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Féminisme et pensée critique

Analyse critique de la Lettre aux membres du comité central


de George Sand

Introduction

En 1848, la place des femmes en France est en pleine mutation, du moins dans les
consciences où une certaine critique de la condition d’infériorité des femmes dans une société
patriarcale prend parfois forme. Cette période révolutionnaire au moins sur le plan politique1,
précédant de peu ce que l’histoire des féminismes nomme la « première vague féministe »2,
constitue ainsi un période charnière qui se caractérise par l’expression publique plus importante
de personnalités qui attirent l’attention sur la question des femmes en France telles que Eugénie
Niboyet, Désirée Gay, Jeanne Deroin, Louise Colet ou encore Georges Sand. Les lois de liberté
de la presse et de réunion de mars 1848 contribuent à l’essor de cette expression publique en
mettant en lumière les questions relatives à l’émancipation des femmes et à l’égalité des sexes.
La presse, en plein développement, est un lieu d’expression et de réflexion qui en côtoie
d’autres, comme les clubs féministes. Dès le début de la Révolution, Eugénie Niboyet fonde
ainsi le Club des femmes ainsi que le journal féministe « La Voix des femmes ». Un Comité des
droits de la femme ainsi qu’un Club d’Emancipation des femmes voient également le jour.
D’autres formes d’organisations fondées plus spécifiquement sur la défense des intérêts des
femmes d’un point de vue matériel et économique sont également créées, comme l’Union des
travailleuses ou encore le Club-Associations des lingères. C’est cependant au plan politique
que les questions vont singulièrement se cristalliser : en effet, si la révolution de février 1848
proclame la deuxième République tout en laissant envisager une démocratisation notable de la
société, le gouvernement provisoire institue le 5 mars – le jour suivant les lois de liberté de la
presse et de réunion – le suffrage universel masculin, excluant de fait les femmes du droit de
vote et donc de leurs droits civiques et politiques. Après avoir effectué une révolution sur le
plan politique, les Républicains de 1848 réaffirmaient ainsi la vision traditionnelle et
hiérarchique d’une société où les femmes sont destinées à l’espace domestique et privé dont
elles seraient les tenantes en tant que mères de famille et en tant qu’épouses. Que les femmes
doivent cette position à leur statut « naturel » de mère ou bien à l’idée pragmatique que le faible
niveau général d’instruction des filles à cette époque ne leur donne pas les clefs ni les conditions
nécessaires de leur émancipation intellectuelle et morale, ces deux argumentations permettent
parmi d’autres de justifier l’absence des femmes dans le champ politique ainsi que leur

1
La révolution française de février 1848 est un soulèvement mené par une partie du peuple parisien sous
l’impulsion des libéraux et des républicains. Elle aboutit à la fin de la Monarchie de Juillet instauré en 1830 et à
la proclamation de la Deuxième République française.
2
La première vague féministe renvoie, dans l’histoire du féminisme, à une période allant de la moitié du 19 e s. à
la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien que cette périodisation soit critiquée ou du moins nuancée par
l’épistémologie historique des féminismes, cette « première vague » qualifie l’apparition des mouvements
féministes principalement motivés, dans un premier temps, par la question des droits civiques et politiques.
infériorité de jure3, celles-ci étant de facto privées de droits civils et civiques. Pourtant, si dans
la perspective républicaine de 1848 les femmes n’ont pas leur place dans l’espace politique
réservé aux citoyens de plein droit, parallèlement, la libéralisation et le développement de la
presse et des clubs féminins et féministes vont permettre aux femmes de s’emparer de ces
nouveaux canaux d’expression et de réflexion pour faire avancer et diffuser leurs idées
politiques. Toutefois, l’hétérogénéité des courants et idées concernant l’égalité des sexes et
l’émancipation des femmes est caractéristique de la diversité des opinions plus ou moins
contradictoires de la place de la femme dans la société au sein mêmes des groupes de femmes
militantes.

Le texte choisi s’inscrit précisément dans ce débat concernant la place des femmes en
politique ainsi que, plus généralement, leur capacité à jouir pleinement de droits politiques et
civiques. George Sand, née Aurore Dupin en 1804, est une écrivaine devenue très vite l’objet
d’idéalisations ; il faut en effet des noms et des symboles pour incarner de manière vivante une
lutte. Divorcée, célibataire et indépendante financièrement, sa production littéraire est au
service de diverses causes. La question de l’infériorité et de l’oppression des femmes y est
envisagée, notamment dans des livres comme Indiana, Valentine ou encore Lélia. Sous le
couvert d’un pseudo masculin, elle s’habille comme un homme, fume le cigare, parle d’elle au
masculin et fait ainsi scandale. De plus, le moment révolutionnaire de 1848 marque l’entrée de
George Sand dans le monde politique puisqu’elle participe à la rédaction des Bulletins officiels
de la République dans lesquels elle exprime ses positions quant à diverses notions comme la
citoyenneté ou encore la condition des femmes4. C’est dans ce contexte, ainsi que dans celui
des élections législatives d’avril 1848, que les militantes du journal « La Voix des femmes »
décident sans consultation de l’intéressée de porter la candidature de George Sand à la
députation. C’est la lettre de cette dernière, adressée à ces femmes en réponse à leur volonté de
la faire entrer officiellement à l’Assemblée nationale, qui sera ici l’objet de notre fiche de
lecture et de notre étude critique5. Le refus de cette initiative qu’y exprime George Sand est en
effet motivé par plusieurs arguments significatifs eu égard au « féminisme » singulier de
l’écrivaine ainsi qu’aux représentations de l’époque d’un certain ordre social fondé sur des
distinctions de sexe. Nous verrons comment de manière paradigmatique chez George Sand, un
jugement d’ordre épistémologique concernant l’articulation entre l’expérience et la
connaissance peut permettre de justifier la position subordonnée de la femme sur le plan des
droits politiques. Nous distinguerons ainsi trois arguments qu’elle avance pour justifier sa
réponse et qui concernent le rôle maternel et domestique des femmes, leur instruction et la
nécessité d’une émancipation intellectuelle et morale en amont de l’acquisition de leurs droits
politiques, et enfin sa conception de la lutte féministe pour l’égalité réelle des sexes. Nous nous
permettrons de procéder, au cours de nos propos, à des parallèles avec les réflexions produites
dans l’espace des cours de ce premier semestre ou par les personnalités qui y ont été évoquées,

3
Cette infériorité des femmes dans la loi avait été instaurée dès le code civil de Napoléon promulgué en 1804. Le
code civil de Napoléon consacra en effet dans la loi la privation des femmes de leurs droits juridiques, celles-ci
étant soumises à l’autorité du père et du mari.
4
Jusqu’aux événements révolutionnaire de 1848, George Sand s’était toujours tenue éloignée du politiqu
5
La lettre est en réalité restée inachevée et n’a pas été publiée par George Sand.
ce afin d’apporter un éclairage critique judicieux aux arguments de Sand sur la question des
femmes.

La « Lettre aux membres du comité central » : un féminisme


ambivalent

Ce brouillon de lettre inachevée rédigé par George Sand est intéressant en ceci qu’elle
y expose clairement sa position à la fois politique, sociale et morale à l’égard de l’émancipation
des femmes. Sur le plan politique tout d’abord, son refus de se présenter à la députation n’est
pas seulement personnel, il est également motivé par des raisons plus générales qui ont trait à
sa considération de la place des femmes dans la société et aux priorités de la lutte féministe. En
effet, pour George Sand, le domaine politique est à exclure du champ immédiat de l’action
féministe. Elle écrit ainsi :
« Pour que la société soit transformée, ne faut-il pas que la femme intervienne politiquement dès
aujourd'hui dans les affaires publiques ? J'ose répondre qu'il ne le faut pas, parce que les conditions
sociales sont telles que les femmes ne pourraient pas remplir honorablement et loyalement un mandat
politique. La femme étant sous la tutelle et dans la dépendance de l'homme par le mariage, il est
absolument impossible qu'elle présente des garanties d'indépendance politique, à moins de briser
individuellement et au mépris des lois et des moeurs, cette tutelle que les moeurs et les lois
consacrent. »

Le positionnement de George Sand est clair : celle-ci juge prématurée la participation des
femmes à la vie politique, ce pour plusieurs raisons. Une première raison, pragmatique, est que
selon elle les conditions sociales ne permettent pas aux femmes, au moment où elle écrit, de
remplir honorablement un mandat politique. Cette première raison est donc également
intellectuelle et morale : l’autonomie et l’éducation des femmes n’étant pas effectives, les
femmes ne les obtiendront pas pour autant dans la participation à des fonctions qui requièrent
au préalable ces facultés. Elle s’expliquera à cet égard dans une lettre à son fils, Maurice Sand,
datée du 8 avril 1848 :
« Je ne vois point que, dans l’état actuel des choses, les femmes doivent être si pressées de prendre une
part directe à la vie politique. Il n’est point prouvé qu’elles y apportent un élément de haute sagesse et
de dignité bien entendue ; car, si une grande partie des hommes est inexpérimentée encore dans
l’exercice de cette vie nouvelle où nous entrons, une plus grande partie des femmes est exposée à cette
inexpérience, et l’essai compliquerait d’une manière fâcheuse les embarras de la situation. »6

Sand donne ainsi la priorité à la question sociale et éducative sur la question politique
qu’elle cloisonne de ce fait : les femmes doivent pouvoir accéder à l’enseignement supérieur,
s’occuper davantage de l’éducation de leurs enfants, obtenir l’égalité dans l’espace du foyer,
telles sont les prérogatives et les revendications qu’elles doivent porter. Sur ce point,
l’institution que George Sand attaque en premier lieu est le mariage qu’elle considère comme
oppressive et conditionnant le statut de minorité des femmes en leur ôtant tout droit civil, celles-

6
in : Karénine Wladimir, George Sand, sa vie et ses œuvres (1899), vol. IV, 1848-1876, Paris, Plon et Nourrit.
ci étant placée sous la tutelle de leur époux. C’est à l’intérieur du foyer que les femmes doivent
revendiquer avec force leur émancipation morale ainsi que l’égalité des sexes. Le lieu de
combat du féminisme est domestique et individuel chez Sand, et non politique et collectif. C’est
donc « l’égalité civile », « l’égalité dans le mariage » et « dans la famille » que les féministes
doivent réclamer.
D’un point de vue de la théorie politique, il est intéressant de remarquer la subordination
des droits civiques aux droits civils qu’opère Sand : avant de réclamer le droit de vote et
d’éligibilité, avant de demander la reconnaissance des femmes comme citoyennes de plein droit,
ces dernières doivent acquérir le statut d’individus autonomes, étape préalable et nécessaire à
toute égalité politique à venir. Le pragmatisme de Sand se situe à cet égard dans l’attention
qu’elle accorde à la condition concrète et actuelle des femmes au détriment d’une certaine idée
de ce que devrait être leur condition – une condition d’égalité donc – : puisque les femmes ne
sont présentement pas libres, elles auront « tous les vices de l’esclave » et « toutes les
incapacités de l’opprimé », telle est la logique du raisonnement de Sand. Son affranchissement
doit donc se faire ailleurs, aux racines mêmes de cette inégalité qui se situe dans le foyer et non
tant sur la scène publique et politique qui ne doit intéresser que dans un second temps. Ce que
Sand dénonce ainsi, dans le projet des femmes de « La Voix des Femmes » de porter sa
candidature, est que celles-ci commencent, pour reprendre ses propos, par où elles devraient
plutôt finir, discréditant dans le même temps selon elle toute la cause féministe.

Tel qu’elle s’explique dans sa lettre, ce premier argument questionnant avant tout la
question politique de l’émancipation des femmes ne se suffit pas à lui-même pour comprendre
le point de vue de George Sand à cet égard. Un second argument, d’ordres essentiellement
moral et sociétal cette fois, renvoie à sa vision de la femme elle-même, en tant que telle. En
effet, bien que Sand reconnaisse que les femmes soient amenées un jour à accéder à la sphère
politique, ces fonctions nouvelles ne doivent toutefois en rien « [supprimer] de ses
occupations » tout ce qui concerne selon elle les prérogatives naturelles de son sexe. Comme
elle l’écrira précisément dans sa correspondance du 28 août 1842 à Marie-Sophie Leroyer de
Chantepie, ces prérogatives relèvent avant tout de « L’amour, la fidélité, la maternité » qui
« sont pourtant les actes les plus nécessaires, les plus importants et les plus sacrés de la vie de
la femme. »7. L’amour de la famille, l’attention portée à l’harmonie domestique, à l’éducation
des enfants, sont autant de fonctions qui incombent naturellement à la femme et que l’égalité
des sexes tant réclamées ne doit pas troubler. Dans sa lettre à Edouard de Pompéry du 23
décembre 1864, elle écrit encore que : « La femme peut bien, à un moment donné, remplir
d’inspiration un rôle social et politique mais non une fonction qui la prive de sa mission
naturelle : l’amour de la famille »8. Bien qu’écrite plus tardivement dans la vie de George Sand
(seize ans après la révolution de 1848), ce commentaire est caractéristique de l’ambivalence du
féminisme de George Sand dès l’époque de rédaction de sa lettre au comité central. Aspiratrice
à une certaine égalité des sexes, Sand ne remet pas pour autant en question la division sexuelle
des rôles dans la société ni la distinction entre les sphères publiques et privées que cette division
implique et à laquelle elle semble même plutôt adhérer. Le domaine féminin relève en effet

7
George Sand, lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 28 août 1842, in : George Sand, Correspondance.
1812-1876. Tome II (1836-1847), Paris, Calmann Lévy, 1883.
8
George Sand, lettre à Edouard de Pompéry, 23 décembre 1864, in : ibid.
essentiellement de l’ordre du privé puisque la maternité demeure la principale spécificité de la
féminité. A l’inverse, la paternité des hommes leur permet de se livrer plus aisément aux
affaires publiques. A bien des égards, le féminisme de George Sand montre ici sa singularité et
sa relative modération par rapport à d’autres courants partisans d’une révolution des mœurs et
des représentations sexuées de l’ordre social plus conséquente : c’est dans la sphère de la
famille que la femme doit mener son combat, un combat qui doit l’amener à s’élever sur le plan
moral, à devenir une grande oratrice, à faire valoir ses droits ainsi que l’égalité du partage des
tâches. Mais ce combat doit être mené en priorité dans la sphère familiale, sûrement en raison
de son devoir de maternité que Sand continue à privilégier. Il n’y a donc pas, chez Sand, une
véritable subversion de la vision de la femme par rapport à la place qu’elle occupe dans les
représentations traditionnelles. En effet, pour reprendre les termes qu’elle emploie dans sa lettre
de refus, l’égalité n’est pas la similitude, et si elle considère que l’intelligence n’a pas de sexe,
« le caractère », lui, « a un sexe comme le corps ». A cet égard, la pensée qu’elle exprime dans
sa lettre du 8 avril 1848 destinée à Maurice Sand, témoigne de son positionnement traditionnel
concernant la séparation du privé et du politique, et de ce que cette séparation implique pour
l’idée d’égalité :
« Il ne nous est point prouvé, d’ailleurs, que l’avenir doive transformer la femme à ce point que son
rôle dans la société soit identique à celui de l’homme. Il nous semble que les dames socialistes
confondent l’égalité avec l’identité, erreur qu’il faut leur pardonner […] L’homme et la femme
peuvent remplir des fonctions différentes sans que la femme soit tenue, pour cela, dans un état
d’infériorité. »9
Dans ses mémoires, elle écrira encore :
« La femme peut bien, à un moment donné, remplir un rôle social et politique, mais non une
fonction qui la prive de sa fonction naturelle  »10

L’affranchissement des femmes ne doit donc se traduire par un bouleversement décisif et


définitif des fonctions naturelles réparties d’après elle selon le sexe. Une question peut ici être
soulevée qui concerne une certaine difficulté dans la lecture de Sand : pour elle, comme elle
l’affirme dans la lettre de réponse au comité central, la dépendance et le manque d’autonomie
effectifs des femmes qui ne sont à son époque « pas seulement la représentation [d’elles-
mêmes] » justifient son refus de voir entrer les femmes en politique. Cependant, un
questionnement demeure qui consiste à savoir si pour Sand, les femmes, même émancipées de
l’oppression du mariage, éduquées et libres sur les plans social et moral, doivent pouvoir
effectivement prendre part aux affaires publiques. Rien n’est moins sûr, comme le suggère la
citation évoquée ci-dessus. Il y a ainsi une tension entre les positions exprimées par George
Sand dans sa lettre au comité central : elle affirme tout d’abord que les femmes doivent
apprendre et exercer des fonctions dans les sciences et les arts pour le plus grand bien de toute
la société, que femmes et hommes doivent être égaux dans le mariage et dans la famille, puis
reconnaît avec véhémence l’humiliation et l’oppression dont font l’épreuve les femmes de son
époque rendues « esclaves » par l’ordre social patriarcal et par l’institution du mariage qui

9
Voir op. cit.
Histoire de ma vie, dans Œuvres autobiographiques, t. I, p. 177, in : Perrot, Michelle. « 2. Sand : une femme en
10

politique », , Les femmes ou Les silences de l'histoire. Nouvelle édition, sous la direction de Perrot Michelle.
Flammarion, 2020, pp. 443-489.
« brise absolument les droits de propriété de tout un sexe ». Dans le même temps, son discours
se fait parfois bien plus modéré. Il est ainsi possible de lire : « Il serait monstrueux qu'elle
retranchât de sa vie et de ses devoirs, les soins de l'intérieur et de la famille », que par distinction
d’avec les hommes opprimés « L'esclave femme ne peut que tromper son maître et reprendre
sournoisement et traîtreusement, une liberté et une dignité fausses et détournées de leur
véritable but ». En essentialisant ainsi le rôle social et la condition des femmes, George Sand
se distingue considérablement d’autres courant du féminisme comme celui du féminisme
radical qui, durant la seconde moitié du XXe s., critique précisément cette idée de contraintes
et de prérogatives liées naturellement au genre. Pour les féministes radicales, à l’inverse de
George Sand, l’oppression des femmes et les inégalités entre les sexes observables
concrètement dans de nombreux événements de la vie quotidienne ne résultent pas d’une
quelconque naturalité biologique et sexuée, mais bien plutôt d’un processus de construction
sociale de cette oppression par divers moyens plus ou moins tacites et inconscients.

Par ailleurs, concernant sa vision des droits politiques des femmes, George Sand
dénonce également le projet des militantes féministes de son époque. Pour Sand, en réclamant
avec insistance les droits politiques, les féministes comme celles qui l’ont présentée à la
députation sont coupables « d'avoir éloigné et ajourné indéfiniment l'examen de la question [de
l’affranchissement de la femme] »11. En réalité, outre sa vision personnelle concernant son idée
du champ d’action prioritaire de la cause féministe, c’est également sa pensée de la différence
des sexes que ces tensions et contradictions apparentes révèlent. Comprendre son
positionnement sur ce point n’est pas chose aisée : si elle considère tout d’abord qu’il y a une
différence naturelle dans les comportements et les fonctions caractéristiques de chacun des
sexes, elle reconnaît cependant qu’il n’en est pas ainsi de l’intelligence qui n’a pas de sexe. Sur
le plan des droits politiques, là non plus, le raisonnement est plus complexe. George Sand, au
fil de ses écrits épistolaires, littéraires ou journalistiques, s’est souvent défendue de tout
engagement politique la concernant, exprimant tantôt son désintérêt pour ce sujet, tantôt sa
résignation face aux désarrois d’une politique égarée dans des considérations futiles qui ne
concernent plus directement les intérêts du peuple. Comme nous l’avons vu, elle va jusqu’à
exprimer son doute quant au bien-fondé de la participation des femmes à la vie politique, un
horizon réel mais trop lointain pour qu’il soit judicieux de l’aborder dans le présent. Presque
paradoxalement pour le féminisme qu’elle est supposée incarner, il semble ainsi qu’avec Sand
la seule échappatoire pour les femmes qui entendent s’affranchir de la tutelle masculine soit
d’acquérir la virilité présente dans une certaine idée de la citoyenneté et de la liberté
individuelle, tout en conservant les supposées pulsions d’amour et de maternité qui sont les
siennes. D’une certaine manière, comme l’écrit Geneviève Fraisse dans La Raison des femmes,
« Vivre comme un homme et rester femme permet à George Sand de faire de la politique dans
le même temps où elle prêche à ses compagnes le contraire, de faire de la politique comme une

11
Elle écrit ainsi : « Il est beaucoup d'hommes sincères qui se feraient vos avocats, parce que la vérité est arrivée
sur ce point à régner dans les consciences éclairées. Mais on voit que vous demandez d'emblée l'exercice des droits
politiques, on croit que vous demandez encore autre chose, la liberté des passions, et, dès lors, on repousse toute
idée de réforme. Vous êtes donc coupables d'avoir retardé, depuis vingt ans que vous prêchez sans discernement,
sans goût et sans lumière l'affranchissement de la femme, d'avoir éloigné et ajourné indéfiniment l'examen de la
question. ».
femme de l’époque pouvait en faire, c’est-à-dire hors des institutions ; comme une femme
devrait toujours en faire, pense-t-elle. Être une femme politique c’est se mettre à l’ombre du
pouvoir sans imaginer le prendre. »12. L’ambivalence du féminisme de Sand se situe
précisément ici : dans la tension entre son sentiment de l’égalité des sexes et son idée de la
répartition des facultés et des rôles selon le genre dans la société.

Etude comparée : Georges Sand face à la critique féministe

En définitive, la lettre adressée au comité central par George Sand incarne de façon
vivante sa pensée concernant l’émancipation des femmes. Il nous importe ici de considérer les
propos de Sand à l’aune des cours de ce premier semestre et des développements qui y ont été
faits concernant la question épistémologique de la place de l’expérience personnelle au sein de
la connaissance théorique et pratique. Dans cette perspective, la question qui a motivé en
premier lieu nos réflexions était celle de la place de l’expérience personnelle des femmes de
leur position de subordonnée, ainsi que les enjeux soulevés par la question du rapport entre
expérience et connaissance, et de manière sous-jacente entre savoir et pouvoir (reconnaissant
que les mécanismes du savoir et de production de connaissance sont souvent liés aux
mécanismes du pouvoir et de l’oppression). Dans ce cadre, la notion de « point de vue »
(standpoint) est un concept central au sein de la critique de certaines féministes : pour Sand
l’exclusion des femmes de l’espace politique, et donc de leur connaissance de leur propre
expérience dans au sein des débats, pourrait être justifiée par l’idée que celles-ci doivent
s’instruire au préalable, obtenir leurs droits civils pour mieux accéder par la suite à des fonctions
publiques. A l’inverse, pour les féministes du point de vue ou standpoint feminists, cette
exclusion des femmes est un facteur constitutif et déterminant du maintien des femmes dans
une situation de dominée. Celles-ci considèreraient plutôt que le fait d’exclure les femmes du
domaine politique sous prétexte qu’elles ne possèderaient pas effectivement les compétences
nécessaires pour une telle charge renforcerait plutôt le mécanisme d’exclusion des femmes du
politique au détriment des femmes mais également de la société tout entière. Loin de croire en
une supposée neutralité et universalité de l’intelligence à atteindre, le féminisme du point de
vue insiste sur la particularité de l’expérience qui s’exprime et se vit toujours de manière active
et engagée à la première personne. Dans cette perspective, la présence des femmes au sein de
l’Assemblée fait tout à fait sens tandis que leur absence constitue un obstacle insurmontable sur
le chemin de l’affranchissement des femmes : parce que les femmes auront la possibilité d’être
en situation d’agir dans le domaine politique, de jouer un rôle, d’exprimer au plus près du
pouvoir la réalité diversement injuste et humiliante de la vie des femmes qu’une avancée
immense sera faite dans la lutte pour l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes.

Il est intéressant de rappeler ici les propos de Simone de Beauvoir dans le Deuxième
Sexe : la différenciation des sexes et l’inégalité introduite en faveur des hommes seraient en
grande partie influencées par nos catégories cognitives, par le fonctionnement spécifiques de

12
Fraisse Geneviève. « Chapitre 4. Des héroïnes symboliques ? George Sand et Louise Michel », , La raison des
femmes, sous la direction de Fraisse Geneviève. Plon, 1992, pp. 166-190.
nos représentations culturelles, d’une socialisation construite par et pour les hommes et qui
façonnent notre rapport à la réalité. Ainsi, la thèse de Simone de Beauvoir est que dans les
représentations traditionnelles, l’homme renvoie à l’idée d’absolu, à la référence universelle et
opérante pour tout individu humain. A l’inverse, la femme, elle, c’est « l’autre », qui n’acquiert
le statut de sujet qu’en entrant, à un moment où un autre, en relation avec l’homme dont son
existence dépend. Le dominant s’installe ainsi durablement et sereinement dans sa position
privilégiée, tandis que la dominée, ici les femmes, restent emprisonnées et tenues loin de tout
affranchissement à venir tant qu’elles n’auront pas acquis le statut de sujet politique, moral et
social. Dans la continuité de cette tentative de rendre compte du caractère construit des
représentations sociales assignées au genre, les propos de Sandra Harding dans Whose Science,
Whose Knowledge, sont illustrants. Les femmes, écrit-elle, « ont été assignées aux types de
travaux dont les hommes dans les groupes dominants ne veulent pas se charger, et ce « travail
de femme » soulage ces hommes du besoin de prendre soin de leur corps ou des endroits dans
lesquels ils vivent, il les en libère pour leur permettre de s’immerger dans le monde des concepts
abstraits »13. Or, cette assignation exige un travail de manipulation mentale consistant dans le
passage effectué entre un phénomène construit et inventé, ici la domination des femmes par les
hommes, et l’idée d’une naturalité de ce même phénomène dans les consciences. Sandra
Harding poursuit ainsi : « Voilà pourquoi les hommes voient le « travail de femme » non pas
comme une activité réelle – qui fait l’objet d’un choix, et qui résulte d’un projet conscient
(même au sein des contraintes d’un ordre social masculin) – mais seulement comme une activité
naturelle, un type de travail institutionnel comparable à celui que les abeilles et les fourmis
effectuent ». Ces féministes font donc un pas supplémentaire dans la critique, puisqu’elles vont
jusqu’à interroger la valeur même d’une certaine idée de la femme comme reléguée par ses
fonctions naturelles à l’espace du foyer tout en les excluant de fait de la vie citoyenne et
politique. A bien des égards, c’est une réponse bien différente qu’incarne George Sand, qui
prend plus de distance avec la revendication des droits civiques et politiques que celle des droits
civils et sociaux qu’elle promeut. Dans la continuité de la cause socialiste à laquelle elle est
sensible, ce sont les rapports et les intérêts socioéconomiques réels qu’il lui importe plutôt.
Ainsi écrit-elle dans le douzième numéro du Bulletin officiel de la République publié par le
ministère de l’Intérieur et consacré aux considérations que la nouvelle République doit accordés
à la condition des femmes :
« En admettant que la société eût beaucoup gagné à l’admission de quelques capacités du sexe
dans l’administration des affaires publiques, la masse des femmes pauvres et privées d’éducation n’y
eût rien gagné. »

En définitive, le terrain de la lutte privilégié par George Sand est celui des conditions matérielles
et du prolétariat, domaine dans lequel les femmes doivent avoir une voix spécifique sans
toutefois constituer à elles-mêmes une « classe », qui ne peut être que sociale et économique
pour l’écrivaine. A bien des égards, le féminisme de George Sand, s’il existe en tant que tel,
apparaît comme un féminisme modéré qu’il importe toutefois de remettre dans son contexte
historique plus favorable à la lutte socialiste nourrie des apports théoriques fondamentaux d’un

13
Sandra Harding, Whose Science ? Whose Knowledge, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
Friedrich Hegel ou d’un Karl Marx14, qu’aux mouvements féministes naissants et encore trop
épars pour créer une révolution réelle dans les mœurs. George Sand, pour sa part, se défendrait
de cette critique. Comme elle l’écrit dans sa lettre au comité central, la révolution dans les
mœurs est selon elle déjà amorcée et opérante dans la société française de 1848. Elle considère
ainsi qu’un grand nombre d’hommes adhéreraient certainement à la cause féministe, si celle-ci
n’était pas rendue confuse et douteuse par la véhémence des militantes féministes pour les droits
politiques. Cette réponse, d’une certaine manière, s’appliquerait également à la critique
épistémologique faite précédemment et qui affirme l’importance de la place des femmes là où
elles ne sont pas encore représentées, notoirement sur la scène politique. Selon cette critique, le
point de vue des femmes pourraient et devraient participer d’une déconstruction de l’intérieur
des représentations sociales déterminées par le groupe dominant en enrichissant les débats de
d’expériences différentes qu’elles seules connaissent ou peuvent en conscience s’approprier.
Or, pour George Sand, les mœurs sont telles que cette révolution est déjà en principe réalisée,
et reste seulement à concrétiser effectivement dans le foyer et au travail15.
Pour elle, la cause féministe est donc secondaire par rapport à la lutte ouvrière, bien que
ces deux causes soient dépendantes l’une de l’autre : car si la lutte des classes est prioritaire
dans sa hiérarchie de l’oppression à combattre, de son succès dépendra le succès de la lutte
féministe. De manière illustrante, Geneviève Fraisse cite Sand sur ce point : « « L’homme
n’étant pas libre, comment la femme pouvait-elle sagement aspirer à l’être plus que lui ? »16.
Pour mieux comprendre ce propos, il est intéressant d’évoquer ici le commentaire que fait
l’historienne et militante féministe Michelle Perrot dans Les femmes ou Les silences de
l'histoire17. D’après elle, la logique de Sand peut judicieusement rappeler celle qui distingue
l’approche communautariste de la démocratie dans les pays anglo-saxons, de
l’approche universaliste spécifiquement française. Selon les anglo-saxonnes, les femmes
doivent acquérir le droit de vote car elles seules peuvent représenter les femmes de la
population. En France, la logique individualiste prime en même temps qu’elle forme un obstacle
majeur sur le chemin de l’accession des femmes à la citoyenneté : selon Michelle Perrot, la
difficulté est en effet que pour les femmes françaises, la particularité de leur condition (de
femme) les empêche d’accéder à celui d’individu autonome à part entière, n’étant « que »
femme. La conception individualiste conditionne en effet l’accès à la citoyenneté au statut
d’individu autonome de plein droit, et non en tant que membre de tel ou tel groupe social. Ceci
explique pourtant la distinction rigoureuse que George Sand opère entre d’un côté l’espace
privé et domestique dans lequel la femme, y possédant naturellement une place toute singulière,

14
Karl Marx publiera ainsi pour la première fois son message politique dans le Manifeste du parti communiste
qu’il publie en février 1848, à la veille de la révolution de Paris.
15
Dans la lettre au comité, elle écrit ainsi au sujet de l’ « affranchissement de la femme » : « Je le crois facile et
immédiatement réalisable, dans la mesure que l'état de nos mœurs comporte », concluant ainsi : « Il est beaucoup
d'hommes sincères qui se feraient vos avocats, parce que la vérité est arrivée sur ce point à régner dans les
consciences éclairées. Mais on voit que vous demandez d'emblée l'exercice des droits politiques, on croit que vous
demandez encore autre chose, la liberté des passions, et, dès lors, on repousse toute idée de réforme. ».
16
« L’Homme et la femme », Le Temps, 4 septembre 1972, in : Fraisse, Geneviève. « Chapitre 4. Des héroïnes
symboliques ? George Sand et Louise Michel », , La raison des femmes. sous la direction de Fraisse Geneviève.
Plon, 1992, pp. 166-190.
17
Perrot, Michelle. « Chapitre 2. Sand : une femme en politique », Les femmes ou Les silences de l'histoire.
Nouvelle édition, sous la direction de Perrot Michelle. Flammarion, 2020, pp. 443-489.
a tout intérêt à faire valoir ses droits, et d’un autre côté l’espace politique qui ne lui sied pas, du
moins pas encore.

Conclusion

Le nom de George Sand est passée dans la postérité culturelle comme une figure
tutélaire autant en littérature que dans le domaine des luttes politiques, en premier lieu la lutte
féministe. De son vivant déjà et jusqu’à aujourd’hui encore, son nom a fonctionné y compris
chez les militantes féministes comme une image autorisant à penser l’émancipation réelle des
femmes de l’oppression patriarcale. La Lettre au comité central que nous venons d’étudier,
prenant soin de compléter nos propos par la lecture de notes rédigées postérieurement par
George Sand, apporte cependant une certaine nuance concernant l’idée que l’on pourrait se faire
aujourd’hui d’une pensée proprement « féministe ». Si la question de l’affranchissement des
femmes a certes constitué une part importante de sa réflexion politique et littéraire, cet
affranchissement doit être mesuré à l’aune de son époque d’expression et de sa signification
pour la concernée. Pour Sand, le féminisme consiste dans l’idée d’égalité et non de similitude.
Ce principe de départ laisse la possibilité à des distinctions à venir : celle-ci se positionne sans
conteste pour l’égalité des sexes, certes, mais tant que cette égalité ne contrevienne jamais au
rôle que la maternité et l’amour familial lui confère. Par ailleurs, la cause féministe n’est pas
autonome et dépend plutôt de l’organisation sociale et économique de la société en général ; en
d’autres mots, de la cause socialiste. L’émancipation des femmes est donc le corollaire de
l’émancipation des hommes chez George Sand, ce qui revient surtout à promouvoir
l’émancipation de la classe ouvrière, du prolétariat et des pauvres dont elle ne cessera de
défendre la cause tout au long de sa vie.
Bibliographie
Correspondances de George Sand :
-lettre au Comité central du avril 1848, in : Correspondance de George Sand, Paris,
Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », vol. VIII, 1971, pp. 400-408.
-lettre du 8 avril 1848 à Maurice Sand, in : Karénine Wladimir, George Sand, sa vie et ses
œuvres (1899), vol. IV, 1848-1876, Paris, Plon et Nourrit.
-lettre du 28 août 1842 à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, in : George Sand,
Correspondance. 1812-1876. Tome II (1836-1847), Paris, Calmann Lévy, 1883, p. 370.

FRAISSE Geneviève. « Chapitre 4. Des héroïnes symboliques ? George Sand et Louise


Michel », , La raison des femmes. sous la direction de Fraisse Geneviève. Plon, 1992, pp.
166-190.

PERROT Michelle. « Chapitre 2. Sand : une femme en politique », Les femmes ou Les silences
de l'histoire. Nouvelle édition, sous la direction de Perrot Michelle. Flammarion, 2020, pp. 443-
489.

REID Martine. « Introduction », Martine Reid éd., Femmes et littérature. Une histoire
culturelle, II. Gallimard, 2020, pp. 11-21.

« Journée de lancement de l’Année George Sand » du 3 février 2004 sur la site de l’Assemblée
nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/evenements/G-Sand/g-sand.asp

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