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Une (trop) brève histoire de l’humanité

Une critique anthropologique de Yuval Noah Harari


Denis Blondin

Le best-seller de Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l’humanité (Albin
Michel, 2015), n’a pratiquement reçu que des critiques élogieuses et, traduit en plus de 30
langues, il a conquis un vaste public. Sous la surface de cette odyssée exaltante se cache
pourtant une face obscure, celle que l’Occident, le véritable auteur de cette histoire,
préfèrerait garder cachée.

On peut considérer que le succès d’Harari est mérité puisqu’il réussit à intéresser des milliers
de lecteurs à l’aventure humaine dans sa longue durée. La critique proposée ici pourra
sembler injuste aux personnes qui ont déjà lu et apprécié son essai. Aussi est-il important de
préciser que cette critique ne s’adresse pas vraiment à lui en tant qu’auteur d’une synthèse
historique parmi d’autres. Elle s’adresse à la culture occidentale qui en a construit la trame de
fond, à l’intérieur de laquelle s’inscrit notre lecture aussi bien que sa narration [1]. Cette trame
de fond établit un certain nombre de paramètres dont nous ne sommes pas conscients, à
commencer par l’idée d’une évolution biologique graduelle et continue de notre espèce, à
l’image de l’Histoire dont elle constituerait une sorte de substrat implicite.

La confusion entre histoire et évolution

Dans notre histoire traditionnelle, l’humanité était tranchée en deux, la préhistorique et


l’historique, celle-ci débutant avec l’agriculture, la sédentarisation ou même avec l’écriture.
Harari propose de prendre comme cadre l’ensemble de l’espèce Sapiens. Ce choix tout à fait
judicieux pouvait sembler innovateur, mais dans sa narration, c’est bien la tradition qui a
réussi à s’imposer.

Pour structurer cette longue histoire, Harari propose trois grandes révolutions à titre de
repères, les révolutions cognitive, agricole et scientifique. Dès le départ et pour tout le reste de
son récit, il nous inscrit alors dans un cadre de référence qui fusionne et confond l’histoire
avec l’évolution biologique. En effet, le développement de l’agriculture comme mode de vie
et le développement scientifique et technologique des sociétés plus complexes sont bien des
révolutions, c’est-à-dire des processus historiques transformant en profondeur les institutions
sociales et les cultures. Par contre, il en va tout autrement de la « révolution » cognitive,
qu’Harari définit comme l’apparition du langage proprement humain, le langage symbolique,
et du type de pensée qu’il permet, puisqu’il s’agit plutôt d’une fonction biologique du cerveau
humain.

Pour rendre possible ce type de langage et de pensée, c’est toute l’ingénierie du cerveau qui a
été modifiée avec l’apparition d’une aire spécialisée dans le fin contrôle musculaire des sons
de n’importe quelle langue (ses phonèmes), une autre aire spécialisée dans le décodage auditif
des phonèmes, et tout un réseau d’interconnexions entre elles et avec le reste du cerveau pour
construire le sens et pour le communiquer à travers la multitude des codes culturels.
L’émergence d’un tel cerveau n’a rien d’un évènement historique, même si elle a des
conséquences de nature sociale. Elle repose sur des mutations génétiques importantes, soit
une restructuration du matériel chromosomique qui marque la séparation d’Homo sapiens
d’avec les autres espèces du genre Homo et qui est donc totalement achevée dès l’apparition
de notre espèce. Les Sapiens anciens et atuels ne seraient donc pas plus différents
biologiquement que deux générations qui coexistent présentement.

Le récit d’Harari n’ignore pas cette composante biologique du langage humain, mais il en
minimise l’importance en affirmant qu’elle n’aurait impliqué que « de menus changements
dans la structure interne du cerveau » (p. 475). De plus, il présente cette « révolution »
comme un long processus graduel, s’étalant entre 70,000 et 30,000 ans, soit à l’intérieur de la
durée de notre espèce plutôt qu’à son point d’origine.

Une telle présentation met en place un cadre de référence qui, en évacuant la distinction
essentielle entre les ordres naturel et culturel, opère inconsciemment une sorte de
fusion/confusion de la biologie avec l’histoire, pour établir un unique ordre bioculturel [2] qui
traverserait toutes les étapes de l’existence humaine, en plaçant en surface une narration qui
est présentée comme « historique » mais qui entretient toujours le fantôme d’un invisible
support de nature biologique. Autrement dit, la croyance voulant qu’à chaque étape, Nous
serions plus « évolués » que nos ancêtres. Le récit d’Harari apparaît simplement comme une
nouvelle variante de l’histoire traditionnelle adoptée dans les cultures occidentales.

Cette volonté d’ignorer la distinction entre l’évolution biologique et cette histoire sociale que
l’Occident appelle aussi une « évolution » [3], elle est inscrite au cœur même de la vision du
monde qu’il a élaborée pour se penser lui-même comme plus « évolué », en opposition à
toutes les autres sociétés — longtemps appelées aussi des « races » sur la base de la même
confusion bioculturelle.

La négation de la culture et du social

Dans le récit d’Harari, les cultures des premiers humains sont carrément niées. Il affirme que
« la tribu n’était pas un cadre permanent » et qu’« il n’y avait pas de villes ni d’institutions
permanentes » (p. 64). Autrement dit, sans écoles, musées ou palais de justice, il n’y aurait ni
éducation, ni art, ni codes sociaux. Les peintures de Chauvet en témoignent pourtant
magnifiquement. Depuis leur découverte, plus personne ne peut parler d’« art primitif ». Cette
grotte est à elle seule un musée, une université et probablement aussi un palais de justice et un
parlement.

Une fois niées les cultures et les institutions des Sapiens anciens, il est plus facile d’interpréter
leurs comportements sur la base d’autres types de mécanismes. C’est ainsi que les Sapiens
anciens auraient été pourvus de « mécanismes hormonaux et génétiques qui aident à
contrôler la procréation », de sorte qu’« en temps d’abondance, nos ancêtres avaient un peu
plus d’enfants ; en temps de pénurie, un peu moins » (p. 109). Un peu comme les plantes, qui
poussent mieux ou moins bien selon l’ensoleillement et l’humidité.

Il existe pourtant d’abondantes données factuelles montrant que tous les humains de toutes les
époques ont géré leurs stratégies natalistes en fonction du calcul des coûts et des bénéfices de
leurs choix. Par exemple, les petites sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades n’ont jamais eu
des ribambelles d’enfants à nourrir ou à déménager, indépendamment de la pluie ou du beau
temps.
L’enthousiasme d’Harari à dépeindre les premiers humains comme une variété animale ou
végétale ne s’arrête pas là :

« Les chasseurs-cueilleurs chassaient et cueillaient animaux et plantes sauvages auxquels on


pouvait attribuer un statut égal à celui d’Homo sapiens. Chasser le mouton ne rendait pas
celui-ci inférieur à l’homme, qui n’était pas davantage inférieur au tigre parce que ce dernier
le chassait. Les êtres communiquaient directement les uns avec les autres et négociaient les
règles régissant leur habitat partagé » (p. 250, je souligne).

L’attribution d’un statut résulte toujours d’un rapport social entre des « êtres » d’une même
espèce. Or c’est le Sapiens Harari (le « on ») qui attribue ici à d’autres Sapiens plus anciens
un statut égal à celui des moutons ou des tigres, sous prétexte que leur économie de chasse
porte le même nom que celle d’autres animaux.

Un autre phénomène social qui ne mérite aucune tentative d’interprétation dans ce récit, c’est
l’apparition des classes sociales, où Harari ne semble voir qu’une conséquence automatique
de l’accroissement de la taille des sociétés. Il mentionne le fait que « partout surgirent des
souverains et des élites » (p. 129), mais sans se poser la moindre question sur le processus de
leur « surgissement ». Pour lui, l’apparition des États ou Empires et de leurs systèmes sociaux
de domination s’explique tout simplement par l’apparition de « mythes appropriés » (p. 131).
Le mythe est clairement un produit social, mais en en faisant la seule incarnation du social et
en ignorant du même coup l’existence et le fonctionnement de toute autre institution sociale,
économique, politique, juridique, idéologique ou religieuse, on laisse en même temps la porte
ouverte à n’importe quelle interprétation des classes sociales comme un phénomène naturel,
ou plus largement, à l’interprétation des étapes de l’histoire comme des étapes d’une
évolution.

Et pourtant, si on admet que les Sapiens ont toujours été des humains intelligents, divers
scénarios d’ordre purement social peuvent être imaginés pour comprendre l’apparition des
sociétés de classes. Par exemple, celui d’un pacte de non agression entre une coalition de
tribus, jetant les bases d’institutions politiques destinées à gérer des domaines d’intérêt
commun (défense, réserves alimentaires, etc.) et progressivement amenées par un processus
de dérive vers des structures sociales de domination.

Les tares des anciens Sapiens

Sans que l’on sache si les anciens Sapiens ont complété ou non leur « Révolution cognitive »,
la façon dont ils sont mis en scène suggère de multiples façons qu’ils seraient mentalement
moins « évolués » que Nous.

Le rapprochement avec les autres animaux véhicule déjà assez bien cette conception des
choses, mais comme les autres animaux semblent compenser leurs lacunes intellectuelles par
des habiletés physiques étonnantes, les anciens Sapiens se verront aussi attribuer des qualités
physiques hors du commun. Comme Harari a un très bon sens de la formule-choc, il affirme
même qu’« Albert Einstein était bien moins habile de ses mains qu’un ancien chasseur-
cueilleur » (p. 52). Considérant qu’Einstein jouait aussi du violon, nos ancêtres devaient être
de sacrés virtuoses de la dextérité, histoire de compenser leurs aptitudes mentales moins
évidentes.
Quant à leurs croyances, dont nous ne connaissons à peu près rien, elles sont présentées
comme relevant d’une unique « religion », appelée « l’animisme » :

« L’animisme […] est la croyance suivant laquelle presque chaque lieu, chaque animal,
chaque plante, chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments et peut
communiquer directement avec les humains. Ainsi les animistes peuvent-ils croire que le gros
rocher, au sommet de la colline, a des sentiments, des désirs et des besoins. Il pourrait en
vouloir à certains de ce qu’ils ont fait ou se réjouir d’une autre action. […] » (p. 72).

Autrement dit n’importe quoi, à condition que ce soit farfelu et sans véritables liens avec des
réalités signifiantes. On ignore ainsi que le cerveau humain, celui des Sapiens anciens ou
récents, fonctionne sur la base de symboles, ce qui nous permet de comprendre que tous les
« requins » ne vivent pas dans la mer et qu’on puisse aussi prêter certaines qualités d’êtres
animés à l’Everest ou aux Quarantièmes rugissants (d’où les majuscules).

En plus d’être dénué de toute forme de raison, l’animisme est aussi présenté comme l’unique
religion commune à des milliers de sociétés, qui n’avaient aucun contact entre elles et qui ont
inventé des milliers de langues différentes. Cela supposerait la présence d’un dispositif mental
reposant sur un fondement génétique qu’aucun savant n’a pu observer.

Quant aux humains d’après la révolution agricole, leurs cultures ne semblent guère plus
rationnelles (i.e. plus humaines). Comme ils n’étaient pas assurés de pouvoir « préserver la
fécondité de leurs troupeaux », leurs dieux « gagnèrent en importance parce qu’ils offraient
une solution à ce problème » (p. 250).

On semble alors assumer que les rituels religieux sont destinés à servir à des fins techniques
plutôt que sociales. Or, si les paysans pouvaient bénir un champ ou invoquer un dieu, ils
n’oubliaient pas de préparer la terre et d’y semer des graines au moment propice.

Le cerveau humain permet d’opérer en même temps sur le plan technique et sur le plan
symbolique. Ainsi, on peut utiliser une automobile pour se transporter, tout en choisissant une
Smart ou un VUS selon le message qu’on souhaite communiquer. Sans cette dimension
symbolique, personne n’aurait 59 chemises différentes dans son garde-robe.

Pour expliquer la croissance démographique accélérée découlant de la révolution agricole,


Harari invoque le besoin de « mains supplémentaires aux champs », en ajoutant que ces
« bouches supplémentaires eurent tôt fait d’engloutir les surplus alimentaires […]. » (p.
111). Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces pauvres Sapiens n’étaient pas assez intelligents
pour savoir que les « mains supplémentaires » auraient besoin de nourriture pour travailler
aux champs.

L’impression d’avoir affaire à des êtres dénués de toute rationalité est aussi très nette quand il
est question des rituels, comme le suggère cette description :

« Des millénaires durant, après la Révolution néolithique, la liturgie religieuse consistait


essentiellement pour les hommes à sacrifier des agneaux, du vin et des gâteaux […] ; « le
roi, dans sa capitale, sacrifiait des douzaines de béliers gras au grand dieu de la guerre » (p.
251).
Si « les hommes » (dans ce cas, ceux d’avant Nous) sont aussi irrationnels, on oublie que
Nous aussi, dans nos mariages grandioses, nous « sacrifions » des bouteilles de champagne et
des gâteaux somptueux, ce qui ne nous empêche pas de les consommer par la suite comme le
faisaient couramment les Sapiens anciens.

Selon cette histoire, les anciens Sapiens seraient donc inintelligents, à moitié animaux et leur
seule humanité se manifesterait par l’irrationalité. En acceptant l’idée que Notre histoire serait
au fond une évolution graduelle, nous apprenons à imaginer l’existence d’humains à qui il
manquerait encore quelques fonctions mentales essentielles. Et si nous apprenons à imaginer
ainsi les humains des époques reculées, il peut être tentant de transposer ces interprétations
aux humains vivant dans les régions « reculées ».

Les vrais Humains et les Autres

Harari reprend la narration d’un récit dont la logique sous-jacente est la mise en scène de
variétés d’humains tellement différentes que notre seule conclusion logique
— inconsciente — est qu’ils ne pourraient pas appartenir à la même espèce. Ces Autres
n’auraient pas les caractéristiques essentielles qui définissent l’Être humain (le vrai) : la
capacité innée de créer des langues, des cultures et des institutions sociales complexes, la
conscience, la pensée abstraite, l’intelligence et en fin de compte cette Raison par laquelle
l’Occident a défini l’« Être humain », mais dont il n’a cessé de prétendre avoir l’exclusivité.

La dissociation des deux sortes d’humains ressort plutôt clairement de cette étonnante théorie
d’Harari :

« Pris un par un, voire dix par dix, nous sommes fâcheusement semblables aux chimpanzés.
Des différences significatives ne commencent à apparaître que lorsque nous franchissons le
seuil de 150 individus ; quand nous atteignons les 1500-2000 individus, les différences sont
stupéfiantes » (p. 51, je souligne).

L’objectif sous-jacent à cette théorie surréaliste est d’établir le contraste entre « nous » les
vrais humains présentant des différentes « stupéfiantes » et cet autre « nous » qui réfère à ceux
qui sont encore « semblables aux chimpanzés », c’est-à-dire ces chasseurs-cueilleurs dont
Harari précise bien que « l’immense majorité vivait en bandes d’une douzaine d’individus,
d’une centaine tout au plus » (p. 62), soit en bas du seuil où les différences « commencent à
apparaître ».

Le contraste entre les deux sortes d’humains reste saisissant, même s’il se trouve masqué par
l’usage d’un même vocable (nous) pour y référer. Le même effet de contraste pourra aussi
être obtenu avec des désignations distinctes, comme dans cet extrait : « Homo sapiens
provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que
l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer » (p. 95, je souligne). Celui qui vit
de chasse fait bien partie de l’espèce Homo sapiens, mais c’est celui qui est capable de faire
des inventions marquantes qui se mérite le titre d’« homme ».

Outre le recours au contraste, la contradiction peut aussi servir de procédé pour établir
l’opposition entre les deux sortes d’« humains ». Ainsi, le récit d’Harari présente d’abord la
Révolution agricole comme un processus qui n’a pas du tout été un progrès
pour la majorité des humains, qui travaillaient plus qu’avant, étaient moins bien nourris et en
moins bonne santé. Par contre, pour expliquer pourquoi ils n’ont jamais cherché à rétablir un
mode de vie de chasseurs-cueilleurs nomades, il ne trouve rien de mieux que d’invoquer « Le
piège du luxe » (p. 108-114).

La seule hypothèse qui permet d’expliquer cette contradiction, c’est que l’auteur n’a pas à
l’esprit les mêmes « humains » lorsqu’il décrit correctement les conditions de vie dégradées
des agriculteurs-éleveurs et lorsqu’il évoque « le piège du luxe » pour expliquer le non-retour
en arrière. C’est que les vrais Humains (les « élites ») auraient trouvé assez de luxe pour ne
pas avoir envie de retourner à la vie de nomades tandis que les Autres, ceux qui ne comptent
pas, seraient restés pris dans un vrai piège sans aucun luxe.

Si on accepte de considérer que les humains du néolithique avaient la même intelligence que
Nous, il est plus facile de saisir les raisons de leurs choix. Cet impossible retour à la chasse et
cueillette découlait surtout du contexte de pression démographique qui avait mené à
l’adoption de l’agriculture et qui s’est beaucoup accentuée par la suite, surtout devant la
nécessité de parer à la menace des guerres.

La contradiction qu’utilise Harari illustre surtout le fait que la dissociation des deux variétés
d’humains peut concerner non seulement les Sapiens anciens et modernes, mais aussi les
« élites » et les gens du peuple, comme l’affirme clairement l’extrait suivant, et, ultimement,
l’Occident et les Autres :

« L’excédent produit nourrissait l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres
d’histoire […]. L’histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les
autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau » (p. 129).

Si une certaine dose d’humour peut teinter cette limpidité un peu étonnante, on ne peut pas
soupçonner que ce soit le cas dans l’interprétation globale de l’émergence des États et
Empires comme des étapes dans une marche générale vers le progrès. Leurs violences et leurs
exactions ne sont pas ignorées, mais pour Harari, le bilan de leur histoire reste quand même
positif, en particulier en vertu de leur rôle pacificateur : « Avec le temps, la formation de
cadres sociaux plus larges — villes, royaumes et États — a permis de placer la violence
humaine sous contrôle » (p. 107).

Il faudrait d’abord se demander quelles violences et quels humains sont alors pris en
considération. Il est vrai qu’un État ou un Empire a intérêt à contrôler la violence interne entre
ses composantes, mais il le fait très souvent en déployant une importante dose de violence, et
pas seulement en inventant des « mythes appropriés ». Comment ignorer le traitement des
esclaves utilisés pour construire les pyramides d’Égypte, les exécutions spectaculaires des
Aztèques, l’Inquisition espagnole, les prisons américaines, la masse des pauvres dans
l’Angleterre du 18e siècle qui ont été pendus pour vol ou envoyés sur les navires de guerre ?
Le rôle pacificateur des États n’est d’ailleurs pas si évident dans les guerres menées en Europe
même, et dont beaucoup de Sapiens encore vivants peuvent témoigner.

Dans le récit d’Harari, ce sont les sociétés pré- ou non-étatiques qui auraient surtout pratiqué
la violence :
« Le déclin de la violence est largement dû à l’essor de l’État. Tout au long de l’histoire, la
violence est le plus souvent née d’affrontements locaux entre familles et communautés » (p.
431).

Encore une fois, on semble assumer que seuls les vrais Humains assez « évolués » pour vivre
dans des sociétés complexes peuvent contrôler leurs pulsions animales violentes, car les autres
Humains vivant en familles et en communautés en seraient incapables. On voit ici ressurgir la
vieille opposition entre les « civilisés » et les autres.

La dissociation entre les deux lignées d’Humains peut également se faire d’une manière à
peine perceptible, y compris pour l’auteur lui-même :

« Personne, et les humains encore moins que quiconque, n’imaginait que leurs descendants
marcheraient un jour sur la lune, scinderaient l’atome, sonderaient le code génétique et
écriraient des livres d’histoire. » (p. 14)

L’étrangeté de cette formulation ressort mieux quand on remplace le mot « personne » par
« aucun humain ». Logiquement, « personne » signifie « aucun humain normal comme
Nous », tandis que « les humains encore moins que quiconque » réfère à ces Autres humains
préhistoriques, « encore moins » intelligents que Nous.

Il n’est pas très fréquent que l’on retrouve côte à côte ces deux espèces mises en contraste
dans la même phrase [4]. Notre cosmologie occidentale cherche plutôt à les dissocier au
maximum en leur créant des contextes séparés et inconciliables, selon la formule « Nous
sommes l’Histoire, les Autres sont de la géographie » [5], qui ouvre la porte à toutes les
contradictions constitutives de ce paradigme.

La domination occidentale du monde

Dans sa troisième et dernière révolution, la révolution scientifique, Harari met aussi en scène
le contraste entre les deux variétés d’humains en présentant la Révolution scientifique comme
une œuvre purement occidentale. Pas de science dans l’Antiquité et encore moins dans la
période préagricole, pas de science non plus dans « les traditions prémodernes du savoir
comme l’islam, le christianisme, le bouddhisme et le confucianisme qui affirmaient que l’on
savait déjà tout ce qu’il était important de savoir du monde » (p. 296).

La Révolution scientifique est décrite comme le remplacement de la religion, définie comme


la prétention du savoir, par la reconnaissance de notre ignorance, qui serait le fondement de la
science. En réalité, la science n’est pas plus le contraire de la religion que la technique n’est le
contraire de la magie. Les deux niveaux sont parfaitement conciliables, l’un pour gérer nos
rapports matériels et l’autre pour organiser nos rapports sociaux.

La science, en tant que processus de connaissance du réel, a toujours existé chez les Homo
sapiens. Son développement est directement lié au développement technique qui multiplie les
expériences permettant de tester la validité des théories. Et ce développement technique est lié
à la quantité d’humains, pas à leur qualité, contrairement à ce que suggère l’évolutionnisme
biosocial.

Dans sa narration de l’aventure colonialiste qui mène à la domination de l’Occident et à la


mondialisation, Harari semble toujours assumer que si les Européens ont conquis le monde,
c’est parce qu’ils étaient plus intelligents que les Autres. Il le suggère de différentes façons,
notamment en mettant en contraste leurs conquêtes coloniales si profitables et le fait que « les
grands empires d’Asie […] manifestèrent peu d’intérêt pour ces découvertes », continuant de
« croire que le monde tournait autour de l’Asie » (p.146).

Il existe pourtant une explication plus « historique ». En 1492, l’Europe était la région la plus
densément peuplée du monde. Cela générait d’incessantes guerres entre ses différentes
nations, qui n’ont jamais réussi à y mettre fin pour créer des « cadres sociaux élargis »,
comme on y est arrivé en Inde, en Chine ou au Moyen-Orient. Sur le plan institutionnel, elles
n’y parviendront pas avant 1957. Elles ont alors trouvé plus profitable de se lancer séparément
à la conquête d’autres territoires éloignés, tout en y exportant leurs guerres incessantes et en
assumant les coûts multipliés de leurs guerres de conquête et de leurs guerres entre elles.
Après avoir développé une telle spécialité, il leur était plus facile d’écarter leurs éventuels
rivaux.

Du même coup, les Européens ont établi un système inédit dans l’histoire : l’émergence, à
l’intérieur d’une même aire de civilisation, non pas d’une métropole comme les autres mais
d’une collection de métropoles reliées les unes aux autres et formant, au delà de leurs
incessantes rivalités, un réseau de commerce, d’alliances politiques et de multiples formes de
synergie, chacune étant à la tête d’une collection de colonies éloignées tapissant presque toute
la planète et fournissant tout l’éventail des produits naturels ou culturels déjà découverts. Sur
la base d’un tel rapport de domination, était-il étonnant que prenne forme ce qu’on a appelé
l’Occident, non pas une civilisation parmi les autres mais la classe sociale dominante du
premier empire mondialisé ?

Ignorant ces réalités trop terre à terre, toute la partie de l’essai d’Harari consacrée à la
Révolution scientifique vise surtout à raconter un nouvel épisode dans une histoire mythique
de l’humanité, comme si la révolution scientifique résultait d’un processus analogue à la
« révolution » cognitive. Une fois sur cette lancée, il n’hésite pas à raconter l’histoire du futur
de Sapiens. Dans la foulée de son portrait de l’arrivée miraculeuse de la Science et du progrès
technologique, il parle de la fin de Sapiens. C’est une fin qui n’en est pas une puisqu’il s’agit
plutôt d’une ultime mutation vers des êtres immortels, doués d’organes remplaçables à
volonté et d’intelligences surmultipliées par leur absorption des technologies numériques. La
confusion bioculturelle des origines aboutit ainsi à une ultime fusion bioculturelle.

Malgré ses prétentions scientifiques, l’histoire que raconte Harari est clairement un mythe,
c’est-à-dire un récit visant à expliquer l’origine du monde — Notre origine — en cherchant
surtout à lui conférer un sens partagé par la communauté des auditeurs.

Pour peu qu’opèrent les filtres que l’Occident a mis en place, l’histoire que raconte Harari ou
que nous avons apprise à l’école a tout pour séduire ses lecteurs. Ils peuvent se sentir très fiers
d’avoir parcouru cette odyssée qui les amène au seuil d’une condition quasi-divine. Ils
peuvent aussi se sentir très fiers de l’empire mondialisé qu’ils gouvernent.

Ce récit mythique n’a pas qu’un effet politique. Il génère aussi une incapacité à comprendre la
réalité humaine, ce qui est très lourd de conséquences.
Notre connaissance de l’humain piétine parce qu’elle reste enfermée dans un système
inconscient de représentations fondé sur la négation d’une commune nature humaine à
l’origine des multiples cultures, et ce à tous les âges de l’humanité.
Denis Blondin, anthropologue (Quebec)

Notes

[1] Si j’ai choisi l’histoire d’Harari, c’est parce qu’elle illustre parfaitement cette tradition
de l’histoire occidentale que j’ai eu l’occasion d’analyser dans la version fournie par nos
manuels scolaires et qui semble toujours bien vivante, un quart de siècle plus tard
(L’apprentissage du racisme dans les manuels scolaires québécois, Agence d’Arc,
Montréal, 1990, 401 pages).

[2] La prégnance de ce schéma cognitif fondateur de la cosmologie occidentale ressort


clairement de cet extrait d’un essai d’un éminent biologiste : « [...] l’hominisation, c’est-à-
dire le processus par lequel l’Homme s’est différencié des autres animaux, a été un
phénomène long, progressif et plutôt continu, en dehors des accélérations brusques
données par des innovations telles que le développement du langage, la fabrication d’outils
et l’agriculture. » (André Langaney, Les hommes : passé, présent, conditionnel, Paris, A.
Colin, 1988, p. 196).

De toute évidence, ajouter l’agriculture comme une composante de l’hominisation, ce n’est


pas une théorie que l’auteur défendrait, mais plutôt le résultat d’une sorte de lapsus issu de
notre inconscient culturel qui fusionne et confond l’évolution et l’histoire.

[3] La théorie de l’évolutionnisme social, développée surtout par Edward Tylor, Lewis
Henry Morgan et Herbert Spencer, a été la première théorie anthropologique générale
prétendant rendre compte de l’éventail des cultures humaines actuelles ou antérieures. Elle
a été formulée en même temps et dans le même creuset idéologique que la théorie
biologique de l’évolution, comme une sorte d’image-miroir de cette dernière.

[4] On en trouve un exemple frappant dans un manuel d’enseignement de l’Histoire :


« Les humains du néolithique possèdent des esclaves. » (Defaudon, B. et N. Robidoux,
Histoire générale, Montréal, Guérin, 1985, p. 40). Si « les humains » sont les propriétaires,
les « esclaves » appartiennent donc à une autre espèce.

[5] C’est la formule qui résume le mieux l’analyse que j’ai proposée dans Les deux espèces
humaines. Autopsie du racisme ordinaire, La Pleine Lune, Montréal, 1994 et
L’Harmattan, Paris,
1995.

// Article publié le 5 décembre 2017 Pour citer cet article : Denis Blondin, « Une (trop) brève
histoire de l’humanité, Une critique anthropologique de Yuval Noah Harari », Revue du MAUSS
permanente, 5 décembre 2017 [en ligne].
http://www.journaldumauss.net/./?Une-trop-breve-histoire-de-l-humanite

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