Vous êtes sur la page 1sur 15

Peut-on penser la violence des femmes sans ontologiser la différence des

sexes ?
L’exemple de la criminalité sexuelle
Cédric Le Bodic

Bien que je sois un homme et elle une femme, nous sommes tous les deux
dans le même état psychique, je souffre de la même douleur… (Yumeno
Kyûsaku, Dogra Magra, 1935)

Introduction

▪ 1 L’étude des discours émanant du champ de la criminologie sera ici incontournable. Traiter de la dif (...)
▪ 2 Nous renvoyons ici à l’ouvrage, plus précisément la dernière partie consacrée à la pédophilie, de S (...)

Dans cet article, nous nous proposons de partir de la différence largement et historiquement
constatée entre hommes et femmes dans leur rapport à la criminalité, les femmes étant très
nettement sous-représentées dans les statistiques pénales. Il ne s’agira cependant pas de
discuter de cet écart quantitatif et de ses possibles explications. Autrement dit, il n’est pas
question d’avancer de nouvelles hypothèses quant à ce qui lie les hommes et les femmes au
crime. Il s’agira plutôt d’opérer un retour critique sur la façon dont les savoirs criminologiques
et cliniques ont cherché à rendre compte de ces différences statistiques constatées. Nous
reprendrons les premiers textes francophones traitant de la criminalité des femmes, parus au
milieu des années 1990, pour remarquer que leurs auteurs, s’appuyant sur cette différence
statistique, en arrivent à une interprétation exprimée par le moins, d’une part, et expliquée par
l’identité, d’autre part. Ce double raisonnement les conduit à concevoir une spécificité de la
criminalité des femmes. Puis, aidés par les travaux féministes en criminologie1 qui ont permis
d’éclairer les orientations théoriques et méthodologiques des chercheurs, en distinguant la
criminologie traditionnelle d’une criminologie propre aux femmes, nous repérerons que ce
découpage théorique déjà ancien contribue par sa forme à produire un discours sur les sexes.
Dans la perspective de comprendre ce qui se dit et ce qui se joue de la différence des sexes au
sein de ces discours, nous nous intéresserons à un type de criminalité particulier, l’agression
sexuelle commise par les femmes. En effet, hormis les travaux de médecins légistes
au XIXe siècle2, ce type d’acte n’a pas été étudié pour lui-même avant le début des années 1980
sur le continent nord-américain et le milieu ou la fin des années 1990 en France. Or, les premiers
travaux sur ce type d’actes condamnés pénalement (viols et attouchements intra et extra-
familiaux) présentent pour notre questionnement, un intérêt certain dans la mesure où ils
interrogent directement la différence statistique et la possibilité d’un chiffre noir à partir de
critères relatifs à l’identité (Finkelhor, Russel, 1984). Dit autrement, ces travaux mobilisent des
arguments a priori propres à chaque sexe pour appréhender une logique de répartition des
actes (Allen, Pothast, 1994). C’est notamment ce que l’on retrouvera dans les travaux nord-
américains cités. Mais l’on rencontrera une autre logique chez les auteurs européens
mentionnés, principalement issus de la psychopathologie, qui s’intéressent moins à la différence
statistique qu’à la compréhension des « motivations » des passages à l’acte en vue de prises en
charge thérapeutiques (Deschacht, Génuit, 2000 ; Claude, 2000 ; Harrati, Vavassori, Villerbu,
2005).

▪ 3 Il existe bien entendu de nombreux travaux nord-américains portant sur les femmes condamnées pénale (...)

Notre corpus théorique s’ordonne donc de manière quasi-chronologique eu égard à l’intérêt


accordé par les chercheurs à ce type de criminalité, étant donné notre choix de nous référer ici
aux premiers travaux parus sur cette thématique à la fois sur le continent nord-américain (au
milieu des années 1980) et en France (dans le courant des années 1990 et le début des années
2000). Mais notre corpus est aussi chronologique relativement à l’acte lui-même, si l’on
considère que la littérature nord-américaine relative aux femmes auteurs d’agressions sexuelles
et mobilisée ici interroge davantage les raisons du moindre passage à l’acte des femmes, c’est-
à-dire l’avant passage à l’acte, alors que les textes français provenant de psychologues
considèrent majoritairement l’après passage à l’acte. Les travaux nord-américains nous
paraissent ici éclairants en ceci qu’ils font directement appel aux caractéristiques biologiques et
sociales susceptibles d’expliquer la différence entre les sexes. C’est donc ici le non-rapport des
femmes au crime sexuel qui est étudié en choisissant de ne pas se centrer sur celles qui sont
passées à l’acte. À l’inverse, les travaux français retenus dans le cadre de cet article traitent,
pour la grande majorité, des femmes ayant déjà commis des actes3. Il ne s’agit alors plus
d’expliquer pourquoi elles ne sont pas portées à poser ce type d’acte, mais bien plutôt
d’appréhender les motifs subjectifs de leurs passages à l’acte. Mais qu’ils traitent de la quantité
ou de la qualité, qu’ils se réfèrent à des éléments biologiques, sociologiques ou psychologiques,
qu’ils développent une criminologie féministe ou traditionnelle, ces travaux en arrivent
finalement à dresser un portrait de ce qu’est la femme ou de ce qu’elle devrait être. Plus
clairement, d’un côté, nord-américain, nous trouvons des textes décrivant les qualités d’une
femme, justifiant ainsi qu’elle ne passe pas à l’acte, du côté français, nous avons les profils
psychiques ou psychopathologiques des femmes étant passées à l’acte. Et c’est par la
désignation de ces profils mais aussi des objectifs thérapeutiques qui leur sont liés, que nous
pourrons lire une définition normée et normative de ce qu’est la femme.
3Forts de ce constat, nous postulerons que les auteurs contribuent à ontologiser la différence
des sexes par le genre, c’est-à-dire à réifier ou conforter la différence sexuelle par la différence
des genres. Nous montrerons donc que si cette approche de la criminalité par les actes et par
les sexes peut être heuristique d’un point de vue épidémiologique, elle demeure problématique
d’un point de vue psychologique. Problématique dans la mesure où, en psychologie clinique
référée à la psychanalyse, l’approche par les actes se confronte à un corpus théorique pour
lequel un comportement donné ne désigne pas de facto un type de fonctionnement psychique
particulier, c’est-à-dire qu’on ne peut, chez une personne, déduire une dynamique subjective
ou psychopathologique à partir des actes qu’elle pose. L’approche par les sexes est quant à elle
problématique d’un point de vue psychologique, toujours dans sa référence à la psychanalyse,
dans la mesure où pour cette dernière l’anatomie ne constitue qu’un donné secondaire. Nous
proposerons alors d’ouvrir la réflexion vers une criminalité dite sans sexe a priori en nous
appuyant sur une conception de l’identité référée à la notion d’éthique.
Du peu à la spécificité de la criminalité

Dans son étude sur la personnalité multiple, le philosophe et professeur au Collège de


France Ian Hacking (1995) constate que neuf personnes sur dix diagnostiquées « personnalité
multiple » sont des femmes. Ce déséquilibre entre les sexes explique-t-il, nous en apprend moins
sur la personnalité multiple que sur les attitudes à l’égard de l’identité sexuelle : la société, par
son regard, n’oriente pas les hommes et les femmes diagnostiqués « personnalité multiple »
vers les mêmes institutions. La première des quatre hypothèses explicatives qu’il propose
renvoie à « l’hypothèse du crime », c’est-à-dire à la réaction sociale. Les hommes présentant un
diagnostic de personnalité multiple latente sont considérés violents et se trouvent confiés à la
police. Les femmes dans la même situation tendent, quant à elles, à diriger la colère contre elles-
mêmes, par exemple par des cas d’automutilation, et sont alors orientées vers le monde
médical. Par ce découpage lexical, entre hommes, violents, hétéroagressifs d’un côté
et femmes, colère, auto-agressives de l’autre, il semble que des caractéristiques et des
comportements soient rendus constitutifs de l’identité. Ian Hacking résume ce qui ordonne ici
notre interrogation : derrière l’usage d’un vocabulaire propre à chaque sexe, derrière
l’attribution de comportements et de qualités qui seraient spécifiques à chaque sexe, peut-on
penser la violence des femmes sans ontologiser la différence des sexes ?
L’exemple de la criminalité sexuelle constitue à cet égard un bon point d’ancrage pour
travailler cette question. En effet, à l’instar de Ian Hacking au sujet des personnalités multiples,
Monique Tardif, du département de sexologie de l’université du Québec à Montréal écrit à
propos des abus sexuels perpétrés par des femmes que deux types de mesure permettent d’en
établir une prévalence dont le premier consiste en une compilation des données obtenues à
partir des dossiers judiciaires ou pénitentiaires. Et, elle ajoute que cette méthode exclut de
fait, les situations d’abus sexuels qui sont traitées par des organismes de la protection de
l’enfance, celles qui ne sont pas déclarées parce que ces femmes s’adressent à des professionnels
de la santé et celles où les victimes ne déposent pas de plainte (Tardif, 2001, 113). On perçoit
donc un ici un biais confirmé par d’autres travaux et rapportés par Tardif : Les cas de femmes
ayant abusé sexuellement de leurs enfants seraient moins souvent déclarés à la police. Ces cas
susciteraient davantage de recommandations visant à installer des mesures d’encadrement et
de supervision, par des professionnels rattachés aux organismes de protection de
l’enfance (Tardif, 2001, 117).

▪ 4 Une définition des termes violence, délinquance, criminalité serait sans doute un préalable nécessa (...)

Malgré ces biais de l’évaluation quantitative et des mesures de prévalence, il reste que, bien
souvent, les travaux évoquant la violence des femmes et plus généralement la
criminalité4 commise par des femmes mettent d’emblée en avant la différence statistique entre
hommes et femmes. Ce constat quantitatif est aussi celui par lequel les auteurs justifient
l’absence de travaux ou d’intérêt pour cette thématique : peu nombreuses dans les statistiques
pénales officielles, les femmes seraient aussi les « oubliées » des travaux sur la criminalité. C’est
notamment ce que soulignaient Dvora et Faugeron (1979) : selon eux, écrire que la littérature
criminologique a fait peu de place aux femmes délinquantes constitue non seulement un lieu
commun des travaux récents sur le sujet mais trouve sa légitimation dans l’image statistique. Il
apparaît, pourtant, que nombreux sont les travaux glissant de cette différence chiffrée vers une
tentative d’explication de cette différence. La façon même de la rapporter traduit d’emblée une
interprétation par les auteurs. Les titres d’ouvrages, d’articles et de chapitres constituent à cet
égard un bon exemple de ce déplacement : Pourquoi les femmes commettent-elles moins
d’infractions ? (Killias, 1991), La sous-représentation des femmes dans la criminalité (Cario,
1992), Femme et déviance, ou le débat sur la spécificité de la délinquance féminine (Lucchini,
1995), Les femmes résistent au crime (Cario, 1997). Dans ce cas, les auteurs sont passés du
constat du peu de criminalité des femmes à son interprétation en moins, faisant de l’homme le
point de comparaison, la référence, et de la femme, une spécificité. À partir de ce déplacement,
les auteurs s’intéressent à ce qui ferait selon eux la spécificité des femmes jugées coupables
d’actes criminels. La spécificité est alors construite selon deux modes : à partir de
caractéristiques conçues comme a priori propres à la femme d’une part, par une comparaison
du groupe femme au groupe homme d’autre part. Ce découpage en deux types d’approche est
permis par la rupture introduite par des chercheuses féministes à l’aune des années 1970
(Parent, 1992, 1998) critiquant le caractère partiel et partial de la criminologie dite
« traditionnelle » et proposant une criminologie propre aux femmes. Ces deux modes traduisent
ici la distinction existant entre d’un côté le moins, supposant une différence relative permettant
la comparaison, et de l’autre la spécificité considérant au contraire une hétérogénéité radicale.
Ces deux types d’approches ne sont pas originaux : ils renvoient aux deux paradigmes
présentés par Thomas Laqueur (1990) dans son ouvrage consacré au corps et au genre en
Occident. Par une étude allant de l’Antiquité au XIXesiècle, l’historien montre en effet que deux
modes de théorisation de la différence ont coexisté. L’un fondé sur les thèses galéniques et
faisant appel au relativisme et aux règles du cosmos, permettant une distinction des êtres par
degrés. Dans cette perspective, il n’y a qu’une seule chair, où la femme est vue à l’inverse de
l’homme, un homme retourné en quelque sorte. Ce qui permet cette conception est
l’articulation ou le jeu des éléments du cosmos que sont la terre, le feu, l’air et l’eau, permettant
des combinaisons incluant le chaud, le froid, le sec, l’humide. L’autre paradigme, à partir
d’arguments médicaux liés au corps, stipule une incommensurabilité de l’homme et de la
femme. La femme n’est plus un homme retourné, elle possède un corps spécifique, différent de
celui de l’homme. À tel point que se fait sentir, pour les auteurs, la nécessité d’en passer par une
nomination des attributs du corps. Des termes exclusifs à l’anatomie de la femme s’avèrent
incontournables pour désigner la différence absolue. S’instaure donc entre ces deux paradigmes
de lecture de la différence une rupture épistémologique, où d’un rabattement du macrocosme
au microcosme, on passe à une approche uni-référencée, possiblement univoque. La nature
vient en effet servir les auteurs pour argumenter leurs propos. Néanmoins, outre cet enjeu
épistémologique, on trouve aussi matière à un intérêt politique. En effet, de la même manière
que les éléments associés aux humeurs permettaient de faire de la femme un être inférieur, la
répartition absolue déterminée à partir des corps s’organise de telle sorte que la femme soit
aussi inférieure. On en trouvera des exemples avec notamment les traités d’ostéologie, où le
squelette de la femme sera lu comme justifiant cette hiérarchisation. Dans ce découpage de la
différence, qu’il s’exprime par l’homologie ou par l’altérité radicale, l’enjeu reste celui de la
complémentarité et de la rencontre entre les sexes. Ces deux courants conçoivent cependant
l’homme comme l’élément à partir duquel se construit le reste. Nous verrons que c’est aussi
dans ces termes et suivant cette logique, où l’homme est fait point de référence, que se
construisent les discours relatifs aux femmes reconnues coupables de crimes sexuels.
Effets et Interprétations de la différence

Dans ce cadre et considérée sous ces deux angles, la recherche de compréhension des
phénomènes criminels suppose donc une prise en compte de la répartition des sexes ou de la
binarité parfois rendue confuse par l’introduction de la notion de genre. C’est donc ici la
question de ce qui fonde l’identité, de ce qui la constitue, qui se trouve soulevée. Or, s’il s’avère
intéressant de distinguer d’un point de vue épidémiologique les sexes et leur rapport au crime
par une séparation entre femmes et hommes, d’un point de vue sociologique par la distinction
du féminin et du masculin, il reste cependant beaucoup plus périlleux de conserver ces
découpages du point de vue d’une compréhension fondée sur le fonctionnement psychique. Il
semble néanmoins possible de lire au travers des textes consacrés à ce sujet, que les
élaborations qui en découlent émanent de « savoirs » préexistants sur les hommes et sur les
femmes. Il apparaît que les discours sur la violence ou la criminalité commises par les femmes,
qu’ils comparent les femmes et les hommes entre eux ou qu’ils conçoivent la femme comme
une entité spécifique (mais pas l’homme), s’appuient sur des conceptions naturalisantes et
ontologisantes de la différence des sexes. La conséquence d’une telle logique est alors de créer
des étiologies fondées sur des caractéristiques prédéterminées et immuables prêtées à chacun
des deux sexes. Ces discours viendraient alors confirmer l’existence de deux groupes, Femme et
Homme, radicalement hétérogènes, à l’intérieur desquels les êtres seraient fondamentalement
homogènes. Sur cette base ou suivant ces pré-requis théoriques, sont donc attendus puis
constatés des comportements différents de la part de chacun des sexes, comportements qui
trouveront à se justifier par des qualités dites propres à chaque sexe.
C’est, par exemple, ce qu’illustrent les neuf hypothèses visant à expliquer la moindre
inclinaison des femmes à agresser sexuellement, posées par le sociologue David Finkelhor, et la
psychosociologue Diana Russell (1984) :
1. Les femmes sont socialisées, éduquées pour préférer des hommes plus vieux
et plus puissants qu’elles. Les hommes, au contraire, le sont pour préférer
des plus jeunes femmes, petites, innocentes, vulnérables et sans pouvoir.
2. Dans les relations sexuelles, les femmes ne sont généralement pas les
instigatrices et les enfants vont rarement les inviter à avoir des rapports
sexuels.
3. Du fait de leur constitution biologique, les femmes seraient moins à même
d’avoir de multiples partenaires sexuels et il est moins vraisemblable qu’elles
sexualisent leurs relations avec des enfants.
4. Les hommes sont plus aisément excités par des stimuli sexuels séparés de
tout contexte relationnels – par la pornographie par exemple.
5. Les hommes sexualisent davantage l’expression de leurs émotions. Les
femmes, elles, distingueraient mieux les situations d’affection et d’intimité
qui n’impliquent pas de sexe (telles que les relations familiales).
6. Hommes et femmes réagissent différemment à l’absence d’opportunités
sexuelles. Celles-ci semblent plus importantes pour le maintien de l’estime
de soi chez les hommes.
7. Du fait de leur éducation les prédisposant à un rôle maternel, les femmes
seraient plus sensibles au bien-être des enfants et donc plus à même d’être
inhibées sexuellement ; de plus, la tendance pour les femmes à interagir
davantage avec les enfants, y compris les leurs, permet qu’un lien se crée
entre eux, impliquant une protection et une responsabilité envers les enfants
que les hommes n’ont pas l’occasion d’avoir.
8. Depuis que les femmes sont plus souvent victimes de l’exploitation sexuelle
en tout genre, elles seraient davantage capables d’empathie en ayant
connaissance du mal possible qui peut résulter de tels actes, contacts, et
seraient plus à même de contrôler leurs pulsions envers les enfants.
9. Les contacts sexuels avec des enfants seraient plus pardonnés par la sous-
culture masculine que féminine5.

5 Finkelhor, Russel, 1984, 182-183 (nous traduisons).

Fondées sur des référents épistémologiques différents, puisqu’ici la construction de la


femme comme objet d’étude repose autant sur des facteurs de socialisation que sur des facteurs
biologiques, ces hypothèses tendent à toujours comparer l’homme et la femme pour finalement
en montrer les différences, justifiant le fait d’étudier cette dernière pour sa spécificité.

Ontologisation de la différence et spécificité des femmes

▪ 6 Allen, Pothast, 1994, 74 (nous traduisons).

Dit autrement, partant de facteurs biologiques ou sociologiques propres à chaque sexe, les
auteurs en déduisent des comportements légitimement attendus chez chacun. À cet égard,
l’article de Craig M. Allen du Department of Human Development and Family Studies de Iowa
State University et Henry L. Pothast du Social Work Program de la Midwestern State University
(1994) portant sur les caractéristiques des hommes et des femmes auteurs d’abus sexuels sur
enfant, semble paradigmatique. En partant des stéréotypes et des croyances portant sur les
genres, les auteurs se proposent d’étudier avec davantage de prudence les conceptualisations
traditionnelles concernant les besoins sexuels et émotionnels des hommes et des femmes ainsi
que la satisfaction de ces mêmes besoins. Plus précisément, écrivent-il, cette étude examine les
liens entre genre, rôle d’identité de genre, abus sexuels sur enfants et la satisfaction des besoins
sexuels et émotionnels dans les relations maritales ou de concubinage d’hommes et de femmes
abuseurs d’enfants ou non6. En ce sens, à partir d’un protocole de recherche mené auprès de
71 hommes et 58 femmes déclarés abuseurs, et de 38 hommes et 52 femmes non abuseurs, les
auteurs proposent cinq hypothèses en lien avec les croyances mises à l’épreuve par eux, selon
lesquelles les normes culturelles entraîneraient les hommes à valoriser les caractéristiques
masculines, telles que la compétence sexuelle et l’agressivité, et la satisfaction des besoins par
l’accomplissement et le plaisir sexuel. Tandis que ces mêmes normes encouragent les femmes
à valoriser l’intimité émotionnelle plutôt que l’intimité sexuelle et à attacher moins
d’importance que les hommes à la satisfaction sexuelle directe. Ce sont ces mêmes normes qui
pousseraient à penser que les femmes n’agressent pas sexuellement ; les hommes, quant à eux,
agresseraient, selon cette idée (du fait de leur domination et de leur agressivité sexuelle), les
enfants lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de satisfaire leurs besoins sexuels avec des
partenaires adultes. Les cinq hypothèses sont les suivantes :
1. Les femmes ont un plus haut niveau de besoins émotionnels dans leurs
relations intimes adultes que les hommes.
2. Les hommes ont un plus haut niveau de besoins sexuels dans leurs relations
intimes que les femmes.
3. Hommes et femmes qui abusent sexuellement d’enfants ont : A/. un
moindre niveau de besoins émotionnels et B/. un plus haut niveau de
besoins sexuels dans leurs relations intimes entre adultes, que les hommes
et les femmes non-abuseurs.
4. Pour les abuseurs et non-abuseurs des deux genres, le plus haut des niveaux
de masculinité, A/. correspond au plus bas niveau de besoins émotionnels et
B/. au plus fort niveau de besoins sexuels dans leurs relations intimes entre
adultes.
5. Pour les abuseurs et non-abuseurs des deux genres, le plus haut des niveaux
de féminité A/. correspond au plus fort niveau des besoins émotionnels et
B/. au plus bas niveau des besoins sexuels dans leurs relations intimes entre
adultes7.

▪ 7 Ibid., 75-76 (nous traduisons).

Selon les déductions permises par ce développement en forme de syllogisme, la femme


qui agresse prend toutes les caractéristiques de l’homme, ou mieux encore, elle est un homme :
puisque les femmes ont un plus fort besoin émotionnel, tandis que les hommes ont un plus fort
besoin sexuel, alors ceux des deux sexes qui abusent ont un faible niveau de besoins
émotionnels et un haut niveau de besoins sexuels. La femme qui abuse devient donc
doublement homme, puisque non seulement elle prend ce qui le caractérise (le besoin sexuel
fort) et perd ce qui la caractérise (le besoin émotionnel fort). La femme ayant perdu ce qui la
caractérise, ne devient pas du non-féminin (Fourment-Aptekman, 2001), mais du masculin. Ce
qui se trouve être renforcé par le fait qu’en plus de perdre ce qui la constitue, la femme
s’approprie les qualités « naturellement propres » à l’homme. C’est aussi ce que l’on perçoit
avec les hypothèses n°4 et n°5 où masculinité et féminité correspondent à un jeu d’inversion.
Autrement dit, les besoins sexuels et les besoins émotionnels doivent être en corrélation
négative pour donner soit de la féminité (fort besoin émotionnel et faible niveau de besoins
sexuels) ou de la masculinité (fort besoin sexuel et faible niveau de besoins émotionnels).
Il semble ici possible de faire le parallèle avec une conception de la femme criminelle
déjà ancienne mais présente de manière récurrente au fil du temps. Par exemple, Cesare
Lombroso (1895) écrivait dans son étude sur la femme criminelle que si on les compare aux
femmes normales, on voit que les délinquantes et les prostituées se rapprochent plus des mâles
soit normaux, soit criminels que des femmes normales. Et il précisait plus loin : on remarque que
beaucoup de caractères anormaux du crâne des criminelles sont des caractères presque normaux
chez l’homme : ce sont des caractères virils. Ce que Lombroso pense trouver chez les femmes
est la féminité et chez les hommes, la masculinité. Lorsqu’il rencontre le contraire, autrement
dit les caractères virils chez les femmes, Lombroso ne peut que conclure à la présence
d’anomalies extrêmes.
De la même manière, August Aichhorn, éducateur et psychanalyste autrichien (1949),
outre qu’il réduit la délinquance des adolescentes à la prostitution estime que depuis le début,
il est clair que ce n’était pas une "féminité" forte, invincible qui était à l’origine du fait qu’une
jeune fille avait tendance à devenir prostituée ou s’y trouvait contrainte. Car la prostituée est
sans exception, sexuellement active et agressive. Dans ses approches sexuelles, sa conduite est
semblable à celle qu’il est convenu d’attendre chez un homme ayant une vie sexuelle normale.
Sa structure instinctuelle doit donc être déviante par rapport au développement sexuel normal.
Ainsi, les femmes violentes ou criminelles, sont perçues comme présentant des
caractéristiques de l’autre sexe ou de l’autre genre. Autrement dit, il ressort de ces travaux, dans
un respect de la répartition binaire, que le féminin et le masculin sont respectivement associés
à « femme » et « homme ». Où l’on accepte éventuellement de trouver dans une certaine limite
du masculin chez la femme et du féminin chez l’homme. Cela suppose par conséquent d’avoir
été en mesure d’attribuer des qualités ou des caractéristiques à ce que l’on considère comme
féminin et comme masculin. Par la définition d’un contenu propre à chacun mais susceptible de
se retrouver chez l’autre s’opère un processus d’ontologisation de la différence des sexes au
moyen du genre. Aussi, les femmes commettant des actes violents sont donc perçues comme
adoptant des caractéristiques masculines. Transgressant la différence des genres, elles sont
alors considérées comme victimes d’un trouble de l’image de la femme ou de la mère, comme
étant sous l’influence du masculin, au propre et au figuré. Position nécessitant alors une
thérapeutique axée sur la restauration de l’identité de femme ou de mère.

▪ 8 Alix, 2005, 41-42.


▪ 9 Ibid., 45.

Par exemple, en 2005, la revue Forensic publie l’article d’un avocat chercheur en
criminologie (Alix, 2005) mettant en avant plusieurs explications possibles au comportement
sexuel déviant de la femme. L’auteur note tout d’abord que le plus souvent, "les criminelles
sexuelles" les plus violentes passent à l’acte lorsqu’elles sont sous l’emprise d’un homme lui-
même ultra-violent (…). Ce sont le plus souvent des criminelles très imaginatives dans le registre
de la cruauté, car elles sont sous l’emprise d’un homme ultra-violent qu’elles tentent de
séduire (…) sans doute pour prouver à leur amant ce qu’elles sont capables de réaliser pour lui et
grâce à lui8. Ensuite, selon lui, les deux notions sexe et amour sont étroitement liées chez la
femme et dissociées chez l’homme. Et il ajoute enfin qu’il semblerait que les données chiffrées
disponibles procèdent d’une sous-évaluation de la délinquance sexuelle féminine. Celle-ci serait
peut-être due à la capacité fantasmatique supérieure que les femmes possèdent par rapport aux
hommes et qui leur permettrait d’adopter des modes opératoires beaucoup plus discrets pour
exprimer les mêmes perversions. Les femmes ont en effet pour particularité de davantage
intellectualiser leur plaisir et donc leur capacité à jouir sexuellement. C’est pourquoi, à l’image
extrémiste du tantrisme, ces dernières ont moins besoin de passages à l’acte ultra-violents dans
le réel pour pouvoir accéder au plaisir9.

▪ 10 Saradjian, Mignot, 1999, 78.


▪ 11 Harrati et al., 2005, 105.

Par ailleurs, c’est lorsque les statuts de mère et d’épouse sont contrariés que les auteurs
hésitent à aborder le sujet. Certains auteurs constatent ainsi, à l’instar de la psychologue Jacqui
Saradjian (1999) que l’image sociale de la "bonne mère", par définition rassurante, sécurisante,
protectrice, non agressive, voire même asexuée, constitue une barrière infranchissable (…).
L’idée même de femmes abuseuses est aux antipodes de notre représentation sociale, elle
dérange, inquiète et sera donc balayée par des rationalisations diverses ou des excuses comme
la maladie mentale, la psychose, l’alcool, la drogue… Il semble que la responsabilité des mères
soit encore plus difficile à admettre10. De la même manière, pour Monique Tardif (1999), la
différence qu’il y a entre le nombre connu d’abus perpétrés par des femmes et le nombre d’abus
révélés par des hommes incarcérés pour agressions sexuelles s’explique par une résistance liée
à la volonté de protéger la fonction maternelle, mais aussi de se protéger d’une connaissance
de possibles sexualités agressives chez la femme. Ces éléments liés à des représentations de ce
que sont ou doivent être la femme, le féminin et la mère et le maternel, se trouvent aussi
convoqués par les psychologues dès lors qu’ils tentent de dessiner un portrait
psychopathologique de ces femmes. On trouve en effet chez le psychiatre Jean-Marc Deschacht
et le psychologue Philippe Génuit (2000), mais aussi chez la psychologue Anne Claude (2000)
une référence à un trouble de l’image de la femme et/ou de la mère chez ces femmes. Pour les
premiers, bien qu’écrivant que la différence naturelle en ce qui concerne le sexe n’apporte rien
au thérapeute sur ce qui pourrait l’éclairer sur les délits et les crimes sexuels, ils affirment par
ailleurs que l’on trouve chez ces femmes, l’existence, quasi constante, de difficultés à situer leur
place de femme et de mère avec parfois trouble de l’identité sexuée ou plus souvent
problématique de l’image et du rôle maternel. Dans le même sens, la seconde se demande si ces
femmes possèdent suffisamment d’expérience positive du féminin pour pouvoir se définir
comme femme autrement que par l’adhésion à un stéréotype. Elle ajoute plus loin dans son
article que devenues adultes, elles ont un mode de vie très traditionnel et conservateur où les
rôles sociaux (masculin et féminin) sont fortement clivés et stéréotypés. Ces considérations
n’empêchent pas les auteurs, comme les psychologues Sonia Harrati, David Vavassori et Loïck
Villerbu (2005) de préconiser comme objectif thérapeutique et en lui accordant un rôle
primordial, la restauration d’une identité féminine, d’une position maternelle, parentale, liée à
la relation mère/enfant11.

La femme criminelle n’existe pas

▪ 12 Nous ne donnons pas ici de définition des théories queer (également qualifié de « féminisme post-mo (...)
▪ 13 Parent, 1998, 33-34.

Comme le révèlent ces quelques propos, derrière les constats statistiques et les discours
théoriques qui leur sont liés, émergent finalement, en prenant prétexte de la criminalité, ce que
Ian Hacking (2005) nomme des nœuds philosophiques perpétuels. Ces derniers renvoient à des
problématiques récurrentes au fil du temps, mais paraissant sous des costumes différents. Il
s’agit même ici d’un hypernœud : se trouvent discutés ensemble le nœud de la
différence (versus identité) et le nœud de l’essence (versus construction). Certains travaux
féministes, rejoints depuis quelques années déjà par les recherches en socio-anthropologie
notamment et portant sur la question du queer12, ont montré qu’une conception de la
différence permettant d’établir une catégorie femme distincte d’une catégorie homme reste
problématique aussi bien d’un point de vue politique qu’éthique. Ainsi, la criminologue Colette
Parent (1998) note que les féministes post-modernes manifestent un scepticisme profond en
regard des prétentions à la Vérité, à l’Universel sur des questions reliées à la connaissance, aux
sciences, au pouvoir, au moi, au langage etc. La Théorie ne peut plus servir de base à la critique
sociale et aux options politiques. Le point de départ de la recherche n’est plus le point de vue des
femmes, entendu comme identité unique et distincte, mais plutôt les différentes identités
fragmentées comme, par exemple, les femmes socialistes-féministes, les femmes de couleur, etc.
La solidarité des femmes ne se dissout pas pour autant ; elle se recrée autour de leur opposition
à la fiction de l’être humain (de la femme) comme être unique, essentiel, naturel : les féministes
critiquent les fausses élaborations théoriques et les pratiques opprimantes qui sont issues de
cette fiction. Et, elle ajoute plus loin, le défi qui se pose alors est de s’affirmer à la fois comme
sujet politique et comme non sujet ontologique ou tantôt comme l’un tantôt comme l’autre et
d’inscrire cette nouvelle orientation dans la pratique politique des femmes. St-Hilaire (1994)
propose d’inscrire cette orientation dans la pratique du consciousness-raising, dans les
différentes formes d’éducations féministes : on privilégierait alors la déstabilisation du sujet
plutôt que sa consolidation, on analyserait les processus de création de la différence sexuelle
plutôt que la recherche de la vérité des femmes. Sur le plan organisationnel, la voie à emprunter
est celle de la formation de coalitions par définition instables et provisoires13 ».

▪ 14 Ibid., 148.
▪ 15 Parent, 1992, 77.

Bien qu’elle n’adhère pas sans réserve à ces approches, Colette Parent conclut son ouvrage
en se référant à Pat Carlen, criminologue, dont les travaux se situent de la moitié des années
1980 au début des années 1990 et qui avance l’assertion suivante : la femme criminelle n’existe
pas14. Pour elle, il s’agit de concevoir et d’étudier, en les particularisant, des groupes de
femmes, issus de différents milieux (elle s’intéresse précisément aux femmes des classes
défavorisées engagées dans une trajectoire déviante). Pat Carlen préconise ainsi de prendre en
compte différents groupes de femmes, et non plus la catégorie femme en tant que telle. Les
femmes confrontées au système pénal ne provenant pas toutes des mêmes milieux, n’ayant pas
toutes les mêmes difficultés, les mêmes types d’actes, etc. Ce qui se trouve mis en avant est
donc l’impossibilité, d’élaborer une théorie générale de la "criminalité", ou même une théorie
propre à la "criminalité" des femmes15.
Cette conception semble constituer les prémices des débats sur l’identité introduits par les
théories queer. Après une dialectique impliquant cosmologie et naturalisme, entre chair unique
et degrés d’un côté et incommensurabilité de l’autre, une controverse a pu s’installer, avec
l’apparition du genre, impliquant les tenants de l’essentialisme et ceux du constructivisme.
Cependant, cette apparition du genre, du mot aussi bien que de l’idée, comme objet de
recherche, est venue quelque peu compliquer cette distinction. Certains auteurs postulants, tels
que l’anthropologue Margaret Mead (1948) une différence radicale entre homme et femme,
mais comportant aussi des types d’hommes et de femmes différents entre eux ; elle parle de
« gammes ». On saisit alors que le débat, pris dans ces gammes, mais aussi associé à une volonté
politique féministe venant contester l’essentialisme, se soit alors orienté vers la question de la
différence ou de la non-différence des sexes ; essentiellement fondée dans le social, la
différence binaire résulterait d’une construction qu’il serait envisageable d’annuler, ou plutôt
qu’il serait envisageable de dépasser, au sens de ne plus penser par ou à partir de cette
construction. En somme, plus que de la non-différence, il s’agirait ici d’une indifférence au
binaire.
Cependant, posée ainsi, la question n’apparaît au final, pas très différente de celle ayant fait
débat de l’Antiquité jusqu’au XIXe. Cette question peut se résumer ainsi : un sexe ou deux ? Or,
c’est l’idée même de ce débat qui vient à être discutée depuis quelques années par les
théoriciens queer. Et pourquoi en somme, s’en tenir à deux ? Pourquoi pas davantage ? Et
pourquoi retenir cet aspect ? Si le corps est lui-même, au même titre que le genre, le produit
d’un dispositif, pourquoi postuler d’une part, qu’il est lié de manière univoque au genre, et
d’autre part, qu’il est sexué ? Ce que proposent alors ces théoriciens est une contestation de
l’idée d’un noyau de genre, de substance genrée, d’un genre interne. Ils proposent ainsi de
parcourir le trajet de construction-déconstruction inverse à celui démontré par Michel Foucault
(1976) de construction d’une personnalité à partir de comportements. Ce passage
comportements-personnalité se trouvant être le produit de discours, de relations de pouvoir-
savoir. C’est l’exemple étudié par Foucault de la construction de l’homosexuel. Il s’agit en sorte
ici de venir interroger, par la démonstration de la construction de l’homosexuel et de
l’homosexualité, la construction même de l’hétérosexualité.
Ce que l’on peut lire cependant avec les théoriciens queer et cette volonté de déconstruire
les genres, est un souhait de s’orienter vers des identités fondées sur des pratiques, ne laissant
alors plus la possibilité d’établir des personnalités. Ce qui est effectivement visé derrière cette
résistance à la binarité, et plus généralement aux normes, est l’impossibilité d’assujettir un être
à un genre, lui-même associé à une substance que l’on pourrait à présent traduire par
personnalité. Ce sont donc les actes, la répétition stylisée de ces actes, selon la formule de la
tête de file des théories queer, Judith Butler (1990), qui favorisent, permettent la constitution
d’une identité, et qui procurent à chacun, l’illusion d’une substance de genre ou d’un noyau de
genre. La philosophe et psychanalyste Judith Butler (1990) considère ainsi que la permanence
d’un soi genré est le produit de répétition de pratiques tendant, visant un idéal, qu’elle signale
comme idéal du fondement substantiel de l’identité. Ce n’est que lors de ratés, de discontinuités
dans ces répétitions, que survient l’illusion : cette substance n’est en réalité qu’un idéal sans
fondement. Ces répétitions ne deviennent alors dans ce cadre que des parodies. Mais des
parodies bien particulières, en ceci qu’elles ne possèdent pas d’original. Et c’est cette absence
d’origine et de substance qui permet de poser l’idée d’une identité éthique plutôt
qu’ontologique. Ces propos considérés sous l’angle du traitement de la différence des sexes en
criminologie tel que nous venons de le voir, rappellent combien finalement, les passages à l’acte
criminels commis par des femmes viennent perturber l’ordonnancement des êtres. Dit
autrement, l’association d’une identité sexuelle à des comportements ou qualités rend difficile
la possibilité de penser les ratés, dont le crime, et a fortiori le crime sexuel commis par les
femmes fait partie, autrement que par un renforcement de la différence, ce que nous avons
appelé l’ontologisation de la différence des sexes par le genre.

▪ 16 Il n’est pas question de penser que Lacan nie la différence des sexes. Mais plutôt de montrer que c (...)

Nous avons pu voir que la psychologie clinique n’échappe pas à cette difficulté. Ainsi, la
posture clinique envisagée par les thérapeutes précédemment cités est discutable à plusieurs
niveaux. Afin d’accéder à un retour à la norme en matière légale, les psychologues mentionnés
estiment fondamental d’en passer par une normalité de sexe et de genre, par la réparation de
la discontinuité (Butler, 1990). Cette perspective vient par conséquent directement interroger
l’usage de ces notions dans le champ de la thérapeutique. À quel registre épistémologique sont-
elles référées ? Dans quelle mesure les psychologues peuvent-ils par exemple se référer à des
concepts construits en dehors de leur champ disciplinaire ? Cette utilisation s’accorde-t-elle
avec leur corpus théorique initial ? Dans la proposition de Pat Carlen et dans la volonté de
restaurer une identité féminine, le référent absolu reste l’anatomie. Or, Jacques Lacan (1975)
écrira que du point de vue de la psychanalyse, l’être du corps, certes est sexué, mais c’est
secondaire. Dans ce séminaire, Jacques Lacan tente d’échapper au binarisme qu’il juge intenable
(1971) en élaborant une loi sexuelle sous la forme des formules logiques de la sexuation. Or, ces
formules ne disent en rien ce qu’il en est de l’homme et de la femme, elles ne prescrivent pas
une répartition des hommes et des femmes. Elles viennent distinguer des types de jouissance,
nullement rattachés à des questions anatomiques16. Selon cette logique, il devient complexe
de parler structuralement de criminalité féminine ou masculine. Il s’agit ici, mais sur un autre
registre épistémologique, d’une autre version de la femme criminelle n’existe pas évoquée par
Pat Carlen.

Conclusion

Il est donc possible, sur ces questions, d’envisager un rapprochement entre les
théories queer et la psychanalyse, concernant l’impossibilité de l’universel et l’absence de
substance, tout en étant vigilants à la différence de leur registre de pensée. Ces théories offrent
en effet la possibilité de ne plus penser une ontologie du sujet mais une éthique du sujet. Éthique
prise ici au sens qui lui est accordé par Alain Badiou (2003), c’est-à-dire se fondant sans
prescription a priori, dans une fidélité à l’événement. En d’autres termes, la notion d’éthique
renvoie ici à l’impossibilité de prescrire de manière unilatérale le masculin (vidé de son sens et
de son contenu) à l’homme et le féminin à la femme. Énoncer, cela permet alors de dépasser la
barrière de l’anatomie et suppose de pouvoir réaliser des recherches sans postuler, ni prescrire
qu’il s’agit de criminalité des femmes ou de criminalité des hommes mais bien plutôt d’une
criminalité sans sexe a priori.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions qui sont abonnées à un des programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger
les références bibliographiques pour lequelles Bilbo a trouvé un DOI.

Aichhorn A., 2003 [1949], Quelques remarques au sujet de certaines catégories de délinquantes juvéniles. Structure
psychique et aide sociale, Adolescence, 45, 505-516.

Alix C., 2005, La femme en tant que criminelle sexuelle, Forensic, 20, 41-42.

Allen C.M., Pothast H.L., 1994, Distinguishing characteristics of male and female child sex abusers, Journal of Offender
Rehabilitation, 21, ½, 73-88.
DOI : 10.1300/J076v21n01_05

Badiou A., 2003, L’éthique, essai sur la conscience du mal, Caen, Nous.

Butler J., 2005 [1990], Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.

Cario R., 1992, Femmes et criminelles, Toulouse, Erès.

Cario R., 1997, Les femmes résistent au crime, Paris, L’Harmattan.

Claude A., 2000, Psychopathologie des femmes abuseuses sexuelles, in Ciavaldini A., Balier C. (Eds), Agressions
sexuelles : pathologies, suivis thérapeutiques et cadre judiciaire, Paris, Masson, 59-65.

Chaperon S., 2008, La médecine du sexe et les femmes. Anthologie des perversions féminines au XIXe siècle, Paris, La
Musardine.
Daly K., Chesney-Lind M., 1988, Feminism and criminology, Justice Quaterly, 5, 4, 497-538.
DOI : 10.1080/07418828800089871

Deschacht J.M., Genuit P., 2000, Femmes agresseuses sexuelles en France, in Ciavaldini A., Balier C. (Eds), Agressions
sexuelles : pathologies, suivis thérapeutiques et cadre judiciaire, Paris, Masson, 47-57.

Dvora G., Faugeron C., 1979, La criminalité féminine libérée : de quoi ?, Déviance et Société, 3, 4, 363-376.

Finkelhor D., Russel D., 1984, Women as perpetrators: review of the evidence, in Finkelhor D. (Ed.), Child sexual abuse,
new theory and research, New York, The Force Press, 171-187.

Foucault M., 1976, Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.


DOI : 10.14375/NP.9782072700378

Fourment-Aptekman M.C., 2001, La grammaire du féminin, in Lesourd S. (Ed.), Le féminin : un concept


adolescent ?, Ramonville Saint-Agne, Erès, 149-157.

Hacking I., 1995, 1998, L’âme réécrite, Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Les
empêcheurs de penser en rond.

Hacking I., Façonner les gens, Cours au Collège de France, 2004-2005.

Harrati S., Vavassori D., Villerbu L.M., 2005, La criminalité sexuelle des femmes : étude des caractéristiques
psychopathologiques des femmes auteurs d’agressions sexuelles, in Tardif M. (Ed.), L’agression sexuelle : coopérer
au-delà des frontières, Montréal, Cifas, 2005, 89-108..

Heidensohn F., 1987, Women and crime: questions for criminology, in Carlen P., Worrall A., (Eds), Gender, Crime and
Justice, Milton Keynes, Open University, 16-27.
DOI : 10.1007/978-1-349-24445-4

Killias M., 1991, Précis de criminologie, Berne, Staempfli & Cie.

Klein D., 1973, The etiology of female crime: a review of the littérature, Issues in Criminology, 8, 2, 3-30.

Lacan J., 1971, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire non publié.

Lacan J., 1972-1973, 1975, Encore, Le Séminaire, Livre XX, Paris, Point-Essais.

Laberge D., 1991, Les recherches sur les femmes criminalisées : questions actuelles et nouvelles questions de
recherche, Annales internationales de criminologie, 29, 1-2, 21-41.

Laqueur T., 1992 [1990], La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard.

Le Bodic C., Gouriou F., 2010, La criminalité sexuelle commise par des femmes : critique méthodologique et
épistémologique de quelques travaux nord-américains et français, L’évolution psychiatrique, 75, 93-106.
DOI : 10.1016/j.evopsy.2009.12.010

Le Gaufey G., 2006, Le Pastout de Lacan, consistance logique, conséquences cliniques, Paris, EPEL.

Lombroso C., 1993 [1895], La femme criminelle et la prostituée, Grenoble, Jérôme Millon.

Lucchini R., 1995, Femme et déviance, ou le débat sur la spécificité de la délinquance féminine, Revue européenne
des sciences sociales, XXXIII, 102, 127-168.

Mead M., 1948, 1966, L’un et l’autre sexe, Paris, Folio Gallimard.

Morhain Y., Roussillon R. (Eds), 2009, Actualités psychopathologiques de l’adolescence, Bruxelles, De Boeck.
DOI : 10.3917/dbu.morha.2009.01

Mucchielli M., 2010, De la criminologie comme science appliquée et des discours mythiques sur la
« multidisciplinarité » et « l’exception française », Champ Pénal/Penal field, nouvelle revue internationale de
criminologie, Vol. VII.
DOI : 10.4000/champpenal.7728

Parent C., 1992, La contribution féministe à l’étude de la déviance en criminologie, Criminologie, XXV, 2, 73-91.
DOI : 10.7202/017323ar

Parent C., 1998, Féminismes et Criminologie, Montréal, PUM.

Saradjian J., Mignot C., 1999, Abus sexuels commis par des femmes. Traumatisme dénié et caché dans la vie des
enfants, in Manciaux M., Girodet D. (Eds), Allégations d’abus sexuels. Parole d’enfant, paroles d’adultes, Paris,
Fleurius, 77-89.

Tardif M., Lamoureux B., 1999, Les femmes responsables d’abus sexuels : refus d’une certaine réalité, Forensic, 21,
26-28.
DOI : 10.7202/1074830ar

Tardif M., 2001, Des abus sexuels perpétrés par des femmes et des adolescentes ; l’ultime tabou, Revue québécoise
de psychologie, 22, 3, 111-135.

Wyvekens A., 2006, Violence(s) au féminin, Femmes délinquantes, femmes violentes, femmes déviantes, Les Cahiers
de la sécurité, 60, 7-10.

Notes

1 L’étude des discours émanant du champ de la criminologie sera ici incontournable. Traiter de la différence des sexes en
matière de criminalité sexuelle, et plus particulièrement des discours relatifs à cette différence en ce domaine, suppose par
conséquent d’être attentifs à la définition même de cette différence, mais aussi de prendre en compte le point de vue à
l’origine de ces discours. Or, la prise en compte de cette origine se pose en termes de disciplines : sociologie, épidémiologie,
psychologie. Laurent Mucchielli (2010) rappelle et critique la volonté d’institutionnaliser une discipline dénommée «
criminologie » qui aurait la particularité rarissime d’offrir une connaissance totalement « pluridisciplinaire » d’un objet
particulier (le crime), ce qui permettrait de former de façon complète et unifiée tous les professionnels travaillant dans les
domaines de la sécurité et de la justice. Effectivement, comment concilier des points de vue théoriques différents (nous
verrons que la différence des sexes et des genres ne se lit pas de la même manière en statistique, en psychologie et en
sociologie) vers des objectifs hétérogènes (descriptifs, théoriques, politiques, économiques, thérapeutiques) sous une même
discipline dite criminologie ? Il est d'ailleurs courant de voir apparaître des sous-disciplines telles que la psycho-criminologie,
ou plus anciennement, la sociologie criminelle. Dit autrement, parler de criminalité féminine ne recouvrira pas le même
sens, ni les mêmes conséquences (selon les objectifs fixés) selon que l’on est statisticien, sociologue ou psychologue.
Cependant, le questionnement du présent article ne repose pas tant sur les controverses actuelles autour de la possibilité
de constituer ou non une criminologie comme discipline unifiée, que sur la manière dont les discours, qu'ils soient
sociologiques, psychologiques ou épidémiologiques traitent de la différence des sexes en matière criminelle.

2 Nous renvoyons ici à l’ouvrage, plus précisément la dernière partie consacrée à la pédophilie, de Sylvie Chaperon (2008)
qui présente et publie plusieurs extraits de textes de médecins légistes et experts portant sur l’agression sexuelle commise
par des femmes.

3 Il existe bien entendu de nombreux travaux nord-américains portant sur les femmes condamnées pénalement pour des
agressions sexuelles. Ces textes font majoritairement appel à des typologies et classent les femmes selon leur personnalité,
le lien qui les unit à leur(s) victime(s), le type d’actes commis ou encore leur âge. L’objectif de ces typologies diffère
profondément de l’approche psychopathologique et les rend incomparables. Là où les premières ont une fonction
essentiellement sociale de repérage des situations à risque et de description exhaustive des agressions dans une perspective
de prévention sociale, les deuxièmes visent davantage la compréhension du lien subjectif entre les auteurs et leurs actes,
ceci dans une perspective thérapeutique (Le Bodic, Gouriou, 2010).

4 Une définition des termes violence, délinquance, criminalité serait sans doute un préalable nécessaire au présent propos.
Cependant, il semble ressortir des textes abordant ces questions une forme d’écrasement des distinctions entre ces trois
termes par l’entremise d’une logique argumentative similaire, rattachée à une forme d’ontologisation. C’est pourquoi, il n’a
pas été jugé utile de les distinguer au sein de cet article qui traite majoritairement de la criminalité sexuelle des femmes.
5 Finkelhor, Russel, 1984, 182-183 (nous traduisons).

6 Allen, Pothast, 1994, 74 (nous traduisons).

7 Ibid., 75-76 (nous traduisons).

8 Alix, 2005, 41-42.

9 Ibid., 45.

10 Saradjian, Mignot, 1999, 78.

11 Harrati et al., 2005, 105.

12 Nous ne donnons pas ici de définition des théories queer (également qualifié de « féminisme post-moderne ») dans la
mesure où nous les exposons dans les lignes et paragraphes qui suivent.

13 Parent, 1998, 33-34.

14 Ibid., 148.

15 Parent, 1992, 77.

16 Il n’est pas question de penser que Lacan nie la différence des sexes. Mais plutôt de montrer que celle-ci n’occasionne
pas de distinct dans le rapport que le sujet entretient à la jouissance. Ce que l’on retrouve lorsqu’il énonce (1971)
: Assurément, ce qui apparaît sur le corps sous ces formes énigmatiques que sont les caractères sexuels – qui ne sont que
secondaires – fait l’être sexué. Sans doute. Mais l’être, c’est la jouissance du corps comme tel, c’est-à-dire comme asexué,
puisque ce qu’on appelle la jouissance sexuelle est marquée, dominée, par l’impossibilité d’établir comme telle, nulle part
dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la relation rapport sexuel. Lacan élabore donc une loi sexuelle venant
en lieu et place de ce rapport sexuel. Pour cela, il a recours à des formules logiques, prises entre deux universelles et deux
particulières, celles-ci pouvant être affirmatives ou négatives. L’enjeu pour Lacan de ces affirmatives et négatives étant de
pouvoir considérer le pas-tout, dans une conception faisant jouer l’exception. Les formules de la sexuation s’inscrivent donc
dans un carré logique perçu dans son sens maximal (Le Gaufey, 2006). On lira donc les quatre formules ensemble et non par
couples de deux, cette dernière lecture tendant justement à situer le groupe Hommes à gauche et le groupe Femmes à
droite, soit à s’aligner sur une logique anatomique qui constituerait ici un contresens.

Pour citer cet article

Référence électronique
Cédric Le Bodic, « Peut-on penser la violence des femmes sans ontologiser la différence des sexes ? », Champ
pénal/Penal field [En ligne], Vol. VIII | 2011, mis en ligne le 14 février 2019, consulté le 25 mars 2023. URL :
http://journals.openedition.org/champpenal/8092 ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.8092

Vous aimerez peut-être aussi