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Inscription de désir homoérotique en situation postcoloniale : une critique et

une théorie des conventions genrées dans Je soussigné cardiaque de Sony


Labou Tansi

Par

Alain Ekorong

Introduction

La recherche féministe de la dernière décade montre un intérêt croissant pour l’homoérotisme, lié
notamment à un contexte sociopolitique en Afrique marqué par une réaffirmation institutionnelle
du rejet de l’homosexualité. Le caractère provocateur de ces travaux critiques résulte en partie de
la contestation du tabou qui frappe la sexualité en général et la pratique queer en particulier dans
une Afrique postcoloniale plongée dans une profonde crise des valeurs. Il reste pourtant une
réalité implacable que la majorité des écrivains africains n’osent pas aborder un sujet du reste
jugé dangereux. Paradoxalement, la queerité est bien présente dans nombre de textes fondateurs
de la littérature africaine et signalent l’irréfutable présence des pratiques du genre dans les
cosmologies africaines. Nous y revenons.
La présente réflexion veut réaffirmer la puissance théorique du penser queer, en particulier
l’homoérotisme qui permet de démontrer le caractère productif et révélateur d’une analyse de la
situation postcoloniale à partir de l’intersexualité. Notre réflexion est donc politique et s’appuie
sur un texte – une pièce de théâtre - éminemment politique, Je soussigné cardiaque de l’écrivain
congolais Sony Labou Tansi publié en 1981, il y a donc quarante ans, mais dont l’actualité donne
à son auteur un caractère prophétique. Notre réflexion s’inscrit aussi dans la mouvance des
travaux commencés il y a quelques années maintenant sur le thème de la violence et du pouvoir
politique dans l’œuvre de Sony Labou Tansi. Notre étude a ainsi deux objectifs majeurs. D’une
part, elle veut dévoiler la dissémination des dispositifs homoérotiques par des économies
hétérosexuelles. D’autre part, elle révèle les modalités par lesquelles les hommes, en manipulant
le genre, arrivent à mettre en scène ce que nous appelons capital politique. Nous considérons les
discours féministes sur le genre et la manière dont les cosmologies congolaises traitent justement
les corps genrés. Notre lecture de la pièce de Sony Labou Tansi révèle aussi les implications
sexuelles de cette volonté des hommes en postcolonie de s’approprier le phallus d’une part, et
l’idée que ce besoin de possession du phallus dissémine un désir de s’engager dans la violence
homoérotique, d’autre part.

1. Épistémologies homoérotiques et les cosmologies congolaises de


l’intersexualité

Dans un essai séminal proposé dans La Jeune née, Hélène Cixous (1986) explore deux modes
distincts de conception du genre : un mode unisexe et un système de reproduction exclusivement
mâle représenté par la mythologie patriarcale d’un côté, et de l’autre, une modalité bisexuelle qui
autoriserait l’expérimentation des deux genres, en reconnaissant le potentiel d’existence
d’hommes féminins et de femmes masculines, renversant ainsi tout projet phallocentrique.

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Cixous y note que l’idéal phallocentrique de la fécondité efface la femme tout en retenant son
vase ou la fonction de grand-mère : « et les rêves de filiation qui sont masculins, rêves de Dieu le
père se (re) produisant dans son fils – et sans mère » (65). Cette description de la reproduction
a-mère coïncide avec la description que Danielle Lame (1999) fait des sociétés patriarcales
(post)coloniales africaines dans lesquelles les femmes sont souvent subordonnées au « Père et
[au] Fils, autant qu’[au] colonisateur » (30). La trinité christologique à laquelle Lame fait
allusion met en scène non seulement la subordination (ici avec toutes ses métaphores :
subjugation, dépendance, esclavage, infériorité, obédience, sous-ordre, patronage, vassalité, et
discipline), mais aussi l’oblitération (ici avec toutes ses métaphores : effacement, négation,
neutralisation, disparition, dissémination, écrasement, destruction, division et fragmentation) de
la féminité africaine. De la sorte, les relations au sein de la trinité apparaissent toutes mâles, se
nourrissant l’une l’autre, et donnant naissance à l’une et l’autre.
Cela dit, on pourrait contraster cette dominance mâle dans la sphère de la reproduction décrite
par Cixous et Lame avec le rôle crucial des femmes dans la cosmologie bantu en général et
congolaise en particulier, telle qu’elle est notamment décrite par Fu-Kiau (2001) dans African
Cosmology. En effet, analysant le proverbe, Fu-Kiau illustre l’importance de la femme dans la
culture congolaise en ces termes :

As long as there is a female ‘shoot’ within the community, it cannot be annihilated. The presence
of a female in the community is the symbol of continuity of life in that community, and on the
contrary, her absence is the symbol of its end. The feminine is life (God) in and around us (104).

En tout cas, comme l’a par ailleurs démontré Ekorong (2013) à propos de la Shekinah dans la
tradition juive, Dieu, lorsqu’il est au monde, est féminin et l’harmonia mundi ne se produit que
lorsque la Shekinah, la présence de Dieu, rejoint sa matrice, le Ein –Sof, le sans-limite. Il est
évident que contrairement à la théorie de l’unisexualité mise en avant par Lame en contexte
(post)colonial et par Cixous dans sa description du rêve patriarcal, la cosmologie bantu implique
une vision féminine de l’ordre de l’univers du reste attestée par la nature matrilinéaire de ses
sociétés.
De la sorte, bien que Fu-Kiau réaffirme – implicitement – l’importance du couplage
hétérosexuel dans la tradition congolaise, la queerité de sa cosmologie est attestée et révélée par
l’ubiquité de l’intersexualité. Fu-Kiau fait référence notamment à un processus d’engendrement
de la vie a-genre, une énergie connue sous la lettre V « base de toutes réalités » et conçue en
quatre stades cycliques de la conception à la mort et à la renaissance (129). Le premier stade,
« Vângama » est celui de la grossesse qui peut être à la fois physique et intellectuelle et ne
désignant ni le mâle ni la femelle comme sources. Fu Kiau explique : « In this sense,
ideologically, we all get pregnant” (138). Cela signifie que nous donnons tous naissance aux
idées, aux oeuvres d’art et à nous-mêmes. Pareillement, Simon Bockie (1993) note que la
cosmologie congolaise commence avec la création par Dieu d’un être qui se reproduit
asexuellement :

BaManianga believe that the first man God created was called Mahungu, from the verb hunga, “to
carry away.” He was a bisexual being, able to procreate by himself. He was muntu wahunga—a
complete being to whom God entrusted the management of the whole creation. He was more
powerful than the ancestors, for God’s will was to make him alter sui—“another himself.” (36)

On peut appréhender le terme « bisexuel » comme expression de la possession à la fois des


organes reproducteurs mâle et femelle plutôt que comme la simple révélation d’un désir sexuel.

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En fait la bisexualité décrite par Bockie est, en réalité, l’intersexualité. Cela dit, bien que
Mahungu soit intersexué, le langage proposé par Bockie nous pousse à croire que, comme son
créateur, le premier être humain était un « il » et pas « il/elle », et que son intersexualité est un
moyen pour réaliser la reproduction asexuelle plutôt que la base d’une identité qui rejette la
distinction genrée. Ces observations démontrent que, alors que la cosmologie bantu repose sur
des sexualités queer, le système post-cosmologique africain s’est étrangement arrimé à une
structure de croyances fondée sur la distinction genrée.
Ainsi posée, la queerité de la cosmologie congolaise acceptant la possibilité à la fois de
l’intersexualité et d’une reproduction asexuelle prouve que pour penser le genre en Afrique, il
faut avoir le courage d’affronter les fondements même des traditions ancestrales. En tout cas, ces
origines complexes et décomplexées peuvent offrir une grille extraordinaire d’analyse de la
situation postcoloniale.

2. Sony Labou Tansi, la postcolonie et la quête d’un phallus originaire

C’est du reste cette réalité qui informe le discours de Sony Labou Tansi dans plusieurs de ses
productions, notamment dans la pièce de théâtre Je soussigné cardiaque mais aussi dans sa
Lettre aux africains sous couvert du parti punique (1990). Dans cette dernière, l’auteur fait
équivaloir la tradition de la dictature du parti unique avec le rejet de la diversité en lien direct
avec la notion du mâle comme unique agent de procréation :

Il faut le dire l’expression « père fondateur » porte en lui un halo magique qui suggère
tragiquement l’idée d’un père fondateur sans honte doué de pouvoirs patriotique, national et
procréatif ; des pouvoirs qui à leur tour portent en eux un semblant de notion de patrie comme
produit d’un acte d’accouchement (273).

L’allusion que fait Sony Labou Tansi à un être unique couronné d’un « halo magique » trouve
écho dans le mythe de Mahungu relevé par Bockie et précède la description que donne Mbembé
(1999) dans De la postcolonie d’un dieu monothéiste qui est « sa propre genèse » (214).
La réflexion de Mbembé suggère un lien entre le « phantasme biblique de l’Un » et « les
concepts de généalogie et de souveraineté » (218). Il présente l’Un comme à la fois « le père et le
fils » mais alors même que le récit du mythe de Mahungu et la description par Labou Tansi de
l’État parti-unique évacuent le rôle de la femme du système de reproduction, Mbembé théorise
que le processus de reproduction au sein du phantasme de l’Un exige que la femme soit vase :
« le fils se réalise dans la mère » (220). Toutefois, Mbembé conclut qu’à l’intérieur des structures
du pouvoir souverain, le fils, et ultimement l’Un, est créé dans une femme, et non par une
femme, de sorte que cet accouchement retire pour ainsi dire l’agence de la création à la femme.
Pour sa part, Labou Tansi critique un tel système en sortant la femme de sa prose, dans l’espoir
peut-être que le lecteur appréhende l’absurdité de la discussion de l’accouchement dans un
contexte où l’homme est l’agent unique. À la fin, Labou Tansi lie cette absurdité à la dictature du
parti unique, transformant ainsi une pratique, l’homoérotisme, la queerité en outil théorique. Il
termine d’ailleurs sa lettre en proposant l’idée de « l’insémination suprême de la patrie par le
père unique de la nation » comme absurdité suprême, une conviction selon laquelle la dictature
est aussi dangereuse que le phallocentrisme.
Dans ce qui précède, on note en tout cas une certaine ambivalence dans les systèmes de
croyances sur l’intersexualité et l’asexualité, perçues comme non-naturelles lorsqu’elles

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coexistent dans des contextes qui transcendent la création de la première femme, bien que toutes
les deux apparaissent essentielles dans les cosmologies bantu. Au sein de tels contextes, elles
deviennent archaïques et perverses. Là où ces cosmologies constituaient des traits essentiels de la
spiritualité, elles se trouvent transformées en métaphores de la corruption personnelle et
politique. Cette ambivalence, Je soussigné cardiaque la pousse vers une théorie politique de la
situation postcoloniale.
En effet, Labou Tansi rédige sa lettre ouverte neuf ans après la publication de la pièce de
théâtre Je soussigné cardiaque. Bien qu’aucun des personnages de la pièce ne soit physiquement
désigné intersexué, son personnage principal, tout comme les dictateurs que critique l’écrivain
dans sa lettre ouverte, fantasme sur le pouvoir de donner naissance à soi-même. Toutefois,
contrairement aux dictateurs qu’il critique, et qui voient leur propre insémination masculine
comme unique mode de reproduction (cela est encore plus vrai aujourd’hui dans un contexte où
plusieurs fils sont préposés pour remplacer leur père à la tête de l’État), le héros de Je soussigné
cardiaque adopte une identité féminine dans sa quête de renaissance spirituelle et politique.
Comme le suggère Edwidge Gbouablé (2008) dans sa lecture de la pièce, la lutte pour la
renaissance ou plus précisément pour la re-naissance de soi-même, surtout lorsque celle-ci se
produit dans un corps opprimé capable de se recréer, « de se refaire » (20), peut être interprétée
chez Labou Tansi comme un signe de l’agence et de l’espoir. La lecture que Gbouablé fait de
cette re-naissance rappelle ce que révèle Wyatt MacGaffey à propos de « l’univers réciproque »
chez la Bâkongo et dans lequel « les morts sont recyclés dans le monde actuel » (63). En plus,
donner naissance à soi-même reflète la description que fait Fu-Kiau de la puissance du « Vee »,
le processus cyclique de la renaissance :

Kôngo cosmology tells us, the dual soul-mind . . . is ready to reincarnate (rebirth or re-re . . . birth)
in order to rise again in the upper world. . . . This is demonstrated in a continuum of rebirth after
rebirth, meaning incarnation after incarnation. (35)

Ainsi que la renaissance à l’intérieur du cycle du Vee, la réincarnation suggérée par Gbouablé à
propos de Je soussigné cardiaque réaffirme l’idée que la renaissance de soi dépend non pas de la
masculinité ou de la féminité, mais plutôt de la féminité et de la masculinité et fonde ce que
Derrida appelle hospitalité.
On pourrait ici se satisfaire d’une telle interprétation du genre dans Je soussigné
cardiaque, mais nous pensons qu’il faut aller plus loin et remarquer que si le motif de ces
hommes se re-imaginant femmes pullule dans le texte, ceux-ci n’embrassent jamais le féminin.
Plutôt, dans cette pièce, le féminin devient un lieu de souffrance et une victime dans la bataille
que se livre deux hommes : Mallot, un noir vivant dans une postcolonie africaine, et Perono, un
néocolon espagnol. Chacun de ces hommes se sert du langage pour féminiser l’autre et pour
simuler son viol érotique. Les deux rivaux s’engagent ainsi dans une rencontre du mâle
disséminé par un violent accouplement hétérosexuel dans lequel le mâle féminisé est toujours le
récipient de la violence érotique. Dans les lignes qui suivent nous voulons maintenant considérer
la genrisation de la violation sexuelle dans Je soussigné cardiaque en examinant l’utilisation du
féminin dans la rencontre homoérotique entre Perono et Mallot, et plus spécifiquement entendu
que la conjuration et le déplacement du féminin constituent des dispositifs essentiels dans le déni
implicite de ce désir et l’affirmation de la volonté de domination.

3. Genrisation de la violence sexuelle et homoérotisme : comment dire le


féminin en situation postcoloniale
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Je soussigné cardiaque est une pièce de Sony Labou Tansi dont le cadre se situe dans le pays
fictionnel de Lebango – le nom actuel du Gabon ET du Congo Brazzaville. La pièce présente la
lutte pour la domination entre Mallot Bayenda, un enseignant, et Perono, un colon espagnol
ayant vécu dans ce pays pendant trente ans et devenu citoyen. Lorsque Mallot arrive pour son
nouveau poste d’enseignant à Hozando, une ville contrôlée par Perono, les deux engagent une
guerre violente et érotique de mots, conséquence du refus par Mallot de ramper devant son
puissant et riche rival. Petrono, qui en train de mourir d’une maladie cardiovasculaire, promet de
faire exécuter Mallot bien au-delà de sa tombe, et urge l’africain à demander le pardon avant
qu’il ne soit trop tard, mais ce dernier le défie. Pour éviter les constant va-et-vient entre villes,
que Perono a promis comme punition à l’insolence de Mallot, ce dernier rend visite à Dr Manissa
et cherche à obtenir une lettre affirmant qu’il souffre d’une maladie cardio-pulmonaire. Manissa
refuse d’abord mais capitule ensuite. Toutefois, l’assistance du docteur ne réussit pas à lui éviter
la prison sur insistance du riche et puissant Perono. Après avoir agressé Béla Ébara, ministre de
l’Éducation corrompu par Perono, Mallot est condamné à mort. Avant d’être mis à mort, sa
maladie fictionnelle se transforme en réalité, et son corps est ravagé par une toux persistante et
des tics récurrents.
Rappelons déjà qu’on trouve dans d’autres textes de Labou Tansi des mythologies de
reproduction autogamique. Dans L’État honteux par exemple, lorsque le dictateur Martillimi
Lopez déclare : « je suis Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale », on peut tenter de
comprendre ses origines en étudiant sa généalogie avec sa mère comme point de référence. Mais
une telle tentative est futile car ‘Maman Nationale’ est en fait une métaphore de toute la nation
qui bien sûr fait de Lopez un « fils de la nation » et par-dessus tout « le père de la nation ». Dès
lors il devient un être mythique doté de pouvoirs insondés. En fait, en notant que l’élément
féminin présent dans la généalogie de Lopez n’est rien moins qu’une métaphore, on arrive à
comprendre comment certains personnages masculins de Labou Tansi conçoivent le féminin et
les femmes. Cette notion de la femme comme métaphore nous permet d’analyser les instances
dans l’œuvre sonyenne où le féminin est présent sans les femmes.
Je soussigné cardiaque représente le féminin comme objet archétypal et non comme le
propose Simone de Beauvoir (1949), « état présent de l’éducation et de la coutume » (xxx).
Rejetant le féminin essentiel ou « éternel », de Beauvoir adopte une vision plus constructive de
« l’existence féminine individuelle » qui porte en elle une conscience de la réalité d’une identité
unique. Par contre, dans Je soussigné cardiaque, on découvre l’imposition d’une grammaire
statique du féminin dont les paramètres sont à la fois dictés et performés par les hommes.
Il existe bien sûr dans la pièce des personnages féminins : citons entre autres Mwanda (la
femme enceinte de Mallot), Hortense (la secrétaire du ministre Ébara), et Nelly (la jeune fille de
Mallot). Mais ces personnages féminins ne sont jamais présents durant ces rencontres violentes
et érotiques entre Mallot et Perono où le féminin est représenté comme victime. Malgré
l’absence de personnages féminins réels dans ces scènes de violence érotique, le texte révèle une
symétrie entre les fantaisies genrées de Mallot et Perono et les identités de ces trois personnages.
Pour les adversaires de Je soussigné cardiaque, le féminin est invariablement une mère, « il faut
que j’arrive à accoucher de moi » (111) ; un objet sexuel, « Tout le monde me saute » (132) ; une
jeune fille, « je vous fatigue comme une fille » (102). Le féminin est souvent figuré par les
organes génitaux et signifié par ce que Gbouablé appelle « mots-segments » (20), qui comme le
blason anatomique de la Renaissance française est conceptualisé pour désengager le tout de la

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partie. Bref, l’inscription du féminin dans la pièce, institue l’absence comme modalité d’être de
la femme.
En fait, le texte a tendance à associer Mallot, le sujet africain dominé, au féminin.
Néanmoins, la propension à féminiser l’africain ne doit pas être confondue à l’association que
Cixous établit entre le continent africain et le féminin et ce que tous les deux sont victimes du
« continent blanc » (68). L’attitude du personnage principal de Je Soussigné Cardiaque suggère
que si la victime peut être africaine, celle-ci est toujours intrinsèquement féminine. Par contraste,
Cixous, comme de Beauvoir, ne théorise pas l’existence d’identités essentielles. Elle considère
plutôt premièrement la manière avec laquelle l’on représente soi-même, et deuxièmement, la
perception d’un individu par un autre et enfin comment l’on pourrait intérioriser de telles
perceptions externes. Ainsi, bien que Cixous reconnaisse la victimisation de la femme et de
l’Afrique, elle ne propose jamais une théorie de son innéisme. Pour elle, le phallocentrisme
permet d’équilibrer en quelque sorte l’expérience de victime. C’est une structure qui subjugue à
la fois les hommes et les femmes, aussi bien que toutes les ethnicités. Par ailleurs, le héros de
Labou Tansi croit fermement que le logos menace tous ceux qui ne sont pas vraiment féminins.
Dans le bureau du docteur Manissa, il décrit sa féminisation comme victime des lois du pays :
« Figurez-vous que moi j’ai été déviergé, transgressé avec des lois. Ils m’ont saccagé » (124).
Bien que les participes passés déviergé, transgressé et saccagé indiquent que l’objet de violence
dans la phrase est masculin et non féminin, il faut remarquer que déviergé et dans une moindre
mesure saccagé sont traditionnellement réservés au féminin.
Malgré la conception que Mallot a du féminin comme victime de violence logocentrique, il
imagine néanmoins l’accouchement comme stratégie de révolte. Pourtant, sa notion
d’accouchement est fondamentalement queer en ce qu’elle est asexuelle ou/et intersexuée,
puisqu’elle n’exige que sa volonté et rejette toute autre participation : « Il faut que j’arrive à
accoucher de moi pour les vaincre » (78). Mallot croit que pour résister à sa victimisation née de
la volonté de puissance de Perono, et plus encore pour devenir lui-même dominateur, il doit
recréer sa vie en donnant naissance à lui-même, confirmant ainsi le Vee ou la force d’auto-
création théorisée par la cosmologie bantu. En se recréant, Mallot espère sécuriser une existence
autrement menacée par Perono.
Cela dit, en dépit de cette auto-création que promet cet accouchement symbolique, Je
soussigné cardiaque traite également de la grossesse comme résultat possible de la pénétration
du corps typique en situation de domination. De la sorte, plus tard dans la pièce, un Mallot
subjugué se trouve en train de lutter contre ce qu’il croit être le nom de Perono grandissant en
lui : « Perono ! Je porte ce nom comme une grossesse. Il bouge dans mes côtes, il ébranle mes
reins. Je vais le mettre au monde » (98). Dans une sorte de perversion du Vee au sein même du
sujet moderne africain, Mallot ne peut plus s’imprégner lui-même, ni ne peut être enceinte avec
lui-même. Dès lors, l’agentivité asexuelle queer supposée par le Vee de la cosmologie bantu est
pour ainsi dire cooptée par le néocolon qui domine, pénètre et met enceinte sa victime avec le
verbe. Ainsi posé, cette victime perd son potentiel d’être et de devenir. Cette intériorisation du
logos de l’oppresseur représente le potentiel négatif du sujet postcolonial : une domination si
totale et si complète que le sujet ne fait pas qu’intérioriser mais aussi reproduire.
Il suit qu’on peut affirmer qu’il existe deux modes de grossesse métaphysique dans la pièce
de Labou Tansi : une auto-création positive et asexuelle d’une part, et un couplage hétérosexuel
d’autre part dans lequel la femme est aussi victime. Cela dit, l’adoption par Mallot des traits d’un
personnage féminin est utile au sein de la pièce, car la manipulation genrée lui permet
d’expérimenter et de décrire sa violation aux mains des mâles dominants. Cette ambiguïté genrée

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est attestée dans une autre description de la souffrance subie par Mallot aux mains de l’appareil
postcolonial :

Je suis leur homme, tu comprends ? Leur chose. Et il faut que je leur arrache ça. J’enrage d’être
un chiffre dans leurs vilains calculs. Un chiffre qu’on pousse, qu’on bastonne, qu’on bouscule
(110).

Initialement, Mallot affirme sa masculinité à travers l’utilisation du terme homme et avec


l’implication phallique que porte la chose et via l’organe sexuel qu’il compte saisir et retrouver.
Pourtant, la description de ce statut de sujet postcolonial dominé bascule vers le féminin, tout
d’abord comme homme castré et puis comme prostituée et victime. Si le verbe bastonner signifie
littéralement « battre ou punir », il suggère aussi l’usage d’une prostituée. Bien plus, bousculer
signifie aussi selon Doillon (2002) posséder sexuellement une femme.
Mallot décide de réaffirmer son pouvoir mâle et réalise qu’il doit tuer son violeur pour cela.
Mais parce que Perono est hors de portée – l’ayant forcé de quitter la région avec sa famille –
Mallot doit prendre sa revanche sur Ébara qui, en tant que ministre de l’éducation, a activement
participé à la persécution de l’enseignant. Mallot croit qu’en tuant Ébara, il consacre sa venue à
la vie. Encore une fois, le protagoniste devient homme-femme pour se donner une nouvelle vie,
mais tente d’évacuer son identité de victime en refusant de posséder les organes féminins de
reproduction : « Exactement, comme ma mère, moins le vagin » (145). Si Mallot choisit de se
donner naissance tout en rejetant la féminisation qu’implique selon lui le vagin, il imagine
pourtant, dans son fantasme de tuer Ébara, que son rival possède les organes génitaux féminins :

ÉBARA: Ne me tuez pas.


MALLOT: Non? Et pourquoi donc? Pour vous faire plaisir, n’est-ce pas? Oh!
Vous ne voulez pas que j’existe un peu? Vous ne savez donc pas qui vous êtes
pour moi? Le vagin. Et le chemin. Il faut que je vous traverse. Là. (Il lui crache à
la figure.) (145)

Mallot conçoit Ébara comme ce féminin dont la mort – durant l’accouchement – lui
permettra de naître. Le phlegme que Mallot crache sur le visage de son rival/mère connecte les
deux hommes de manière particulièrement vicieuse. Assigner à Ébara le rôle féminin et de la
mère permet à Mallot d’expérimenter la violence sexuelle intime – dans son sens biologique
strict – sans être pour autant sensuel. À la fin, cela est crucial pour Mallot que cette présence
féminine soit détruite pour qu’il vive.
Pour sa part, Ébara conçoit l’état de domination comme féminisation de Mallot, le menaçant
pendant sa confrontation avec ce dernier en ces termes : « Je te ferai arrêter, fusiller, castrer… Je
te ferai roger un morceau de viande de putain » (149). Émasculer – ici féminiser – Mallot à
travers la castration est similaire à son annihilation. De même « rogner », un terme également
utilisé dans la pièce révèle en fait la véritable identité féminine de Mallot. Par ailleurs, le mot
« viande », très fréquent dans le vocabulaire de Labou Tansi renvoie à la destruction et la
décomposition même du corps. En plus, en contexte érotique, viande est souvent métaphore du
féminin inscrit dans une structure patriarcale cannibale. L’implication ici est simple : Mallot ne
peut être que dominé dans l’entre-deux de l’espace de l’intersexuel en partie féminin. Mais s’il
devient homme-femme, son agresseur reste résolument masculin. Malgré toutes ses tentatives de
regagner sa masculinité en féminisant et donc en victimisant ses proies, Mallot n’arrive pas à
contester sa propre victimité, et reste par conséquent en partie féminin. Ultimement, la

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performance du féminin dans un construit phallocentrique permet de voiler l’homoérotisme qui
structure pourtant le désir chez Mallot et Perono.
Dans leur désignation du féminin comme victime, les deux hommes maintiennent des
construits normatifs du genre et brouillent la notion d’un rôle passif et « inséré » avec celle du
féminin. Néanmoins, il serait possible de séparer la conception qu’ont Mallot et Perono du
féminin de leur relation avec des femmes réelles, de sorte que, peut-être, les personnages portant
le féminin comme victime, ou plus précisément leur victimisation du féminin, est simplement le
résultat la crudité de leur vocabulaire. Peut-être aussi se méprennent-ils sur le sens non
seulement de la féminité – parce qu’ils assument que la victime est toujours une femme – mais
aussi de la condition de leur masculinité – parce qu’ils ne peuvent imaginer un homme victime et
parce qu’ils ne peuvent concevoir un mâle pénétrable au désir et à la violence.
Bien sûr, il semble improbable que les liens homosociaux existant dans une pièce où la
présence féminine est fugace produisent une meilleure compréhension du féminin, malgré cette
référence à Perono comme « très très gynécologue » (89), résultat d’une innocente bourde s’étant
produite dans les paroles d’un jeune garçon alors qu’il vit seul dans une large villa avec son
domestique. La femme de Mallot, Mwanda, bien que figure nourricière et supportrice n’est
qu’anecdotique dans la pièce et reléguée à la sphère de la maison, loin de l’espace publique
phallocratique habité par Perono et Mallot. Si sa grossesse suggère l’existence de relations
hétérosexuelles, et même si en une instance Mallot mentionne spécifiquement faire l’amour
(112), cela ne se produit jamais à l’intérieur des limites de la pièce de théâtre. En fait, les
rapports de Mwanda avec Mallot n’offrent aucune évidence de l’existence du désir hetrosexuel
au sein du couple. Sa fonction semble être purement celle d’un adjuvant dans le dispositif
dramatique.
Dans la pièce, vingt-sept phrases sont dédiées à Mwanda et plusieurs d’entre elles sont des
énoncés de deux mots dont le but n’est que d’aider à la progression du récit de Mallot. En voici
quelques-unes :

MWANDA. Qui il?


MALLOT. Perono.
MWANDA. Qui est Perono.
MALLOT. La loi d’ici.
MWANDA. La loi?
MALLOT. Tu te rappelles? Il y a quatre mois, on nous a chassés de Kwamou.
Parce que j’ai dit la vérité au chef régional et parce que j’ai montré au gouverneur qu’il trompait
les analphabètes, qu’il était un simple tueur de whisky.
MWANDA. Oui je me rappelle. Et bien?
(108-09)

Parce que son personnage n’est jamais révélé dans le dialogue, et jamais développé au-delà
des fonctions classiques d’épouse et de mère, Mwanda exerce une force genrée et non érotique.
Cette observation n’a en rien l’intention de débaser la maternité de Mwanda qui, d’un point de
vue des féminismes africains reste un puissant signifié du statut social et qui, avec sa référence
aux générations futures est probablement l’unique source d’espoir dans le texte. Plutôt, en
analysant le rôle donné à Mwanda on rentre plus aisément dans la manière dont Je soussigné
cardiaque représente les femmes et les hommes et dans les modalités par lesquelles la pièce met
en scène les relations hétérosexuelles et homoérotiques.

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Je soussigné cardiaque fait référence, dans une instance, au physique de Mwanda mais il n’y
a aucune suggestion de relation sexuelle avec Mallot. Leur dialogue est plutôt un échange tendre
dans lequel elle le persuade qu’il n’a rien à craindre :

MALLOT. Qu’est-ce qu’on a fait ma chérie?


MWANDA. (doucement) Nous? On n’a rien fait.
MALLOT. (Il l’embrasse) Tu es sûre qu’on n’a rien fait? Sûre de ton corps de femme?
MWANDA. Oui, de tout mon corps. Sûre
----------------------------------------------------------------
MWANDA. Personne ne nous traque (111).

Bien que l’intuition de Mwanda est incorrecte et manque de compréhension du système


politique qui la gouverne, ce passage exprime surtout la transférence de sa position maternelle.
Cela dit, sa relation avec son mari est plus maternelle que sensuelle et leur dialogue manque de
charge sexuelle ou le type de vocabulaire sexuel qui caractérise les échanges entre Perono et
Mallot.
Le « corps de femme » de Mwanda est pour ainsi dire juxtaposé à celui d’Hortense, la
secrétaire et maîtresse du ministre Ébara. Hortense utilise ses charmes pour arranger une
rencontre entre Ébara et Mallot (134). Et si la sexualité de Mwanda est liée au maternel,
Hortense, elle, est une être corporel (de chair) qui ne connaît que : « Ma chaleur. Mon odeur. Et
le froissement de mon corps de femme » (137). Par-dessus tout, si le « savoir » que possède
Hortense lui donne une meilleure connaissance du contexte politique dans lequel elle vit, la
secrétaire ne reste malheureusement qu’une autre pute de la postcolonie. Sa rencontre avec
Mallot lui offre la possibilité des effets de sa vie en tant que jouet sexuel du ministre Ébara :
« Quand je sors de ses mains je me lave fortement – je frotte, je rince, je gratte » (138). La
description qu’Hortense donne de son auto-objectification fait écho à l’expérience vécue par
Mallot dans sa bataille avec Perono en ce qu’elles sont toutes les deux fondées sur des termes
hétérosexuels et inspirent sentiment de honte en la personne qui ressent la domination dans sa
chair. Son énumération dans ses tentatives désespérées de se « rincer » recrée en fait la tension
vécue par Mallot pour se libérer de Perono. S’adressant à Perono, Mallot affirme : « J’ai arraché
votre cœur. Je l’ai là, dans mes mains. Je l’étreins. Je le presse. Je l’étrangle. Je le tue » (102).
Croyant qu’ils se sont ainsi rapprochés par la communauté des expériences comme sujets
postcoloniaux exploités, Hortense invite Mallot à lui faire l’amour :

HORTENSE. Je veux passer le week-end avec vous dans ma villa. D’accord? . . .


MALLOT. Je refuse . . .
HORTENSE. Je parie que vous êtes vertueux.
MALLOT. Pas du tout. Mais je ne veux pas que ça se fasse comme dans un film.
. . . Vous m’avez rendu un gros morceau de moi. Je ne veux pas que ça se casse (109).

Le rejet de Hortense par Mallot n’a rien à voir avec son engagement familial. Comme elle
l’explique, la vertu n’est pas une qualité qu’elle possède. Par contre, Hortense l’a en répulsion
parce qu’il a peur que tout contact avec elle l’exposerait à sa corruption en tant que sujet
postcolonial qui exploite instamment sa sexualité pour des gains matériels. C’est comme si la
condition sociale et son attitude envers sa sexualité constituaient une maladie incommunicable.
De ce fait, alors que Mallot devient victime d’une violation homoérotique symbolique aux mains
de Perono, parce que notamment il a osé s’exprimer contre la domination et la corruption,
Hortense se donne à son patron, le ministre Ébara et crée les conditions de sa propre

9
victimisation. Bien que Hortense offre une petite victoire à Mallot en lui sécurisant une rencontre
avec Ébara, il est clair que l’appréciation de Mallot ne s’étend pas à la gratification de faveurs
sexuelles. Pour lui, cela supposerait se prostituer comme elle. Ironiquement donc, en rejetant la
requête de Hortense, Mallot semble vouloir protéger sa propre masculinité, puisque c’est son
refus de cette relation hétérosexuelle qui lui permet d’avoir le sentiment d’avoir rejeté en même
temps sa propre féminisation. Une fois encore, la « féminisation » est ici sa propre construction,
une définie par la même sexualité passive qu’il est forcé d’expérimenter en tant que récepteur
symbolique de l’agression sexuelle de Perono.
En dépit du fait que Mallot rejette ses avances, Hortense réapparaît immédiatement avant
son exécution, faisant rentrer d’autres femmes, Mwanda, Nelly et le nouveau-né Lahla dans la
pièce, dans la prison et dans l’espace officiel que Mbembé nomme commandement, une
cosmologie autodéfinie dont « l’expression la plus pure est relayée par l’absence totale de
contrainte » (76). En entrant dans l’espace phallocratique de la prison, les femmes elles-mêmes
restent retenues, muettes, sinon pour un chant bref que Nelly répète après instruction de son père.
Le silence de Mwanda et d’Hortense et le rôle de Nelly en tant qu’objet du ventriloquisme sont
emblématiques de l’absence d’agentivité caractéristique de la féminité et de la rareté
d’interaction significative entre hommes et femmes dans Je soussigné cardiaque.
Si les femmes réelles de la pièce de Labou Tansi sont plus observatrices que participatrices dans
la politique de la postcolonie, pour les rivaux mâles de Je soussigné cardiaque, leur propre
féminité est en fait une condition socio-politique qu’on aurait l’infortune d’occuper, mais qui
peut être échappée via sa propre possession et/ou celle des autres. Lorsque Mallot et Perono se
rencontrent pour la première fois, la cordialité qui en ressort suggère que malgré leurs
différences raciales et économiques, ils acceptent néanmoins leur respective masculinité et
peuvent dès lors se traiter avec respect. À mesure que s’intensifie leur bataille et que Mallot
descend (le verbe est voulu) dans la féminité, une distinction de classe devient apparente :

PERONO. Tout à l’heure vous avez failli me faire croire qu’il y a des pygmées spéciaux. Non.
Vous n’êtes qu’un pygmée comme tous les pygmées du monde.
Vous puez un peu. Vous respirez le caca. . . . Tout à l’heure quand vous me crâniez dans le dos, je
vous admirais. Je me disais: ça n’est pas de la pacotille, ce gosse. Tu étais imprenable à un certain
moment. Je vais t’annuler, salaud (106).

Lorsqu’il s’adresse à Mallot, Perono passe du formel « vous » à l’informel « tu » pour marquer
ce moment central dans le développement de leur relation. Bien que la description que donne
Perono de la vantardise (« craniez) de Mallot suggère un faux courage de la part de son rival, il
admire néanmoins le machisme manifesté lors de l’agression. Car même s’il ne considère jamais
Mallot comme son égal, toute perception d’agression valide sa masculinité africaine. Perono
décrit le masculin comme « imprenable », construit à partir du verbe prendre et très proche du
verbe imprégner, un terme qui suggère premièrement qu’on pourrait séduire Mallot, et ensuite
qu’il reste imperméable à la violence. Mais lorsque Mallot s’estompe, Perono ne peut plus le voir
comme un homme. Ce changement dans le statut du héros, d’imprenable à prenable (ou encore
imprégnable) signale la conception que Perono a de l’africain comme féminin. Ce passage de la
masculinité vers ce que les deux hommes décrivent comme féminité représente un changement
de paradigme dans le capital social.
Leur dédain mutuel de leurs faiblesses perçues du féminin révèle, on s’en doute, une projection
de leurs propres insécurités masculines. Mallot et Perono collaborent pour donner une

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description du féminin qui dissémine leur plus grande peur, notamment le fait que la victime
archétypale pourrait bien être masculine.
Soyons clair : notre intention n’est pas d’affirmer l’existence d’une victime archétypale qui serait
masculine ou féminine. Plutôt, nous souhaitons révéler la nature d’une telle opération dans
l’esprit de Perono et Mallot, qui sont motivés par une aversion à l’idée d’un masculin passif et
pénétrable. Leur conception du féminin comme victime, réceptacle d’agressions sexuelles et
n’ayant aucune aptitude d’expression actancielle accentue leur propre peur de perdre ce qu’ils
imaginent comme masculinité, que ce soit le phallus ou un corps actif, pénétrable, et leur désir
obsessionnel de le posséder.
Le moins que l’on puisse dire est que l’identification genrée de Mallot reste floue jusqu’à son
exécution, mais son discours suggère que cette masculinité impénétrable demeure son ultime
finalité. Lorsque le leader Lebango donne à Mallot le choix entre fusillade et pendaison, le héros
choisit la dernière option. Et comme nous le dit l’annonceur radio de la scène finale : « Nous
vous rappelons, frères et sœurs, que les quinze condamnés à qui le guide avait offert de choisir
entre la corde et le peloton ont tous choisi le peloton à l’exception de Mallot Bayenda qui, lui, a
préféré la corde » (153). Le choix de la corde par Mallot lui permet de réaffirmer sa masculinité
en ce que toute fusillade, pour qu’elle réussisse, suppose la pénétration d’un corps. Cela permet
en tout cas à Mallot d’exercer son agentivité. Pour lui, la pendaison représente une manière
unique de préserver son intégrité physique, et de signifier, par le biais de son corps, la puissance
de l’organe sexuel. En ce sens, sa mort peut être interprétée comme performance solitaire de la
masculinité une instance de résistance à l’intérieur du désir phallique.
Quelques instants avant sa mort, Mallot réaffirme sa masculinité en ces termes : « J’ai disloqué
l’univers. Homme. Moi. Vierge. J’ai disqualifié le vide » (153-54).
Même avec la connaissance d’une mort prochaine, Mallot est conforté dans son statut de
« vierge », convaincu de l’échec de ceux qui veulent le violer. Toutefois, la précédente
confrontation avec Perono suggère l’existence d’un désir des deux côtés de violer
symboliquement. Ils expriment ce désir à travers la féminisation de l’autre, éliminant
ostensiblement la possibilité de concevoir une économie homoérotique en échange de ce qui
pourrait être considéré comme rituel d’accouplement :

PERONO. Voyez-vous, depuis longtemps je n’ai jamais eu que du vide devant moi. Du vide en
face. Un vide vierge. C’est énervant, le vide. . . . Vous êtes le seul qui allez m’obéir parce que je
commande. Les autres, mon Dieu, c’est la foutaise.
Ils m’obéissent par paresse. Vous, je vous fête. J’en aurai au moins un, oui, au moins un qui
m’obéira par conviction, donc tendrement.
MALLOT. (Amusé.) Je ne sais pas obéir.
PERONO. Rassurez-vous, vous apprendrez et c’est là que ça devient séduisant.

La virginité de Mallot, sa pureté politique en quelque sorte, séduit Perono de même que la
résistance qu’offre le sujet postcolonial à la domination. En fait Mallot défie et conteste la
capacité de Perono à le posséder. Sa conviction selon laquelle l’autorité sur Mallot produira de
l’affection auprès de ce dernier constitue un autre exemple de la tension sexuelle présente dans la
dialectique du chasseur et du chassé. Son souhait de commander et d’enseigner Mallot pointe
vers l’existence d’une quête de l’hégémonie sexuelle. L’excitation de l’espagnol est accrue par
un rituel imaginé dont le résultat est la domination de l’africain : la lutte qui s’ensuit et la
reconnaissance sous la forme d’un Mallot adouci et mollasse. La force de ce rituel érotique
réside non pas dans le viol physique mais plutôt dans l’institution d’un rituel de violence sociale.
Comme le suggère MacGaffey, « the significance of sexuality in ritual [is in part] connected with

11
social organization as an arena of regulated competition for productive capacity. . . . The erotic is
not sex but socialized sex” (159).
Conscient des implications de ce rituel érotique dans lequel l’a attiré Perono, Mallot tente de
retourner la situation contre son agresseur, mais retient finalement le rôle de dominé :

MALLOT. vous m’obsédez d’une obsession délicieuse. Vous me remuez. Vous êtes une ordure
pure. Or moi, j’ai un petit faible pour la pureté, le plein. . . . Vous m’avez infligé un coup de
foudre (98).

Comme l’indique le titre Je soussigné cardiaque, la notion de figures maladives domine le texte.
Bien plus, une fusion du désir et de la maladie semble définir la relation entre Perono et Mallot.
Le discours de ce dernier vacille en effet entre fascination et dégoût, attraction et répulsion, mais
il affirme avoir été, dans une certaine mesure, séduit, même si ce coup de foudre est plus viral
que romantique et lui a été violemment infligé. Le verbe remuer est également ambigu, puisque
son usage pourrait indiquer une érection sexuelle résultant soit d’une pénétration physique ou
d’une inspiration spirituelle. Et en fait, il semble que le viol de Mallot par Perono inspire la
révolte de ce dernier, qui ne peut que trouver satisfaction en imaginant une hétérosexualité
déterminée par un scénario de domination entre lui-même et l’espagnol :

MALLOT. Je vous fatigue comme une fille. Je vous dissous. . . . Je vous défais le nombril et
l’anus. Je vous mets des bulles de merde dans le cerveau. . . . J’ai forniqué avec vous (102-103).

Voici donc une forme de torture qui fusionne l’acte charnel de l’amour avec la violence. Mallot
exprime un désir de représenter Perono comme récepteur passif de cette agression sexuelle.
Perono reçoit chaque action transitive. À l’instar du rituel sparagmos typique du contexte
dyonysiaque, Mallot ouvre une faille dans le corps de Perono pour mettre l’accent sur le statut de
ce dernier comme réceptacle de la violence sexuelle. Il féminise d’abord Perono pour évacuer ce
qu’il perçoit comme pouvoir de sa masculinité et pour la remplacer par ce qu’il croit être la
faiblesse du féminin. Il s’assure ensuite que cet acte sexuel imaginaire reste hétérosexuel. Son
fantasme inclut aussi priver Perono de ses sensations et, en retour, de sa subjectivité et de
l’hégémonie en remplissant sa tête d’excréments. Lu à la lumière de la notion lacanienne (1977)
du phallus comme signifiant, dans laquelle le langage se joint au désir dans l’ordre du
symbolique, le fantasme eschatologique de Mallot peut être appréhendé comme une tentative de
priver Perono du discours, et par ricochet, du pouvoir phallique.
Quel que soit leur discours érotique, les deux hommes rejettent explicitement les actes
homoérotiques quand bien même chacun fantasme sur le viol de l’autre. Alors qu’ils acceptent
que leur rencontre soit définie en termes traditionnels hétérosexuels, ils n’arrivent pas à
s’entendre sur le fait que le sujet postcolonial dominé joue le rôle féminin. Perono promet de se
faire Mallot, « je vous déviergerai » (114). Mallot refuse ce rôle et proteste qu’il est
« imprenable » ou qu’on ne peut le posséder sexuellement. Malgré ce conflit logistique, ils ne
peuvent nier ni l’existence d’une attraction mutuelle ni le désir de se pénétrer et de se dominer.
Ils reconnaissent aussi que le féminin est indispensable comme facilitateur imaginaire pour la

12
(non)expression de leur désir homoérotique. Et c’est précisément parce que le féminin est
imaginé qu’il peut être si unidimensionnel et si dépouillé des notions de pouvoir et d’agentivité.
La conjuration du féminin par Mallot et Perono sert de tremplin à une hétérosexualité entre eux.
En suivant le triangle girardien (Girard 1965) du désir triangulaire, le féminin apparaît ici comme
objet ou médium. Nous pourrions même conclure que ce féminin ne figure point dans ce triangle
sexuel. Plutôt, il est clair que l’objet du désir dans la rencontre Mallot-Perono est la masculinité.
Ce désir métaphysique « éminemment contagieux » dans lequel les deux sujets se consument par
le besoin de se mimer et de se posséder, part de Perono à Mallot dans leur rencontre initiale et
reflète le transfert de la maladie cardiaque du premier vers la maladie inventée chez le second
(Girard 96) : « Posséder, la seule réalité de ce monde. Nous sommes deux groupes d’homme sur
cette terre, oui, deux : ceux qui possèdent et ceux qui cherchent à posséder » (104). Cette leçon
de vie partagée par Perono comme s’il avait en face un mentor, devient plus tard une part entière
de la philosophie de Mallot : « Posséder. Je suis venu au monde posséder » (140). Mallot ne
parle pas spécifiquement d’autopossession mais de possession en général. Cette affirmation
symbolise le passage d’un désir d’autopossession, d’une volonté d’autocréation similaire à celle
préconisée par le Vee à une aspiration à posséder l’autre.
La déclaration de Mallot révèle sa position comme sujet désirant de la médiation de Perono, mais
en réalité, leur lutte d’egos constitue une médiation réciproque dans laquelle ils sont « opposés
mais semblables, et même interchangeables », une dans laquelle ils sont « partenaires, mais
s’accordent à ne pas s’accorder » (Girard 103). Chacun se nourrit ainsi du défi à relever chez
l’autre. Mallot montre qu’il le sait instinctivement lorsqu’il affirme : « Nous sommes faits l’un
pour l’autre ». Le féminin présent dans leur rencontre est un signe, une justification du désir
violent qui inspire chacun d’eux. Le féminin représente aussi la seule chose à propos d’eux pour
laquelle ils sont d’accord car créer et détruire le féminin leur permet de fabriquer une mythologie
érotique dans laquelle ils pourraient justifier la nature homoérotique de leur relation (Graziano
154-155). Au sein de cette mythologie, chaque sujet désirant assigne à l’autre le rôle du féminin
de sorte que celui-ci garde intacte l’identification de son genre au sein d’un cadre normatif
hétérosexuel. Cette construction du désir permet aussi le déploiement imaginaire du pouvoir
phallique dans le sens que propose Mbembé (2001) : « l’habileté du pouvoir mâle à démontrer sa
virilité au détriment de la femme » pour en fait « obtenir sa validation de cette même femme
subjuguée » (13). Le rituel de Je soussigné cardiaque dans lequel les hommes victimisent le
féminin, et que nous choisissons d’appeler gynécolonisation symbolique diverge de cette
description de la femme par Mbembé car cette femme en question, à la fois objet de violence et
potentielle validatrice de la masculinité de son agression, est en réalité un mâle féminisé. mâle

Conclusion
De la sorte, il appert que l’interaction entre Mallot et Perono situe les deux hommes parmi ceux
qui cherchent à posséder, à dominer. Cette convergence de finalités unit les deux hommes en tant
que sujets érotiques, chacun désirant l’autre, et cela constitue la base pour théoriser l’ambigüité
caractéristique de leurs différences raciales, sociales et nationales assumées. En fait, la panique

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homosexuelle engendrée par leur première rencontre et leur incapacité à transcender la
dialectique hégélienne du maître et de l’esclave prouve au moins deux choses. La première est
que l’interdiction qui frappe l’homosexualité en Afrique est d’abord avant tout institutionnelle,
liée à une conventionalisation de la sexualité pour des besoins d’ordre (Foucault) socio-politico-
culturel mais son imaginaire est validé par les cosmologies bantu. La seconde est que
l’homoérotisation des rapports entre Mallot et Perono permet, a minima, de théoriser le
monstrueux et le grotesque de la postcolonie. Dans ce contexte postcolonial, il est clair que la
notion de victime, qui doit être genrée féminine, découle d’une définition phallocentrique de la
condition féminine et d’une auto-censure du désir homoérotique. En niant la possibilité d’une
masculinité vulnérable, Mallot et Perono échouent à comprendre le fait qu’en tant qu’eux-mêmes
participants d’une phallocratie, ils sont assujettis au viol. Et dans Je soussigné cardiaque, Labou
Tansi propose à la fin une caricature sérieuse d’une situation postcoloniale absurde dont le
tragique touche au plus profond de la destinée humaine.

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