Vous êtes sur la page 1sur 17

L’Espace Politique

Revue en ligne de géographie politique et de


géopolitique 
13 | 2011-1
(Géo)politique du sexe

Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France


postcoloniale
The Female Body as Geopolitical Site in Postcolonial France

Claire Hancock

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/espacepolitique/1882
DOI : 10.4000/espacepolitique.1882
ISBN : 978-2-8218-1309-0
ISSN : 1958-5500

Éditeur
Université de Reims Champagne-Ardenne

Ce document vous est offert par BU de l'Université Jean Moulin Lyon 3

Référence électronique
Claire Hancock, « Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale », L’Espace
Politique [En ligne], 13 | 2011-1, mis en ligne le 03 mai 2011, consulté le 19 août 2021. URL : http://
journals.openedition.org/espacepolitique/1882  ; DOI : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.1882

Ce document a été généré automatiquement le 19 août 2021.

Les contenus de L’Espace politique sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative
Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 1

Le corps féminin, enjeu géopolitique


dans la France postcoloniale
The Female Body as Geopolitical Site in Postcolonial France

Claire Hancock

« Comprendre que la sexualité est politique


implique de reconnaître que la domination est
implantée au cœur même du fantasme (…) mais
aussi de se mesurer avec le sexuel sans détourner
les yeux » (Molinier, 2009, p. 254).
1 Parmi les questions qui ont agité la sphère politique et médiatique au cours des dernières
années en France, certaines, comme la réforme des retraites, recèlent une dimension
genrée et sexuée inavouée. D’autres, au contraire mettent cette dimension en avant de
manière excessive pour occulter d’autres enjeux qui ont souvent partie liée avec le
racisme et la xénophobie. L’intrication des questions sexuelles et raciales dans des formes
de domination (Dorlin, 2009) ou d’« altérisation » (Delphy, 2008) est désormais bien
établie et étudiée ; la « question nationale » est, singulièrement en France, liée à la fois à
des enjeux de sexe et des enjeux de race (Dorlin, 2006).
2 Je voudrais proposer ici une lecture proprement géographique et géopolitique de ces
enjeux : en effet, en filigrane de débats qui s’articulent implicitement autour du contrôle
et de la discipline des corps, transparaissent également des anxiétés d’ordre territorial.
L’un des glissements d’échelle qui s’opèrent le plus fréquemment amène du corps
(féminin) au territoire national, non moins susceptible d’être conquis et envahi, souillé,
défiguré ou défendu, et donc autre réceptacle désigné de « la pureté » du national. Les
historiens, Maurice Agulhon en tête, ont montré à quel point « la masculinisation de l’État
et la féminisation de la nation sont des phénomènes historiques de l’époque
contemporaine et sont concomitants de la formation des États-nations aux XIXe et XX e
siècles » et « l’État a tendance à représenter la nation par une symbolique sexuée, comme
la Marianne française ou la Germania allemande » (Auslander, Zancarini-Fournel, 2000).
C’est donc un implicite géopolitique qui se cache dans nombre de débats autour du corps

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 2

féminin, de son vêtement ou de son exposition, de sa visibilité ou de son invisibilité, de sa


fécondité et de sa satisfaction érotique.
3 Je propose de débusquer cet implicite et de donner de ces questions une relecture
inspirée par les courants d’idées postcoloniaux. Ce faisant, je ne cantonne pas le
postcolonial aux relations entre États, puisque comme le montre Yves Lacoste (2006), c’est
désormais une question de « géopolitique interne » ; mais contrairement à Béatrice Giblin
(2010, p. 3), je récuse l’idée que poser la question du genre (ou du sexe) en géographie
politique, ce soit parler des femmes. Certaines dérives de la langue française, faisant des
femmes « le beau sexe » ou le « sexe faible », voire désignant tout simplement les femmes
comme « personnes du sexe », ne se prêtent que trop aux synecdoques par lesquelles
femmes et sexe sont assimilés l’un à l’autre : c’est la marque d’un discours dont le sujet
est immanquablement masculin et hétérosexuel. Il n’y a pas de discours sur le genre et/
ou sur le sexe qui ne construise, même si c’est « en creux », à la fois un discours sur le
féminin et sur le masculin, sur l’hétérosexualité et sur l’homosexualité, bipolarités
stéréotypées qui occultent bien évidemment toutes les complexités identitaires.
4 J’utiliserai donc ici comme matériau quelques images de corps, qui se trouvent être
féminins, visibles ou moins visibles, pour les raisons évoquées plus haut ; mais
j’interrogerai surtout les connotations d’ordre sexuel dont elles sont implicitement
chargées dans les discours, ainsi que les façons dont elles semblent cristalliser des
anxiétés nationales, territoriales et donc géopolitiques.

Que voile le voile ?


« Nous allons voir que ce voile […] va devenir
l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de
laquelle les forces d’occupation déploieront leurs
ressources les plus puissantes et les plus diverses,
et où le colonisé déploiera une force étonnante
d’inertie ».
Frantz Fanon (1959, p. 18)
5 La soi-disant « burqa » est désignée comme ennemi à abattre de la République française.
Lors de la verbalisation d’une femme portant ce vêtement au volant, il ressort que son
mari, Lies Hebbadj, serait polygame. Une candidate présentée par le Nouveau Parti
Anticapitaliste (NPA) dans le Vaucluse lors des élections régionales, Ilham Moussaïd,
porte le voile. Autant d’« affaires » qui ont agité le monde médiatico-politique dans la
première moitié de l’année 2010, éclipsant bien d’autres thèmes d’actualité sans doute
autrement sérieux mais qui ne déchaînent pas les passions comme ces histoires liées au
« foulard islamique ». Celles-ci prennent la suite de grandes gesticulations autour du vote,
en 2004, de la loi interdisant le port de « signes religieux ostentatoires » à l’école (voir par
exemple Tévanian, 2005).
6 Or, sous les voiles, les corps : en un sens, c’est bien le contrôle du corps des femmes qui
est en jeu en filigrane de ces affaires : le développement vers la polygamie le montre bien,
amplifiant comme elle le fait l’idée d’un abus du pouvoir d’un homme sur des femmes,
autant que l’idée d’une sexualité masculine débridée. C’est aussi la question de la capacité
d’une femme musulmane à être sujet du politique, notamment dans le cas d’Ilham
Moussaïd. Tout se passe comme si le contrôle de la sexualité, féminine en particulier, était
devenu un enjeu essentiel dans la définition du national.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 3

7 Anna Secor, dans son analyse de la politisation de la question du voile en Turquie,


mobilise la notion foucaldienne de « bio-pouvoir », mettant l’accent sur la façon dont le
pouvoir politique se saisit des conduites sexuelles et physiques pour en faire un support
des politiques nationales (Secor, 2005). Or il apparaît d’autant plus pertinent de tester
l’application de ces idées dans le cas français que, pour Foucault, cette « bio-politique » a
partie liée avec « la lutte des races » et donc « le racisme sous sa forme moderne, étatique,
biologisante » (Foucault, 1976, p. 197). Comme l’écrit justement Éric Fassin, « les questions
raciales sont souvent l’envers occulté des questions sexuelles » (2006, p. 237) ; or en
France le tabou environnant l’usage du mot « race » a contribué à faire de ces questions
raciales un point aveugle de la recherche. Dans les années 1970, Colette Guillaumin
reprochait à ceux qui prenaient part au débat sur l’anti-racisme de donner crédit à la
notion de race (Amiraux, Simon, 2006, p. 206). Ann L. Stoler parle d’une « aphasie
coloniale française » qui selon elle explique que les « intuitions [de Foucault] au sujet de
la fusion violente entre la race et la biopolitique ont été largement ignorées » (Stoler,
2010, p. 76). Cette aphasie est-elle en passe d’être surmontée ? En tout cas Éric Fassin,
comme d’autres, prône des formes de recherche en sciences sociales qui redonnent leur
juste place, non à la race entendue comme réalité biologique, mais à « l’existence de
catégories raciales socialement construites (et donc réelles) définies par un rapport social
de subordination par lequel des groupes sociaux sont racisés » (Macé, 2006, p. 179).
8 La chercheure états-unienne Joan Wallach Scott a écrit sous le titre The Politics of the Veil
(2007) une analyse approfondie de la façon dont la question du voile s’est déployée en
France, et elle n’omet pas sa dimension sexuelle, puisque son chapitre 5 est intitulé
« Sexuality ». Comme le rappelle Joan Wallach Scott, un terme arabe, fitna, renvoie à la
fois à la tentation sexuelle et au bouleversement de l’ordre politique (2007, p. 153) ; le
port du foulard islamique, qui renvoie à la nécessité de contenir la sexualité féminine,
constitue une reconnaissance de la menace que constitue le sexe pour l’ordre public. « À
l’inverse, le système français célèbre le sexe et la sexualité comme dépourvus de risques
sociaux ou politiques1 » (Scott, 2007, 154). Pour elle, c’est une des raisons des réactions
épidermiques au port du foulard : « que l’islam insiste sur les difficultés soulevées par la
sexualité révélait plus que les républicains ne voulaient voir des limites de leur propre
système2 » (Scott, 2007, 154). Elle oppose ainsi une « psychologie de la reconnaissance »,
d’un côté, qui entérine le caractère perturbateur, dans la sphère publique, de la sexualité
et qui utilise le voile pour en quelque sorte conjurer ce potentiel perturbateur, et du côté
de l’idéologie républicaine française, une « psychologie du déni », qui suppose que les
corps soient exposés afin de nier que la sexualité soit le moins du monde en contradiction
avec l’ordre public républicain. C’est dans cette perspective du déni que le voile, censé
préserver la pudeur, a pu être dénoncé comme impudent et « ostentatoire » :
« Ironiquement, la théorie islamique fait du sexe un problème exposé au vu et au su
de tous par le recouvrement du corps, alors que les Français appellent à une
exposition ostentatoire des corps afin de nier le problème que le sexe pose à la
théorie politique républicaine3 » (Scott, 2007, p. 167)
« C’est cette reconnaissance explicite du problème de la sexualité qui, pour des
observateurs français, fait du voile quelque chose d’ostentatoire au sens sexuel du
terme. Non seulement il en dit trop du sexe, mais toutes ses difficultés sont
exposées au grand jour4 » (ibid., p. 172).
« Le voile ne nie pas la sexualité, il l’encadre spatialement et la situe ailleurs que
dans l’espace public : « Une tenue pudique dit bien que les relations sexuelles n’ont
pas leur place dans les lieux publics […] le voile dit l’acceptation de la sexualité, et

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 4

même sa célébration, mais seulement dans les circonstances adéquates - c’est-à-


dire, en privé, et dans le cadre familial5 » (ibidem, p. 171).
9 Les deux attitudes, celle inspirée de l’islam et celle inspirée du républicanisme français,
sont en fait passibles d’une même critique : « les femmes sont objectifiées dans les deux
systèmes, mais de manières différentes6 » (ibid., p. 171). Joan W. Scott note d’ailleurs un
retournement de la posture féministe, qui, après avoir dénoncé comme dégradation des
femmes leur exposition impudique, notamment dans la publicité, a semblé dans le cadre
du débat autour du port du foulard accepter l’idée que la dénudation du corps féminin
était un gage de libération sexuelle et donc d’émancipation féminine (ibid., p. 156). Elle
souligne en outre la façon dont les thèmes « classiques » de revendication féministe (les
inégalités salariales, le « plafond de verre », les violences conjugales) semblent s’être
« épuisés » et avoir laissé la place à la nécessité de « sauver » les sœurs issues de
l’immigration (d’une façon, ironise-t-elle, qui n’est pas sans rappeler celle dont Laura
Bush, l’épouse du président états-unien, faisait de l’offensive états-unienne en
Afghanistan une campagne militaire pour « sauver » les Afghanes du joug des Talibans (
ibid., p. 172)).
10 Les controverses suscitées par le port du voile, et plus récemment par le port de la
« burqa », ne sont en tout cas pas sans rappeler l’analyse que donnait Sidi Mohamed
Barkat des colonisés algériens comme « corps d’exception ». Barkat a proposé cette
expression dans le cadre d’une réflexion sur les massacres perpétrés à l’encontre de
militants algériens, le 17 octobre 1961 à Paris. Je cite ci-dessous d’assez longs extraits de
son texte évocateur :
« L’ambiguïté que présente dès lors le statut du colonisé – membre non inclus de la
nation – est ainsi le résultat d’une opération institutionnelle consistant dans la
conjonction d’un corps et d’un dispositif juridique qui a précisément pour résultat
d’emprisonner ce corps dans un régime d’exception. […] On comprend maintenant
que l’émergence extraordinaire et l’exposition pacifique de leur corps dans l’espace
public, voulues par les colonisés, aient constitué pour eux un acte positif de liberté
contre leur condition d’exclus du dedans, un acte de refus de la condition
d’inégalité politique dans laquelle ils étaient tenus […]. C’est cela qui fut
l’insupportable : que ceux qui ne devaient vivre qu’en tant que corps d’exception, à
l’ombre des autres, en rasant les murs de la Cité, en manifestant par leur déférence
permanente l’expression de l’acceptation de la bienveillance qu’un État
« civilisateur » leur accordait, s’exposent à la lumière de la scène publique […]
l’image du corps d’exception est foncièrement une fabrication de l’État. C’est une
image qui se rapporte aux artifices du pouvoir, et les colonisés ne pouvaient
raisonnablement songer y échapper par eux-mêmes […]. Or – suprême offense,
suprême outrage envers ceux qui se pensaient être les seuls dignes de compter au
nombre des citoyens –, ce corps affichait par son exposition sur la scène publique,
par sa visibilité publique, une prétention sacrilège à l’existence politique ».
11 La visibilité est bien ce qui était, est reproché aux porteuses de voile et/ou de « burqa » ;
mais c’est parce que leur présence est construite comme illégitime, et qu’elle est ainsi
construite non par une xénophobie qui se situerait à l’échelle inter-individuelle, mais par
un racisme d’État, que leur simple prétention à participer au politique au même titre que
d’autres citoyens les expose, fait de leur visibilité de l’ostentation et les désigne à la
vindicte publique. Il y a lieu de se demander, et on y reviendra, dans quelle mesure c’est
aussi parce qu’il réveille des passions coloniales que le voile est si controversé. L’autre
hypothèse, selon laquelle sa dénonciation stridente viendrait de la psychose occidentale
du « complot islamiste », attisée par les thèses d’Huntington et les attentats du 11
septembre, ne semble guère tenir si on se souvient que l’épicentre de cette psychose, les

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 5

États-Unis, offrent un climat bien plus apaisé en relation avec le port du « foulard
islamique ».

Les anxiétés autour de la virilité occidentale


« Toute une politique du peuplement, de la famille, du mariage, de l’éducation, de la
hiérarchisation sociale, de la propriété, et une longue série d’interventions
permanentes au niveau du corps, des conduites, de la santé, de la vie quotidienne
ont reçu alors leur couleur et leur justification du souci mythique de protéger la
pureté du sang et de faire triompher la race » (Foucault, 1976, p. 197)
12 Aux États-Unis, l’une des peurs associées à l’idée du « choc des civilisations », c’est, bien
plus que des populations musulmanes en nombre relativement modeste, l’accroissement
rapide de la minorité hispanique qui cristallise les anxiétés : c’est d’ailleurs à cette
question qu’Huntington a consacré son ouvrage le plus marquant après The Clash of
Civilizations, Who Are We: The Challenges to America’s National Identity, en 2004. Dans cet
ouvrage, Huntington dénonce l’inassimilable présence des Hispaniques aux États-Unis,
minorité qui, contrairement aux populations originaires d’autres continents, menacerait
l’identité nationale « de l’intérieur » dans la mesure où elle conserve ses pratiques
linguistiques, religieuses et culturelles. Comme le remarque Luiza Bialazewicz, le « choc
des civilisations » est alors « rapatrié » sur le sol national, « les corps des femmes
devenant le nouveau champ de bataille pour la préservation de l’identité de l’Occident, un
pion dans le grand jeu de re-territorialisation forcée des identités7 » (2006, p. 702). Ce
recentrage sur le national et sur le corps féminin s’opère, explique-t-elle, au travers d’un
discours sur la reproduction et sur une prétendue « menace » démographique. En effet,
certaines des peurs agitées par certaines mouvances conservatrices, aux États-Unis ou en
Italie, mêlent géopolitique et enjeux de natalité, exprimant une conception des relations
de pouvoir qui passent explicitement par le corps dans ses aspects biologiques les plus
concrets – les écrits d’Oriana Fallaci en témoignent en Europe comme ceux d’Huntington
outre-Atlantique (Bialasewicz, 2006).
13 On assiste donc à une sorte de « retour du biologique » dans un discours raciste qui est
devenu largement culturaliste, fondé sur l’idée que c’est à cause de sa différence
culturelle irréductible que l’autre suscite des réactions de rejet (Balibar, Wallerstein,
1998). Comme le souligne Bialazewicz, ces anxiétés se focalisant sur le biologique
s’inscrivent dans la continuité des préoccupations impérialistes et nationalistes sur la
croissance de la population ou son déclin, la « dégénérescence » ou la « pollution » du
« corps national » (2006, p. 704).
« Dans ces perspectives, ce sont les corps des femmes étrangères qui apparaissent
comme un grave danger pour le corps "pur" de l’Occident, comme lieu d’une
possible "invasion" démographique. Les femmes étrangères (en Europe, les
Musulmanes ; aux États-Unis, les Hispaniques catholiques), en vertu de leurs mœurs
reproductives différentes, sont représentées comme des êtres intrinsèquement
reproducteurs, en proie à des impulsions "biologiques" incontrôlées 8 » (Bialasewicz,
2006, p. 706).
14 Si les femmes issues de l’immigration sont décrites comme ayant une fécondité
incontrôlée et menaçante, incapables de résister à leurs « instincts » reproducteurs, leurs
contreparties masculines sont stéréotypées comme « hyper-viriles », en proie à une
sexualité sans frein, et donc violeurs en puissance : comme l’écrit Luiza Bialasewicz, la
différence « raciale » est assimilée à une différence de mœurs sexuelles, les hommes

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 6

arabes ou africains étant associés à un « danger », et représentés comme « à la poursuite


des femmes blanches » (Bialasewicz, p. 707). Cela rejoint un discours qui a été analysé en
France par Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, sur la figure du « garçon arabe » sexiste
et violent, utilisée comme repoussoir ou défouloir par certaines féministes succombant à
leur insu à un « racisme vertueux » (Guénif-Souilamas et Macé, 2004). Projeter sur
« l’Autre » des débordements sexuels qu’on s’interdit, ou suggérer qu’il est inférieur
parce qu’il ne contrôle pas ses instincts, participe d’un discours raciste, comme l’a montré
Philip Tagg dans sa « Lettre ouverte sur les musiques “noires”, “afro-américaines” et
européennes » : « l’oppression de la sexualité parmi les Blancs et sa projection sur les
Noirs semblent donc avoir été un élément crucial dans la chaîne de l’oppression » (Tagg,
2008, p. 158).
15 Mais précisément, on n’est plus dans une société qui couvre la sexualité d’opprobre, mais
dans un contexte où elle est publiquement revendiquée et glorifiée, et où la virilité tient
lieu d’outil de légitimation politique. Les sociologues qui s’attachent au décryptage de
l’actualité politique mettent en évidence la place inédite donnée dans le discours
politique récent au corps (Fassin, 2010), voire à l’invocation récurrente de l’appareil
génital masculin (chapitre « Grosses bites » in Tévanian, Tissot, 2010). Le « virilisme » est
devenu monnaie courante dans le commentaire politique, et le président Nicolas Sarkozy
n’est pas le dernier à le véhiculer, si l’on en croit les confidences qui ont été rapportées au
sujet de sa liaison avec Carla Bruni : « Les Français vont devoir s’y habituer : il y a à
l’Elysée un homme qui en a… et qui s’en sert ! » (cité in Tévanian, Tissot, 2010, p. 270).
C’est donc dans un rapport de concurrence que le politique français se place vis-à-vis de
l’hyper-virilité communément attribuée aux hommes « issus de l’immigration », et donc
dans une vulnérabilité possible s’il se vérifie que ceux-là sont plus actifs et plus
performants sexuellement.
16 Dans ce contexte, on comprend donc la focalisation de certains débats autour de la
polygamie, comme dans le cadre de « l’affaire » Lies Hebbadj, où la transition s’est faite
sans heurts d’un brouhaha médiatique autour de l’amende infligée à sa femme pour
conduite avec « burqa », à la mise en cause de ses multiples ménages parallèles, et enfin à
l’idée qu’il convenait pour cela de le déchoir de sa nationalité française. Cette
dénonciation de la polygamie n’a rien de nouveau, puisque Jacques Chirac avait déjà fait
grand bruit avec un discours de 1990, où il évoquait « le bruit et l’odeur » d’un ménage
polygame déjà suspect de détourner les allocations familiales pour maintenir un train de
vie improbable : « une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une
vingtaine de gosses, qui gagnent 50 000 francs par mois de prestations sociales sans
naturellement travailler ! Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien, le travailleur
français sur le palier il devient fou ! ».
17 Comme le montre Luiza Bialasewicz, ce qui est présenté comme un enjeu de « survie » de
l’Occident, c’est tout à la fois la « menace » présentée par la fécondité des immigrantes, et
l’émancipation des femmes occidentales qui « trahissent » en n’assumant pas leurs rôles
reproducteurs et familiaux traditionnels (2006, p. 704). L’envers de la dénonciation des
polygames et de leurs familles tentaculaires, c’est donc un rappel à l’ordre des
dépositaires de « l’avenir » de l’Occident, rappelées à leur « devoir » à l’égard de la nation.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 7

Fig. 1 - Le corps féminin instrument d’une politique nationale ? Publicité pour le « grand emprunt »
national en 2010.

18 Cette Marianne vêtue « de probité candide et de lin blanc » a eu un fort retentissement


lors de sa parution dans la presse en février 2010. L’idée de l’affiche reviendrait à Thierry
Saussez, ancien publicitaire devenu responsable de la communication du gouvernement,
qui s’en est expliqué dans des interviews, même si c’est l’agence Euro RSCG and Co qui a
conçu la campagne.
19 À gauche, c’est notamment le blanchissement du bonnet phrygien, symbole
révolutionnaire et traditionnellement rouge, qui a été critiqué. Cette critique s’inscrivait
dans le cadre de la dénonciation plus générale d’une campagne coûteuse ostensiblement
destinée à promouvoir le grand emprunt (qui n’est d’ailleurs pas ouvert aux particuliers) :
celle-ci pouvait être interprétée comme communication sur l’action du gouvernement,
alors que la campagne des régionales et le « débat sur l’identité nationale » battaient leur
plein. De fait, cette Marianne blanche sur fond bleu évoque plutôt une image mariale 9,
une communiante, qu’une égérie révolutionnaire, évoquant un détournement d’une icône
nationale dans un sens conservateur, voire réactionnaire. Le site Rue89 (Krug, 2010) a
publié un article tendant à montrer que lors des grands emprunts, avoir recours à l’image
de la femme éplorée avec enfants en bas âge dans ses jupes était classique (mais la plupart
de ces grands emprunts avaient eu lieu dans un contexte où la France était en guerre, et
où cette image était censée évoquer les familles laissées derrière par les soldats au front).
Il est bien plus inhabituel de voir Marianne, comme elle apparaît sur cette image,
enceinte ; sans doute, dans l’idée du publicitaire qui a conçu la campagne, s’agissait-il
d’évoquer « l’avenir » de l’enfant à naître, comme de l’économie française censée être
relancée par les investissements issus du grand emprunt.
20 Le ventre proéminent de cette Marianne tend à mettre en place une image maternelle en
contradiction avec la figure révolutionnaire. Certaines féministes se sont offusquées à

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 8

juste titre de cette image, qui n’est pas sans rappeler ce que Luiza Bialasewicz a appelé
l’« élision entre le corps de la nation et les corps des femmes » dans les politiques
natalistes de régimes autoritaires, dans le cadre desquels la procréation était présentée
comme un « devoir des “mères de la nation” » (Bialasewicz, 2006, p. 706). Autre
contradiction, cette communiante au regard perdu dans le vide et au sourire vague a
manifestement commis le péché de chair (sauf cas d’insémination artificielle). Et elle est
superlativement blanche, avec un teint de pêche, même si ses cheveux sont bruns. C’est
donc cette incarnation de la « blanchité » du corps national qui est censée être porteuse
de « l’avenir » de la France, vis-à-vis duquel elle joue un rôle instrumental, mais
finalement passif. Lorsque seront débloqués les fonds du grand emprunt, cette Marianne
sera à la maison en train de changer les couches, plutôt qu’investie dans la recherche, la
formation ou l’économie numérique.

De la femme voilée au territoire violé


« La burqa n’est pas bienvenue sur le territoire de
la République »
N. Sarkozy, discours devant le congrès réuni à
Versailles, juin 2009

Fig. 2 - l’affiche de l’Union Démocratique du Centre (UDC) appelant à voter l’interdiction des
minarets lors de la votation suisse du 29 novembre 2009

21 Sur cette affiche, le drapeau national suisse tient lieu de territoire, un territoire menacé
par une forêt de minarets (ou de missiles, comme l’ont dit certains commentateurs, ou de
phallus en érection ?). On est amené à se demander pourquoi une femme voilée figure au
premier plan, alors que le référendum portait sur l’interdiction des minarets : à suggérer
que les femmes sont susceptibles d’être « embrigadées » par des extrémistes religieux

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 9

prêchant dans les mosquées suisses ? On se demande en quoi l’absence de minaret


diminuerait ce risque. Il s’agit donc plutôt de renforcer l’idée de « visibilité » ou
d’« ostentation » qui était le point avancé pour l’interdiction, et de réitérer l’argument
selon lequel en interdisant les minarets, on œuvre en fait pour la « libération » des
femmes.
22 On ne peut qu’être frappé des convergences entre les débats actuels autour de la
« burqa », et le traitement par les forces françaises, dans les années 1950, de la révolution
algérienne, tel que l’analyse Frantz Fanon : « C’est la situation de la femme qui sera alors
prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement
la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… » (1959, p. 19). Psychiatre de formation
autant que fervent anti-colonialiste, Fanon démontre brillamment le glissement qui
s’opère entre l’enjeu de pouvoir et les fantasmes sexuels des Européens :
« Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société
algérienne aux systèmes de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée »
(p. 24) « Mais également, il y a chez l’Européen cristallisation d’une agressivité,
mise en tension d’une violence en face de la femme algérienne. Dévoiler cette
femme, c’est mettre en évidence la beauté, c’est mettre à nu son secret, briser sa
résistance, la faire disponible pour l’aventure. […] Volonté de mettre cette femme à
portée de soi, d’en faire un objet éventuel de possession.
Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur. Il n’y a pas de
réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s’offre pas […]
L’Européen face à l’Algérienne veut voir. Il réagit de façon agressive devant cette
limitation de sa perception. Frustration et agressivité ici encore vont évoluer en
parfaite harmonie » (pp. 25-26).
23 Fanon analyse le « matériel onirique », la trame des rêves rapportés par les Européens en
Algérie, et établit le parallèle entre la conquête française de l’Algérie (« l’irruption des
troupes dans les villages, la confiscation des biens et le viol des femmes », p. 27) et « la
déchirure du voile » (« le viol de la femme algérienne dans un rêve d’Européen est
toujours précédé de la déchirure du voile », p. 28). La possession de la femme est alors
synonyme de la domination territoriale, et le voile joue un rôle éminent dans le système
de signification de cette domination. Ce sont donc les occupants qui suscitent la
crispation autour du voile : « À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose
le culte du voile » (p. 29) ; « la ténacité de l’occupant dans son entreprise de dévoiler les
femmes, d’en faire une alliée dans l’œuvre de destruction culturelle a renforcé les
conduites traditionnelles » (p. 31).
24 Fanon montre aussi comment le dévoilement, puis le voile, ont été utilisés par les femmes
pour déjouer la surveillance française et participer activement à la révolution. On est
donc loin de l’image de femmes victimes passives d’une oppression masculine ; elles sont
actrices de la révolution à part entière, expertes dans l’art de prendre à contrepied les
attentes des Français pour qui une femme dévoilée est nécessairement acquise à la cause
française, une femme voilée totalement inoffensive et incapable de participer à la lutte
armée : « Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de
camouflage, en moyen de lutte » (Fanon, 1959, p. 44). Il ne s’agit pas ici de succomber à la
tendance « romantique » qui fait du voile une pure stratégie de résistance, interprétation
séduisante dont Sirma Bilge (2010) met bien en évidence les limites, mais de mettre en
cause les interprétations dominantes dans le discours politico-médiatique français qui
font des femmes voilées des victimes passives attendant d’être « sauvées » par les
Occidentaux.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 10

25 Les commentaires de Fanon soulignent en outre le fait que voir sans être vue, être donc le
sujet du regard plutôt que son objet, est précisément un des effets du voile (et l’un de
ceux qui suscitent le plus d’agressivité et de frustration parmi les hommes européens). Le
pouvoir du regard, le « male gaze » qui dans les sociétés occidentales accompagne la
domination masculine, est ici retourné, renvoyé et ressenti par ceux qui l’exercent
habituellement dans toute sa brutalité. Est-ce à cela que pensait Jacques Chirac, lorsqu’il a
déclaré le 5 décembre 2003 à Tunis « les Français étant ce qu’ils sont, le port du voile,
qu’on le veuille ou non, est une sorte d’agression qu’il leur est difficile d’accepter » ? Je
souscris au commentaire de Joan Wallach Scott, qui écrit « l’agression de la femme
consistait à dénier aux hommes (français) le plaisir – conçu comme un droit naturel (une
prérogative masculine) – de voir derrière le voile. Ceci était perçu comme attentant à la
sexualité masculine, comme une sorte de castration10 » (Scott, 2007, p. 159).
26 Une femme « qui voit sans être vue » est précisément la représentation qui apparaît sur
les affiches de l’UDC comme du Front National (FN), ci-dessous : dans les deux cas, la
femme voilée représentée plante son regard dans celui du spectateur avec défiance, voire
provocation. Ironiquement, c’est même là une des différences cruciales entre la burqa,
qu’on entend dénoncer vigoureusement, et le niqab, qui est la forme généralement portée
en France : alors que la première dissimule y compris les yeux, derrière une sorte de tissu
grillagé, le niqab dissimule le visage mais pas les yeux. Appeler « burqa » le niqab, c’est
donc à la fois occulter le fait que c’est le regard qui cause l’inconfort, et renvoyer la
question très loin de la France, en Afghanistan, sur un terrain militaire auquel participe
l’armée française.
27 On comprend donc mieux la présence de ces figures féminines sur des affiches qui
prétendent évoquer les risques des dérives islamistes : il ne s’agit pas juste de laisser
entendre que l’islamisme opprime les femmes (un regard baissé, une posture humble, se
prêteraient mieux à ce propos). On est à mille lieues du regard perdu dans le vague de la
Marianne revue et édulcorée, « matée » à tous les sens du terme, du grand emprunt, et
pas juste parce que ces femmes voilées sont aussi emphatiquement noircies que Marianne
est blanchie. Il s’agit de réveiller la frustration et d’évoquer une « agression » aux
(hommes) Suisses et Français, en soulignant l’indisponibilité sexuelle de ces femmes qui
se couvrent les cheveux, le corps et le visage ; il s’agit aussi d’établir un parallèle entre le
corps dissimulé et refusé au regard, et le territoire « dénaturé », envahi, qui apparaît
derrière la figure féminine (le drapeau suisse hérissé de minarets sur l’affiche de l’UDC, le
territoire français recouvert du drapeau algérien sur l’affiche du FN). L’enjeu du voile se
place donc dans la continuité des enjeux du colonialisme, mais « ce n’est plus la conquête
d’un nouveau territoire qui est en jeu, mais la défense (agressive) de la patrie 11 » (Scott,
2007, p. 161).

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 11

Fig. 3 - affiche utilisée par la fédération de la région Provence-Alpes Côte d’Azur des jeunes du FN,
qui a été présentée comme une parodie de l’affiche de l’UDC

28 Ici, la superposition du drapeau algérien aux contours iconiques de « l’hexagone »


français évoque l’invasion à rebours de la France par les Algériens, et fait écho à des
propos du maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, qui s’alarmait du « déferlement » de
drapeaux algériens sur la Canebière à la suite des matches de football. La position quasi
horizontale du territoire national, reprise de l’affiche de l’UDC, évoque une France « qui
se couche » et subit passivement, alors que la femme voilée comme les minarets sont
dressés verticalement, donc symboliquement bien plus « virils » et conquérants. L’idée
qu’il y a de la part de la femme voilée une usurpation de la virilité, et d’une position de
pouvoir, n’est pas si loin : c’est en tout cas tout sauf de la soumission ou de l’abaissement
que suggère cette figure.
29 Il importe de souligner que, contrairement à la première image, celle-ci émane d’un
groupe d’extrême-droite dont les positions nationalistes ou racialisantes ne sont un
secret pour personne, et je ne les mets aucunement sur le même plan, d’autant que cette
dernière a très rapidement fait l’objet d’une interdiction. De même, on ne peut laisser
entendre que l’affiche de l’UDC soit significative d’une position qui engagerait l’ensemble
de l’opinion politique suisse, même si le non l’a emporté dans la votation, causant un choc
important en Europe et au-delà. Il m’a toutefois semblé utile de les mettre en parallèle
afin de dégager certains mécanismes de représentation du corps féminin qui sont autant
de discours normatifs sur les femmes et leur disponibilité sexuelle, tout en jouant sur des
registres fantasmatiques, mais dont certains sont considérés comme socialement
acceptables alors même qu’ils prêtent à la critique.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 12

Conclusion
« Entre l’État et l’individu, le sexe est devenu un enjeu, et un enjeu public; toute
une trame de discours, de savoirs, d’analyses et d’injonctions l’ont investi »
(Foucault, 1976, p. 37)
30 Le corps a été défini par la féministe Adrienne Rich comme « the geography closest in »
(cité par Longhurst, 1994, Johnston and Longhurst, 2010) : c’est donc bien un enjeu
spatial, et géopolitique, comme j’ai tenté de le montrer, lorsque les corps sont racialisés et
sexualisés, instrumentalisés par le pouvoir, et partant lieu d’exercice d’une bio-politique,
au sens où la définit Foucault « ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine
des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie
humaine » (1976, p. 188). Il poursuit : « sur ce fond, on peut comprendre l’importance
prise par le sexe comme enjeu politique (...) le sexe est à la fois accès à la vie du corps et à
la vie de l’espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principe des
régulations » (1976, p. 191-192).
31 Il importe cependant de se demander ce que cache le sexe lui-même, les enjeux politiques
qu’il sert à occulter et les formes de domination dans lesquelles il est pris. Se focaliser sur
les violences faites aux femmes dans les « quartiers », c’est trop souvent exonérer la
société française dans son ensemble de la violence sexiste, alors qu’elle est sans doute
juste plus habile à les dissimuler (Coutras, 2002 ; Terray, 2004). En termes géographiques,
c’est aussi situer, « localiser » la question et donc s’aveugler à son ubiquïté (Hancock,
2008). Comme le rappelle Sirma Bilge citant Bowen, le mouvement Ni Putes ni soumises a
été reçu comme pain bénit par la classe politique française : il permettait en effet
d’expliquer la violence par le sexisme, plutôt que comme le résultat de politiques
discriminatoires dans l’emploi ou le logement. La dénonciation de la misogynie
musulmane s’avérait ainsi une réponse bien plus facile, même si elle devait
s’accompagner d’une législation hors de proportion avec les problèmes, que de véritables
politiques sociales justes (Bilge, 2010, p. 16). Le discours porté par NPNS permettait en
outre d’enfermer le mouvement féministe français dans des querelles intestines entre
anti-voile et défenseures du droit à le porter, et le « faux dilemme » entre anti-sexisme et
anti-racisme (Delphy, 2008 ; Fassin, 2006). Sirma Bilge rappelle comme eux qu’il importe
de dépasser les querelles « afin de mieux traiter les problèmes actuels liés à la
citoyenneté, et particulièrement les mécanismes d’exclusion par lesquels on oppose les
droits des minorités culturelles à l’égalité homme/femme et aux libertés sexuelles 12 »
(2010, p. 24). Parce que ces processus produisent des mécanismes d’exclusion, et
d’exclusion spatiale, ils entrent pleinement dans le champ de la géographie, comme du
politique.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 13

BIBLIOGRAPHIE
AMIRAUX, V., SIMON, P., 2006, « There Are No Minorities Here. Cultures of Scholarship and
Public Debate on Immigrants and Integration in France », International Journal of Comparative
Sociology, vol. 47, n°3-4, p. 191-215.

AUSLANDER, L., ZANCARINI-FOURNEL, M., 2000, « Le genre de la nation et le genre de l’État », Clio
, n°12-2000, Le genre de la nation (http://clio.revues.org/index161.html).

BALIBAR, E., WALLERSTEIN, I., 1998, Race, nation, classe, les identités ambiguës, Paris, La Découverte.

BARKAT, S.M., 1999, « À propos d’un massacre colonial. Le colonisé comme corps d’exception » (
http://17octobre1961.free.fr/pages/dossiers/barkat.htm).

BIALASIEWICZ, L., 2006, « The Death of the West: Samuel Huntington, Oriana Fallaci and a New
‘Moral’ Geopolitics of Births and Bodies », Geopolitics, n°11, p. 701-724.

BILGE, S., 2010, « Beyond Subordination vs Resistance: An Intersectional Approach to the Agency
of Veiled Muslim Women », Journal of Intercultural Studies, vol. 31, n°1, p. 9-29.

CHOUDER, I., LATRÈCHE, M., TÉVANIAN, P., 2008, Les filles voilées parlent, Paris, La fabrique
éditions.

COUTRAS, J., 2002, « Violences urbaines et restauration de l’identité spatiale masculine », Espaces,
Populations, Sociétés, n°3, p. 295-307.

DELPHY, C., 2008, Classer, dominer. Qui sont les « autres »?, Paris, La Fabrique éditions.

DELTOMBE, T., 2005, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France,


1975-2005, Paris, La Découverte.

DORLIN, E., 2006, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation, Paris, La
Découverte.

DORLIN, E. (dir.), 2009, Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF.

DWYER, C., 1999, « Veiled Meanings: young British Muslim women and the negotiation of
differences », Gender Place & Culture: A Journal of Feminist Geography, vol. 6, n°1, p. 5-27.

DWYER, C., MEER, N., MODOOD, T., 2010, « Embodying Nationhood? Conceptions of British
national identity, citizenship, and Gender in the ‘Veil Affair’ », The Sociological Review, vol. 58, n°1,
p. 84–111.

FALAH, G.-W., NAGEL, C., 2005, Geographies of Muslim Women. Gender, Religion and Space, New York,
Guilford Press.

FANON, F., 1959 (rééd. 2001), L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte.

FASSIN, D., FASSIN, E. (dirs.), 2006, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société
française, Paris, La Découverte.

FASSIN, E., 2010, « Le corps en guise de politique », Libération, 12 avril 2010.

FOUCAULT, M., 1976, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, vol. 1, Paris, Gallimard.

GASPARD, F., KHOSROKHAVAR, F., 1995, Le foulard et la République, Paris, La Découverte.

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 14

GIBLIN, B., 2010, « Éditorial. Femmes et géopolitique », Hérodote, n°136, p. 3-15.

GUÉNIF-SOUILAMAS, N. (dir), 2006, La république mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique
éditions.

GUÉNIF-SOUILAMAS, N., MACÉ, E., 2004, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions
de l’Aube.

HANCOCK, C., 2008, « Spatialities of the Secular: Geographies of the Veil in France and Turkey »,
European Journal of Women’s Studies, vol. 15, n°3, p. 165-179.

JOHNSTON, L., LONGHURST, R., 2010, Space, Place, and Sex. Geographies of Sexualities, Plymouth,
Rowman and Littlefield.

KRUG, F., 2010, « Marianne enceinte, un cliché usé pour vendre le grand emprunt », Eco89 du
17/02, avec diaporama sur http://www.flickr.com/photos/rue89/sets/72157623453685428/.

LACOSTE, Y., 2006, « La question postcoloniale », Hérodote, n°126 (http://www.herodote.org/


spip.php?article206).

LONGHURST, R., 1994, « The Geography Closest in-the Body... the Politics of Pregnability »,
Australian Geographical Studies, vol. 32, n°2, p. 214-223.

MOLINIER, P., 2009, « Autre chose qu’un désir de peau… Le Nègre, la Blanche et le Blanc dans
deux romans de Dany Laferrière », in Dorlin, E. (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la
domination, Paris, PUF, p. 231-254.

SAYAD, A., 2006, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Paris, Raisons d’agir.

SCOTT, J. W., 2007, The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press.

SHEPARD, T., 2004, « “La bataille du voile” pendant la guerre d’Algérie », in Nordmann, C. (dir.),
Le foulard islamique en questions, Paris, Éditions Amsterdam, p. 134-141.

STOLER, A. L., 2010, « L’aphasie coloniale française : l’histoire mutilée », in Bancel, N., Bernault,
F., Blanchard, P., Boubeker, A., Mbembe, A., Vergès, F. (dirs.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux
visages de la société française, Paris, La Découverte, p. 62-78.

TAGG, Ph., 2008, « Lettre ouverte sur les musiques “noires”, “afro-américaines” et
“européennes”, Volume!, p. 135-161.

TERRAY, E., 2004, « L’hystérie politique », in Nordmann, C. (dir.), Le foulard islamique en questions,
Paris, Éditions Amsterdam, p. 103-117.

TERSIGNI, S., 2005, « La pratique du hijâb en France. Prescription, transmission horizontale et


dissidence », in Lorcerie, F. (dir.), La Politisation du voile. L’affaire en France et son écho à l’étranger,
Paris, L’Harmattan, p. 37-52.

TÉVANIAN P., 2005, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Paris, Raisons
d’agir.

TÉVANIAN, P., TISSOT, S., 2010, Les mots sont importants, 2000/2010, Paris, Libertalia.

NOTES
1. « In contrast, the French system celebrates sex and sexuality as free of social and political
risk » (adaptations en français de l’auteure).

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 15

2. « Islam’s insistence on recognizing the difficulties posed by sexuality revealed more than
republicans wanted to see about the limits of their own system » .
3. « Ironically, Islamic theory puts sex out there as a problem for all to see by conspicuously
covering the body, while the French call for a conspicuous display of bodies in order to deny the
problem that sex poses for republican political theory » .
4. « It is this explicit acknowledgment of the problem of sexuality that, for French observers,
makes the veil ostentatious or conspicuous in the sexual sense of those words. Not only is too
much being said about sex, but all of its difficulties are being revealed » .
5. « Modest dress declares that sexual relations are off-limits in public places (…) the veil signals
the acceptance of sexuality and even its celebration, but only under proper circumstances—that
is, in private, within the family » .
6. « Women are objectified in both systems, although in different ways » .
7. « with women’s bodies becoming the new battleground for the preservation of the identity of
the West, the pawn in the new, forcible re-territorialisations of identity » .
8. « Within such understandings, it is the bodies of foreign women that figure as a grave danger
to the ‘pure’ body of the West, as the site of a potential demographic ‘invasion’. Foreign women
(in Europe, Muslim women; in the US, Catholic Hispanic populations) with their different
reproductive mores are represented as ipso facto reproductive beings, prey to their uncontrolled
‘biological’ impulses ».
9. Je remercie Melina Germes qui a suggéré cette lecture lors d’un séminaire à Bordeaux où cette
image avait été discutée, en février 2010.
10. « The aggression of the woman consisted in denying (French) men the pleasure—understood
as a natural right (a male prerogative)—to see behind the veil. This was taken to be an assault on
male sexuality, a kind of castration » .
11. « it is no longer the conquest of a new territory that is at stake, but the (aggressive) defense
of the homeland » .
12. "to better address current citizenship issues, particularly mechanisms of exclusion which pit
cultural group rights against gender equality and sexual freedoms".

RÉSUMÉS
Cet article propose une lecture géopolitique des relations entre la société française et ses
« Autres » musulmans, en s’appuyant sur les travaux historiques et sociologiques qui ont
démontré l’intrication des questions sexuelles et des questions raciales. Il s’agit en particulier de
montrer comment le contrôle des corps féminins et de la sexualité féminine est devenu l’un des
« terrains » sur lesquels s’est porté l’hypothétique « choc des civilisations », et plus
particulièrement comment les corps des femmes sont instrumentalisés dans des représentations
visuelles largement diffusées, comme métaphores d’enjeux de contrôle territorial. À travers
notamment la question du voile et de ses représentations, la continuité avec l’époque coloniale
est soulignée, ainsi que la place donnée à la sexualité dans le domaine politique.

This paper proposes to read the relation between French society and its Muslim « Others » in a
geopolitical perspective, which relies on historical and sociological analyses showing the close
connexions between sexual and racial issues. It illustrates ways in which the control of feminine
bodies has become a battlefield in the so-called « clash of civilizations », and more specifically,

L’Espace Politique, 13 | 2011-1


Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 16

how female bodies are used as visual metaphors of territorial control concerns. It focuses on the
veil and its representations, to show the continuities with the colonial period, and the place
granted to sexuality in the political sphere.

INDEX
Keywords : biopolitics, body, France, postcoloniality, reproduction, sexuality, veil
Mots-clés : biopolitique, corps, France, postcolonialité, reproduction, sexualité, voile

AUTEUR
CLAIRE HANCOCK
Maître de conférences
Université Paris-Est à Créteil, Lab’Urba
hancock@u-pec.fr

L’Espace Politique, 13 | 2011-1

Vous aimerez peut-être aussi