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JACQUES DERRIDA ET « LA MÈRE DE TOUTE THÉOLOGIE

CHRÉTIENNE »

Olivier Riaudel

Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale

2005/3 - n°235
pages 49 à 57

ISSN 1266-0078

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Riaudel Olivier, « Jacques Derrida et « la mère de toute théologie chrétienne » »,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2005/3 n°235, p. 49-57. DOI : 10.3917/retm.235.0049
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JACQUES DERRIDA

Olivier Riaudel

JACQUES DERRIDA
ET « LA MÈRE
DE TOUTE THÉOLOGIE
C H R É T I E N N E ¹ »
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« Théologie bien ordonnée pense par soi-même. » S’il m’est
permis de transformer ainsi l’adage bien connu qui porte sur la
charité, je voudrais commencer par ceci. S’il est nécessaire de
s’expliquer, et parfois longuement, sur ce qu’on a pu apprendre
à penser à l’école d’un philosophe, la théologie serait bien mal
avisée de se montrer dépendante de tel ou tel d’entre eux, qu’il
se nomme Aristote, Hegel ou Derrida, et quel que soit ce qu’on
nomme ainsi « dépendance », entre influence secrète, contre-
bande et revendication d’héritage. « Théologie bien ordonnée
pense par soi-même. » On se demanderait bien pourquoi – Dieu
seul le sait – le théologien serait ainsi dépendant de telle ou
telle philosophie, soit par déficience intellectuelle, soit au nom
d’un savoir supérieur, qui le rendrait incapable de penser par
lui-même son objet.
La premier mot de la théologie, d’une théologie un tant soit
peu consciente de ce dont elle doit parler, est qu’il est impossible
de parler de Dieu. Mais dire qu’il est impossible de parler de Dieu,
c’est déjà parler, et nous voilà lancés dans une bien étrange
aventure. Quelle attitude adopter face à ce dont on ne peut
parler, ce qu’on ne peut pas dire, ce qu’on ne sait pas parce qu’on
ne peut pas le savoir? Peut-être faut-il se laisser guider par cette
indication : dire qu’il est impossible de parler de Dieu, c’est déjà
en parler. Malgré tout ce qu’on peut dire « d’indiscutable sur le
tout autre, sur l’hiatus, le rapport au tout autre donne lieu à des

1. Ce texte a d’abord été une intervention lors d’une soirée à l’Université catholique
de l’Ouest sur Derrida et la théologie; il en a gardé le caractère oral.

REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE  No 235  SEPTEMBRE 2005  P. 49-57 49


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enchaînements de phrases. (...) Parce que c’est non enchaînable,


cela nous enjoint d’enchaîner². » Là, ce n’est pas un théologien
qui parle, c’est Derrida. Face au juif Lévinas, Derrida tient plutôt
le discours du Marrane. « Interpellation du grec par le non-grec
du fond d’un silence (...) d’une question qui ne peut se dire
qu’en s’oubliant dans la langue des grecs, qui ne peut se dire, en
s’oubliant, que dans la langue des grecs³. » Parler contre la totalité,
l’unité, c’est déjà parler, lier, enchaîner. « Dès qu’il parle contre
Hegel, Lévinas ne peut que confirmer Hegel, l’a déjà confirmé⁴. »
« Le rapport au tout autre donne lieu à des enchaînements de
phrases. Parce que c’est non enchaînable, cela nous enjoint
d’enchaîner. » Voilà une phrase qui ne peut qu’intéresser le
théologien, lui qui se trouve dans cette même difficulté, à partir
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de ses propres questions. Qu’apprend-on, comme théologien, à
lire Derrida? Car il s’agit de lire Derrida. Dans l’écriture, le
signifiant est toujours en excès à l’égard d’un signifié poursuivi
ou d’un éventuel référent. Les signes effacent leur origine et
tout texte jouit d’une autonomie, par conséquent il s’expose à
l’incertitude du sens et à des mélectures infinies. Toute recher-
che d’un sens propre masque l’écart inscrit dans la lettre. Si
l’écrit constitue une unité de sens qui subsiste même coupée du
contexte qui l’a vue naître, mais qui se mêle sans cesse à de
nouveaux contextes, alors le texte survit à la mort de son auteur,
l’écriture est toujours testamentaire.
On connaît les écrits de Derrida sur la détermination méta-
physique de l’écriture, laquelle détermination prend habituelle-
ment la forme d’un procès. Le sens de l’écriture ne serait que
de représenter la langue, la langue parlée, et le procès qu’on
lui fait est de ne pas permettre de maintenir la plénitude d’une
parole vive, immédiatement présente au sujet, garant de son
unité de sens et de sa vérité. Dans cette théorie classique, le
signe se voit exercer avant tout une fonction de renvoi : le
signe tient lieu de la chose en son absence, il représente la
chose en attendant son retour. C’est ici qu’intervient la notion

2. Intervention de Derrida dans P. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY (éd.), Les fins de


l’homme, à partir du travail de Jacques Derrida (Colloque de Cerisy, 23 juillet-2 août
1980), Paris, Galilée, 1981, p. 311.
3. J. DERRIDA, « Violence et Métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967, p. 196.
4. Idem, p. 176.

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JACQUES DERRIDA

de différance. Parce qu’elle est toujours médiatisée par un si-


gne, qui pour être signe est toujours réitérable, et qui, parce
qu’il se répète, peut toujours être détourné, la présence est
toujours différée. Impossible coïncidence à soi, qui passe par un
signe qui diffère toujours ce qu’il est censé re-présenter, rendre
présent.
Le signe lui-même est classiquement divisé entre signifiant
(sensible, le mot) et signifié (intelligible, le sens). Et voilà que
nous atteignons déjà l’horizon théologique de cette théorie du
signe : « l’époque du signe est essentiellement théologique⁵. »
Pourquoi? Parce que distinguer aussi clairement le signifiant du
signifié suppose la possibilité de penser un signifié en lui-
même, dans sa présence simple à la pensée, un pur intelligible,
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antérieur à la « chute » dans la langue, c’est à dire la « chute »
dans un système de signifiants. « Cette référence au sens d’un
signifié pensable et possible hors de tout signifiant reste dans
la dépendance de l’onto-théo-logie⁶. » Il ne s’agit pas pour
Derrida de se passer du concept de signe, mais de rendre
problématique à la fois cette distinction étanche du signifiant et
du signifié, et d’autre part cette fonction de renvoi et de repré-
sentation du référent par le signe. Mais de poser un concept
d’écriture, qui désigne, au-delà des simples écrits, l’impossibilité
pour une chaîne de signification de s’arrêter sur un signifié qui
ne la relance pour s’être déjà mis en position de substitution
signifiante. Nous sommes renvoyés de signe en signe, chaque
signifié étant lui-même dans une position de signifiant pour
autre chose. Bref, il n’y a pas d’intelligible pur, pas de sens que
à soi.
Mais si le sens n’est pas garanti par l’identité à soi de
l’intelligible, ni par l’auteur, ni par le référent... que reste-t-il?
S’il n’y a pas de pur intelligible, de pure présence à soi, que reste-
t-il? Le jeu. Le jeu où se produit un sens qui échappe à la maî-
trise, mais aussi un jeu où il ne saurait y avoir de finalité, de
relève, d’économie (ce qui pourra donner lieu à une pensée du
don hors de l’économie, de ce que Derrida ne nommerait pas
la grâce, mais qu’il nomme la responsabilité, le pardon, la
promesse...), et il y a là une foule de pensées sur lesquelles la

5. J. DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p.25.


6. Idem, p. 103.

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théologie a tout intérêt à se pencher... Je n’en cite qu’un exemple :


« pour être promesse, une promesse doit pouvoir être intenable
[sans quoi il s’agirait d’une prévision] et donc pouvoir ne pas
être une promesse (car une promesse intenable n’est pas une
promesse). Conclusion : on ne constatera jamais, pas plus que
pour le don, qu’il y a ou qu’il y a eu promesse... on ne peut
que promettre, performativement, un discours conséquent sur
la promesse⁷. »
Je disais que le jeu se définit en particulier par une absence
de finalité, et elle est pour nous « la disruption de la présence⁸ »,
un jeu de renvois à partir duquel penser la présence et l’absence,
à partir duquel, pour en revenir à la théologie, penser la pré-
sence et l’absence de Dieu. On voit clairement en quoi cette
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pensée rend très problématique toute affirmation d’une pré-
sence de l’absolu, qui, pour se rendre présent, doit passer par
le signe, qui diffère à la fois sa présence et son absoluité. Mais
Derrida n’est pas un penseur de l’absence ou de la mort de Dieu.
Dans un texte que nous allons évoquer, celui-ci parle, à propos
– entre autres – de la mort de Dieu, de « surenchère eschato-
logique ». Et ailleurs :
Que le logos soit d’abord empreinte et que cette empreinte soit
la ressource scripturale de l’image, cela signifie, certes, que le logos
n’est pas une activité créatrice, l’élément continu et plein de la
parole divine, etc. Mais on n’aurait pas fait un pas hors de la
métaphysique, si l’on ne retenait qu’un nouveau motif du « retour
à la finitude », de la « mort de Dieu », etc. C’est cette conceptualité
et cette problématique qu’il faut déconstruire⁹.

Mais il est une forme de discours théologique, et un type d’écrit


théologique, qui annonce la venue de la présence, où « Dieu
sera tout en tous », c’est l’apocalyptique, et c’est ce point que
je voudrais analyser un peu plus en détail. D’autant que, comme
le disait Käsemann, « l’apocalyptique est la mère de la théo-
logie¹⁰. » Par là, il défendait la réalité de l’histoire, contre l’ana-
lytique existentiale de Bultmann, mais également la légitimité

7. J. DERRIDA, « Avances », préface à S. MARGEL, Le Tombeau du dieu artisan, Paris,


Minuit, 1995, p. 26.
8. L’écriture et la différence, op. cit., p. 426.
9. De la grammatologie, op. cit., p. 99.
10. E. KÄSEMANN, « Die Anfänge christlicher Theologie », ZTHK, 1960, traduit dans
Essais exégétiques, Neuchâtel, Delachaux, 1972, p. 193.

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JACQUES DERRIDA

d’une attente de la manifestation du droit de Dieu sur la terre,


y compris en ses formes matérielles, et, enfin, la pertinence
des traits matériels que revêtent les représentations mises en
scène. Ce qui va m’amener à critiquer quelque peu la lecture de
l’Apocalypse par Derrida.
Celle-ci a lieu en particulier dans un texte intitulé « D’un ton
apocalyptique adopté naguère en philosophie¹¹ », qui date de
1982. L’auteur y analyse un texte de Kant de 1796 : « D’un ton
grand-seigneur adopté naguère en philosophie ». Kant y analyse,
plutôt qu’un ton, une manière de se donner des airs, d’annoncer
quelque chose comme la mort de la philosophie au nom d’une
révélation surnaturelle, d’une vision, d’une exaltation mystique.
Mais l’objection de Kant ne porte pas seulement sur le mode
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d’accès, elle porte aussi sur le discours : ces mystagogues
prétendent « approcher de si près la sagesse divine qu’on peut
percevoir le bruissement de son vêtement », mais attention, non
pas pour relever le voile d’Isis, ce qu’ils affirment être impossible,
« du moins le rendre si mince qu’on puisse sous lui pressentir
la déesse ». Il s’agit d’amincir le voile, non pas de le supprimer,
car alors il y aurait vision, et cela doit être évité si on veut
continuer d’impressionner le crédule à l’aide des « analogies »
et « ressemblances », bref, jouer de la métaphore là où l’on tient
à éviter la rigueur du concept.
Mais, dans cette critique d’une logique apocalyptique, Derrida
dévoile une autre apocalyptique : celle de Kant lui-même. Car
ce n’est pas seulement le mystagogue qui met en œuvre une
apocalyptique, c’est l’Aufklärer lui-même. Car Kant, lui aussi,
énonce une prédiction eschatologique, il annonce une fin,
l’imminence du dernier : la fin d’un certain type de métaphysique.
Plus tard, Hegel annoncera la fin de l’histoire, Nietzsche l’avè-
nement du surhomme, Marx celle du prolétariat. Et chacun vient,
dans « la surenchère de l’éloquence eschatologique »,
chaque nouveau venu, plus lucide que l’autre, plus vigilant et
plus prodigue aussi venant en rajouter : je vous le dis en vérité,
ce n’est pas seulement la fin de ceci, mais aussi et d’abord de
cela, la fin de l’histoire, la fin de la lutte des classes, la fin de la
philosophie, la mort de Dieu, la fin des religions, la fin du chris-
tianisme et de la morale (ça, ce fut la naïveté la plus grave), la
fin du sujet, la fin de l’homme, la fin de l’Occident, la fin d’Œdipe

11. J. DERRIDA, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983.

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(...). Et quiconque voudrait raffiner, dire le fin du fin, à savoir la


fin de la fin, la fin des fins (...) qu’il faut encore distinguer entre
la clôture et la fin, celui-là participerait, qu’il le veuille on non,
au concert¹².

On a ici l’illustration d’un double bind, où la critique Aufklärer


de l’obscurité se fait au nom d’une autre logique apocalyptique,
où la vigilance même et la critique conduisent à un discours
de la fin. La quête de la lucidité, de l’élucidation, nous ne pou-
vons l’abandonner pour revenir en arrière, et cependant celle-ci
« garde en elle du désir apocalyptique, cette fois comme désir
de clarté et de révélation¹³. »
Et c’est dans cette attente d’une lumière plus lumineuse, dans
une logique du voyant et de la vision que prend place la lecture
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de l’Apocalypse de Jean. « Il n’y a pas de nuit », ne cesse de
répéter Jean au sujet de la Jérusalem céleste, il n’y a plus besoin
de la lumière d’une lampe ni de la lumière du soleil, parce que
la gloire de Dieu illumine. Nous sommes en pleine lumière.
Au fond, chez le mystagogue comme chez le philosophe des
Lumières, il y a une structure commune de la vérité, la vérité
elle-même est la fin, nul mieux que Hegel ne l’avait clairement
reconnu avant Derrida, mais pour la valider, à la différence de
ce dernier. La vérité est la fin et le jugement dernier, la structure
de la vérité est apocalyptique. Mais s’il n’y a pas de fin, si
« l’apocalypse, c’est fini », comme le dit Derrida mettant très
consciemment lui-même en jeu un schéma apocalyptique, la
vérité ne fait qu’arriver, elle n’est pas. Et voilà a priori le théo-
logien dans l’embarras.

Dans son étude sur le genre apocalyptique, dans L’un et l’autre


testament, Paul Beauchamp fait une série de remarques impor-
tantes qu’il faudrait écrire en marge du commentaire de Un ton
apocalyptique. Beauchamp se tient dans le corpus vétérotesta-
mentaire, excluant par méthode la littérature intertestamentaire,
pour tenir compte de l’effet de clôture qu’opère le Canon, et il
en vient à définir l’Apocalyptique comme une écriture de la
clôture; clôture, un concept que Derrida distingue de la fin.
L’étude de Beauchamp procède à partir d’une analyse stylistique,

12. Idem, p. 60.


13. Ibid., p. 64.

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JACQUES DERRIDA

par laquelle il distingue l’apocalyptique et l’eschatologie. Le style


de l’eschatologie, estime-t-il, c’est l’hyperbole. Les mots sont
exagérés, poussés au-delà de leurs possibilités de sens pour tenter
de rejoindre les choses. Et la caractéristique de l’eschatologie
serait une vision pleine du monde, ce qui est aussi, me semble-t-il,
la lecture de Derrida. L’eschatologie, c’est le discours qui parle
d’une présence finale, ultime, où les choses sont ce qu’elles sont
et où les mots les désignent comme telles. Le premier lieu
biblique de cette eschatologie du sens, c’est pour Beauchamp
le deuxième Isaïe. Le désert qui fleurit n’est pas un signe de la
justice de Dieu, c’est la justice même. Le monde devient justice
de Dieu, la justice de Dieu devient monde. C’est un monde par-
fait, ultime, plein, et un monde plat, « abaissez les collines,
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comblez les vallées, aplanissez la route... », un monde sans relief
ni perspective puisqu’il est plein.
L’apocalypse se caractérise, elle, par la prise en compte des
distances, des écarts, des mesures. L’apocalypticien ne cesse de
mesurer : des espaces, des temps, à compter, des portes ou des
anciens. On présenterait volontiers l’apocalypticien comme celui
qui voit, celui qui voit la présence, qui possède le savoir absolu,
plein et entier, mais que voit-il? L’apocalypticien, s’il se présente
comme un voyant, est avant tout quelqu’un qui écrit. Et ce qu’il
décrit est discontinu : une statue qui a une tête d’or, la poitrine
et des bras d’argent, le ventre et les cuisses de bronze, les jambes
de fer, les pieds pour une part en fer et pour une part d’argile.
De même dans l’Apocalypse de Jean, la bête a des cornes, sur
chaque tête des couronnes... La manière de compter les temps,
elle non plus, n’est pas continue : un temps, deux temps, et la
moitié d’un temps, cela ne fait pas trois temps et demi. Ce qui
fait énigme, c’est la discontinuité. Ce qui fait écrire, c’est la
discontinuité. Et, devant la discontinuité, il faut interpréter. Daniel
ou l’ange viennent parfois interpréter les signes d’une irréduc-
tible différance. Il faut répondre. Prendre la défense du texte
qui n’a jamais seul cette capacité.

Il est clair que la philosophie de Derrida ne saurait mener qu’à


une athéologie. Non pas une anti-théologie, mais un discours sans
absolu, par manque d’instance décidante, eschatologique, ultime,
mettant fin au jeu et à la différance. Un discours entre théo-
logie, apophatisme et athéisme. Un discours entre la théologie

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 235

et son impossibilité. Il ne s’agit pas ici de mettre la théologie en


dépendance de quelque philosophie que ce soit, de développer
ce que pourrait être une théologie « après Derrida ». Il s’agit de
ne pas oublier ce que nous avons pu apprendre à sa lecture, ce
que l’on continue d’y apprendre. Et ceci vise en particulier la
question du dévoilement apocalyptique, et par conséquent de
l’espérance, du salut, de la rédemption. Si l’on était sûr de la
destination, il n’y aurait plus de place pour le désir.
Dès lors que l’avenir peut s’anticiper sous une forme reconnais-
sable, reproductible, ce n’est plus un avenir absolument ouvert¹⁴.

Derrida invente à ce sujet le terme de messianicité. L’impossi-


bilité de laisser de côté cette logique eschatologique sans se
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laisser guider par elle. Une messianicité sans messianisme.
L’ouverture à l’avenir ou à la venue de l’autre comme avè-
nement de la justice, mais sans horizon d’attente et sans préfi-
guration prophétique¹⁵.

La venue de l’autre comme un événement singulier que nul


ne peut anticiper, qui n’anticipe rien, qui interrompt l’histoire
sous la forme d’une décision de l’autre, comme une structure
générale de l’expérience.
On reconnaîtra cette voix de l’autre à cela qu’on ne peut y
répondre, pas à la mesure de ce qui, de l’autre, vient de l’autre¹⁶.

Si « révélation » signifie que Dieu vient dans le monde, cela


signifie aussi que Dieu vient au langage. Et si ce « venir dans le
monde » de Dieu vient interrompre notre « être dans le monde »,
alors le Dieu qui vient au langage ne peut qu’entraîner également
notre discours relié au monde, là pour dire « quelque chose »,
dans une crise. Mais justement, pour Derrida, pas plus que pour
Lévinas, la venue de l’autre n’interrompt pas mon être dans le
monde, et c’est peut-être bien là que les chemins du christia-
nisme et du judaïsme se séparent. Pour celui-ci, c’est l’impératif
de la venue de l’autre qui appelle ma réponse, et qui – indi-
rectement – pose la question de Dieu. Ce n’est pas l’indicatif de
la proximité de Dieu, dont témoigne la parole de Jésus : « le

14. Intervention de Derrida, dans Les fins de l’homme, op. cit., p. 87.
15. J. DERRIDA, « Foi et Savoir », in J. DERRIDA et G. VATTIMO (éd.), La Religion, Paris,
Seuil, 1996, p. 27.
16. Intervention de Derrida, dans Les fins de l’homme, op. cit., p. 183.

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JACQUES DERRIDA

royaume de Dieu est proche ». Car si Dieu vient interrompre notre


être dans le monde, lui-même vient dans le monde, et s’il met
en crise notre discours objectivant, il vient néanmoins au langage.
Que cela soit impossible, nul ne le sait mieux que le théologien
lui-même. Mais cela a lieu, cet impossible a lieu, et c’est ce
que le théologien tient de la foi, qui est encore ici le premier
mot de la théologie. « Théologie bien ordonnée commence par
elle-même. »

Olivier Riaudel
Faculté de théologie
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