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Sortir de l’effroi, prendre des forces — Zoé Carle,

Vincent Casanova, Valentin Chémery, Joseph Confa-


vreux, Laurence Duchêne, Juliette Farjat, Aude
Lalande, Sophie Rabau, Sophie Wahnich, Pierre
Zaoui
© Antoine Perrot

« Mais qu’est-ce, mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ». C’est
Suprême NTM et c’était il y a vingt ans, en 1995. Jacques Chirac était élu Pré-
sident de la République, Alain Juppé devenait Premier ministre et en décembre
la rue était à nous. En 2005, il y eut le feu, et puis rien ou presque — pour Zyed
et Bouna, le procès vient juste d’avoir lieu et le verdict est tombé le 18 mai 2015
: relaxe des policiers. « Les années passent, pourtant tout est toujours à sa place
». C’est Suprême NTM, et c’était il y a vingt ans aussi. En 2015, tout va-t-il
péter ?

Ça va péter. On l’entend ou on le dit ; on ne sait plus si c’est une bonne ou une


mauvaise nouvelle ; on ne sait plus quel « on » le dit, si c’est nous qui le disons
ou alors eux. On dit « ça » parce qu’on ne sait pas bien si on veut en être ou pas.
Mais le pire est peut-être que ça ne pète pas, qu’à chaque nouvelle agression
sociale, économique, politique, on se dit que cette fois ça va venir, se lever, qu’à
la violence de l’intolérable va répondre une autre violence. Et non. L’attente, la
peur, l’inquiétude, l’espoir, l’annonce de la violence, sont l’autre nom de notre
sidération devant ce que nous supportons de violence extérieure, sans jamais
qu’un soulèvement n’advienne. Ça va péter, ça devrait péter, ça aurait dû péter.
Que faire avec la violence d’insurrection, de réaction, de révolte qui est dans
toutes les bouches et sur toutes les lèvres ? Continuer de la retenir parce qu’elle
est un piège ? L’assumer et la réinventer ? Comment pouvons-nous être violents
? Avons-nous peur mais de quoi ? De la violence des corps ou d’une autre vio-
lence, qui symboliquement nous détruit ?

Rage Against The Machine

Une loi sur le renseignement réduit les libertés. Une autre loi met en pièce des
acquis sociaux et passe en force, usant d’un article imaginé en pleine guerre

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d’indépendance algérienne. Les expulsions continuent bon train, un agent de
l’État s’indigne qu’une manifestation soit organisée pour en contester la légiti-
mité, des policiers brutalisent ordinairement des migrants. Après trois années de
gouvernement d’un pouvoir incapable de conduire une réforme fiscale et de don-
ner le droit de vote aux étrangers, mais comptable de la mort de Rémi Fraisse et
d’être en guerre au Mali, en Centrafrique et quelque part depuis un porte-avion
dans le golfe arabo-persique, la « sociale-démocratie » est nue. « Mais qu’est-ce,
mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». Même les plus doux d’entre
nous se le demandent — et vraiment ils sont très doux. Que faire si même eux en
sont à se formuler un désir de violence ? Que faire ?

© Antoine Perrot

Commencer par se rappeler qu’aujourd’hui, les plus bruyants qui disent vouloir
en découdre sont tous ceux qui vitupèrent contre le déclin de la nation, de
l’école, des valeurs familiales, s’inquiètent de la libre circulation européenne,
s’insurgent contre la « finance apatride » et « le système ». Pour les tenants de la
décadence, quand on n’est pas violent, c’est qu’on se sent lâche. La décadence,
c’est la décrue des forces. Notre terreur, c’est de voir plusieurs dizaines de mil-
liers de personnes se réunissant pour éructer des slogans racistes lors d’un « Jour
de colère ». Aujourd’hui, ceux qui manifestent leur désir de violence sont tous
ceux qui appellent à se défendre de l’autre et prophétisent la guerre civile. Ils
s’habillent en costume de résistant et déversent leurs mots immondes, tabassent
et tuent — Clément Méric. Qu’un maire ose afficher le flingue comme nouvel
ami de sa police municipale, décide de débaptiser la rue du 19 mars 1962 de sa
bonne ville au profit d’une rue en hommage au commandant Hélie Denoix de
Saint-Marc, résistant et ancien du putsch des généraux à Alger, dit l’imaginaire
viriliste et pervers qui est à l’œuvre. Mais cette violence dont nous ne voulons
pas, dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas n’entrave pas notre envie per-
sistante de tout casser quand même. Ce désir, cette terreur, ne sont pourtant pas
une folie, mais une réponse.

qui sont les violents ?

Longtemps, ceux qui étaient qualifiés de violents n’étaient pas ceux qui dispo-
saient du monopole de la violence, appartenant à l’appareil policier ou militaire
de l’État, à son appareil législatif, exécutif ou judiciaire, tous organisés pour
contenir la violence, la réprimer et protéger les individus de sa brûlure. La seule
violence reconnue comme telle était celle de criminels. L’appareil judiciaire

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d’ailleurs ne permettait pas de distinguer violence politique et violence de droit
commun. On emprisonna beaucoup d’anciens militants, on jugea rapidement les
nouveaux, on discrédita l’idée même d’amnistie. Face à la violence, c’était «
tolérance zéro ». Ceux qui s’intéressaient à la violence politique, populaire voire
révolutionnaire non pour la vilipender mais pour l’analyser et la comprendre,
souhaitaient écouter les arguments des acteurs et restituer la part d’incertitude
qui avait été la leur, étaient accusés de vouloir reconduire la justification du pire,
les années de plomb italiennes, la bande à Baader en Allemagne, l’autonomie,
l’action directe. Ces violences secrétées par nos démocraties étaient devenues
taboues. Il ne fallait pas même en parler sinon pour les condamner fermement.

Mais le pire est peut-être que ça ne pète pas, qu’à chaque nouvelle agres-
sion sociale, économique, politique, on se dit que cette fois ça va venir, se
lever, qu’à la violence de l’intolérable va répondre une autre violence. Et
non.

Il faut, pourtant, chaque jour se souvenir que les bourreaux se déguisent en


douces victimes éperdues, salissent ceux et celles qui osent leur résister, ou ceux,
tout simplement, dont l’existence dérange : ce sont les Noirs qui causent l’apar-
theid, les Palestiniens qui construisent les murs d’Israël, les banlieusards qui
créent leur ghetto. Bientôt ils nous diront que la démocratie est une violence que
l’on fait à leurs dictatures innocentes, la manifestation une atteinte à leur paci-
fique oppression.

Ils appellent « souffrance au travail » l’exploitation, « clients » les malades, «


usagers », les étudiants. Pour le reste, ce sont des « ressources humaines ». Ces
mots sont des coups de poing. Puis ils nomment violence notre résistance. Ils
tordent le cou au sens et appellent violence notre désespoir. Leurs masques polis
grimacent de leurs rictus d’hommes de main. Ils portent nos valeurs en sautoir,
ils disent que nous sommes d’accord. Leurs mensonges sont des armes de des-
truction.

Que dit-on de cette autre violence partout à l’œuvre, pourtant invisible, ou plutôt
qu’on ne veut pas voir, parce qu’elle est organisée et silencieuse ? Violence éco-
nomique, c’est-à-dire violence froide, impersonnelle, neutre, non-voulue mais
assumée par ceux à qui elle profite et intériorisée par ceux à qui elle ne profite
pas. Mais cette violence n’en est pas moins radicale, orchestrée, stratégique : elle
n’a plus le caractère instable, spontané, et donc risqué de la violence. Pour nom-
mer cette contradiction apparente, Naomi Klein parle de « stratégie du choc ».

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Elle n’est jamais explicitement jouie par ceux qui l’exercent, d’autant qu’elle
prétend agir dans l’intérêt de ceux qu’elle blesse. Elle est moins brutale mais
plus systématique, moins visible mais plus continue, moins spectaculaire mais
plus efficace en termes de destruction et d’autodestruction. C’est une sorte de
violence essentielle, c’est-à-dire une violence qui a quitté la sphère de l’accident,
de l’événement imprévu, pour devenir la redondance de nos vies les plus quoti-
diennes.

« Mais qu’est-ce, mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». Même
les plus doux d’entre nous se le demandent, et vraiment ils sont très doux.

La violence n’est plus que nommée au singulier et sans qualificatif. Elle est
devenue un objet homogène qui ne peut que produire dégoût, indignation et
opprobre social à l’égard de ceux qui oseraient en faire usage, produisant autour
d’eux des victimes de la violence. La meilleure des victimes est réputée non-vio-
lente : les femmes ne sont pas violentes et au pire du pire, on peut leur concéder
un peu d’auto-défense, mais guère plus ; les pédés, c’est bien connu, ne savent
pas se battre. Quant aux autres, les violents, ils se retrouvent inéluctablement
pris dans une relation d’équivalence avec les criminels et les réprouvés, qui réus-
sit à masquer le caractère éminemment politique de la circulation de la violence
dans toute société. Seule la violence sur les biens et les corps est assimilée à de
la violence ; on ne parle plus de violence symbolique, loin de toute réflexion
menée sur la violence même de la loi. « Le sang coule goutte à goutte dans le
sillon tracé entre les grandes pierres tombales de la loi » écrivait pourtant Kafka.

violence partout

La violence est systématiquement renvoyée à l’extérieur, et de l’extérieur, on ne


se lasse pas de l’étaler. Un geste dérape, immédiatement, on le renvoie à l’irra-
tionnel, à la sauvagerie, à l’inhumanité, c’est-à-dire à un dehors absolument
impensable. Ce sont les casseurs dans les manifestations, ce sont les révoltes des
banlieues en 2005 : on se réjouit de dire que cette violence n’est pas l’expression
d’un « projet politique », qu’elle est brutale parce qu’elle n’est pas un moyen en
vue d’une fin, sans se demander de quoi cette violence est le signe — de quoi
peut-elle l’être sinon d’une autre violence, sans doute bien plus grave, parce
qu’on ne la voit plus.

© Antoine Perrot

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La violence qu’on veut bien nous montrer reste aux frontières de l’empire. Elle
ne nous menace pas, ne nous concerne pas. Les images affluent de corps meur-
tris, de villes détruites, de pays ravagés par une violence qui a depuis longtemps
déserté les territoires que nous habitons. Pas si longtemps peut-être, mais elle
appartient désormais au grand récit de l’histoire, forclose dans une narration qui
la maintient à distance — il suffit de songer à n’importe quel cours d’histoire au
lycée pour se souvenir combien la seule violence envisagée ici est celle qui se
conjugue au passé. Au présent, ce sont les images apocalyptiques d’une Syrie à
feu et à sang, qui a maintenant dépassé le scénario irakien brandi comme épou-
vantail pendant un temps par des régimes autoritaires cherchant à se maintenir en
place. C’est la barbarie inconcevable de la Corée du Nord. La cruauté orientale
d’un satrape, le supplice chinois réinventé. Mais cela ne nous concerne pas. La
lointaine violence d’une effroyable bouffonnerie. Plus près, à nos pieds, ce sont
aussi les récits épouvantables du cimetière méditerranéen où viennent mourir
toujours plus nombreux les migrants par la faute — qui d’autre ? — de passeurs
criminels. La violence vient cogner à nos frontières, mais elle ne nous menace
toujours pas, si nous restons bien au chaud, à l’intérieur de nos lignes de démar-
cation. La violence croît là-bas, mais qui sait si elle ne pourra pas faire retour ?
Sous le visage de mercenaires revenus de Syrie, d’apprentis jihadistes qui pour-
ront réimporter chez nous la violence des autres, qui nous est étrangère et ne
serait qu’un corps étranger expulsable par la vertu de lois rassurantes.

Pourtant, la frontière peut être à deux pas de chez nous. Les villes ou quartiers
dévolus à servir de supermarchés des drogues, nombreux dans un pays où quatre
millions de personnes fument du cannabis, sont comme des laboratoires expéri-
mentaux de la dérégulation tous azimuts et de l’effondrement du rempart de
l’État contre la violence. Que donne un marché à haut taux de profit sans règles
ni personne pour les faire respecter, ni codification du travail, ni tribunaux de
commerce susceptibles d’arbitrer les conflits, ni police en mesure d’agir ou de
hiérarchiser les maux, tout le monde étant criminel aux yeux de la loi dans ce
grand bazar ? De la violence. Des baffes aux petits vendeurs pris en défaut, des
coups bien plus sérieux aux mauvais payeurs, un pur arbitraire policier renché-
rissant la tension générale, les flics décidant au gré de leurs possibilités à qui
s’en prendre, et le recours aux armes quand une bande décide de réguler la
concurrence et de régler un conflit de territoires — avec cette nouveauté : le 30
avril dernier, des vendeurs de chichon de Saint-Ouen ont entrepris de tirer sur la
clientèle de leurs rivaux pour la dissuader d’aller acheter en face.

Que dit-on de cette autre violence qu’on ne veut pas voir, organisée et silen-

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cieuse, froide, impersonnelle, neutre, non-voulue mais assumée par ceux à
qui elle profite et intériorisée par ceux à qui elle ne profite pas ? Violence
économique.

Telle était l’idée qu’on se faisait de la violence des banlieues avant la focalisa-
tion quasi-générale sur les radicalisations islamistes : une bande de sauvages
armés de kalachnikovs, défiant la loi de façon plus ou moins désespérée et
retournant au fond sa violence contre elle-même, comme on le dit des ghettos
afro-américains de longue date. Une sorte de bulle à tenir à distance, et récla-
mant la fermeté de l’État. Mais la responsabilité de l’État ici est gigantesque,
quand il laisse fermenter dans l’illégalité un marché devenu aujourd’hui incon-
tournable, et renforce sans cesse l’arsenal répressif pendant que d’autres pays
s’engagent dans des processus de légalisation progressive. Fournir quatre mil-
lions de consommateurs, parmi lesquels 1,4 million de consommateurs réguliers,
cela représente des centaines de milliers de vendeurs. En 2007, une étude esti-
mait leur nombre en France entre 64 000 et 140 000, petits, moyens ou gros
revendeurs, pour le seul cannabis. Aujourd’hui ce doit être bien davantage.
Autant de personnes formées d’une façon ou d’une autre à la violence, engagées
dans des rapports chaque jour plus durs avec leur environnement, accoutumées à
penser en termes de réseau, de débrouille, d’argent ou de muscles. Et en face, les
muscles aussi sont de sortie.

À la gare du Nord et ailleurs, on contrôle au faciès. À Calais et ailleurs, des CRS


tabassent les migrants. À Paris, on ouvre une enquête. La police des polices est
sur le coup. On se dit très choqué de voir ces hommes en uniforme censés repré-
senter l’État frapper à coups de pieds dans le ventre de migrants épuisés avant de
les jeter par-dessus une glissière de sécurité. À Francfort, on qualifie d’émeu-
tiers, de casseurs, ceux qui contestent. En Grèce, on cogne aussi sur ceux qui
dans la rue continuent de protester contre les violences qui leur sont quotidienne-
ment faites. Au Canada, la police matraque des étudiants. Aux États-Unis, les
forces de l’ordre tuent chaque mois des personnes de couleur qui semblent
n’avoir commis comme seul crime que celui d’avoir la gueule et la couleur du
bon suspect. À Baltimore, après Ferguson, la rue se lève.

© Antoine Perrot

À North Charleston le 4 avril 2015, un policier a dégainé son arme pour faire feu
sur un homme — noir — qui tentait de fuir après un contrôle de son véhicule.
Huit coups tirés dans le dos de cet homme. Cinq ont atteint la cible. Walter Scott

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s’est écroulé sur le sol pour mourir en quelques secondes. La violence aurait pu
s’arrêter là. C’eût été suffisant et de trop. Mais le policier, conscient de sa bavure
— comment n’aurait-il pas pu l’être ? —, a eu un geste d’un autre type de vio-
lence, tout aussi ultime, symbolique, étrange. Il a tenté de maquiller la scène de
son propre crime en une scène d’arrestation musclée : il a disposé son taser à
côté du cadavre gisant de Walter Scott pour suggérer une menace, justifier les
cinq balles dans le dos. Il a ensuite passé les menottes au cadavre. Il a menotté sa
victime. Tout l’attirail de la répression policière disposé sur cette scène de crime
: le flingue, le taser, les menottes. Tous les degrés d’entravement, de contrainte,
réunis près du corps d’un seul homme, dévoyés, perdus dans une scène qui peine
à prendre sens, utilisés dans le mauvais ordre. Le geste du policier, celui de
menotter le cadavre de l’homme qu’il vient d’abattre tout en voulant faire croire
que celui-ci l’a attaqué avec une arme qu’il place à côté de son corps n’a pas de
sens. Geste de panique ? Sur les images vidéo qui ont révélé le meurtre (c’est le
chef d’accusation qui a été retenu) le policier n’a pas l’air plus inquiet. Qu’est-ce
qui pourrait l’inquiéter ? Il est dans son droit. Il incarne le droit. Regardez, il lui
a passé les menottes.

La violence qu’on veut bien nous montrer reste aux frontières de l’empire.
Elle ne nous menace pas, ne nous concerne pas. Les images affluent de
corps meurtris, de villes détruites, de pays ravagés.

Dans notre société en paix (mais probablement pas avec elle-même), cette vio-
lence fait de nous sinon des victimes du moins des témoins. Elle est partout et
d’autant plus révoltante que cette violence, celle dont l’État s’accapare le mono-
pole, devrait s’exprimer dans la plus grande mesure. La violence est peut-être
l’essence de la police, il est difficile de lui en faire le procès. La police agit
comme une force violente, comme un mécanisme de distribution de la violence
de l’État, mais pour réguler justement la violence interne à une société, pour pro-
téger celle-ci, et les individus qui la composent. Ce monopole, en contexte
démocratique, s’exprime dans la légitimité du consensus. La force de l’État (et
donc celle de la police) y devient légitime parce qu’elle est acceptée ; sa violence
y est consentie comme un moindre mal. Mais sa retenue, qui s’exprime dans le
droit, dans la gradation de la réponse, dans la peur qu’elle inspire aussi, ne peut
être que le seul but visé. Sa seule expression est déjà le constat d’un échec. Que
dire donc de son dévoiement, de sa perversion, sinon qu’ils sont l’image même
d’une violence intolérable qui s’attaque aux individus, aux groupes, et qu’elle
sape l’idéal démocratique en lui-même, qu’elle rompt tout consensus social,
qu’elle menace tous les individus d’une société ?

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Dans ce cas, il n’y a plus de distinction entre force et violence, la violence dite
légitime devient brutalité, elle n’a plus rien de légitime. Le principe d’une telle
violence est de rendre indistinct, « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Si
chaque société surgit à ses propres yeux en se donnant la narration de sa vio-
lence, il est temps de reprendre ce chantier, car force est de constater que la vio-
lence habite encore nos sociétés. Pour la comprendre et la retenir, il faut d’abord
accepter à nouveau d’opérer des distinctions.

la violence et ses fins

Qu’on l’entende comme brutalité spontanée et gratuite sur les corps (violence
prétendument originelle) ou comme oppression tantôt spectaculaire tantôt invi-
sible des âmes comme des corps (raffinement de la cruauté), il n’est pas sûr que
notre époque ait apporté de grandes nouveautés quant à la réalité de la violence.
Il n’est plus très sûr en effet que les massacres de masse soient une invention des
colonialismes, puis des totalitarismes. Cela fait des années en effet que les
paléontologues nous rappellent combien nos ancêtres s’y connaissaient déjà en la
matière : la préhistoire, notamment au néolithique mais sans doute avant aussi,
fut riche en guerres (Jean Guilaine, Jean Zammit, Le sentier de la guerre :
visages de la violence préhistorique, 2000). Mais nous tolérons des violences
que nos ancêtres n’auraient sans doute pas acceptées — et inversement.

© Antoine Perrot

Si l’on veut donc saisir la nouveauté d’aujourd’hui, il faut chercher des déplace-
ments plus ténus, et aussi plus profonds. À cet égard, un texte récent de Mathieu
Potte-Bonneville sur la série la plus téléchargée au monde, Game of Thrones,
s’avère peut-être particulièrement éclairant (« La Mauvaise saison », Game of
thrones, série noire, Les Prairies Ordinaires, 2015). Ce succès mondial et inégalé
d’une série, et d’abord d’un livre d’heroïc fantasy normalement voué au regard
embrumé d’adolescents en petite forme, en dit long en effet sur l’air du temps.
On pourrait retenir trois traits essentiels.

Premièrement, notre époque se caractériserait par une spécularité circulaire et


inquiétante entre violences réelles et violences jouées ou filmées. Ainsi Mathieu
Potte-Bonneville remarque non sans crainte et tremblement que l’on peut décrire
de la même façon, d’un côté les exécutions qui ouvrent et ferment la première
saison de Game of Thrones, de l’autre les exécutions de James Foley et Steve
Sotloff par Daech. Formellement, le plan est le même : l’exécuté est à genoux au

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premier plan, tandis que son bourreau se tient debout en arrière-plan. Comme si
la violence réelle était d’abord réalisée pour être vue par d’autres, tandis que la
violence fictive ne serait là que pour faire jouir ces autres, c’est-à-dire nous-
mêmes, d’une réalité qui, vue de face, dans les images trash du net, les épou-
vante. Voilà peut-être en tout cas le premier trait de notre sentiment du jour : le
fameux cercle ou engrenage de la violence ne tournerait plus entre deux vio-
lences réelles, ou entre une violence physique et visible et une violence symbo-
lique et invisible, mais entre la violence et sa représentation dans une forme de
présupposition réciproque. Et avec lui, sa conséquence effectivement inquiétante
: dans l’ancien cercle de la violence, tous les protagonistes s’unifient dans le
jugement (« le barbare, c’est l’autre »), tandis que dans ce nouveau cercle, ils
s’unifieraient plutôt dans la jouissance scopique (« on veut voir et faire voir »).

Second trait, toute l’intrigue de Games of Thrones est construite sur un canevas
assez simple, celui qui dominait par exemple l’Italie renaissante de Machiavel
quand ses cités se faisaient la guerre les unes aux autres pour le pouvoir central
sans mesurer un danger bien plus urgent : l’arrivée des barbares de France puis
d’Espagne qui allaient les emporter toutes. Sauf que dans Game of Thrones, les
barbares nommés justement « les autres » ne sont pas d’autres hommes mais un
danger bien plus terrible : l’arrivée de l’hiver et avec lui sa cohorte de « mar-
cheurs blancs », monstres lovecraftiens oubliés que personne ne veut prendre au
sérieux sauf à avoir le nez dessus. Or, avec un tel déplacement, on n’est plus à la
Renaissance, mais bien aujourd’hui. Car l’un des dangers qui nous guette dans
notre monde réel n’est pas de même nature que toutes les violences et cruautés
qui peuplent notre actualité. Parce que nous serons de plus en plus nombreux
dans le siècle à venir et que le modèle capitaliste est mondialisé, l’accès aux res-
sources de la survie multipliera les conflits. L’arrivée du réchauffement clima-
tique ouvre le temps d’une violence imprévisible et sans précédent et la distinc-
tion entre réfugiés politiques et réfugiés climatiques sera alors vouée à la dispari-
tion (Harald Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle ?,
2009). Ici la métaphore fantastique s’avère glaçante de réalisme comme si toutes
les violences en cascade du jour n’avaient de sens qu’à servir d’écran à une vio-
lence encore à venir mais incommensurable. Comme s’il n’y avait plus que
l’heroïc fantasy pour énoncer la permanence de Machiavel.

L’arrivée du réchauffement climatique ouvre le temps d’une violence


imprévisible et sans précédent.

Le troisième trait vient nuancer et déplacer le précédent. Car chez Machiavel, le

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« bon usage de la cruauté » pose que la violence n’est justifiée qu’à être ponc-
tuelle, radicale et définitive, c’est-à-dire uniquement quand elle permet de rendre
un rapport de forces assez dissymétrique pour que cesse par la suite tout conflit.
Au contraire, le trait dominant de la violence dans Game of Thrones comme dans
notre monde d’aujourd’hui est l’incroyable récurrence de la violence. Elle est
devenue endémique, disséminée et fondamentalement inefficace. On ne nous
promet même plus un « nouvel ordre mondial » comme en 1991 lors de la Pre-
mière Guerre du Golfe, on ne nous promet même plus un « plan Marshall pour
les banlieues » comme en 1995, mais on nous dit que la guerre contre Daech
durera trente ou quarante ans, ou on nous dit comme Manuel Valls qu’« un apar-
theid territorial, social, ethnique […] s’est imposé à notre pays », sous-entendant
cyniquement qu’il faudra bien faire avec, tout en prétendant le contraire. Autre-
ment dit, nous avons perdu les deux grands régulateurs de la violence : d’un
côté, la promesse d’une violence retenue pour le moment opportun (la révolution
ou le Grand Soir), de l’autre l’équilibre de la terreur (la violence rendue impos-
sible pour son risque sans mesure). Comme dans Game of Thrones, nous vivons
dans un déséquilibre de la terreur qui ne retient plus rien, relâche inlassablement
les mêmes bouffées de violence pour la même absence de résultat, ou presque :
le barrage de Sivens ne se fera pas tout à fait comme prévu initialement mais un
peu quand même.

Si cette analyse n’est pas totalement inexacte, on peut s’essayer à définir suc-
cinctement à quoi devrait ressembler une actuelle pensée de gauche de la vio-
lence. Tout d’abord, commençons par nous débarrasser de deux questions répéti-
tives. « Faut-il mourir pour ses idées ? » Marat, Jean Moulin, Rémi Fraisse ne
sont pas morts pour elles : ils ont été tués. La course au sacrifice ne fera jamais
une politique puisque c’est sa dénégation même : une cause collective martyri-
sant un individu anéantit l’horizon démocratique. « La violence permettrait-elle
de parvenir mieux à ses fins ? » Là n’est pas le sujet puisqu’il ne s’agit pas de
s’en accommoder mais de se soucier toujours de se battre pour en tarir les
sources. Autrement dit, on cherchera plutôt à faire changer la peur de camp et
par là à exhiber la retenue de notre violence, mettre en scène notre réserve de
force. C’était là tout le sens des manifestations. Ce fut la puissance d’Act Up : la
possibilité de faire usage d’une certaine forme de violence, la capacité à bouscu-
ler et effrayer, comme donnée à prendre en compte — et prise en compte — dans
la lutte menée. Mais que le 1er mai 2015 ait rassemblé si peu de monde est un
symptôme : non pas qu’il ne faille plus occuper la rue — cela se refera sans
aucun doute —, mais on voit bien que ce n’est pas suffisant. Une des doulou-
reuses leçons de la révolution égyptienne a été qu’une junte militaire a par-

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achevé, en l’étouffant, la pichenette donnée par des millions de citoyens descen-
dus dans les rues pour exiger enfin un État démocratique, afin de réaffirmer avec
plus de force les fondements autoritaires de la dictature. La violence perçue y a
été retournée à l’envoyeur, inscrivant le moment de sa nomination dans la série
toujours ouverte de « révolutions » officielles, celles qui absorbent la réaction à
une domination injuste des corps et des âmes et la disent inefficace, pire « terro-
riste ». La force n’est pas de ce côté-là mais l’a-t-elle jamais été ? Notre insis-
tance tient aussi dans un combat du sens, dans une lutte où les violences consti-
tuent l’un des principes de déchiffrement du monde comme il va. C’est pour cela
que nous nous obstinerons encore et encore à écrire, hurler, ruer dans les bran-
cards sans trop nous soucier des déserts et sans jamais dénier les formes et les
réalités de la violence. Il faut alors enfin cesser de la penser en série en droit infi-
nie, briser son cercle nouveau et sa jouissance nouvelle, sa récurrence et son
incurie. Par exemple en se recentrant sur les seules violences qui portent en elles
la promesse de leur extinction, les violences de rupture et non de poursuite, les
violences sans cliffhanger. Ce qui n’est le cas ni de la violence pour la maîtrise
du pétrole, ni de la course à la consommation, ni des guerres au-dehors (en Irak,
en Afghanistan, en Libye, au Mali…) ou au-dedans (contre les immigrés, les
drogués, ou les incivilités). En bref, réapprendre à aimer comme à craindre les
violences qui se dialectisent avec la paix plutôt que celles qui ne se nourrissent
que de leur seule image.

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« Tu me fais violence ! » — Jack Halberstam, Clé-
mence Garrot, Suzanne Renard
La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans
les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais
une atomisation des communautés et des luttes. L’appel à la constitution d’es-
paces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui
masque toutes les problématiques de classe et de race locales et globales. On
peut en rire ou chercher à comprendre comment la vigilance linguistique, d’un
enjeu légitime et essentiel, finit par se retourner en police des consciences. Un
appel à reconsidérer la situation intellectuelle et politique de la violence faite aux
corps des autres. [1]

L’autre jour, en revoyant La Vie de Brian, cette parodie décapante de la vie de


Jésus réalisée par les Monty Python en 1979, je me suis aperçu que la plupart des
sketchs du film seraient perçus comme blessants aujourd’hui. Je crois même, vu
la satire religieuse qu’il propose et certaines de ses scènes, comme celle de Jésus
et des voleurs chantant en chœur sur leur croix, qu’il ne sortirait plus en salles.
La Vie de Brian a bien sûr suscité des débats à sa sortie, et dans différents pays
les censeurs tentèrent de restreindre sa diffusion, mais les Monty Python utili-
sèrent leur savoureux sens de l’humour pour retourner cela à leur avantage : l’in-
terdiction du film en Norvège leur donna l’idée du slogan « Tellement drôle qu’il
a été interdit en Norvège ! ».

Les ressorts classiques de l’humour sont l’inattendu (« Personne n’attend l’In-


quisition espagnole [2] ! »), le comique de répétition (« vous pouvez avoir des
œufs, du bacon et du pâté, ou du pâté, des œufs, du pâté et de la saucisse, ou
encore du pâté, du pâté, du pâté et du pâté [3] ! »), la bêtise, les ruptures dans le
récit, la caricature et une combinaison anarchique de sérieux et de satire. C’est
quelque chose dont on accuse les féministes en particulier, et les personnes qui
tiennent des positions politiques radicales en général, de manquer cruellement.
Des controverses ont éclaté il y a peu au sein des communautés queer, qui por-
taient sur des questions de vocabulaire, d’argot, de représentations satiriques ou
ironiques et de sentiments d’avoir été injurié-e ou agressé-e ; des controverses
qui ont donné lieu à des débats pas très drôles et ont suscité des velléités d’inter-
dictions, de censure et de changements de nom.

13
Que des personnes qui poursuivent un même idéal ne soient pas d’accord sur
tout, cela n’a absolument rien de nouveau. Je me rappelle mes premiers pas de
lesbienne dans les années 1970 et 1980, dans un monde façonné par le fémi-
nisme culturel et le séparatisme lesbien. Il se déroulait alors rarement un événe-
ment sans que quelqu’un-e ne se sente agressée-e, blessé-e ou traumatisé-e par
une question maladroite, un mot mal choisi ou même la simple trace d’un par-
fum dans la pièce. Nombreuses étaient les personnes qui, parce qu’elles étaient
fatiguées pour différentes raisons, hyper-allergiques ou parce qu’elles avaient
mal digéré certains traumatismes, étaient prêtes à organiser des rassemblements
afin de déclarer haut et fort que ce que quelqu’un-e avait dit, fumé ou vaporisé
près d’elles avait rendu l’air irrespirable et que cela leur avait fait violence. Les
autres s’adaptèrent, limitèrent leur utilisation de déodorant, essayèrent de bannir
de leur vocabulaire les expressions patriarcales, réfléchirent avant de parler, se
réconfortèrent les un-e-s les autres, pleurèrent, réparèrent les pots cassés, et fina-
lement se désintégrèrent en un fouillis chaotique et pas très sexy d’individus lar-
moyants, hypo-allergiques, psychosomatiques, rabat-joie, anti-sexe, anti-porno,
pro-drama, hyper-réflexifs et post-politiques.

Un moment politique en chasse un autre et lorsque les années 1980 laissèrent


place aux années 1990, que le féminisme des bourgeoises blanches éplorées
laissa le champ libre au déploiement d’un féminisme multi-racial, post-structura-
liste et intersectionnel dont l’histoire remontait à bien plus loin, les gens com-
mencèrent à rire, à se détendre, à voir au-delà de leur petite personne, à échanger
entre eux ; ils prirent conscience que l’ennemi n’était pas parmi nous et avait
tout à voir avec les nouvelles formes prédatrices du système économique. Cela
va sans dire, pour les féminismes des femmes de couleur, les enjeux ont toujours
été plus importants et les politiques identitaires ont toujours joué différemment.
Dans les années 1990, la parution de livres sur le néolibéralisme, la performati-
vité du genre et le capital racial a donc détourné l’attention de la blessure indivi-
duelle et nous a permis de démasquer nos ennemis. En dénonçant la manière
dont les formes néolibérales du capitalisme dissimulent l’exploitation écono-
mique sous un discours de liberté et d’autonomie, il nous semblait que l’on pou-
vait délaisser le sujet blessé pour reformuler notre discours en termes de multi-
tudes, de collectifs, de collaborations et de projets moins centrés sur les indivi-
dus et leurs malheurs. En racontant les choses de cette manière, j’ai bien
conscience que je suis en train d’aplanir les variations historiques et culturelles
au sein des histoires elles-mêmes multiples du féminisme, de l’identité queer et
des mouvements sociaux. Mais ce raccourci est fait à propos, puisque je souhaite
proposer ici une analyse de la réémergence d’une rhétorique fondée sur la bles-

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sure et le traumatisme qui remodèle toutes les différences sociales en termes
d’offenses subies et qui divise les individus d’une même alliance politique selon
une échelle de stigmates.

Dans les années 1990, le féminisme des bourgeoises blanches éplorées


laissa le champ libre au déploiement d’un féminisme multi-racial, post-
structuraliste et intersectionnel.

Il me semble que le moment est bien choisi pour parler du sketch des « quatre
hommes du Yorkshire » des Monty Python, dans lequel quatre vieux amis
évoquent leurs enfances désargentées. Le premier dit « Nous vivions dans une
petite maison en ruines », ce à quoi le deuxième réagit avec un « Une maison ?!
Vous aviez de la chance d’habiter une maison. Nous, on vivait dans une seule
pièce... » Le troisième renchérit : « Une pièce ? Vous aviez de la chance d’avoir
une pièce, nous, on vivait dans un couloir ! » Le quatrième boucle alors la
boucle : « Un couloir ! Nous rêvions d’habiter dans un couloir ! » Comparer de
la sorte ce que l’on a subi, mais sans l’humour de ce dialogue, voilà un élément
caractéristique de la génération « tu me fais violence » [trigger generation]. En
effet, rares sont les conférences, festivals ou autres rassemblements auxquels je
participe qui ne deviennent pas le théâtre de protestations véhémentes contre un
mode de représentation qui aurait fait violence à quelqu’un-e, quelque part. Tout
le monde se met alors à montrer du doigt quelqu’un-e d’autre et dans ce qui
devient vite un concours de divas, on perd toute perspective et on finit par dépe-
cer les coalitions pour lesquelles on s’était ardemment battu-e-s, au lieu d’en
construire de nouvelles.

Une grande partie du discours politique récent sur les offenses et les blessures
s’est concentrée sur le langage, l’argot et les dénominations. Ainsi, une contro-
verse a éclaté il y a quelques mois à propos du nom d’un club qui a pignon sur
rue à San Francisco, le « Trannyshack », et on en est venu à débattre de la possi-
bilité même d’utiliser le mot de « tranny » [travelot]. Certaines personnes ont
perdu tout sens de la mesure dans ces débats, au point que le célèbre performer
queer Justin Vivian Bond a publié une lettre ouverte sur sa page Facebook, écri-
vant à ses lecteur-ice-s et fans combien « ces conneries sans intérêt [le mettaient]
en colère ». Bond y rappelle que de nombreuses personnes sont « ravies d’être
des travelots », et bien moins d’être réduites au silence et à la honte par la «
police du langage ». Bond et d’autres ont aussi rappelé la tradition queer de se
réapproprier les expressions insultantes et de les transformer en expressions
valorisantes et affectueuses. Lorsque dans notre recherche de respectabilité et

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d’assimilation nous en venons à proscrire des termes comme celui de « tranny »,
nous abondons en fait précisément dans le sens des systèmes de pensée sur les-
quels se fondent l’homophobie et la transphobie ! Dans La Vie de Brian, Brian
refuse de contribuer au mouvement anti-Sémites, ce qui conduit sa mère à lui
dire que lui aussi est un Romain. Dans un courageux discours de « coming out »,
il proteste : « Je ne suis pas un Romain, maman, je suis un feuj, un youpin, un
youtre, un nez-crochu, je suis casher maman, je suis un marcheur de la Mer
Rouge, et fier de l’être ! »

On en est bien loin aujourd’hui. La controverse autour du terme « tranny » n’est


pas un cas isolé ; de tels accrochages sont devenus des passages obligés dans un
certain nombre de conférences et de réunions. Il devient en effet difficile de par-
ler, de se produire en public, de présenter son travail sans que quelqu’un-e,
quelque part, ne déclare être blessé-e ou traumatisé-e de nouveau. Toute mani-
festation culturelle, peinture, pièce de théâtre, discours, utilisation anodine d’une
formulation argotique, manière de décrire quelque chose ou caricature s’expose à
ce risque — et le fait que l’élément blessant fasse partie d’un travail esthétique
plus large et complexe n’y change rien. Lors d’une conférence, la représentation
d’une pièce de théâtre qui mettait en scène la mutilation du corps féminin au
xviie siècle fut qualifiée de transphobe ; les dommages infligés aux personnes
trans qui y avaient assisté furent l’objet de multiples réunions publiques. Au
cours de la même conférence, une performance qui présentait un personnage de
« diseuse de bonne aventure » fut dénoncée comme participant des clichés orien-
talistes. À un autre événement auquel j’assistai et qui portait sur les masculinités
queer, les organisateur-rice-s se virent accuser de marginaliser les féminités
queer. Et dans un cours que j’ai donné il y a peu, une jeune personne s’est
inquiétée d’avoir pu faire violence à un-e étudiant-e trans en se trompant de pro-
nom pour parler d’un-e troisième étudiant-e — qui lui/elle ne semblait pas s’en
soucier. Un-e autre étudiant-e m’a récemment dit que la projection du film La
Bataille d’Alger dans un cours sur le colonialisme lui avait fait violence. Dans
nombre de ces situations les groupes offensés réclament des excuses, et
obtiennent la promesse que les parties blessantes de telle ou telle œuvre seront
supprimées à l’avenir ; ainsi, dans le cas de « Trannyshack », le nom du club a
été changé.

L’émergence de réactions réductrices face à des œuvres esthétiques et aca-


démiques va de pair avec une simplification outrancière des définitions du
traumatisme.

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L’émergence de telles réactions réductrices face à des œuvres esthétiques et aca-
démiques va de pair avec une simplification outrancière des définitions du trau-
matisme. Nous disposons de toute une série d’études nuancées sur le trauma-
tisme, héritée de décennies de travaux sur la mémoire, la violence politique et la
maltraitance. Ces travaux nous offrent des analyses multiples de la manière dont
un souvenir chargé en émotions lié à une douleur, de la maltraitance, des actes de
torture ou un emprisonnement peut être ravivé par des situations ou des associa-
tions d’idées ; le corps va alors être submergé par des souvenirs enterrés depuis
longtemps, et ce avec des résultats imprévisibles. Or tout ce travail, mené entre
autres par Shoshana Felman, Macarena Gomez-Barris, Saidiya Hartman, Cathy
Caruth, Ann Cvetkovich et Marianne Hirsch, a été rejeté au loin par cette nou-
velle vague de personnes pour qui il y a toujours quelque chose qui va mal.

Les personnes qui disent se sentir violentées mobilisent une conception littérale
et simpliste de la douleur émotionnelle et présentent les événements trauma-
tiques comme une souffrance mal enterrée qui peut facilement refaire surface dès
lors que l’on est confronté-e à une représentation ou une association d’idée qui
fait penser à l’expérience douloureuse originelle, voire juste à son thème. Dans
le passé, on se tournait vers les écrits mystiques de Freud pour penser la
mémoire, celle-ci se présentant comme un palimpseste sur lequel des couches
successives d’écritures ont recouvert l’original. Nous la voyons maintenant
comme un fil électrique qui attend sagement dans la psyché qu’une étincelle le
parcoure. Là où auparavant nous décrivions le rappel traumatique comme un
ensemble de symptômes énigmatiques que manifestait le corps, on réduit désor-
mais la résurgence d’un souvenir en employant le terme fourre-tout de « trigger
», comme si la douleur émotionnelle était une sorte de muscle endolori : une
chose qui fait mal dès qu’on la déploie, une blessure dont il faut prendre soin.

Il y a quinze ou vingt ans, des livres comme States of Injury (1995) de Wendy
Brown ou The Melancoly of Race : Psychoanalysis, Assimilation and Hidden
Grief (2001) d’Anna Cheng invitaient les lecteurs et lectrices à une réflexion sur
la manière dont l’expression de doléances se transformait en celle de douleurs,
dont la politique en venait à requérir l’invocation d’une blessure et dont la rhéto-
rique néolibérale de la douleur individuelle masquait la violence des fondements
de l’inégalité sociale. Il semblerait que les nouvelles générations de personnes
queer n’aient retenu qu’une partie du propos ; au lieu de voir que c’est précisé-
ment en psychologisant la différence politique, en individualisant les exclusions
structurelles et en vidant de sa substance le changement politique que le néolibé-
ralisme opère, certain-e-s activistes d’aujourd’hui semblent avoir mis en équa-

17
tion militantisme et description de blessures individuelles et de douleurs psy-
chiques. Soyons clair : dire que l’on se sent blessé-e parce qu’une autre personne
queer emploie un terme qui a fait l’objet d’un retournement, comme « travelot »,
et organiser une action contre l’utilisation de ce mot, ça n’est pas du militan-
tisme. C’est de la censure.

Dans une société post-affirmative action [discrimination positive] qui relègue


l’histoire pourtant récente de violences politiques telles que l’esclavage et le lyn-
chage à un passé distant et déconnecté du présent, toutes les difficultés traver-
sées sont mises sur le même plan. Certain-e-s étudiant-e-s, habitué-e-s à ressas-
ser des récits d’événements douloureux de leur enfance (la mort de leur animal
ou de leur perroquet de compagnie, une blessure au sport) dans leurs dossiers de
candidature pour entrer à l’Université ou dans d’autres mises en scène similaires,
en sont venu-e-s à se considérer comme autant de petits soi nus, tremblants et
frémissants : trop vulnérables pour accepter qu’on les charrie, trop endommagés
pour pouvoir faire des blagues. Dans les communautés queer, certaines per-
sonnes prônent désormais une conscientisation version « It gets better » [ça va
aller] qui fait des jeunes gays et lesbiennes des personnes suicidaires, dépres-
sives et tyrannisées qui luttent, tels des manchots empereurs, pour traverser le
paysage polaire désolé qu’est l’hiver de l’enfance. Avec l’aide d’adultes ami-
caux, de la thérapie, des groupes de jeunes queer et des campagnes nationales,
ces mêmes jeunes intériorisent un récit de violences qu’ils/elles peuvent avoir e-
lles-ux-mêmes expérimentées ou pas. Les groupes de jeunes queer en particulier
mettent en place un univers fondé sur le traumatisme et incitent les jeunes LGBT
à se percevoir comme « menacés » ou « précaires », qu’ils/elles se ressentent
vraiment ainsi ou pas, et que leur coming out en tant que lesbienne, gay, bi ou
trans ait eu des conséquences violentes ou pas ! Lorsqu’elles deviendront « trop
vieilles » pour rester dans ces groupes de jeunes, ces personnes LGBT en parti-
ront avec comme bagage une hypersensibilité aux signes et aux indices de cette
violence dont elles ont tant parlé.

La revendication d’espaces safe a fonctionné de concert avec les politiques


urbaines d’accroissement de la surveillance des quartiers pauvres et de gen-
trification des autres.

Que se passe-t-il lorsque les jeunes, qui héritent des combats de plusieurs géné-
rations de militant-e-s queer, e-lles-ux-mêmes devenu-e-s quadragénaires ou
quinquagénaires (et qui, eux, dans leur enfance, ne pouvaient pas faire appel à
des campagnes contre le harcèlement ou à des services sociaux, ni bénéficier de

18
multiples représentations d’autres personnes queer construisant leur vie), se
sentent violenté-e-s, traumatisé-e-s, abandonné-e-s, non reconnu-e-s, battu-e-s,
frappé-e-s et blessé-e-s ? Ces jeunes, avec leurs allié-e-s hétéros, leurs parents
qui les soutiennent et leur nouveau droit au mariage appellent régulièrement à la
constitution d’« espaces safe ». Or, comme le démontre le livre de Christina
Hanhardt Safe Space : Neighborhood History and the Politics of Violence qui a
reçu le prix Lambda Literary, le programme politique que représente la revendi-
cation d’espaces safe a fonctionné de concert avec les politiques urbaines d’ac-
croissement de la surveillance des quartiers pauvres et de gentrification des
autres. Safe Space retrace le développement des politiques LGBT aux États-Unis
de 1695 à 2005 et explique la manière dont l’activisme LGBT, d’un mouvement
de coalition populaire et multi-racial qui avait construit des liens solides avec les
groupes de lutte contre la pauvreté et les organisations antiracistes, est devenu un
mouvement mainstream anti-violence qui aspire à une reconnaissance institu-
tionnelle.

Lorsque les communautés LGBT font de la « sécurité » leur priorité absolue (et
ce en pleine ère militariste et sécuritaire) en se fondant sur une surenchère de
récits de traumatisme, elles laissent complètement tomber la lutte contre les
formes toujours plus agressives d’exploitation, contre le capitalisme mondialisé
et contre les systèmes politiques corrompus.

Est-ce cela, la fin du monde ? Quand des groupes de personnes qui partagent une
cause, des rêves utopiques et un même but se condamnent entre elles au lieu
d’anéantir les banques et les banquiers, les politiciens et les parlements, les pré-
sidents d’université et les PDG ? Au lieu de prendre conscience que, comme
Moten et Hearny le formulent dans The Undercommons, « nous nous devons
tout les un-e-s aux autres », nous décidons de mesures disciplinaires, nous nous
évinçons les un-e-s les autres de projets qui devraient nous unir, et nous réunis-
sons en petits réseaux érotiques pétris d’autosatisfaction.

Je crois qu’il est temps de prendre nos responsabilités et de cesser les généralités
abusives : tou-te-s les jeunes LGBT ne sont pas suicidaires, toutes les personnes
LGBT ne subissent pas des formes de violence et de harcèlement, et de fait la
classe et la race restent des facteurs bien plus cruciaux lorsqu’il s’agit de rendre
compte de la vulnérabilité à la violence, à la brutalité policière, au harcèlement,
de l’accès réduit à l’éducation et des difficultés rencontrées dans le monde du
travail. Cessons ce moralisme de diva, questionnons les désirs contemporains de
messages prémâchés sur le progrès, le développement et les horizons des pos-

19
sibles ; regardons bien en face les privilèges qui permettent l’indignation et l’éta-
lage public de la douleur ; admettons qu’être queer ne signifie plus systémati-
quement être brutalisé-e et plaidons pour des récits plus situés de la marginalisa-
tion, du traumatisme et de la violence. Ne faisons pas la fête ailleurs quand
Rome (ou Paris) brûle, ne nous laissons pas happer par cette rhétorique de la
blessure individuelle quand les eaux montent, ne pleurons pas quand les bêtises
s’accumulent ; regardons ces guerres internes comme la distraction qu’elles sont
devenues. Il fut un temps où l’appellation « queer » désignait une opposition aux
politiques identitaires, une volonté d’alliance, une vision de mondes alternatifs.
C’est désormais le cache-sexe d’une fédération d’inquiétudes identitaires. Il est
temps de bouger, de confondre l’ennemi, de devenir illisibles, invisibles, ano-
nymes (voir l’article de Preciado sur l’anonymat et les Zapatistes [4]). José
Muñoz dirait « Nous n’avons jamais été queer. » Un grand chevalier des Monty
Python dirait « Nous ne sommes plus les chevaliers qui disent “Ni, nous sommes
les chevaliers qui disent Ekke Ekke Ekke Ekke Ptangya Ziiinnggggggg Ni”. »

Notes

[1]
le titre original de cet article est You are triggering me ! publié sur le blog
Bully Bloggers. Le verbe trigger renvoie littéralement à « déclencher », «
appuyer sur la gâchette ». Il s’agit de déclencher chez quelqu’un une réac-
tion forte, de réveiller un traumatisme ou une sensibilité particulière. D’où
les Trigger warning qui peuvent accompagner une vidéo ou un article qui
montre des scènes violentes. Il n’y a pas de traduction française satisfai-
sante. Nous avons généralement traduit par « faire violence » ou « violenter
», qui semble être l’équivalent en termes d’usage communautaire et poli-
tique.
[2]
Référence à « The Spanish Inquisition », un sketch de la série des Monty
Python Flying Circus (disponible avec un sous-titrage français sur You-
Tube).
[3]
Référence à « Spam », un sketch de la série des Monty Python Flying Cir-
cus.
[4]
[https://bullybloggers.wordpress.com/2014/06/11/transfeminist-marcos-by-
beatriz-marcos-preciado

20
Une anthropologie du conflit — Vincent Casanova,
Valentin Chémery
Entre la Nouvelle-Calédonie et la République démocratique du Congo, Michel
Naepels interroge conjointement les formes de violence passées — coloniales
notamment — et présentes. En s’attachant à une description fine des pratiques et
des discours que la violence fait aux corps, aux femmes, aux hommes, aux
groupes sociaux, il en fait un levier pour aborder les rapports sociaux à l’œuvre
dans leur singularité et leur banalité. Le souci de l’ethnographie lui permet du
même coup de penser la violence dans toute sa matérialité, ses effets, ses enjeux
politiques. Il rappelle ainsi combien ceux-ci se reconfigurent face à la montée
des vulnérabilités écologiques.

La violence constitue un des concepts classiques maniés par les anthropo-


logues. Pouvez-vous expliquer la manière dont vous en usez ?

J’ai mené deux enquêtes monographiques : la première en Nouvelle-Calédonie


— dans la commune de Houaïlou, une petite région rurale de 6 000 habitants —
et la seconde, encore en cours, en République démocratique du Congo, dans le
vaste territoire de Pweto au Katanga. Les terrains ne sont pas du tout équivalents
et je ne cherche en rien à les comparer. Mais dans les deux cas, j’essaye de
prendre la violence physique, ses effets et ses suites, comme une manière de per-
cevoir les rapports sociaux contemporains : que nous disent les faits de violence
sur les rapports politiques et les rapports de pouvoir ? Ou autrement dit : qu’est-
ce que cela fait pour des gens ordinaires d’être pris dans des situations de vio-
lence, qu’elle soit commise ou subie, qu’ils en soient les témoins ou qu’ils soient
« seulement » exposés à la virtualité du passage à l’acte violent ? Ainsi, la vio-
lence est d’abord selon moi un ensemble de logiques d’action, dans des situa-
tions sociales qui se transforment historiquement. Dans les deux cas que j’étudie,
j’essaye de mettre en rapport les conditions d’usage de la violence physique
contemporaine avec ce que l’on peut savoir des formes et des fonctions de la
violence physique passées dans les mêmes espaces. Par la conjugaison de cette
double perspective, je peux constater que les formes de violence sont liées aux
situations et que s’il peut y avoir des airs de famille, il n’y a pas pour autant une
forme de continuité qui constituerait « la violence kanake » ou « la violence
katangaise ». Au contraire, les répertoires d’actions varient : il existe des innova-
tions dans les pratiques, endogènes ou exogènes d’ailleurs, qui sont liées tout à

21
la fois aux rapports politiques pré-coloniaux, aux formes de gouvernement colo-
niales, aux formes de la décolonisation. Par exemple, la chasse anti-sorciers,
conduite en 1955 à Houaïlou par des leaders religieux et associatifs menant la
lutte pour l’accès à la citoyenneté des Kanaks, est liée fondamentalement au
contexte de transformation de la gouvernementalité coloniale : la sortie du
régime de l’indigénat et l’accès progressif au vote pour les Kanaks se sont
accompagnés d’une volonté de refonder les rapports de voisinage villageois. Les
gens parlaient alors de « sorcellerie », comme c’est encore le cas aujourd’hui
quand ils tombent malades ou quand leurs enfants ont un accident de voiture.
Mais avec des différences : ce ne sont pas les mêmes objets qui étaient recher-
chés alors dans les accusations de sorcellerie, que ceux qui peuvent être évoqués
aujourd’hui. Le vocabulaire de la sorcellerie, très mobilisé dans les années 1950,
n’a pas été utilisé dans les années 1980 dans ce que l’on appelle les « événe-
ments », c’est-à-dire la lutte pour l’indépendance, même si la référence aux
ancêtres l’était. Il n’y a pas un substrat culturel qui s’exprimerait à chaque fois
dans les actions violentes.

« Il n’y a pas un substrat culturel qui s’exprimerait à chaque fois dans


les actions violentes. »

Pouvez-vous nous donner des exemples des innovations que vous évoquez ?

Les Kanaks sont présents en Nouvelle-Calédonie depuis 3 000 ans et il n’y a


aucune raison de penser qu’ils font la guerre de la même façon depuis. À partir
de ce que l’on peut reconstruire des guerres immédiatement précoloniales, on
reconstitue des pratiques d’embuscades, de destruction des moyens de produc-
tion, des champs et des arbres, et éventuellement (mais cela fait l’objet de
débats) des formes d’anthropophagie. Avec la guerre coloniale, on observe un
certain nombre de continuités, mais aussi des nouveautés : outre la présence
d’armes à feu, une forme de guerre issue de l’expérience algérienne de l’armée
française vise à instaurer la terreur en détruisant non seulement les moyens de
production mais aussi la totalité des habitations d’un village. Il y a également des
innovations liées au paiement des auxiliaires kanaks de la colonisation : on les
rétribue à l’individu tué, en leur demandant par exemple de rapporter la tête ou
les oreilles de leur victime. Puis, à partir de 1878 (la plus importante guerre colo-
niale en Nouvelle-Calédonie), d’autres pratiques mises en œuvre en Algérie sont
utilisées : des colonnes mobiles, des groupes nomades constitués de quelques
officiers et soldats français, et de quelques centaines d’auxiliaires kanaks sont
déployés et parcourent des régions entières supposées rebelles en dévastant tout

22
ce qu’il est possible de dévaster. Dans les conflits inter-villageois que j’ai obser-
vés beaucoup plus récemment, des familles s’opposent sur des questions fon-
cières, ou sur la possession de certains noms de famille : les répertoires de vio-
lence relèvent de la bagarre, du tabassage sévère à coups de bouteilles, de
cailloux. On va jusqu’à se tirer dessus à coups de fusils. Cette forme-là n’a plus
grand-chose à voir avec ce que l’on sait des guerres de la fin du XVIIIe siècle,
des embuscades à la lance ou au casse-tête, ni avec la guerre coloniale.

Derrière votre refus d’utiliser la notion de culture, on perçoit un enjeu lié au


champ anthropologique qui associerait la culture à l’expression d’une per-
manence. Mais on peut aussi penser la culture coloniale par exemple comme
quelque chose qui produit et agit sur les formes de violence par effet de
transfert.

Ma réticence provient en effet d’abord d’enjeux internes à la discipline anthropo-


logique et à l’omniprésence, pendant un temps, de cette catégorie qui a été utili-
sée d’une manière très essentialisante. Je ne souhaite pas particulièrement lutter
contre elle aujourd’hui. Je pense seulement que c’est une catégorie dont on peut
se passer dans la description sans être trop embarrassé par son absence. Et je ne
souhaite pas faire de la violence physique un universel, un corrélat de la condi-
tion humaine. Les notions de « culture coloniale » ou de « culture de guerre »
ont pu insister à la fois sur les dimensions subjectives et sur les dimensions
contextuelles de certaines pratiques violentes ; elles ont aussi insisté sur l’impor-
tance de voir la violence physique de près. Sur ces points, je suis tout à fait d’ac-
cord. Mais je pense que la catégorie expose toujours au risque de substantialiser
l’idée de culture coloniale alors que par exemple les types de violences colo-
niales en Nouvelle-Calédonie dans la deuxième moitié du XIXe sont très diffé-
rents du grand enfermement de la première moitié du XXe siècle. À la fin du
XIXe siècle, la France est encore en train de mettre en place un contrôle du terri-
toire en s’appuyant sur des positions de pouvoir négociées avec des chefs locaux
qui savent faire jouer leurs intérêts propres et se jouent aussi de la colonisation
pour les servir. Ce n’est plus du tout le cas par la suite où les formes d’autono-
mie des organisations sociales locales deviennent extrêmement minces et où leur
capacité à utiliser plutôt qu’à être utilisées décroissent sévèrement. Décaler le
regard vers d’autres espaces coloniaux, l’ancien Congo belge par exemple, ou la
Rhodésie du Nord britannique, nous donne accès à ce que l’on peut appeler
d’autres « cultures » coloniales, avec leurs historicités propres. Je suis convaincu
que le contexte de la guerre, ou celui de la colonisation, est déterminant pour
comprendre les formes de violence, qui passent aussi par des formes variables de

23
subjectivation individuelle. C’est là tout l’intérêt de l’enquête ethnographique
contemporaine que de nous confronter à l’interlocution avec des personnes
impliquées dans des situations conflictuelles : elles peuvent donner un sens de
cette subjectivation des conflits. Avec cette limite particulière que nous n’avons
pas accès dans l’enquête à ce que nos interlocuteurs pensent ou ressentent, mais
simplement — ce qui est beaucoup déjà — à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font. Il
y a un risque avec les notions de culture de guerre ou de culture coloniale à mon-
ter en généralité à partir d’une source témoignant par exemple de la colère de
quelqu’un, du vocabulaire de désignation voire d’animalisation de l’ennemi ;
bref, de passer d’un contexte d’énonciation particulier à ce que pense un indi-
vidu et a fortiori à ce que pensent tous les gens qui seraient dans la même situa-
tion que lui.

Quelles sont les formes d’action violente que vous parvenez à saisir dans vos
enquêtes ? Comment vous y prenez-vous pour les « saisir » ?

Il est possible de faire de l’ethnographie de situations de violence au plus près de


la violence. Danny Hoffman l’a fait au Sierra Leone et au Liberia, où il a tra-
vaillé auprès de milices villageoises d’autodéfense. Lui-même n’a pas participé à
des opérations violentes, mais il était quotidiennement au plus proche de ces
groupes. Il y a des conditions de prudence assez compliquées à respecter et cela
soulève des problèmes éthiques importants, mais c’est possible. De mon côté, je
ne cherche pas du tout la proximité de la scène de violence. Le pari de l’ethno-
graphie, c’est simplement d’« être là » : quand je suis en Nouvelle-Calédonie, je
réside dans des familles, dans des villages où peuvent exister des conflits, sou-
vent durables, et où l’on peut parfois la nuit, entendre des personnes s’insulter,
où chacun reste vigilant pour savoir si ces insultes vont se transformer en
bagarre, où l’on peut parfois entendre un coup de feu... Ce ne sont pas des situa-
tions d’ultra-violence, et il est facile de solliciter la parole sur ce qui s’est passé.
On n’a d’ailleurs souvent pas besoin de la solliciter : les gens commentent entre
eux et avec moi les événements qui se sont passés dans le village ou aux alen-
tours. C’est là un embrayeur de discussion. Dans les interactions, on peut aussi
voir des gens saouls, près des magasins, qui commencent à se battre. On peut
aussi participer à des cérémonies coutumières où, à la fin de la cérémonie, une
bagarre éclate. Pour autant, je ne cherche pas à résider dans les villages les plus
conflictuels au moment où ils sont les plus conflictuels, parce que je ne tiens pas
à me faire tirer dessus.

Dans l’enquête que je mène au Katanga c’est une autre échelle de violence : la

24
région a été parcourue ces vingt dernières années par une ligne de front entre
l’armée congolaise appuyée par ses alliés du Zimbabwe et opposés à l’armée
rwandaise elle-même alliée à l’armée ougandaise, et aussi par un mouvement
milicien entre 2003 et 2006, mouvement villageois d’auto-défense au départ qui
s’en est pris aux villageois in fine également. On parle ici de milliers de morts,
de centaines de milliers de déplacés internes. Après une période de retour des
réfugiés et des déplacés sous la tutelle du Haut commissariat pour les réfugiés,
un nouveau mouvement milicien a émergé depuis 2011, créant un trouble indé-
niable dans la vie rurale. J’ai principalement résidé dans le chef-lieu administra-
tif du territoire de Pweto, un gros bourg, dans lequel est installée une caserne de
l’armée congolaise. En un sens, cela rend la présence des miliciens moins pro-
bable, mais cela peut aussi faire de la ville une cible (en 2012 je suis arrivé dix
jours après que le centre administratif avait été attaqué). Tout cela crée une situa-
tion d’incertitude. En étant là, je la partage, avec des ressources différentes de
mes interlocuteurs (parce que j’ai de l’argent et un passeport qui me permet-
traient de m’enfuir plus aisément). Avec aussi une condition d’ignorance du
contexte social bien plus grande que celle de mes interlocuteurs qui fait que je ne
sais pas trop quand des situations violentes peuvent survenir ou pas. Cette condi-
tion d’incertitude partagée est le support de discussions, d’entretiens. Les gens
ne font pas que me raconter l’histoire de ce qui s’est produit ; en me parlant de la
situation actuelle, ils me parlent de la présence milicienne et donc de la condition
d’incertitude dans laquelle ils se trouvent. Ce que j’essaye de faire à Pweto, ce
n’est pas de décrire le mouvement milicien mais plutôt les rapports sociaux ordi-
naires sous condition de la menace potentielle d’une milice ou d’une opération
de nomadisation de l’armée régulière.

« Ce que j’essaye de faire à Pweto, ce n’est pas de décrire le mouvement


milicien mais plutôt les rapports sociaux ordinaires sous condition de la
menace potentielle d’une milice. »

Mais toutes ces violences ne sont pas identiques. Quelles qualifications rete-
nez-vous ? Certaines ne relèvent-elles pas d’une contre-violence ?

La question de la qualification se pose de plusieurs manières. Une question est


de qualifier un acte comme étant violent, une autre de qualifier la violence elle-
même avec toute une série d’adjectifs qui, de mon point de vue, peuvent tous
être légitimes (violence physique, morale, symbolique, structurelle... ). Mon
horizon n’est pas de penser que l’une serait la vraie violence, une violence plus
intéressante qu’une autre. Mon intention est vraiment d’utiliser la violence

25
comme point d’entrée. Il faut ensuite être rigoureux : décrire une situation sup-
pose de la décrire dans sa singularité, sa spécificité, ou sa banalité. Ce qui m’in-
téresse, c’est de comprendre la vulnérabilité différentielle des uns ou des autres
dans une situation donnée et de comprendre leurs modes d’utilisation de la vio-
lence, de réaction à celle-ci, de protection contre elle. Je ne propose aucun raffi-
nement conceptuel sur la violence elle-même. En revanche, j’essaye de proposer
la plus grande rigueur descriptive sur chaque moment de violence.

Quant à la contre-violence, la question est plus philosophique qu’empirique. À


partir du moment où, dans l’enquête ethnographique, on a accès à ce que les
gens disent, la dialectique de la violence et de la contre-violence est extrême-
ment présente : c’est parce que l’on a subi une violence, une injustice, qu’elle
soit structurelle ou contextuelle, que le passage à l’acte violent est justifié par les
acteurs. Cette dialectique est à l’œuvre dans les discursivités, dans les justifica-
tions. Ce que je peux en penser est plus complexe. Par exemple, est-ce que les «
événements » des années 1980 en Nouvelle-Calédonie constituent une contre-
violence à la violence de la colonisation ? En essayant de replacer ce moment
dans une histoire aussi longue que possible, et en montrant d’une manière assez
détaillée des violences mises en œuvre par la colonisation — des guerres colo-
niales aux spoliations foncières —, je pense que je remets en circulation des élé-
ments d’analyse allant dans ce sens. Dans Violence et civilité, Étienne Balibar
rappelle qu’il est impossible d’exclure le fait qu’il y ait des violences ou des
contre-violences légitimes. Mais en entrant dans ce répertoire d’actions, on s’ex-
pose au risque de ne pas maîtriser les effets de la violence dans laquelle on s’en-
gage. Les éloges de la violence, aussi fondés qu’ils puissent paraître dans cer-
tains cas, me semblent rapidement devenir des justifications potentielles de tout
ce qui dans la violence échappe à son intention et même de tout ce qui dans la
violence réalise son intention. On peut évidemment concevoir que dans certaines
situations — la situation coloniale, la résistance au nazisme et au fascisme... —
les personnes qui ont choisi d’agir violemment ont été héroïques et que leurs
actions ont été nécessaires. Dans le même temps, théoriser cela comme une
modalité positive d’action à encourager me paraît créer des formes discursives
qui peuvent servir ensuite à la justification de n’importe quoi. Les Damnés de la
terre de Frantz Fanon a servi pour un certain nombre de régimes autoritaires en
Afrique subsaharienne : en Ouganda par exemple, l’actuel président Museveni a
écrit son mémoire universitaire sur la violence chez Fanon et cela lui a permis
ensuite un usage assez large de ce répertoire d’actions dans sa pratique politique.
La question au fond ne se pose pas en termes de maximes, mais dans la vie de
chacun, dans l’expression des réalités pratiques. Il n’y a pas à en parler, il y a à

26
agir.

Mais la question de la limite, d’une éventuelle retenue de la violence, est-elle


discutée chez les personnes que vous rencontrez ?

Il y a quelque chose d’implicite dans votre raisonnement qui voudrait que la vio-
lence demeure quelque chose d’exceptionnel par rapport à un état ordinaire des
rapports sociaux qui serait plus policé, plus civil. Il faut au contraire insister sur
les formes de socialisations personnelles, domestiques, familiales. Hors du cadre
de la guerre, ou des « événements » indépendantistes, pour beaucoup des per-
sonnes que je rencontre, la violence est aussi prise dans une expression très mini-
male : se faire taper dessus est par exemple une expérience ordinaire de la vie
domestique (et c’est le cas très largement dans beaucoup d’endroits du monde).
Cela veut dire en tout cas que les répertoires de l’action violente sont des réper-
toires qui n’ont rien d’exceptionnel. Cela n’en fait pas une « culture » mais une
forme de socialisation dont il faut interroger les formes. Car on peut imaginer
que le déploiement de ces formes de violences est fonction des modalités d’habi-
tuation et de socialisation auxquelles chacun est confronté, avec des degrés très
inégaux d’exposition. Ce n’est pas si étrange, si on s’est fait beaucoup taper des-
sus, que de rentrer dans des interactions où la violence physique soit une possibi-
lité. Il faut se prémunir d’une délimitation rigide entre l’action violente et l’état
normal des rapports sociaux. « Habituel » ne veut pas dire « sans souffrance » et
n’implique pas que cette situation soit acceptée ou appréciée. Les formes de vio-
lence que je rencontre dans mes enquêtes sont très diverses. Les formes de
cruauté sont beaucoup plus développées dans les pratiques miliciennes ou mili-
taires au Congo qu’en Nouvelle-Calédonie. Parfois les descriptions de ces
formes de cruauté sont absolument insupportables. Elles s’inscrivent dans une
histoire pré-coloniale, coloniale et post-coloniale qui est beaucoup plus violente
au Katanga. On peut décrire et historiciser ces formes de cruauté, bien avant la
colonisation du Congo mais encore plus pendant — il y a des descriptions très
précises sur les méthodes de « maintien de l’ordre » de l’armée et de la police
coloniale belge au Congo. Les formes de cruauté varient dans ces deux contextes
et les formes d’habituation elles aussi. Pour autant, dans les deux cas, il y a des
gens qui trouvent cette violence inacceptable, qui font tout pour s’en protéger, ou
pour lutter contre dans une affirmation publique, rare et courageuse. En Nou-
velle-Calédonie, la Ligue des Droits de l’Homme mène ce combat, et sur un
autre registre des associations contre les violences domestiques et sexuelles
interviennent elles aussi. À Pweto, il existe aussi un certain nombre d’associa-
tions de défense des droits de l’homme dont la situation est très précaire : en

27
RDC, des militants associatifs sont emprisonnés, d’autres tués.

« Les formes de violence peuvent se trouver démultipliées par la vulnérabi-


lité liée aux transformations de l’environnement. »

Diriez-vous dès lors que se constitue et s’élabore un discrédit public des


formes de violence ?

Je trouve très important de revenir sur le conflit qui s’est déployé, et se déroule
encore à Sivens ou dans d’autres espaces ruraux français — Notre-Dame-des-
Landes par exemple. L’essentiel des commentaires a porté sur la violence poli-
cière ou la violence étatique, souveraine, et éventuellement, sur les formes de «
résistance », parfois violente, à celles-ci. Or ce qui me frappe dans la figure de
Rémi Fraisse notamment, ce n’est pas seulement sa mort, qui est terrible, mais
c’est sa vie. C’était un jeune diplômé du BTS « Gestion et protection de l’envi-
ronnement », membre d’un groupe de protection d’une plante sauvage menacée,
la renoncule à feuilles d’ophioglosse. Très peu de commentateurs ont parlé du
fait que ces actions se déploient autour d’enjeux tels que le défrichement d’un
bois ou la protection d’une zone humide. Il me semble que les formes de vulné-
rabilité et d’exposition à la violence que j’ai cherché à décrire dans mes enquêtes
peuvent se trouver démultipliées par la vulnérabilité liée aux transformations de
l’environnement. Le dénuement d’un paysan katangais est accru par son impos-
sibilité de cultiver quand un mouvement milicien ou des patrouilles militaires
parcourent son village. Les options qui s’offrent à lui sont soit de se déplacer
vers un centre urbain pour être pris en charge par des associations humanitaires,
soit de migrer vers une grande ville, soit lui-même de rentrer dans un mouve-
ment milicien pour se retrouver dans une situation de prédation. Et la dernière
activité qui reste à la plupart des déplacés, c’est de fabriquer du charbon de bois
en brûlant la forêt pour le vendre. Brûler la forêt, c’est augmenter leur propre
vulnérabilité à moyen terme, compliquer leurs formes de reproduction sociale
parce qu’ils contribuent à l’érosion et à la baisse de fertilité de leurs propres sols,
ces sols étant eux-mêmes susceptibles d’être spoliés par les grands hommes poli-
tiques du lieu, pour la création de fermes industrielles de maïs ou pour la déli-
vrance de concessions minières. Quelle est l’économie politique de la production
et de la reproduction sociale des gens les plus ordinaires ? Autour de la question
de la vulnérabilité s’articulent les enjeux des violences politiques immédiates
avec ceux qui engagent d’autres temporalités, comme celles de la productivité de
la « nature » ou de ce qui rend notre monde vivable.

28
Cette question ne pèse-t-elle pas d’un poids particulier en Nouvelle-Calédo-
nie ?

Les trente années de statut transitoire depuis les accords de Matignon en 1988
puis ceux de Nouméa en 1998 sont considérés en Nouvelle-Calédonie comme
des moments de paix civile ayant permis à un nombre considérable de gens
d’être formés, d’avoir des activités salariées, des responsabilités politiques. Il y a
eu une forme de rééquilibrage : un accès a été donné, à une partie des colonisés,
à des leviers de pouvoir dans un cadre pacifié. Il y a une grande partie de la
population pour qui Ouvéa, c’est de l’histoire ancienne, ou qui en tout cas n’en a
pas forcément l’expérience ou le souvenir. Leurs horizons sont plutôt, désormais,
de faire des études, d’avoir un travail, de pouvoir élever leurs enfants dans la
tranquillité. L’action armée est très lointaine. Et c’est une perspective que la plu-
part des gens n’envisagent pas pour eux-mêmes. Mais si on ne trouve pas de
solution à l’issue du référendum, on ne sait vraiment pas comment cela pourra
évoluer. Un collègue néo-zélandais, Adrian Muckle, a publié un ouvrage sur les
spectres de la violence en Nouvelle-Calédonie et a montré comment, pendant
tout le XXe siècle, la possibilité d’une révolte kanake comme celle de 1917 est
restée très présente dans les débats politiques. L’expression « spectre de la vio-
lence » me semble assez juste pour décrire la situation contemporaine : la guerre
n’est pas encore conjurée.

29
La dette oppressive, la Grèce opprimée — Gabriel
Colletis
Le peuple grec a toujours cherché à reconquérir son indépendance face à des
impérialismes oppresseurs multiples. Chaque fois, ils lui refusèrent le droit à
l’existence souveraine comme peuple, le droit à l’existence ordinaire comme
population. Revenir sur le cas grec, c’est revenir sur les pratiques oppressives
des peuples dominants dans l’espace supposé démocratique de notre Europe. La
loi est alors le dernier raffinement de la tyrannie. La dette le nom propret qu’on
lui donne aujourd’hui.

Le prix payé par les Grecs pour leur indépendance en 1821 a été très élevé.
Lorsque les Grecs se libérèrent enfin du joug ottoman, après quatre cents ans
d’occupation et d’innombrables pillages, ils le firent en faisant appel à certaines
puissances étrangères qui se coalisèrent moins pour venir en aide aux insurgés
grecs que pour affaiblir l’empire ottoman. Libérés progressivement, les Grecs
n’allaient pourtant pas pouvoir choisir librement de fonder leurs institutions et
leur mode de gouvernement. Un roi leur est imposé : Othon, un Bavarois, élu roi
de Grèce par les puissances signataires des protocoles de Londres de 1832.

Par ailleurs, le jeune État grec, privé de toute base fiscale mais devant néan-
moins assurer le train de vie des têtes couronnées qui le dirigent, naît endetté. Et
il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les faillites de cet État ont été nom-
breuses à se succéder. La Grèce a le privilège d’avoir été la cible des agences de
notation dès 1931 : cette année-là, Moody’s dégradait sa note. L’année suivante,
la Grèce fait défaut sur sa dette. Les Grecs sont ruinés par l’inflation et la déva-
luation de la drachme. Les émeutes se multiplient et le gouvernement de Vénize-
los [1] est battu aux élections fin 1932. La monarchie est restaurée en 1935 et le
général Metaxas s’empare du pouvoir par un coup d’État l’année suivante. Près
de quinze mille Grecs furent arrêtés et torturés durant les cinq ans de la dictature
de Metaxas lequel déclara les grèves illégales et instaura la censure.

Parce qu’il avait refusé la traversée de son territoire par les armées de Mussolini,
n’accédant pas à l’ultimatum de ce dernier qui lui enjoignait d’autoriser l’occu-
pation par les armées italiennes de tous les sites grecs considérés comme straté-
giques, le dictateur Metaxas se rendit célèbre et d’une certaine manière popu-
laire. Le jour de la fête nationale grecque est le 25 mars, jour où Metaxas dit

30
simplement « non » à l’ultimatum italien. Les troupes italiennes tentèrent alors
d’envahir la Grèce, ce qui se solda par un véritable fiasco. La défense grecque
repoussa les Italiens en Albanie. Ce revers très grave obligea l’armée allemande
à intervenir. Celle-ci dut mobiliser des forces considérables pour tenter de
vaincre la résistance des Grecs, en particulier en Crète. La « bataille de Crète »,
la plus vaste opération aéroportée de l’histoire, durera plus de dix jours (mai
1941), les pertes allemandes y furent considérables.

Cela est bien connu, la résistance grecque, largement conduite par les forces
communistes, a été une des plus acharnées en Europe, en dépit des massacres de
villages entiers dans tout le pays. Les forces nazies, outre leurs exactions à l’en-
contre des populations, ont pillé et cherché à détruire le potentiel économique du
pays. À l’issue de la guerre, non seulement la quasi-totalité des infrastructures du
pays est hors d’état, mais qui plus est, la Grèce, dont l’or de la Banque centrale a
été volé, dut concéder en 1942 un prêt forcé de 476 millions de reichsmarks,
jamais remboursé.

La Grèce a le privilège d’avoir été la cible des agences de notation dès


1931.

C’est l’honneur du Président allemand, le pasteur Joachim Gauck, que d’avoir


reconnu, début mai 2015, la réalité des atrocités commises envers la Grèce et son
peuple. Dans un entretien accordé au quotidien Süddeutsche Zeitung le 2 mai, le
Président allemand, allant bien plus loin que n’importe quel dirigeant politique
allemand, a en effet déclaré : « Nous sommes les descendants de ceux qui pen-
dant la Seconde Guerre mondiale ont laissé un sillage de destruction derrière
eux, entre autres en Grèce, ce que, à notre grande honte, nous n’avons pas su
pendant longtemps (...). Il est juste qu’un pays aussi conscient de son histoire
que le nôtre évalue quelles possibilités de réparation il peut y avoir. » Ces décla-
rations du Président contrastent singulièrement avec celles d’autres dirigeants
allemands comme, par exemple, la responsable de la CSU, Gerda Hasselfeldt,
qui estime que la demande du gouvernement grec est une « manœuvre de diver-
sion bon marché » tandis que le vice-chancelier allemand, le socialiste Sigmar
Gabriel, a déclaré début avril que la demande des Grecs était « stupide ».

À l’issue d’une guerre marquée par nombre des massacres, en Crète en particu-
lier, la Grèce, une nouvelle fois, n’est pas autorisée à choisir son destin. Alors
que le rapport de force politique aurait dû conduire les forces politiques ayant
dirigé la résistance au pouvoir, les accords de Yalta en décident autrement. La

31
Grèce « tombe » dans la sphère d’influence occidentale, celle des Anglais plus
précisément. Ceux-ci s’emploient à attiser le conflit entre les forces pro-commu-
nistes et leurs alliés, et les forces favorables à la monarchie. La guerre civile
éclate. Elle dure trois ans (1946-1949) et fait des centaines de milliers de morts,
en particulier dans les grandes villes, comme Athènes et Thessalonique. Le camp
royaliste, avec l’appui des Anglais, l’emporte.

L’affaiblissement progressif de la place du Royaume-Uni dans le monde ne per-


mettant pas à ce pays de continuer à se maintenir et, surtout, le rôle géopolitique
central de la Grèce aidant, les Américains prennent la place des Anglais et trans-
forment la Grèce en protectorat. Les « conseillers » américains circulent dans
tous les ministères et dictent leurs décisions aux ministres.

En mai 1963, le député de la gauche démocratique, Georges Lambrakis est


assassiné par l’extrême-droite à l’issue d’un meeting politique à Thessalonique
du mouvement pour la paix et le retrait des forces américaines en Grèce [2]. La
vie politique grecque, à la suite de cet assassinat, est tumultueuse et aboutit à la
prise de pouvoir des Colonels en 1967. La « junte » qu’ils constituent exerce un
pouvoir martial jusqu’en 1974, n’hésitant pas à manier répression et déportation
de nombre de militants politiques dans diverses îles de la mer Égée, comme pen-
dant la Seconde Guerre mondiale.

et la Grèce entre dans l’Union européenne

Avec l’entrée de la Grèce dans l’Union européenne (UE) en 1981, on aurait pu


penser que la Grèce allait enfin sortir des années sombres et connaître un essor
tant démocratique qu’économique. Les discours des responsables politiques
grecs et européens sont très largement dithyrambiques pour décrire l’avenir
radieux qui attend une Grèce désormais arrimée aux institutions européennes. La
misère, le sous-développement, les régimes autoritaires font à tout jamais partie
du passé et la Grèce peut, d’après ce qui est partout entonné, s’avancer vers la
modernité.

De facto, la consommation des Grecs pendant deux décennies ne fait que croître,
rejoignant les standards des pays européens avancés. Le parti socialiste (Pasok)
et la droite (Nea Demokratia) gouvernent le pays par alternance, sans heurts
majeurs. Les fonds européens [3], les recettes du tourisme et celles venant des
transferts opérés par les Grecs de l’étranger semblent financer une croissance
tirée par la consommation des ménages et, en partie, par certains travaux d’infra-

32
structure dont l’utilité n’est pas toujours bien vérifiée...

Un regard un peu moins superficiel révèle deux problèmes majeurs et pourtant


ignorés. Le premier problème est le décrochage de l’appareil productif grec. Si la
consommation des Grecs progresse, la production du pays ne suit pas. L’indus-
trie grecque, déjà très faible au début des années 1980, s’effondre progressive-
ment, laissant la place aux produits importés. L’économie de la Grèce devient de
plus en plus celle d’un pays rentier mais sans le fondement d’une rente. L’agri-
culture elle-même ne parvient pas à gagner en qualité, voire se désorganise avec
la perte de certains débouchés industriels [4].

Le second problème est celui de la dette. Au déficit commercial de la Grèce


s’ajoute un déficit de ses comptes publics. Entre 1980 et 1993, le ratio d’endette-
ment [5] passe de 20 à 90 %. Entre 2003 et 2009, les dépenses militaires, déjà
très élevées, explosent, passant de 2,5 à 3,2 % du PIB, contre une moyenne de
1,8 % dans l’UE. Mais les années 2000 seront surtout celles de la corruption, du
clientélisme, de la fraude et de l’évasion fiscale au bénéfice d’une minorité.

Le double piège dans lequel la Grèce se débat aujourd’hui, — sa très forte


dépendance aux importations et sa dette publique —, n’apparaît donc pas en
2008, avec le début des années d’austérité, mais s’est constitué longtemps aupa-
ravant. On peut même estimer que ce piège est nettement antérieur au début des
années 1980. Comme nous l’avons dit, l’État grec est né endetté. Plus largement,
les institutions nécessaires au développement n’ont jamais été mises en place et
il ne s’est jamais constitué en Grèce une bourgeoisie entrepreneuriale. Bref, la
Grèce n’a jamais connu un développement économique lui permettant d’affirmer
une pleine et entière souveraineté politique. La faiblesse des institutions est ainsi
allée de pair avec une grande dépendance politique et un « mal-développement
».

La Grèce n’a jamais connu un développement économique lui permettant


d’affirmer une pleine et entière souveraineté politique.

Loin de tenter de donner une réponse aux maux structurels de la Grèce, les gou-
vernements qui se sont succédés depuis 2008 jusqu’au 25 janvier 2015 n’ont fait
qu’aggraver la situation. Il n’entre pas dans la perspective de ce bref texte d’ana-
lyser les politiques suivies depuis 2008 [6]. Ces politiques, fondées sur une
contraction de la demande privée comme publique, ont certes réduit le déficit
commercial et le déficit public, mais de la pire des manières. La baisse des

33
dépenses publiques a ainsi touché le secteur des hôpitaux et de l’éducation avec
une contraction des budgets supérieure à 30 %. La réduction des importations
s’est bien produite mais comme résultat d’une baisse de près du tiers du revenu
des ménages. Contrairement à l’objectif de maîtrise de la dette, l’effondrement
du PIB (- 25 %), consécutif à la baisse des dépenses privées et publiques, s’est
accompagné d’une forte hausse de la dette publique, en dépit de la « restructura-
tion » opérée en 2012. La restructuration de la dette publique grecque se résume,
pour l’essentiel, à un transfert des créances détenues par les banques privées vers
les institutions publiques. Cette dette dépasse aujourd’hui 175 % du PIB, soit un
pourcentage nettement supérieur à celui de 2008 (110 %).

Derrière ces chiffres, il convient cependant d’en avancer d’autres [7] qui
mesurent mieux l’oppression subie par le peuple grec et sa détresse sociale. Le
taux de chômage est passé de 9,5 % en 2009 à 27 % en 2014, le taux de chômage
des jeunes cette dernière année étant de 60 %. Le taux de chômeurs recevant des
allocations est passé du niveau déjà très faible de 40 % en 2010 à 15 % en 2014.
Le taux de citoyens en risque d’exclusion sociale ou de pauvreté passe de 28 %
en 2008 à près de 35 % en 2012. Le taux de suicide a augmenté de 44 % entre
2007 et 2011... Appelé aux urnes le 25 janvier dernier, le peuple grec, en dépit
des menaces et autres intimidations venues de Grèce comme des différentes
capitales européennes, a décidé de mettre un terme à des politiques néfastes, tant
sur le plan économique que sur le plan social.

l’oppression aujourd’hui

Il n’aura cependant pas suffi, malheureusement, que le peuple grec rejette dans
l’opposition les deux principales forces politiques, — le parti socialiste et la
droite —, qui ont gouverné le pays depuis 2008 (et bien avant) pour que l’op-
pression cesse. Le seul changement notable immédiat aura été la fin d’une conni-
vence avérée entre les gouvernements grecs successifs depuis 2008 et les trois
institutions dites de la « Troïka » [8] qui ont imposé à la Grèce la cure d’ultra-
libéralisme et d’austérité dont nous avons évoqué quelques effets. Cette cure
d’ultra-libéralisme a concerné le droit du travail, largement décodifié, et les pri-
vatisations, même si ces dernières n’ont pas connu l’ampleur projetée du fait de
l’effondrement de la valeur des actifs publics.

Dès le lendemain des élections et la formation du gouvernement par Alexis Tsi-


pras, le leader de la formation de gauche radicale Syriza, les relations entre la
Grèce et ses partenaires se sont tendues. Le nouveau gouvernement affirmant

34
que les politiques d’austérité étaient terminées, les responsables des institutions
négociant avec la Grèce ont rappelé que « les élections ne sauraient changer les
Traités » comme l’a déclaré Jean-Claude Juncker, Président de la Commission
européenne, début mars.

Le moyen d’oppression ou d’asservissement de la Grèce aujourd’hui reste celui


que combattit Solon au VIe siècle avant J.C. : la dette. Pour résumer le chantage
qu’exercent les institutions créancières de la Grèce aujourd’hui, il est possible de
dire que celles-ci acceptent de continuer de financer la Grèce pour que le pays
continue d’honorer ses échéances, à la condition qu’il poursuive les politiques
d’austérité, de déréglementation du droit du travail et de report de l’âge de la
retraite.

Faute d’une poursuite des réformes dans cette direction, les créanciers de la
Grèce ont menacé, actes à l’appui, de couper ou de réduire drastiquement ses
financements externes, avec la menace à la clé d’une sortie de la zone euro. La
question est, bien sûr, de savoir quels seraient les effets d’une telle menace si
celle-ci devait se réaliser. La réponse est que l’introduction d’une monnaie natio-
nale aurait pour effet immédiat un effondrement de sa valeur de change, sans
doute dans une fourchette allant de 30 à 50 %. La très grande dépendance de la
Grèce à ses importations, — y compris pour des produits de première nécessité
comme l’alimentation, les médicaments, l’énergie —, montrerait alors ses effets
les plus néfastes. Le prix des produits importés, dont la consommation est très
difficilement compressible, augmenterait de façon drastique, ce qui produirait
une vague déferlante de pauvreté sur une population dont les difficultés à se
nourrir, à se soigner, à se loger et à se vêtir sont déjà considérables. Au point que
le nouveau gouvernement Syriza a dû prendre, en dépit des grandes tensions sur
le système financier grec, les mesures d’urgence humanitaire qu’il avait décla-
rées vouloir mettre en œuvre en cas de victoire aux élections.

On comprendra dès lors que l’option de sortie de la Grèce de la zone euro n’est
pas celle qui est privilégiée par le nouveau gouvernement. La gageure au
moment où ce texte est écrit peut ainsi se résumer de la manière suivante : com-
ment la Grèce peut-elle éviter la banqueroute et sortir du piège de la dette tout en
refusant de poursuivre sur la voie que prétendent lui dicter ses créanciers en
dépit de l’échec avéré de cette voie ?

La réponse passe, d’une manière ou d’une autre, par une réduction significative
du poids de la dette, celle-ci étant aujourd’hui insoutenable. Pour cela, divers

35
moyens peuvent être envisagés. Le premier est celui de la contestation de la légi-
timité de la dette. C’est ce moyen qui est examiné avec la création d’une com-
mission du Parlement grec. Comme le rappellent régulièrement les membres du
Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM), la possibilité
de suspendre unilatéralement les paiements liés à une dette s’appuie sur l’obliga-
tion de tous les États à faire primer le respect des droits humains sur tout autre
engagement, comme ceux à l’égard des créanciers. Ce devoir est notamment rap-
pelé par le Comité européen des droits sociaux. Dans sa décision du 7 décembre
2012, ce comité, saisi d’une plainte de la Fédération des pensionnés grecs, a
condamné l’État grec pour avoir violé la Charte sociale européenne en appli-
quant les mesures contenues dans l’accord avec la Troïka. Affirmant que tous les
États sont tenus de respecter la Charte sociale européenne en toute circonstance,
le comité a rejeté l’argument du gouvernement grec selon lequel il ne faisait que
mettre en œuvre l’accord avec la Troïka. Les gouvernements sont donc tenus,
rappelle le CADTM, de privilégier le respect des droits humains et de ne pas
appliquer d’accords qui conduisent à leur violation. Cette obligation est égale-
ment inscrite à l’article 103 de la Charte de l’ONU. Le droit européen et interna-
tional légitimerait ainsi des actes unilatéraux de la Grèce, pris sans accord donc
avec ses créanciers.

Le deuxième moyen, a minima, serait un rééchelonnement de la dette et/ou une


diminution des taux d’intérêts. Le troisième moyen pour réduire le poids de la
dette consisterait en un abandon de créance de la part de tous les créanciers ou
de l’un d’entre eux. Selon la seconde option, la Grèce pourrait négocier avec
l’Allemagne un abandon de créance qui serait légitimé par l’ampleur des répara-
tions que ce dernier pays doit à la Grèce (voir supra). Un quatrième moyen
consisterait en une transformation d’une partie de la dette en certificats d’inves-
tissements [9]. L’intérêt de celle-ci est de considérer la dette comme n’étant pas
un problème centralement financier mais bien économique.

Cependant, réduire le poids de la dette ne saurait suffire pour sortir durablement


la Grèce du « mal-développement » et atténuer significativement l’oppression
que connaît le peuple grec. Les Grecs doivent prendre leurs affaires en main,
fonder leurs propres institutions, engager pour la première fois de leur histoire
un modèle de développement correspondant à leurs besoins. Démocratie et déve-
loppement, de manière exemplaire, apparaissent inséparables. Au-delà de l’exer-
cice effectif d’un pouvoir de vigilance à l’égard de leur gouvernement, c’est en
s’impliquant dans la vie de la Cité, en agissant dans tous les lieux de la vie éco-
nomique et sociale (des dispensaires sociaux aux entreprises en passant par les

36
structures coopératives) que les Grecs élaboreront par eux-mêmes un modèle
politique nouveau conciliant démocratie directe, renouveau des institutions et
développement des activités productives. De laboratoire du pire depuis 2008, la
Grèce pourrait ainsi devenir un espace expérimental d’une démocratie refondée.
Bien davantage que la progression du PIB par habitant, quelques marqueurs fon-
damentaux signifieraient ainsi un recul substantiel de toutes les formes d’oppres-
sion que subit le peuple grec et, plus largement, tous ceux qui vivent en Grèce,
Grecs ou non : un recul des inégalités de revenus comme de patrimoine, un accès
garanti pour tous à une nourriture de qualité et à un système de santé moderne,
une éducation laïque assurant la transmission des savoirs aujourd’hui nécessaires
et dont la dépense serait assurée par la collectivité, des logements décents et des
transports accessibles aux personnes âgées et aux handicapés, un droit renouvelé
de la nationalité et des migrants.

Notes

[1]
Elefterios Venizelos est considéré par de nombreux Grecs comme le pre-
mier homme d’État de la Grèce moderne. Leader du centre gauche, il a su
associer la Grèce à la victoire des Alliés pendant la Première Guerre mon-
diale.
[2]
L’histoire de cet assassinat et de ses suites a été mis en film par Costa
Gavras, Z (cette lettre signifiant en grec « la vie » ou bien encore « il vit »).
[3]
FEDER, FSE, PAC sans oublier les « Paquets Delors ».
[4]
La production cotonnière grecque, par exemple, perd son principal débou-
ché, l’industrie grecque du textile et de l’habillement, laquelle périclite lar-
gement ou se délocalise vers les pays de l’Est.
[5]
Le ratio d’endettement est le rapport de la dette publique sur le PIB.
[6]
Pour des éléments détaillés, lire en particulier les différentes notes des Éco-
nomistes atterrés, de Benjamin Coriat, Philippe Légé ou encore Michel
Husson. Voir aussi le blog [mediapart.fr/club/blog/G] ou encore, pour les
lecteurs familiers de la langue grecque, le livre que nous avons publié à
Athènes en mai 2014 “ΕΞΩ ΑΠΟ ΤΗΝ ΚΡΙΣΗ ΓΙΑ ΜΙΑ ΕΛΛΑ∆Α ΠΟΥ
ΜΑΣ ΑΞΙΖΕΙ”, Editions Livanis.

37
[7]
La plupart des chiffres que nous livrons sont issus d’un travail de synthèse
publié par Okeanews « Austérité en Grèce : les chiffres », [okea-
news.fr/20140507-austerite-en-grece-tous-les-chiffres].
[8]
La Troïka est constituée par l’attelage du FMI, de la BCE et de la Commis-
sion européenne.
[9]
Gabriel Colletis, Jean-Philippe Robé et Robert Salais, « Développer l’inves-
tissement solidaire en Europe », La Tribune, 13 février 2015.

38
Quand nos bibliothèques brûlent — Denis Merklen
Quand la tyrannie est sourde, les violences faites aux biens publics dans les quar-
tiers populaires apparaissent à la fois comme des énigmes et des tabous. Quand
les bibliothèques brûlent, on en parle peu puis on les reconstruit. Mais ce sont les
lieux du savoir fondateur du lien social en démocratie. Loin d’y voir un acte bar-
bare, Denis Merklen propose des éclairages pour qu’une interprétation politique
puisse sourdre de ces silences entretenus de part et d’autre d’une ligne de front
où un monde populaire abandonné refuse d’obéir à des règles qui l’ont exclu.
Seule la repolitisation des savoirs et des lieux de savoir permettrait alors d’arrê-
ter le feu.

Il y a des faits de violence qui suscitent des flots de parole et il y en a d’autres


dont il est difficile de parler. Une bonne partie de l’opinion publique ignore ainsi
les attaques faites aux bibliothèques aujourd’hui en France. Dans une liste
incomplète, nous avons recensé 74 bibliothèques incendiées entre 1994 et 2014.
Ces incendies sont localisés. Ils coïncident temporellement et géographiquement
avec ce que nous appelons depuis l’automne 2005 les « émeutes », que nous
appelions avant les « violences urbaines » et que nous appellerons ici révoltes :
tout commence dans les années 1980, dans des grands ensembles d’habitat social
en périphérie des grandes villes, de Toulouse à Paris, de Brest à Marseille en
passant par Rennes, Lyon ou Grenoble.

Les incendies demandent un certain degré de préparation. Il faut casser des vitres
souvent difficiles à briser, avoir préparé des cocktails Molotov qu’on jettera dans
l’enceinte du bâtiment, toujours la nuit, lorsque la bibliothèque est vide de son
personnel et de son public. Les dégâts sont matériels, il n’y a jamais de violence
physique faite aux personnes. Nombreux sont les incendies qui ont lieu dans le
cadre de révoltes de quartier où la bibliothèque peut n’être qu’une cible parmi
d’autres : trente-quatre bibliothèques ont été incendiées pendant les « émeutes »
de 2005. Mais très souvent, la bibliothèque est visée seule, sans que l’on brûle
des voitures ou d’autres bâtiments. Parfois ces attaques ont lieu au moment
d’élections nationales ou locales : sept ont été incendiées entre les deux tours de
l’élection présidentielle de 2007. Dans d’autres cas, l’incendie n’est pas lié à une
actualité particulière. La bibliothèque est cible en elle-même. Pourquoi brûlent
nos bibliothèques ? Qu’est-ce que ces événements nous disent de la bibliothèque
comme institution politique ?

39
se taire

L’incendie n’est que la manifestation la plus symbolique et la plus spectaculaire


d’une économie conflictuelle complexe entre les bibliothèques et leurs quartiers.
Beaucoup plus nombreux sont les cas où les vitres sont caillassées, les habitants
rentrent dans l’immeuble, détruisent des collections ou le mobilier, volent,
mettent les livres par terre. Ainsi, des jeunes du quartier de la Plaine à Clamart
sont entrés dans la Petite Bibliothèque ronde la nuit des élections municipales du
23 mars 2014 où la droite a délogé l’ancienne équipe socialiste dès le premier
tour. Ils ont saccagé la banque de prêts, mis à terre les ordinateurs et vidé des
extincteurs sur les collections, abîmant plusieurs milliers d’ouvrages et rendant
les salles de lecture impraticables. Puis, de nouvelles infractions ont eu lieu au
mois de novembre 2014 et dans la nuit du dimanche 29 mars 2015, jour du
second tour des élections départementales. Les portes ont été cassées, tous les
tiroirs des bureaux ouverts. La même nuit, la bibliothèque du quartier des Pra-
dettes à Toulouse a été « vandalisée ». Dans les deux cas, il n’y a eu ni voitures,
ni poubelles, ni d’autres édifices publics ou privés ciblés.

L’incendie n’est que la manifestation la plus symptomatique et la plus spec-


taculaire d’une économie conflictuelle complexe entre les bibliothèques et
leurs quartiers.

Ces attaques se caractérisent d’abord par les silences qui les accompagnent. Il
n’y a jamais de proclamation, de justification, de revendication orale ou écrite
adressée. Les auteurs des faits n’explicitent pas le sens de ce qui est fait. Suit le
silence des partis politiques, des élus locaux et nationaux, des militants. Après
plus de sept ans d’enquête, nous n’avons jamais trouvé de discours politique
cherchant à donner sens à ces faits. Aucun débat public ne s’élabore sur une
bibliothèque incendiée. Silence aussi du côté des journalistes. Très peu nom-
breuses sont les mentions dans la presse nationale ou locale et, quand on les
trouve, elles ne prennent pas la forme d’un débat ou d’une investigation journa-
listique, mais d’énoncés factuels. Enfin, il y a le silence des chercheurs en
sciences sociales. Alors même qu’ils sont légions à enquêter sur les « quartiers »
et leurs « émeutiers », aucune attention n’a été jusqu’à présent prêtée à l’incen-
die des bibliothèques. Pourquoi les sciences sociales n’ont-elles pas considéré
digne d’attention cette forme de manifestation pourtant très significative sur la «
politicité » des classes populaires, sur notre système politique, sur la place de
l’écrit dans l’interface entre les cultures populaires et la politique ?

40
Immense surprise donc. Nous parlons de bibliothèques fréquemment incendiées
en France par une fraction des classes populaires. Nous parlons d’actions qui ne
sont pas accompagnées de revendications explicites. Nous parlons de l’impossi-
bilité de notre espace public et de notre espace intellectuel à accueillir ces mani-
festations et à en faire un objet de débat. De même que les villes ou les entre-
prises de transport disposent de services pour effacer tags et graffitis, nos institu-
tions disposent de moyens ne pas se laisser perturber par ces attaques. Notre pen-
sée politique est si protégée qu’elle ne laisse pas entrer ces questions brûlantes
au sein de ses bibliothèques.

Est-ce un acte sans parole ? Pas exactement. Disruptif, l’incendie apparaît


comme une action qui tente de dire quelque chose, cherche à rendre audible une
réalité et des points de vue qui ont du mal à participer aux échanges discursifs de
l’espace public et des institutions. Telle est peut-être l’essence même de l’incen-
die : faire parler. Et on en parle : dans les quartiers en question, parmi les équipes
des bibliothèques ciblées, au sein de la profession de bibliothécaire où listes
d’échanges, colloques, conférences, journées d’études et articles publiés sont
nombreux. Le verbe imprègne les échanges entre agents et acteurs sociaux, poli-
tiques et institutionnels, formes orales, écrites, sur papier ou dans divers espaces
numériques. Au cours de notre enquête nous avons recueilli, enregistré, observé
des paroles en tout genre à propos des incendies, des bibliothèques, des révoltes,
des conditions d’injustice et d’inégalité dans lesquelles sont plongés ces seg-
ments des classes populaires. Il serait long de restituer ici ce qui a nécessité une
ethnographie de plusieurs années, mais comment oublier ce jeune qui en 2007
dit à une bibliothécaire dans un quartier de Saint-Denis : « Si Sarko passe on
vous brûle la bibliothèque ! » Comment ne pas penser à cet autre qui nous confie
dans un entretien : « Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour
qu’on reste dans son coin, tranquilles, à lire ». Comment ne pas penser à ce blog
où des dizaines de jeunes d’un quartier publient des photos de leurs tours démo-
lies par un projet de rénovation urbaine dans le cadre duquel on a construit une
très moderne bibliothèque qui fut incendiée une année après : « le batiment était
le cœur du kartier... Jpourais vous en parlé pdt des heures de ces batiments on
aura tout vecu la dedans le bien le mal et j’en garde ke des bons souvenirs... On c
tapé vla lé délir ds la terass du bat 4 sa me done tro envi de pleurer... Putain de
foto de merde !!!! elle fou la rage 7 foto !!! » Ces mêmes tours démolies qu’un
responsable municipal qualifiait de « nid à rats ».

L’incendie ne vise pas à contraindre un autre identifié comme dans une grève, un
piquet ou un bâtiment occupé, la cible de l’action est ici l’espace public. Mais

41
malgré les nombreuses expressions que nous avons pu enregistrer et observer, un
épais silence public étouffe les flammes. Il convient alors de s’interroger sur ce
silence. Qui sont les locuteurs qui se taisent ?

Tout indique que la parole qui manque est celle que l’on qualifie habituellement
de « politique ». Les incendies rendent visible l’existence de deux formes de
parole et de deux espaces de débat et de circulation du discours. Dans l’un, les
faits sont tus, dans l’autre ils sont parlés ; un type de discours est escamoté,
l’autre profite de l’espace ouvert par les actes pour s’exprimer. Les attaques des
bibliothèques nous montrent un espace politique profondément divisé, chacun
obéissant à des ordres de discours distincts, fonctionnant avec des canaux de
communication spécifiques, rendant possible la discussion sur certains sujets, en
invisibilisant d’autres. Les incendies nous obligent à reconsidérer le rapport
entre violence et parole.

la bibliothèque comme cible

L’incendie constitue un acte signifiant. Il vise l’institution de la bibliothèque :


située entre l’État et le quartier, en même temps culturelle et sociale, elle est une
institution centrale de l’écrit mais distincte de l’école. Politique sans être parti-
sane, espace militant et espace public, ouverte au quartier mais nettement sépa-
rée de celui-ci, la bibliothèque est une opportunité offerte et en même temps
l’emblème d’un groupe social qui rappelle jusqu’à la provocation l’ignorance de
tous ceux qui la regardent de loin sans pouvoir y entrer, espace souvent luxueux
au milieu de la pauvreté, sanctuaire des livres dans un monde où la question de
la langue constitue l’un des objets centraux des conflits sociaux et politiques qui
traversent les classes populaires.

« Si Sarko passe on vous brûle la bibliothèque ! »

L’incendie apparaît comme une forme d’action au contact d’une autre modalité
d’action, celle de la bibliothèque. Or cette action de la bibliothèque rendue ainsi
visible est une politique de la bibliothèque, politique de l’État au travers de la
bibliothèque manifestée par l’action des bibliothécaires : trois agents qui visent
l’espace du quartier afin de le transformer.

Les incendies mettent de fait en évidence un aspect paradoxal, voire tragique, de


la relation entre les quartiers et leurs bibliothèques et inversement, entre les
bibliothèques et leurs quartiers. Nous observons les bibliothèques comme des

42
petites barques dans une mer de tourmente, agitées par des vents et des courants
qu’elles ne peuvent que regarder de l’intérieur de l’institution et qui pourtant
secouent la barque et menacent de la faire naufrager.

Mais les incendies qualifient aussi le groupe social qui en est l’auteur et, par
extension, la situation des classes populaires au sein de notre démocratie. L’ex-
traordinaire processus de désindustrialisation et de destruction des postes de tra-
vail qui se traduit par un chômage de masse depuis déjà plus de trois décennies
agit toujours comme une force violente qui transforme profondément l’univers
où agissent les bibliothèques de quartier. Le chômage met en situation de déca-
lage l’État et une école qui ne peut plus conduire vers l’emploi. Il sape les bases
de la culture humaniste et de gauche sur laquelle s’appuyaient les bibliothèques.

La lumière des incendies se reflète sur les habitants en prise avec les interve-
nants sociaux et les bibliothécaires comme si ceux-ci étaient les responsables des
discriminations et des exclusions qui trouvent en réalité leur origine dans des
espaces sociaux totalement inaccessibles à leurs modes d’action. Provoquer
l’horreur par l’incendie, tenter d’attirer le regard pour dire que l’espace vital de
ces quartiers fait aussi partie de l’espace de tous, tenter de toucher quelque chose
de ce « sacré » que la bibliothèque représente pour faire comprendre que la situa-
tion est grave et qu’elle ne peut plus laisser indifférent, là se loge une partie du
sens de ces actes. Mais pour ceux qui sont déjà à l’écart des dynamiques écono-
miques, le risque est grand d’épouvanter puis de voir partir ceux qui viennent en
amis et de n’avoir pour résultat que l’indifférence, sans plus attirer l’attention de
personne.

des actions irrationnelles ?

Frappé par le chômage, l’univers des quartiers populaires semble s’éloigner du


politique et être envahi par des formes plus ou moins anomiques de l’existence
collective. Cependant, les incendies donnent à penser que la vie dans ces espaces
sociaux n’a pas perdu son caractère politique. Seulement, celle-ci a pris des
formes difficiles à comprendre et à accepter. La reconnaissance du quartier à la
fois comme cadre de formes spécifiques de mobilisation sociale et d’une sociali-
sation politique singulière ne s’est pas faite sans difficultés et elle a eu lieu seule-
ment par éclipses et à l’occasion de révoltes : celles du début des années 1980 à
Lyon, celles de l’automne 2005.

En observant la conflictualité qui entoure les bibliothèques de quartier, nous

43
voyons comment la politique considère le populaire aujourd’hui et, en même
temps, comment le populaire tente de faire porter sa voix dans les conflits poli-
tiques et sociaux. Il s’agit de la politique de segments des classes populaires qui
ne sont plus pensées à partir des mots comme « ouvrier » ou « travailleur » mais
par évocation de la citoyenneté et en référence à leur inscription territoriale,
comme si leur lieu d’habitation déterminait leur place dans la République. Ce
glissement du « travailleur » à « l’habitant » et au « citoyen » témoigne des
efforts de classes populaires pour reconstituer des modalités d’action et de parti-
cipation politiques face à l’affaiblissement des formes traditionnelles de mobili-
sation. L’incendie est à attribuer à une certaine politicité d’une fraction des
classes populaires. Cette politicité qui se développe dans les quartiers à partir des
années 1980 est difficile à saisir et pose problème notamment par le caractère
fréquemment violent et/ou illégal de ses mobilisations. Le caillou et le cocktail
Molotov ne visent pas seulement la bibliothèque de quartier, mais aussi les
bibliothèques des sciences sociales et politiques.

Ces mouvements de révolte sont en effet directement liés aux déterminations


sociales que nous évoquions, mais surtout ils ont un lien immédiat avec les «
interventions » de l’État dans ces territoires — interventions dont l’action des
bibliothèques fait partie, ce qui met ces institutions de l’autre côté de la frontière
politique qui sépare l’État des classes populaires. La violence policière est l’un
des vents de tourmente qui secouent l’univers où agissent les bibliothèques de
quartier. En effet, l’un des facteurs de politisation de cette violence provient du
sentiment que la police fait un usage illégitime de la force. Le caractère récurrent
de ces violences qui tombent « toujours sur les mêmes » contribue à l’élabora-
tion d’une ligne de partage qui laisse d’un côté du corps politique les banlieues,
les arabes, les noirs, les jeunes garçons, et de l’autre côté la police, les hommes
politiques, les enseignants, les représentants de l’État. C’est la raison pour
laquelle la quasi-totalité des révoltes vient en réponse à la mort de jeunes dans le
cadre d’une confrontation avec la police. L’action policière tend à qualifier l’en-
semble du conflit État-classes populaires car elle réserve fréquemment le même
type de répression aux faits qui relèvent du droit commun et aux mouvements
collectifs. Du côté des classes populaires, la révolte vient remettre en question la
légitimité de la répression policière et la tentative de contrôle de ces fractions de
classes populaires par la force.

Les paroles locales que nous avons évoquées lient incendies et révolte d’une part
aux conditions sociales (échec scolaire, racisme et discriminations quotidiennes,
chômage, relégation urbaine), d’autre part à l’action de l’État (limites de la poli-

44
tique de la ville et de la protection sociale, agissements des forces de l’ordre, rôle
de l’école). Or ces quartiers se caractérisent aussi par une impressionnante pro-
duction culturelle, sans commune mesure avec celle des autres segments des
classes populaires : livres, blogs, chansons, vidéoclips, slam, publications
locales, entreprises de journalisme. Les habitants des cités HLM se manifestent
très fortement contre un État souvent dépeint comme violent, distant ou indiffé-
rent au sort des plus démunis contre une attitude « colonialiste » et « raciste ».
La cible est bien plus l’État que le capitalisme. Ces classes populaires parlent en
leur nom propre, aux prises avec une « culture » qu’ils pensent de plus en plus
comme illégitime —et c’est certainement là l’un des problèmes majeurs des
bibliothèques. Il s’agit d’un groupe qui donne sa vision du monde et de soi, tout
en revendiquant d’être de « la banlieue » et de « la cité », parfois même de la «
racaille », revendications qui ne sont pas exemptes de disputes et font débat au
sein même du groupe. Certains revendiquent la violence, tandis que d’autres
exigent des comportements « corrects » identifiés à des refus de toute illégalité.
Certains vont jusqu’à défendre des formes inversées de racisme ou de repli com-
munautaire, tandis que d’autres revendiquent un individualisme universaliste et
égalitaire. Dans les critiques adressées à la culture et à la langue, les divisions
sont aussi marquées. La langue officielle est tantôt rejetée au profit de formes
d’expression en franc conflit avec la culture dominante, tantôt revendiquée au
titre que les « banlieusards » sont aussi des locuteurs de la « langue de Molière »
et affirment la qualité des productions artistiques du groupe. Aux côtés de ces
thèmes principaux, ressort la critique virulente des hommes politiques, perçus
comme un groupe à part, associé au contrôle de l’État et tenu pour responsable
de la situation vécue.

souveraineté et dépossession

Dans cet ensemble complexe de productions culturelles, la bibliothèque occupe


une place difficile : institution de l’État, de la culture légitime et de l’écrit, et ins-
titution du quartier et de la cité. En tant qu’agents de l’institution publique, les
bibliothécaires et la bibliothèque sont dans une position ambivalente pour les
habitants. D’un côté, la bibliothèque est perçue comme une chance pour le quar-
tier : un espace d’accès à la culture ouvert à tous et apprécié par beaucoup, parti-
culièrement investi par les familles, les enfants, les jeunes filles, les personnes
âgées. De l’autre côté, l’attaque de la bibliothèque vient signifier tout l’arbitraire
de cette intervention de l’État et de ses agents dans « notre espace » du quartier.
Les habitants déplorent les normes qui leur sont imposées : souvent, dans les
bibliothèques on ne peut ni manger ni boire, ni parler, ni se retrouver en groupe

45
et on demande aux adolescents d’enlever casquette et écouteurs, de cracher leurs
chewing-gum. Les collections et les investissements sont décidés ailleurs, les
emplois ne reviennent pas aux habitants qui en ont besoin. Le conflit rend mani-
feste un sentiment de dépossession, voire une perte de souveraineté. Est-ce notre
bibliothèque, simplement parce qu’elle se trouve dans notre quartier, ou est-ce la
leur, « un truc qu’on t’impose », comme beaucoup nous le disent ? La révolte
vient mettre en évidence un sentiment contradictoire. D’un côté les habitants
veulent plus de service et d’espace publics ; de l’autre ils contestent l’extériorité
de la décision et de l’autorité qui s’impose à eux par ceux qui contrôlent les bud-
gets, qui sont soutenus par la loi et les forces de l’ordre.

Le conflit rend manifeste un sentiment de dépossession, voire une perte de


souveraineté.

L’affaiblissement du lien salarial a dans ces quartiers un impact bien plus pro-
fond qu’ailleurs : il met en cause les projections des habitants vers l’avenir et
leur place dans la société. Les bibliothèques de ces quartiers ont affaire à des
individus et à des familles qui ont de plus en plus de mal à assurer leur survie par
le travail et qui sont obligés d’aller chercher une bonne partie des ressources
indispensables dans des dispositifs de politiques sociales largement localisés et
distribués à travers le territoire. Cette réorientation de la lutte pour la survie arti-
culée à la territorialisation de la politique sociale entraîne une politisation de
l’accès aux biens et aux services essentiels. Assurer le quotidien nécessite une
mobilisation permanente, une dépense d’énergie auprès des guichets des institu-
tions et de l’État qui contrôle ces ressources. Cette dépense d’énergie actualise le
conflit entre ceux qui contrôlent les ressources et détiennent le pouvoir de déci-
sion et ceux qui dépendent de ces mêmes ressources pour vivre. Ce conflit actua-
lise et requalifie la distance existant entre gouvernants et gouvernés. De quel
côté se trouvent la bibliothèque, les bibliothécaires et ses livres ?

Ainsi se fait l’expérience sociale de la discrimination, de l’asymétrie de pouvoir,


de la dépossession. Elle alimente ce sentiment d’injustice qui sort des invisibles
interactions quotidiennes pour éclore dans l’espace public lors des révoltes, des
conflits, des incendies. Il n’y a pas de déconnexion entre d’un côté l’expérience
des individus et des familles, des associations qui travaillent aux côtés des muni-
cipalités et des collectivités territoriales, et de l’autre côté les conflits, les incivi-
lités et les violences des émeutes.

En ce sens, les quartiers ne peuvent pas être réduits au seul cadre d’une demande

46
de politique urbaine ou publique qui s’adresserait aux échelons locaux de gou-
vernement. Les quartiers constituent un point d’appui à la possibilité de
construire collectivement un point de vue et de le manifester dans l’espace
public. La citoyenneté se présente alors comme une matière ouverte dont le
contenu s’établit dans le cadre de processus conflictuels jamais achevés. Le terri-
toire offre un support essentiel à la socialisation politique là où les partis et les
syndicats sont absents. Une absence double parce que ces organisations ne sont
plus là pour assurer la socialisation politique, et parce que les formes de mobili-
sation de ces quartiers ne rentrent pas dans les schémas de ces organisations.

Les bibliothèques de quartier se trouvent dans le territoire des classes populaires,


mais elles sont dépolitisées tant leur personnel s’est professionnalisé et l’institu-
tion est devenue un service public s’adressant à des usagers désincarnés. Voulant
offrir un espace neutre et ouvert d’accès à la culture, elles oublient que ces lieux
sont des espaces traversés par des dynamiques extrêmement violentes de régres-
sion sociale et d’isolement politique. Elles s’exposent alors à être considérées
comme un lieu sacré, emblème de la République, « équipement le plus symbo-
lique de notre démocratie » — comme a dit le ministre de la culture en 2005.
Dans l’espace des conflits de classes, elles deviennent alors le sacré de l’autre et
l’incendie vise à le souiller. Les sciences sociales, la littérature, la pensée poli-
tique ne peuvent plus laisser seules les classes populaires au milieu du marasme.
Ou alors elles courent le risque de voir ces dernières se tourner contre leurs insti-
tutions et le savoir qu’elles abritent. Mais il faut ajouter tout de suite que, quand
les bibliothécaires tentent d’agir et de politiser les savoirs qu’ils promeuvent, ils
se trouvent souvent seuls faute d’autres agents et militants présents dans ces
périphéries urbaines.

47
Kung-fu & cruauté — Thibault Henneton
Le wing chun est un art martial aux prises avec la cruauté, cette part inconver-
tible de la violence. Un art qui la réfléchit dans une négociation entre la force et
le droit. Art de contrôle non pas seulement de la violence mais bien de la
cruauté. Pas de contre-attaque efficace, sans un moment moral, intellectuel et
politique d’anti-violence. À programmer dans la pluridisciplinarité des collèges,
car nous avons besoin du wing chun comme nous avons besoin de philosophie.

« Pour civiliser l’esprit, il faut d’abord rendre le corps sauvage ».


— Mao Zedong, pour le journal révolutionnaire New Youth, à propos du
rôle de l’éducation physique dans la société, 1917

« What’s your style ? »


— Wong Kar-Wai, The Grandmaster

1973. Bruce Lee, artiste martial au début de sa gloire, est fauché à 32 ans par une
probable rupture d’anévrisme. Au-delà de son propre style de kung-fu, le jeet
kune-do, qu’il invente, joue et enseigne à Hollywood, chacun des arts martiaux
pratiqués par l’icône va alors bénéficier de son aura mondiale. À commencer par
le wing chun, appris jeune à Hong Kong auprès d’un des grands maîtres de la
discipline : Yip Man. Si le kung-fu ne désigne pas un art martial en particulier,
mais une « excellence obtenue après un dur travail » — l’expression peut donc
être employée dans tous les domaines (poésie, peinture, cuisine, etc.) —, il ren-
voie d’abord à l’art du combat. Comme tel, le kung-fu entretient immédiatement
un rapport à la violence, la sienne propre comme celle de l’autre, force à maîtri-
ser, rationaliser et utiliser, sans ignorer la possibilité du lynchage ou de la mort.
Il a donc aussi affaire en même temps à un excès de violence, qui est comme son
côté obscur : la cruauté.

Aborder le problème de la violence à l’aune du kung-fu n’est pas si évident,


puisqu’il s’agit de se préparer au combat réel sans combattre réellement. La vio-
lence a beau être impliquée, dès le départ, dans l’idée même d’auto-défense dont
est solidaire tout art martial authentique, celle-ci reste longtemps symbolique.
L’instructeur doit ainsi veiller, de temps à autre, à rappeler ce côté obscur du
combat : peur, stress, colère, haine, souffrance. Selon les intentions de départ des
apprentis lorsqu’ils rentrent dans la salle d’entraînement, selon que l’instructeur
insiste ou non sur ce côté obscur, la violence sera plus ou moins présente à leur

48
esprit, objet de fantasme, de crainte ou de fascination, ou simplement ignorée.

Que les choses soient claires, cependant : l’irascible qui décide d’apprendre un
art martial à la seule fin d’en découdre ne sera pas « guéri » de son irascibilité
par la pratique du kung-fu. Comme style particulier, le wing chun [1] lui offrira
cependant maintes occasions de médiatiser la double violence qui demeure, tou-
jours, à l’arrière plan de son apprentissage : violence objective, qui est comme le
fond dont émerge l’art martial, en tant qu’auto-défense, d’un côté ; et de l’autre
violence subjective des affects produits par la situation d’agression, choc d’adré-
naline lié au danger de mort et à la lutte pour la survie. Mieux : en tant que pra-
tique théorique, en tant qu’éthique de la dynamique générale de nos instincts et
de nos pulsions, le wing chun promet peut-être la sortie de la dialectique stérile
de la violence et de la force. Non pas une élimination de la violence donc, mais
une manière d’équilibrer les rapports que celle-ci entretient avec ce qui l’excède,
à savoir la cruauté.

Le wing chun promet peut-être la sortie de la dialectique stérile de la vio-


lence et de la force.

De quoi s’agit-il exactement ? Si « kung-fu » renvoie immédiatement à Bruce


Lee, le wing chun est lié à la figure de Yip Man, auquel Wong Kar-Wai a consa-
cré en 2013 un long-métrage, The Grandmaster. Très esthétisant, on y voit un
combattant en permanente lévitation, intouchable, préservant toujours son «
centre » : la zone vitale qu’il s’agit précisément de protéger, par une certaine dis-
position des bras et des jambes le long d’une « ligne centrale ». Capable de
transformer les objets environnants en projectile contre ses nombreux assaillants,
le grand maître les terrasse tous. Et tout se passe comme si, rechignant d’en faire
un usage excessif, il avait remplacé la force par quelque chose d’autre. Un
souffle, une puissance, un fluide ? Une sorte d’énergie, rendue par le mot chinois
« Qi ». Bien sûr, cette idée d’une force sans contact est trompeuse. En tant que
représentation fantasmée du Qi, The Grandmaster s’éloigne donc de la réalité du
wing chun pour se rapprocher de Dragon Ball Z. Mais, parce qu’il raconte avant
tout l’histoire d’une femme, il reste fidèle à son mythe. La légende veut en effet
qu’une nonne bouddhiste de la province du Fujian, au sud-est de la Chine, ait
appris il y a plus de trois siècles les différents styles zoomorphes de kung-fu
(tigre, dragon, mante religieuse, grue, singe, serpent, etc.), avant de développer
son propre style, qui les contrerait tous. Depuis la destruction de son monastère
Shaolin, la nonne vivait recluse, lorsqu’une jeune femme du nom de Yim Wing
Chun, engagée dans un duel contre un seigneur local qu’elle refusait d’épouser,

49
vint la trouver. Ng Mui accepta de lui enseigner son art, Yim Wing Chun rem-
porta son combat, puis enseigna à son tour. C’est finalement le mari de cette der-
nière qui baptisa ce style si efficace de son nom. Ainsi serait né le wing chun.
Bien qu’il ne s’agisse que de traditions orales sans fondements historiques, ce
mythe des origines place idéalement cette pratique martiale sous les auspices de
deux femmes, confrontées à des situations de violence bien particulières.

Gardons cet élément à l’esprit au moment de détailler quelques-uns de ses prin-


cipes de base. Ceux-ci sont en petit nombre. La première forme ou « taolu »
apprise en wing chun s’appelle « Siu Nim Tao », soit « petite idée ». Il s’agit
autant d’un ensemble de techniques de base que d’une méthode d’auto-correc-
tion, grâce au principe géométrique qu’elle contient (la « ligne centrale »). Tous
les autres exercices d’entraînement sont des spécifications de cette petite idée :
au repos ou en mouvement, en ajoutant des rotations du bassin ou des techniques
de jambes, à l’aide d’un mannequin de bois ou encore les mains collées à celles
d’un autre. Ce dernier exercice des mains collantes (« chi sao », que l’on
retrouve dans d’autres arts martiaux) est en quelque sorte l’aboutissement ultime
de la pratique du wing chun, celui qui permet à la fois de continuer à progresser,
de préciser son geste tout en cherchant l’ouverture dans la garde du partenaire.
Travail, jeu et art s’y réconcilient.

Bruce Lee et Yip Man pratiquant « chi sao » (mains collantes).

Bruce Lee et Yip Man pratiquant « chi sao » (mains collantes).

Cette ébauche doit faire un sort à la position de base du wing chun. Celle qu’il
s’agit d’installer dans la mémoire musculaire. Position apparemment ridicule,
mais néanmoins équilibrée : assis sur la jambe arrière pour libérer la jambe
avant, rétroversion du bassin (plutôt que cambré), adducteurs serrés, torse et tête
en retrait — soit le plus loin possible des poings adverses. Cette position, dont la
beauté finira par apparaître chez celui qui l’aura totalement incorporée, se veut
avant tout efficace. Un art martial, répétons-le, est d’abord un système d’auto-
défense. Cette position de base, synthétisée par l’acronyme « IRAS » (Internal
Rotation Adduction Stance), permet de s’éloigner de son assaillant (en criant «
Arrière ! » pour alerter l’entourage et éviter de passer soi-même pour l’agres-
seur...), et de se préparer, le cas échéant, à contre-attaquer. Elle doit être conser-
vée lors de tous les déplacements. D’elle dépend la force d’inertie qui accom-
pagne les parades et les frappes — lesquelles, en réalité, ne sont qu’une — et

50
donc ultimement la puissance de l’assaut. En wing chun, les différentes tech-
niques ne sont que des moyens de diriger ou rediriger la force adverse. Le geste
de défense peut donc à tout moment se transformer en attaque et réciproque-
ment. D’où la nécessité de « garder le centre », comme on garderait le doigt sur
la détente d’un pistolet. L’IRAS permet de « charger » correctement sa tech-
nique, c’est-à-dire d’être en situation de se défendre et de faire feu simultané-
ment. Elle transforme le corps en une arme extrêmement redoutable, y compris
donc contre des adversaires plus costauds ou plus mâles que soi.

Les dix-huit mains du « wing chun »

Les dix-huit mains du « wing chun »

IRAS. Cet acronyme anglais dit suffisamment combien le wing chun s’est mon-
dialisé et codifié depuis les années 1970. Flairant l’aubaine dans la foulée du
succès de Bruce Lee et résolus à séduire un public occidental, certains élèves de
Yip Man en ont ainsi schématisé les principes. L’un deux, Leung Ting, a contri-
bué à son essor en Allemagne. Il détaille une méthode divisée en principes de
combat et en principes d’énergie — disons de force, l’énergie n’étant jamais
qu’une manifestation de la force se conservant.

Quatre principes de combat, donc : avancer ; rester au contact du centre de l’ad-


versaire plutôt que de ses mains ou bras ; céder devant une plus grande force ;
continuer (à avancer).

Continuer à avancer. Sous-entendu : jusqu’à la prévention de toute menace ulté-


rieure. Ceci peut impliquer, selon les cas (une certaine finesse dans l’évaluation
du danger est chaque fois requise, et la fuite jamais exclue !), de paralyser son
adversaire. Tu ne te relèveras point, car qui sait ?! Peut-être es-tu armé ? Peut-
être rêves-tu de nous crucifier ? Peut-être ?! Ici, la peur du contre, conte cruel
d’une contre-attaque fatale, joue à plein et justifie l’exercice d’une extrême vio-
lence. Certes une certaine proportionnalité est requise en matière de légitime
défense, mais l’écrasement jamais exclu d’avance. Un exercice à répéter inlassa-
blement en wing chun consiste tout simplement à enchaîner les coups de poings
vers le centre. Saouler son adversaire de coups : cette tactique se veut autant psy-
chologique (créer la surprise) que physiologique.

Il est donc clair qu’il y a, au fondement de cet art martial, la reconnaissance


tacite d’une extrême violence possible, violence en excès ou cruauté. En idée

51
comme en acte. Certes, la crainte d’être agressé ou menacé de mort n’est pas très
vivace, à l’abri de la petite communauté d’entraînement. Et tant mieux pour ceux
qui n’ont pas grand chose à craindre au quotidien. Alors comment s’y préparer ?
L’absence de danger a un inconvénient : elle nous rend étrangers aux effets de la
peur. Or ils font partie, avec l’adrénaline (réaction physiologique très darwi-
nienne, qui provoque un afflux sanguin dans les organes vitaux), de la réalité du
combat. Ils menacent à tout instant de perturber les habitudes incorporées, de
rendre à nouveau rigide le bras éduqué à réagir avec souplesse. Devant une force
d’une brutalité inouïe, comment ne pas vaciller, comment s’en tenir aux deux
principes de combat consistant à rester au contact du centre et à céder pour
mieux contre-attaquer ? L’adrénaline, la colère et la haine, s’avèrent aussi de pré-
cieux assistants en cas d’agression. Ces affects ne sont pas à négliger, mais au
contraire à utiliser, contrairement à l’idée malheureusement très répandue dans
les arts martiaux, non dénuée d’exotisme, selon laquelle il faudrait « rester zen »
en toutes circonstances.

L’absence de danger a un inconvénient : elle nous rend étrangers aux effets


de la peur.

La représentation symbolique de la violence qui innerve le wing chun est donc


ici mise à l’épreuve, défiée par son propre excès, toujours possible puisqu’il
s’agit de déverser sur son adversaire une pluie de coups en lui rentrant dedans.
Défiée aussi par la possibilité de l’excès de violence adverse, rage ou sauvagerie
qui sont pour la plupart d’entre nous, qui n’avons pas vécu d’évènements san-
glants, largement irreprésentables. La violence propre au wing chun est ici
confrontée à quelque chose d’autre, quelque chose de plus, un au-delà de la vio-
lence. Cette « autre réalité », « comme l’affleurement ou l’aperçu d’une autre
scène », n’est rien d’autre que la manifestation de la cruauté, un « reste inconver-
tible » ou « résidu matériel d’idéalité, inutile et dépourvue de “sens” », écrit
Étienne Balibar. Selon lui, « les formes de la cruauté sont avec la matérialité
dans une relation sans médiation, qu’elle soit intéressée ou symbolique. Dans ce
rapport “nu” certaines idéalités terribles font retour : mais elles sont déployées
comme “fétiches” ou comme “emblèmes”. L’idéalité cruelle a essentiellement,
non une dimension hégémonique ou “idéologique”, mais fétichiste et embléma-
tique [2]. »

Le wing chun est aux prises avec cette part inconvertible de la violence qu’est la
cruauté. Celle-ci nous sort du cadre confortable de son apprentissage, modifie
l’éthique qui prévaut habituellement lors de l’entraînement. La plupart du temps,

52
les apprentis sont guidés par le principe d’équilibre des forces. Sans parler du
fait qu’ils ont un intérêt commun qui les incite à s’entraider plutôt qu’à se casser
la gueule. Or l’horizon de la cruauté déplace ces principes de justice et de cha-
rité. L’ignorer, c’est retomber dans la métaphysique. Revenons maintenant à la
technique pure et citons maintenant les quatre principes d’énergie de Leung Ting
: abandonner sa propre force ; rediriger la force de son adversaire ; retourner la
force de l’attaquant contre lui ; ajouter sa propre force.

Ces quatre principes permettent de préciser un peu la métaphore liquide souvent


évoquée à propos du wing chun, et reprise notamment par Bruce Lee dans le jeet
kune-do : « be like water », être comme l’eau. Cette métaphore exprime et
résume les principes d’énergie énumérés à l’instant : la force de celui qui attaque
doit être absorbée jusqu’à ce que celle-ci soit bloquée ; alors seulement le corps
devra entamer une rotation pour absorber la force de l’opposant plutôt que d’y
résister. Être comme l’eau, c’est être au contact des bras et des jambes de l’oppo-
sant, en pression constante, au bord du déversement, au bord du débord [3]. Ce
qu’il faut viser, au moindre changement de pression, c’est, comme l’eau, s’en-
gouffrer dans la brèche et noyer le malheureux qui rêvait de la maîtriser.

Un autre mérite de cette métaphore propre au wing chun est d’enrichir notre
conception occidentale de l’action. Dit-on de l’eau qu’elle agit lorsqu’elle se
déverse ? Que dire alors du bras qui cède devant la poussée adverse ? Peut-on
parler d’une réaction dès lors que celle-ci consiste, au moins dans un premier
temps, à se laisser faire ? Ici le wing chun renoue avec son héritage taoïste, et
l’un de ses concepts fondamentaux : la non-action. Une des difficultés de cet art
martial consiste précisément à laisser agir les principes. Au fil de l’apprentis-
sage, le corps prend un certain pli, développe une forme d’intentionnalité non-
consciente. À la fin, il faudra être agi plutôt qu’agir, agi par l’intelligence du
corps s’adaptant à la moindre poussée.

Par le désir de théorie que suscite sa pratique, par sa dynamique proprement phi-
losophique consistant à faire mûrir quelques idées simples, par la confrontation
critique qu’appelle ses métaphores, le wing chun révèle enfin son utilité sociale.
L’Éducation nationale française souhaite que les enseignements dispensés soient
plus « transversaux » ? Wing chun ! Non seulement les cours d’EPS seraient
moins ennuyeux, mais ils seraient aussi l’occasion de questionnements d’habi-
tude réservés aux classes de Terminale : qu’est-ce qu’un système ? Quel rapport
entretient-il avec l’idéal ? Qu’est-ce que le travail ? Et le travail non-aliéné ?
Pratiquer le wing chun, c’est d’un côté se réapproprier un corps global, contre sa

53
constitution en force de travail, et de l’autre se réapproprier la violence sourde
des rapports sociaux dans une pratique dont la violence est le thème, l’élément et
l’objet. La fréquentation des différents styles zoomorphes de kung-fu, l’analogie
avec l’eau, inviteraient finalement l’étudiant, à force d’effort et de répétition, à la
mimesis. Il est vrai que cela reviendrait aussi à armer les futurs citoyens, qui
pourraient être un jour amenés à contester le monopole de la violence légitime.

Nos sociétés ont malheureusement pris l’habitude de déléguer le défoulement


des corps à l’éducation physique et sportive, plutôt qu’à une véritable dialectique
physique et théorique, telle qu’elle peut s’exprimer dans un art martial comme le
wing chun. Parler d’un art et non pas d’un sport violent, ni même d’un sport de
combat, c’est reconnaître en creux que la violence y est sublimée, notamment
parce qu’elle réfléchit la cruauté qui l’excède. La violence du sport violent n’est
jamais maîtrisée. Elle est au mieux, mais ça ne dure qu’un temps, « canalisée ».
De son côté, l’art martial est plutôt une « “combinaison” ou une “négociation”
infinie des stratégies de la force et du droit (...) dans laquelle le recours néces-
saire à la contre-violence et son efficacité même dépendent de sa capacité à
inclure aussi un moment (moral, intellectuel, mais surtout politique) d’anti-vio-
lence [4]. » Pour un certain kung-fu, tout programme d’élimination de la vio-
lence est simplement absurde. « Seuls les guerriers choisissent le pacifisme ; les
autres y sont contraints » précise bien L’art de la guerre. Mais en nous invitant à
passer maître dans l’art de la violence, le wing chun nous somme de considérer
la force non seulement comme moyen, mais aussi comme fin, clôture ou... anti-
violence. Art moral autant que martial.

Notes

[1]
Et plus particulièrement avec l’une des branches contemporaines du wing
chun, le EBMAS (Emin Boztepe Martial Arts System). Le fondateur de
cette branche, Emin Boztepe, doit publier prochainement Philosophy of
martial arts. Philosophical implications of Chinese martial arts and Wing
Chun in particular. Cet article doit beaucoup à la lecture des épreuves de ce
livre.
[2]
Étienne Balibar, « Violence : idéalité et cruauté » in Françoise Héritier, De
la violence, Odile Jacob, 1996.
[3]
Il se trouve que le père de Guy Debord, lui-même habitué des débords et

54
amateur de films de kung-fu comme son ami René Viénet (voir La dialec-
tique peut-elle casser des briques ?), s’appelait Martial. Cela inspire
quelques belles lignes à J.-C. Bilheran dans Sous l’écorce de Guy Debord,
le rudéral, éd. Sens&Tonka, 2007.
[4]
Étienne Balibar, « Violence et politique, quelques questions » in : Le pas-
sage des frontières. Autour du travail de Jacques Derrida. Colloque de
Cerisy, Galilée, 1994.

55
La torture par-delà le droit — Carolina Cerda-Guz-
man
Il est des lieux où la violence de nos démocraties dissout l’une des idées fonda-
trices de la démocratie depuis le mouvement des Lumières : on ne doit plus tou-
cher au corps de l’adversaire ou du criminel. Il doit être jugé et le cas échéant
être privé de sa liberté de nuire. Permettre sous couvert de lutte anti terroriste
que l’État torture, refuser de mettre en jugement les tortionnaires, c’est renoncer
à l’idée qu’un droit puisse réguler la violence qui circule dans nos sociétés. Or
aujourd’hui, même la Cour suprême américaine louvoie dans son devoir de
réprimer la torture. C’est aussi refuser l’idée qu’il revient à l’État démocratique
de retenir sa cruauté.

Les États-Unis ont eu recours à la torture dans le cadre de la lutte contre le terro-
risme. Cela est un fait avéré depuis plus de dix ans. Dès 2004, le Général améri-
cain Taguba a publié un rapport sur la situation des détenus à Abou Ghraib. Ce
rapport indiquait déjà que des actes de torture et des traitements cruels, inhu-
mains et dégradants avaient été perpétrés sur les détenus de cette prison. En juin
2006, Dick Marty remit un rapport à l’Assemblée parlementaire du Conseil de
l’Europe, dans lequel il atteste que des pays européens ont collaboré, de manière
directe ou indirecte, avec les États-Unis dans la mise en œuvre de leur politique
de « restitutions extraordinaires », qui visait à capturer un individu et à le détenir
dans un lieu tenu secret pour l’interroger en ayant recours à la torture.

Pourtant, l’interdiction de la torture est considérée comme un droit de l’homme


quasi intangible. Cette interdiction découle en droit constitutionnel américain du
cinquième et du huitième amendements de la Constitution. Cette interdiction est
également inscrite dans de nombreux traités internationaux. Elle est notamment
au cœur de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, adoptée par les Nations Unies et
ratifiée par les États-Unis en 1994. L’article 2 de la Convention affirme que cette
interdiction vaut également quand l’état d’exception est déclaré et en temps de
guerre, attestant ainsi son intangibilité. Le droit ne pouvait être plus clair et plus
intransigeant : l’interdiction de la torture s’applique à tous, en tout temps et en
tout lieu.

Et pourtant, des faits de torture ont été commis. Il est vrai que le droit ne peut

56
empêcher à lui seul l’avènement des crimes ou des méfaits. L’interdiction du
crime n’empêche pas les hommes de tuer. Cependant, sur le plan du droit, le plus
perturbant tient à deux choses. La première : les États-Unis n’ont pas réussi à
empêcher que des actes de torture soient commis par leurs ressortissants. La
deuxième : cette politique a été clairement approuvée et appliquée par les plus
hautes instances politiques américaines en se servant du droit comme un moyen
de légaliser cette pratique.

Le droit a été utilisé pour contourner l’interdiction de la torture, aboutissant


ainsi à son blanchiment juridique.

Loin d’être un bouclier protecteur, le droit a été utilisé de manière stratégique


pour contourner l’interdiction du recours à la torture, aboutissant ainsi à une
sorte de blanchiment juridique de la torture. Habituellement, ce type de contour-
nement ne peut être prohibé en droit que par la figure tutélaire du juge. Mais, là
aussi, après de premières réponses encourageantes, les juges américains ne sont
pas parvenus à offrir une protection juridique à ce droit de l’homme intangible.

contourner l’interdiction de la torture

Le recours à la torture pour lutter contre le terrorisme n’est pas un phénomène


périphérique ou une sorte de déviance due à l’attitude de quelques militaires
américains, il a été validé et théorisé par les plus hautes instances américaines.
Mais sachant qu’elles étaient soumises au respect de la Constitution et de la
Convention de 1984, ces hautes instances ont adopté une véritable stratégie de
contournement pour éviter d’être sanctionnées. Plusieurs moyens ont alors été
utilisés.

Le premier de ces moyens fut le choix délibéré de Guantanamo, qui permettait


d’externaliser les actes de torture et donc d’éviter d’être soumis au respect de la
Constitution américaine. En effet, Guantanamo est une base de la Marine améri-
caine située sur l’île de Cuba. Cette enclave est une concession perpétuelle, fon-
dée sur un traité de février 1903, pour laquelle les États-Unis paient une somme
dérisoire. Dans la mesure où il s’agit d’une concession, le traité maintient la pro-
priété du territoire à Cuba. Il ne s’agit donc pas d’un territoire américain. En
s’appuyant sur cet argument, mais aussi sur une jurisprudence ancienne de la
Cour suprême, l’administration Bush espérait pouvoir placer ces détenus dans
une zone d’ombre juridique. En 1950, dans l’affaire « Johnson v. Eisentrager »,
la Cour s’était prononcée sur le cas des militaires allemands détenus par les auto-

57
rités américaines au sein des prisons allemandes. La Cour suprême avait estimé
que les tribunaux américains n’étaient pas compétents pour connaître des griefs
provenant d’étrangers détenus en dehors du territoire américain. Guantanamo
étant placée hors du territoire américain, le gouvernement espérait alors s’extir-
per du contrôle des juges américains.

Le deuxième moyen juridique mobilisé pour contourner l’interdiction du recours


à la torture fut la requalification des détenus de Guantanamo en « combattants
illégaux ». Alors même que ces personnes avaient été capturées dans le cadre de
la guerre en Afghanistan, l’administration Bush a refusé de leur reconnaître la
qualité de « prisonniers de guerre » afin qu’ils ne puissent pas bénéficier de la
protection prévue à l’article 13 de la Convention de Genève de 1949, qui oblige
à un traitement humain de ces prisonniers. Cette ligne de défense est apparue dès
le 7 février 2002 dans un mémorandum de George W. Bush portant « sur le trai-
tement humain des détenus talibans et d’Al-Qaida ». Il justifiait cette requalifica-
tion par le fait qu’une nouvelle approche du droit de la guerre entraînait de facto
l’apparition d’un nouveau concept. A l’appui de sa thèse, le pouvoir exécutif
américain avait de nouveau invoqué une jurisprudence de la Cour suprême de
1942 qui avait qualifié de « combattants illégaux » des saboteurs, membres des
forces armées allemandes qui s’étaient déguisés en civils sur le territoire améri-
cain, permettant ainsi de leur refuser le traitement de prisonniers de guerre.

La troisième stratégie de contournement s’est traduite par la mise en place de la


politique des extraordinary renditions. Cette politique permet de poursuivre la
logique de Guantanamo jusqu’au bout, non seulement en procédant à des actes
de torture sur des territoires clairement non américains, mais surtout en s’assu-
rant que ces actes de torture ne soient pas commis par des ressortissants améri-
cains. Les actes de torture étaient commis à l’étranger par des forces de sécurité
non américaines mais sous le contrôle de la C.I.A., et selon ses ordres. Cela per-
mettait donc d’éloigner la responsabilité directe des décideurs, via une « sous-
traitance » de la torture.

Enfin, encore plus terrible pour le droit, les instances dirigeantes américaines ont
essayé de développer un argumentaire juridique visant à légaliser le recours à la
violence lors des interrogatoires des présumés terroristes. Ce processus de vali-
dation a été mis à jour par le Senate Select Committee On Intelligence. Cette
commission du Sénat américain a publié en décembre 2014 un rapport dans
lequel sont clairement évoqués et abondamment cités des documents internes à
l’administration fédérale américaine validant juridiquement le recours à la tor-

58
ture. Dans ces documents, Jay Bybee et John Yoo, les deux avocats de l’Office of
Legal Counsel, affirment par exemple que le waterboarding, la privation de
sommeil, le confinement dans des boîtes ressemblant à des cercueils, l’obligation
de garder une position inconfortable et douloureuse pendant de longues heures
ou le fait de cogner des personnes contre des murs n’étaient pas de la torture, que
ces actes n’étaient ni cruels, ni inhumains, ni dégradants. Par ce biais, le gouver-
nement Bush cherchait à donner une nouvelle définition des « traitements cruels
et inhumains » et donc à soutenir juridiquement qu’il n’y avait pas eu de torture
à Guantanamo. Ce type de stratégie visant à redéfinir des notions inscrites dans
des textes de la plus haute valeur juridique a des effets horriblement pervers, car
l’interdiction du recours à la torture est mise à mal dans les faits et dans le droit.

Toutefois, si ce type de stratégie tend à prospérer, l’État de droit garantit en prin-


cipe son échec, puisqu’il prévoit un gardien : le juge. Or, ce rôle n’a pas été plei-
nement endossé par le juge américain.

la torture et l’impuissance des juges

Dans tout État de droit, le juge a pour tâche de veiller au respect par tous, y com-
pris par les plus hautes instances politiques, des règles juridiques placées au
sommet de la hiérarchie des normes. Dès lors, si la Constitution et les traités
internationaux interdisent formellement le recours à la torture, la fonction du
juge est de veiller au bon respect de cette interdiction. La Cour suprême améri-
caine, dont la réputation d’indépendance n’est plus à faire, aurait pu, et aurait dû,
mettre à mal la stratégie de blanchiment juridique mise en place par l’administra-
tion américaine depuis le 11 septembre 2001.

Redéfinir des notions inscrites dans des textes de la plus haute valeur juri-
dique a des effets horriblement pervers.

Il faut reconnaître que dans les premiers temps, la Cour suprême est apparue à
certains égards comme particulièrement stricte. Elle a ainsi pu rapidement
contredire l’argumentaire développé par l’administration américaine concernant
le statut juridique de Guantanamo. Elle le fit dans un premier arrêt du 28 juin
2004 demeuré célèbre : « Rasul v. Bush ». Dans cette affaire était en jeu la ques-
tion de la compétence des tribunaux américains pour recevoir les requêtes des
détenus étrangers de Guantanamo. À l’inverse de ce que soutenait l’administra-
tion Bush, la Cour suprême a affirmé la compétence des tribunaux américains
pour recevoir et connaître ces requêtes. La Cour a considéré que si Guantanamo

59
n’est pas un territoire sur lequel les États-Unis disposent d’une pleine souverai-
neté, il s’agit cependant d’un territoire relevant de leur compétence pleine et
exclusive. Grâce à ce raisonnement, qu’elle réitéra par exemple le 26 juin 2006
dans l’affaire « Hamdan v. Rumsfeld », elle a pu extraire Guantanamo des
limbes juridiques, laissant espérer que soit obtenue une application pleine et
entière de l’interdiction de la torture. Toutefois, pour contourner la jurisprudence
de la Cour suprême, le Congrès vota en 2006 une loi, la Military Commissions
Act, autorisant le Président à créer des commissions militaires chargées de juger
les détenus étrangers de Guantanamo et prohibant tout habeas corpus [1] pour
ces détenus. Il était dès lors important pour la Cour de se prononcer non plus sur
la forme juridique, c’est à dire sa compétence juridique, mais sur le fond de cette
question. Elle prit position le 12 juin 2008 dans l’arrêt « Boumediene v. Bush ».
La Cour a alors déclaré inconstitutionnelle la loi de 2006, pour violation du droit
à l’habeas corpus. Par cette jurisprudence, la Cour suprême a ainsi pu rappeler la
nécessité pour un État démocratique de placer le contrôle des mesures restric-
tives de liberté dans les mains du juge.

Pourtant, malgré ces jurisprudences encourageantes, les juges américains n’ont


pas persévéré dans leur volonté de contrôler la pratique américaine de lutte
contre le terrorisme. Depuis 2011, la Cour suprême fait un usage régulier de son
writ of certiorary [2] pour rejeter de nombreuses requêtes portant soit sur la
situation de ces détenus, soit sur d’autres affaires relatives à la lutte contre le ter-
rorisme. Par exemple, en 2011, elle rejeta quatre demandes formulées par les
détenus de Guantanamo portant sur leurs conditions de détention. Encore récem-
ment, le 10 mars 2015, la Cour refusa d’accueillir la requête formulée par un
Syrien — Abdul Rahim Abdul Razak al-Janko — qui avait été détenu pendant
sept ans à Guantanamo et qui souhaitait engager la responsabilité du gouverne-
ment américain pour acte de torture.

Ce refus de contrôle se retrouve également dans des instances inférieures, qui


acceptent aisément que le gouvernement se protège derrière le secret défense,
permettant même parfois de protéger des entreprises privées ayant collaboré
dans la politique de torture. Par exemple, l’entreprise Jeppesen Dataplan Inc. a
participé de manière logistique à certaines « restitutions extraordinaires » de pré-
sumés terroristes. Cette compagnie fut mise en cause par cinq personnes — B.
Mohamed, A. E. Britel, A. Agiza, M. F. Ahmad Bashmilah et B. Al-Rawi.
Cependant, leur plainte ne put aboutir dans la mesure où le directeur de la CIA
demanda l’opposition du secret défense. Ces requérants s’adressèrent alors à la
Cour suprême pour qu’elle ré-examine leur plainte, mais cette demande fut reje-

60
tée le 16 mai 2011.

Le refus répété de la Cour de donner suite à sa jurisprudence atteste des limites


du droit. Mais, les propos tenus en décembre 2014 par Antonin Scalia, un des
juges de la Cour suprême américaine, en constituent certainement une des illus-
trations les plus flagrantes. Ce juge conservateur, réputé par la dureté de ses pro-
pos, est allé jusqu’à tordre le Droit pour affirmer devant le micro d’une radio
belge que la torture n’était en réalité pas interdite en droit constitutionnel améri-
cain : « la Constitution ne dit rien sur la torture [...]. Elle parle de châtiments ; les
châtiments « cruels et exceptionnels » sont interdits ». Et selon lui, ces châti-
ments ne sont interdits que lorsqu’ils sont commis en tant que sanction après une
condamnation. Autrement dit, il estime que la torture ou les châtiments sont
conformes à la Constitution tant que la personne n’a pas été mise en examen ou
condamnée pour un crime qu’elle aurait commis. Des propos cruellement dange-
reux pour les droits de l’homme.

Notes

[1]
Ce droit permet à toute personne d’être présentée devant un juge pour
connaître les raisons pour lesquelles elle a été incarcérée ou pour lesquelles
elle est poursuivie.
[2]
La Cour suprême des États-Unis est totalement libre de décider de manière
discrétionnaire si elle veut statuer sur les requêtes qui sont déposées. Seuls
2 % des affaires qui lui sont soumises sont acceptées.

61
La prison Sainte-Anne d’Avignon — Frédérique Ber-
thet, Rémy Dal Molin
Ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer affirmait
Saint-Just le 26 germinal an II. Ce sont parfois les bâtiments qui survivent : ainsi
la prison Saint-Anne à Avignon que visitent Frédérique Berthet et Rémy Dal
Molin. L’internement de juifs raflés dans la région n’a pas laissé d’archives, mais
Marceline Loridan Ivens peut encore témoigner de son cas. L’après-coup de la
violence d’un grand crime côtoie l’après-coup de la violence d’État ordinaire et
pourtant incommensurable, la dite privation de liberté. Peut-on retourner
d’ailleurs dans une exposition d’art de tels incommensurables, les faire se
côtoyer sans se confondre ?

Ouvert à la visite.

Ouvert à la visite.

Photographie de Rémy Dal Molin

Du 18 mai au 25 novembre 2014, la prison Sainte-Anne d’Avignon, désaffectée


depuis onze ans, a abrité une large exposition d’art contemporain de la Collec-
tion Lambert : La disparition des lucioles. Après avoir été partiellement rénovée
pour l’occasion (accessibilité, éclairages et aménagements de sécurité le long du
parcours), tout en restant dans son état d’abandon « naturel », la « Maison d’arrêt
» du 55, rue Banasterie s’est trouvée ouverte temporairement au public.

Les visiteurs rentraient par le hall principal, passaient devant les anciens bureaux
des avocats au rez-de-chaussée et arpentaient trois niveaux de couloirs reliant les
différents « quartiers » (quartiers des hommes, des femmes, des isolés, des arri-
vants, des sortants) avant de quitter les lieux par une cour extérieure et de fran-
chir la même — et unique — porte d’entrée de l’édifice. Deux-cents œuvres en
provenance des collections d’Enea Righi, d’Yvon Lambert, de galeries, d’institu-
tions et de fondations italiennes et françaises étaient ainsi exposées [1]. De
manière privilégiée, les œuvres étaient accrochées dans le périmètre des cellules
; quelques-unes, d’aspect monumental, investissaient des espaces plus vastes
dédiés jadis au collectif : vestiaire, infirmerie, douches, atelier de menuiserie,
salle de sport, cours d’activités. La disparition des lucioles constituait ainsi un

62
double événement, dans le champ de l’art, avec ce rassemblement inédit
d’œuvres des XXe et XXIe siècles d’artistes de renom, et dans le champ de l’his-
toire, avec l’ouverture à tous d’un bâtiment carcéral du XIXe siècle ayant
enfermé des vies sur ordre de la justice pour les « surveiller » et les « punir » —
une prison qui pendant ses 132 années de fonctionnement contrôla l’entrée des
seules personnes autorisées par l’administration pénitentiaire, puis ferma défini-
tivement pour tous en 2003 [2].

Des œuvres d’aspect monumental investissaient des espaces dédiés jadis au


collectif.

La prison Sainte-Anne a été construite à partir de 1864 sur le site d’une ancienne
« Maison des insensés ». Elle se trouve au cœur de la ville historique d’Avignon,
à l’intérieur des remparts, en contre-bas immédiat de la masse minérale du
Rocher des Doms qui fait terrasse pour le Palais des Papes. Accolée à son flanc,
côté rue Banasterie, la chapelle des Pénitents Noirs de la Miséricorde est un
point d’articulation extérieur original de ce bâti de 150 mètres de long et 62
mètres de large. Conçue en pierres de taille, Sainte-Anne combine « un plan à
cour centrale » fréquent dans les prisons « en France avant 1839 » et un « plan
trapezoïdal ou rectangulaire à multiples cours » plus singulier [3] — un plan
reproduit à plusieurs reprises et à des relevés d’époques différentes dans le cata-
logue de l’exposition de La disparition des lucioles édité par Actes Sud [4]. La «
Maison d’arrêt et de correction » fut ouverte à l’issue d’un gigantesque chantier
qui transforma les quartiers Nord-Est de la ville, et expropria au passage ses
habitants, entre Rhône et Palais. Les premiers prisonniers y furent installés au
mois d’août 1871 ; ils étaient jusqu’alors incarcérés dans une aile du Palais des
Papes, celle-là même qui conserve aujourd’hui les Archives départementales du
Vaucluse et, avec elles, les archives de la maison d’arrêt qui y ont été versées en
2005.

La question « que faire de la prison Sainte-Anne ? » surgit dans l’espace public


presque 120 ans plus tard, en 1987, selon Sylvestre Clap, directeur des Archives
municipales. Elle donne lieu à une succession d’études jusqu’en 2002. L’interro-
gation se trouve — comme pour d’autres prisons françaises installées au centre
des cités — à la confluence de considérations sur la vétusté d’un bâtiment
devenu incapable de fournir un cadre décent pour les prisonniers et le personnel,
d’une part, et sur les embellissements voulus pour Avignon à l’intérieur de ses
remparts, dans la zone historique et touristique, d’autre part. En 2003, un nou-
veau centre pénitentiaire est achevé sur la commune du Pontet, à 9 km d’Avi-

63
gnon, sur un terrain acheté par le ministère de la Justice à cet effet : les détenus y
sont transférés le 23 mars. La prison Sainte-Anne est alors vidée de tout occu-
pant. Elle est abandonnée au mistral et aux infiltrations du fleuve : la végétation
envahit les chemins de rondes, les cours d’activités et de promenade ; les murs
d’enceinte continuent eux de se lézarder, la peinture des cellules de cloquer, le
salpêtre et l’humidité de s’insinuer le long de froids et interminables couloirs.

Ce vide du bâtiment — que les visiteurs de l’exposition de la La disparition des


lucioles pouvaient appréhender et ressentir en 2014, doigts gelés même en été,
silence pesant d’un lieu de béton et de métal qui résonnait jadis de mille vies dis-
cordantes et chevauchantes — répond à un vide politique. L’État s’est désengagé
progressivement de la maison d’arrêt au profit de la ville d’Avignon, qui l’a
acquise en 2009 dans le but de la rétrocéder à un hôtel de luxe international ; un
projet auquel l’opposition municipale a mis un point d’arrêt. Depuis, la prison
Sainte-Anne demeure sans perspective, sans proposition de reconversion
pérenne, tel « un angle mort de la cité » [5]. Avec ce changement de proprié-
taire, elle a toutefois gagné au passage, en 2010, une forme d’ajustement entre
l’imaginaire associé au bâtiment et son nom. Le vocable de l’administration
pénitentiaire, « maison d’arrêt », est tombé en désuétude. La ville emploie désor-
mais officiellement la dénomination utilisée jusqu’alors par ceux qui avaient à
vivre la prison — détenus et leurs proches, personnel carcéral, Avignonnais :
celle de « prison Sainte-Anne ». Une appellation libre, liée au dehors de la pri-
son, à une rue qui permet de s’en éloigner, et plus précisément à la proximité de
l’escalier Sainte-Anne, un vieil escalier extérieur repris au XVIIIe siècle et
reliant, à partir de la rue éponyme, les parties basses et hautes d’Avignon : cet
escalier en pente raide permet de rejoindre à pied le Rocher des Doms, de voir la
prison depuis les hauteurs de la ville, de la prendre de haut par une vue paysa-
gère.

Je me suis rendue à l’exposition La disparition des lucioles en juillet et


novembre 2014, à la recherche des traces d’une femme qui fut enfermée deux
semaines dans la prison, tout début mars 1944, alors qu’elle n’avait que quinze
ans. Une détention secrète, comme souvent celle des juifs dans les prisons fran-
çaises avant leur transfert vers le camps officiel de la Muette à Drancy, puis leur
déportation vers les centres de mise à mort d’Europe de l’Est. Cette mise au
secret n’est donc ni renseignée, ni datée par la préfecture de Police du Vaucluse.
Dans son rapport du 10 mars 1944 sur les arrestations de citoyens français par
les autorités allemandes, le préfet du Vaucluse, lorsqu’il rend compte au Chef du
gouvernement que Marceline Rozenberg et son père Szlama ont été arrêtés dans

64
la nuit du 1er au 2 mars à Bollène, indique en effet, en face de la rubrique « lieu
de détention » : « inconnu » [6]. La recherche dans les registres d’écrou de la
maison d’arrêt Sainte-Anne déposés aux Archives départementales du Vaucluse
fait apparaître de nombreuses lacunes sur la période 1942-1946. Ce qui laisse à
penser — l’archiviste-documentaliste responsable du fonds, Blandine Silvestre,
en formule l’hypothèse à mes côtés — que ces documents ont été dérobés ou
détruits à la Libération en raison de leur caractère sensible sur le plan politique.
Je n’ai ainsi pas trouvé, à ce jour, de trace écrite du passage à la prison Sainte-
Anne de celle qui s’appelle aujourd’hui, vieillie par les ans, Marceline Loridan-
Ivens [7]. Seule la chance extraordinaire qui l’a fit revenir vivante — doulou-
reuse mais vivante — d’Auschwitz-Birkenau en 1945, rend possible le témoi-
gnage d’un événement dont le corps, par la voix, atteste seul. Le corps, la parole,
et l’art.

Marceline Loridan-Ivens a été conviée en avril 2014 à revenir, pour la première


fois depuis soixante-dix ans, à la prison Sainte-Anne ; dans le cadre de la prépa-
ration de l’exposition et sur une idée du journaliste Vincent Josse. Sa visite a fait
l’objet d’un film de vingt-cinq minutes où ses souvenirs se trouvent mis à vif par
la sensation retrouvée d’être sur les lieux-mêmes du commencement de la tragé-
die — dans la prison qui lui ôta la liberté sur le sol de France et ne lui ouvrit ses
portes que pour la mettre sur des rails. Des rails qui devaient aboutir le 16 avril
1944 sur la judenrampe d’Auschwitz. Réalisé par Franck Leplat, avec Sébastien
Guisset au son, le film Marceline Loridan-Ivens racontant son passage à la pri-
son Sainte-Anneavant son départ pour Auschwitz était montré en boucle dans
l’exposition. Projeté en couleur sur le mur du fond de la cellule 54 [8], sise au
1er étage où étaient placées des vitrines relatives à l’historique de la maison
d’arrêt. Un film considéré comme une œuvre d’art contemporain au même titre
que toutes celles accrochées par la Collection Lambert dans La disparition des
lucioles,et pour cette raison, non destiné pour l’heure à la diffusion publique au-
delà du 25 novembre 2014. Seul le souvenir de ce récit mis en scène demeure en
mémoire. Seule la photographie permet de faire trace, et de transmettre pour le
dehors, en passe-muraille de la prison Sainte-Anne, une histoire dont l’écriture
ne saurait s’arrêter avec la fin d’une exposition.

Silence in the Museum.

Silence in the Museum. Mur d’enceinte, rue Migrenier.

65
Photo Rémy Dal Molin

M comme Muséum.

M comme Muséum. Mur d’enceinte, rue Migrenier.

Photo de Rémy Dal Molin

Slogan.

Slogan. Mur d’enceinte, rue Migrenier.

Photo Rémy Dal Molin

Entrée/Sortie.

Entrée/Sortie. Rue Migrenier.

Photo Rémy Dal Molin

En noir et blanc.

En noir et blanc. Cellule (avec Abandon All Hope Ye Who Enter


Here, Ross Sinclair, 2001, détail), rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Le tabouret.

Le tabouret. Cellule 119.

Photo Rémy Dal Molin

L’œilleton.

L’œilleton. Cellule, 1er étage.

66
Photo Rémy Dal Molin

Projection 1.

Projection 1. Cellule 54 (au fond, projection de Marceline Lori-


dan-Ivens racontant son passage à la prison Sainte-Anne avant
son départ pour Auschwitz, Franck Leplat, 2014, détail), 1er
étage.

Photo Rémy Dal Molin

La passante.

La passante. Cellule (au 1er plan, Above the Weather. In Turkey,


a Weaver has Woven a Tapestry from String Equalling the Dis-
tance from the Earth to Above the Weather, She was Asked to
Choose String the Colour of Night, Jason Dodge, 2011, détail),
rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Ligne de vie.

Ligne de vie. Couloir (avec J’ai rêvé d’un autre monde, Claude
Lévêque, 2001, détail), rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Sortie/Sortie.

Sortie/Sortie. Escalier intérieur du 2e étage.

Photo Rémy Dal Molin

Notes

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[1]
Pour consulter la liste des artistes exposés [https://jlcougy.wordpress.com/
category/musees/collection-lambert-avignon].
[2]
D’autres prisons ont fait l’objet d’ouverture au même moment, par exemple
: celle d’Alcatraz dans la baie de San Francisco, fermée depuis 1963 et
reconvertie en site touristique, avec @Large : Ai Weiwei on Alcatraz (sep-
tembre 2014-avril 2015) et celle de la Santé à Paris, ouverte à la visite (20-
21 septembre 2014) pendant ses travaux de réhabilitation.
[3]
Isabelle Warmoes, Étude de valorisation du site de la prison Sainte-Anne,
Ministère de la Justice, ministère de la Culture, Wilmotte & Associés, 2002,
p. 22.
[4]
La Disparition des lucioles. Prison Sainte-Anne, Avignon, Collection Lam-
bert en Avignon, musée d’art contemporain/Actes Sud, 2014, p. 60-79,
p.126-7, p. 192-3, p. 276-7, p. 351-2.
[5]
Ibid., Sylvestre Clap, « Insensés, pénitents, criminels et artistes : un étrange
ballet s », p. 78.
[6]
Archives départementales du Vaucluse, Fonds « Préfecture cabinet », 1942-
1945, série 6W37.
[7]
Référence à cet emprisonnement dans les deux ouvrages de Marceline Lori-
dan-Ivens : pp. 96 et 108 de Ma vie Balagan [écrit avec Elisabeth D. Inan-
diak], Robert Laffont, 2008, et pp. 33, 78 et 79 de Et tu n’es pas revenu
[écrit avec Judith Perrignon], Grasset, 2015.
[8]
Le cartel des œuvres portait la mention « cellule » suivie d’un numéro cor-
respondant au déroulé du parcours d’exposition. Ce numéro reprenait le
principe de chiffres peints par l’administration carcérale sur la porte des cel-
lules, côté couloir, mais réinventait la numération elle-même.

68
Sabotage littéraire — Sophie Rabau
Le jeune François-Xavier, garçon pieux mais sensible, et moi-même continuons
de mettre au jour, par le miracle de la lecture intéressée, les gais secrets enfouis
par Berthe Bernage dans les incomparables épisodes de sa saga Brigitte Jeune
fille, Maman,Femme de France, etc.). Où nous ne sommes pas au bout de nos
surprises et tombons sur un message politique dont la teneur est loin d’être
catholique.

Pour Jeanne

Il ne faut plus nous la faire, Berthe. Que Brigitte, votre héroïne, ait épousé un
Olivier amoureux de Marcel, cela est à présent objectivement établi. Mais ce
n’est là que la partie immergée de votre gai propos, qui s’étale, limpide, devant
nos yeux décillés. Tout est clair.

Le passé d’Olivier d’abord et certaines des rumeurs qui courent à son endroit : «
On prétend qu’Olivier Hauteville ne songe pas au mariage, qu’il veut voyager,
travailler librement pendant plusieurs années » (Brigitte jeune fille et jeune
femme, p. 55). On prétend bien, mais ce n’est pas la bonne raison, à moins que «
travailler librement » ne soit une jolie manière de dire les choses. Quant à la
belle Françoise Martin, ce n’est pas d’elle que le jeune artiste a été amoureux et,
de celle-là, Brigitte n’a rien à craindre. Chantal, la sœur d’Olivier, ne cache
pourtant pas à la jeune fiancée la vraie nature du danger : « Nous allons chez les
Martin : tu sais, Rémy Martin, le sculpteur ? Il est très gentil pour Olivier. » (Bri-
gitte jeune fille et jeune femme, p. 71). Très gentil je veux bien croire qu’il le fut,
ce professeur de sculpture et de quelques autres choses, un peu plus âgé sans
doute que le jeune artiste, son premier amant et son initiateur… Grâce à Martin,
« qui a tant protégé son envolée de jeune artiste » (Brigitte Maman, p. 140), Oli-
vier a compris sa vraie nature ; c’est lui sans doute qui lui conseille un mariage
de raison où — je le sais maintenant avec certitude — Brigitte va de mirage en
mirage en chantant des magnificat. Olivier ne cesse de « voyager » ; et son
épouse gagnerait à écouter ce qu’on lui dit. Car le mari voyageur a mis cartes sur
table, dès leur voyage de noces, quand il lui a donné le mode d’emploi de leur «
couple » : « Brigitte, ma chérie, je serai obligé de te quitter pendant une heure. Je
voudrais faire une visite à mon ami le Père Bruno et tu sais que les femmes ne
sont pas admises dans le couvent » (Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 83).
Vaguement lucide, la jeune épouse tente de le retenir : « la nostalgie du cloître va

69
te reprendre, et tu regretteras ton mariage avec une petite folle ». Mais la plus
folle des deux n’est pas celle qu’on croit et rien n’y fait : « Il est parti le têtu »
(Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 84). « Têtu », vraiment ? Incrédule, Fran-
çois-Xavier contemple les numéros de son magazine préféré qu’il conserve sous
son matelas : c’est donc chez Berthe qu’il faut trouver l’origine de ce titre qui l’a
toujours un peu intrigué ?

Revenons à nos mirages, à nos cloîtres plutôt, où les femmes ne sont pas
admises. Il faut croire qu’elles ne sont pas non plus admises au Proche Orient où
Olivier finit par partir seul.

Pendant ce temps, Brigitte soigne leur bébé opportunément malade… Tandis


qu’elle se la joue épouse héroïque et dévouée à la cause artistique, il rencontre,
devinez qui ? Mais oui… Les Martin, ou plutôt Rémy Martin tout seul, sans
doute en compagnie de quelques autres artistes… Tout cela quand il ne prend pas
« le thé avec des officiers anglais » (Brigitte Maman, p. 50)… L’Orient est un
mirage… On le savait déjà un peu.

Bref dans « mariage » il y a « mirage » et un mariage si bien entamé ne peut que


continuer dans la plus grande harmonie, de chimères en mirages que s’invente
Brigitte, parfois d’ailleurs à son avantage, comme avec Jacques Rémillot. Ce
Jacques Rémillot, « un ami d’Olivier », rend de fréquentes visites au jeune
ménage. Et notre oie blanche de gonfler son ramage ; elle s’empresse de croire
ce qu’on veut lui faire croire : il est épris d’elle. Amoureux, il l’est sûrement,
Jacques, mais, au vu de ce que nous savons, ce n’est peut-être pas vers l’épouse
que vont les vœux de ce « grand garçon follement épris » (Brigitte Maman, p.
198). Follement, décidément. Berthe ne nous l’envoie pas dire : « Jacques
Rémillot égaiera Olivier » (Brigitte Maman, p. 79), et, au cas où nous n’aurions
pas compris, dans ce beau chapitre, si opportunément intitulé « Brigitte et le
carême » : « Olivier éprouve tant de plaisir à le voir » (Brigitte Maman, p. 107).

Mais il faut être juste : même chez les curés et les militaires, on compte
quelques hétérosexuels.

Quant à Martin, le sculpteur, il continue de veiller sur son protégé, envoyant au


chevet de la petite Marie, difforme par la volonté (le châtiment ?) de dieu, un «
ami très cher, un grand savant » (Brigitte maman, p. 287). Je suis d’accord avec
vous, Berthe, ma Berthe : la solidarité que cultivent entre eux ces invertis est
parfois bien utile aux familles chrétiennes un peu justes financièrement.

70
D’ailleurs quand le grand savant demande à voir les autres enfants, ce n’est pas,
comme il le prétend, pour affiner son diagnostic en examinant le reste de la pro-
géniture, bien racée comme on s’en doute. Le docteur et « ami », en avance sur
son temps, connaît les lois de la statistique : sur une famille de six enfants, ça
serait bien le diable (qu’elle m’accompagne en mes œuvres) si l’un.e ou l’autre
n’était pas « têtu.e ». Car les intrépides familles chrétiennes qui donnent à la
France de grandes et nombreuses fratries, multiplient aussi les chances d’engen-
drer des invertis. Mais passons… et jouons avec le docteur au jeu des probabili-
tés. J’ai cru d’abord, et François-Xavier aussi, que l’un des deux jumeaux, le
beau Michel ou le doux Vincent, tenait de son père l’artiste. Vincent est opportu-
nément « appelé » et devient prêtre, tandis que Michel se plaît un peu trop dans
son régiment de chasseurs alpins. François-Xavier lui-même hésite pour sa
future carrière entre le sabre et le goupillon, espérant encore, le pauvret, concilier
les valeurs de sa famille et ses désirs singuliers. Mais il faut être juste : même
chez les curés et les militaires, on compte quelques hétérosexuels. Le cas du
second fils, Jean-François, est bien plus suspect. Brigitte experte en mirages et
autres paravents trouve mille explications à la distance qu’il met entre lui et sa
famille. Mais nous devinons bien, à présent, ses raisons. François-Xavier est le
second de ses huit frères et sœurs et quand il sera plus grand, il envisage, lui
aussi, de moins les fréquenter…. Mais laissons là cette belle famille, ou plutôt
laissons le dernier mot à Brigitte : « Quant à Olivier, il voyage » (Brigitte
Maman, p. 230) ou, en moins crypté : « puisque c’est ma mission, la gaieté »
(Brigitte Maman, p. 40).

Politique de Berthe

Ainsi vont les choses dans votre monde merveilleux, Berthe Bernage, et vous
parviendriez sans peine à m’égayer, moi aussi, s’il en était besoin. Mais que l’on
ne croie pas que vous vous contentez de charger vos lignes roses — « J’aime le
rose » dit Brigitte — de signes à peine voilés, tendus charitablement et, j’ose le
dire, tendrement, à vos lecteurs en quête d’un miroir. Votre largeur de vues, la
spiritualité de votre engagement, la profondeur de votre réflexion lestent votre
écriture d’un message politique dont la dimension a sans doute été méconnue
jusqu’à présent. Vous êtes à la page, vous aussi, Berthe, et avant tout le monde
avez su dire les bénéfices sociaux et intimes de la co-parentalité et de la Gesta-
tion Pour Autrui. Se demande-t-on au détour d’une page, pourquoi tante Anne au
cœur si maternel ne s’est pas mariée, et n’a (donc) pas eu d’enfants ? La réponse
vient, magistrale, impérieuse : « elle voulait être la mère de tous les malheureux
» (Brigitte jeune fille, p. 133). Et si nous avions encore un doute sur le sens de

71
cet engagement, lisons ce beau dialogue entre Brigitte et sa chère et très sage
maman :

Dis, Maman, qu’aurais-tu fait si tu n’avais pas eu d’enfants ?


J’aurais aimé les enfants des autres, répond-elle sans hésiter une seconde.
(Brigitte maman, p. 99)

Dont acte. Merci, Berthe B. comme Butler pour cette ferme apologie des liens de
parenté que ne fonde pas la nature… La maternité se construit comme les genres,
ce que vous savez bien et dites sans trembler. Ou plutôt Brigitte le dit, quand la
si pittoresque tante Marthe, exprime des idées d’autrefois : « J’aimais joliment
que mon cher Eugène me protégeât, me dirigeât. Se sentir faible auprès d’un
compagnon fort, c’est si naturel chez la femme ! », lit-on à la page 155 de votre
tome 18, Brigitte, la jalousie et le bonheur. Mais Brigitte, toujours à la page, ne
mange de ce pain naturel-là et n’hésite pas à exprimer, in petto, sa différence : «
Mais ai-je jamais ressenti cette impression d’un compagnon fort ? Non…j’ai dû
être forte pour étayer une frémissante sensibilité d’artiste. » Nous savons mainte-
nant que dans le monde de Brigitte, étayer c’est égayer.

Merci, Berthe B. comme Butler, pour cette ferme apologie des liens de
parenté que ne fonde pas la nature.

Écrivaine engagée et penseuse avant-gardiste, la Bernage n’est pas pour autant


une de ces militantes en chambre coupées du réel qui théorisent sans pratiquer.
Bien avant mes modestes expériences, Berthe, bien plus audacieuse, avait déjà
entrepris de réécrire dans le bon sens les grands classiques de la littérature occi-
dentale. Que l’on en juge par cette iliadique évocation du départ d’Olivier vers le
front (et autres plaisirs) :

Alors il les souleva dans ses bras un à un comme faisaient déjà les hommes
au temps du vieil Homère. Achille moderne, il regarda intensément cet
Astyanax, et puis cet autre. (Brigitte, femme de France, p. 62-63)

Certes les hommes en usaient ainsi au temps d’Homère, mais d’ordinaire c’est
plutôt Hector qui soulève Astyanax dans ses bras. Berthe ne s’embarrasse pas de
ces détails. Aussi brave qu’Ajax, plus libérée qu’Hélène, elle renverse sans trem-
bler l’ordre établi et hétéronormé de la littérature mondiale : Achille fils de Pélée
est père d’Astyanax, Patrocle, l’autre père, est son ami de cœur. Andromaque, je
pense à vous, mère porteuse. Moi je pense à ma mère qui aimait Andromaque et

72
chipait, par ailleurs mes volumes de Brigitte : cette tolérance soudaine à la fin de
sa vie, cette acceptation sereine de ma vie et de mes amantes, je vous les dois,
Berthe, merci.

Ah les tricoteuses ont l’aiguille basse et les suffragettes peuvent aller se rhabiller
! La vraie révolutionnaire, c’est vous Berthe Bernage.

Berthe, vous êtes merveilleuse.

Camarade, ou presque, Berthe

Berthe mon alliée… Ma sœur en politique, camarade, ou presque, Berthe, je ne


voudrais pas vous sembler familière mais c’est que, vous savez, j’ai tout com-
pris. Tout, vraiment. Laissons François-Xavier au dortoir et discutons, enfin, de
l’essentiel. Entre femmes. Olivier qu’il faut égayer n’est qu’un mirage de plus
qui dissimule mal le plus important… Je les ai vite reconnues mes semblables,
mes proches qui se promènent dans vos pages. J’aime particulièrement Mlle
Renée et Mlle Anne qui ont choisi de « rester filles » :

Rester fiwlle ! Les tantes de Chantal l’ont fait. Mlle Anne dirige un dispensaire à
Paris ; Mlle Renée une bibliothèque populaire. Elles sont cultivées, charmantes ;
elles ont une mode bien à elles qui ne passe jamais de mode. (Brigitte jeune fille,
p. 40)

Mlle Anne a même « une auto qu’elle conduit elle-même ». Brigitte a bien rai-
son quand elle s’écrie que « vraiment, personne ne songerait à affubler Mlle
Anne et Mlle Renée de l’affreux nom de vieille fille ! » En effet, personne n’y
songerait. Mais à quelques autres noms, plutôt moins affreux, j’y songerais assez
bien. Vous aussi, Berthe, n’est-ce pas ? Les mêmes noms, d’ailleurs, convien-
draient assez bien à l’amie Odette qui veut, elle aussi, « rester fille », travailler et
s’amuser à sa guise. Bien sûr tout a un prix et cette « indépendante » personne «
va partir en Indochine » (Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 95), où il est peut-
être moins difficile d’être ce que l’on est. Cette Odette est intéressante, ou plutôt
intéressée, un peu dans mon genre en somme. Cette « grande et belle personne »
(Brigitte maman, p. 23) le dit d’ailleurs à Brigitte à son retour d’Indochine,
quand elle n’a rien de plus urgent que de se précipiter chez le jeune ménage, en
l’absence de l’époux : « Je vous aime beaucoup, ma chère Brigitte, je m’inté-
resse à vous. » (Brigitte maman, p. 23). C’est qu’Odette a eu une idée géniale :
Brigitte doit rejoindre, et vite encore, la ligue féministe qu’elle est en train de

73
fonder. Bien essayé Odette… Bien senti, surtout. Senti comme moi, en tout
cas… Que Brigitte soit décidée, sportive, forte et dynamique, tout cela passe
encore et se rencontre chez bien des femmes… mais qu’elle épouse, entre dix
prétendants, le plus sensible, le plus artiste, le plus doux, le plus délicat, en un
mot le plus conventionnellement féminin, voilà qui ne laisse guère de place aux
doute… Et je rêve un instant à cette amitié orageuse avec l’amie jamais aban-
donnée, Huguette, qui tarde tant, elle aussi, à se marier avec un homme qu’elle
n’aime pas… Vous le dites bien, Berthe, qu’Huguette fait scandale… Que vous
ne donniez pas la vraie raison de ce scandale, je le conçois et c’est d’ailleurs
inutile : j’ai compris. Comment ne pas comprendre ? Comment ne pas recevoir
avec reconnaissance le cadeau de cette autre belle scène qui font pâlir certaines
pages de la torride Colette. J’envoie François-Xavier jouer dans la cour avec ses
camarades. Il ne comprendrait pas mon émoi quand, installée sur son petit lit, je
le relis pour moi seule, ce passage si délicatement pornographique où Brigitte se
retrouve seule avec Anne-Geneviève, surnommée la « jolie dame », qui prend les
choses en main :

— Asseyez-vous sur le banc. Je vous assure que vous pouvez vous reposer
un peu : le boucher a de la viande ce matin. Ôtez votre chapeau, donnez-
moi votre main.
— Que la vôtre est douce, qu’elle est fraîche. Elle et la rose… (Brigitte,
Femme de France, p. 153)

Oh le délice de ces points de suspension… et la fraîcheur d’une main que l’on


sent dans la sienne, promesse d’une autre rose qui… Berthe, vous instillez dans
vos lignes de ces poisons dont le goût nous enivre, nous enivrerait si, prudente,
vous ne fournissiez en même temps l’antidote : il est des moments où il vaut
mieux, en effet, penser à la viande et au boucher, plutôt que de tomber dans
l’abîme des points de suspension et autres ellipses désirables.

Qu’importe, le mal est fait. Et tout à coup cette histoire me semble un peu moins
riante… Brigitte aime les femmes, mais croit qu’elle aime le tennis, les artistes,
les roses et la viande du boucher… Brigitte, tribade sans le savoir et sans vouloir
l’entendre, obligée toute sa vie de subir les assauts, heureusement fort rares, d’un
homme qui n’aime même pas les femmes… La religion cause décidément bien
des souffrances… Pauvre Brigitte. Pauvre Berthe ?

Qu’écris-je ? Voilà que je m’égare quand je n’ai accompli que si peu de la tâche
à moi confiée. Car je sais bien que vous doutez encore. Vous aimeriez mettre

74
tout cela sur le dos de Berthe ; vous vous persuadez qu’il suffirait de la mettre à
l’Index. Innocent que vous êtes ! Vous vouliez, il y a peu, procurer toute la série
des Brigitte à François-Xavier, et vous crachez à présent sur ce que vous avez
adoré. J’ai beau vous assurer que Berthe n’y est pour rien, que notre manière de
lire vaut pour tout imprimé, fût-il apostolique, vous vous raccrochez, éperdus, à
de vains espoirs : certains livres, d’autres livres résisteraient à ces perverses lec-
tures. Non pas des romans — d’ailleurs vous vous êtes toujours méfiés de cette «
Bibliothèque de ma fille » et de son « choix de romans pour les Jeunes Filles et
la Famille ». Mais de bons livres, des livres religieux et saints, écrits pour la
conversion des pêcheurs et l’édification de la jeunesse… Ces livres-là viendront
à bout du mal et échapperont au plus malin des lecteurs. Même moi qui vous
parle, ne devrais-je pas les lire, puisque malgré vos efforts, je convertis mieux
vos livres que vous ne me convertissez ?

Eh quoi ! Est-ce donc ce que vous voulez ? Est-ce là ce que vous réclamez, trou-
peau naïf bêlant de joie devant la Bête déguisée en bon berger ? Allons, il est
temps encore de renoncer. Rendez les armes ! Ne traversez pas avec moi les
miasmes de l’Enfer. Je serai impuissante à vous protéger des flammes qui déjà
lèchent vos âmes imprudentes. Quant à vos corps…

Mais vous avez des yeux et ne voulez pas voir… Va-t-il falloir que je déroule
devant vous le mal dans toute son horreur ? Il faudra donc… Tant pis… Des
livres religieux, avez-vous dit ? Fort bien… Vous l’aurez voulu…

75
Les gouines of color sont-elles des indigènes comme les
autres ? — Malika Amaouche
La vie, combien de dimensions ? On n’est jamais seulement femme, contre
d’autres identités possibles. De même qu’on n’est jamais seulement noire, ou
arabe, ou d’origine musulmane. Il est politiquement heureux de pouvoir penser
qu’un sujet est toujours un autre, qu’il a toujours la possibilité d’être un autre.
C’est ce qu’une militante, possiblement lesbienne, possiblement féministe, pos-
siblement blédarde, possiblement of color, possiblement racisée, possiblement ce
que son être désirant veut qu’elle soit, ou qu’elle combatte, expose à Vacarme.

« Libérez la bête, effacez sa dette


Essayez d’oublier qu’elle n’a grappillé que les miettes
Et ne niez même pas les misères que vous lui faites
Elle n’a pas d’autre tort que d’avoir une autre tête. »
— Casey, Libérez la bête

Aujourd’hui, tandis que j’écris ce texte, deux événements sont concomitants : la


crispation, au sein des débats dans le champ militant féministe, sur les questions
de racisme et d’islamophobie lors de l’exclusion, par exemple, de Rokhaya
Diallo d’un débat sur le sexisme il y a quelques mois — j’y reviendrai plus loin
— et l’intérêt suscité par la notion d’intersectionnalité dans le champ universi-
taire et militant.

Tout d’abord, une précision sur mon point de vue situé en tant que personne raci-
sée, lesbienne, de nationalité française et issue de l’immigration et d’un milieu
ouvrier. Je ne conçois l’identité que de manière dynamique, c’est-à-dire en per-
pétuelle évolution, car, dans les différents traits de mon identité, je peux parfois
mettre en avant une caractéristique qui fait sens dans tel contexte et taire ce qui
ne me semblerait pas avoir d’intérêt dans tel autre. J’ai milité dans les champs
féministe et de la lutte contre le sida, pour les droits de travailleurs-ses du sexe,
contre l’interdiction du voile à l’école, au sein des Blédardes [1], aujourd’hui
pour les combattantes kurdes, dans des associations ou groupes LGBT, mixtes ou
non-mixtes en terme de genre. En tant que lesbienne racisée, il est souvent arrivé
dans des groupes féministes que, du fait que je m’exprimais à partir d’un point
de vue situé de minorité sexuelle racisée, ou parfois du seul fait de ma présence
[2], mes propos ou revendications (quoique légitimes comme, par exemple, le

76
fait de demander des moments de non-mixité) soient pris comme une volonté
d’amener des dissensions inutiles, susceptibles d’entraver la lutte et donc de
diviser la classe des femmes.

Une activiste du groupe « Lesbiennes of color » (LOCs), d’origine africaine, exi-


lée et résidant en France, évoque ainsi cette expérience d’être racisée dans le
champ féministe : « On a remarqué que les milieux LGBT et féministes n’étaient
pas exempts de l’écueil de reproduire des rapports de pouvoir et de domination,
à commencer par l’occultation d’une lutte au profit d’une autre. Par exemple les
femmes blanches vont focaliser sur la lutte contre le sexisme alors que nous, les
of color, qui sommes lesbiennes et féministes, nous subissons et le sexisme et la
lesbophobie et le racisme, et cela n’est pas pris en compte. Le milieu LGBT est
un milieu blanc et centré sur les gays, et même les lesbiennes qui s’y sont politi-
sées n’opèrent pas la déconstruction du racisme en son sein. Nous vivons donc
une expérience contradictoire : on est là mais on n’existe pas ! On me voit et
pour autant je n’existe pas en tant qu’individu ayant une histoire liée à l’immi-
gration, à l’exil, au colonialisme. Ça ne compte pas et il faut se contenter d’exis-
ter d’un point de vue exotique, de constituer un « alibi ». Cette expérience
contradictoire d’être in/out représente aussi une invisibilité de la pensée. » [3]

J’ajouterai à cette liste de facteurs d’invisibilité une occultation de nos vécus


particuliers, du fait de nos héritages culturels, linguistiques, religieux et de nos
manières de vivre ici, en tant que minorités sexuelles racisées.

Il s’agit d’une difficulté (ou d’un refus) de saisir les femmes dans leur diversité,
au nom d’un féminisme universel. Cette dimension était explicite dans le refus
de Frédérique Calandra, maire du 20e arrondissement à Paris, de voir se tenir un
débat avec Rokhaya Diallo lors d’une semaine consacrée au féminisme en mars
dernier. Elle reprochait à cette dernière des prises de position contre Caroline
Fourest, ou d’être trop proche des Indigènes, ou encore d’avoir signé une péti-
tion contre Charlie Hebdo en 2011 et d’avoir estimé que la loi française sur le
port du voile était « islamophobe » (Libération, 23/02/2015). Suite à la polé-
mique soulevée par cette interdiction, une pétition fut lancée. Les signataires,
prenant le parti de la Maire, prétendaient qu’inviter Rokhaya Diallo reviendrait à
« disqualifie[r] les valeurs de la citoyenneté démocratique et le féminisme uni-
versaliste au prétexte qu’ils seraient portés par des « blancs occidentaux ». » Et
dévaloriserait « du même coup les luttes féministes pour l’accès aux droits
humains, à l’égalité et à la liberté qui se développent dans d’autres pays (hors
Occident) ». Elles considéraient qu’émettre un point de vue situé en tant que per-

77
sonne racisée, et dénoncer une islamophobie (prenant ici le visage d’un dénigre-
ment du port du voile) qu’elles-mêmes peinaient à reconnaître, revenait à diviser
la classe des femmes et, par là même, à interdire la prise de parole de l’une
d’elles. L’idée était aussi sous-jacente dans ces propos que le féminisme (blanc)
porté par les signataires de la pétition valait pour toutes les femmes quelle que
soit leur condition, ici comme partout dans le monde, et qu’elles n’avaient pas
leur mot à dire sur ce qui leur était proposé comme moyen d’émancipation. Cette
analyse manquait les apports des recherches qui pensent ensemble sexe, genre,
classe, comme le font par exemple celles qu’on désigne sous le nom d’études
consacrées à l’intersectionnalité.

Nous vivons donc une expérience contradictoire : on est là mais


on n’existe pas !

Cette notion, arrivée en France dans les années 2000, a été forgée par Kimberlé
Crenshaw en 1989 aux États-Unis. Au sein du mouvement du Black Feminism,
celle-ci s’est élevée à la fois contre les idéaux féministes des femmes blanches
de la classe moyenne et contre les organisations anti-racistes de l’époque, qui ne
s’adressaient qu’aux hommes.

L’intersectionnalité permet de concevoir l’imbrication des rapports sociaux, de


sexe, de race et de classe, et ses conséquences [4]. Si ce concept constitue « une
nouvelle tournure [donnée] à un problème ancien », il permet de « problématiser
l’hégémonie théorique du genre et les exclusions du féminisme occidental blanc
» tout en offrant « une plate-forme pour la théorie féministe comme entreprise
commune [5] ». De plus, il permet d’offrir une boîte à outils à qui veut penser
une praxis.

Je préfère cependant pour ma part la notion de consubstantialité des rapports


sociaux [6], qui rend compte du fait que les rapports sont dynamiques : en se
déployant, les rapports sociaux de classe, de genre, ethniques ou de « race », se
reproduisent et se co-produisent mutuellement. Pour Danièle Kergoat, que les
minorités aient leurs propres revendications n’enlève rien à la majorité ; il est
impossible de parler d’un thème principal qui dominerait les autres. Parler de
consubstantialité évite selon elle d’établir une hiérarchie entre les rapports
sociaux, car ils s’agencent et se ré-agencent. Pourtant à travers nos pratiques
militantes, nous ne pouvons que remarquer que ce ne sont pas seulement les
sujets et les groupes qui hiérarchisent les thèmes de sexe, race, classe : la société
et les réactionnaires le font aussi. Kergoat pose la question de savoir en quoi la

78
pluralité d’un mouvement a des effets sur le contenu des revendications. Il me
semble pour ma part que la hiérarchisation détermine la revendication.

En se déployant, les rapports sociaux de classe, de genre, ethniques ou de «


race », se reproduisent et se co-produisent mutuellement.

Par exemple, voyons comment cette notion d’intersectionnalité est appropriée


par Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République, à propos de la
question de l’homosexualité [7] : là où il n’y souvent par exemple que des
accommodements avec des normes sociales, comme dans ces mariages hétéros
arrangés entre personnes homosexuelles pour pouvoir vivre leurs relations en
limitant la pression sociale, elle voit une caractéristique de la façon de vivre son
homosexualité chez les Maghrébins. Selon elle, vivre de manière cachée et hon-
teuse nous convient, à nous homosexuel.le.s maghrébin.e.s. Aspirer à vivre nos
amours librement et au grand jour serait une revendication soufflée par les
LGBT blancs.

Pourtant la tolérance à l’égard des homosexuel.le.s est historiquement détermi-


née. Les Arabes ont été à une époque lointaine beaucoup plus permissifs que les
Européens, et le Caire du XIXe siècle fut par exemple plus ouvert [8] que la
France de la même époque. Et quand Houria Bouteldja demande, à propos des
LGBT of color et de l’injonction qui nous serait faite selon elle par les LGBT
blancs de faire notre coming out [9] en famille, « que signifie l’intersectionnalité
quand l’invisibilité est le choix majoritaire des principaux concernés ? », je
répondrai que d’une part, la question de savoir s’il s’agit d’une pratique ou
d’identité n’est pas pertinente, car l’accès au droit de vivre sa vie et d’aimer qui
on veut est un besoin vital qui s’impose à l’individu avant même la question de
savoir à quoi il renvoie en terme de visibilité, d’identité et d’appartenance à un
groupe. Et que d’autre part, je n’ai personnellement jamais rencontré une per-
sonne LGBT of color ayant reçu l’injonction de quiconque à faire son coming
out auprès de sa famille — même si on peut subir du chantage à la révélation de
l’homosexualité par des personnes malveillantes, ce qui s’appelle alors de l’ou-
ting.

Il me semble plutôt que les Lesbiennes, Bi, Trans, Homosexuels, Free Genders,
Intersexe… (liste non exhaustive) of color subissent des discriminations à l’em-
bauche ou pour l’obtention d’un logement, sont victimes de harcèlement au tra-
vail, de chantage à l’outing, de difficultés d’accès à la parentalité, d’une exposi-
tion plus grande au VIH-sida et aux infections sexuellement transmissibles, et

79
connaissent un taux plus fort de dépression et de suicides liés à l’oppression
sociale… la liste serait longue. Et que dans ce contexte la question de notre plus
ou moins grande visibilité publique est le moindre de nos soucis. S’il faut recon-
naître que le racisme opère avant tout en rejetant de la sphère publique celles et
ceux d’entre nous qui sont les plus visiblement of color, il faut aussi souligner
qu’il intervient sur tous les autres aspects de notre vie de manière permanente,
profonde, en un mot : structurelle. Si l’accès à une plus grande visibilité des
LGBT of color peut être une revendication, nous nous demandons aussi et sur-
tout comment vivre nos vies sexuelles et affectives dans ce monde patriarcal,
raciste et capitaliste, et avec quels moyens et comment lutter contre les lois qui
nous oppressent.

Pour les féministes majoritaires ou pour le PIR il ne s’agit pas tellement de hié-
rarchiser mais de rejeter comme non opérants les autres sujets de discrimination.
Alors qu’a contrario l’activiste « lesbienne of color » que je citais plus haut pré-
sente souvent son groupe comme un espace de possibles, de rencontres, et de
lutte… comme s’il fallait, pour concevoir et traduire en acte l’intersectionnalité,
non pas un espace à deux dimensions propice à la hiérarchisation mais un espace
en 3D qui permette d’articuler genre, sexualité, race ou classe de manière dyna-
mique.

Il n’existe donc aucune raison valable, aussi bien d’un point de vue théorique
que sous l’angle de la démocratie, de considérer que les points de vue situés et
construits socialement des personnes minoritaires ne sont pas dignes d’être inté-
grés aux luttes des féministes majoritaires. Car, si nous, lesbiennes racisées qui
incarnons les synthèses des multiples dominations subies, effrayons les fémi-
nistes majoritaires qui ne veulent avancer que sur une ou deux lignes de front
(bien souvent la lutte contre le sexisme ou l’égalité professionnelle), nos enne-
mis communs, les agresseurs, n’éprouvent eux aucune difficulté à articuler sexe,
race et classe quand ils s’en prennent à une femme voilée, enceinte, seule dans la
rue, dans un quartier populaire.

Notes

[1]
Les Blédardes (2004-2005) était un groupe de maghrébines non voilées
(dont Houria Bouteldja) qui se sont opposées à la loi contre le foulard à
l’école.
[2]

80
Un jour dans une association féministe mixte (en termes de genre) que j’ai
créée avec d’autres militantes, un débat a été lancé lors d’un séminaire
auquel je n’avais pas pu assister sur « la place des lesbiennes dans l’asso-
ciation ». Je précise que j’étais la seule lesbienne affichée de l’association.
[3]
Conversation enregistrée le 20/12/2014. Cette activiste ne souhaite pas être
nommée.
[4]
Cette question a fait l’objet d’une publication récente du Centre d’Ensei-
gnement, de Documentation et de Recherches pour les Études Féministes
(CEDREF) : Intersectionnalité et colonialité, Débats contemporains, coord.
Jules Falquet et Azadeh Kian, Les Cahiers du CEDREF, 2015.
[5]
Voir Kathy Davis, « L’intersectionnalité un mot à la mode. Ce qui fait le
succès d’une théorie féministe », Les Cahiers du CEDREF, 2015, p.75.
[6]
Employé par Danièle Kergoat. Voir l’entretien « Articuler les luttes contre
les différents rapports sociaux inégalitaires » publié par l’Iresmo en août
2011 http://urlz.fr/1I0d.
[7]
Sur la question des femmes voir l’article que nous consacrons à ce sujet]…
Tout en reconnaissant que ce concept présente des aspects intéressants,
Houria Bouteldja considère que les femmes indigènes ne peuvent pas être
féministes, car ce serait un luxe qu’elles ne pourraient pas se permettre. Par
ailleurs, parlant de l’homosexualité des indigènes, elle essentialise des com-
portements qui ne sont que des stratégies construites pour échapper à l’ho-
mophobie[[Voir le texte d’Houria Bouteldja, « Race, classe et genre : l’in-
tersectionnalité, entre réalité sociale et limites politiques », publié le 24 juin
2013 sur le site du PIR.
[8]
Voir Shereen El Feki, La révolution du plaisir, Enquête sur la sexualité
dans le monde arabe, Autrement, 2013, p. 30.
[9]
Le coming out consiste à révéler soi-même son homosexualité.

81
Pour une approche matérialiste de la question
raciale — Malika Amaouche, Yasmine Kateb, Léa
Nicolas-Teboul
Les Indigènes de la République ont contribué à rendre visible un racisme de
gauche, appuyé sur le racisme intégral consubstantiel à la société française, mais
seraient-ils prisonniers de ces enjeux ? Une analyse systématique des champs de
force qui s’exercent sur les plus précarisés permet de sortir de l’ornière : une cri-
tique conséquente de l’invisibilisation des questions raciales et de genre, échap-
pant au grand jeu identitaire de l’extrême droite, ancrée dans la critique de l’éco-
nomie politique.

Des morts en Méditerranée en passant par les émeutes de Baltimore jusqu’aux


menus faits quotidiens de la vie métropolitaine, tout nous ramène à la question
raciale. Il nous semble nécessaire de proposer une analyse de fond du racisme
qui ne soit pas qu’une réponse à chaud aux événements.

On assiste aujourd’hui à une montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme.


C’est une double vague et il faut réussir à penser les choses ensemble, alors que
les séparations sociales sont de plus en plus fortes et les logiques de guerre de
tous contre tous incontrôlables. Cela signifie refuser les logiques de concurrence
entre les racismes ; mais aussi penser islamophobie et antisémitisme dans toute
leur spécificité. Et cela dans le contexte général d’une augmentation de la vio-
lence sociale, d’un durcissement des segmentations de classes et des effets du
racisme structurel (logement, travail, etc.). C’est de plus en plus dur pour les
plus pauvres, pour ceux qui sont déjà les plus précarisés (les racisés, les
femmes).

Avec les attentats de janvier, la gauche s’est pris en plein dans la figure son déni
de la question du racisme. Elle qui s’est fait une spécialité de dénoncer la victi-
misation et de refouler le racisme comme phénomène structurel massif. L’obses-
sion du voile des féministes institutionnelles a fonctionné comme un révélateur
du racisme d’une gauche accrochée à un universalisme abstrait et agressif.

Voilà pourquoi nous étions enthousiastes devant l’énorme travail qui a rendu
visible ce racisme de gauche, républicain, auquel le Parti des Indigènes de la
République (PIR) a participé depuis 2004. Nombreux sont ceux qui ont travaillé

82
à saper ce racisme respectable [1] Pour lequel les indigènes ne sont pas réelle-
ment des égaux et qui, s’il ne se justifie pas « contre » le racisé, tire son argu-
mentation des grandes valeurs censées l’émanciper. Toute une histoire de la
condescendance et du paternalisme de la gauche française reste à écrire, notam-
ment sur la façon dont le discours de classe a été utilisé pour maintenir bien en
place les hiérarchies au sein du mouvement ouvrier lui-même.

Néanmoins, il nous semble que le PIR a glissé. Surfant sur les durcissements
identitaires, il propose une lecture systématiquement culturelle voire ethnicisante
des phénomènes sociaux. Cela l’amène à adopter des positions dangereuses sur
l’antisémitisme, le genre et l’homosexualité. Il essentialise les fameux « Indi-
gènes sociaux », les subalternes qu’il prétend représenter. Tout se passe comme
si les prolétaires racisés qui subissent le plus violemment le racisme étaient ins-
trumentalisés dans une stratégie politique qui se joue essentiellement dans
l’arène de la gauche blanche et des intellectuels radicaux à la mode.

Pour nous, descendantes de musulmans et de juifs d’Algérie, mener la cri-


tique du PIR, comme mener celle de la Gauche, est une question d’auto-
défense.

Pour nous, descendantes de musulmans et de juifs d’Algérie, mener la critique


du PIR, comme mener celle de la Gauche, est une question d’auto-défense. Nous
pensons que nous n’avons rien à gagner dans l’opération politique qui subsume
toutes les questions sous celle de la race. Pour nous, non seulement les questions
de racisme mais aussi les questions d’économie politique, de rapports sociaux de
sexe sont à l’ordre du jour.

économie-politique de l’islamophobie

Qui prend le RER à Gare du Nord le matin sait que ceux qui ont l’air arabe, noir
ou rom subissent une pression constante. Contrôles au faciès, « bavures poli-
cières », relogement dans des banlieues toujours plus lointaines, les racisés
subissent une ségrégation géographique, sociale et symbolique. Ce racisme inté-
gral, pour reprendre l’expression de Franz Fanon, consubstantiel à la société
française, commence dès l’orientation en 4e, avec la recherche d’un stage, du
premier job… et s’étend à toutes les dimensions de l’existence. Dans ces mul-
tiples apparitions, il s’étend des rues de nos villes riches où les hommes racisés
se font refouler des boîtes de nuit jusqu’aux confins des mers où on laisse se
noyer avec une indifférence complice ceux qui osent franchir les frontières.

83
En France, l’islamophobie, le racisme anti-musulman, est à comprendre, non pas
simplement comme une opposition laïque à la religion, mais comme un racisme
dirigé vers tout ce qui est noir ou arabe. Notamment quand sa présence est
visible dans l’espace public, qu’il s’agisse de femmes voilées ou de jeunes tenant
le mur. Les événements de janvier n’ont fait qu’accentuer ce processus de stig-
matisation. Des attaques de mosquées aux agressions de femmes voilées, en pas-
sant par les convocations au commissariat d’enfants de huit ans qui ne disaient
pas assez « Je suis Charlie », il est devenu quasiment impossible de parler poli-
tique quand on a une gueule d’Arabe sans avoir à se justifier de ne pas être isla-
miste.

Il ne s’agit pas de simples discriminations ou de préjugés. L’islamophobie ren-


voie à une question plus centrale, la question raciale. Celle-ci fonctionne comme
assignation à une place dans la division du travail de certaines catégories de
population sur la base de leur origine et de leur couleur de peau. Il suffit d’obser-
ver un chantier de BTP pour constater qu’en général les gros travaux sont fait par
les Noirs, les travaux plus techniques par les Arabes, et que les contremaîtres
sont blancs. [2]. Le racisme est le régime d’exploitation matériel qui a organisé
le développement capitaliste européen.

En effet, le capitalisme met en concurrence les capitaux, mais aussi les tra-
vailleurs eux-mêmes sur le marché. Cette concurrence prend la forme d’un pro-
cessus de « naturalisation » qui permet une dévaluation spécifique de la force de
travail. Certains traits socio-historiques de la maind’oeuvre immigrée (comme
par exemple la qualification, le déplacement, la spécialisation…) sont « essentia-
lisés » : ils vont se prolonger, « coller à la peau ». Et cela permet aux employeurs
de tirer le prix de la main-d’oeuvre vers le bas.

Mais ce processus ne se réduit pas à une simple « prime raciale » à l’exploita-


tion. C’est un « phénomène social total ». On peut donc avancer que la racialisa-
tion est une dynamique essentielle au capitalisme, qui a besoin de toujours plus
de force de travail et produit, en même temps, cette force de travail comme «
surnuméraire », toujours en trop [3].

Affrontements entre Israéliens d’origine éthiopienne et les forces


de sécurité, le 30 avril 2015 à Jérusalem.

Affrontements entre Israéliens d’origine éthiopienne et les forces

84
de sécurité, le 30 avril 2015 à Jérusalem.

insuffisance de la grille de lecture « coloniale »


Ce racisme marque de manière matérielle et symbolique l’espace métropolitain
européen. Néanmoins, la grille de lecture strictement décoloniale que nous pro-
pose le PIR nous empêche de comprendre les dynamiques actuelles, où ce
racisme n’existe qu’en lien avec le développement capitaliste à l’échelle du
monde. À ce titre, l’histoire coloniale est derrière nous, même si elle laisse des
traces. L’Occident, c’est-à-dire les centres historiques d’accumulation capitaliste
menacés par la crise, perpétue, à travers la « chasse aux terroristes », la continua-
tion d’une structuration de l’exploitation à l’échelle mondiale. Par exemple les
guerres pour l’accès aux ressources naturelles (pétrole ou minerais « stratégiques
»). Mais ce qui se joue également, c’est l’intensification de l’exploitation dans
tous les segments de classe, à commencer par les plus fragiles. Ce processus
d’appauvrissement et de marginalisation finit par engloutir des sujets qui ne sont
pas noirs, arabes ou descendants de colonisés. Dans les émeutes de 2005, il n’y
avait pas que des Noirs et des Arabes, mais aussi de vastes portions du « proléta-
riat autochtone » touché par l’appauvrissement généralisé. N’en déplaise à Fox
News, il ne s’agissait pas d’affrontements ethniques. Les jeunes émeutiers issus
de l’immigration étaient en proportion exacte de leur importance dans la popula-
tion des quartiers qui se sont révoltés, ni plus, ni moins [4].

la question de la race dans les luttes

Souvent, la question de la race dans les luttes se pose de manière immanente et


non ethnicisante. Si certaines luttes sont massivement racialisées, c’est parce que
les prolétaires sont assignés à cette place dans la division du travail. Des mères
de famille maghrébines s’organisent en collectif pour obtenir des HLM, des
femmes de ménages des hôtels Park Hyatt se mettent en grève après le viol
d’une dame guinéenne par un richissime Saoudien, des demandeurs d’asile tcha-
diens occupent un bâtiment pour y vivre…

Quand les sans-papières chinoises des ongleries de Strasbourg-Saint-Denis


réclament collectivement leurs salaires, se mettent en grève puis font tourner le
salon pour la caisse de grève, elles peuvent être rejointes par les coiffeuses ivoi-
riennes. Malgré les segmentations raciales, salariales et culturelles, des prolé-
taires racialisées se retrouvent ensemble dans leur lutte. La question de la race

85
est centrale, notamment parce que la question du salaire est tout de suite liée à
celle des papiers, mais elle ne se pose pas de manière strictement identitaire et
intra-communautaire. Même si la lutte ne fait pas immédiatement l’unité de tous
les segments de classe. Quand la lutte monte, les segmentations sont de moins en
moins signifiantes. À condition que le segment le plus bas soit pris en compte :
ce sont les sans-papières les plus isolées et marginalisées qui sont parties ici en
grève, rejointes par d’autres migrantes et, après une petite victoire, par d’autres
salons du quartier [5]. Quand la lutte est défaite ou se termine, les segmentations
se durcissent et chacun-e retourne à sa place.

La racialisation que nous subissons n’est donc pas indépendante des clivages de
classe. Ce n’est pas parce que les militants politiques les nient dans les discours
qu’ils disparaissent. Au contraire, on les reconduit et on risque d’approfondir un
peu plus l’incompréhension entre les différents groupes sociaux qui sont amenés
à se rencontrer et parfois à s’allier dans les luttes. C’est parce que les sépara-
tions, les contradictions sociales sont permanentes que l’apparition de luttes est
inéluctable. La rencontre entre les exploités devient possible et elle est elle-
même un enjeu de la lutte. Rencontre entre tous ceux qui, communément exploi-
tés, ne le sont pas de manière égale.

la critique de l’économie politique : un truc de beur ?

Envisager la race comme une construction sociale implique de pouvoir penser


les autres rapports sociaux que sont le genre et la classe comme également
construits socialement. Penser un racisme systémique doit permettre d’articuler
race et genre, race et classe. Or, le champ de la pensée qui refuse de considérer
comme naturelles toutes les catégories produites par ce mode de production — la
propriété, le travail, l’argent — c’est, pour employer un vieux mot, celui de la «
critique de l’économie politique ».

Et c’est cela que le discours du PIR évacue systématiquement. Tout se passe


comme si les « indigènes sociaux » ne pouvaient sortir de leur position de subal-
ternes qu’en redoublant la racialisation de leur position dans le capital. Comme
si les jeunes issu-e-s de l’immigration coloniale n’avaient pas le droit, eux, elles
aussi, de s’interroger sur l’organisation du travail, sur la propriété des moyens de
production, l’exploitation… bref sur tout ce qui fondait, il y a encore une tren-
taine d’années, le clivage entre gauche et droite. Comme si toutes ces questions
étaient simplement un truc « d’intellectuels », un truc de Français, ou pire,
insulte suprême, un truc de « beur ».

86
Parler de racisme structurel sans jamais donner les causes de racisme, c’est lais-
ser la porte entrouverte à toutes les pensées « anti-système ». Or seul un posi-
tionnement ferme par rapport aux ressorts de ce « système » permet de garder la
tête froide dans le grand jeu identitaire auquel se livre l’extrême-droite.

la vague antisémite

Les meurtres de juifs ces dernières années (à Toulouse, Bruxelles, Paris, Copen-
hague) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. À Créteil, à l’automne 2014,
un couple est cambriolé : « ils sont juifs alors ils auront de l’argent », cela légi-
time la cible et le viol d’une jeune femme sous les yeux de son mari. Les « sor-
ties » de personnalités médiatiques dépassent largement le champ de l’extrême-
droite. Tel syndicaliste étudiant explique que ce sont les juifs, très nombreux à la
fac, qui l’ont empêché d’être élu… Dans le métro parisien, un sous-prolétaire
d’Europe de l’Est insulte un vieux juif religieux : « juifff ! Merde ! Juifff ! Caca
»… Un livreur de bagels se fait prendre à partie parce qu’il travaille pour les
juifs-ceux-qui-ont-de-l’argent…

Manifestants juifs à Baltimore le 3 mai 2015, après la mort de


Freddie Gray

Manifestants juifs à Baltimore le 3 mai 2015, après la mort de


Freddie Gray

un antisémitisme structurel

L’antisémitisme moderne a une dimension systématique. Il explique un monde


menaçant et devenu rapidement trop complexe. Lié au conspirationnisme, il se
présente comme la clé interprétative de toute la violence et du non-sens qui
fonde la dynamique d’un ordre social sans autre but que sa propre reproduction.
Cette explication du monde apparemment délirante a des effets bien réels.
L’identification des juifs à l’argent, à un pouvoir abstrait et menaçant, perdure.
Dans les moments de crise sociale, il revient en force, même à gauche.

L’école allemande de la Wertkritik [6] tente de comprendre ce lien tendanciel


entre certaines formes de critique anticapitaliste et l’antisémitisme. Les catégo-
ries qui régissent les rapports sociaux capitalistes, l’argent, le travail, la mar-
chandise, possèdent une double face, ce que Marx caractérise comme « féti-

87
chisme ». Une face concrète, qui nous apparaît immédiatement, dessine notre
monde sensible : l’usage de l’objet marchand, le contenu du travail, manuel ou
intellectuel, le temps vécu des vacances acheté à crédit… Et une face abstraite,
qui opère comme dynamique du système capitaliste, à savoir la valeur, mais rend
aussi pensable ce fameux système. Médiés par la valeur, les rapports sociaux
capitalistes restent donc des rapports de classe, fondés sur l’exploitation, violem-
ment inégalitaires, mais ne prennent plus la forme de rapports directs entre per-
sonnes. La violence sociale du capital s’exerce bien sur les exploités, les dépos-
sédés, mais sa dynamique, par la logique même de ce mode de production, com-
porte une dimension abstraite.

Toute une tradition anticapitaliste ne saisit pas cette double dimension des rap-
ports sociaux capitalistes : à la fois concrets et abstraits. Souvent, elle naturalise
le concret et concentre sa critique sur l’abstraction : contre la finance pour la «
vraie économie », ou l’industrie, sans voir que la production de biens consom-
mables, le simple échange d’une baguette contre de la monnaie, est aussi régie
par des abstractions. L’abstraction est donc rapportée à une dimension parasi-
taire, un en-trop du système.

C’est à cette dimension abstraite que les juifs sont identifiés : à une force
occulte, impalpable, à l’argent. Gonflées, mythifiées, biologisées, certaines de
leurs caractéristiques sociales et historiques, leurs activités économiques plutôt
liées à la sphère de la circulation et leur présence sur une aire géographique très
large, ont été le levier de cette identification. Ainsi, l’antisémitisme opère typi-
quement comme une personnification de la domination abstraite du capital.

En ce sens, la question juive est une question à la fois spécifique et centrale pour
l’histoire du capitalisme européen. Il ne s’agit pas d’en faire une question «
absolue », un « en-dehors de l’histoire » [7]. Si ce type de racisme structurel
s’est porté de manière privilégiée sur les juifs, cette racialisation de traits
sociaux-historiques peut porter sur d’autres populations. Aujourd’hui par
exemple, en Asie du sud-est, le racisme contre les Chinois prend des traits
proches de celui qui vise les juifs (double figure de l’argent et du pouvoir).

Prenons donc la mesure de cet antisémitisme structurel, de son importance histo-


rique et des ressorts d’une figure fantasmagorique plus vivace que jamais. Non
pas pour construire la figure exceptionnelle de ce racisme-là contre tous les
autres, mais pour comprendre pourquoi l’antisémitisme est pernicieux et puis-
sant. Il laisse le capitalisme intact en attaquant uniquement les personnifications

88
fantasmagoriques de cette forme sociale. Déconstruire l’antisémitisme, c’est être
capable de le voir là où il se trouve, là où il se dit et aussi travailler à délier
l’identification des juifs, de l’argent et du pouvoir.

dénoncer le philosémitisme, un antisémitisme déguisé

Le texte d’Houria Bouteldja, appelant, au nom de l’antiracisme, à défiler «


contre le philosémitisme d’État » a de quoi nous inquiéter [8].

Quand Segré utilisait le terme il y a quelques années [9], il appelait l’attention


sur ces idéologues qui, en guise de défense des juifs, proposent une défense des
Blancs, de l’Occident. Il ne disait pas que l’État français et les intellectuels réac-
tionnaires étaient effectivement philosémites, encore moins la gauche blanche !
Désormais, le philosémitisme n’est plus une antiphrase, mais désigne les juifs
comme responsables de la construction d’un ordre identitaire. L’antisémitisme se
comprendrait alors comme une réaction au philosémitisme d’État, au rôle que
joueraient les juifs d’alliés de l’État républicain raciste. Lutter contre l’antisémi-
tisme, ce serait lutter contre le philosémitisme. Finesse dialectique mise à part,
on retrouve là la vieille idée que les juifs, liés au pouvoir, tirent les ficelles ! Une
figure fondée sur une lecture de l’histoire coloniale où on joue les juifs contre les
Arabes et vice versa.

une relecture de l’histoire des juifs en Algérie

La comparaison des juifs avec les tirailleurs sénégalais qui ont commis des mas-
sacres dans le Sud du Maroc sous-entend que des juifs auraient massacré des
musulmans ou participé directement à la répression coloniale. Certes, les juifs
d’Algérie étaient dans une position ambiguë vis-à-vis de l’indépendance. Atta-
chés à la France (naturalisés depuis 1870, ayant vu par là une amélioration de
leur niveau de vie et de leur assimilation culturelle), leur histoire ancienne et
récente les distinguait aussi des colons européens, et ils étaient la cible de l’anti-
sémitisme (des colons, comme de l’État vichyste).

Construire une culture des subalternes pure est un modèle théorique


qui relève de ce que Edward Saïd appelait l’orientalisme.

Considérer aujourd’hui que la Shoah ne concerne que les juifs et les Européens
alors que l’antisémitisme en Algérie est tissé de cette histoire, oublier les figures
minoritaires mais significatives de juifs (communistes) engagés dans la lutte

89
pour l’indépendance, c’est un choix de lecture historique. Politiquement, en
1956, lors du congrès de la Soummam [10], le FLN envisageait de faire le choix
inverse en proposant une alliance à la minorité juive appelée à se solidariser avec
la lutte de libération nationale et promise à « sa part de bonheur dans l’Algérie
indépendante »…

politiser l’antisémitisme

Cette politisation opérée par le PIR a lieu dans un va-et-vient entre une confé-
rence à Oslo pour le gratin intellectuel mondialisé et une manifestation à Barbès.

Pour être acceptable, cette légitimation politique de l’antisémitisme doit se dis-


tinguer de l’antisémitisme historique. C’est le « ressentiment anti-juif » des dam-
nés de la terre d’aujourd’hui. Maghrébin, « sympathique », bien de chez nous…
Il émane du fantasme d’une culture maghrébine populaire pure, qui pourrait faire
abstraction de cinquante ans d’histoire. Comme tout processus culturel, les pré-
jugés antisémites sont hybrides, y compris chez les dominés. Construire une
culture des subalternes pure est un modèle théorique qui relève de ce que
Edward Saïd appelait l’orientalisme. Cette construction d’une altérité radicale est
d’abord un fait de domination culturelle, qu’on dote cet Autre absolu de traits
positifs ou négatifs.

Or, si on cesse de lire l’antisémitisme comme un problème ethno-culturel, on


voit que les Maghrébins antisémites qui se politisent ne vont pas au PIR mais
directement chez Soral. En voulant incarner l’antisémitisme populaire maghré-
bin, on ne fait que surfer sur la vague et sur le confusionnisme de la gauche. On
drague la gauche blanche en rejouant ses tactiques historiques de minimisation
du racisme.

identification des juifs à Israël

Les juifs de France sont une minorité à être liés directement à l’État d’Israël.
Mais il existe un lien de fait parce qu’Israël a représenté une « solution au fait
national juif » après l’extermination des juifs européens et a accueilli une grande
partie des juifs d’Orient. État récent, fondé sur la violence, Israël perpétue la
spoliation des populations palestiniennes qu’impliquait le sionisme comme solu-
tion nationale à la violence antisémite. Nous critiquons comme telles les exac-
tions à Gaza, dans les territoires, la colonisation galopante en Cisjordanie, à
Jérusalem Est.

90
Mais l’identification des juifs à Israël fonctionne plus largement. C’est le racket
politique de Netanyahou après les attentats de Charlie Hebdo qui invite les juifs
de France à faire leur alya — en réalité, il les invite à vivre en Cisjordanie pour
faire les petites mains de l’extrême-droite parce que la société israélienne, en
crise, en guerre, n’a rien à offrir. En miroir, l’amalgame est à l’œuvre chez les
antisionistes. Israël incarne tous les problèmes de la terre. Mais cet antisionisme
n’est pas la critique d’un État, de son fonctionnement, de son idéologie nationa-
liste, de sa violence, ce n’est pas l’appel à la solidarité internationale avec les
populations victimes de cet État (a minima par nécessité d’auto-défense). Une
solidarité internationale conséquente impliquerait de hiérarchiser en s’attaquant
d’abord à l’impérialisme de son propre État et de ne pas en faire une question
exotique. Il faudrait ne pas s’indigner en premier lieu de la présence de Netanya-
hou et de Lieberman aux manifs « Je suis Charlie ». Israël serait le chouchou de
l’Occident, l’unique représentant de l’impérialisme universel, le responsable de
tout le mal qui arrive aux Arabes mais aussi aux autres, de la répression des
mouvements sociaux, etc.

Les poseuses de bombes pendant la guerre d’Algérie. De gauche à


droite, Samia Lakfdari, Zohra Drif, Djamila Bouhired et Hassiba
Ben Bouali.

Les poseuses de bombes pendant la guerre d’Algérie. De gauche à


droite, Samia Lakfdari, Zohra Drif, Djamila Bouhired et Hassiba
Ben Bouali.

une quenelle anti-système pour restaurer la virilité

Quand il s’agit de donner son ressenti sur ce qui a motivé les attentats de janvier
2015, Houria Bouteldja explique que les indigènes mâles auraient été rendu «
fous » par le déni de leur virilité par les Blancs. Selon elle pourtant, « les habi-
tants des quartiers ne souhaitent pas politiser leur sexualité ». De même, dans
son intervention au colloque « Penser l’émancipation », elle nous donnait une
description essentialisée des questions de virilité des garçons arabo-musulmans,
congratulant au passage Soral de leur offrir un programme de restauration de
leur virilité mise à mal par le colonialisme et le racisme. Pour parler des mar-
cheurs des années 1980, elle nous montrait des corps de mâles indigènes hyper-
sexualisés, « adonnant les premiers coups de butoir à la République blanche et
immaculée » (comme si elle n’était pas représentée par des hommes). Elle notait

91
au passage que ces garçons arabes manquaient de jugement éclairé. Puis, elle
dessinait la silhouette de Dieudonné, brandissant sa quenelle, mais « mal doté
intellectuellement car ne possédant pas le bon logiciel ». Enfin, pour justifier ce
geste antisémite, elle mobilisait ses affects en tant que femme, en déclamant son
amour pour Dieudonné : « Je l’aime parce qu’il a fait une chose importante en
termes de dignité, de fierté indigène, de fierté noire : il a refusé d’être un nègre
domestique. Même s’il n’a pas le bon logiciel politique dans la tête, il a une atti-
tude de résistance. Et j’ajoute, que bien avant la nature de ses alliés, ce que
voient les indigènes, c’est ça. Un homme debout. » [11]

D’une part, cette représentation du « garçon arabe » n’est pas différente de celle
construite par les féministes blanches, laïcardes et républicanistes comme intrin-
sèquement, culturellement, biologiquement presque, virile et sexiste [12].
D’autre part, cette essentialisation des Arabo-musulmans ne laisse de place à
aucune autre identification au sein des indigènes. C’est toute la limite du pro-
gramme du PIR esquissé dans la notion d’« internationale domestique [13] » :
une suprématie de la race qui annule en fait toute autre articulation, race et
classe, race et genre, race et sexualité. Selon ce raisonnement donc, une indigène
sociale ne peut pas développer des outils de lutte et de revendication en fonction
de son actualité présente, de son genre, de sa sexualité. Elle doit se référer éter-
nellement à sa position post-coloniale ; ses modèles d’émancipation n’appar-
tiennent qu’au passé. Si elle se prend à défendre d’autres causes ou à articuler,
par exemple et au hasard, race et genre, c’est qu’elle adopte l’agenda des Blancs
[14].

le féminisme : un luxe pour les femmes indigènes ?

Nous nous reconnaissons dans le refus des injonctions d’un féminisme blanc, qui
définit les termes de l’émancipation selon les normes que fabriquent les domi-
nantes pour les subalternes et qui fonctionnent à leur profit. Mais pour Houria
Bouteldja, le féminisme est un luxe auquel les femmes indigènes ne peuvent pas
prétendre. À ce propos, elle déclare notamment : « L’homme indigène n’est pas
l’ennemi principal. La critique radicale du patriarcat indigène est un luxe » [15].
Ce n’est pas une cause prioritaire face au racisme des Blancs, aux violences poli-
cières et aux discriminations. Il est donc impossible aux femmes indigènes de
dénoncer le sexisme et le patriarcat, qui ne seraient que des oppressions parmi
d’autres, sans trahir les hommes de leur communauté. De plus, elles seraient
dépendantes financièrement des hommes de leurs communautés, ce qui réduirait
encore davantage leur marge de manœuvre.

92
Il faut maintenir une lecture de classe du racisme même si, historiquement,
les rapports de classe ont été utilisés pour invisibiliser les questions raciales
et de genre.

Or, les questions de survie économique sont le quotidien des femmes des quar-
tiers populaires. En Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre d’Île-de-
France, les femmes occupent les fonctions parentales dans 89,9 % des familles
monoparentales, dans un contexte général de forte augmentation du nombre de
ces familles (cf. chiffres INSEE et Efgip). Les hommes ont déserté la famille et
les femmes se retrouvent seules à élever les enfants et à assurer la survie de la
famille. Ce sont donc bien elles qui en sont les piliers dans les foyers les plus
pauvres. Le délitement de la famille nucléaire, la « disparition » des hommes
n’implique pas la disparition du patriarcat : violence perpétrée contre les
femmes, la structure du marché du travail et de la famille fait par exemple
qu’une divorcée reste sous la tutelle de son ex-mari, notamment pour l’éducation
des enfants. Mais cela n’autorise pas Bouteldja à évacuer ainsi toute aspiration
féministe pour ces femmes.

mariage non mixte

En faisant l’éloge des mariages non mixtes [16], Bouteldja fait comme si le fait
de se convertir à l’islam pour un Blanc revenait à abandonner ses privilèges et sa
position de dominant. Là encore il s’agit d’une essentialisation de la religion
superposée à la race, comme si l’une et l’autre était intrinsèquement liées. On ne
nie pas que les mariages mixtes sont aussi des mariages entre dominants et
dominés, mais représenter la conversion comme purificateur de classe sociale et
préconiser la non-mixité raciale nous fait froid dans le dos.

Cela revient à l’occasion à couvrir les mariages arrangés sur le dos des femmes
qui ne sont pas consultées sur le choix d’un époux, et à étouffer les violences
conjugales et intra-communautaires faites aux femmes. Et là, on aimerait qu’on
s’intéresse aussi aux désirs des femmes indigènes, et aux conséquences de leur
déni d’autonomie et des frustrations qu’entraîne ce modèle communautaire.
Nous voyons bien que ce sujet risque de passer encore une fois à la trappe, pour
ne pas cliver la communauté. Encore une fois, on demande aux femmes de se
sacrifier pour le groupe. Si la question des violences conjugales et intra-commu-
nautaires est utilisée pour stigmatiser les hommes racialisés, si le machisme
arabe est instrumentalisé pour absoudre celui des hommes blancs, ce n’est pas
une raison pour cultiver l’omerta entre nous.

93
Effectivement, les liens communautaires cristallisent un besoin de solidarité
matérielle dans un contexte de crise, de paupérisation, et de baisse des presta-
tions sociales. Identifier ces phénomènes d’entraide à un simple repli identitaire,
c’est nier ce qui peut être de fait une stratégie de survie pour les plus pauvres.
Car la communauté prend en charge une partie du travail de reproduction, le soin
aux malades, les visites aux prisonniers, etc. Mais, structurellement, faire à man-
ger, réunir les uns et les autres, endormir les jeunes enfants, s’occuper de sa
vieille mère, est dévolu aux femmes. Idéaliser les liens communautaires, c’est
alors redoubler l’invisibilisation du travail des femmes au sein de la famille et de
la communauté.

On peut aussi analyser la « manif pour tous » comme un repli sur la sphère fami-
liale et une assignation de plus en plus violente des femmes à la sphère du privé
dans un contexte de survie généralisée. Mais pour les Blanches du 93, on évoque
un retour des valeurs là où on parlera de communautarisme pour des femmes
racisées.

Nous pensons donc qu’on ne peut pas comprendre le contexte actuel de paupéri-
sation généralisée et de crise en faisant l’économie de la question raciale et d’un
point de vue féministe. Parce que les femmes sont assignées à la sphère de la
reproduction, tout moment de crise implique pour elles une augmentation dras-
tique de la charge de travail, et des violences accrues…. Tout ce qui est lié à la
consommation est plus cher, plus long à obtenir, et ce sont elles qui supportent
en partie le coût de la diminution du welfare, en argent et en temps : s’il faut
faire trois heures de queue à la CAF, c’est la femme à temps partiel qui le fera.
Le travail domestique augmente, et avec lui la réassignation violente des femmes
à leurs rôles de femme, qui n’ont rien de naturel.

Seule une lecture réellement matérialiste de la question raciale, et non une lec-
ture simplement morale, comme celle de la gauche, ou politique, comme celle du
PIR, nous permet d’articuler les différentes formes de racisme entre elles, de ne
pas mettre en concurrence les victimes du racisme et de faire le lien avec la ques-
tion des femmes dans le contexte actuel.

Cette lecture par ailleurs offre la possibilité d’échapper à une vision dichoto-
mique de ces questions. D’un côté en effet, on a un déni de l’islamophobie au
sein même du gouvernement, et cette minimisation a été préparée depuis long-
temps dans les mouvements de la gauche antiraciste. De l’autre côté, une partie
du champ de la critique sociale sous-évalue systématiquement la question de

94
l’antisémitisme. Entre le gouvernement, la gauche antiraciste et le PIR, le champ
s’est rétréci et on manque d’air.

Pour sortir de cette impasse, il faut à la fois reconnaître ce qui se passe actuelle-
ment, et sortir de l’ombre les violences subies dans le passé. En ce sens, la
bataille pour la reconnaissance mémorielle est un travail essentiel, mais elle ne
prend son sens que si elle est reliée effectivement aux luttes sociales.

La lecture des Indigènes de la République de la question du racisme nous semble


finalement assez faible, car systématiquement déliée des questions d’économie
politique. En ce sens, le PIR reste prisonnier des enjeux de la gauche, qu’elle soit
blanche ou pas.

Nous pensons au contraire qu’il faut maintenir une lecture de classe du racisme
même si, historiquement, les rapports de classe ont été utilisés pour invisibiliser
les questions raciales et de genre. Si une lecture décoloniale nous aide aussi à
comprendre des dynamiques toujours actuelles, ce modèle sert aujourd’hui à
construire un sujet homogène, comme on le faisait auparavant avec la classe.
Ainsi, la race subsume toutes les autres questions. Elle est devenue le paradigme
unique pour désigner les oppressions liées à la domination capitaliste. Or, il ne
s’agit pas de hiérarchiser entre lutte de classe et lutte de race, mais au contraire
de saisir l’intrication de la question de classe et de la question raciale (il n’est
pas possible de penser la classe sans penser la race et vice versa).

Ce qui vient de se passer à Baltimore le démontre à nouveau : « Aujourd’hui, il


n’y a aucune direction noire légitime. Plus que tout, l’ascension d’une poignée
de Noirs à des postes de pouvoir a démontré l’impossibilité structurelle de trou-
ver une place pour la majorité des Noirs en Amérique. Un maire noir, un chef de
la police noire, un président noir et Baltimore brûle toujours. » [17]

Malika Amaouche, Yasmine Kateb et Léa Nicolas-Teboul sont féministes et


militent dans différents groupes.

Notes

[1]
On citera Sylvie Tissot et Pierre Tevanian, Dictionnaire de la lepénisation
des esprits, Paris, L’Esprit frappeur, 2002, sur la déconstruction du racisme
républicain ; Abdelmalek Sayad « le Mode de génération des générations

95
immigrées », in : Migrants-formation n°98, septembre 1994 ; Jean-Pierre
Vernant, « Le PCF et la question algérienne », Entre mythe et politique,
Seuil, 1996. Nous ne résistons pas à reprendre cette citation, utilisée par
Saïd Bouamama, qui montre la profonde imprégnation coloniale à l’origine
du rapport adopté à l’unanimité au congrès interfédéral d’Afrique du Nord
du Parti communiste en septembre 1922 : « L’émancipation des indigènes
d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la révolution en France
(…). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens est
actuellement inutile et dangereuse. Elle est inutile parce que les indigènes
n’ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette
d’accéder aux conceptions communistes. (…). Elle est dangereuse (…)
parce qu’elle provoquerait la démission de nos groupements. », in : Boua-
mama, « Les fondements historiques et idéologiques du racisme respectable
de la gauche française », 4 mars 2015, https://bouamamas.wordpress.com.
[2]
Voir Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les tra-
vailleurs du bâtiment, La Découverte, 2008.
[3]
Voir Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre XXIII, « La loi générale de
l’accumulation capitaliste », P.U.F, 2006 (« Quadrige ») , et plus spécifique-
ment le rapport des ouvriers irlandais aux ouvriers anglais, dans le cadre
d’une sclérose de l’armée de réserve industrielle.
[4]
Selon le rapport de la Direction Centrale des Renseignements Généraux
(DCRG), 23.11.05, publié par Le Parisien du 7.12.05
[5]
Voir la déclaration du Combahee River Collective, 1979, sur le potentiel
révolutionnaire de la lutte des lesbiennes noires, le segment le plus dominé
(sexe, race, classe).
[6]
Tout en reprenant sa lecture d’un antisémitisme structurel, nous sommes
très critiques des positions de soutien à Israël de certains de ses représen-
tants, et de la manière dont elle évacue la lutte de classe.
[7]
Voir Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne, La
Fabrique, 2002.
[8]
Le tract du PIR intitulé : « Non au(x) racisme(s) d’État, non au philosémi-
tisme d’État ! » a été distribué à la manifestation du 21 mars 2015.

96
[9]
Ivan Segré, La réaction philosémite, ou La trahison des clercs, Éditions
Lignes, 2009.
[10]
Août 1956, moment important de structuration politique du FLN.
[11]
« Au-delà de vous : Avec vous, Contre vous. Dieudonné au prisme de la
gauche blanche ou comment penser l’internationalisme domestique ? »,
publié le 25 février 2014 par Houria Bouteldja sur le site internet du PIR.
[12]
Voir Nacera Guénif Souilamas & Éric Macé, Les féministes et le garçon
arabe, éd. de l’Aube, 2004, et Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre
hétérosexuel », Agora Débats Jeunesse, 2012/1 n°60, p. 67-78.
[13]
On peut résumer la théorie développée par Sadri Khiari, du PIR, dans la
notion d’« Internationale Domestique » comme le fait, pour le contexte
français, de substituer la lutte des classes « à un internationalisme domes-
tique dont la question raciale, dans toutes ses dimensions, serait centrale. En
un mot, un internationalisme décolonial ». Voir http://indigenes-republique.
fr/inte...
[14]
Malika Amaouche, « Les gouines of colors sont-elles des indigènes comme
les autres ? », p. 159
[15]
Voir « Méditations d’une femme indigène quelques mois après l’affaire
DSK : Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », publié le 8 mars 2012
par Houria Bouteldja sur le site du PIR.
[16]
Voir l’interview d’Houria Bouteldja dans Vacarme n°71, printemps 2015,
revendiquer un monde décolonial , pp. 44 à 69.
[17]
« Déclaration d’un camarade natif de Baltimore sur le soulèvement », Des
Nouvelles du Front, 1er mai 2015 : http://dndf.org/ (traduit de l’anglais,
texte original publié sur sicjournal.org le 30 avril 2014).

97
Des chaînes pour la neige — Emmanuel Burdeau
L’histoire immédiate du genre « série » opérée ici par Emmanuel Burdeau ques-
tionne la télévisualisation du cinéma s’opérant sur le petit écran avec la série
Fargo. Télévisualisation ? La série qui porte le nom du film des frères Coen
n’est en rien une mise en boîte dans la forme télé d’un grand film. Ce qui est en
jeu, paradoxalement, c’est l’ouverture du champ dans le petit écran. Une ouver-
ture qui ne renonce pas à l’artifice télévisuel. Deuxième et dernier temps d’une
analyse débutée dans le précédent numéro de Vacarme.

Cette libération des histoires a elle aussi une histoire. Ce n’est pas du jour au len-
demain que les séries ont acquis la licence dont Fargo fait preuve avec maestria.
Il a fallu que le genre se déchaîne. Il a fallu qu’il comprenne ce que cela signifie,
être une série télévisée, occuper une case au sein d’une grille, être un programme
diffusé par une chaîne avant et après d’autres programmes. Quelles limites, quels
devoirs, quelles opportunités. Et il a fallu que le genre s’instruise des façons
d’user de ces limites, de ces devoirs et de ces opportunités. Il a fallu qu’il prenne
l’habitude de jouer avec les cases et les grilles, les programmes et leurs calculs,
les chaînes et leurs fers. Et qu’il mette à ces ruses autant de conséquence que
d’insoumission, afin que l’intelligence progressivement acquise de ses moyens
puisse aussi préparer son émancipation hors des carcans.

Les plans placés au seuil de l’épisode 8 de Fargo ne sauraient donc rien avoir
d’indifférent. C’est au contraire un long chemin qu’ils résument. Doublement.
D’une part, ils font de la chaîne d’assemblage une image à la fois ironique et
directe des nombreux embranchements et débranchements auxquels la série a
recours. Et d’autre part, ils inscrivent cette chaîne à l’endroit stratégique entre
tous du prégénérique : dedans et dehors, intérieur et extérieur, là où le pro-
gramme est le mieux à même de faire sentir, sinon grincer, ses jointures.

Une histoire de la série se devrait en conséquence d’être, pour une part non
négligeable, une histoire des formes et des usages pris par ce procédé spécial
qu’est le prégénérique. Sinon une histoire de toute la série, ce serait au moins
une histoire de ce « troisième âge d’or » qui, entamé à la fin des années 1990,
n’est pas sur le point de se clore. Or, l’une des spécificités de cet âge est juste-
ment que le prégénérique y a pris une fonction et une puissance inédites. Dans
l’ordre général du genre, et dans l’ordre spécifique de son déchaînement.

98
Cette histoire dans l’histoire débuterait, il y a un peu moins de quinze ans, avec
Six Feet Under. On s’en souvient : chaque épisode de la série créée par Alan
Ball s’ouvre par une mort inattendue, inopinée et même bête. Un ouvrier tombe
dans un pétrin géant. Une ex-star du X s’électrocute dans son bain. Une dame
richissime est frappée sur sa terrasse par une balle de golfe… Les choses
sérieuses ne commencent qu’après, après le générique et un plan de stèle indi-
quant l’identité de la victime. Celle-ci change de visage une fois passée entre les
mains des Fisher, entrepreneurs de pompes funèbres à Los Angeles. Non seule-
ment on lui accorde des soins afin que son cadavre puisse être présenté aux
proches, mais elle ressuscite volontiers pour enjoindre Nate ou Dave, Rico par-
fois, à prendre la décision qu’il repousse depuis trop longtemps, à assumer ses
choix, à ne plus reculer devant l’obstacle. La mort foudroie l’ironie. Elle donne
aux clients des Fisher une gravité et une sagesse que, vivants, ils auraient été
infoutus d’avoir. Ce qui s’est ouvert dans le n’importe quoi se poursuit sur le ton
de la quête identitaire.

David Ball eut là un geste essentiel dans lequel on doit reconnaître un des coups
d’envoi au troisième âge d’or. Ce n’est pourtant pas un geste sans ambiguïté. Le
mouvement qui mène des prégénériques aux épisodes de Six Feet Under ne
consiste pas à s’arracher aux pesanteurs des grilles et des formats. C’est même le
contraire. Ball limite la fantaisie au prégénérique. S’il l’y déploie, c’est pour en
souligner l’absurdité et l’issue nécessairement fatale. Et c’est pour la retourner
bien vite en discipline au moyen de l’invitation faite à chacun de ne pas dévier
de sa ligne.

A la fin des années 1990, la série est encore un genre mal considéré. Sans doute
fallait-il donc qu’elle donne des gages de bonne conduite avant de pouvoir aller
ailleurs. L’invention de Ball prend également un second sens, dans une telle
perspective de légitimation. Ce n’est pas seulement le léger et le grave qu’elle
oppose, de part et d’autre de la limite du générique. C’est aussi le cinéma et la
télévision. Car les saynètes inaugurales de Six Feet Under semblent arrangées
pour concentrer la beauté et le dérisoire de l’enregistrement cinématographique
considéré comme capture impuissante de l’accidentel. Et, à l’inverse, le reste des
épisodes affirme le bien-fondé de la télévision à s’en tenir à des études de cas.
C’est-à-dire à s’inscrire dans des cases.

Quelques années plus tard, les séquences prégénérique de The Wire revêtent déjà
une autre allure. Ce sont des sortes d’apologues auxquels vient s’ajouter un épi-
graphe tracé sur fond noir. Des flics peinent à faire passer un bureau à travers

99
une porte. On abat un jeune Afro-Américain dans la rue. Un cadavre est retrouvé
dans un port ou, atrocement mutilé, sur le capot d’une voiture… Quelqu’un, Tom
Waits, ou un autre, chante ensuite Way Down In The Hole tandis que défile le
générique. Puis l’on peut lire ces mots, « You cannot lose if you don’t play », « It
pays to go with the union card everytime », « A man must have a code », « …
While you’re waiting for moments that never come », etc.

Un mouvement d’air ou d’eau, un incident dont on ne comprendra


qu’après-coup entre quels maillons de la chaîne narrative il s’insère.

Nul ne pourrait dire que David Simon, le créateur de The Wire, n’est pas aussi,
aussi réfléchi, sinon plus, que David Ball. Réfléchi en général, et réfléchi quant
aux missions de la télévision en particulier. Quelque chose commence pourtant à
se défaire dans le rapport entre le prégénérique et les épisodes. Il reste linéaire,
rapport d’un avant et d’un après, mais ce n’est plus celui du dérisoire ou du
grave, ni même du cinéma et de la télévision. C’est plus ouvert : le prégénérique
agit à la manière d’une fable autonome ou sur le point de le devenir, donnant à
l’épisode un parfum d’inaccompli. Et, entre les deux, vient s’insérer un propos
oraculaire dont seule la suite permet — et encore pas toujours — de débrouiller
le sens.

Quelques autres années plus tard, une série est née, qui a achevé d’élever le pré-
générique au rang d’art majeur. Avec Breaking Bad, le genre a donné son congé
à la linéarité. Que sont les ouvertures imaginées par Vince Gilligan et par son
staff ? Des flashes-forward, par exemple les déchets d’un crash aérien encore
ignoré. Des flashes-back, visite par les White de leur future maison, années de
formation mexicaines de Gustavo Fring, idylle estudiantine de Walter avec Gret-
chen Schwartz… Le plus souvent, ces ouvertures sont autre chose encore. Ni un
début ni une fin, rien qu’un passage. Un mouvement d’air ou d’eau, un incident
dont on ne comprendra qu’après-coup entre quels maillons de la chaîne narrative
il s’insère.

Dans le désert, une voiture danse ses amortisseurs. Un peu de sang tombe au
ralenti sur la chaussure de Walter. Le même apparaît chevelu et barbu, fêtant seul
ses cinquante deux ans au comptoir d’un diner. Ou bien encore, exemple
suprême, un petit chasseur de mygales roule en mobylette parmi les dunes. Il
faudrait trois quarts d’heure pour réaliser que sa promenade avait lieu en marge
de l’action, tandis que Walt et sa bande dévalisaient non loin un train de produits
chimiques. L’escapade prendrait fin lorsque, surprenant les bandits, le garçon

100
serait abattu froidement. Le retour d’une image aperçue en tête d’épisode, celle
d’une araignée prisonnière dans son bocal, signe alors la cruauté des prégéné-
riques de Breaking Bad. Plus ils semblent se dérouler à distance du drame, plus
élevé est le risque qu’ils y soient, tôt ou tard, rappatriés manu militari. Il n’em-
pêche : le prégénérique est devenu une catégorie à part, habitant un temps et un
espace propres.

Alan Ball a fait de ceux de Six Feet Under une parodie de cinéma, un adieu au
grotesque de son hasard réaliste. Une fois franchi le pont — la stèle, le géné-
rique… —, les portes du royaume télévisuel se sont ouvertes. Six Feet Under lui
a donné deux traits : ce royaume est découpé en cas(es) et sa temporalité est post
mortem. La télévision, qui naquit ou renaquit en 1999, a été une manière de
parade à la mort du cinéma, dont le thème continuait alors d’agiter les débats. La
réponse de Ball n’a pas consisté à dire que ce n’était pas vrai, que le cinéma
n’était pas mort. Il est au contraire parti de cette mort pour faire valoir que, dans
l’espace ouvert par elle, il y avait place à la télévision pour d’autres créatures :
toute une procession de fantômes d’un nouveau type qu’on allait voir se relever
de leur cercueil à un rythme hebdomadaire.

Les prégénériques de The Wire avaient à leur tour quelque chose de funéraire,
avec leur écran noir et leur épigraphe-épitaphe. Ceux de Breaking Bad aussi,
dont la plupart tiennent de l’arrêt de mort, même s’il faut souvent un certain
temps pour l’admettre. Gilligan, comme Ball, y accorde en outre une large place
au hasard. Mais c’est un autre hasard. Ce n’est plus celui, vite écarté, du cinéma.
C’est un hasard plus strictement sériel, semblant jouer l’ordre des scènes et des
destins aux dés, ou selon les caprices d’un bon vouloir devenu souverain. Brea-
king Bad a donc prononcé un autre adieu, près de dix ans après Six Feet Under.
Cet adieu-là concerne les cadres et les cases du programme. Inventer, ou réin-
venter la télévision, en niant la télévision : c’est une façon d’expliquer la supré-
matie de Vince Gilligan. Il en existe une autre. Elle semble à l’inverse de la pre-
mière mais elle la rejoint. Si Breaking Bad a paru définitivement émanciper le
genre, c’est aussi qu’aucune série n’a su autant qu’elle affronter les servitudes du
programme.

Au même moment, à la fin des années 2000, Matthew Weiner affirme qu’il n’a
cure de l’emplacement des coupures publicitaires au sein des épisodes de Mad
Men. C’est l’affaire de la chaîne — AMC —et non la sienne. Autrement dit, il
tolère qu’on saucissonne Mad Men, à la condition que la tâche ne lui échoie pas.
Gilligan, lui, n’a rien dédaigné, ni les occasions ni les obligations. Il a construit

101
les épisodes de Breaking Bad selon les règles de découpage et de dramaturgie
imposées par la même chaîne. Ne laissant à nul autre le soin de tailler les
tranches, il a veillé à ce que chacune ait une épaisseur et une saveur propres.
D’une contrainte, il a fait une chance. D’un empêchement, il a fait une déli-
vrance. Chaque scène de Breaking Bad est conçue pour elle-même, exactement
comme Ball concevait les entrées en matière de Six Feet Under, le cynisme rigo-
lard en moins. S’affranchir du programme, oui, mais, avec et par, les outils du
programme.

C’est ce paradoxe que Noah Hawley porte à un nouveau sommet. Alliance de


déterminisme et de libre arbitre. Déprogrammation, reprogrammation. La contra-
diction est sensible un peu partout au fil des épisodes des Fargo. Elle l’est tout
spécialement dans ces plans d’usine surgissant sans prévenir que le spectateur
est invité à lire a contrario comme une métaphore de l’affranchissement de Les-
ter Nygaard. Si l’on veut risquer un bilan provisoire, il faudrait dire que la série
télé en est arrivée à une certaine identité d’enchaînement et de déchaînement, ces
deux mots devant être entendus littéralement et dans tous les sens. Le genre se
tient à présent sur une crête. Non pas tout le genre, mais quelques uns de ses
représentants. Et ces derniers, par endroits seulement. Mais à ces endroits-là,
l’art sériel est parvenu au carrefour où s’échangent le ciel et la grille, le storytel-
ling à la chaîne et la singularité narrative pure, l’artisanat signé et l’industrie
lourde des récits, des situations et des affects.

Le prégénérique utilisé comme une rampe de lancement pour s’envoyer en


l’air.

Walter White s’en est allé à l’automne 2013. Lester Nygaard et les autres sont
apparus au printemps 2014. L’intervalle est bref et la filiation directe. Fargo est
la première série post-Breaking Bad. Better Call Saul, le spin off consacré à
l’avocat marron Saul Goodman, est la seconde (la diffusion de sa première sai-
son s’achève en même temps que la rédaction de cet article : en attendant d’y
revenir, on se contentera de dire qu’à nos yeux, elle est à la fois belle et aussi un
rien décevante). De Breaking Bad à Fargo, ce n’est pas seulement les mêmes
bruits de chaînes qu’on secoue, c’est aussi la même histoire d’émancipation,
avec Lester Nygaard en Walter White d’opérette. Les neiges du Minnesota ont
remplacé le désert du Nouveau Mexique, la narration en morceaux de l’une est
devenue la narration en morceaux de l’autre. Bob Odenkirk interprète le chef de
la police de Bemidji, entre deux facéties dans la peau de Goodman. Un pas de
plus a été fait : plus de héros principal, que des personnages secondaires… Plus

102
de centre, en fait.

Et, en quinze ans, de Six Feet Under à Fargo, le prégénérique est devenu l’ex-
pression privilégiée d’un art ouvrant toujours plus large les portes spatio-tempo-
relles, afin de lui donner une dimension de hantise : tout un fantastique qu’elle
n’avait pas jusque là ou alors seulement dans les fictions appartenant de plain
pied au genre. Toute la série est, cette fois, concernée. Il n’y a pas de prégéné-
rique dans Les Soprano ni dans Mad Men, mais c’est tout comme. Tant pis pour
le purisme de Weiner, qui trouverait le procédé trop calibré à son goût. Les
trouées sont partout dans ces deux séries, les sas et les seuils. Absences, syn-
copes, accidents qu’il faut du temps pour analyser ou guérir. Visions et prémoni-
tions, regrets ou délires qui sont autant de démembrements affectifs et perceptifs,
de sorties hors de la narration de ses gonds. Tony Soprano et Don Draper sont de
grands voyageurs et de grands rêveurs, des voyants : eux aussi passent leur vie à
la recherche d’un raccourci qu’ils ne trouveront pas…

Le genre entier est passé à travers une grille ou une porte dérobée, usant du pré-
générique comme d’une rampe de lancement pour s’envoyer en l’air. La télévi-
sion a marché sur la lune. Elle plane désormais là-haut, dans l’Espace. Il importe
à cet égard de noter que, de Mad Men à Masters of Sex, de Breaking Bad à The
Americans, un moment arrive toujours où la conquête spatiale, ainsi que la ques-
tion extraterrestre, prennent figure d’allégorie. Et, bien sûr, c’est au moyen des
reportages ou des documentaires aperçus sur le téléviseur du salon ou du bureau
qu’apparaissent Youri Gagarine et Neil Armstrong, les OVNIS et les petits
hommes verts. S’il y a une météorologie, il y a aussi une astronomie sérielle. À
l’évidence, quelque chose de la compréhension de son destin par le genre se
noue du côté des étoiles. Née dans une boîte, la série est d’autant plus éprise de
dimensions autres, stellaires ou parallèles, lunaires ou même intersidérales, que
ses programmes voguent à présent dans l’espace sans espace de l’Internet, tout
en continuant bien sûr d’occuper le petit écran.

****

L’histoire qu’on vient de retracer est celle d’une télévision devenant elle-même,
d’un petit écran trouvant peu à peu sa mesure à travers le paradoxe d’un chavire-
ment des repères. Nous connaissons de long temps la version basse de cette télé-
vision égale à elle-même : c’est la sitcom comme genre ou sous-genre qui, issu
du théâtre, s’est empressé d’en reclouer les planches afin de procéder à une mise
en boîte de tout, la vie, les rires, les affects. On le sait : de Seinfeld à Friends, de

103
How I Met Your Mother à Louie, la sitcom est aussi bien capable de platitude que
de génie. Quant à la version haute, on vient d’en évoquer trois cas. Six Feet
Under, The Wire et Breaking Bad sont des séries très différentes mais elles ont
en commun d’exister à l’écart et même dans un oubli du cinéma.

Ce n’est à l’évidence pas le cas de toutes les séries. Il y a donc deux histoires.
Celle qu’on a contée et une autre, l’histoire du genre, tel qu’il n’en a pas fini
avec le cinéma. L’horizon de cette seconde histoire n’est pas un envol ou un
décapage dont la neige, le désert ou le ciel seraient autant d’approximations.
Cette histoire-là, tissée d’extraits de films et de citations, assume au contraire un
risque de saturation. Elle creuse et recreuse la question de la relation entre petit
et grand écran, comme on retourne un couteau dans la plaie. Elle prouve et
éprouve la douleur qu’a le premier de n’être pas le second.

La version haute, l’accomplissement superlatif de cette histoire, ce sont Les


Soprano. La série de David Chase part du constat qu’un mafieux télévisuel ne
sera jamais le Michael Corleone de Coppola. Tony Soprano ne sera jamais le
Parrain, tout juste pourra-t-il être une copie du Henry Hill des Affranchis. Chase
a su dire le tragique de ce sentiment d’indignité ; il a vu un abîme dans le fossé
entre cinéma et télévision, mais il y a vu aussi un havre, des limbes où inventer
d’autres vies, trouver un sursis qui, contre toute attente, durerait longtemps.
L’impensable a donc fini par se produire : une série née de la mauvaise
conscience est devenue l’œuvre reine du tournant du siècle, grand et petit écran
confondus.

La version basse de cette histoire, ce serait Mad Men. Cette version est basse par
ambition démesurée, par entêtement à vouloir viser trop haut. Ce n’est pas que la
série de Weiner soit ratée, c’est plutôt que le combat avec l’indignité s’y est
transformé en prétention pure et simple. Weiner semble réellement croire que
notre temps peut être encore celui des mélos de Douglas Sirk et qu’entre les
années 1950, ou les années 1960, et les années 2000 la seule différence de taille
vient de ce qu’un progrès a été fait dans la conscience des inégalités de sort entre
les hommes et les femmes. Une enflure en découle, à la fois imitation trop naïve
des derniers feux du classicisme hollywoodien et point de vue trop malin sur
l’évolution des mœurs.

La série de Noah Hawley présente dans ce cadre une nouveauté saisissante : il se


pourrait qu’elle soit la première série à appartenir de plein droit aux deux his-
toires. Elle appartient directement, on l’a vu, à l’histoire télévisuelle de la télévi-

104
sion. Mais elle appartient aussi à l’histoire cinématographique de la télévision
mais, de façon moins directe, puisqu’elle prend son origine dans un film.

De grands films ont été adaptés de séries, le Mission : Impossible de Brian De


Palma et le Miami Vice de Michael Mann. Le processus inverse donne en général
des résultats moins enthousiamants. Fargo fait exception. Non seulement la série
est superbe, mais le rapport qui la lie au film des Coen possède une singularité
qu’il faut décrire.

Le drame de l’assureur interprété par Martin Freeman n’a qu’un lointain air de
famille avec celui du vendeur de voitures autrefois joué par William H. Macy, en
dépit de la proximité de leurs noms — Nygaard, Lundegaard — et bien que
l’épouse soit ici comme là cause de bien des frustrations. Ce n’est donc pas une
adaptation que propose Noah Hawley. Le récit de la série se déroule pour l’es-
sentiel en 2006, soit près de vingt ans après celui du film. Les personnages ayant
changé, Fargo n’est pas davantage une suite de Fargo, même s’il est fait plus
d’une fois référence à une tuerie ayant eu lieu en 1987.

C’est plutôt un bric-à-brac que la série tient du film. Un mélange précis et épars
de détails, de scènes, de notations. Le paysage enneigé. Un accent traînant. Le
profil de la femme flic faussement cruche. Le tueur bavard qui fait équipe avec
un taiseux. Mais aussi un déjeuner avec une vieille connaissance au bord de la
crise de nerfs, un corps qu’on débite comme du bois, un ticket de parking qu’on
refuse de payer… Si quelques uns de ces éléments sont repris tels quels, d’autres
ont été discrètement amendés. Rien de stable, ni de linéaire, dans le passage de
relais de Fargo à Fargo : le film des Coen reçoit en somme ici le statut prémoni-
toire mais précaire d’un prégénérique, non pas à tel ou tel épisode, mais à la
série de Hawley dans son entier. D’autres aspects ont pu encore être piochés
ailleurs, dans d’autres films de Joel et Ethan Coen. Le coach de gym un peu
débile léger devenu maître-chanteur rappelle celui qu’interprétait Brad Pitt dans
Burn After Reading, Malvo peut évoquer le tueur à frange de No Country For
Old Men, et Billy Bob Thornton fut l’interprète principal de The Man Who
Wasn’t There.

Le film des Coen reçoit ici le statut prémonitoire mais précaire d’un prégé-
nérique à la série de Hawley.

Hawley invente un rapport neuf entre série et film, télévision et cinéma. Hom-
mage et outrage, invocation et dispersion : c’est toute une écriture dans la neige,

105
à nouveau. D’un certain point de vue, c’est l’évidence même : il n’y a rien pour
surprendre à ce que ce soit ce cinéma-là qui se prête de si bonne grâce à la séria-
lisation. Le grotesque qui ouvre Six Feet Under a bien une tonalité coenienne,
avec ses ratés et ses bévues, ses gaffes, tout ce bégaiement à quoi les frères ont
toujours excellé. The Wire n’a rien de coenien — David Simon n’aimerait pas
cette idée —, mais Breaking Bad possède une drôlerie, un grincement, un pince-
sans-rire dont la paternité peut être recherchée, moitié du côté de Tarantino, moi-
tié du côté des Coen.

Quant au Fargo de 1996, plusieurs aspects y appelaient la migration. C’étaient


les documentaires animaliers continuant leur ronron pendant le sommeil des
justes ou des bandits. C’étaient surtout les plans de téléviseurs défectueux ou
mal réglés, envahis par une autre neige que celle recouvrant les champs du Min-
nesota et du Dakota du Nord mais rimant avec elle… Cette migration tient à la
fois de la reprise et de la déprise. Si elle part bel et bien du cinéma, c’est pour
entrelacer les deux régimes sériels, le régime cinématographique et le régime
télévisuel. Fargo honore le cinéma comme grand prédécesseur et pourvoyeur
irremplaçable de motifs. Et, dans le même temps, il en dissémine la référence au
profit d’un autre type d’art et de récit.

Une histoire de magot et de racloir illustre à merveille ce double mouvement.


Chez les Coen, le tueur campé par Steve Buscemi enterre la valise de la rançon
dans un champ enneigé, marquant l’emplacement d’un racloir rouge. Mais
comme Carl meurt bientôt, tous ces dollars sont laissés à l’abandon, selon une
économie de la trace et une irrésolution typiquement coeniennes.

Le quatrième épisode de la série s’ouvre en 1987. Stavros Milos n’est pas encore
le magnat de l’alimentation que le spectateur a vu parader en jogging dans sa
villa. La misère a jeté sa famille sur les routes en plein hiver. Milos maudit Dieu
lorsqu’il aperçoit un signe rouge. Le magot l’attend, les miracles existent.
Devenu millionnaire, Milos professera une foi inébranlable et accrochera dans
son bureau un tableau représentant un racloir géant. Il y a une suite : parce que
Malvo aura fait s’abattre sur lui les plaies d’Egypte, Milos croira que Dieu veut
le punir. Il s’empressera donc d’aller réenterrer le magot et de remettre le racloir
à sa place. Défaisant ce qui a été fait, la scène inversera alors si bien le miracle
de jadis que, le temps de quelques secondes, les images y vont à reculons.

Idée géniale : exerçant son pouvoir de fabriquer du récit comme bon lui semble,
la télévision reprend au cinéma ce que celui-ci a laissé, là où il l’a laissé. Ce

106
qu’il a enterré, elle le déterre pour le faire fructifier. De l’un à l’autre, l’héritage
est à la fois direct et teinté d’une ironie qui prolonge celle des Coen. Et qui la
réinterprète d’une autre manière encore lorsqu’un double retour en arrière, litté-
ral et machinique, vient clore la fable. Comme comprendre celui-ci ? La télévi-
sion rentre dans le giron du cinéma ; elle lui rend ce qu’elle avait cru pouvoir lui
prendre. D’un autre côté, pourtant, cette nouvelle combinaison d’enchaînement,
de déchaînement et de réenchaînement, a bien quelque chose de typiquement
télévisuel.

On achèvera de voir ce qui se joue ici de décisif entre cinéma et télévision en


remarquant qu’enterrer, déterrer, et réenterrer, sont des opérations ayant étroite-
ment à voir avec le processus de « télévisualisation » que ces chroniques s’ef-
forcent de décrire. Ce qu’on a tenté de résumer sous cette appellation est précisé-
ment une tâche de désenfouissement propre aux séries. Descente au sous-sol du
visible — au sous-sol tout court : c’est là qu’était la machine à laver des
Nygaard —, afin d’en extraire secrets et horreurs, cadavres et tabous, tout ce
qu’on ne voulait ni n’osait voir. Ne rien laisser dans l’ombre, tout faire remonter
à la surface. De gré ou de force : dans sa recherche d’une visibilité totale, la télé-
visualisation va rarement sans un anéantissement expéditif des demi-teintes.

Sans rien montrer, la série donne à voir au moyen d’une variation autour de
deux motifs qu’elle affectionne, la transparence et les reflets.

Ce processus-là semble accompli dans Fargo. Pas, ou peu, d’ombre. Des éten-
dues neigeuses à perte de vue. Un méchant indifférent à l’idée qu’on le repère :
un beau plan montre Malvo dominant tranquillement son monde depuis le som-
met d’une arche… Et, avec cela, la récurrence d’un motif dont la platitude a au
moins le mérite de la clarté. Au début, il avait suffi que Hess amorce un geste de
la main pour que Lester aille se jeter contre une vitrine. Plus loin, c’est à travers
la baie vitrée de la maison que les fils Hess le découvriront chevauché par leur
mère. Et, c’est à travers la vitre de son bureau que Lester verra Linda (à qui il
avait prêté sa doudoune orange) mourir à sa place.

Ces transparences sont légion, dans Fargo. Bouchers occupés à leur basse
besogne derrière une autre vitre encore, saluts d’une fenêtre à celle du voisin
par-dessus une cour, inscriptions grattées sur le verre dépoli d’une porte. Un
vitrail représentant une scène biblique domine même, non loin du racloir, le
bureau de Stavros. Tout est clair, tout se voit. Carreaux, vitrines, aquariums :
télévisualisation maximale. Et pourtant la série qui commence par déterrer est

107
aussi celle qui réenterre. C’est donc qu’une évolution a lieu à cet égard aussi, à
l’endroit de la télévisualisation.

Cette évolution n’est nulle part mieux formulée que lors de l’exécution des
mafieux par Lorne Malvo. Tandis que le tueur pénètre à l’intérieur du bâtiment
où la bande a ses bureaux, la caméra demeure à l’extérieur. C’est de là qu’elle
suit les progrès de Malvo parmi les pièces et les étages, au rythme des cris et des
détonations. Les fenêtres étant recouvertes d’une surface réfléchissante, on ne
verra rien de la tuerie. Mais, pour cette raison même, il serait erroné de dire que
le spectacle des meurtres nous est occulté. Ces surfaces offrent malgré tout
quelque chose à voir, au gré des mouvements d’appareil, fût-ce seulement la
trame de la rue et des voitures garées alentour.

Un nouveau jeu de télévision et de cinéma opère ici dans le rapport du visible et


de l’invisible, ou de deux évidences, ou encore de deux inévidences. Le proces-
sus de télévisualisation est à présent si bien réalisé qu’il n’est même pas besoin
de passer effectivement de l’autre côté, à travers. Plus la peine de dissiper
l’ombre pour donner à percevoir ce qui s’y passe. Sans rien montrer, la série
continue malgré tout à donner à voir au moyen d’une variation autour de deux
motifs qu’elle affectionne, la transparence et les reflets. Ce qui se produit alors
peut bien être appelé un événement. La télévisualisation qui atteint une sorte de
summum dans cette scène de tuerie se trouve par la même occasion renouer avec
une forme de suggestion ou d’euphémisation qu’on ne s’attendrait guère à ren-
contrer sur le petit écran. Ce que Fargo propose ici a bien davantage trait à
l’usage que le cinéma peut faire d’une ressource précieuse entre toutes, dont on a
coutume de lui accorder l’exclusive, et qui s’appelle le hors-champ. Mais c’est
au sein même du champ que le hors-champ ouvre sa réserve. Aussi se sent-on
fondé à parler, pour la première fois peut-être, d’un hors-champ télévisuel. Voire,
carrément, d’un hors-champ « télévisualisé ».

Intégralement singulière est la manière dont Fargo organise le croisement entre


les deux histoires et les deux régimes de la série. L’histoire télévisuelle et l’his-
toire cinématographique du genre s’y nouent d’abord selon le déroulement et les
avancées propres à chacune. Du cinéma, Fargo en présente donc des traces ou
des effets de haut en bas, du grand écran vers le petit. Mais il en présente aussi
dans l’autre sens, de bas en haut. Evénement, oui : c’est par les moyens, et selon
les termes appartenant à la télévisualisation, que la série de Noah Hawley en
arrive à recroiser la route du cinéma. Le troisième âge d’or dure toujours et,
l’histoire est loin d’être finie de ce qui, dans la domaine de la série, enchaîne et

108
réfléchit le grand et le petit écran.

109
Leurs noms et rien d’autre — Sylviane Poirier, Léna
Burger, Ariane Chottin, Emmanuelle Gallienne, Valé-
rie Guidoux
Pierre di Sciullo est un autodidacte en constante recherche graphique et typogra-
phique. Depuis 1983, il réalise et diffuse un manuel hybride, Qui ? Résiste, son
support privilégié d’expérimentation. Mêlant écriture et création plastique, il
intervient dans l’espace public, dans le cadre de commandes privées et dans des
écoles d’art, en France et à l’étranger. Il a conçu un « moucharabieh typogra-
phique polyglotte » pour la façade du musée Champollion à Figeac, coréalisé le
film d’animation Peur(s) du noir, créé les sculptures-lettre T, repères des stations
du tram de Nice. Il a dessiné le Sintetik (suppression impitoyable des lettres
inutiles de l’alphabet), le Paresseux (9 formes de base produisent les 10 chiffres
et 26 lettres par symétrie et rotation) ou le Basnoda (se lit de gauche à droite,
debout sur ses pieds, puis de gauche à droite encore, la tête en bas). Que sa page
ait la taille d’une façade, d’une affiche, d’un écran ou d’une rue, qu’il travaille
du bout des doigts sur un clavier ou à la brosse avec de larges gestes, Pierre di
Sciullo questionne l’acte d’inscrire et l’acte de lire, avec sérieux, ironie, rigueur
et bonheur. Nous lui avons demandé de nous parler de son intervention récente
pour l’« Anneau de la mémoire », à Notre-Dame-de-Lorette, et de l’Amanar
qu’il a créé pour les Touaregs.

Pierre di Sciullo déroulant dans son atelier une affiche de la série


Le tan dè noiyo.

Pierre di Sciullo déroulant dans son atelier une affiche de la série


Le tan dè noiyo.

Photo Valérie Guidoux.

J’ai appris le métier de graphiste sur le tas. J’ai commencé par faire une publica-
tion que j’ai appelée Qui ? Résiste. Je n’avais aucune formation, c’était instinctif
et empirique, j’avais 21 ans, j’avais envie de créer des situations de lecture, de
confronter des textes à des images et inversement. J’ai commencé par agrafer
des photocopies N&B de mes pages, en me disant que je verrais bien.
Auparavant, j’avais traversé plusieurs expériences collectives, avec des passion-

110
nés de bande dessinée — je croyais alors que je voulais faire de la BD —, qui
m’avaient laissé sur ma faim. J’avais besoin d’aller au bout des choses et d’y
aller seul. En ce moment, je prépare le numéro 14, toujours seul. Chaque numéro
est une sorte de manuel sur un sujet particulier : le carré, la zoologie, la mort, la
séduction…

Grâce à ce travail, petit à petit, je suis devenu à la fois graphiste, typographe et


dessinateur de lettres.

Un typographe met le texte dans l’espace ; un graphiste, sauf exception, est


généralement typographe, il est amené à manipuler des textes avec les images ;
et puis quelques typographes deviennent dessinateurs de lettres, c’est-à dire
qu’ils forgent les outils dont ils se servent au quotidien.

Qui ? Résiste m’a servi de camp de base pour mes recherches et m’a aussi fait
rencontrer beaucoup de monde, des graphistes, bien sûr, mais pas seulement. Il y
a quelques semaines, j’ai reçu des appels de trois étudiants : une jeune femme
qui vient de Guinée et qui veut dessiner un caractère dans le système d’écriture
n’ko qui sert pour écrire le mandingue ; une étudiante qui veut créer une police
de caractères pour le canaque de Nouvelle-Calédonie ; et un jeune Franco-Maro-
cain, qui aimerait dessiner des variantes des tifinagh des Touaregs pour répondre
à leur usage par les Chleuhs au Maroc. Je vais d’abord les recevoir un par un et
ensuite leur proposer qu’on organise un repas tous ensemble…Voilà. Je ne sais
pas si cela constitue une présentation !

Vous avez récemment participé à la réalisation d’un monument érigé à


Notre-Dame-de-Lorette en hommage aux morts de la première guerre mon-
diale.

L’architecte Philippe Prost, avec qui j’avais déjà travaillé auparavant, m’a pro-
posé de me joindre à l’équipe de maîtrise d’œuvre qu’il était en train de consti-
tuer pour répondre au concours du Mémorial international de Notre-Dame-de-
Lorette (commune d’Ablain-Saint-Nazaire, Pas-de-Calais). Malgré ma lassitude
des concours j’ai dit oui, car la question posée sortait vraiment de l’ordinaire.

La Région Nord-Pas-de-Calais avait décidé, dans le cadre des commémorations


de la guerre de 14-18, de faire construire un monument portant les noms de tous
les soldats morts sur le sol des deux départements. Il y avait eu un front très
important, une sorte de balafre verticale entre le Nord et le Pas-de-Calais, et près

111
de 600 000 soldats morts. Vous imaginez ? Deux départements et 600 000 morts
! Ce nombre, c’est un gouffre, c’est l’étendue du massacre : 294 000 Anglais,
174 000 Allemands, 110 000 Français, des soldats des colonies, hachés par les
obus, fauchés par les balles. Selon les critères de l’époque, il y avait des soldats
de 11 nationalités différentes, ce qui, aujourd’hui, correspond à 42 nationalités
des 5 continents. Des Africains du Sud, des Pakistanais, des Portugais, des
Indiens…

L’ellipse dessinée par l’architecte Philippe Prost au stade du


concours.

L’ellipse dessinée par l’architecte Philippe Prost au stade du


concours.

L’ellipse une fois réalisée.

L’ellipse une fois réalisée.

Quand on tombe sur le nom de Standing Buffalo Joseph, cela fait surgir un
monde qui est très éloigné de celui de la guerre de 14-18 en France.

Oui, le petit-fils de Sitting Bull est mort là, son nom est inscrit là. Il avait 20 ans.
Il était loin d’être le seul Indien. Lors d’une conférence au Louvre de Lens sur le
mémorial, j’ai rencontré une dame qui s’occupe d’une association pour la recon-
naissance de la place des Indiens d’Amérique du Nord dans la guerre de 14-18.

Il y avait aussi des Inuits, parce que des sergents recruteurs de l’armée cana-
dienne sont montés dans le Grand Nord à la recherche de tireurs d’élite. On a
donc emmené les meilleurs chasseurs inuits, en leur racontant je ne sais quoi
dans je ne sais quelle langue, de leur banquise jusque dans la boue des plaines de
l’Europe occidentale pour les faire tirer sur des Allemands…

« Il y avait eu un front très important, une sorte de balafre verticale entre le


Nord et le Pas-de-Calais, et près de 600 000 soldats morts. »

C’est Daniel Percheron, qui est président de la Région et aussi professeur d’his-
toire, qui a eu avec Yves Le Maner, historien, spécialiste notamment de la guerre
de 14-18, l’idée de faire inscrire les noms de tous ces soldats, vainqueurs et vain-

112
cus, quel qu’ait été leur camp, 579 606 noms exactement à ce jour. Ces noms
occupent aujourd’hui 499 panneaux et le 500e sera posé en 2018, avec les noms
trouvés dans l’intervalle, le reliquat d’une liste qui ne sera jamais définitive. Il
faut savoir que 40 % des soldats morts en 14-18 étaient inidentifiables. Sur le
chantier même du mémorial, on a encore découvert les corps de trois soldats qui
ont pu être identifiés. Leurs noms figuraient sur la liste mais on ignorait où
étaient leurs dépouilles. Réunir les noms et prénoms de tous ces soldats, sans
indication de nationalité, de grade ou d’appartenance à une arme — ce qui est
habituellement porté sur les monuments aux morts —, par ordre alphabétique
strict, tel était le cahier des charges de la Région. Leurs noms et rien d’autre.

Guide de pose dans l’ellipse des 500 plaques gravées avec les let-
trines.

Guide de pose dans l’ellipse des 500 plaques gravées avec les let-
trines.

Est-ce que cela s’était déjà fait ?

Sur une telle échelle, non. On m’a rapporté le cas d’un monument aux morts où
se côtoient quelques dizaines de noms, mais ils n’ont pas été mélangés : les
noms allemands d’un côté, les français de l’autre.

À la demande de la Région, Yves Le Maner avait accepté de s’occuper du projet


alors qu’il était déjà à la retraite. Il a joué un rôle central dans la constitution des
listes. Il a entrepris des démarches auprès des Britanniques et des Allemands
pour les persuader de donner les noms de leurs soldats morts, ce qui n’a pas été
facile, même cent ans après le conflit. La liste allemande était déjà prête. Depuis
plusieurs décennies, le ministère allemand de la Défense avait engagé une
recherche pour permettre aux Allemands de connaître les noms de leurs soldats
morts pendant ce conflit. Idem pour la Grande-Bretagne. En France, il existait un
projet appelé « Chemins de mémoire ». Malheureusement, la base de données
constituée par le ministère ne comportait pas de champ « lieu du décès ». Il a
donc fallu qu’Yves Le Maner et ses collaborateurs consultent une à une 1 800
000 fiches originales, celles des soldats français tombés au cours des quatre
années de guerre, pour extraire les noms de ceux qui étaient morts sur le sol des
deux départements. Il y a eu bien sûr toutes sortes de cas incertains qui nécessi-
taient des recoupements et des recherches approfondies. Yves Le Maner et son

113
équipe ont écrit 6 500 lettres, avec demandes, réponses, échanges, etc. Cela a été
un travail considérable, l’établissement de la liste définitive a pris des années.

L’emplacement choisi est à une vingtaine de km d’Arras, sur le lieu de la nécro-


pole Notre-Dame-de-Lorette, qui regroupe 24 000 tombes individuelles et des
sépultures collectives dans lesquelles ont été déposés les ossements de 20 000
soldats. C’est le plus grand cimetière militaire français. Il y a aussi une basilique
et une tour, dite la Tour lanterne, datant des années 1920, d’où part jour et nuit
un rayon lumineux censé garder vivante la mémoire de ces soldats. Depuis, les
gardes de Notre-Dame-de-Lorette, jeunes et vieux, tous bénévoles, se relaient
jour après jour pour assurer une présence, accueillir les visiteurs et entretenir le
lieu. Depuis la nécropole, située sur une des collines de l’Artois, à moins de 200
m d’altitude, on voit les plaines de l’Europe occidentale qui filent jusqu’en
Pologne, et les terrils des puits de charbon de Lens. C’était en 1914 la plus
grande réserve d’énergie sur le territoire français. L’enjeu stratégique était
énorme, il s’agissait à la fois de s’emparer du point dominant et d’avoir la haute
main sur l’énergie. C’est pour cela que le conflit s’est enlisé et que les armées se
sont entretuées sans quasiment progresser de toute la guerre — pour prendre une
butte, la perdre, la reprendre, la reperdre.

« Réunir les noms et prénoms de ces 600 000 soldats, sans indication de
nationalité, de grade ou d’appartenance à une arme, par ordre alphabétique
strict, tel était le cahier des charges. »

Pourquoi les morts anglais sont-ils les plus nombreux ?

Les alliés s’étaient réparti les terrains d’opération, et cette partie du front était
surtout une position de l’armée anglaise, tandis que les Français étaient plus
nombreux du côté de Verdun. Vous savez, je ne suis pas du tout un spécialiste de
14-18. Ce qui m’a d’emblée beaucoup frappé, c’est cette idée de mêler sur un
même monument les noms d’hommes qui s’étaient affrontés de leur vivant.
Quand j’avais 20 ans, je m’étais isolé dans un grenier familial et je parcourais
des numéros de L’illustration datant de ces années-là, et j’avais été sidéré par ces
espèces de vomissures qu’émettaient les journalistes de ce magazine pour parler
des Allemands sans jamais utiliser le mot « Allemand ». Les commentaires et les
photos, tout était horrible, et de voir à quel point la haine anti-germanique était
entretenue dans l’opinion publique m’a beaucoup marqué. Aujourd’hui, c’est
l’esprit de la réconciliation qui domine. Je me suis demandé pourquoi c’était une
émanation de l’État, et non pas l’État lui-même, qui avait passé commande,

114
pourquoi il n’y avait pas eu une commande plus globale du ministère de la
Défense, qui nous aurait demandé de concevoir un monument avec la totalité des
noms de tous les soldats tombés sur le sol de la France pendant la guerre de 14-
18, et de rassembler ainsi toutes les nations qui avaient envoyé des hommes
s’entretuer, ce qui aurait fait des millions de noms. Enfin, je dois reconnaître
que, déjà avec 600 000 noms…

Quel était le cahier des charges ?

Le monument devait se construire sur un terrain en pente douce en contrebas de


la nécropole dont il ne devait pas dépasser le haut des croix, ce qui fait qu’au
plus bas du terrain la hauteur disponible était de 5 ou 6 m. Quant aux noms eux-
mêmes, les majuscules devaient être d’une hauteur d’au moins 12 mm et les
minuscules d’au moins 9 mm : les lettres seraient donc plus petites que celles de
la plupart des monuments aux morts. Lors du démarrage du concours, une réfé-
rence a été citée à plusieurs reprises, celle du Vietnam Veterans Memorial, érigé
à Washington DC, sur lequel figurent les noms des 60 000 soldats américains. Je
me disais que c’était un peu comme si ce monument immense, on le prenait une
fois, deux fois, dix fois, et ce sur un terrain d’à peine 3 hectares ! J’ai calculé
qu’en mettant les noms sur un bandeau d’une hauteur de 1 m et en utilisant un
caractère ordinaire, qui chasse normalement, c’est-à-dire ni spécialement étroit
ni spécialement gourmand en espace, cela faisait une surface de 2 500 m2. En
dépliant ce bandeau en aller-retour sur les 3 hectares et en l’espaçant de 5 m, je
remplissais tout le terrain. Cette question a été un souci constant, parfois une
réelle angoisse. Je ne sais pas si les initiateurs du projet avaient conscience du
problème posé par le nombre faramineux de noms !

Sur les 50 équipes qui avaient participé à la première sélection, 5 ont été rete-
nues. Nous sommes alors entrés dans la phase du concours à proprement parler.
En quelques semaines, l’essentiel du projet a été conçu. Il fallait montrer sur des
panneaux A0 un plan masse du projet, une élévation, des dessins techniques, 1
m2 de la mise en espace des noms à l’échelle 1, etc.

Philippe Prost a fait une proposition spatiale très simple et d’une grande force :
les noms seraient portés par un anneau. Le terrain étant plus rectangulaire que
carré, Philippe a dessiné non pas un cercle, mais une ellipse. Et comme le terrain
est en pente, il a imaginé que son anneau serait posé à l’horizontale et qu’une
partie serait en porte-à-faux au-dessus du vide pour symboliser la fragilité de la
paix. J’étais troublé. Je voyais les haies, les bocages, les oiseaux, les terrils au

115
loin, ce paysage dans lequel une tuerie sans nom avait eu lieu pendant des mois
et des mois. Je voyais un mur immense et terrifiant de 600 000 noms. Et j’imagi-
nais les visiteurs, quand ils seraient en face des noms, tourner le dos au paysage.
J’étais saisi d’un besoin de respirer, de me sortir de cette angoisse, et c’est en
regardant vers l’horizon que je pouvais reprendre pied. Je ne pouvais donc ima-
giner autre chose qu’une lecture dirigée vers le paysage. Puis j’ai compris la pro-
position de Philippe Prost. En fait, son bandeau en béton fibré de 3 m de haut
est, à l’échelle du paysage, quelque chose d’extrêmement fin, juste un trait. Et
quand on se tient face à la surface inscrite, le paysage est partout, au-dessus, en
dessous, sur les côtés, il entre dans l’anneau et en ressort librement.

Notes de P. de Sciullo pour le Lorette.

Notes de P. de Sciullo pour le Lorette. Au centre, une piste aban-


donnée, ligatures enchâssées. En bas à gauche, une énième estima-
tion de l’encombrement de la liste ; à droite, contreformes, petites
capitales et dissymétrie.

Je n’ai pas commencé à dessiner un caractère — c’est impossible en quelques


semaines —, mais j’ai écrit une notice typographique à partir de la question qui
se posait à moi, celle de savoir quelle situation de lecture créer. À l’intérieur de
l’anneau, la dimension spatiale est indissociable de la lecture, on lit en se dépla-
çant, et lorsqu’on se déplace on est dans le texte formé par les noms, mentale-
ment et physiquement. Il fallait donc un caractère qui soit très lisible de jour
comme de nuit. Il fallait également tenir compte de la situation en extérieur, où
la lumière tombe du haut vers le bas et oblige à contraster plus les verticales et
les obliques que les horizontales qui sont ombrées naturellement par le mouve-
ment de la lumière. J’ai précisé que, dans la présentation à l’échelle 1 d’un frag-
ment de la liste des noms, le caractère utilisé n’était pas le caractère définitif, car
celui-ci serait spécifiquement créé pour le monument, ce qui n’était pas exigé
dans le cahier des charges. Enfin, il était demandé aussi que les lettres soient gra-
vées — ni peintes ni imprimées ni sérigraphiées — dans une matière pérenne et
qu’elles soient inscrites sur des éléments amovibles qui puissent être remplacés
en cas de dégradation. Il fallait donc que le futur caractère soit adapté à la gra-
vure. Il fallait enfin qu’il ait, je ne sais pas comment dire, une couleur, un ton, un
esprit qui corresponde au lieu. Car on pouvait trouver un caractère qui réponde à
tous les critères, mais qui soit tout à fait inadapté pour porter les noms de 600
000 êtres humains morts.

116
Comment avez-vous conçu le panneau pour la phase 2 du concours ?

Pour constituer l’échantillon de 1 m2 de texte gravé, la Région nous avait donné


un fichier word avec une partie de la liste. J’ai vu tout de suite qu’elle ne com-
portait que des noms anglais. Je me suis dit : « Il ne faut surtout pas que j’utilise
cette liste. » Il y avait ce geste politique fort qui consistait à mélanger des noms
des quatre coins du monde… Il fallait donc que l’on voie des noms allemands,
alsaciens, périgourdins, russes, sénégalais, écossais… J’étais tellement passionné
et remué à la fois que je ne dormais plus. J’ai passé une de ces nuits blanches sur
des sites de mémoire de la Grande Guerre de différents pays du monde, c’était
compliqué car je ne suis pas polyglotte, et j’ai cherché des noms de soldats de
tous les pays qui avaient participé au conflit. Lors de la réunion préliminaire
avec la maîtrise d’ouvrage, j’avais demandé si nous pouvions disposer de la liste
des nationalités qui seraient représentées, on m’avait répondu que cette liste
n’avait aucun intérêt pour nous à ce stade et qu’elle ne nous serait pas transmise.
Je n’avais pas insisté, mais je savais déjà que pour moi il serait essentiel de
mêler toutes sortes de noms, courts, longs, avec des assemblages de lettres
variés. C’était une évidence visuelle. J’ai donc travaillé une partie de la nuit et
plusieurs jours à fabriquer une fausse vraie liste. Et puisque, lorsqu’on dit alpha-
bet, on pense tout de suite à la lettre A, j’en ai choisi une autre. J’ai fait mon
panneau de noms commençant par B, en trichant, bien sûr, car si l’on divise 600
000 noms par les 26 lettres de l’alphabet on arrive à un nombre considérable de
panneaux pour la seule lettre B et il aurait été impossible de présenter une pro-
gression alphabétique sur une surface de 1 m2. Je suis donc passé de BA à BE,
de BABINEAU à BEETHOVEN, de BI à BR pour être quasiment à BZ en fin de
panneau. Parfois, il me manquait un prénom ; en cherchant, je trouvais des noms
identiques sur des sites de la guerre de 39-45, et je remarquais tout de suite qu’il
s’agissait de cette guerre-là car les prénoms n’étaient plus les mêmes qu’en 14-
18. Je cherchais aussi des noms arméniens, que je n’ai pas trouvés. Bref, j’ai fait
un collage, en soulignant que cette liste n’était pas juste d’un point de vue scien-
tifique, mais qu’elle était juste du point de vue du projet. Quand on regardait le
panneau, on comprenait l’ensemble du projet.

Quelle typo avez-vous utilisée pour le panneau de présentation ?

J’ai utilisé le Scala, qui avait été dessiné par Martin Majoor en 1987-1988. En
réalité, si on avait utilisé ce caractère pour la totalité des noms, on aurait eu
besoin de deux fois plus de place.

117
En janvier 2012, nous avons su que nous étions retenus, et il fallait que tout soit
achevé plusieurs semaines avant le 11 novembre 2014. Ce qui laissait moins de
deux ans pour finir la totalité des études et terminer entièrement le chantier.
Pourtant, pour la première fois, j’ai vu un chantier livré à la date prévue. Tout a
été rendu à temps et rien n’a été bâclé, à aucune des étapes, par aucun des inter-
venants, et ils ont été nombreux…

Différentes versions du Lorette : trouver l’équilibre entre homogé-


néité et contrastes.

Différentes versions du Lorette : trouver l’équilibre entre homogé-


néité et contrastes.

Vous avez donc dessiné un caractère spécifique pour le mémorial.

Oui, je l’ai appelé le Lorette. J’ai essayé de dessiner un caractère qui ne soit pas
tombal, qui produise une grande douceur. J’ai cherché à ramener quelque chose
d’organique dans ce mur impitoyable de noms. J’ai choisi de me limiter aux
capitales et petites capitales pour gagner de l’espace par tous les moyens. Avec
les petites capitales à la place des minuscules, j’échappais aux hampes ascen-
dantes et descendantes (les t, b, d, p, j…), ce qui a permis de réduire l’interligne
et de gagner 15 % de surface.

Au départ, je pensais qu’il fallait une police avec des empattements,qu’ils


seraient utiles à une lecture plus contrastée car ils permettent de marquer les
attaques, c’est-à-dire le début et la fin d’une lettre. Seulement les empattements
prennent de la place et j’ai dû y renoncer. J’aimerais vraiment avoir un jour l’oc-
casion de dessiner un caractère à empattements qui fonctionne bien…

Différentes versions du Lorette : évolution du Lorette sur 11 mois


avec indication du gain d’espace

Différentes versions du Lorette : évolution du Lorette sur 11 mois


avec indication du gain d’espace

Pour commencer, j’ai regardé de très près le Bell Centenial, caractère conçu pour
les bottins téléphoniques. Pour imprimer un bottin, il faut résoudre des questions
cruciales proches de celles que je me posais : économiser un maximum de papier

118
et garder le maximum de lisibilité même avec une impression sur un papier de
mauvaise qualité. Un corps 5 sur le bottin équivaut, du point de vue du confort
de lecture, à un corps 9 ou 10. C’est un caractère qui fait un tour de prestidigita-
tion, il a l’air plus grand qu’il ne l’est, et les espaces sont très bien calculés.
Comme il me déplaît d’un point de vue esthétique, j’étais sûr de ne pas être
influencé. Dans l’ensemble, je ne partage pas le goût de son dessinateur, Mat-
thew Carter. C’est un grand technicien, auteur également du Verdana. Sur la phi-
losophie du métier, nos options sont diamétralement opposées, mais d’entrer
ainsi dans le détail du détail m’a permis de mieux apprécier son travail.

Une autre particularité du mémorial, c’est que le texte n’était pas fait de phrases,
mais d’une succession de noms et de prénoms. Il m’a donc fallu imaginer toutes
les combinaisons possibles de juxtaposition de lettres, ce qu’on ne fait pas forcé-
ment quand on créé un caractère, on n’envisage pas forcément toutes les excep-
tions. Dans la liste, il y avait par exemple des noms polonais qui présentaient des
successions de lettres que je n’avais jamais imaginé avoir à traiter. Faire toutes
les combinaisons possibles des lettres entre elles, c’est 26 factoriel 26, je ne sais
pas ce que cela donne comme total, mais je sais que j’ai fait des listes sur mon
écran en commençant par A suivi de A, A suivi de B, etc. Pour chacune des com-
binaisons, j’ai réglé l’espace entre les lettres, on appelle cela régler les paires
d’approche. Ni trop distant ni trop serré. Surtout, je ne voulais pas que les noms
aient l’air d’avoir été rentrés de force dans la surface, je voulais qu’ils respirent.

Présentation du prototype du voussoir en béton avec les panneaux


gravés, essentiel avec une phase chantier très courte. La qualité de
la gravure sera encore améliorée.

Présentation du prototype du voussoir en béton avec les panneaux


gravés, essentiel avec une phase chantier très courte. La qualité de
la gravure sera encore améliorée.

Créer une police de caractère, c’est faire une série de choix sur plusieurs axes. Si
l’on choisit d’insister sur la personnalité de chaque lettre, évidemment, lorsque
les lettres se rencontrent pour composer le texte, elles vont faire une musique
plus heurtée. J’ai dessiné il y a longtemps un caractère, le Quantange, pour
lequel j’ai poussé ce principe au maximum. Un texte en Quantange donne l’im-
pression d’avoir été fait avec du papier et de la colle, d’être une lettre anonyme
avec toutes sortes de polices pêle-mêle. Pour le Lorette, j’ai travaillé dans le sens

119
d’une homogénéité globale avec autonomie de chacune des composantes.
Chaque fois que je touchais à une lettre, je me représentais le mémorial avec
deux panneaux de moins, cinq panneaux de plus, ou, si on imagine une biblio-
thèque bien remplie, je retouchais le A, et paf, trois livres tombaient par terre, ou
bien des vides apparaissaient. Chaque opération mentale avait des conséquences
physiques.

« Dans la liste, il y avait des noms polonais qui présentaient des successions
de lettres que je n’avais jamais imaginé avoir à traiter. »

Comment la liste des noms vous est-elle arrivée ? Déjà relue et corrigée ?

Lorsqu’on m’a transmis la liste qui était censée être définitive, je l’ai regardée
avec l’œil du typographe, et il y a eu plusieurs aller-retour. Finalement, une per-
sonne a été engagée pour relire la totalité du document — 4 000 pages A4 ! —,
qui avait déjà été relu des dizaines de fois, cela lui a pris un mois et demi. Elle a
trouvé encore 12 corrections à apporter, on a vraiment fait le maximum ! Une
fois la mise en forme graphique des panneaux terminée, j’ai tenu à faire fabri-
quer une épreuve de contrôle sur papier, à l’ancienne. Lorsque je suis sorti de
chez le reprographe avec trois jeux d’épreuves, je me suis retrouvé sur le trottoir
avec mon petit diable à roulettes et 27 kg de feuilles de papier glissant les unes
sur les autres. Pierre di Sciullo se lève, va prendre un jeu d’épreuves de lecture
des 499 panneaux — 9 kg — et le dépose dans nos bras qui ploient. J’ai renoncé
au métro et j’ai appelé un taxi !

Extrait du guide de pose des panneaux gravés. Un décalage d’un


seul panneau et il aurait fallu tout démonter…

Extrait du guide de pose des panneaux gravés. Un décalage d’un


seul panneau et il aurait fallu tout démonter…

Quel a été votre principe de mise en page ?

Les panneaux du mémorial sont des plaques en acier inoxydable trempé dans un
bain colorant, sur lesquelles la morsure de la gravure fait réapparaître l’inox. Ce
que j’ai proposé est tout simple. Grâce à des espaces insécables, il n’y a jamais
de césure entre le nom et le prénom. On ne retourne pas à la ligne au milieu d’un
nom propre quelle que soit sa longueur. Il y a notamment un nom extraordinaire,
à particule, qui doit faire 70 signes, et un nom arabe en huit mots. Je n’ai donc

120
pas équilibré les drapeaux. Ensuite, j’ai mis une puce de séparation entre les «
briques ». Cette puce est centrée verticalement sur la ligne et placée légèrement
plus près du nom qu’elle clôt que du nom qui va suivre. Cela fait que, quand
l’œil cherche le nom suivant, il le trouve immédiatement, sans effort. Ensuite, le
premier panneau de chaque lettre commence par une lettrine, qui fait 12 cm de
haut et se lit à plus de 20 m. Un autre repère : le dernier panneau de chaque lettre
n’est pas rempli jusqu’en bas. Pour y parvenir, j’ai créé une fiche de calculs
grâce à laquelle, sur 25 panneaux (X et Y sont sur un même panneau car il n’y a
que 17 noms commençant par X), une partie de la surface reste vierge. L’œil voit
ainsi une incroyable étendue de texte gravé puis, tout à coup, 1 ou 2 m2 d’acier
sans aucune morsure, et il sait qu’une nouvelle lettre commence. Et puis, toutes
les 30 lignes, en retrait dans la marge gauche, comme une entrée de dictionnaire,
sont gravées les trois premières lettres du nom qui est juste en regard. C’est
important parce que, pour la lettre M par exemple, il y a 45 panneaux, ça fait 30
m à parcourir ! MEM, MER, MEV, MEY, grâce aux trois lettres d’entrée, on se
repère très vite.

Le panneau 1. La variation du gris typographique signale tou-


jours une particularité significative. Ici, 8 lignes sous la lettrine, la
répétition de nombreux homonymes d’Abbott, puis un groupe de
tirailleurs algériens aux patronymes très longs.

Le panneau 1. La variation du gris typographique signale tou-


jours une particularité significative. Ici, 8 lignes sous la lettrine, la
répétition de nombreux homonymes d’Abbott, puis un groupe de
tirailleurs algériens aux patronymes très longs.

Notre but était de créer un lieu à arpenter qui soit un véritable espace de lecture.
Le nombre de signes moyens par brique étant de 18, multiplié par 600 000 cela
fait 10,8 millions de signes, ce qui équivaut à 23 romans de 220 pages. Un mois
et demi de lecture, jour et nuit, sans interruption. Tout visiteur sent intuitivement
l’ampleur du travail de lecture qui s’offre à lui. Il sent physiquement qu’il a
besoin d’être guidé pour s’orienter dans cette masse. L’ambition initiale de la
Région ne devait pas conduire, paradoxalement, à rendre anonymes ces soldats
qu’on voulait honorer. Dès le départ j’avais noté que le geste politique contenait
sa propre contradiction. Avec l’architecte nous avons toujours gardé à l’esprit
que nous étions en train de créer un espace collectif de lecture permettant à cha-

121
cun de se recueillir. C’est très émouvant aujourd’hui de voir que ça marche, que
les gens arrivent, vont très rapidement vers le nom qu’ils cherchent et, du coup,
prennent leur temps, regardent d’autres noms, se déplacent à leur rythme.

Dans ma note d’intention du 29 septembre 2011, j’avais écrit : « Il ne s’agit pas


de construire un cortège funèbre pour laisser le visiteur en état de sidération,
mais d’orienter le deuil, la mémoire et la prise de conscience vers l’action et vers
la vie. »

Ces vers d’Aragon chantés par Léo Ferré m’ont guidé :

« La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs


Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri. »

Pendant deux ans et demi j’ai vécu avec les noms de ces 600 000 soldats sur
l’écran de mon ordinateur et dans l’espace de mon atelier. J’ai porté, modeste-
ment, une forme de deuil. J’ai essayé d’être passeur, d’ailleurs le métier de gra-
phiste, c’est ça tout le temps. En faisant les essais techniques, j’ai aussi compris
que c’était important que l’on puisse toucher les noms. L’écriture n’est pas abs-
traite, elle émane du corps et y revient.

Sites de Pierre di Sciullo http://www.quiresiste.com et de Philippe Prost, archi-


tecte du Mémorial, http://www.prost-architectes.com.

122
L’Amanar — Léna Burger, Ariane Chottin, Emma-
nuelle Gallienne, Valérie Guidoux, Sylviane Poirier
Livret bilingue imprimé au Niger en 1999. Un des premiers
exemples d’utilisation de l’Amanar.

Livret bilingue imprimé au Niger en 1999. Un des premiers


exemples d’utilisation de l’Amanar.
La culture touareg est orale, et pourtant l’écriture touareg existe depuis plus de
2500 ans, même si seule une petite fraction des Touaregs est lettrée. Entre 1995
et 2003, Pierre di Sciullo a créé quatre polices de caractères qui ont permis aux
Touaregs d’accéder à l’imprimé et à l’écran.

« Il arrive aux Touaregs d’inscrire sur les rochers des mots doux destinés à
la personne qu’ils courtisent. »

L’aventure se noue à plusieurs brins. Le premier, c’est le travail sur un palin-


drome inédit de Georges Perec, qui éveille l’intérêt de Pierre di Sciullo pour la
culture touareg : en effet, ce système d’écriture, dérivé du lointain alphabet phé-
nicien, est le seul à s’affranchir de la pesanteur, car il est composé de signes
presque symétriques sur les deux axes. Le deuxième est la trouvaille fortuite
d’un exemplaire de l’édition originale du dictionnaire de la langue touareg
publié par le Père de Foucauld en 1919. Le troisième vient du désir de Maman
Abou, éditeur et imprimeur du Républicain à Niamey (Niger), de publier son
journal non seulement en français, mais aussi en tamashek (la langue touareg)
avec les tifinagh (lettres de l’alphabet touareg). Le nouage se fait lors de la ren-
contre avec Marie Begel, trésorière de l’association « Touaregs », qui recherchait
quelqu’un pour mener à bien ce projet de journal, imprimer un manuel médical
et impulser la création d’écoles itinérantes tenues par les Touaregs eux-mêmes.
Pierre di Sciullo relève le défi.

Livret bilingue imprimé au Niger en 1999. Un des premiers


exemples d’utilisation de l’Amanar.

Livret bilingue imprimé au Niger en 1999. Un des premiers

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exemples d’utilisation de l’Amanar.

« Il existait un système d’écriture mais avec des variantes régionales : j’ai pensé
qu’il serait utile de faire un système de caractères qui serve non seulement pour
les Touaregs de l’Aïr (au nord du Niger), mais aussi pour ceux des autres
régions.Pendant un an, j’ai noté sur une feuille toutes les variantes graphiques
des caractères. Mes interlocuteurs touareg, envoyés par Marie, sont venus à mon
atelier, ils étaient délicats et tolérants, ils m’écoutaient sans jamais remettre en
cause le bien-fondé de mon travail, alors que je ne parlais pas leur langue ! Dans
cette écriture, il y a plusieurs manières d’écrire le même phonème, mais aussi
plusieurs phonèmes qui correspondent à la même graphie. C’est une écriture peu
utilisée : les Touaregs s’en servent pour des lettres, des messages importants, et il
leur arrive d’inscrire sur les rochers des mots doux destinés à la personne qu’ils
courtisent. Au fil du temps, les relations entre langue et écriture ont tellement
évolué que, devant certaines inscriptions anciennes, ils reconnaissent les lettres
sans pouvoir déchiffrer le sens.

Plusieurs Touaregs avaient déjà essayé de résoudre la question du manque de


voyelles dans leur alphabet. Cette écriture n’est pas consonantique, comme l’est
l’arabe, elle en possède deux, le a et le i. D’autres voyelles (ou, e, è) étaient
nécessaires pour distinguer les mots homographes et non homophones. Par
exemple, le signe z peut signifier ouziz, aziz, azouz, azaz, izaz, azouzi, etc. Ouziz
veut dire trouver insuffisant, aziz veut dire tarentule ! C’est polysémique et poly-
graphique, ce qui permet aux Touaregs de bien s’amuser en traçant des signes
dans le sable pour jouer à deviner.

Plutôt que d’ajouter des voyelles, j’ai choisi de garder les voyelles existantes et
d’ajouter des accents. J’ai aussi proposé des signes de ponctuation dont ils n’ont
pas voulu. Pour les voyelles, ça a très bien marché et j’ai pu ajuster en discutant
avec eux de l’avantage de mettre un accent circonflexe normal ou inversé sur
telle ou telle voyelle. J’ai aussi proposé de distinguer les trois signes qui
s’écrivent avec des points, le a s’écrit avec un point, le k avec trois et le we avec
deux. J’avais fait un point plus gros pour le a, deux points ovales pour le we et
trois points qui se rejoignent pour le k. Ils n’ont pas pu m’expliquer pourquoi,
mais cela leur était insupportable ! Ils ont été d’une grande ouverture pour tout
ce que j’ai proposé, mais là, non. Ont été gardés les accents sur le a, sur le i et
sur le we, qui est une semi-voyelle.

Maintenant, sur un clavier d’ordinateur, on accède par les touches elles-mêmes

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aux tifinagh de l’Aïr, et par des raccourcis à d’autres variantes. Quatre polices
ont été créées. Ainsi est né le caractère Amanar (la lumière). C’est le nom de la
constellation d’Orion qui sert de repère dans le désert. »

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