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XIXe SIÈCLE

Flaubert
L’écriture sera au centre de la vie de cet écrivain, né
à Rouen en 1821. Cherchant sans relâche à atteindre
la perfection d’un style et la vérité d’un personnage
et, dissimulé derrière une imagerie – le fameux
gueuloir –, Flaubert montrera la bêtise de la petite
bourgeoisie.

D e l’homme, on retient
en général l’image
de la fin, celle du
Normand solide, au
crâne dégarni et aux
moustaches tombantes, le regard aux
yeux cernés de l’ermite de Croisset, un
Viking, mieux, un Sicambre dont la sta-
ture « hénaurme » trône au centre de
notre littérature. De l’écrivain, on loue le
rement fausses, bien sûr, mais, trop sco-
laires, elles risquent de figer l’image que
nous avons de lui et de nous faire man-
quer le reste de cet homme qui « se perd
en arabesques infinies » (à L. C., 13 mars
1854). L’homme et l’écrivain méritent
qu’on en approfondisse un peu le portrait,
d’autant plus que, comme Flaubert lui-
même l’a écrit à propos d’Hugo dont il lui
est pourtant arrivé de railler la sottise,
aussi bien Charles Bovary. L’arrivée au
collège du petit « Charbovary », affublé
de sa légendaire casquette, a tous les traits
d’un souvenir autobiographique. Homais,
le pharmacien, c’est encore Flaubert.
Même si, à l’inverse, c’est plutôt le per-
sonnage qui déteint sur l’auteur : les
inquiétudes de Gustave au moment du
procès de Madame Bovary ne sont pas
sans rappeler celles de son personnage
style : images convenues de Flaubert, « plus on le fréquente, plus on l’aime » (à quand ce dernier craint d’être accusé
entré en littérature comme on entre en Edma Roger des Genettes, 9 juillet 1874). d’exercice illégal de la médecine. Il est
religion, souffrant mille morts pour ter- aussi arrivé à « Gustavus Flaubertus
miner une page – « J’ai été cinq jours à LE PRINCIPE Bourgeoisophobus » – c’est ainsi qu’il lui
faire une page ! » (à Louise Colet, 15 jan- D’IMPERSONNALITÉ arrive de se désigner dans sa correspon-
vier 1853) – et faisant subir à ses textes > L’homme dans son œuvre d’abord. dance – de céder au philistinisme bour-
la fameuse épreuve du « gueuloir », car Chaque écolier connaît la profession de geoisoïde qu’il dénonce par ailleurs.
« une bonne phrase de prose doit être foi du romancier, toute d’impersonnalité : Il est, en un autre sens encore,
comme un bon vers, inchangeable, aussi « L’auteur, dans son œuvre, doit être com- Salammbô, la vierge de Tanit, lunaire et
rythmée, aussi sonore » (à L. C., 22 juil- me Dieu dans l’univers, présent partout, lunatique, ou plutôt, disons que celle-ci
let 1852). On a pu lui reprocher son style et visible nulle part » (à L. C., 9 décembre est l’incarnation littéraire de son érotisme
mystique. Il est aussi bien le prétendant
de Salammbô, Mâtho, image magnifiée et
« Je suis un homme-plume. Je sens « pohëtique » de ses frustrations et de ses
par elle, à cause d’elle, par rapport emportements de fauve en cage. Dans
L’éducation sentimentale, il est bien sûr
à elle et beaucoup plus avec elle » Frédéric Moreau, « somme idéale de
toutes ses faiblesses1 » ; et l’ambitieux
Deslauriers, l’alter ego de Frédéric, est
une transposition romanesque de Maxime
trop soigné, trop recherché et trop tra- 1852). Flaubert, invisible dans son Du Camp, l’ami des années d’études de
vaillé, au point parfois de « sentir l’huile ». œuvre ? Allons ! Quel biographe ignore Flaubert à Paris. Quant à madame
Etrange spécimen d’écrivain qui travaille qu’il se projette dans les personnages qu’il Arnoux, elle est le succédané romanesque
plus pour gagner moins ! Lui, « l’obscur a créés ? Il est Emma Bovary – on lui a de son fameux amour de jeunesse, amour
et patient pêcheur de perles qui plonge prêté le propos, et on l’a assez répété – impossible, jamais consommé, pour Elisa
dans les bas-fonds et qui revient les mains jusque dans ses « baisades » : « Au Foucault, devenue par la suite
vides et la face bleuie » (à L. C., 7 octo- moment où j’écrivais le mot attaque de Mme Schlésinger, et restée son « unique
bre 1846). Pour faire bonne mesure, on nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, passion véritable » (à L. C., 8 octobre
a vanté le style spontané, vivant et direct et sentais si profondément ce que ma 1846). Félicité, l’héroïne pure et niaise
de sa correspondance. Flaubert s’y livre- petite femme éprouvait, que j’ai eu peur d’Un cœur simple, s’apparente par bien
rait en personne, sans fard. Ces « idées moi-même d’en avoir une » (à L. C., des traits à Julie, entrée au service de la
reçues » sur l’écrivain ne sont pas entiè- 23 décembre 1853). Mais Flaubert est famille comme nourrice, puis comme

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BIOGRAPHIE Garnier/Flammarion),
12 décembre 1821. on signalera
Naissance à Rouen. particulièrement les cinq
1844. « Crise nerveuse »
volumes de la
de Flaubert. correspondance de
Flaubert et de son index
1846. Mort du père
dans l’édition de la Pléiade,
(janvier) et de la sœur qui ont parachevé l’œuvre
(mars). entreprise par le regretté
1851-1856. Rédaction Jean Bruneau.
de Madame Bovary. Sur Flaubert
1857-1862. Rédaction
• Gustave Flaubert,
de Salammbô. Albert Thibaudet,
1864-1869. Rédaction TEL/Gallimard. • L’idiot
de la seconde version de de la famille, Sartre,
L’éducation sentimentale. Gallimard (3 volumes).
1874. Echec du • Flaubert, Herbert
Candidat. Parution de la Lottman, Hachette
dernière version de la Littératures, 1990.
Tentation de saint Antoine. • Flaubert,
1877. Trois contes. l’homme-plume,
8 mai 1880. Mort de Pierre-Marc de Biasi,
Flaubert à la suite Découvertes/Gallimard,
d’une attaque. 2002. • Flaubert
1881. Parution de devant la vie et devant
Bouvard et Pécuchet Dieu, Henri Guillemin,
avec des coupures. Plon, 1939, réédition
Utovie, 2000.
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres
Outre les éditions de
poche (Folio/Gallimard,
Le Livre de poche,
DR

domestique – Gustave avait cinq ans – 26 décembre 1858). Par la littérature, « J’ai été pirate et
et qui y est demeurée jusqu’à la mort de Flaubert s’échappe de sa condition.
l’écrivain. Flaubert est encore le saint « Vivre ne [le] regarde pas », ce qui moine, saltimbanque
Antoine des diverses versions de la
Tentation, fantasmagorie littéraire sus-
compte c’est la « refonte plastique et
complète [de l’existence] par l’art » (à
et cocher. Peut-être
citée par le tableau de Brueghel, dont il a L. C., 23 janvier 1854). empereur d’Orient ? »
rédigé trois versions, et dans laquelle il
s’est « jeté en furieux ». Il est enfin et LE CREDO DU ROMANCIER
Bouvard et Pécuchet : « [ils] m’emplissent > Comme Emma s’enivrant de ses lec-
à un tel point que je suis devenu eux ! tures, Flaubert sort de lui-même en écri- ordinaires qu’il ne connaît que trop : « Il
Leur bêtise est mienne et j’en crève » (à vant. Cette extase, qui est aussi négation me semble, au contraire, que j’ai toujours
E. R. des G., 15 avril 1875). Visible dans de soi et rejet de la vie, est la seule existé ! et je possède des souvenirs qui
tant d’autres personnages qui, par maints manière dont il peut vivre : « N’importe, remontent aux pharaons. Je me vois à dif-
détails concrets, se rattachent à sa vie, bien ou mal, c’est une délicieuse chose férents âges de l’histoire très nettement,
Flaubert a beau dire, malgré ses efforts que d’écrire, que de ne plus être soi, mais exerçant des métiers différents et dans
pour se décentrer, il n’arrive pas à être cet de circuler dans toute la création dont des fortunes multiples. Mon individu
artiste qui « [s’arrange] pour faire croire on parle. Aujourd’hui par exemple, actuel est le résultat de mes individua-
à la postérité qu’il n’a pas vécu » (à L. C., homme et femme tout ensemble, amant lités disparues. – J’ai été batelier sur le
27 mars 1852). et maîtresse à la fois, je me suis promené Nil, leno2 à Rome du temps des guerres
A dire le vrai, si la vie de Flaubert est à cheval dans une forêt, par un après-midi puniques, puis rhéteur grec dans Suburre,
indissociable de sa création, c’est d’automne, sous des feuilles jaunes, et où j’étais dévoré de punaises. – Je suis
qu’écrire est pour lui comme une seconde j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les mort, pendant les Croisades, pour avoir
vie, double de l’autre qui, trop plate, trop paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge mangé trop de raisins sur la plage de
prosaïque à ses yeux, n’en est pas vrai- qui faisait s’entrefermer leurs paupières Syrie. J’ai été pirate et moine, saltim-
ment une : « Un livre n’a jamais été pour noyées d’amour » (à L. C., 23 décembre banque et cocher. Peut-être empereur
moi qu’une manière de vivre dans un 1853). Et les jours où il se lâche un peu, d’Orient, aussi ? » (à George Sand, 29 sep-
milieu quelconque. Voilà ce qui explique l’identité de l’écrivain se dilate loin dans tembre 1866). Le véritable cogito flau-
mes hésitations, mes angoisses et ma len- le passé, loin de sa Normandie natale et bertien, l’axiome de sa pensée, tient en
teur » (à Mlle Leroyer de Chantepie, de la hideur trop humaine de ces êtres cette confession : « Je suis un homme- >>

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FLAUBERT

>>
plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par
rapport à elle et beaucoup plus avec elle »
(à L. C., 31 janvier 1852). Un cogito qui
consacre l’union charnelle et mystique de
l’homme, de l’écrivain et de la langue.
Contradiction, alors ? Non pas ! Le
principe d’impersonnalité, formulé à
l’époque où il rédigeait Madame Bovary,
visait d’abord à tenir en bride la tendance
à « se débrailler » du Flaubert première
manière. Elle est typique des écrits de
jeunesse, textes néoromantiques, sans
doute trop immédiatement autobiogra-
phiques, mais si instructifs pour connaî-
tre l’homme qu’il fut. Certains titres sont
par eux-mêmes évocateurs des obses-
sions et de la mélancolie profonde du
jeune Gustave : Bibliomanie, Rage et
Impuissance, Rêve d’enfer, Passion et La mort de Madame Bovary, peinture d’Albert Auguste Fourié (1854-1937).
Vertu, Agonies, Mémoires d’un fou,
Novembre. Il lui fallait en outre se pré- quoique je l’aie parcouru cent fois » (à de l’Hôtel-Dieu. On ne saurait donc lui
server des défauts de la première version L. C., 11 août 1846). Sartre a tenté ce accorder qu’il eut une « amère jeunesse »
de la Tentation de saint Antoine, texte voyage, et même s’il met beaucoup de sa (juillet 1845) et l’on est plutôt enclin à
trop mythologique, trop amphigourique. philosophie (et de lui-même) dans sa s’en remettre au narrateur des Mémoires
Bref, Flaubert avait à faire taire en lui somme sur Flaubert, il a su, dans L’idiot d’un fou : « J’étais gai et riant, aimant
le romantique généreux qui s’épanche : de la famille, en mesurer la complexité la vie et ma mère. » Plus difficile à appré-
« Je tâche d’être boutonné et de suivre et en montrer la richesse. Même si, cier, un témoignage tardif de sa nièce, qui
une ligne droite géométrique. Nul lyrisme, contrairement à sa provocante formule, s’appelait aussi Caroline, nous apprend
pas de réflexions, personnalité de l’au- on n’entre pas « dans un mort comme que Flaubert, à la différence de son frère
teur absente » (à L. C., 31 janvier 1852). dans un moulin », il faut rappeler com- et de sa sœur, plus doués, aurait eu
Ou encore : « plutôt être écorché vif » que ment Flaubert est devenu Flaubert. quelques difficultés à apprendre à lire.
de « considérer l’art comme un déversoir Second fils du médecin chef de l’Hôtel- Flaubert, enfant attardé ? Sartre (et beau-
à passions » (à L. C., 22 avril 1854). Dieu de Rouen, Flaubert a grandi au sein coup d’autres) y ont cru. En tout cas, si
Flaubert, devenu lui-même, ne se d’un hôpital. Cela compte. Premières l’entrée dans l’univers des mots a pu être
départira plus de ce credo d’imperson- images et premier contact avec l’idée difficile, le petit Gustave a vite rattrapé
obsédante de la mort : « L’amphithéâtre ce retard supposé. Il propose, alors qu’il
« “Le Garçon” est de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin.
Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous
n’a pas dix ans, dans une lettre à son ami
Ernest Chevalier : « de nous associers
un personnage pas grimpé au treillage et, suspendus [sic] pour écrire, moi j’écrirait [sic] des
entre la vigne, regardé curieusement les comédies et tu écriras tes rêves » (1er jan-
imaginaire cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; vier 1831). Gustave s’est donc très tôt
destiné à choquer les mêmes mouches qui voltigeaient sur
nous et sur les fleurs allaient s’abattre là,
imaginé dans la peau d’un écrivain.

le bourgeois » revenaient, bourdonnaient ! [...] Je vois LA « FOLIE DE FLAUBERT »


encore mon père levant la tête de dessus > Au collège, il n’a pas rencontré que l’en-
sa dissection et nous disant de nous en nui, certains de ses professeurs ont même
aller » (à L. C., 7-8 juillet 1853). Mais – et su discerner et stimuler sa vocation. Ni
nalité : « Madame Bovary n’a rien de cela n’est en rien contradictoire – il fut l’« apparition » d’Elisa – Mme Schlésinger
vrai. C’est une histoire totalement inven- aussi un enfant joueur, espiègle, farceur. –, ni la découverte sans enthousiasme du
tée ; je n’y ai rien mis, ni de mes senti- En témoigne le « Garçon », création commerce charnel (paraît-il auprès de la
ments, ni de mon existence. L’illusion (s’il collective avec ses amis d’enfance et sa femme de chambre de sa mère) n’ont
y en a une) vient au contraire de l’im- sœur Caroline, personnage imaginaire détourné l’adolescent rêveur devenu un
personnalité de l’œuvre. C’est un de mes destiné à choquer le bourgeois, préfigu- jeune homme fantasque d’une marche
principes, qu’il ne faut pas s’écrire » (à ration de l’Ubu de Jarry et qui reparaît de molle vers l’honnête bourgeoisie à
Mlle L. de C., 18 mars 1857). Et pourtant, loin en loin, par « morceaux3 », dans des laquelle des études de droit auraient dû
Emma Bovary n’en est pas moins emplie personnages, comme Homais ou Charles le conduire. C’est un incident opportun,
ERICH LESSING/AKG

de lui. Lui ? Mais, qui donc ? Une énigme, Bovary. Si Gustave enfant faisait parfois en un sens, qui a mis un terme à cette évo-
pour nous, et, s’il faut l’en croire, peut- le gugusse, le comédien bouffon, il était lution, laquelle eût peut-être amené
être d’abord pour lui-même : « Je voyage aussi l’auteur de saynètes jouées avec Gustave à renoncer à sa vocation litté-
en moi comme dans un pays inconnu, Caro et ses amis dans la salle de billard raire. La plupart des médecins s’accor-

58/HORS-SÉRIE LIRE
I XIXe SIÈCLE
« Flaubert combat
contre la bêtise sous
dent pour qualifier de crise épileptique fut un échec : « Pour un four, c’en est un.
l’accident qui survint en janvier 1844. toutes ses formes » […] J’avoue qu’il m’aurait été agréable de
L’effet est immédiat : repos et arrêt des gagner quelque argent, mais comme cette
études. Le père Flaubert est assez riche chute-là n’est ni une affaire d’art, ni une
pour assurer à ce fils fragile une vie de affaire de sentiment, je m’en bats l’œil
rentier, cela d’autant mieux que l’aîné est d’importance ? « Ce qui me semble beau, profondément » (à G. S., 12 mars 1874).
sur les rails pour prendre la suite. Mais ce que je voudrais faire, c’est un livre sur Ni gloire facile, ni argent frais ne récom-
cette suite est plutôt sombre pour la rien, un livre sans attache extérieure, qui pensent cette ultime tentation de « saint
famille. Coup sur coup, le père et la sœur se tiendrait de lui-même par la force Gustave ». Décidément, il n’est pas fait
chérie meurent au début de l’année 1846. interne de son style. » (à L. C., 16 janvier pour les succès faciles. La réplique de
A partir de cette date, sauf quelques 1852) Un livre sur rien ? En tout cas, le Flaubert à son époque, son ultime cadeau,
voyages et des escapades à Paris, Gustave chef-d’œuvre qui rendit Flaubert célè- sera un florilège des bêtises de l’huma-
vit à Croisset, dans la maison familiale, bre est peuplé d’êtres médiocres, d’âmes nité à travers le projet inachevé d’un
entre sa mère et sa nièce : « Destiné à me basses dont il scrute, non sans quelque Dictionnaire des idées reçues et les aven-
mariner sur place, j’ai fait orner mon bocal délectation, les moisissures. tures un peu croquignolesques de
à ma guise et j’y vis comme une huître Bouvard et de Pécuchet. « Tout cela dans
rêveuse » (à Ernest Chevalier, 12 août ÉCRIRE CONTRE LE MONDE l’unique but de cracher sur mes contem-
1846). Sédentaire, il soigne son image de > Certains jouissent pleinement de leur porains le dégoût qu’ils m’inspirent. »
solitaire renfrogné : « Je m’enfonce médiocrité, comme Bovary ou Homais – Sans nul doute l’une des clés de la lec-
chaque jour dans une ourserie qui prouve à peine la perçoivent-ils –, ou encore ture de l’œuvre de Flaubert : le combat
plus en faveur de ma moralité que de mon comme cet abbé Bournisien qui man- contre la bêtise sous toutes ses formes,
intelligence » (à Maurice Schlésinger, querait de temps pour les besoins spiri- véritable leitmotiv de son rapport au
24 novembre 1853). tuels de ses paroissiens s’il était seule- monde : « Je sens contre la bêtise de mon
ment capable de les reconnaître. époque des flots de haine qui m’étouffent.
UN LIVRE SUR RIEN D’autres, dont l’existence n’est qu’une Il me monte de la merde à la bouche,
> Ladite huître n’aurait jamais donné lente défaite, en souffrent plus ou moins comme dans les hernies étranglées. Mais
de perles, si, entre la rédaction de la pre- confusément. Ils finissent par renoncer, je veux la garder, la figer, la durcir. J’en
mière version de La tentation de saint impuissants, ballottés et déchirés entre veux faire une pâte dont je barbouillerais
Antoine et celle de Madame Bovary, ne le désir de devenir ce qu’ils rêvent d’être le XIXe siècle, comme on dore de bougée
s’était opérée en lui une révolution de et l’ennui de devoir demeurer ce qu’ils de vache les pagodes indiennes » (à Louis
ses conceptions esthétiques, période cru- sont. Nombre de héros flaubertiens de la Bouilhet, 30 septembre 1855). Guerre
ciale où Flaubert devient Flaubert. Entre maturité sont atteints de ce mal que Jules ouverte à la bêtise qui lui « donne la
septembre 1849 et septembre 1851, il de Gaultier a baptisé, en 1892, du terme rage », qui fait de lui « un Marat insocia-
n’écrit pas, hormis quelques observa- de « bovarysme » et qu’il définit comme ble ! » (à Léonie Brainne, 14 juin 1872).
tions du voyage en Orient, entrepris avec le « pouvoir départi à l’homme de se Sa guerre ne prend pas seulement la
Du Camp, voyage durant lequel il se croire autre qu’il n’est ». Emma devient forme commode et rassurante de l’im-
donne des « ventrées » d’orientalisme, ainsi l’emblème du type mélancolique des précation : Flaubert ne se contente pas
mais au fond s’ennuie. C’est qu’il est tra- personnages flaubertiens. Plus ou moins d’être le vates de la bêtise d’autrui. Il ne
vaillé par l’échec de la première ratés, ridicules, ou sublimes dans leur moralise pas. Il montre le mal croître en
Tentation : ses deux amis, Maxime pathétique même, reflets de Flaubert et, lui. La Bêtise est enfin saisie pour ce
Du Camp et Louis Bouilhet, à qui il a lu plus souvent encore, miroirs à peine qu’elle est : une dimension même de
son texte trente-deux heures durant, lui déformants que l’écrivain tend à ses lec- l’existence humaine, sa force d’inertie est
ont conseillé d’en brûler le manuscrit et teurs, ces personnages faibles inspirent presque métaphysique. Flaubert, tel saint
d’en abandonner le projet. Verdict sévère en même temps compassion et dégoût. Antoine « ahuri, un peu niais […] voyant
qui a contraint Flaubert à remettre en Flaubert lui-même a-t-il été atteint de défiler devant lui les différentes formes
cause sa manière d’écrire. bovarysme ? Oui, et non, car il se soigne de la tentation », en a fait l’expérience en
Plus tard, il a diagnostiqué ce qui n’al- en écrivant pour lui-même et contre le lui-même et pour lui-même. Ni les pro-
lait pas dans la Tentation : le défaut de monde, tandis qu’Emma, elle, n’écrit pas grès de la science, ni ceux de la technique
plan et la construction insuffisamment et que Frédéric Moreau n’a que des vel- moderne – rappelons que Flaubert était
élaborée : « Les perles ne font pas le léités d’écriture. atteint de sidérodromophobie4 – qui, au
collier : c’est le fil. J’ai été moi-même Mais quand Flaubert écrit pour le siè- total, tendent à affermir cette Bêtise, ni
dans saint Antoine le saint Antoine » (à cle, pour séduire son temps qu’il abhorre, l’art, ni même la littérature, fût-ce la
L. C., 1er février1852). Vraisemblablement c’est un fiasco. On a oublié qu’il s’est sienne, qui pourraient prétendre en allé-
à l’instigation de ses amis, il change de essayé au théâtre, qu’il a tenté de des- ger le poids, n’en viendront à bout. De
sujet : une histoire d’adultère située dans cendre de son Aventin de Croisset pour cette vérité, même ses détracteurs lui en
une petite ville imaginaire de Normandie, aller à la recherche du succès et jouir un sont redevables. ■ JEAN MONTENOT
l’histoire d’une femme qui a la passion peu de sa célébrité. Il est vrai que l’écri-
d’être une autre. Ce sera Madame vain avait alors besoin d’argent, pas pour 1. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, TEL. 2.
Bovary. Yonville vaut bien Constan- lui, mais pour sa nièce. Sa pièce, Le can- Proxénète. 3. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert,
TEL. 4. Phobie des voyages en chemin de fer.
tinople ! D’ailleurs, l’histoire a-t-elle tant didat (1873), satire des mœurs politiques,

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