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1/11/2021 Les baobabs ne meurent jamais – Hekima

Hekima

Philosopher à partir de l'Afrique

Les baobabs ne meurent jamais

Publié le octobre 15, 2018octobre 21, 2018


In memoriam Fabien Eboussi Boulaga (1934-2018)

crédit photo : Alliance Fidèle Abelegue

Je n’ai pas connu personnellement Fabien Eboussi Boulaga. La perspective avortée d’un financement de
mobilité m’a fait manquer cet été l’opportunité (dont je me doutais qu’elle serait la dernière) d’un
entretien avec ce monument de la philosophie tout court – et pas seulement africaine. Au concert
d’éloges qui suivent et continueront de pleurer sa disparition samedi dernier, je n’ai pas souhaité ajouter
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ma voix, estimant n’avoir pas grand chose à dire d’édifiant. Endeuillée malgré tout par la perte d’un
« fantôme » qui m’accompagne sans conteste de sa probité depuis que je me suis penchée sérieusement
sur son travail (la préparation du questionnaire de l’entrevue qu’il a donné à Thinking Africa
(h p://www.thinkingafrica.org/V2/portfolio/interview-fabien-eboussi-boulaga/)), il a bien fallu que je me
pose néanmoins la question de ce qu’il avait été pour moi…

En train de rédiger un article où je citais déjà son oeuvre-maîtresse La crise du Muntu. Authenticité
africaine et philosophie (1977), j’ai entrepris de réorienter mon propos pour mieux rendre compte de sa
contribution dans l’éclosion de ma propre pensée. Puis un collègue de la RDCongo m’a réclamé
vivement que j’y consacre un billet sur ce blogue. Parce que ma fréquentation de Fabien Eboussi Boulaga
s’est limitée à ses écrits, il sera donc question ici de l’héritage intellectuel qu’il nous lègue et qu’il eut le
courage de défendre tout au long de sa vie*.

Fabien Eboussi Boulaga fait partie de ces auteurs pionniers, avec Marcien Towa (1971) et Paulin
Hountondji (1976) notamment, qui lancèrent le bal de ce que nous connaissons rétrospectivement
comme la célèbre « affaire de la philosophie africaine ». Critique corrosif de l’ethnophilosophie (1968),
« ce e manière typiquement coloniale (…) de comprendre l’autre derrière son dos mieux qu’il ne se
comprend lui-même » (2013, p. 133), il le fut tout autant de la première génération philosophique
africaine moderne et de ses prétentions à s’être émancipée du maître alors qu’elle en conservait tous les
outils. Programmatique, La Crise du Muntu (1977) entreprend tout à la fois : d’identifier ce qui fait
problème dans ce e illusion consistant à recouvrer une « authenticité africaine » enfouie sous des
couches de poussières coloniales sur lesquelles il suffirait de souffler (très fort) ; d’incriminer la
« Philosophie » elle-même, comme volonté de puissance de l’épistémologie occidentale ; de réfléchir aux
fondements d’une pensée autonome pour l’Africain.e, le « Muntu », affranchie simultanément de ces
deux désirs de mêmeté.

C’est par à-coups que le Muntu se libérera de la colonialité épistémique imprimée par l’internalisation
diffuse de la bibliothèque coloniale : de l’ « en-soi » (ce e affirmation d’une unité ontologique africaine à
rechercher dans des origines précoloniales, très caractéristique des premières définitions de l’
africanité/authenticité africaine), il se dépassera « pour-soi », c’est-à-dire en cohérence avec les conditions
matérielles, réelles historiques, post-coloniales, de son existence. Mais il troublera encore la quiétude de
ce e rencontre à soi afin de faire entendre son discours, assuré et cristallin, à l’intention de tous,
humains, « pour-autrui ». « Tels sont les linéaments d’une dialectique de l’authenticité, articulée sur une
histoire particulière de la liberté raisonnable et ouverte sur un universel concret à faire, une authenticité
qui n’est qu’à construire le temps et l’espace de son engagement le champ de l’expérience qui lui est
possible dans un monde qui enveloppe le Muntu et qui est intérieur à lui tout à la fois » (1997, p. 230).

Si le Muntu tourne son visage vers l’humanité toute entière, il n’oublie jamais les risques inhérents à un
universel surplombant. Eboussi, le Muntu, débusque les faux universaux, déculo e les critères
d’admission/exclusion à la « Philosophie », les traque, les moque, s’en détourne, « qui e à apprendre à
séjourner dans un espace sans nom » (1977). Comme dans son jouissif (pour la Nord-Américaine que je
suis) « Lectures hérétiques de Rawls » (2011) où il s’en prend au monstre sacré et à sa Théorie de la justice,
à laquelle il demande, avec l’aplomb d’une évidence déconcertante : « comment la logique immanente
d’un mode de vie, d’un type de société historique pourrait-elle être le support d’autres sociétés
historiques? Comment ce qui n’est que spécifique pourrait-il être érigé en genre exemplaire et universel
(…) Il n’est ni difficile ni téméraire de faire l’hypothèse que l’expérience africaine et celles d’autres
humanités comme l’indienne ou la chinoise ne sauraient être adéquatement exprimées dans et par le
corps des théories occidentales de la justice et de la politique » (158-160).

Si le Muntu n’est pas intimidé par le canon autorisé de la philosophie, il ne s’agglutine pas non plus dans
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le particulier, dans « son » patrimoine culturel immuable. Mais Eboussi Boulaga ne fait jamais
(contrairement à beaucoup d’autres auteurs), en effet, table rase des fonctions éthiques de « la tradition ».
La tradition est d’abord un « modèle d’identification critique » pour le sujet qui construit avec elle son
individualité au cœur d’une communauté, afin de s’y reconnaître mais aussi de s’en distinguer. Elle est
aussi « mémoire vigilante » des événements traumatiques (la colonisation) qui ont anéanti l’harmonie

sociale, mais aussi de ses compromissions, de son propre potentiel tyrannique. Enfin, elle est « modèle
utopique d’action » en s’insérant dans le maillage complexe du rêve, de l’imagination prospective et de
la conscience historique dont elle garde la mémoire.

Ce chantier auquel il a donné des orientations d’une absolue clarté il y a près d’un demi-siècle, c’est celui
dont se réclament encore aujourd’hui un nombre incalculable de philosophes nés de ce e réflexion
visionnaire. Allergique à toute forme de lâcheté intellectuelle, Eboussi pourfendait infatigablement les
« petits arrangements » que l’orgueil nous invite sans cesse à nouer avec nous-mêmes ou avec les autres.
En dépit des risques, c’est l’un des rares philosophes à s’être emparé du questionnement politique à
l’occasion de la mise sur pied, dans les années 1990, des conférences nationales souveraines un peu
partout en Afrique noire, à avoir exploré dans ses écrits la thématique (taboue) de l’homosexualité, ou
celle du sens élémentaire de « l’humain » aux lendemains des atrocités perpétrés durant le génocide
rwandais.

S’il nous a certainement légué, par son oeuvre, une direction à emprunter pour la libération, des
Africain.e.s d’abord mais aussi de l’humanité, il croyait trop au dynamisme de l’histoire pour que nous
nous accrochions à sa mémoire comme à un radeau qui dérive. Tandis qu’il est parti rejoindre la nuit de
sa vie, nous avons en priorité la responsabilité, exigeante, de nous assurer que demeure vivant son
testament moral.

Faire de la philosophie « un mode de la vie »…

Montréal, le 15 octobre 2018

* Fabien Eboussi Boulaga qui e le sacerdoce avec éclat en 1974 après avoir pris position dans son « Bantou
problématique » (1968) contre les autorités ecclésiastiques qu’il exhorte au départ des missionnaires. Plus tard, ce
sont les autorités politiques qui tenteront de le museler en reme ant en cause la validité de son doctorat, le
contraignant un temps à l’exil en Côte-d’Ivoire.

Quelques hommages :

Akono, François-Xavier et als, « L’héritage théologique et philosophique d’Eboussi Boulaga, ancien


prêtre jésuite retourné à l’état laïc », h ps://africa.la-croix.com/lheritage-theologique-et-philosophique-
deboussi-boulaga-ancien-pretre-jesuite-retourne-a-letat-laic/ (h ps://africa.la-croix.com/lheritage-
theologique-et-philosophique-deboussi-boulaga-ancien-pretre-jesuite-retourne-a-letat-laic/)

Bekolo Jean Pierre interviewé sur TV5 Monde Afrique Info


https://hekimaphilosopher.com/2018/10/15/les-baobabs-ne-tombent-jamais/ 3/5
1/11/2021 Les baobabs ne meurent jamais – Hekima
Bekolo, Jean-Pierre, interviewé sur TV5 Monde Afrique Info,
h ps://www.facebook.com/JTAfrique/videos/303692600359599/
(h ps://www.facebook.com/JTAfrique/videos/303692600359599/)

Kodjo-Grandvaux, Séverine, « Pourquoi il faut (re)lire Fabien Eboussi Boulaga »,


h ps://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/16/pourquoi-il-faut-re-lire-fabien-eboussi-
boulaga_5370215_3212.html (h ps://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/16/pourquoi-il-faut-re-lire-
fabien-eboussi-boulaga_5370215_3212.html)

Mbembe, Achille, « Fabien Eboussi Boulaga, disparition d’un « inlassable veilleur » », Le Monde Afrique,
h ps://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/15/fabien-eboussi-boulaga-disparition-d-un-inlassable-
veilleur_5369652_3212.html (h ps://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/15/fabien-eboussi-boulaga-
disparition-d-un-inlassable-veilleur_5369652_3212.html)

Noah-Nkul Beti, Baltazar A., « Eboussi Boulaga, Mort d’un Muntu sans fétiche de la philosophie! »,
h ps://www.facebook.com/notes/editions-cle/eboussi-boulaga-mort-dun-muntu-sans-f%C3%A9tiche-
de-la-philosophie/1875047529257704/ (h ps://www.facebook.com/notes/editions-cle/eboussi-boulaga-
mort-dun-muntu-sans-f%C3%A9tiche-de-la-philosophie/1875047529257704/)

Bibliographie sélective :

Eboussi Boulaga, Fabien (1968), « Le bantou problématique », dans Présence africaine, no 22, 2e trimestre,
pp. 4-40.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticité africaine et philosophie. Paris: Présence Africaine.

Eboussi Boulaga, F. (1993), Les conférences nationales an Afrique noire, Paris : Karthala (les Afriques).

Eboussi Boulaga, F. (2006) et A.D. Olinga (dir.), Le génocide rwandais. Les interrogations des intellectuels
africains, Yaoundé : Éditions CLÉ.

Eboussi Boulaga, F. (2007). « L’homosexualité au Cameroun : problème politique ». Terroirs (1-2), 5-10.

Eboussi Boulaga, F. (2007). » L’homosexualité : trois lectures pour commencer ». Terroirs (1-2), 13-43.

Eboussi Boulaga, F. (2011). « Lecture hérétique de John Rawls », dans L’affaire de la philosophie africaine:
au-delà des querelles, Paris: KARTHALA Editions, pp. 151-170.

Eboussi Boulaga, F. (2011). L’affaire de la philosophie africaine: au-delà des querelles. Paris: KARTHALA
Editions.

Eboussi Boulaga, F. (2013). « Raconter la couleur du temps » La philosophie africaine, hier et aujourd’hui
(pp. 121-135). Paris: L’Harma an-Pensée africaine.
https://hekimaphilosopher.com/2018/10/15/les-baobabs-ne-tombent-jamais/ 4/5
1/11/2021 Les baobabs ne meurent jamais – Hekima

Eboussi Boulaga F. (2014), entretien accordé à Nadia Yala Kisukidi, « Poursuivre le dialogue des lieux »,
h p://www.ruedescartes.org/articles/2014-2-poursuivre-le-dialogue-des-lieux/
(h p://www.ruedescartes.org/articles/2014-2-poursuivre-le-dialogue-des-lieux/)

Kom Ambroise (dir.), (2009), Fabien Eboussi Boulaga. La philosophie du Muntu, Paris: Karthala.

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