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5.2.

1 Rôle des théories implicites et contenus cognitifs dans


les processus de victimisations

Serge Garcet :
Dans cette seconde partie de ce module consacré à la compréhension sociocognitive des
processus de victimisation, nous allons voir comment certains contenus et processus cognitifs
influencent les situations interpersonnelles d’agression/victimisation.

Revenons pour commencer sur les théories implicites de personnalité. Ces contenus cognitifs
renvoient à des représentations mentales, à des croyances à propos de soi et des autres qui
sont interreliés, qui fonctionnent comme des théories scientifiques qui visent à expliquer,
interpréter et prédire les relations interpersonnelles (Leyens). Elles partagent en commun
d’être basées sur des informations fausses et stéréotypées d’où le nom également de
distorsions cognitives pour parler de ces contenus implicites. Comme nous l’avons vu, ces
théories participent à l’élaboration des anticipations mentales qui déterminent le passage à
l’acte. Au cours de ce processus cognitif d’anticipation causale entre le comportement à
produire et l’estimation des conséquences possibles, ces représentations implicites
contribuent aussi à la construction des justifications morales qui permettent à l’auteur de se
désengager moralement de sa propre responsabilité (Bandura), notion sur laquelle nous
reviendront par après.

Les théories implicites en matière de genre, de sexualité, etc. sont nombreuses. En ce qui
concerne les violences faites aux femmes, nous savons désormais que les hommes qui ont
commis une agression sexuelle sont plus susceptibles d’approuver les stéréotypes
traditionnels sur la domination masculine et les rôles de genre, les attitudes hostiles envers
les femmes et la légitimité de recourir à la force dans les relations interpersonnelles. Ces
stéréotypes n’appartiennent pas uniquement aux agresseurs sexuels. En effet, on observe de
façon générale, une adhésion plus marquée des hommes aux stéréotypes de genre. Mais, et
bien que ce soit dans une moindre mesure, les femmes aussi, comme les hommes, ont
tendance sur base de stéréotypes de genre à justifier l’agresseur sexuel s’il est possible
d’attribuer une responsabilité à la femme. Une étude que nous avons menée auprès
d’étudiants et d’étudiantes universitaires montre qu’au niveau des jeunes femmes
interrogées la responsabilité de la victime pouvait être engagée dès lors que la victime aurait
excité sexuellement son agresseur (17%), l’aurait laissé lui toucher la poitrine ou les fesses
(14%) ou encore si la victime et son agresseur étaient en couple depuis un certain temps
(20%). Soit une femme sur cinq ! Un constat identique ressort d’une récente étude d’Amnesty
International menée en Belgique où 48 % des hommes et 37 % des femmes estimaient qu’une
victime féminine peut être en partie responsable de son agression. Parmi les circonstances
susceptibles d’entraîner la responsabilité de la victime, cette étude pointe notamment le fait
qu’elle ait porté des vêtements sexy, n’a pas dit non explicitement à son agresseur (16%) ou
s’est rendue volontairement chez celui-ci (15%). Rappelons enfin que même le système
judiciaire n’est pas épargné par ces représentations sexistes liées aux stéréotypes de genre.
En effet, on constate au côté d’attitudes qui rendent compte d’un sexisme bienveillant, il n’en
demeure pas moins que si 23 % des femmes ont subi des relations sexuelles forcées selon
cette même étude, les chiffres officiels belges nous apprennent que 53% des viols sont classés
sans suite par la Justice et que par ailleurs certains agresseurs sexuels se voient acquittés au
motif que « bien que la jeune fille ait ressenti les choses comme un viol – son inertie a pu être
prise comme une acceptation ».

Sous l’influences des approches féministes, ces théories implicites liées à la violence faite aux
femmes ont été regroupées sous l’appellation de « mythes du viol », terme apparu dans les
années 70 pour reprendre un ensemble de croyances culturelles qui sous-tendent l’agression
sexuelle à l’égard des femmes. Elles renvoient au fait que les femmes accuseraient à tort leur
violeur ou exagèreraient les faits. Les femmes auraient aussi tendance à dire « non » face aux
sollicitations sexuelles alors qu’elles penseraient en réalité le contraire et que s’il n’y avait pas
eu consentement, ces femmes victimes n’auraient pas manqué de résister. De plus, la violence
serait sexuellement excitante pour les femmes, qui chercheraient à se faire violer par leurs
attitudes provoquantes et pour finir les comportements d’agressions des hommes seraient
excusables compte tenu de leur fort et irrépressible désir sexuel.

Différents auteurs ont étudié ces contenus sexistes. Gilchrist, par exemple, propose
différentes théories implicites qui rejoignent ces mythes du viol ou les complètent.
Citons :« La violence est acceptable » ; « Les femmes sont des objets » ; « Droit /Respect dû à
l’homme » ; « Les femmes sont critiquables/ont torts » ; « L’homme viril » ; « Le besoin de
contrôle » ; « Les rapports de force entre sexes, gagne ou perd » ; « le besoin sexuel de
l’homme est incontrôlable ». Un autre chercheur, Weldon a extrait d’une méta-analyse les
principales thématiques implicites derrière les justifications utilisées dans les violences faites
aux femmes au sein des huit études les plus significatives sur la question. Les thèmes qui sont
ressortis sont : « La violence est normale » ; « le besoin de contrôler le partenaire » ; « Les
femmes provoquent les hommes » ; « les griefs/ la vengeance » ; « l’Attribution à des facteurs
externes » ; « le rejet/ l’abandon » ; « la minimisation de l’acte/le déni » ; « l’homme viril a
des droits » ; « les remords ». Nous voyons aisément au travers de ces modes de justification
l’influence de ces théories implicites sur le système interprétatif de ces agresseurs.

Nous pouvons procéder au même exercice à propos des auteurs de violences sexuelles sur les
enfants.
Ward & Keenan, par exemple, ont proposé une typologie de 5 théories implicites chez les
auteurs d’agressions sexuelles :

- “Les enfants sont des objets”. Les victimes sont considérées en tant qu’”objets” ayant
des pensées, des comportements, des attitudes de nature sexuelle. Par exemple, un
enfant qui vient s’asseoir sur les genoux d’un adulte dévoilerait une volonté́ et un désir
de séduction vis-à-vis de l’adulte.
- “Le droit de faire ce que l’on veut”. Cette représentation implicite ferait référence au
droit d’agir comme on le souhaite. Il s’agit de l’idée d’un statut supérieur qui donne le
droit d’assouvir ses besoins, sans que personne ne conteste ce statut. Le rôle des
victimes est de combler les besoins sexuels et émotionnels de l’auteur qui ignore leurs
besoins.
- “Le monde est dangereux”. La dangerosité́ du monde autoriserait l’auteur à se
défendre et à assurer sa position de force pour punir ou se venger, par exemple de la
mère de l’enfant. Mais aussi, la dangerosité́ du monde est le fait des adultes, qui ne
sont pas fiables, contrairement aux enfants vers qui l’auteur peut se retourner pour
être aimé et pour les “protéger”.
- “Le manque de contrôle”. Les personnes sont incapables d’exercer une influence
permanente et complète sur le monde et sur elle-même. L’incontrôlabilité peut être
exacerbée par des facteurs externes (stress, substances) et la responsabilité incombe
à la victime qui incarne l’expérience déviante.
- “Nature et impact de l’agression”. L’auteur minimise l’impact de l’agression sexuelle
et ne pense pas avoir commis un acte violent, s’estimant soucieux du bien-être de la
victime, ou bien considérant que l’expérience est naturelle et/ou bénéfique pour
l’enfant. Dans les graphiques suivants d’une autre de nos recherches récentes, nous
voyons comment ces différentes théories implicites sont mobilisées notamment selon
le lien existant entre la victime et l’auteur.
- La catégorie « autre » reprend des justifications supplémentaires comme par
exemple : L’auteur présumé pensait que la victime était majeure. L’auteur présumé
ignorait que les faits commis étaient des infractions ou il existe de l’amour supposé
dans la relation ayant conduit au passage à l’acte.

Nous voyons par exemple comment la théorie implicite qui permet de minimiser l’impact et
réaffirmer le souci du bien-être de la victime est la plus employée et ce, particulièrement par
les personnes ayant autorité sur l’enfant. Nous pouvons ainsi observer que les auteurs
mobilisent de façon différentielle ces théories implicites selon différentes contingences
notamment selon la reconnaissance ou non des faits. Enfin, par rapport aux auteurs qui nient
les faits, nous pouvons également envisager l’influence de ces théories implicites sur la mise
en place de différents mécanismes cognitifs qui visent à se dégager moralement de la
responsabilité de l’agression comme lorsque la crédibilité de la victime est remise en cause ou
que l’on observe un déni de l’intention ou de la déviance.

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