ou G affarel e m p lo ie n t à le s e x p li­
q u er le s p r in c ip es d e P o m p o n a z z i; sur l ’action d e s d é m o n s, H u llo n ,
B o u r d e lo t, M é z e r a y é m ette n t, en d e s c ir c o n sta n c e s d iv e r se s,
d e s d o u te s ; d ’u n e fa ç o n p lu s ou m o in s d é c id é e , M a r o lle s, M o n c o n y s,
B o u llia u , M é z e r a y e n c o r e , e t N a u d é , té m o ig n e n t leu r sc e p tic is m e à
l ’en d ro it d e la so r c e lle r ie ; m ais c ’e st p e u t-être quand il s ’ag it d e s
p o s s e s s io n s q u ’ils s ’a c co r d e n t le m ie u x : Q u ille t, B o u llia u , P atin ,
G ram m on t, M o n c o n y s , se d ressen t alors con tre la c o n v ic tio n d e s e x o r ­
c is te s , e t ils trou ven t p le in e ap p rob ation c h e z la plupart d e leu rs a m is
« d é n i a i s é s » 61.

Consultons également l’anthologie des Libertins d ’Antoine Adam,


selon laquelle le Père Garasse leur prête, en 1623 déjà, la conviction
qu’«il n ’y a ny Anges, ny Diables».62
Ensuite, les premiers «manuscrits clandestins» témoignent aussi
d ’un esprit beaucoup plus radical que celui du ministre calviniste des
Pays-Bas. Il va sans dire que l’auteur anonyme du Theophrastus redivi­
vus allait plus loin que Bekker, en n’hésitant pas à écrire un chapitre,
fondé pour l’essentiel sur Pomponazzi et Cardano, «In quo nullos esse
daemonos sive angelos ostenditur»63 Quoique nous ne sachions presque
rien ni de la provenance ni de la circulation de ce texte spécial, sa com­
position, trente ans avant la parution du Betoverde Weereld témoigne
amplement de l’existence, à l’époque, de courants de pensée infiniment
plus radicaux que le cartésianisme mitigé de Bekker. Il en va de même
pour des manuscrits de la première moitié du dix-huitième siècle tels
que le Testament de Meslier, L'Ame matérielle et Les Difficultés sur la
religion proposées au Père M alebranche dont les auteurs refusaient

61 René Pintard, L e L ibertinage érudit dans la prem ière m o itié du X V IIe siècle, 2 vol.,
Paris 1 9 4 3 ,1, p. 439. Beckher, Schediasm a, o.c.,p. 10 cite Naudé com m e l ’un des
prédécesseurs de Bekker.
62 Antoine Adam, L es L ibertins a u X V IIe siècle, Paris 1964, p. 42. Comparer les p. 46-
49 et 142-151 (Naudé). Voir en général J.S. Spink, F rench F ree-T h o u g h tfro m G a s­
sen d i to Voltaire, London 1960; Richard H. Popkin, The H istory o f S cepticism fr o m
E rasm us to D escartes, Assen 1964, p. 67-112; C.J. Betts, E arly D eism in France.
F rom the so-called «déistes» o fL y o n (1564) to V oltaire’s « L ettresp h ilo so p h iq u es»
(1734), The Hague 1984 ; Perez Zagorin, Ways ofL yin g . D issim ulation, C onform ity
a n d P ersécution in E arly M o d e m E urope, Cambridge (M ass.) 1990, p. 289-330.
Pour une discusssion importante de la recherche actuelle: Silvia Berti, « A t the
Roots o f U n belief », Journal o f the H istory o f Ideas 56 (1995), p. 555-575.
M Guido Canziani e Gianni Paganini (éd.), Theophrastus redivivus, 2 vol., Firenze
1981-1982, II, p. 676-713. Signalons la remarque curieuse, au p. 687, que croire au
diable serait caractéristique pour les pays catholiques.
466 W IE P V A N B U N G E

aussi la démonologie « pneumatologique »M Le Monde enchanté ne


semble jouer aucun rôle dans ce genre de manuscrits - à l’exception
possible d ’un texte dont nous parlerons un peu plus loin. Ce n’est pas
par hasard que dans les études les plus citées par des chercheurs actuels
des manuscrits clandestins, le nom de Bekker ni son livre ne figurent
nulle part65.
En somme, l’avis de Voltaire sur l’importance historique de Bekker,
réitéré par Hazard et Libby, ne semble guère s’accorder avec les faits. La
polémique virulente, pour ne pas dire féroce, qui se développait aussi
bien aux Pays-Bas qu’en Allemagne autour de Bekker ne semble pas
avoir eu lieu en France66. Cependant, c’est précisément la similitude des
conclusions des «libertins» et des «clandestins» avec l’exégèse
biblique du calviniste Bekker qui semble mériter notre attention. Outre le
fait que plusieurs critiques du Monde enchanté partagaient l’avis que
Bekker, au fond, lui aussi, niait l’existence du surnaturel, Chaufepié a
suggéré, par exemple, à l’occasion du dernier chapitre du Monde
enchanté, qu’« Il y a dans ce Chapitre divers endroits remarquables, entre
autres un, que l’Auteur des Lettres à Serena semble avoir imité...»67.

64 Jean Meslier, Œ uvres com plètes, 3 vol., (éd.) Jean Deprun, Roland Desné, Albert
Soboul, Paris 1970-1972; L ’A m e m atérielle, (éd.) Alain Niderst, Rouen 1969; Robert
Challe, D ifficultés su r la religion proposées au père M alebranche, (éd.) Frédéric
Deloffre et Melâhat M enem encioglu, Oxford 1982. (Sur l’attribution de ce dernier
texte à Challe, voir entre autres Betts, E arly D eism in France, o.c., p. 275-286.)
65 Voir Ira O. Wade, The C landestine O rganization a n d D iffusion o f P hilosophie Ideas
in F rance fr o m 1700 to 1750, Princeton 1938 ; Olivier Bloch (éd.), Le M atérialism e
d u X V IIIe siècle et la littérature clandestine, Paris 1982; Canziani (éd.), F ilosofia e
religione nella letteratura clandestina, o.c. ; M iguel Bem'tez, L a F ace cachée des
Lum ières. R echerches s u r les m a n u scrits p h ilosophiques clandestins de l ’â g e c la s­
sique, Paris-Oxford 1996. Pintard, L e L ibertinage érudit, o.c., I, p. 571 le cite seu­
lement - encore une fois avec B ayle et Fontenelle - com m e l’un des «éru dits» de la
deuxièm e m oitié du siècle. Il en va de m êm e pour Jean Ehrard, L ’Idée de nature en
F rance d ans la p rem ière m oitié d u X V IIIe siècle, 2 vol., Paris 1 9 6 3 ,1, p. 29 et 31, où
le m êm e trio est à nouveau mentionné.
66 Signalons que dans les 1017 pages de François Laplanche, L ’Ecriture, le sa cré et
l ’histoire. E rudits et p o litiq u es p ro te sta n ts d eva n t la B ible en F rance au X V IIe
siècle, Amsterdam-Maarssen 1986, Bekker ne joue aucun rôle non plus.
67 Chaufepié, N ouveau d ictionnaire, o.c., p. 198-199. Comparer les passages suivants.
Il s ’agit de la façon dont des petits enfants sont corrompus par la crédulité:
« ils portoient dans les É coles les préjugés dont ils étoient déjà im bus» (Le
M onde enchanté, I, p. 360)
«T hen w e are sent out to school, where all the Youth com e equally infected
from hom e, and hear o f nothing there but Daem ons, Nymphs, G enii, Satyrs,
Fauns, Apparitions, Prophecys, Transformations and other stupendous
M iracles» (John Toland, L etters to Serena, London 1704, p. 5) ->
D U BETOVERDE WEERELD A U M O NDE ENCHANTÉ 461

On peut aller plus loin encore. Car le dernier chapitre de L ’Esprit de


Spinoza, selon toute vraisemblance le manuscrit clandestin le plus
célèbre de l’époque, est également consacré à la démonologie. Ce texte
se compose, en majeur partie, de citations empruntées du Leviathan. Du
reste, il repose sur l’observation, qui ne se trouve pas chez Hobbes, de
l’incohérence de la foi en un Dieu tout-puissant, qui pourtant permet­
trait les activités malicieuses du Diable :
T o u s le s C h r é tie n s d em eu ren t d ’a cco rd , q u e D I E U est le prem ier P rin­
c ip e & la so u rc e d e to u te s C h o s e s , q u ’il le s a c r é é e s, q u ’il le s c o n se r v e ,
& q u e san s so n se c o u r s e lle s to m b e ro ie n t dan s le N é a n t. S u iv a n t c e prin­
c ip e , Il e st certain q u e D I E U à cré e c e q u ’on a p p elle D I A B L E &
S A T A N a u ssi b ie n q u e to u te s le s autres C réatu res. E t s o it q u ’il l ’ait créé
b o n o u m é c h a n t, de q u o i il ne s ’ag it p as ic i, il s ’en su it d e c e P rin cip e,
q u e s ’il su b s is te , tou t m é c h a n t q u ’il e st, c o m m e l ’o n dit, c e ne p eu t être
q u e par l ’e n tr em ise & la p e r m is sio n d e D IE U , q u i le v e u t b ien . Or, c o m ­
m e n t p e u t-o n c o n c e v o ir q u e D I E U m a in tien n e u n e C réature, n on s e u le ­
m e n t q u i le m a u d it sa n s c e s s e , & q u i le h a it m o r te lle m e n t; m a is e n c o r e
q u i s ’e ffo r c e d e lui d éb a u ch er s e s A m is , p ou r a v o ir le p laisir de le m a u ­
d ire par u n e in fin ité d e b o u c h e s ? C o m m e n t, d is-je , p eu t-o n com p ren d re
qu e D I E U en tretien n e, c o n se r v e & la is s e su b sister le D IA B L E , pou r lui
faire du p is q u ’il peut, p ou r le détrôner, s ’il p o u v o it, & pour d étourner
d e s o n S e r v ic e s e s E lu s & s e s F a v o r i s l Q u el e st le but de D ie u en c e la 68?

Bekker, à la fin du deuxième livre du Monde enchanté, s’était déjà


demandé :
C o m m e n t ê t-c e q u e q u e lc u n p eu t co n c lu rr e sa priere d e tout so n c o eu r
en la crain te d e D ie u , en c o n fe ssa n t la f o r c e , app artient à lui se u l, a u ssi
b ie n q u e la p u is s a n c e , s ’il c ro it fe rm e m en t q u e c ette m ê m e p u issa n c e êt
e n D ie u s e u l, pour faire to u te s c h o s e s lu i-m ê m e , & perm ettre à la crea-

« o n leur fait m ille récits de Lutins, de Fantômes & de Sorceleries [..] Lors que les
Jeunes-gens sont mis dans les E coles, ils ne lisent depuis les plus basses C lasses
jusques aux plus hautes, presque autre chose dans les Livres Grecs & les Livres
Latins, que ce qui regarde les D ém ons, & leurs éfets, de la manière que les Païens
les représentent.» (Le M onde enchanté, I, p. 364-365.)
Voir en outre V Adeisidaem on, sive Titus L iv iu s a superstitione vindicatus... (La
Haye 1709). Toland peut avoir lu la traduction anglaise, The W o rld B ew itch ’d (Lon­
don 1694), qui contient seulem ent le premier livre du B etoverde W eereld. Les rela­
tions de Toland avec les Pays-Bas semblent nécessiter une recherche ultérieure:
Rienk H. Vermij, «T he English D eists and the Traité», dans Silvia Berti e t al. éd,
H eterodoxy, Spinozism a n d F ree-T hought in E arly E ighteenth-C entury E urope,
Dordrecht 1996, p. 241-254.
68 Trattato d e i tre im postori. L a vita e lo spirito d e i sig n o r B enedetto de Spinoza, éd.
Silvia Berti, Torino 1994, p. 236.
468 W IE P V A N B U N G E

ture de faire ou d’empêcher pour autant qu’il lui plait, & que cependant
le Diable a aussi le pouvoir de faire même les choses les plus grandes &
les plus merveilleuses69.

Surtout le «bekkérien» hollandais le plus radical, Eric Walten -


emprisonné pour cause de «blasphèm e» en 1694, et mort en prison trois
ans plus tard - insistait sur cet argument, en accusant les détracteurs de
Bekker de « satanisme »70 Pour confirmer son attribution de L ’E sprit de
Spinoza à un auteur hollandais, à savoir le diplomate de rotterdamois
Jan Vroese, Silvia Berti s’est référé, quoique d’une façon générale,
à la querelle bekkérienne71 De pareilles similitudes sont faciles à
trouver ailleurs. L’argument contre le « satanisme» employé par Bekker
comme par l’auteur de L ’E sprit de Spinoza se retrouve par exemple
aussi dans un traité strictement déiste comme les Nouveaux voyages
dans l ’Amérique septentrionale (2 vol., La Haye 1703) du baron de La
Hontan72.
A la recherche d’une explication sur de telles convergences, il
convient de se demander comment un calviniste assez fidèle à sa propre
tradition, comme l’était Balthasar Bekker, pouvait devenir l’un des
esprits les plus «désenchantés», les plus «éclairés» de son temps. Outre
son cartésianisme, tout à fait moderne à l’époque, outre son exégèse sou­
vent osée, il faut, je crois, souligner précisément l’accent théiste percep­
tible dans Le Monde enchanté, et qui peut être retrouvée dans les écrits
de beaucoup d ’autres représentants des premières lumières protestantes
- aussi bien parmi des calvinistes comme Bekker que chez les menno-
nites tels qu’Anthony van Dale et chez beaucoup d’autres protestants
néerlandais qu’on s’est accoutumé à appeler des Chrétiens sans Église -
d’après l’étude massive de Leszek Kolakowski73.
Quant à ces derniers, nous savons que le spiritualiste David Jorisz
rejetait la croyance au diable au XVIe siècle déjà74. En général, on a tou­

69 Bekker, L e M o n d e enchanté, II, p. 709-710.


70 Voir notre «Eric Walten (1663-1697)», o.c. et W.P.C. Knuttel, «Ericus W alten»,
B ijd ra g en voor vaderlandse gesch ied en is en oudheidkunde, Vierde reeks, eerste
deel 1900, 345-455.
71 Trattato d e i tre im postori, éd. Berti, p. LXII-LXIII.
72 Betts, E arly D eism in F rance, o.c., p. 130-131.
73 Leszek K olakowski, C hrétiens sa n s Eglise. La conscience religieuse e t le lien
co n fe ssio n n e l au X V IIe siècle, Paris 1987 (1964).
74 Gary K. Waite, « Man is a D evil to H im self : David Jorisz and the R ise o f a Scepti-
cal Tradition towards the D evil in the Early M odem Netherlands», N ederlands
A rc h ie f vo o r K erkgeschiedenis 79 ( 1995), p. 1-30.
D U BETOVERDE WEERELD A U M O NDE ENCHANTÉ 469

jours - à juste titre - souligné l ’intériorisation de leur foi. Aussi bien


leur rejet des Églises existantes et leur insistance sur les œuvres du
croyant individuel que leur desintérêt à l’égard des confessions particu­
lières se laissent expliquer aisément comme le résultat de leur choix en
faveur d’une foi personnelle, dans laquelle l’individu chrétien cherche à
établir une relation intime avec son Dieu. Kolakowksi, quant à lui, était
évidemment fasciné avant tout par la tension entre la conscience de l’in­
dividu et l’autorité de l’orthodoxie.
Cependant, cet accent sur le subjectivisme des «Chrétiens sans
Église» pourrait détourner l’attention des tendances que ceux-ci parta­
geaient avec des protestants contemporains moins attachés à la vie inté­
rieure du croyant. Pour beaucoup de protagonistes de la «Seconde
Réforme» cette intériorisation de la foi semble avoir été accompagnée
d’une exaltation progressive de la notion du divin en tant que tel. Au fur
et à mesure qu’on fait ressortir la nécessité de trouver son Créateur en
soi-même, celui-ci semble devenir de plus en plus abstrait. Ainsi les
mennonites Pieter Balling et Jarig Jelles deviennent les premiers amis
chrétiens de Spinoza: le Dieu de Y Éthique, ne constitue-t-il pas l’abs­
traction ultime de chaque qualité quasi-humaine? Les collégiants de
Rotterdam étaient eux aussi fascinés par le spinozisme75.
Ce n ’est pas par hasard que Bekker ait trouvé beaucoup d ’appui
parmi les collégiants d’Amsterdam76. Anthony van Dale, à son tour,
avait recherché l’amitié des collégiants de Rotterdam77. Signalons aussi
que Van Dale n’était point le premier mennonite de l’époque à critiquer
des superstitions à l’égard du diable. En 1659 déjà, Abraham Palingh,
d’Haarlem, chez Rieuwertz à Amsterdam publiait son Masque de la
sorcellerie arraché™. Les origines et la motivation de cette nouvelle

75 Voir entre autres Andrew C. Fix, P rophecy a n d R eason. The D utcli C ollégiants in
the E arly E nlightenm ent, Princeton 1991; Wiep van Bunge, «L es origines et la
signification de la Traduction fra n ç a ise de la p ré ten d u e dém onstration m a th é m a ­
tique p ro p o sée p a r Jean B redenbourg», dans Antony M cKenna, Alain M othu éd.,
La P hilosophie clandestine à l ’âge classique, Paris-Oxford 1997, p. 49-64.
76 Voir Fix, « A ngels, D evils, and Evil Spirits in Seventeenth Century Thought : B al­
thasar Bekker and the C ollégiants», o.c.
77 Voir Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale », o.c.
78 Abraham Palingh, 't A fg eru kte M om -A ansight D er Tooverye, Amsterdam 1659.
Voir Hans de Waardt, «Abraham Palingh. Ein Hollàndischer Baptist und die M acht
des T eufels», dans Hartmut Lehmann, Otto Ulbright (éd.), Vom U nfug des H exen-
p rocesses. G eg n er d e r H exenverfolgung von Johann W eyer bis F riedrich Spee,
W iesbaden 1992, p. 247-268. Pour Rieuwertz: Piet Visser, «Blasphem ous and Per-
nicious»: the R ôle o f Printers and Booksellers in the Spread o f D issident R eligious
and Philosophical Ideas in the Netherlands in the Second Half o f the Seventeenth
C entury», Q uaerendo 26 (1996), p. 303-326.
470 W IE P V A N B U N G E

conception protestante de la toute-puissance d’un Dieu dépouillé des


éléments personnels demeurent obscures. S’agit-il ici d ’une réponse
aux excès irrationels de l’«enthousiasme» m ystique?79 On l’ignore,
mais il semble que ce fut ce même accent sur la souveraineté du divin
qui a rendu les calvinistes Willem Deurhoff, Pontiaan van Hattem et
Frederik van Leenhoff sensibles à l’influence de Spinoza80. Dans ce
contexte, il me semble très significatif, que Bekker, lui aussi soit fier de
s’appeller un «M onothéiste», à l’opposé des «Dithéistes». Il va sans
dire que le Dieu de Bekker règne, mais il n’a pas non plus besoin de se
battre :
c ’e st p r é se n tem e n t un p o in t d e p ié té, q u e d ’a c o m p a g n e r la cra in te de
D ie u d e c e lle du D ia b le . S i l ’o n v ie n t à co n tred ire c e tte o p in io n o n p a s se
a u ssitô t pour un A th é e , c ’e st-à -d ir e pou r un h o m m e qui n ie l ’e x is te n c e
d ’un D ie u , q u oi q u ’il ne so it pourtant c o u p a b le q u e du c rim e d e n e pas
c roire q u ’il y en ait d e u x , d o n t l ’un e st b on & l ’autre m a u v a is81.

On trouve précisément la même idée chez Van Dale, comme l’a constaté
Evers :
Im Z entrum se in e r U b er z e u g u n g stan d en d ie A llm a c h t und d ie A llw is -
se n h e it G o ttes. D e m T e u fe l M a ch t z u z u sp re c h e n , b e d e u te t für ih n letz t-
lic h e in e B e le id ig u n g der M ajestat G o tte s; d ie V o r ste llu n g , S atan sei
erlaub t, w a s a lle in G ott v o r b e h a lten ist, k am für ihn e in er A n ta tstu n g
d er eh r e G o tte s g le ic h . N u r Er a lle in s e i a llw is s e n d und k ô n n e in d ie
Z u k u n ft s e h e n 82.

Ici semble s’ouvrir finalement une perspective sur la transition de la


«crise» à la période des Lumières. Une perspective qui nous mène en
Angleterre et aboutit aux développements contemporains tout à fait
révolutionnaires à l’intérieur de la physique, qui seront fatals pour la
science cartésienne. La même année où Bekker publie son D e betoverde
Weereld, Richard Bentley à Londres affirme dans les Boyle Lectures
que «all the powers of mechanism are dépendent on the Deity», car,
« gravity, the great basis of all mechanism is not itself mechanical, but

79 Voir M ichael Heyd, «Be S o b e r a n d R easonable» The C ritique o f E nthusiasm in the


S eventeenth a n d E arly E ighteenth C enturies, Leiden 1995.
80 Voir entre autres J. Severijn, Spinoza en de gereform eerde theologie zijn er dagen,
Utrecht 1919; Henri Krop, «R adical Cartesianism in Holland: Spinoza and D eu­
rhoff » et M ichiel W ielema, « Spinoza in Zeeland : The Growth and Suppression o f
«Popular Spinozism » (c. 1700-1720)», dans Van Bunge, Klever éd., D isg u ise d a n d
O vert Spinozism aro u n d 1700, o.c., p. 55-81 et 103-115.
81 Bekker, Le M onde enchanté, I, P réfacé, s.p.
82 Evers, « D ie O rakel von Antonius van D ale», o.c., p. 233.
D U BETO VERDE WEERELD A U M ONDE ENCHANTÉ 471

the immediate fia t and finger of God, and the execution of divine
L aw »83. Selon une étude importante de Margaret Jacob, le mono­
théisme extrême de Bekker - et de Newton, et de Bayle - aurait pourvu
le calvinisme rationaliste de l’époque d’une logique propre et y aurait
déterminé la direction à suivre84. D ’après Robin Attfield, le théisme de
Bekker impliquait sa confiance en la science nouvelle85. De toute évi­
dence Bekker, comme Bayle et la grande majorité de ses contemporains,
ignorait la révolution newtonienne. Cependant le théisme bekkerien
était du moins susceptible de survivre au remplacement soudain du car­
tésianisme par la physique newtonienne. N ’oublions pas qu’aux Pays
Bas - Bekker était l’un des derniers cartésiens et l’un des rares «secta­
teurs» de Descartes appréciés par Voltaire.

Wiep Van B unge


Université de Rotterdam

83 Peter Harrison, «N ew tonian Science, M iracles, and the Laws o f N ature», Journal
o fth e H isto ry o f Ideas 56 (1995), p. 531 -553, p. 537. On le sait, la littérature portant
sur les élém ents protestants dans la révolution newtonienne est énorme. Pour une
guide récente: H. Floris Cohen, The S cientific R évolution. A H istoriographical
Inquiry, Chicago 1994, p. 308 et suiv. Voir ici entre beaucoup d ’autres, par exem ple
R. Hooykaas, R eligion a n d the R ise o f M o d e m Science, Edinburgh 1972, p. 98 et
suiv. ; Gary B. Deason, «R eform ationT heology and the M echanistic Conception o f
N ature», dans David C. Lindberg, Ronald L. Numbers (éd.), G od a n d N ature. H is­
torical E ssays on the E ncounter b etw een C hristianity a n d Science, Berkeley 1986,
p. 167-191 ; James E. Force, « N e w to n ’s God o f D om inion: The Unity o f N ew ton’s
T heological, Scientific, and Political T hought», dans James E. Force, Richard H.
Popkin éd., E ssays on the C ontext, N ature, a n d Influence o f Isaac N e w to n 's T heo­
logy, Dordrecht 1990, p. 75-102.
84 Margaret C. Jacob, «T he Crisis o f the European M ind: Hazard R evisited », dans
P hyllis Mack, Margaret C. Jacob éd., P olitics a n d Culture in E arly M o d e m E urope,
Cambridge 1987, p. 251-271.
85 Robin Attfield, «Balthasar Bekker and the D écliné o f the Witch-Craze: the Old
D em onology and the N ew Philosophy», A n n a ls o f Science 4 2 (1985), p. 383-395,
p. 394: « b e lie f in the Creator o f an ordered cosm os involves belief in its regularity,
and this im plication was w idely recognized am ong the practitioners o f early m odem
natural philosophy. Indeed consistent theistic b elief actually precludes b elief in the
agency o f dém ons...»
LE MARQUIS D’ARGENS,
OU LE MATÉRIALISME
AU STYLE INDIRECT

Dans l’ouvrage où il analyse le concept, l’histoire et l’avenir du


matérialisme, Olivier Bloch revient sur une de ses caractéristiques
essentielles, sur laquelle il attirait déjà l’attention en 1980 dans le cadre
de la table ronde consacrée au matérialisme du XVIIIe siècle et à la lit­
térature clandestine1, savoir son «statut de clandestinité»2. Il note qu’au
XVIIIe siècle, La Mettrie, qui se réclame «expressément du matéria­
lism e» représente «un cas exceptionnel»3. D ’ordinaire, le matérialisme
«se dit sur le mode de la dénégation»4. C ’est précisément sur ce mode
que la philosophie du marquis d’Argens se (re-)présente. A la provoca­
tion de La M ettrie: «Pensez tout haut, mais cachez-vous»5, d’Argens
préfère la stratégie qui consiste à cacher sa pensée à même son expres­
sion. On sait par exemple que le marquis d’Argens ne se présente pas
comme l’auteur mais comme le simple traducteur des Lettres ju iv e s6,
des Lettres cabalistiques et des Lettres chinoises, toutes publiées
comme de juste sans nom d’auteur. Ainsi écrit-il dans la «Préface du
traducteur» du second tome des Lettres juives: « j’ai tâché que la tra­
duction en fût correcte et précise. Je me suis extrêmement appliqué à
rendre le véritable sens de mon auteur.»7 A ses détracteurs, offusqués

1 O livier B loch éd., Le M atérialism e d u X V IIIe siècle et la littérature clandestine,


Paris, Vrin, 1982. Cf. l ’avant-propos p. 7-9.
2 O livier Bloch, Le M atérialism e, Paris, P.U.F., coll. «Q ue sais-je?», 1985, ch. I, § 2,
p. 9.
3 Ibidem .
4 Ibid., p. 10.
5 J. O. de La M ettrie, D iscours prélim in a ire in Œ uvres philosophiques, Paris, Fayard,
1987, tom e I, p. 46-47.
6 B oyer d’Argens, L ettres ju iv e s, La Haye, Pierre Paupie, 1756 [1736-1738], Préface
du traducteur, tome I, p. xx : le « traducteur» y désigne ces lettres com me un « manus­
crit ». Sur les « procédés de travestissement » dans les Lettres ju iv e s et les Lettres c h i­
noises cf.R.Granderoute, « A propos du marquis d’Argens» in Le jo u rn a lism e d 'a n ­
cien régim e, Lyon II, Centre d’Etudes du XVIIIe siècle, P U .L ., 1982, p. 315-331.
7 Ibid., Préface du traducteur, tome II, p. i
474 G U IL L A U M E P IG E A R D D E G U R B E R T

par cette traduction assurément due à «un homme sans religion»8, qui
considèrent « q u ’il faut être ennemi de la divinité pour oser traduire les
Lettres ju ives»9, il rétorque en toute bonne foi «que lorsqu’on traduit un
ouvrage, on est obligé de le donner tel que l’auteur l’a composé, et
qu’on n’a jamais fait un procès à ceux qui ont traduit Lucrèce, des opi­
nions de ce philosophe»10. A ceci près qu’ici le traducteur est un
masque qui a pour fonction de garantir l’impunité de l’auteur. Ce qui, à
l’occasion, permet à tel correspondant des Lettres juives de citer les
écrits d’un certain marquis d ’Argens, dont le seul défaut est de « s ’ex­
pliquer un peu trop hardim ent»11. Encore le traducteur tient-il lui-même
à conserver l’anonymat: «tout votre secret, écrit ce Monsieur D*** au
libraire, doit se borner à cacher le traducteur.»12 Sans quoi celui-ci serait
contraint « d ’adoucir [...] les véritables sentiments de ces philosophes
hébreux »13. Car, prend-il soin de préciser dans une note, « les aventures
qui sont insérées dans ces Lettres sont conformes à la plus exacte
vérité»14. Ainsi le marquis d ’Argens endosse-t-il la clandestinité maté­
rialiste étudiée par Olivier Bloch, notamment dans les «procédés tels
que collage, amalgame, exploitation et retournement du discours de
l’adversaire»15 mis en œuvre dans les Lettres à Sophie ainsi que dans la
«tactique libertine» de la Parité de la vie et de la m ort 16 destinée à
«entortiller le lecteur»17. Avant son installation à Postdam, en juillet
1742, Boyer d’Argens lui-même, note Antony McKenna, «m ène une
existence quasi-clandestine»18. Ce qu’atteste sa correspondance avec
Prosper M archand comme l’a indiqué J. Sgard: «A la fin de 1736, il se

8 Ibid., p. ii.
9 Ibidem .
10 Ibid. p .iii.
11 Ibid. Lettre 35, tom e II, p. 32. Cf. égalem ent les références au marquis d ’Argens
dans la Lettre 105, tom e IV, p. 128-129 et dans la Lettre 154, tome VI, p. 2-4.
12 Ibid., Lettre de M onsieur D *** au libraire, tom e I, p. 2.
13 Ibidem .
14 Ibidem .
15 O livier Bloch, « Les L ettres à Sophie ou L ettres s u r la Religion, su r l ’âm e hum aine,
e t s u r l ’existence de D ie u : questions de sources» in La P hilosophie clandestine à
l'â g e classique, A ctes du colloque de Saint-Etienne 1993, A. M e Kenna et A.
Mothu éd., Paris, Universitas/Oxford, The Voltaire Foundation, 1997.
16 O livier Bloch éd., P a rité de la vie et de la mort. L a R éponse du m édecin G aultier,
Paris, Universitas, 1993, coll. «Libre pensée et littérature clandestine».
17 O livier B loch, «L a parité de la vie et de la m ort», séminaire sur les Manuscrits phi­
losophiques clandestins, Université de Paris I, séance du 10 novembre 1990.
18 A. M cKenna, « L e marquis d’Argens et les manuscrit clandestins» in Le m arquis
d ’A rgens, A ix-en-Provence, P U . de Provence, 1990, p. 113.
L E M A T É R IA L ISM E A U S T Y L E IN D IR E C T 475

terre dans une maison de campagne ‘aux portes d’Utrecht’ [...]; seuls
Voltaire, P. Marchand, Prévost et M. de Bey, riche amateur qui l’a pris
sous sa protection, connaissent son adresse [...] (lettre de P. Marchand,
29 janv. 1737).»19
«Philosophie minoritaire»20, le matérialisme est voué à se cacher
pour déjouer la censure, que le marquis d’Argens désigne comme «une
espèce d’inquisition contre la librairie»21. Partant, il faut qu’un auteur
«accommode sa philosophie à la politique de l’État, et aux rêveries des
moines : ou bien il est forcé de ne communiquer ses idées qu’en secret à
ses plus intimes am is»22. La 13eLettre Juive ne manque pas de signaler
que cette persécution est une arme à double tranchant qui convertit de
fait une situation de domination en une attitude offensive: «la défense
des livres est cependant un fort mauvais moyen pour les supprimer. Dès
qu’on interdit la lecture d’un livre, tout le monde s’empresse à l’acheter.
Le libraire en augmente le prix: il se vend beaucoup plus qu’il ne se
vendait auparavant [...]. Ce qui accrédite encore ces livres prohibés,
c ’est qu’ils sont ordinairement bons et instructifs, et qu’ils intéressent
les gens d’esprits et les savants.»23 Confrontant sur ce point la France à
l’Angleterre, d’Argens écrit: «On peut comparer les savants de France
à des oiseaux, à qui l’on a coupé une partie des ailes, et qui n’ont la
liberté de s’élever que jusqu’à un certain point. Quelque génie qu’ait
cette nation, cela répand dans ses écrits un air de contrainte, qui gêne et
l’auteur et le lecteur. Plusieurs savants ont recours aux imprimeurs
étrangers, pour éviter de tomber dans ces défauts, et pour exprimer plus
naturellement leurs pensées : mais leurs livres sont regardés comme des
marchandises prohibées, et empestées. Les gardes sont attentifs, sur les
frontières du royaume, à n’en point laisser entrer; et s’il y en pénètre
plusieurs, c ’est par ruse et par finesse.»24 Penseur souterrain, philosophe
de contrebande, l’auteur de Thérèse philosophe en sait quelque chose:
ses œuvres, publiées en Hollande - Lettres juives, Lettres cabalistiques,
Lettres chinoises et Philosophie du bon sens en tête - furent prohibées

19 J. Sgard, article « Argens » in D ictionnaire d es jo u rn a liste s (1600-1789), sous la dir.


de J.Sgard, Grenoble, 1976, p. 10. Cf. C orrespondance entre P ro sp er M a rchand et
le m arquis d ’A rgens, S. Larkin éd., Oxford, 1984.
20 O livier Bloch, Le M atérialism e, op. cit., ch. I, § 2, p. 9.
21 B oyer d ’Argens, Lettres ju iv e s, op. cit., Lettre 57, tome II, p. 294. A la page sui­
vante, d ’Argens note laconiquement: « le s défenses qu’on fait pour [...] empêcher la
vente [d’un livre], augmentent infiniment le prix et le débit.»
22 Ibid., Lettre 3, tom e I, p. 29.
23 Ibid., Lettre 13, tome I, p. 142.
24 Ibid., Lettre 3, tome I, p. 32.
476 GUILLAUM E PIG EARD DE GURBERT

et régulièrement saisies les unes à la suite des autres25. Leur succès, en


France et en Europe, en fut d’autant plus considérable: rééditées sans
discontinuer jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elles furent traduites en plu­
sieurs langues (en anglais et en allemand notamment).
Dans une lettre à Frédéric II, le marquis d’Argens se définit du reste
lui-même comme « un auteur dont les livres ont été brûlés pour cause
d ’irréligion»26. Pour ne nous en tenir qu’à un seul exemple, signalons
que La Philosophie du bon sens fut « condamnée par arrêt du Parlement
à être brûlée par la main du bourreau, à la suite du procès retentissant de
l ’E sprit d ’Helvétius»27.
Dans le compte-rendu qu’il fait des Lettres juives dans Le pou r et le
contre, Prévost met en garde leur auteur : « la religion y est ordinaire­
ment peu ménagée, et l’auteur doit penser à lever cet obstacle s’il veut
leur faire ouvrir l’entrée de la France.»28
Il est arrivé que le soin que d ’Argens mettait à travestir sa pensée
compromît la réception de son œuvre. Certains de ses lecteurs n’ont pas
su ou n’ont pas voulu identifier les antiphrases qui sont légion sous sa
plume. Ils ont pris au sérieux de simples «précautions oratoires»29,
voire de pures parodies. Parmi eux figure au premier rang Gérard de
Nerval. En effet, il classe hâtivement le marquis d ’Argens à côté de
«certains excentriques de la philosophie»30. Ainsi dans Les Illuminés
[1852] Nerval réserve-t-il une place de choix à d’Argens qu’il range
parmi les «païens de la République»31 (comme l’abbé Montfaucon de
Villars, auteur du Comte de Gabalis, ou entretiens sur les sciences
secrètes [1670], ouvrage parodique qui tourne la cabale en ridicule et
que citent les Lettres ju ives 32 et les Lettres cabalistiques 33) : «L’abbé de
Villars, dom Pernetty, le marquis d ’Argens, popularisaient les mystères

25 Sur ce point, cf. F. Weil, «L’interdiction des ouvrages du marquis d’Argens. Prin­
cipes et réalité» in Le marquis d ’Argens, op. cit., p. 201-208.
26 Boyer d’Argens, Lettre à Frédéric II datée du 18 juin 1759, citée par E. Johnston, Le
marquis d ’Argens, sa vie et ses œuvres, Genève, 1971 [1928], ch. IV, p. 104.
27 Rapporté par E. Johnston, op. cit., p. 48-49.
28 Prévost, Le pour et le contre, Paris, Didot, 1737, tome XII, p. 314.
29 L’expression est de Damiron, «Mémoire sur le marquis d’Argens» in Mémoires
pour servir à l ’histoire de la philosophie au XVIII' siècle, Genève, 1968 [1858],
p. 102.
30 G. de Nerval, Les Illuminés in Œ uvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade,
1978, vol. II, p. 953.
31 G. de Nerval, ibid., p. 1198-1199.
32 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 186, tome VII, p. 87.
33 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, La Haye, Pierre Paupie, 1754 [1738], Lettre
4, tome I, p. 39-41.
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 477

de YŒ dipus Æ gyptiacus et les savantes rêveries des néoplatoniciens de


Florence. Pic de la Mirandole et Marsile Ficin renaissaient tout
empreints de l’esprit musqué du XVIIIe siècle, dans le Comte de Gaba-
lis, les Lettres cabalistiques et autres productions de philosophie trans­
cendante à la portée des salons. Aussi ne parlait-on plus que d’esprits
élémentaires, de sympathies occultes, de charmes, de possessions, de
migration des âmes, d’alchimie et de magnétisme surtout.»34 Dans Le
marquis de Fayolle, Nerval persiste à assimiler d ’Argens à Sweden­
borg : « On faisait là de l’esprit et du paradoxe comme partout ; mais cela
était empreint de sentimentalisme et même d ’une sorte de mysticisme
[...]. Le marquis de Fayolle était le plus ardent interprète de ces idées. Il
avait lu les savantes rêveries de l’abbé de Villars, de dom Pemety [sic]
et du marquis d ’Argens.»35 Diagnostic d’autant plus surprenant que les
Lettres cabalistiques, ou correspondance philosophique, historique et
critique, entre deux cabalistes, divers esprits élémentaires, et le Sei­
gneur Astaroth annoncent dès le titre leur dimension parodique et bro­
cardent au fil des pages les « divines sciences » et « les plus grands et les
plus augustes mystères de la sainte cabale»36. Dans sa Vénus m étaphy­
sique31 La Mettrie n ’avait pour sa part pas eu de mal à identifier l’hu­
mour du Comte de Gabalis. Et P.-G. Castex, qui a lu d ’Argens, écrit de
son côté dans Le conte fantastique en France de N odier à M aupassant.
«le marquis Boyer d ’Argens, [...] pour attirer le public, intitule Lettres
cabalistiques un ouvrage de tendances matérialistes, se montre aussi
dur pour l’occultisme qu’audacieux à l’égard de la religion.»38 Aussi
est-il amusant de remarquer que dans son Voyage en Orient, Nerval
répète l’argument argensien fondé sur l’antiquité de l’Égypte par rap­
port au déluge, argument destiné à « discréditer les Écritures et à mettre
en doute la Révélation»39. Cette utilisation de l’histoire égyptienne par
d ’Argens40 se retrouve dans un manuscrit philosophique clandestin inti­

34 G. de Nerval, Les Illuminés, op. cit., p. 1151-1152.


35 G. de Nerval, Le marquis de Fayolle in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, la
Pléiade, 1989, vol. I, l rc partie, Prologue, § 5, p. 1140.
36 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, op. cit.. Lettre 4, tome I, p. 38.
37 La Mettrie, Vénus métaphysique in Œ uvres philosophiques, op. cit., tome II, p. 349.
38 P.-G. Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris,
J. Corti, 1962, p. 14. Castex cite à l’appui la 110e Lettre, op. cit., tome V, p. 22.
39 J. Domenech, «L’Égypte dans les Lettres juives et les Lettres cabalistiques : le
marquis d’Argens précurseur de Volney » in Le marquis d ’Argens, op. cit., p. 100.
Cf. Nerval, Voyage en Orient, Gamier Flammarion, tome I, p. 260, cité par J.
Domenech.
40 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 38, tome II, p. 64-72 et La Philoso­
phie du bon sens, La Haye, Pierre Paupie, 1746 [1737], I, 4, p. 51-59.
478 G UILLAUM E PIGEARD DE GURBERT

tulé Dissertation et preuves de l ’éternité du monde où l’on peut lire que


«les livres de Manéthon [••■] détruisent la doctrine de l’Ecriture des
Juifs»41 et que « c ’est donc mal à propos que les Juifs et les Chrétiens
déclament contre tout ce qui répugne à leur sentiment; [...] toutes les
histoires d’Orient passent chez eux pour des fables ou des visions poé­
tiques»42. Aussi bien Nerval colporte-t-il (à son insu?) certains brûlots
de la libre pensée. Mais il est vrai que Nerval était moins soucieux de
restituer le sens de la philosophie du marquis d ’Argens que d’asseoir
son propre «illum inism e». Ce que confirme son projet de publier un
livre intitulé... Lettres cabalistiques^.
Refaire pour mieux défaire, telle est la maxime de la parodie argen-
sienne, digne héritière du «rire matérialiste»44 dans lequel Olivier
Bloch a vu «une unité d ’attitudes communes, par lesquelles les maté­
rialistes de tous les temps se retrouvent et se reconnaissent»45.
Dans les Rêves d ’un visionnaire expliqués p a r des rêves m étaphy­
siques, publiés en 1766 sans nom d’auteur, Kant reprendra directement
à son propre compte l’humour de l’auteur des Lettres cabalistiques dont
il avait lu certains ouvrages et qu’il cite à plusieurs reprises46. Il intitule
en effet le chapitre II « Fragment de la philosophie occulte qui a pour fin
d ’entrer en communication avec le monde des esprits»47. L’audace de
Kant consiste à parodier la cabale afin de la mieux ridiculiser, ce que le
titre du chapitre suivant a tôt fait de dévoiler: «Antikabbale. Fragment
de philosophie commune pour réduire à néant la communion avec le
monde des esprits.»48 Le marquis d’Argens distille ainsi son matéria-

41 Dissertation et preuves de l ’éternité du monde, Mazarine, ms 1194. f- 20. Il est vrai­


semblable que ce manuscrit emprunte ses sources à La Philosophie du bon sens.
42 Ibid., ff. 29-30.
43 A la rubrique «Ouvrages commencés ou inédits», Nerval note «Lettres cabalis­
tiques»', cf.Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 1231 et vol. III, 1993, p. 785.
44 Olivier Bloch, Le Matérialisme, op. cit., ch. I, § 3, p. 11.
45 Ibidem.
46 Cf. J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, Klincksieck,
1979, Appendices, III, iii, p. 272-273. En nous accueillant dans le séminaire de
D.E.A du Groupe de recherche sur l ’histoire du matérialisme qu’il dirigeait à
l’Université de Paris I, Olivier Bloch nous offrit l’occasion d’étudier les rapports
entre d’Argens et Kant (séance du 28 novembre 1992). Nous saisissons l’occasion
de ce volume pour lui exprimer de nouveau nos plus sincères remerciements. Le
texte de cette communication est paru sous le titre «Kant, lecteur de Boyer
d’Argens» in Popularité de la philosophie, Fontenay-aux-Roses, E.N.S. Editions
Fontenay/Saint-Cloud, 1995, p. 209-222.
47 E. Kant, Rêves d'un visionnaires expliqués par des rêves métaphysiques in Œuvres
philosophiques, Paris, la Pléiade, 1980, tome I, p. 540.
48 Ibid., p. 556.
LE M ATÉRIALISM E A U STYLE INDIRECT 479

iisme au style indirect, lequel style, rapportant des propos d’autrui «non
le texte, mais la substance»49, laisse toute la liberté de détourner l’origi­
nal, de le défigurer, au point de lui faire dire le contraire de ce qu’il vou­
lait. «L a technique de citation est devenue un art du détournement»50
écrit Antony Me Kenna, qui y voit l’un des procédés favoris de la pen­
sée clandestine. Dans La Philosophie du bon se n s 51 par exemple, Boyer
d’Argens cite l’article 33 de la première partie des Principes de la p h i­
losophie de Descartes afin d ’appuyer la thèse sensualiste! On le voit
aussi dans Thérèse philosophe où, prétendant se contenter de rendre
compte «des scènes mystiques de Mlle Eradice avec le très révérend
Père D irrag»52, il en offre une irrésistible contrefaçon:
« - Oui, mon très révérend Père, lui dit-elle, je sens que mon esprit se
détache de la chair, et je vous supplie de commencer le saint œuvre.
- Cela suffit, reprit le père, votre esprit va être content»53...
R. Granderoute a donc eu raison d’identifier dans Thérèse ph ilo­
sophe « l’extrême pointe du matérialisme»54 et de signaler en outre que
«dès 1736, Le Solitaire Philosophe témoigne, de par les éloges qu’il
contient, de l’intérêt, voire de l’enthousiasme que d ’Argens éprouve
pour les tenants du gassendisme et du sensualisme »55.
En soutenant, ou plus exactement en feignant de soutenir la liberté
de la volonté, la 33e Lettre cabalistique prouve que chez d ’Argens, rap­
porter une thèse est à tout prendre le meilleur moyen de la réfuter.
Dans la lettre 33, ben Kiber s’adresse en ces termes à son correspon­
dant:
« Il me paraît, sage et savant Abukibak, que les hommes abusent du
nom de la fortune, et qu’ils l’emploient ordinairement mal à propos; il
semble qu’ils veuillent imputer au hasard la plupart des choses qui arri­
vent. Je crois qu’on devrait être très réservé à se servir de certaines
expressions qui tendent à diminuer et à supprimer en quelque manière la
liberté que Dieu a accordée à tous les hommes.»56

49 M. Grevisse, Le Bon usage, grammaire française, Gembloux, éd. J. Duculot, 1964


[1936], IVe partie, ch. V, § 1056, p. 1107.
50 A. McKenna, « Philosophie clandestine et littérature aux XVIIe et XVIIIe siècles » in
Ecrire/Savoir, Littérature et connaissance à l ’époque moderne, colloque de l’Uni-
versité Jean Monnet, Saint-Etienne, décembre 1994.
51 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., II, 6, note.
52 Boyer d’Argens, Thérèse philosophe, Arles, Actes Sud, Babel, 1992, p. 9.
53 Ibid., p. 30.
54 R. Granderoute, Le roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève, Slatkine,
1985, IIIe partie,
55 Ibid., p. 610.
56 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, op. cit., Lettre 33, tome II, p. 145.
480 GUILLA UM E PIGEARD DE GURBERT

L’affaire semble entendue: le marquis d’Argens soutient explicite­


ment le postulat de la liberté humaine. Le préfacier d’une édition
récente de Thérèse philosophe a d’ailleurs cru pouvoir s’autoriser de
cette 33e Lettre Cabalistique pour retirer à Boyer d’Argens la paternité
de ce célèbre roman libertin. Il affirme en effet sans ambages que « dans
les Lettres cabalistiques, il (Boyer d’Argens) juge ‘odieux’ le dogme de
la ‘détermination absolue’, insiste sur les pouvoirs de la raison, et
conclut ‘que l’opinion qui prive l’homme de la liberté d’indifférence,
qui l’assujettit au destin, ou à une détermination nécessaire est insoute­
nable’»57. Cette interprétation de la position du marquis d’Argens à
l’égard de la liberté présente cependant le fâcheux défaut de passer l’es­
sentiel sous silence, à savoir une note liminaire de bas de page par le
truchement de laquelle cette même lettre cabalistique se désavoue, ou
plus exactement se dédit par avance elle-même. Son contenu que voici
n ’est pas équivoque: «Dans la lettre suivante on verra la réfutation de
celle-ci.»58 La 33e Lettre ne peut donc pas être lue indépendamment de
la 34e Lettre Cabalistique qui en constitue à la fois le prolongement
immédiat et la réfutation rétrospective. L’une et l’autre forment de
concert un d isp ositif libertin qui préfigure à sa manière, sinon l’esprit,
du moins la lettre des antinomies kantiennes, dont l’issue n ’est pas ici
critique mais bien matérialiste.
Entreprendre de vilipender « l’erreur qui établit la fortune comme un
être réel, qui pousse et détermine les événements indépendamment
d ’aucune cause primitive et intelligente » offre aussitôt un excellent pré­
texte pour en exposer par le menu les arguments. A telle enseigne que le
contenu de la 33e Lettre Cabalistique en dément déjà l7incipit, soit la
formulation ouverte de la thèse de l’autonomie de la volonté. De fait,
celle-ci œuvre clandestinement pour un matérialisme sans reste. Ainsi
le marquis d’Argens prend-il la peine de traduire la Proposition XXXII
du Livre I de VEthique de Spinoza, suivie de sa Démonstration: «la
volonté ne peut point être appelée une cause libre, mais seulement
nécessaire, parce que la volonté n ’est qu’un mode de la pensée, qu’une
pensée est toujours déterminée par une autre, et qu’il faut donc qu’une
première cause détermine toute la suite de nos idées.»59
Le matérialisme au style indirect du marquis d’Argens s’avère d’au­
tant plus dangereux qu’il est insidieux. Sa méthode consiste à rapporter
de manière impartiale les thèses prétendument ennemies, ce qui n’a

57 R. Trousson, Introduction à Thérèse philosophe in Romans libertins, Paris, Laffont-


Bouquins, 1993, p. 565.
58 Lettres cabalistiques, op. cit., Lettre 33, tome II, p. 145.
59 Ibid., p. 148-149.
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 481

d ’autre résultat que de leur conférer un statut objectif. Elles n’expriment


plus le point de vue subjectif d’un auteur, mais revêtent le statut de faits.
La Philosophie du bon sens rapporte en ce sens, récits de voyages à l’ap­
pui, qu’«il est des voyageurs qui assurent qu’il y a des peuples qui n’ont
nulle idée de la divinité»60. Au demeurant, il faut se souvenir que le
marquis d ’Argens a traduit Timée de Locres, Ocellus Lucanus et Julien
l’Apostat, diffusant ainsi les philosophâmes matérialistes. Et c ’est jus­
tement au style indirect que Hume, de son côté, rapportera les propos
d’un «am i qui aime les paradoxes sceptiques» dans la section à'Une
Enquête sur l ’entendement humain 61 consacrée au problème de la pro­
vidence.
De même, dans les Lettres chinoises, la réfutation du déterminisme
est encore un bon moyen d’exposer la thèse condamnée. Lecteur atten­
tif des Lettres chinoises, Etiemble a facilement identifié, «sous le
masque chinois»62, la pensée argensienne: « c ’est précisément parce
que le marquis d ’Argens fait parler ses Chinois en parfaits matérialistes,
remarque-t-il judicieusement, qu’il prend la précaution [...] de feindre
une note [...] afin d ’excuser la liberté de son esprit; il y dénonce les
erreurs im pies des philosophes qui s’opposent à la religion et du même
coup à la société civile; il condamne, conjointement, les athées chinois
et les vilains spinozistes. Tans pis pour les imbéciles, conclut Etiemble,
qui prennent au sérieux ces pantalonnades, et ne comprennent pas que,
lorsque d’Argens parle pour son compte, c’est en faveur de Spinoza et
de Montaigne, d ’Epicure et de Lucrèce, de Descartes et de Charron,
c’est-à-dire ou bien du matérialisme, ou bien d’une pensée révolution­
naire.»63 Voici le texte de la note en question: «Que le lecteur se garde
bien de croire que je penche vers une erreur aussi condamnable [le
déterminisme]; je ne la fais soutenir à Yn-Che-Chan que pour avoir
l’occasion de la réfuter vivement.»64 Fort de ce genre de déclaration, un
lecteur distrait est allé jusqu’à écrire que le marquis d’Argens détestait
Lucrèce65! Celui-ci pourtant n’écrivait-il pas dans les Lettres ju ives:
«Je parcours la nature pas à pas dans les œuvres de Lucrèce. Il me

60 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cil., II, 3.


61 D. Hume, An Enquiry concerning human understanding, Oxford University Press,
1996, sect. XI, p. 132.
62 Etiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1989, tome II, ch. xx, p. 309.
63 Ibid., p. 318-319.
64 Boyer d’Argens, Lettres chinoises, La Haye, Pierre Paupie, 1755 [1739-1740],
Lettre 61, tome III, p. 36, note 1.
65 D. Momet, Les origines intellectuelles de la Révolution française, Paris, Armand
Colin, 1934, ch. II.
482 G UILLA UM E PIGEARD D E GURBERT

semble que je l’entends lui-même m ’en développer les secrets les plus
cachés?»66 Ne se présentait-il pas dans une lettre à Frédéric II comme
un «Démocrite moderne»?67
Soulignons ici que le concept d’histoire de la philosophie reçoit chez
Boyer d’Argens un sens précis et original, savoir celui d’une arme phi­
losophique établissant entre les «raisons réciproques»68 des différents
systèmes «un juste parallèle»69. Ce que rend possible une vision synop­
tique de ce qu’il nomme l’«Histoire de l’esprit hum ain»70. Dans son
H istoire de l ’histoire de la philosophie, M. Gueroult remarque que «les
écrits en langue française traitant d’histoire de la philosophie propre­
ment dite ne sont, pendant le XVIIIe siècle, ni nombreux ni brillants »71.
Il retient toutefois les ouvrages du marquis d’Argens qui considèrent les
doctrines prises en elles-mêmes comme des objets de pensée. Le dispo­
sitif des antinomies est en place dans les paragraphes 2 et 4 de la
«Réflexion troisième concernant les principes généraux de la phy­
sique» de La Philosophie du bon sens. Ils s’intitulent respectivement:
«Si le monde est étemel. Système de ceux qui l’ont cru tel» et «Raisons
des philosophes qui croyaient que le monde avait eu un commence­
ment». Ces deux paragraphes en particulier semblent constituer la
source, tant pour l’esprit que pour la lettre, de Dissertation et preuves de
l ’éternité du monde. Ce stratagème se trouve déjà dans la confrontation
du «systèm e de Descartes» et du «système de Newton»72, lequel
semble recevoir les suffrages de l’auteur de La Philosophie du bon sens
mais non pas ceux d’un «auteur moderne»73 dont il cite les... Lettres
chinoises ! L’épistémologie du marquis d ’Argens y considère chaque
physicien comme un «nouveau créateur de l’univers»74 qui donne à la
matière les qualités susceptibles de justifier son système75. Ce pourquoi
un système physique «ne sera jamais qu’une ingénieuse hypothèse

66 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 48, tome II, p. 187-188.
67 Boyer d’Argens, Lettre à Frédéric II datée du 5 juin 1742, citée par E. Johnston, op.
cit., ch. III, p. 66.
68 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., III, 12 et IV, 10.
69 Ibid., IV, 12.
70 Boyer d’Argens, Histoire de l'esprit humain, Berlin, Haude et Spener, 1765-1768.
71 M. Gueroult, Histoire de l ’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1988, tome III,
ch. 29, p. 676, note 3.
72 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., III, 21 et 22.
73 Ibid., [édition de 1747], III, 23.
74 Boyer d’Argens, Lettres chinoises, op. cit., Lettre 17, tome I, p. 165.
75 Ib id .,p .\6 6 .
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 483

amusante, mais fausse»76. Jean Molino a eu raison de voir dans La Phi­


losophie du bon sens «un anti-manuel de philosophie»77. C ’est dans
l’article «Zénon d’Elée» - « l’inventeur de la dialectique»78 - du D ic­
tionnaire historique et critique de Bayle que d’Argens a trouvé le
modèle de ces amalgames assassins. Un manuscrit philosophique clan­
destin intitulé D e la conduite qu ’un honnête homme doit garder pendant
sa vie et qui présente quelque affinité, dans la lettre et dans l’esprit, avec
le marquis d’Argens, pratique l’amalgame de la même manière : les reli­
gions n ’ont pas lieu de se mépriser les unes les autres «puisqu’elles peu­
vent se traiter mutuellement de ridicules»79. Au reste, Hume en fait un
usage identique lorsqu’il montre que «chez les Mahométans comme
chez les Chrétiens [among the Mahométans as w ell as Christians]»80 le
degré de croyance est directement lié à la présence d ’une impression
sensible. Le fidèle qui a vu «la Mecque ou la Terre Sainte [Mecca or
Holy Land]»81 se montre de ce fait plus zélé qu’un autre. On comprend
dès lors que d’Argens exclue la possibilité d’une histoire de la philoso­
phie qui ne soit pas elle-même philosophique. Il déclare ainsi que «Fon­
tenelle se trompe très fort lorsque [...] il dit q u ’on peut savoir l ’histoire
des pensées des hommes sans penser»*2.
On l’a vu, la désinvolture du marquis d ’Argens à l ’égard des thèses
philosophiques a parfois eu pour effet d’entortiller certains lecteurs.
Mais c ’est délibérément que, pour sa part, Voltaire a contribué au sac de
la postérité argensienne. A l’article «Vampires» des Questions sur
l ’Encyclopédie, il s’attaque, afin de la détruire, à la croyance à la fois la
plus folle et la plus répandue chez ses contemporains, et s’en prend
directement au marquis d’Argens, avec lequel il entretient du reste une
correspondance «am icale» suivie: «Vous trouverez des histoires de
vampires jusque dans les Lettres juives de ce d ’Argens [...], ce fameux

76 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., III, 21.


77 J. Molino, Le bon sens du marquis d ’Argens. Un philosophe en 1740, thèse Univ. de
Paris IV, 1972, p. 780.
78 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, 1720 [3e éd.], art. «Zénon
d’Elée», tome IV, p. 2907.
79 De la conduite qu ’un honnête homme doit garder pendant sa vie, Mazarine, ms
1194, f. 151. Nous soulignons.
80 D. Hume, A Treatise o f human nature, Londres, Penguin, 1984, livre I, 3e partie,
sect. IX, p. 160. Nous soulignons.
81 Ibidem. Nous soulignons.
82 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., Disc. Préliminaire, 6. La cita­
tion de Fontenelle est tirée de VEloge de Malebranche in Eloges des Académiciens.
D ’Argens y revient dans la préface générale des Lettres cabalistiques, op. cit., tome
I, p. xiii-xiv.
484 G UILLA UM E PIG EARD DE GURBERT

incrédule [...]: son cœur s’est amolli, son esprit s’est éclairé, il croit aux
vampires». On sait la mauvaise foi dont est capable Voltaire, et c ’est à
elle qu’il faut imputer ce mauvais coup. Une simple lecture de la 137e
Lettre Juive à laquelle Voltaire fait allusion suffit pour constater le
contenu purement polémique de cette accusation. Boyer d’Argens
conclut, après avoir examiné «les prodiges qu’on débite sur les vam­
pires»83 dans le numéro d ’octobre 1736 du Mercure historique et p o li­
tique : « j’aurais honte de vouloir prouver plus longtemps l’impossibilité
du vampirisme.»84
En définitive, il n’est pas difficile de donner raison à Voltaire lui-
même lorsqu’il écrivait à son «am i» à propos de ses Lettres juives:
«elles sont agréables et instructives, elles respirent l’humanité et la
liberté. Je soutiens que c ’est rendre un très grand service au public que
de lui donner, deux fois par semaine, de si excellents préservatifs.»85
Oscillant entre la prudence et la provocation, le matérialisme,
remarque Olivier Bloch, n ’évite la confusion qu’au prix de la carica­
ture86. Si les uns ont pris les masques derrière lesquels la pensée argen-
sienne se cache pour son visage, d ’autres l’ont tout bonnement caricatu­
rée, au point de la réduire à une opinion outrée tenant davantage de la
bravade que de la philosophie. C ’est notamment le cas de Victor Hugo.
Au début des M isérables, un sénateur, sorte de Pangloss inversé, inflige
à l’évêque Myriel sa «philosophie après boire» qu’il prétend tirer, entre
autres, des écrits de Boyer d’Argens :
- Je vou s déclare, repartit le sénateur, que le marquis d ’A rgens, Pyr-
rhon, H ob b es et M . N a ig eo n ne sont pas des m aroufles. J’ai dans m a
bibliothèque tous m es p h ilo so p h es dorés sur tranche. [...] Je hais D id e­
rot; c ’est un id éologu e, un déclam ateur et un révolutionnaire, au fond
un croyant en D ieu, et plus b ig o t que Voltaire. [...] M onsieur l ’évêq u e,
l ’hypothèse Jéhovah m e fatigue. E lle n ’est bonne q u ’à produire des
gens m aigres qui son gen t creux. [...] Je vous avoue que j ’ai du bon sens.
M onsieur l ’évêq u e, l ’im m ortalité de l ’hom m e est un éco u te -s’il-pleut.
[...] D ieu est une sornette m onstre. Je ne dirais point cela dans le M o n i­
teur, parbleu, m ais je le ch u ch ote entre am is. In ter p o c u la . [...] Qui n ’a
rien a le bon D ieu. C ’est bien le m oin s. Je n ’y fais point obstacle, m ais
je garde pour m oi M on sieu r N aigeon . L e bon D ieu est bon pour le
peuple.

83 Boyer d’Argens, Lettres ju ives, op. cit., Lettre 137, tome V, p. 148.
84 Ibid., p. 156.
85 Voltaire, Lettre au marquis d’Argens datée du 20 janvier 1737, à Leyde, in Voltai­
r e ’s correspondence, Genève, 1954, volume IV, Lettre 1205.
86 Olivier Bloch, Le Matérialisme, op. cit., ch. I, § 2, p. 10.
LE M ATÉRIALISME A U STYLE INDIRECT 485

L’év êq u e battit des m ains.


- V oilà parler! s ’écria-t-il. L’ex cellen te ch ose, et vraim ent m er­
v e illeu se, que ce m atérialism e-là ! ne l ’a pas qui veut87.

A vouloir plier la philosophie argensienne aux normes de classifica­


tions aussi abstraites qu’inopérantes, on escamote son originalité qui est
justement de «déplacer la philosophie»88 comme l’a bien montré
Michel Delon à propos de Thérèse philosophe qu’il rapproche de La
Philosophie dans le boudoir. Il y repère «une intervention neuve dans
la constitution du matérialisme si l’on considère qu’il ne s’agit pas seu­
lement d ’un système parmi d’autres, mais aussi d’une nouvelle façon de
philosopher»89. L’un et l’autre «représentent une tentative originale
dans les marges de l’histoire du matérialisme»90. C ’est l’œuvre du m ar­
quis d ’Argens dans son ensemble, on l’a vu, qui est réfractaire à la caté­
gorisation.
Le lecteur sait donc à quoi s’en tenir lorsque l’auteur de La Philoso­
phie du bon sens l’exhorte, dans une profession de foi fantoche, à le
« regarder comme un homme sincère et incapable de déguiser sa pen-
/ 91
see» .

Guillaume P ig e a r d d e G u r b e r t
Paris

87 V. Hugo, Les M isérables, l re partie, livre I, ch. 8.


88 M. Delon, « De Thérèse philosophe à La Philosophie dans le boudoir, la place de la
philosophie» in Cahiers d ’histoire des littératures romanes, Heidelberg, 1983,
n° 1-2, p. 85. Cet article est issu d’un exposé fait dans le cadre du Groupe de
recherche sur l ’histoire du matérialisme dirigé à l ’Université de Paris I par Olivier
Bloch.
89 Ibid., p. 86.
90 Ibid., p. 88.
91 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., IV, 20.
LA RÉCEPTION
DES MATÉRIALISTES ANCIENS
CHEZ DIDEROT

Pourquoi rougis-tu d’entendre prononcer le nom d’une volupté,


dont tu ne rougis pas d’éprouver l’attrait dans l’ombre de la nuit?
Ignores-tu quel est son but et ce que tu lui dois? (...)
Tais-toi, malheureux, et songe que c’est le plaisir qui t’a tiré du néant !
a rt. J o u is s a n c e

1. - PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE
ET ESTHÉTIQUE DU VIVANT

Dans la conception diderotienne de Yêtre organique l’étude des


auteurs classiques, que le philosophe a cultivée dès sa jeunesse, joue un
rôle remarquable. Un premier point de voisinage est l’emploi de la caté­
gorie de totalité en devenir, puisée dans leurs œuvres. Les matérialistes,
d’abord: Épicure et Lucrèce, reinterprétés à la lumière de Buffon et
Maupertuis, sont à l’origine de la vision transformiste du KÔ0( io ç
vivant. Dans la bouche de d ’Alembert rêveur, c ’est une vision concer­
nant, en premier lieu, Y homme et son destin cosmique:
Si lorsque Épicure assurait que la terre contenait les germes de tout et
que l’espèce animale était le produit de la fermentation, il avait proposé
de montrer une image en petit de ce qui s’était fait en grand à l’origine
des temps, que lui aurait-on répondu? ... Et vous l’avez sous vos yeux
cet image, et elle ne vous apprend rien... Qui sait si la fermentation et ses
produits sont épuisés? Qui sait à quel instant de la succession de ces
générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé
qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans le voisi­
nage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se
déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe?1

1 Rêve de d ’Alembert, dans Œuvres de Diderot, éd. Versini, 5 vol., Paris, Laffont,
1994-96 (sigle: OD), vol. I, p. 632.
488 PAOLO QUINTILI

Le «Dieu de Clarke et de Newton!» auquel fait appel l’aveugle


Saunderson sur son lit de mort2, c ’est, en réalité le dieu-nature de la vul-
gate de l’atomisme classique, d ’Épicure et de Lucrèce, passé dans VHis­
toria Critica (1742-44) de J. Brucker - bien présent dans les articles
É p ic u r é is m e , S t o ïc is m e , I o n ie n n e , É l é a t iq u e etc.3- , un «dieu» néos-
pinoziste4 qui est immanent aux opérations de formation de la vie, jus­
qu’au KÔapoç actuel, et qui produit par un processus de lente métamor­
phose des êtres, à partir du chaos originaire. Parle Saunderson, en
paraphrasant les livres II et V du D e rerum natura:
Im aginez donc, si vous v o u lez, que l ’ordre qui vou s frappe a toujours
su b sisté; m ais la issez-m o i croire q u ’il n ’en est rien; et que si nous
rem ontions à la n aissance des ch o ses et des tem ps, et que nous sen tis­
sion s la m atière se m ou voir et le chaos se débrouiller, nous rencontre­
rions une multitude d ’êtres inform es, pour quelques êtres bien organisé.
Si je n ’ai rien à vous objecter sur la condition présente des ch o ses, je
puis du m oins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous
demander, par ex., qui vous a dit à vou s, à L eib n iz, à Clarke et à N e w ­
ton, que dans les prem iers instants de la form ation des anim aux, les uns
n ’étaient pas sans tête et les autres sans p ied s? 5

Dans le Rêve de d ’Alem bert (1769), c ’est ce dieu-devenir qui est mis
en cause contre l’argument déiste de l’«ordre», encore sous l’égide des
matérialistes anciens, comme celui qui régit « d ’au-dedans» le proces­
sus de germination universelle :
L’hom m e se résolvant en une infinité d ’hom m es atom iques q u ’on ren­
ferm e entre des feu illes de papier com m e des œ u fs d ’insectes qui filent
leur coq ues, qui restent un certain tem ps en chrysalides, qui percent
leurs coqu es et qui s ’échappent en p apillons (...). Tout change, tout

2 Lettre sur les aveugles à l ’usage de ceux qui voient, ivi, p. 169.
3 Cf. P Casini, Newton, Diderot et la vulgate de l ’atomisme, dans «Dix-huitième
siècle», 24, (1992), p. 29-37 et D iderot et les philosophes de l ’antiquité, dans Col­
loque International Diderot (1713-1784), éd. A.-M. Chouillet, Paris, Aux Amateurs
de Livres, 1985, p. 33-43.
4 Cf. P. Vemière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, P.U.F.,
1954, p. 556-57.
5 OD, 1, p. 168, ce passage tombe quelques lignes avant la « profession de foi » new­
tonienne. Cf. Lucrèce, De ta nature, éd. Emout, II, vv. 872-882: «On peut voir des
vers vivants sortir de la fange infecte quand, à la suite de pluies excessives, la terre
détrempée se décompose; et du reste tous les corps se transforment de la même
manière (...). Ainsi la nature convertit en corps vivants toute espèce de nourriture,
elle en forme tous les sens des êtres animés, à peu près comme elle fait jaillir la
flamme du bois sec, et convertit en feu toute espèce de corps.» Cf. surtout, liv. V, vv.
416-450; 785-820; 837-861.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 489

p asse, il n ’y a que le tout qui reste. Le m onde co m m en ce et finit sans


c e ss e ; il est à chaque instant à son com m en cem en t et à sa fin ; il n’en a
jam ais eu d ’autre, et n ’en aura jam ais d ’autre. D ans cet im m en se océan
de m atière, pas une m o lécu le qui ressem ble à une m olécu le, pas une
m o lécu le qui se ressem ble à elle-m êm e un instant : R erum n ovu s n asci-
tu rordo, voilà son inscription étern elle...6

L’argument transformiste - l’activité interne de la matière est réglée


par la loi mécanique d’attraction dans le système du monde ainsi que
dans le microcosme du vivant (Lucrèce7 et Newton à la fois) - est
déplacé sur le terrain psychologique et s’oppose, quelques années plus
tard, après la célèbre argumentation du Rêve*, au platonicien F. Hemste-
rhuis, qui, dans sa Lettre sur l ’homme et ses rapports (1774), présente
les facultés humaines d’«abstraction absolue», dont seulement «peu de
têtes sont capables », comme un «fait», une thèse en faveur de l’imma­
térialité et de l’immortalité de l’âme. Diderot réfute cette thèse du point
de vue d ’Épicure:
C ’est p récisém en t cette abstraction absolue que vous m e prescrivez qui
la réduit [l’âm e] à rien. Je vois, selon vous, q u ’elle est sans action avant
que d ’être unie aux organes. Je v o is q u ’elle est sans action après la d is­
solution d es organes. Il n ’y a aucune de ses qualités dont je ne la prive,
à m esure que je l ’isole. Je lui ôte ce q u ’il m e plaît de lui ôter. Je ne lui
la isse que c e q u ’il m e plaît de lui laisser. Je la ch asse d ’un m em bre. Je
l ’y rappelle. Je la trouble, je l ’agite; je l ’endors; je la r év eille; et tout
cela par d es m o y en s purem ent m écaniques. A llez, vou s êtes fo u s; et
É picure était un hom m e sage9.

Les O bservations sur Hemsterhuis relatent, d’après Bayle, pour


mieux étayer la contre-thèse de I’«athée vertueux» - dont se récla­
maient ces libres penseurs tant décriés par l’auteur de la Lettre sur
l ’homme - l’exemple de «quelques-uns d’entre eux», où l’on trouverait

6 OD, I, p. 630-631 ; cf. Lucrèce, De la nature cit., II, v. 900 ss.


1 Sur les multiples rapports avec ce vitalisme lucrétien cf. J.-W. Schmidt, Diderot and
Lucretius: The Rerum Natura and Lucretius’s Legacy in D iderot’s scientific, œste-
tic and ethical Thought, dans « Studies on Voltaire», vol. 208, Oxford, 1982, p. 183-
294.
8 Cf. OD, I, p. 637: «Et la vie?... La vie, une suite d’actions et réactions... Vivant,
j ’agis et réagis en masse... Mort, j ’agis et réagis en molécules... Je ne meurs donc
point? ... Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi ni quoi que ce soit»;
cf. Lucrèce, op. cit., II, vv. 1002-04: «N ec sic interemit mors res ut materiai/ cor-
pora conficiat, sed coetum dissipât ollis. / Inde aliis aliud coniungit, et efficit omnes/
res ita convenant formas mutentque colores.»
9 OD, I, p. 714.
490 PAOLO QUINTILI

« beaucoup de lumières et tout au moins autant de probité. Démocrite et


Épicure n’étaient ni des corrompus, ni des sots »10. À la « prière du stoï­
cien », qui devient aussitôt la prière du matérialiste, Diderot rapporte un
frémissant éloge de la morale d ’Épicure11, réitéré quelques années plus
tard, dans VEssai sur Sénèque (1778)12. Et, de l’autre côté, à propos du
livre D e l ’Homme, de son ami Helvétius, qui soutient, à propos de la
force de l’âme, que «tous sentent les objets dans une proportion tou­
jours la m êm e», Diderot y oppose l’argument de la différence orga­
nique individuelle, avec l’exemple de la «bête» lucrétienne:
V ous qui donnez tant de force à l ’im pulsion d ’un se x e vers l ’autre, so n ­
g e z donc que l ’hom m e vigoureux, m ais in sen sib le, ne sera entraîné par
sa passion vers la fem m e que co m m e le taureau vers la g én isse : c ’est la
bête féroce de Lucrèce qui le s flancs traversés d ’une flèch e m ortelle, se
précipite sur le chasseur et le couvre de son sang. Il veut jouir, il se so u ­
cie peu de toucher et de plaire13.

Il faut souligner que la même image de la volupté lucrécienne repa­


raît, dans un autre contexte, comme la source des plaisirs esthétiques
liés aux figures humaines, chez le spectateur d ’un beau tableau, au
Salon de 1767. C ’est un aspect important du Diderot lecteur des maté­
rialistes anciens : le lien de philosophie biologique, qui critique les par­
tis opposés (platoniciens et lockiens) sur le terrain psychologique, et
théorie du beau, au sens d’une esthétique de la chose vivante, qui relie
le sujet à la construction de son objet de représentation:
L a m ultitude n ’est pas faite pour recevoir toutes les chaînes im percep­
tib les qui ém anent de cette figure, en saisir la m o llesse, le naturel, la
grâce, la volupté. C ’est vou s, c ’est m o i qui nous laisson s blesser, e n v e ­

10 M .p . 760.
11 Cf. Observations sur Hemsterhuis, ivi, p. 759: «Je connais un peu les gens dont
vous pariez [les matérialistes]. Soyez sûr qu’ils disent franchement leur sentiments
sans aucun esprit de prosélytisme. Qu’ils sont aussi sincères dans leur opinion que
vous dans la vôtre. Qu’ils ont autant de mœurs que les plus honnêtes croyants.
Qu’on est aussi facilement athée et homme de bien, qu’homme croyant et méchant.
Qu’ils sont bien éloignés de croire que leur opinion conduise à l’immoralité. Qu’ils
ne diffèrent de vous que dans la base qu’ils donnent à la vertu, qu’ils asseyent sur les
seuls rapports des hommes entre eux. Que les uns sont vertueux, parce qu’ils sont
naturellement portés à la vertu, par leur caractère fortifié d’une bonne éducation
[...]. En un mot que la plupart ont tout à perdre et rien à gagner à nier un Dieu rému­
nérateur et vengeur.»
12 M .p . 1178.
13 Réfutation d ’Helvétius, ivi, p. 827 ; cf. Lucrèce, op. cit., liv. IV, vv. 1045-1058 et V,
vv. 1323-1330.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 491

lopper dans ces filets; c ’est nous qu’ils retiennent invinciblement


aeterno devincti vulnere amorisH.

Ces « filets » du plaisir sensible, comme étant attachés au beau de la


représentation et à l’objet qui la soutient, suivent la métaphore du
«réseau de fils» que le Rêve voit à l’origine du développement d ’un
nouveau organisme, dont dépend sa vie sensible et intelligible. C ’est là,
dans la théorie de la voluptas, étendue au champ des beaux arts, le lien
entre l’acte formel de production vivante de l’œuvre et le processus de
réception judicieuse de la chose, caractérisés par le même sentiment de
p la isir qui prétend à l’universalité15. La troisième partie entière du Rêve
de d ’Alem bert, n’est au fond qu’une longue plaidoirie de la volupté
lucrétienne — avec toutes ses conséquences sur le plan éthique et social
—qui essaye de synthétiser, comme l’avoue Diderot, des questions
d ’ordre apparemment hétérogène :
B o r d e u ( après avoir pris son café) - Votre question [sur l ’acte de géné­
ration] est de physique, de morale et de poétique.
M l l e d e l ’E sp in a sse - D e poétique !
B o r d e u - Sans doute; l ’art de créer des êtres qui ne sont pas, à l’imita­
tion de ceux qui sont, est de la vraie poésie. Cette fois-ci, au lieu d ’Hip-
pocrate, vous me permettez donc de citer Horace. Ce poète, ou faiseur,
dit quelque part: Omne tulit unctum qui miscuit utile dulci; le mérite
suprême est d’avoir réuni l ’agréable à l’utile. La perfection consiste à
concilier ces deux points. L’action agréable et utile doit occuper la pre­
mière place dans l’ordre esthétique16.

14 Salon de 1767, dans OD, IV, p. 659-660. Cf. Lucrèce, op. cit., I, vv. 31-37 ; et Salon
de 1765, ivi, p. 291 : « j’ai acquis le sentiment de la chair...»
15 Sur la « magie » de la représentation naturelle et la théorie des « liens » à l ’âge de la
Renaissance, dans le cadre d’une conception vitaliste du Kooiioc, cf. G. Bruno, De
magia. De vinculis in genere, éd. it. par A. Biondi, Pordenone, Edizioni Biblioteca
dell’Immagine, 1987, surtout les p. 176-209: «D e vinculo cupidinis et quodam-
modo in genere»; cf. infra, notes 19 et 22.
16 OD, I, p. 670. Il est à remarquer l’usage, au sens moderne, de l’adjectif «esthé-
thique». Cf. M. Modica, L’estetica di Diderot. Teorie delle arti e dei linguaggio
n elï’età d e ll’Encyclopédie, Roma, A. Pellicani, 1997, p. 266: «Diderot entra a far
parte con una sua piena legittimità di quel più ampio movimento di pensiero che
caratterizza la riflessione filosofica settecentesca e porterà alla ‘nascita’ dell’este-
tica moderna, o dell’estetica tout court (...) come una riflessione sui senso e sulla
funzione non ‘specifica’ né ‘separata’, ma esemplare, che l’attività artistica e l’es-
perienza estetica svolgono all’intemo dell’esperienza umana», en se détachant, par
cela, de la doctrine imitative classique.
492 PAOLO QUINTILI

Encore, dans un autre contexte où esthétique et biologie mécaniste


sont foncièrement liées, l’image lucrétienne de Vénus fécondatrice,
irrésistible compagne du devenir qui emporte tout avec soi, se présente-
t-elle dans le Discours de la poésie dramatique (1758), pour expliquer
la fonction positive du contraste d’images, dans la composition drama­
tique bien réussie :
L u crèce a bien connu ce que pouvait l ’opposition du terrible et du
voluptueux, lorsque ayant à peindre le transport effréné de l ’amour,
quand il s ’est em paré des sen s, il m e réveille l ’idée d ’un lion qui, les
flancs traversés d ’un trait m ortel, s ’élan ce avec fureur sur le chasseur
qui l ’a b lessé, le renverse, cherche à expirer sur lui et le laisse tout c o u ­
vert de son propre sang. L’im age de la mort est à côté de ce lle du plaisir
dans les od es les plus piquantes d ’H orace, et dans les chansons les plus
b elles d ’A n acréon 17.

Dans ses lettres à Sophie Volland, Diderot expose, encore en termes


lucrétiens, sa conception esthétique du sublime :
L es grands effets n aissen t partout des idées voluptueuses entrelacées
avec des id ées terribles ; par ex em p le de b elles fem m es à dem i-n u es qui
nous présentent un breuvage d élicieu x dans le s crânes sanglants de nos
en nem is. V oilà le m od èle de toutes les ch o ses sublim es. C ’est alors que
l ’âm e s ’ouvre au plaisir et frissonne d ’horreur. C es sensations m êlées la
tiennent dans une situation tout à fait étrange ; c ’est le propre du su b lim e
de nous pénétrer d ’une m anière tout à fait extraordinaire18.

Les Salons sont parsemés d ’observations analogues qui lient les


plaisirs esthétiques à l’incommensurable pouvoir de la «déesse Aphro­
dite», qui opère sur l’esprit du jouisseur de l’œuvre19. Un caractère
«voluptueux», qui est le propre et de l’âme du spectateur judicieux (le
« sublime » a affaire avec des idées esthétiques et du plaisir ) et de 1’ opé­
ration de l’artiste véridique - lorsqu’ils s’élancent au delà du donné,
pour pénétrer avec plaisir les rapports invisibles de la forme - , l’est
aussi de celle du grand comédien. Le Paradoxe s’inspire précisément
d ’Épicure pour en proposer une définition :

17 Discours de la poésie dramatique, dans OD, IV, p. 1315-16; cf. aussi p. 1275;
supra, note 13.
18 Correspondance, éd. G. Roth, Paris, Éd. Minuit, 1955 ss., vol. IV, Lettre à Sophie
Volland, octobre 1762, p. 196.
19 Cf. Salon de 1765, dans OD, IV, p. 298-299; 381-384; Salon de 1767, p. 577-79;
660-61 ; 686-87; 742-43 ; 780-82 etc. Sur la théorie des «liens», cf. supra, note 15
et infra, note 22.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 493

L’âm e d ’un grand com éd ien a été form ée de Vélément subtil dont notre
p h ilosop h e rem plissait l ’esp ace qui n ’e st ni froid, ni chaud, ni pesant, ni
léger, qui n’affecte aucune form e déterm inée, et qui, égalem ent su scep ­
tib les de toutes, n ’en con serve aucune.
L e P remier - Un grand com éd ien n ’est ni un pianoforte, ni une harpe,
ni un clavecin , ni un violon , ni un v io lo n c elle; il n ’a point d ’accord qui
lui soit propre ; m ais il prend l ’accord et le ton qui conviennent à sa par­
tie, et il sait se prêter à toutes20.

À l’article B e a u de Y Encyclopédie, Diderot semble ensuite rappro­


cher de la mobile imagination lucrétienne et du système sceptique des
pyrrhoniens à la fois, cette capacité d ’un sujet multiforme à se plier vers
le beau grâce à l’artifice du langage, en polémique avec la lecture du
Père André qui définissait «arbitraire» cette beauté dynamique, créée
par Y éducation et la téchne représentative, l’opposant au beau «essen­
tiel», fondé sur Y ordre de la nature. C ’est un autre élément qui
témoigne de l’écart de la position diderotienne par rapport aux instances
néoclassiques :
Q ue d evien t le systèm e de L ucrèce et des pyrrhoniens, dans le systèm e
du père A ndré? Q ue reste-t-il d ’abandonné à l ’arbitraire? Presque rien ;
aussi pour toute réponse à l ’objection de ceux qui prétendent que la
beauté est d ’éducation et de préjugé, il se contente de développer la
source de leur erreur21.

Ailleurs, c ’est de nouveau le grand artiste, Vemet, maître de vérité


sur la toile, qui est le connaisseur de l’âme lucrétienne, spectatrice de la
naissance du monde, perçant ce « souffle » animé de la création, et pré­
sente tant dans l’œuvre de la nature que dans l’art, comme une harmo­
nie de contrastes :
Tout est vigoureux co m m e dans la nature, et rien ne se nuit com m e dans
la nature. Jamais il ne paraît q u ’on ait sacrifié un objet pour en faire
valoir un autre. Il règne partout une âm e, un esprit, un so u ffle dont on
pourrait dire com m e V irgile ou L ucrèce de l ’œuvre entière de la Créa­
tion (...). Tout ce que vous rencontrez dans les poètes du dévelop p em en t
du chaos et de la n aissance du m onde lui conviendra. D ites de lui :
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.

20 Paradoxe sur le comédien, dans OD, IV, p. 1405 (c’est moi qui souligne).
21 Enc. II, p. 169b- 181a, article «Beau», ivi, p. 93; cf. Modica, op. cit., Section II,
chap. 2 et 3.
494 PAOLO QUINTILI

«C’est un esprit qui vit au-dedans, qui se répand dans toute la masse,
qui la meut, et s’unit au grand tout.»22

Il faut bien rappeler comment Diderot, ensuite, démythifie la


conception lucrétienne du «grand tout», sous la suggestion de Bacon,
qui, dans le D e dignitate et augmentis scientiarum (1605-1623), parle
en termes de faculté expérimentale et de sagacitas du penseur «scep­
tique», pour signifier cette capacité qui permet de pénétrer dans un
ensemble de phénomènes hétérogènes et d ’y repérer un système de faits
signifiants23, suivant l’ordre défini par l’«idée de tout», sans laquelle,
dira-t-on dans Y Interprétation de la nature, «il n’y a plus de philoso­
phie»24.

2. - LA CO N C ILIA TIO N É C L E C T IQ U E D ’ÉPIC U R E


E T DE SPINO ZA ,
SUR LA Q U ESTION DES DIEU X E T DU KÔajioç

En deçà de ces riches suggestions esthétiques, la figure du sage épi­


curien, comme du comédien le plus avisé, pour le Diderot au début de
son travail en traducteur-compilateur (1742-45), est un modèle de cohé­
rence philosophique et intellectuelle. Le jeune penseur, étant plus scep­
tique que déiste déjà en 1746, considère comme irréfutable - sans le
dire ouvertement - la doctrine du «jet fortuit des atomes», qui expli­
queraient la genèse du monde sans avoir recours à l’œuvre d’un dieu:
J’ouvre les cahiers d’un professeur célèbre, et je lis: «Athées, je vous
accorde que le mouvement est essentiel à la matière; qu’en concluez-
vous? - Que le monde résulte du jet fortuit des atomes. - J’aimerais
autant que vous me disiez que L'Iliade d’Homère, ou La Henriade de
Voltaire, est un résultat de jets fortuits de caractères». Je me garderai
bien de faire ce raisonnement à un athée : cette comparaison lui donne­
rait beau jeu. «Selon les lois de l’analyse des sorts, me dirait-il, je ne
dois point être surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et

22 Salon de 1767, ivi, p. 698 et 782; cf. aussi Virgile, Énéide, VI, vv. 726-727. Sur les
racines de cette conception animiste de la nature à la Renaissance, cf. G. Bruno, De
infinito universo et mundi, et son développement dans la doctrine des «liens»; Id,
De magia. D e vinculis in genere cit., p. 12-30, 114-127: « D e vinciente in genere»;
cf. supra, notes 15 et 19.
23 Cf. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs cit., liv. I, p. 44-47, liv. II, p.
89-94, 133-136 et 164-170.
24 OD, I, p. 564, pensée XI.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 495

que la d ifficu lté de l ’évén em en t est co m p en sée par la quantité des


je ts.» 25

Le dernier mot de ce raisonnement sur le hasard et l’analyse est


laissé à l’athée26, sans contredit de la part de son interlocuteur. La doc­
trine d’Épicure y est prise en compte, sans la nommer, comme un
exemple redoutable de force systématique; elle n’est pas non plus com­
préhensible dans la définition des doctrines athées, divisées en «trois
classes » par le jeune sectateur de Shaftesbury et Pope.
Épicure n ’est 1) ni un «vrai athée»; 2) ni un «athée sceptique», qui
déciderait la question de la non-existence de dieu « à crois ou pile»; 3)
ni l’un des «fanfarons du parti», qui «font semblant d’en être persua­
dés, qui vivent comme s’ils l’étaient», mais ne sont pas sincères27.
Diderot, à l’époque des Pensées, en bon sceptique, ne prend pas parti
sur la question. Cependant, il donne son aval à l’opinion des matéria­
listes, en les excluant du nombre de ces athées susceptibles de
«m épris», de «plainte» ou de «prière»28.
Dans Y Encyclopédie, la figure du sage Épicure prend tout son relief
historique dans les articles rédigés sur les traces de Y Historia Critica de
Brucker. Épicure y est rapproché de Hobbes, le grand «m atérialiste»
moderne ; chez lui, à travers l’initiation de Gassendi, Diderot voit le pré­
curseur de la philosophie expérimentale de « l’organisation »29, celle qui
soutient précisément que
tout s ’exécu te par des lo is m écaniques, et que c ’était dans les propriétés
seu les de la matière et du m ouvem ent qu’il fallait chercher la raison des
phénom ènes des corps bruts et des êtres organisés. A l ’étude des m athé­
m atiques il [H obbes] fit succéder c e lle de l ’histoire naturelle et de la
physique expérim entale (...). U n systèm e où l ’on exp liq u e tout par du
m ouvem ent et des atom es ne pouvait manquer de plaire à H ob b es3".

25 Pensées philosophiques, ivi, p. 25.


26 Dans son commentaire à un Mémoire de d’Alembert sur l’analyse du sort et le calcul
des probabilités (1762), Diderot utilise positivement l’argument de l’athée. L’ana­
lyse du sort « c ’est proprement la science physico-mathématique de la vie» (DPV,
11,351).
27 Cf. Pensées philosophiques, dans OD, I, p. 26.
28 OD, I, p. 26, Pensée 22.
29 Cf. O. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, Matérialisme et Métaphy­
sique, La Haye, M. Nijhoff, 1971, sur les rapports Gassendi-Hobbes et la liaison du
connaître au faire, chap. II : « Liberté de philosopher»: p. 69 ss. et aussi p. 115,494-
95.
30 OD, I, article «Hobbisme», p. 442.
496 PAOLO QUINTILI

Encore, à l’article É c l e c t is m e , Diderot distingue-t-il les «syncré-


tistes » modernes (Cardan et Bruno) des « vrais éclectiques », fondateurs
de la libre pensée (Bacon, Descartes). La définition que Diderot donne
de ces derniers rappelle de près le contemporain Sapere aude! de Les-
sing et de Kant, avec une claire conscience de la position critique de sa
philosophie à l’égard des idées reçues :
L’éclectiq u e est un ph ilosop h e qui, foulant aux pied s le préjugé, la tra­
dition, l ’ancienneté, le con sen tem en t universel, l ’autorité, en un m ot
tout ce qui subjugue la fou le des esprits, o se p e n s e r d e lu i-m êm e,
rem onter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les d iscu ­
ter, n ’admettre rien que sur le tém oign age d e son exp érience et de sa rai­
son; et de toutes les p h ilosop h ies, q u ’il a an alysées sans égard et sans
partialité, s ’en faire une particulière et d om estique qui lui appartienne31.

Ce philosophe éclectique, qui «ne rassemble point au hasard des


vérités, ne les laisse point isolées ; il s’opiniâtre bien moins encore à les
faire cadrer à quelque plan déterminé; lorsqu’il a examiné et admis un
principe, la proposition dont il s’occupe immédiatement après, ou se lie
évidemment avec ce principe, ou ne s’y lie point du tout, ou lui est oppo­
sée», rappelle de près la figure de Spinoza32. Et c ’est lui, en somme,
l’exemple de ce philosophe systématique intelligent, auquel la nature a
donné la même «tête» qu’à «Socrate, Épicure et Démocrite» et qu’il
préconise, à la même époque, dans Y Interprétation de la nature :
H eureux le p h ilosop h e systém atique à qui la nature aura donné, com m e
autrefois à Épicure, à L ucrèce, à A ristote, à Platon, une im agination
forte, une grande élo q u en ce, l ’art de présenter ses id ées sou s des im ages
frappantes et su b lim es ! L’éd ific e q u ’il a construit pourra tom ber un
jour; m ais sa statue restera debout au m ilieu des ruines33.

Avec l’aphorisme 21 de Y Interprétation, Diderot arrive à spécifier le


caractère propre de la division du travail scientifique entre les philo­
sophes «m anœuvriers», ceux qui «passent leur vie à rassembler des
matériaux, manœuvres utiles et laborieux », et les philosophes purement
rationnels qui en «orgueilleux architectes, s’empressent à les mettre en
œuvre»34. Or, cette division se représente telle quelle à l’article É c l e c ­
t iq u e , avec le vœu de Y unification entre les deux figures intellectuelles :

31 Ivi, p. 300 (c’est moi qui souligne).


32 Ivi, p. 302; cf. supra, notes 4-5 et infra, notes 46-47.
33 /vi, p. 568.
34 Ivi, p. 567.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 497

Il y a deux sortes d 'é clectism e: l ’un expérim ental, qui co n siste à ras­
sem bler les vérités con n u es et les faits donnés, et à en augm enter le
nom bre par l ’étude de la nature; l ’autre systém atique, qui s ’occu p e à
com parer entre elles les vérités connues et à com biner les faits donnés,
pour en tirer ou l ’ex p lication d ’un phénom ène, ou l ’idée d ’une ex p é ­
rience. L’éclectism e expérim ental est le partage des hom m es laborieux,
l ’éclectism e systém atique est celu i des hom m es de gén ie; celui qui les
réunira verra son nom placé entre les nom s de D ém ocrite, d ’A ristote et
de B acon 35.

La philosophie d’Épicure et de Démocrite est donc comprise dans la


longue lignée de la renaissance moderne des sciences systématiques et
expérimentales de la nature, avec Hobbes, Gassendi, Bacon et Spinoza
comme points de départ36, mais non sans quelques ambiguïtés. Le vieux
philosophe qui réédite, trente années après le début encyclopédique, en
1783, dans la Correspondance littéraire, sa Réfutation de YHomme,
d’Helvétius, a encore des doutes sur la teneur interne du point de vue
épicurien. Comme sur la question des dieux, sans doute la critique vise
Y unité du système matérialiste, qui est touché par l’effet d’une contra­
diction qui l’anime:
J’aim e une ph ilosop h ie claire, nette et franche, telle qu’elle est dans le
S ystèm e de la n atu re, et plus encore dans L e Bon Sens. J’aurais dit à Epi-
cure ; « Si tu ne crois pas aux dieu x, pourquoi le s reléguer dans les inter­
valles des m on d es?». L’auteur du S ystèm e de la nature n ’est pas athée
dans une page, d éiste dans une autre, sa ph ilosop h ie est toute d ’une
p iè c e 37.

En effet, le Diderot d’après 1774 - date de son voyage en Russie et


de la consolidation de la perspective matérialiste - se heurte à ce pro­
blème de la théologie d’Épicure, avec lequel s’étaient confrontés beau­
coup d’autres, avant lui38. Quel est le statut de la divinité bienheureuse,
reléguée dans les interstices des mondes, en son rapport au Kocpoc ato-
mistique? Les dieux, «que font-ils» dans leurs mondes par rapport au
notre? Les M émoires pour Catherine II (1773) donnent une réponse
nette à la question, et nous éclaircissent sur la position de Diderot à
l’égard de sa source. Le noyau du problème est politique et concerne la

35 Ivi, p. 337.
36 Cf. surtout Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs cit., liv. II, p. 131-136 :
«Inventarium opum humanarum».
37 Réfutation d ’Helvétius, dans OD, I, p. 876.
38 Cf. O. Bloch, «A propos du discours d’Epicure sur les dieux », dans Matière à his­
toires, Paris, Vrin, 1997, p. 99-118.
498 PAOLO QUINTILI

question de la tolérance. Pour Diderot - qui est de sentiment éloigné de


Voltaire et Locke, de leur plaidoirie pour une égale reconnaissance de
valeur juridique à toutes les croyances religieuses39 - la solution épicu­
rienne paraît être la meilleure :
D u m om en t où l ’on reconnaît un D ieu , on adm et un être qui s ’irrite et
qui s ’apaise. D u m oin s, ce s id ées sont essen tiellem en t liées dans l ’e s­
prit, je ne dis pas du peuple, m ais des d éistes les plus éclairés. R eléguer,
com m e Épicure l ’a fait, les d ieu x dans les interstices des m ondes, et les
endorm ir là dans une profonde nonchalance, c ’est une façon honnête de
s ’en défaire40.

Aussi, dans les mêmes M ém oires , au chapitre: «Sur la Tolérance»,


les cartésiens et le gassendistes sont-ils liés dans le même destin qu’É-
picure, et subissent la violence des persécuteurs politiques :
A u m ilieu de c es calam ités [le jan sén ism e et le m olinism e] paraissent le
cartésianism e persécuté et le gassen d ism e ou l ’épicuréism e abhorré. On
arrête par la contrainte les bien s qui pouvaient résulter de c e s deux
sectes qui tendaient, ch acu n e à leur manière, à ramener la p h ilosop h ie
corpusculaire; on en p rolonge le mal à l ’infini. D escartes, défenseur de
l ’existen ce de D ieu, est forcé de se sauver com m e athée; G assendi est
o b lig é de coller sur le v isa g e d ’Épicure le m asque du christianism e pour
échapper à la couronne du martyr. Il ne reste rien de ce dernier41.

D ’une part, c ’est donc l’opinion du «bon athée» qui se raffermit


comme position méthodique de recherche, aussi dans le domaine des
sciences expérimentales. Ét déjà la Suite de l'Apologie de M. l'A bbé de
Prades, ou réponse à l ’instruction pastorale de M. l ’évêque d ’Auxerre
(1752), avant d’arriver à cette reconnaissance de l’autonomie morale du
philosophe, sous l’égide de l’autorité de Bacon et Descartes, déclare le
caractère licite des « investigations des effets » de la nature, conduites à
l’aide de l’expérience (le «chancelier») et de la raison (le métaphysi­
cien du doute) seules :
Q u elles exclam ations ne ferait point M . d ’Auxerre, lui qui m ’a ccu se
d ’irréligion, pour avoir su iv i la m éthode de D escartes dans la d isp o si­
tion d es preuves du christianism e, si j ’avais o sé avancer, avec le chan­
celier B acon , que le p h y sicien doit faire dans ses recherches une entière

39 Cf. OD, III, p. 270 : « La tolérance est plutôt une vertu de caractère qu’une affaire de
raison (...). La tolérance n’est jamais que le système du persecuté, système qu’il
abandonne aussitôt qu’il devient assez fort pour être persécuteur.»
40 Ivi, p. 268.
41 Ivi, p. 264.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 499

abstraction de l ’ex isten ce de D ieu , poursuivre son travail en bon athée,


et laisser aux prêtres le soin d ’appliquer ses découvertes à la d ém on s­
tration d ’une providence et à l ’édification des p eu p les?

D ’autre part, c’est encore Démocrite l’exemple que Diderot propose,


en termes d ’interrogation, comme celui qui s’est affranchi du «pré­
jugé » de la Providence dans les actes naturels :
Q ue dirait-il d e m oi, lui qui prétend que le ph ilosop h e ait sans ce sse les
yeu x attachés sur le s récits de M o ïse et sur les opinions des Pères, si je
lui soutenais avec le m êm e auteur que les pas que D ém ocrite et les
autres antagonistes de la Providence faisaient dans l ’investigation des
effets de la nature, étaient et plus rapides et plus ferm es, par la raison
m êm e q u ’en bannissant de l ’univers toute cause intelligen te, et q u ’en ne
rapportant les phén om èn es q u ’à des causes m écaniques, leur p h ilo so ­
phie n ’en pou vait devenir que plus rationnelle ?42

L’approche phénoméniste de la philosophia naturalis, du point de


vue corpusculaire démocritéen, semble être confirmée, plus d ’une
décennie après, dans le même choix des personnages que Diderot veut
mettre en scène, dans un premier temps, pour son Rêve de d ’Alembert.
Dans le sillage de Fontenelle et d ’une longue tradition de dialogues phi­
losophiques, Diderot conçoit de faire converser sur les problèmes de
l’origine et de l’unité de la vie, Démocrite, Leucippe et Hippocrate43.
Puis, les sollicitations de l’actualité l’emportent: il s’agit plutôt de
laisser parler les contemporains et leurs connaissances nouvelles, New­
ton, Buffon, Maupertuis, Bordeu, von Haller, sur des sujets anciens,
l’hylozoïsme, l’atomisme, l’unité de l’univers. Mais la présence des
anciens va bien au delà des suggestions dialogiques. La théorie «néo-
spinoziste » de l’univers-dieu, fait de matière et, en même temps, sujet à
la mort, l’univers newtonien en continuelle transformation, semblent
être bien la solution, issue postérieure d ’un conflit, plus profond, avec
les apories de la théologie épicurienne.
La tentative de Diderot est celle d’intégrer l’«intelligence» propre
des atomes dont avait parlé Maupertuis44 - la «toile d’araignée» d ’hol-
bachienne devenue marque «divine» (vivante) qui se superpose à
l’opération mécanique d’agrégation-désagrégation et du clinamen 45 -

42 OD, I, p. 5 3 1 . Voir aussi la « prière du matérialiste », ivi, p. 759-760 et note 11 .


43 Cf. Correspondance cit., vol. IX, p. 129 ss., lettres à Sophie Volland, du 31 août
1769 et à Mme de Maux, du 3 septembre 1769.
44 Cf. Essai sur la formation des corps organisés, Berlin, 1751, p. 13 ss.
45 Cf. D ’Holbach, Système de la nature, Paris, Fayard, 1978, tome I, chap. IV.
500 PAOLO QUINTILI

au sein du même univers mécaniquement ordonné, tout en sauvegardant


son caractère dynamique46. Cette «espèce de Dieu-là», grâce à la conti­
nuité sensible que Diderot postule entre atome et atome, à travers une
lecture spinoziste de Maupertuis et de Lucrèce47, doit être lui aussi sou­
mis à la loi du devenir universel. La «divinité matérielle», donc, vit et
meurt dans ce monde, un monde, comme le voulait Lucrèce, destiné à
disparaître48. Elle n’est plus étemelle, ni assise dans ses « interstices » et
comme insondable.
Diderot entend ainsi réformer Spinoza et Épicure à la fois, en élevant
à son trône le dieu-devenir, avec ses lois éternellement changeantes:
M lle de L espinasse - M ais si un atom e fait osciller un des fils de la
toile de l ’araignée, alors e lle prend l ’alarm e, elle s ’inquiète, e lle fuit ou
e lle accourt. A u centre e lle est instruite de ce qui se passe en quelque
endroit que ce soit de l ’appartem ent im m en se q u ’elle a tapissé (...). Et
qui est-ce qui vous a dit que ce m onde n ’avait pas aussi ses m éninges,
ou q u ’il ne réside pas dans quelque recoin de l ’esp ace une grosse ou
petite araignée dont les fils s ’étendent à tout?
B ordeu - Personne, m oin s en core si e lle n ’a pas été ou si e lle ne sera
pas.
M lle de L espinasse - C om m ent cette esp èc e de D ieu-là...
B ordeu - La seule qui se co n ço iv e...
M lle de L espinasse - Pourrait avoir été, ou venir et passer?
B ordeu - Sans doute; m ais puisqu’il serait m atière dans l ’univers, por­
tion de l ’univers, sujet à vicissitu d es, il vieillirait, il mourrait (...). V ous
v o y ez l ’in telligen ce unie à des portions de m atière très énergiques, et la
p ossib ilité de toutes sortes de prodiges im aginables. D ’autres l ’ont
/ AQ
p en se com m e vous .

46 Cf. J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris,
Colin, 1963, p. 677, pour l’auteur, il s’agirait d’un échec: «L’impuissance de Dide­
rot à concevoir une théorie transformiste de la nature vivante symbolise l’échec de
sa pensée scientifique. La cause de cet échec, on peut la chercher d’abord dans sa
fidélité excessive à la philosophie d’Épicure. Mais cette fidélité même exprime
l’impuissance de Diderot à se libérer des cadres de la métaphysique traditionnelle.
Sa science prétend demeurer au niveau des phénomènes, mais sa philosophie
s’élève d’un bond jusqu’à une contemplation de l’univers, dans sa totalité et son
éternité.»
47 Diderot, dans le Rêve, développe son originelle interprétation des thèses de Mau­
pertuis et Buffon sur les «molécules organiques» et les «moules intérieures spéci­
fiques», abordées en 1754, dans VInterprétation de la nature (pensées L-LVI-
LV1II).
48 Cf. Lucrèce, op. cit., liv. V, vv. 235-261 ; 318-379.
49 OD, I, p. 638-640.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 501

Ces « autres » peuvent bien désigner les matérialistes anciens et, en


particulier, la cosmologie corpusculaire d’Épicure qui est reprise à la
lumière de ces suggestions spinozistes, accueillies dès l’époque de 17n-
terprétation (aphorisme L)50. C’est grâce à cette opération de synthèse
éclectique que Diderot, dans le Rêve, peut récuser, avec ironie, la doc­
trine préformationiste, quelques lignes après avoir parlé de «Dieu-
nature», au nom du développement organique continu du «réseau de
fils », dont est formé le premier noyau de l’être vivant51.
De ces deux traditions de pensée, apparemment si lointaines, épicu­
riens et spinozistes, et contre Hemsterhuis, Diderot construira sa der­
nière doctrine de l’âme matérielle. L’«âm e» n’est pas différente, ni iso-
lable par rapport à ce processus de développement intelligent des
organes52. Sans doute, pense Diderot, s’éloignant en cela de Lucrèce, il
y a un «plan» dans la nature vivante, un taryoc qui la régit et qui n’est
arrêté ni au delà d’elle (Platon, Hemsterhuis), ni isolé par rapport au
développement mécanique de ses opérations (Épicure).

3. - ZÉNON, LE «THÉOLOGIEN»
ET SÉNÈQUE, LE «MATÉRIALISTE»

Le matérialisme vitaliste du dernier Diderot cherche à trouver une


caution théorique dans l’histoire de la pensée antique. Pourquoi
Sénèque, comme ce dernier abord du matérialisme diderotien (1778-
1782)? L’intérêt pour le stoïcisme vient de loin. La philosophie et
l’éthique du sage, défini comme éclectique, et d’abord celles de Cicé-
ron53, donnent à Diderot des points de repère utiles - à une époque où
ses convictions scientifiques sont désormais bien solides - pour accom­
plir la soudure entre le matérialisme mécaniste d’Épicure et le rationa­
lisme moniste et organiciste de Spinoza-Maupertuis, entre les domaines
de la morale et de la philosophie de la nature.
Les deux éditions : Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses
écrits et sur les règnes de Claude et de Néron (1778); et Essai sur les
règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque,

50 Cf. supra, notes 44-45.


51 Cf. O D ,l, p. 640-641.
52 Cf. ivi, p. 713-714 et Éléments de physiologie, sur la lignée de von Haller, ivi,
p. 1266-1272.
53 La figure du rhéteur latin, présente dès Y Essai sur le mérite (1745), qui va être assi­
milée a celle de l’éclectique systématique et libre penseur, mérite une recherche
approfondie qui dépasse les limites de cette analyse.
502 PAOLO QUINTILI

pou r servir d ’introduction à la lecture de ce philosophe (1782), présen­


tent un Sénèque sous les traits de l’adversaire des stoïciens rigoristes ; il
est la cible du mécanicien réprouvé La Mettrie ; il est 1’« éclectique », de
nouveau, capable de satisfaire aux différents buts de la «vertu» et de la
«félicité». C ’est l’incarnation théâtrale d ’une antinomie de la raison
dont les implications seront senties, presque à la même époque, par le
Kant de la deuxième (et troisième) Critique (1787-90), lui aussi un
vieux disciple des moralistes anglais (Pope, Shaftesbury, Burke) et le
nouveau critique de la vision mécaniste newtonienne, la plus intellec­
tualiste, du monde. Voici ce Sénèque polyédrique, diderotien :
Sénèque faisait grand cas des stoïciens rigoristes; m ais il était stoïcien
m itigé, et peut-être m êm e éclectique, raisonnant avec Socrate, doutant
avec C am éade, luttant contre la nature avec Zénon, et cherchant à s ’y
conform er avec Épicure, ou à s ’élever au-dessus d ’elle avec D iogèn e. D es
principes de la secte il n’em brassa que ceux qui détachent de la vie, de la
fortune, de la gloire, de tous ces biens au m ilieu desquels on peut être m al­
heureux, qui inspirent le m épris de la mort, et qui donnent à l ’hom m e et la
résignation qui accepte l ’adversité, et la force qui la supporte54.

Ce caractère à la fois d’éclectique et, pourrait-on dire, d ’encyclopé­


diste, connaisseur en pratique de toutes les doctrines, même les plus
éloignées, constitue le trait originel que Diderot ajoute, dans son por­
trait, au «pillage» ordinaire de ses sources, en particulier l’œuvre de
l’abbé Ansquer de Ponçol, intitulée Analyse des traités des Bienfaits et
de la Clémence de Sénèque (Paris, 1776), précédée d’une Vie de
Sénèque, qu’il faut lire à côté des autres textes de J. Lipse, S. Goulart,
H. Lagrange55 et du baron d’Holbach, qui, dans son Système de la
nature, citait le stoïcien comme maître d ’«éthocratie».
La synthèse (ou conciliation) de l’éthique stoïcienne et du matéria­
lisme épicurien, voilà la constante de ce dernier travail de Diderot, sur
un modèle de philosophie matérialiste sui generis. Car telle est définie
la secte stoïcienne, à l’article homonyme de Y Encyclopédie: «m atéria­
liste»56. Aussi légitimement que chez Spinoza, Diderot croit voir en
Sénèque un compagnon d ’aventures intellectuelles.

54 OD, 1, p. 984.
55 Cf. J. Lipse, De vita et scriptis Senecœ, Antverpiæ, 1605 ; éd. Senèque, Opéra quœ
extant omnia, Antverpiæ, 1605; S. Goulart, Vie de Sénèque, Genève, 1695;
H. Lagrange (éd.), Œuvres de Sénèque, [achevées par J. Naigeon], Paris, 1778.
56 Enc. XV, 525b-533b, en part. p. 528b: «Quoique Dieu soit présent à tout, agite tout,
veille à tout, en est l’âme et dirige les choses selon la condition de chacune et la
nature qui lui est propre; quoique il soit bon et qu’il veuille le bien, il ne peut faire
que tout ce qui est bien arrive, ni que tout ce qui arrive soit bien; ce n’est pas l’art
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 503

En réalité, ce qui l’incite à cette hasardeuse combinaison est le


besoin de voir accompli le vœu d’une philosophie mécaniste de la
nature - dont Hobbes et Gassendi sont les représentants modernes - qui
ne déroge pas aux instances du rationalisme organiciste nouveau, celui
de Spinoza, qui avait conduit et allait conduire encore plus décidément
les philosophes, à travers Buffon et Maupertuis, à la fondation d’une
science « exacte » de la vie, en se passant de tout recours à des « forces
occultes » ou à des causes finales dans les processus de la nature.
Cependant, le stoïcisme que Diderot considère dans son Essai de
1782 est celui du Sénèque maître de vertu, l’exemple de «pureté des
mœurs » décrié par les contemporains des partis opposés (La Mettrie et
Sacy). Diderot consacre, dès le début, peu de mots à la cosmologie et à
la philosophie de la nature, pour travailler surtout à la cause de ce
modèle de rationalisme éthique. En même temps, c’est à travers ce rap­
prochement constant d’Épicure philosophe de la nature que Diderot
essaye de faire passer le stoïcien pour matérialiste et «athée ver­
tueux»57. Une fois - comme le remarque J. Deprun - pour prendre la
défense de son Sénèque, Diderot se trompe et le compare à Épicure, en
lui attribuant une affirmation qui, dans la source (J. Lipse), concerne
Épictète. C ’est un lapsus significatif :
Il faut avouer ou que S énèque a été un des hom m es les plus vertueux, ou
de tous les prédicateurs le plus im pudent. Un v icieu x qui poursuit le
v ice avec la constance et l ’âcreté de Sénèque ! Un philosophe qui passe
ses jou rn ées à écrire, et qui n ’écrit pas une lign e qui ne so it une satire
sanglante de lu i-m êm e ! U n m échant dont la fonction habituelle est de
faire d es gen s de bien ! C ela se co n ço it-il ? C ette h ypocrisie est le rôle
e x clu sif, le privilège d ’un certain état; m ais Sénèque n ’était point
augure; c e q u ’on a dit d ’Épicure [sic], on peut le dire de lui : que celu i
q u ’il ne corrigeait pas, était un déterm iné scélérat à renvoyer aux tribu­
naux d es enfers58.

Un Sénèque élevé à la hauteur d ’Épicure; c ’est sur ce point que


Diderot se rappelle surtout des Lettre à Lucilius, avec l’affirmation
éclectique de son modèle: «Je passe dans le champ ennemi en espion,

qui se repose, mais c’est la matière qui est indocile à l’art; Dieu ne peut être que ce
qu’il est et il ne peut changer la matière (...). Il n’est pas difficile de conclure de ces
principes, que les stoïciens étoient matérialistes, fatalistes et à proprement parler
athées ».
57 Cf. Casini, Diderot et les philosophes de l ’antiquité cit., p. 40.
58 O D , I, p. 1077. Cf. aussi le Commentaire et Y Introduction à Y Essai, dans DPV,
XXV, p. 19-26, par J. Deprun.
504 PAOLO QUINTILI

mais non en déserteur»; et que la pratique, et le cortège de la sensibilité,


en philosophie morale, sert plus que la théorie, en établissant sur le
champ l’objet propre du philosopher. Avec l’oreille encore à Épicure:
« L a route du précepte est lon gu e, c elle de l ’exem p le est courte. L es d is­
cip les de Socrate et d ’Épicure profitèrent plus d e leurs mœurs que de
leurs discou rs.» Il résulte de cette m axim e, applicable surtout à l ’éd u ca­
tion d es enfants, q u ’il faut leur adresser rarement de ces préceptes dont
la vérité ne peut être con statée que par une lon gu e expérience ; m ais par­
lez sensém en t, a g issez toujours bien devant eu x (...). « L e m êm e m ot
peut sortir de la bou ch e d ’un sage et d ’un fou .» « L a sagesse, com m e
l ’or, est l ’éq u ivalen t de toute rich e sse » . « L a richesse est souvent la fin
d ’une m isère et le co m m en cem en t d ’une autre.» (...) Q uel est l ’objet de
la p h ilo so p h ie? C ’est de lier le s hom m es par un com m erce d ’id ées, et
par l ’ex ercice d ’une b ien faisan ce m utu elle59.

En ce sens, le «m atérialiste» Sénèque peut devenir aussi un maître


de liberté politique et l’adversaire le plus résolu du tyran. Sa vertu est le
privilège des «esprits forts» de toutes les époques, qui ne se plient pas
aux contraintes de la machinerie sociale :
Sén èque cite un beau m ot d ’Épicure sur le s jugem ents populaires:
«Jam ais je n ’ai vou lu plaire au peuple: ce que je sais n ’est pas de son
goû t; et ce qui serait de son goût, je ne le sais pas.» La contrainte des
gouvernem en ts desp otiq u es rétrécit l ’esprit sans q u ’on s ’en ap erçoive;
m achinalem ent on s ’interdit une certaine cla sse d ’idées fortes, com m e
on s ’é lo ig n e d ’un o b stacle qui nous blesserait; et lorsqu’on s ’est a cco u ­
tum é à cette m arche pusillanim e et circonspecte, on revient d iffic ile ­
m ent à une m arche au d acieu se et franche. On n e pense, on ne parle avec
force que du fond de son tom beau: c ’est là q u ’il faut se placer, c ’est de
là qu ’il faut s ’adresser aux h om m es60.

Les armes des cette vertu «organique», non pas «m achinale»,


capable de faire face à toutes les situations complexes de la vie, opèrent
aussi pour combattre les vrais «déserteurs» matérialistes parmi les phi­
losophes modernes, ceux qui se réclamaient des doctrines d’Épicure,
mais qui ne sont pas en mesure d’apprécier les points de voisinage entre
la praxis matérialiste et la théorie du philosophe latin. C ’est le cas de La
Mettrie, dénoncé comme «un auteur sans jugement, qui a parlé de la
doctrine de Sénèque sans la connaître»61, et de Saint-Évremond, qui
affirmait :

59 Ivi, p. 1110-1113.
60 M , p. 1120.
61 Ivi, p. 759 et 1118.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 505

« S a vertu fait peu r». C ’est que sa vertu n’a ni l ’afféterie, ni les petites
grâces, ni les petites m in es d ’une fem m e de cour. Sa vertu fait peur: oui,
aux effém in és, aux flatteurs, aux enfants (...) à beaucoup de m onde, à
Saint-É vrem ond, à m oi: avec cette différence q u ’il est fier de sa fai­
b lesse, et que je suis honteux de la m ien n e; q u ’il plaisante de cette
vertu, et que je m e prosterne devant elle. « Il m e parle de la mort, et m e
la isse d es id ées si noires, que j e fais ce qu’il m ’est p o ssib le pour ne pas
profiter de m a lecture ». Saint-Évrem ond n ’est pas digne de l ’éc o le où il
s ’est g lissé ; et il n ’écouterait pas sans pâlir l ’histoire des derniers
m om ents d ’Épicure son maître62.

Mais il n’est pas moins évident que, malgré la critique adressée aux épi­
curiens «déserteurs», Diderot essaye à plusieurs reprises de tirer son
Sénèque du côté des «vrais» matérialistes. Les «excès» du stoïcisme -
celui de Zénon et de ses disciples, « des moulins à sophismes et de bluteurs
de mots »63 que Diderot veut distinguer de l’éclectisme de Sénèque - sont
ainsi modérés selon le modèle épicurien. Sur la Lettre CX à Lucilius :
Ou je m e trom pe fort, ou m épriser le superflu est d ’un sage, et m épriser
le nécessaire, d ’un fou. «É p icu re dem ande du pain et de l ’eau: s ’il est
honteux de faire con sister son bonheur dans l ’or et l ’argent, il ne l ’est
pas m oin s de le faire dépendre du pain et de l ’ea u » . Je voudrais bien
savoir où est la honte de ne pas vouloir mourir de s o if et de faim . On
n ’est pas heureux pour avoir l ’absolu nécessaire, m ais on est très m al­
heureux de ne l ’avoir pas64.

Enfin, la réunion de l’épicurisme et du stoïcisme se résout dans la


pleine assimilation des aspects originaux de celui-ci dans celui-là. C ’est
une éthique du « bonheur vertueux », de la volupté éthique, qui s’affirme
avec un accent qui porte plutôt sur les contradictions du stoïcien que sur
les limites du matérialiste, chez qui Diderot croit voir les siennes, publi­
quement inavouées :
Ô S én èque, hom m e si bon, je su is fâché de la préférence que tu donnes
au rôle cruel de D ém ocrite qui se rit des m alheureux hum ains, sur le rôle
com patissant d ’H éraclite qui pleurait sur la fo lie de ses frères. Je ne
crois pas q u ’il y eût d ’h om m e m oins disp osé par caractère à la p h ilo so ­
phie stoïcien n e que S én èque, doux, humain, bienfaisant, tendre, com p a­
tissant. Il n ’était stoïcien que par la tête: aussi à tout m om ent son cœ ur
l ’em porte-t-il hors de l ’é c o le d e Z énon65.

62 M , p. 1158.
63 Ivi, p. 1122 et 1121 : «Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît.»
64 M , p. 1161.
65 Ivi, p. 1171. Dans Est-il bon, est-il méchant?, le mot du «triste» philosophe
Hardouin: «Quoi ! si vous vous trouviez, à votre insu, dans une de ces circonstances
506 PAOLO QUINTILI

Le « cœur et la raison »“ , de leur conflit, Diderot avait rendu compte à


la seule Sophie, confidente de ses doutes intimes. Une doctrine matéria­
liste à laquelle la «tête» adhère et contre laquelle le «cœur» se révolte67.
Et certaines pages de Y Essai sont en fait de vraies confessions à un inter­
locuteur silencieux, qui est sa propre raison en conflit avec elle-même, sur
le grand thème : les fondements naturels de la morale, en deçà de la scis­
sion introduite par la révélation chrétienne68. Encore, Épicure et Zénon,
Épicure et Sénèque dialoguent-ils entre eux. Diderot les laisse parler :
D epuis le siècle de N éron ju sq u ’à nos jours, le s sectateurs de la doctrine
d ’Épicure n ’ont c e ssé de nous montrer un des leurs, appelant la m o l­
lesse et les plaisirs à ses derniers instants, et allant à la mort avec la
m êm e nonchalance q u ’il aurait continué de vivre (...) Pour un d iscip le
d ’Épicure qui sait accepter la mort quand elle vient, Zénon peut en citer
nom bre des siens qui n ’ont pas h ésité d ’aller au-devant d ’elle. M ais à
parler vrai des uns et des autres, chacun d ’eux se soum it à la n écessité
selon ses principes et son caractère.

Le disciple de Sénèque rejoint, sur la question de « la vie heureuse »,


contre la métaphysique du maître Zénon, les thèmes de philosophie
naturelle qu’il semblait avoir négligée jusque là. Le lien du bonheur et
de la vertu dépend de Y organisation, de l’histoire naturelle de l’espèce
humaine qui interagit avec la «nature factice», la téchne (Bacon). Ce
lien est relativement indépendant de l’éducation et des idéologies des
sectes, épicurienne ou stoïcienne. Diderot met sur le compte de Sénèque
sa propre pensée, en vrai épicurien, avec une formule qui clôt aussi les
Eléments de physiologie :
Point de bonheur sans vertu. S én èq u e adresse c e petit traité, q u ’on peut
regarder com m e son a p o lo g ie et la satire des faux épicuriens, à G allion,
son frère (...). N otre p h ilosop h e avait rencontré la vraie base de la
m orale. A parler rigoureusem ent, il n 'y a q u ’un d e v o ir : c ’e st d 'ê tr e heu ­
reu x; il n ’y a q u ’une v ertu : c 'e s t la ju s tic e 69.

critiques qui portent la désolation au fond du cœur d’une mère, vous me conseille­
riez de n’envisager la chose que du côté plaisant, et de faire le rôle de Démocrite?»
(OD, IV, p. 1475).
66 Cf. R. Mortier, Le Cœur et la Raison. Recueil d ’études sur le dix-huitième siècle,
Oxford, Voltaire Foundation, 1990, p. 190-208.
67 Cf. Correspondance cit., vol. VII, p. 115, lettre à Sophie Volland, du 9 septembre
1767: «Cette justice est dans la tête; elle n’est point dans le cœur. La tête dit ce
qu’elle veut; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n’est si commun que de prendre
sa tête pour son cœur.»
68 Cf. Casini, D iderot et les philosophes de l'antiquité cit., p. 42.
69 OD, I, p. 1189 (c’est moi qui souligne); cf. ivi, Éléments de physiologie, p. 1317:
«Il n’y a qu’une vertu, la justice; qu’un devoir, de se rendre heureux; qu’un corol­
laire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort.»
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 507

La morale stoïcienne de Diderot, mûrie à travers la leçon de ce


Senèque épicurien, est le meilleur exemple de naturalisation d’une phi­
losophie morale fondée sur la sensibilité et la raison à la fois, qu’il
appelle ici « matérialiste » en cherchant à en donner la formule, comme
il le tentait depuis les temps de sa traduction de Y Essai sur le m érite de
Shaftesbury (1743). Morale active, où l’esclave et le maître, stoïque­
ment, sont égaux à tous les effets dans leur principes, voire :
U n hom m e sans éducation, sans principes, réduit par son état à la co n d i­
tion de la brute, qui s ’abat un p oign et plutôt que d e s ’avilir. N ’oublions
jam ais que le serviteur peut valoir m ieux que son m aître. Qui est-ce qui
a placé un sentim ent aussi héroïque dans l ’âm e de celu i-là ? E st-ce
l ’étu d e? est-ce la réflexion ? est-c e la con n aissan ce approfondie des
d evoirs? N u llem en t (...). La m orale est en action dans ceu x -ci [les héros
du peuple] com m e e lle est en m axim es dans le s p o ètes : la m axim e e st
sortie de la tête du poète, com m e M inerve de la tête de Jupiter. S ou ven t
il faudrait un long discours au philosop h e pour démontrer ce que
l ’hom m e du peuple a subitem ent senti70.

Mais cet «hom me de la nature», objet des lois de la morale stoï­


cienne, n ’est pas encore l’homme «heureux et parfait» de Zénon. Dide­
rot l’avoue ouvertement: homme libre est celui qui n’a d’autre maître
que son devoir et qui vit dans
la conform ité habituelle des p en sées et des actions aux lois de la nature.
M ais q u ’est-ce que la nature? (...). L’hom m e heureux du stoïcien est
celu i qui ne connaît d ’autre bien que la vertu, d ’autre mal que le v ic e
(...). V oilà peut-être l ’hom m e parfait; m ais l ’hom m e parfait est-il
l ’hom m e de la nature? «Q uand on est in accessib le à la volupté, on l ’est
à la d ou leu r». - V oilà un de ce s corollaires de la doctrine stoïcien n e
auquel on n ’arrive que par une lo n g u e chaîne de sophism es. U ne statue
qui aurait la co n scien ce de son ex isten ce serait presque le sa g e et
l ’hom m e heureux de Z énon71.

Diderot le répète en plusieurs endroits, dans la même page, à propos


de la doctrine originaire de l’école de Zénon, le théologien: sa «vertu
ombrageuse est celle d’un anachorète» et ne satisfait pas aux exigences
de cette morale naturelle :

70 Ivi, p. 1189-90. Sur l’égalité morale des maîtres et des esclaves, cf. aussi ivi,
p. 1222-1223.
71 M , p. 1190-91.
508 PAOLO QUINTILI

La philosop h ie stoïcien n e e st une esp è ce de th éo log ie p leine de subtili­


tés ; et je ne connais pas de doctrine plus élo ig n é e de la nature que celle
de Z énon72.

Alors, ce n’est que grâce à Y éclectism e de Sénèque - et ce mot prend


ici le sens actuel de «philosophie capable d ’emprunter des éléments à
plusieurs systèmes et qui n’a pas de goût exclusif »73 - que cette théolo­
gie non-naturelle arrive à s’affranchir des ses bornes intellectualistes et
à rejoindre la position du grand antagoniste de Zénon, celui qui impose
à la volupté les mêmes lois et limites que les sectateurs de Sénèque don­
nent à leur vertu. Les deux doctrines s’équivalent, se circonscrivent
mutuellement du point de vue de la critique naturaliste que Diderot fait
du rigorisme zénonien.

4. - LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
DE SENÈQUE
ET SA «SOLIDE SPÉCULATION» ANTIMÉTAPHYSIQUE

La même erreur qui s’est produite à propos de la notion de « volupté »


chez Épicure se répète avec le concept d’«intérêt» dans la philosophie
d’Helvétius, auquel Diderot ne manque pas de faire allusion:
La recherche du vrai bonheur conduit S énèque à l ’exam en de la volupté
d ’Épicure (...). «É picure fut un héros d égu isé en fem m e» . La volupté
naît à côté de la vertu, c o m m e le pavot au pied de l ’épi ; m ais c e n ’est
point pour la fleur narcotique q u ’on a labouré. Il paraît que le m ot
v o lu p té, mal entendu, rendit Épicure od ieu x, ainsi que le m ot in térêt,
aussi m al entendu excita le murmure des hypocrites et des ignorants
contre un philosop h e m oderne. D es effém in és, d e lâches corrom pus,
pour échapper à l ’ign o m in ie q u ’ils m éritaient par la dépravation de leur
m œ urs, se dirent sectateurs de la volupté, et le furent en effet, m ais
c ’était de la leur, et non de c e lle d ’É picure74.

Mais la réforme du stoïcisme a des retentissements sur la même doc­


trine de Zénon, lue dans Y Essai, dont la rigidité théologique est tempé­
rée par le voisinage heureux où il est pris :

72 Ibidem. Quelques lignes plus bas : « Le stoïcisme n’est autre chose qu’un traité de la
liberté prise dans toute son étendue. Si cette doctrine, qui a tant de points communs
avec les cultes religieux, s’était propagée comme les autres superstitions, il y a long­
temps qu’il n’y aurait plus ni esclaves ni tyrans sur la terre.»
73 Cf. ivi, p. 300-301.
74 Ivi, p. 1192.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 509

« M e s con cito y en s ne m ’ont point é lev é aux honneurs: Idom énée, ils
ont m ieu x fait, ils m ’en ont ôté le d ésir» . C e m ot est d ’Épicure. N otre
stoïcien condu it à la porte des jardins de ce ph ilosop h e, y grave une in s­
cription qui atteste l ’austérité de l ’un et l ’im partialité de l ’autre (...).
L orsque S én èq u e fait l ’élo g e d ’Épicure, il ne décrie point Z énon, non
plus q u ’il ne préconise celu i-ci, lorsqu’il attaque le premier. C ’est un
ju g e im partial qui p èse ce que chaque secte en seig n e d e contraire ou de
conform e à la vérité, et qui s ’en explique avec franchise (...). Q u’Épi-
cure et Z énon se soien t accordés l ’un et l ’autre à regarder la vertu
co m m e le plus essen tiel de tous le s biens, et q u ’ils en aient eu les m êm es
id ées : que s ’ensu it-il ? Q ue l ’épicurien n ’en était pas m oins corrompu et
que le sto ïcien en était peut-être m oins sage ? V oilà une étrange co n clu ­
sion.

Et encore plus explicitement:


Sénèq ue ne ferm e presque pas une de ses lettres sans la sceller de
quelqu es m axim es d ’Épicure, et ces m axim es sont toujours d ’un grand
sen s et d ’une sa g esse m erveilleu se: q uelle honte pour le zé n o n ism e!75

Diderot choisit bien, lui aussi, la forme d’une confrontation antino­


mique, qui se trouve à part entière chez le même Sénèque, mais qu’il
vaut la peine de souligner, car « de l’apologie de l’épicuréisme, Sénèque
passe à l’apologie de la philosophie en général», à travers ce conflit,
finalement résolu, du bonheur et de la vertu :
L e stoïcien se refu se-t-il à la d élicatesse des m ets, à la saveur des fruits,
à l ’am broise d es vins, au parfum des fleurs, aux caresses de la fem m e?
«— N o n ; m ais il n ’en est pas l ’e sc la v e » . - N i l ’épicurien non plus. Si
vou s interrogez celu i-ci, il vous dira qu’entre toutes le s voluptés, la plus
d ou ce est c e lle qui naît de la vertu. Il ne serait pas d ifficile de co n cilier
ces deux éc o le s sur la m orale. La vertu d ’Épicure est c e lle d ’un hom m e
de m ond e ; et celle de Z énon, d ’un anachorète. La vertu d ’Épicure est un
peu trop con fian te peut-être; c elle de Zénon est certainem ent trop
om brageuse. L e d iscip le d ’Épicure risque d ’être séduit; celui de Z énon,
de se décourager. L e premier a sans cesse la lan ce en arrêt contre la
volupté ; le secon d vit sous la m êm e tente, et badine avec e lle 76.

Le secret d ’une pareille réconciliation - et l’origine de l’opposition


historique77 - sont expliqués, quelques lignes plus bas, par la thèse de la

75 Ivi, p. 1115-17.
76 M , p. 1191.
77 Cf. ivi, p. 1198-99: « D ’où venait cette intolérance des stoïciens? De la même
source que celle des dévots outrés. Us ont de l ’humeur, parce qu’ils luttent contre la
nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent. S ’ils voulaient s ’interroger sincèrement
510 PAOLO QUINTÏLI

réciprocité des actions du corps et de l’âme, qui trouvent leur reflet uni­
taire à chaque niveau de la vie sociale, là où les hommes opèrent en
commun. La morale sexuelle de Jacques le fataliste et celle des sau­
vages du Supplément au voyage de Bougainville ne font qu’approfondir
cette position éclectique de Diderot78, qui ne voit plus dans l’éthique du
«bonheur vertueux» qu’une forme d’hygiène corporelle, nécessaire à
bien gérer le projet de vie de chaque individu. Diderot commente:
Il m e sem b le que, dans la nature, le corps est le tyran de l ’âm e, par les
passion s effrén ées et le s b esoin s sans c e sse renaissants, et q u ’au
contraire, dans l ’état de so ciété, il n ’en est ni l ’escla v e ni le tyran: ce
sont deu x a sso ciés qui se com m andent et s ’ob éissen t alternativem ent;
quand j ’ai so m m eillé, je m éd ite; et quand j ’ai m édité, il faut que je
m ange (...). « E p icu re dit que le sage ne prendra point de part aux
affaires publiques, si q uelque ch o se ne l ’y ob lige. Zénon, que le sage
prendra part aux affaires publiques, à m oins que quelque ch o se ne l ’en
em p êch e...79»

L'Essai sur Sénèque se clôt ainsi sur l’analyse des Questions natu­
relles, dernier ouvrage du philosophe latin. Diderot y parvient à aborder
les problèmes de physiologie et de philosophie de la nature qui jusque là
s’étaient maintenus en marge de son apologie. C ’est la science expéri­
mentale qui réalise l’idéal d’une connaissance fidèle au dynamisme
immanent du KÔapoc, auquel devraient être conformes et «la faiblesse
de nos organes» et la «portée de nos instruments». Les Quæstiones de
Sénèque constituent ainsi un riche exemple de cette philosophie conci­
liatrice entre les motifs du mécanisme corpusculaire et les exigences de
la spéculation, qui vise à établir des systèm es rationnels. Premièrement,
le travail majeur du stoïcien est l ’encyclopédique, celui d’avoir classé et
ordonné les phénomènes :
U n e prem ière p en sée qui se présente à l ’esprit en lisant cet ouvrage,
c ’est que la p h ysiq u e rationnelle a pris son essor beaucoup trop tôt. C e
ne serait peut-être pas d e v in gt siè c le s, à com pter de celu i-ci, que la p h y ­
sique expérim entale aurait ressem b lé les faits nécessaires pour form er

sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins austère, ils
s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient et qu’ils
se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommageront de leur sacri­
fice ; ils se reprocheraient leur peu de foi, et cesseraient de soupirer après la félicité
de l’épicurien dans cette vie, et la félicité du stoïcien dans l’autre.»
78 Cf. OD, II, p. 919 : «Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s’oc­
cupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, chéri de son
maître et adoré de sa femme, car c ’est ainsi qu’il était écrit là-haut.»
79 0£>,I,p. 1191 et 1196.
LES MATÉRIALISTES ANCIENS CHEZ DIDEROT 511

une base solid e à la spéculation. O bserver le s phénom ènes, le s décrire et


les enregistrer, voilà le travail prélim inaire; et plus on y sacrifiera de
tem ps, plus on approchera de la vraie solution du grand problèm e q u ’on
s ’est proposé [l’unité de la nature]. C ’est p a rce m oyen , et par ce m oyen
seu l que l ’intervalle qui sépare les phénom ènes se remplira su c ce ssiv e ­
m ent par des phénom èn es intercalés; q u ’il en naîtra une chaîne co n ti­
nue; q u ’ils s ’expliqueront en se touchant, et que la plupart de ceu x qui
nous présentent des aspects si divers, s ’identifieront80.

Dernièrement, la «solide spéculation», le vrai «esprit systéma­


tique» de Sénèque se raidit, avec courage, face à la métaphysique vide
de ces «raisonneurs orgueilleux» dont Diderot avait parlé à l’article
A r t 81. A u fond, il ne fait que redonner vigueur à la vieille polémique qui
l’avait opposé, en 1751, aux Jésuites du Journal de Trévoux.
Voilà que le destin de la science expérimentale et de la métaphy­
sique, reformées dans leurs principes82, à l’époque des Lumières, est
une affaire qui ne doit pas concerner l’autorité théologico-politique
mais plutôt les progrès autonomes et organisés de l’humanité vers le
mieux83. Et encore une fois, c ’est par le truchement d’Épicure, qui
modère la vertu de Sénèque, et, par la suite, dans le célèbre A ppel aux
insurgeants d ’Amérique (dans YEssai de 1778)84, que Diderot achève
son travail d’interprète contemporain d ’une aventure qui ne connaît pas
de fin :

80 Ivi, p. 1220-21; cf. Pensées sur l ’interprétation de la nature, XLIV-XLV, sur le


concept héuristique de «phénomène central».
81 Cf. Enc. I, p. 715a.
82 Cf. Enc. X, p. 440a, art. M é t a p h y s i q u e : « C ’est la science de la raison des choses.
Tout a sa métaphysique et sa pratique...»
83 Cf. Enc. V, p. 635a-648b, art. E n c y c l o p é d i e , en part. p. 636a, 647a-b; et, 15 ans
après, I. Kant, Le Conflit des facultés, dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard,
1986, vol. III, p. 894-897: l’apologie de la Révolution française, au nom de l’en­
thousiasme stoïcien de l’idéal, comme « participation passionnée au Bien» rattaché
au concept universel du droit.
84 Cf. OD, I, p. 1197: «Après des siècles d’une oppression générale, puisse la révolu­
tion qui vient de s’opérer au-délà des mers, en offrant à tous les habitants de l’Eu­
rope un asile cotre le fanatisme et la tyrannie, instruire ceux qui gouvernent les
hommes sur le légitime usage de leur autorité!». Et, sur un ton épicurien: «L e
temps fatal pour les gouvernements est celui de la prospérité, et non celui de l’ad­
versité. Qu’on lise au premier paragraphe de leurs annales : ‘Peuples de l’Amérique
septentrionale, rappelez-vous à jamais, que la puissance dont vos pères vous ont
affranchi (...) fut conduite sur le penchant de sa ruine par l’abus de la prospérité.’
L’adversité occupe les grands talents, la prospérité les rend inutiles, et porte aux pre­
miers emplois les ineptes, les riches corrompus et les méchants. Qu’ils songent que
la vertu couve souvent le germe de la tyrannie.»
PAOLO QUINTILI

Pour sceller m a page du cach et d e S én èq u e, co m m e ce ph ilosop h e s c e l­


lait la sienn e du cachet d ’É picure: « S i le s efforts continus d ’un nombre
infini de m échants n ’ont poin t encore porté la perversité à sa dernière
perfection, q uelle ne sera pas la lenteur d es progrès de la sa g esse, dont
si peu d ’hom m es se font une affaire !»85

Paolo Quintili
Université de Rome
LE MATÉRIALISME:
UNE TRADITION DISCONTINUE

i.

Est-ce qu’il existe une histoire du matérialisme ? La question met en


cause l’évidence d ’une opinion très répandue. On connaît presque
autant d ’histoires que d’objets. Ainsi parle-t-on de l’histoire de la philo­
sophie aussi bien que de celles de la photographie, de la mode et de l’au­
tomobile. Pourquoi donc ne pas parler de l’histoire du matérialisme?
Certes, il existe un ordre diachronique des doctrines dites matéria­
listes. En outre, la filiation d’un grand nombre d’idées communément
admises comme matérialistes fait l’objet de recherches méticuleuses.
Le grand mérite d ’Olivier Bloch est d’avoir enrichi cette discipline avec
ses nombreux articles et ses livres dont le dernier a paru récemment1. On
pourrait même dire que l’histoire du matérialisme des trois dernières
décennies est inséparablement lié à son nom.
Cependant, la question initiale ne remet aucunement en cause la légi­
timité de la recherche consacrée aux données historiques qu’il faut bien
connaître si l’on veut aborder le matérialisme. Au contraire, la thèse que
cette contribution veut exposer résulte des études proprement histo­
riques, bien qu’elle aille au delà des limtes fixées par la discipline pour
arriver à une considération générale.
La thèse est donc la suivante: Le matérialisme ne connaît pas un
enchaînement des doctrines transmises et modifiées de génération en
génération. Ce qui caractérise en général la philosophie européenne, à
savoir de contribuer, sous des aspects fort différents, à la formation
continuelle de la conscience réfléchie, est également valable pour le
matérialisme, mais celui-ci n’est pas, pour ainsi dire, un participant
constamment présent à ce grand débat. Le matérialisme est plutôt la
réponse à certaines questions qui se posaient dans quelques situations-
clé de l’histoire de la philosophie. La solution matérialiste s’imposa
pour résoudre des problèmes aporétiques à une pensée strictement
«idéaliste». Il s’ensuit que le sujet de notre recherche n’est pas un élé­

1 Cf. O. Bloch, Matière à histoires, Paris (Vrin) 1997


514 GÜNTHER MENSCHING

ment constant de toutes les périodes de l’histoire, bien que chaque


époque ait produit son propre matérialisme. La tradition matérialiste est
donc discontinue, pas seulement parce que toute sa mentalité fut
maintes fois refoulée et dédaignée, mais aussi parce que ses doctrines
sont des conséquences légitimes tirées des positions des adversaires
« spiritualistes» ou «idéalistes».
L’histoire de tel ou tel sujet présuppose l’existence de celui-ci au
moins pendant une période limitée. A en croire Albert Lange, le maté­
rialisme a le même âge que la philosophie elle-même. Au XIXe siècle,
ce jugem ent fut communément adopté par la plupart des savants qui ont
étudié certaines doctrines manifestement opposées aux courants princi­
paux de leur temps. Dans cette perspective, le matérialisme se présente
même comme une philosophie parallèle, un défi continuel à la pensée
officiellement reçue.
En effet, l’argument principal en faveur de la continuité du matéria­
lisme est la constance étonnante de ses éléments doctrinaux. Il y a un
ensemble de théorèmes caractéristiques qu’on retrouve dans les textes
de l’antiquité jusqu’au XIXe siècle: La confiance dans l’évidence des
sens, la réfutation de la substantialité de l’âme, la liaison nécessaire des
causes et des effets, parfois l’athéisme, partout la conviction que tout ce
qui existe, y compris la pensée, dérive d ’une substance unique. A ces
composants métaphysiques correspond, au moins chez la majorité des
auteurs, une morale hédoniste.
Dans des cas analogues, l’historiographie de la philosophie a cou­
tume de conjecturer une filiation directe ou indirecte qui débute par une
source commune. Pour le matérialisme, cette méthode n’aboutit à rien
de précis. Certes, Épicure s’est réclamé de Démocrite et La Mettrie s’est
considéré comme un disciple d ’Épicure, mais Épicure n’est-il pas l’ad­
versaire déclaré des platoniciens; La Mettrie n’est-il pas le disciple
involontaire de Descartes? Il semble donc que les liens de parenté
remontent à des origines toutes contraires au matérialisme.
De plus, le fait que le terme «m atérialisme» n ’était point connu par
la tradition ancienne ne facilite pas le travail qui consiste à se rendre
compte de ce qu’est la tradition matérialiste. Comme on l’a suffisam­
ment démontré, le mot « matérialisme » est un néologisme, inventé à la
fin du XVIIe siècle, et ne fut répandu qu’au milieu du XVIIIe surtout par
les adversaires de certains penseurs communément décriés comme Spi­
noza, Bayle, Hobbes, et Locke2. Cependant, le reproche moral d’im­

2 Cf. O. Bloch, Le Matérialisme, Paris (PUF) 1985, p.3-18 et R. Geissler, «Matéria­


lisme, matérialiste», dans: Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frank-
reich 1680-1820, ed. R. Reichardt et al., Munich 1986, p. 61-88. Voir également
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 515

piété, d ’insoumission et de libertinage, énoncé par les cléricaux à


l’adresse des auteurs du XVIIIe siècle dits matérialistes, reproduit une
attitude envers des philosophes suspects que l’on retrouve déjà à des
époques bien antérieures. Ainsi,on a souvent reproché à l’épicurisme de
corrompre les bonnes mœurs. C ’est presque le même jugement qui
frappa, en 1277, le groupe d ’aristotéliciens autour de Siger de Brabant.
Les injures proférées à rencontre de La Mettrie subsistent jusqu’à nos
jours. Est-ce alors, encore un argument en faveur de la continuité du
matérialisme ?
Non, bien au contraire. Il est incontestable que la tradition de la phi­
losophie occidentale connaisse des éléments refoulés et déniés par la
conscience prédominante de chaque époque. Du moyen-âge jusqu’à nos
jours, certains auteurs et leurs façons de penser furent réduits à la clan­
destinité. Parmi eux, bien sûr, on trouve le plus grand nombre de maté­
rialistes. Mais les stigmates de l’hétérodoxie, de l’impiété et de l’immo­
ralisme qui ont marqué les idées non conformistes, ne constituent pas
l’essentiel du matérialisme, bien que ces calomnies eussent accompa­
gné chacune de ses manifestations. Elles témoignent d ’une répression
politique complètement étrangère aux arguments philosophiques. Cette
persécution est, pour ainsi dire, la cause extrinsèque de la discontinuité
dans la tradition matérialiste. Combien de condamnations, excommuni­
cations, autodafés et d ’autres mesures pénibles n’a-t-on pas lancés et
exécutés pour étouffer des tendances indésirables? L’histoire de la
répression des doctrines hérétiques et subversives est en bonne partie
aussi celle du matérialisme dont la tradition fut sans cesse interrompue
par des actes brutaux des pouvoirs établis. En faisant l’étude de l’his­
toire de la littérature clandestine à l’âge classique, un champ de
recherche défriché par Olivier Bloch et son équipe, on en trouvera la
preuve concluante.
Mais derrière les faits historiques, c ’est-à-dire au delà des conditions
extérieures des idées et de leur transmission, il y a un enchaînement des
doctrines qui transcende les contingeances des données historiques
puisqu’il suit les exigences des problèmes qui sont les sujets propres des
doctrines. C ’est donc la logique interne des doctrines qu’il faut mettre
en évidence pour déployer la connexion des idées matérialistes.
Si l’on adopte cette voie pour l’étude du matérialisme, il en dérive
une suggestion pour la recherche historique: elle devrait renoncer à
reconstruire, par des repères dans les textes et par des témoignages indi­
rects, la généalogie ininterrompue qui commencerait avec Thalès pour

l’étude brillante de F. Salaün, L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme
dans la société française du XVIII" siècle (1734-1784), Paris (Kimé) 1996, p. 43-78.
516 GÜNTHER MENSCHING

aboutir à la neuroscience contemporaine. Malgré leur grande érudition,


l’œuvre d ’Albert Lange et surtout l’entreprise monumentale de Her-
mann Ley représentent un type de recherche périmé en raison de leurs
présupposés erronés. L’objection principale qu’on pourrait formuler à
ces vues d’ensemble, c ’est d ’interpréter faussement le développement
de la pensée d’après un schéma dualiste. Pour eux, toute la philosophie
est donc déterminée par l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme.
De ce point de vue prédominant, la philosophie connaît, au fond, deux
traditions indépendantes dont l’interaction se produit comme un anta­
gonisme perpétuel3.
Compte tenu du fait que le matérialisme, en tant que courant, s’iden­
tifie avec son nom seulement au XVIIIe siècle, son concept est donc
rétrospectif pour les périodes antérieures. C ’est en constatant des analo­
gies qui existent entre les doctrines modernes et certains philosophes de
l’antiquité et du moyen-âge, qu’on les appelle matérialistes. Cependant,
l’application d’un terme anachronique n’est pas forcément abusive. Car
on peut démontrer que même les matérialistes qui étaient pleinement
conscients de l’être, c ’est-à-dire des auteurs comme La Mettrie et
d ’Holbach, ont puisé la force de leurs arguments dans la tradition philo­
sophique qu’ils voulaient combattre. Ils répètent donc le même procédé
que leurs prédécesseurs en se référant à l’évidence de la tradition géné­
rale de la pensée.

IL

La Mettrie a fondé son anthropologie dans une réfutation du système


cartésien, mais son argument le plus fort est la conséquence d’une
réflexion faite par Descartes lui-même. Dans les «Méditations » et dans
les «Principes de la philosophie» Descartes établit la substantialité de
l’âme par la fameuse voie du doute méthodique. Il en résulte que « l’ame
(...) est une substance entièrement distincte du corps; car examinant ce
que nous sommes, nous qui nous pensons maintemant qu’il n’y a rien
hors de nostre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connois-
sons manifestement que pour estre, nous n ’aurons pas besoin d’exten­
sion, (...) ny d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et

3 Chez Ley, comme chez la plupart des représentants du « diamat », l’idéalisme figure
comme l’idéologie des classes dominantes, tandis que le matérialisme serait basé
sur la résistance ou même sur la révolte des opprimés. Ainsi la philosophie est-elle
l’image des luttes de classe dont l’histoire entière porte l ’empreinte. Cf. H. Ley,
Geschichte der Aufklarung und des Atheismus, 1.1, Berlin (VEB Deutscher Verlag
der Wissenschaften) 1966, p. 3-44 (Introduction)
LE MATÉRIALISME: UNE TRADITION DISCONTINUE 517

que nous sommes pour cela seul que nous pensons»4. Tout ce que nous
savons, apercevons, sentons, voulons, n ’est donc rien d’autre que la
pensée elle-même car toutes les opérations de l’âme sont, d’après Des­
cartes, nécessairement accompagnées par la conscience de soi de l’ego
pensant. Les choses matérielles, dont l’existence substantielle fait l’ob­
jet du doute préalable, n’ont aucune influence causale sur la pensée qui
est par définition non-matérielle. D ’après les «M éditations» et la pre­
mière partie des «Principes», c ’est uniquement la pensée qui se rend
compte de la substance correspondante, de la res extensa. Les sensa­
tions, dont la nature est purement mécanique, sont donc des modifica­
tions du corps. Pour cette raison elles ne fournissent aucune connais­
sance. Pour démontrer la possibilité de la science, Descartes se voit
contraint de prouver l’existence de Dieu qui garantit, pour résumer, la
liaison des deux substances et, par là, l’intelligibilité du monde.
Cette construction du système cartésien n ’est toutefois pas sans
équivoque. A la fin des « Principes », où l’auteur expose ses idées sur la
terre, on trouve, dans le contexte de la physiologie du corps humain, des
considérations sur les sensations qui sont nettement contraires aux
réflexions épistémologiques et métaphysiques de la première partie. Là,
il corrige son propre dualisme, en considérant l’influence des sensations
sur la pensée: «(...) les mouvemens qui passent ainsi, par l’entremise
des nerfs, jusques à l’endroit du cerneau auquel nostre ame...est estrois-
tement iointe & vnie, luy font auoir diuerses pensées, à raison des diuer-
sitez qui sont en eux; & enfin, que ce sont ces diuerses...pensées de
nostre ame, qui viennent immédiatement des mouuements qui sont
excitez par l’entremise des nerfs dans le cerueau, que nous appelions
proprement nos sentimens, ou bien les perceptions de nos sens.»5
En traitant l’union de l’âme et du corps, Descartes lui-même a donc
introduit une théorie «m atérialiste». L’étude de l’homme en tant
qu’être corporel le conduit à des arguments qui comblent le clivage
entre les deux substances. C ’était juste le point qui scandalisa presque
tous les penseurs après Descartes. Ils ont essayé d ’éliminer le dualisme
pour arriver soit à un monisme panthéiste, comme Spinoza, soit à la plu­
ralité infinie des substances, comme Leibniz. La philosophie anglaise
de cette période n ’était pas trop intéressée par les querelles métaphy­
siques sur le continent ; son approche était épistémologiquement fondée
sur l’expérience des sens. C ’est donc loin de toute préoccupation méta­
physique que Locke s’est demandé si la matière a la faculté de penser

4 Descartes, Principes de la philosophie I, 8 (Πuvres, ed. Adam et Thannery, t. IX, 1,


p. 28)
5 Descartes, op. cit., IV, 189, p. 310
518 GÜNTHER MENSCHING

sans toutefois décider la question6. Si La Mettrie et d’autres après lui ont


enseigné la matérialité de l’âme et de ses opérations, c ’est, bien sûr,
parce qu’ils ont été influencés par Locke, mais ce qui n’est pour lui
qu’une réflexion hypothétique se transforme, chez quelques-uns de ses
disciples au continent, en une doctrine affirmative.
C ’est donc plutôt l’effet de la métaphysique cartésienne que la suite
d’une réception de Locke que les matérialistes ont réfuté la spiritualité
de l’âme. Certes, La Mettrie fait l’éloge de Locke qu’il prend pour «le
premier (qui ait) débrouillé le chaos de la métaphysique et nous en a le
premier donné les vrais principes en rappelant les choses à leur vraie
origine»7. Cependant, cette citation inspirée d ’une intention anti-méta­
physique montre plutôt que l’auteur ne veut pas détruire cette discipline
mais remplacer son modèle traditionnel par un autre.

En regardant de plus près les arguments de La Mettrie, on constate


qu’il renoue directement avec Descartes auquel il emprunte d ’ailleurs
tout le modèle mécanique du corps humain. Dans son «Abrégé des sys­
tèm es», La Mettrie fait voir que la conception cartésienne de l’âme est
très proche de son matérialisme. D ’autre part, la défense de la spiritua­
lité et de l’immortalité de l’âme ne lui semblent que «de vains sons pour
endormir les Argus de Sorbonne »8. Descartes n’aurait à faire qu’un seul
pas pour être «un adroit matérialiste»9. Sans avoir tiré cette consé­
quence, il s’embrouille dans des contradictions: «U n être inétendu ne
peut occuper aucun espace ; et Descartes qui convient de cette vérité,
recherche sérieusement le siège de l’âme, et l’établit dans la glande
pinéale. Si un être sans aucunes parties pouvait être conçu exister réel­
lement quelque part, ce serait dans le vide, et il est banni de l’hypothèse
Cartésienne. Enfin, ce qui est sans extension, ne peut agir sur ce qui en
a une. A quoi servent donc les causes occasionnelles, par lesquelles on
explique l’union de l’âme et du corps? (...) Descartes n’avait qu’à ne
pas rejeter les propriétés frappantes dans la matière, et transposer à
l’âme la définition qu’il a donnée de la matière, il eût évité mille
erreurs.»10 Voici un des points par lesquels on peut voir la continuité de

6 C ’est seulement pour sonder « the extent o f human knowledge », que Locke aborde
le sujet de la matière pensante. Cf. Essay Concerning Human Understanding, 1. IV,
chap. 3.
7 La Mettrie, Abrégé des systèmes (Œuvres philosophiques, 1.1, Berlin 1774, p. 211
sq.
8 La Mettrie, op. cit., p. 192
9 La Mettrie, op. cit., p. 193
10 La Mettrie, op. cit., p. 193 sq.
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 519

la tradition philosophique qui se reproduit par l’antithèse des opinions


au premier abord inconciliables. C ’est en même temps un exemple de la
discontinuité qui se trouve dans la tradition matérialiste. Même la
période limitée du XVIIIe siècle qui connaît tant d’auteurs matérialistes
présente presque autant d’occasions d’étudier les rapports réciproques
du matérialisme et de la tradition.
L’exemple de d’Holbach nous apprend que sa position vigoureuse­
ment polémique à l’encontre de la pensée traditionnelle s’imbrique avec
la métaphysique ancienne. L’auteur du «Système de la nature» veut en
finir radicalement avec la théologie et avec la philosophie qui la sou­
tient. Mais en présentant la nature matérielle comme le «grand tout»
qui renferme non seulement tous les êtres mais également les lois de
leur génération et de leur corruption, d ’Holbach reprend le fil des dis­
cussions métaphysiques qu’il croit définitivement terminées. Car ce
n’est pas seulement la mécanique newtonienne qu’il exploite pour son
système, mais sa vue générale du monde physique met en avant, sans
toutefois le savoir, des doctrines vivement discutées dans les différentes
écoles aristotéliciennes du XIIIe siècle, à savoir l’éternité du monde,
l’immanence du principe moteur, la nécessité des causes efficientes.
Cependant, il était moins l’intention de d’Holbach d’établir un nou­
veau système de philosophie que de combattre une théologie qui défend
le pouvoir arbitraire de Dieu et de ses agents ici-bas. Cet objectif pri­
mordial pour lequel il fait valoir la science la plus avancée de son temps,
l’a toutefois conduit à hypostasier la nature matérielle qui ne laisse pas
de lacune pour que la volonté absolue de Dieu y intervienne. Le «Sys­
tème de la nature » n ’est donc pas tellement une contribution à une onto­
logie matérialiste mais plutôt un manifeste politique11.

III.

Le moyen-âge passe pour l’époque à laquelle le matérialisme est le


plus étranger. Après Lucrèce, la tradition matérialiste semble donc
interrompue pour plus de quinze siècles. Les historiographes de la phi­
losophie au XIXe et au XXe siècles, à l’exception de H. Ley12, n’ont pas

" Voir sur ce sujet: G. Mensching, «La nature et le premier principe de la métaphy­
sique chez d’Holbach et Diderot», Dix-huitième siècle, n. 24 (1992) p. 117-136.
12 Cf. H. Ley, Studie zur Geschichte des Materialismus im Mittelalter, Berlin (VEB
Deutscher Verlag der Wissenschaften) 1957. L’auteur applique sans aucune
réflexion méthodique les concepts modernes du lutte de classes et de l ’idéologie aux
textes antiques et médiévaux.
520 GÜNTHER MENSCHING

fait la tentative de combler cette lacune énorme. Préoccupés de l’idée du


progrès scientifique et social, ils ont consenti, sans la vérifier sérieuse­
ment, à l’opinion qui tient le moyen-âge pour l’ère des ténèbres, tandis
que le matérialisme, ancien et moderne, représente la lumière du pro­
grès. Du côté des apologistes de la théologie chrétienne, on attendrait en
vain des informations sur l’émergence du matérialisme dans ces siècles
qu’ils vantent tellement pour leur moralité et leur piété. A en croire la
plupart des historiens de la théologie, même les hérésies qui se sont pro­
duites, n’ont rien à voir avec le matérialisme qu’ils dénoncent à la fois
comme le signe de la décadence de l’antiquité et de la corruption de
l’univers chrétien.
Cependant, même les chercheurs de nos jours qui ont fouillé une
grande masse de manuscrits médiévaux jusqu’alors presque négligés,
n’ont pas pour autant découvert un mouvement doctrinal qu’on pourrait
proprement appeler matérialiste. Certes, le moyen-âge a connu des bou­
leversements redoutables dans le domaine des idées philosophiques
aussi bien que dans celui de l’ordre social. On connaît beaucoup
d’hérésies bien différentes et on a étudié maints aspects importants
de l’histoire des sectes qui en étaient la base sociale13. D ’après les
résultats de ces enquêtes, on peut dire que c ’est au milieu de certains
groupes hétérodoxes qu’on trouve des doctrines qui se révéleront, au
siècle des Lumières, comme étant des éléments constitutifs du matéria­
lism e14.
En considérant sommairement la philosophie médiévale, on doit
pourtant constater que toute la pensée de cette longue période, malgré
ses différences et contrastes, est caractérisée par une orientation méta­
physique dont les principes ne furent jamais radicalement contestés ou
réfutés. Notons les points qui marquent la différence profonde entre
l’orientation médiévale et le matérialisme moderne.
1. Chaque réflexion philosophique part du premier principe qui est tou­
jours Dieu. Dans ce sens, la philosophie en tant que métaphysique et
la théologie ont le même sujet.
2. La physique qui se réclame de la métaphysique, réduit, par exemple,
la génération et la corruption des choses finies à l’activité d’agents
supérieurs et universels. Ces agents forment une hiérarchie qui

13 Cf. I. von Dôllinger, Beitrage zur Sektengeschichte des M ittelalters, 2e éd., Darm-
stadt 1961 et H. Grundmann, Religiôse Bewegungen im Mittelalter, 2e éd.,
Darmstadt 1961.
14 C’est pour cela que K. Flasch a étudié les fameuses 219 propositions condamnées
en 1277 sous le titre Aufklarung im Mittelalter? Mayence (Dieterich) 1989.
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 521

s’achève en Dieu. C’est l’intellect divin qui a conçu les essences des
choses de toute éternité avant de les créer matériellement.
3. La psychologie médiévale, quoi qu’il y ait d’importantes diver-
geances doctrinales entre les écoles adverses, est dominée par la
conviction que l’âme humaine est une substance indépendante du
corps. En revanche, celui-ci n’a pas d ’autre substantialité que celle
que l’âme lui procure.
4. Le monde moral est gouverné par la volonté divine qui définit les
conditions du libre arbitre humain.
5. Tout ce qui existe, chaque mouvement physique et toutes les actions
humaines, sont déterminés par la finalité universelle. C ’est l’origine
divine des choses et de leurs mouvements qui est aussi leur dernière
fin.

Bien sûr, ces axiomes sont inconciliables avec un matérialisme au


sens de d’Holbach ou de Lucrèce. Néanmoins, la philosophie médiévale
a engendré des positions nettement contraires à la tendance générale et
approuvée par les pouvoirs temporels et spirituels. Au moins deux de
ces tendances hétérodoxes laissent appercevoir une affinité avec le
matérialisme moderne. Ce sont des modèles d’argumentation différents
par lesquels des penseurs médiévaux ont essayé de résoudre des pro­
blèmes qui se posaient forcément par le développement de leurs propres
idées.
Indiquons en bref ces deux courants et leurs implications matéria­
listes. Le néoplatonisme qui dominait la philosophie et la théologie à
partir de la renaissance carolingienne jusqu’au XIIe siècle enseignait la
genèse du monde par l’émanation des êtres du premier principe divin.
Chaque être était une image de son origine dont le rang ontologique est
mesuré d’après sa proximité à Dieu. Le modèle de cette hiérarchie qui
dominait la pensée jusqu’au XIVe siècle, est le système de Pseudo-
Denys l’Areopagite. Selon lui, l’esprit divin se manifeste même dans
l’émanation infime, c’est-à-dire dans la matière. D’après les doctrines
néoplatoniciennes, la matière est radicalement spiritualisée : elle est
caractérisée par l’absence de toute détermination essentielle ou acci­
dentelle15. Bien que ce manque indique la distance infinie de la matière
au premier principe, leurs définitions semblent curieusement coïncider.
Car l’être absolu de Dieu, étant infini en tout sens, n ’est pas non plus
déterminable par des entités limitées. Si l’on considère de plus près

15 Voir Plotin, Enn. XII, 14


522 GÜNTHER MENSCHING

cette implication d’une pensée radicalement «idéaliste», on doit même


avouer que la privation complète de la matière et la surabondance de
l’être divin se comprennent mutuellement. En effet, quelques représen­
tants du néoplatonisme partageaient cette opinion qui revient au pan­
théisme. Plusieurs fois condamnée au cours du moyen-âge, cette posi­
tion fut défendue au XIIIe siècle par Amaury de Bène, enseignant à la
faculté des arts de l’université naissante de Paris. Il a du la déavouer en
1204. La secte des amauriciens qui se réclamait de lui provoqua deux
fois, en 1210 et en 1215, la condamnation officielle de l’Église, car elle
mettait en cause les dogmes de la rédemption, de la résurrection et de la
vision béatifique.
Amaury proclame ouvertement le panthéisme puisque, d’après lui,
toutes les choses sont dans l’essence divine. Cela correspond à un néo­
platonisme radicalisé, car, au moins selon les témoignages qui nous res­
tent16, Dieu ne comprend pas seulement les essences spirituelles, mais
même les choses dans leur apparence contigeante. Voilà une position
qui nie la différence entre les formes conçues par l’intellect divin et les
formes incorporées dans les choses matérielles. Lorsqu’on atteint cette
opinion, la réfutation du système de la création en est la conséquence
logique. De toute façon, Amaury a relativisé le mal du péché, puisque
c ’est Dieu lui-même qui en est la cause.
David de Dinant, peut-être un disciple d ’Amaury, a en quelque sorte
renversé le néoplatonisme, en identifiant Dieu et la matière première.
Cette doctrine était, d’ailleurs, assez mal fondée, parce qu’elle confond
le genre en tant que notion logique avec l’entité métaphysique de la
matière. Toutes les deux sont indéterminées, quoique dans des contextes
bien différents. Par cette analogie, David infère que le genre suprême,
indéterminé à l’égard des propriétés des espèces et des individus, est
identique à la matière, définie par l’absence des formes. Cependant,
David, un des premiers lecteurs d ’Aristote au XIIIe siècle, s’est occupé
de beaucoup de phénomènes qui semblent montrer l’unité substantielle
de l’âme et du corps17.
Le néoplatonisme, une tradition qui passe, pour de bonnes raisons,
pour extrêmement spiritualiste, a donc engendré, chez quelques-uns de
ses propres représentants, des opinions qu’on peut caractériser rétros­
pectivement comme éléments matérialistes.

16 Voir : Contra Amaurianos, éd. C. Baeumker, dans : Beitrage zur Geschichte der Phi­
losophie und Theologie des M ittelalters, t. 24 (1924)
17 Davidis de Dinanto Quaternulorum Fragmenta, éd. M. Kurdzialek dans: Studia
Mediewistyczne 3, Varsovie 1963.
LE MATÉRIALISME: UNE TRADITION DISCONTINUE 523

Dans les années soixante du XIIIe siècle, les plus grands penseurs
reconnurent pleinement l’autorité d’Aristote dans toutes les questions
discutées à cette époque. La réception des écrits jusqu’alors ignorés du
philosophe païen s’imposa, puisque les schémas néoplatoniciens s’avé­
rèrent impropres à résoudre certains problèmes, à savoir le mouvement,
le développement, la constitution interne des choses singulières. Pro­
blèmes d ’autant plus urgents que les adversaires islamiques du christia­
nisme disposaient d ’une science efficace appuyée sur les libri naturales
et la métaphysique d ’Aristote. Par surcroît, ils avaient une civilisation
sensiblement supérieure à celle du monde chrétien. Dans cette situation,
il fallut donc concilier les convictions chrétiennes avec ce monde intel­
lectuel qui défiait l’orgueil des occidentaux. Saint Thomas d’Aquin l’a
tenté.
Cependant l’aristotélisme portait en soi le germe d’une philosophie
scientifique parfaitement profane. La métaphysique aristotélicienne,
surtout dans la lecture qu’en présentaient Avicenne et Averroès, com­
porte des arguments puissants contre le spiritualisme traditionnel de la
théologie. Ce n’est donc pas par hasard que s’est formé, dans la période
de la réception d ’Aristote, un groupe de savants qui en tirèrent des
conséquences hétérodoxes. Siger de Brabant et d ’autres enseignants à la
faculté des arts de Paris vers 1260 furent appelés averroïstes latins. Pour
une vue d’ensemble, on peut résumer leur doctrines en quatre points
essentiels :
1. L’idéal de l’autonomie de la philosophie profane,
2. le rapport déterministe entre essence et existence et entre les causes
et les effets,
3. l’immanence du premier principe moteur et l’éternité du monde,
4. l’unicité de l’intellect humain.

Tous ces théorèmes sont bien sûr hérétiques, ce qui se trouve


confirmé par la condamnation de 1277. Les trois premiers montrent un
rapport systématique au matérialisme. Siger a revendiqué l’autonomie
de la philosophie à l’égard de la religion comme l’auraient fait les ency­
clopédistes : «Sed nihil ad nos nunc de Dei miraculis, cum de naturali-
bus naturaliter disseramus.»18
Les deux autres points anticipant des motifs matérialistes sont étroi­
tement liés au premier. La nécessité stricte du processus naturel et l’éter­

18 Siger de Brabant, Tractatus de anima intellectiva, éd. B. Bazân, Louvain/Paris


1972, p. 84.
524 GÜNTHER MENSCHING

nité du monde dérivent de l’idéal scientifique d ’Aristote pour lequel les


sujets dignes de l’étude scientifique ont en eux-mêmes une structure
nécessaire, c ’est-à-dire non-contingeante. Siger et les autres «aver­
roïstes» ont admis comme étant convaincante la doctrine aristotéli­
cienne du rapport entre la forme et la matière et du processus infinie de
génération et de corruption qui en découle.
Les averroïstes ont une métaphysique déterministe qui se fait remar­
quer par l’unité de l’essence et de l’existence. Si ces deux entités sont
réellement inséparables, cela veut dire qu’il n’y a aucune contigeance
entre le monde existant et l’ordre des formes substantielles. La nature
est donc constituée par des êtres concrets et individuels dont les
essences ne peuvent pas subsister sans être incorporées dans les choses
matérielles. Cette concrétion qui se produit par la formation de la
matière qui est en même temps la matérialisation de la forme, de sorte
que l’essence n’est jam ais séparée de l’existence, c ’est le noyau méta­
physique du nexus causalis. La première cause, c ’est-à-dire Dieu, pro­
duit nécessairement son effet, et les effets subordonnés en dérivent avec
la même nécessité.
Nos aristotéliens hétérodoxes réduisent le rôle de Dieu au seul prin­
cipe du mouvement des premières choses mobiles, mais cette cause est
strictement immanente. Cela étant, la création est impossible, car le
principe est toujours joint à son principiatum. Ainsi la matière est-elle
coétemelle avec Dieu : «M ateria prima non est facta de novo vel factum
novum, sed coetemum primo principio. Et huius ratio est: materia
prima non potest esse effectüs natürae. Omnis enim operatio natürae
materiam praesupponit.»19 Sans être explicitement moniste ou dualiste,
ce courant parle de la matière comme d’une substance irréductible ce
qui est manifestement à l’opposé de la tendance généralement reçue à
cette époque.
Les averroïstes latins ont bien senti la difficulté de concilier le dogme
chrétien avec le message d’Aristote. Celui-ci ne connaît aucune genèse
du monde, dont la finalité n ’est pas non plus le terme du temps en géné­
ral. Pour Siger et son groupe, le livre XII de la « Métaphysique » ne prête
aucun fondement à l’eschatologie chrétienne. Au contraire, le monde
avec toutes les espèces animées et inanimées qu’il comprend existe éter­
nellement et n’a donc pas besoin d’une rédemption. Le retour de toute la
création dans son origine, cette idée néoplatonicienne de la reditio com­
pléta, chère même à Thomas d ’Aquin, se montre incompatible avec l’in­
térêt scientifique d’Aristote et de.ses successeurs hétérodoxes.

19 Boèce de Dacie, Quaestiones super libros Physicorum, dans : Opéra, t. V, 2, éd.


G. Sajô, Copenhague 1972, p. 187.
LE MATÉRIALISME : UNE TRADITION DISCONTINUE 525

Sans être motivés par une école matérialiste préexistante, les aver­
roïstes du XIIIe siècle ont anticipé des motifs importants du matéria­
lisme en réfléchissant certaines apories qui étaient, pour les savants
chrétiens, l’impact de la grande réception d’Aristote. Celle-ci n’était pas
seulement occasionnée par des données contigentes de la transmission
des textes mais plutôt par l’essor de la civilisation profane et par le
développement de la réflexion qui chercha à comprendre, entre autres,
les nouvelles conditions matérielles de la vie. En conséquence de cet
intérêt naissant, certains philosophes trouvèrent des solutions « matéria­
listes », sans toutefois en être conscients.
La tradition du matérialisme est donc discontinue, parce que chaque
époque l’a quasiment fondée à nouveau. Son émergence est liée à des
apories qui provoquèrent des réponses matérialistes. En règle générale,
ces approches étaient assez mal vues, mais la disparition du matéria­
lisme ne s’explique pas seulement par l’autorité arbitraire de ses adver­
saires qui l’aurait effacé. Pour donner une histoire bien réfléchie du
matérialisme, il faudrait également étudier l’évidence des arguments
qui l’ont, à chaque époque, réfuté.

Günther M e n s c h in g
Université de Hambourg
LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE
LA CONTROVERSE RELIGIEUSE,
UNE SOURCE
DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE:
DELA CONCEPTION
ET DE LA NAISSANCE DE LA SAINTE VIERGE,
ET SA GÉNÉALOGIE

La controverse religieuse a été désignée comme un lieu de contesta­


tion dangereuse pour la religion, que ce soit entre les différents courants
de l’Église catholique1ou entre catholiques et protestants2. Un exemple
de détournement d’un écrit issu des conflits internes à l’Église catho­
lique est fourni par la Censure du sym bole des apôtres, application phi­
losophique d’une protestation jésuite contre la censure vétilleuse des
Docteurs de Sorbonne3. Un excellent exemple de controverse entre
catholiques et protestants donnant lieu à la composition d’un manuscrit
philosophique clandestin a été mis en évidence par Sergio Landucci
dans son édition critique du manuscrit D e l ’examen de la religion : on y
voit l ’effet dévastateur du débat entre Pierre Nicole et Jean Claude -
entre autres - sur le rôle légitime de l ’examen et de l’autorité dans la
définition du dogme. Jean Lévesque de Burigny profite des comptes
rendus de Bayle pour réduire la foi des uns et des autres à une supersti­
tion aveugle4.

1 A. Kors, Atheism in France, 1650-1729, vol. 1: The Orthodox Sources o f Disbelief,


Princeton, 1990.
2 J. Solé, Le Débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Paris,
1985, et Les Origines intellectuelles de la révocation de l ’Édit de Nantes, Saint-
Étienne, 1997.
3 Voir notre édition de ce texte: «La Censure du Symbole des Apôtres, par M. xxx,
Encyclopédiste: la source catholique d ’un manuscrit clandestin», Enlightenment
Essays in memory o f Robert Shackleton, Oxford, The Voltaire Foundation, 1988,
p. 163-173, et des compléments dans Dictionnaire de Port-Royal, dir. J. Lesaulnier
et Antony McKenna, Oxford, The Voltaire Foundation, à paraître 2000, art.
«Richard Smith»; voir aussi La Lettre clandestine, 6 (1997), p. 82-85.
4 De l ’examen de la religion, attribuable à Jean Lévesque de Burigny, éd. Sergio Lan­
ducci, Paris, Universitas et Oxford, The Voltaire Foundation, 1996.
530 A N T O N Y M cK ENN A

Nous voudrions évoquer ici le cas d’un autre manuscrit clandestin,


non encore signalé dans les inventaires spécialisés : D e la conception et
de la naissance de la Sainte Vierge, et sa généalogie, petit texte qui fait
partie du recueil d ’Étienne Jamet, avocat à Paris pendant les années
1720 et 1730, intitulé: D iversités curieuses, ou mélange de plusieurs
pièces tant en vers q u ’en prose, épigrammes, sonnets, stances, épi-
taphes, bons mots, madrigaux, etc, le tout tiré de divers auteurs soit
anciens, soit modernes (1753) (Carpentras ms 954). Étienne Jamet
copie tout ce qui lui passe entre les mains et son recueil constitue un
échantillon très représentatif de la littérature clandestine qu’on pouvait
trouver sous forme de libelle, de pamphlet ou de feuille volante à Paris
au cours de la première moitié du XVIIF siècle. On pourrait avoir des
doutes sur la diffusion de certains de ces textes. Or, il se trouve que, dans
un recueil de pièces manuscrites à Reims (B.M., Fonds Diancourt, ms
2471), on découvre le même texte sous le titre La Conception de la
vierge; de son éducation et de son m ariage; de sa mort et assomption.
Vérification faite, la copie de Carpentras est de l’écriture de Jamet, tan­
dis que celle de Reims est une copie indépendante, ce qui atteste bien la
diffusion de notre manuscrit.
Jean-Pierre Osier5 a présenté certains textes polémiques anti-chré­
tiens qui circulaient dans les comunautés juives de l’Europe; quoique
d ’inspiration semblable, notre texte de fait pas partie de ces Évangiles
des ghettos. La génétique de notre texte ne pose en l’occurrence aucun
problème : notre philosophe cite explicitement sa source immédiate, qui
est l’ouvrage de Jean-Baptiste Renoult, Les Aventures de la Madona et
de François d ’Assise (Amsterdam 1701); de son côté, Renoult déclare
suivre l’exemple de Pierre Jurieu dans ses Préjugez légitimes contre le
papism e... (Amsterdam, Henry Desbordes, 1685); dans cet ouvrage,
Jurieu s’en prend violemment à un ouvrage d’édification du Père Jean
Crasset, S.J., La Véritable dévotion envers la sainte Vierge établie et
défendue (Paris, François Muguet, 1679), et Crasset cherche explicite­
ment à contrer l’influence de la traduction française de l’ouvrage
d’Adam Widenfeld, Monita salutaria B.V. Mariœ ad cultores suos
indiscretos (Gandavi 1673), traduit en français sous le titre: Av/s salu­
taires de la bienheureuse vierge M arie à ses dévots indiscrets (Lille
1674)6.

5 Jean-Pierre Osier, L’Évangile des ghettos, Paris, Berg International, 1984.


6 Voir Paul Hoffer, La Dévotion à Marie au déclin du XVIIe siècle, autour du jan sé­
nisme et des «Avis salutaires de la B. V. Marie à ses dévots indiscrets», Paris, 1938,
et J. Solé, Le D ébat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Paris,
1985, p. 324, 418-19, 424, 427, 4 35,438.
U N E SOURCE DE LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 531

Cet enchaînement polémique est déjà assez remarquable. De plus,


nous pouvons établir que la source catholique «légendaire» dénoncée
par Jurieu, exploitée par Jean Crasset et par ses sources, ainsi que par
Renoult, et reprise enfin par notre philosophe clandestin, fait partie de
La Légende dorée de Jacques de Voragine, qui connut un immense suc­
cès dans toute l’Europe: publié pour la première fois en latin sous le
titre Legenda sanctorum vers 1472-74, ce recueil fut traduit en français
par Jean Du Vignay et publié à Lyon en 1477 ; de très nombreuses édi­
tions devaient suivre (1483, 1487, 1493...)7. On sait que le recueil de
Voragine est une source privilégiée de l’iconographie de la Renais­
sance8: la légende de notre texte fait l’objet d ’un magnifique tableau de
Raphaël, Le M ariage de la Vierge, actuellement à la Pinacoteca di Brera
à Milan. Signalons enfin que Jacques de Voragine reprend le texte d ’un
Évangile apocryphe, Le Livre de la nativité de M arie, composé sans
doute vers la fin du IXe siècle et qui s’appuie sur VÉvangile de l ’en­
fance dit du pseudo-M atthieu, lequel constitue lui-même un remanie­
ment - de la fin du VIe ou du début du VIIe siècle - du Protoévangile de
Jacques, qui est le plus ancien des Évangiles de l ’Enfance, comme en
témoignent les allusions de Clément d’Alexandrie et d ’Origène au Ille
siècle9. On voit que notre texte touche aux racines du légendaire et du
symbolique chrétiens.

Reprenons rapidement les chaînons de cette histoire à l’époque


moderne. Adam Widenfeld, docteur en droit, conseiller et bailli du
prince de Schwartzenberg (lequel était ministre d’État et président du
conseil aulique de l’empereur de Vienne), ami d’Ernest, Landgrave de
Hesse, et savant liturgiste, a à cœur de faciliter le «retour» des protes­
tants dans le giron de l’Église catholique. A cette fin, début novembre
1673, à Gand, il publie anonymement un petit pamphlet de seize pages
intitulé M onita salutaria B. V. M ariae a d cultores suos indiscretos. L’ou­
vrage porte l’autorisation et la signature du censeur ordinaire du dio­
cèse, Ignace Gillemans, chanoine et archprêtre de la cathédrale de
Gand. Aussitôt, le scandale éclate: sous prétexte de dénoncer les abus
du culte marial et l’extravagance de la superstition populaire, l’auteur
aurait prononcé un « atroce blasphème contre la Vierge ». Au diocèse de
Tournai, les prédicateurs profitent de l’occasion pour attaquer, à

7 Voir l’édition moderne (Paris, Gamier-Flammarion, 1967), traduction de J.-B.M.


Roze, chronologie et introduction par Hervé Savon.
8 Voir L. Réau, Iconographie de l ’art chrétien, Paris 1955-59, 6 vol.
5 Voir la présentation de ces textes dans Ecrits apocryphes chrétiens, éd. sous la
direction de Fr. Bovon et P. Geoltrain, Paris, Gallimard (Pléiade), 1997.
532 AN TO N Y M cK ENNA

l’exemple de Louis Abelly, évêque de Rodez10, les critiques jansénistes


des excès de la superstition populaire. Or, l’évêque de Tournai à cette
date est Gilbert de Choiseul, cousin germain de Mme Du Plessis-Gué-
négaud et grand ami de Port-Royal11: il intervient aussitôt en approu­
vant la première traduction française de l’ouvrage de Widenfeld, effec­
tuée par François Wantié : Avis salutaires de la B. V. M arie à ses dévots
indiscrets (Lille, Nicolas de Rache, 1674). La traduction augmente le
scandale, qui s’amplifie après la publication d’une nouvelle traduction
par Dom Gabriel Gerberon12, un bénédictin de Saint-Maur notoirement
compromis par ses attaches à la doctrine de Port-Royal : Avertissemens
salutaires de la Bien-heureuse Vierge à ses dévots indiscrets (seconde
éd. Gand, François d’Erckel, 1674). Gilbert de Choiseul se défend
comme il peut et diffuse une Lettre pastorale de M. l'évêque de Tournay
aux fid èles de son diocèse sur le culte de la Très Sainte Vierge et des
saints, à l ’occasion du livre des «Avis salutaires de la B.V. M arie à ses
dévots indiscrets» (Lille 1674,4°). Celle-ci ravive les attaques des enne­
mis du jansénism e13, qui n’empêchent cependant pas la parution d ’une
troisième traduction (publiée également à Lille dès la même année
1674). L’ouvrage de Widenfeld fait alors l’objet d ’attaques violentes de
la part d’un dévot laïc de Bordeaux, Pierre Grenier14, et du jésuite Jean
Crasset.
C ’est l’ouvrage du jésuite qui nous retiendra. C’est en 1679 que Jean
Crasset publie La Véritable dévotion envers la sainte Vierge établie et

10 Louis Abelly, Lettre de M. de Rodez à la lettre qu 'on lui avait écrite sur le sujet du
livre des «Avertissemens salutaires», Paris, 1674; Sentimens des saints Pères et
docteurs de l ’Eglise touchant les excellences et prérogatives de la très-sainte Vierge
Marie. Pour servir de réponse à un libelle intitulé «Avertissemens salutaires de la
Vierge M arie à ses dévots indiscrets», Paris, 1674; 2' éd. augmentée 1675. C’est un
sujet sur lequel Louis Abelly est particulièrement sensible, ayant publié longtemps
auparavant La Tradition de l'Eglise louchant la dévotion particulière des clirestiens
envers la très-sainte Vierge-Marie, Mère de Dieu, Paris, 1652.
11 Voir son article, rédigé par Germaine Grébil, dans le Dictionnaire de Port-Royal,
dir. Jean Lesaulnier et Antony McKenna, à paraître, Oxford, The Voltaire Founda­
tion, 2000.
12 Voir Philippe Lenain, Dom G abriel Gerberon, moine bénédictin, religieux de la
congrégation de Saint-Maur, 1628-1711. Introduction à sa vie et à son œuvre, sui­
vie d'un essai d ’analyse doctrinale, Villeneuve d ’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 1997, particulièrement, pour l’histoire qui nous concerne, p. 43-45.
13 Voir Dominique de Colonia, S.J., Bibliothèque janséniste, ou catalogue alphabé­
tique des livres jansénistes, quesnellistes, baianistes, ou suspects de ces erreurs
(4e éd., Bruxelles 1744, 3 tomes en 2 vol.), II, 42-44, 299.
14 Pierre Grenier, Apologie des dévots de la Sainte Vierge, ou les sentiments de Théo-
time sur le libelle intitulé «Les Avis salutaires de la B. Vierge à ses dévots indiscrets,
Bruxelles, 1675.
U N E SOURCE DE LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 533

défendue (Paris, François Muguet, 1679,4°), ouvrage dédié à la Congré­


gation de Notre-Dame, érigée en la maison professe de Saint-Louis,
dont Crasset est le directeur. Le jésuite refait à Widenfeld le procès que
ses confrères avaient fait à Antoine Amauld lors de la publication de La
Fréquente communion en 1643 :
Il y a quelques années qu’il parut un petit livre intitulé Avis salutaire de
la Vierge Marie à ses dévots indiscrets, lequel, sou s prétexte de d é v o ­
tion envers la sainte V ierge, détourne quantité de gen s de sa d évotion , et
pour ne pas donner sujet de scandale aux hérétiques, en donne de très-
grands aux catholiques.

Crasset dénonce ensuite la complicité entre le détracteur de la Vierge


et ses lecteurs jansénistes:
Qui ne s ’étonnera qu’un écrivain qui a bien o sé s ’attaquer à la M ère de
D ieu et qui a été banni de tous le s États de l ’É g lise, ait pu trouver un
refuge en France qui est le dom aine de la V ierge et l ’Em pire du m onde
où e lle est la plus honorée ? Cependant, il y a été reçu avec une jo ie et un
applaudissem ent extraordinaire de quelques dévots en apparence. On y
a im prim é son livre avec é lo g e ; on y a fait m êm e des réflexions im p ies,
ju sq u ’à lui disputer le glorieux titre de Mère de Dieu, et quantité d e gen s
se sont tellem ent laissé surprendre à ce s avis trompeurs et au crédit que
leur ont donné quelques en n em is couverts de la V ierge, q u ’ils ont fait un
point de con scien ce et de religion de ne la plus honorer, de ne la plus
invoquer, de ne plus orner se s im ages et de ne plus visiter ses ég lise s.
V oilà où tendent ces b elles instructions. [ ...] (Préface)

Le jésuite se propose donc « d ’établir solidement le culte et la dévo­


tion envers la Mère de Dieu». Pour faire bonne mesure, il s’en prend
d’emblée aux réformés :
l èrc partie : D e la d évotion envers la Sainte V ierge en général
Traité I: D e l ’utilité de la d évotion envers la Sainte V ierge
Q u estion 1 : D ’où vient que tous le s hérétiques h aïssen t la Sainte V ierge

Il consacre un deuxième traité aux « faux dévots à la Vierge », une


deuxième partie à « la véritable dévotion envers la Sainte Vierge », écar­
tant l’hérésie des Nestoriens et énumérant les pratiques légitimes et
fécondes du culte marial, tirant la conclusion, qui était aussi sa pré­
misse, qu’il « suffit pour être sauvé d’être dévot à la Vierge ».
L’ouvrage de Crasset est donc une polémique banale anti-janséniste
et anti-protestante. Or, il a le malheur d’attirer l’attention de Pierre
Jurieu. Précisément, au cours des années 1680, celui-ci est engagé dans
une controverse violente avec les théologiens de Port-Royal et avec
534 A N T O N Y M cK ENN A

Bossuet, car Y Exposition de la doctrine de l ’Église catholique sur les


m atières de controverse de ce dernier connaît un énorme succès (éditions
en 1671, 1673, 1679) et constitue, par l’image idéale qu’elle donne de
l’Église catholique et de sa doctrine, une réelle menace pour les contro-
versistes réformés. Jurieu répond d ’abord par son Préservatif contre le
changement de religion, ou idée juste et véritable de la religion catho­
lique romaine opposée aux portraits flattés que l ’on en fait, et particu­
lièrement à celui de M. de Condom ([Quevilly] 1680), ouvrage qui
connaît une seconde édition dès l’année suivante. Jurieu met les points
sur les i et oppose la «réalité» de la superstition et de l’intolérance catho­
liques à la largeur d’esprit et à l’onction de l’évêque de Meaux. Il revient
à l’attaque dans La Politique du clergé de France, qui connaît plusieurs
éditions en 1681, une Suite publiée à plusieurs reprises (aussi sous le titre
Les derniers efforts de l ’innocence affligée ) soit ensemble soit séparé­
ment en 1681 et 1682, et des traductions en allemand, en anglais et en
néerlandais: c ’est un énorme succès de librairie. Il insiste d’abord sur
l’écart entre cette image idéale de l’Église catholique et la réalité:
L e bruit de ce livre a p a ssé ju sq u ’en Italie: on a persuadé à la Cour de
France que ce petit livre allait rendre toute la France catholique, et elle
a donné dans ce p ièg e. M ais dans la vérité, ce livre n’est bon q u ’à faire
d es relaps. Car si le s hu gu en ots s ’étaient convertis de bonne fo i sur l ’as­
surance que ce livre leur d onne que n o u s15 ne servons point le s im ages
et que nous n ’in voq u on s le s Saints que com m e nous prions les fid èles
d e la terre de prier D ieu pour nous, que diraient-ils, quand ils se ver­
raient dans notre É g lise et q u ’ils y verraient servir les im ages et in v o ­
quer les Saints par tous les actes externes d ’une adoration relig ieu se?
C ertainem ent, ils nous croiraient de m auvaise fo i; ils diraient q u ’on les
a trom pés et ils retourneraient au bourbier de l ’hérésie, (p. 95)

Voilà un danger .. .mais ce n’est pas le plus grave : cette façon - qui
est celle de Bossuet - de gommer les superstitions et les abus les plus
aberrants de l’Église catholique confirme les libertins et les incrédules
dans leurs sentiments :
Il faut savoir que jam ais l ’É g lise n ’eut autant de m auvais catholiques
q u ’e lle en a aujourd’hui [ . . . ] de gen s qui croient que toutes le s religion s
sont des inven tion s de l ’esprit humain. L es esprits téméraires doutent de
tout. Ils sont armés d e m échantes difficu ltés contre les livres du V ieu x
et du N ou veau T estam ent16 [-•■] ces sortes d ’ouvrages où cent opinions

15 Rappelons que c ’est un catholique qui parle.


16 Allusion évidente à Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament (Paris
1678) et au Traité théologico-politique de Spinoza, publié en latin à Hambourg en
U N E SOURCE D E LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 535

différentes sont rapportées sur un même sujet ne servent qu’à fournir un


nouveau prétexte à l’incrédulité. Elle conclut que tout est incertain ...
(P- 96)

Mais ce n’est pas tout. Jurieu évoque surtout le développement d’un


«tiers parti» dans l’Église catholique: ce sont les cartésiens et les gas-
sendistes, les «nouveaux philosophes», qui distinguent entre les
convictions du philosophe et la foi du croyant: ils n’ont, dit-il, aucun
attachement réel aux dogmes ni au culte de l’Église catholique; ce sont
de véritables «sociniens», refusant les mystères de la Trinité et de l’in­
carnation :
Le malheur est que les gens qui sont engagés dans ces principes ne sont
pas des hommes médiocres ; ce sont les plus illustres sociétés de l’Église
et les plus pures ; ce sont les premiers esprits du siècle. Les théologiens
de Port-Royal sont des hommes qui se sont distingués autant qu’il se
peut par leur probité, par la pureté de leur morale et de leur théologie,
par leur vie solitaire et retirée du monde, par leur savoir vaste et étendu,
par la pénétration de leur esprit, par la beauté et la fécondité de leur ima­
gination, par les beautés dont ils ont enrichi notre langue et par des pro­
ductions qui font grand honneur à la France et qui sont de grande utilité
à la République des Lettres. Tous ces hommes si habiles ont autant d’at­
tachement pour le cartésianisme que pour le christianisme, cette grande
société des Pères de l’Oratoire est dans les mêmes principes ... (p. 107)

Jurieu cite nommément la Recherche de la vérité de Malebranche


comme le symptôme de cet attachement des oratoriens au cartésia­
nisme : « Il est vrai que les Pères de l’Oratoire ont promis de ne plus par­
ler et de ne plus écrire là-dessus; mais ils n’ont pas promis de ne plus
penser...» (p. 107)17. Ces philosophes sont donc des esprits d’élite et ils
se moquent de la dévotion populaire ; il ne respectent pas les mystères,
refusent le culte des images et l’invocation des saints «comme des
superstitions terribles qui souillent l’Église». Ces intellectuels
blâment le culte des reliques, se moquent de tous les miracles qui se font
par les images. Il disent que les pèlerinages, les indulgences, les sta­
tions, les visites d’églises et d’autels privilégiés, les scapulaires, les
rosaires, les confréries sont des dévotions monachales qui ne sont
bonnes qu’à entretenir les friponneries des moines mendiants. J’ai de

1670 et en traduction française, sous le titre Traité des cérémonies superstitieuses


des Juifs, tant anciens que modernes (Amsterdam, Jacob Smith, 1678).
17 Rappelons que c ’est un thème sur lequel Bayle insistera dans son Recueil de
quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes (Amsterdam
1684).
536 A N TO N Y M cK EN N A

mes propres oreilles entendu l’un de ces Messieurs disant que la doc­
trine de l’Église catholique était bonne, mais que les trois quarts des
catholiques étaient idolâtres par l’abus qui se faisait de l’invocation des
Saints et du service des images... (p. 112)

En somme, les intellectuels s’accordent fort bien avec les réformés,


rejetant comme eux les absurdités de la doctrine et les abus les plus
notoires de l’Église catholique. Et Jurieu de confirmer son analyse en
citant la traduction par Gabriel Gerberon des Avertissemens salutaires
de la bienheureuse Vierge M arie à ses dévots indiscrets (Gand, 1674)
d ’Adam Widenfeld, ainsi que l’approbation de cet ouvrage publiée par
Gilbert de Choiseul, évêque de Tournai et autre ami des «jansénistes».
L’ouvrage de Bossuet, conclut Jurieu, va dans le même sens, simplifiant
et rationalisant la religion, confirmant les philosophes dans leur mépris
des superstitions populaires. «Or, cela n’est pas édifiant», déclare son
personnage catholique, « les hérétiques en triomphent et cela sert à les
confirmer dans l’éloignement où ils sont de l’Église » (p. 113). Non sans
ironie, Jurieu fait ainsi écho aux propos de Bossuet annonçant la
menace que représente le cartésianisme pour l’Église catholique:
Il est impossible que des gens qui regardent avec tant de mépris des
dévotions que l’Église autorise, tiennent cette Eglise pour infaillible.
S’ils se donnent la liberté de croire qu’elle a erré en quelque chose, ils
ne tarderont pas à examiner le reste; et peut-être que leurs fausses
lumières les porteront plus avant qu’ils n’ont aujourd’hui dessein d’al­
ler. C’est ainsi que je conçois que ces voies d’adoucissement [de Bos­
suet], que l’on croit de si grand usage pour la conversion des hérétiques,
pourront bien un jour perdre l’Église de France et des Pays-Bas, si Dieu
et le Saint-Siège n’y donnent ordre, (p. 115-116)

Ainsi s’achève le premier entretien, consacré à mettre en évidence


les divisions dans le camp catholique et l’assentiment des meilleurs
esprits catholiques aux principes de la R éform e...
C ’est dans ce contexte, alors qu’il va poursuivre sa polémique contre
la « mauvaise foi » d’Antoine Am auld18, que Jurieu tombe sur l’ouvrage
de Jean Crasset en défense du culte de la Vierge Marie : voilà l’exemple
rêvé d ’exposition de la réalité de la superstition catholique ! Il n’hésite
pas. Dans ses Préjugez légitim es contre le papism e..., (Amsterdam,

18 Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer à notre article «Pierre Jurieu
et L ’Esprit de M. Amauld», Colloque Port-Royal et les protestants, Montpellier, 26-
29 septembre 1997, Chroniques de Port-Royal 47 (1998), et, en appendice, à la
bibliographie complète de la controverse entre Jurieu et les théologiens de Port-
Royal.
U N E SO URCE D E LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 537

Henry Desbordes, 1685), reprenant le titre d ’un ouvrage de controverse


publié par Pierre Nicole en 1671ls>, il dénonce les caractères de l’Église
catholique qui la font ressembler à l’Église de l’Antéchrist, appliquant à
l’Église catholique les prophéties et les textes de l’Apocalypse. Toute
une série de «préjugés légitimes» sont ainsi «tirés de ce que l’Empire
du Papisme est un Empire purement temporel», «de ce que dans toutes
ses parties et dans sa conduite, on n’y voit régner qu’une politique pure­
ment humaine»: vie corrompue des papes, orgueil, pompe mondaine,
avarice, corruption des mœurs ... autant de traits qui marquent l’esprit
de réprobation. Ensuite, Jurieu a recours à de «nouvelles preuves de
l’esprit de réprobation du papisme, par les légendaires et les sermon-
naires» (chap. 32) et il en arrive au culte de la Vierge: «L’esprit de
réprobation est visible dans les auteurs qui ont fait des livres de dévo­
tions. Extravagances des dévotion monachales : excès des dévots de l’É­
glise romaine pour les saintes et pour la Vierge » (chap. 33). Or, la dévo­
tion populaire n’est pas une question marginale : Jurieu la met au centre
de la vie religieuse :
La dévotion est une vertu qui est bien de l ’essen ce du christianism e et
de la v ie chrétienne, c ’est e lle qui nous attache au souverain bien, qui
nous le fait chercher avec ardeur, servir avec zèle , et posséder avec plai­
sir: m ais l ’esprit de l ’h om m e est capable de grands égarem ents là -d es­
sus. Il n ’y a point de fo lie et d ’extravagance, ni m êm e d ’im piété et d ’im ­
pureté qu ’on ne puisse faire passer pour d évotion dans l ’esprit du
peuple. C ela paraît dans le paganism e, où le parricide, meurtrir, égorger
ses enfants, les sacrifier à Saturne, se prostituier à tout venant dans le
tem ple de V én u s, ont passé pour des actions de piété. C ’est pourquoi il
est bien nécessaire de conduire l ’esprit là-d essu s, et nous ne saurions
avoir une plus sûre marque de l ’assistance ou de l ’absence de D ieu dans
une C om m union, que par le s ouvrages de ceu x qui se m êlen t de
conduire la dévotion des p eu p les: il faut donc présentem ent considérer
les auteurs du papism e qui ont fait des directions pour les dévots et des
livres de d évotion , et je suis persuadé q u ’on y verra ce m êm e esprit de
réprobation que nous avons ju sq u ’ici trouvé partout, (p. 40 8 )

Il prend ainsi son élan pour condamner les confréries et archiconfré-


ries du Rosaire, du Scapulaire, du Cordon de saint François, de la cein­
ture de saint Augustin ..., toutes coupables de dévotions excessives et
superstitieuses.
M ais pour achever de rendre sen sib le cet esprit de réprobation qui règne
dans les auteurs de d évotion du papism e, il faut voir les e x cès dans le s ­

19 Pierre Nicole, Préjugez légitimes contre les calvinistes, Paris, 1671.


538 AN TO N Y M cK ENN A

quels ils sont tombés en recommandant les faux objets de leurs cultes.
Dans l’Église romaine, on adore Dieu et les créatures ... (p. 413)

C ’est ainsi qu’il en arrive au culte de la Vierge: «je parle de ces


excès dont aujourd’hui les honnêtes gens de l’Église romaine ont de la
honte ... on fait de la Sainte Vierge une idole dans le Christianisme ...»
(ibid.). Jurieu énumère les excès et renvoie ses lecteurs réticents et ses
critiques, tels que le Père Crasset, aux théologiens amis de Port-Royal :
« aux Amauds, aux évêques de Castorie [Jean de Neercassel], à l’auteur
des Avis salutaires etc. et à tous ceux qui dans l’Église romaine ont
conservé quelque droiture d’esprit. Je les renverrai dis-je à ces gens-là,
qui presque sans mystère avouent que ces dévotions si pures et si châ­
tiées, selon le Père Crasset, sont de véritables idolâtries...» (p. 353). Et
il clôt ainsi la première partie de son ouvrage en concluant de tous ces
excès que l’Église catholique est une Église superstitieuse, indigne de
Dieu:
Ces deux propositions étant supposées comme indubitables même chez
ces Messieurs les Nouveaux Catholiques : la première que les excès de
dévotion pour les Saints et pour la Vierge étaient de véritables impiétez,
la seconde que les impiétez et les idolâtries ont régné sans contradiction
et sans aucune exception considérable pendant tant de siècles ; il me
semble qu’il me doit être permis de conclure, qu’il est impossible que la
sagesse de Dieu lui ait permis de souffrir une si horrible corruption dans
une Eglise qui serait son unique et sa fidèle Epouse. Ainsi je vois dans
ces piétez impies un esprit de réprobation sensible, et j ’en tire un pré­
jugé contre le papisme, tel qu’aucun esprit un peu libre n’y pourra résis­
ter. (p. 426.)

Dans la seconde partie, il entreprend de démontrer la conformité du


culte de l’Église catholique avec celui du paganisme et revient sur le
culte de la Vierge, dont, prétend-il, les catholiques voudraient faire
l’égale de Vénus:
chap. 13 : Fables sur lesquelles est fondé le culte que le papisme rend à
la Vierge. De sa conception, de sa naissance, et des prétendus miracles
de cette conception et de cette naissance.
Il est certain que dans tout le service divin du papisme, il n’y a rien de si
distingué et de si voisin du culte qu’on rend à Dieu que le culte de la
Vierge. Il est malaisé de pousser l’idolâtrie plus loin ... C’est pourquoi
il est bon de commencer par là l’histoire du service divin de l’Église
romaine, et de montrer que cette partie si considérable de ce service est
fondée sur un amas de fables prodigieuses. Tout le service qu’on rend à
la bienheureuse Vierge est fondé sur les grandeurs de Marie, comme on
U N E SO URCE D E LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 539

parle, c’est-à-dire sur les glorieux privilèges qu’elle a reçus de Dieu dans
sa conception, dans sa naissance, dans sa vie, dans sa mort, dans sa résur­
rection et dans son assomption prétendue. L’histoire de ces grandeurs ne
se trouve point dans l’Écriture Sainte. [...] Mais les Évangélistes n’ont
rien gagné à ne nous rien dire de l’origine, de la naissance, de la vie et
de la mort de Marie. Nous l’avons bien su sans eux. On a déterré et
deviné tout: Dieu sait comment: mais quoi qu’il en soit on en fait l’his­
toire. Il est vrai qu’elle est si fabuleuse et en quelques endroits si hon­
teuse que les fables et les légendes de Latone mère d’Apollon et de
Diane ou de Rhéa, appelée la mère des Dieux, ne le sont pas davantage.
Dans le dessein de faire de la Vierge Marie une Déesse et de lui attribuer
une adoration approchante de celle qu’on rend à Jésus-Christ, il n’y a
rien de grand dans la naissance et dans la mort du Seigneur Jésus-Christ
que la fable du Papisme n’ait imité et n’ait attribué à sa mère, excepté
qu’on n’a encore osé lui attribuer d’avoir été conçue du Saint Esprit. Il
est bon de voir un peu l’abrégé de cette légende que les Grecs ont com­
mencée et à laquelle les Latins ont mis la dernière main. (p. 170-72)

Et Jurieu raconte l’histoire de la naissance de Marie, suivant à une


distance sarcastique le texte de Jacques de Voragine : « Premièrement on
a heureusement appris, ne me demandez pas de qui et comment, que le
père de la bienheureuse Vierge s’appelait Joachim, qu’il était de la race
royale et que sa mère s’appelait Anne ...» 20 II met en évidence l’effort
des «légendaires» d’accorder à la Vierge les mêmes marques miracu­
leuses qui avaient annoncé la naissance du Christ:
Jusqu’ici la Vierge a le même avantage que le Seigneur Jésus-Christ ; sa
naissance est annoncée par un ange; sa conception est pareillement
miraculeuse ...Un ange avait imposé le nom de Jésus à l’enfant qui
devait naître : un ange fit la même chose de la vierge, et ce nom de Marie
fut du choix du Ciel. Nom mystique aussi bien que celui du fils, car le
nom de Miriam en hébreu signifie étoile de la mer. Jamais juif ni rabbin
n’a connu cette étymologie. Mais ce mystère a été révélé aux légen­
daires, parce que la Vierge devait succéder à Vénus, la déesse des pros­
titutions. Or, Vénus c’est l’étoile du matin qui précède l’aurore; et la
déesse qui portait ce nom présidait sur la mer parce que, selon les généa­
logistes des dieux, elle était engendrée de la semence de Cœlus et de
l’écume de la mer ... (p. 178-79)

L’histoire se poursuit : Jurieu prend un plaisir évident à raconter lour­


dement la Suite de l ’histoire fabuleuse de l ’éducation, de la vie, de la
mort et de Vassomption de la Vierge (chap. 14) et VHistoire fabuleuse

20 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. H. Savon, Paris, G.F., 1967,11.171 ss. :
«La Nativité de la bienheureuse Vierge Marie».
540 AN TO N Y M cK ENN A

de ce que la Vierge a fa it depuis son assomption, l ’établissement des


lieux consacrés à la dévotion pou r la Vierge, m iracles fabuleux, hon­
teux et sales qu ’on lui attribue, dans la vue de lui attirer les honneurs
divins (chap. 15) - chapitre où Notre-Dame de Liesse et Notre-Dame de
Lorette sont à l’honneur (11.188-89). Jurieu clôt ainsi cette section clas­
sique de la controverse polémique.
De son côté, Pierre Bayle signale de livre de Widenfeld dès sa publi­
cation (lettre de Pierre à Jacob Bayle, octobre 1678?: Inventaire E.
Labrousse, n° 145) et, tout en étalant une abondante bibliographie, il fait
écho aux sarcasmes polémiques de Jurieu dans son article «Joachim» du
Dictionnaire, où il conclut à « l’incertitude de ces Traditions» (rem. D).

C ’est à ce moment-là, en 1701, que Jean-Baptiste Renoult entre en


scène. C ’est un controversiste peu connu, qui se désigne comme «cy-
devant prédicateur et l’Église romaine et à présent ministre du saint Évan­
gile» demeurant à Londres, et il publie Les Avantures de la M adona et
de François d ’Assise, recueillie de plusieurs ouvrages des docteurs
romains, écrites d ’un style récréatif, en même temps capable de fa ire
sentir le ridicule du papism e sans aucune controverse (Amsterdam,
Nicolas Chevalier et Jacques Tirel, 1701, 8°), qu’il dédie à Charles XII,
roi de Suède. Comme l’auteur l’annonce dans sa préface, cet ouvrage
devait être le début d ’une œuvre de controverse plus considérable pro­
jetée sous le titre Avantures des divinités de la nouvelle Rome, destinées
à étaler le ridicule des légendes catholiques, «livres infâmes et plus
capables de fortifier la foi d ’un protestant que toutes les controverses du
monde ». Les seules aventures de la Madone seront peut-être capables -
c ’est son souhait - d’inspirer à ses confrères huguenots persécutés « une
si juste aversion pour le papisme, que rien ne sera capable d’ébranler
leur foi». Cependant, il a un scrupule:
On trouvera dans cet ouvrage plusieurs faits dont le récit est certainement
capable de blesser la pudeur d es âm es chrétiennes. J’ai long tem s été en
suspens, si je d ev o is coucher sur le papier de telles horreurs, et j ’avoue
que je n ’aurois jam ais pû m e résoudre à le faire, si je ne m ’y étois pas vû
encouragé par l ’exem p le de plusieurs grands personnages qui l ’ont fait
avant m oi. Mr Jurieu entr’autres dans l ’ex cellen t livre de ses P réju g ez
lég itim es con tre le p a p ism e , n ’a pas fait d ifficu lté de raporter ce que les
légendaires nous débitent des gallanteries de la M adona avec ses favoris.
N ou s ne suivons donc ici que ses traces, et s ’il l’a fait en rougissant, nous
prions le lecteur de vouloir bien nous faire cette justice de croire, que
nôtre pudeur en a aussi infinim ent souffert. M ais de là qu’on fasse donc
ce raisonnem ent ; si on ne peut coucher sur le papier sans rougir ce que
R om e croit, com m ent se pourroit-il faire que le papism e fût la vraie reli­
U N E SOURCE DE LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 541

gio n ? Seroit-il possib le que le vrai Christianism e eût des m ystères telle­
m ent infâm es que les oreilles chastes ne puissent en entendre parler sans
en frémir d ’horreur? (Préface non paginée)

Non, tout dans ces légendes trahit la superstition des catholiques qui
ont érigé la mère de Dieu en divinité, tout en lui attribuant des aventures
grotesques : il suffit, prétend notre auteur de lire ces histoires pour com­
prendre que nous n’avons pas affaire à l’authentique mère du Christ et
qu’il y a une distinction capitale à faire « entre la Madona des Italiens et
la Marie des chrétiens» (p. 4-5): elles sont aussi différentes l’une de
l’autre que le sont le jour et la nuit, la vérité et le mensonge» (p. 5).
L’auteur présente ainsi l’histoire de La N ativité de la Bienheureuse
Vierge, dont le récit suit de près, en la résumant, le texte de Jacques de
Voragine, s’appuyant également sur le résumé de Jurieu :
La M adona fut, dit-on, fille d ’un nom m é Joachim , qui estoit de la race
royale des Juifs, et d ’une m ère qui se nom m ait A nne ... (p. 6)

Le deuxième chapitre est consacré à L ’Éducation et le mariage de la


M adona:
E tim e [sic, = A nne] pour obtenir du C iel la fécon d ité, avoit, com m e la
m ère de Sam uel, vou é à D ieu le premier fruit q u ’e lle produiroit...

Le troisième traite de La Mort, la résurrection, l ’Assomption de la


Madona:
N ou s p assons sur toutes le s petites avantures de la v ie de cette d éesse
rom aine pour arriver prom ptem ent à sa mort et à son assom ption dans
les C ieux ; l ’histoire en est charmante, et il n ’y a guère de roman qui en
renferm e de plus divertissante ...

Ces trois chapitres seront recopiés par le philosophe clandestin dont


nous présentons ici ce texte: il délaisse la suite des aventures de la
Madone, qui visent à lui donner un rang égal à celui de Dieu et de son
fils, ainsi que celles de saint François d ’Assise «fondateur de l’ordre
des cordeliers, capucins, recolez et penitens» (chap. 8) et les réflexions
finales du controversiste. A ses yeux, en effet, l’histoire de la Vierge
fonde des conclusions autrement plus radicales que celles du pasteur
Renoult, qui prend soin de mettre à l’abri de ses sarcasmes le respect dû
à la mère du Christ21.

21 Conformément à la tradition réformée: voir Charles Drelincourt, De l'honneur qui


doit estre rendu à la Sainte Vierge, avec une méditation sur l ’incarnation et la nais­
sance de Nostre Seigneur, Charenton, 1634.
542 A N T O N Y M cK ENN A

Notre philosophe suit de très près le texte de Jean-Baptiste Renoult.


La comparaison des textes manuscrits de Carpentras et de Reims avec
celui de Renoult permet d’établir que ce sont des copies indépendantes,
qui dérivent d ’une source commune et non pas directement de l’im ­
primé22: cette petite «fam ille» de textes atteste donc bien la diffusion.
Les deux recueils, peu étudiés jusqu’à présent, méritent cependant un
examen approfondi : ils comportent tous deux des textes inconnus par
ailleurs et témoignent tous deux d ’un goût hétéroclite pour l’audacieux
et d’un humour iconoclaste.

Notre texte nous paraît exemplaire de la manière dont la controverse


religieuse donne naissance aux textes clandestins : le discrédit jeté sur
une Église touche la religion tout entière. En l’occurrence, le contexte
des batailles entre jansénistes et jésuites au sein de l’Église catholique,
entre catholiques et réformés au sein de l’Église chrétienne, engendre
un texte impertinent, narquois, qui renvoie tous les croyants dos à dos.
Ce n’est plus le culte de la Vierge qui constitue la «religion des sots»,
mais bien la religion chrétienne. En ce sens, l’enchaînement des sources
paraît inexorable, car il va des évangiles apocryphes aux légendes rap­
portées par Jacques de Voragine, du combat d ’un apologiste catholique
(Widenfeld) et de son approbateur janséniste (Choiseul) à celui de son
traducteur bénédictin (Gerberon) et à la protestation de son adversaire
jésuite (Crasset), puis aux sarcasmes d’un des champions de la contro­
verse réformée (Jurieu) et à la surenchère du prédicateur catholique
converti au calvinisme (Renoult), avant d’aboutir à la conclusion du
philosophe anonyme.
A ntony M c Kenna
Institut Claude Longeon, UPRES-A 5037
Université Jean Monnet Saint-Étienne

22 Un saut du même au même dans le manuscrit de Reims permet d’établir que Car­
pentras ne copie pas Reims. Cependant, les deux manuscrits découpent le texte en
paragraphes et abrègent le texte de Renoult de manière identique. Enfin, divers pas­
sages où le ms de Reims est plus proche de Renoult que du ms de Carpentras per­
mettent d’établir que le ms de Reims n’est pas copié sur celui de Carpentras.
DE LA CONCEPTION
ET DE LA NAISSANCE DE LA SAINTE VIERGE,
ET SA GÉNÉALOGIE

La Vierge fut, dit-on, fille d’un nommé Joachim, qui était de la race
royale des juifs, et d’une mère qui se nommait Anne. Cette Anne eut 2
sœurs, la première fut nommée Marie, et la seconde Joba. Ces 3 sœurs
eurent pour père Natan le sacrificateur. Joachim fut fils de Barpanter,
homme qui ne fut jamais, non plus que Panter son père. Anne fut stérile
pendant plusieurs années après son mariage, et parce qu’on ne savait
d ’où pouvait venir la cause de cette stérilité, la honte en tomba sur son
mari aussi bien que sur elle. C ’est pourquoi, un jour que le pauvre Joa­
chim parut devant le sacrificateur Isachar (homme qui n’a été qu’un fan­
tôme, aussi bien que le père de Joachim), mais, quoi qu’il en soit, le fils
de ce fantôme se présentant devant un autre fantôme pour offrir quelque
oblation, se vit rejeté et méprisé comme un arbre sec, ou maudit,
quoique la Loi judaïque n’eût jamais rejeté jusqu’alors les sacrifices des
hommes dont les femmes n’avaient point eu d ’enfants.
Le confus Joachim, affligé de l’affront que lui avait fait le sacrifica­
teur, abandonna Anne, et ne voulut pas retourner à la maison. Anne, pri­
vée de son cher mari, pria instamment Dieu de le lui rendre, et en même
temps de lui ôter son opprobre. D’un autre côté, Joachim, pénétré de dou­
leur, s’en alla pleurer et gémir dans le fond d ’une caverne; ses larmes ne
lui furent pas inutiles; ses gémissements émurent le ciel. Un ange lui
apparut, et lui promit la naissance d’une créature excellente, et afin de lui
donner un signe certain de l’événement, il lui dit qu’il rencontrerait Anne
son épouse à une des portes de Jérusalem qui s’appelait la Porte dorée.
Anne en même temps priait et fondait en larmes. Pour rendre ses prières
plus efficaces, elle pénétra jusque dans le saint des saints, comme pour
être plus près de l’Êtemel. N ’allez pas vous récrier ici contre ce fait, et
nous dire que jamais femme n’entra dans le saint des saints. Entre tous les
hommes, il n’y avait que le souverain sacrificateur qui eût ce privilège,
encore ne l’avait-il qu’une fois l’an, savoir le jour de la fête des grandes
propitiations. Quoi, pensez-vous que les juifs n’eussent aucuns égards
pour celle qui devait être la mère de la célèbre et auguste Marie? Ne me
pressez pas davantage, je ne sais pas quel fut l’oracle qui leur révéla.
Les conseillers du ciel, ce sont ici des aventures mystérieuses et
sacrées qu’il ne faut pas trop approfondir. Un esprit descendu des cieux
544 A N T O N Y M cK ENN A

se présenta à Anne dans le saint des saints. Et après lui avoir annoncé
comme à son mari la naissance de la Vierge Marie, il lui ordonna d ’al­
ler rencontrer Joachim à la Porte dorée; cet esprit se nommait Gabriel ;
et ce qu’il y a de surprenant, c’est que quand il reçut sa commission, il
en conçut une joie incroyable, et prit cela pour une faveur singulière.
Tout le ciel l’en félicita et lui souhaita un bon succès en sa négociation.
A son retour, les anges ayant appris que cette naissance, dont il avait
porté la nouvelle aux mortels, s’approchait, ils se mirent tous à chanter
et à danser de joie. Un des principaux sujets de cette joie et de cette
danse fut qu’ils apprirent que la conception de Marie avait été immacu­
lée et exempte de la tache originelle avec laquelle tous les enfants des
hommes sont conçus.
Il ne faut pas douter que la Vierge n’ait eu ce privilège. 1200 ans se
sont écoulés sans qu’on en ait eu la moindre connaissance ; mais il y a 5
ou 600 ans que cette première aventure fut révélée aux chanoines de
Lyon, hommes divinement inspirés, dont le témoignage par conséquent
est infaillible. Les jacobins en doutent; mais ce sont des malheureux
incrédules qui à cet égard n’ont pas plus de foi que des huguenots ; aussi
notre mère Sainte Église ne les aime pas trop. En effet, avec quel front
ces indévots ont-ils séduit Catherine de Sienne, pour lui faire jouer le
personnage de sainte et de prophétesse, afin que ses révélations contre
la conception immaculée de la Vierge fissent tomber les peuples dans
une effroyable hérésie; les révélations de Brigitte, la sainte des corde-
liers, ne devaient-elles pas prévaloir? Fallait-il un témoignage plus
authentique que cette conception toute divine? Mais cette aventure
n ’est plus de saison.
Les moines, qui sont les dépositaires des révélations divines, nous
apprennent le jour que Joachim connut Anne, et engendra Marie,
comme s’ils en avaient été les témoins oculaires. Ce furent [sic], disent-
ils, le 8 décembre. Comme les carmes étaient déjà au monde, et à ce
qu’ils disent, il se peut faire que Joachim, après la révélation de l’ange,
monte sur le Carmel que le prophète Élie avait fondé un convent de
carmes, et que là, leur découvrant le mystère, il pût leur marquer le jour
auquel Joachim connaissait son épouse dans le dessein de travailler à ce
grand ouvrage, et qu’il se recommanda à leurs prières, et leur fit même
célébrer quelques messes solennelles pour obtenir du ciel toutes sortes
de bénédictions sur cette couche immaculée ou la reine des cieux et de
la terre allait recevoir l’être. Quoi qu’il en soit, la Vierge Marie vint au
monde au bout de 9 mois jour pour jour à compter depuis le 8 décembre
jusqu’au 8 septembre. Ce qui fait voir que les messes sont efficaces.
A cette naissance, tout l’univers fut ému. Les anges descendirent en
foule des cieux, et chantèrent des hymnes et des chansons mélodieuses
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 545

à l’honneur de l’épouse naissante du Roi étemel, et la sainte fille qui eut


de la raison aussitôt que de la respiration, y trouva une rande consola­
tion, et goûta une joie extrême. Mais ce qu’il y a de merveilleux, c ’est
que, depuis ce jour-là, cette mélodie des esprits célestes se renouvela
tous les ans à même jour, et à même heure. En cela, la mère a bien plus
été honorée que le fils ; car les anges chantèrent seulement qu’à sa nais­
sance [sic]; mais depuis ce temps-là, jamais ils n’ont renouvelé leurs
cantiques en pareil jour. Aussi le fils n’est-il qu’un zéro en comparaison
de la mère. Mais quoi, direz-vous, je vois un prodige à la naissance du
fils que je n’aperçois point à la naissance de la mère! Où voit-on
paraître une étoile brillante qui publie la naissance de celle-ci, comme
l’on en vit paraître une qui annonça la naissance de celui-là?
Pauvres ignorants ! Qui êtes-vous qui nous faites ici cette objection?
N ’avez-vous donc jamais lu les révélations de Théophile d’Antioch, qui
rapporte que, le propre jour de la naissance de Marie, la lumière du
soleil fut doublée pendant le jour, et que pendant la nuit la lune reçut une
si grande augmentation de lumière qu’elle égala presque l’éclat du
soleil ; jusque là que cette espèce de buisson qui a coutume d’offusquer
cette planète ne parut point dans le temps de cette nativité ; mais autour
du globe de la lune parut comme une grande étoile d ’une clarté et d ’un
feu extraordinairefsj. Que jugez-vous de ce prodige? Y a-t-il quelque
comparaison entre lui et cette étoile qui fut vue des sages de l’Orient et
qui n ’était apparemment qu’un météore volant dans les airs? Si un ange
apporte du ciel le nom du fils, un ange apporta aussi du même lieu le
nom de la mère. Son premier nom fut Marie, qui signifie en hébreu
«étoile de la m er».
N ’allez pas me faire un procès sur cette étymologie, qui n’a jamais
été connue à aucun juif. C ’est un mystère qui a été révélé aux légen­
daires, parce que la Vierge devait prendre la place de Vénus de l’an­
cienne Rome. Les poètes et les légendaires doivent toujours convenir
entre eux ; or, ils conviennent admirablement bien en ceci. Les poètes
faisaient de Vénus une déesse qui présidait sur la mer, parce qu’elle
avait été engendrée de la semence de Celus et de l’écume de la mer, et
ce nom de Vénus était celui d ’une étoile qui précédait l’aurore; de
même, les légendaires font de celle qu’ils lui font succéder une déesse
de la mer, et une étoile, son nom signifie tout cela ; mais poursuivons
l’histoire de ses aventures et voyons ce que va devenir cette déesse nou­
vellement née. C ’est ce qu’on va voir dans le chapitre suivant.
546 A N T O N Y M cK ENN A

L’ÉDUCATION ET LE MARIAGE
DE LA VIERGE MARIE

Anne, pour obtenir du ciel la fécondité, avait, comme la mère de


Samuel, voué à Dieu le premier fruit qu’elle produirait. Pour accomplir
son vœu, dès que la petite Marie eut atteint l’âge de 3 ans, elle la pré­
senta aux sacrificateurs, qui ne manquèrent pas de la recevoir comme un
précieux dépôt que l’Étemel leur confiait. Ils lui donnèrent un apparte­
ment dans le lieu très-saint où était auparavant l’arche d’alliance, et où,
comme nous l’avons dit, le seul souverain sacrificateur avait la liberté
d ’entrer une fois l’an.
Qui fut le sacrificateur, direz-vous, qui viola ainsi la loi de Dieu?
Quoi, il osa mettre dans le lieu le plus auguste du temple un lit, une gou­
vernante, un enfant avec tout l’équipage nécessaire pour Félever? Quoi,
il ne craignit pas que le saint lieu fût souillé par les ordures qui sont insé­
parables des enfants et de celles qui sont naturelles au sexe[?] Ce sou­
verain sacrificateur passa par-dessus toutes ces considérations, parce
que par bonheur il se trouva que celui-là étant prophète connut tout le
mystère, et qu’ainsi il reçut l’enfant sans aucun scrupule.
Cet enfant de 3 ans entre donc dans le saint des saints, accompagné
par une troupe de petites vierges qui portaient chacune un cierge à la
main, et là elle fut nourrie l’espace de 11 ans par les anges qui descen­
daient du ciel pour lui apporter à manger. Après cela on parla de la
marier, et on la maria effectivement; mais par une aventure extraordi­
naire et une des plus divertissantes, que je vais raconter, le souverain
sacrificateur commanda à toutes les vierges renfermées dans le temple
d ’aller chez leurs parents prendre chacune un mari. Il n’y en eut aucune
qui n ’obéît avec un extrême plaisir. Marie fut la seule qui voulut préfé­
rer la solitude à la liberté et la compagnie des anges à celle d’un époux.
D ’ailleurs, elle allégua pour raison que ses parents l’ayant vouée à Dieu
avant sa naissance, elle était indispensablement obligée de conserver
chèrement le précieux dépôt de sa virginité, sans jamais penser au
mariage.
Le sacrificateur, surpris d ’une telle résolution, fit assembler les
anciens du peuple pour les consulter sur une affaire aussi délicate que
celle-là, étant chose rare en Israël qu’on permît à une fille de préférer le
célibat au mariage. La résolution des anciens fut qu’on consulterait
extraordinairement les oracles du ciel pour savoir quel parti il fallait
prendre en cette occasion. L’oracle consulté répondit que tous ceux de
la lignée de David qui sont en état de penser au mariage apporteraient
chacun une verge à l’autel. Celui dont la verge, selon la prophétie
d ’Isaïe, fleurirait, et sur laquelle le Saint Esprit se reposerait en forme de
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLA NDESTIN E 547

colombe serait l’homme que le ciel destinerait à Marie pour époux.


Aussitôt, une foule de jeunes amants avec une verge à la main entrèrent
dans le temple; comme il n’y en avait aucun qui ne fût charmé de la
beauté de la chaste Marie, qui n ’était alors âgée que de 14 ans, 11 mois,
29 jours, [Reims: 23 heures], 59 minutes, il n’y en avait pas un qui ne
poussât secrètement d’ardents soupirs vers le ciel, et ne fît mille vœux
pour voir sa verge en fleurs, et le Saint Esprit descendre sur elle.
Parmi [= Par] je ne sais quelle aventure, il se rencontra parmi les
jeunes amoureux un vieux garçon qui jusqu’alors n ’avait jamais pensé
au mariage ; mais les charmes et les jeunes années de Marie ayant alumé
quelque étincelle d’amour dans son cœur, il s’avisa de se mêler dans la
foule avec une verge comme les autres, cependant, sa barbe grise et ses
cheveux blancs le rendant tout honteux de se voir au rang de ceux qui
aspiraient à posséder une si jeune et si aimable pucelle, il cacha sa verge
sous sa robe, et n ’eut pas la hardiesse de la porter sur l’autel comme les
autres, de peur de donner à rire à toute l’assemblée. Il resta donc là
comme spectateur, et non comme amant. Mais le bonhomme ne fut pas
longtemps sans être secouru dans son embarras. Il n ’y eut aucune des
autres verges qui se chargeât de fleurs, signe funeste qui, annonçant à
tous les jeunes gens qu’ils perdaient pour jamais l’aimable pucelle, les
fit fondre en larmes, et leur perça le cœur d’un cup mortel. Le souverain
sacrificateur crut que le ciel ne faisait pas le miracle à cause du mauvais
état où pouvait être sa conscience. C ’est pourquoi il se jeta la face contre
terre, examina sa conscience, et se confessa. Après quoi, il lui fut révélé
qu’il commandâ[t] à Joseph d ’apporter sa verge avec les autres, et
qu’alors l’Étemel accomplirait ses promesses.
Joseph apporta donc sa verge, aussitôt elle fleurit, et le Saint Esprit
se reposa sur elle. La pucelle lui est donnée, il la reçoit, il l’embrasse, il
l’épouse; et les jeunes et vigoureux amants n’en eurent que la vue. Le
bon vieillard, par je ne sais quel caprice, ne continua pas longtemps ses
caresses, il s’en retourna chez lui et remit son épouse entre les mains de
ses parents, avec 7 vierges spectatrices du miracle que le sacrificateur
lui donna pour être ses compagnes, ou ses filles suivantes. Cette sépara­
tion ne dura pas longtemps. 3 mois après, un ange vint saluer la nouvelle
mariée, lui demanda et obtint son consentement pour l’incarnation du
Verbe, de sorte qu’aussitôt elle conçut par l’opération du Saint Esprit, et
enfanta à 15 mois [sic ]23.
Nous nous taisons ici pour ne pas intéresser nos mystères. Chacun
sait ce que l’Évangile nous révèle à cet égard touchant les soupçons
jaloux de Joseph qui furent dissipés par une révélation céleste. Nous

23 Carpentras reste fidèle à la coquille du texte de Renoult; Reims corrige en: ans.
548 A N T O N Y M cK ENN A

passons volontiers sur toutes les autres particularités de la vie de cette


bienheureuse Vierge et de son fils premier né, pour nous entretenir de sa
mort et de son assomption dans les cieux. L’histoire en est toute réjouis­
sante, et mérite notre attention.

LA MORT, LA RÉSURRECTION
ET L’ASSOMPTION MIRACULEUSE
DE LA SAINTE VIERGE

La Vierge Marie ayant vécu, selon quelques-uns, 72 ans, et selon


d ’autres 60, elle se mit à fondre en larmes de ce qu’elle ne recevait pas
de son fils toutes les consolations qu’elle aurait souhaité[es], et elle pria
ardemment que la trame de ses joyrs fût coupée, afin qu’elle pût aller
prendre possession de la gloire qu’elle avait méritée. Pour la relever de
son abattement, un ange lui apparut aussi éclatant que le soleil, et lui fit
ce compliment: «Je vous salue, Marie, pleine de grâces; voici que je
t’apporte la bénédiction de celui qui a envoyé le salut à Jacob. Regarde,
voilà un rameau, voilà, ô déesse ! une palme céleste que j ’ai ordre de te
présenter; dans trois jours tu payeras à la nature le tribut qui lui est dû
de tous les mortels. Avant d ’expirer, tu recommanderas expressément
que l’on porte cette palme devant ta bière, lorsqu’on porteras ton corps
au tombeau. Prépare-toi à la mort; ton fils viendra recevoir ton âme.»
La Vierge, réjouie de voir l’heure de son départ approcher, reçut la
palme avec un ravissement qui ne s’exprime pas; mais par un certain
esprit de curiosité naturel à son sexe, elle ne put s’empâcher de deman­
der à celui qui lui annonçait cette agréable nouvelle quel était son nom.
« Je te demande une grâce, ô messager céleste ! lui dit-elle, daigne me
révéler ton nom.» Elle eut la mortification de ne pas voir sa curiosité
satisfaite. «Pourquoi, lui répondit l’ange, veux-tu savoir mon nom qui
est grand et merveilleux?» Sa curiosité payée de cette réponse ne lui
imposa pas le silence, quoiqu’il [s/c] la fît rougir. «Q ue le ciel, dit-elle,
m ’accorde donc cette faveur que je lui demande très instamment avant
que j ’expire. Je serais ravie de pouvoir embrasser mes chers enfants, les
apôtres de mon fils, et d’arroser leurs visages de mes larmes mater­
nelles. Je mourrai plus tranquille, si je leur laisse mon corps en dépôt,
afin qu’ils lui rendent de la manière la plus convenable les devoirs de la
sépulture, je conjure donc le ciel de les assembler tous autour de moi
avant que mon âme s’envole. A cette première grâce, j ’en joindrai une
seconde que je ne demande pas avec moins de ferveur. Les puissances
de l’enfer m ’ont toujours alarmée. Il faut parler sincèrement, je crains
les démons ; je te prie que ces génies affreux ne se présentent point à
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 549

mes yeux, lorsqu’un sommeil mortel viendra les fermer, et que mon âme
sortant de mon corps ne rencontre point au terme de sa carrière ces
formes hideuses qu’elle appréhende.»
L’ange, interrompant ce discours, lui dit, «O dame ! Tes vœux sont
exaucés, le ciel ne te peut rien refuser. Celui qui transporta par un che­
veux [sic] un prophète de Judée en Babylone, transportera par sa puis­
sance jusqu’aux portes de ta maison les apôtres, quoique répandus dans
toutes les parties de l’univers. Ils te verront rendre l’âme, et ils te feront
des obsèques magnifiques. Pour ce qui est des démons, tu n’as rien à
craindre de leur part ; tu leur a[s] brisé la tête. Ils gémissent sous le poids
des chaînes dont tu les a chargés. L’on tremble à ton nom; tu
demande[s] une grâce pour Satan, et non pas pour toi. Paraître en ta pré­
sence, c ’est pour lui un double enfer. Tes seuls regards sont de nouvelles
flammes qui le dévorent; mais enfin, puisque sa présence peut troubler
ton âme, on va redoubler ses chaînes, et sceller l’abîme. Tu mourras en
paix. Aucun spectre monstrueux ne se présentera devant toi.»
Il dit, et aussitôt il remonta dans les cieux avec le même éclat qu’il
en était descendu. La palme, après son départ, devint une couleur ver­
dâtre et se chargea de feuilles dorées, dont chacune rendit autant d’éclat
que l’aurore qui précède le lever du soleil. La déesse, ou plutôt la Vierge
se met au lit, une douce langueur la saisit, la mort approche pas à pas et
comme d ’une manière insensible, et non pas avec ce terrible appareil et
ces violents efforts qu’elle fait voir et sentir au reste des mortels. Mais
détournons pour un moment nos yeux de cette divine moribonde, et
voyons les miracles que Dieu va faire pour assembler les apôtres, afin
qu’elle leur fasse ses derniers adieux. Saint Jean prêchait alors à Éphèse,
et à peine eut-il atteint le milieu de son sermon qu’une nuée blanche
l’environnant le déroba aux yeux de ses auditeurs, et le porta jusqu’à la
porte de la maison de la malade. Il y entre, il approche de la ruelle du lit ;
Marie le voit et, pleurant de joie, lui adresse ces paroles : « Ah ! Jean,
mon fils, souviens-toi aujourd’hui des denières paroles de ton maître par
lesquelles il te recommanda d ’avoir soin de moi comme de ta mère;
encore quelques heures et tu vas me perdre pour ce monde. Je te recom­
mande ce corps qui a porté le fruit de vie. Les juifs ont formé entre eux
une conspiration contre moi. Ils ne font qu’attendre que mon âme s’en­
vole pour s’emparer de ma chait comme d’une proie dont ils sont affa­
més. Nous avons crucifié le fils, disent-ils, et nous brûlerons le cadavre
de la mère. Ce corps est donc le dépôt que je te confie. Préserve-le de la
fureur judaïque, et le portant au sépulcre, n’oublie pas de faire porter
devant lui cette palme qu’un ange m ’a apportée du ciel.
«Vierge, s’écria Jean, fasse le ciel que les autres apôtres reçoivent
tes adieux et ta bénédiction, afin que tous ensemble nous puissions
550 A N T O N Y M cK ENN A

résister aux efforts de tes ennemis, te faire des obsèques dignes de tes
mérites, et célébrer paisiblement tes louanges.» Le souhait de saint Jean
fut aussi efficace que le sont tous les jours les paroles des prêtres don la
seule prononciation fait d’un oubli un Dieu. A peine eut-il achevé de
parler qu’il vit tomber du milieu de plusieurs?] nuées tous ses frères à
la porte de Marie. Ils entrèrent et chacun est également surpris de voir
tous les autres. Jean leur explique tout le mystère, et, après le salut reçu
et rendu, et les compliments faits de part et d’autres [sic], on allume la
chandelle bénite, on bénit de l’eau, on fait l’aspersion, on chasse le
diable qui n’avait garde de rester là. On prie, on pleure, on gémit. Sur le
minuit, un vent doux et agréable ouvre les fenêtres de la chambre, une
odeur céleste parfume toute la maison. Une grande lumière l’éclaire, et
la rend semblable au Paradis, et tout à coup on voit entrer le Dieu des
cieux accompagné des anges, des patriarches, des prophètes, des mar­
tyrs, des confesseurs, et des vierges. D ’abord cette célèbre compagnie
commença à donner à la moribonde le divertissement d’un agréable
concert. Chacun prit sa partie, la mesure fut battue, la mélodie fut
entendu[e] de tous les assistants avec tant de plaisirs qu’il leur sembla
être dans le ciel, et non pas sur la terre.
Le concert fini, l’Étemel s’approchant de la malade, lui dit: «Viens,
mon élue, viens, ma mignonne, et je te donnerai place en mon siège ; car
j ’ai convoité ta beauté, tes traits m ’ont charmés [ j / c ] , ta candeur m ’a
ravie [s/c].» La Vierge, tombant en extase, ne donna que ces deux
paroles pour réponse: « Seigneur, mon cœur est à toi.» Après cela, les
anges et tous ceux de leur compagnie entonnèrent un second motet, dont
on a retenu toutes les paroles pour être un perpétuel mémorial de cette
célèbre aventure de Marie, laquelle chanta, aussi bien que son fils ; les
anges chantèrent ce premier verset: «Voici celle qui ne connut
d ’hommes, ni de péché, elle recevra la récompense des saintes âmes.»
Le second verset fut chanté par la moribonde en ces termes : « Toutes
générations me diront bienheureuse; car le Tout-puissant m ’a fait de
grandes choses, et son nom est saint.» Enfin, le maître chantre, savoir
Dieu lui-même, chanta aussi son verset, s’adressant à la malade avec ce
compliment affectueux: «Viens, mon épouse, viens du Liban; car tu
seras couronnée.» A ces mots, la Vierge répond et termine ainsi le
concert: «Je pars, car il écrit de moi au commencement du livre que je
fasse, ô Dieu, ta volonté; car mon esprit se réjouît en Dieu qui est mon
Sauveur.» Ces mots furent les derniers qu’elle prononça. Le commen­
cement du jour fut la fin de sa vie. Son âme s’envola entre les mains de
celui qui venait de faire le personnage de maître-chantre. «Portez, dit-il
aux apôtres, le corps dans la vallée de Josaphat. Le sépulcre que le ciel
lui destine est déjà fait, il n’est point de mains d ’hommes; c ’est un
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE 551

monument nouveau de la façon des anges ; vous y renfermerez ce saint


corps, et l’y veillerez pendant 3 jours, après lesquels je retournerai vers
vous.»
Il dit, et aussitôt tous les chœurs des anges qui l’accompagnaient
entonnèrent de nouveaux concerts, et s’élevant vers les cieux autour de
celui qui portait l’âme entre ses mains. Alors la terre fut privée d’un tré­
sor qu’elle était indigne de posséder. Ce spectacle exposé aux yeux
d ’une foule de peuples ravit tous les esprits en admiration. On n’enten­
dit de toutes parts que musique. Le ciel répondit à la terre, et la terre au
ciel. «Qui est celle-là qui monte du désert pleine de délices entre les
bras de son bien-aimé?», chantait-on sur la terre; « C ’est la plus belle
des filles de Jérusalem, répondait-on du ciel; si maintenant vous la
voyez élevée dans l’Olympe où elle va être couronnée de gloire et assise
sur un trône éclatant à la droite du Roi des rois, apprenez que c ’est parce
qu’elle a infiniment aimé.» Alors les hommes furent éclaircis sur un
sujet si important, sur lequel les philosophes n ’avaient débités [ j / c ] que
de faibles conjectures. Nul d’entre eux n’avait débité que l’homme
n’eût point d ’âm e; mais aucun d’eux n’avait osé assurer positivement
de quelle couleur elle était; mais quiconque fut témoin de l’assomption
de Marie put parler dans la suite comme l’ayant vue de ses propres yeux.
L’âme de cette reine des cieux fut vue, et même sa couleur naturelle.
Quelle était cette couleur? Elle était, disent les sacrés légendaires, si
blanche que nulle langueur ne le peut exprimer. Retenons cela et ne
l’oublions jamais. Grâce à cette belle aventure, nous voilà plus savants
que tous les philosophes. Nos âmes sont blanches; elles ne sont ni
rouges ni vertes, ni bleu[e]s, ni violettes, ni noires, elles sont blanches
d’une extrême blancheur. Mais revenons à notre sujet. La Vierge vient
de mourir, on l’ensevelit, on va l’enterrer, soyons tous en général du
convoi.
Trois pucelles lavant le corps à tâtons étant obligéefs] de se couvrir
les yeux d’un voile, ne pouvant supporter la vivacité des rayons qui par­
taient de chaque partie de ce gracieux corps cadavéreux ; mais voyez ce
qui pensa les faire tomber mortes de peur; ces pauvres filles s’étaient
jusqu’alors mises [sic] en tête qu’un mort ne pouvait plus parler, et au
moment qu’elles y pensaient le moins, le corps mort qu’elles lavaient
prononça ces paroles: «Je te rends grâces, Seigneur, de ce que je suis
ton ouvrage, et de ce que j ’ai gardé ton dépôt.» Enfin, on l’ensevelit, et
l’on convint de l’emporter en terre; mais, quelques difficultés étant sur­
venues au sujet du cérémonial, la cérémonie fut unpeu retardée. Pierre
et Paul furent chargés du corps. Jean porta la palme devant la bière, et
les autres apôtres la suivirent. Vers le milieu de la marche, le Roi des
cieux parut environné de gloire, accompagné d’une légion d’anges tous
552 A N T O N Y M cK ENNA

couverts d’une nuée, et vinrent joindre leurs voix à celle du collège


apostolique, formant par cet accord un admirable concert. Pierre porta
aussi dans cette cérémonie le bâton de grand chantre. Ce fut lui qui com­
mença la musique. Les vois des anges et des hommes étant ainsi unies
formèrent une si douce, mais en même temps une si haute harmonie
qu’elle fut entendue jusqu’aux extrémités de l’Orient, et l’Occident, le
Septentrion et le Midi.
Les juifs à ce spectacle, au lieu de se convertir et de faire hommage
à cette sainte, jugèrent que l’occasion était la plus belle du monde de se
défaire tout à la fois de tous les apôtres qu’ils haïssaient mortellement.
L’on vit rouler dans leurs têtes des yeux furieux et pleins de rage. Jéru­
salem murmure, Sion se courrouce, toute la Judée se mutine, de grandes
troupes s’assemblent, tous courent aux armes et furent la perte de tout le
convoi. Le souverain sacrificateur lui-même, se mettant à la tête d’une
populace indocile et acharnée, sort de la ville en furie et ne pense à rien
[de] moins qu’à faire un masacre. Mais arrête, cruel : pense[s]-tu que les
divinités soient vulnérables? Le Dieu des dieux est de la fête; les
apôtres ont déjà leurs trônes dans les cieux. L’Église en fera aussi des
dieux; elle leur érigera des autels; elle leur fera fumer de l’encens.
Prends donc garde qu’elle [s/c] est l’exécrable projet que tu médite[s].
Armer son bras contre ces divinités, c’est s’armer contre soi-même.
Rien ne l’arrête, rien ne l’épouvante. Il fond la presse, il court à la bière,
il l’attaque, il la renverse; mais aussi il n’est pas longtemps sans rece­
voir son salaire. Le ciel venge Marie, les deux bras du profanateur des­
sèchent, et se détachent des bras depuis le coude, ils demeurent attachés
aux deux côtés du lit sur lequel on portait le corps, et le reste de la mul­
titude ennemie, voulant le secourir, est frappé d’aveuglement. Le pon­
tife hurle d ’une manière épouvantable pour la perte de ses deux mains et
pour la douleur qu’il souffre. Pierre lui déclare qu’il n’y a qu’un remède
qui puisse le guérir, qui est de baiser humblement la bière qu’il a profa­
née, et d’adorer le fils de celle dont il a eu le dessein de réduire en cendre
le cadavre. Il le fait, et il est guéri. Il ne restait plus qu’à rendre la vue à
ceux de sa suite, mais le même apôtre donne au pontife guéri le moyen
de la rendre à tous ses gens. La palme qui avait été apportée du ciel se
charge de fruit. Pierre en arrache une datte qu’il donne au sacrificateur.
Cette datte entre ses mains fut un baume précieux, dont il oignit les
aveugles et les fit voir.
Après toutes ces miraculeuses aventures, le convoi arrive enfin à la
vallée de Josaphat, où l’on trouve un sépulcre nouveau taillé dans un
roc, tout semblable à celui de Jésus-Christ. Là on posa le corps de la
Vierge, et pendant 3 jours on le veille en disant l’office des morts. Après
les 3 jours, le Roi des rois descend des cieux environné, selon sa cou­
U N E SO URCE DE LA PHILOSOPHIE C LA NDESTIN E 553

tume, d’une multitude d ’anges; il salue fort civilement les apôtres, et


leur dit: «Pax vobis: la paix soit avec vous.» Ils lui répondirent:
«Gloire soit avec toi qui seul fait [s/c] de grandes merveilles.» Après
ces compliments, Jésus-Christ les consulte sur une affaire importante :
«Q ue vous semble-t-il de l’honneur et de la gloire que je dois rendre à
ma m ère?» «Seigneur, répondent-ils, l’avis de tes serviteurs est que,
comme tu as vaincu la mort, et règne[s] maintenant aux siècles des
siècles, pareillement tu dois ressusciter ta mère et la faire asseoir pour
jamais à ta droite sur un trône éclatant.» Jésus-Christ leur sut bon gré de
leur avis, il le suivit, et Michel, à qui il avait donné l’âme de la Vierge
en dépôt, la lui remit en main ; avec cette âme il s’approche du sépulcre,
et parle ainsi au corps mort : « Lève-toi, ma bien-aimée, ma colombe,
tabernacle de gloire, vaisseau de vie, temple céleste, puisque ton âme ne
fut jam ais tachée de péché, ni de l’attouchement d ’aucun homme, pour­
quoi souffrirais-tu la corruption dans ton tombeau?» A ces mots, l’âme
sortant des mains de Jésus s’élançe dans le sépulcre avec véhémence,
elle entre dans le cadavre, et aussitôt Marie pleine de vie sort du tom­
beau plus lumineuse que le soleil, et sans s’arrêter à lier conversation
avec les apôtres, elle prend son vol vers le ciel soutenue des anges qui
lui prêtent leurs ailes.
Thomas, naturellement incrédule, et qui pour quelques nécessités
naturelles s’était éloigné du sépulcre dans le temps que la déesse du ciel
ressuscita, ne voulut pas croire la chose à son retour; mais il fut bientôt
persuadé quand il éleva les yeux vers le ciel, qu’il vit la Vierge dans un
char de triomphe, prête à faire son entrée dans l’empirée et lui laissant
amoureusement tomber sa ceinture pour lui être un monument étemel
de sa résurrection et de son exaltation dans les cieux. L’auteur de la
légende dorée laisse à notre liberté de croire, ou de ne pas croire, cette
dernière aventure; mais pour ce qui est des précédentes, il nous les
débite comme canoniques. Ainsi, anathème à quiconque ne les croira
pas. Ceux donc qui voudront s’instruire à fond et par l’original de toutes
les aventures de la conception, de la naissance, de l’éducation, de la
mort et de la résurrection de la Vierge, ils peuvent lire la légende que
nous venons de citer; celle d’où nous avons tirés [s/c] tous ces faits
romanesques fut imprimée à Paris en 1543 et se vendait en la grande
salle du Palais au premier pilier par Charles L’Angelier. Il y a d’autant
plus de plaisir à lire ce livre que le langage étant en vieux gaulois, plein
de mots à faire rire, il ne divertit pas moins le lecteur que font les aven­
tures dont il donne la connaissance. Le vieux gaulois n’est qu’une tra­
duction. L’original est en latin.
Ceux qui savent ces 2 langues, s’ils ont dessein de vérifier ce que
nous avons rapportés [s/c], si les savants veulent avoir le plaisir de lire
554 A N T O N Y M cK ENN A

en plusieurs auteurs ces aventures, Baronius in apparat, annal, leur fera


la généalogie de la Vierge, et de plusieurs autres choses. Jean de Damas
leur donnera encore de plus grandes lumières, livre 4 de orthod. fide,
c.43. Pelbart de Temeswart, liv. 1, part. 1, leur fera l’histoire de la pré­
sence des anges, de leur musique, de la double lumière du soleil et de la
lune, et de toutes les autres circonstances de sa naissance. Niceph., liv.
1, c. 7, et Damasc., liv. 4, ch. 13, de orthod. fide, et orat. 1 de nat. virgi-
nis leur feront l’histoire de son éducation dans le saint des saints et de
son mariage. Grégoire de Nice in natal, christi, tom. 2, n’est pas moins
fécond sur ces matières. Enfin, Pelbart, qui vivait l’an 1471, a fait toute
l’histoire de l’assomption telle que nous l’avons rapportée, et il l’a
dédiée au pape Sixte IV. Ainsi, il ne faut pas s’imaginer que nous en
imposions aux lecteurs, et que nous ne rapportions des faits que sur la
foi de quelques misérables légendaires.
Ce que nous avons raconté est la croyance universelle de tous les
sots. Ces aventures font le sujet et la matière des panégyriques de la plu­
part des prédicateurs de villages. En un mot, tout le bas peuple en géné­
ral croit de si bonne foi ces aventures burlesques de la Vierge, qu’il n’y
en a aucun qui ose faire paraître sur cela le moindre doute, surtout en
Italie, en Espagne et en Portugal sans courir risque d ’être mis à l’inqui­
sition. Je voudrais voir un peu l’incrédule de Launoy, surnommé le
dénicheur de saints, et ses disciples débiter de vive voix ce qu’il a écrit
en France pour anéantir la créance de l’assomption contre Baronius, et
toute son Eglise qui regarde la chose comme un article de foi. Les aven­
tures qui ont suivis [sic] son assomption ne sont pas moins admirables
que celles qui l’ont précédées [s/c]. C ’est ce qu’on peut voir dans un
livre qui est fort rare intitulé Les Aventures de la Madone par Mr
Renoult, ci-devant prédicateur en Église romaine, et à présent ministre
du Saint Évangile à Amsterdam, chez Daniel de La Feuille, près de la
Bourse, 1702.

Carpentras 954, p. 669-673


DU LIBERTINAGE ET DE L’ORIGINE
DES MANUSCRITS CLANDESTINS

Il ne faut pas confondre débauche et libre-pensée, ni libertinage de


mœurs et libertinage de pensée. On peut très bien vivre mal et s’en repen­
tir. Etre un pécheur, un chrétien qui s’égare, et non un mécréant. C ’est
ainsi que Mme de Montespan et Louis XIV vivaient leur double adultère.
En Don Juan se découvre un tout autre monde. Qu’il abandonne son
épouse, séduise les petites paysannes, se moque de son père, refuse de
payer ses dettes, ce ne sont là que fautes vénielles, pardonnables à un
jeune gentilhomme. Ses sermons d’athéisme et ses défis à l’au-delà vont
plus loin.
Le libertinage des philosophes du XVIIe siècle demeure incertain,
car voilé, oblique, chantourné. Celui des grands s’étale avec impudeur.
Au dernier moment on peut se repentir - ou plus tôt. Il serait presque
indécent pour un jeune homme d’être dévot. Un noble doit parfois être
tenté de «fouler aux pieds les lois humaines et divines ». Sans doute est-
ce par le chemin de la débauche qu’il parvient à une philosophie, au
moins à une morale, libertines. Mais on peut aussi penser aux habitudes
et aux fiertés de la vie militaire1, voire aux fonctions fondamentales de
l’Etat. Le maître, selon le vocabulaire hégélien, qui affronte la mort sur
les champs de bataille, rougirait de s’agenouiller devant les clercs, ou ne
saurait y consentir qu’à contre-cœur. Il lui sied de les défier, à la rigueur
de les brutaliser. N ’a-t-on pas vu le vieux duc d’Epemon, qui avait tant
guerroyé, gourmer de coups de poings l’archevêque de Bordeaux?
Le bas peuple rejoint parfois cette impudente audace. Dans les
tavernes, dont parle tant le P. Garasse, les ivrognes développent d’abon­
dance cette philosophie élémentaire, qui leur permet de faire tout ce qui
leur plaît en prétendant céder à la voix de la nature.
Dira-t-on comme La Bruyère que « l’athéisme n ’est pas»2, et
qu’après tout ces violences, ces écarts de langage, ces provocations, ne
sont que des jeux éphémères et presque enfantins ?

1 L’irréligion est une tradition de l’armée au XVIIIe siècle, comme le rappelle R. Mor­
tier dans son édition des Difficultés sur la religion, Bruxelles, Presses Universitaires
de Bruxelles, 1970, p. 38, sv.
2 Des esprits forts, 16.
556 ALA IN NIDERST

Le grand Condé avant de se repentir se permit blasphèmes et sacri­


lèges. Son frère Conti finit dévot, mais après bien des folies et des
impiétés. Comme le Dom Juan de Molière débauché puis hypocrite - et
Molière n’avait-il pas été le protégé du prince avant d’être par lui vili­
pendé? Le comte de Clermont, l’un des arrière-petits-fils du grand
Condé, « n ’a point de Religion; il ne va jamais a la M esse»3. Philippe
d ’Orléans, le régent, et son précepteur Dubois, n’étaient guère plus
chargés d ’articles de foi. Le prince Eugène, petit-neveu de Mazarin,
vécut et mourut en impie. Le chevalier de Roquelaure était, «le plus
grand blasphémateur du royaume ». A Toulouse « il dit la messe dans un
jeu de paulme, communia, dit-on, les parties honteuses d’une femme,
baptisa et maria des chiens et fit et dit toutes les impietez imaginables »4.
A Roissy, Bussy, Vivonne et d ’autres firent une orgie pour le vendredi
saint.
Très loin de là, semble-t-il, dans des cabinets de travail, dans des
bibliothèques, dans des presbytères, des érudits, qui sont parfois des
prêtres, souvent des professeurs, au moins des précepteurs, sont amenés
à affronter pour démontrer le dogme des problèmes qui leur semblent
inextricables. Pierre Charron, La Mothe le Vayer, Bayle, appartiennent
à cette race. Il faudrait concilier la toute-puissance divine et la liberté
humaine; il faudrait concilier la providence et le mal; il faudrait accor­
der aux hommes une âme immortelle et la refuser aux animaux. Ces
apories sont insurmontables, à moins que la raison ne renonce et ne
laisse la foi démêler ou plutôt transcender ces énigmes. On appelle cela
«la sceptique chrétienne» ou «le fidéisme». Peu importe après tout ce
que les philosophes ont pensé au fond d’eux-mêmes. Sans doute ont-ils
évolué et, selon les circonstances, été des chrétiens convaincus ou des
chrétiens inquiets ou même de quasi-pyrrhoniens. Pourquoi leur refuser
la noblesse d ’une vie spirituelle sujette à des oscillations et à des tenta­
tions divergentes?
Les lecteurs pouvaient les suivre jusqu’au bout et se laisser porter au
fil de ces trébuchantes argumentations jusqu’à la parole du Christ. Ils
pouvaient aussi s’arrêter au sic et non pyrrhonien et répugner à la
démission de l’intellect. En tout cas ces principes convenaient à une cer­
taine politique. Celle d ’Henri IV, celle de Mazarin, celle de Colbert. La
tolérance, qu’avant Bayle et Basnage on n’ose invoquer franchement, se
nourrit de fidéisme. Il s’agit d ’imposer par dessus les querelles des
confessions et les dogmatismes intransigeants la suprématie de l’Etat.

3 Goulley de Boisrobert, Miscellanea, p. p. Alain Niderst, Paris, Nizet, 1984, p. 39.


4 Tallemant des Réaux, Historiettes, p. p. Antoine Adam, Paris, Gallimard (La
Pléiade),1967, t. II, p. 385.
DE L’ORIGINE DES M ANU SCR ITS CLA NDESTINS 557

Pensons aux catholiques qui se rallièrent à Henri IV et sous ses ordres


combattirent avec les calvinistes contre les Guisards. Pensons aux
armées de la Guerre de Trente ans où parpaillots et papistes luttaient
contre les troupes des Habsbourgs. Pour enterrer les guerres de religion
et assurer la grandeur nationale, il n ’était d ’autre voie que le respect des
croyances, et ce respect impliquait forcément le fidéisme et donc un
examen sceptique des grands dogmes.
Les princes le comprirent. Peu importe qu’Henri de Navarre ait eu
une foi plus ou moins ardente. On ne saurait douter de la ferveur de
Richelieu ni de celle d ’Anne d’Autriche, et Mazarin avait une religion à
l’italienne, qui paraissait souvent aux dévots de Paris proche du pyrrho­
nisme. Tous s’entendaient pour redouter les héritiers de la Ligue. Les
parlementaires de la Fronde, le cardinal de Retz, les jansénistes, repré­
sentaient un surgeon des Guisards. Il ne faut donc pas s’étonner que
Richelieu ait pris La Mothe le Vayer à son service, que Mazarin ait
employé Naudé, que Mazarin et la pieuse régente aient choisi La Mothe
le Vayer comme précepteur du jeune roi et de son frère. Les princes pré­
féraient encore le machiavélisme, voire la philosophie du Léviathan aux
convulsions des fanatiques. On sait quelle haine Anne d’Autriche voua
aux gens de Port-Royal. Le jeune Louis XIV lui fut fidèle et s’il encou­
ragea Molière à écrire Tartuffe, c ’était bien pour persuader le public
qu’une monarchie autoritaire était moins dangereuse et moins inique
que les «prêcheurs d ’humilité et de patience». Pourquoi s’étonner que
le régent ait accepté qu’on lui dédiât le Dictionnaire de Bayle, qui lui
fournissait tout un arsenal idéologique?
C ’est ainsi que certains thèmes du libertinage acquirent une valeur
presque officielle. Dans la bataille de Tartuffe et dans la bataille de Dom
Juan le roi et les « politiques » - comme on disait un siècle plus tôt - fer­
raillèrent contre la «cabale des dévots», qui eurent vite fait de traiter
Molière de mécréant afin de le diaboliser. Ils avaient peut-être tort, mais
ils suscitaient ainsi une lecture libertine de ces comédies, et donc, ce
qu’ils ne souhaitaient évidemment pas, une diffusion du libertinage.
Les jeunes officiers mécréants et blasphémateurs n ’avaient pas assez
de culture ni assez de temps pour théoriser leur révolte. Ils se conten­
taient de fredonner les couplets de Blot. D ’ailleurs ils auraient jugé
indigne d’eux de se livrer à de longues et pédantes recherches pour
construire des systèmes philosophiques. Certains se rendaient compte,
semble-t-il, de leurs lacunes et, lors de la campagne de Hollande, on vit
des cavaliers français rendre visite à Spinoza, qui les prit de haut.
Ainsi un libertinage équivoque, qui n ’est peut-être pas du liberti­
nage, se discerne dans ces livres qu’encouragent les rois et les ministres,
et un libertinage effronté mais superficiel s’affiche dans l’aristocratie.
558 ALAIN NIDERST

Les idées sont voilées et il manque aux comportements des idées pour
les structurer et les ennoblir.
Ce manque se fait davantage sentir, quand le libertinage passe chez
des hommes plus instruits que les «jeunes éventés» des cours et des
camps. Le président des Maisons et sa femme, nous dit Saint-Simon,
«eurent ce fils unique pour lequel ils mirent tous leurs soins à chercher
un homme d’esprit et de mise, qui joignît la connoissance du monde à
une belle littérature, union bien rare, mais ce qui l’est encore plus, et
dont le père et la mère firent également leur capital, un précepteur qui
n’eût aucune religion, et qui par principe élevât avec soin leur fils à n’en
point avoir...»5. Le libertinage est passé de l’Epée à la Robe, ce qui sup­
pose une démarche plus concertée, plus de philosophie, plus de militan­
tisme aussi. La Bruyère, le philosophe chrétien, vilipende les P.T.S., ces
«âm es sales, pétries de boue et d ’ordure»6. Ils sont sortis de rien, ils ont
commencé par être laquais. Ils sont devenus fabuleusement riches. Ils
ne sont «ni parents ni amis ni citoyens ni chrétiens»7. En 1708 est créé
Turcaret. Entre 1707 et 1710 paraissent plusieurs libelles contre les
financiers, encouragés certainement par le pouvoir, car on envisage
d’instituer une chambre de justice contre les traitants. Ce sont La Nou­
velle Ecole publique des Financiers ou l ’art de voler sans ailes p a r
toutes les régions du monde, Les Partisans demasquez, Plûton matôtier,
Les tours industrieux, subtils et gaillards de la maltôte, L ’art de plum er
la pou le sans crier*. En mars 1716 commence de fonctionner une
chambre de justice créée par le régent. Elle siégera un an. C ’est alors
que Challe écrit ses M ém oires qui ressemblent si souvent à un libelle à
allure autobiographique contre les traitants. Dans tous ces écrits la
débauche et l’incroyance des financiers sont soulignées. Le mercredi
des cendres on s’amuse bien chez Mme de Bragelonne; «nous y pas­
sâmes encore la nuit entière à rire, à danser, à boir, & à faire la même vie
des jours precedents»9. Deschiens attend la mort «avec tranquillité» et
l’auteur du Plûton M altôtier n ’est pas loin d’admirer cette extraordi­
naire sérénité : « Quelle constance pour un Financier de 80 & quelques

5 Saint-Simon, Mémoires, p. p. Alexandre Boislisle, Paris, Hachette, 1915, t. XXVII,


p. 163.
6 D es biens de fortune, 58.
7 Ibid., loc. cit.
8 Voir notre communication à paraître au Colloque-Challe de Paris de juin 1996 : « Le
monde de la finance dans Les Illustres Françaises et dans les Mémoires de Robert
Challe.»
9 Nouvelle Ecole Publique des Finances, ou l ’A rt de voler sans ailes, Cologne,
Adrien l’Enclume, Gendre de Pierre Marteau, 1708, p. 123.
DE L’ORIGINE DES M ANU SCR ITS CLA NDESTIN S 559

années? qui a vieilli dans toute sorte de desordre, qui n’a vécu que du
plus pur sang de ses freres, qui ne craint point de rendre compte de tant
de vols & de brigandages qu’il a commis depuis qu’il est au monde, &
qui regarde la sortie d’un visage aussi riant, que le plus saint Anacho-
rette dont les Histoires aient jamais parlé.»10 Constance attestée dans les
M ém oires de Challe", où sont également rappelées l’impénitence finale
de Thévenin, qui dit à son confesseur: «Je vous prie de me laisser en
repos, je m ’en dirai plus en un quart d ’heure, que vous m ’en diriez en
cent an s» 12, et celle de Le Gendre, qui «voulut mourir comme il avait
vécu, abîmé dans les affaires du monde, sans aucun soin de celles de
l’éternité»13.
Exagérations de pamphlétaires ? Nous retrouvons le grand problème
que soulèvent tous les écrits où les libertins sont dénoncés. Doit-on
croire ces accusations ou n’y voir qu’un topos de la ditribe? Ne traite-t­
on pas toujours de libertins ceux qu’on veut abattre?
Avouons toutefois que le libertinage, qui semble assez rare et très
superficiel dans l’Epée, encore plus rare mais plus profond dans la
Robe, paraît fort répandu chez les traitants. Ils n’ont ni foi ni morale.
«Ils tiennent un rang dans le Roïaume qu’il est difficile à distinguer
d’entre les Ducs, les Princes, & tous les Etats qui le composent (...) ils
commandent, ils font les maîtres, ils gouvernent», lit-on dans la Nou­
velle Ecole Publique des Finances 14. Ou, comme il est dit avec plus de
gravité et de véhémence dans Plûton M altôtier. « Les Partisans font la
loi aux Rois, aux princes, & à toutes les Puissances du monde, leur pou­
voir passe l’imagination, tous les peuples sont absolument sous leur
dépendance ; car les Rois & les Ministres ne font que leur prêter leurs
noms, ils font eux-mêmes les Edits & toutes les Déclarations qui se
publient, ils levent tel impôt qu’il leur plait, ils les augmentent à pro­
portion que l’appetit leur vient, en un mot ils regnent seuls dans la
dépendance de tout le genre humain »15.
Là aussi nous pouvons croire à une exagération, au moins à une sim­
plification, inspirées par la polémique. Mais enfin quels que soient les
cas personnels et toutes les nuances qu’ils entraînent, les P.T.S. après
1680 sont honnis et craints. Craints pour leur pouvoir, honnis pour leurs
débauches et leur mécréance.

10 Plûton Maltôtier, Nouvelle galante, Cologne, 1708, p. 2.


11 Robert Challe, Mémoires, p. p. A. Augustin-Thierry, Paris, Pion, s. d., p. 162.
12 Ibid., p. 203.
13 Ibid., p. 231.
14 Op. cit., p. 10-13.
13 Plûton Maltôtier, p. 198.
560 A LA IN NIDERST

Toute l’histoire de la France au XVIIe, voire au XVIIIe siècles, fut


traversée par le combat de ces deux clans auxquels la monarchie abso­
lue tenta d’imposer une trêve. D ’une part les parlementaires et la
noblesse de province en général dévots, tentés peut-être par le jansé­
nisme. D ’autre part les financiers aux prospérités scandaleuses et appa­
remment affranchis de tous scrupules. La cour n ’a pas d’idéologie mar­
quée. Comme l’écrit La Bruyère, «le dévot est celui qui sous un roi
athée serait athée»16. Les Clitandre ou les Cléante de Molière, si libé­
raux, si indulgents aux faiblesses humaines, ne ressemblent guère aux
cagots de la fin du règne.
La «querelle des Anciens et des Modernes » fut d’abord une querelle
sociale et idéologique. Il suffit de lire La Bruyère pour le comprendre. Il
exalte la parcimonie des vieux âges, la vie régulière et austère de la
bourgeoisie traditionnelle; il n ’est pas trop loin de Pascal dans sa pein­
ture des «passions» et des «attachem ents»17. Les financiers, au temps
de Foucquet, protégèrent et à la rigueur fomentèrent la préciosité, qui
semblait dire bien avant Saint-Just que « le bonheur était une idée neuve
en Europe». Mais ils demeuraient alors mesurés et bien éloignés de
toute attitude et de toute idée trop hardies. Leur ascension fut un
moment bloquée par la disgrâce de Foucquet et la «déroute des trai­
tants». Durant une vingtaine d ’années un équilibre relatif s’imposa
entre les deux clans. Quand la paix de l’Eglise eut été rompue et que les
persécutions reprirent contre le jansénisme, le triomphe des financiers
devint patent, et ils perdirent toute modération. Bien que Madeleine de
Scudéry et Paul Pellisson se retrouvent alors dans l’entourage de leur
vieille amie, Mme de Maintenon, et donc parmi les Anciens, une néo­
préciosité se déclare avec les Modernes. Une préciosité bien plus radi­
cale dans son idéologie et sa rhétorique, bien plus répandue aussi, on
pourrait dire plus impérieuse, que celle de 1655.
L’homme de cette génération et de ce groupe est Fontenelle. Il aime
l’argent, et La Bruyère le baptise Cydias, ce qui veut dire « l’homme
d ’argent». Il ne paraît guère à la Cour. On le rencontre plutôt dans les
salons de Paris. Comme il le reconnaît lui-même en opposant aux « gens
de Versailles», qui entourent M me de Maintenon et Bossuet, les «gens
de Paris », qui se retrouvent dans les bonnes maisons de la capitale. Ses
hôtes sont souvent des financiers «nouveaux-convertis». Il se moque
du consensus catholique et rationaliste, à la rigueur cartésien, qui
semble s’être imposé à la cour et dans les Académies. Il aime mieux les
paradoxes que les préjugés. Il détruit un peu tout. Il est à la fois le cupide

16 De la mode, 21.
17 Selon les termes de sa Préface au Discours à iA cadém ie.
D E L’ORIGINE DES M ANUSCRITS CLA NDESTIN S 56 1

Cydias et le libertin Lucile. Il est l’ami de Jérôme de Pontchartrain, qui


fait sa carrière dans les Académies, et Racine ne se gêne pas pour le
déférer comme «athée» auprès de Mme de M aintenon18.
Le dialogue parfois haineux dans les dernières années du siècle de
La Bruyère et de Fontenelle est le dialogue, pourrions-nous dire, de la
vieille France et du monde moderne. Fontenelle écrit alors des manus­
crits clandestins, peut-être YHistoire des Ajaoiens, certainement le
Traité de la Liberté. Il travaille pour Dosithée et pour Crantor, qui lui
font espérer «un riche salaire»19.
Les écrivains au dix-septième et encore au dix-huitième siècles res­
semblent rarement aux idéologues engagés de l’ère romantique. Cor­
neille appartient, comme il le dit, à Richelieu20 avant d’appartenir à
d ’autres. Racine appartient au roi, à la duchesse d’Orléans, à Mme de
Montespan, et La Bruyère aux Condés et à Bossuet. Le mécénat des pré­
lats, des princes, des ministres, du roi, modèle, parfois génère, les
œuvres.
Pourquoi ne pas admettre que la propagande des manuscrits clan­
destins fût d ’abord fomentée par un mécénat et des commandes? Nous
avons jadis supposé que L’Ame m atérielle avait pu être rédigée par
Dumarsais, qui était alors le précepteur du fils du président de Maisons.
Nous venons de rappeler comment il fut choisi pour ce poste et ce qu’on
attendait de lui. Mais il n ’est, pour ainsi dire, pas une ligne de L ’Ame
m atérielle qui n ’ait été empruntée à des périodiques ou à des ouvrages
du temps. Est-ce la peine d ’aller chercher un aussi grand esprit que
Dumarsais pour cette monotone et scolaire compilation21? Il est vrai que
dans les A jaoiens ni dans le Traité de la liberté ne se retrouvent le
brillant ni l’humour habituels de Fontenelle. Ouvrages faits sur com­
mande et bâclés - ou attributions téméraires ?
En tout cas, on imagine fort bien de petits folliculaires ou des
pédants de collèges passer des journées dans les bibliothèques à reco­
pier et à coudre ensemble des extraits pris à droite ou à gauche. Les
commanditaires peuvent être des princes ou plus souvent ces financiers,

18 Sur tous ces épisodes, sur le visage et la carrière de Fontenelle à cette époque, voir
notre Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702), Paris, Nizet, 1972, et
notre Fontenelle, Paris, Pion, 1991.
19 La Bruyère, portrait de Cydias, De la conversation, 22.
20 Horace, A Mgr. le Cardinal Duc de Richelieu: «Depuis que j ’ai l’honneur d’être à
Votre Eminence.»
21 L'Ame matérielle, p. p. Alain Niderst, Rouen, Publications de l'Université de
Rouen, 1971, 2e éd. revue, corrigée, enrichie (avec une nouvelle introduction et l’in­
dication de sources supplémentaires) sur internet, http://www.Voltaire, ox. ac. uk/
tx / lp / 1.
562 ALA IN NIDERST

qui ont alors tant de puissance. On se souvient pour les servir des tech­
niques apprises à l’école. Peut-être même ne se gêne-t-on pas pour sous-
traiter l’ouvrage, ce qui allège le labeur et dilue la responsabilité. Ainsi
pouvons nous comprendre qu’il soit si difficile de parvenir à des attri­
butions assurées de ces écrits. Ils peuvent émaner de beaux, voire de
grands, esprits, qui ne se fatiguent pas trop et ne cherchent qu’à gagner
trois sous. Ils doivent être plus souvent l’œuvre d ’obscurs auteurs beso­
gneux, scolaires et sans scrupules.
La grande source est le Dictionnaire de Bayle, et La Barre de Beau­
marchais l’explique admirablement:
« 1. avoir par achat ou par emprunt (...) un Dictionnaire de Moreri, et
surtout celui de Bayle; voilà en quoi doit consister la bibliothèque d’un
jeune savant, ou du moins celle d’un jeune homme qui veut jeter de la
poudre aux yeux de ses lecteurs. 2. (...) savoir en détacher, habilement
ou non, des morceaux frappants ou curieux, et avec cela seul on se met
d ’abord et à peu de frais, en possession de l’érudition vaste et profonde
qui a coûté tant de sueurs et de veilles aux grands hommes que l’on
dépouille. Surtout il faut bien se garder d’indiquer ni les articles ni les
pages d’où est tiré ce que l’on emprunte. On trouve dans les œuvres de
Bayle des citations toutes digérées ; il ne faut que savoir lire et transcrire
ce qu’on écrit (...) Un peu de critique des auteurs cités fait bien, et donne
bonne idée du discernement de celui qui cite ; cela se trouve encore tout
préparé dans le Dictionnaire de Bayle...»22
S ’y ajoutent maints livres : récits de voyages, traités de théologie, de
morale ou de philosophie, qu’on n’a pas lus et qu’on ne connaît qu’à tra­
vers les périodiques, surtout ceux des protestants français réfugiés en
Hollande, Bayle, Larroque, Basnage de Beauval, Le Clerc.
Les auteurs sont à la fois très désinvoltes et très habiles. Désinvoltes,
puisqu’ils ne se gênent pas pour insérer dans un manuscrit des extraits
pris dans un autre manuscrit et qu’à la limite beaucoup de ces textes clan­
destins paraissent des morceaux découpés d’une manière ou d’une autre
dans une trame unique, qui serait gigantesque. De fait, ces écrits sont
souvent présentés comme des traductions du Theophrastus redivivus.
Mais ils ne doivent pas grand chose au véritable Theophrastus redivivus.
Ils doivent beaucoup plus à Bayle et à ses contemporains, qui formèrent
comme un nouveau Theophrastus plus moderne et plus complexe.
L’habileté est parfois indéniable. De la compilation les propagan­
distes savent glisser à la fiction et presque au roman. Ainsi Y H istoire

22 Selon La Barre de Beaumarchais, cité par Aubrey Rosenberg dans Nicolas Gueude-
ville and his work (1652-172?), Nijhoff Publishers, The Hague, Boston, London,
1982, p. 6.
DE L’ORIGINE DES M ANU SCR ITS CLA NDESTIN S 563

des Ajaoiens, où sont cousus tant de citations presque littérales des


Voyages de Lahontan23, se présente-t-elle comme le récit d’un naufrage.
Ainsi Thrasibule écrit-il une longue épître pour dissuader sa sœur de
prendre le voile. Faut-il regarder les Difficultés sur la religion comme la
sincère confidence d’une crise morale chez un homme que ses
réflexions et ses périples à travers le monde ont peu à peu désabusé de
la foi chrétienne? Ou comme un habile montage qui insère dans une
biographie imaginaire des raisonnements et des exemples empruntés à
des livres de philosophie ou à des récits de voyages?
Il est certain que le «militaire philosophe» a lu Lahontan. Il lui doit
ce qu’il dit des sauvages dont il admire la nudité24, « l’innocence et la
tranquillité »25. Il lui doit les remarques qu’il avance sur la langue algon-
quine26. Il lui doit beaucoup, mais il ne l’a pas toujours lu avec atten­
tion: Lahontan avait souligné avant lui que le Jésuites de Québec
avaient «une belle maison», mais il n ’avait jamais prétendu que le gou­
verneur y vivait dans une «cabane»27.
Il a lu la Reponse aux questions d ’un Provincial de Bayle, où il a vu
que Jurieu « a crû que la ruine du papisme commenceroit environ l’an
1690 et qu’elle seroit achevée environ l ’an 1710 ou 1715»n . Il a trouvé
dans le Commentaire philosophique l’exemple de l’empereur de
Chine29. Il peut devoir à Bayle sa sacralisation de la conscience, qui est
«pour la morale ce que l’instinct est pour la vie anim ale»30. Il peut lui
devoir également le «pyrrhonisme historique» qu’il affiche, les mul­
tiples références qu’il fait à de grandes figures du protestantisme31, la

23 Nouveaux voyages, La Haye, Frères Lhonoré, 1709, t. II, p. 115: le Dieu chrétien
jugé «capricieux», t. II, p. 103 sv. : « Ils n’ont jamais eû cette sorte de fureur aveugle
que nous appelions amour. Ils se contentent d’une amitié tendre...», t. II, p. 149:
l’assimilation de la nature à «notre mère commune», l’abolition des médecins, des
chirurgiens, des cuisiniers, des pâtissiers, des tailleurs et des avocats. Voir notre
article, «A propos de VHistoire des Ajaoiens», dans «D iversité, c'est ma devise»
Fertschrift fu r Jürgen Grimm, Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century
Lite rature, 1994, p. 375-384.
24 Difficultés, p. 163.
25 Ibid, p. 245.
26 Ibid., p. 67 ; Nouveaux voyages, 1.1, p. 19, t. II, p. 95.
27 Difficultés, p. 94; Nouveaux voyages, 1.1, p. 15.
28 Bayle, Œuvres, La Haye, Compagnie des Libraires, 1737, t. III, p. 737 ; Difficultés,
p. 169.
29 Difficultés, p. 45.
30 Ibid., p. 107.
31 Ainsi p. 131 : «Il est à croire que Socin, Benner, Luther, Calvin, Ochin et Bèze
étoient très bon papistes à vingt six ans.»
564 ALAIN NIDERST

sympathie qu’il témoigne aux calvinistes persécutés, et ce qui le rap­


proche encore davantage de Bayle, c’est ce ton d’universitaire mi-
pédant mi-plaisant, qui parsème d ’exemples aussi séduisants que pos­
sibles ses plus abstraites démonstrations. Il évoque les «form es
substantielles et les accidents absolus»32, les «modifications de l’âme
que Dieu tourne de manière à croire certaines choses»33. Puis il nous
parle des « ruisseaux d’Etampes » et des « Caraïbes gras et blancs »34. Et,
comme Bayle, comme tous les professeurs du monde, il se plaît à des
citations latines ou italiennes...
Les Voyages de Lahontan, ainsi que les livres de Bayle, étaient parus
avant 1710, et c ’est bien à cette date, ou à la rigueur en 1711, que les
Difficultés sur la religion ont, semble-t-il, été écrites. L’auteur évoque,
en effet, « le secours prétendu que sainte Geneviève a donné à la France
l’année passée 1709 »35, et d ’autres indices ramènent à la même date : les
«soldats qui vont traverser la France cet hiver», la citation de Virgile,
Uno avulso non déficit alter appliquée aux ducs de Bretagne...36.
Plus troublant serait le rapport avec Fontenelle. Le «militaire philo­
sophe» cite les Lettres du Chevalier d ’Her..?1. Il pose le problème du
libre-arbitre dans les mêmes termes que Fontenelle: «Il est également
faux de dire que Dieu prévoie les actions des êtres libres.»38 Il paraît
citer D e l ’Origine des Fables, quand il écrit: «O n voit des miracles à
proportion qu’on est ignorant »39, et les Doutes sur le systèm e des causes

32 Ibid., p. 48.
33 Ibid., p. 127.
34 Ibid., p. 162.
35 Ibid., p. 219.
36 Voir l’article de Frédéric D eloffre et W illiam Trapnell, «T h e identity o f the Mili­
taire philosophe : further evid en ce», Studies on Voltaire and the Eighteenth C en­
tury, 341, 1996, p. 27-60. Les auteurs se sont égarés au sujet des ducs de Bretagne.
Ils citent, en effet, un duc de Bretagne, mort le 8 mars 1712, et affirment que le futur
Louis X V fut le second duc de Bretagne. Cela les amène à situer la rédaction du
texte après mars 1712. La réalité est tout autre. Le duc de Bourgogne, petit-fils de
L ouis XIV, eut trois fils: un premier duc de Bretagne né le 25 juin 1704 et mort le
13 avril 1705, un second duc de Bretagne, né le 8 janvier 1707 (celui qu’évoquent
F. D eloffre et W. Trapnell) et le futur Louis XV, qui ne fut jamais duc de Bretagne,
mais duc d ’Anjou. Le manuscrit fait allusion à la mort d’un duc de Bretagne et à la
naissance d ’un autre duc de Bretagne, qui remplace le premier. Il est donc évident
qu’il fut rédigé après la naissance et avant la mort du second duc, soit entre janvier
1707 et mars 1712.
37 Difficultés, p. 169 : il donne la référence: page 265, ce qui réfère à la troisièm e édi­
tion parue en 1699.
38 Ibid., p. 167.
39 Ibid., p. 85.
DE L’ORIGINE DES MANUSCRITS CLANDESTINS 565

occasionnelles, quand il parle de « l’horloge qui marche avec un coup


de poing »40.
Tous ces livres, comme ceux de Bayle et de Lahontan, sont parus
avant 1710, sauf D e l ’Origine des Fables, qui ne fut publié qu’en 1724.
L’auteur aurait-il eu connaissance de ce traité par une copie manuscrite ?
Ou faudrait-il attribuer les Difficultés à Fontenelle lui-même, ce qui
serait bien plus audacieux et bien moins plausible? Ou imaginera-t-on
des strates successives qui se sont superposées? Une première version
qui daterait de 1710 ou 1711, et des ajouts parfois postérieurs à 1724...
Mais en ce cas tout devient possible et nous n’arriverons jamais à
aucune conclusion convaincante.
Autre méthode: supposer une absolue sincérité, ce qui n’exclut ni les
emprunts à d’illustres contemporains ni ce ton d’«échappé d’Univer­
sité » qui frappait l’abbé Nonnotte41. On devrait donc parvenir en ramas­
sant tous les détails qui paraissent autobiographiques, à une vraisem­
blance, peut-être à une probabilité. Mais il faut se garder de toute
interprétation téméraire. Quand le « militaire philosophe » nous parle du
Québec et des Algonquins, il semble paraphraser Lahontan. Il nous
affirme toutefois avoir vu «les idolâtres américains & indiens», avoir
vu le luxe des Jésuites à Goa, avoir vu «au siège de Luxembourg...»42.
Le «chosism e» ne doit pas avoir de limites. On ne peut valoriser
quelques éléments et en éliminer d ’autres. Il faut rassembler toutes les
confidences du «militaire philosophe». Il a été éduqué par une mère
très pieuse, qui l’a conduit enfant au pèlerinage de Notre-Dame des
Ardilliers. Il a été «tonsuré», et sa famille pensait donc le vouer à
l’Eglise. Il a eu une éducation sérieuse, peut-être cléricale, et il a fait sa
philosophie. Puis il a quitté ce qu’il appelle le «portefeuille» pour
entrer dans l’armée. Alors commençait la persécution des huguenots. Il
a été ainsi amené à torturer - le mot serait à peine excessif - un malheu­
reux vieillard. Il a également fait la guerre au Piémont, où il a abusé
d’«une fille de 14 à 15 ans, sourde de naissance»43. Il est enfin allé au
«siège de Luxembourg», en Amérique et à Goa...
Tout cela dessine une carrière militaire assez cohérente. Sans doute
chez les dragons, comme le dit l’abbé Nonnotte. Le jeune homme s’est
engagé en 1683. Il a pu participer aux premières dragonnades, qui se

40 Ibid., p. 323.
41 D ictionnaire ph ilosoph iqu e de la religion, 1772, t. IV, p. 67: « L e Militaire P hilo­
sophe qui se dit ancien officier Dragon & qui n’est qu’un échappé d’Université,
com m e il paroît à sa maniéré d ’ecrire.»
42 Difficultés, p. 86, 109.
43 Difficultés, p. 163.
566 ALAIN NIDERST

firent dès cette année dans le Languedoc et le Dauphiné. Au printemps


suivant il fut au siège de Luxembourg, que Vauban et Créqui prirent le
4 juin. Il va ensuite, durant la guerre de la Ligue d ’Augsbourg ou la
guerre de Succession d’Espagne servir dans le Piémont... Né vers 1663
ou 1665, il peut très bien avoir eu un fils qui combattit en 1706 au siège
de Barcelone. Il ne doit pas être impossible de retrouver non pas un,
mais plusieurs officiers, qui ont une biographie de ce type. Bertrand de
La Bourdonnais, baptisé en février 1699, s’engagea à moins de dix ans
comme mousse et passa plus tard à Goa au service du Portugal. Misson,
qui était un gentilhomme provençal, combattit au large de la Martinique
avant de se faire pirate et de parcourir l’océan Indien. Il établit à Mada­
gascar une sorte d ’utopie, Libertalia, affranchie des rois et des prêtres.
Ses origines, sa vaste culture, feraient de lui un très plausible «militaire
philosophe».
Nous avancions naguère44 trois auteurs possibles, Robert Challe,
Saint-Hyacinthe' Lahontan45. Tant que nous n ’avons pas trouvé de

44 «Les Difficultés sur la religion, ou les m ystères de la biographie», dans Autour de


Robert Challe, Actes du colloque international de Chartres, 1991, p. p. Frédéric
D eloffre, Paris, Honoré Cham pion, 1993, p. 271-282.
45 Le problème a été repris récem ment par Frédéric D eloffre et William Trapnell dans
l ’article que nous avons cité plus haut, «T he identity o f the Militaire philosophe:
further evid en ce». Sans vouloir ici rouvrir la discussion, notons que Toury, qui est
cité dans les Difficultés, est bien situé administrativement dans l’Eure-et-Loir, mais
est en fait assez loin de Chartres. Le Dictionnaire Universel de la France, Paris,
Saugrain, V ve J. Saugrain et Pierre Prault, 1726, le décrit com m e un «Bourg dans
l ’Orléanais, D iocese d ’Orleans, Parlement de Paris, intendance d’Orleans, Election
de Pithiviers, 850 habitans. Ce Bourg est situé à douze lieües d ’Orleans, près de Jan-
ville, sur le grand chem in de Paris à Orléans». On ne peut donc, com me le font F.
D eloffre et W. Trapnell, arguer de la présence de Toury dans les Difficultés pour les
attribuer à Challe, qui fut à la fin de sa vie exilé à Chartres. Cela nous renverrait plu­
tôt à Saint-Hyacinthe, qui naquit et passa une part de son enfance à Orléans. Dans
les Cahiers de l ’Association Internationale des Etudes Françaises de mai 1997, se
lit une com munication de Frédéric D eloffre, « U n e autobiographie éclatée, le cas de
Robert C halle». L’auteur ramasse tout ce qui dans les Difficutés peut s’appliquer à
la vie de Robert Challe et donc donner à ce traité un aspect autobiographique.
Avouons que certains de ces rapprochements nous paraissent peu probants. L’auteur
(ou le protagoniste) des Difficultés confesse son hostilité au papisme, il rappelle sa
culture antique, il évoque ses connaissances philosophiques et juridiques, son enga­
gem ent dans l ’armée vers dix-huit ans, ses lectures du Nouveau Testament et d ’ex­
traits des Pères de l ’É glise et des théologiens. Q u’y a-t-il dans tout cela de si parti­
culier? Challe est-il le seul qui aurait pu proférer de telles confidences? F. D eloffre
s ’interroge: « D e quel contemporain dirait-on com m e on l'a dit de Challe: « A
la m oitié de son âge, il avait vu la m oitié du monde et l ’avait observée d ’un œ il
pénétrant? Qui d ’autre oserait-on chercher qui eût fait ces voyages entre 1680 et
1710?» (p. 273). M ais ils étaient baucoup dans ce cas, des aventuriers, des m ission­
DE L’ORIGINE DES MANUSCRITS CLANDESTINS 567

figure où se retrouvent tous les traits du «militaire philosophe», tant


que le chosisme intégral paraît échouer, il reste possible d ’édifier autant
d’hypothèses qu’on veut et de toute manière on est bien obligé de réin­
troduire la rhétorique et ses exemples, des inventions, le glissement vers
le romanesque46. Il ne serait même pas impossible, comme nous l’avons
vu, de songer à Fontenelle redevenu le Chevalier d ’Her..., ce jeune offi­
cier qui se battait dans les Pays-Bas: cela nous ferait peut-être com ­
prendre pourquoi dans ces Difficultés se trouvent précisément évoqués
les Lettres galantes et leur Chevalier... Un signe, une figure au fond de
la tapisserie... En somme, les Difficultés seraient, dans certains pas­
sages, une sorte de roman philosophique, comme l 'Histoire des
Ajaoiens. Nous quittons le réel et même le plausible pour le fantastique.
Mieux vaut ne pas pousser plus loin.
Il demeure que dans cet ouvrage, où se retrouvent tant de souvenirs
de Bayle, de Fontenelle, de Lahontan, de Malebranche et d’autres, les
emprunts ne sont jamais des citations, comme dans L’Ame matérielle, et
l’ensemble garde un ton original, qui en fait autre chose qu’un florilège
scolaire.
Nous avons donc plusieurs types de manuscrits clandestins. Ceux
qui se prétendent tirés du Théophrastus redivivus et ne sont finalement
qu’une mosaïque de textes tirés d ’un auteur ou d’un autre. Ceux qui,
comme les livres du curé Meslier, sont au contraire entièrement origi­
naux et témoignent d ’une crise de conscience et d ’une volonté obstinée
de trouver un flambeau dans les ténèbres. Ceux enfin qui paraissent imi­

naires, des officiers qui servaient dans les colonies, tel Lahontan, des pirates qui
allaient des Caraïbes aux Indes... On ne peut d ’autre part lire Les Illustres Fran­
çaises com m e une autobiographie: le roman contient sans doute des souvenirs de
Challe, m ais rien n ’indique qu’il ait été dans une Académ ie militaire com m e
Dupuis, ni que l ’histoire de Jussy et de M m e de M ongey soit la sienne. Enfin, il ne
nous sem ble pas que l ’auteur des Difficultés ait fait une seule campagne, et rien ne
prouve que la «lettre édifiante et curieuse» d ’un jésuite missionnaire, qui jadis avait
été régent de collège, fût c elle que le R Barbier écrivit en 1711. Combien d ’anciens
régents de co llèg es donnèrent de ces «lettres édifiantes et curieuses» dans les
années 1700? Au m oins une trentaine sans doute... D ’ailleurs datée de Pinneypundi
le 1er décem bre 1711, la lettre du P. Barbier ne put parvenir en France avant mai
1712, et nous avons vu (note 36) que les Difficultés ont été rédigées avant mars
1712.
46 Dans c e cas, puisque le recours à la rhétorique et à l ’imaginaire serait à peu près
aussi important, que l ’auteur soit Challe, Saint-Hyacinthe ou Lahontan, il paraît rai­
sonnable de préférer Saint-Hyacinthe, à qui les gens du dix-huitièm e siècle ont
attribué Le M ilitaire Philosophe, et qui seul des trois a exactem ent la même philo­
sophie et la m êm e m éthode (disons cartésienne, pour simplifier) que l’auteur des
Difficultés.
568 ALAIN NIDERST

ter la sincérité et présentent au sein d’édifices scolaires des détails


romanesques et faussement biographiques. Naissance d’une littérature
neuve. Fausses histoires destinées à toucher et à persuader...

A la in N i d e r s t
Université de Rouen
QUESTIONS
SUR LES RECUEILS DE MANUSCRITS
PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS

Que faut-il faire de Saül? Cette question, que soulève le manuscrit


1192 de la Bibliothèque Mazarine, n’est pas aussi incongrue qu’elle en
a l’air. A première vue la réponse est simple. Une tragédie biblique de
Voltaire, fût-elle parodique, n ’a rien à faire avec le Système de la reli­
gion purem ent naturelle, les D outes sur la religion et Parité de la vie et
de la mort. Ces trois textes font indiscutablement partie du corpus des
manuscrits philosophiques clandestins dans sa définition la plus étroite.
Le Système de la religion purem ent naturelle est une version abrégée
des Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche, traité
déiste anonyme1 rédigé autour de 1710. On en connaît cinq exem­
plaires : deux en version longue, deux en version abrégée, un en extraits.
En 1767, Naigeon en a donné une édition considérablement remaniée
intitulée Le M ilitaire philosophe. Les D outes font partie de la famille
en quatorze chapitres de YExamen de la religion. Ce traité anonyme
très répandu, très diversement attribué, a circulé sous des formes et des
titres variés dès le début du siècle. Nous en connaissons plusieurs
dizaines de copies qui se répartissent grossièrement en trois grandes
familles dont l’archétype remonte à 17052. La première des nombreuses
éditions de YExamen date de 1745. Les Doutes sur la religion ont
attendu 1767 pour être imprimés. Parité de la vie et de la mort, p a r
Gaultier, médecin est l’exemplaire unique d’un extrait indirectement
adapté de l’imprimé intitulé Réponse en form e de dissertation à un théo­

On sait depuis 1979 que les Difficultés sont de Robert Challe (1659-1721), voir
F. D eloffre, «Robert Challe, père du déism e français», R.H.L.F., 79 (1979), p. 947-
980.
A. Thom son et F. W eil, «M anuscrits et éditions de VExamen de la religion », Le
Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine,, éd. O. Bloch, Paris, Vrin,
1982, p. 177-185; A. Thomson, «UExam en de la religion», Filosofia e religione
nella letteratura clandestina, ed. G. Canziani, Milan, FrancoAngeli ; G. M on,
«UExamen de la religion au XVIIIe siè c le » . Censure et clandestinité aux XVIIe et
XVIIIe siècles, dans La Lettre clandestine, n° 6, 1997, Paris, Presses de l ’Univers
de Paris-Sorbonne, p. 201-228.
570 GENEVIÈVE ARTIGAS-MENANT

logien... par Gaultier, médecin à Niort, paru chez Jean Elies en 17143.
Cet extrait s’inspire d’un autre manuscrit dont on connaît un seul exem­
plaire, à la Bibliothèque de l’Arsenal, Nouvelle Philosophie sceptique4.
Une édition, sans lieu ni date, de Parité de la vie et de la mort réunit ce
traité à deux autres textes, tous les deux datés de 1771, sous le titre de
Pièces philosophiques5.
Ainsi les trois traités qui voisinent avec Saül sous la reliure du
manuscrit 1192 de la Bibliothèque Mazarine sont les plus purs témoins
de la diffusion manuscrite clandestine, anonyme ou non, des théories
déiste, athée et matérialiste conçues dans le premier quart du siècle. La
question paraît facile à régler. Les spécialistes des manuscrits philoso­
phiques clandestins s’occuperont des trois traités répertoriés et rejette­
ront Saül comme un accident dû au procédé des recueils factices. Mais
les choses ne sont pas si simples. D ’une part le recueil abrite cinq autres
manuscrits dont deux sont, comme Saül, des copies d’imprimés de Vol­
taire. D ’autre part, la tragédie biblique figure dans le recueil imprimé
édité par Voltaire en 1764 sous le titre d 'Évangile de la raison, à côté du
Testament de Jean M eslier et de Y Examen de la religion, pour ne citer
que deux fleurons de la littérature philosophique clandestine d ’origine
manuscrite. Cet imbroglio n’est pas exceptionnel; la nature de Saül en
fait un cas extrême, mais pas unique, et le mérite du manuscrit 1192 est
de faire apparaître de façon plus voyante qu’un autre les difficultés que
soulèvent les recueils de manuscrits philosophiques clandestins, et qui
concernent notamment les relations des textes entre eux à l’intérieur
d ’un recueil manuscrit et les relations entre les recueils manuscrits et les
recueils imprimés. Elles touchent de façon aiguë à la délimitation du
corpus. Avant, non pas d ’y répondre, mais d ’essayer de poser ces ques­
tions, il convient de retracer rapidement la réception du manuscrit 1192
de la Bibliothèque Mazarine au XXe siècle.

En 1912 Gustave Lanson6 découvre, et fait découvrir aux cher­


cheurs, un riche ensemble de manuscrits conservés dans les biblio­
thèques publiques de France où il reconnaît des idées répandues et des

3 O. B loch éd., Parité de la vie et de la mort, La Réponse du m édecin Gaultier,


Oxford, Voltaire Foundation, et Paris, Universitas, 1993.
4 Dans le recueil manuscrit 2239 de la Bibliothèque de l ’Arsenal.
5 Dialogues sur l'âme et Jordanus Brunus redivivus', voir R. Mortier, « Les D ialogues
sur l ’âm e» et la diffusion du matérialisme au XVIII' siè c le » , Revue d'H istoire lit­
téraire de la France, 61 (1961), p. 342-358.
6 G ustave Lanson, «Q uestions diverses sur l ’histoire de l ’esprit philosophique en
France avant 1750», Revue d ’Histoire littéraire de la France, 19, 1912, p. 1 à 29 et
293 à 317.
LES MANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS 571

textes publiés tard dans le siècle. A la Bibliothèque Mazarine il repère le


Système de religion purement naturelle et Les Doutes, pièces deux et
trois du manuscrit 1192. Il ne mentionne aucune des sept autres pièces et
ne s’intéresse pas du tout au recueil lui-même. En 1938 Ira O. Wade7
dresse une liste de cent deux titres parmi lesquels il fait figurer les pièces
un et quatre, Les Caractères de la religion chrétienne et Y Essai sur les
facultés de l ’âm e dont on ne connaît pas d’autre exemplaire, ainsi que la
pièce sept, P arité de la vie et de la mort, dont il existe une version diffé­
rente, sous un autre titre, à la Bibliothèque de l’Arsenal. En 1988 Miguel
Bemtez8 s’en tient au même nombre de cinq manuscrits de notre corpus
parmi les neuf pièces qui constituent le manuscrit 1192. En 19939, dans
son édition de Parité de la vie et de la mort, Olivier Bloch associe au cor­
pus la pièce cinq, Sermon du rabbin Akib, opuscule de Voltaire dont la
première édition est de 1761, ainsi que la pièce six, Titre Impudicité 10.
Cet hapax de quarante-trois pages est composé d ’extraits d’un ouvrage
contre les jésuites daté del762. La dernière liste des manuscrits philoso­
phiques clandestins, dressée en 1996 par Miguel Benîtez11, intègre le
Sermon du rabbin Akib mais pas Titre Impudicité. Ainsi de 1912 à 1996
le manuscrit 1192 a donné lieu à quatre lectures différentes, du seul point
de vue de la littérature clandestine. Les modifications successives qui se
sont opérées en quatre-vingt quatre ans dans la réception de ce recueil
attirent clairement l’attention non pas sur un cas particulier mais sur le
phénomène général des manuscrits philosophiques clandestins et sur les
délicats problèmes de définition, de méthode et d’interprétation que pose
son étude. On aura en effet remarqué au passage que la présence de Saül
n ’a servi au départ qu’à focaliser l’intérêt sur ce recueil particulier mais
n’a eu aucune influence sur les variations que l’on vient d’observer.
Une constatation s’impose. La forme du recueil12 est essentielle dans
l’histoire des quatre traités manuscrits dont nous venons de voir l’entrée

7 Ira O. Wade, The Clandestine Organizadon and diffusion o f philosophie ideas in


France from 1700 to 1750, Princeton University Press, 1938; rééd. New York,
Octagon B ooks, 1967.
8 M iguel Bem tez, « Etat actuel des recherches sur la Littérature clandestine », Rivista
di storia délia ftlofofia, Milan, Franco A ngeli, 1988, p. 501-531.
9 O. Bloch, éd. cit., p. 202-203.
10 Qui n’a rien à voir avec le texte de Voltaire intitulé Des Titres, publié pour la pre­
mière fois dans l ’édition des Œuvres de Monsieur de Voltaire, à Dresde, chez
George Conrad Walther, t. IX, 1750.
11 M iguel Bem tez, La Face cachée des Lumières, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire
Foundation, 1996, p. 20-61.
12 Sur la question des recueils voir en particulier: Shozo Akagi, «N ote sur un recueil
de manuscrits clandestins du XVIIIe siècle: Le Préjugé démasqué», Etudes de
572 GENEVIÈVE ARTIGAS-MENANT

progressive dans le domaine découvert par Lanson en 1912. Qu’il


s’agisse du groupe des trois textes reconnus par Wade dès 1938 ou du
Sermon du rabbin Akib adopté après 1990. Une série de questions très
nombreuses et très précises se pose alors qui touchent toutes au pro­
blème général de la définition du corpus des manuscrits philosophiques
clandestins. Quoique chacune de ces questions de détail ait son impor­
tance, on les regroupera autour de quelques grands axes. Et comme la
forme du recueil sert ici de révélateur, nous nous interrogerons succes­
sivement sur les rapports qu’entretiennent le recueil et l’hapax, le
recueil et la chronologie, le recueil et la cohérence. Le manuscrit 1192
continuera à nous servir de terrain principal d’observation.

A première vue la présence de traités dont on ne connaît qu’un seul


exemplaire manuscrit est un paradoxe dans un corpus qui a attiré l’at­
tention des chercheurs par l’évidence implicite de sa circulation clan­
destine. Quand Gustave Lanson mettait au jour trente-cinq manuscrits,
les cent-dix copies correspondantes permettaient d’affirmer qu’ils ont
connu une certaine diffusion et Ira O. Wade confirmait cette impression
en dénombrant deux cent cinquante copies des mêmes trente-cinq trai­
tés. Mais dans les nouveaux titres qu’il a ajoutés aux précédents, qui en
font passer le nombre à cent deux, beaucoup ne correspondent qu’à un
exemplaire. C ’est le cas, on l’a vu, des Caractères de la religion chré­
tienne et de Y Essai sur les facultés de l ’âme, pièces un et quatre du
recueil 1192. Ce qui n’exclut absolument pas qu’on en trouve d’autres,
un jour, et ne prouve en rien qu’ils n’ont pas circulé. Quel sort réserver
aux hapax ? Comment faire un tri entre eux ? Comment distinguer à un
moment donné les hapax de textes encore non connus ? Toutes ces ques­
tions que se pose encore le chercheur ont été envisagées par Wade lui-
même. Il attire notre attention en effet sur un groupe de cinquante-deux
traités qui ont tous la double particularité de n’exister qu’en un exem­
plaire et de figurer dans des recueils. Il fait l’hypothèse que la présence
de ces traités dans des recueils prouve, presque sûrement, leur diffusion.
Miguel Bemtez13 ajoute à ce sujet que l’hypothèse est encore plus vrai­
semblable si le recueil est entièrement de la même main, ce qui prouve

Langue et Littérature françaises, n° 54, Société Japonaise de Langue et Littérature


Françaises, Tokyo, 1989, p. 99 -1 0 7 ; A. M ckenna, «R éflexion s sur un recueil de
manuscrits philosophiques clandestins», De bonne main. La Communication
manuscrite au XVIII' siècle, F. Moureau éd., Paris, Universitas, Oxford, Voltaire
Foundation, p. 51-57 ; Tim o Kaitaro, « la Littérature philosophique clandestine dns
les collections de la Bibliothèque de l ’Université d ’Helsinki », La Lettre clandestine
n ° 2 , 1 9 9 3 ,0 . Bloch et A. M cKenna éd., p. 22-30, rééd. RU.P.S., 1999, p. 145-159.
13 M. Bem tez, op. cit., p. 16.
LES MANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS 573

en effet que tous les textes ont été recopiés et donc qu’il a existé au
moins un état antérieur de chaque pièce. L’hypothèse est déjà vérifiée
pour dix-huit d ’entre eux dont on connaît maintenant un ou plusieurs
autres exemplaires, découverts entre 1938 et 199614. Les Caractères de
la religion chrétienne et Y Essai sur les facultés de l ’âme, quant à eux,
font partie des trente-quatre traités qui sont encore aujourd’hui des
exemplaires uniques. Leur présence dans le corpus se justifie-t-elle et
Wade a-t-il eu raison de les y intégrer?
Oui. D ’abord parce que l’unicité d ’un manuscrit peut et doit tou­
jours, sauf preuve absolue du contraire, être considérée comme provi­
soire. Ensuite parce que la lecture démontre leur parenté avec les trois
autres textes déjà répertoriés du recueil, les deux que Lanson désignait
d ’abord à l’attention du chercheur et Parité de la vie et de la mort dont
les deux états prouvent la circulation. Il ne s’agit pas d’une parenté de
doctrine philosophique, pas plus qu’il n ’y en a entre les Doutes et le Sys­
tème de religion purem ent naturelle, mais d’une parenté d’intention cri­
tique. Les Caractères de la religion chrétienne n’ont rien à envier à la
violence antichrétienne du Système de religion purement naturelle. Le
matérialisme de Y Essai sur les facultés de l ’âme appelle le rapproche­
ment avec Parité de la vie et de la mort. On ne doit cependant pas igno­
rer que la question de l’appartenance des Caractères et de YEssai au
corpus clandestin ne se serait sans doute jamais posée en dehors d ’un
recueil. Il y a peu de chances en effet pour qu’on ait remarqué ces exem­
plaires uniques s'ils s’étaient trouvés dispersés chacun sous une cou­
verture isolée. Le recueil a donc joué un rôle décisif, que l’on pourrait
qualifier de «contam ination», dans l’intégration des pièces un et quatre
du manuscrit 1192 à la famille désignée par Lanson. Mais comment
expliquer le fonctionnement de ce mécanisme à un moment précis et
dans des limites précises ?
Il est tout à fait explicable que la liste des manuscrits philosophiques
clandestins s’allonge ; c ’était bien le résultat escompté par Gustave Lan­
son puisqu’il appelait expressément les chercheurs à poursuivre l’inves­
tigation commencée, mais ce qui est à première vue plus problématique
c’est qu’elle se soit allongée entre 1912 et 1938 de titres que Lanson
connaissait mais qu’il n’avait pas retenus. Cette circonstance particu­
lière est parfaitement vérifiable lorsqu’il s’agit des pièces d’un recueil,
comme dans le cas des C aractères de la religion chrétienne, de Y Essai
sur les facultés de l ’âme et de Parité de la vie et de la mort, pièces un,
quatre et sept du recueil 1192. L’apparente divergence est d’autant plus

14 Les découvertes successives de manuscrits ont porté le nombre de ces cinquante-


deux exem plaires uniques de 1938 à trente-deux en 1996.
574 GENEVIÈVE ARTIGAS-MENANT

intéressante que Wade dressait sa liste en disciple scrupuleux, attentif à


vérifier les intuitions de Lanson. On comprend à la lecture des textes
que c ’est précisément la fidélité à son prédécesseur qui l’a poussé à cet
élargissement, et à cet élargissement seulement. C ’est parce qu’il croit
pouvoir les dater d’avant 1750 qu’il fait entrer dans le corpus désigné
par Lanson des traités dans lesquels il reconnaît une parenté avec les
premiers, ce qui est indéniable, on l’a vu, pour les trois textes ainsi
annexés. Les quatre pièces du recueil que Wade rejette, ou plutôt qu’il
ne mentionne même pas, sont explicitement des copies de textes impri­
més en 1761 et 1762, dont trois de Voltaire. Quant aux Caractères de la
religion chrétienne, Wade précise que la mention «A Sincéropolis,
1760» date la copie et non la rédaction du traité, qu’il situe entre 1713
et 1723. Tout porte à croire qu’il inclut un autre hapax, YEssai sur les
facultés de l ’âme, ainsi que Parité de la vie et de la mort, parce qu’il
admet implicitement qu’ils datent eux aussi de la première moitié du
siècle15. Il n’y a donc pas eu en réalité d ’évolution entre Lanson et
Wade. Bien au contraire cette première étape confirme leur unité de
point de vue. Le critère qui domine dans cette première définition du
corpus est de toute évidence celui de la date. Plus que la circulation des
manuscrits, ce qu’il importe de vérifier, pour Wade comme pour Lan­
son, c ’est leur précocité, leur antériorité par rapport aux grandes œuvres
et aux grands auteurs reconnus des Lumières. D ’où l’exclusion sans
débat des quatre textes postérieurs à 1760. En somme le recueil 1192 de
la Bibliothèque Mazarine est traité comme un recueil factice aussi bien
par l’un que par l’autre. Le premier y sélectionne deux traités, le second
leur en adjoint trois. La famille s’élargit, les limites reculent, l’attitude
de discrimination à l’intérieur du recueil demeure. C ’est exactement ce
qui se produit à nouveau en 1996 avec l’introduction du Sermon du rab­
bin Akib. Deux constatations s’imposent. Une constante : c ’est encore le
phénomène du recueil qui est cause de ce second effet de contamina­
tion; nul n ’aurait a priori pensé à classer dans les manuscrits philoso­

15 Ira O. Wade ne signale pas la mention «dix-huitièm e siècle» qui est portée sur
Parité de la vie et de la mort, mais il dit à propos d’un autre manuscrit qu’une telle
mention est énigmatique et im précise, op. cit, p. 255. G. Lanson croit que cette m en­
tion prouve que la copie des Doutes date du XIXe siècle, art. cit. p. 293, n. 3. Nous
ne pouvons plus maintenant douter que le recueil manuscrit 1192 date du XVIIIe
siècle. M. Pierre Gasnault, dans la préface qu’il a écrite pour le volum e (à paraître)
de VInventaire des manuscrits philosophiques clandestins consacré à la B iblio­
thèque Mazarine, dont il était alors le Directeur, a souligné que ce recueil fait partie
d ’une collection entrée à la Bibliothèque en 1799. Je remercie M. Pierre Gasnault de
sa collaboration si éclairée et M. Christian Péligry, son successeur, de l ’intérêt qu’il
accorde lui aussi à l ’entreprise de l ’inventaire.
LES MANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS 575

phiques clandestins cette copie d’un opuscule imprimé de Voltaire si


elle ne s’était trouvée sous la même reliure que le Système de religion
purem ent naturelle , Les D outes et Parité de la vie et de la mort. Un
changement: le critère de date n’est plus, cette fois-ci, pris en compte
alors qu’il était déterminant dans l’étape précédente de la réception du
manuscrit. Nous sommes alors naturellement conduits à nous interroger
sur les relations entre recueil et chronologie.

Sur les trente-neuf volumes de manuscrits philosophiques clandestins


que nous connaissons aujourd’hui à la Bibliothèque Mazarine, dix-sept
sont des recueils. La proportion n ’est pas toujours aussi grande mais le
phénomène est général. Partout, en France et à l’étranger, de très nom­
breux recueils manuscrits nous invitent à nous interroger sur la tactique
du regroupement des arguments subversifs. Dès 1912 huit de ces recueils,
à la Bibliothèque Mazarine et à la Bibliothèque de l’Arsenal16, attirent
l’attention de Gustave Lanson en tant que recueils achevés, et non en tant
qu’amalgames d’éléments divers à extraire au gré du lecteur. Contraire­
ment à ce qu’il fait pour le manuscrit 1192, il en présente le détail et s’at­
tache à leur nature de recueil. Il justifie explicitement cette étude par leur
ressemblance avec deux recueils imprimés avant 1750, les Dissertations
mêlées, de 1740, et les Nouvelles Libertés de penser, de 174317. Les ana­
logies qu’il relève entre les uns et les autres lui suggèrent l’hypothèse que
ces recueils imprimés ont «simplement reproduit les recueils manuscrits
qui couraient déjà», recueils qui lui «paraissent bien avoir été constitués
avant 1750». Cette précision montre clairement que la discrimination
implicite que fait Lanson entre recueils unifiés et recueils composites est
avant tout chronologique. Cette attitude correspond à une logique évi­
dente et tout à fait défendable mais elle suscite une objection.
Pour pouvoir trancher entre les recueils constitués avant 1750 et les
recueils constitués après 1750, il faut être sûr de pouvoir toujours dis­
tinguer la date de la rédaction d ’une pièce de la date de sa copie. Le cas
de P arité de la vie et de la m ort magistralement étudié par Olivier
Bloch18 nous aidera à présenter le problème qui se pose ici et que l’on ne
peut cerner précisément qu’en se situant, comme il l’a fait, du point de

16 G. Lanson, art. cit., p. 307-308; Bibliothèque Mazarine: manuscrits 1193, 1194,


1 1 9 5 ,3 5 6 0 , 3561 ; Arsenal 2 0 9 1 ,2 2 5 7 . La mention de M azarine 2235 est sans doute
une erreur.
17 Sur ce recueil voir G. Mori, « Du manuscrit à l’imprimé : Les Nouvelles Libertés de
penser», La Lettre clandestine n° 2, O. Bloch et A. M cKenna éd., p. 13-16, rééd.
P.U.P.S., 1999, p. 129-134.
18 O. B loch, Parité de la vie et de la mort, éd. cit., p. 202-201.
576 G ENEVIÈVE ARTIG AS-M ENA NT

vue global du recueil. On sait que la rédaction du premier texte de base


qui est à l’origine de ce traité est antérieure à 1714, date de l’édition de
la Réponse du médecin Gaultier. On sait que la date de « rédaction ou de
transcription du manuscrit» dont il est «une réécriture assez libre»,
Nouvelle Philosophie sceptique, n’est pas antérieure à 1742. On sait que
la date de l’édition de Parité de la vie et de la mort dans un recueil
imprimé sans date, Pièces philosophiques, ne peut être antérieure à
1771, date inscrite sur les deux autres traités du recueil imprimé. Mais
on ignore finalement la date de rédaction du manuscrit intitulé P arité de
la vie et de la mort. En revanche, au terme d’une analyse détaillée de
l’ensemble du recueil 1192 sur des critères matériels indiscutables, Oli­
vier Bloch peut conclure que « le texte que l’on trouve dans le manuscrit
de la Mazarine n’ a pas été écrit, matériellement s’entend, avant
1762 »19. Dans ce cas précis où, comme on le voit, on ne peut pas dis­
tinguer la rédaction, dont la date est totalement inconnue, de la copie,
dont le terminus a quo, 1762, est connu, la seule date que l’on peut rete­
nir est celle-là.
Ce cas est exemplaire parce qu’il n’est pas isolé, au contraire, et le
même recueil 1192 nous en fournit deux autres, à commencer par la
pièce un, C aractères de la religion chrétienne. On a vu20 que Wade rele­
vait la date inscrite sur la copie « à Sincéropolis, 1760» pour lui préfé­
rer la date supposée de la rédaction qu’il situe par des critères internes
entre 1713 et 1723. Mais comme il s’agit pour l’instant d’un hapax et
que Ton n ’a même pas, comme pour Parité de la vie et de la mort, de
preuve concrète d’une existence antérieure du texte, au moins sous un
état différent, on en est réduit aux suppositions. On peut alors se deman­
der s’il ne faut pas leur préférer le seul fait vérifiable : la date de la copie,
ou plus précisément de son terminus a quo. Qu’en est-il de l’autre hapax
du même recueil, Essai sur les facultés de l ’âme? Aucune date ne figure
sur cette pièce mais une circonstance particulière permet de fixer sans
hésiter la limite antérieure de sa copie. Cette quatrième pièce du recueil
est en réalité la première partie d ’un ensemble écrit de la même main et
paginé à la suite. La deuxième partie est constituée du Sermon du rab­
bin Akib dont la page de titre commune aux deux textes porte la mention
«prononcé à Smyme le 20 novembre 1761 ».
A la simple lumière de ces trois faits, les trois seuls indubitables, le
manuscrit 1192 apparaît sous un jour nouveau. Au lieu d’un recueil fac­
tice réunissant par hasard sous la même couverture cinq traités précoces
à quatre traités tardifs, comme le suggérait le tri de Lanson et de Wade,

19 Id. ibid., p. 203.


20 C i-dessus, p. 574.
LES M ANU SCR ITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 577

on découvre qu’on peut y voir un recueil d ’une grande unité. Unité d ’un
type nouveau, qu’on pourrait appeler chronologique. Sept des neuf
pièces qu’il contient sont datées, ou indubitablement datables, des
années 1760 à 1763. Quatre d ’entre elles, par l’inscription d’une date
sur le manuscrit lui-même: les pièces un, Caractères de la religion
chrétienne, quatre, Essai sur les facultés de l ’âme, cinq, Sermon du rab­
bin Akib, six, Titre Impudicité. Deux par déduction d ’après la date de
l’imprimé : Conversation de M. L’Intendant des menus avec l ’A bbé Gri-
zel, et Saül. La pièce sept enfin, Parité de la vie et de la mort, par l’ana­
lyse des critères matériels.
Les pièces deux et trois, Système de religion purem ent naturelle et
Les Doutes, étaient, on l’a vu, les seules du recueil à justifier pleinement
la distinction de Lanson et de Wade entre la date de rédaction et la date
de copie. Ce n’est pas une raison cependant pour s’en tenir comme eux
à la date de la rédaction et pour négliger la date de la copie. Il faut donc
au contraire les examiner avec des critères objectifs. On constate alors
qu’à la différence de Saül dont nous reparlerons plus tard, huit des neuf
pièces du manuscrit 1192 sont écrites sur du papier de même filigrane21.
Quant aux écritures, on connaît les risques d’erreur, les difficultés
d ’identification, les variations possibles de la même main et à l’intérieur
d ’une même pièce, en raison de l’encre, de la fatigue, du rythme, etc. On
peut toutefois affirmer que les pièces deux et trois font partie d ’un
même ensemble qui inclut les huit premières: même papier, même pré­
sentation, retour de la même écriture d’une pièce à l’autre. La conclu­
sion s’impose: les copies des deux manuscrits philosophiques clandes­
tins les plus authentiques du recueil 1192 de la Bibliothèque Mazarine,
dont la rédaction originelle remonte au début du siècle, n’échappent pas
à l’unité chronologique du recueil. Cela veut dire qu’à un moment pré­
cis après 1760 au plus tôt, 1763 au plus tard, quelqu’un a copié ou fait
copier huit textes de nature et de provenance différentes. Faut-il les lire
aujourd’hui en fonction uniquement de leur date de rédaction, quand on
peut ou croit la connaître? Faut-il les considérer isolément, ou par petits
groupes constitués en fonction d’unités théoriques vraisemblables?
Peut-on vraiment exclure l’idée qu’à un moment donné s’est exprimée
une volonté de rapprochement, de confrontation, de collection, d’accu­
mulation même tout simplement, de ces huit textes? Il n’est pas super­
flu, en tout cas, de se poser la question et de se demander par conséquent
si l’unité chronologique indiscutable qui caractérise le recueil manuscrit
1192 de la Bibliothèque Mazarine, mais qui n’avait pas retenu Lanson
et Wade, correspond à une cohérence interne. S’il s’agissait d’un cas

21 Voir Inventaire des m anuscrits ph ilosoph iqu es clandestins, tome I, à paraître.


578 G ENEVIÈVE ARTIG AS-M ENANT

isolé, on pourrait se contenter de ranger ce manuscrit parmi les recueils


de lectures diverses que nous ont légués le XVIIe et le XVIIIe siècle. Pris
séparément chacun a évidemment un intérêt, celui d’un témoignage par­
tiel des habitudes et des conditions de lecture de leur époque : on peut lui
reconnaître une unité, mais elle émane d’une volonté individuelle ; on
peut lui accorder une cohérence mais elle est sans conséquence sur la
définition d ’un corpus d ’ensemble. Au contraire l’existence massive de
recueils constitués totalement ou majoritairement de manuscrits philo­
sophiques clandestins conformes aux critères de Lanson et de Wade
change les données du problème et nous conduit à nous interroger sur
les relations entre recueil et cohérence.

En somme on constate à partir de l’exemple du manuscrit Mazarine


1192 qu’il y a deux façons totalement opposées d’envisager un recueil
manuscrit. L’une consiste à le considérer comme un agglomérat où pui­
ser, selon les cas, un ou plusieurs textes. L’autre consiste à le lire et à
l’interpréter comme un livre, sans négliger a priori son unité, visible ou
cachée. Certes il y a des évidences externes qui permettent de déceler la
nature factice d ’un recueil manuscrit sans le moindre doute, aussi faci­
lement que pour les recueils imprimés. En effet, de même qu’on réunit
sous une même reliure plusieurs imprimés d’origines ou de natures dif­
férentes on peut relier ensemble des manuscrits d’origines ou de natures
différentes, sans oublier les recueils mêlés de manuscrits et d ’imprimés.
Ces deux pratiques courantes aux XVIIe et XVIIIe siècles sont toutes les
deux illustrées par deux exemples célèbres, celui de Valentin Conrart22
et celui de François-Louis Jamet23. Les manuscrits de notre corpus que
l’on trouve chez l’un comme chez l’autre figurent parmi de nombreux
textes fort divers, tous manuscrits chez Conrart, manuscrits et imprimés
chez Jamet, dont l’ensemble constitue à l’évidence dans les deux cas
des recueils factices. Cela ne veut évidemment pas dire qu’aucune
intention cohérente n’a présidé à l’élaboration de ces recueils, mais que
cette cohérence est étrangère au phénomène des manuscrits philoso­
phiques clandestins. Ces cas clairement identifiables de recueils com­
posites où les titres de nos manuscrits se détachent sans ambiguïté d ’un
ensemble varié échappent évidemment à notre analyse, mais ils sont
rares. Ce qui nous occupe ici ce sont les recueils qui prêtent à des hési­
tations comme le prouve la réception évolutive du manuscrit 1192 de la

22 D anielle M uzerelle, « L e R ecueil Conrart à la Bibliothèque de l ’A rsenal», Les


U sages du m anuscrit, XVIIe siècle, juillet-septem bre 1996, p. 477-487.
23 François-Louis Jamet, 1710-1778. Voir C. Lebédel, « A propos de Jam et», Bulletin
du biblioph ile, 1988.
LES MANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLANDESTINS 579

Bibliothèque Mazarine, et la quantité des manuscrits concernés est


maintenant telle qu’on ne peut les ignorer.
La question qui se pose est celle de la signification même du recueil,
manuscrit et imprimé, dans la littérature clandestine. Pour qu’on puisse
y voir une tactique de diffusion groupée, il faut y reconnaître une cohé­
rence offensive. Or c ’est bien dans ce sens que Lanson interprète les
recueils 2091 et 2557 de l’Arsenal, 1193, 1194, 1195, 3560, 3561 de la
Mazarine, les parentés entre eux, leurs ressemblances avec les Nou­
velles Libertés de penser imprimées de 1743, et les D issertations mêlées
imprimées de 1740. La cohérence qu ’il y découvre est celle d ’une « pen­
sée dangereuse et neuve qui circulait» au début du siècle dans les
manuscrits de «novateurs qui n’avaient pas la soif du martyre». Il
constate qu’ «on y trouve, déjà constitué et prêt à l’usage, tout l’arsenal
des arguments critiques, historiques et philosophiques contre la religion
et la spiritualité ou l’immortalité de l’âme». De son point de vue, celui
de l’influence des manuscrits précoces sur la philosophie des Lumières,
l’efficacité de tels recueils ne fait aucun doute. Ce ne sont pas des
assemblages matériels de hasard mais des recueils intentionnellement
constitués. Dans ces cas précis, le lien entre recueil et cohérence est
aujourd’hui aussi incontestable qu’en 1912.
On ne s’étonne pas qu’au contraire Lanson n’ait pas même songé à
chercher cette cohérence dans un recueil qui mêle le Sermon du rabbin
Akib au Système de religion purem ent naturelle et aux Doutes. Il est par­
faitement logique qu’il ne l’ait pas envisagé comme un recueil, qu’il ne
se soit pas soucié de son éventuelle unité, pas plus que pour le recueil
2558 de la bibliothèque de l’Arsenal qui contient le Sermon des cin­
quante à côté d’un Extrait de Meslier qu’il présentait en détail. Com­
ment alors expliquer les étapes successives de la réception de ces
manuscrits? Le manuscrit 2558 de l’Arsenal a en effet connu un destin
comparable à celui de Mazarine 1192, mais moins spectaculaire et en
trois épisodes seulement24, qui se termine en 198025 lorsque Miguel
Bemtez intègre le Sermon des cinquante à la liste de Wade. A ce
moment-là en effet la totalité du recueil, qui ne comporte que trois
pièces, passe de la catégorie de l’assemblage fortuit à la catégorie du
recueil unifié. S’il y a cohérence interne, comme nous ne pouvons le
nier pour les recueils que Lanson nous désigne, comment peut-elle dans
certains cas, se révéler par paliers au gré de nouveaux critères qui sont
nécessairement externes? Les premières explications que nous avons

24 1912, 1938, 1980.


25 M. Bem tez, « Liste et localisation des traités clandestins, Le M atérialism e du X V Ill'
siècle et la littérature clandestine, éd. O. Bloch, Paris, Vrin, 1982, p. 17-25.
580 G ENEVIÈVE AR TIG AS-M ENA NT

données ne suffisent plus. On peut admettre théoriquement que la limite


chronologique de 1750, déterminante dans la définition du corpus aussi
bien pour Wade que pour son prédécesseur, ne soit pas une règle abso­
lue pour leurs successeurs. On sait en effet que dès 1939 Norman L.
Torrey26 la remettait en question et ses arguments ne manquent pas de
poids. Mais cette souplesse théorique se heurte à la rigidité des faits. Et
les recueils sont des faits encombrants qui nous obligent à envisager un
ensemble et non des cas particuliers. On ne peut pas transgresser la
limite de 1750 sans constater les conséquences de ce nouveau choix sur
la cohérence des recueils et sur l’interprétation à en donner.
Ce ne sont pas seulement le Sermon du rabbin Akib et le Sermon des
cinquante qui sont entrés dans le corpus avec l’élargissement chronolo­
gique, mais aussi le Catéchisme de l ’honnête homme, le Dialogue du
douteur et de l'adorateur, Le D îner du comte de Boulainvilliers, Les
Questions de Zapata. Cette soudaine percée d ’œuvres de Voltaire,
toutes imprimées entrel761 et 1767, nous ramène une fois de plus au
vaste problème des rapports complexes entre l’auteur du Dictionnaire
philosophique et les manuscrits clandestins27, mais on se limitera ici aux
aspects de la question qui concernent précisément la cohérence des
recueils. D ’abord on s’aperçoit que le critère chronologique de 1750 est
étroitement lié au critère, implicite chez Lanson et Wade, de l’antério­
rité du manuscrit sur l’imprimé. La question se pose en effet de savoir
dans quelle mesure une copie d ’œuvre imprimée entre dans le corpus
clandestin manuscrit. Dans les quelques rares cas que l’on connaît,

26 Norman L. Torrey, com pte rendu de The Clandestine Organization... dans The
Rom anic R eview , X X X , 1939, p. 205-209.
27 Voir en particulier : Ira O. Wade, Voltaire an d M adam e du Châtelet, an essay on the
in tellectu a la ctivity a t C irey, Princeton University Press, 1941 ; R. Pomeau, Im R eli­
gion de Voltaire, Paris, N izet, 1956 (plusieurs rééditions); M.-H. Cotoni, L ’Exégèse
du N ouveau Testam ent dans la p h ilosoph ie fra n ça ise du dix-huitièm e siècle, Studies
on Voltaire a n d the eighteenth Century 220, Oxford, 1984: A. McKenna, D e P ascal
à Voltaire, Studies on Voltaire, 276-277, Oxford, 1990; G. Artigas-Menant, « D e
l ’austérité au sourire: Voltaire et les manuscrits philosophiques clandestins»,
Humour, ironie e t hum anism e dans la littératu re fran çaise. M élanges en l ’honneur
d e Jacques Van den H euvel, Paris, Cham pion, 1999, p. 1-18. Sur le rapprochement
entre Saül et le Catéchism e d'un honnête homme, sous le titre d ’Entretien d ’un
p rê tre grec e t d'un homme d e bien (variante pour D ialogue entre un c a lo y er et un
hom m e de bien) voir F. W eil, « Lévesque de Burigny au secours de la religion chré­
tien ne», L a L ettre clandestine n° 2 (1993), rééd. P.U.P.S., 1999, p. 199-206 et n. 26
p. 204. Je remercie François M oureau de m ’avoir prêté deux volum es (II et III) fort
intéressants, d’un recueil manuscrit incom plet, qui réunissent Le D in erd u C om te de
Boulainvilliers, et le Sermon du Rabin A kib (t. II) avec La Religion analysée p a r Mr.
D u M arsays (t. III).
LES M ANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 581

comme L'Autre Monde de Cyrano, la Lettre d ’H ypocrate à Damagette,


le Pantheisticon de Toland, la date de l’imprimé ne contredit pas une
circulation manuscrite précoce dans le XVIIIe siècle. Les six textes de
Voltaire qui figurent dans nos recueils manuscrits ayant été édités après
1760, leur circulation manuscrite doit s’interpréter autrement, même si
l’on fait remonter celle du Sermon des cinquante à 175228. On constate
de surcroît que, comme nous l’avions remarqué pour le Sermon du rab­
bin Akib, la forme du recueil a joué un rôle déterminant d’incitation
dans l’annexion des autres textes de Voltaire. Chacun d’eux en effet
figure au moins une fois en copie manuscrite dans un recueil, ce qui per­
met de penser que sans cette promiscuité avec des manuscrits philoso­
phiques clandestins, il ne leur aurait pas été si facilement assimilé29. On
ne peut alors s’empêcher de se demander jusqu’où peut aller ce proces­
sus de contamination interne. On retrouve les difficultés d’ordre géné­
ral mises en évidence par le recueil 1192 de la Bibliothèque Mazarine.
Nous avons vu qu’il a fallu quatre étapes, entre 1912 et 1996, pour
que six pièces, sur les neuf qui constituent ce recueil, soient cataloguées
dans les manuscrits philosophiques clandestins. Il en reste donc aujour­
d ’hui trois hors de ce corpus. Ce sont, dans l’ordre où elles se présentent
dans le recueil : Titre impudicité, la Conversation de Monsieur l ’inten­
dant des menus avec M. l ’abbé Grizel, de Voltaire, Saül de Voltaire.
Faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici d ’évaluer les mérites d’une paro­
die de tragédie biblique à figurer dans le corpus désigné par Lanson en
1912? Il s’agit simplement de se demander, en mesurant le recul pro­
gressif de l’étanchéité des parties à l’intérieur du recueil, s’il ne consti­
tue pas finalement un tout cohérent à lire comme tel. On trouve des élé­
ments de réponse à cette question dans les recueils imprimés dont
Voltaire a constamment imaginé l’élaboration, dirigé l’édition et sti­
mulé la diffusion à partir de 1760.
Certes on connaît depuis longtemps le rôle de Voltaire dans l’édition
des manuscrits clandestins après cette date. On n’ignore pas non plus
qu’il a utilisé systématiquement la forme du recueil pour les mêler à ses
propres œuvres. On sait qu’il s’est diverti avec brio de toutes les res­

28 Voir à ce sujet R. Pomeau, op. cit. , p. 182-183 ; J. P. Lee, « Le Sermon des cinquante
de Voltaire, manuscrit clandestin», La Philosophie clandestine à l ’Age classique,
A. M cKenna et A. Mothu éd., Paris, Universitas; Oxford, Voltaire Foundation,
1997, p. 143-151.
29 Le cas du Dîner du Comte de Boulainvilliers est particulier par ce qu’il se trouve
dans un volum e de recueil typiquement factice, Bordeaux 828 X X XVI, qui fait par­
tie des 107 volum es des Mémoires de l ’Académ ie des Sciences, Lettres et Arts de
Bordeaux.
582 G ENEVIÈVE ARTIG AS-M ENA NT

sources de l’anonymat et des fausses attributions. Mais certains détails


prennent encore du relief quand on examine les recueils, manuscrits et
imprimés, du point de vue de la cohérence interne, sans souci d ’ordre
chronologique ni d’autre critère externe. La confrontation des uns et des
autres appelle quelques remarques. Les six textes de Voltaire qui ont
rejoint notre corpus manuscrit depuis 1980 figurent tous dans des com­
binaisons diverses de recueils imprimés. Avant de se réunir aux Ques­
tions de Zapata dans le Recueil nécessaire et au Dîner du comte de Bou­
lainvilliers dans les différents volumes de M élanges, le Catéchisme de
l ’honnête homme, le Sermon des cinquante, le Sermon du rabbin Akib,
le D ialogue du douteur et de l'adorateur composent avec une régularité
remarquable, de 1764 à 1768, les différentes éditions de Y Évangile de
la raison, où ces opuscules voltairiens côtoient les versions imprimées
de trois de nos manuscrits, le Testament de Jean M eslier, Y Examen de
la religion, YAnalyse de la religion, mais aussi une œuvre de Voltaire
d’un autre genre, sa tragédie nommée Saül30. Si on peut trouver un sens
à la présence de Saül dans Y Évangile de la raison alors peut-être en
a-t-elle un aussi dans le recueil manuscrit 1192 de la Bibliothèque
Mazarine.
Constatant que «le corpus voltairien de l’histoire universelle se
développe à l’infini, sans que ses contours soient nettement dessinés»,
René Pomeau pose la question « faut-il y comprendre le Catéchisme de
l ’honnête homme, compendium dialogué de l’histoire religieuse, le
D îner du com te de Boulainvilliers, Saül [...]?» Et il conclut sur la
«remarquable unité» de ce «corpus historique, si peu méthodique» en
ces termes: «Sur l’origine des religions, sur les anciens cultes de
l’Orient, sur le judaïsme, sur le personnage historique de Jésus, sur la
naissance du christianisme, et sur l’histoire de l’Église, Voltaire a des
idées, qui répondent à une philosophie religieuse en même temps
qu’elles alimentent une propagande.» En mettant ainsi l’accent sur le
contraste entre d ’une part l’imprécision des contours, la diversité des
expressions littéraires, la variété des méthodes et d ’autre part la cohé­
rence de la propagande philosophique René Pomeau définit une pra­
tique qui atteint la perfection chez Voltaire.
Réunir sous le titre d’ Évangile de la raison une parodie de tragédie
biblique, une ou deux parodies de sermon, deux parodies de débats
théologiques c ’est provoquer la raison par la dérision. Mettre en scène
et faire entendre la cruauté, l’intempérance, la crédulité, le préjugé, la
violence, l’ignorance, l’imbécillité des rois juifs et des religieux chré­

30 Une seule des six éditions de V É vangile de la raison conservées à la Bibliothèque


Nationale ne contient pas Saü l: Rés. Z. Bengesco. 376.
LES M ANU SCR ITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 583

tiens c ’est remplacer la démonstration par l’indignation. Mais pourquoi


mêler à ces éclats de cinglante virtuosité les accents raisonnables de
Y Examen de la religion dont on cherche l ’éclaircissement de bonne fo i
ou de YAnalyse de la religion chrétienne? Rien n’est de trop pour Vol­
taire dans la lutte contre l’infâme. Il faut exploiter toutes les ressources
de l’esprit humain, laborieusement démonstratif et brillamment corro­
sif. C ’est pourquoi l’auteur éblouissant compose des pamphlets viru­
lents sous la forme dramatique, narrative, dialoguée, alors même que
l’éditeur infatigable collectionne, abrège, remanie et publie les traités
modérés des générations précédentes. Le lecteur de Y Evangile de la rai­
son ne se pose même pas la question de savoir pourquoi les écrits déjà si
variés de Voltaire, dont le moindre talent n’est pas le style protéiforme,
voisinent avec les exercices de plumes étrangères aux effets moins élo­
quents. Il reconnaît dans le recueil voltairien la tactique offensive de
l’échantillonnage portatif comme dans le dictionnaire.
Si Saül, parodie de tragédie biblique, figurait seule à côté des
Doutes, du Système de religion purem ent naturelle, de Parité de la vie
et de la mort, sa présence dans le manuscrit 1192 de la Mazarine serait
absolument extravagante et l’hétérogénéité du recueil ne pourrait même
pas être discutée. Mais le Sermon du rabbin Akib, parodique et biblique,
est le garant d ’une cohérence interne identique à celle de Y Évangile de
la raison. Ici comme là, en effet, le sermon introduit deux éléments
entièrement étrangers aux manuscrits philosophiques clandestins de la
génération que Voltaire édite : la parodie et la recherche des effets litté­
raires. On passe de la cohérence du raisonnement philosophique à la
cohérence de la propagande polémique. Non seulement la parenté litté­
raire de Saül et du Sermon saute aux yeux mais leur présence conjuguée
éclaire d ’un jour nouveau l’ensemble du recueil. Ces deux grinçantes
expressions de l’ironie voltairienne poussée à son paroxysme sont la
mise en forme éloquente, la mise en scène provocante des doutes, des
idées, des critiques qu’exposent sobrement les textes avec lesquels ils
voisinent. Paradoxalement, loin de nuire à la cohérence du recueil, Saül
la renforce. S’il était seul parmi les manuscrits du recueil 1192 invento­
riés par Wade, le Sermon du Rabbin Akib étonnerait, comme le Sermon
des Cinquante étonne dans le recueil 2558 de l’Arsenal31. Nous avons
vu cependant que des critères matériels indiscutables intègrent cette cin­
quième pièce du recueil 1192 à la partie unifiée des huit premières
pièces: même filigrane du papier, même format, même présentation. Il

31 Le recueil manuscrit Arsenal 2558 ne contient que deux autres pièces : Extrait d ’un
m anuscrit trouvé a p rès la m ort de Jean M eslier... et Essais su r la recherche de la
vérité.
584 GENEVIÈVE ARTIG AS-M ENANT

étonne donc mais il faut admettre qu’il fait partie du même recueil,
copié d ’un même mouvement à la même époque, que Les Caractères de
la religion chrétienne, Système de religion purement naturelle, Les
Doutes, Essai sur les facultés de l'âm e et Parité de la vie et de la mort.
Nous avons vu que ces même critères matériels excluent Saül. La neu­
vième pièce est en effet dans un papier différent qu’on a rogné sévère­
ment, supprimant par endroits les marges et coupant même certaines
lettres. C ’est ici que l’unité chronologique joue son rôle. Nous avons vu
qu’une quantité de particularités du recueil 1192 permettait de la distin­
guer de l’unité matérielle. Saül, écrite d’une autre main et sur un autre
papier que les autres pièces du recueil, échappe à l’unité matérielle mais
pas à l’unité chronologique, puisqu’elle a pu être copiée, comme les huit
autres pièces, à n ’importe quel moment autour de 1763, date de la pre­
mière édition32. Ce n’est donc pas par hasard que la reliure d ’origine
parfaitement conservée33 réunit Saül au Sermon du Rabbin Akib, mais
par souci de cohérence, par une volonté comparable à celle qui a présidé
à la composition de Y Évangile de la raison.
Que penser des deux pièces, six et huit, dont les critères matériels et
chronologiques les intègrent au recueil 1192 sous sa forme la plus uni­
fiée mais dont la présence surprend au premier abord ? La sixième pièce,
Titre impudicité, étrangère et au corpus manuscrit traditionnel et au cor­
pus voltairien est, on l’a vu, tirée d’une sorte de manuel de 1762 contre
les jésuites. Sans le moindre signe de composition pendant quarante-
trois pages au total, seize rubriques d ’une à quatre pages, sans aucun
lien explicite entre elles, sont successivement consacrées à illustrer le
rôle pernicieux de la confession par les exemples de seize jésuites dont
l’immoralité se passe de commentaires et justifie le laconisme du res­
ponsable des extraits. Cette espèce de dictionnaire, non alphabétique,
des régicides, crimes d ’état, conséquences abominables de la confes­
sion aurait peu de sens relié seul avec Les Doutes ou le Système de reli­
gion purem ent naturelle. Mais immédiatement placé après le Sermon du
Rabbin Akib, il en est l’illustration par l’exemple historique. Dans son
dépouillement il complète froidement la parodie grotesque du sermon,
fantaisie littéraire qui stigmatise l’intolérance et le fanatisme à l’occa­
sion de l’exécution de Malagrida, «kalender jésuite» accusé de compli­
cité d ’attentat contre le roi du Portugal. Les deux se combinent à tel
point que, sans qu’on le lui dise, le lecteur trouvera quelques pages plus
loin, dans Titre Impudicité, la démonstration de la phrase du rabbin

32 Je dis «autour» et non «après» parce qu’on ne peut savoir si la copie de la M aza­
rine e sf faite d ’après l ’imprimé ou d’après un manuscrit.
33 Voir ci-dessus n. 15.
LES M ANUSCRITS PHILOSOPHIQUES CLA NDESTIN S 585

Akib : «le feu de la discorde fut allumé dans les guerres civiles par les
confesseurs qui étaient d’un parti, et qui refusaient ce qu’ils appellent
l’absolution à ceux du parti contraire».
Après cette espèce d’appendice objectif au Sermon de Voltaire, on
revient à un traité philosophique avec Parité de la vie et de la mort, puis
juste avant Saül, on retrouve avec l’avant-dernière et huitième pièce, un
opuscule voltairien. La Conversation de M onsieur l ’intendant des
Menus avec M. l ’abbé Grizel, d’abord parue en 1761 sous la forme
d’une brochure, fait partie du cinquième recueil des Nouvelles pièces
fugitives, paru en 1762, la même année que le troisième recueil où
figure le Sermon du rabbin Akib. Sous la forme d’un «petit précis que
chaque lecteur de l’ordre de ceux qui ont le sens commun peut étendre
à son gré», la conversation «fidèlement recueillie» est une satire dialo-
guée où l’opportuniste, borné et pédant abbé Grizel ne se fait pas prier
pour apporter des arguments à son adversaire: «L a France, à parler
sérieusement, est le royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et
de la paresse, de la philosophie et du fanatisme, de la gaieté et du pédan­
tisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence.» L’excom­
munication est prétexte à brosser un très rapide tableau des procès en
sorcellerie, des convulsionnaires, des conciles, de l’intolérance, de la
cupidité, de la «barbarie» de l’Église.
Comme les deux autres œuvres de Voltaire prises séparément, 1eSer-
mon du rabbin Akib et Saül, et comme Titre Impudicité, la Conversation
de M onsieur l ’intendant des Menus avec M. L’abbé Grizel semble
déplacée si on l’isole avec les cinq manuscrits du corpus de Lanson et
de Wade. Si au contraire on s’attache à lire le recueil 1192 comme un
tout, sans s’occuper de l’origine ni de la date de rédaction de chacune de
ses neuf pièces, sa cohérence ne peut plus faire de doute. Les liens
logiques sont moins apparents peut-être à première vue que dans un
recueil composé comme les Nouvelles Libertés de penser. Mais les
perspectives, pour s’élargir, n’en sont pas moins cohérentes. A la cri­
tique historique et métaphysique des fondements de la religion le
recueil ajoute la critique des effets de la religion. De ce fait, le ton
change sans doute, à la sérénité des considérations savantes se juxtapo­
sent l’indignation et la verve satirique d ’un lecteur de la Bible ou d ’un
témoin de l’histoire contemporaine. La diversification des effets, loin de
nuire à l’efficacité du recueil, ne fait que la renforcer en prenant le lec­
teur par tous les côtés de sa raison et de sa sensibilité.

En conclusion, Saül n’est pas un manuscrit philosophique clandestin


mais le manuscrit 1192 de la Bibliothèque Mazarine n’est pas un recueil
factice. Sa parfaite unité, sa cohérence, son intérêt suffiraient à prouver
586 GENEVIÈVE A R TIG AS-M ENA NT

que les recueils dans lesquels figurent des manuscrits philosophiques


clandestins sont un objet scientifique en soi. Il est des évidences qui
aveuglent, et les recueils manuscrits en font partie. Ils obscurcissent le
paysage mais permettront peut-être de l’éclairer. Leur examen suggère
qu’on ne peut pas lire les manuscrits qui les composent comme
s’ils étaient isolés. Si on s’intéresse aux textes novateurs précoces en
les détachant de leur contexte, on est dans la logique de Lanson, mais
en apparence seulement. C ’est vrai que la recherche des sources des
grands textes des Lumières conduit à faire un tri chronologique. On ne
confondra donc pas les copies de manuscrits du début du siècle et les
copies d ’imprimés de la seconde moitié parce qu’ils n’ont pas sans
doute la même signification. Mais dans cette logique même et si l’on
croit que les uns sont bien héritiers des autres, il faut, s’ils sont groupés,
chercher la signification de ce groupement. Si un recueil manuscrit ne
réunit que des copies de textes précurseurs, qu’il soit le modèle ou la
copie d ’un recueil imprimé de 1740 ou 1743 peu importe, c ’est un
recueil de manuscrits philosophiques clandestins. Si un recueil manus­
crit réunit des copies de la première moitié du siècle à des copies de
textes tardifs, ce n’est peut-être pas à proprement parler un recueil de
manuscrits philosophiques clandestins, mais on ne peut pas en conclure
que c ’est un recueil factice et rejeter une partie de son contenu. Ce
recueil, difficile à qualifier, donne à lire sous la même forme manuscrite
des manuscrits philosophiques clandestins et des copies de textes tar­
difs. Dans la forme il affiche une continuité, un héritage ; il faut chercher
si le fond corrobore cette unité. Seule la lecture des textes cumulés peut
permettre de vérifier la cohérence du livre ainsi constitué. Seule cette
lecture peut nous aider à comprendre la perspective des lecteurs
contemporains du recueil.

Geneviève A r t ig a s - M e n a n t

Université Paris XII et UMR 8599 Paris IV CNRS


DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE,
DE LA NATURE DES CHOSES :
LUCRÈCE PHILOSOPHE
ENVIRON 900 ANS AVANT JÉSUS CHRIST.

Ce texte fait partie d ’un recueil découvert par Antony McKenna à la


Bibliothèque Inguimbertine: D iversités curieuses ou mélanges de p lu ­
sieurs pièces tant en vers qu 'en prose, épigrammes, sonnets, stances,
épitaphes, bons mots, madrigaux, etc., le tout tiré de divers auteurs soit
anciens, soit modernes. 1753 (Carpentras, ms 954), ayant appartenu à
l’avocat Étienne Jamet, sans doute le neveu des frères Pierre-Charles et
François-Louis Jamet1.
Il occupe les pages 677 à 688 du recueil. Il suit les Remarques sur la
Bible2 et précède Lettre de trasibule à Leucippe. ouvrage critique histo­
rique, et métaphisique ou l ’on nie la vérité de toutes les religions, l ’exis­
tence de dieu, et l'im m ortalité de l'am e p a r M rfreret secretaire perpe-
tuel de l'académ ie des inscriptions et belles Lettres m ort en 1746. Ces
trois textes sont de la même écriture, caractérisée en particulier par l’ab­
sence quasi totale des majuscules, y compris pour les noms propres. La
pagination en est continue : ainsi la fin des Remarques sur la Bible se
trouve au début de la page 677, et le début de la Lettre de trasibule à
Leucippe se trouve à la fin de la page 688. Ces textes ont donc été reco­
piés au même moment, à quelques jours, quelques semaines ou
quelques mois près, peut-être, ce qui fournit une indication quant à la
date de la copie, entre 1746 (mort de Mr Fréret) et 1753 (date du
recueil).

1 Pour la description de ce recueil, voir les articles suivants d ’Antony McKenna: « U n


texte extrait des recueils des frères Jam et», La Lettre clandestine, 5 (1996), p. 51-
55, et « D e s pamphlets philosophiques clandestins», XVIIe siècle, 195 (1997),
p.243-252.
Les frères Jamet possédaient une très riche collection de recueils de pièces diverses
(dont de nombreux textes «clan destins»). Plusieurs de ces recueils se trouvent à la
BnF: M iscellanea..., I. 1730-1735; II, 1736-1740, 2136 p. (Fonds français, 15362-
15363), et F ragments..., 197, 244, 170 et 163 ff. (n.a.f. 4361-4364).
2 Texte édité par Antony M cKenna dans l’article cité ci-dessus, La Lettre clandestine,
5 (1996).
588 ELISABETH QUENNEHEN

Cela ne suffit pas cependant pour dater le texte recopié, original ou


lui-même déjà copie. Et si, grâce aux observations faites par Antony
McKenna, il paraît possible de déterminer que les Remarques sur la
Bible ont été écrites après 1727, date de la publication des Lettres choi­
sies de Tyssot de Patot, qui sont une des sources du manuscrit3, le cas
des D ivers sentiments de Lucrece se pose différemment. Car si on peut
identifier sans hésitation la (ou les) source(s) du manuscrit, les condi­
tions et les raisons de sa transmission posent question.

LES SOURCES

Le texte est composé d ’un certain nombre d’extraits des Livres III et
V du D e rerum natura de Lucrèce, dans la traduction française de
Michel de Marolles publiée à Paris en 1659.
Sans entrer dans les détails d ’une chronologie discutée, on sait, et on
savait aux XVIIe et XVIIIe siècles, que Lucrèce a vécu, et composé son
admirable poème D e la nature des choses, au 1er siècle avant notre ère,
d ’où une première question sur la date fantaisiste donnée dans le titre:
environ 900. ans avant jésu s christ.
Sans revenir non plus sur la passionnante histoire de la transmission
et de la circulation des manuscrits pendant les quinze siècles qui ont
suivi4, il importe de rappeler qu’un de ces manuscrits découvert par
Poggio en 1417 fut à l’origine de l’édition princeps de Brescia en 14735,
que Denys Lambin donna son édition magistrale du poème de Lucrèce
en 1563e, et qu’il y eut ensuite, du XVIe au XVIIIe siècle, de nombreuses

3 La Lettre clandestine, 5 (1996), article cité et «Tyssot de Patot exploité dans un


manuscrit clandestin », p. 74.
4 L.D. R eynolds et N.G. W ilson, D ’Homère à Erasme. La transmission des clas­
siques grecs et latins. Paris, C .N .R .S., 1984. [ Traduit de: Scribes and scholars: A
Guide to the Transmission ofG reek and Latin Literature, Oxford University Press,
1968, 1974],
Voir aussi VIntroduction d ’Alfred Ernout dans son édition du De rerum natura,
Paris, Les B elles Lettres, 1993 (1" éd. 1966),et J. Philippe, «Lucrèce dans la théo­
logie chrétienne du IIIe au XIIIe siècle» . Revue de l ’Histoire des Religions, XXXII
(1895), p. 284-302 et X X XIII (1896), p. 19-36 et 125-162.
5 R eynolds et W ilson, op. cit, p. 93.
6 Établie à partir de plusieurs manuscrits, elle fit autorité jusqu’à l ’édition fondamen­
tale de Lachmann (Berlin, 1850), et reste, aujourd’hui encore, une des m eilleures,
de l ’avis m êm e d ’Alfred Ernout (1993: Bibliographie, non paginée). R eynolds et
W ilson, op. cit, p.l 19.
DIVERS SENTIM ENTS DE LUCRÈCE 589

éditions du D e rerum natura1, sans que les éditeurs aient jamais appa­
remment rencontré de difficultés pour obtenir le permis d’imprimer. Les
préfaciers successifs n’ont certes pas manqué de dénoncer l’impiété ou
l’athéisme qui s’expriment dans le poème, mais pour en exalter aussitôt
la beauté de la langue latine et la force des images poétiques8.
Ainsi, dans son Discours apologétique pour iustifier cette Traduc­
tion, & la lecture de cet Ouvrage, & pour servir d ’Eloges à LUCRECE,
Michel de Marolles présente-t-il d’abord Y Objection contre Lucrece :
«Épicure et Lucrèce, dit-on, sont impies. (...) Lucrèce combat l’im­
mortalité de l’Âme, il nie la providence des Dieux, oste toute sorte de
Religion du cœur des hommes, & establit le souverain bien dans la
volupté. Je ne l’excuse point en cela.»9 Mais il y répond un peu plus loin
par Y Excellence de Lucrèce, « l’un des plus polis & des plus elegans
Ecrivains de toute la langue latine. (...) Qu’y a-t-il de plus pur? Quoy
de plus net? Que se peut-il imaginer de plus élégant?10
C ’est dire que, plutôt que le philosophe annoncé dans le titre du
manuscrit présenté ici, c ’est d ’abord le poète qui a été reconnu et honoré
pendant toute la Renaissance et le premier âge classique11. Et sans doute
est-ce aussi la richesse et la difficulté de sa langue qui expliquent, en
partie du moins, que les premières traductions en aient été si tardives,
pas avant la seconde moitié du XVIIe siècle12. C ’est ce qu’exprime
d’ailleurs Michel de Marolles, dans la Préface de son édition de 1659,
qui est au fond la véritable source du manuscrit: «... personne iusques
à present n ’a traduit ces Livres en nostre Langue, non plus qu’ils ne

7 23 éditions et rééditions entre 1589 et 1719, d ’après C.A. Gordon, A bibliography o f


Lucretius, Winchester, 1985 ( l re éd., Londres, 1962).
8 A com m encer par Lambin lui-m êm e, qui reste pour les éditeurs postérieurs une
référence constante.
9 Les Six livres de Lucrèce de la nature des choses, 1659, p.525 et 524. Voir note
infra.
10 Idem, p. 530 et 532.
11 M ais en 1685, dans la Préface de sa traduction (citée infra), des Coutures écrit:
« Lambin sous Charles IX enseigna publiquement Lucrece, pourquoi sous le regne
de Loüis Le Grand ne feroit-on pas renaître ce Philosophe?»
12 La traduction française de M ichel de M arolles est la première pour la date de publi­
cation, 1650. M ais Lucy Hutchinson avait donné une traduction anglaise des VI
Livres de Lucrèce, restée manuscrite, au tournant des années 1650. Et John Evelyn
a publié en 1656 une traduction anglaise du Livre I.
Sim one Fraisse (dans L’influence de Lucrèce enfrance au XVIe siècle, Paris, 1962),
signale toutefois un article de H ugues Vaganay, « L e XV Ie siècle a-t-il pu lire
Lucrèce en français?», Bull. Ass. G. Budé, juillet 1932. Il y est fait mention de plus
de 200 vers de Lucrèce traduits en français dans une M ythologie..., extraite du latin
de Noël Le Comte, ... par Jean de Montlyard, Lyon, 1600.
590 ELISABETH Q UENNEHEN

l’ont point esté, que ie sçache, en toutes les autres Langues de l’Europe,
dont il est croyable que la difficulté que luy attribue Quintilien, est la
principale raison.»

Michel de Marolles ( 1600-1681 )13, abbé de Villeloin, familier des


milieux libertins érudits, mais aussi lié avec quelques uns des messieurs
de Port-Royal, en particulier l’abbé de Saint-Cyran14, fut un «infati­
gable » traducteur des auteurs latins15. Il a donné deux éditions de sa tra­
duction de Lucrèce. La première, dédiée à Christine de Suède, fut
publiée à Paris en 165016. La seconde, dédiée à Mgr de Lamoignon, Pre­
mier Président au Parlement, fut publiée également à Paris en 165917,
avec des corrections suggérées, nous dit l’auteur dans sa Préface, par
Gassendi lui-même18. C ’est peu de dire que Michel de Marolles, en tant

13 Voir R ené Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du 17' siècle. Paris,
1983. (1"= éd. 1943), p. 278-279 et passim.
Sainte-Beuve lui a consacré une longue notice dans ses Causeries du lundi:
«L ’A bbé de Marolles ou Le curieux», causeries des lundis 21 et 28 décembre 1857.
T. XIV, p. 107-123 et 126-147.
Voir aussi Antonin Fabre, Les ennemis de Chapelain, Slatkine Reprints, 1971,
(réimpression de la 2e édition de 1897). Le chapitre VII, p .l 18 sqq, est consacré à
l ’abbé de Marolles.
Les Mémoires de Michel de Marolles, ... ont été publiés à Paris en 1656-1657, en
2 vol., et réédités à Amsterdam [Paris] en 1755, en 3 vol.
14 Jean Lesaulnier, Port-Royal insolite. Edition critique du Recueil de choses diverses,
1670-1671, Paris, 1992, p. 115 n.133, et «Index biographique», p. 790.
Antony M cKenna, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des P ensées de
Pascal, 1993, p. 39, n.59.
15 « M. L’Abbé Goujet parlant des Traductions de M arolles, dit que ce Traducteur très
m édiocre, m ais infatigable, se vantoit après un calcul exact d’avoir fait en sa vie 133
124 vers» Journal des Savants, Tables, rubrique M arolles (M ichel de).
16 Le Poète Lucrèce, latin et françois, de la traduction de M. D. M. Paris, T. Quinet,
1650. In-8°, 23 ff., 607 p.
17 Les Six livres de Lucrèce de la nature des choses, traduits p a r Michel de Marolles,
abbé de Villeloin, 2e édition ... à quoy sont adjoustées les petites nottes latines de
Gifanius et la vie d ’Epicure, contenant la doctrine de ce philosophe, tirée de Dio-
gène de Laerce. Paris, G. de Luyne, 1659. In-8°, 7 ff., 306 ff., la suite paginée 307-
536 et index.
Il est probablement aussi l ’auteur d ’une troisièm e édition, en vers, imprimée à Paris
par Jacques Langlois fds en 1677. Les six Livres de Lucrece / De la Nature des
Choses. Ouvrage difficile, que l ’Auteur a essayé de représenter clairement & naï­
vement en vers, p a r celuy qui fu t imprimé en Prose dés l ’année 1649. avec Privilege
du Roy.
18 « Il y a prés de quatre ans qu’ ayant eu dessein de revoir ma Traduction pour la rendre
plus iuste & plus correcte qu’elle n’estoit la premiere fois, ie profitay des bons advis
que m ’en donna l ’un des plus grands Sçavants hom m es de son Siecle, Pierre
DIVERS SENTIM ENTS DE LUCRÈCE 591

que traducteur, n’était guère estimé par ses contemporains. Sa dédicace


à Christine de Suède ne reçut pas de réponse19. Guy Patin, qui se dit son
ami, écrit néanmoins que «ses traductions ne lui font pas honneur»20.
Chapelain surtout ne cesse de porter sur ses travaux des jugements
féroces21, en particulier sur sa traduction de Lucrèce: «On dit que le
comedien Molière, ami de Chapelle, a traduit la meilleure partie de
Lucrèce, prose et vers, et que cela est fort bien. La version qu’en a fait
l’abbé de Marolles est infâme et déshonore ce grand Poète.»22 Et, dans
son D ictionnaire, Bayle lui fait écho: «Mr. l’Abbé de Marolles n’en-
tendoit pas assez bien la Langue latine, & la Physique d ’Epicure, pour
réussir dans une telle version.»23

Quoi qu’il en soit de la qualité de cette traduction, c ’est la seule dont


pouvaient disposer les lecteurs non latinistes jusqu’à la nouvelle traduc­
tion du D e rerum natura publiée par Des Coutures en 1685. Elle avait

G assendi, peu de iours avant sa mort. Il m ’y marqua de sa propre main tous les
endroits, où il crût qu’il estoit nécessaire de retoucher; de sorte qu’en cela m esm e,
il m e donna beaucoup de marques de sa bienveillance: Et certes ie ne puis nier que
ie ne luy sois redevable de beaucoup de vues & de corrections importantes que i ’ay
em ployées dans cette seconde Edition.»
G assendi connaissait par cœur «Lucrece tout entier», nous dit Bem ier dans l ’avis
Au lecteur de son Abrégé de la Philosophie de Gassendi (p. 12, dans l ’édition don­
née en 1992 par S. Murr et G. Stefani).
19 B ayle, Dictionnaire historique et critique, 3' édition, Rotterdam, 1720: Article
Lucrèce, Remarque P.
Antonin Fabre, Les ennemis de Chapelain, op. cit., p. 156.
20 Lettres de Gui Patin, éd. Réveillé-Parise, 1846; t. III, p. 14.
21 «C ette traduction françoise de Stace par l ’abbé de M arolle est un de ces maux dont
nostre langue est affligée. Ce personnage qui a fait vœu de traduire tous les vers
latins anciens et a presque desja accom pli son vœu, n’ayant pardonné ni à Plaute, ni
à L ucrèce, ni à Catulle, H bulle, Properce, ni à Horace, ni à Virgile, ni à Lucain, ni à
Perse, ni à Juvenal, ni à Martial, ni à Stace m esm e com m e vous avés veu. Vostre
O vide s ’en est defendu avec Sénèque le Tragique, Terence, Valer[ius] Flaccfus],
Silius Italicus et Claudian, mais je ne les en tiens pas pour sauvés, et toute la grâce
qu’ils en peuvent prétendre, c ’est celle du C yclope à U lysse, c ’est d’estre assassinés
des derniers.» Lettre du 2 janvier 1659 « à N icolas H einsius, secrétaire latin de M es­
sieurs des Estats, à La Haye », citée dans Lettres de Chapelain, (éditées par Philippe
Tam izey de Larroque, Paris, 1 8 8 0 -1 8 8 3 ,2 vol.), II, 6.
22 Lettre du 25 avril 1662 « à M. Bem ier,m édecin du Grand M ogol, à D elli»; idem, II,
225.
Sur cette traduction, perdue, de Lucrèce par M olière, voir en particulier Œuvres de
Molière, édition Despois-M esnard, 1873-1912: t. XI, p. 51 ; t. V, «A ddition aux
notes du M isanthrope», p. 559-561 ; t. X, «N o tice biographique», p. 53-54 et 481.
23 A rticle Lucrece, Remarque P.
592 ELISABETH Q UENNEHEN

au moins ce mérite, et son utilité est d ’ailleurs soulignée par Charles


Sorel dans sa Bibliothèque françoise en 1664: «(M. de Marolles) est
extrêmement louable d ’avoir employé quelques heures de son loisir à la
traduction des anciens poëtes latins. (...) La plupart de ces livres
n’ayant jamais été traduits auparavant, on est fort obligé à un auteur qui
a pris la peine de les mettre en notre langue. Cela est très nécessaire pour
la satisfaction de ceux qui ne savent pas la langue latine, et cela donne
même du soulagement à ceux qui la savent, ne trouvant pas toujours les
explications si prêtes.»24 Voltaire encore lui reconnaît ce mérite:
«M ichel, abbé de Villeloin, composa soixante-neuf ouvrages, dont plu­
sieurs étaient des traductions très utiles en leur temps.»25
Est-ce à dire que cette traduction a été largement diffusée? C ’est ce
que laisse entendre Marolles lui-même dans sa Préface à l’édition de
1659 : «Aussi me suis ie apperceu que de toutes les traductions que i’ay
faites, le débit de celle-cy a esté plus prompt que de toutes les autres».
Nous n ’avons pas les éléments qui permettraient de l’affirmer, mais
c ’est en tout cas une hypothèse plausible.

LE TEX T E DU M AN USCRIT

Il est recopié à partir de la deuxième édition de 1659, qui est suffi­


samment différente de la première pour qu’il n’y ait pas d’hésitation
possible.26 Mais cette source, de même que le nom du traducteur, ne sont
pas signalés.

24 Passage cité par Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XIV, p. 127.


25 Idem, p. 121.
Voltaire possédait dans sa bibliothèque plusieurs éditions de Lucrèce, dont le pre­
mier tom e de la traduction de D es Coutures (2e éd. de 1692), mais on n’y trouve pas
la traduction de M ichel de M arolles. Bibliothèque de Voltaire. Catalogue des
Livres. Editions de l ’Académ ie des Sciences de l ’URSS. M oscou, Leningrad, 1961.
26 A insi les vers 805-809 du Livre V, Du commencement du monde : 1650: « D e là,
selon que chaque région était propre à quelque chose, les entrailles de la Terre se
remplirent de germes, & s ’ouvrirent d ’elles-m esm es, quand le terme fut venu de
mettre au monde des enfans qui fuirent les lieux humides et cherchèrent les haleines
de l ’air. La Nature faisoit tourner les petites ouvertures de la Terre du m esm e costé
que de ses veines ouvertes ...»
1659; «. .. , & selon que chaque R égion se trouvoit disposée, il se formoit & crois-
soit des matrices attachées par des racines à la Terre, lesquelles s ’entr’ouvrant à
mesure que les embrions estoient parvenus à maturité, & ennuyez des eaux qui y
estaient contenues, demandoient à ioüyr de l ’Air, la Nature ouvrait en ces endroits
là les pores de la T erre,...»
DIVERS SENTIM ENTS DE LUCRÈCE 593

Il est composé de larges extraits des Livres V et III du poème de


Lucrèce.
Le premier tiers du texte (jusqu’aux paragraphes sur L'origine de la
religion inclus) représente environ 330 vers sur les 1457 que contient le
Livre V [vers 93-97, 109-110, 115-117, 148-159, 165-222, 236-241,
246-247, 250-253, 253-261, 381-385,417-432,436,439-441,447-480,
535-559, 778-790, 793-796, 799-818, 824-841, 843-861, 923-930,
1161-1235].
Les deux autres tiers représentent environ 530 vers sur les 1108 que
contient le Livre III [37-93, 94-97, 138-176, 206-224, 399-417, 423-
893, 934-985, 1038-1066, 1090-1108 (soit la fin du Livre III)].
Ces extraits représentent donc environ 860 vers sur le total des 2565
vers des Livres III et V, et les coupures y sont de taille et de nature
variables : un ou plusieurs mots supprimés, ou modifiés ; un ou plusieurs
vers supprimés, ou contractés. D ’une manière générale, la copie suit de
très près le texte de Marolles. Cependant un certain nombre de change­
ments et de raccourcis ont été effectués, dont la portée, voire l’intention,
sont difficiles à évaluer. Ce passage du Livre V de Lucrèce sur L ’origine
de la religion (vers 1161-1164) en donne un aperçu :
Maintenant il n’est pas fort difficile de rendre la raison pourquoy les
Dieux ont esté reconnus parmy les Nations, & pourquoy les Villes leur
ont dressé tant d’Autels, & institué tant de ceremonies sacrées, ce qui se
pratique auiourd’huy en une infinité de lieux». (Marolles, 1659).
il n ’est pas douteux que la raison qui a fait reconnoître des dieux
parmy les nations, leur elever des autels avec des cérémonies sacrées,
ainsy qu’il se pratique encore. (Manuscrit de Carpentras).
Il faut d ’autre part signaler que, lorsqu’ils sont cités dans les pas­
sages reproduits, les noms de Memmius, de Démocrite et d ’Epicure
sont systématiquement supprimés : ainsi, par exemple, le nom de M em­
mius aux vers 93, 164 et 248 du Livre V, ou ceux de Démocrite et Épi­
cure aux vers 1053 et 1056 du Livre III.
A lui seul, le passage Arguments contre l ’immortalité de l ’âme, qui
compte environ 450 vers, avec très peu de coupures, représente plus de
la moitié du manuscrit. Cette simple remarque suffirait à démontrer le
caractère résolument anti-chrétien et anti-religieux du manuscrit.
Remarque d’évidence donc, mais renforcée par le contenu des autres
extraits du manuscrit, ainsi que par sa place dans le contexte particulier
du recueil, entre deux textes eux aussi résolument anti-chrétiens et anti­
religieux.
Le choix des passages reproduits mériterait une analyse plus appro­
fondie, en particulier l’explication matérialiste Du commencement du
monde et de la production des hommes, qui est à rapprocher, me semble-
600 ELISABETH QUENNEHEN

encore deviner de ce qui nous est depuis venu familier ; mais les choses
pareilles se joignirent ensemble, le monde fût distingué, les membres se
divisèrent, et les grandes parties se rangèrent diversement formées
qu’elles êtoient de toutes sortes de principes dont la discorde troubloit
les intervalles, en telle sorte que le ciel fût éloigné de la terre, la mer se
logea à part, et les feux se separerent en la région étherée.
les corps des principes de la terre étant plus pesants, et plus entrelas-
sés que les autres s’assemblèrent au milieu, et s’arrangèrent dans la par­
tie la plus basse, et d ’autant plus qu’ils se serroient entre eux, ils expri­
mèrent plus fortement ceux qui composèrent la mer, les astres, et le
firmament, ces choses là étant composées d’atomes plus polis, plus
ronds, et d ’éléments bien plus petits que la terre, de sorte que le ciel
étoilé s’eleva le premier des parties de la terre par ses conduits qui
êtoient rares, et dans sa legereté il enleva plusieurs feux celestes à sa
suite, de même que quand nous voyons le soleil du matin enlever la
rosée dont les herbes sont fleuries, l’humide des lieux marécagers, que
les rivieres exaltent3 des broüillards, et qu’alors la terre même semble
pousser des fumées, ce qui étant assemblés au dessus de nous forment
des nuages qui couvrent la face du ciel, ainsy donc le ciel leger, et fluide
étant renforcé en sa circonférence devint comme une enceinte entiere,
fût épandu de tous côtés, et enveloppa toutes les autres choses d ’un
vaste embrassement, les principes de la lune, et du soleil suivirent ceux
du ciel, des quels le ciel, ny la terre ne s’approprient point pour n’être ny
si pesants, ny si serrés qu’ils pussent descendre en bas, ny si legers
qu’ils pussent jusqu’au plus haut; et toutefois ils sont tellement entre les
2. qu’ils y tiennent comme rang de corps vivants, et sont des parties les
plus considérables du monde..e la même sorte que tandis qu’il y a en
nous de certains membres qui se reposent, il y en a d’autres, comme le
cœur qui ne laissent pas de se mouvoir.

La terre se repose.
afin que la terre soit en repos du milieu du monde, son propre far­
deau luy doit diminuer peu à peu. elle doit être par le dessous d’une
autre nature que celle quelle a eû proportionnée aux parties aériennes du
monde sur qui elle se repose, de là vient qu’elle ne leur est point à
charge, et qu’elle ne foule point les airs, comme les membres ne sont
point pesants à chaque personne, la tête ne pese point sur le col, et nous
ne sentons point sur nos pieds le fardeau de nôtre corps ; mais toutes les
pesanteurs qui nous viennent de dehors nous blessent souvent, quelques

3 Pour: «exhalent».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 601

petites qu’elles soyent, tant il importe quelle chose soit opposée4 à une
autre: ainsy la terre n ’a point été rapportée en son lieu comme une chose
étrangère, n’y n ’est point venue de dehors pour être joint à des airs
étrangers ; mais ayant été conçue, et formée conjointement dés l’origine
du monde, il semble qu’il en soit une partie certaine, comme nos
membres sont parties de nôtre corps, au reste la terre émüe par les
grands tonnerres ébranle par son mouvement toutes les choses qui sont
au-dessus d ’elle; ce qui ne se pourrait faire aucunement si elle n ’êtoit
etroitement liée avec l’air, et le ciel ; car toutes ces parties là de l’univers
sont jointes entre elles dés le commencement par des racines com ­
munes, et sont étroitement unies, de même que nôtre ame soutient en
nous la pesante marche5 de nôtre corps, parce qu’elle est jointe, et par­
faitement unie avec luy.

Du commencement du monde.
je reviens à la nouveauté du monde, et aux campagnes molles de la
terre, et je dis ce que par un germe recent elle s’efforça de pousser au
jour, elle mit autour des collines toutes sortes d ’herbes verdoyantes, des
prairies enrichies de fleurs garnirent les campagnes, et la nature permit
aux arbres de croitre de la même sorte que la plume, le poil, et la soye
viennent sur les corps des bêtes, et des oyseaux. ainsy la terre nouvelle
porta d’abord les herbes, et les arbrisseaux ; puis elle créa diverses sortes
d ’animaux qui nâquirent de plusieurs façons, et de maniérés diffé­
rentes ; pourquoy on laisse à bon droit le nom à la terre, le nom de mere
commune, parce que c ’est de la terre que tout est créé, il y a aussy main­
tenant plusieurs animaux sur la terre qui sont engendrés de la pluye, et
de la chaleur du soleil, les oyseaux de toutes les especes laissèrent leurs
œufs étant éclos au printemps, comme les cigales laissent maintenant en
été leur petit etuy pour chercher leur nourriture, alors la terre commença
de produire des hommes, parce qu’il y avoit par toutes les campagnes
beaucoup de chaleur, et d ’humidité, et selon que chaque région se trou-
voit composée, il se trouvoit, ou formoit des matrices attachées par des
racines à la terre, lesquelles s’entrouvrant à mesures que les ambrions
[sic] êtoient parvenus à maturité, et ennuyés des eaux qui y êtoient
contenu [sic], demandoient à joüir de l’air.
la nature ouvrait en ces endroits là les pores de la terre, et les pressoit
à verser un suc semblable à du lait, comme les femmes qui ont enfanté
se remplissent d’une pareille humeur, parce que toute la force de l’ali­

4 Pour: «apposée».
5 Pour: «m asse».
602 ELISABETH QUENNEHEN

ment se tourne du côté des mamelles, ainsy la terre donnait la nourriture


aux enfants, la chaleur leur servoit de vêtement, et l’herbe les reposoit.
la nouveauté du monde n’apportoit point de froidure importunes [sic],
ny de chaleurs excessives, ny de souffles impétueux, toutes choses
croissoient, et se fortifioient en même temps ; mais parce que la fécon­
dité de la terre ne pouvoit pas toujours durer, elle cessa d’enfanter,
comme une femme hors d’age de porter des enfants; car il n’y a rien à
quoy le temps n’apporte du changement, un état des choses doit être
suivi d ’un autre, rien ne peut demeurer semblable, tout s’en va, la nature
change, et contraint les creatures de se transformer, une chose se cor­
rompt, et devient languissante par l’age débile, tandis qu’une autre s’ac-
crroît [sic], et qu’elle sort d’une matiere informe ; ainsy l’age change la
nature du monde; et l’etat ou la terre est a present, est venu d’un autre
état ou elle êtoit, de sorte qu’elle ne peut plus ce qu’elle pouvoit; main­
tenant elle est capable de porter ce qu’elle ne pouvoit auparavant.
la terre créa aussy des monstres de forme etranges, et de membres
prodigieux, des androgines neutres entre les 2. sexes, également éloi­
gnés des 2. ceux cy sans pieds, ceux là sans mains, plusieurs privés de
bouches, quelques uns aveugles, et d’autres dont les membres embar­
rassés par l’adherence dont ils êtoient collés à tout le corps ne pouvoient
rien prendre du tout, la terre créa donc des monstres, et des prodiges de
ce genre là, mais inutilement ; car la nature ne leur donna par le moyen
de prendre de leur accroissement, et ils ne peuvent atteindre à l’age
convenable, ny prendre leur nourriture, ou se joindre ensemble ; car
nous voyons que beaucoup de choses doivent concourrir afin que les
espèces puissent multiplier. 1°. l’aliment 2°. la semence genitale qui se
répand dans tous les membres, et afin que les mâles, et les femelles se
joignent, il faut quelque chose qui y attache un plaisir mutuel, de telle
sorte qu’il faut de nécessité qu’un grand nombre d ’animaux aît péri du
commencement ne pouvant se procurer la volupté, et ceux que l’on voit
se sont maintenus par la force, la ruse, ou la legereté. la force a conservé
la feroce engeance des lyon [sic], la ruse a preservé les renards; et la
fuite a deffendu les cerfs.

Des premiers hommes.


Le genre humain êtoit alors beaucoup plus dur qu’il n’est a present.
aussy la terre dure l’avoit-elle créé, et comme il êtoit bâti sur des os
beaucoup plus grands, et plus solides que nous ne les avons a present, ils
êtoient assortis de nerfs, et de muscles bien plus robustes, de sorte qu’il
n’êtoit pas facilement accablé par la chaleur, ny transi de froid, ny
offensé par la nouveauté des viandes, ny frappé d’aucunes maladies, la
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 603

vie des hommes êtoit longue, et ils passoient leurs jours à la façon des
bêtes qui sont errantes de toutes parts.

L’origine de la religion.
il n’est pas douteux que la raison qui a fait reconnoître des dieux
parmy les nations, leur elever des autels avec des cérémonies sacrées,
ainsy qu’il se pratique encore, a été la crainte conçüe dans le cœur des
mortels, ce qui a donné lieu aux fêtes que l’on célébré à l’honneur de
différents dieux, les hommes considéraient d ’un esprit vigilant, et
croyoient même voir en dormant la beauté des dieux, et suivant leurs
différentes imaginations ils leurs attribuoient des forces, des visages et
des formes extraordinaires, et parce qu’ils s’imaginoient les voir tou­
jours de même, ils les traitaient d’immortels, et comme ils ne compre-
noient rien de l’ordre des choses, ils les rapportèrent toutes à ces dieux,
et que rien ne se faisoit que par leur volonté, pourquoy ils établirent dans
le ciel des trônes, et des palais pour les dieux, voyant que le soleil, et la
lune roulent de ce côté, et que l’on y voit paroître les changements de la
lune, le jour, la nuit, les étoiles, les feux volages, les nüees, la rosée, la
pluye, la neige, les vents, la foudre, la grêle, la tempête, et les tonnerres.
ô genre humain malheureux qui attribüe toutes ces choses aux dieux,
et qui ajoute à leur esprit l’amertume du courroux. Combien par ce
moyen ont-ils engendrés de plaintes en eux-mêmes, de sollicitudes pour
nous, et de larmes pour la postérité? Ce n’est pas avoir de la pitié6 que
de se faire voir souvent la tête voilée ; tournée du côté d ’une pierre, et de
s’approcher de tous les autels, ny de se prosterner par terre, et d’étendre
ses mains vers le ciel, ny d’arroser les autels du sang des animaux, ou de
faire des vœux, il faudrait bien plustôt considérer tout avec une ame
tranquille ; car lorsque nous regardons tout ce grand monde, le mouve­
ment de ces astres, une affliction sensible ne nous vient pas plustôt
serrer le cœur que le soucy en même temps nous fait lever la tête en
haut pour chercher s’il n’y a point pour nous quelque puissance supér­
ieure qui par un mouvement imprimé tourne les astres lumineux ; car
l’ignorance des causes agite l’esprit pour sçavoir quelle a été l’origine
du monde, quels sont ses bornes, et jusques à quand ses enceintes sont
capables de supporter un grand mouvement ?
de qui l’esprit n’est-il pas emû par la crainte des dieux? de qui les
membres ne sont ils pas saisis par la peur du tonnerre, lorsque la terre
embrasée tremble sous ses coups? les peuples n’en sent-ils7 pas l’effet?

6 Pour: «piété».
7 Pour: «Les peuples n’en sentent-ils pas l’effet?»
604 ELISABETH QUENNEHEN

et les rois superbes ne sont-ils pas épouvantés? comme si le temps êtoit


venu de reçevoir le châtiment de leur mauvaise action, le général de
quelque armée navale, poussé par la fureur des vents fait des vœux pour
se mettre en la bonne grâce des dieux, inutilement quelquefois, souvent
le tourbillon le jette contre les écueilles. tant je ne sçay quelle puissance
occulte fait avorter les desseins des hommes, et semble fouler aux pieds
les faisceaux illustres et les haches severes.

Les hommes ont horreur de la mort, et des enfers.


La peur de la mort, et de l’enfer trouble jusqu’au fond la tranquillité
de la vie, quoique des hommes disent souvent que les maladies leurs
sont plus à craindre, et qu’ils supportent plus aisement une vie méprisée
que le coup de la mort, et qu’ils sçavent bien que la nature de l’esprit ne
consiste que dans le sang, remarqués que c ’est plustôt que ce n’est que
vanité, et louanges qu’ils affectent que leurs véritables sentiments; car
plus ils sont affligés de quelqu’adversités, plus ils appliquent leur esprit
aux choses de la religion ; car c ’est dans les périls qu’il est beau de voir
l’homme pour connoître la portée de son esprit, l’avarice et l’aveugle
désir des honneurs contraignent les hommes à passer les bornes de
l’equité, et les familiarisent avec les crimes pour parvenir à de grandes
richesses, elles sont les playes de la vie fomentées en plusieurs par la
crainte de la mort; car il semble que l’infamie, le mépris, et la dure
nécessité s’éloignent des douceurs, et du repos de la vie, et qu’elles sont
comme languissantes aux portes du trépas, ils se plaignent de leur pau­
vreté, et périssent par la vanité de quelque flatteur, et d’un peu de nom ;8
et souvent ils ne haissent la vie que par l’apprehension de la mort, ou se
la donnent eux-mêmes en pleurant, ne se souvenant plus que cette
crainte est la cause de leur ennuy. il est donc nécessaire de chasser cette
terreur de l ’esprit, à quoy il ne faut employer que la raison.

L’esprit est une partie de l’homme.


L’esprit appellé d’ordinaire l’entendement dans lequel est placé le
conseil, et la conduite de la vie n’est pas moins une partie de l’homme,
ainsy que le sont les pieds, les mains, et les yeux; mais il n’est pas une
harmonie, parce que l’ame, et l’esprit sont mutuellement conjoints, et
que de soy ils sont ensemble une seule nature, ce que nous appelions
conseil, ou entendement, et9 comme la tête qui domine surtout le corps,

8 Marolles: «Ils perissent pour la vanité de quelques statués, & d’un peu de nom.»
9 Pour: « est» .
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 605

et demeure attaché à la région du cœur, vû que là nous ne pouvons dou­


ter que la peur ne se manifeste, et que la joye ne vienne aussy. là donc
est le siège de l’esprit, et de l’entendement, l’ame qui se répand par tout
le corps obéit à l’esprit et se meût à sa discrétion selon le pouvoir qu’elle
en reçoit; mais l’esprit par soy même est seulement sage pour soy, et se
rejoüit pour soy, tandis que rien de semblable n’affecte l’ame, ny le
corps, ainsy que par un mal de tête, ou pour une fluxion sur les yeux,
tout nôtre corps n ’en est pas affligé, ainsy notre esprit est quelque fois
blessé, et quelque fois rejoüi que l’autre partie de l’ame qui est repandüe
dans les membres ne s’en est point apperçüe ; mais quand l’entendement
est émû plus fortement par une crainte vehemente, nous voyons que
l’ame y prend part dans tous les membres, et afin que chacun puisse
connoître que l’ame est jointe avec l’esprit, et touche vivement le corps
quand elle souffre les atteintes violentes de l’esprit, nous voyons sou­
vent que des hommes tombent en défaillance, et meurent par une terreur
inopiné, d ’ou il faut croire que la nature de l’ame, et de l’esprit est cor­
porelle ; car puisqu’elle peut agiter les membres, retirer le corps de l’as­
soupissement du sommeil, porter du changement au visage, et conduire
l’homme tout entier, et le faire tourner ou elle veut, ce que nous ne pou­
vons faire sans attouchement, et comme l’attouchement ne peut être
sans un corps, ne faut-il pas avoüer que l’ame, et l’esprit ont une nature
corporelle? joint que l’on voit que l’esprit agit, et compâtit également
en nous avec le corps, si l’horrible violence de la mort poussée au
dedans entre les os, et les nerfs n’offensent pas encore les principes de
la vie ; toutesfois une langueur suit cette premiere atteinte ; on se veut
coucher par terre, on n’y est pas si tôt que l’esprit agité donne la pensée
inconstante de se relever, d’ou je dis encore que l’esprit est de nature
corporelle.
cette nature est de principes très menus, et très polis, et est mobile, et
se contient en un très petit lieu, si le nature s’en pouvoit ramasser en elle
même, puisque le repos assuré de la mort n’est pas sitôt saisi de
l’homme que la nature de l’ame, et de l’esprit se retire sans que vous
vous apperceviés qu’il aît été rien ôté de tout le corps, ny quant à sa
figure, ny à sa pesanteur, car la mort luy laisse tout ce qu’il avoit,
excepté la chaleur, et le sentiment de la vie, d’ou il s’en suit de nécessité
qu’il faut que l’ame soit liée par des semences très petites dans les
veines, les entrailles, et les nerfs, l’extremité des membres ou tout le
corps ne laisse pas de se conserver dans son intégrité, on ne perd pas un
atome de sa pesanteur, il en est ainsy du vin quand la fleur, ou l’odeur
s’en est évanouie, ou de quelques doux parfums, ou des fruits qui ont
perdus leur goût sans rien perdre de leur poids.
606 ELISABETH QUENNEHEN

La vie tient plus de l’esprit que de l’ame.


sans l’esprit, et l’entendement, il n’y a pas une seule partie de l’ame
qui puisse demeurer un moment dans le corps, et qui ne le suive insépa­
rablement ; puis elle se dissipe en l’air, et abandonne les membres gelés
dans le froid de la m ort; mais celuy là s’arrête dans la vie auquel
demeure l’entendement, et l’esprit, quoique le corps soit déchiré tout
autour, ces membres étant mutilés, ce tronc de qui l’ame est retranchée
tout autour, et de qui les membres sont emportés, ne laisse pas de vivre,
et de respirer les haleines de l’air, s’il n’est pas privé de toute son ame,
au moins l’est-il d’une grande partie, toutesfois il patiente encore dans
la vie, et il y demeure attaché, comme si d’avanture la prunelle de l’œil
n’est point offensé, quand l’œil est déchiré à l’entour. la puissance de
voir est demeurée en vigueur; pour vû que la sphere de l’œil ne soit pas
entièrement corrompû [sic], et qu’en retranchant tout ce qui est autour,
vous laissiés seulement la prunelle; car cela ne se peut pas faire sans
rim er10 l’un à l’autre; mais si cette partie est rongée du milieu de l’œil,
sans que le reste soit offensé, aussitôt la lumiere s’éteint, et les tenébres
succedent en la place, ainsy à même proportion l’ame, et l’esprit sont
toujours liés ensemble par un accord mutuel.

Arguments contre l’immortalité de l’ame.


quand je dis que l’ame est mortelle, je parle également de l’esprit, ne
considérant les 2. ensemble que comme un seul, parce que l’ame, qui est
déliée, consiste en des corps très menus, et qu’elle est faite de principes
bien plus polis, et plus petits que ceux de l’eau coulante, ou que le
broüillard, ou que la fumée ; car elle les passe beaucoup en agilité, et se
meût bien davantage, quand elle est frappée par une cause legere.
puisque même elle se meût par les images de la fumée, et du broüillard ;
comme lorsqu’êtant assoupis par le sommeil, nous voyons en songe des
vapeurs qui s’exhalent des autels par des fumées qui montent; car il n ’y
a point de difficulté que ces images ne se forment en nous, ors puisque
vous voyés que l’eau, et que quelque liqueur que ce soit s’ecoulent des
vaisseaux quand ils sont brisés, et que le broüillard, et la fumée se dissi­
pent en l’air croyés pareillement que l’ame se répand, et qu’elle périt
bien plus vîte que tout cela et que quand elle s’est une fois retirée des
membres, ses principes se séparent aussy bien plus tôt, car si le corps
qui est comme le vaisseau qui la contient ne la peut plus arrêter à cause
qu’il a été froissé par quelque chose, ou qu’il a été rarifié quand on a ôté
du sang de ses veines ; croyés vous que l’ame puisse être contenüe par

10 Marolles: « ...sans ruiner l’un à l’autre ...» .


DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 607

aucun air, elle qui n’a pû être arrêtée par nôtre corps beaucoup moins
rare que l’air.
2°. L’on s’apperçoit que l’ame est engendré [sic] avec le corps,
qu’elle croît, et qu’elle vieillit avec luy, comme les enfants courrent
dans un corps infirme, et délicat, ainsy leur esprit est conduit par une
foible lumiere. quand ils sont devenus robustes par un âge plus avancé,
leur jugem ent est aussy plus solide, et la force de leur esprit est aug­
mentée, mais le corps étant accablé par la pesanteur de l’age, et tous les
membres ayant perdus leur vigueur, le jugement s’affoiblit, la langue, et
l’esprit se détraquent, et toutes choses diminüent, et défaillent tout à
coup, il y a donc toute apparence que la nature de l’ame se dissipe
comme la fumée qui s’evanoüit en l’air, puisque nous la voyons engen­
drer, croître, et succomber enfin sous le fardeau de l’age.
3°. a cecy on peut ajouter que comme nous voyons que le corps est
susceptible de grandes maladies, et de douleurs cruelles; aussy l’esprit
est souvent accueilli de soucis cuisants, de deuils, et de craintes; c ’est
pourquoy il est aussy bien convenable qu’il soit participant de la mort.
4°. il arrive aussy très souvent que l ’esprit se dévoyé dans les mala­
dies du corps, il se démonte, et fait proferer des choses extravagantes,
quelquefois il est submergé, et tombe dans un étemel assoupissement
par quelque létargie pesante dont les yeux, et la tête baissée donnent des
signes évidents, sans qu’il puisse entendre la voix, ny connoitre le
visage de ceux qui pour le rappeller à la vie, arrosent de larmes leurs
visages, et leurs joues, c’est pourquoy il faut aussy que vous confessiés
que l’esprit se dissout, puisque les pestes de la maladie penétrent dans
son intérieur; car la douleur, et la maladie sont ouvrières de la mort,
comme on l’a appris au dommage de plusieurs, nous voyons aussy que
l’esprit peut être guéri comme un corps malsain, et que la medecine luy
peut profiter.
5°. pourquoy une pesanteur de membre arrive t’elle à l’homme,
quand la force du vin le surmonte et que son ardeur se divise dans les
veines? ses jam bes embarrassés le font chanceler, sa langue devient
pesante, son esprit est noyé, ses yeux nagent dans l’humide vapeur; cela
vient de ce que la violence du vin trouble l’ame dans le corps, ors ce qui
peut être troublé, et empêché montre bien que si la cause en êtoit un peu
plus violente, celuy seroit une nécessité de périr, et sa vie seroit privée
d ’un âge plus avancé.
il arrive souvent de voir que quelqu’un attaqué d ’un soudain accès
d ’epilepsie est abattu à terre, comme s’il êtoit frappé du tonnerre, il
écume, et fait des plaintes, il tremble de tout son corps, il est hors de
sens, et étend ses nerfs, se tourmente, se met hors d ’haleine, et sans se
tenir en une place, il fatigue tous ses membres à force de les agiter, parce
608 ELISABETH QUENNEHEN

que la violence de la maladie, qui se glisse dans ses membres trouble


son ame. il ne faut pas douter qu’il n’y aît de la folie, puisque l’ame et
l’esprit sont troublés, et que leur vigueur est abbattüe par elle même et
divisée par la force du venin ; mais quand la maladie s’en va, et que l’hu­
meur noire se retire dans les cachettes du corps, il commence à se rele­
ver en chancelant, revient peu à peu à l’usage des sens, et recouvre son
ame; puisqu’il est donc vray que l’ame est agité [s/c] dans le corps
parmy tant de maux, et qu’elle y est travaillée par tant de maniérés misé­
rables ; pourquoy penser que sans le corps elle puisse demeurer à l’air à
la mercy des vents impétueux.
6°. d’autant que l’on voit que l’esprit se peut guérir comme un corps
malade, et que la medecine luy peut profiter, cela doit persuader qu’il est
mortel ; car quiconque entreprend de remettre l’esprit en convalescence,
il ne le peut sans y ajouter des parties; ou qu’il le pénétré adroitement,
ou qu’il retranche quelque chose de sa masse, ainsy qu’il en est de toutes
autres choses quand il s’agit de l’amander. ors ce qui est immortel
ne souffre point qu’on lui ôte des parties, ny que l’on luy en attribüe,
et rien du tout ne s’en peut écouler; car tout ce qui sort par quelque
changement que ce soit, aussitôt cela même luy est une mort de ce qu’il
êtoit auparavant, ainsy l’esprit donne des signes évidents de sa mor­
talité.
7°. nous voyons très souvent que l’homme décheoit peu à peu, et
qu’il perd pièce à pièce le sentiment de la vie. les ongles de ses pieds, et
de ses doigts deviennent livides, puis ses pieds, et ses jambes meurent,
et de là le froid qui devance la mort, et qui la suit, monte par tous les
autres membres, ors d ’autant que la nature de l’ame se divise ainsy, s’en
allant en parcelles, et qu’elle ne demeure jamais dans sa pureté toute
entiere, il s’ensuit qu’elle est mortelle, que si l’on pense qu’elle se peut
retirer en dedans à travers les membres, et ramasser toutes ses parties
ensemble en retranchant par conséquent le sentiment à tous les
membres, il faudrait que le lieu ou une si grande abondance de l’ame
seroit réunie, eût le sentiment bien plus exquis, ce qui n’arrivant point
du tout, comme je l’ay deja dit, il est de nécessité de croire qu’elle se
dissipe dehors étant mise en pièces, et qu’elle périsse entièrement.
8°. d’autant que l’esprit est une partie de l’homme scitué en un cer­
tain endroit comme les oreilles, et les yeux, et tous les autres sens qui
gouvernent la vie; tout ainsy que la main, l’oreille, l’œil, et le nez étant
séparés du corps, ne sont point capables de nous servir pour l’usage des
sens, ny même de subsister, encore qu’ils demeurent quelque temps
avec leur forme exterieure, de même l’esprit ne peut être de soy même
sans le corps, ny subsister sans l’homme dont le corps semble être le
vaisseau qui le soutient; car il n’y a d ’autre chose qu’on puisse s’imagi­
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 609

ner qui le soutient, ny qui luy soit plus conjoint, vû qu’il est essentielle­
m ent11 lié avec le corps.
9°. le corps, et l’esprit qui est le principe vivifiant, étant joints
ensemble, se maintiennent en vigueur, et jouissent de la vie; mais ny la
seule nature de l’esprit sans le corps ne peut produire par elle même des
sentiments de vie, ny le corps privé de l’ame ne peut durer longtemps;
ny avoir l’usage des sens, c ’est dire que comme l’œil ne peut rien voir
separement sitôt qu’il est arraché, de même il est constant que l’ame, et
l’esprit ne peuvent rien d’eux mêmes sans le corps; car pour ce que
leurs principes étant mêlés parmy les veines, les entrailles, les nerfs, et
les os sont retenus par tout le corps, et n’ont pas la liberté de s’ecarter en
de grands intervalles, ils y excitent les mouvements sensitifs qu’ils ne
peuvent reproduire de la sorte sans le corps, quand après la mort ils sont
dispersés parmy l’air, ou rien n’est capable de les contenir de la sorte;
car l’air deviendroit un corps animé, si l’ame se pouvoit contenir en luy,
et y enfermer les mêmes mouvements qu’elle faisoit dans les nerfs, et
par tout le corps, c’est pourquoy je persiste à dire que l’enveloppe du
corps étant détruite, et les souffles de la vie étant poussés dehors, il faut
de nécessité avoüer que les sentiments de l’esprit sont dissolus12 avec
l’ame, parce que la cause est pareille, et conjointe de l’ame, et du corps.
10°. puisque le corps ne peut souffrir le divorce de l’ame, qu’il ne se
corrompe entièrement, pourquoy douter que l’ame ne se repande, et ne
sorte comme une fumée du profond du corps, et que le corps changé par
une rüine funeste, tombant dans la pourriture, à cause que les fon­
dements de l’ame étant ébranlés de leurs places en sont jettés dehors
en s’écoulant par tous les conduits obliques du corps, c ’est ce qui
fait connoitre que la nature de l’ame se disperse en diverses maniérés
par les membres en sortant du corps, et qu’elle est encore par elle même
plustôt separée dans le corps, qu’elle ne le quitte pour s’evaporer en
l’air.
11°. je diray même que l’ame est quelquefois pendant la pleine vie si
ébranlée qu’elle semble s’en aller, et abandonner quelquefois le corps,
alors le visage témoigne la même langueur qu’au moment de la mort, tel
est l’accident qui arrive, quand on dit que quelqu’un a mal au cœur, ou
qu’il est en défaillance, lorsque deja on apprehende pour luy, et chacun
souhaite que le lien de la vie reprenne en luy ses forces ; car alors l’esprit,
et l’ame s’etourdissent, et ils sont abattus ainsy que le corps, en telle sorte
qu’une cause un peu plus forte les pourrait entièrement dissoudre, d’ou
l’on peut croire qu’enfin l’ame poussée hors du corps toute foible qu’elle

11 Pour: «étroitement».
12 Pour: «dissous».
610 ELISABETH QUENNEHEN

est au milieu de l’air, et sans envelope ne peut subsister non seulement


pas éternellement, mais pas même le moindre temps du monde.
12°. ny personne en mourrant ne sent point que son ame sorte
entiere de tout son corps, ny auparavant sa sortie ; qu’elle arrive d ’abord
au gosier, et à l’extremité de la gorge, mais bien qu’elle défaut en l’en­
droit ou elle est logée, comme il sçait que les autres sens périssent en
chaque partie ou ils sont situés.
13°. que si nôtre ame êtoit immortelle, elle ne se plaindrait point de
périr comme elle fait en mourrant ; mais bien plus tôt elle se rejoüiroit de
sortir, et de laisser sa dépoüille comme le serpent, et seroit comme les
cerfs qui dans leur vieillesse sont ravis de joye de se décharger de la
pesanteur de leurs bois.
14°. pourquoy l’esprit n ’est il pas engendré dans la tête, ou aux
pieds, ou aux mains, mais qu’il est tout entier dans une certaine place du
corps, si ce n’est parce qu’il y a des lieux destinés pour servir à la nais­
sance de chaque chose, et pour être utile à sa conversation13, de sorte
que l’ordre n’est jamais renversé en la disposition des membres qui
néantmoins sont arrangés en diverses maniérés, tant il est vray que les
choses s’entre suivent par un certain arrangement, ou enchaînement, et
que jam ais la flamme ne tire son origine de l’eau, ny que le froid n ’est
pas engendré du feu.
15°. que si l’ame qui est immortelle, ne peut avoir du sentiment
quand elle est separée du corps, il faut supposer qu’elle joüit de l’usage
des 5. sens; autrement on ne peut se représenter qu’elle puisse être
ébranlée, ou joüir d’aucun bien, ny sentir aucun mal; mais comme les
yeux, le nez, et la main ne peuvent subsister separement sans l’ame, ny
que la langue, et les oreilles ne peuvent servir à l’usage des sens, ny sub­
sister sans l’ame ; ainsy sans ces parties du corps l’ame ne sçauroit aucu­
nement subsister.
16°. et d’autant que nous sçavons qu’il y a un sentiment vital par
tout le corps, et que nous voyons clairement qu’il est tout animé: si
quelque violence le séparait d ’un seul coup en un instant par le milieu,
et que l’on vit separement l’une, et l’autre partie, certainement la force
de l’ame se trouveroit séparée de la même sorte, et tomberait en pièces
avec le corps, ors il répugné de croire que la nature soit étemelle de ce
qui est coupée, et divisée en parties, on dit qu’il y a de certains chariots
de guerre, lesquels avec des faulx dont ils sont armés, et tout fumants du
sang qu’ils ont versés [sic], taillent souvent en pièces des membres avec
tant de rapidité qu’ils tremblent encore à terre après qu’ils sont coupés,
le mal en étant si prompt que ny l’esprit, ny le corps n’en peuvent sentir

13 Pour : « conservation ».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 611

la douleur, parce que l’esprit est tout à fait porté à l’ardeur du combat, et
qu’avec le reste du corps celuy qui s’avance dans la mêlée n ’a pas pris
garde qu’une faulx tranchante luy a emporté le bras gauche avec le bou­
clier. un autre ne se souvient pas que sa main droite vient de luy être
coupée, comme il montoit sur un rempart, ou comme il serroit de prés
l’ennemy.
un autre s’efforce de se lever sur sa jam be qui vient de luy être
emportée, tandis que le pied moribond remue ses doigts dans la pous­
sière, et la tête de celuy cy separée de son tronc chaud, et vivant, garde
par terre son visage animé, et ses yeux ouverts jusqu’au dernier soupir,
il faut remarquer encore que si quelqu’un peut avec une épée découper
en plusieurs parties la queüe d’un grand serpent, il les verra toutes sépa­
rées par cette playe recente se tortiller à part, epancher leur sang, tandis
que le serpent touché d ’une cuisante douleur tourne sa tête en arrière
comme pour mordre la partie qui luy appartenoit auparavant, dira t ’on
que l’ame est tout entiere en chacune de ses parties? il s’en suivrait
donc qu’un seul corps aurait plusieurs ames, celle là donc se trouvant
divisée qui êtoit avec le corps, d’ou il s’en suit toujours qu’il faut par
conséquent que l’un, et l’autre soit quelque chose de mortel, puisqu’il y
a de la division.
17°. que si l’ame est immortelle, et qu’elle s’insinüe au corps de
ceux qui naissent, pourquoy n’est-il pas en nôtre pouvoir de nous sou­
venir des choses qui se sont passées avant que nous fussions nés, et
comment se peut-il faire qu’il ne nous en reste pas les moindres idées?
car si la puissance de l’ame est tellement changée que toute la mémoire
des choses luy soit abolie, elle n ’est donc pas a present bien eloignée de
sa mort, d’ou il faut conclure que celle qui subsiste aujourd’hui est créé
depuis peu.
18°. que si la puissance vivante de l’esprit est mise dans nous quand
nôtre corps est parfait, dés le moment que nous sommes engendrés, il
n’êtoit pas besoin que nous la vissions croître dans le sang avec les
membres, et avec tout le corps ; mais qu’elle y vécut seulement par elle
même comme un oyseau dans sa cage, c ’est pourquoy je dis de plus en
plus qu’il ne faut pas croire que les ames soyent sans principes, et sans
être sujettes à la loy de la mort ; car certainement nos ames ne pourraient
se joindre si étroitement avec nos corps, si elles y êtoient envoyées du
dehors ; mais c ’est bien le contraire, comme la chose se démontre clai­
rement par elle même, puisqu’elle est tellement conjointe par les veines,
par les entrailles, par les nerfs, et par les os, que même des dents sont
capables de sentiments, comme de maladies, de froideur, de l’eau, ou de
quelque petit caillou trouvé en mâchant le pain; et il n ’y a pas d’appa­
rence que les ames qui sont si bien tissuës avec le corps en puissent sor­
612 ELISABETH QUENNEHEN

tir sans altération, ny se conserver dans leur intégrité, en se séparant des


nerfs, des jointures, et des ossements.
19°. si vous vous persuadés que l’ame, qui vient de dehors, est insi­
nuée dans nous par les membres, sans doute de ce qu’elle y auroit été
repandüe de la sorte, elle périroit encore plustôt avec le corps ; car ce qui
s’insinüe, ou qui passe au travers se dissout, et périt aussy. comme l’ali­
ment qui se disperse dans les membres, et dans les veines par tous les
conduits du corps périt, et fournit à faire une autre nature que luy même,
ainsy quoiqu’il ne manque rien à l’ame, et à l’esprit, quand ils errent14
en quelque nouveau corps, si est-ce qu’ils n’y entrent point sans se dis­
soudre, tandis que les parcelles dont leur nature est composée se divi­
sent par tous les conduits pour se loger dans les membres en telle sorte
que celle qui domine aujourd’huy dans nôtre corps est née de celle qui
périt étant divisée par toutes les parties, c’est pourquoy il semble que la
nature de l’ame a un premier jour de sa naissance, et qu’elle ne peut être
exempte de celuy de sa mort.
20°. mais demeure t-il des semences de l’ame dans le corps anim é15,
ou n ’y en demeure t-il point du tout? que si quelques unes y sont lais­
sées, rien ne doit être capable de nous persuader que l’ame soit immor­
telle, parce qu’elle se retire endommagée de la perte de quelques unes
de ses parties ; et si au contraire elle se retire toute entiere, sans avoir
rien laissé des choses qui luy appartiennent, d’ou vient que les cadavres
engendrent les vers de leurs entrailles corrompues? et d’ou est-ce que
sur leurs membres bouffis on voit grouiller une si grande abondance de
petits insectes animés qui n’ont ny sans16, ny os?
que si vous croyés que les ames viennent de dehors pour s’insinuer
dans les vermissaux, si vous persuadés qu’elles y peuvent venir separe­
ment, et que vous ne compreniés point pourquoy plusieurs millions
d’ames s’assemblent d ’ou une seule s’est retiré, il faut néanmoins cher­
cher, et mettre en question si les ames se mettant en quête des semences
de vermissaux, si elles se bâtissent des demeures pour y faire séjour, ou
si elles s’insinuent en des corps achevés, on ne trouvera pas de raison à
dire pourquoy les ames font des maisons, et pourquoy elles travaillent?
car puisqu’elles sont sans corps, elles ne doivent point être en soucy de
voltiger pour trouver des maladies de froid, et de faim, c ’est le corps qui
a le plus de rapport aux incommodités, et l’esprit par sa contagion est
sujet à beaucoup de maux, toutesfois accordons qu’il leur est en quelque
façon utile de se faire un corps au même temps qu’elles y doivent entrer.

14 Pour: «entrent».
15 Pour: «inanimé».
16 Pour: «sang».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 613

il ne paroit pourtant pas qu’il y aît aucunes voyes par ou l’accès leur en
soit permis, les ames ne se font donc point des membres, ny des corps,
il n ’y a point aussy de raison de dire qu’elles s’insinuent en des corps
parfaits ; car elles ne pourroient y être jointes par des liens si subtiles
comme ils sont, ny elles ne prendraient pas de part aux choses qui les
touchent d ’un commun consentement.
21°. enfin pourquoy une violence impitoyable suit elle incessament
la triste semence des lyons? pourquoy la finesse est-elle donnée aux
renards, et la fuite aux peres qui les ont engendrés17, et qui ont fait cou­
ler la peur dans leurs corps ? pourquoy, dis-je, toutes choses sont-elles
engendrées dans les membres dés le commencement de l’age, et du pre­
mier instinct? sinon par ce que chaque particulière qualité d’une ame a
une semence déterminée qui fait qu’elle croît avec tout le corps, que si
l’ame êtoit immortelle, et qu’elle eût été accoutumée à changer de
corps, certainement les créatures animées seraient toutes mélangées
dans leurs mœurs, le chien de la race de ceux d’hircanie éviterait sou­
vent par la fuite la poursuite des cerfs, l’epervier tremblerait dans l’air
aux approches de la colombe, les hommes seraient sans jugement, et les
bêtes farouches auraient de la raison18; car c ’est un faux raisonnement
qu’on s’est imaginé que l’ame immortelle change de nature en chan­
geant de corps, puisque rien ne se change qu’il ne se corrompe, de sorte
qu’il périt, les parties étant penetrées, et changeant de postures; c ’est
pourquoy elles doivent être dissoutes, et divisées dans les membres
mêmes afin de périr finalement avec le corps.
si on dit que les ames des hommes entrent toujours en des corps
humains, je demande comment de l’ame d’un sage il s’est fait celle d’un
fou? pourquoy nul enfant n’est prudent, et pourquoy le poulain d ’une
cavale n’a pas l’adresse d’un cheval, si ce n’est parce qu’une certaine
vigueur de l’ame qui vient du principe de sa semence, croît avec le
corps, et qu’il seroit mal aisé de nier que l’ame ne soit délicate dans un
corps délicat? mais si cela se fait ainsy, il faut de nécessité confesser que
l’ame est mortelle parce qu’elle perd tant de degré de vie, et de son pre­
mier sentiment à mesure qu’elle change de membres.
22°. comment l’ame pourra t-elle atteindre avec le corps à la fleur de
l’age souhaité, si elle n’est sa compagne inséparable dés sa premiere ori­
gine ? que veux dire qu’elle se retire des membres accablés de vieillesse?
apprehende t-elle de demeurer enfermée dans un corps infecte [s/c]? ou
que la maison ruinée par le temps ne vienne à l’accabler, il n ’y a point de
périls qui puissent menacer une nature immortelles [sic].

17 Marolles: «. . . & la fuite aux Cerfs par les peres qui les ont engendrez,...»
18 Le texte de Marolles donne: « sagesse».
614 ELISABETH QUENNEHEN

23°. de dire que les ames se tiennent toutes prêtes pour se rencontrer
à point nommé aux accomplissements, et à la naissance des corps, et que
toutes immortelles qu’elles sont, elles s’arrêtent en nombres inombrables
à prendre garde à la formation des mortels, et se disputent qui sera la pre­
mière, et la victorieuse à s’insinuer dans le nouveau corps, si d ’avanture
il n’y a point un accord si bien fait entre elles pour empêcher toutes sortes
de disputes que la première accourrüe en volant soit logée la première.
24°. enfin comme un arbre ne vient point dans la 2e. région de l’air,
comme les nuages ne s’arrêtent point dans la mer, comme les poissons
ne peuvent vivre sur la terre, comme il n’y a point de sang dans le bois,
ny de séve dans les rochers, et qu’il y a un lieu certain, et bien disposé
pour chaque chose afin qu’elle y croisse, et qu’elle s’y arrête ; de même
la nature de l’ame ne peut subsister seule sans le corps, ny se tenir éloi­
gné des nerfs, et du sang ; car si elle le pouvoit, l’esprit seroit bien plus­
tôt à la tête, ou aux épaules, ou à la plante des pieds, ou à la partie d ’ou
elle auroit accoutumée de prendre son origine, et demeurerait finale­
ment dans le même homme comme dans un vaisseau ; mais par ce qu’il
est certain que dans nôtre corps il y a des lieux disposés séparément
pour le séjour de l’Ame, et de l’esprit, d’autant plus aussi faut il nier que
l’un, et l’autre puisse être engendré, et demeurer autre part que dans le
corps, de là vient que le corps ne peut périr qu’il ne faille avouer en
même temps que l’Ame périt également, quand elle en est separée; et de
fait c ’est manquer de jugem ent de joindre une chose mortelle à quel­
qu’une qui joüisse de l’immortalité, et penser qu’elles conspirent, et
concourent mutuellement à faire des actions communes ; car que peut-
on s’imaginer de plus différent, ou de plus séparé, et de plus contraire
que ce qui est mortel soit joint à ce qui est perdurable, et immortel pour
supporter en même compagnie des tempêtes cruelles.
26°.19 toutes les choses qui sont immortelles, je dis étemelles, ou
elles le sont parce qu’êtant doüées d ’un corps solide, elles peuvent
repousser les coups, et demeurer impénétrables contre les atteintes de
quoy que ce soit qui seroit capable de séparer les parties étroitement
liées par dedans, tels que sont les corps de la matiere dont nous avons cy
devant parlé, ou il faut qu’elles puissent durer toujours, étant incapables
de recevoir des impressions comme le vuide qui demeure sans être tou­
ché, et ne peut être aucunement blessé, ou parce qu’il n’y a point de lieu
autour d ’elles ou elles puissent se retirer, et se dissoudre comme la
masse universelle qui est étemelle, et hors laquelle il n ’y a pas de lieu ou
elle puisse fuir, ny de corps qui venant, et tombant dedans là de dehors

19 Sic. Mais il s’agit d’une erreur du copiste, car il n’ya pas de coupure dans le texte
(Livre III, v.807-808).
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 615

la puisse dissoudre par la vehemence d ’aucun coup, ors comme je l’ay


enseigné, la nature de l’esprit n’est point doué de corps solide, parce
qu’il y a un vuide mêlé en toutes choses; ny il n’est point toutefois de la
nature du vuide, ny il n’y a point de faute de corps dans l’immensité de
l’univers qui puisse se soulever, et par un violent tourbillon abbatre cette
masse de l’esprit, ou luy apporter quelqu’autre calamité dangereuse, ny
la nature du lieu, ny le grand espace du monde ne manque point aussy
pour faire que l’ame s’y puisse repandre, ou même périr par quelque
force que ce soit, ainsy la porte de la mort n’est donc pas fermée à l’es­
prit.
Que si l’ame doit être estimée d ’autant plus immortelle, ou parce
qu’elle est premunie contre les atteintes mortelles, ou parce que ces
atteintes ne sont pas tout à fait dénüés [s/c] de salut, ou parce que celles
qui s’en approchent en sont plustôt repoussées, qu’elles ne sont
capables de nous nuire, il n’y a rien de plus éloigné de la raison; car
outre que l’ame se ressent des maladies du corps, il luy arrive des pen­
sées qui l’embarrassent des choses futures, elle est malade par la crainte,
et tourmenté par les soucis, et les péchés commis luy donnent un remord
cuisant, ajoutons y la perte de sa mémoire, sans omettre qu’elle est
noyée dans les eaux sombres de la létargie. la mort n’est donc rien à
nôtre égard, et ne nous concerne nullement, puisque la nature de l’ame
est mortelle.
21°. comme au temps passé nous ne sentions point de mal, tandis
que les carthaginois venoient de toutes parts fondre sur nos ancêtres,
quand toutes les affaires êtoient si troublées par les émotions de la
guerre, que leur face donnoit de l’horreur, et que tous les hommes
êtoient en doute sous le regne de quelle nation ils devoient tomber tant
par terre que par mer. ainsy lorsque nous ne serons plus, après la sépa­
ration du corps, et de l’ame desquelles nous sommes maintenant com­
posés, rien ne sera capable de nous approcher, ny de toucher nôtre sen­
timent, non pas même si la terre se mêloit avec la mer, et la mer avec le
ciel, quand l’esprit, et l’ame après leur séparation du corps sentiraient
quelque chose, cela même ne nous concernerait en rien, l’oeconomie de
nôtre constitution ayant une fois été interrompüe, comme nulle chose ne
nous touche de ce que nous avons été autrefois, aussy ne nous tourmen­
tons nous point pour ceux que l’age suivant donnera au jour de la
matiere que nous avons.
quand on regarde toute la durée du temps immense qui s’est passé, et
que vous considérés en combien de maniérés les mouvements de la
matiere ont été variés, vous pourrés facilement vous persuader que les
semences ont souvent été disposées dans le même ordre qu’aujour-
d’huy, sans que néantmoins il soit possible à l’entendement de s’en sou­
616 ELISABETH QUENNEHEN

venir, parce qu’une interruption de la vie en a coupé le fil, et que tous les
mouvements se sont écartés bien loin des sens, il faut que celuy qui est
miserable se rencontre au temps que la misere luy peut arriver; mais
parce que la mort l’en délivre, et qu’elle empêche que celuy là aît autre­
fois été, sur qui s’assemblent les mêmes incommodités dans lesquelles
nous sommes a present, nous apprenons qu’il ne nous reste rien à
craindre de la mort; que celuy là ne peut-être miserable qui n ’est plus,
et que celuy qui n’est jamais né ne différé en rien de celuy à qui la mort
immortelle a été20 la vie mortelle.
c ’est pourquoy quand on voit un homme se fâcher de ce qu’après sa
mort son corps pourrira, ou sera dévoré par les bêtes, ou consumé par les
flammes, cela ne vient que d’une suggestion sincere,21 et qu’il a dans le
cœur un certain aiguillon aveugle, quoiqu’il nie de croire qu’il doive
rester aucun sentiment après la mort ; car en ce cas il ne donne pas sin­
cèrement ce qu’il promet, ny qu’il s’arrache luy même de la vie, et qu’il
s’en sçache22 dehors, il se forge quelque chose de soy qu’il ne sçait pas,
et qu’il voudrait faire subsister par le trépas, ce qui ne vient que de la
crainte de mourir, ou pour n’avoir pas sçu ce que c ’êtoit que de bien
vivre.

Sur la Mort.
tandis que l’esprit, et le corps sont assoupis dans le repos, nous
n ’empêchons point que cet assoupissement ne soit étemel, nul désir de
nous même ne nous touche aucunement, et toutefois les principes dont
nôtre esprit est composé ne sont pas bien éloignés des mouvements sen­
sitifs qui n’ont pas encore abandonnés [sic] tous nos membres, et font
que l’homme endormi se reveille de luy même, ors il faut croire que la
mort nous concerne encore moins que tout cela, si quelque chose peut
être moindre que ce que nous voyons, qui n ’est rien du tout ; car dans la
mort il se fait une bien plus grande dissipation de la matiere qu’au som­
meil, et jam ais on n’en revient quand une fois est arrivé [sic] la froide
cessation de la vie.
si la nature poussoit brusquement cette voix, ô mortel, pourquoy es-
tu si facile à te permettre des regrets cuisants ? pourquoy te plains tu de
la mort ? et pourquoy pleure* tu ? car si la vie passée t’a été agreable, et
si tant de commodités de la vie ne se sont point écoulées, et vainement
perdües, pourquoy ne te retire [s/c] tu pas de la vie, comme du festin,

20 Pour: «osté».
21 Marolles: « ... il faut sçavoir que cela ne vient pas d’une suggestion sincere...».
22 Pour: «chasse».
DIVERS SENTIMENTS DE LUCRÈCE 617

étant rempli ? et pourquoy, ô insensé, ne prends tu pas avec une ame


égale la sûreté du repos ? que si les choses dont tu as joüies sont péries
sans qu’elles ayent pû te contenter, et si la vie te semble fâcheuse, pour­
quoy cherche [sic] tu à la prolonger? est-ce afin qu’elle périsse encore
malheureusement, et qu’elle soit accueillie de toutes sortes de disgrâces,
ne vaudroit-il pas bien mieux achever tes jours, et tes peines? il n’y a
plus rien dont je me puisse aviser, ny que je puisse inventer pour te
plaire, toutes choses sont toujours les mêmes, si ton corps n’est point
chargé d’années, et si tes membres ne sont point encore languissants, tu
verras néantmoins que toutes choses demeurent toujours les mêmes,
quand en continuant de vivre tu surmonterais la durée de plusieurs
siècles ; ou plustôt même si tu ne devois jamais mourir, que repondre à
cela? si ce n ’est de dire que la nature a raison, et qu’elle expose par des
paroles la vérité de sa cause.
que si quelqu’un surchargé de misere se lamente, n’est-il pas digne
que la même nature le reprenne encore davantage, de même que ce
vieillard qui bien que chargé d ’années se plaint néantmoins qu’elle le
tance d’une voix menaçante, essuye tes larmes, ô homme insensé, et
cesse tes doléances, après avoir joüi de toutes les douceurs de la vie, tu
te desséche*; mais parce que tu souhaite toujours ce qui est absent, tu
méprise [sic] le present. ta vie s’est écoulée d’une course imparfaite, et
sans agrements, et la mort s’est approché pour te faire périr, lorsque tu y
pensois le moins, et avant que tu ais joüi des commodités de la vie.
maintenant quitte tout, ce qui n’est point désormais à toy, et permet
franchement sans deshonnorer ta générosité que d’autres le possèdent,
aussy bien est-ce une nécessité? il n ’y a point de doute que la nature
n’agisse de droit contre toy, qu’elle te reprenne justement, et qu’elle te
donne de la peine, la vieillesse chassée est contrainte de courrir à la nou­
veauté. une chose se repare nécessairement par une autre, et rien ne
tombe absolument dans le néant, la postérité a besoin de la matiere pour
croître, et pour se multiplier, laquelle néantmoins te suivra ayant accom­
pli la durée de sa vie. ce qui est a present, et ce qui viendra tombera
également comme ce qui nous a précédé, parce qu’une chose tire son
origine d’une autre, et que la vie n ’est point en propre à personne au
monde, mais à tous en usage seulement.

consolation de la mort.
tu pourras dire avec vérité à toy même, ô injuste, le bon ancus ne
jouit plus de la lumiere, bien qu’en plusieurs choses il fût meilleur que
toy. depuis luy un grand nombre d’autres roys, et de personnages
célébrés qui ont exercés [sic] la souveraine puissance dans toutes les
618 ELISABETH QUENNEHEN

nations, sont tombés dans le sepulcre. celuy qui se fit un passage sur les
mers pour donner passage à toutes ses légions, et qui marchant sur les
eaux méprisa tous les dangers, a été privé du jour, et la mort a séparé son
ame de son corps, scipion, ce foudre de la guerre, la terreur de carthage
a laissé ses os à la terre comme le moindre des hommes, et toy à qui
étant vivant, la vie est presque morte, tu douteras de mourir, et tu seras
indigné, quoique tu consume dans ton sommeil la plus grande partie de
ta vie, et que tu ronfle même en baillant étant tout éveillé, que tu ne
cesse point d’avoir des songes, que ton ame est toujours inquiettée par
une vaine appréhension, que tu ne sçaurois connoitre ton mal, quand
pour être étourdi dans la misere, tu es pressé de tous côtés par une infi­
nité de soucis, et que tu extravagues par les erreurs flottantes qui déçoi­
vent ton esprit irrésolu.
quel si grand et pernicieux désir de la vie nous a contraint de trem­
bler si fort dans les périls douteux ? la fin de la vie est certaine aux mor­
tels, et il n’est pas possible d ’éviter la mort que nous devons subir, nous
allons roulant, et nous sommes toujours dans le même train, et la vie ne
fournit pas plus de plaisirs ; et quand nous n’avons pas ce que nous sou­
haitons, il semble que ce seroit une chose qui excelleroit sur toutes
celles que nous avons ; et quand nous avons celle là, nous en souhaitons
une autre incontinent après, une soif de la vie tourmente toujours égale­
ment ceux qui en sont avides, et l’on est en doute quelle fortune amenera
l’age suivant, ce que le hazard nous apportera, et quelle fin doit nous
arriver, en continuant de vivre, nous ne diminuons rien du temps de
nôtre mort, et nous ne sçaurions rien avancer pour être moins mort pour
toujours ; quand nous le sommes une fois, c’est pourquoy bien qu’il fut
permis de vivre autant de siècles qu’on pourroit desirer, si est-ce que la
mort qui suivoit ces siècles n ’en seroit pas moins étemelle, et celuy de
qui ce jour seroit le dernier de sa vie ne seroit pas moins longtemps éloi­
gné de la lumiere que celuy qui seroit mort plusieurs années, et plusieurs
siècles auparavant.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN:
ROBERT CHALLE

Comment devient-on, au XVIIe et au XVIIIe siècle, auteur clandes­


tin ? Pour répondre à cette question, il faut avoir identifié un auteur clan­
destin, et connaître ensuite en quelles circonstances et par quelles voies
il a pratiqué cette culture de l’anonymat. Or, s’il est parfois possible
d’identifier un auteur avec certitude, il est en revanche beaucoup plus
malaisé de découvrir ses intentions, son cheminement, ses moyens. Par
définition, en effet, toutes sortes d’incertitudes biographiques, biblio­
graphiques, chronologiques concourent à compliquer cette recherche.
Or, il se trouve qu’avec Robert Challe et ses Difficultés sur la religion
on a la possibilité de reconstituer avec une précision inhabituelle l’iti­
néraire d’un clandestin, et d ’un clandestin de premier plan.

Curieusement, ce sont des études et des découvertes tout à fait indé­


pendantes, les unes sur l’auteur, les autres sur l’œuvre, qui, en se croi­
sant, ont permis d’obtenir ce résultat.
Au début du XXe siècle, ni le nom de Robert Challe ni le titre de D if­
ficu ltés sur la religion proposées au père M alebranche n’évoquait en
effet le moindre écho chez les meilleurs connaisseurs de la littérature
post-classique, d’une part, ou de l’histoire des idées, d’autre part.
Les Illustres Françaises furent découvertes par Max von Waldberg,
professeur de littérature allemande1 à l’université de Heidelberg, qui
s’était constitué une collection des éditions anciennes depuis l’originale
(1713). Il leur consacra un des deux plus importants chapitres2 de son
ouvrage, D er emfmdsame Roman in Frankreich, 1680-1715 (Strass-
burg/Berlin, 1906). Il savait de l’auteur ce qui en avait été dit, trente-
cinq ans après sa mort, par le bibliographe Prosper Marchand3, notam­

1 De fait, Max von Waldberg considérait son ouvrage comme un prélude à une étude
du roman allemand de la même époque.
2 P. 362-422. L’autre, également d’excellente qualité, était la première étude sérieuse
consacrée aux Lettres portu gaises, seulement « traduites » par Guilleragues.
3 Dans une «Notice sur l’auteur des Illustres Françaises», en tête de l’édition Marc-
Michel Rey (Amsterdam, 1748), reprise dans le D ictionnaire historique et critique
du même auteur.
620 FRÉDÉRIC DELOFFRE

ment son nom approximatif (Challes, De Challes ou Des Challes), et


son prénom hypothétique, Grégoire ou Robert. Du reste, les relations
franco-allemandes à l’époque, sans compter la guerre, ne permirent pas
au livre de von Waldberg d’être connu en France comme il le méritait.
En France, à la même époque, Gustave Lanson publiait dans la
Revue d ’Histoire Littéraire de la France, n° 19 (1912), p .1-29, 293-317,
un important article intitulé «Questions diverses sur l’histoire de l’es­
prit philosophique en France avant 1750». Il y montrait notamment que
le livre livré au public en 1767 sous le titre Le M ilitaire Philosophe
n ’était qu’une version abrégée, dénaturée, pourvue d ’un dernier cha­
pitre totalement apocryphe, d’un ouvrage intitulé Difficultés sur la reli­
gion proposées au père M alebranche dont il avait découvert à la Biblio­
thèque Mazarine trois manuscrits: un apparemment complet et deux
autres composés de fragments.
Tant qu’un ouvrage n’est pas disponible dans une édition accessible,
il ne peut espérer retenir l’attention d ’un public dépassant quelques spé­
cialistes. Ce fut le cas des Difficultés sur la religion. Malgré de bonnes
études de Rudolf Brummer en 19324 puis d’Ira O. Wade5 en 1938, on
peut dire qu’en 1950 le problème de la paternité des Difficultés sur la
religion n’avait guère avancé.
C ’est aussi ce qui était arrivé aux Illustres Françaises, dont Henri
Roddier avait pourtant commencé à montrer l’influence sur le roman
européen6. Quant à l’auteur, Robert Challe, la publication maladroite de
ses deux œuvres autobiographiques7 avait surtout servi à discréditer son
œuvre romanesque8, si ce n’est à faire mettre en doute l’authenticité de
son témoignage de mémorialiste9. Son état-civil restait inconnu.

4 Studien zu r A ufklàrungsliteratur im A nschluss an N aigeon. Dritter Abschnitt, «le


Militaire Philosophe» (Breslau,1932).
5 The C landestine O rganization an d Diffusion o f Philosophie Ideas in France from
1700 to 1750 (Princeton, 1938; rééd. Octagon Books Inc., New York, 1967).
6 «Robert Challes, inspirateur de Richardson et de l’abbé Prévost», Revue d e L itté­
rature C om parée, 21 (1947), p. 5-38.
7 Les M ém oires (Pion, 1931); et le Journal de voyage aux Indes O rientales, éd. par
A. Augustin-Thierry (Pion, 1933). Les M ém oires retouchés, châtiés, abrégés et
modernisés, avaient été publiés, d’après le manuscrit appartenant à l’époque à
Gabriel Hanoteau; le Journal, amputé de plus de moitié, d’après la seule édition
ancienne, (Machüel, Rouen [en fait A. de Hondt, à La Haye], 1721), 3 vol. in -12.
8 L’éditeur des deux autres œuvres n’y voyait «que de la pornographie, et de la por­
nographie triste».
9 Ainsi, à propos de la bataille de La Hougue, Challe fut dit «un faux témoin» par un
historien de la Marine. Un spécialiste de l’Acadie vit en lui aussi un faux témoin,
«probablement un jésuite défroqué».
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 621

Les œuvres de Challe furent les premières à être publiées sérieuse­


ment. Vint d’abord, dès 1954, sa correspondance inédite avec le Journal
littéraire de La Haye, retrouvée à Leyde dans le fonds M archand10. En
1959, les Illustres Françaises, jamais rééditées depuis le XVIIIe siècle,
parurent, accompagnées de documents nouveaux11.
Les problèmes biographiques soulevés dans la Préface de cette édi­
tion soulevèrent l’intérêt de Jean Mesnard. Il reprit la question de
l’identité de l’auteur, que celui-ci, on le verra, avait tenté de dissimuler,
peut-être de falsifier. Grâce à ses découvertes12, l’état-civil de Robert
Challe fut établi, son milieu familial déterminé avec précision.
De leur côté, un peu plus tard (1970), les Difficultés sur la religion trou­
vaient en Roland Mortier un éditeur averti13. Dès lors, les conditions néces­
saires à un réel progrès dans la solution du problème se trouvaient réunies.
Roland M ortier avait esquissé un «portrait-robot» de l’auteur, sans
pouvoir nommer un personnage qui y aurait répondu. C ’est un érudit
« casanovien », le docteur Francis Mars, qui, ayant pris connaissance de
la biographie de Challe dans l’édition de 1959 des Illustres Françaises,
fit la relation avec les conditions posées par Roland Mortier. Dès lors,
l’attribution à Challe n’a fait que se renforcer.
L’exploitation d’un manuscrit de Saint-Petersbourg, partiel mais
fidèle, donna matière à une seconde édition des Difficultés, sous le nom,
cette fois, de Robert Challe14. Elle permettait de se faire une idée des
retouches que la version publiée par Roland Mortier avait dû subir15.
Plus récemment encore, la découverte par François Moureau d’un nou­
veau manuscrit à M unich16, a fait faire un tel progrès à la recherche

10 «U ne correspondance littéraire au début du XVIIIe siècle: Challes (sic) et le Jour­


n al littéraire de La Haye», Annales U n iversitatis Saraviensis (1954).
11 Robert Chasles [on verra plus loin l ’origine de cette graphie], L es Illustres F ran­
çaises. Édition critique publiée avec des documents inédits par Frédéric Deloffre
(Les Belles Lettres, Paris, 1959), 2 vol.
12 Publiées dans «L’identité de Robert Challe», R.H.L.F., numéro spécial R obert
Challe, 79 (1979), p. 915-939.
13 D ifficultés su r la religion pro p o sées au p è re M alebranche, p a r M..., officier m ili­
taire dans la m arine, éd. (...) par Roland Mortier (Presses universitaires de
Bruxelles, 1970).
14 Par F. Deloffre et M. Menemencioglu, Studies on Voltaire, 209 (Oxford, Voltaire
Foundation, 1983); abréviation: D ifficultés (1983).
15 Voir F. Deloffre, «U n système de religion naturelle: du déisme des D ifficultés su r la
religion au matérialisme du M ilitaire Philosophe», in Le M atérialism e du XVIIIe
siècle e t la littératu re clandestine, Actes de la Table ronde des 6 et 7 juin 1980
(Paris, Vrin, 1982), p. 67-78 et spécialement, sur le point en question, p. 70-76.
16 Voir François Moureau, «A l’origine du texte: le manuscrit inconnu des D ifficultés
su r la Religion, R.H.L.F., 92.1 (1992), p. 92-104.
622 FRÉDÉRIC DELOFFRE

qu’on peut estimer que le texte de Challe est connu en totalité, et que
nous le possédons dans un état de fidélité exceptionnel par rapport à
l’original.
C ’est ainsi, et grâce à d ’autres découvertes encore17, que l’histoire
clandestine de Challe peut être tentée. On y verra naître une habitude de
l’anonymat qui finit par devenir une sorte de jeu, où se mêlent confi­
dences et dissimulation, comme un masque qu’on soulève et qu’on
remet.

Où chercher les sources profondes de ce goût de l’anonymat? Challe


s’en est bien expliqué une fois, sur le tard, dans une lettre au Journal lit­
téraire du 6 juillet 1718. Il avait prié ses correspondants de lui restituer
la paternité de la Continuation du Don Quichotte (livre VI), que les édi­
teurs, en 1713, avaient semblé faire passer pour une œuvre de Filleau de
Saint-Martin, auteur de la Cinquième partie. Les journalistes, à qui il
n’avait jam ais décliné son nom, le lui demandèrent. A quoi il répondit:
...vous me dites qu’il vous est impossible de me restituer le sixième tome
de D.Quichotte à moins que je ne décline mon nom, et c’est justement ce
que j ’ai intérêt de ne pas faire, parce que la morale qui y est renfermée
m ’attirerait plus de sermons que n’en a jamais fait l’ennuyeux Cotin.
L’un me chanterait Ex ore tuo te judico, l’autre dirait Que je ressemble au
R.P. Le Tellier, toujours prêt à bien dire, et à mal faire, et peut-être
d’autres condamneraient tout sous la bonne foi du nom de l’auteur, tout
de même que, sans connaissance du fait, le Président... condamne une
partie, et même aux dépens, dès que Guérin est son avocat18.

Certes, Challe se référait implicitement à telles affaires récentes qui


ne nuisaient pas seulement à sa réputation19, mais qui le désignaient à
l’attention de la police: autre péripétie classique dans la carrière du

17 Elles consistent notamment dans la découverte et la publication d’un manuscrit


«primitif» du Journal de voyage aux Indes-, voir Jacques Popin, «Un manuscrit
retrouvé de Robert Challe : Le Journal du voyage d e s Indes orientales destiné à
Pierre Raymond», R.H.L.F., 89 (1989), p. 1030-1031 ; d’autres documents, rapports
officiels ou lettres, éclairant différents points de la carrière et de la vie de Challe ont
été recueillis dans le volume suivant: Robert Challe. M ém oires. C orrespondance
com plète. R apports su r l ’A cadie et autres. Publiés d’après les originaux (...) par
Frédéric Deloffre avec la collaboration de Jacques Popin (Droz, 1996)
18 M ém oires, p. 514-515.
19 Telles que celles auxquelles fait allusion une brochure anonyme, Pluton m altôtier
(1708), signalée par Jacques Popin, «Challe aux Enfers», R.H.L.F., 7 9 ,6 , n° spécial
R o b ert C halle (1979), p. 1013-1018. On lui reproche d’avoir été victime de la
«grosse maladie», qu’il aurait contractée en lisant « d ’autres ouvrages que ceux de
Droit ».
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN : ROBERT CHALLE 623

clandestin. Mais le «complexe de l’anonymat» remontait chez lui


manifestement plus haut.
L’auteur des Illustres Françaises était-il honteux de ses origines ? Le
thème de la naissance illégitime joue un tel rôle dans son œuvre roma­
nesque20 que j ’avais envisagé l’hypothèse au début de mes recherches21;
à tort, comme l’ont bientôt montré les recherches de Jean Mesnard22.
Mais une autre explication pouvait jouer.

Dans toute son œuvre, autobiographique ou de fiction, Challe


témoigne un grand respect pour « l’épée» et un mépris corrélatif pour
«la plum e»23. Or son père, né vers 1610, que d’ailleurs il vénère, est
issu d ’un milieu fort modeste (il est le premier de la lignée à savoir
signer son nom), et qui n’a rien à voir avec l’épée. En 1632, il a acheté,
grâce à la succession d ’un oncle, une modeste charge de «juré porteur
de grains ès ports et place de Grève à Paris»24. On comprend qu’à une
époque où l’armée française est à l’apogée de sa gloire, Challe, qui,
comme «les jeunes gens de son âge», ne «respirait que la guerre et
l’épée»25, souffre de cette origine. Pour la faire oublier, il s’est même
engagé comme volontaire pour la campagne des Flandres de 1677. Pour
quelle raison ne persévéra-t-il pas dans l’état militaire ? Peut-être la paix
qui survint alors ne fut-elle pas étrangère à sa décision d’entreprendre
ou de reprendre des études de Droit. Peut-être aussi comprit-il qu’un
homme de sa condition parviendrait difficilement à faire carrière dans
les armes26. Il semble bien en tout cas qu’un «complexe», comme on
dit, lui en soit resté.
Ce complexe prit des formes variées. La plus significative réside
dans l’histoire qu’il raconte à l’intention de la postérité dans ses

20 Voir notamment l ’Histoire de Silvie, l ’avant-dernière histoire des Illustres F ran­


çaises.
21 Frédéric Deloffre, «A la recherche de Robert Chasles, auteur des Illustres Fran­
çaises», Revue des Sciences H um aines (1959), p. 233-254.
22 Voirn. 12.
23 Voir par exemple ce mot de Temy, « homme d’épée », parlant de Bemay, son beau-
père, dans les Illustres Françaises: «Tout père de ma maîtresse qu’il était, nous en
fussions venus aux prises, s ’il avait été de ma profession et de mon âge ; mais n’étant
qu’un homme de plume, je me contentai de le traiter comme un scélérat» (éd. Droz,
1992), p. 165-166, et n. 23. Voir aussi p. 300-301, et n. 5.
24 Voir Jean Mesnard, art. cit. n. 12, p. 920.
25 L’expression est de Des Frans dans les Illustres Françaises (éd. Droz), p. 318.
26 Dans les D ifficultés, version B, il parle (éd. Deloffre et Moureau, Droz, 2000,
p. 538-539) de pays où «malheureusement» il n’est pas nécessaire de passer par
l ’état de soldat pour devenir officier.
624 FRÉDÉRIC DELOFFRE

M ém oires21. A l’en croire, son père aurait été, au moment de la concep­


tion de Louis XIV, c’est-à-dire en 1637, garde du corps au service de la
Reine: premier pas vers un anoblissement. Usurpation de l’état du père,
peut-être même usurpation discrète d’identité par le fils, car il existait à
Paris, non loin de la demeure paternelle, un Hugues Chasles, garde du
corps, qui mourut sans enfant presque au même moment que Jean
Challe28.
Quoi qu’il en soit, dès la mort de ce dernier, c ’est-à-dire aussi dès la
«querelle» qui «[l]’oblige à quitter Paris»29 et à tenter fortune en Amé­
rique, Challe semble chercher à se faire reconnaître un certain état
social. Pendant les campagnes en Acadie, de 1682 à 1688, lorsque le
commanditaire de l’expédition, le marquis de Chevry, parle de lui, il
l’appelle, non sans quelque ironie, non pas «le sieur Challe», mais
«M onsieur Challe»30. Lorsque lui-même signe pour Bergier, chef de
l’expédition, une requête à l’intendant du Canada, il le fait sous le nom
de «Challe de Chanredon», premier pas peut-être vers un nouveau sta­
tut, valable au moins dans la colonie. Du reste, l’année suivante (1684),
comme il s’en va en mission à Port-Royal pour le compte dudit Bergier,
il se fait présenter comme «un gentilhomme»31.
Mais à Paris, dans les bureaux de la Marine, où il est trop connu pour
en imposer, son choix se porte sur une autre solution, l’anonymat. Parmi
les documents conservés dans les archives du ministère de la Marine,
aucun des rapports rédigés par lui et écrits de sa main à l’intention de
Seignelay n’est signé. A la fin du premier, Seignelay a seulement porté
cette mention : « ce Mémoire a été écrit [corrigé en : ces Mémoires ont
été écrits] par un homme qui est revenu depuis peu de l’Acadie avec
Bergier, duquel on attend l’arrivée ici pour être pleinement instruit de
tout». Challe s’en explique d ’ailleurs: «M. de Seignelay m ’avait
ordonné de prendre garde à tout, et de faire une espèce de journal secret
pour le lui communiquer à mon retour.»32 Un clandestin qui fait ses
débuts comme agent secret, le cas est à noter.

Après l’aventure acadienne, le voyage aux Indes (1690-1691) devait


fournir à Challe une nouvelle occasion de pratiquer le jeu des ombres et
des masques. D ’après ses dires, il avait tenu dans ce voyage, qui dura de

27 P. 105-106.
28 Voir F. Deloffre, art. cit. n. 21.
29 Mémoires, p. 377.
30 Voir les Mémoires, p. 570, 572, 573, 574, 578, 585, 590.
31 Ibid., p. 578.
32 Mémoires, p. 379.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 625

février 1690 à août 1691, trois journaux, l’un destiné à Seignelay, qui le
lui aurait demandé dans les mêmes conditions que pour les voyages au
Canada, l’un pour un certain «M ...», l’autre pour lui-même. Le Journal
de voyage aux Indes publié en 1721 doit représenter en effet une com­
pilation des ces trois journaux, après élimination des doubles emplois et
correction des passages qui ne correspondaient plus aux circonstances
historiques ou à l’état de la pensée de Challe. On reviendra sur cette
édition, mais la découverte récente de Jacques Popin33 nous met en
mesure d’examiner la version ancienne destinée à ce mystérieux
«M ....», identifié par Jean M esnard34 comme Jean Raymond, oncle de
Challe.
Il s’agit d ’un manuscrit dédié explicitement à ce Jean Raymond.
Mais cela ne lève pas l’anonymat de l’auteur, puisque ce Raymond n’est
jam ais désigné comme son oncle. Pourtant, curieusement, le manuscrit
ne reste pas anonyme. En trois endroits35, il contient une signature de la
main de Challe, rajoutée après coup, «Paul Lucas» ou «P. Lucas». Or
Paul Lucas, un voyageur qui a voyagé au Moyen Orient et en Perse,
n ’est jam ais allé aux Indes; en outre il ne revint de son premier voyage
en Méditerranée qu’en 1695 ou 1696, et ses ouvrages ne furent pas
publiés avant 1703.
Ainsi, pour un ouvrage qui n’était pas destiné à la publication, Challe
semble avoir successivement suivi deux stratégies: l’anonymat pur et
simple; puis sans doute lorsqu’il fut rentré en possession du manuscrit
après la mort de son oncle, survenue en 1700, le pseudonyme.
Ce manuscrit n’était en rien subversif. Ce qui pose de nouveau la
question : ne faut-il pas mettre d ’abord la dissimulation de Challe sur le
compte d’un manque de confiance en la valeur de sa propre identité plu­
tôt qu’à une précaution de sécurité?

Le problème reviendra bientôt à propos d ’ouvrages destinés cette


fois à la publication. Entre le 14 et le 20 septembre 1702, est déposée,
sous le nom de «M . Challe, avocat», une demande de privilège pour un
tome VI de VAdmirable Don Quichotte de la Manche. Faute peut-être
de l’appui d’un libraire, la requête reste sans réponse. Pourtant, lorsque
l’ouvrage paraît enfin en 1713, les Libraires Associés, qui ont repris
le fonds de Barbin, font état d ’une approbation de Fontenelle, du

33 Voir l’article cité n. 17.


34 Art. cit. n. 12.
35 A la fin de la dédicace, à la fin du Journal proprement dit, enfin à la fin d’une Rela­
tion de Siam qui termine le volume.
626 FRÉDÉRIC DELOFFRE

18 octobre 170236, mais cette fois le nom de l’auteur n’est pas men­
tionné. Dans le Privilège qui suit l’Approbation dans l’édition origi­
nale37, l’ensemble de la Continuation (tome V et tome VI) semble attri­
bué au « sieur de Saint-Martin »38, ce qui entraîna de la part de Challe la
réaction - avortée— qu’on a vue. Mais c ’est un autre aspect de son atti­
tude qui retient l’attention, car on le retrouvera à plusieurs reprises, et
spécialement à propos des Difficultés sur la Religion.
Il s’agit d ’une technique élaborée par l’auteur pour manifester son
existence, tout en se dissimulant. Elle consiste à déployer un certain
nombre de personnages-écrans devant le véritable auteur, de façon à le
rendre de plus en plus « virtuel », tout en se faisant reconnaître d ’un cer­
tain nombre de « lecteurs intelligents ».
En la circonstance, les choses se présentent comme suit. Le premier
continuateur, Filleau de Saint-Martin39, pour se donner la possibilité
d ’écrire cette suite du roman de Cervantes, avait dû ressusciter Don
Quichotte, qui était mort dans l’ouvrage original. Il avait signalé cette
nouvelle narration par une préface, dans laquelle Cid Hamet Benengeli,
truchement de Cervantes, était remplacé par un nouveau narrateur,
Zuléma, bientôt rebaptisé Henriquez de La Torre. Celui-ci, après avoir
commencé à recueillir les hauts faits de Don Quichotte, partait pour les
Indes, laissant à un ami ses notes et le soin de les compléter. A la fin du
tome V, on se trouvait au milieu d ’une histoire insérée, celle de Sainville
et de Silvie. Le tome VI pouvait prendre la suite sans autre façon. Or,
Challe, nouveau continuateur, interrompt cette histoire par un chapitre
entier (XXXIII), où il prend la peine d ’expliquer «Comment on a
découvert ces nouvelles aventures qu’on donne au public». Un, ou
même plusieurs nouveaux narrateurs interviennent de façon déroutante.
«Cid Ruy Gomez», l’ami jusque là anonyme de Henriquez de La Torre,
ne pousse pas plus l’histoire de Don Quichotte à son terme que ne

36 Soit huit jours avant qu’un autre privilège soit accordé à une autre Suite du Don
Quichotte, une adaptation de la suite d’Avellaneda par Lesage. Le texte de l’appro­
bation pour la Continuation de Challe est ainsi conçu: «J’ai lu par ordre de Mon­
seigneur le Chancelier le présent manuscrit de la continuation de l’Histoire de Don
Quichotte, et j ’ai cru que l’impression pouvait être permise. Fait à Paris ce 18
Octobre 1702. Signé, Fontenelle.» Cette approbation figure à la p. [502] de l’édition
originale.
37 Daté du 5 novembre 1708, à la suite, p. [502-504], de l’approbation citée à la note
précédente.
38 (Permission de faire imprimer) « l’Histoire de Don Quichotte, traduite de l’espagnol
de Cervantes, avec la continuation du sieur de Saint-Martin », ibid., p. [503].
39 L’exposé qui suit s’appuie sur les analyses de Jacques Cormier et Michèle Weil, les
éditeurs de la Continuation aux Éditions Droz (p. 28-37).
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 627

l’avait fait de La Torre. Du reste l’un et l’autre meurent. Les papiers de


Ruy Gomez sont recueillis par un valet, et passent de lui à un autre, « qui
vint avec son maître au-devant de Philippe V, ci-devant duc d ’Anjou, et
à présent roi d’Espagne»40. Un Français de la suite de Philippe V achète
ces manuscrits, provenant tant de Ruy Gomez que de Henriquez de la
Torre. Il passent encore entre les mains d’un ou deux autres Français,
jusqu’à ce qu’enfin l’auteur du chapitre XXXIII les traduise et les pré­
sente au public.
Que retenir de ces détours, si compliqués qu’il faut une grande atten­
tion pour les suivre? La première conclusion est que Challe a tenu à
signaler, au moins pour la postérité, l’entrée en jeu d’un nouveau narra­
teur, en fait lui-même. Cette entrée est même datée : alors que le livre V
avait paru en 1695, le sixième se rattache explicitement à l’entrée de
Philippe V en Espagne: il entra à Madrid le 17 février 1701 ; or c’est en
septembre 1702 que Challe demanda un privilège.
Mais en même temps ce nouveau narrateur est aussi masqué qu’il est
possible. Une série d’écrans le dissimule. On ne sait même pas derrière
quel masque il faut le chercher. Ce devrait être le dernier nommé, le tra­
ducteur, mais il n’en est rien. D’abord l’ouvrage n’est pas traduit, et tout
le monde le sait. En outre, il faut que l’auteur soit reconnaissable, au
moins pour les initiés. Le seul nommé est Cid Ruy Gomez. Son portrait
n ’est qu’esquissé, en ces termes:
...un de ces hommes particuliers, qui ne sont bons que pour eux-mêmes,
ou tout au plus pour quelques-uns de leurs amis, et qui ne comptent pour
rien le reste du monde, surtout le public, qu’ils regardent, sinon avec
mépris, du moins avec beaucoup d ’indifférence41.

De fait, Challe était à l’époque trop connu dans les milieux de la


librairie pour tenter de revêtir un état social d’emprunt42. Mais à eux
seuls, les quelques traits de caractère évoqués dans ces lignes rappellent
suffisamment ceux qu’on trouve dans les autres portraits de l’auteur43,
pour que le doute ne soit pas permis: Don Ruy Gomez est bien Challe.
Mais si Challe est là, il est censé mort et son manuscrit dérobé !
Par contraste, l’auteur des Illustres Françaises, parues à La Haye en
1713, se présente sans intermédiaire. Il faut observer pourtant qu’il

40 P. 83-84.
41 Ed. Cormier-Weil, p. 83.
42 II devait encore proposer un peu plus tard au censeur de la Librairie trois petits
ouvrages de fiction, auxquels l’approbation fut refusée dans des termes peu amènes.
43 Notamment celui qu’on va rencontrer à l’occasion de la version imprimée du Jour­
nal de voyage aux Indes, ci-après, p. 630.
628 FRÉDÉRIC DELOFFRE

garde l’anonymat, et ne dit rien qui puisse le faire soupçonner. Il ne se


révèle pas à son entourage: il parle dans ses M émoires 44 des «éloges
qu’on en fait tous les jours [de son livre] sans l’en savoir l’auteur». Ce
n’est pas une simple formule. Ainsi, on observe que les relations qu’il
s’est faites à Lyon dans un milieu intéressé par la littérature45 n ’ont pas
soupçonné qu’ils avaient affaire à l’auteur d’un roman en pleine vogue.
On a déjà dit46 comment il prenait soin de ne pas se laisser connaître par
les journalistes de La Haye. Enfin, le choix d’un éditeur hollandais lui
évite les indiscrétions inévitables s’il passait par le circuit de la librairie
parisienne47.
L’établissement de cette «connexion hollandaise» est importante
pour un clandestin. A cette époque, en effet, on a peu d’indices que la
circulation de manuscrits clandestins soit importante. Les imprimeurs
français sont prudents. Avec la fin de la guerre de Succession d’Espagne
et la paix d ’Utrecht, ce sont les libraires hollandais qui paraissent dis­
posés à imprimer des ouvrages de polémique religieuse. Challe saisit
immédiatement l’occasion. Dès le 22 janvier 1714 il propose à ses cor­
respondants de leur envoyer un manuscrit qui « n ’est pas pour être
imprimé en France». En effet:
J’y fais voir, écrit-il, d’où viennent les richesses de l ’Eglise, et l ’indigne
abus qu’en font ceux qui en jouissent; j ’y fais voir ce que c ’est que l ’ex ­
communication ; en un mot je développe toute la cour de Rome et ses
m axim es48.

Cette fois, avec ces Tablettes chronologiques, Challe est prêt à fran­
chir le pas. Pendant des années il va chercher à faire imprimer en Hol­
lande le manuscrit qu’il a réussi à faire passer par l’intermédiaire de son
ami Boscheron et de Sallengre, tout en maintenant son anonymat auprès
de ses correspondants hollandais. Tâche difficile. Certes, ses correspon­
dants, qui ont appris son nom, n’en feront pas état; mais Boscheron sent
le danger. Dès le 29 janvier 1715, il écrit aux journalistes qu’il «ne veut
avoir aucune part à l’impression de ses Tablettes chronologiques, de
peur de se faire des affaires avec des gens qui y sont maltraités»49.

44 P. 33.
45 Voir encore les Mémoires, Appendice 7, « Challe à Lyon », p. 631-637.
46 P. 622 et n. 18.
47 La même discrétion fut observée quand le roman fut imprimé en France en 1715 ;
rien ne distinguait cette édition de celle de La Haye; voir notre édition (Droz, 1992),
p. 668-669, qui fait état des recherches de Paule Koch.
48 Voir cette lettre dans les Mémoires, p. 477.
49 Mémoires, App. 6, p. 630.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 629

Le libraire ne manifesta pas grand intérêt pour la publication, qui


n’aboutit pas.

Entre temps, Challe partit pour la région lyonnaise, ou une commis­


sion l’appela en 1715. Ses tâches administratives semblent lui faire
oublier pour un temps ses projets d’édition. Il laisse à Lyon et à Ville-
franche la réputation d’un «honnête homme» et lie même de bonnes
relations avec un jésuite50.
Mais dès le retour à Paris, en 1716, un nouveau projet, celui d ’écrire
ses Mémoires, où les jésuites et les traitants sont vivement attaqués, lui
fait de nouveau courir des risques. Les précautions prises par Challe
pour y parer en témoignent. Son nom ne figure pas dans le manuscrit, au
moins de sa main51. La ligne qui complétait le mot M émoires dans le
titre a été si soigneusement biffée «en boucles», apparemment par lui-
même, qu’il a été jusqu’ici impossible de la déchiffrer. Challe se garde
de citer les Tablettes chronologiques parmi les ouvrages dont il reven­
dique la paternité. On a déjà vu qu’il cherchait aussi à détourner l’atten­
tion sur son identité, peut-être grâce à une homonymie52. Surtout, il
annonce que l’ouvrage en question ne paraîtra que posthume. Pour une
fois, cette annonce pourrait correspondre à la réalité. Certes, comme
l’apprend Prosper Marchand dans sa notice sur « l’auteur des Illustres
Françaises», son manuscrit fut communiqué à un libraire hollandais, de
Hondt, mais sans doute après sa mort et par quelque familier, comme
Boscheron, car Challe n ’aurait pas soumis à un libraire un manuscrit
inachevé et non mis au propre.

On ignore pour quelle raison précise, propos imprudents ou écrits


circulant sous le manteau, Challe fut enfermé au Châtelet en juin 1717,
avant d ’être remis en liberté en août contre l’engagement de se retirer à
Chartres53. L’affaire était-elle en relation avec la composition des D iffi­
cultés sur la religion proposées au père Malebranche, achevée, semble-
t-il, au milieu de l’année 1712? La question reste jusqu’ici sans réponse,
le rapport de police qui accompagnait les pièces de la procédure n ’ayant

50 Voir dans les Mémoires l’Appendice 7 signalé n. 45, notamment la lettre de Bottu de
La Barmondière qui le dit « bon homme et honnête homme », quoique « le plus ratier
de tous les humains» (p. 632).
51 Une addition postérieure d’une autre main a complété Mémoires par «de M.
Challe»; voir la reproduction citée à la note suivante.
52 Voir p. 624, n. 27.
53 Voir dans les Mémoires, App. VIII, p. 639-642, les documents sur cette affaire
découverts par François Moureau et Michèle Hatoun.
630 FRÉDÉRIC DELOFFRE

pas été retrouvé. On reprendra les problèmes posés par le grand ouvrage
clandestin après avoir pris en considération le Journal de voyage aux
Indes, composé, nous semble-t-il, entre 1717 et 1720, et publié en 1721.
Quoiqu’il ne s’agisse pas proprement d’un ouvrage clandestin, son
mode de présentation présente encore des particularités intéressantes
dans la perspective qui nous intéresse.
L’Avertissement qui le précède commence par le topos du manuscrit
posthume, dérobé par un ami :
L’ouvrage dont on fait part au public dans ces trois volumes a été trouvé
en manuscrit dans le cabinet de son auteur, après sa mort, et com m e il
est tout rempli de vérités extrêmement intéressantes pour certaines gens
au ressentiment desquels on ne s ’expose pas d’ordinaire impunément, il
y a tout lieu de croire qu’il n’aurait jamais vu le jour si un des intimes
amis de l ’auteur ne s ’en était adroitement emparé à l’insu de sa famille,
et n’avait pris soin d ’en procurer l ’impression.

On apprend ensuite que ledit ami n ’a pas voulu qu’on y supprimât


les endroits «où la pudeur n ’est pas toujours assez ménagée». Suit
encore un portrait de l’auteur d’après son ouvrage:
Il paraît que c ’était un homme fort dégagé des préjugés vulgaires; à qui
les noms n’en imposaient point; qui voulait voir par ses propres yeux, et
ne juger que par ses lumières (...) Tout catholique romain qu’il était, il
ne pouvait souffrir la persécution: il voulait qu’on laissât à chacun la
liberté de suivre ses lumières de sa conscience, et ce seul point le fera
sans doute regarder avec estim e par tous les honnêtes gens (...) il était
d ’ailleurs vrai, franc, sincère, et si naturel, qu’il ne pouvait se gêner
pour qui que ce fût.

L’avis se termine par la protestation qu’on a suivi exactement le


manuscrit et par la date «A Rouen, le 15 mars 1721 ».
Rouen est le lieu d ’impression supposé (l’ouvrage a été imprimé à
La Haye par De Hondt, qui avait publié les Illustres Françaises ), mais
la date pose un problème. Challe étant mort le 25 janvier 1721, l’Avis
est-il de lui ou du correcteur de l’éditeur, Prosper Marchand, qui, nous
le savons54, se chargea de l’édition? Disons, sans entrer dans les détails,
que la comparaison avec ce que Marchand dit lui-même de Challe
ailleurs55 nous amène à penser que la substance de l’Avis devait figurer
dans le manuscrit de Challe. S’il a paru à ce moment, ne serait-ce pas

54 Voir Paule Koch, «Vraie ou fausse? Critères d’évaluation esthétiques et psycholo­


giques», Les Presses grises. La Contrefaçon du livre (Paris, 1988), p. 222-228.
55 Voir les Mémoires, Appendice 6, p. 625-626.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 631

parce que Challe l’aurait vendu, vers 1720, au libraire hollandais,


moyennant paiement comptant, et contre l’engagement par celui-ci de
ne le mettre en vente qu’après la mort de l’auteur?
Ainsi s’explique le statut de l’ouvrage. Imprimé en Hollande, il
paraît sous la marque d’un libraire rouennais spécialisé dans la littéra­
ture de voyages, Machüel ; sans autorisation, certes, mais la censure est
traditionnellement moins vigilante à Rouen qu’à Paris. L’auteur se dis­
simule derrière un ami, lui-même caché derrière l’éditeur; son nom
n’apparaît pas. Son portrait est effectivement celui d’un irrégulier, sinon
d’un clandestin. Le secret dont il s’entoure n ’est pas très rigoureux;
quelques détails permettront de l’identifier: la façon dont il dit qu’on
l’interpelle («Monsieur C...»), la date de la mort de son père et celle de
sa naissance, données avec précision, diverses indications autobiogra­
phiques (engagement militaire, voyages au Canada, etc.). On retrouvera
aussi les traits de caractère, «sincérité», mépris affiché du qu’en dira-t-
on, etc.
En somme, l’anonymat, les ruses de la présentation, n’ont pas ici
pour fonction essentielle de protéger l’auteur. Ils tiennent en partie à la
tradition qui interdit à un gentilhomme de se donner pour auteur ; ils
sont aussi des ingrédients obligés de ce genre de publication, des épices
qui ajoutent du piquant à une narration qui du reste n’en manquait pas.

Tout autre est à cet égard le cas par lequel nous terminerons, celui
des Difficultés sur la religion, œuvre dangereuse, surtout pour un
homme signalé, comme on l’a vu56, à l’attention des autorités. Pour étu­
dier sur ce cas exemplaire la stratégie de l’auteur voué à la clandestinité,
on dispose maintenant, grâce à la découverte capitale du manuscrit de
Munich par François Moureau57, d ’un document nouveau.
On trouve en effet en tête de l’ouvrage un Avis, « Le Libraire au Lec­
teur », qui manquait dans la version M (Mortier, 1970), mais dont l’exis­
tence dans l’original pouvait être inférée d ’une mention de la page de
titre du manuscrit S (Sepher)58. En voici le texte :
Les gens que la raison effarouche parce qu’ils ne la peuvent accorder avec
leurs intérêts ne méritent aucuns égards. Les lecteurs équitables me sau­
ront gré du présent que je fais au public ; la copie m ’en a été communiquée
par une personne de distinction à qui l’auteur l’a laissée quelques années

56 Cf. n. 19.
57 «Le manuscrit inconnu des Difficultés sur la religion», R.H.L.F., 92.1 (1992), p. 92-
104
58 «C e 2. livre n’a pas été imprimé; le 1“ l’est, mais sans l ’Avis au Lecteur et sans la
Préface de l ’éditeur». Voir les Difficultés (1983), Introduction, p. 12.
632 FRÉDÉRIC DELOFFRE

avant sa m ort; c ’est un officier retiré du service et du grand m onde qui


craint de manquer de rendre à D ieu ce qu’il dem ande véritablement, mais
qui souffre avec im patience et indignation la tyrannie qui s ’exerce sous
son nom. Il som m e tous les théologiens du m onde de lui donner les solu ­
tions que son ami attendait du fam eux père M alebranche ou de trouver
bon qu’il s ’en tienne à la religion dont on verra un si beau plan.

La première chose qu’on observe, c ’est encore une fois l’existence


de personnages écrans. C ’est le libraire qui est censé s’exprimer. Il tient
le manuscrit d’une «personne de distinction à qui l’auteur l’a laissé».
Un portrait est esquissé : « C ’est un officier retiré...». Mais il faut lire
six lignes de I’Avis pour comprendre que ce portrait est celui de l’inter­
médiaire, non de l’auteur. En fait, suivant la technique déjà utilisée pour
la Continuation du Don Quichotte avec Cid Ruy Gomez, qui n’était pas
donné comme l’auteur final, mais comme un des maillons dans la
chaîne des continuateurs, c ’est cet intermédiaire dont la figure s’im­
pose, à la fois sur le plan social (officier retiré du service et du monde)
et moral («qui souffre avec impatience...»).
Le piège était assez habilement tendu pour que les remanieurs tar­
difs, comme Naigeon, aient, consciemment ou non, transféré sur l’au­
teur ce qui n ’appartenait qu’à cet intermédiaire, inventant ainsi un
«m ilitaire-philosophe» qui, à son tour, n’a pas fini d’abuser quelques
critiques modernes.
Avant d ’examiner la «Préface» qui suit, il faut tenter de répondre à
une double question : l’ouvrage était-il vraiment destiné à une publica­
tion, et l’Avis en question est-il de Challe?
Sur le second point, on peut observer que l’auteur de cet Avis relève
fort justement un des traits du déisme de Challe, très différent d’un
vague rationalisme, à savoir la « crainte de manquer de rendre à Dieu ce
qu’il demande véritablement ». Dans la mesure où cette remarque est en
accord avec le contenu de la Préface, que nous avions estimée être pro­
bablement de l’auteur, et considérant qu’elle use des mêmes formes de
déguisement que les œuvres examinées précédemment, nous sommes
tentés de penser que Challe y a eu part, ou, à tout le moins, qu’elle a été
composée sous son inspiration par quelqu’un qui le connaissait bien.
Si c ’est le cas, il ne pouvait être question que d’une publication éloi­
gnée, peut-être posthume, ou plutôt encore fictive. L’Avis du Libraire ne
serait donc qu’une pièce dans une stratégie d’ensemble59.

59 On ajoutera qu’étant donné que les copies servant à l’impression étaient sacrifiées,
on doutera que le manuscrit de Munich, d’une qualité exceptionnelle, ait pu être
destinée à cet usage; voir sa description dans l’édition des Difficultés d’après le
manuscrit B par F. Deloffre et F. Moureau, Droz, 2000, Introduction.
L’ITINÉRAIRE D ’UN CLANDESTIN: ROBERT CHALLE 633

Des remarques convergentes semblent pouvoir être faites à propos


de la Préface. Il est exclu qu’elle soit l’œuvre du réviseur de la version
M, dont les opinions politiques, philosophiques et religieuses diffèrent
sensiblement de celles qui sont exprimées ici. Tout indique au contraire,
comme nous avons tenté de le montrer dans l’édition de 198360, qu’elle
vient de Challe - ou d’un contemporain qui lui ressemblerait comme un
frère.
Si on néglige cette sous-hypothèse, on peut résumer ainsi le proces­
sus selon lequel notre auteur clandestin présente son ouvrage. 1°. Un
Avis du libraire-éditeur dit que celui-ci tient le manuscrit d’un ami de
l’auteur dont il fait le portrait et l’éloge. 2°. Cet ami-éditeur (cette fois
au sens d ’«editor» et non de «publisher»), dans une Préface de ton très
vif, s’abrite un instant derrière le «m érite» du destinataire (Male­
branche) pour louer l’esprit de l’auteur; il défend le propos de l’ou­
vrage, en définit la méthode, donne des conseils de lecture. Il termine en
avertissant qu’il a retranché «certains traits historiques» qui auraient pu
«caractériser l’auteur» et attirer des maux à une «pauvre veuve, char­
gée d ’une grosse famille, à qui le père n’a guère laissé que l’honneur».
3°. L’auteur intervient ensuite pour dédier avec une dignité respectueuse
l’ouvrage à Malebranche. Il l’adjure de ne pas le trahir, etc. 4°. Enfin
seulement commence l’ouvrage, «Premier cahier contenant ce qui m ’a
fait ouvrir les yeux». On remarque la progression très ménagée de cette
composition.

Résumons ces observations.


A propos du cas de Challe, nous avons relevé quelques traits de la
démarche « d ’un» clandestin, sinon «du» clandestin. Peu assuré sur le
plan social, accoutumé professionnellement au secret, il pratique l’ano­
nymat par habitude, ou par jeu, avant de le pratiquer par nécessité, ou
d’y revenir pour corser une publication. Il y prend plaisir, et s’avance
masqué alors que parfois rien ne semble l’y contraindre.
Ses techniques sont diverses, mais convergentes. Il ne signe pas, ou
ne signe que par une référence (« l’auteur des Illustres Françaises»), ou
encore d’un nom réel mais emprunté («Paul Lucas»). Quand il doit se
mettre en scène pour présenter un ouvrage, il se retire à l’abri de plu­
sieurs personnages-écrans successifs, parmi lesquels un seul, mais jus­
tement pas l’auteur, porte, sinon ses traits, du moins ceux sous lesquels
il voudrait être connu. A tout cela s’ajoute un dépaysement, parfois spa­
tial (origine hispano-française de la Continuation du Don Quichotte,

60 Voir l’introduction de cette édition, p. 18-23.


634 FRÉDÉRIC DELOFFRE

Rouen pour le Journal de voyage) mais surtout temporel: l’auteur est


toujours supposé mort, et le manuscrit trouvé, donné, vendu ou dérobé.
Q u’il y ait parfois dans ce jeu des ombres et des déguisements un
aspect puéril (comme souvent chez Voltaire), on en conviendra. Mais le
fait qu’il ait fallu trois siècles pour démêler - imparfaitement - les ruses
de l’auteur témoigne au moins de leur efficacité.

Frédéric D elo ffre


Université de Paris IV
APERÇUS
SUR LA LITTÉRATURE CLANDESTINE
DANS LA CORRESPONDANCE
DE VOLTAIRE

Les relations entre Voltaire et la littérature clandestine sont de nature


diverse. D ’une part, certains de ses écrits, comme l 'Épître à Uranie ou
le Sermon des cinquante, ont circulé en manuscrits clandestins1. En
outre, pour diffuser quantité d ’ouvrages, à commencer par les siens, il a,
selon la formule de Christiane Mervaud qui a étudié sa correspondance
avec Damilaville, « opté pour la parole clandestine, donc pour des cir­
cuits parallèles »2. Il préconise d’« agir en conjurés et non pas en zélés »
(D 12090)3. D ’autre part, il s’est intéressé à nombre d ’écrits, manuscrits
ou imprimés, qui adoptaient une position critique face aux idées ou aux
valeurs reçues, particulièrement dans le domaine religieux, qui restaient
donc prudemment anonymes et, diffusés sous le manteau en petite
quantité, n ’étaient pas faciles à trouver. Après 1760, non seulement

' Voir Antony McKenna «La diffusion clandestine des oeuvres de Voltaire: un
exem ple», Actes du congrès international Voltaire et ses combats, I p. 455-465,
ainsi que les articles suivants de J. Patrick Lee: «The textual history of Voltaire’s
Sermon des cinquante» Transactions o f the Eighth international congress on the
Enlightenment, Studies 304, 1992, p. 1080-1083; «The publication of the Sermon
des cinquante: was Voltaire jealous o f Rousseau?», Voltaire et ses combats, I,
p. 687-694 ; « Le Sermon des cinquante de Voltaire : manuscrit clandestin,» Actes du
colloque de Saint-Étienne de sept. 1993, La Philosophie clandestine à l ’Age clas­
sique, éd. Antony McKenna et Alain Mothu, Paris, Universitas et Oxford, The Vol­
taire Foundation, 1997, p. 143-151.
2 «La logistique de la lutte contre l’infâme», Raison présente, n° 112, 1994, p. 4.
3 Correspondence and related documents, éd. Besterman, Oxford, 1968-1977. Par
exemple, il indique à Madame du Deffand, le 22 avril 1765, qu’il lui fera parvenir ce
qu’il peut par des voies indirectes et lui donne une adresse à Genève où lui écrire (M.
Vagnièrechez M. Souchai), en conseillant: «N e faites point cacheter avec vos armes.
Avec ces précautions on dit ce que l’on veut» (D 12564). En 1768, il se demandera
comment envoyer à d’Alembert des «rogatons» imprimés chezM.-M. Rey et débités
à Genève, «par quelle adresse sûre, sous quelle enveloppe privilégiée». Il ajoutera:
«Je me servais quelquefois de M. Damilaville, et encore fallait-il bien des détours,
mais il n’a plus son bureau; le commerce philosophique est interrompu» (D 15199).
636 MARIE-HÉLÈNE COTONI

Damilaville reçoit de Femey les ouvrages du patriarche dont il favori­


sera la diffusion4, mais il expédie aussi à Femey, enveloppés de papier
destiné aux opérations du Vingtième (D 11050), les paquets de textes
subversifs que Voltaire a hâte de lire. Sans distinguer manuscrits et
imprimés, qui deviennent plus nombreux à cette date, c’est à l’ensemble
de la littérature philosophique hétérodoxe connue de l’hôte de Femey
que nous allons nous intéresser.
Les chercheurs qui se sont penchés sur telle ou telle œuvre clandes­
tine ont généralement relevé les allusions qu’on pouvait trouver dans sa
correspondance. Le but de notre étude est donc simplement de tracer un
bilan global des connaissances de l’écrivain, quant aux textes et à leurs
auteurs présumés, et de rappeler ses appréciations et ses propres tenta­
tives de diffusion. On sait quels noms il cite souvent dans son œuvre; il
attribue même à certains auteurs supposés de traités clandestins la pater­
nité de quelques articles du Dictionnaire philosophique : une addition
d ’« Abraham» à Fréret, et à Boulanger «Julien», «Péché originel» et
une addition de «Baptêm e». Il fait de Fréret et de Boulainviller ses
porte-parole dans Le dîner du comte de Boulai?ivilliers, qu’il attribuera,
d ’ailleurs, à Saint-Hyacinthe... Toutefois, nous resterons vigilants dans
le déchiffrement de ses opinions. En effet, comme dans toute corres­
pondance, les déclarations du scripteur peuvent être influencées, voire
déterminées par la personnalité du destinataire ; mais, dans ce cas pré­
cis, l’hypothèse d’attribution d ’un texte ou les jugements portés peuvent
correspondre plus à une stratégie qu’à une pensée authentique. On sait
combien il déplore qu’on impute des ouvrages dangereux à des écri­
vains vivants : «Les philosophes doivent toujours soutenir que tout phi­
losophe qui est en vie est un bon chrétien, un bon catholique»
(D 13397). On se rappelle comment il met en avant son grand âge ou ses
nombreux travaux pour se blanchir face à ceux qui l’accusent de fabri­
quer ou diffuser des ouvrages subversifs5. Et ne portera-t-il pas sur ses
propres livres les jugements les plus dépréciatifs ? Ainsi du Dîner. «Je
l’ai lu en courant. C ’est un tissu de mauvaises plaisanteries et d ’invec­
tives violentes» (D 14743). Nous avancerons donc avec prudence à la
fois sur le terrain incomplètement balisé, encore, de la littérature clan­
destine et dans le domaine si mouvant des manœuvres et des jeux vol-

4 À propos de telles distributions, faites suivant les ordres de Voltaire, voir, par
exemple Damilaville à Voltaire, le 22 avril 1765 (D 12566), Voltaire à Damilaville,
le 1er puis le 22 avril 1765 (D 12516 et D 12563), où des listes sont données des des­
tinataires à fournir en livres, et Damilaville à Voltaire, le 29 avril, pour indiquer que
les ordres ont été exécutés (D 12575).
5 Voir par exemple D 13706, D 13776.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 637

tairiens. Mais nous chercherons cependant si, à travers la discontinuité


des lettres, quelques lignes de force peuvent être dégagées.
M eslier est cité d ’abord, peu après la publication et la condamnation
des Lettres philosophiques. Dès le 30 novembre 1735, Voltaire s’étonne
auprès de Thiriot :
Comment, un curé et un Français? aussi philosophe que Locke? Ne
pouvez-vous m ’envoyer le manuscrit? Il n’y aurait qu’à l ’envoyer avec
les lettres de Pope dans un petit paquet à Dem oulin (D 951).

On peut estimer, avec Charles Porset, que le manuscrit demandé ici


en un «petit paquet» n’est vraisemblablement qu’un extrait du long
Mémoire6. Si ce curé qui déclarait par testament son incrédulité est une
figure emblématique qui intéressa très tôt Voltaire, à quelle date lut-il
ses longs développements? À Potsdam? Plus tard encore? Et même les
lut-il intégralement7? C ’est en 1762, quand il diffuse son propre extrait,
d’orientation déiste, qu’il donne à Damilaville, en février, des préci­
sions sur l’original:
Il y a quinze à vingt ans qu’on vendait le manuscrit de cet ouvrage huit
louis d’or. C ’était un très gros in-quarto; il y en a plus de cent exem ­
plaires dans Paris (D 10315).

Mais en octobre, comme il fait l’éloge de l’extrait auprès du même


correspondant, il juge l’original «trop long, trop ennuyeux, et même
trop révoltant» (D 10755). S’il indique, en août, à la duchesse de Saxe-
Gotha, que Meslier envoya une copie de son testament, avant sa mort,
au garde des Sceaux Chauvelin (D 10626), s’il précise à M.-M. Rey, fin
novembre 1764, qu’il laissa trois exemplaires manuscrits (D 12207),
plus que l’historique, plus que les détails d’un contenu qu’il a lui-même
modifié, c ’est l’origine paradoxale et exemplaire de cette production
qui l’intéresse, pour l’effet retentissant qu’elle pourra avoir: cette vio­
lente critique du christianisme représente l’étonnant témoignage d’un
prêtre mourant, d ’un «bon et honnête curé» (D 11208). Voltaire aime
croire que le ver est dans le fruit.
Il parle au moment de la mort, au moment où les menteurs disent vrai.
Voilà le plus fort de tous les arguments. Jean M eslier doit convertir la
terre (D 10581).

6 Voir «Voltaire et Meslier: état de la question », Le matérialisme du XVIIle siècle et


la littérature clandestine, sous la direction d ’Olivier Bloch, Paris, Vrin, 1982,
p. 193-201, ainsi que la discussion p. 203.
7 A la bibliothèque de Femey sont conservées seulement deux éditions de l’Extrait.
638 MARIE-HÉLÈNE COTONI

Aussi, alors qu’il déclare à Damilaville, en octobre 1764, que les


noms d ’auteurs, en suscitant des réticences, peuvent nuire à la cause, il
fait exception pour le curé révolté :
Il n’y a que le nom de Jean M eslier qui puisse faire du bien, parce que le
repentir d’un bon prêtre à l ’article de la mort doit faire une grande
impression (D 12128)8.

Qu’il ait, ou non, lu l’exemplaire du Mémoire que possédait Frédé­


ric II, se fit-il l’écho de la libre-pensée qui pouvait s’épanouir à la cour
de Berlin? Lorsqu’il parle à la comtesse de Bentinck, en mai-juin 1752,
d’«une espèce de sermon philosophique» qu’aurait fait La Mettrie9,
dont on aurait tiré quelques exemplaires, qui «court imprimé et manus­
crit et qu’on a le front de <lui> imputer» (D 4900), on peut penser à
l’Anti-Sénèque, comme l’a fait Th. Besterman. Mais R. Pomeau, puis
J. Patrick Lee10 estiment que «ce qui a jamais été écrit de plus fort
contre des préjugés terribles» (D 4921), correspond bien davantage au
Sermon des cinquante de Voltaire qu’à VAnti-Sénèque paru deux ans
plus tôt. Voltaire s’en est-il fait l’écho à ce moment? Nous connaissons
une lettre datée du 6 novembre 1750, à Madame Denis, où le jugement
global est sévère. L’épistolier, qui ne semble pas craindre, alors, qu’on
lui impute cette œuvre, sans parler de «serm on» et loin de voir en l’au­
teur un philosophe qui écrit contre des «préjugés», le présente comme
inconséquent:
U vient de faire sans le savoir un mauvais livre imprimé à Potsdam, dans
lequel il proscrit la vertu et le remords, fait l ’éloge des vices, invite son
lecteur à tous les désordres, le tout sans mauvaise intention. Il y a dans
son ouvrage m ille traits de feu, et pas une demi-page de raison, ce sont
des éclairs dans une nuit. D es gens sensés se sont avisés de lui remon­
trer l ’énormité de sa morale. Il a été tout étonné: il ne sait pas ce qu’il
avait écrit, il écrira demain le contraire si l’on veut (D 4256).

8 On trouvera dans le tome 111 des œuvres de Jean Meslier (Paris, Anthropos, 1972,
p. 488-490), la liste, dressée par R. Desné, des lettres de Voltaire et de ses corres­
pondants où il est question non seulement de l’Extrait mais aussi, explicitement ou
implicitement, de Meslier.
9 Sur les rapports entre La Mettrie et la littérature clandestine, voir Ann Thomson,
«La Mettrie et la littérature clandestine», Le matérialisme du XVIIle siècle et la lit­
térature clandestine», p. 235-244.
10 «The publication o f the Sermon des cinquante: was Voltaire jealous o f Rousseau?»,
art. cité, p. 689-690 et note 18.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 639

Mais, complication supplémentaire, on considère aujourd’hui que


cette lettre a été écrite a posteriori. Elle fait partie de Pam éla ".
Il faut donc attendre juin 1760 pour trouver mention, dans des lettres
authentiques, de l’ouvrage de La Mettrie, sous le titre La vie heureuse.
Voltaire le demande à Thiriot, avec «toutes les œuvres de ce fou»
(D 8967) et insiste (D 8991). Mais c ’est pour une raison bien particu­
lière : il s’agit de trouver les passages altérés par Palissot, dans sa Lettre
de l ’auteur des Philosophes au public, où il impute aux Encyclopédistes
des « passages horribles » de La Mettrie. Le philosophe de Femey dit ses
craintes à d’Alembert: «on coffrera les frères et on aura les philosophes
en horreur» (D 8968). Les termes qu’il emploie dans sa lettre à Palissot,
du 23 juin, sont donc dictés avant tout par l’émotion, la crainte et le désir
de tenir cette œuvre à distance de ses frères philosophes, plus que par
une appréciation rationnelle: il s’agit d ’une brochure «qu’un fou
nommé La Mettrie composa un jour étant ivre à Berlin il y a plus de
douze ans» (D 9005). On pourra retrouver cette volonté de mise à
l’écart, avant tout par pragmatisme, à propos du Système de la nature.
Mais, s ’il redoute qu’on s’en prenne à la morale traditionnelle, Vol­
taire applaudit, en revanche, à tout ce qui peut affaiblir la religion éta­
blie. En 1757-1758, son enthousiasme pour le savant théologien protes­
tant Abauzit, dont il fait part à Jacob Vemes (D 7544), l’amène à
demander à ce pasteur de lui prêter l’ouvrage sur l’Apocalypse
(D 7545). Il le connut donc en manuscrit, puisque ce travail, dont il
s’inspira pour le Dictionnaire philosophique, ne fut imprimé qu’en
177012.
Lorsqu’il intensifie ses propres combats, il exprime plus fréquem­
ment son intérêt pour des textes comparables, qu’on lui attribue parfois.
Ainsi, s’il désigne, dans une lettre à Thiriot de décembre 1760, par
«ouvrage théologico-judaïco-rabinico-philosophique», Y Oracle des
anciens fidèles, c ’est d ’abord pour se plaindre qu’on veuille faire croire
qu’il en est l’auteur (D 9449). On va brûler, en effet, avec d’autres
livres, cette «défense de la morale du bon Jésus contre la morale du dur
M oïse» (D 9507). Mais il apprécie, dès janvier 1761, «ce petit livre

11 Ce que ne remarque pas J. Patrick Lee dans son article. C’est la fameuse lettre des
« mais ». Voir A. Magnan, « Le Voltaire inconnu de Jean-Louis Wagnière», L’Infini,
n° 25, printemps 1989, p. 75-76.
12 Sur Firmin Abauzit, son érudition, ses ambiguïtés, voir Mina Waterman: «Voltaire
and Firmin Abauzit», Romanic Review 33, 1942, p. 236-249. Sur la copie manus­
crite conservée à la bibliothèque Méjanes (Ms 10), au titre plus agressif, vraisem­
blablement antérieure à l’imprimé, on peut consulter mon article: «Les manuscrits
clandestins du dix-huitième siècle: nouveaux éléments et questions nouvelles»,
RHLF, 77, 1977, p. 24-29.
640 MARIE-HÉLÈNE COTONI

excellent», «poivré» (D 9526), qu’il suppose de Morellet. En mai,


auprès de d ’Alembert (D 9771), puis d ’Helvétius (D 9777), il en fait
l’éloge, tout en déplorant que la frivolité de la nation risque d’en limiter
les effets bienfaisants :
On n’a point su quel est l ’auteur de l'O racle des anciens fidèles-, il n ’y a
point de réponse à ce livre. Je tiens toujours qu’il doit avoir fait un grand
effet sur ceux qui l ’ont lu avec attention (D 9777).

Il ne changera pas d’opinion quand le mystère de l’auteur sera


éclairci pour lui, puisqu’il confiera à Damilaville, le 12 juillet 1763:
L’auteur de L’oracle des fidèles, livre excellent trop peu connu, était un
valet de chambre d’un conseiller clerc de la seconde des enquêtes (...).
Il est venu chez moi, il y est, c ’est une espèce de sauvage comme le curé
M eslier (D 1 1306)13.

Il ajoutera sur ce même Simon Bigex, un mois plus tard :


C ’est une chose bien extraordinaire qu’un savoyard sans éducation ait si
bien ramoné la chem inée des cagots (D 11353).

Voltaire a-t-il connu des manuscrits de N.-A. Boulanger? On sait


que ce dernier laissa à sa mort, en 1759, des copies manuscrites des
Recherches sur l ’origine du despotism e oriental, ouvrage achevé en
1755 et publié anonymement par d’Holbach en 176114. Après avoir lu
l’im prim é15, le patriarche avoue à Damilaville, le 30 janvier 1762
(D 10295), avoir confondu ce texte avec un autre manuscrit qu’il avait
trouvé médiocre (D 10284). Son jugement sur le livre mêle éloges et
réserves. Si l’auteur montre de l’érudition, il commet, selon lui, des
erreurs de méthode et de tactique : il a le tort de tout fonder sur un sys­

13 Sur la question de l ’attribution, voir Daniel Lévy : «Qui est l’auteur de l'Oracle des
anciens fid è le s!, Studies on Voltaire, 117, 1974, p. 259-270. L’exemplaire conservé
à la bibliothèque de Femey (BV 2614) ne porte pas de traces de lecture.
Après avoir été copiste de Grimm, Bigex devint le secrétaire de Voltaire de 1768 au
début de 1770. Sur son rôle présumé de traducteur pour la Collection d ’anciens
évangiles, voir l’introduction de B.E. Schwarzbach à l’édition de ce texte dans les
O.C. de Voltaire, 1769, Oxford, 1994, p. 16-20.
14 Voir sur ces manuscrits et sur les versions abrégées John Hampton, Nicolas-Antoine
Boulanger et la science de son temps, Genève, Droz, 1955, ch. V. Sur le témoignage
de l’abbé Gérard concernant « les pompeux éloges donnés à ses productions manus­
crites dans les sociétés philosophiques», voir ch. VI, p. 44.
15 «Après avoir lu votre imprimé», écrit Voltaire. S ’il s’agit d’un imprimé envoyé et
non pas seulement signalé par Damilaville, l’hôte de Femey veut en favoriser la dif­
fusion, puisqu’il lui en expédie, à son tour, un peu plus tard, deux exemplaires.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 641

tème sans aucune preuve et surtout de dresser contre lui les gouverne­
ments en même temps que les prêtres.
Il faut tâcher de faire voir au contraire que les prêtres ont toujours été les
ennemis des rois (D 10295).

Là encore le pragmatisme colore le jugement négatif. Toutefois les


annotations marginales que le lecteur de Femey a portées sur son exem­
plaire expriment aussi sa stupéfaction face à des hypothèses hardies et
gratuites16. Mais critique ne signifie pas désintérêt. On sait que les
exemplaires imprimés étaient en nombre insuffisant. Aussi les échanges
épistolaires continuent, à propos de ce livre, entre Voltaire et Damila­
ville. Le premier indique au second, le 4 février, qu’il lui a envoyé deux
exemplaires de Y Oriental à deux postes différentes (D 10305). Le 29
juin, Damilaville se plaint que Le D espotism e ne lui soit jamais parvenu
(D 10537). L’expéditeur suppose, probablement après avoir déjà reçu
une information semblable17, qu’il «pourrait bien avoir été pincé pour
avoir été indiscrètement envoyé en forme de livres» (D 10527). Il pré­
cise, le lendemain, que l’envoi avait été fait par Cramer (D 10532)18.
Aussi s’y prendra-t-il autrement dans la commande faite, en juillet, au
même libraire :
Envoyez-m oi, je vous prie un galimatias en feuilles du D espotism e
oriental (D 10589).

Ce brassage de textes laisse supposer que, malgré ses réserves, Vol­


taire s’est intéressé à la diffusion du D espotism e oriental. S ’il a possédé
un manuscrit de la Dissertation sur Élie et Énoch 19, du même auteur, il
ne l’a commentée qu’après la publication, en écrivant à Damilaville, en
novembre 1764, qu’il avait reçu des Hénoch: «cela n’est pas publici
saporis» (D 12208)20. À la fin de 1768, il affirmera à d’Alembert qu’il

16 Après avoir écrit sur la page de titre «fatras obscur, insensé, plein d’erreurs et de
solécism es», Voltaire commente les affirmations de Boulanger sur les cataclysmes
naturels en des temps préhistoriques et la situation des hommes, alors, par des for­
mules comme: «qui te l’a dit?, «as-tu des mémoires de tout cela», «ton édifice est
bâti sur une chimère», «tu ne fais que déclamer, pauvre homme»; et il conteste
l ’universalité du déluge (Corpus des notes marginales, I, Berlin, 1979, p. 498-502).
17 Ne nous est parvenu qu’un tout petit nombre de lettres de Damilaville.
18 II est difficile de savoir s’il s’agit d’un autre envoi, encore, que ceux mentionnés en
février.
19 Voir R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1969, p. 170.
20 II a écrit sur son exemplaire, à propos de ces Dissertations : « chimériques et folles »
(Corpus, I, p. 497).
642 MARIE-HÉLÈNE COTONI

sait qui a écrit ce texte, ainsi que Le christianisme dévoilé et le D espo­


tisme oriental, bien qu’il ne l’ait jamais dit (D 15400). Doit-on com­
prendre que, pour lui, il s’agit d’un seul et même auteur, qui serait Bou­
langer? Mais on le verra affirmer que Le christianisme dévoilé a été
écrit par Damilaville (D 15377)21. Toutefois, cette attribution est posté­
rieure à la mort de ce dernier, comme la déclaration faite à Madame
Denis lui prêtant aussi un grand rôle (D 15804). S’agit-il, alors, d’autre
chose que de la stratégie habituelle, qui consiste à attribuer des textes
dangereux à des auteurs disparus? Autre hypothèse: Voltaire, en citant
conjointement ces trois textes, penserait-il au double rôle, d’auteur et
d’éditeur, du baron d ’Holbach? Même s’il n’adhérait pas au système
original de Boulanger, puisqu’il dit aussi, ironiquement, à propos de
L ’antiquité dévoilée p a r ses usages, « l’auteur commence par le Déluge
et finit toujours par le chaos» (D 13265), il ne le néglige donc pas et se
montre sensible à la part que ses ouvrages pouvaient prendre dans la
lutte contre l’infâme. En effet, il écrit finalement à Damilaville:
Ce Boulanger pétrissait une pâte que tous les estomacs ne pourraient pas
digérer. Il y a quelques endroits où la pâte est un peu aigre; mais en
général son pain est ferme et nourrissant (D 13585)22.

Cependant, il est des analyses plus proches de sa propre démarche


(au point qu’on a pu, parfois, lui en faire endosser la paternité), comme
les écrits qu’il attribue à Dumarsais, et dont il dit s’être beaucoup servi,
sans autre précision, dans la Préface du Dictionnaire philosophique (éd.
Varberg 1765)23.
Est-ce en 1761 ou à partir de 1763 que le philosophe de Femey a lu
et commenté YExamen de la religionl Besterman a daté de fin
décembre 1761 la lettre à Cramer où sont signalées l’impression et la
vente de ce livre « attribué à Saint-Évremond ». Le jugement est enthou­
siaste: « C ’est le livre le plus pulvérisant qu’on ait jamais écrit sur cette

21 S ’il le croyait sincèrement, il lui adressait un clin d’œil quand il le chargeait de ses
compliments «à l’auteur voilé du D évoilé» (D 13585). De toute façon, il ne peut
s’agir, alors, de Boulanger.
22 En mai 1767, il dit encore à Damilaville avoir entendu parler d’un livre de feu M.
Boulanger (D 14194). S ’agirait-il de la Dissertation sur saint Pierre? Mais dans la
même lettre, Voltaire désigne, de façon masquée, son propreExamen important et
ses Questions de Zapata. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas là d’un prête-
nom commode, pour annoncer n’importe quelle production dangereuse pour la reli­
gion établie, sortie au début de 1767. Ce pourrait être le Christianisme dévoilé, pro­
bablement désigné ainsi quand Voltaire parle, le 21 mars, des deux cents
exemplaires saisis «du dernier livre de feu M. Boulanger» (D 14061).
23 Éd. C. Mervaud, O.C. t. 35, Oxford, 1994, p. 282.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 643

m atière» (D 10239). Mais A. Thomson et F. Weil24 estiment que cette


lettre pourrait être de 1763, comme celles adressées sur le même sujet à
Damilaville début décembre. Voltaire affirme avoir connu le texte bien
avant cette édition ; il l’a probablement lu dans la version manuscrite en
quinze chapitres ; il a pu connaître aussi une édition antérieure de cet
ouvrage, publié depuis 174525. Comme sur la page de titre d’un de ses
exemplaires, il met en doute la paternité de Saint-Évremond, à cause du
style et des connaissances que renferme l’ouvrage.
Il est de Dumarsais, mais il est fort tronqué et détestablement imprimé
(D 11535).

Il répète cette affirmation quelques jours plus tard, en redemandant


un exemplaire à Damilaville, car il a marginè le sien (D 11549)26. La
bibliothèque de Femey renferme, en effet, le même ouvrage sous un
deuxième titre, mentionné aussi par Grimm27, La vraie religion traduite
de l ’Écriture Sainte (Madrid 1761), « par permission de Jean, Luc, Marc
et M athieu»28. Nous verrons comment il s’intéressa à sa diffusion. Au
début de 1764, en le recommandant à d’Alembert, il le juge «écrit à la
vérité trop simplement; mais plein de raison» (11628).
Malgré le nombre d’auteurs autoproclamés, comme La Serre ou La
Varenne29, et bien que certains chercheurs, aujourd’hui, y voient plutôt
un texte issu du milieu des huguenots réfugiés en Hollande30, d’autres,
comme Gianluca Mori, suivent la piste ouverte par Voltaire, en traçant
un portrait-robot de l’auteur qui les mène à Dumarsais31.

24 «Manuscrits et éditions de VExamen de la religion dont on cherche l'éclaircisse­


ment de bonne foi», Le matérialisme du dix-huitième siècle et la littérature clan­
destine, p. 177-185. Voir aussi B.E. Schwarzbach et A.W. Fairbaim, «The Examen
de la religion: a bibliographical note», Studies on Voltaire, 249, 1987, p. 91-145.
25 Un manuscrit de l’Examen en quinze chapitres est conservé à Saint-Pétersbourg et
porte des marques de lecture de Voltaire.
26 Voir les deux ouvrages classés à La Serre, B.V. 1937 et \93S, Corpus des notes mar­
ginales, tome V, p. 221 et p. 222-226.
27 Correspondance littéraire, éd. Toumeux, VI, p. 91 .
28 Voltaire regrette ce titre comique pour un livre «sérieux et sage» (D 11549), tout en
écrivant sur son exemplaire : « très mal écrit et aussi mal fait que scandaleux ».
29 Voir Ann Thomson, «VExam en de la religion autour de 1748», La Lettre clandes­
tine, n° 4, 1995, P.U.P.S., 1999, p. 559-564.
30 A. Thomson, «L’Examen de la religion», Filosofia e religione nella letteratura
clandestina, secoli XVII e XVIII, G. Canziani (éd.), Milano, 1994, p. 355-372.
31 Voir le résumé de sa communication dans la Lettre clandestine n° 2, 1993, PU .PS.,
1999, p. 124-125 et l’article «Per l’attribuzione a Du Marsais dell’Examen de la
religion», Atti e memorie d e ll’Accademia toscana di scienze e lettere La Colomba-
ria, LVII, n.s. XL1V, 1993, p. 255-333. Voir aussi son édition critique de Y Examen,
Oxford, Voltaire Foundation, 1998.
644 MARIE-HÉLÈNE COTONI

À Dumarsais aussi le philosophe de Femey attribuera, en 1766 (D


13397), lors du Recueil nécessaire , Y Analyse de la religion chrétienne,
dont il signale, le 4 décembre 1765, à Damilaville, la circulation manus­
crite, alors que l’ouvrage avait déjà été publié32. Il en retient surtout la
mise en relief des erreurs historiques de l’Ancien Testament:
Les erreurs grossières d ’une chronologie assez intéressante y sont déve­
loppées par colonnes. On y voit évidemment que si Dieu est l’auteur de
la morale des Hébreux, com m e nous n’en pouvons douter, il ne l’est pas
de leur chronologie ; mais ces discussions ne sont faites que pour les
savants (D 13026).

On le voit également s’intéresser avec insistance aux manuscrits


attribués à Fréret. Il les attend «avec impatience» (D 12938) de Dami­
laville, en octobre 1765. Aussi les réclame-t-il selon un langage codé
qui n’a rien pour étonner le lecteur familier de la correspondance, du
début à la fin de novembre. Il attend des « confitures sèches » par la dili­
gence de Lyon. «Je crois que les meilleures se trouvent chez Fréret, rue
des Lombards» (D 12965)33. Ne disposant pas des lettres de Damila­
ville, nous ne pouvons juger des réponses. Simultanément, il a demandé
deux fois à Cramer, en octobre-novembre 1765, la Lettre de Thrasibule
à Leucippe (D 12959, D 12960). Il la commente pour Damilaville, le 30
novembre :
Il y a de très bonnes choses et des raisonnements très forts. Ce n’est pas
le style de Fréret, mais n’importe d ’où vienne la lumière pourvu qu’elle
éclaire (D 13014).

Ses doutes sur l’auteur correspondent à ceux de certains chercheurs


actuels34. Puis, en avril 1766, c ’est de Y Examen critique des apologistes
de la religion chrétienne qu’il demande trois exemplaires au libraire qui
l’imprime, par l’intermédiaire du marquis de Villevielle (D 13268).
Mais deux jours plus tard il revient à Damilaville, pour cet ouvrage dont
on lui a dit qu’«il est très bien raisonné» (D 13271). Il l’attend toujours,
le 21 mai, le 23 (D 13307, D 13311), se plaint à nouveau auprès de
Damilaville, le 30:

32 Seule l’édition de 1766 se trouve dans la bibliothèque de Voltaire.


33 Voir aussi D 12984, D 12989, D 13003, où c ’est Madame Denis qui attend «les
boîtes de confitures».
34 Voir M. Benitez, «La composition de la Lettre de Thrasybule à Leucippe: une
conjecture raisonnable» in C. Volpilhac-Auger et Ch. Grell (éd.): Nicolas Fréret,
légende et vérité, Oxford, The Voltaire Foundation, 1994, p. 177-195.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 64 5

Je n’en entends plus parler. Vous savez, mon cher ami, combien il exci­
tait ma curiosité (D 13326).

Bien qu’on le lui ait promis de Hollande, il a encore recours à lui, le


2 juin, pour l’avoir plus vite (D 13336). Enfin l’attente est comblée ! Le
13 juin il peut parler du livre avec enthousiasme à d’Alembert. Vu sa
science et sa logique, il en prévoit «un très grand effet» (13345). Il se
hâte d’envoyer, le lendemain, à Moultou, ce «livre excellent»
(D 13352), dont l’auteur serait un jeune capitaine au régiment du roi, le
plus savant officier et le meilleur raisonneur, dans ce cas, car «il cite
toujours à propos et il prouve d’une manière invincible» (D 13347). Il
en fait encore grand éloge auprès de d’Argentai (D 13369), de Morellet
(D 13397), le propose à Rochefort d ’Ally (D 13386). Ce livre «sage et
modéré» (D 13375) est opportunément «dangereux» (D 13397), donc
peut saper les bases de la religion établie, car, comme il l’explique à
Thiriot, il est «plein de recherches curieuses et de raisonnements vigou­
reux» (D 13463). Il a donc la satisfaction, le 1er octobre, de rapporter
l’avis de la Gazette d ’Avignon: livre dangereux mais plein de modéra­
tion et de profondeur (D 13596). Il se réjouit, le 22, auprès de d ’Argen­
tai, que ce livre fasse «beaucoup de bruit» (D 13618). En 1768, en van­
tant l’adresse des auteurs qui ne publient pas sous leur nom, il prend
pour exemple le livre donné sous le nom de Fréret, dont «personne ne
sait encore qui est l’auteur» (D 15377), quoiqu’il affirme, un peu plus
tard, à d ’Alembert, que lui-même l’a su sans l’avoir jamais dit
(D 15400). Comme il ne s’explique pas davantage, on ne peut être sûr
qu’il ait vu juste. En tout cas, ce livre érudit, tant estimé, attribué aujour­
d’hui à Lévesque de Burigny35, a nourri l’article «Évangile» ajouté en
1767 au D ictionnaire philosophique 36.
Autre livre à avoir passionnément intéressé Voltaire: l’ouvrage
généralement attribué, aujourd’hui, à Robert Challe37, les Difficultés sur

35 Voir Alain Niderst, «L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne:


les frères Lévesque et leur groupe», Le matérialisme du XVllT siècle et la littéra­
ture clandestine, p. 45-61. Lévesque de Burigny a été un correspondant de Voltaire.
36 On trouvera, classées à Naigeon, les trois éditions de l'Examen critique conservées
à la bibliothèque de Femey (BV 2546,2547,2548), ainsi que la Lettre de Thrasibule
à Leucippe (BV 2549).
37 Depuis l’article de F.-L. Mars, «À la poursuite du Militaire philosophe: une conjec­
ture raisonnée: Robert Challe», Casanova gleanings, 1974, p. 21-30 et celui de
F. Deloffre «Robert Challe père du déisme français», RHLF19, 1979, p. 947-980,
ainsi que l’édition critique qu’il a donnée des Difficultés avec Melâhat Menemen-
cioglu (Oxford, 1983). Voir aussi F. Moureau, «À l’origine du texte: le manuscrit
inconnu des Difficultés sur la religion», RHLF 9 2 ,1, 1992, p. 92-104.
646 MARIE-HÉLÈNE COTONI

la religion, qu’il découvre dans l’édition qu’en ont donnée d’Holbach et


Naigeon, en 1767, sous le titre Le M ilitaire philosophe™. D’Alembert le
lui signale le 22 septembre 1767, en même temps qu’il mentionne la
Théologie portative et le Tableau philosophique du genre humain
(D 14436). Dès le 30, il lui répond que ces livres sont «entre les mains
de tous les artisans» (D 14447). Le 18 novembre, il en fait l’éloge à
Damilaville :
Il est excellent. Le Père Malebranche n’aurait jamais pu y répondre. Il
fait une très grande impression dans tous les pays où l’on aime à raison­
ner (D 14536).

Mais il doute, quelques jours plus tard, qu’un militaire soit l’auteur
de ce livre « très estimé en Europe de tous les gens éclairés » (D 14547),
dont il affirme encore, en novembre, qu’il fait grand cas (D 14554). Il
sait que le texte était connu depuis longtemps en manuscrit, d’après ce
qu’il écrit au marquis d’Argence, le 2 janvier 1768, et il le juge «très
bien raisonné, dans le goût du curé M eslier» (D 14639). Certes, il l’at­
tribue alors à Saint-Hyacinthe, mais c ’est pour pouvoir attribuer égale­
ment à ce dernier son Dîner du comte de Boulainvilliers. Il suivra la
même tactique dans une lettre à Saurin du 5 février (D 14726). Il dévoile
d’ailleurs cette stratégie à d ’Argentai un peu plus tard :
Je ne suis pas encore bien sûr que le M ilitaire philosophe soit de Saint-
Hyacinthe; mais les fureteurs de littérature le croient, et cela suffit pour
penser qu’il n’était pas indigne de dîner avec le comte de Boulainvilliers
(D 14763).

Avec son allié, Damilaville, son enthousiasme n’a pas de limites:


Y a-t-il rien de plus vigoureux, de plus profondément raisonné, d’écrit
avec une éloquence plus audacieuse et plus terrible que le M ilitaire p h i­
losophe, ouvrage qui court toute l’Europe (D 14738).

Et d’en citer un passage particulièrement violent contre la religion


chrétienne39. Lorsqu’il signale l’ouvrage à Madame du Deffand, le 18
avril, il le juge, certes, un peu lourd « mais profondément raisonné »
(D 14964)40. Le 13 janvier 1769, il le mentionne encore parmi les bons

38 Sur les transformations du manuscrit déiste par d’Holbach et Naigeon, voir l’intro­
duction de l ’édition de Roland Mortier, Presses universitaires de Bruxelles, 1970,
p. 50-59.
39 Le dernier alinéa du chap. IX de l’édition Naigeon, p. 84-85.
40 II le mentionnera encore, parmi d’autres livres, dans une lettre à la même corres­
pondante, le 26 décembre, en l’attribuant toujours à Saint-Hyacinthe (D 15387).
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 647

livres (D 15427). Le 20 avril, dans une lettre à d’Argentai, il le compare


à son propre Examen im portant : «Il est plus abstrait; mais c’est une
logique à laquelle il n ’y a rien à répliquer» (D 15600).
Aussi a-t-il expliqué, dès janvier 1768, au marquis d ’Argence, par
quels intermédiaires se le procurer. Il a proposé à Jacob Vemes, le 1er
mars, de le lui prêter par l’intermédiaire de Moultou (D 14797), à qui il
le redemande le 23 (D 14878). C ’est dire l’importance de cet ouvrage
antireligieux41, même privé de sa profession de foi déiste dans l’édition
d’Holbach-Naigeon, aux yeux du philosophe qui guerroie sans trêve
contre l’infâme.
Ce livre est d’ailleurs souvent cité parmi d’autres livres aux inten­
tions semblables, vu la profusion de tels écrits à la fin des années 60.
Mais tous n ’ont pas le même poids. Ainsi, Voltaire mentionne proba­
blement le manuscrit du Catéchumène quand il félicite Charles Bordes,
le 26 juin 1767, du mémoire qu’il lui a envoyé, qui «écrase la partie
adverse sous le poids des raisons et sous les traits du ridicule»
(D 14245). Aussi promet-il de le faire imprimer. Toutefois, ce texte,
après sa publication, n’apparaît plus guère dans sa correspondance que
lorsque le patriarche s’emporte contre l’attribution qui lui en est faite
(D 14786, D 14803). Et, en en rendant la paternité à Bordes, il en pro­
fite pour le charger aussi de sa Lettre au D octeur Pansophe. Ses démen­
tis s’accompagnent, dans une lettre à Damilaville du 1er avril 1768, d ’un
jugement peu flatteur: « c ’est un ouvrage très médiocre dans lequel il y
a quelques plaisanteries ; c ’est une viande au gros sel » (D 14907), l’ex­
pression étant reprise dans une lettre à Madame du Deffand (D 14964).
Il multiplie les démentis à propos de ce texte qui contient « des inepties »
(D 14938), auprès de divers correspondants (D 14940, D 14954,
D 15048, D 15568) en le rendant à son auteur, «un académicien de
Lyon» (D 18293), et il dément, simultanément, quantité d’autres
ouvrages comme le Tableau philosophique du genre humain42, du
même écrivain. Le 8 février 1776, il s’amusera encore à renier, en même
temps, avec d ’Alembert, son D îner de Boulainvilliers (D 19910).
D ’autres textes, reçus par Voltaire, sont beaucoup moins connus.
Nous en citerons un, cependant, parce que son histoire est révélatrice
d’une certaine diffusion d ’écrits «philosophiques», même mineurs.
Ainsi, le marquis d ’Argence lui communique en manuscrit, le 15

41 On en trouvera deux éditions de 1768, classées à Naigeon, dans la bibliothèque de


Ferney (BV 2550 et 2551).
42 D ’Alembert lui en a parlé le 22 septembre 1767. Voltaire a informé Damilaville, le
28, qu’il l’avait reçu, sans savoir de qui, ajoutant: «Je crois en deviner l’auteur;
mais je me donnerai bien de garde de le nommer jamais» (D 14445).
648 M ARIE- HÉLÈNE COTONI

novembre 1766, sa lettre à Gabriel-Marie de Talleyrand, comte de Péri­


gord (citée en D 13672). Cette lettre s’en prend aux «prétendus chré­
tiens » qui attaquent les philosophes ; elle les qualifie de « petits Zoïles »,
et fait l’éloge de Voltaire. Celui-ci répond, le 8 décembre (D 13718), et
la renvoie à son auteur après en avoir tiré une copie. Or le marquis d ’Ar­
gence la fera imprimer, en 1769, sous le titre Lettre de M. le marquis
d ’A *** à M ***, et l’enverra, à nouveau, sous cette forme, à Voltaire. Ce
dernier la mentionne dans une lettre à d ’Alembert du 4 juin (D 15676),
après avoir remercié d ’Argence, le 2, de ses «truffes», «très bonnes et
très bien choisies» (D 15673).
Vu, inversement, leur réelle importance, il serait difficile de ne pas dire
un mot, ici, des productions substantielles du baron d’Holbach, imprimées
généralement à l’étranger et répandues en France par des colporteurs.
Tout en déplorant le « galimatias » des athées modernes, comme il
l’écrit à Madame du Deffand (D 15566), Voltaire apprécie leur horreur
du fanatisme et leur amour de la tolérance. Ce double mouvement
d ’hostilité et de sympathie explique les appréciations divergentes por­
tées sur certains livres. Ainsi, en démentant l’attribution qui lui en est
faite, il émet sur Le christianisme dévoilé un jugement mitigé, dans une
lettre à Madame de Saint-Julien du 15 décembre 1766:
Il y a de la clarté, de la chaleur et quelquefois de l ’éloquence, mais il est
plein de répétitions, de négligences, de fautes contre la langue, et je
serais très fâché de l’avoir fait, non seulement com m e académicien,
mais com m e philosophe, et encore plus com m e citoyen. Il est entière­
ment opposé à mes principes. Ce livre conduit à l ’athéisme que je
déteste. J’ai toujours regardé l ’athéisme com m e le plus grand égare­
ment de la raison (D 13737).

Et l’auteur invite sa correspondante à venir voir à Femey ses annota­


tions marginales «qui démontrent que l’auteur s’est trompé sur les faits
les plus essentiels»43. Il faut, toutefois, rester circonspect devant les
jugements voltairiens quand il parle à Damilaville, après la saisie
d ’exemplaires chez Madame Lejeune44, de «livre abominable»

43 Les notes marginales font état, en effet, de «déclamations vagues», de «bavarde-


rie», d’erreurs, de passages mal écrits. Mais Voltaire a écrit «neuf et fort» en face
de l’argumentation contre les miracles du Christ, «bien» en face de ce qui renverse
la preuve par les martyrs de la vérité du christianisme, «bravo» sur l’existence des
remords indépendante de la crainte de Dieu (Corpus des notes marginales, IV,
Berlin, 1988, p. 422-432).
44 Sur l’affaire Lejeune, la saisie de nombreux exemplaires du Recueil nécessaire, en
décembre 1766, et les efforts de Voltaire pour se blanchir de toute accusation de col­
portage, voir D 13762, D 13768, D 13776, D 13779, D 13787, D 13801.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 649

(D 14061). Le jugement est, en effet, démenti par le contexte: l’écrivain


concède qu’il vient de le lire pour la troisième fois ! Il le classe parmi les
bons livres, dans une lettre à d’Alembert du 13 janvier 1769, quand il
cite ce Polissonism e dévoilé avec le M ilitaire philosophe, les D outes 45,
Y Imposture sacerdotale (D 15427).
La Théologie portative lui a été signalée par d’Alembert, le 14 août
1767 (D 14368). Le 22, il la demande à Damilaville (D 14388) et ne l’a
pas encore le 4 septembre (D 14404). Mais en octobre, il en parle à ce
dernier, ainsi qu’à Henri Rieu. Il semble avoir surtout retenu de ce dic­
tionnaire son aspect facétieux. Il ne s’agit que d ’une «plaisanterie conti­
nuelle par ordre alphabétique; mais il faut avouer qu’il y a des traits si
comiques que plusieurs théologiens même ne pourront s’empêcher d ’en
rire» (D 14474). Il s’esclaffe auprès de Damilaville, le 8 février 1768:
Y a-t-il rien de plus plaisant, de plus gai, de plus salé que la plupart des
traits qui se trouvent dans la T h éologie p o r ta tiv e ? (D 14738).

Aussi, tout en en refusant la paternité (D 15048, D 15688) et en attri­


buant cet ouvrage à Du Laurens, «correcteur d ’imprimerie chez M.-M.
R ey» (D 14803, D 14915), il avoue aux d ’Argental qu’il serait très
fâché de l’avoir fait mais voudrait bien avoir été capable de le faire (D
15659)46.
Il juge aussi un «ouvrage très curieux et très bien fait» Y H istoire c ri­
tique de Jésus-Christ, dont il annonce la parution à d’Alembert, le 14
novembre 1771, en précisant que, s’il n ’est pas difficile d’en avoir des
exemplaires à Genève, il l’est davantage d ’en faire passer en France;
l’horreur qu’il prétend avoir ressentie «en faisant des signes de croix à
chaque ligne» (D 17446) ne peut que souligner l’utilité, pour la bonne
cause, de ce contre-évangile47.
Les productions ou adaptations du baron d’Holbach sont évidem­
ment plus appréciées quand elles contribuent d’abord à la destruction,
auprès de l’élite, des religions établies, ce qui est le cas de Y Imposture

45 Voltaire avait demandé à Henri Rieu, fin octobre 1767, ces Doutes sur la religion
qu’il semble, finalement, juger assez faibles, d’après ses notes marginales (Corpus
des notes marginales, I, p. 428-430).
46 L’exemplaire de Femey porte «livre dangereux », mais est dépourvu de notes mar­
ginales. On sait que seize livres de la bibliothèque de Voltaire portent cette note sur
leur page de titre. Voir sur ce point la note 344 (p. 702) du tome IV du Corpus des
notes marginales.
47 Pour l’annotation de son exemplaire, voir Corpus des notes marginales IV, p. 436-
438. Sur le manuscrit qui est à l ’origine de ce texte, voir Roland Desné, «Sur un
manuscrit utilisé par d’Holbach: L’Histoire critique de Jésus, fils de Marie», Le
matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, p. 169-176.
650 MARIE-HÉLÈNE COTONI

sacerdotale, « traduite de Gordon et de Trenchard » et où on retrouve « le


style de Démosthène» (D 14738)48, que lorsqu’elles proposent une nou­
velle philosophie. Aussi Voltaire réagit-il comme Frédéric II (dont il
avait apprécié, dès juin 1766, la Préface à YA brégé de l ’H istoire ecclé­
siastique de Fleury, tout en déplorant une méprise)49, face à Y Essai sur
les préjugés, parce qu’il estime qu’il ne faut pas détruire ceux du
peuple. Selon lui, il s’agit là d ’un «verbiage sans esprit» et le roi de
Prusse fait trop d’honneur à l’ouvrage en le réfutant (D 16397). Il inter­
roge en même temps d’Alembert sur cet auteur inconnu, qui « fait trop
de prose»: Diderot? Damilaville? Helvétius? (D 16400).
Le souverain prussien va réfuter également Le Système de la nature,
en même temps que le patriarche de Femey. Nous ne reviendrons pas
longuement sur les variations voltairiennes à propos de cet ouvrage,
récemment analysées par Roland Mortier50. Voltaire attend d’abord un
succès de librairie d ’une réfutation, faite pour le grand public, de «cet
éloquent athée » (D 16388) qui a écrit un livre « admirable dans sept ou
huit chapitres» (D 16399), qui contient «des choses excellentes, une
raison forte et de l’éloquence m âle», malgré «des longueurs, des répé­
titions et quelques inconséquences» et qu’on « s ’arrache dans toute
l’Europe» (D 16523). Puis viennent les alarmes, l’agacement face à la
bizarrerie des thèses et à la maladresse des matérialistes qui s’en pren­
nent à tous les pouvoirs, la crainte de division «dans le camp d ’Agra-
m ant»(D 16548). Le revirement a pris deux mois. Le patriarche

48 Outre cette lettre à Damilaville, voir ausi les mentions de ce texte, en 1768 et 1769,
dans des lettres à Madame du Deffand (D 15387), à d’Alembert (D 15427), à
d’Argentai (D 15600).
49 11 s’est entretenu de l’ouvrage, dès juin 1766, avec d’Alembert (D 13345), puis avec
le roi lui-même (D 13365). Il fera l ’éloge jusqu’en 1771, de ce « monument précieux
d’une raison ferme et hardie» (D 13805. Voir aussi D 14087,16549,17020). Il féli­
cite l’auteur de vouloir détruire l’« infâme superstition» en s’accordant avec lui sur
les destinataires de l’ouvrage, «je ne dis pas chez la canaille, qui n’est pas digne
d’être éclairée et à laquelle tous les jougs sont propres ;je dis chez les honnêtes gens,
chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser »(D 13805). Toutefois il
regrette que l’auteur de cette «terrible préface», selon les termes employés avec
d’Argentai (D 13495), qui a été brûlée à Bâle, «ait pris martre pour renard en citant
saint Jean» (D 13382). La «lourde bévue», qui consiste à avoir mentionné des fal­
sifications dans l ’évangile au lieu d’interpolations dans une épître de Jean, est
déplorée avec d’Alembert (D 13382, D 13428), avec Damilaville (D 13391), avec
le marquis de Villevielle (D 13430). Mais cela n’empêchera pas Voltaire de favori­
ser la diffusion de ce texte, dont il parle aussi à Madame du Deffand, le 21 novembre
1766 (D 13684).
50 Voir «C e maudit Système de la nature», Voltaire et ses combats, I, Oxford, 1997,
p. 697-704. On pourra lire aussi, de Josiane Boulad-Ayoub, «La discorde est dans
le camp d’Agramant», ibid. p. 751-758.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 651

demande, alors, à Frédéric, en publiant sa réfutation, de sauver les


hommes des deux «gouffres» de l’athéisme et de la superstition
(D 16549). Il estime que l’ouvrage matérialiste n’est pas «consolant»
(D 16554), mais qu’on le dévore, à cause de son éloquence, malgré ses
incorrections, ses répétitions, ses longueurs (D 16565). Toutefois,
comme l’écrit Roland Mortier, « l’équanimité des premiers mois va
maintenant faire place à une mauvaise humeur croissante», puis « l’in­
dignation se fait m éprisante»51, parce que sa propre réfutation, étouffée
par les philosophes, condamnée au feu par le Parlement, ne l’a même
pas mis à l’abri des soupçons et de la colère du pouvoir, qui vont entra­
ver la diffusion de ses œuvres. Dorénavant, il juge que «ce maudit sys­
tème de la nature a tout perdu » (D 16694), alors que tous les gens sen­
sés le «m éprisent» (D 16969).
Le philosophe, qui se sent désormais isolé, dénonce donc les erreurs
de l’athéisme moderne. Tout en admirant certains développements dont
il est proche idéologiquement, par exemple sur les facultés intellec­
tuelles dérivées des sensations, il ne veut pas rejeter l’idée d’une intelli­
gence éternelle répandue dans le monde. Sur un plan pratique, il sou­
ligne les dangers moraux et politiques de l’ouvrage: d’une part la
société a besoin de croire à un Dieu rémunérateur et vengeur; d’autre
part le Système de la nature a rendu tous les philosophes exécrables aux
yeux du pouvoir. Et de proclamer: «Si Dieu n’existait pas il faudrait
l’inventer (...). Mais toute la nature nous crie qu’il existe, qu’il y a une
intelligence suprême, un pouvoir immense, un ordre admirable, et tout
nous instruit de notre dépendance» (D 16792).
Déjà en mars 1769, en écrivant son Epître contre le livre des Trois
imposteurs, dont une version avait paru à Amsterdam en 1768, ouvrage
jugé assez «insipide» (D 14938) et «plat» (D 15007), il avait déclaré à
Madame Denis: «Je crois l’athéisme aussi pernicieux que la supersti­
tion» (D 15513).
Pourtant, il appréciera Le bon sens, lu en juillet 1775. Il écrit à
d’Alembert:
Il y a plus que du bon sens dans ce livre; il est terrible. S’il sort de la
boutique du système de la nature, l’auteur s’est bien perfectionné
(D 19579)52.

51 Article cité, p. 702. VoirD 16569, D 16654, D 16666, D 16673, D 16682, D 16684,
D 16686, D 16736, D 16739, D 16937. Pour les remarques d’orientation déiste que
portent les exemplaires de la bibliothèque de Femey, voir Corpus des notes margi­
nales, IV, p. 439-454.
52 Toutefois, dans ses nombreuses notes marginales, le lecteur de Ferney remarque que
l’auteur ne s’en prend qu’au dieu des théologiens et l’incite à chercher le dieu des
sages (Corpus des notes marginales, IV, p. 407-421).
652 MARIE-HÉLÈNE COTONI

Si Voltaire, comme on l’a vu, s’est donc vivement intéressé, surtout


à partir de 1760, à la littérature clandestine, il ne faudrait pas croire
qu’elle occupe une place exclusive dans ses lectures. Simultanément, il
se documente dans les travaux des théologiens et des apologistes, qui
stimulent sa verve critique53, chez les savants comme Wagenseil ou
Fabricius, dans les ouvrages venus d’Angleterre et, les dernières
années, dans ceux qui traitent de l’Inde, où il veut voir le berceau de
toutes les religions. Ainsi, en novembre-décembre 1765, il admire la
Lettre de Thrasibule à Leucippe, vante YAnalyse de la religion chré­
tienne et cherche en même temps un Grégoire de Tours (D 13014,
D 13016 et D 13026). En août 1767, à quelques jours d’intervalle, il
demande à Damilaville qu’on lui envoie la traduction de la Préparation
évangélique d ’Eusèbe et la Théologie portative (D 14355 et D 14388).
Son approche de la littérature clandestine doit donc être replacée dans
une recherche de documentation beaucoup plus vaste. Mais elle s’ac­
compagne d ’une jubilation particulière et l’intérêt qu’il lui accorde se
manifeste par les efforts qu’il consacre à sa diffusion. Dans une lettre à
Helvétius, vers le 15 mai 1763, il souhaitait que cinq ou six honnêtes
gens bien unis aient chez eux une petite imprimerie pour donner des
ouvrages utiles et courts à leurs amis (D 11208). Lui-même avait à sa
disposition les imprimeurs genevois pour confectionner un petit tirage
de ses libelles.
Dès décembre 1763, il émet le vœu que Y Examen de la religion se
répande (D 11574). Il en parle à mots couverts à d ’Alembert en souhai­
tant «passionnément que cet ouvrage soit entre les mains de tout le
m onde» (D 11559) et, quand son correspondant répond qu’il ne le
connaît pas (D 11588), il s’en étonne, car le livre se débite dans Paris
(D 11628). Il s’en réjouit auprès de Damilaville, avec cette savoureuse
formule: «Saint-Évremond est un très grand saint» (D 11612). À
d ’Alembert qui ne l’a toujours pas lu, à la mi-janvier 1764 (D 11644), il
conseille de se le procurer par l’intermédiaire de Damilaville (D 11669),
auprès de qui il s’enquiert encore, en février et en mars, de la fortune
que connaît l’ouvrage (D 11715, D 11763). Il finit par réaliser,
en novembre 1764, le projet de la fin de 1763 (D 11535): sa publica­
tion, avec d’autres textes antichrétiens, dans Y Évangile de la rai­
son, selon une version très personnelle. Tout en protestant énergique­
ment contre l’attribution qui lui est faite de ces « abominables rogatons »

53 Voir, sur ces lectures, notre Exégèse du Nouveau Testament dans la philosophie
française du dix-huitième siècle, Oxford, 1984, p. 322-332, ainsi que «Voltaire lit la
B ible», Voltaire en son temps, sous la direction de R. Pomeau, IV «Écraser l’In­
fâm e», ch. XIII, Oxford, Voltaire Foundation, 1994 et Paris, Fayard, 1995.
LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 653

(D 12206)54, il cherchera les moyens de faire parvenir ce recueil à


Damilaville (D 12216), avant de trouver un voyageur qui se charge de
lui en apporter deux exemplaires (D 12238). On sait que Y Analyse de la
religion chrétienne paraîtra, pour sa part, dans le Recueil nécessaire que
Voltaire fera imprimer en septembre 1766 et qu’il incitera des corres­
pondants, comme le Prince de Ligne, à lire (D 14285).
Même s’il s’implique moins personnellement, le philosophe vante,
on l’a vu, Y Examen critique des apologistes de la religion chrétienne
auprès de ses correspondants. En octobre 1766, il demande une dou­
zaine de Préfaces à Y Histoire ecclésiastique pour en envoyer à Vemes
(D 13614). En attendant, il lui en prête un exemplaire qu’il le prie de lui
renvoyer car «il est devenu excessivement rare» (D 13628). Le 5 jan­
vier 1767, il en attend encore de Frédéric (D 13805). On a vu corpment
la propagande en faveur du M ilitaire philosophe s’était exercëè auprès
du marquis d ’Argence, de Moultou, de Vemes. Simultanément, il
signale à d ’Alembert qu’on imprime à Genève les ouvrages du savant
Abauzit contre la Trinité, l’Apocalypse, l’éternité des peines et les mys­
tères. «Cette édition fera beaucoup de m al» (D 14809). Fin 1769, il
incitera Moultou à poursuivre l’édition, afin de ne pas laisser «flétrir la
mémoire d ’Abauzit» (D 16050). Il se plaît à mentionner souvent
ensemble quantité d’ouvrages subversifs et il a même joint, dans une
lettre à d’Argental de février 1768 (D 14763), une liste, aujourd’hui per­
due, de la dizième partie des ouvrages paraissant en Hollande et à Bâle
coup sur coup.
Toutefois, la diffusion la plus spectaculaire concerne évidemment ce
que Voltaire appelle les «M eslier». Mais il s’agit de l’Extrait composé
par lui, qui tire le texte vers le déisme et ne retient que les cinq premières
«preuves» contre les religions. Avec Damilaville, d ’Alembert, d’Ar­
gental, d’Argence, la duchesse de Saxe-Gotha, Helvétius, Marmontel,
une très nombreuse correspondance a été échangée à ce propos, de 1762
à 176455. Dès le 18 septembre 1762, Damilaville témoigne que «le tes­
tament n’est pas trop mal répandu» (D 10712), bien que le tapage occa­
sionné par Rousseau porte tort. Nous ne nous étendrons pas ici sur les
«trois cents Mesliers distribués dans une province» (D 11975), ni sur
les si nombreuses exhortations aux frères à répandre cet ouvrage, puis­
qu’il ne s’agit jamais de l’authentique Mémoire du curé des Ardennes.
Nous remarquerons seulement la duplicité du patriarche dans l’art de
diffuser ses propres textes, en en donnant un seul exemple. Le 2 août

54 Voir aussi D 12207, D 12264, D 12266.


55 On consultera l’introduction de R. Desné au Testament de Jean M eslier dans les
O.C. de Voltaire.
654 MARIE-HÉLÈNE COTONI

1762, il évoque, dans une lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, le Testa­


ment dont Meslier envoya une copie à Chauvelin, en ajoutant: «Si
Votre Altesse était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais et je le
confierais à votre prudence. Il est d ’une rareté extrême» (D 10626). La
duchesse répond qu’elle le recevra avec plaisir pourvu qu’il ne soit pas
athée, «car pour ces lectures j ’avoue ingénument que je les crains et les
déteste» (D 10655). Voltaire réplique aussitôt: «Votre Altesse Sérénis-
sime veut un Meslier. Le voilà accompagné d’un petit sermon qu’on a
imputé au roi de Prusse quoiqu’à tort» (D 10690). Et de lui envoyer
l’Extrait et le Sermon des cinquante, qui condamnent «les erreurs
humaines de l’infâme charlatanisme», sans être «empoisonnés d’aucun
levain d ’athéisme».
Cette pratique démontre que le patriarche accapare dans la littérature
clandestine ce qui lui paraît utile à la cause philosophique, pour aboutir
à une sorte de syncrétisme, sans se soucier des nuances, ni même des
différences. «Ce n’est pas ma faute, écrira-t-il encore, si le curé Jean
Meslier et le prédicateur des Cinquante ont été du même avis à deux
cents lieues l’un de l’autre» (D 10775). La personnalité de chacun lui
importe peu. On a vu comment il rapprochait Meslier de l’auteur de
Y Oracle des anciens fidèles ou de celui du M ilitaire philosophe. Mais il
ne s’agit pas là d ’un comportement propre à Voltaire. La notion d’auteur
ne disparaît-elle pas également, au profit de celle de production collec­
tive, quand des lecteurs ajoutent des gloses aux manuscrits qu’ils font
circuler? Subsiste-t-elle davantage quand le copiste corrige, élague,
comme ce fut le cas pour certains manuscrits des Difficultés, sans même
parler des remaniements introduits par Naigeon et d’Holbach? Par
souci d ’efficacité, Voltaire aussi fait feu de tout bois et, comme dans son
Evangile de la raison ou son Recueil nécessaire, il mêle indistincte­
ment, dans ses lettres, son propre combat et celui de possibles auxi­
liaires.
L es ouvrages de B olin gb rok e56, de Fréret et de B oulanger répandus par­
tout sont autant de triom phes de la raison (D 14211),

écrit-il à d ’Alembert. Le pouvoir ne fait pas davantage de différence,


puisque tous les ouvrages ci-dessus évoqués, ainsi que ceux de Voltaire,
font l’objet des mêmes menaces, des mêmes condamnations, et sont
souvent saisis ensemble.
Ce rapide tour d’horizon a permis de voir que, malgré l’éloignement
de Paris, le philosophe de Femey, quand il lutte contre l’infâme,

56 II s’agit de son propre Examen important de milord Bolingbroke.


LITTÉRATURE CLANDESTINE DE VOLTAIRE 655

n ’ignore pas les ouvrages qui concourent au même but. Il dispose d ’un
réseau d’informateurs, en tête desquels Damilaville, puis d’Alembert. Il
travaille au progrès du rationalisme, en faisant circuler des écrits sub­
versifs, non seulement auprès d’eux, mais aussi auprès de pasteurs
éclairés comme Vemes et Moultou, d’esprits libres comme d’Argentai,
Morellet et Madame du Deffand, de propagandistes actifs comme le
marquis d’Argence. Il a connu les grands textes de la littérature clan­
destine, ceux de Meslier, du «M ilitaire philosophe», de Boulanger, de
Dumarsais, ceux qu’on attribuait à Fréret, les contributions de Bigex, de
Bordes, de Frédéric II, les ouvrages du baron d ’Holbach. Il distingue
bien ceux qui restent légers, ceux qui sont plus profonds. Il n’en parle
généralement qu’après leur publication, même s’il les a lus en manus­
crits auparavant, probablement parce qu’on peut mieux agir, alors, pour
leur diffusion. Ce qui l’intéresse concerne plus la satire des religions
établies, la critique biblique, donc la lutte contre des entraves rétro­
grades, que l’ouverture à de nouvelles philosophies.
Que penser des attributions ou des jugements qu’il propose? On a vu
qu’il est aujourd’hui rejoint par certains chercheurs pour la place qu’il
donne à Dumarsais, pour les doutes sur le rôle de Fréret. S’il paraît avoir
vu moins juste quant à l’importance de Damilaville, n ’avoir pas été à
l’abri d ’ignorances ou d’hésitations, il nous est difficile de trancher:
comment discerner, dans ce qu’il dit, ce qu’il sait vraiment, ce qu’il feint
de savoir, ce qu’il feint d’ignorer? Comment faire la part, également,
des refus idéologiques, du pragmatisme, de la tactique dans les réserves
émises sur certains ouvrages ? Quand un livre est qualifié de « dange­
reux», l’est-il pour la seule religion? Pour la société? Risque-t-il de
l’être pour les philosophes? Il semble, en fait, que le patriarche de Fer-
ney apprécie les livres en fonction du but qu’il s’est fixé à lui-même: il
retient toujours d’un texte ce qui peut saper la religion établie, aider la
lutte contre l’infâme. Il condamne ce qui, par trop d’audace ou de dis­
persion, risque de la contrecarrer. Aussi, celui qui écrit pour agir et qui,
pour être plus efficace, veut cacher la main qui écrit, n ’a pas scrupule à
masquer les particularités des ouvrages qu’il diffuse, pour n’en conser­
ver que ce qui peut servir sa mission, à laquelle il ramène, abusivement
peut-être, celle de tous les «frères» philosophes.

Marie-Hélène C otoni
Université de Nice-Sophia Antipolis
L’ÉTHOCRATIE DU BARON D’HOLBACH:
UN BEST-SELLER
DE LA LITTÉRATURE CLANDESTINE
POLONAISE

La littérature clandestine polonaise diffère considérablement de


celle qui fut propagée dans L’Europe occidentale. Cela s’explique par
ses liens intimes avec la situation politique, économique, sociale et reli­
gieuse typique de la Pologne à l’époque des Lumières (1750-1820).
C ’est une littérature engagée non seulement dans la diffusion du maté­
rialisme, mais aussi et surtout d ’idées politiques et anticléricales. Les
fameux traités clandestins, circulant depuis le XVIIe siècle dans toute
l’Europe ne paraissent en Pologne que rarement et c ’est surtout dans les
bibliothèques des aristocrates éclairés. En tant que manuscrits copiés en
français ou en latin, ils sont coûteux et peu accessibles au commun des
lecteurs. Aussi tâche-t’on de les traduire ou même de les imprimer en
polonais. C ’est le cas des Difficultés sur la religion dont la traduction
manuscrite est d’ailleurs perdue.
On connaît mieux, car ils sont plus répandus, les opuscules polonais
manuscrits ou imprimés, tirés des œuvres plus récentes1 qui paraissent
en grand nombre à l’époque de la Commission d’Éducation Nationale,
c’est-à-dire après 1773. Ce premier ministère de l’éducation en Europe
eut surtout comme objectif l’enseignement de la morale laïque. A défaut
des manuels adaptés à cette fin, on a recouru aux abrégés et aux traduc­
tions de la M orale universelle du baron d’Holbach.
C ’est au cours de nos études sur la réception des idées de ce philo­
sophe en Pologne2 que nous avons pu constater que l’ouvrage de

1 Nous en parlons d’une manière succincte dans notre texte, sur «La diffusion clan­
destine du matérialisme français dans les Lumières polonaises», publié par Olivier
Bloch: Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris 1982,
p. 263-271.
2 Voir M.Skrzypek, «La Présence de d’Holbach dans les Lumières polonaises», dans
La littérature des Lumières en France et en Pologne, Varsovie-Wroclaw, 1976
(« Acta Universitatis Wratislawiensis», n° 339), p. 101-116.
658 MARIAN SKRZYPEK

F.K. Dmochowski : D es vertus sociales et des vices contraires à elles3,


destiné à l’usage scolaire, n ’est qu’une traduction abrégée du premier
tome de la M orale universelle. Le même tome traduit en polonais et
copié en plusieurs exemplaires remplissait une fonction analogue. On
trouve encore un exemplaire manuscrit dont le titre retraduit en français
donne: La M orale universelle ou les devoirs de l ’homme fondés sur sa
nature 4.
Après 1773, les textes du baron d ’Holbach insérés dans les ouvrages
polonais, ou distribués sous forme de copies manuscrites anonymes
qu’on utilise en guise de manuels de morale, n’appartiennent pas à la lit­
térature clandestine proprement dite. On ne peut donc parler à cette
époque que d ’une présence cachée du baron d’Holbach en Pologne. Un
peu plus tard, à l’époque de la Diète de Quatre Ans (1789-1792) et de
l’insurrection de Kosciuszko (1794), quand la philosophie et la pensée
politique subissent une radicalisation, paraissent deux brochures impri­
mées clandestinement, tirées du dernier chapitre du Système de la
nature, intitulé l’«Abrégé du code de la nature», auquel on associe
d ’autres fragments du même ouvrage du baron ou de son Bon sens.
Nous en parlons d’une manière détaillée dans une autre étude5. C ’est
aussi à cette époque que paraissent clandestinement les copies et la tra­
duction manuscrite de Y Éthocratie.
Les raisons de la diffusion clandestine de la dernière œuvre du baron
d ’Holbach en Pologne vers la fin du XVIIIe siècle peuvent être mul­
tiples. Signalons d’abord que le parti des réformes agissant au sein de la
Commission d’Éducation Nationale et préparant la Constitution du 3
Mai (1791) est imprégné des idées physiocratiques françaises qui sont
présentes d’une manière intense dans YÉthocratie. En simplifiant un
peu la chose, on peut dire que Y Éthocratie ne contient que la physiocra-
tie complétée par la morale qui, au niveau social, tend à atténuer les
effets du système des économistes. C ’est dans Y Éthocratie que s’ac­
complit le passage du programme critique, destructif, matérialiste et
athée, si caractéristique du Christianisme dévoilé (1766), de La Conta­
gion sacrée (1768) de Y Essai sur les préjugés (1770), du Système de la
nature (1770) et du Bon sens (1772), au programme constructif de la
réorganisation sociale qui est caractéristique des œuvres parues depuis
1773, telles que la Politique naturelle, le Système social (1773), La

3 F.K.Dmochowski, O cnotach towarzyskich i wystepkach im przeciwnych, Varsovie


1787.
4 Nauka obyczajow powszechna, czyli powinnosci czlowieka na wlasnej je g o zasad-
zone naturze, ms 643 de la Bibliothèque Ossolinski à Wroclaw.
5 Voir la note 2.
L'ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 659

M orale universelle (1776) et enfin Y Éthocratie (1776) qui couronne


cette étape de la pensée.
Ce passage de la période franchement athée et anticléricale au pro­
gramme positif social a décidé du changement de plusieurs idées essen­
tielles du baron d ’Holbach. En se proposant la réalisation de réformes,
il a dû tenir compte de la conscience de ceux qui devaient les mettre en
œuvre. Ce passage de la critique radicale au plan modéré de la refonte
de la vie sociale est typique d ’ailleurs de toute la pensée utopique de
l’époque. Mais ce qui est intéressant chez le baron d’Holbach, c ’est que
la régression se manifestant dans son ontologie s’accompagne de pro­
grès dans sa pensée politique et sociale.
Dans Y Éthocratie, l’athéisme du baron (nous croyons qu’il reste tou­
jours athée) se présente sous une forme larvée (il parle toujours de Dieu
en utilisant un « si» dubitatif: «si Dieu est l’auteur des hommes», «si
Dieu est la source de toute justice») ou cachée sous un masque pseudo­
religieux. Cet athéisme prend une forme constructive, car les valeurs
religieuses sont remplacées par l’axiologie profane. D ’Holbach tend à
neutraliser l’influence de la religion traditionnelle sur la vie sociale et à
gagner une partie du clergé au programme de sa réforme éthocratique.
« Les prêtres - dit-il - sont par état les instituteurs de la jeunesse, les pré­
dicateurs de la vertu, les propagateurs de la morale, les philosophe nés
de toutes les nations européennes: en considération de ces fonctions
utiles, ils jouissent des respects, de l’estime et des bienfaits des socié­
tés.»6 C ’est ainsi que d’Holbach veut attirer au programme de la régé­
nération sociale le plus grand nombre possible d’hommes instruits de
l’ancien régime et les employer à des travaux utiles.
D ’Holbach se rend aussi parfaitement compte des différences entre le
haut et le bas clergé, et il s’adresse particulièrement à ce dernier. Certains
fragments le concernant ressemblent à la rhétorique des pamphlets de
1789. «C e sont ces pasteurs, plongés souvent dans l’indigence - dit le
baron - que le gouvernement devrait surtout favoriser de ses regards, ani­
mer par des récompenses, mettre en état de vivre sans bassesse et même
de secourir la misère dont ils sont les témoins. Ce sont ces hommes dédai­
gnés ou despotisés par leurs supérieurs qui méritent souvent la confiance
des peuples ; c’est d’eux qu’un gouvernement pourrait se servir avec suc­
cès pour en faire les apôtres de la morale, les hérauts de la vertu.»7 L’ex­
pression : les « apôtres de la morale » revient souvent dans YÉthocratie et
elle prouve que d’Holbach pense à une religion laïque. C’est ainsi qu’il
est d ’une certaine manière précurseur des cultes révolutionnaires.

6 Éthocratie ou le Gouvernement fondé sur la morale, Amsterdam 1776, p. 101.


7 Ibid., p. 111.
6 60 MARIAN SKRZYPEK

En postulant le culte laïque de la morale, d’Holbach modifie et


modernise considérablement le postulat de la société des athées, connu
depuis longtemps sous la forme du «paradoxe de Bayle», et prêché
dans le Système de la nature. Cependant, dans Y Éthocratie, c ’est une
autre idée qui le préoccupe et qui reste beaucoup plus réaliste. Notam­
ment, c ’est la soumission de l’Église à l’État qui assurerait la tolérance
religieuse et la liberté de penser. C’est l’État qui imposerait une « légis­
lation m orale» et celle-ci serait l’«expression de la voix de Dieu». Par
conséquent, «tout prêtre ingrat ou orgueilleux qui refuserait de secourir
sa patrie et d’être utile à ses concitoyens, tout prêtre «turbulent ou indo­
cile aux lois justes de son pays» pourrait être soupçonné «de n ’avoir
point de religion»8. Il est évident que les prêtres ne seraient que les ser­
viteurs d ’une religion civique imposée par l’État.
Dans la société éthocratique, les prêtres deviennent des fonction­
naires nationaux. Les biens du clergé sont confisqués et destinés à la
création d’établissements publics «conformes à l’esprit d’une religion
sociale»9. Parmi ces établissements, on distingue un système scolaire
laïque. En parlant de l’instruction publique, l’auteur de YÉthocratie
postule la destination, à cette fin, des biens du clergé et la formation
d ’un «m inistère qui s’en occuperait uniquem ent»10.
On sait - mais d ’Holbach semble ignorer le fait - qu’en 1773, donc
trois ans avant la publication de Y Éthocratie, un tel ministère avait été
crée en Pologne sous le nom de Commission d ’Éducation nationale et
qu’il avait disposé des biens de l’ordre des jésuites, dissout l’année pré­
cédente. L’œuvre de d ’Holbach fut donc d’un grand intérêt pour les
Polonais éclairés et non pas uniquement à cause de la réforme scolaire.
En tout cas, ce ne fut pas la raison principale de la propagation de
YÉthocratie en Pologne par l’intermédiaire des copies manuscrites,
dont l’une est encore conservée à la Bibliothèque Jagellone à Craco-
vie11. Plus importante encore est la traduction manuscrite de cette œuvre
qui se trouve aux archives de K ielce12, car elle nous introduit au cœur du
mouvement réformateur à l’époque de la Diète de Quatre Ans (1789-

8 Ibid., p. 89.
9 Ibid., p. 112.
10 Ibid., p. 191.
11 Ethocratie ou le gouvernement fondé sur la morale, ms 2939 de la Bibliothèque
Jagellone à Cracovie. Ce manuscrit fut enregistré par M. Benitez dans les Matériaux
pour un inventaire des manuscrits philosophiques clandestins des XVII' et XVIII'
siècles, «Rivista di Storia délia Filosofia» 1988, n” 3, p. 509.
12 Ethocratie czyli Rzad zasadzony na prawidlach moralnosci, ms AM 45 aux
Archives publiques de la Voïvodie de Kielce.
L ’ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 661

1792). Cette traduction s’apparente à la copie mentionnée ci-dessus car,


dans les deux cas, on voit l’effort visant à «poloniser » le texte original
par la suppression de la dédicace à Louis XIV. Les notes des deux
manuscrits figurent à la fin du texte. II est donc possible que la traduc­
tion polonaise ait été faite d ’après la copie de la Bibliothèque Jagellone.
Le traducteur, Stanislaw Malachowski (1736-1809), maréchal de la
Diète de Quatre Ans, fut l’un des principaux représentants du parti
réformateur et l’un des auteurs de la Constitution du 3 Mai. Enthou­
siaste des principes des économistes français, il supprima, dans ses
biens, la corvée, ce qui fut un fait très rare à l’époque. Avant de traduire
Y Éthocratie, il s’engagea dans la lutte de la noblesse contre le clergé qui
eut d ’abord pour cause le refus de payer la dîme, mais, plus tard, le
conflit prit un caractère politique. En 1789, Malachowski se prononça,
à la diète, pour le subsidium charitativum du clergé en faveur de la
patrie en danger. Plus tard, en tant que haut fonctionnaire du Duché de
Varsovie, il resta fidèle aux principes du Code de Napoléon soumettant
le clergé a l’État. Il est significatif que ses funérailles, en 1809, devin­
rent une manifestation anticléricale13.
Quelques historiens polonais qui se sont penchés sur la traduction
manuscrite polonaise de Y Éthocratie ont reconnu qu’il s’agit d ’une
œuvre originale de Malachowski et que cette œuvre a dû jouer le rôle de
la constitution morale qui devait former un supplément à la Constitution
du 3 M ai14. D ’autres historiens reprirent cette thèse erronée en pensant
qu’il s’agissait d ’une contrefaçon de l’œuvre du baron d’Holbach15.
A notre avis, la traduction de Y Éthocratie répondait parfaitement
aux idées du parti de réforme depuis la Commission d ’Éducation Natio­
nale (1773) jusqu’à la Constitution du 3 Mai (1791) et la Diète de
Quatre Ans (1789-1792). Du point de vue politique, économique et
social YÉthocratie contient un programme physiocratique (cependant,
soumis aux règles de la morale, c ’est-à-dire privé de ses côtés néfastes)
très à la mode dans Lumières polonaises. Les aristocrates polonais ont
pensé que le programme des physiocrates, applicable à la grande pro­

13 Voir W.M. Grabski, Nieznana informacja o pogrzebie Stanislawa Malachowskiego


(Une information inconnue sur les funérailles de Stanislaw Malachowski), «Euhe-
mer» 1987, n° 2, p. 63-66.
14 Voir B. Szyndler, Stanislaw Nalecz Malachowski. 1736-1809, Varsovie 1979,
p. 154.
15 Voir A. Litynski, Tradycje i nowosci w ustawodawstwie karnym Sejmu Czterolet-
niego (Traditions et nouveautés dans la législation pénale de la Diète de Quatre
Ans), dans A. Grzeskowiak-Krwawicz (dir.), Konstytucja 3 Maja. Prawo - polityka
- symbol (La Constitution du 3 Mai. Le droit - la politique - le symbole), Varsovie
1992, p. 41.
6 62 MARIAN SKRZYPEK

priété terrestre, convenait parfaitement à la régénération économique de


leur pays arriéré. I. Massalski, J. Chreptowicz et M. Mniszech fréquen­
tèrent le salon du marquis de Mirabeau. Les physiocrates français ont
pensé, à leur tour, que la Pologne constituait un terrain très propice à la
mise en pratique de leur théorie. Quand on étudie les «Éphémérides » et
les manuscrits des physiocrates tels que Mirabeau, Mercier de La
Rivière, Dupont de Nemours ou Quesnay, on discerne un grand intérêt
pour les problèmes polonais. Baudeau accepta deux fois (en 1768 et
1769) une invitation de Massalaki. Dupont de Nemours est allé, lui aussi,
en Pologne pour participer, sur les instances de la famille Czartoryski,
aux travaux de préparation du programme de la Commission d’Éduca-
tion Nationale. Les idées des physiocrates furent adoptées dans les
manuels scolaires consacrés à l’enseignement de la loi naturelle et de la
morale par des philosophes tels que A. Poplawski, H. Stroynowski et, un
peu plus tard, par H. Kollataj. L’anonyme Éthocratie du baron d ’Hol­
bach qui associait la physiocratie à la morale, fut donc un livre qui parut
à Malachowski convenir aux attentes des lecteurs éclairés de la Pologne.
Mais il se peut que quelques propos du baron sur le culte laïque de la
morale qui remplacerait le christianisme, ou sa proposition de transfor­
mer le clergé en fonctionnaires civils de l’État, aient paru trop radicaux
dans l’entourage de Malachowski et il délaissa son dessein de donner le
manuscrit à l’imprimerie. Il se peut aussi que les événements politiques
qui se suivirent rapidement après 1791 aient empêché la publication.
N ’oublions pas aussi que Malachowski, en tant que maréchal de la
diète, a signé comme premier la Constitution du 3 Mai dont l’article
concernant la religion restait en contradiction manifeste (sauf sa partie
sur la tolérance) avec les idées de Y Éthocratie. Le maréchal de la diète
risquait donc de se compromettre en la publiant. Rappelons cet article :
«La religion dominante est et sera toujours la sainte foi catholique
romaine avec tous ses droits ; le passage de la foi dominante à n’importe
quelle confession est interdite sous peine d’être punie de la même façon
que l’apostasie. Puisque cette même foi sainte nous commande d’aimer
nos prochains, nous devons assurer à tous les hommes la paix religieuse
et la protection gouvernementale. Et c ’est pourquoi nous garantissons la
liberté religieuse dans les pays polonais selon les lois nationales.»16 Il
est donc évident que Malachowski, en tant que personne publique, a dû
signer l’article qui ne correspondait que partiellement à ses vues pri­
vées. Mais, d’autre part, il faut se rendre compte du fait, que l’article en
question fut critiqué par le clergé comme favorable aux hérétiques.

16 Konstytucja 3 Maja (La Constitution du 3 Mai), édition de J. Lojek, Lublin 1981,


p. 56.
L ’ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 663

La réception de Y Éthocratie en Pologne, même en ce qui concerne la


religion et le clergé, ne dut pas être aussi difficile qu’on pourrait le
croire. Cependant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, surgit un
conflit entre la noblesse et le clergé dont l’origine est tout à fait maté­
rielle. Le problème devint important à l’échelle nationale en 1752,
quand F. Bielinski, grand maréchal de la Couronne17 (cette fonction cor­
respondait à peu près à celle de premier ministre), l’un de mécènes des
Lumières précoces polonaises, fut frappé d’anathème avec un groupe de
nobles, pour avoir refusé de payer la dîme et ensuite, pour n’avoir pas
tenu le moindre compte de la sentence du tribunal consistorial qui lui fut
défavorable. Bielinski contesta publiquement le droit des juges ecclé­
siastiques à anathématiser, pour des causes n ’appartenant pas au
domaine de la foi, et lança un appel encourageant la noblesse à la for­
mation d’un front commun contre le clergé. Dans une lettre au primat,
Bielinski demanda l’attribution à la cour nationale de justice, où le
clergé avait ses représentants, du droit de juger non seulement les diffé­
rends causés par les dîmes, mais aussi les problèmes des divorces, des
peines infligées aux nobles par la «censure» ecclésiastique, et des
causes portées par elle devant le nonce ou la cour des papes. Dans une
lettre, écrite le 3 mars 1753, Bielinski insista sur le fait que la «puis­
sance immodérée» du clergé mène a l’affaiblissement de la foi et cause
des hérésies.
Un peu plus tard, le conflit entre la noblesse et le clergé dont l’ori­
gine fut purement économique, se transforma en un conflit politique et
éveilla la discussion sur les rapports entre l’État et l’Église. Cette dis­
cussion a eu son épisode français, car les idéologues de la noblesse
révoltée publièrent l’édition bilingue (polonaise et française) d’un opus­
cule de l’oratorien Vivien de Laborde condamné par le pape. Il s’agit
des Principes sur l ’essence, la distinction et les limites des deux p u is­
sances, spirituelle et temporelle. Cet ouvrage fut précédé d ’une intro­
duction d ’un traducteur anonyme et clandestin, car le titre n’indique pas
l’éditeur et le lieu de l’édition18. Le traducteur se réfère à l’esprit galli­
can de la monarchie française qui s’est libérée du joug sacerdotal. «Le
clergé - dit-il - s’y est approprié la juridiction non seulement sur les
choses temporelles des personnes privées, mais aussi sur les monarques

17 Depuis l’union avec le Duché de Lithuanie au XIV' siècle, la Pologne, en tant que
siège des rois, fut communément appelée la Couronne.
18 Nauki o istocie, roznicy i granicy dwoch wladz, to je st duchownej i swieckiej. Napi-
sane przez ojca De La Borde Oratorii Jesu, po smierci jego wydane, a teraz po
polsku z francuskiego dla wygody wszystkich przetlumaczone. - Principes sur l'es­
sence, la distinction et les limites des deux puissances, spirituelle et temporelle.
Ouvrage posthume du Père De la Borde de l’Oratoire. 1753. 81 p.
6 64 MARIAN SKRZYPEK

mêmes en les démettant et les forçant à entrer au couvent pour expier ;


le clergé établissait des lois pour lui-même et à son gré; il lançait des
interdits et des excommunications contre les rois et contre des provinces
entières pour une moindre insubordination.»19 Après avoir brièvement
dépeint le processus de la libération des rois français du joug sacerdotal,
le traducteur anonyme des Principes conclut à propos des prêtres: «Je
leur souhaite tout le bien possible de la part du Bon-Dieu et surtout je
leur souhaite le retour à cet esprit apostolique des premiers siècles.»20
En répondant aux instances du clergé polonais indigné, le pape
Bénédicte XIV excommunia les lecteurs de l’édition polonaise des
Principes par son encyclique du 4 mars 1755. Bientôt plusieurs écrits
dirigés contre le traducteur polonais de l’opuscule parurent qui dénon­
cèrent son «hérésie janséniste». Les écrivains nobiliaires réagirent en
publiant plusieurs écrit anonymes. Le plus important parut en 1765
clandestinement21. Son auteur anonyme postula la séparation du pou­
voir spirituel et temporel et justifia le droit des institutions politiques
nationales de décider de toutes les questions concernant la dîme sans
tenir compte de la volonté des autorités ecclésiastiques.
Cependant, la diète de 1768 vota une loi qui montre une radicalisa­
tion de l’attitude des nobles révoltés contre le clergé, car elle ordonna
que tous les différends entre les deux états soient jugés non par le
consistoire, mais par le tribunal du pays. Quatre ans plus tard, en 1772,
la diète expulsa les jésuites et promulgua la sécularisation de l’ensei­
gnement scolaire. Elle vota un subsidium charitativum obligeant les
évêques à payer des sommes considérables pour couvrir les dettes de
l’État22.
En 1776, quand parut en France Y Éthocratie, la diète vota une
«constitution» concernant la codification des lois polonaises. Le projet
du code fut élaboré par un homme des Lumières A. Zamoyski qui le pré­
senta aux diètes de 1778 et de 1780 mais, les deux fois, il fut rejeté. Il
s’avéra que les idées formulées par Zamoyski et les hommes de l’en­
tourage de Stanislas Auguste Poniatowski dépassèrent les vues de la

19 Ibid., p. (4).
20 Ibid., p. (6).
21 Granica miedzy wladzami sadowym i: duchowna i swiecka, w obserwacji okolo
kompozycji inter status wyznaczona, (La limite entre les deux pouvoirs : spirituel et
temporel...), s.l. 1765, 54 p.
22 Le problème des controverses entre la noblesse et le clergé dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle fut largement traité par W. Smolenski dans son œuvre publiée en
1891, mais irremplaçable jusqu’à nos jours: Przewrot umyslowy w Polsce wieku
XVIII (La révolution intellectuelle en Pologne au XVIII' siècle). Nous avons utilisé
sa troisième édition, Varsovie 1949, p. 206-240.
L'ÉTHOCRATIE DU BARON D ’HOLBACH 665

noblesse jusqu’ici presque unanime sur la question de la suppression


des dîmes. Révoltée contre le clergé pour des causes matérielles, la
noblesse fut depuis longtemps contraire à l’augmentation des compé­
tences du roi. Cependant, Zamoyski postula le renforcement du pouvoir
royal par rapport à l’Église. Sur les marges du texte de Zamoyski, le roi
lui-même apposa une remarque suivant laquelle les bulles venant du
pape doivent avoir Vexequatur ou le placetum regium avant d’être
publiées en Pologne.
Le code de Zamoyski visait à assurer la tolérance religieuse. Il pré­
voyait la reconnaissance du luthéranisme comme religion officielle­
ment admise. L’article 46 du projet assure qu’il suffit à «celui qui ne
reconnaît pas la foi dominante catholique de professer l’une de ces reli­
gions qui sont jusqu’à présent supportées avec indulgence dans le pays,
et de ne pas abuser de cette religion qui est depuis des temps anciens
tolérée publiquement ou tacitement, pour qu’elle bénéficie dans notre
pays de l’entière sûreté de la personne et des biens»23. C ’est cet article
qui suscita une opposition décidée de la noblesse anticléricale, mais tou­
jours catholique et hostile aux dissidents religieux. Cet exemple nous
montre parfaitement l’ambivalence de l’anticléricalisme polonais dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Certaines idées de Zamoyski furent reprises par la littérature clan­
destine plus radicale, s’inspirant du gallicanisme, et surtout du josé­
phisme. Dans les années 1782-1785 parurent de nombreuses traduc­
tions anonymes des écrits des joséphistes autrichiens, tels que J.V.
Eybel, J. Rautenstrauch et I. von Bom24. Les idées joséphistes furent
aussi reprises et développées par les philosophes et les écrivains poli­
tiques des Lumières polonaises, tels que H. Kollataj, S. Staszic,
J. Wybicki. Ces idées se concentrent autour des questions telles que la
suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir spirituel, l’indépendance de
l’Église nationale dans les questions temporelles, la formation du tribu­
nal ecclésiastique indépendant de Rome, la liquidation des ordres reli­
gieux et des couvents sauf les ordres enseignants (comme p. ex. les pia-
ristes), l’obligation imposée au clergé de payer les impôts pour le
renforcement de l’armée.
Les faits suivirent les déclarations. En 1789 la diète vota la séculari­
sation des biens de l’évêque de Cracovie mort depuis un an. Son suc­

23 A. Zamoyski, Z biorpraw sadowych (Recueil dess lois judiciaires), Varsovie 1788,


p. 181.
24 Voir M. Skrzypek, D er Einfluss des Josefinismus auf die polnische Aufklarung,
dans: M. Benedikt, R. Knoll, J. Rupitz (dir.) Verdrangter Humanismus. Verzogerte
Aufklarung, Klausen-Leopoldsdorf 1995, p. 265-273.
666 MARIAN SKRZYPEK

cesseur ne recevrait qu’une pension annuelle beaucoup plus modeste.


On proposa le même procédé à l’endroit des autres évêques en cas de
décès. On demanda aussi l’augmentation des contributions payées par
les évêques depuis 1784, mais on en dispensa les curés pauvres et les
moines enseignants.
Toutes ces mesures et les postulats émis par la diète subissaient une
radicalisation au fur et à mesure que le danger de la perte de l’indépen­
dance nationale augmentait. En 1790, donc trois ans avant le second
partage et cinq ans avant le partage définitif de la Pologne, S.Staszic
écrivit ces mots significatifs: «Aujourd’hui, le chanoine est inutile, Le
soldat est défenseur du pays. Là, ou s’accomplit la violence, il faut se
défendre avec des armes et non pas avec la bouche. Il faut mépriser les
chapitres et les chœurs. Que les jeunes les évitent de loin. Que le fusil et
le canon attirent tout le monde. Ils constituent l’unique salut de la
patrie.»25
Ce ne fut pas une déclaration isolée, car il y en a de semblables dans
la littérature clandestine, des dernières années de l’indépendance natio­
nale, inspirée par la pensée politique de la Révolution Française et par
la philosophie des matérialistes français. Parmi ceux-ci, d’Holbach
occupe une place privilégiée.
Cependant, aucune autre œuvre de ce philosophe n’a joué un rôle si
strictement lié à la situation politique, économique, intellectuelle et,
surtout, religieuse de la Pologne au tournant de son histoire que YÉtho­
cratie. Elle fut un véritable best-seller de la littérature clandestine polo­
naise.

Mari an S k r z y pe k
Académie polonaise des sciences

25 S. Staszic, Przestrogi dla Polski (Les avis pour la Pologne), dans: Pisma filozo-
ficzne i spoleczne (Œuvres philosophiques et sociales), Varsovie 1949, p. 228.
LES LIVRES,
LES IDÉES ET LA CENSURE
LA DEBACLE DE LA CENSURE
DANS LES PAYS-BAS AUTRICHIENS :
LE CATALOGUE
DES LIVRES DÉFENDUS DE 1788

L’histoire de la censure dans les Pays-Bas autrichiens, particulière­


ment au XVIIIe siècle, est des plus complexes. Elle a fait l’objet d ’une
première synthèse en 1935 sous la plume d’André Puttemans, La cen­
sure dans les Pays-Bas autrichiens, considérée en Belgique comme un
«classique», et publiée dans la collection des «Mémoires couronnés»
de l’Académie royale de Belgique (Classe des Lettres). Mais depuis
soixante ans et surtout au cours des deux dernières décennies les
recherches sur l’histoire du Livre et des Lumières dans ces provinces
ont connu un grand essor: l’ouvrage cité devrait être revu, approfondi,
inséré dans des perspectives plus larges, surtout en ce qui concerne par
exemple le commerce des textes clandestins, imprimés ou manuscrits.
Des recherches ponctuelles ont permis de constater la présence de
pièces intéressantes, répertoriées dans le catalogue de Miguel Benitez.
Quant aux productions des auteurs locaux, les découvertes sont plutôt
fortuites, telles que celles d ’un fragment de roman à la chinoise, et sur­
tout celle des audacieuses et virulentes Lettres de Cang-ti, dues à la
plume de Sébastien Joseph Antoine Cupis de Camargo (1749-1772),
dont nous préparons activement l’édition1, ou encore de textes voltai-
riens, encore inédits, du prince de Ligne.

La complexité de la censure autrichienne dans les Pays-Bas repose


essentiellement sur les rapports ambigus qu’entretiennent l’Église
catholique et le Gouvernement. Vienne délègue des pouvoirs étendus à
un gouverneur général, qui tient sa Cour à Bruxelles, et flanqué d’un
ministre plénipotentiaire, choisis tous deux par le souverain, le premier
dans sa famille et le second dans la haute administration autrichienne.
Toutes les affaires d ’importance sont soumises au contrôle de Vienne.

1 Dans la collection «Libre pensée et littérature clandestine» dirigée par


A. McKenna. Les inédits du prince de Ligne seront publiés dans la collection des
Œuvres chez Champion à partir de 1999.
6 70 JEROOM VERCRUYSSE

Sur place ces personnages s’appuient sur des institutions locales : la pre­
mière instance est le Conseil Privé, composé de sujets belges soigneu­
sement choisis, institution qui sera remplacée par un Conseil de gouver­
nement général en 1787. Cette espèce de gouvernement local possède
dans ses nombreuses attributions la faculté officielle de contrôler les
spectacles, les livres de toute espèce, bref l’opinion; il dispose de
« mouches » souvent bien rétribuées sur les fonds secrets, les « Gastos
secretos » de la Secrétairie d’Etat et de Guerre.
L’Église catholique sera jusqu’en 1781 la seule institution religieuse
reconnue. Disposant de revenus importants, d ’un clergé nombreux
(sans oublier les multiples ordres réguliers), elle a le monopole de l’en­
seignement à tous les niveaux et participe grâce à ses propres censeurs,
au contrôle de l’opinion. C ’est précisément ce point capital et délicat
qui est à la base de la complexité déjà évoquée. En fait, il s’insère dans
la traditionnelle concurrence latente entre le trône et l’autel dans les
pays catholiques.
Rien ne semble troubler d ’abord cette relation dans les Pays-Bas.
Lorsque la Réforme protestante y prend des racines vigoureuses, les
deux pouvoirs s’entendent à réprimer très durement « l’hérésie», ses
propagateurs, ses imprimeurs, ses lecteurs, ses disciples. Le célèbre
«Tribunal du sang», le duc d’Albe, parviennent à battre en brèche non
sans difficultés, le mouvement devenu insurrectionnel. Au siècle sui­
vant, la bonne entente se poursuit et lorsque le pays passe sous la sou­
veraineté des Habsbourg d’Autriche (1713), la gouvernante générale,
l’archiduchesse Marie-Elisabeth entourée de nombreux conseillers
ecclésiastiques combattra avec quelque succès les idées jansénistes lar­
gement répandues dans le pays. Ces conseillers dressent des listes d’ou­
vrages à interdire, des projets de censure rigoureuse sont mis à l’exa­
men. Consultées, les institutions formulent de nettes réserves, et
phénomène assez rare à l’époque, le corps des imprimeurs et des
libraires mène campagne pour obtenir le retrait des mesures envisagées,
non pas par libéralisme intellectuel (du moins ouvertement exprimé)
mais par le souci fondé de voir leurs activités réduites à peu de choses2
Cette espèce d ’entente cordiale s’effritera encore davantage sous le
règne de Marie-Thérèse (1740-1780) représentée par son beau-frère, le
très populaire Charles Alexandre de Lorraine. Et sous le règne de son
fils Joseph II (1780-1789) représenté par sa sœur Marie-Christine et son
mari Albert de Saxe-Teschen, le conflit entre les deux pouvoirs éclatera
au grand jour et l’on s’affrontera publiquement, entre autres, sur le

2 Voir notre étude, « Censure des livres et objections commerciales, Bruxelles 1736 »,
Lias, (1994), xxi. 249-256.
LE CATALOGUE D ES LIVRES D ÉFEN DUS DE 1788 671

contrôle de la censure. On peut affirmer, avec A. Puttemans, qu’elle


s’est laïcisée et politisée au fil des années.

Le règne de Joseph II (1780-1789) fut celui des révolutions3. La pre­


mière vint du souverain lui-même. A peine fut-il monté sur le trône
qu’un véritable flot de réformes se déversa sur les provinces belges. Ces
réformes tendaient à centraliser et moderniser les institutions issues du
Moyen-Age et à renforcer le pouvoir monarchique. Elles concernaient
toutes les catégories imaginables : abolition de la torture, réforme de la
pénalité et des tribunaux, réforme des institutions de gouvernement,
tolérance des «acatholiques», inféodation de l’Église et abolition de ses
institutions jugées inutiles, instauration du divorce, promotion de l’in­
dustrie et du commerce, contrôle de l’enseignement, création d ’écoles
sous contrôle de l’État, etc. La censure ecclésiastique serait confinée
aux seuls ouvrages doctrinaux mais soumise en dernier ressort au pou­
voir civil, celui-ci s’octroyant officiellement tous les autres. Bref un
programme novateur, et répétons-le, révolutionnaire. Si certaines
mesures furent bien accueillies, d ’autres indisposèrent différents corps.
D ’une part, la volonté de l’empereur d’aboutir, même autoritairement,
et d ’autre part la défense des privilèges et droits acquis suscitèrent une
escalade rapide. Des premières frictions de 1783 on aboutit en 1787 à
une révolution nationale (parsemée de particularismes régionaux) qui
s’acheva en 1789 par la destitution du monarque, la déclaration de l’in­
dépendance et la constitution d ’une éphémère «République des Etats-
belgiques-unis» d ’union nationale, union qui se disloqua bientôt par
l’effet croissant des conflits entre partis. Les Habsbourg n’eurent
aucune peine à reconquérir rapidement leurs provinces belges4.
Dans ce conflit la querelle autour de la censure n’est qu’un rouage,
mais sa valeur symbolique mérite qu’elle soit mise en lumière. Un seul
exemple, mais combien éloquent, illustrera notre propos. En 1781,
l’abbé Raynal, condamné pour son Histoire des deux Indes, se réfugie
dans la principauté ecclésiastique de Liège. A Spa il est reçu à la table
de l’empereur (en tournée d’inspection) au grand dam du clergé. Passé
dans les Pays-Bas, il reçoit l’autorisation officielle d’y résider à sa guise

3 Voir H. Pirenne, J. Vercruysse, Les Etats belqiques unis. Histoire de la révolution


belge de 1789-1790, Louvain-la-Neuve 1992; S. Tassier, éd. J. Vercruysse, Les
démocrates belges de 1789, Bruxelles 1989.
4 Lire le Journal de campagne du général de Baillet Latour 1787-1792, éd. G.
Englebert, Bruxelles 1990.
6 72 JEROOM VERCRUYSSE

à condition de ne pas écrire contre le gouvernement et la religion. Ayant


appris qu’on imprime à Bruxelles une nouvelle édition de VHistoire, le
cardinal-primat de Malines dénonce amèrement le fait auprès des auto­
rités civiles et demande des mesures. Il se fait vertement rabrouer par le
ministre plénipotentiaire, le prince de Starhemberg. Et de fait, Y H istoire
des deux Indes ne sera pas inscrite au catalogue des ouvrages prohibés
par le gouvernement5. Il ne faudrait cependant pas en conclure que la
politique gouvernementale soit teintée d ’un brusque libéralisme à
l’égard des thèses hardies. Dans le cas présent il est possible que le pou­
voir civil ne tolère aucune ingérence dans sa politique, et d’une manière
plus générale il pratique une censure sélective qui sert uniquement ses
options comme on le verra sous peu.

C ’est dans cet environnement de tensions multiples qui ne concernent


nullement le dogme, mais bien le clergé (faut-il rappeler l’échec de la
visite de Pie VI à Vienne dès 1782, et signaler aux Pays-Bas, la suppres­
sion des séminaires remplacés par un «Séminaire général» à Louvain
sous contrôle du gouvernement, l’expulsion du nonce apostolique, etc.?)
que se prépare une deuxième révolution, ou mieux, la contre-révolution.
Les réformes, et les maladresses impériales suscitent une foule énorme
de pamphlets, de polémiques étoffées ou non, phénomène sans précédent
dans l’histoire du pays et encore mal circonscrit: il n ’a pas été possible
d ’en dresser un inventaire complet aujourd’hui vu son amplitude. Ces
écrits, joints aux ouvrages traditionnellement prohibés dont il existe des
listes manuscrites de titres, continuellement mises à jour mais réservées
aux bureaux de Bruxelles (doctrines religieuses hétérodoxes, matéria­
lisme, satires personnelles, littérature érotique, etc.) et dont le flot ne
cesse de monter, obligeront le gouvernement à multiplier des mesures
estimées plus efficaces et certainement plus sévères. Une de ces mesures
consiste dans la confection, dans l’impression secrète (un comble !) et la
diffusion d’un véritable Index d ’Etat, le Catalogue des livres défendus
p a r la Commission impériale et royale, ju sq u ’à l ’année / 786. Dan s l’es­
prit du législateur il devait dresser un barrage efficace contre cette marée
où dominent largement les titres inspirés par les événements.
Ce catalogue fut le fruit d’une commission spéciale émanant de la
nouvelle instance, le Conseil royal de gouvernement, plus communé­
ment appelé le Conseil de gouvernement général créé en 1787.
Quelques documents d ’archives permettent de reconstituer le déroule­

5 Voir notre étude, «Les impressions clandestines bruxelloises de VHistoire philoso­


phique des deux Indes de l’abbé Raynal (1781)», Le Livre et l ’estampe, (1997),
XXXIII, 7-52.
LE CATALOGUE D ES LIVRES D ÉFEN DUS DE 1788 673

ment des faits. Le Catalogue forme le corollaire d’un édit impérial,


venant à la suite d ’autres mesures générales destinées aux conseillers
fiscaux (procureurs) des diverses provinces belges, et de mesures plus
ponctuelles prises par les autorités provinciales, voire de projets demeu­
rés inachevés. Relevons une «Déclaration de l’Empereur portant
défense de faire, de distribuer, colporter et imprimer des libelles » datée
du 25 juillet 1787, suivie le 21 novembre d’une ordonnance plus géné­
rale «défendant d ’insulter les personnes constituées en dignité»6.
Le plus important, « défendant de composer, imprimer, distribuer des
libelles ou écrits satiriques, diffamatoires, scandaleux ou séditieux» fut
«donné» le 22 novembre 1787, imprimé et diffusé aussitôt en néerlan­
dais et en français. La décision fut prise le 13 novembre au sein du
Conseil de gouvernement en accord avec le nouveau ministre plénipo­
tentiaire, le comte de Trauttmansdorff-Weinsberg. Il fut décidé de lui
accorder toute la publicité possible: traduction en néerlandais, impres­
sion, diffusion, affichage etc. Exhibé le 16, on arrêta le 22 les modalités
de cette publicité et la mise aux actes de l’édit en question7. Celui-ci
contient sept articles précisant les sanctions à infliger aux contrevenant
de ses stipulations. Les auteurs, copistes, imprimeurs, distributeurs
d ’écrits «contre la religion, le bien public, nos hauteurs et souveraineté,
ou contre notre Gouvernement, nos tribunaux, états ou corps d’admi­
nistration publique» seront fustigés, bannis à perpétuité et verront leurs
biens confisqués. Pour les écrits satiriques et diffamatoires contre les
mêmes, il était prévu huit ans de détention dans une «maison de force»
et mille écus d’amende; contre les particuliers il serait requis quatre ans
d’emprisonnement. Les complices seront assimilés aux auteurs. Ceux
qui auront trouvé des écrits incriminés et ne les auront pas remis à la jus­
tice seront punis d’une amende de 500 écus. Les dénonciateurs par
contre recevront une récompense de mille écus et leur anonymat sera
garanti. Les complices dénonciateurs recevront la même prime et ne
seront pas poursuivis. Cette dernière mesure ne pourra toutefois être
appliquée aux auteurs des ouvrages incriminés.
La sévérité des peines et l’appât de fortes récompenses devaient,
pensait-on en haut lieu, endiguer la marée. L’édit fut adressé avant sa
publication officielle aux conseils des provinces. Relevons quelques
réactions significatives. Le Conseil de Namur fit tout ce qui lui était
demandé. Celui de Brabant adressa quelques remarques sur certaines
formulations le 19 qui furent acceptées le 29... La même instance traîna

6 Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles 1914, xiii. 105-106.
7 Recueil des ordonnances, xiii. 126-127; Bruxelles, Archives Générales du
Royaume (ci-après: A.G.R.), Conseil de Gouvernement général, 951.
6 74 JEROOM VERCRUYSSE

et le Conseil de gouvernement l’enjoignit le 12 décembre de publier


l’édit dans les 24 heures à venir. Les Etats de Hainaut firent mieux: ils
demandèrent officiellement le 8 décembre que l’édit ne soit pas publié
dans leur ressort, alléguant qu’il pourrait «devenir insalubre et opérer
des effets contraires à ses vues ; il serait à craindre qu’en empêchant les
progrès de la confiance qui, chaque jour se fortifie de plus en plus <...>
Il y aurait lieu de craindre que cet édit sévère, dont la rigueur n ’est guère
en dessous de celle des Lois pénales qui ont été portées dans les temps
les plus orageux, où la Religion et l’Etat se trouvaient également en dan­
ger par les écrits blasphématoires et séditieux <...> il y aurait sujet de
craindre que cet Édit ne fut d ’abord appréhendé comme ayant des vues
rétrogrades et pour objet les faits passés durant les derniers embarras».
La requête fut rejetée le 13 décembre et il fut même interdit au conseil
de la province de se concerter avec les États8. On peut comprendre les
réticences locales au lendemain des troubles fort graves de l’été. La
réaction de Vienne9 s’inspire de l’opportunisme politique. Le 16
décembre, le chancelier Kaunitz écrivit au ministre à Bruxelles: «Le
Placard contre les Auteurs, distributeurs &a de Libelles et Écrits sédi­
tieux paraît à la vérité trop sévère, en le combinant avec les Lois éma­
nées sur la matière dans les autres Etats de Sa Majesté, cependant eu
égard aux circonstances particulières, où l’on verse à cet égard aux
Pays-Bas, je sens bien, qu’on a dû comminer des peines capables de
répandre la terreur parmi ceux qui ont envie de lâcher de pareils Écrits,
on ne parviendra néanmoins jamais à mettre cet objet en règle, autant
qu’il peut l’être, à moins d’établir une bonne censure...»

Une circulaire complémentaire du 12 avril 1788 destinée aux fiscaux


des provinces, tout en reprenant les dispositions de l’édit se veut plus
concrète et explicite. Elle rappelle tout d ’abord les circonstances qui ont
nécessité l’édit précédent et passe ensuite en revue toute la législation
en matière de censure depuis 1521 pour estimer qu’étant suffisante et
toujours valable, il n’y a pas lieu de la remplacer. Mais comme « il paraît
que la surveillance s’est ralentie depuis quelque temps en cette partie»
un rappel à l’ordre s’impose pour veiller à la stricte application de la
législation existante. Pour faciliter cette démarche un catalogue était
joint à la circulaire: «Le catalogue que vous trouvez ci-joint vous indi­
quera tous les ouvrages actuellement dans le commerce qui doivent être
regardés comme prohibés»; les oublis éventuels devaient être signalés
aux autorités. «Quant à tout ce qui se vend ou s’imprime et s’impri­

8 Idem.
9 Idem.
LE CATALOGUE D ES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 675

m era» les critères de la prohibition étaient une nouvelle fois définis:


« tout ce qui contient de grossières obscénités » doit être interdit et saisi ;
les ouvrages venant de l’étranger et qui pourraient susciter des doutes
ou inquiétudes «sous un point de vue général d’utilité pour les sciences
et la propagation des lumières» en particulier sur la religion et les
affaires publiques, seront interdits de débit, feront l’objet d’un rapport
mais les libraires ne seront pas poursuivis. La prohibition totale s’appli­
quera également à tous les ouvrages contre le catholicisme et le chris­
tianisme en général, et à « ceux qui favorisent ouvertement la corruption
des mœurs ». Les ouvrages protestants ne pourront être exposés mais
seront toutefois vendus aux Réformés munis d’un billet signé par les fis­
caux. On tolérera mais avec prudence les satires qui ne sont pas diffa­
matoires ; on ne prohibera pas non plus les collections et les périodiques
même s’ils contiennent «quelque passage un peu scabreux», toutefois
si la religion, les mœurs ou l’État sont mis en cause, le débit public sera
arrêté mais pas les abonnements. Les ouvrages scientifiques ou artis­
tiques étrangers sont autorisés mais s’ils attaquent la religion et les
mœurs, ils seront remis à la justice et de manière plus générale tout ce
qui est injurieux, dangereux et diffamatoire, spécialement tout ce qui
concerne « charlatanerie, empirisme ou alchimie » leur débit sera arrêté
et ils feront l’objet d’un rapport. Sera soumis à la censure tout ce qui
concerne le droit civil, ecclésiastique national ou étranger, et les
«m élanges» venus de l’étranger.
Ces mesures ne concernaient pas les voyageurs à moins qu’il ne fas­
sent commerce de ces livres. Les fiscaux sont également invités à faire
surveiller de près les ventes publiques, les colporteurs et courtiers
connus pour leurs «intelligences secrètes» en particulier avec l’étran­
ger. Un rapport préalable au débit sera établi.
Aucune pièce de théâtre nouvelle ne pourra être débitée sans per­
mission préalable, sauf pour le théâtre de la Cour, car « rien n’influe plus
efficacement sur les mœurs que les spectacles publics». Enfin, après
avoir demandé des instructions spéciales, les fiscaux permettront aux
«personnes dont les principes vous sont bien connus» d’acheter des
prohibés pour les bibliothèques publiques ou usage personnel. Il était
finalement conseillé aux fiscaux de prendre l’avis de censeurs ecclé­
siastiques ou de «personnes savantes » en cas d’hésitation10. Cette légis­
lation d’un pouvoir autoritaire pris au piège de sa propre politique réfor­
matrice n’est, après tout, pas tellement éloignée des doléances de Figaro
racontant ses aventures au comte Almaviva...

10 Recueil des ordonnances, xiii. 162-164.


676 JEROOM VERCRUYSSE

Le C atalogue des livres défendus par la commission im périale et


royale, ju s q u ’à l ’année 1786 a été publié à Bruxelles en 1788 sans men­
tion d’imprimeur ou de libraire. Il en existe un état manuscrit dans les
archives du Conseil de gouvernement11 de titres classés alphabétique­
ment, le tout comptant 166 pages in-f°, avec pour deux petits supplé­
ments des «chapeaux» en langue allemande. Arrêté à 1786, et pour évi­
ter les pertes de temps que de multiples copies ne manqueraient pas
d ’engendrer, il fut décidé d ’imprimer le catalogue promis «incessam ­
m ent» par la circulaire du 12 avril. L’impression fit l’objet d ’un appel
d ’offres. Ce fut l’imprimeur Emmanuel Flon qui emporta le marché le
24 mai, offrant d ’en imprimer 300 exemplaires à 8 sols la pièce et rece­
vant de plus 3 louis d ’or «pour la rédaction, traduction et correction
dudit catalogue»12 L’examen des ornements, des caractères et de la
typographie confirme l’impression bruxelloise. Destiné aux agents du
gouvernement, il n’a pas été mis en vente et son faible tirage l’a rendu
fort rare de nos jours. Nous avons particulièrement examiné l’exem­
plaire conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique (VH 22.793 A) et
destiné au substitut conseiller fiscal de Flandre, Pulincx. Une mention
manuscrite déclare «ce Catalogue est une pièce secrete» et que l’on
joindra bientôt le catalogue des pièces de théâtre « encore sous presse »,
catalogue particulier dont nous parlerons aussi. Il compte <ii> 91 <i>
pages in-8°. Une note imprimée p. 91 précise : « Les livres marqués d ’un
astérisque sont ceux auxquels il convient de faire plus particulièrement
attention, pour en arrêter le débit, en les retirant des ventes et des maga­
sins, où ils pourraient se trouver.»
Le petit livre compte, sauf erreur, 1153 titres prohibés: 549 alle­
mands (47,619%), 497 français (43,122%), 58 latins (5,030%), 24
anglais (2,081%), 19 italiens (1,647%), 5 néerlandais (0,433%) et 1
hongrois (0,086%). Aucune langue slave n’est représentée; plusieurs
titres ne sont que des traductions.
Mais plutôt que nous étendre sur ce type de calculs, il nous semble
préférable d ’en esquisser le contenu. Seuls 44 titres sont flanqués de
l’astérisque signalant les ouvrages les plus dangereux :leur pourcentage
est donc fort réduit (3,816%). A 6 titres près (// putanismo moderno, Il
putanism o romano de Leti, La m eretrice traduit de l’anglais, La putana
errante de l’Arétin, Von dem Zwecke Jesu, und seine Jünger de Lessing,
et M em oirs o f a Woman o f Pleasure de Cleland) tous les autres sont
français. Et dans l’ensemble la littérature érotique l’emporte largement
avec 33 titres : des anonymes tels que L’Anti-Thérèse mais pas sa tra­

11 Bruxelles, A.G.R., Conseil de Gouvernement général, 2424.


12 Idem, Conseil de Gouvernement général, 2421.
LE CATALOGUE DES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 677

duction allemande, Le putanisme d ’Amsterdam et La science pratique


des filles du monde, titres auxquels il faut joindre le célèbre recueil, La
légende joyeu se, ou les 101 leçons de Lampsaque.
L’auteur le plus cité est Théveneau de Morande avec la Correspon­
dance de madam e Gourdan, Le gazetier cuirassé, La gazette noire et Le
portefeuille de madame Gourdan, suivi par Dulaurens avec Le balai, La
chandelle d ’Arras, Le com père Matthieu et sa traduction allemande.
Viennent ensuite Cleland avec le titre anglais déjà cité et La fille de joie,
Arétin avec le titre italien déjà cité et ses Dialogues. Dans l’ordre alpha­
bétique des auteurs à titres uniques apparaissent Cailhava d’Estendoux
avec Le pucelage nageur, Caylus avec Le bordel ou le jean-foutre puni,
Chorier et son Académ ie des dames, Gervaise de la Touche et son H is­
toire de dom Bougre, Hugues d ’Hancarville et ses Monuments de la vie
privée des douze Césars, l’abbé Jouffreau de Lazarie auquel on attribue
Le joujou des dem oiselles, La Morlière auteur des Lauriers ecclésias­
tiques, Le Grand et sa comédie Le luxurieux, Luchet et ses M émoires de
madame la baronne de..., Magny et ses M émoires de justice, Ragot de
Grandval et sa tragédie La nouvelle Messaline pour terminer avec La
pucelle d ’Orléans de Voltaire, en précisant «de toutes les éditions».
Et les écrits philosophiques absolument proscrits? Peu, mais de qua­
lité. Holbach vient en tête avec L’Antiquité dévoilée remaniée de Bou­
langer, Le bon sens, et le Système de la nature, y compris sa traduction
allemande; suivent Helvétius avec D e l ’esprit et Le vrai sens du Sys­
tème de la nature qu’on lui attribue traditionnellement, et Voltaire avec
La Bible enfin expliquée. Puis on trouve le pseudo-Fréret, Y Examen cri­
tique des apologistes de la religion chrétienne, le Fragment d ’un poèm e
moral sur Dieu de Maréchal, Le militaire philosophe remanié par Nai­
geon et l’anonyme Fausseté des m iracles se disant issu du Theophras­
tus redivivus.
On reste songeur à propos des critères qui ont déterminé les com­
missaires à flanquer d’un astérisque si peu de titres lorsque l’on parcourt
l’ensemble du Catalogue. Qu’on en juge plutôt. Au rayon de la littéra­
ture libertine bornons-nous à signaler pour les titres français, L’abbé en
belle humeur de Macé, la traduction allemande de L’âne d ’or d ’Apulée,
Les bijoux indiscrets de Diderot, Le catéchumène de Borde, Le canapé
couleur de feu de Fougeret de Monbron, YErotica biblion de Mirabeau,
La nouvelle Héloïse, Les liaisons dangereuses, tous les titres de Cré-
billon fils, de Grécourt, Pamy, Voisenon, d ’autres encore de Béroalde de
Verville, Bussy-Rabutin, Chevrier, Coyer, Fromaget, Godart d ’Aucourt,
Lesage, Marivaux, Patot, Sorel, Viau, les vers de Dorât, Ferrand, Fleury
et la tragédie de Grandval Sirop au cul ou l'heureuse délivrance. Dans
le domaine étranger The Juvenile Adventures o f Miss Kitti, Bordelle
678 JEROOM VERCRUYSSE

sind in Wien nothwendig voisinent avec Werther de Goethe, Klopstock,


Kotzebue, Lessing, Les voleurs de Schiller, Trenck, Defoe, etc. Ces
titres valaient-ils «m oins» que les autres? Et certains méritaient-ils les
honneurs d ’une condamnation ?
Ces questions se posent également pour les autres domaines. En
politique, D es lettres de cachet de Mirabeau, L'art d ’assassiner les rois,
L’A brégé de Fleury, Y Extrait du Dictionnaire de Bayle dû à Frédéric II,
tous les titres concernant le souverain et les Habsbourg, les ouvrages en
langue allemande sur les réformes, la tolérance sont-ils moins dange­
reux ? Il en est de même en matière religieuse où dominent largement les
titres allemands : la traduction de la Religio m edici de Browne et d’une
matière tout ce qui touche à la religion naturelle et la polémique côtoie
des biographies de saints, des titres sur la Trinité, la Bible, la théologie
morale, les sacrements, le culte marial, le droit civil et le droit canon. Un
exemple typique des critères politiques est fourni par l’interdiction de la
bulle In coena domini et le célèbre traité de Pey, D e l ’autorité des deux
puissances de même que les titres hostiles au non moins fameux traité
d ’Eybel, Was ist der Pabst et ses traductions, et les ouvrages de nom­
breux jésuites. Mais que faut-il penser de l’inscription des Fioretti de
François d ’Assise?
Nous avons gardé pour la fin les écrits philosophiques exclus du
fameux astérisque. Ici encore les titres français dominent et leur nomen­
clature est quasi complète. Relevons en particulier, le Tableau ph iloso­
phique du genre humain de Borde, Le ciel ouvert à tous les hommes de
Cupé, la traduction allemande du Traité du bonheur et les Œ uvres p h i­
losophiques de La Mettrie, Les princesses m alabares de Longue, le
Code de la nature de Morelly, les Lettres écrites de la montagne de
Rousseau, Y Examen de la religion attribué à Saint-Evremond. Parmi les
auteurs étrangers on relève Blount, Hume, Rochester, Toland, Lessing,
Campo Weyerman. La palme revient à la «coterie holbachique» dont
plusieurs titres ne reçoivent pas le label suprême: Le Christianisme
dévoilé, La Contagion sacrée, la D issertation sur Elie et Hénoch, les
Recherches sur les origines du despotism e oriental et les Recherches
sur les miracles, le Système social et la Théologie portative. Le cham­
pion « toutes catégories » est incontestablement Voltaire dont voici les
titres exclus de la catégorie: A.B.C., Un Chrétien contre six Juifs, les
Contes de Guillaume Vadé, La Défense de m ilord Bolingbroke, La
défense de mon oncle, les D ialogues d ’Evhémère, le Dictionnaire ph i­
losophique, Y H istoire de Jenni, Les honnêtetés littéraires, les Lettres
chinoises, Les lettres d ’Amabed, les Lettres philosophiques, le Nouveau
recueil de p ièces fugitives, la Philosophie de l ’histoire, les Pièces nou­
velles, les P oésies badines, La Princesse de Babylone, les Questions sur
LE CATALOGUE D ES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 679

l ’Encyclopédie, les Questions sur les miracles, La Raison p a r alphabet,


le Sermon du rabbin Akib, Le Taureau blanc, Le Vieillard du Mont-Cau-
case, le Voltaire portatif, les apocryphes traditionnels tels que Fo-ka, la
Lettre philosophique sur saint Paul et Les matinées du roi de Prusse et
d’une manière générale toutes les apologies en sa faveur, en particulier
celles de langue allemande. Candide, Zadig semblent exclus tout
comme Du bonheur et De l ’homme d’Helvétius, le Bélisaire de Mar-
montel, le Contrat social de Rousseau, l’H istoire des deux Indes de
Raynal, et bien d ’autres...

Singulier catalogue! Les interdits, les index, quels qu’ils soient,


s’inspirent en principe d’une certaine logique politique. C ’est le josé­
phisme qui a inspiré notre Catalogue. On y trouve évidemment les caté­
gories incriminées par l’édit, fondées sur le personnalisme impérial,
mais leur assemblage semble relever plutôt de la hâte et de l’absence
d’informations objectives. On peut se demander si ses auteurs avaient lu
tous les titres défendus ou connaissaient du moins des avis autorisés. On
est en présence d ’un fourre-tout ambigu, rapidement bouclé en raison
des circonstances par le gouvernement parant au plus pressé.

Les mêmes remarques peuvent être formulées pour le Catalogue des


pièces q u ’il est perm is de représenter sur les théâtres des Pays-Bas
autrichiens, jusqu ’à ce jo u r 12 avril 1788 dont il a déjà été question plus
haut. Ce complément à l’index d’Etat également fort rare (Bruxelles,
Bibliothèque royale de Belgique, VH 22794 A) compte 31<i> pages
in-8°. Une première partie (p. 3-19) nomme les pièces perm ises, la
seconde (p. 20-31), «les pièces que l’on ne joue point à Bruxelles, la
plupart anciennes » et qui cite sept tragédies. Le classement suit les caté­
gories classiques: tragédies, comédies en 5, en 3 et en 1 acte, les
« grands opéras », ceux en 3, et en 2 actes.
Il est ainsi permis de jouer Corneille, Crébillon, Du Belloy, Ducis,
Racine, Rotrou et Voltaire: Alzire, Mahomet, Œdipe, L’orphelin de la
Chine et Zaïre, on ne «joue point» du même Les lois de Minos, mais il
n’est nulle part question par exemple des Guèbres ou d'Irène. Pour le
même auteur on permet L’Ecossaise, L ’écueil du sage, La femm e qui a
raison, L’indiscret et Nanine. On peut jouer Le barbier de Séville mais
il n ’est pas fait mention du M ariage de F igaro ; de même Le père de
fam ille de Diderot est autorisé mais l’on ne trouve pas de mention du
Fils naturel, et pour Molière on peut représenter L ’Ecole des femmes,
Tartufe mais Dom Juan n’est cité nulle part. Quant aux autres auteurs on
trouve entre autres Anseaume, Chamfort, Collé, Dancourt, Destouches,
Goldoni, Fagan, Favart, Florian, La Chaussée, Lesage, Marivaux,
6 80 JEROOM VERCRUYSSE

Marmontel, Mercier, Montigny Piis et Barré Piron, Poinsinet, Racine,


Regnard, J.B. Rousseau, le Pygmalion de J.J. Rousseau, Sedaine, Vadé
et Voisenon pour ne citer que les auteurs encore connus aujourd’hui.
Pour les «pièces qu’on ne joue point» et que nous n’avons pas encore
citées, mentionnons Mustapha et Zéangir de Chamfort, Pyrrhus de Cré-
billon, Les Barmécides de Laharpe, Fernand Cortès de Piron, Bérénice
de Racine et Spartacus de Saurin. Inutile de s’étendre: comprenne qui
pourra.

Quels furent les effets de ces interdictions ? On note des réactions


diverses: les autorisations, les demandes d’avis et de permission refu­
sées ou non, les saisies, fondées sur le catalogue de 1788 ou après celui-
ci sur les directives générales remplissent sept gros portefeuilles13. Mais
toutes ces opérations sont ponctuelles et les saisies sont purement occa­
sionnelles. Les périodiques et les brochures politiques l’emportent par
le nombre. La feuille qui semble avoir hanté le plus la police du livre est
le Journal général de l ’Europe, publié à Herve par Jacques Joseph
Smits et Pierre Henri Tondu dit Lebrun-Tondu, le futur ministre des
Affaires étrangères. Dans ce dédale on distingue néanmoins la ligne
générale : on interdit tous les textes relatifs aux événements révolution­
naires français et liégeois, aux troubles locaux, mais l’on exempte offi­
ciellement Linguet de la censure (parce qu’il est gagé par le gouverne­
ment), ou l’avocat Doutrepont auteur des Empêchements dirimant le
m ariage parce qu’il voit dans le mariage un acte civil conforme aux
vues du gouvernement, ou encore le professeur joséphiste de Louvain,
Marant, également aux gages du pouvoir. Mais l’on interdit Aux Bataves
sur le stathoudérat et D e la monarchie prussienne de Mirabeau et son
Erotika biblion, de même que le Dictionnaire et le Catéchisme ph iloso­
phique de l’abbé Feller, véritable bête noire du régime. La D éclaration
doctrinale du cardinal-primat qui condamne la politique religieuse de
l’empereur est évidemment interdite. Mais l’on permet VHistoire ecclé­
siastique de Fleury, Les m ille et une nuits ; La vie de Frédéric, baron de
Trenck écrite p a r lui-même alors que l’on saisit Les liaisons dange­
reuses et Les délassements champêtres de Marchand de même que L ’a l­
manach des honnêtes gens de Maréchal, L ’orateur des Etats-Généraux
de Carra sont saisis et l’on recommande tout particulièrement pour ce
dernier titre d ’éviter toute publicité. L’on parvient à interdire l’impres­

13 Idem, Conseil de Gouvernement général, 89, 2419-2425, 2629 (pour les titres du
ressort de la Commission ecclésiastique). L’on trouvera également des notices sub­
stantielles dans Les lumières dans les Pays-Bas autrichiens et la principauté de
Liège, Bruxelles 1983.
LE CATALOGUE DES LIVRES DÉFENDUS DE 1788 681

sion d’un manuscrit intitulé Traité de la souveraineté inspiré de Rous­


seau, dû à l’avocat brugeois Veraneman. A la foire de Namur en juillet
1789 on saisit L ’A bailard supposé de Fanny de Beauhamais, les Aven­
tures de l ’infortuné napolitain, Les mille et une faveurs de Mouhy,
VHeptaméron de Marguerite de Navarre, les Aventures divertissantes
du duc de Roquelaure de Leroy, les Graves observations sur les bonnes
mœurs du frère Paul, les Lettres athéniennes et Tanzaï et Néardmé de
Crébillon fils. Un imprimeur de Malines, Hanicq, ose demander une
rémission d’amende encourue pour avoir imprimé la bulle condamnant
le fameux Was ist der Pabst? d ’Eybel. Les exemples pourraient être
multipliés : il est évident que pour un titre saisi il en passe dix autres en
cachette, que les particuliers et les gens du livre ne tiennent pas compte
des interdits et que les mesures préventives ou autres s’avérèrent insuf­
fisantes14.
On commença par élargir le cadre des personnes habilitées à la visite
des imprimeries et des ballots pour rechercher les clandestins : les fis­
caux et leurs employés qualifiés n ’y suffisaient plus. Les imprimeurs
étaient informés de la venue des inspecteurs: l’un d’eux, Frédéric
Haÿez (imprimeur particulier du prince de Ligne) déclare à la police
qu’il l’attendait depuis 4 jours. Les complicités jouent à tous les niveaux
et englobent toutes les classes sociales.
La situation déboucha sur de nouvelles initiatives inattendues. Le
gouvernement se tourna vers les autorités ecclésiastiques avec les­
quelles il était cependant en conflit ouvert. Une circulaire fut envoyée le
29 juillet 1788 aux évêques belges et à l’archevêque de Cambrai (dont
dépendaient Namur et Tournai) pour qu’ils stimulent leur clergé et leurs
ouailles à l’obéissance aux lois, surveiller les pamphlets séditieux, en
particulier ceux qui déclaraient que la religion était en danger, ce qui
était manifestement faux, ajoutait la circulaire. On adressa des exem­
plaires du C atalogue au prince-évêque de Liège et aux archevêques de
Cologne et de Trêves. Puis il fut décidé le 23 août de l’adresser à tous les
évêques. Rien n’y fit: le haut-clergé avait adopté la cause de la rébel­
lion. Puis il fut décidé le 27 septembre de diffuser le Catalogue dans le
monde du livre... En vain15.
Entre-temps de nouvelles mesures avaient été prises : le 20 mai 1788,
le 14 juillet et 16 août 1789, le dernier interdisant «le débit et la circu­
lation de tout écrit relatif aux événements de France»16. Il était trop
tard: l’armée des patriotes révolutionnaires gagnait sans arrêt du terrain

14 Idem, Conseil de Gouvernement général, 2424.


15 Idem, Conseil de Gouvernement général, 2420-2421.
16 Recueil des ordonnances, xiii. 171-173, 314-315, 330-331.
6 82 JEROOM VERCRUYSSE

et le 24 octobre, le «Peuple brabançon» prononçait officiellement la


déchéance de son duc, alias l’empereur. Le 30 novembre les États de
Flandre et de Brabant scellaient leur union, exemples bientôt suivis par
les autres provinces (à l’exception du Luxembourg où les troupes gou­
vernementales s’étaient repliées), le 11 janvier 1790 les provinces
signaient le traité d’union de la république des États-belgiques-unis.
Les dernières années du régime impérial (1787-1789) sont celles
d ’une seconde révolution, nationale, déjà belge et conservatrice, ce qui
n ’est certes pas le moindre paradoxe de ces événements. Elle fut précé­
dée en matière de contrôle de l’opinion d’une débâcle sans précédent
dans l’histoire des Pays-Bas et qui alla croissant à vue d’œil. Menacé
sur tous les fronts, le gouvernement tenta de museler la circulation des
idées dans tous les domaines, par tous les moyens. Le résultat fut qu’il
suscita une foule d’écrits clandestins et finit par être emporté par la
vague de fond qu’il avait provoquée lui-même.

Jeroom V ercru ysse

Université libre de Bruxelles


À PROPOS DES LIBRIPROHIBITI
DE LA BIBLIOTHÈQUE
DU SÉMINAIRE DE SAINT-SULPICE

LE CATALOGUE ET LA SECTION PROHIBITI

Un catalogue manuscrit de la bibliothèque du séminaire de Saint-


Sulpice est conservé à la Bibliothèque Mazarine sous les cotes ms 4719
à 4183. Il est constitué de cinq gros volumes folios avec une pagination
continue (4355 pages dont beaucoup restées blanches). Le classement
est systématique avec pour chaque division un sous-classement par for­
mat. Cette présentation est conforme aux habitudes; ce qui l’est sans
doute moins et qui a retenu notre attention, c’est que le cinquième
volume (ms 4183) se termine (pages 3885 à 4355) par les libri prohibiti.
Le catalogue n’est pas daté. Il est évident que sa rédaction a été étalée
dans le temps et les pages, blanches ou déjà écrites, complétées au fur et à
mesure. Nous avons cru distinguer quatre scripteurs que nous avons appe­
lés A, B, C et D : A a consigné essentiellement des ouvrages des XVIe et
XVIIe siècles, ces derniers de loin les plus nombreux dans la biblio­
thèque; B a noté en plus quelques rares ouvrages datés de 1729 à 1737, C
une vingtaine d’ouvrages datés de 1718 à 1741 et D va jusqu’en 1762.
En ce qui concerne les libri prohibiti nous avons relevé seulement
onze ouvrages du XVIIIe siècle, soit deux pour 1714 et un pour chacune
des années suivantes: 1715, 1718, 1721, 1729, 1732, 1734, 1737, 1738
et 1739. Aucune notice ne semble d’ailleurs de l’écriture D et peu sont
de l’écriture C. Il est possible que l’on ait décidé après 1739 d’aban­
donner la section des prohibiti.
Les prohibiti sont classés par format (folio, 4°, 8°) comme les autres
catégories. A l’intérieur de chaque format on trouve les subdivisions
suivantes, parfois regroupées :
- Athæi, deistæ, politici (p. 3889, 3952-3953, 4071).
- Gentiles (p. 3889, 3954, 4071).
- Magi, libertini (p. 3889, 3954, 4074).
- Prœadamitæ, judæi, talmudici, cabalistœ (p. 3891, 3956-3959,
4078). Un imprimé de 1714 et 3 manuscrits.
684 FRANÇOISE WEIL

- Mahumetani (p. 3893, 3960-3961, 4083).


- Antiquiores hæretici (p. 3893, 3962, 4085). Aucun 4°.
- Lutherani (p. 3894 et sq., 3964 et sq., 4086). Un titre de 1714, un de
1715 et un de 1738.
- Sacramentari (p. 3917 à 3923, 3970 et sq., 4102-4148). Un titre de
1718, un de 1721, un de 1729, un del731, un de 1732, un de 1734 et
un de 1737.
- Protestantes angli (p. 3924, 4000-4007, 4150-4157). Un titre de
1739.
- Sociniani (p. 3927, 4010, 4158).
- Janseniani (p. 3928 et sq., 4014 et sq., 4162 et sq). Plusieurs manus­
crits P et 4°.
- Quietistœ (p. 3940, 4049, 4186). Aucun folio. Deux manuscrits 4°.
- Qui adversus ecclesiam, papam , episcopos (p.3942 et sq., 4051,
4190 et sq).
- Qui adversus religiosos ordines (p. 3946, 4052, 4204 et sq). Aucun
folio. Un recueil manuscrit de pièces contre les Jésuites.
- Qui adversus supremas potestates et magistratus (p. 3948, 4060,
4219 et sq). Aucun folio.
- Fabulosi et am atorii (p. 3950, 4061, 4224). Aucun folio.

Aux livres imprimés il faut ajouter les manuscrits: nous avons


trouvé en effet dans le catalogue de Saint-Sulpice plusieurs manuscrits
prohibiti, d’une part dans chacune des catégories citées ci-dessus,
d ’autre part sous forme de renvois dans une dernière catégorie intitulée
libri m ss:

• Praeadam itae
p. 3891 Lettres de La Peyrere, f°.
p. 3957 Dissertation philosophique sur les préadamites, traité confir-
matif des préadamites, 4°.

• Judaei
p. 3959 Histoire littérale des bibles anciennes selon les textes de
l’hébreu et du vieux grec, 4°.

• Janseniani
p. 3928 Acta congregationis de auxiliis Thomas de Lesnos domini­
cain, 2 vol. f°.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 685

p. 3929 Sentiments du père Gibieuf de l’Oratoire touchant le jansé­


nisme... f°.
p. 3931 4 vol. P:
Extrait des 18 tomes des registres de l’inquisition
Collectio...
Collection de pièces qui font voir...
Mémoires touchant la paix de l’Église...par César d’Arçons avo­
cat au Parlement de Bordeaux1,
p. 4015 Recueil de pièces imprimées et manuscrites, 4°.
p. 4038 Lettres provinciales, imprimé et manuscrit, 4°.

• Quietistae
p. 4049 Quiétisme ou recueil de pièces, 7 vol. de manuscrits et impri­
més, 4°.
Un traité de dévotion à la fin duquel page 103 est une explication du
Pater, laquelle paraît quiétiste, 4°.

• Libri mss
p. 4239 Libri mss inf°; libri prohibiti
Petrus de Abano Elementa magica. Vide pag.2 (Appendice de l’in­
dex de Trente: De omni genere divinationis opéra).
Tractactus de praeadamitis sive exercitatio super versus 12, 13 et 1 ?
cap. 15 «Epit. ad Romanos» etc. Vide pag3.
p. 4353 Libri mss in-4°; libri prohibiti.
Histoire générale des bibles anciennes selon les textes de l’hébreu et
du vieux grec, ce livre est cabaliste. Vide pag4.
Asceticae preces cum sermonibus. Pag.
Un traité de dévotion à la fin duquel p. 103 est une explication du
Pater, laquelle paraît quietiste. Pag5
p. 4355 Recueil de pièces contre les religieux et en particulier contre
les Jésuites.

1 Mort en 1681, auteur de Le système du monde, 1645.


2 Le numéro de la page n’a pas été reporté.
3 Même remarque. Le texte commenté est : «Et Isaïedit à son tour: Il paraîtra, le reje­
ton de Jessé, celui qui se dresse pour commander aux nations...»
4 Déjà mentionné ci-dessus p.3959.
5 Déjà mentionné ci-dessus p. 4049.
686 FRANÇOISE WEIL

LES PR O H IB ITI ET L’INDEX

La première catégorie est celle des athées et déistes, représentée


essentiellement par Spinoza. L’absence des philosophes des Lumières
ne doit pas surprendre dans un catalogue arrêté vers 1763 et dans une
section, celle des prohibiti, qui semble arrêtée vers 1740. Mais une
interruption du catalogue ne signifie pas forcément un arrêt des acquisi­
tions ; et il a pu exister un fonds réservé, avec ou sans catalogue. Tout ce
que nous pouvons supposer c ’est que vers 1740 {YHistoire naturelle de
l ’âme de La Mettrie paraîtra en 1745) on a cessé d ’alimenter la section
des prohibiti.
Le grand nombre d’ouvrages considérés comme luthériens indique
bien d’ailleurs l’origine de cette section: On est dans la perspective du
Concile de Trente et de la Contre-Réforme. Rappelons quelques dates :
Les thèses de Luther avaient été condamnées en 1520, lui-même
excommunié en 1521. La convocation d ’un concile fut longtemps diffé­
rée et ce «refus du concile permit au luthéranisme de se répandre, au
nouveau culte de s’organiser, aux frontières religieuses de se préciser et
au fossé de s’élargir entre confessions chrétiennes rivales »6. Le Concile
de Trente s’ouvrit en décembre 1545, fut suspendu de 1552 à 1561 et fut
repris en 1562 pour s’achever le 4 décembre 1563. Une des décisions du
Concile fut celle de remanier l’index dont une première édition avait
paru en 1557.
Selon Y Encyclopédie l’index est «le catalogue des livres défendus
par le concile de Trente. U y a à Rome une congrégation de l’index à
laquelle on attribue le droit d ’examiner les livres qui y doivent être insé­
rés et dont la lecture doit être défendue soit absolument ou donec corri-
gantur ».
Dans la première classe de l’index de Trente on trouvait des auteurs
globalement interdits dont certains ouvrages figurent dans les prohibiti
du catalogue de Saint Sulpice. On peut citer :

- P olitici Machiavel.
- M agi Cornélius Agrippa D e occulta philosophia libri très. Basilae,
1533.
- Antiquiores haeretici Joannes Hus Historiae... Moribergae, 1558.
- Lutherani Luther Opéra. Ienae, 4 vol. (1612, 1557, 1603, 1558);
Biblia lingua germanica. Basle, 1665. Bible en allemand. Bremen,
1696. Catéchisme.

6 Jean Delumeau Le catholicisme entre Luther et Voltaire, 2e éd. Paris, 1979, p. 49.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 687

Confession d ’Augsbourg.
Timotheus Kirchner Thésaurus expi. Francofurti, 1566.
Melanchton Chronique. 1579-1611.
Lucas Osiander Sacra Biblia. Tubingae, 1597 ; Francofurti, 1611.
Cyriacus Spangenberg.
- Sacram entari
Calvin 1561 et 1597.
Pierre Du Moulin Nouveauté du papisme. Sedan, 1627.

Ont été inscrits dans l’index postérieurement au concile de Trente:


- Athaei Spinoza Tractatus theologico-politicus (décret du 13 mars
1679).
- Opéra posthuma de 1670 (décret du 29 août 1690).
- M agi Bodin D e magorum daemonomania. 1598 (décret du 1er sept.
1594).
- M ahometani L ’Alcoran trad. Du Ryer. 1 exemplaire 4° de 1647 et 2
ex. 8° de 1649 et 1651 (appendice à l’index).
- Lutherani Acta eruditorum. Lipsiae, 1682 et sq. (décrets depuis 1685).
Psaumes de D avid en rimes allemandes. 1612 (appendice à l’in­
dex).
- Sacram entari J. Abbadie Traité de la vérité de la religion chré­
tienne1 (décrets des 22 décembre 1700 et 12 mars 1703).
Drelincourt Traité des ju stes causes. 1673 (décrets des 10 juin
1659 et 4 juillet 1661).
Joannes Drusius (Van den Drusche) Opéra («donec emenden-
tur», appendice à l’index).
Judicium synodi...Dordrechti 1618 et 1619 (décrets des 22
octobre 1619 et 16 mars 1621).
Armand de La Chapelle Lettres d ’un théologien réformé à un
gentilhomme luthérien (décret du 28 juillet 1742).
Cyrille Lucar Lettres anecdotes. Amsterdam, 1718 (décret du 21
janvier 1721).
- Protestantes angli Hobbes Opéra philosophica. Amsterdam,
1668(décret du 4 mars 1709).
Thomas White ou Anglus Albius D e mundo, 1645 (décret du 17
novembre 1661).

7 Le catalogue porte : L’Abadie La vérité de la religion chrétienne réformée, 2 tomes


en 1 volume, Rotterdam, 1718. Un Jean de Labadie du XVII' siècle fut également
mis à l ’index.
688 FRANÇOISE WEIL

On y ajoutera une petite collection de livres allemands qui contient,


outre la Bible de Luther dans l’édition parue à Brème en 1696, 26 livres
pour l’utilité des voyageurs (Francfort, 1655); Livre spirituel luthérien
(Brunswick, 1666); Psaumes de David en rimes (1612); Art de bien
penser d’Olearius (Magdebourg, 1656); Paradis de l’Eglise (Nurem­
berg, 1686); Prières (1676 et 1687); Cantiques (Riga). Sans doute pro-
viennent-ils d ’une bibliothèque particulière dont Saint-Sulpice a hérité.
Ils sont évidemment implicitement condamnés, peut-être explicitement
sous d ’autres titres. Y avait-il des séminaristes allemands ? Les Index de
1559 et de 1564 avaient proscrit sans nuance la lecture de la Bible en
langue vulgaire.

LA PRÉSENCE DES PROHIBITI


DANS D ’AUTRES BIBLIOTHÈQUES

Les séminaristes du XVIIIe siècle ne furent pas les seuls qui purent
avoir (éventuellement...) entre les mains ces prohibiti. Quelques son­
dages à la Bibliothèque Sainte Geneviève et à la Bibliothèque munici­
pale de Dijon nous ont permis de retrouver et d ’examiner les exem ­
plaires suivants :

- la Biblia hebraica publiée à Bâle en 1534; l’exemplaire de Dijon


(2 volumes folio avec une belle reliure à froid, cote actuelle 17462)
porte deux cachets, celui de Désiré Buffet en 1558 et celui de
la bibliothèque des Carmélites de Dijon. La préface a été annotée,
sans doute par ce D. Buffet sur lequel nous ne savons rien. Rappe­
lons que cette date de 1558 correspond à l’interruption du concile de
Trente.
- les Omnia opéra de Luther dans l’édition de 1611 à Iena, 4 gros
volumes folio. L’exemplaire de Dijon a appartenu en dernier lieu à
Jean-Odon de Thesut, fils de Louis de Thesut, trésorier de France8.
Né en 1694, il appartenait à l’ordre de Saint-Dominique et laissa à sa
mort en 1771 ses livres au couvent des Jacobins de Dijon.
- le Traité de l ’Église de Jean Mestrezat, publié à Genève en 1649 et
se vend à Charenton; l’exemplaire conservé à Sainte-Geneviève
provient de la bibliothèque de l’archevêque de Reims Charles-

Sur cette famille voir J. Martin et G. Jeanton La noble maison de Thésut en Bour­
gogne. Chalon sur Saône, 1912.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 689

Maurice Le Tellier qui mourut en 1711 après avoir laissé par testa­
ment de novembre 1709 ses livres imprimés à la bibliothèque Sainte-
Geneviève. L’exemplaire a été récolé en 1732.
- le Traité des ju stes causes de la séparation des protestons d ’avec
l ’Eglise romaine de Charles Drelincourt, conservé à Sainte-Gene-
viève, est également de 1649 (à Paris et se vend à Charenton).
- les Monumentorum altéra p a rs de Jean Hus publiés à Nuremberg en
1558: l’exemplaire de Sainte-Geneviève, récolé en 1731, provient
de la bibliothèque de Le Tellier.
- les Lettres anecdotes de Cyrille Lucar, patriarche de Constantinople
et sa confession de fo i avec des remarques. Amsterdam, 1718, sont
conservées à la Bibliothèque de Dijon (cote actuelle 8916) et pro­
viennent des Oratoriens de cette ville.

Ce patriarche de Constantinople (à trois reprises entre 1602 et 1630)


est traité d ’«intrigant» et d’«aventurier ecclesiastique» par le D iction­
naire de théologie catholique de Vacant et Mangenot (Tome III,
deuxième partie, 1911). Selon ces auteurs il voulut «faire prédominer
les théories religieuses chères à Calvin qu’il avait puisées dans ses rela­
tions assidues avec les messieurs de Genève et de Hollande.»

- de Pierre Galatin Opus de arcani catholicae veritatis: hoc est, in


omnia difficilia loca Veteris Testamenti ex Talmud aliisque hebraicis
libris. Édition de Bâle 1661. L’exemplaire de Dijon (cote actuelle
17717) a appartenu, au XVIe siècle ou au début du XVIIe, à un cer­
tain Jean Nodin, cordelier à Dijon, sur lequel nous ne possédons
aucun renseignement. Les passages soulignés et les annotations mar­
ginales montrent que Jean Nodin a lu le livre avec attention et a peut-
être essayé de déchiffrer les citations en hébreu.
- le petit D e occulta philosophia d’Agrippa (Paris, 1531) se trouve à
Sainte-Geneviève et à Dijon. L’exemplaire de Sainte-Geneviève
porte la trace d ’un récolement de 1734. Celui de Dijon (cote actuelle
19580) a eu, sans doute au XVIe siècle, un premier propriétaire qui a
lu attentivement l’ouvrage en soulignant certains passages et mettant
quelques annotations marginales. Au XVIIIe siècle l’ouvrage appar­
tenait à un érudit dijonnais, Jean-Baptiste Lucotte, seigneur Du
Tilliot (1668-1750), auteur des M ém oires pour servir à l ’histoire de
la fête des fou s imprimés en Suisse en 1741, dédiés à son ami le pré­
sident Bouhier. Le chancelier d ’Aguesseau lui avait refusé la per­
mission d ’imprimer en France en disant «qu’il y a des endroits où
l’on blesse le respect dû à la dignité épiscopale». L’abbé Goujet qui
690 FRANÇOISE WEIL

rapporte ce fait à Bouhier ajoute: «O n n ’a pas manqué de répondre


à cette objection mais on y a répondu en vain.»9

Sur son exemplaire de l’ouvrage d’Agrippa a noté la date de son


acquisition, 1730, et a ajouté une note autographe sur l’auteur où il écrit
notamment: «Il fut l’homme de son temps le mieux versé en toutes
sortes de sciences» en renvoyant à la notice que lui a consacrée le père
Niceron dans le tome 18 de ses M ém oires sur les hommes illustres. Du
Tilliot avait pu lire dans une des premières éditions du Dictionnaire his­
torique et critique l’article que Bayle lui avait consacré. On lit dans le
tome XIII de Y Encyclopédie publié après la mort de Du Tilliot, à l’ar­
ticle «Pythagore»: «Agrippa [...] eut de commun avec la plupart des
philosophes de connaître l’ignorance, l’hypocrisie et la méchanceté des
prêtres, de s’en expliquer quelquefois trop librement et d’avoir par cette
indiscrétion empoisonné toute sa vie...». L’auteur de l’article expose
ensuite longuement «quelques uns des principes de cette philosophie
qu’Agrippa et d’autres ont professée sous le nom d ’occulte» On y lit par
exemple: «Il y a une liaison continue du monde à la matière...La magie
est un art sacré qu’il ne faut pas divulguer...» (p. 628-629). L’auteur de
l’article (Diderot?) commente: «Qui croirait que des hommes instruits
aient donné sérieusement dans ce tissu indigeste et ridicule de supposi­
tions? Qui croirait que dans ce siècle même où l’esprit humain a fait de
si grands progrès en tout genre il y ait encore des gens qui n’en sont pas
détrompés ?» (p. 629).

LES P R O H IB ITI
QUI NE FIG U R E N T PAS À L ’INDEX

L’Index n’a pas été le seul guide des responsables de la bibliothèque


pour décider des prohibiti. C ’est ainsi que les censeurs sulpiciens ont
établi une liste de Fabulosi et am atorii qu’ils ont jugés dangereux pour
les jeunes séminaristes. On y trouve des auteurs du XVIe siècle bien
oubliés aujourd’hui: Guillaume Bouchet, Etienne Dutronchet, Jacques
de Ranay de Laverdin, Antoine de Nervèze.
On remarquera que les Opéra omnia de Pic de La Mirandole sont
considérés comme prohibiti (dans la classe des Cabalistaé) alors que
cette exclusion décidée par Innocent VIII, pape de 1484 à 1492, avait

9 Correspondance littéraire du président Bouliier, éd. H. Duranton, n° 2, Saint-


Etienne, 1976, p. 35.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 691

été révoquée par son successeur Alexandre VI Borgia, donc bien avant
la constitution de l’index tridentin.

LES LIVRES DE L’INDEX


QUI NE FIGURENT PAS DANS LES PR O H IB ITI
ET APPAREMMENT PAS
DANS LE RESTE DU CATALOGUE

Ils sont nombreux: on aurait pu s’attendre à trouver dans les p roh i­


biti de la bibliothèque de Saint-Sulpice un certain nombre d’auteurs et
ouvrages antérieurs à 1740 condamnés par l’index, comme le D iction­
naire de Bayle (décrets de 1700 et 1703), La vérité des miracles de
Carré de Montgeron (décret de 1739), D e la sagesse de Charron, le D is­
cours sur la liberté de pen ser de Collins ; la Nouvelle bibliothèque des
auteurs ecclesiastiques et l’H istoire du concile de Trente d’ElIies
Dupin ; Erasme ; les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fonte­
nelle ; etc.

LES LIVRES DE L’INDEX


QUI FIGURENT DANS LE CATALOGUE
MAIS PAS DANS LES P R O H IB ITI

- série G, Theologi polem ici


• Clarke Traités (ms 4179 p.746) (Appendice à l’index de Trente).
• Abbadie Traité de la vérité de la religion chrétienne, l re éd. 1701
(ms 4179 p. 747, écriture B) (décrets des 22 décembre 1700 et 12
mars 1703).

- série R, H istoria ecclesiastica


• Maimbourg H istoire du luthéranisme, 1680 (décret du 12
décembre 1680).
• Berruyer (père Isaac, jésuite) Histoire du peuple de Dieu, Paris,
1728 (décret du 17 mai 1734).
• Lenfant (Jacques), pasteur de l’église française de Berlin jusqu’à
sa mort en 1728.
H istoire du concile de Pise, 1724 (décret du 10 mai 1757).
Histoire du concile de Constance (décret du 7 février 1718).
Histoire de la guerre des H ussites (décret du 10 mai 1757).
692 FRANÇOISE WEIL

• Beausobre (Isaac de) pasteur à Berlin Histoire critique de Matii-


chée et du manicheisme, Amsterdam, 1734 (décret du 28 juillet
1742).

- série S Historia profana


• Bumet Histoire des dernières révolutions d ’Angleterre (décret
du 21 janvier 1732).
• Spon Histoire de Genève 1730 (décret du 10 septembre...)

Le cas de l’ouvrage du Père Berruyer doit être mis à part. Quelques


jours avant le décret de l’index le marquis de Caumont écrivait d’Avi­
gnon - terre papale - à son ami le président Bouhier: «On me mande
que la nouvelle édition de YH istoire du peuple de Dieu commence à
essuyer des contradictions, et de la part de qui s’il vous plaît? d’un
jésuite, du père Toumemine10. C ’est, dit-on, au sujet de la façon dont le
Père Berruyer explique les prophéties. Amis et ennemis, tout se
déchaîne contre ce pauvre ouvrage.»" Bouhier lui répond le 2 juin, donc
après la condamnation : «Il y a longtemps que le père Toumemine s’est
déclaré contre le livre du Père Berruyer. Mais ce n’était qu’en secret, et
auprès des supérieurs qu’il avait engagés à faire faire à l’auteur divers
changements dans son ouvrage. Malgré cette critique et le déchaîne­
ment des anti-jésuites, il faut avouer qu’à un petit nombre d’endroits
près ce livre se fait lire avec plaisir.»12
C ’est sans doute parce que le «rom an» du Père Berruyer se fait lire
avec plaisir que les Sulpiciens se sont bien gardés de le mettre dans les
Prohibiti. Pierre Larousse dans son Dictionnaire insistera sur le côté
anachronique et ridicule du livre. Mais sa critique est elle-même ana­
chronique et les lecteurs de 1734 qui, ne l’oublions pas, n’étaient pas
familiarisés avec le texte de F Ancien Testament, ont été charmés par ce
«rem ake» écrit dans une belle langue. Voici quelques passages sans
doute « ridicules » à notre époque que nous avons relevés au hasard dans
le tome I: «Les préparatifs sont faits, dit le Seigneur» (p. 14). «Adam
souhaita avoir compagnie et eût fait volontiers liaison avec une personne
raisonnable et spirituelle comme lui» (p. 30). «Adam faisait l’office
d’un bon mari en instruisant son épouse avec tant de précaution» (p. 31).

10 1661-1739. «Chargé du Journal de Trévoux entre 1701 et 1734... Les nombreuses


controverses suscitées par le Journal de Trévoux sous sa direction firent ôter aux
Jésuites le privilège du duc du Maine» (Dictionnaire des journalistes, 1976).
11 Correspondance littéraire du président Boutliier, éd. H. Duranton, n° 6, Saint-
Etienne, 1979, p. 53.
12 Id., p. 54.
A PROPOS DES LIBRI PROHIBITI 693

Nous avons précédemment émis l’hypothèse d ’une évolution dans


l’attitude des Sulpiciens par rapport à une section de Prohibiti qu’ils
auraient cessé d ’alimenter vers 1740. Il peut y avoir eu aussi une évolu­
tion dans leur attitude envers les décisions de la Papauté. Mais si l’on
examine les ouvrages concernés par des décrets du XVIIIe siècle on
trouve :

22 décembre 1700 Abbadie qui est mis dans les Prohibiti ;


4 mars 1709 Hobbes qui est mis dans les Prohibiti-,
7 février 1718 Lenfant qui est laissé dans le corps du cata­
logue ;
21 janvier 1721 Cyrille Lucar qui est mis dans les Prohibiti ;
17 mai 1734 Berruyer qui est laissé dans le corps du cata­
logue;
28 juillet 1742 Armand de La Chapelle qui est mis dans les
Prohibiti et Beausobre qui est laissé dans le
corps du catalogue;
10 mai 1757 Lenfant qui est laissé dans le corps du cata­
logue.

Ces contradictions nous empêchent de conclure à une évolution rigou­


reuse de la position des censeurs sulpiciens vis-à-vis des décrets de l’in­
dex. Il y a plutôt sans doute chez eux une relative indifférence teintée de
gallicanisme, ce que Delumeau qualifie de «réticence lourde de défiance
vis-à-vis de R om e»13. Dans la section M ( Corpus juris canonicï) de leur
catalogue on trouve les Traités des droits et libertés de l ’église gallicane
de l’édition de 1731 et trois exemplaires des Preuves des libertés de
l ’église gallicane condamnées par l’index le 26 octobre 1640.
11 est difficile de parler d ’«évolution» pour une période aussi
longue: deux siècles du concile de Trente aux décrets de 1742. Deux
siècles séparent d ’ailleurs ces mêmes décrets de la suppression de l’in­
dex en 1746. On s’interrogera enfin sur la signification d’une classe de
Prohibiti'. quelles conditions mettait-on à la lecture de ces ouvrages qui
ne pouvaient être mis entre toutes les mains ?

Françoise W eil
Bibliothécaire honoraire,
Sainte-Geneviève, Paris

,3 J. Delumeau Le Catholicisme entre Luther et Voltaire. Paris, 1979, p. 181.


BLASPHÉMER AUTREFOIS*

La distinction entre sacré et profane est l’un des fondements essen­


tiels de la pensée religieuse. Chaque religion développe sa propre théo­
rie du sacré. Celui-ci peut se manifester en certains lieux - un temple, un
cimetière, un oratoire... - dans certains objets - une idole, l’hostie ou
l’huile sainte du sacre royal à Reims - à certains moments - le sabbat
des juifs, le dimanche chrétien, un jour de fête... - dans certaines per­
sonnes - le prêtre, le sorcier ou le souverain, etc. Mais le sacré affecte
aussi, comme le soulignait Emile Durkheim, les «choses idéales que se
représentent les hommes», et en premier lieu le langage. Comme les
choses, les mots - et même le silence - entretiennent une relation com­
plexe avec l’univers du sacré. Aborder ce genre de question débouche
immanquablement sur le problème du blasphème.
Le mot blasphème - du latin blasphemia - a une origine grecque
dont l’étymologie est: qui blesse par la parole. Dans les textes anciens,
et notamment dans la Bible, on le retrouve parfois avec le sens profane
d’affront ou d’injure. Une connotation religieuse est cependant très tôt
attestée. Pour Euripide, c ’était une parole de mauvais augure prononcée
pendant un sacrifice, et pour Platon un propos peu respectueux à l’égard
des dieux1. Ce glissement sémantique est très clairement explicité par
Augustin d’Hippone:
Il y a blasphème quand on dit du mal des bons, d’où cette opinion géné­
ralement admise que le blasphème consiste dans des paroles injurieuses
à Dieu2.

Cette contribution synthétise une documentation accumulée en marge de la prépa­


ration de ma thèse consacrée à G.C. Vanini, alors que les chercheurs ne disposaient
que de travaux fragmentaires sur la question du blasphème. La publication, en août
1998 (alors que les épreuves de ce texte étaient entre les mains des éditeurs), de
l ’ouvrage d’Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècle
(Paris, Albin Michel), comble désormais ce vide historiographique. Le lecteur qui
désirerait approfondir la question est donc invité à se reporter à cet ouvrage, qui
développe bien des points qui ne sont ici qu’esquissés. Quelques-unes de mes ana­
lyses et plusieurs documents cités conservant leur originalité par rapport à cet
ouvrage, les maîtres d’œuvre de ces Mélanges ont jugé ma contribution digne de
publication. Qu’ils en soient remerciés. D.F.
1 Euripide, Ion, V, 1189 ; Platon, La République, 381c.
2 Augustin, D es mœurs des Manichéens, LU, XI, in Œuvres complètes, t.III, Paris,
1873, p. 560.
696 DIDIER FOUCAULT

En termes plus précis, j ’adopterai pour blasphème, la définition sui­


vante : la transgression des règles que le sacré impose à la parole (et par
extension à l’écrit, au cinéma, etc.)- Le blasphème est donc un sacrilège
par la parole.
Cet exposé n ’a pas la prétention d’être exhaustif. Pour ne pas alour­
dir mon propos, je n’aborderai pas vraiment la question à partir des reli­
gions juive, islamique ou protestante. J ’ai également fait le choix de ne
développer ici que deux aspects du problème :

- la signification du blasphème dans la France des XVP-XVIP


siècles ;
- la lutte contre le blasphème et les blasphémateurs, de F Antiquité à la
Révolution.

Jurons, jurements et blasphèmes sont souvent employés comme des


synonymes. Prendre à témoin Dieu ou une personne sacrée lors d ’un
serment est le premier sens du mot jurer. Les jurons, autrement dit les
formules qui solennisent le serment, forment un ensemble de lieux com­
muns comme: «par Dieu, par le Christ». Ils sont aussi souvent le pré­
texte à une grande invention verbale. Le curieux texte Discours sur les
sermens et jurem ens espaignols du mémorialiste Brantôme figure parmi
les exemples les plus pittoresques que la littérature nous ait livrés. En
voici quelques échantillons, glanés à la fréquentation des soldats
d’outre-Pyrénées.
Oui, par cette fem m e qui naquit préservée du p éch é originel [...]
Oui, par m es péch és que je co n fessa i avant-hier aux pieds du confesseur
[...]
Oui, par l ’âm e de m a m ère, qui e st en paradis.
P en sez q u ’il en avoit un bon certificat [...]
Oui, par le cordon de saint François [...]
Oui, j e renie ce débauché de m auvais larron qui se m oquait de notre s e i­
gneur sur la croix [...]
Oui, par les grains de m on rosaire3...

Dans la plupart des cas cités, ces jurons ne sont pas, à proprement
parler, des blasphèmes : l’invocation de Jésus, de la Vierge, d’un saint -
fût-ce seulement à partir de son cordon de ceinture - ne constitue pas
formellement un péché. Elle est même la matière essentielle de la plu­
part des prières. Cependant, à supposer que le juron n’appuie aucun

3 Brantôme, Discours sur les sermens et juremens espaignols, in Œuvres complètes,


t. VII, Paris, 1873, p. 179. Les jurons sont en espagnol dans le texte original.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 697

mensonge, à supposer que son énoncé ne présente aucun excès de lan­


gage pouvant être interprété comme une dérision de la religion, il n’en
serait pas moins une contravention à l’enseignement du Sermon sur la
Montagne de Jésus :
M oi je vous dit de ne point jurer du tout: ni par le C iel, car il est le trône
de D ieu ; ni par la Terre, car e lle e st l ’escabeau de ses pieds ; ni par Jéru­
salem , car elle est la C ité du grand R oi. N e va pas non plus jurer par la
T ête, car tu n ’en peux rendre un seul ch eveu , blanc ou noir4.

Il en va de même d ’une exclamation de surprise et de colère comme


nom de Dieu ! Exprimée sans intention irréligieuse, elle n’est pourtant
pas anodine. Ne trouve-t-on pas dans le Décalogue le commandement
suivant :
Tu ne prendras pas en vain le nom de Yahweh ton D ieu ; car Y ahweh ne
laisse pas im puni celu i qui prend son nom en va in ? 5

Les théologiens s’accordèrent cependant pour n ’y voir qu’une faute


bénigne, et cela à l’exemple de Thomas d’Aquin :
Il peut se faire que q u elq u ’un ne remarque pas que ce qu’il dit est un
blasphèm e; c ’est ce qui arrive lorsque subitem ent sous le coup d ’une
passion il se lance dans des paroles qui lui viennent de l ’im agination et
dont il ne regarde pas le sen s: c ’est alors péché vén iel et il n ’y a pas pro­
prem ent raison de b lasp h èm e6.

Souvent, ces jurons plutôt innocents sont transformés afin d’en atté­
nuer la charge blasphématoire. Cette opération qui porte le nom d ’eu-
phémie, change pardieu en parbleu, diable en diantre. Quelle significa­
tion sociale donner à de tels jurons spontanés et peu agressifs? Ils font
partie incontestablement de ce que Mikhaïl Bakhtine appelait les «élé­
ments non officiels du langage». A ce titre ils marquent avec les gros­
sièretés et les obscénités, un refus de se plier aux conventions verbales
dominantes de la société. Mais pourquoi ce refus porterait-il sur des
références religieuses plutôt qu’obscènes? En posant ainsi le problème,
on en arrive à un paradoxe qui a été souligné par plusieurs auteurs. Le
blasphème - ainsi défini - témoigne plus d ’une intense religiosité de
l’ensemble du corps social que d’un détachement de celui-ci vis-à-vis

4 Mat., 5, 33-37.
5 Exode, 20, 7.
6 Thomas d’Aquin, Somme théologique, lia, Ilae, q. 13, trad. R. Bernard, Paris, Le
Cerf, 1963, p. 171-172.
698 DIDIER FOUCAULT

de la religion. Pour inventer une grande variété de jurons - c’est le cas


des Espagnols ou des Québécois - il faut baigner dans un univers impré­
gné de références religieuses, avoir à sa disposition une riche culture
d’exemples, d ’anecdotes, de personnages tirés de l’histoire religieuse et
de l’hagiographie. On peut alors suivre la formule lapidaire de Serge
Bonnet: «U n peuple est chrétien lorsqu’il tire ses jurons du catéchisme
et de la messe.»7

Le blasphème, dans les jurons les plus spontanés, signalerait donc


une acculturation religieuse plus qu’une perte de sentiment religieux.
Mais peut-on dire cela de tous les blasphèmes ? Certains jurons sont le
résultat d ’association de mots à caractère explicitement profanatoire.
C ’est par exemple, en suivant à nouveau Mikhaïl Bakhtine, les jurons
qui empruntent les thèmes du dépeçage du corps humain8, fort en vogue
dans la culture populaire du Moyen-Age et de la Renaissance, pour les
transformer en véritable dépeçage du corps divin. Ce scandale soulevait
l’indignation des dévots. Parmi d ’autres, celle du prédicateur condo-
mois Pierre de la Coste :
Le nom de Dieu est vilainement et horriblement blasphémé par toutes
sortes et maniérés de gens, et singulièrement par les gensdarmes et sol­
dats, l’un disant: Je despite Dieu, l’autre, je renie Dieu, l’autre je
renonce Dieu, l’autre par la mort Dieu, l’autre par le sang Dieu. Brief,
Jésus Christ est vilainement desmembré par telles gens9.

D ’autres blasphèmes horribles et exécrables accolent des mots tirés


du vocabulaire religieux à des obscénités et des grossièretés. Marie-
Geneviève Lefranc rapporte qu’en 1574, un artisan français se retrouva
devant l’inquisition de Valence en Espagne pour avoir proféré, en état
d ’ivresse lors d’une dispute de jeu, un retentissant: «Je renie Dieu ce
putain de juif.»10 Le blasphème pouvait se redoubler ou s’étirer indéfi­
niment, par une énumération qui n’en accroissait que plus la gravité du

7 S. Bonnet, A hue et à dia, Paris, 1973, p. 43.


8 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age
et sous la Renaissance, Paris, 1985, p. 190 et s.
9 Pierre de la Coste, « Sermon sur les dix Commandement [ j î c ] du Decalogue expli-
cant le second commandement. Non assumes nomen Domini Dei tui in vanum», in
Jean Bernard, Le Fouet divin des jureurs, Parjureurs et Blasphémateurs du tres-
sainct nom de Dieu, de Jésus et des Saincts, Douai, 1618, p.258.
10 M.G. Lefranc, Les blasphèmes et les blasphémateurs dans le Royaume de Valence
auxXVIe et XVIIe siècles, mémoire de maîtrise d’histoire dirigé par B. Bennassar, ex.
dact., Université de Toulouse-Le Mirail, s.d., doc. n° VII.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 699

sacrilège. Ainsi, selon René Hardy11, un poissonnier de la région des


Trois-Rivières, au Québec, eut-il à répondre d’une série de sacres pro­
noncés en public après une blessure accidentelle; parmi ceux-ci: sacré
torgueux (euphémisme de Tort de Dieu) de baptême de Vierge et de
Christ cumulait quatre blasphèmes en un seul. Les blasphèmes de cette
sorte sont qualifiés, par les théologiens, de directs car ils manifestent
une volonté d’outrager Dieu. Quelles signification leur donner?
Là encore, il est difficile d’apporter une réponse tranchée. Si l’on
prend, comme cadre d’étude, la France des XVIe et XVIIe siècles, un
constat s’impose: après la dure épreuve des guerres de religion et
malgré la concession d’importantes garanties aux protestants lors de
l’Edit de Nantes en 1598, on assiste, surtout sous Louis XIII et sous
Louis XIV, à des offensives concomitantes des pouvoirs politiques et de
l’Eglise Catholique pour encadrer l’ensemble de la vie sociale. Ces
deux offensives étaient en grande partie convergentes. Elles se tradui­
saient par une réduction sensible des libertés collectives et indivi­
duelles. L’aggravation des contraintes extérieures, par de nouveaux
interdits - des tabous - imposés avec plus de vigilance, a engendré un
accroissement des frustrations des individus, comme des groupes
humains. Le blasphème serait ainsi une des formes de la transgression
de ces tabous, de l’éclatement d’une révolte, parfois impulsive, parfois
plus mûrement réfléchie, contre un ordre politico-religieux oppressif.
Il est significatif, de remarquer qu’un certain nombre de scandales
qui conduisirent des blasphémateurs devant les tribunaux se produi­
saient à des moments où les barrières psychologiques - le surmoi freu­
dien - intériorisant en chaque homme ces interdits se trouvaient
abattues par des circonstances exceptionnelles : le poissonnier québé­
cois, évoqué plus haut, était hors de lui sous l’effet de la douleur, le
piqueur de pierre franco-valencien était en état d’ébriété et enflammé
par la passion du jeu, etc. L’effet libératoire de la transgression étant
d’autant plus violent que le refoulement de la révolte avait été plus
grand. L’Eglise et les pouvoirs civils avaient d ’ailleurs conscience que
les lieux traditionnels de détente où l’on se retrouvait pour oublier les
tracas, les humiliations et les contraintes de la vie quotidienne, comme
les cabarets, les salles de jeu, les bals, les fêtes (surtout celles reposant
sur un renversement des valeurs) présentaient des risques de déborde­
ments irréligieux. Aussi, en liaison avec la prohibition des blasphèmes,
la Contre-réforme catholique des XVIe et XVIIe siècles s’attacha à

11 R. Hardy, «C e que sacrer veut dire: à l’origine du juron religieux au Québec», Men­
talités, n° 2 ,9 8 9 , p. 109.
700 DIDIER FOUCAULT

supprimer les plus dangereux et à récupérer les autres au profit de l’édi­


fication chrétienne12.
Mais ce contrôle ne s’exerçait pas avec une égale intensité sur toute
la société. Là où il était plus relâché, pouvaient se libérer avec plus de
force les inhibitions par ailleurs comprimées. C ’est le cas notamment
des groupes tenus, par leur statut social (les pauvres) ou leur fonction
(les marins, les soldats, les bûcherons et charbonniers...) en marge de la
communauté et, par voie de conséquence, des normes régissant la vie
quotidienne de la majorité de ses membres. Les pauvres formaient, sous
l’Ancien Régime, une part considérable de la population. Dans les villes
ils représentaient, pour le reste des habitants, une menace latente, que
les tentatives d’enfermement dans les hôpitaux généraux, ne parvinrent
pas à faire disparaître. Ces milliers d’hommes, femmes et enfants
n ’étaient que très peu christianisés. Un auteur toulousain anonyme, cer­
tainement le prêtre Arnaud Baric, constatait avec désolation à la fin du
XVIIe siècle à propos des pauvres de la capitale du Languedoc :
Ils vivent hors l’église, dans les blasphèmes contre Dieu, imprécations
contre ceux qui leur refusent l’aumosne et envie pour leurs compa­
gnons. Ils n’entendent jamais la sainte Messe et ne prient jamais Dieu
[..J
Les pauvres qui par l’ordre de leur naissance doivent servir les riches ne
vallent quasi jamais rien pour travailler et servir ayant vescu durant leur
plus tendre jeunesse dans la fenéantise, dans guserie et dans le liberti­
nage, et si par quelque considération ilz l’entreprenent quelques fois, ils
sont d’ordinaire la cause de mille et mille colleres, blasphèmes et impré­
cations que disent leurs maistres et maistresses13.

Les témoignages déjà cités de Brantôme et du prédicateur Pierre de


la Coste, montrent également que dans les périodes troublées, soldats et
mercenaires passaient pour de redoutables blasphémateurs. Les gens de
mer, Alain Cabantous l’a montré, partageaient une aussi mauvaise répu­
tation, ce qui conduisit la Société de Jésus à organiser une aumônerie
générale auprès de la Flotte des Flandres en 1623. Son objectif : «Puri­
fier une foule nautique, rassemblement de la lie des gens de toutes les

12 Tel fut, par exemple, le cas des fêtes du solstice d’été qui s’accompagnaient de mul­
tiples superstitions très anciennes et de débauches, alors que le monde paysan s’ap­
prêtait à affronter les durs travaux de l ’été. Le clergé s’attacha, non à les supprimer,
mais à en christianiser le contenu en les consacrant à Jean-Baptiste. Les feux tradi­
tionnels furent appelés «feux ecclésiastiques» et placés - surtout à partir du XVIIe
siècle - sous le contrôle vigilant du curé.
13 Cité par l’abbé Lestrade in «L’aumône générale à Toulouse au dix-septième
siècle», Mélanges Léonce Couture, Toulouse, 1902, p.182.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 701

nations, fondues en une masse, comme purulente dont [...] la plupart


avait l’habitude de jurer et de blasphémer presque à chaque mot.»14
A un autre stade, les blasphémateurs pouvaient exprimer, par leur
violence verbale une insoumission plus profonde et plus consciente à
l’égard des dogmes du catholicisme dominant. L’Espagne des XVe et
XVIe siècles, c ’est-à-dire de l’époque où l’inquisition s’attachait à para­
chever la reconquête des territoires de la péninsule sur l’Islam par une
reconquête - non moins difficile - des âmes, offre des exemples à foi­
son de ce refus par les morisques des croyances que leurs vainqueurs
leur avaient imposées sous la contrainte. D ’un même ordre sont les blas­
phèmes imputables aux protestants, notamment ceux tournant en déri­
sion la vierge Marie ou la messe15.
A partir du moment où le blasphème met en cause délibérément des
points essentiels de la doctrine, il est dit hérétical. Pour un croyant, l’ex­
pression la plus abominable de tels blasphèmes, concerne les remises en
doute radicales du premier fondement de leur foi: l’existence de Dieu.
Contrairement à ce que soutenait naguère Lucien Febvre, il semble que
l’athéisme soit apparu dans les sociétés de l’Europe chrétienne bien
avant le XVIIe siècle. Emmanuel Le Roy Ladurie en cite des exemples
dans les Pyrénées ariégeoises du XIVe siècle et Jean Delumeau insiste
sur l’importance des «rejets et refus du christianisme dans la société
d’autrefois»16.
Mais il est vrai que dans la première moitié du XVIIe siècle,
l’athéisme doctrinal gagna les milieux cultivés de la société et de larges
franges de l’aristocratie encore rebelle. Ce libertinage aristocratique
admirablement campé par Molière dans le personnage de Dom Juan, se
caractérisait par un mépris total des règles sociales mais aussi reli­
gieuses, réservées au peuple. Dans ce contexte, le blasphème était un
défi lancé à la fois aux autorités ecclésiastiques et aux autorités poli­
tiques. Un gascon, appartenant à une prestigieuse famille de la noblesse,
le chevalier de Roquelaure, nous donne un exemple parfait d ’athéisme
blasphémateur et scandaleux. Son biographe, René Pintard, le décrit en
ces termes :

14 Cité par A. Cabantous, «Le blasphème en milieu maritime à l’époque moderne»,


Mentalités, n° 2, 1989, p. 85.
15 « N ’est-ce point un vilain, horrible, et execrable blasphémé d’appeler nostre Sei­
gneur Jésus Christ, Jean le Blanc, l’oublie et l’ydole? Et toutefois les heretiques
modernes comme sont les Lutheriens et Calvinistes ne parlent autrement du sacre­
ment de l’Eucharistie»; P. de la Coste, op. cit., p. 259.
16 J. Delumeau, «Christianisme et religion populaire à la fin du Moyen A ge», Bulle­
tin du Centre protestant d'études, Genève, 1980, p. 27. Voir également la thèse de
F. Berriot, Athéisme et athéistes au XVIe siècle en France, 2 t., Lille, 1976.
7 02 DIDIER FOUCAULT

Cerveau brûlé, à coup sûr, mais aussi méchant dogmatiseur ! A un ser­


viteur il a demandé dans une auberge: «Qui a fait le monde?» «C’est
Dieu»; et lui de reprendre: «Alors quel est celui qui a fait Dieu?» f...]
Il a traité saint Christophe de niais, pour n’avoir point débarrassé les
hommes de ce gêneur qu’était le Christ: «Si j ’eusse été en sa place lors­
qu’il te passait la rivière, avait-il crié, je t’eusse jeté dedans.» Il a
menacé Notre Dame de la poignarder, si elle descendait sur terre, ou de
la traiter comme une fille17.

Concluant son étude sur la peur en Occident, Jean Delumeau a mis


en relation l’accroissement du sentiment d’insécurité et d’angoisse et la
prise de conscience que le blasphème s’étendait à toutes les couches
sociales18.
Si le blasphème fait peur aux chrétiens, c ’est que par la provocation
et l’offense qu’il adresse à Dieu, il place l’individu, mais aussi l’en­
semble de la communauté, sous la menace d’un châtiment du Ciel. Des
plaies d’Egypte à la destruction de Sodome et Gomorrhe, la Bible
contient de très nombreux exemples de manifestations terrestres de la
colère divine. Que survienne une famine, une peste, une guerre, une
quelconque calamité naturelle ou humaine, pour les gens du peuple,
mais aussi les milieux cultivés laïcs ou religieux, l’explication des mal­
heurs du temps réside dans le comportement impie de ceux qui oublient
les commandements de Dieu, vivent dans le péché et livrent leur âme à
Satan. Le blasphémateur représente donc un danger qu’il faut écarter
dans l’intérêt de tous.
La répression est un moyen pour arriver à cette fin - je reviendrai sur
ce point - mais ce n’est pas le seul car la punission des criminels sur­
vient après le crime, elle ne le prévient pas. Pour garantir la sécurité col­
lective, il convient avant tout de faire cesser la déplorable habitude d ’at­
tenter à tout propos à l’honneur du Seigneur et de ses saints.
A cette fin, se sont créées des compagnies, comme la Confrairie du
Tressaint nom de Dieu contre les juremens et blasphémés. Instituée à
Bruges par des dominicains vers 1510, cette confrérie eut des ramifica­
tions aux Pays-Bas espagnols ainsi que dans la péninsule ibérique19.
Elle fut approuvée et confirmée dans la seconde moitié du XVIe siècle -
période où l’Eglise installait son dispositif de Contre-Réforme - par les

17 R. Pintard, « Les aventures du chevalier de Roquelaure », Revue d ’histoire de la phi­


losophie et d ’histoire des civilisations, 1937, p. 8.
18 J. Delumeau, La Peur en Occident, 1979, p. 521 et s.
19 Voir J. Bernard, op. cit., ainsi que J.J. Piquet i Jover, «Nom s de monges i servidor
dei monestir de Vallbona (segle XVI-XVII)», Analecta sacra tarraconensia, 1976,
p. 229-244.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 703

bulles de plusieurs papes: Pie IV (1564), Pie V (1570), Grégoire XIII


(1580,1590), Sixte Quint (1598). Elle reçut aussi l’appui des autorités
civiles et religieuses locales comme celle de l’Archevêque, Duc de
Cambrai. La compagnie, à l’exemple de celle installée à Douai en 1590,
était largement ouverte à toutes les couches de la population et acceptait
«toutes sortes de personnes hommes et femmes, grands et petits, sages
et ignorans, riches et pauvres, seculiers et reguliers, Prestres et Clercqs,
Religieux et Religieuses de tous ordres, Papes, Empereurs, Roy, Ducqs,
Princes»20. Son but premier, conformément à la dénomination qu’elle
s’était donnée était que chaque membre respectât le commandement de
ne point jurer en vain le nom de Dieu. Mais également, « d ’empescher
les abus qui se commettent contre ce commandement à sçavoir jure­
mens, parjuremens et blasphémés : et de ne permettre (si faire se peut)
les autres jurer en leur presence, sinon pour cause légitimé et urgente
admonestant modestement les transgresseurs»21. S’il se surprenait à
jurer, le confrère devait se punir lui-même en «donnant quelque
aumosne, ou disant le Pater noster, ou l’Ave M aria; afin que tel moyen
brider sa langue». S ’il entendait un blasphème, il devait au plus tôt
«aller à l’Eglise, et se mettant à genoux demander pardon à Dieu pour
prier. Vis-à-vis du blasphémateur, il n’était question que de le reprendre
benignement et charitablement», ce qui semble l’aveu d’une certaine
impuissance devant ce fléau social. A défaut d’une grande efficacité
hors de sa maison, le confrère était tenu de veiller que « ses enfants, ser­
viteurs, et autres subjects de sa famille ne jurent aucunement»22.
Si l’on compare l’impact de la confrérie du Très saint nom de Dieu
avec celui des compagnies du Rosaire ou du Saint sacrement, celui-ci
resta modeste. Aussi, en beaucoup de lieux, ce furent d’autres compa­
gnies dévotes qui, entre autres préoccupations, veillèrent à combattre la
propension des populations au blasphème. Alain Cabantous signale
ainsi que la confrérie du Saint sacrement des capitaines de navires,
pilotes, contremaîtres de la flotte morutière du Havre dénonçait, dans
son règlement de 1662, «une demi-douzaine de fois la prégnance du
blasphème chez les équipages embarqués pour Terre-Neuve»23.

L’action des compagnies dévotes contre les blasphémateurs n ’ayant


que des effets limités, notamment dans les milieux populaires, il était
nécessaire de compléter le dispositif de prévention de ce grave péché. A

20 J. Bernard, op. cit., p. 222-223.


21 Ibid., p. 319.
22 Ibid., p. 204-206.
23 Op. cit., p. 84.
704 DIDIER FOUCAULT

cette tâche s’attelaient traditionnellement les prédicateurs. Dans leurs


sermons, ils déployaient une large gamme de procédés rhétoriques pour
convaincre leurs auditeurs. Arguments d ’autorité ou anecdotes édi­
fiantes visaient ainsi à raviver le sentiment de crainte à l’égard du châti­
ment divin. Châtiment qui sera terrible dans l’au-delà. Ne trouve-t-on
pas dans les Evangiles de Matthieu, Marc et Luc trois évocations
concordantes de la parole du Christ faisant du «blasphème contre le
Saint-Esprit» un péché «qui ne sera pas remis, ni dans ce siècle-ci, ni
dans le siècle à venir»?24 Ils citaient, par exemple, le cas d ’un enfant de
cinq ans envoyé - au dire de la tradition patristique - directement en
enfer, à cause des horribles blasphèmes qu’il proférait.
Si Dieu punissait les sociétés impies en abattant sur elles des calami­
tés, par d’autres prodiges, par des interventions de caractère miracu­
leux, il frappait aussi les individus qui le bafouaient publiquement avec
trop d’arrogance. Les hommes de l’Ancien Régime étaient friands de
ces histoires tragiques et terrifiantes où le surnaturel faisait de brutales
incursions dans leur quotidien routinier. On les répétait en chaire, des
cathédrales jusqu’aux modestes églises de paroisses, puis de là jus­
qu’aux places des marchés et aux veillées campagnardes. De temps à
autre un imprimeur en publiait une brochure, reprise à peine modifiée
par d ’autres éditeurs, dans d’autres villes. Au fil de leurs pérégrinations,
les colporteurs les diffusaient au cœur des provinces dans les fermes et
les auberges. Produits de ces peurs latentes dans les mentalités popu­
laires, elles contribuaient, en retour, à les alimenter et à les ancrer plus
profondément dans l’inconscient des hommes.
Seules quelques épaves de cette production de canards ont été
conservées jusqu’à notre siècle. Au hasard des inventaires des biblio­
thèques, feuilletons le Discours véritable de ce qui est advenu a trois
blasphém ateurs ordinaires du nom de Dieu, jouans aux cartes dans un
cabaret, distant de quatre lieues de Perrigeur sur le grand chemin de
Bordeaux, imprimé à «Engoulesme, par Ollivier de M inière», en
160025. Tout, dans le contexte du récit, prédispose au blasphème. Le
cadre : le cabaret ; les circonstances : une dispute pendant une partie de
cartes ; les protagonistes : « trois jeunes hommes de leur enfance mal

24 Mat., 12, 32; voir également Marc, 3, 28-29 et Luc, 12, 10. La question du blas­
phème contre le Saint-Esprit, évoqué dans ces passages, a plongé nombre de théo­
logiens dans des abîmes de perplexité. Augustin lui-même avouait à ce sujet: « Dans
toutes les saintes Ecritures, peut-être ne rencontre-t-on pas une question plus impor­
tante, une question plus difficile», Sermon LXXXI, V, 8.
25 Voir également: Discours veritable de ce qui est advenu à sept blasphémateurs du
nom de Dieu, jouant aux cartes et aux dés dans un cabaret distant de deux lieux de
M ontauban,C ahors, 1601.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 705

nourris et instruits en la crainte de Dieu (qui) frequentoyent ordinaire­


ment plus tost les tavernes et cabarets, que les Eglises et Collèges ou
s’acquiert la vertu», acoquinés à « l’Hoste qui ne valait pas mieux
qu’eux». S ’ajoutent trois autres personnages: l’hôtesse, consternée par
tant de jurons et d ’imprécations, mais impuissante face à son mari; une
servante et surtout un mystérieux voyageur « qui semblait estre de qua­
lité». Ne pouvant faire taire les blasphémateurs - au contraire ils pro­
clament qu’ils « n ’avoyent que faire de respecter personne - bref qu’ils
ne cragnoyent ne Dieu ny Diable»— l’inconnu se retire dans sa
chambre. Quelques instants plus tard, la servante lui apporte le repas.
Elle constate alors sa disparition et découvre une serviette tachée de
sang. Elle s’en inquiète à sa maîtresse qui l’envoie directement à la
rivière pour la laver. En chemin, elle rencontre le voyageur. Celui-ci lui
enjoint, au risque de sa vie, de suivre ses ordres.
La chambrière fit ainsi que luy avoit dict cet homme, et à l’instant
qu’elle eut jetté ceste serviette sur la table, ou jouoient ces renieurs de
Dieu, ils furent rendus muets, et perclus de tous leurs membres.

Faut-il ajouter que le texte s’achève par une moralité édifiante, pro­
mettant, tôt ou tard, à tous les blasphémateurs, une aussi terrible puni­
tion ? Faut-il aussi préciser qu’il en fallait plus pour convaincre les plus
« opiniastrés » à abandonner leur détestable habitude sacrilège ?

Que faire des rebelles irréductibles?


L’Ancien Testament apporte à leur sujet une réponse claire, parée de
la plus prestigieuse autorité de l’ancienne loi, celle de Moïse:
Le fils d’une femme israélite et d’un père égyptien vint au milieu des
enfants d’Israël et une querelle s’éleva [...] Le fils de la femme israélite
blasphéma le nom divin et le maudit; on le conduisit alors à Moïse [...]
Yahweh parla à Moïse et dit: Fais sortir le blasphémateur hors du camp
et que là tous ceux qui l’ont entendu mettent leur main sur sa tête, et que
toute l’assemblée du peuple le lapide26.

Au premier temps de l’âge chrétien, les disciples du Christ ne pou­


vaient guère envisager le problème sous cet angle. Leur situation était
difficile : périodes de relative tolérance alternaient avec des vagues de
persécutions. Pour éviter celles-ci, ils étaient contraints de sacrifier aux
cultes de l’Empire romain et parfois de blasphémer en signe d’aposta­
sie. Certains comme Polycarpe refusaient avec dignité: «Il y a 86 ans

26 Lévit., 24, 10-16.


706 DIDIER FOUCAULT

que je [...] sers [le Christ], comment pourrais-je blasphémer mon roi et
mon sauveur?»27 Ils s’exposaient alors au martyre. Quant aux blasphé­
mateurs apostats, il semble qu’ils ne furent pas pardonnés par leurs
anciens coreligionnaires, et restèrent à jamais écartés de la communion
des fidèles.
Lorsque le christianisme devint religion d ’Etat, au IVe siècle, le pro­
blème se posait en termes totalement inversés car, alors, les chrétiens, en
plus des moyens purement religieux de punition des blasphémateurs -
l’excommunication par exemple - disposaient du bras séculier de l’Etat
et de la Justice. Du strict point de vue législatif, cependant, on ne trouve
guère de textes faisant du blasphème un délit ou un crime. Il faut
attendre le milieu du VIe siècle - c ’est-à-dire le début de l’empire
Byzantin - pour trouver une constitution de Justinien punissant les blas­
phémateurs. A la première condamnation ils étaient torturés, à la
seconde ils étaient condamnés à mort. Mais cette loi n’eut certainement
pas d ’application en Occident occupé depuis deux siècles par les enva­
hisseurs germaniques.
Au IXe siècle, des signes de durcissement apparaissent. De cette
époque, deux textes nous sont parvenus. Une loi écossaise prescrivant :
C ou p ez la langue à celu i qui aura v io lé par un blasphèm e le nom de
D ieu , des em pereurs, du roi, du c h e f de sa tribu.

Un capitulaire du souverain carolingien Louis le Débonnaire, daté de


826, qui précise :
Si q uelqu ’un, de quelque façon que ce soit, a prononcé un blasphèm e
contre D ieu , q u ’il soit m is en prison par l ’évêq u e ou le com te du lieu
ju sq u ’à satisfaction et puni d ’une pénitence publique, tant q u ’il ait été
extérieurem ent réco n cilié par les prières de son évêq u e [...]
Si quelqu’un, se précipitant dans une église, insulte prêtres et
ministres, et prononce des paroles injurieuses qui ne conviennent ni au
culte ni au lieu, qu’il soit châtié de la peine capitale.
On ne sait, faute de documents, quelle fut l’exécution de ces lois.
L’écroulement de l’autorité impériale, le morcellement des pouvoirs
aux premiers temps féodaux (XIe-XIF siècles) laissent conjecturer que
s’il y eut répression du blasphème, celle-ci fut surtout liée à des initia­
tives locales.

27 Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 1. IV, C. XV, cité par A. Molien, «Blasphèmes et


blasphémateurs», in R.Naz, Dictionnaire de droit canonique, Paris, 1937. Cet
article est la référence principale pour l’étude de l’Antiquité tardive et du Moyen
Age dans les paragraphes qui suivent.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 707

On ne put se contenter de cette riposte, dispersée et non coordonnée,


lorsque l’unité de la chrétienté fut menacée par le développement de
grandes hérésies, au premier rangs desquelles: le catharisme. L’Église
avait de tous temps affronté le problème de l’hérésie. Elle avait toujours
combattu avec acharnement l’apparition de courants centrifuges qui
mettaient en cause son unité doctrinale et hiérarchique. Mais, au cours
du premier millénaire de son existence, il ne se dégage pas vraiment une
position claire quant à l’usage de la violence. Sans aborder en détail
cette question qui nous éloignerait trop du problème spécifique du blas­
phème, contentons nous de dire que c ’est avant tout par un combat
d’idées, que l’on cherche à ramener dans le troupeau des fidèles les bre­
bis égarées. Ambroise fut l’un des pères de l’Eglise qui illustra le mieux
cette attitude. A propos des hérétiques ariens, il écrivait au Ve siècle:
C onvainquons-les de leurs véritables intérêts. Puis gém isson s et p leu ­
rons, devant le seigneur qui nous a créés. Ce n ’est pas vaincre que nous
vou lon s, m ais guérir28.

Cependant, sans aller jusqu’à la peine de mort, quelques pères de


l’Église, n’hésitèrent pas, à l’image d ’Augustin luttant contre les dona-
tistes, à faire appel aux pouvoirs civils pour enrayer les progrès des doc­
trines hétérodoxes.
Aux XIIe et XIIIe siècles, une orientation radicalement nouvelle est
prise. Le recours à la force la plus brutale devient la règle pour extirper
l’hérésie de la Chrétienté. Or, et c’est en cela que le problème mérite
d’être souligné ici, ce changement de position s’effectue dans une rela­
tion complexe avec une nouvelle attitude vis-à-vis du blasphème. Une
relation, que l’on peut qualifier de dialectique, en ce sens que, dans la
problématique des théologiens et des canonistes, les deux termes, héré­
sie et blasphème, influent l’un sur l’autre. Ainsi, l’emploi de la violence
pour écraser l’hérésie et des exécutions (notamment le bûcher) pour éli­
miner les rebelles à la foi romaine devait trouver une justification doc­
trinale. Or celle-ci ne figurait ni dans les textes évangéliques, ni, à un tel
degré de brutalité, dans l’héritage patristique. En revanche, en faisant de
l’hérésie une des formes du blasphème - n’est ce pas offenser Dieu que
de tenir des propos hérétiques?— on pouvait se référer à la loi
Mosaïque qui frappait de mort les blasphémateurs, voire à un décret de
Nabuchodonosor allant dans le même sens. Ce pas fut franchi au XIIe
siècle par le canoniste italien Gratien, suivi par les théologiens Jean le
Teutonique et surtout Thomas d ’Aquin :

28 Ambroise de Milan, De la fo i, II, IX, 89, cité par J. Lecler, Histoire de la tolérance
au siècle de la Réforme, t. 1, Paris, 1955, p .89.
708 DIDIER FOUCAULT

Les hérétiques peuvent être justement mis à mort par l’autorité sécu­
lière, même s’ils ne corrompent pas les autres, car ils sont blasphéma­
teurs contre Dieu en suivant une foi fausse29.

Mais en réactivant - pour cause de lutte contre l’hérésie - les


anciennes sanctions contre les blasphémateurs, les docteurs scolas-
tiques, ont probablement contribué à focaliser l’attention des autorités
religieuses et civiles sur le problème spécifique du blasphème et à
mettre en évidence qu’il y avait vide législatif à ce sujet. Celui-ci fut
progressivement comblé à partir du XIIIe siècle. Une ordonnance de
Philippe le Bel prescrivit, comme peine à l’encontre des blasphéma­
teurs, l’immersion répétée dans une rivière. Ce supplice est attesté jus­
qu’au XVIIe siècle dans plusieurs villes - Toulouse, Marseille, Cahors,
Lyon, etc. - en référence directe au texte de Philippe II30. Saint Louis, en
dépit de sa réputation de bonté, et sans doute en raison de sa grande
piété, aggrava l’emploi de peines corporelles. Joinville rapporte:
Li roys ama tant Dieu et sa douce Mere, que touz ceus que il povoit
atteindre qui disoient de Dieu ou de sa Mere chose déshoneste ne vilein
sairement, que il les fesoit punir griefment. Dont je vi que il fist mettre
un orfevre en l’eschiele à Cezaire [Césarée], en braies et chemise, les
boiaus et la fressure d’un porc entour le col, et à si grand foison que elles
li avenoient jeusques au nez. Je oy dire que puis que je reving d’outre­
mer, que il en fist cuire le nez et le balevre à un bourjois de Paris ; mais
je ne le vi pas. Et dist li sains roys: je vourroie estre seignez d’un fer
chaut, par tel couvenant que tuit vilein sairement fussent ostés de mon
royaume31.

Ces peines sévères, y compris certainement la peine capitale, inquié­


tèrent le pape qui tempéra l’ardeur du roi de France. Clément IV, lui
demanda de ne pas «user de mutilation de membres, ni de peine de

29 Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences, d.3, q.2, a.2, cité par J. Lecler, op.
cit., p. 110.
30 Deux prostituées toulousaines, accusées de blasphèmes, subirent ce supplice, enfer­
mées dans une cage de fer, en 1618. Voir les Annales manuscrites de la ville de Tou­
louse (Archives municipales, BB 278, p. 12). Ce récit précède celui de l’arrestation
- sous le même chef d’inculpation - du philosophe G. C. Vanini. Son châtiment fut
plus sévère, puisque - également convaincu d’athéisme - il eut la langue tranchée,
fut étranglé, puis jeté au bûcher le 9 février 1619. Sur ce dernier point, je me permets
de renvoyer à ma thèse: Un philosophe libertin à l ’âge baroque: Giulio César e
Vanini (Taurisano, 1585, Toulouse, 1619), Université de Toulouse-Le Mirail, 1997
(à paraître, Paris, Honoré Champion). Signalons également que le musée de Cahors
conserve la cage de fer utilisée pour punir les blasphémateurs.
31 Joinville, Histoire de saint Louis, CXXXVIII.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 709

mort». En 1268, Louis IX publia donc une ordonnance plus modérée


que les usages établis. Selon le degré de récidive le châtiment était plus
ou moins sévère, mais se limitait à des peines d ’exposition publique, à
des amendes ou à la prison. Quant aux enfants de 10 à 14 ans, ils
devaient être battus de verges. L’exposition publique et les outrages
dégradants qui l’accompagnaient semblent avoir été assez fréquemment
pratiqués, puisqu’au XVIIIe siècle, on en conservait encore le souvenir
dans des ouvrages juridiques.
Nouveau degré franchi dans la répression: les lettres patentes de
1347 de Philippe le Valois, qui rétablissent les peines corporelles. En
plus du pilori, il est prévu pour le blasphémateur qu’à la première réci­
dive, la lèvre supérieure sera fendue avec un fer chaud et à la seconde,
la lèvre inférieure ; à la troisième, toutes les lèvres seront mutilées ; à la
quatrième enfin, la langue sera arrachée, «afin que dorénavant il ne
puisse dire mal de Dieu ni autre». Au XVe siècle, d’autres édits de
Charles VII et Charles VIII ajoutent des amendes et des peines de pri­
son à ceux qui s’abstiendraient de dénoncer les blasphémateurs.

Dans La Peur et l'Occident, Jean Delumeau établit un parallèle entre


la chasse au sorcière et la peur des blasphèmes. Ces deux phénomènes
(qui ne sont d’ailleurs pas totalement indépendants : les sorcières furent
souvent accusées de blasphèmes) trouvent un point culminant aux char­
nières des XVIe et XVIIe siècles. Comme il y eut «chasse aux sor­
cières », il y eut « chasse aux blasphèmes »— cette dernière formule est
d’Elisabeth Belmas32.
Même si l’étude détaillée de cette question reste un chantier ouvert
pour les historiens, on dispose à ce jour d ’un faisceau assez large d’in­
dices pour la baliser assez précisément. En premier lieu, les textes légis­
latifs des rois de France deviennent plus fréquents. Entre 1510 et 1681,
on ne compte pas moins de dix-sept ordonnances ou déclarations trai­
tant du blasphème. Il faudrait y ajouter les arrêts des parlements et les
règlements municipaux qui, en nombre considérable, participent égale­
ment de cette entreprise de pénalisation du blasphème. Ces textes sont
d’une inégale rigueur. Les déclarations du début du XVIesiècle, et celles
du début du règne de Louis XIV sont plus modérées, en ce sens que les
mutilations ne commencent qu’après cinq récidives. Mais celles de la
fin du XVIe siècle et du début du XVIIe infligent ces supplices dès la
seconde récidive. Quant à celle de Louis XIV, en 1681, elle les prévoit
dès le premier blasphème.

32 E. Belmas, «La montée des blasphèmes à l’âge moderne du Moyen Age au XVII'
siècle», Mentalités, n° 2, 1989, p. 13.
7 10 DIDIER FOUCAULT

Mais il n ’est pas suffisant de s’arrêter aux textes. Qu’en est-il de leur
application ? On a parfois induit de leur abondance le témoignage que
leur mise en œuvre n’était pas effective. Semblables conclusions furent
tirées de cas de figures locaux limités. Il semble de plus en plus, à la
lumière des progrès de la recherche, que non seulement ces textes furent
appliqués en faisant un nombre non négligeable de victimes, mais, de
plus, que les juges firent montre d’une rigueur plus grande que celle
recommandée par la législation. Parmi plusieurs dizaines de cas compi­
lés par les arrétistes des XVIIe et XVIIIe siècles, le supplice de Ruemini,
décrit dans l’arrêt du 12 mai 1685 de la Toumelle à Paris, en donne un
bon témoignage.
Un nommé Ruemini, dit le Picard, Sommelier du gouverneur de Doüay,
pour avoir dit des blasphèmes execrables, étant prisonnier au Châtelet
de Paris pour d’autres faits, fut condamné à faire amende honorable au
devant de la principale porte et entrée de l’Eglise de Paris, nud en che­
mise, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de
deux livres, avec ecriteau devant et derrière, contenant les mots, blas­
phémateur et impie execrable et là, étant à genoux, dire et déclarer à
haute et intelligible voix, que temerairement mechamment, et comme
mal avisé, il a dit et proféré les blasphèmes et impietez execrables men­
tionnez au procès, dont il se repend, en demande pardon à Dieu, au Roy
et à Justice, et ensuite avoir la langue percée d’un fer chaud, et
condamné aux galeres à perpétuité, ses biens confisquez33.

Il s’agit là d’une sentence que l’on peut qualifier de sévère, mais pas
d ’excessive. Souvent le condamné risquait sa vie, et cela, bien qu’aucun
texte de loi ne prévît l’application du châtiment suprême. En fait s’est
établi une jurisprudence qui assimilait les crimes de sorcellerie, de
sacrilège et de blasphème à des «crimes de leze-majesté divine» et qui
rendait licite la condamnation au bûcher. Les ouvrages juridiques, les
archives des cours de justice révèlent ainsi des dizaines d’exécutions de
blasphémateurs aux XVIe et XVIIe siècles. Celle-ci s’effectuait selon un
cérémonial quasi-immuable:
Au mois de septembre 1604, un nommé Marion pour blasphèmes exé­
crables, fut par arrêt confirmatif de la sentence du Bailly de Sainte
Geneviève, pendu et étranglé sur le fossé Saint Jacques [...] après avoir
fait l’amende honorable, son corps mort brûlé avec le procès, et les
cendres jettées au vent, ayant devant et derrière son habit un billet avec
ces mots, blasphémateur de Dieu34.

33 Pierre Jacques Brillon, Dictionnaire des arrêts et jurisprudences, t. I, Paris, 1711,


p. 289 et s., arrêt n° 30.
34 Ibid., arrêt n° 28.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 711

Il ne faut donc pas sous-estimer la gravité du problème du blasphème


dans la France de l’Ancien Régime. Certes tous les blasphémateurs
n ’étaient pas punis. Il semble que l’histoire de la répression du blas­
phème soit marquée par une alternance de périodes de relative détente,
ponctuées par des moments de crispation des autorités judiciaires. Seul
un examen du contexte historique peut expliquer ces phénomènes. Par
exemple, l’ordonnance de 1681 et son application, coïncident avec l’ul­
time étape de l’élimination du protestantisme en France. Il était facile, à
la faveur d’un moment de colère de surprendre un huguenot jurant
contre la vierge ou les saints et d’avoir ainsi un bon prétexte pour le per­
sécuter.
La répression des blasphémateurs n’était pas non plus égale selon les
classes sociales. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’aristocratie jurait beau­
coup et faisait volontiers étalage de libertinage religieux et philoso­
phique. Pourtant, l’arrétiste Claude Henrys ne manquait pas de signaler
en 1638:
C om m e l ’on com pare le s lo ix aux toiles d ’araignée, qui ne servent q u ’à
prendre des m oucherons, il est encore à craindre que la n ob lesse qui se
sert des blasphèm es pour ornem ent de langage ne se m oque des p ein es
q u ’on fait souffrir aux plus faib les35.

Cela explique, sans doute, la forte proportion de condamnés des


basses classes et la quasi-absence des procès d’hommes de condition.
Après l’ordonnance de Louis XIV en 1681, on ne trouve plus de
textes royaux consacrés au blasphème. La répression du blasphème
subit au XVIIIe siècle une évolution importante. Si l’on en juge par les
travaux de Françoise Hidelsheimer sur le Parlement de Paris36, les juges
restèrent plutôt zélés jusque vers 1735. Les procès sont relativement
nombreux et les sentences sévères. Pendant le second tiers du siècle, le
nombre d ’évocations de cas de blasphèmes diminue très sensiblement,
mais la peine de mort est encore infligée.
A partir de l’exécution, en 1766, du Chevalier de la Barre, accusé de
sacrilège et de blasphèmes, la grande campagne menée par les philo­
sophes des Lumières, aux premiers rangs desquels Voltaire, a pour
conséquence une diminution très sensible des affaires et surtout l’arrêt
des condamnations à mort. On constate cependant que beaucoup d’ac­
cusations de blasphèmes sont accompagnées d ’autres chefs d ’inculpa­
tion parfois très graves comme l’assassinat (Bertrand Annet pendu en

35 Claude Henrys, Œuvres, t. II, Paris, 1738, p. 969 et s.


36 F. Hildesheimer, «La répression du blasphème au XVIII' siècle», Mentalités, n° 2,
1989, p. 61 et s.
71 2 DIDIER FOUCAULT

1707), la sodomie (Bernard Mocmanesse en 1720), l’incendie (Pierre


Monmacy en 1723), etc. Une seule affaire, celle de Nicolas Dufour en
1748, portant uniquement sur une accusation de blasphème, conduisit le
prévenu au bûcher après avoir fait amende honorable et avoir eu la
langue coupée. Encore une fois, ce sont des hommes du peuple, parfois
des marginaux qui subirent le plus durement le poids de la répression.
Le Chevalier de la Barre faisant figure de notable exception. Françoise
Hidelsheimer estime qu’en règle générale, « c ’est dans le contexte de
l’accusation que le blasphème prend sa vraie valeur, une valeur plus
sociale que religieuse. On en accuse celui qui s’est rendu indésirable
dans la vie en société, le voisin ivrogne qui bat sa femme menace son
entourage, met le feu à sa maison, la servante que l’on veut évincer»37.
Le blasphème ne devient plus qu’un prétexte qui permet de régler
des comptes de nature purement profane.

Il ne fait aucun doute que l’action des philosophes, leurs plaidoyers


en faveur de la tolérance, leur engagement auprès des victimes du fana­
tisme, contribuèrent à faire évoluer les mentalités, notamment dans les
milieux judiciaires.
Dans L ’E sprit des lois, Montesquieu prenait, dès 1748, une position
à contre-courant des conceptions traditionnelles :
D ans les ch o ses qui troublent la tranquillité de l ’Etat, les actions
cach ées sont du ressort de la ju stice hum aine. M ais, dans c e lle s qui b le s­
sent la divinité, là où il n ’y a point d ’action publique, il n ’y a point de
m atière de crim e: tout s ’y p asse entre l ’hom m e, et D ieu qui sait la
m esure et le tem ps de ses v en gean ces [...] L e m al est venu de cette idée,
q u ’il faut venger la divinité. M ais il faut faire honorer la divinité, et ne
la v en g erja m a is38.

Plus loin il précisait clairement sa pensée: «Il faut éviter les lois
pénales en matière de religion.»39 Formule que Voltaire commentait,
une vingtaine d’années plus tard, avec sa verve coutumière :
P en son s ces paroles: e lle s ne sign ifien t pas q u ’on d o iv e abandonner le
m aintien de l ’ordre p u b lic; e lle s sign ifien t [...] q u ’il est absurde q u ’un
in secte croie venger l ’Etre Suprêm e. N i un ju g e de v illage, ni un ju g e de
ville, ne sont des M o ïse et des Josu é40.

37 Ibid., p. 79.
38 Montesquieu, De l ’esprit des lois, XII, 4.
39 Ibid., XXV, 12.
40 Voltaire, Commentaire sur le livre des D élits et des Peines, 1766, V.
BLASPHÉMER AUTREFOIS 713

Bien que tombées peu à peu en désuétude, les accusations de blas­


phème restaient inscrites dans les textes juridiques à la veille de la
Révolution. Il fallut attendre 1791 et la rédaction, par l’Assemblée
Constituante, du premier Code Pénal pour que disparaisse définitive­
ment un tel crime. Le rapport, présenté devant les députés par le Pelle­
tier de Saint-Fargeau, effaça, en quelques phrases, cette législation ter­
rible que le Moyen Age et l’Ancien Régime avait échafaudée.
Vous allez voir disparaître cette foule de crimes imaginaires qui gros­
sissaient les anciens recueils de nos lois.
Vous n’y retrouverez plus ces grands crimes d ’hérésie, de lèse-majesté
divine, de sortilège et de m agie, dont la poursuite vraiment sacrilège a si
longtemps offensé la divinité, et pour lesquels, au nom du Ciel, tant de
sang a souillé la terre41.

Didier F oucault
Université de Toulouse III-Le M irait

41 Le Pelletier de Saint-Fargeau, «Rapport sur le projet de Code pénal», 23 mai 1791,


Archives parlementaires, t. XXI, Paris, 1881, p. 321. Il y eut certes, au moment de
la Restauration, une tentative des ultras pour pénaliser à nouveau le sacrilège. Cela
souleva une telle émotion que la loi votée en 1825 (elle ne concernait d’ailleurs pas
le blasphème) n’eut pas de réelle application avant d’être balayée par la Révolution
de 1830.
L’HISTOIRE
ET LES CONTEMPORAINS
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS
DE L’APRÈS GUERRE
FACE À LA POLITIQUE :
HUMANISME ET TERREUR
DE MERLEAU-PONTY
ET TYRANNIE ET SAGESSE DE KOJÈVE1

Quelques mots pour commencer sur le projet d ’ensemble dans


lequel s’inscrit cet exposé: il s’agit d’une recherche consacrée à ce que
je propose d ’appeler le «philosophique» en France dans la période de
son histoire postérieure à la Révolution où se sont mises en place, à tra­
vers la succession de cinq « Républiques » entre lesquelles se sont inter­
calés des épisodes à caractère autoritaire et/ou conservateur, les figures
de la société «démocratique» telle que nous la connaissons actuelle­
ment. Le «philosophique», c ’est-à-dire, non pas les orientations spécu­
latives propres à tel ou tel système de pensée particulier, mais les condi­
tions générales qui, dans un contexte donné, rendent possible la
production de ces orientations. De ceci résulte un abord particulier des
problèmes philosophiques : celui-ci tend, à travers la diversité, et même
le caractère antagonique de certaines de ses manifestations, à révéler
l’unité structurelle d ’une pratique déterminée de la philosophie, c’est-à-
dire une certaine manière de faire de la philosophie, une certaine
manière de s’orienter dans la pensée, corrélative à des conditions histo-
rico-sociales qu’elle contribue simultanément à mettre en place et à
faire évoluer. Or, en ce qui concerne le «philosophique» de la société
française post-révolutionnaire, le rapport à la politique paraît crucial, à
la différence de ce qui a pu se passer ailleurs ou dans d ’autres temps, par
exemple dans la France monarchique du rationalisme classique ou dans
le monde anglo-saxon contemporain, avec sa grande révolution théo­
rique concernant les rapports de la pensée et du langage. De là l’idée

1 Je transcris ici le texte d’un exposé présenté le 13 mai 1995 au cours de la dernière
année du séminaire d’histoire du matérialisme, dans le cadre duquel Olivier Bloch
m’avait déjà accueilli à plusieurs reprises pour y parler de Saint-Simon, de la que­
relle du panthéisme, de G. Sand, de G. Bataille, etc.
718 PIERRE MACHEREY

d ’interroger prioritairement les philosophes français de la période


considérée sur le rapport qu’ils entretiennent en tant que philosophes à
la politique, rapport qui peut servir de révélateur théorique et pratique
pour le «philosophique» à l’intérieur duquel s’inscrivent leurs
démarches.
Quelques remarques, ensuite, sur la méthode utilisée en vue de trai­
ter cette question: il va s’agir d’un travail orienté, non vers la considé­
ration d’auteurs présentés comme porteurs de systèmes de pensée glo­
baux, ce qu’on appelle des «philosophies», mais vers l’étude précise de
textes, considérés pour eux-mêmes dans leur singularité conceptuelle et
stylistique, et traités comme des symptômes d’une situation générale
qui, éventuellement, peut déborder la position particulière occupée par
leurs auteurs. Sans doute, pour lire ces textes, il faut passer par le relais
d ’une analyse de la place qu’ils détiennent dans le parcours singulier
suivi par leur signataire, qui donne à leur signification un enracinement
théorique et pratique. Mais on n’en restera pas là et on ne prendra pas ce
type d ’analyse pour une fin. Pour le dire à l’aide d ’une métaphore, on
regardera ces textes comme des sortes d ’icebergs, détachés du continent
dont ils représentent à la fois les avant-postes et les portions les plus fra­
giles, et qui offrent ainsi une double face: l’une visible, consistant en
une organisation discursive susceptible d ’une description en forme de
commentaire, l’autre submergée, qui constitue le support théorico-pra-
tique de cette organisation, donc un élément constitutif du «philoso­
phique» dont cette organisation dépend et qui peut être, au moins en
partie, reconstitué à partir d’elle.
La présente étude se propose donc d’examiner le type de rapport à la
politique qui caractérise le «philosophique» de la société française
post-révolutionnaire, saisi à une certain moment de son évolution, à par­
tir de la confrontation entre deux textes, qui sont à peut près contempo­
rains, et, on va le voir, balisent à ses bornes extrêmes un champ théo-
rico-politique qui leur est commun, à l’intérieur duquel ils s’inscrivent
ensemble, et ceci en dépit de la divergence manifeste des positions
qu’ils défendent explicitement.
Le premier de ces textes est Humanisme et terreur, ouvrage composé
d ’une série d ’articles publiés en 1946 dans Les Temps M odernes par
Merleau-Ponty qui, de fait, assurait depuis sa création en 1945 la res­
ponsabilité éditoriale de la revue dont il rédigeait tous les éditoriaux
(signés du sigle TM). Ce sont ces articles qui ont été repris en un volume
publié en 1947 aux éditions Gallimard dans la collection «Les Essais»,
sous le titre complet Humanisme et Terreur, Essai sur le problèm e com ­
muniste. Dès la publication de ces textes sous forme d’articles, ceux-ci
avaient suscité d ’ardentes polémiques ; et ils ont sans doute été l’une des
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 719

raisons essentielles du départ de R. Aron de la revue dont il avait été


l’un des fondateurs.
L’autre texte étudié est Tyrannie et sagesse qui, au départ, a pris la
forme d ’un long article publié en 1950 par Kojève dans la revue C ri­
tique, en compte-rendu d ’un ouvrage publié aux Etats-Unis par Léo
Strauss. L’article de Kojève, qui avait primitivement pour titre: «L’ac­
tion politique des philosophes », a été ensuite repris en 1954, au moment
de la publication en langue française aux éditions Gallimard de l’ou­
vrage de Léo Strauss, De la Tyrannie, auquel il a été intégré, en Appen­
dice, où il était lui-même suivi d’une «M ise au point» de Léo Strauss.
L’occasion initiale de ce débat était le relecture proposée par Léo
Strauss d ’un dialogue composé par Xénophon au IVe siècle avant Jésus-
Christ, et relatant la rencontre fictive, à Syracuse, entre le poète Simo-
nide et le tyran Hiéron : de cette relecture se dégageait une réflexion
menée au présent au sujet de « l’action politique des philosophes»,
c’est-à-dire au sujet des conditions dans lesquelles, à l’occasion de son
dialogue avec le tyran (Hiéron, mais ce pourrait aussi bien être Napo­
léon ou Staline), le philosophe fait accéder sa réflexion, dont le carac­
tère est d ’abord purement spéculatif, à une dimension proprement poli­
tique, et ceci en la faisant intervenir, d ’une façon qui reste à préciser,
dans la mise en place d ’un nouvel Etat rationnel, une démarche qui,
d’ailleurs, trouverait davantage ses références du côté de Platon que de
celui de Hegel, dont pourtant Kojève se réclamait explicitement, et en
quelque sorte es qualités, comme son commentateur autorisé.
Avec les trois années qui séparent leur publication, ces deux textes
marquent les limites extrêmes d ’une période de transition qui a joué un
rôle extrêmement important dans l’histoire de la société française : celle
qui sépare la fin de la seconde guerre mondiale et l’écrasement des trois
grands régimes fascistes (Allemagne, Italie, Japon, mais ni l’Espagne,
ni le Portugal) de la confrontation entre les deux « blocs » qui a finale­
ment pris la forme de la guerre froide. C ’est-à-dire que cette période a
vu le passage d ’une figure conflictuelle à une autre, passage qui a été
vécu par ses protagonistes dans le sentiment de l’imminence d’une troi­
sième guerre mondiale plus dévastatrice encore que la précédente, en
raison de l’utilisation prévisible de l’arme atomique. Durant toute cette
période, le rapport à la politique a été focalisé, et non seulement pour les
philosophes, sur le problème du communisme, à la lumière de ce qu’on
pouvait alors connaître de l’évolution de la société soviétique, et ceci au
moment où arrivaient les premières révélations au sujet des «cam ps»,
qui datent précisément de ce moment. Telles sont les grandes lignes de
la conjoncture dans laquelle les intellectuels français ont été mis en
demeure de définir une position vis-à-vis de la réalité du communisme
72 0 PIERRE MACHEREY

soviétique, mise en demeure à laquelle les deux textes que nous allons
étudier répondent chacun à leur manière. Humanisme et Terreur, bien
dans la ligne de la «philosophie de l’ambiguïté» professée par son
auteur, adopte la voie du «ni pour ni contre»: un choix qui, ramené au
refus d’une condamnation unilatérale du communisme, a été sur le
moment interprété comme une défense, une justification, voire une apo­
logie du régime soviétique. Tyrannie et Sagesse, dont l’auteur se pré­
sentait lui-même comme «un marxiste de droite », fait rentrer sans états
d ’âme le communisme sous la rubrique de la «tyrannie», la forme la
plus concentrée, et d’une certaine façon la plus «vraie», du pouvoir
politique considéré en tant que tel; et, en conséquence, l’ouvrage pré­
conise le ralliement du philosophe au pouvoir du Prince, dont, mettant
ses pensée au service de son action, il sert les desseins en tant que
conseiller occulte.

Ces deux positions sont signifiées dans des textes que rapproche
d’abord la forme de leurs intitulés, et la manière très particulière dont y
est utilisée la particule de liaison «et». «Humanisme et terreur» signi­
fie qu’il n’y a pas lieu de renvoyer dos à dos l’humanisme et la terreur
comme s’il s’agissait des termes abstraits d’une alternative tranchée;
mais, ce qu’impose la conjoncture présente, c’est précisément d’inter­
roger la possibilité de penser ensemble, donc conjointement, l’huma­
nisme et la terreur, c ’est-à-dire de penser une certaine terreur, ou plus
généralement une certaine violence comme un moment nécessaire de la
réalisation d’un monde «hum ain», selon l’interprétation «hum aniste»
du marxisme défendue à ce moment-là par Merleau-Ponty. Symétrique­
ment, «tyrannie et sagesse» exprime la nécessité de théoriser l’union
nécessaire entre ces deux instance: ceci constitue le point nodal de la
discussion qui s’était élevée entre Kojève et Léo Strauss, selon qui une
philosophie politique authentique est celle qui, selon le modèle ancien
remis en cause après Machiavel et Hobbes, met en avant la question de
l’Etat juste, dans une perspective finalisée portant en elle la nécessité
d ’une condamnation, ou du moins la nécessité, d’une réforme de la
tyrannie au nom des principes de la sagesse. Et donc, ce dont témoi­
gnent en premier lieu les deux textes de Merleau-Ponty et de Kojève,
c ’est du fait que, dans la période où ils ont été composés, l’inscription
de la philosophie dans le champ de la politique a coïncidé avec la néces­
sité de traiter, en se servant des critères et les instruments de la réflexion
philosophique, le problème de fond suivant: comment penser ensemble
l’humanisme et la terreur, la tyrannie et la sagesse, c ’est-à-dire échapper
à la vision simpliste qui les oppose unilatéralement, et préconise ainsi la
nécessité de choisir entre l’humanisme ou la terreur, entre la tyrannie ou
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 721

la sagesse? Or, ce problème, les textes de Merleau-Ponty et de Kojève


le résolvent de manières très différentes, voire même opposées. Le «et»
réfléchi philosophiquement par Merleau-Ponty est celui de l’équivoque
et de l’ambiguïté, qui conduit à la thèse de ce qu’on peut appeler l’opa­
cité philosophique du politique, celui-ci présentant un résidu irréduc­
tible d ’inintelligibilité, et s’offrant tout au plus à l’entreprise, pratiquée
dans le souci et l’inquiétude, d’une «rationalité présomptive»; ce qui,
bien sûr, évoque une appréhension « hiéroglyphique » du problème de la
politique déjà esquissée par Descartes. Alors que le «et» théorisé par
Kojève est celui de l’alliance et de la complémentarité, qui suppose au
contraire une parfaite transparence philosophique du politique, et, avec
cette transparence, la possibilité d ’une justification intégralement
rationnelle de la politique coïncidant avec la mise en œuvre des philo­
sophâmes spéculatifs immédiatement convertibles en schèmes d ’orga­
nisation politique. Ces deux manières de voir sont manifestement diver­
gentes: et pourtant, dans leur divergence même, elles n’en sont pas
moins révélatrices d’une forme de problématisation philosophique de la
politique propre à une certaine figure du «philosophique» auquel elles
appartiennent ensemble.

L’ouvrage de Merleau-Ponty est composé en deux parties, ce qui tra­


duit la dualité évoquée dans son titre. La première partie, consacrée à
«La Terreur», propose, à partir des procès-verbaux des débats qui
avaient été menés par Vichinsky, une «lecture» du procès de Boukha-
rine, lecture effectuée en réaction à la présentation simplifiée qui en
avait été donnée par Koestler dans son roman Le zéro et l 'infini et dans
son essai Le yogi et le com m issaire, qui furent les premiers best-sellers
de la littérature anti-soviétique, dont la publication en langue française
avait été le prétexte des articles rédigés par Merleau-Ponty pour les
Temps M odernes. Les titres des deux ouvrages de Koestler étaient eux
aussi construits à partir de la particule de liaison « et », au sens cette fois
de l’alternative manichéenne, présentée sous la forme d ’un dilemme
élémentaire : ou bien le point de vue du « yogi », qui correspond à la pra­
tique de l’intériorité subjective en quête de l’infini, ou bien celui du
«com m issaire», qui, s’appuyant sur la reconnaissance objective d ’un
déterminisme aveugle, annule tout; il s’agit donc, sous sa forme la plus
élémentaire, de la confrontation entre nécessité et liberté. C ’est cette
perspective non dialectique qui est récusée par Merleau-Ponty, dans la
mesure où, à son propre point de vue, elle passe complètement à côté de
la singularité paradoxale de l’événement: à savoir le fait troublant,
contradictoire, que Boukharine, tout en réfutant point par point les argu­
ments de l’accusation, néanmoins se reconnaît, s’avoue coupable.
722 PIERRE MACHEREY

Ceci est l’occasion d ’une réflexion à caractère général sur le pro­


blème des rapports entre culpabilité et innocence dans l’histoire, avec à
l’arrière-plan l’idée que l’homme historique se définit par la possibilité
d ’être à la fois innocent et coupable, donc est voué au destin d’une
«conscience malheureuse» (Humanisme et Terreur, Préface, p. XXIV).
Alors, expliquer une situation historico-politique, c ’est l’objectiver, en
l’inscrivant dans la perspective récurrente propre à une histoire déjà
faite, où sa signification apparaît comme définitivement fixée et arrê­
tée : et, par là, c ’est en quelque sorte ramener l’analyse de la réalité his­
torique à la résolution d ’un problème de géométrie, puisque la signifi­
cation des phénomènes est présentée comme un propriété qui est une
fois pour toutes attachée à leur détermination objective, ne restant qu’à
découvrir cette propriété par les voies nécessaires de la déduction ; ce
qui correspond à une perspective extérieure et surplombante sur le
champ où se produisent ces phénomènes, de telle manière qu’en est
ignorée la constitutive ambiguïté. Au contraire, comprendre de tels phé­
nomènes, suppose que l’on se place à l’intérieur de la dynamique
concrète au cours de laquelle leur signification se produit, dans des
conditions qui sont celles de la durée vivante, en train de se faire, et non
refermée sur elle-même comme si ses caractères étaient déjà tout consti­
tuées : et ainsi, on retrouve chez Merleau-Ponty, la tentative esquissée
une cinquantaine d ’années plus tôt par G. Sorel d ’appliquer à une théo­
rie du marxisme et du communisme des schèmes de pensées repris à la
philosophie bergsonienne.
Or, cette dynamique ouverte est aussi inéluctablement inachevée : le
sens qu’elle porte, qu’elle projette en avant d’elle-même, se dérobe au
fur et à mesure qu’il se manifeste, au lieu de se donner dans l’évidence
d’un fait complètement objectivé. De là la constitutive équivoque de
l’événement historique, qui correspond au fait que des projets indivi­
duels, en s’investissant dans le contexte que leur impose en vue de se
réaliser une situation interindividuelle, changent de sens, sont entraînés
dans un incessant mouvement de transformation dont rien ne peut inter­
rompre le déroulement. C ’est ainsi que le procès de Boukharine
témoigne de la recherche d ’un sens inassignable, et proprement
inavouable, en tout cas indéchiffrable, qui, dialectiquement, s’exprime
à la fois sous les figures contradictoires de l’innocence et de la culpabi­
lité. Cela, Merleau-Ponty le théorise encore à la fin de la première par­
tie à ’Humanisme et Terreur à l’aide de la formule du «tragique de l’his­
toire», dont il s’autorise pour rapprocher le procès de Boukharine de
l’histoire d’Œdipe (la recherche d’une identité impossible) et du procès
de Socrate (le poids d ’une vérité transcendante, qui se cache en même
temps qu’elle se montre). Or, si l’histoire est une tragédie, au sens de la
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 723

tragédie antique, c ’est aussi qu’elle suscite la terreur et la pitié, c ’est-à-


dire des réactions émotionnelles exprimant l’absurdité de son contenu.
C ’est pourquoi il faut dire que l’histoire et la politique sont inexplica­
blement vouées au tragique et au mystère de l’inaccomplissement et de
l’incertitude, les deux figures par excellence de la finitude humaine.
C ’est cette première partie de l’ouvrage de Merleau-Ponty qui a
déclenché les réactions les plus indignées : on y a vu un effort en vue de
disculper la terreur soviétique, en adoptant à son égard un point de vue,
à tous les sens du terme, « compréhensif », qui permet de justifier le
refus d’une condamnation unilatérale du communisme, refus appuyé
sur le principe du tragique de l’histoire, c ’est-à-dire, en clair, l’idée
selon laquelle le sens de l’histoire est insaisissable. Cette manière de
raisonner est apparue comme une dérobade, l’expression, arguments
philosophiques à l’appui, d ’une position de repli prudemment spécula­
tive. Et ainsi, c ’est comme si le philosophe digérait la politique pour
l’absoudre, en excusant toutes ses anomalies au nom de la méthode
compréhensive. Cette objection ne tient la route que si on fait abstrac­
tion du fait que l’ouvrage de Merleau-Ponty comporte une seconde par­
tie, consacrée à « La perspective humaniste », qui répond à de tels argu­
ments, en poussant plus loin encore l’application de la méthode
compréhensive, jusqu’au point où elle permet justement de récuser la
thèse précédente du tragique de l’histoire, et de s’installer dans une nou­
velle perspective qui est, pourrait-on dire, celle d ’une phénoménolo­
gique de la perception historique.

Toutefois, avant de présenter le contenu de cette seconde partie de


l’ouvrage de Merleau-Ponty, on s’arrêtera d ’abord sur le texte de
Kojève, ce qui permettra d ’ailleurs de mieux mettre en valeur la singu­
larité de la position défendue par Merleau-Ponty. Tyrannie et sagesse est
une étude qui, à l’opposé du clair obscur dans lequel se maintient la
démarche suivie par Merleau-Ponty s’installe dans l’évidence triom­
phale d ’une histoire qui, pour l’essentiel a atteint le terme du processus
de son effectuation, et qui, dans ce moment final coïncidant avec l’avè­
nement de la rationalité, révèle la totalité de son sens.
Ceci est la leçon de l’hégélianisme tel que Kojève l’avait professé
au cours des six années de son «sém inaire» (1933-39), dont le contenu
a été repris dans son Introduction à la lecture de Hegel publiée chez
Gallimard en 1947, la même année où paraissait aussi Humanisme et
Terreur. Il s’agit d’un hégélianisme de type très particulier, pour le
moins revu et corrigé, qui, sous le nom d ’emprunt «Hegel», expose en
fait une philosophie originale, le «kojévism e», dont les références sou­
terraines seraient à chercher du côté de Feuerbach, du jeune Marx et du
724 PIERRE MACHEREY

Heidegger de Sein und Zeit. Cette philosophie est exposée à partir d ’une
lecture libre et essentiellement déviante de la Phénoménologie de l ’E s­
prit, qui commençait seulement à être connue du public français ; à tra­
vers cette lecture, Kojève injecte dans le discours hégélien ce qui, à la
lettre, en est absent (et, d'ailleurs ne pourrait s’y trouver: ce serait pos­
sible de le démontrer) : une doctrine de la fin de l’histoire. Cette doctrine
appartient de fait à Kojève qui est est l’inventeur.
La déviation opérée par Kojève par rapport à Hegel est signalée par
cette indication sans ambiguïté qui se trouve au début de Y Introduction
à la lecture de Hegel. «Indépendamment de ce qu’en pense Hegel, la
Phénoménologie est une anthropologie philosophique» (p. 29). En
quelques mots est ainsi tracée toute la distance qui sépare Kojève de
Hegel : c ’est l’homme, et non l’Esprit, qui est le véritable sujet de l’his­
toire (et, du même coup, doit disparaître avec elle: Kojève, avant Fou­
cault, est un théoricien de la mort de l’homme). Comme l’avait bien mis
en évidence la discussion qui s’était élevée à ce sujet dans les Temps
M odernes entre Kojève et Tran Duc Thao, Kojève substitue au monisme
hégélien un dualisme, une conception assez proche de celle développée
par ailleurs par Sartre dans L ’Etre et le Néant, avec sa dissociation entre
deux ordres incommunicables : celui d’un en-soi, qui est pleine et incon­
tournable positivité, et celui d ’un pour-soi, par lequel la négativité
arrive au monde, à travers une tentative de néantisation qui revient à
l’initiative propre de l’homme. L’anthropologie philosophique de
Kojève se ramène pour l’essentiel à une épiphanie du désir humain, qui
marque le monde de sa négativité, et impulse ainsi le mouvement d ’une
histoire dont le processus est, à la lettre, contre nature, et se présente
comme la violence faite à l’ordre du monde par la liberté humaine, vio­
lence qui impose à celui-ci un tout nouvel ordre. Qu’est-ce qui confère
au désir humain ce statut de moteur de l’histoire universelle? C ’est,
selon Kojève, le fait qu’il ne présente pas un caractère objectai, à la
manière d ’un besoin naturel: mais il est tourné, non vers les choses en
vue de leur simple appropriation, mais vers lui-même, en tant qu’il est
constitutif de l’essence humaine, qui est à elle-même son propre
« objet», c ’est-à-dire en fait son sujet: l’élan impulsé par ce désir a pour
but la réalisation du sujet qu’il représente, et qui se constitue à l’inté­
rieur de son mouvement, qui est l’histoire elle-même, dans laquelle il
confronte son désir avec celui des autres sujets de désir, c’est-à-dire
celui des autres hommes. La figure par excellence du désir humain,
c ’est donc le désir de reconnaissance, qui réfléchit les uns dans les
autres les désirs particuliers des individus. De là la séquence complexe
des luttes et des travaux qui, par la négativité et dans la violence,
conduisent vers une réalisation complète de l’essence humaine, par le
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 725

moyen de la satisfaction de ce fondamental désir de reconnaissance qui


la définit.
Dans la perspective qui vient d ’être esquissée d’une manière extrê­
mement simplifiée, qu’est-ce que la fin de l’histoire? C ’est le moment
où le désir est collectivement satisfait, par le moyen de sa globalisation,
qu’effectue la mise en place d ’un Etat mondial (idée de fait très peu
hégélienne, en raison de son caractère cosmopolitique, qui efface pour
finir toute référence aux «Esprits des Peuples ») : alors tous les désirs se
réfléchissent les uns dans les autres, sous la double forme d’une coordi­
nation des intérêts économiques et d ’une unification du pouvoir poli­
tique. Ceci constitue, d ’après Kojève, le moment de la Befriedigung, qui
réconcilie les deux instance de la Pensée et de l’Action, de la Théorie et
de la Pratique, en mettant au pouvoir la «dyade» du Sage et du Tyran,
symboliquement représentée par la rencontre, effectivement symbo­
lique puisqu’elle n ’a jamais eu lieu, de Hegel et de Napoléon, rencontre
que Kojève aurait certainement souhaité pouvoir rejouer pour son
propre compte, avec comme partenaire Staline, qui le fascinait et dans
lequel il incarnait son propre désir de reconnaissance.
On peut citer à ce sujet, ce passage de Y Introduction à la lecture de
Hegel emprunté à la recension des cours donnés en 1936-37 :
« L’homme pense du monde ce que le monde est, le Monde est ce que
l’homme en pense. L’Homme lui-même est réellement conforme à
l’idée qu’il se fait de lui-même; l’Etat est un savoir, un Wissen ;
l’Homme est devenu Dieu... L’Homme (Napoléon) est conforme à
l’Etat qu’il a créé; il est Citoyen : il sert lui-même son œuvre, il sait ce
qu’il fait et ne fait que ce qu’il sait ; il y a donc coïncidence absolue entre
le Vouloir et le Savoir... Napoléon est l’homme absolument libre et par­
faitement satisfait; il sait qu’il est libre; il le prouve à lui-même et aux
autres. Mais... Napoléon ne sait pas que la Satisfaction vient en fin de
compte du Savoir et non de l’Action (quoique le savoir présuppose
l’Action). C ’est Hegel donc qui est absolument satisfait. La Wahrheit a
deux aspects : réel, idéel. La Befriedigung est contenue, non dans l’Etre
qui se révèle, mais dans la Révélation de l’Etre. La Wahrheit - c ’est
Napoléon révélé par Hegel, c ’est Hegel révélant Napoléon.» (p. 148)
Ces lignes sont marquées par un triomphalisme prophétique de la
réconciliation qui se situe à l’extrême opposé des incertitudes et des
doutes exprimés par Merleau-Ponty. Ceci correspond au fait que le « et »
de la formule « tyrannie et sagesse » exprime une réconciliation effec­
tive, déjà réalisée, au point de vue de laquelle toute l’histoire passée de
l’humanité peut être récapitulée et comprise.
Toutefois, à y regarder de plus près, cette union ne va pas sans la
persistance de divisions, qui indiquent que la négativité est toujours
726 PIERRE MACHEREY

présente. En effet, le passage qui vient d’être cité énonce simultanément


deux thèses qui ne sont pas absolument identiques. La première de ces
thèses est la suivante : «(au moment de la Befriedigung historique) il y a
coïncidence absolue entre le Vouloir et le Savoir», coïncidence qui
s’exprime à travers l’union scellée entre le penseur (Hegel, qui sait ce
que le Monde est) et l’Homme d’Action (Napoléon, qui fait être le
Monde conformément à sa destination rationnelle). C ’est cette idée qui
est reprise dans Tyrannie et sagesse, dans un passage qui a été cité par
R. Barre, ancien collaborateur de Kojève à l’OECE, dans son propre
ouvrage Question de confiance ) :
«Si les philosophes ne donnaient pas du tout de ‘conseils’ politiques
au hommes d ’Etat, en ce sens qu’il serait impossible de tirer de leurs
idées (directement ou indirectement) un enseignement politique quel­
conque, il n’y aurait pas de progrès historique, et donc pas d’Histoire au
sens propre du mot. Mais si les hommes d’Etat ne réalisaient pas un jour
par l’action politique quotidienne les ‘conseils’ à base philosophique, il
n ’y aurait pas de progrès philosophique vers la Sagesse ou la Vérité, et
donc pas de philosophie au sens précis du terme» (p. 277).
Il y a donc rapport de complémentarité réciproque entre le Vouloir et
le Savoir, sans quoi l’Histoire ne se dirigerait pas vers sa fin rationnelle.
Mais cette complémentarité réciproque s’effectue néanmoins dans des
conditions qui, jusqu’au bout, demeurent celles de la dualité: c ’est-à-
dire que la théorie et la pratique ne s’unissent que sur la base de leur
séparation, de telle manière que leur alliance laisse subsister entre elles
un irréductible décalage. C ’est ce que dit dans le même passage la
phrase : « la Satisfaction vient en fin de compte du Savoir et non de l’Ac­
tion », thèse contradictoire avec celle formulée précédemment. En effet,
tout en se «reconnaissant» dans l’action du politique, la pensée du phi­
losophe se maintient pour une part en réserve par rapport à elle, parce
qu’elle conserve des intérêts (on peut parler à cet égard d’un désir spé­
culatif, qui constitue l’esprit même de la philosophie) qui lui sont
propres.
Ainsi se justifie l’idée tout à fait surprenante exposée dans Tyrannie
et Sagesse au sujet de la nécessité dans laquelle se trouve le philosophe
de s’allier à l’homme d’action pour que soit réalisée, dans la figure de la
Befriedigung, l’essence humaine. Car, à ce propos, demeure soulevée la
difficulté suivante: pourquoi faut-il que l’Homme d’action auquel s’al­
lie le Sage soit précisément le Tyran, et de quelle sorte de tyran s’agit-
il ? Kojève répond à cette question de la manière suivante : si le Sage pri­
vilégie l’action du Tyran, c ’est parce que la tyrannie, figure concentrée
du pouvoir politique, est aussi la plus «économique», en ce sens que
c ’est elle qui parvient le plus rapidement à des résultats, et fait perdre
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 727

ainsi le moins de temps. Or, si le Sage veut bien s’occuper de politique,


pour donner à sa pensée une dimension pratique et par ce moyen la
«réaliser», il veut aussi que cela lui fasse perdre le moins de temps pos­
sible. Pourquoi ? Parce qu’il a besoin de conserver un maximum de loi­
sir pour le consacrer à la poursuite de ses propres intérêts qui demeurent
purement spéculatifs :
« Il me semble que le philosophe est particulièrement mal placé pour
critiquer la tyrannie en tant que telle. D ’une part, le conseiller-philo-
sophe est par définition extrêmement pressé : il voudrait bien contribuer
à la réforme de l’Etat, mais il voudrait le faire en perdant le moins de
temps possible. Or, s’il veut aboutir rapidement, il devra s’adresser de
préférence au tyran, et non au leader démocratique. Effectivement, les
philosophes qui ont voulu agir dans le présent politique ont de tout
temps été attirés par la tyrannie... Pressé d ’en finir avec avec la politique
et de revenir à de plus nobles occupations, le philosophe ne sera pas
doué d’une patience politique exceptionnelle. Méprisant la grande
masse, indifférent à ses louanges, il ne voudra pas jouer patiemment le
rôle d’un gouvernant ‘démocratique’, attentif aux opinions des ‘foules’
et des ‘militants’» (Tyrannie et Sagesse, p. 261).
Si le Sage n ’est pas démocrate, c’est parce que le fonctionnement de
la démocratie demande énormément de temps, et parce que sa patience
théorique a pour corrélat une impatience pratique, incarnée dans le désir
d ’en finir au plus vite avec les problèmes de la politique, pour se consa­
crer pleinement, l’histoire enfin «finie», à la rumination spéculative
pure. En clair, cela signifie que le philosophe a besoin d’un tyran ou
d’un dictateur (dans Tyrannie et Sagesse, p. 221-22, Kojève cite nom­
mément Salazar et évoque Staline), parce qu’il est impatient de voir réa­
liser par son intermédiaire l’essence humaine.
On lit encore à ce sujet, immédiatement à la suite du passage déjà
cité, que R. Barre a reproduit en le coupant:
«On peut dire par conséquent que si l’apparition du tyran réforma­
teur est inconcevable sans l’existence préalable du philosophe, l’avène­
ment du Sage doit nécessairement être précédé par l’action politique
révolutionnaire du Tyran (qui réalisera l’Etat universel et homogène)»
(p. 277).
La condition de l’avénement de la Vérité rationnelle, c’est que le
pouvoir politique ait pris la forme économique de la dictature, dont
« l’action révolutionnaire» met fin à l’histoire. Est ainsi préconisée une
solution parfaitement cynique au problème posé par la confrontation de
la philosophie et de la politique, bien dans la manière de ce Diogène
moderne, du «Socrate fou», provocateur et manipulateur, que, de fait,
Kojève a été dans la vie réelle.
728 PIERRE MACHEREY

Or, à ce cynisme de Kojève, le scepticisme professé par Merleau-


Ponty paraît s’opposer comme le jour à la nuit. La lecture de la seconde
partie d 'Humanisme et Terreur, consacrée à « la réalisation de l’Huma-
nism e», va-t-elle ou non confirmer cette opposition? Dans le passage
de transition qui se situe entre les deux parties de l’ouvrage (on est en
plein dans l’espace ouvert par le «et» de «Humanisme et terreur»),
Merleau-Ponty prend quelque distance avec la position sceptique déve­
loppée dans la première partie: parler d’un tragique constitutif de l’his­
toire humaine, auquel il serait impossible d ’échapper et qui constituerait
une fatalité, c ’est encore prendre sur cette histoire une vue surplom­
bante, à la fois abstraite et désengagée. Il faut donc aller plus loin, et dis­
tinguer les figures de la violence dont cette histoire est le théâtre, car
celles-ci ne peuvent avoir toutes indifféremment le même sens : «Il n ’y
a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée
parce qu’elle a un avenir d’humanisme» (p. 116). S ’il y a partout de la
violence, cette violence n’a pourtant pas partout la même valeur du
point de vue de « l’humanisme révolutionnaire». «Nous n’avons pas le
choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de vio­
lences » (p. 118). La question cruciale est donc de distinguer ces formes,
et de choisir entre elles celle qui constitue finalement une «bonne
forme».
D ’une manière qui surprend au premier abord, Merleau-Ponty
ramène ce problème à ceux qu’il avait déjà étudiés dans La Phénomé­
nologie de la Perception. Et c’est précisément ainsi qu’il trouve le
moyen d ’appliquer au champ propre de la politique des schèmes d ’in­
terprétation élaborés sur un tout autre terrain. Qu’est-ce en effet que
«com prendre» une situation politique? C ’est identifier un certain
«style du présent» (p. 153), c’est-à-dire déchiffrer une forme, de la
même manière dont procède la dynamique vécue de l’acte perceptif.
Dans la conclusion d 'Humanisme et Terreur, on peut lire à ce sujet ceci :
«Cette philosophie-là ne peut pas nous dire que l’humanité sera en
acte, comme si elle disposait de quelque connaissance séparée, et n’était
pas elle aussi embarquée dans l’expérience, dont elle n’est qu’une
conscience plus aiguë. Mais elle nous éveille à l’importance de l’événe­
ment et de l’action, elle nous fait aimer notre temps, qui n ’est pas la
simple répétition de l’étemel humain, la simple conclusion de prémisses
déjà posées, et qui, comme la moindre chose perçue - comme une bulle
de savon, comme une vague - , ou comme le plus simple dialogue, ren­
ferme indivis tout le désordre et tout l’ordre du monde» (p. 206).
Merleau-Ponty évoque ainsi l’idée d’une philosophie permettant de
tirer l’ordre du désordre, par l’opération d’un déchiffrement, qui trouve
précisément ses modèles du côté de l’acte perceptif. En effet la percep­
LES PHILOSOPHES FRANÇAIS DE L’APRÈS GUERRE 729

tion, dans ses actes les plus élémentaires, n’est pas réductible au fonc­
tionnement mécanique d’un appareil enregistreur. Mais elle consiste
dans la recherche d’un sens qui n’est pas déjà tout donné, et cette
recherche doit procéder par successives «esquisses» (les Abschattun-
gen husserliennes). Il s’agit donc de la construction d’un ordre de ratio­
nalité ou d ’organisation présomptive, analogue à celle dont procède le
déchiffrement d ’une situation politique, qui doit lui aussi dessiner les
contours d’un paysage, et ceci au fur et à mesure qu’est engagée, en pra­
tique, la dynamique de son exploration, qui est à la fois de l’ordre de la
découverte et de celui de l’invention.
Dans Humanisme et Terreur, revenons au passage de transition entre
les deux parties, où il est dit ceci :
« L’histoire est terreur parce qu’il faut toujours nous avancer, non pas
selon une ligne droite, toujours facile à tracer, mais en nous relevant à
chaque moment sur une situation générale qui change, comme un voya­
geur qui progresserait dans un paysage instable et modifié par ses
propres démarches, où ce qui était obstacle peut devenir passage et où le
droit chemin peut devenir détour» (p. 100).
Cette expérience, c ’est celle que, sans même s’en rendre compte, fait
tout promeneur qui s’oriente dans un champ de réalité, en y traçant des
lignes directrices qui, en même temps qu’elles organisent le champ,
paraissent surgir de la démarche de celui qui s’y aventure, et du même
coup transforment aussi ce champ, ou du moins les conditions selon les­
quelles celui-ci apparaît. Précisément en ce sens, Merleau-Ponty, en 1947,
créditait le marxisme d’une «perception de l’histoire qui fasse apparaître
à chaque moment les lignes de forces et les vecteurs du présent», donc
permette de « discerner une orientation des événements » (p. 104-105). Ce
qui revient à dire que l’action révolutionnaire doit être interprétée comme
un effort en vue d’informer ou de donner forme à la réalité humaine, de la
manière dont la psychologie de la forme reconstitue les opérations élé­
mentaires à travers lesquelles la perception donne forme au monde :
«Le tableau que nous pouvons nous faire de la vie soviétique est
comparable à ces figures ambiguës, à volonté mosaïque plane ou cube
dans l’espace, selon l’incidence des regards, sans que les matériaux
eux-mêmes imposent l’une des deux significations» (p. 147).
Ce monde, qui paraît dessiné par Vasarély, peut ainsi paraître indif­
féremment à plat ou en relief. Et c ’est par ce biais qu’on en revient au
thème de l’ambiguïté, qui joue de bout en bout un rôle directeur dans la
réflexion que Merleau-Ponty consacre aux problèmes de la politique.

Pour finir, revenons à la question posée au départ. Que nous


apprennent les deux textes que nous avons examinés à propos du
73 0 PIERRE MACHEREY

«philosophique», au sens d ’une certaine manière de faire de la philoso­


phie, d’aborder les problèmes philosophiques, dont ces textes consti­
tuent les symptômes? Il révèlent l’existence d’un champ théorico-pra-
tique de la philosophie où la politique fait problème. En effet, d ’une
part, la politique pose à la philosophie des questions dont celle-ci ne
peut se détourner; mais, d ’autre part, elle pose ces questions dans des
conditions qui les rendent, du moins en partie, insolubles. Revenons aux
types extrêmes de ces «solutions» proposés dans nos deux textes.
Tyrannie et Sagesse de Kojève propose une solution qu’on peut dire de
facilité, dans la mesure où elle consiste à abréger le temps nécessaire à
sa mise en œuvre; c’est pourquoi il convient, dans cette perspective, de
s’installer sans délais au point de vue de la fin de l’histoire, point de vue
duquel le problème du rapport de la philosophie à la politique, plutôt
que résolu, est supprimé, dans la forme de l’étrange alliance du Sage et
du Tyran qui permet au philosophe d’espérer pouvoir bientôt retourner
à ses affaires propres, en se désintéressant à nouveau de la politique,
lorsque celle-ci ne fera censément plus problème. Or cette solution
indique la subsistance d’un irréductible écart entre la philosophie et la
politique, qui ne se rencontrent qu’à la condition de se maintenir sur des
lignes complètement séparées. A l’opposé, Humanisme et Terreur de
Merleau-Ponty présente, non une solution de facilité, mais au contraire
une rumination des difficultés intrinsèques inhérentes à la relation phi-
losophie-politique, qui est proprement hiéroglyphique et labyrinthique.
Paradoxalement, c ’est néanmoins l’analyse proposée par Merleau-
Ponty, alors même qu’elle souligne l’ambiguïté propre à cette relation
maintenue en permanence « entre sens et non-sens », qui effectue la plus
intime fusion entre les schèmes d ’interprétation forgés sur le terrain
propre de l’analyse philosophique et l’effort en vue de dégager les
orientations d ’une conjoncture politique: en effet cet effort consiste en
la paradoxale tentative de s’orienter à la fois dans la pensée et dans le
champ de l’expérience historique, tentative qui débouche sur des
constructions provisoires et constitutionnellement instables, construc­
tions intéressantes philosophiquement en raison de leur essentielle pré­
carité.
On peut donc dire que le «philosophique», dans la France de cette
période apparaît, selon les voies les plus diverses, comme dominé et
écrasé par les problèmes de la politique, qu’il ne parvient ni à éluder, ni
à résoudre définitivement.

Pierre M acherey
Université de Lille I-Charles de Gaulle
DE LEVIATHAN
À THE NEW LEVIATHAN

Selon Robin George Collingwood (1889-1943), la philosophie de


l’histoire consiste en une certaine conception du devenir des civilisa­
tions. On peut alors se demander quelle est la crise de la civilisation
contemporaine qui explique le renouveau actuel aussi bien dans les nou­
velles éditions de l’historien-philosophe que dans les ouvrages récents
sur son œuvre, surtout depuis les années 1980. Je ne cite ici que le der­
nier livre paru à ma connaissance, qui comporte une bibliographie som­
maire mais suffisante, R.G. Collingwood, An Introduction, par Peter
Johnson, Thoemmes Press, 1998. Les rééditions ou éditions des
ouvrages de Collingwood sont impressionnantes; je ne prends pour
exemples que les livres concernant la philosophie de l’histoire ou la phi­
losophie politique: The Idea o f H istory, dont la première édition par
T.M. Knox est de 1946, est réédité par Jan Van der Dussen à l’Oxford
University Press en 1993, dans une perspective très critique à l’égard du
travail de T.M. Knox; Essays in the Philosophy o f History, édité par
William Debbins, University of Texas, Austin, en 1965; The New
Leviathan, dont la première édition date de 1942, est réédité en 1992 par
David Boucher, avec en plus l’édition de conférences inédites, pronon­
cées par Collingwood en 19401; les Essays in Political Philosophy sont
une collection d ’essais ou de conférences de dates diverses, éditées en
1989 par David Boucher. Enfin un Guide de la Correspondance de notre
auteur vient d’être édité par Peter Johnson (The Collingwood Society,
1998). Le lecteur pourra trouver à la Bodléienne, non seulement de
nombreuses publications de la Collingwood Society, mais encore de
nombreux manuscrits, et des études concernant ces manuscrits.
Je voudrais ici lire ou relire seulement The New Leviathan, o f Man,
Society, Civilization and Barbarism , ouvrage que Collingwood consi­
dérait comme inachevé, et qui fut en grande partie rédigé pendant les
bombardements de Londres en 1940. « Je crois me souvenir de quelque
chose que Bernard Bosanquet a dit un jour sur la perte que constitue
pour la pensée professionnelle le fait que celle-ci est toujours le fait de

«Goodness, Rightness, Utility » et «What ‘Civilization’ means».


732 PAULETTE CARRIVE

poltrons. Je ne prétends pas faire exception ; mais il a été dit dans une
lettre à Malvolio que «certains sont nés grands, certains parviennent à
la grandeur, et certains se voient la grandeur jetée sur eux»; et quelque
degré de grandeur, bien que je ne sache guère lequel, pourrait être attri­
bué à un livre qui fut en grande partie écrit non (comme Hegel s’en fai­
sait gloire) pendant la cannonade d’Iéna, mais pendant le bombarde­
ment de Londres.»
Collingwood voit lui-même son livre comme un témoignage sur la
nécessaire union de l’histoire et de la philosophie ; comme il l’écrit dans
une lettre du 8 décembre 1939 à E.R.Hughes, «je suis parfaitement
convaincu que cette idée pourrait sauver l’Europe, et je crois que rien
d ’autre ne le peut.»
Que le New Leviathan soit un hommage à Hobbes, c ’est une évi­
dence. La préface publiée annonce un parallèle étroit entre avec Levia­
than-. les deux ouvrages peuvent être considérés comme une anatomie
de l’absolutisme. On pourrait au premier abord être surpris, car ce terme
est péjoratif sous la plume de notre historien : il veut combattre « le nou­
vel absolutisme», alors qu’il n’y a rien de péjoratif, aujourd’hui, à par­
ler de l’absolutisme de Hobbes. On comprendra bien que Collingwood
veut combattre, comme Hobbes, les régimes fondés sur la force et non
sur l’autorité, c ’est-à-dire, comme Hobbes, le despotisme.
Mais surtout, dans cette préface publiée, Collingwood dresse un
parallèle entre la construction de son ouvrage et celle du livre de
Hobbes: première partie, «L’hom me», chez les deux auteurs; la
seconde, «L a République» chez Hobbes, «L a Société» chez Colling­
wood; la troisième, «La République chrétienne» chez Hobbes, «La
Civilisation» chez Collingwood; la quatrième, «Le Royaume des
Ténèbres» chez Hobbes, «L a Barbarie» chez Collingwood (p. lix).
L’Esquisse de la Préface de The New Leviathan, non publiée, mais
éditée aujourd’hui dans Essays in Political Philosophy, est un hommage
plus explicite à l’endroit de Hobbes. Collingwood nous dit avoir dédié
son livre à la mémoire de Hobbes. C ’est dans Leviathan, selon lui, que
l’idée d’une société civilisée a été pour la première fois exposée de
façon systématique ; l’opprobre qui a de siècle en siècle pesé sur ce livre
est la preuve qu’une révolte contre l’idée de société civilisée mijote
depuis longtemps ; la révolte a maintenant éclaté, et il est temps d ’expo­
ser à nouveau et de nouveau l’idée d’une société civilisée: «Le désac­
cord peut se durcir en différend ; dans ce cas, la situation est prête pour
une éristique où chacune des parties s’efforce de battre l’autre, ou bien,
demeurant simple désaccord, il peut préparer la scène pour une dialec­
tique où chacune des parties s’efforce de découvrir que la différence des
points de vue entre elles cache un accord fondamental» (29.53)
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 733

L’ouvrage de Hobbes comporte la plus grande somme imaginable de


sagesse politique, et c ’est à cause d’un sentimentalisme éthique et poli­
tique que l’on a méconnu, à travers sa «féroce ironie», son intelligence
profonde (Préfacé, p. l x ).
Il était urgent de faire revivre la sagesse de Leviathan. Et si Colling­
wood nous dit avoir commencé à rédiger son ouvrage au moment où a
éclaté la guerre de 1940, il dit avoir commencé à pressentir ce qu’était
la nouvelle barbarie des «Allem ands» au moment de la guerre de 1914-
1918 (p. l x i ).
Hobbes est aux yeux de Collingwood à la fois le penseur le plus ori­
ginal (32.41)2 et le plus anglais (32.8), cette dernière caractéristique
étant due au fait que l’Angleterre connaît l’institution du Parlement
depuis des siècles, condition que l’on ne retrouve pas dans la Prusse bar­
bare (45.86). La condition du monde au XVIIe et au XVIIIe siècles était
telle que Hobbes pouvait être compris sans commentaire par un autre
Anglais, Locke, par «un Portugais de tradition juive et hollandaise» et
par « le citoyen de Genève» (32,9).
Pour la première fois dans l’histoire, ceux qui ont défini les Lévia-
thans comme des «animaux artificiels», Hobbes au premier rang, ont
soulevé l’espoir qu’il y ait «protection et défense» contre ces cauche­
mars que sont l’oppression, l’exploitation, la persécution, la guerre, la
torture (12.91-93). Pour Hobbes, selon Collingwood, cet animal - ou
plutôt cet homme - artificiel est le nom de la volonté sociale commune
(33.41). Cet espoir, au moment où Collingwood écrit The New Levia­
than, se change en désespoir, et un cauchemar pire que celui qui est
symbolisé par Frankenstein se fait jour.
Je voudrais, en suivant le découpage des deux ouvrages, mentionner les
thèmes que Collingwood privilégie et interprète selon sa vision du monde.
Il et frappant de constater que Collingwood interprète la consigne de
Hobbes, «Nosce teipsum, Read thy self» (Collingwood dit «In teipsum
redi») dans le cadre de sa méthodologie de l’histoire, c ’est-à-dire du
doublet «question-réponse»: il n ’y a de connaissance historique que si
des questions précises sont posées au préalable (1.87-88).
Une des grandes découvertes de Hobbes, c ’est cette théorie selon
laquelle il n’y a pas de connaissance sans langage, sans enregistrement
des mots (6.44). Certes, il est paradoxal de dire que le langage engendre
la raison ; mais Copernic, Newton et Darwin ont défendu des paradoxes
plus audacieux (6.54).

2 Le livre est présenté en paragraphes, chacun numéroté de deux chiffres, le premier


étant celui du chapitre, le second celui du paragraphe dans le chapitre (à la manière
du Traité de Wittgenstein).
734 PAULETTE CARRIVE

Collingwood exprime cependant quelques réserves à l’égard de la


conception de l’homme que défend Hobbes. Par exemple il critique la
vison rationaliste de la peur que Hobbes propose, avec d’ailleurs les
penseurs de son époque. Hobbes voit dans la peur une aversion, «jointe
à l’opinion d’un dommage causé par l’objet» (Leviathan , p. 25, édition
originale)3. Collingwood critique cette vision rationaliste: bien des
peurs sont inexpliquées ; un homme effrayé ne peut exprimer en syllo­
gismes sa crainte. Ce qui importe ici, c ’est une grande loi de l’histoire
que l’on retrouvera à propos de la barbarie, «la loi des survivances pri­
mitives» (9.5) selon laquelle les niveaux inférieurs de comportements
résistent - dans ce cas, résistent aux fonctions supérieures, rationnelles
ou autres (10.23-25).
De même Collingwood critique la conception que Hobbes se fait de
l’appétit et du désir (Leviathan , p. 24). Il lui reproche, comme par
ailleurs à Spinoza, de confondre l’appétit et le désir, et surtout de pro­
poser une conception individualiste du bien (11.45). On pressent ici une
vision de la nature humaine moins pessimiste, plus dialectique, comme
on le verra, que celle de Hobbes.
Je voudrais m ’attarder un peu sur les références que fait Colling­
wood au concept d ’état de nature chez Hobbes.
Et d ’abord j ’ose ici une remarque terminologique. Si notre historien
emploie ici l’expression traditionnelle «état de nature», par exemple
dans le manuscrit «M odem Politics» publié dans Essays in Political
Philosophy (p. 185) et dans l’article de 1940 «Fascism and Nazism »
dans ce même recueil (p. 193), il me semble qu’il privilégie l’expression
«condition naturelle de l’hum anité» lorsqu’il se réfère au chapitreXIII
de Leviathan dans The N ew Leviathan. Or on peut, sans trop de cuistre­
rie, estimer qu’il y a une différence de sens entre les deux expressions.
Le titre du chapitreXIII de Hobbes est bien «O f the Naturall Condition
of M ankind», et non «State of Nature» ou «in statu naturæ» comme
dans le D e Cive. On ne trouve pas, autant que je sache, dans Leviathan,
l’expression «State of nature» mais les expressions «State of meer
nature», ou «m eer nature», ou «condition of nature», ou «condition of
mere nature»4. La condition naturelle de l’humanité, si elle est natu­
relle, perdure dans la société. C ’est bien ce que Hobbes veut faire
entendre dans les exemples qu’il donne dans le chapitre XIII de son

3 Collingwood cite Leviathan avec la pagination originale, dans le fac-similé de 1909


(Oxford, Clarendon Press); il cite et critique la préface posthume de W.G. Pogson
Smith (6.5, note). La pagination originale est reproduite dans l’édition de Macpher-
son.
4 Par exemple p. 188, 196, 1 9 8 ,2 0 0 ,2 1 6 ,2 5 3 ,2 5 4 ,3 1 4 .
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 735

grand ouvrage. Collingwood rappelle à plusieurs reprises que les sou­


verains, selon Hobbes, restant les uns à l’égard des autres dans l’état de
nature (par exemple dans Essays in Political Philosophy, p. 185; The
New Leviathan, 32.54-55). Il donne lui-même un exemple amusé de
cette persistance de l’état de nature dans la société civilisée, les rites du
mariage chrétien qui prouvent qu’il demeure un élément de non-liberté,
ou encore un élément «négatif» (23.43-44-45).
Plus généralement, les conditions de l’état de nature ne sont jamais
complètement abolies, selon Hobbes tel que l’interprète Collingwood,
mais seulement suspendues, et cela selon trois points de vue : un peuple
qui a émergé de l’état de nature y reste cependant sous certains angles
plongé (32.42); certains peuples n’en émergent jamais (32.43); le pro­
cessus de la vie politique est réversible, il peut y avoir des régressions,
c ’est-à-dire la perte de la liberté et de la sociabilité (32.44).
Cependant Collingwood fait trois réserves, d’ailleurs nuancées, à la
vision de l’état de nature dans Leviathan: d’abord l’état de nature n ’est
pas un état de guerre, et Locke l’a bien montré ; cependant Hobbes a rai­
son sur le plan théorique de ne pas distinguer état de nature et état de
guerre, mais si l’on pense dynamiquement la vie politique, alors le point
de vue de Locke est plus près de la vérité - Hobbes ayant d’ailleurs anti­
cipé la critique de Locke (32.64-67).
Ensuite Collingwood estime contre Hobbes que les hommes qui
vivent à l’état de nature ne sont pas solitaires. Les Yahoos n’étaient pas
solitaires. Naturellement, comme ils n’avaient pas de volonté libre, ils
n ’étaient pas sociables, mais ils étaient grégaires ; ils trouvaient plaisir à
se rassembler (30.62).
Enfin, Hobbes, en tant qu’utilitariste, comme les hommes de cette
époque, pensait que les hommes dans l’état de nature étaient les enne­
mis les uns des autres ; mais leur raison pratique leur apprenait à éviter
les effroyables conséquences d ’une inimitié mutuelle et à devenir amis
(36.71). Il faut donc dire que Hobbes «avait raison de penser que les
hommes sont ‘naturellement’ ennemis les uns des autres; c ’est ce qu’ils
sont; mais ils sont aussi ‘naturellement’ am is» (36.72).
Ces quelques restrictions mises à part, Collingwood estime que
Hobbes a une juste conception de l’état de nature et de ses résurgences
dans la vie civile. Hobbes, autrement dit, voit dans le corps politique
«une chose dialectique», «un monde héraclitéen dans lequel il y a à
chaque moment donné un élément négatif, un élément de non-sociabi­
lité qui est en voie de disparition, ou qui, au moins est menacé d’aboli­
tion par la croissance de l’élément positif [...] un élément de sociabi­
lité» (24.68). Il y a une dialectique de l’histoire comme il y a une
dialectique de la pensée. Platon a le premier posé la question: «com ­
73 6 PAULETTE CARRIVE

ment l’intellect peut-il trouver sa voie dans une monde héraclitéen?»


(24.63). Et de même que Platon distingue deux modes de discussion,
l’éristique, mode dans lequel chaque partie essaie de prouver qu’elle a
raison, et la dialectique, où le but est de montrer que chaque point de vue
peut s’accorder avec le point de vue opposé (24.58-59), de même il y a
dans l’histoire européenne deux principes opposés à l’œuvre, le prin­
cipe de la démocratie, ou principe de gouvernement de soi-même, et le
principe de l’aristocratie, ou principe de force, ces deux principes
n ’étant pas toujours dans une relation dialectique, mais parfois dans une
relation éristique (27.51). J ’y reviendrai. La substitution d’une relation
éristique à une relation dialectique «est toujours illusoire et toujours
dangereuse» (27.52).
Cette relation éristique de la démocratie et de l’aristocratie est para­
digmatique. On peut la retrouver dans bien des domaines. Un processus
politique est éristique si les parties usent de la force pour assurer leur
victoire; il est dialectique s’il vise à l’accord au moyen d’un langage,
quel que soit ce langage (28.17-18).
Cette opposition de processus est manifeste dans la politique exté­
rieure; un processus est éristique si chacun veut la victoire; il est dia­
lectique si chaque partie essaie de découvrir que la différence des points
de vue dissimule un accord fondamental (29.53).
Il ne faut cependant pas oublier que dans la conception du monde
que se fait Collingwood, le négatif, le mal, ne disparaît jamais complè­
tement. Ainsi, un désaccord entre deux corps politiques, comme l’avait
bien vu Hobbes, est irréductible ; il tient à la différence des corps poli­
tiques (29.55). Encore faut-il que ce désaccord ne devienne pas un dif­
férend. Lorsque le point de vue éristique l’emporte, survient la guerre;
« la guerre est l’éristique de la politique extérieure» (29.64).
La guerre n ’est pas, comme le croit Clausewitz (30.14) la continua­
tion de la politique par d ’autres moyens, c ’est une rupture, le renverse­
ment de la méthode dialectique de la vie politique (29.6). Mais cela ne
veut pas dire que Collingwood soit pacifiste (29.94-98; 30.96-97).
L’abolition de la guerre est impensable parce qu’une société n ’est
jam ais complètement une société et qu’il y a toujours en nous un élé­
ment de Yahoo (30.8-82). Non qu’il y ait des bonnes causes de guerre;
«une bonne cause est la cause de la paix» (30.91). Un corps politique
peut avoir une raison de faire la guerre si le but est le progrès de la rai­
son et si ce progrès est menacé par un autre corps politique qui a été lui-
même réduit au niveau d’un troupeau Yahoo (30.91). Il n ’y a pas,
contrairement à ce croient les pacifistes, une dialectique de la guerre
selon laquelle la guerre n ’amène jamais la paix. Paix et guerre ne sont
pas des contradictoires comme le blanc et le non-blanc»; ce sont des
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 737

contraires, comme blanc et noir, et la dialectique n ’a lieu qu’entre des


contradictoires; «il n’y a pas de dialectique pour convertir le différend
en accord» (30.97). La guerre est justifiée comme la seule méthode
pour arrêter un peuple dont les individus sont victimes de leurs émo­
tions et qui est collectivement la proie de la règle tyrannique, mais à
succès, d ’un sous-homme qu’il acclame comme un surhomme (30.99).
L’univers de la politique extérieure est par essence héraclitéen.
Cette opposition de processus éristique et de processus dialectique
se trouve aussi dans le monde juridique. La législation est l’aspect dia­
lectique de la vie ; l’appel à la règle de droit signifie la substitution de la
règle du droit, dans une querelle, à la méthode éristique (39.52).
On peut enfin trouver la même opposition dans la sphère de la reli­
gion. A propos de « l’hérésie albigeoise», qui pour notre auteur n’est
pas à proprement parler une hérésie, mais une forme de barbarie (la
seconde barbarie après celle des Sarrasins - c ’est-à-dire des musulmans
- la troisième sera celle des Turcs ; la quatrième celle des Allemands),
Collingwood écrit que les Albigeois voulaient la défaite de leurs adver­
saires, et donc adoptaient un point de vue éristique. Collingwood estime
que cette hérésie chrétienne n’est pas chrétienne : elle est plus proche du
manichéisme ; pour les manichéens, le bien et le mal sont éternellement
opposés, et la lutte ne peut avoir de fin ; c’est une attitude éristique. Pour
les chrétiens - et Collingwood a dans la plupart de ses écrits montré
l’importance fondamentale du christianisme pour les nations civilisées
- le bien est plus fort que le mal, et il doit l’emporter dans des discus­
sions dialectiques (43.13-16).
Vivre de façon éristique, ou de façon dialectique, c’est un choix de
vie (36.83).
Comme on l’a vu, c’est dans le domaine de la politique intérieure
que cette opposition est la plus frappante.
Il faut d ’abord rappeler que le corps politique est selon Collingwood
une société, c ’est-à-dire une forme supérieure de communauté, dont les
membres partagent une conscience et une volonté sociales, et pas seule­
ment des biens (20.2). La société est une communauté qui se règle elle-
même. La communauté est temporellement et logiquement antérieure à
la société en ce qu’elle comporte des éléments passionnels et irration­
nels. La société est une relation entre «personnes», c’est-à-dire entre
hommes libres, qui vient à l’existence par un «contrat de société»
(19.51, 53) ; le contrat est une activité conjointe d ’agents libres (19.57) ;
chacun, par le contrat, déclare sa volonté de poursuivre le but commun
de la société (20.65).
Mais, selon ce schéma de pensée que nous rencontrons sans cesse
chez notre auteur, aucune société ne peut perdre toute trace de la com ­
munauté non sociale dont elle a émergé (21.55).
738 PAULETTE CARRIVE

De même que la société familiale comprend une communauté non


sociale, celle des enfants qui ne se joignent pas à la famille par une
volonté libre, communauté qui peu à peu se transforme en une société
d ’adultes, qui deviennent en général des parents constituant le noyau
central de la communauté (23.27), de même le corps politique est
constitué de sujets qui ne gouvernent pas et de dirigeants : « par une dia­
lectique du même genre les sujets dans un corps politique en arrivent à
avoir en commun l’opération de la règle» (24.75).
Collingwood pose alors ce qu’il appelle «les trois lois de la poli­
tique» (25.6)5. Le première loi est celle-ci: «U n corps politique est
divisé en une classe de gouvernants et une classe de gouvernés » (25.7) ;
la seconde: «La barrière entre les deux classes est perméable dans un
sens ascendant (25.8)»; la troisième: «Il y a une correspondance entre
les gouvernants et les gouvernés par laquelle les premiers deviennent
aptes à gouverner ceux-ci en tant que distincts d’autres personnes, et les
derniers à être gouvernés en tant que distincts d’autres personnes»
(25.9). La règle des gouvernants doit être de promouvoir la liberté, règle
que refusent fascistes et nazis.
C ’est à propos du rapport entre gouvernants et gouvernés que Col­
lingwood analyse les formes de gouvernement que sont la démocratie et
l’aristocratie, et leurs relations éristiques ou dialectiques. A la question :
«Comment rendre la classe dirigeante aussi forte que possible?», la
démocratie répond : « en l’élargissant à la classe des gouvernés », l’aris­
tocratie répond: «en la restreignant autant que possible» (26.14-15).
Le principe de l’aristocratie est la force, celui de la démocratie le
gouvernement de soi-même (27.47). La force n’est pas l’autorité; l’au­
torité à l’intérieur d’une communauté non sociale, c ’est la force (21.72).
La plus grande découverte qui ait été faite depuis Aristote est celle de
Hobbes, selon qui le souverain ne gouverne pas par la force mais par
l’autorité (24.49).
Mais d ’une part il ne faut pas minimiser le fait qu’un élément de
force subsiste toujours dans un corps politique, ce qui le rapproche de la
famille (27.1); d ’autre part et surtout, il ne faut pas voir les relations
entre la démocratie et l’aristocratie comme éristiques, mais comme dia­
lectiques; démocratie et aristocratie sont les éléments, l’un positif,
l’autre négatif, de la vie politique (26.16); ce sont des règles corréla­
tives dans le processus qui change les gouvernés en gouvernants (26.2).
Il n’y a rien de tel qu’une pure démocratie ou une pure aristocratie. C ’est

5 On trouve dans l’ouvrage Essays in Political Philosophy la réimpression d’une


conférence, «The Three Laws o f Politic», publié originellement dans le recueil
Hobhouse Memorial Lectures, 1941-50 (Oxford University Press, 1952).
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 739

une vision éristique et donc doctrinaire qui érige en types idéaux ces
fausses abstractions que sont démocratie et aristocratie. La relation
authentique entre les deux est dialectique, comme le montre l’histoire
grecque. C ’est au XIXe siècle en Europe que l’idée se fit jour qu’il y
avait entre démocratie et aristocratie une relation éristique, et non dia­
lectique (27.51); c ’est une fausse dialectique (27.55), une erreur
(27.56), une folie (27.57), un délire dangereux (27.59).
C ’est dans ces termes de relations éristiques ou dialectiques que peu­
vent être définis les deux grands partis anglais à l’époque de Colling­
wood, proche de l’idée aristocratique, le parti conservateur, proche de
l’idée démocratique, le parti libéral. Mais si l’un ne comprend pas les
raisons du parti opposé, il cesse d’être un parti et devient une faction
(27.92). La France, quant à elle, n ’a jamais compris la dialectique de la
vie politique, et cela explique son échec en 40 : ce ne fut pas un échec
strictement militaire, mais une défaite politique (27.63).
C ’est à propos de la civilisation que l’opposition de l’éristique et de
la dialectique est la plus éloquente. The New Leviathan culmine, on le
sait, dans l’analyse de l’idée de civilisation et la description de quatre
barbaries, comme on l’a vu.
L’opposition de la barbarie et de la civilisation n ’est pas aussi tran­
chée que l’ont estimée les penseurs de l’âge classique; Collingwood
exprime des réserves à l’égard de Hobbes, mais aussi de Locke et de
Rousseau, qui ont posé comme allant de soi l’opposition abrupte de la
barbarie et de la civilisation («W hat Civilization means», The New
Leviathan, p. 486). Notre auteur défend ensemble deux positions qui
pourraient paraître contradictoires: barbarie et civilisation sont des
notions relatives, mais affirmer cette relativité n ’implique pas un relati­
visme historique.
« La civilisation » « est d’abord le nom d ’un processus par lequel une
communauté passe d’une condition de relative barbarie à une condition
de civilité relative» (35.1). Ce processus a lieu entre les membres d’une
communauté, mais aussi entre cette communauté et le monde naturel, et
entre cette communauté et des communautés étrangères (35.38).
Ce processus n ’est jamais achevé. Civilisation et barbarie sont des
êtres idéaux. Civilisation et barbarie sont des contradictoires, et non des
contraires, et c’est pourquoi ils sont dans une relation dialectique. Une
communauté qui se civilise approche le plus près possible d’un «idéal»
de civilité, et s’écarte de plus en plus de l’état « idéal » de barbarie (34.51 ).
Mais la civilisation est un « idéal » au sens plus courant du mot, et
c’est pourquoi elle ne peut être qu’approchée: «la civilisation est un
processus d’approximation d’un état idéal » (34.5). C ’est une «approxi­
mation asymptotique de la condition idéale de civilité» (35.16).
740 PAULETTE CARRIVE

Il faut alors définir la «civilité», ce que Collingwood fait longue­


ment. Je ne retiens ici que cette définition : la civilité est la sociabilité ;
«elle est la condition selon laquelle chaque membre de la communauté,
en tant qu’il est un homme libre dans une communauté d’hommes
libres, se respecte lui-même et respecte les autres membres, les traite en
conséquence et s’attend à être traité d’eux de la même façon» (37.25).
Si la civilité, c ’est la sociabilité, alors le processus n’est jam ais
achevé; l’essai de réaliser cette condition idéale est au mieux une
approximation asymptotique (37.26).
Cela revient à dire que devenir civilisé, cela signifie vivre dialecti­
quement: «Etre civilisé signifie vivre, autant que possible, dialectique­
ment, c ’est-à-dire vivre avec l’effort conscient de transformer toute
occasion de désaccord en une occasion d’accord. Un certain degré de
force est inévitable dans la vie humaine ; mais être civilisé cela signifie
réduire ce degré, et devenir plus civilisé, cela signifie le réduire encore
davantage» (39.15).
Si barbarie et civilisation sont relatives l’une par rapport à l’autre, ou
encore sont en relation dialectique, cela ne veut pas dire pour autant que
Collingwood défende un quelconque relativisme. C ’est ce qu’il affirme
avec force dans la conférence prononcée en 1940, sur le thème «W hat
‘Civilization’ means».
Collingwood critique la conception que se fit son époque de la rela­
tion entre civilisation et barbarie : chaque société donnée, à un moment
donné, a son modèle de ce qu’est la vie civilisée, et considère d ’autres
sociétés comme civilisées dans la mesure où elles reconnaissent ce
modèle, et comme barbares si elles ne le respectent pas ; cette concep­
tion conduit les Européens à penser que les Chinois sont barbares et les
Chinois à penser de même des Européens.
Collingwood refuse ce relativisme historique, car il conduit à refuser
qu’il y ait à la fois un idéal de conduite civilisée et un seul, et plusieurs
idéaux valides pour une société donnée à une époque donnée (p. 489). Il
peut y avoir à la fois pluralisme et monisme; des idéaux divergents pré­
supposent un idéal vers lequel ils convergent : « la pluralité des civilisa­
tions n’exclut pas un sens selon lequel la civilisation est une» (p. 490).
Collingwood illustre cet apparent paradoxe par la distinction de trois
ordres d ’idéaux (p. 490-496). Selon le premier ordre, un homme ou un
groupe donné a conscience de reconnaître et de réaliser un idéal de civi­
lisation, par exemple la civilité anglaise ou la civilité chinoise ; cet idéal
varie indéfiniment. Mais en même temps cet homme ou ce groupe
reconnaît mais ne réalise pas un idéal de second ordre; cet idéal varie
moins que le premier, par exemple l’idéal du «gentleman» anglais ou
de la politesse française. Il faut préciser qu’un idéal qui est considéré
DE LEVIATHAN À THE N EW LEVIATHAN 741

comme étant de second ordre par un groupe ou un homme peut être


considéré, parfois de façon mensongère, comme un idéal de premier
ordre par un autre groupe ou un autre homme.
Le troisième ordre est l’idéal d’une société universelle: «la civilité
en toute sorte d ’occasion, la civilité à toute espèce de titre, la civilité
envers toute sorte de personne. Cet idéal n’a pas voulu rester sans
témoin. La littérature chrétienne fourmille de références à elle, depuis le
Sermon sur la montagne et toute la suite.» (p. 494). Cet idéal du troi­
sième ordre est la source des autres idéaux de conduite civilisée.
On peut sans doute contester que le Christ soit pour toute l’humanité
l’incarnation de l’idéal du troisième ordre. Jusqu’à présent nous
n ’avons guère d ’autre figure à proposer.
Quoi qu’il en soit, la civilisation est une activité; «la civilisation et
les progrès de la civilisation sont une seule et même chose. La volonté
d ’être civilisé est identique à la volonté de devenir civilisé. [...] Toute
civilisation est une aventure» (p. 500). Les éléments de barbarie qui
demeurent sont des éléments résiduels; les chances de progrès, elles,
s’accroissent (p. 498). Il ne faut pas les manquer. Collingwood appelle
«dialectique du mécontentement» cette prise de conscience des élé­
ments de barbarie dans une civilisation donnée. Elle donne lieu à deux
attitudes opposées, l’attitude réformatrice et l’attitude conservatrice.
Comme on peut s’y attendre étant donné l’esprit authentiquement «dia­
lectique» de Collingwood, notre historien-philosophe estime les deux
attitudes justifiées.
Je me demandais ce qui justifiait le renouveau depuis les années
1980 des études sur Collingwood. Il est évident que l’on ne pourrait pas
aujourd’hui traiter de barbaries les quatre «barbaries» que notre auteur
dénonce. Il est non moins évident qu’il y a dans toute civilisation des
résidus de barbarie, à des degrés certes bien différents ; la « dialectique
du mécontentement» exige toute notre lucidité.

Paulette C a r r iv e
Université de Paris l-Panthéon
VISITE À UN ÉPICURIEN :
MAURICE BROTTEAUX

Qui donc fûtes-vous, Maurice Brotteaux des îlettes, philosophe mis


en scène par France dans Les Dieux ont soif! L’ombre de Cyrano (celui
d ’Edmond Rostand) nous souffle: «bien des choses, en somme», et
nous ne pouvons que lui donner raison. Bien des choses, en effet, et bien
des gens*.
Brotteaux, héros de roman historique, est par sa biographie et ses
enracinements, une figure riche, vivante et plurielle. Citons quelques-
unes de ses composantes et, si l’on veut, de ses modèles. Comme Hel-
vétius et Lavoisier, il est - ou a été - fermier général (XXIV, 597), ce qui
le poussera en l’an II sous le «rasoir national» pour avoir «dilapidé les
finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la sub­
stance du peuple» [ibid.]: en clair, il fut coupable par fonction et par
position. Appartient-il à la génération d’Helvétius (né en 1715) ou à
celle de Lavoisier (né en 1743)? A sa mort,peu de jours avant le 9 ther­
midor, il est encore dans la force de l’âge: s’il parle de lui-même,
quelques semaines plustôt, comme d’une «tour en ruines» (XI, 522),
c ’est à sa ruine matérielle qu’il songe et non à une décrépitude phy­
sique: optons donc pour l’hypothèse Lavoisier. Comme Vivant Denon
(né quatre ans plus tard, en 1747), il pratique les arts, fait son tour
d’Italie et fut à Rome en 1772 le familier du cardinal de Bemis, alors
ambassadeur de Louis XV au Vatican (X, 522). Ses talents de peintre et
de dessinateur l’aideront, vingt ans plus tard, à subsister en faisant des
portraits à cinq sols sous les portes cochères (XII, 530). Fils de traitant
anobli, il a pour armoiries «trois îlots d ’or achetés à beaux deniers
comptants par son père» (VI, 481): armes parlantes qui l’apparentent,
dans le réel, au ministre Sartine pourvu pour sa part de trois sardines
d ’or. Reçu chez le baron d ’Holbach «dont les fauteuils dorés servaient
de fondement à la philosophie naturelle» (VI, 479), il a reçu lui-même
fastueusement aux îlettes (son Grandval à lui) «des déesses de l’Opéra

* Dans le courant du présent article, les indications de chapitre et de page renvoient à


l’édition des Dieux ont so if contenue au tome IV des Œuvres d’Anatole France,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1984-1994, textes établis et présentés par
Marie-Claire Bancquart.
744 JEAN DEPRUN

et de la Comédie-Française» (X, 513). Voué comme André Chénier au


«rasoir national», il tire comme lui de son athéisme «une source abon­
dante de délices» (VI, 478) et raille sans pitié le Dieu robespierriste du
vertueux Evariste Gamelin: «Q u’est-ce que la Bastille et même la
Chambre ardente, auprès de l’Enfer? L’humanité copie ses dieux sur ses
tyrans, et vous, qui rejetez l’original, vous gardez la copie !» (VI, 479).
On ne s’étonnera pas que, pour lui «le plus grand génie du siècle» soit
Boulanger (XIX, 580).
Précisons maintenant son enracinement dans l’espace. Son nom de
famille est celui d’un quartier de Lyon et c ’est ce que, thématiquement,
rappellent les pantins qu’il fabrique (II, 439 et passim ). Mais le curseur
se déplace vers l’ouest quand nous apprenons que, compatriote de la
sibylle de Panzoust, il est Tourangeau («son pays est aussi le mien», V,
471). Sa terre des îlettes est au bord du Cher (XI, 521) et son lapsus
(volontaire ?) sur « la multitude des ânes » (XI, 522) vient en droite ligne
de Rabelais ( Tiers Livre, ch. 22 et 23). Mais voici que le curseur oblique
vers le nord : Les Islettes sont dans le réel un bourg de l’Argonne et nous
savons, par les Carnets d ’Anatole France, que le défilé des Islettes avait
impressionné le romancier en 1910 (L. Carias, Les Carnets intimes
d ’Anatole France, Paris, 1946, p. 48). Des Islettes aux îlettes la diffé­
rence est purement orthographique et l’on sait que l’accent circonflexe
est en pareil cas la marque de l’s disparu.) Ajoutons que Les Islettes
étaient, aux XVIIIe et XIXe siècles, renommées pour leurs céramiques :
dans l’esprit de France, le choix de ce nom de terre était surdéterminé,
souvenirs d’angoisse et souvenirs d ’art se conjuguant pour y enraciner
Brotteaux. Notons enfin, pour offrir sa revanche à la Touraine, que dans
le texte primitif du roman, Brotteaux était donné comme «ancien rece­
veur des tailles de l’élection de Vendôme» (II, 439 var. a, p. 1389).
Q u’importent après tout ces déplacements de site? La prégnance du
personnage, sensible à tout lecteur, n’a pu qu’y gagner.

Plus que ces données documentaires, un fait d ’ordre intime vient


renforcer encore cette prégnance: Brotteaux est, d ’un bout à l’autre du
livre, le porte-parole de France lui-même. Avant 1912, l’écrivain avait
campé des adeptes de l’épicurisme: le Dorion de Thaïs en 1890, le
Lamia du Procurateur de Judée en 1891. (Le Procurateur devait,
comme on sait, être repris un an plus tard dans L ’Etui de nacre.) France,
en 1894, groupa quelques extraits de chroniques parues dans Le Temps
dans son Jardin d ’Epicure. Brotteaux apparaît donc au terme d ’une
série, mais la domine comme l’être en acte domine l’être en puissance.
Dorion, hédoniste fatigué, trouvait, faute de mieux, un succédané de
plaisir dans la méditation: ses maux d ’estomac ne lui en laissaient pas
VISITE À UN ÉPICURIEN : MAURICE BROTTEAUX 745

d’autres. Le Lamia du Procurateur n ’a, quant à lui, guère plus de pres­


tige. Exilé par Tibère à la suite d ’un adultère, il passe dix-huit ans loin
de Rome et devient en Judée l’ami et le protégé du procurateur Pilate.
Rentré en grâce, au moins partiellement, sous Caligula, il vit à demi
reclus dans sa maison des Esquilies et, assagi par ses misères mêmes,
médite - faute de mieux, comme Dorion - les livres d’Epicure. Peu de
prégnance, peu de prestige, en conséquence, chez ce second adepte de la
doctrine. France ne fait de lui, dans le conte où il figure, que le faire-
valoir de Pilate. Quant aux fragments peuplant, si l’on ose dire, Le Jar­
din d ’Epicure, ils ne nous mettent en face d ’aucune figure vraiment pit­
toresque, hormis celle du trafiquant Cadmus, pirate, marchand
d’esclaves et redoutable inventeur de l’alphabet. Nous n’aimerions ren­
contrer ce truand ni sur la mer, ni au coin d’un bois. Pittoresque tant
qu’on voudra, mais nullement fraternel.
Tout autre est le cas de Brotteaux, homme «aim able» (XVIII, 569),
« sociable » (XIX, 577) et surtout secourable. Au péril de sa liberté et de
sa vie, ce « sybarite» (XII, 532) faisant de la recherche du plaisir « la fin
unique de la vie» (VI, 480),bref cet épicurien citant savamment son
maître (XIV, 547) et muni usque ad mortem d ’un Lucrèce de poche
(XXVI, 601), recueille dans sa soupente deux suspects traqués par la
Terreur: Louis Longuemare, religieux réfractaire et Marthe Gorcut, dite
Athénaïs, fille de joie coupable d’avoir arraché sa cocarde et crié:
«Vive le roi !»(XII, 533; XIV, 550). Quels mobiles l’y ont-ils poussé?
Non, certes, l’idée naïve que l’humanité aurait des droits; Brotteaux
récuse la réplique de Dom Juan au Pauvre : « ce préjugé, dans un esprit
aussi libre que le sien, m ’afflige» (XII, 533). «Ce que je fais», dit-il au
P. Longuemare, «je le fais par cet égoïsme qui inspire à l’homme tous
les actes de générosité et de dévouement en le faisant se reconnaître
dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune
dans l’infortune d’autrui et en l’excitant à porter aide à un mortel sem­
blable à lui par la nature et la destinée (...). Je le fais encore par désœu­
vrement (...) ; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous ; je
fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée
est capable» (XII, 533-534). De ces quatre motivations (compassion,
goût du risque, orgueil et esprit de système), les trois dernières sont des
replis de la volonté de puissance et nous placent sur la route, très
moderne, qui va de Hobbes à Nietzsche. Quid, en revanche, de la com­
passion ou com-passion? Virgile, disciple de Siron et, à travers lui,
d ’Epicure, pourrait ici avoir inspiré France. Quand Didon, à Carthage,
746 JEAN DEPRUN

Non ignara mali, miseris succurrere disco (Enéide I, 630)


jette, croyons-nous, le pont - ou peut-être, soyons prudents : la passe­
relle - entre l’hédoniste et son prochain. Malheureuse, j ’appris à
plaindre le malheur, ce bel alexandrin de Delille, qui rend vers pour
vers l’hexamètre de Virgile, francise aujourd’hui pour nous l’enseigne­
ment épicurien reçu de Siron par Virgile. Si tel fut l’arrière-plan du dis­
cours tenu par Brotteaux au P. Longuemare, France sera justifié de
l’avoir prêté à son héros.
On peut penser, bien sûr, à d’autres arrière-plans. Antérieurement à
Virgile, Y Homo sum, humani nihil a me alienum puto de Térence («Je
suis homme, et rien d ’humain ne m ’est étranger» - L’Homme qui se
punit lui-même, I, 1, 25) pourrait également être cité. A une date plus
tardive, une phrase de Pline l’ancien : Deus est mortali juvare m ortalem
(«Dieu c ’est, pour un mortel, d ’aider les mortels » - H istoire naturelle,
II, I, 1) a droit aussi de compter parmi les sources possibles de France.
Une réserve, pourtant, vient à l’esprit: même si Pline fait ici allusion à
l’héroïsation posthume des hommes bienfaisants (les « évergètes »),
l’allure de ce texte est stoïco-panthéiste plus qu’épicurienne, et peu
compatible, surtout, avec l’athéisme de Brotteaux.
Quoi qu’on pense de ce dernier problème, un fait demeure : France a
pu, sans contrevenir à la rigueur historique, prêter à son héros épicurien
des propos ego-altruistes cohérents et convaincants. Transcrivons main­
tenant, hors de la stricte mouvance épicurienne, quelques lignes du
baron d ’Holbach. Brotteaux y eût reconnu le § 178 du Bon Sens:
On demande quels motifs un athée peut avoir de bien faire ? Il peut avoir
le motif de se plaire à lui-même, de plaire à ses semblables, de vivre
heureux et tranquille ; de se faire aimer et considérer des hommes, dont
l’existence et les dispositions sont bien plus sûres et plus connues, que
celles d’un être impossible à connaître. Celui qui ne craint pas les Dieux
peut-il craindre quelque chose? Il peut craindre les hommes; il peut
craindre le mépris, le déshonneur, les châtiments et la vengeance des
lois : enfin il peut se craindre lui-même et les remords qu’éprouvent tous
ceux qui ont la conscience d’avoir encouru ou mérité la haine de leurs
semblables. (Le Bon Sens, Editions rationalistes, Paris, 1971, p. 198).

Un héros de Sade eût-il admis ces attendus ? On peut, certes, en douter.


Ceux que France a prêtés à Maurice Brotteaux nous semblent en revanche
plus réalistes et plus prudents. Brotteaux (c’est-à-dire France) supérieur,
dans ce cas précis, au châtelain du Grandval? Ce n’est pas impossible.
Accompagnons, pour finir, notre héros dans la charrette qui le
conduit, les mains liées, vers la «barrière du Trône renversé» (ci-devant
VISITE À UN ÉPICURIEN: MAURICE BROTTEAUX 747

barrière du Trône). Le P. Longuemare récite du cœur et des lèvres les


prières des agonisants. Brotteaux «placé entre le religieux et l’inno­
cente fille», se remémore des vers de Lucrèce: Sic ubi non erimus... (De
même, quand nous cesserons d’être (...), nous pouvons être sûrs qu’à ce
moment où nous ne serons plus, rien absolument ne pourra nous
atteindre» - De la nature, III, 838-841, trad. Ernout). Et France de
conclure: «Tout lié qu’il était, et secoué dans l’infâme charrette, il gar­
dait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises » (IV, 603). La
méditation de Lucrèce a, sur l’heure, porté ses fruits. L’hédonisme bien
compris s’exhausse en ce qu’un personnage de Daudet (Monpavon,
dans Le N abab ) appellera plus tard «la tenue». Tenue, nom discret du
courage et, pourquoi pas? de l’héroïsme. Oui, vraiment, Brotteaux des
îlettes, héros de roman et porte-parole d’Anatole France, fait face à la
Camarde en héros au sens propre.

Jean D eprun
Université de Paris I-Panthéon
TABULA GRATULATORIA

ALBERTAN-COPPOLA (Sylviane), Rouen


ARTIGAS-MENANT (Geneviève), Paris
BACHELARD (Suzanne), Paris
BARATELLA (Sylvine), Dijon
BECQ (Annie), Paris
BENSOUSSAN (David), Guer
BLUM (Claude), Triel-sur-Seine
BOURDIN (Jean-Claude), Tercé
BUJARD (Alain), Lyon
CAMMAGRE (Geneviève), Toulouse
CLAUZADE (Laurent), Paris
COPPEL (Georges), Paris
COTONI (Marie-Hélène), Nice
D ’HONDT (Jacques), Paris
DAGEN (Jean), Paris
FERRARI (Anne et Jean), Dijon
FOUBERT (René), Tamines
FURLAN (Maurice), Châtellerault
HUNWICK (Kerry et Andrew), Duncraig
JACQUES-LEFÈVRE (Nicole), Paris
KEGHEL (Baudouin de), Ennezat
KIRSOP (Wallace), Armadale
LANIER (Jacques-François), Romans sur Isère
LAVAND1ER (Jean-Pierre), Bordeaux
LE BRUN (Jacques), Saint Martin-des-Entrées
LEE (J. Patrick), Miami
LIMITI (Giuliana), Roma
LURBE (Pierre), Paris
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MENANT (Sylvain), Paris
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QUINTILI (Paolo), Roma
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VENT D ’OUEST, Nantes
VIE EST AILLEURS (La), Paris
Dans la même collection (suite)

24. Entre D ésert et Europe, le pasteur Antoine Court (1695-1760). Actes du Colloque
de Nîmes (3-4 novembre 1995), réunis par Hubert Bost et Claude Loriol, 1997.
25. La Superstition à l ’âge des Lumières. Etudes recueillies par Bernard Dompnier.
26. KELLER, Edwige. Poétique de la mort dans la nouvelle classique (1660-1680).
27. La Poétique du burlesque. Actes du Colloque international du Centre de
Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines de l’Université Biaise
Pascal, 1996. Edité par Dominique Bertrand.
28. Littérature comparée. Théorie et pratique. Actes du Colloque international tenu à
l’Université de Paris Xll-Val de Marne et à la fondation Gulbenkian les 1er et 2 avril
1993. Réunis par André Lorant.
29. Perspectives comparatistes. Etudes réunies par Jean Bessière et Daniel-Henri
Pageaux.
30. L’Epistolaire, un genre féminin? Etudes réunies et présentées par Christine Planté.
31. Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Age offerts à Pierre
Demarolle. Textes réunis et présentés par Charles Brucker.
32. Homère en France après la Querelle (1715-1900). Actes du colloque de Grenoble
(23-25 octobre 1995), Université Stendhal-Grenoble 3. Edités par Françoise Létou-
blon et Catherine Volpilhac-Auger avec la collaboration de Daniel Sangsue.
33. La Fable du lieu. Etudes sur Biaise Cendrars. Textes réunis par Monique Chefdor.
34. Mélanges van den Heuvel.
35. Problématiques des genres, problèmes du roman. Etudes réunies par Gilles Phi­
lippe.
36. Littératures postcoloniales et représentations de bailleurs. Afrique, Caraïbe,
Canada. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la
Sorbonne Nouvelle. Textes réunis par Jean Bessière et Jean-Marc Moura.
37. Littérature et Extrême-Orient. Le paysage extrême-oriental - le taoïsme dans la lit­
térature européenne. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Uni-
versité de la Sorbonne Nouvelle. Textes réunis par Muriel Detrie.
38. Materia actuosa. Antiquité, Age classique, Lumières. Mélanges en l ’honneur d ’O li­
vier Bloch. Recueillis par Miguel Benitez, Antony McKenna, Gianni Paganini et
Jean Salem.
Achevé d ’imprimer en 2000
à Genève (Suisse)
MATERIA ACTUOSA
ANTIQUITÉ, ÂGE CLASSIQUE, LUMIÈRES
MÉLANGES EN L’HONNEUR D’OLIVIER BLOCH
Recueillis par Miguel Bemtez, Antony McKenna,
Gianni Paganini et Jean Salem

Olivier Bloch travaille sur l’histoire de la philosophie, et plus


particulièrem ent sur l’histoire des doctrines, courants et tradi­
tions matérialistes, dans le domaine de la philosophie antique
et dans celui de la philosophie de l’âge classique (XVIIe et
XVIIIe siècles), en particulier en France (Descartes, Gassendi et
ses disciples, les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle), et
en Grande-Bretagne (Hobbes). Depuis le début des années 80,
ses recherches portent principalem ent sur les traditions liber­
tines et clandestines de l’âge classique et leur prolongement
dans le matérialisme des Lumières, et, dans cette perspective,
sur les rapports entre matérialisme et littérature, avec un inté­
rêt tout particulier pour Cyrano de Bergerac, puis Molière. Ses
collègues ont voulu lui rendre hommage par ce recueil d’études
sur ses domaines de prédilection.

ISBN 2-7453-0237-X

Champion-Varia N° 38 9 78 2745 3 0 2 3 7 3

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