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Claire Hancock
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/espacepolitique/1882
DOI : 10.4000/espacepolitique.1882
ISBN : 978-2-8218-1309-0
ISSN : 1958-5500
Éditeur
Université de Reims Champagne-Ardenne
Référence électronique
Claire Hancock, « Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale », L’Espace
Politique [En ligne], 13 | 2011-1, mis en ligne le 03 mai 2011, consulté le 19 août 2021. URL : http://
journals.openedition.org/espacepolitique/1882 ; DOI : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.1882
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Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale 1
Claire Hancock
États-Unis, offrent un climat bien plus apaisé en relation avec le port du « foulard
islamique ».
Fig. 1 - Le corps féminin instrument d’une politique nationale ? Publicité pour le « grand emprunt »
national en 2010.
juste titre de cette image, qui n’est pas sans rappeler ce que Luiza Bialasewicz a appelé
l’« élision entre le corps de la nation et les corps des femmes » dans les politiques
natalistes de régimes autoritaires, dans le cadre desquels la procréation était présentée
comme un « devoir des “mères de la nation” » (Bialasewicz, 2006, p. 706). Autre
contradiction, cette communiante au regard perdu dans le vide et au sourire vague a
manifestement commis le péché de chair (sauf cas d’insémination artificielle). Et elle est
superlativement blanche, avec un teint de pêche, même si ses cheveux sont bruns. C’est
donc cette incarnation de la « blanchité » du corps national qui est censée être porteuse
de « l’avenir » de la France, vis-à-vis duquel elle joue un rôle instrumental, mais
finalement passif. Lorsque seront débloqués les fonds du grand emprunt, cette Marianne
sera à la maison en train de changer les couches, plutôt qu’investie dans la recherche, la
formation ou l’économie numérique.
Fig. 2 - l’affiche de l’Union Démocratique du Centre (UDC) appelant à voter l’interdiction des
minarets lors de la votation suisse du 29 novembre 2009
21 Sur cette affiche, le drapeau national suisse tient lieu de territoire, un territoire menacé
par une forêt de minarets (ou de missiles, comme l’ont dit certains commentateurs, ou de
phallus en érection ?). On est amené à se demander pourquoi une femme voilée figure au
premier plan, alors que le référendum portait sur l’interdiction des minarets : à suggérer
que les femmes sont susceptibles d’être « embrigadées » par des extrémistes religieux
25 Les commentaires de Fanon soulignent en outre le fait que voir sans être vue, être donc le
sujet du regard plutôt que son objet, est précisément un des effets du voile (et l’un de
ceux qui suscitent le plus d’agressivité et de frustration parmi les hommes européens). Le
pouvoir du regard, le « male gaze » qui dans les sociétés occidentales accompagne la
domination masculine, est ici retourné, renvoyé et ressenti par ceux qui l’exercent
habituellement dans toute sa brutalité. Est-ce à cela que pensait Jacques Chirac, lorsqu’il a
déclaré le 5 décembre 2003 à Tunis « les Français étant ce qu’ils sont, le port du voile,
qu’on le veuille ou non, est une sorte d’agression qu’il leur est difficile d’accepter » ? Je
souscris au commentaire de Joan Wallach Scott, qui écrit « l’agression de la femme
consistait à dénier aux hommes (français) le plaisir – conçu comme un droit naturel (une
prérogative masculine) – de voir derrière le voile. Ceci était perçu comme attentant à la
sexualité masculine, comme une sorte de castration10 » (Scott, 2007, p. 159).
26 Une femme « qui voit sans être vue » est précisément la représentation qui apparaît sur
les affiches de l’UDC comme du Front National (FN), ci-dessous : dans les deux cas, la
femme voilée représentée plante son regard dans celui du spectateur avec défiance, voire
provocation. Ironiquement, c’est même là une des différences cruciales entre la burqa,
qu’on entend dénoncer vigoureusement, et le niqab, qui est la forme généralement portée
en France : alors que la première dissimule y compris les yeux, derrière une sorte de tissu
grillagé, le niqab dissimule le visage mais pas les yeux. Appeler « burqa » le niqab, c’est
donc à la fois occulter le fait que c’est le regard qui cause l’inconfort, et renvoyer la
question très loin de la France, en Afghanistan, sur un terrain militaire auquel participe
l’armée française.
27 On comprend donc mieux la présence de ces figures féminines sur des affiches qui
prétendent évoquer les risques des dérives islamistes : il ne s’agit pas juste de laisser
entendre que l’islamisme opprime les femmes (un regard baissé, une posture humble, se
prêteraient mieux à ce propos). On est à mille lieues du regard perdu dans le vague de la
Marianne revue et édulcorée, « matée » à tous les sens du terme, du grand emprunt, et
pas juste parce que ces femmes voilées sont aussi emphatiquement noircies que Marianne
est blanchie. Il s’agit de réveiller la frustration et d’évoquer une « agression » aux
(hommes) Suisses et Français, en soulignant l’indisponibilité sexuelle de ces femmes qui
se couvrent les cheveux, le corps et le visage ; il s’agit aussi d’établir un parallèle entre le
corps dissimulé et refusé au regard, et le territoire « dénaturé », envahi, qui apparaît
derrière la figure féminine (le drapeau suisse hérissé de minarets sur l’affiche de l’UDC, le
territoire français recouvert du drapeau algérien sur l’affiche du FN). L’enjeu du voile se
place donc dans la continuité des enjeux du colonialisme, mais « ce n’est plus la conquête
d’un nouveau territoire qui est en jeu, mais la défense (agressive) de la patrie 11 » (Scott,
2007, p. 161).
Fig. 3 - affiche utilisée par la fédération de la région Provence-Alpes Côte d’Azur des jeunes du FN,
qui a été présentée comme une parodie de l’affiche de l’UDC
Conclusion
« Entre l’État et l’individu, le sexe est devenu un enjeu, et un enjeu public; toute
une trame de discours, de savoirs, d’analyses et d’injonctions l’ont investi »
(Foucault, 1976, p. 37)
30 Le corps a été défini par la féministe Adrienne Rich comme « the geography closest in »
(cité par Longhurst, 1994, Johnston and Longhurst, 2010) : c’est donc bien un enjeu
spatial, et géopolitique, comme j’ai tenté de le montrer, lorsque les corps sont racialisés et
sexualisés, instrumentalisés par le pouvoir, et partant lieu d’exercice d’une bio-politique,
au sens où la définit Foucault « ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine
des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie
humaine » (1976, p. 188). Il poursuit : « sur ce fond, on peut comprendre l’importance
prise par le sexe comme enjeu politique (...) le sexe est à la fois accès à la vie du corps et à
la vie de l’espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principe des
régulations » (1976, p. 191-192).
31 Il importe cependant de se demander ce que cache le sexe lui-même, les enjeux politiques
qu’il sert à occulter et les formes de domination dans lesquelles il est pris. Se focaliser sur
les violences faites aux femmes dans les « quartiers », c’est trop souvent exonérer la
société française dans son ensemble de la violence sexiste, alors qu’elle est sans doute
juste plus habile à les dissimuler (Coutras, 2002 ; Terray, 2004). En termes géographiques,
c’est aussi situer, « localiser » la question et donc s’aveugler à son ubiquïté (Hancock,
2008). Comme le rappelle Sirma Bilge citant Bowen, le mouvement Ni Putes ni soumises a
été reçu comme pain bénit par la classe politique française : il permettait en effet
d’expliquer la violence par le sexisme, plutôt que comme le résultat de politiques
discriminatoires dans l’emploi ou le logement. La dénonciation de la misogynie
musulmane s’avérait ainsi une réponse bien plus facile, même si elle devait
s’accompagner d’une législation hors de proportion avec les problèmes, que de véritables
politiques sociales justes (Bilge, 2010, p. 16). Le discours porté par NPNS permettait en
outre d’enfermer le mouvement féministe français dans des querelles intestines entre
anti-voile et défenseures du droit à le porter, et le « faux dilemme » entre anti-sexisme et
anti-racisme (Delphy, 2008 ; Fassin, 2006). Sirma Bilge rappelle comme eux qu’il importe
de dépasser les querelles « afin de mieux traiter les problèmes actuels liés à la
citoyenneté, et particulièrement les mécanismes d’exclusion par lesquels on oppose les
droits des minorités culturelles à l’égalité homme/femme et aux libertés sexuelles 12 »
(2010, p. 24). Parce que ces processus produisent des mécanismes d’exclusion, et
d’exclusion spatiale, ils entrent pleinement dans le champ de la géographie, comme du
politique.
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NOTES
1. « In contrast, the French system celebrates sex and sexuality as free of social and political
risk » (adaptations en français de l’auteure).
2. « Islam’s insistence on recognizing the difficulties posed by sexuality revealed more than
republicans wanted to see about the limits of their own system » .
3. « Ironically, Islamic theory puts sex out there as a problem for all to see by conspicuously
covering the body, while the French call for a conspicuous display of bodies in order to deny the
problem that sex poses for republican political theory » .
4. « It is this explicit acknowledgment of the problem of sexuality that, for French observers,
makes the veil ostentatious or conspicuous in the sexual sense of those words. Not only is too
much being said about sex, but all of its difficulties are being revealed » .
5. « Modest dress declares that sexual relations are off-limits in public places (…) the veil signals
the acceptance of sexuality and even its celebration, but only under proper circumstances—that
is, in private, within the family » .
6. « Women are objectified in both systems, although in different ways » .
7. « with women’s bodies becoming the new battleground for the preservation of the identity of
the West, the pawn in the new, forcible re-territorialisations of identity » .
8. « Within such understandings, it is the bodies of foreign women that figure as a grave danger
to the ‘pure’ body of the West, as the site of a potential demographic ‘invasion’. Foreign women
(in Europe, Muslim women; in the US, Catholic Hispanic populations) with their different
reproductive mores are represented as ipso facto reproductive beings, prey to their uncontrolled
‘biological’ impulses ».
9. Je remercie Melina Germes qui a suggéré cette lecture lors d’un séminaire à Bordeaux où cette
image avait été discutée, en février 2010.
10. « The aggression of the woman consisted in denying (French) men the pleasure—understood
as a natural right (a male prerogative)—to see behind the veil. This was taken to be an assault on
male sexuality, a kind of castration » .
11. « it is no longer the conquest of a new territory that is at stake, but the (aggressive) defense
of the homeland » .
12. "to better address current citizenship issues, particularly mechanisms of exclusion which pit
cultural group rights against gender equality and sexual freedoms".
RÉSUMÉS
Cet article propose une lecture géopolitique des relations entre la société française et ses
« Autres » musulmans, en s’appuyant sur les travaux historiques et sociologiques qui ont
démontré l’intrication des questions sexuelles et des questions raciales. Il s’agit en particulier de
montrer comment le contrôle des corps féminins et de la sexualité féminine est devenu l’un des
« terrains » sur lesquels s’est porté l’hypothétique « choc des civilisations », et plus
particulièrement comment les corps des femmes sont instrumentalisés dans des représentations
visuelles largement diffusées, comme métaphores d’enjeux de contrôle territorial. À travers
notamment la question du voile et de ses représentations, la continuité avec l’époque coloniale
est soulignée, ainsi que la place donnée à la sexualité dans le domaine politique.
This paper proposes to read the relation between French society and its Muslim « Others » in a
geopolitical perspective, which relies on historical and sociological analyses showing the close
connexions between sexual and racial issues. It illustrates ways in which the control of feminine
bodies has become a battlefield in the so-called « clash of civilizations », and more specifically,
how female bodies are used as visual metaphors of territorial control concerns. It focuses on the
veil and its representations, to show the continuities with the colonial period, and the place
granted to sexuality in the political sphere.
INDEX
Keywords : biopolitics, body, France, postcoloniality, reproduction, sexuality, veil
Mots-clés : biopolitique, corps, France, postcolonialité, reproduction, sexualité, voile
AUTEUR
CLAIRE HANCOCK
Maître de conférences
Université Paris-Est à Créteil, Lab’Urba
hancock@u-pec.fr