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Paul Verlaine, Mon rêve familier

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant


D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent


Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.


Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,


Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine, Poèmes Saturniens

MON REVE FAMILIER

Intro : Ce sonnet régulier, extrait des poèmes saturniens, trahit dans son contenu,
relativement « spleenétique »,l'influence de Baudelaire, tout en manifestant déjà une
musicalité, un jeu de répétitions, d'anaphores, et d’assonances proprement
verlainiennes Derrière l'image d'un rêve consolateur, que le poète semble poursuivre
pour tenter de le saisir, un mystère est tapi, qui ne se révèle qu'à la fin du texte :
quelle est donc cette image de rêve, et pourquoi le poète est-il si soucieux de la
saisir ?

I. LE PREMIER TEMPS : LA RELATION

Les deux premiers quatrains semblent décrire, de manière répétitive, insistante, voire
véhémente, la relation du poète à la femme. Dans le premier, c'est l'amour qui
semble être dominant (trois occurrences du verbe aimer), Dans le deuxième, c'est la
compréhension, le caractère consolateur de leur relation.

1. L'AMOUR

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Paul Verlaine, Mon rêve familier

L'amour, donc. Amour de rêve, puisque la femme est inconnue, et c'est peut-être ce
caractère insaisissable qui fait la fascination du poète. Amour où, semble-t-il, la
femme présente une variation, une mobilité (vers 3) qui en fait peut-être tout le prix :
amour qui ne « lasse » pas, qui ne s'use pas, puisque la figure de la femme,
miraculeusement, se renouvelle.
Tout cela serait possible si de nombreux éléments ne venaient contredire ce
caractère « heureux » :
- le rythme houleux, constamment ternaire, qui semble traduire une instabilité
- - les assonances plaintives en « en » et en « ê » (typique de I’élégie),
- les épithètes « étrange » et « pénétrant », qui contredisent le titre, et qui
semblent traduire une incertitude du poète, voire un malaise
- la contradiction interne du vers 3 : « ni tout à fait la même », « ni tout à fait une
autre » sont, du fait de la locution adverbiale « tout à fait », manifestement
contradictoires : n'est-ce pas le signe évident d'un évident mensonge ?
Mensonge que le poète se fait â lui-même, et qui explique l'insistance du verbe «
aimer» : c'est à se persuader que cherche le poète, pris au piège d'une fascination
qu'il veut associer à de l’amour, tout en étant retenu par une incertitude qui, dans ses
mots, le font se trahir.

2. LA COMPREHENSION

Dans la bascule de l'amour à la compréhension, on a semble-t-il comme un aveu : le


redoublement annoncé par la conjonction « car » donne une valeur rhétorique
intensive, voire justificative, à cette répétition : au moins, elle me comprend… même
si elle ne m'aime pas, semble dire te poète, Mais à nouveau, le trouble s'impose :
l'assonance reste la même, et l'expression de la souffrance semble dominante : «
blême », « moiteurs. », « pleurant »...
Le poète veut affirmer ici que le lien avec la femme aimée est celui d'une
compréhension parfaite, qui se révèle donc consolatrice pour le poète. Soit ; elle «
rafraîchit » le poète fiévreux, et, s'il lâche « hélas », c'est qu'il manque d'une telle
présence dans la vie réelle. Mais est-ce bien le moment de référer à cette vie de
veille ? L'interjection « hélas », encore une fois, n'est-elle pas un signe
d'insatisfaction manifesté à propos du contenu même du discours ?
Les derniers mots font tomber le masque ; alors que le champ lexical de la
transparence semble accompagner cette idée de la communication parfaite et fluide,
« en pleurant » trahit tout autre chose : cette femme qui le console ne fait rien
d'autre... que ce qu'il fait lui-même, n'exprime rien d'autre que ce qu'il exprime lui-
même. Eau de la transparence, cette eau devient celle de Narcisse : n'est-ce pas
finalement au piège de sa propre image que le poète s'est pris ; cette femme n'est-
elle pas un leurre narcissique ?

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II. L'IDENTIFICATION PHYSIQUE

1. LE PREMIER TERCET : PREMIERE CONCLUSION

Mais il y a eu un rêve, fascinant, au point qu'il a comme forcé le poète à le dire ; le


poème lui-même est la matérialisation de ce désir d'une saisie du rêve au moment
où il échappe. Raison pour laquelle le poète ne renonce pas, après avoir entendu le
double mensonge des quatrains à une identification « relationnelle » du rêve : certes,
tout cela est chimérique, voire dangereux ; il n'empêche qu'il y a eu un rêve, qui
obsède le poète.
On le voit alors enquêter, comme un policier, en cherchant un signe. A mesure que le
poème continue, les signes se font de plus en plus immatériels (vue, nom, regard,
voix), imperceptibles, signe de la fuite de cette image, classique dans le récit d'un
rêve.
La première tentative, qui va du plus commun (brune) au plus rare (rousse), dans sa
progression même, et dans sa réponse, se solde par l’échec.
La deuxième, au contraire, semble obtenir une réponse. Certes, cette réponse est
surprenante, puisque, au lieu d'un nom, nous avons une caractérisation « sonore »
de ce nom ; mais nous sommes dans un rêve, dans un monde où ce sont les
impressions, et non les informations, qui dominent. Et l'impression nous donne enfin
un aperçu de la réelle nature du rêve. «Les aimés que la vie exila », il s'agit donc de
ceux dont on a été séparé. Ce dont le poète a rêvé, c'est du passé, semble-t-il ; d'un
passé heureux, dont on est nostalgique, puisque l'amour y a été vécu. Et voilà
pourquoi le rêve était si entêtant, si obsédant : c'est parce qu'il exprimait bien un état
préférable à celui du présent, où la solitude et la maladie (« moiteurs de mon front
blême » « elle seule ») enferment le poète en lui-même. Le rêve familier, comme la
matérialisation de la nostalgie.

2. LE DEUXIEME TERCET : UNE CONCLUSION ITERATIVE ?

On s'étonne alors du caractère quasiment identique du dernier vers : « les voix


chères qui se sont tues », n'est-ce pas répéter « les aimés que la vie exila » ? Une
nuance, toutefois, et la nuance est de taille : se taire, bien sûr, c'est mourir.
Car la nostalgie n'est pas le dernier mot du poème. Le vrai mystère était encore
caché derrière la nostalgie. Le « regard des statues », n'est-ce pas un regard glacé,
vide, qui évoque sans nul doute la mort ? Impression renforcée par le caractère
solennel, hiératique, de la répétition du mot « regard » dans le vers. Quant à la voix
(et l'assonance en « a », très grave, en renforce l'impression morbide), est-il normal
pour celle d'une femme, qu'elle soit « grave » ? « Lointaine », ne vient-elle pas... de
l'au-delà ? « Calme », n'est-ce pas d'un calme… définitif?
Derrière la nostalgie, l'âme du poète lui tendait un piège, fatal, terrifiant, glaçant
comme le regard de Méduse de cette « statue » : c'est la fascination de la mort qui a
provoqué l'image du rêve. Piège du spleen, qui s'est habillé de suggestions

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amoureuses, puis nostalgiques, c'était la mort qui attendait le poète dans son rêve,
pour le clouer à une existence plus terrible encore que celle que lui livrait son
quotidien.

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