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L’identité de genre à l’opéra

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Sommaire :

I. Actualisation d’un opéra baroque : Ariodante de Haendel

1. Le castrat, figure androgyne

2. Remise en question des normes par le travestissement

3. Le genre comme un rôle

II. L’Opéra contemporain et la fluidité de genre

1. Un compositeur concerné

2. Le texte inclusif de Sarah Kane

3. Entre fusion et confusion de l’identité

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Le genre est un concept qui a évolué au cours de la lutte féministe aux XXème et XXIème
siècles. Se rapportant à l’origine au sexe d’un individu, défini comme féminin ou masculin, il
s’appuie par la suite sur une analyse de la construction sociale grâce aux travaux des gender
studies dans les années 80 aux Etats-Unis. Parmi les femmes qui ont participé à ces travaux
se trouve Judith Butler. Elle envisage le genre comme étant une variable fluide, évoluant
autant dans le spectre des genres allant de féminin à masculin que dans le temps. L’identité de
genre est donc le genre auquel une personne appartient et se reconnaît. Il peut être celui
assigné à la naissance, dans ce cas les personnes sont dites «cisgenres», ou bien à l’opposé du
genre assigné, «transgenres», ou encore «non-binaire», c’est à dire ni femme ni homme. Dans
le spectre allant du genre féminin au genre masculin, il existe une multitude de genres
ressentis. L’évolution de la théorie du genre aux Etats-Unis a engendré un léger retard chez
les français⋅es, pour qui ces études ont été traduites dans les années 2000. Progressivement
les scènes européennes ont bénéficié de ces avancées sur l’identité de genre et ont proposé
une représentation qui remet en cause les injonctions liées aux genres et permet une visibilité
des personnes queer.1 L'opéra a embrassé la tendance et a accueilli sur ses scènes la
représentation de l’identité de genre. En effet, l’opéra a une histoire et un rapport particulier
au genre qui permettent d’exploiter les questions contemporaines liées à celui-ci. Je pense
notamment à la tradition des castrats ou aux rôles travestis, «trousers roles» en anglais.
Traversant les siècles, cet art pluridimensionnel a conservé son répertoire et a su évoluer
jusqu’à aujourd'hui. En s’appuyant sur les mises en scène de deux opéras Ariodante par
Christof Loy et Psychosis 4:48 par Philip Venables et Ted Huffman, respectivement créés en
2017 et 2016, il s’agira d’étudier comment l’opéra européen interroge la représentation de
l’identité de genre au XXIème siècle.

I. Actualisation d’un opéra baroque : Ariodante de Haendel

L’époque baroque est à l’origine de la tradition des castrats. C’est à travers l’opéra que la
société de l’époque cherchait à transgresser la différenciation des sexes et ainsi à se
rapprocher d’une ambiguïté du genre. La mise en scène de Christof Loy d’un des
chef-d'œuvres de Georg Friedrich Haendel, Ariodante, suggère une fluidité de genre de

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Être queer signifie revendiquer une opposition au système hétéronormé.

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certains personnages. Par ce sujet rejoignant la lutte féministe du XXIe siècle, le metteur en
scène réussi à actualiser cet opéra, vieux de 280 ans.

1. Le castrat, figure androgyne


Le rôle principal d’Ariodante est écrit pour un castrat, tradition révolue depuis le XIXème
siècle.2 La tessiture du castrat est semblable à celle d’une femme, étant donné que leur
chirurgie avait lieu avant la puberté. L’absence de testostérone empêchant le développement
du larynx, ils conservaient leurs aigus3. Ils n’étaient alors ni homme, ni femme et
conservaient un timbre proche de celui de l’enfant. Cette voix artificielle évoquait le
surnaturel et laissait transparaître une ambiguïté de genre. A travers ce raisonnement, le
castrat peut être vu comme l’incarnation du mythe de l’androgyne. De plus, l’époque baroque
a permis la résurgence des thèmes de l’antiquité dans la musique, rappelant les récits épiques
des héros et leur rapprochement au divin. Le castrat était alors proche de la créature divine,
car comme l’écrit Dominique Fernandez à propos des rôles de castrat : «la divinité ne connaît
aucune distinction, ni d’âge, ni de sexe4». Mais revenons à Ariodante, rôle de castrat
aujourd’hui chanté par Cecilia Bartoli. Christof Loy se réapproprie le mythe de l’androgyne
figuré par le castrat et inverse le procédé. C’est la femme qui incarne un personnage masculin
à la voix féminine. Cette idée rend justice aux femmes, trop souvent écartées des grands rôles
de l’histoire, tout en transposant le jeu de l’ambiguïté baroque à l’actuelle représentation de
l’identité de genre. La tessiture du castrat ainsi que le symbole qu’il représente font partie de
l’héritage culturel de l’opéra, que ce dernier transforme et adapte en fonction de son temps.

2. Remise en question des normes par le travestissement


Pour incarner le personnage d’Ariodante, Cecilia Bartoli revêt une apparence masculine :
chemise blanche et veston noir avec un pantalon noir et cuissardes noires. Elle porte
également une perruque courte ainsi qu’une barbe, toutes deux accordées à sa couleur de
cheveux naturelle. Ce travestissement ne représente qu’une partie du personnage, avant qu’il
n’évolue dans un costume différent, vers une apparence féminine. Ariodante va enfiler la robe
de sa femme qu’il pense infidèle, au cours de son air «Scherza infida»5 et rester dans ce
costume jusqu’à la fin. A la progression du personnage s’accompagne sa transformation

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Le dernier castrat, Alessandro Moreschi a vécu jusqu'en 1922.
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Il n’est pas question de faire l’éloge de la castration, pratique incontestablement barbare, mais de constater ses
effets sur la tessiture du sujet liés à son identité de genre dans la société.
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Dominique Fernandez, La Rose des Tudors, Paris, Julliard, 1986, p.13.
5
En français : «Plaisante infidèle».

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physique. Les cheveux longs de la chanteuse, tout comme sa poitrine, vont se libérer tout en
coexistant avec sa fausse barbe, lors de la scène dans la forêt. A la fin de l’opéra, Ariodante
n’a plus de barbe ni de cuissardes et possède une apparence féminine6. Le travestissement
opéré dans cet opéra fait écho à l’appropriation par les personnes queer des attributs et des
codes d’un genre qui n’est pas perçu comme étant les leurs. C’est un de leurs moyens de
transgresser les normes. Christof Loy prend le parti d’attribuer une barbe à une chanteuse
femme puis une robe décolletée à un personnage homme. Il fait un pied de nez aux débuts de
l’Opéra, où les rôles de femmes étaient chantés par des hommes travestis; mais surtout, il
participe à déconstruire l’image hétéronormée de l’expression de genre, selon laquelle elle
devrait être rattachée à l’identité de genre de la personne. Ce choix prouve que chacun⋅e
porte en iel une part de masculinité et de féminité qu’iel doit apprendre à embrasser.

3. Le genre comme un rôle


Le travestissement dans la mise en scène se manifeste aussi dans un échange de costumes
entre Ariodante et sa fiancée Ginevra. Celle-ci revêt les cuissardes et le pantalon de son
bien-aimé, lorsque, reniée par son père, elle appelle la mort. Ces deux personnages attendent
la mort mais au lieu de mourir vont retrouver foi en la vie et en leur amour, et revêtir
l’apparence de l’autre. Les rôles d’Ariodante et de Ginevra joués par Cecilia Bartoli et
Kathryn Lewek ne s’inversent pas, seulement leur apparence genrée s’échangent. Les
personnages, en affirmant une expression de genre opposé à leur identité, se mettent à la
place de l’autre. C’est peut-être une façon de retrouver chacun⋅e son idéal en l’incarnant. Iels
jouent alors le rôle du genre de l’autre. On retrouve par ailleurs cette logique du mot «rôle»
dans les rapports de pouvoir entre les genres. C’est sans rappeler les Drag Queen et King, qui
affirment un travestissement exagéré dans le but d’incarner le genre opposé en se mettant en
scène et en jouant ce rôle du genre. En plus de renverser les normes, cet acte semble être un
moyen de s’ancrer davantage dans son identité et de se faire une place dans la société.

L’opéra aujourd’hui, en se réappropriant son héritage, peut être la scène de


l’expérimentation et de la subversion du genre et ainsi offrir une représentation de l’identité
de genre.

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Christof Loy a repris l’idée de Virginia Woolf dans son roman Orlando, où le héro se réveille en femme et finit
sa vie avec un homme.

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II. L’Opéra contemporain et la fluidité de genre

L’opéra «Psychosis 4:48» de Philip Venables et Ted Huffman est une adaptation de la pièce de
Sarah Kane du même nom. Se plongeant dans l’univers psychiatrique et la dépression, cette
œuvre nous apporte une opportunité de représenter l’ambiguïté de genre.

1. Un compositeur concerné
Philip Venables a eu l’idée d’adapter la pièce de théâtre de Sarah Kane. Ce compositeur
poursuit la même lutte que l’auteur, celle des droits LGBTQ+. De plus, il se définit comme
étant queer. Quoi de mieux pour soutenir la lutte pour l’égalité qu’un créateur opposé aux
normes du patriarcat ? Les personnes concerné⋅e⋅s sont plus à même de parler et de créer
autour du sujet de l’identité de genre. Les autres ne peuvent prétendre parler pour eux. Même
si l’opéra s’ouvre de plus en plus aux questions de l’identité de genre, il est bien difficile de
les représenter avec justesse sans passer par une déconstruction ainsi qu’une éducation;
celles-ci obtenues avec l’aide et les témoignages des concerné⋅es. Il me paraît essentiel que
ces personnes prennent part à la création. L’opéra n’est pas aussi conservateur qu’on peut le
croire, Philip Venables en est la preuve.

2. Le texte inclusif de Sarah Kane


Bien que la parole du personnage incarné par plusieurs chanteuses soit limitée, le texte est
tout de même original pour son temps. Sarah Kane, l’autrice de la pièce de théâtre, a utilisé
volontairement l’anglais qui est un langage mixte. Son souhait étant de briser la distinction
entre genre masculin et féminin. En dehors des pronoms, les noms ne sont pas genré en
anglais. Si bien que Sarah Kane se désignait elle-même comme «writer», où la marque du
genre n’apparaît pas. En plus du choix de la langue, l’écriture inclusive a été utilisée,
notamment dans le jeu de mot «who trusted hermself alone». C’est un pronom inclusif qui
mélange «him» et «her», moyen qui permet à chacun⋅e de s’exprimer en dehors de la binarité
et de maintenir une ambiguïté de genre. Les mots nouveaux sont importants pour définir les
nouvelles identifications de genre, ils permettent de faire exister les personnes concernées et
de porter leur réalité. L’opéra a conservé le texte intégral et l’a mis en scène de différentes
manières : il est d’abord parlé, puis chanté par les chanteuses, projeté sur les murs et enfin
diffusé à partir d’enregistrements.

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3. Entre fusion et confusion de l’identité


Le texte de Kane décrivant un personnage neutre, sans genre, nombre ou origine
spécifique, Philip Venables a choisi de mettre en scène six femmes jouant le même rôle. Les
six chanteuses possèdent des apparences et origines diverses et leur tessiture est soprano pour
une moitié d’entre-elles et mezzo-soprano pour l’autre moitié. Le personnage est alors une
fusion des différentes chanteuses, et possède une identité à plusieurs facettes. Chaque face
exprime une manière d’être femme, une manière d’être atteintes de dépression, ou plus
généralement, une manière d’être des victimes de la société. Mais les faces réunies créent un
être qui transcende toutes les catégories et les différences. Une uniformisation apparaît dans
les costumes gris de toutes les femmes ainsi que des musiciens mis en scène, comme pour
rappeler leur lutte commune, celle de l’égalité. La fusion de l’identité des chanteuses crée une
confusion auprès des spectateurs, qui vise à dépasser les apparences, les classes sociales et
même la biologie, afin d’obtenir l’égalité des genres.

La création contemporaine est une solution idéale à la représentation des identités de genre.
En effet, elle permet d’être en accord avec les tendances et les néologismes, et dans ce cas
précis de donner une représentation voire une visibilité des personnes transgenres,
non-binaires et queer.

Christof Loy offre sa vision d’homme cisgenre qui ne proclame pas être engagé dans une
lutte pour l’égalité des genres. Il réussit cependant à déconstruire nos attentes hétéronormées
concernant les rôles d’opéra et le travestissement. Philip Venables quant à lui, travaille
beaucoup autour de la politique, de la sexualité, du genre et de la violence. L’engagement est
pourtant nécessaire à la survie de la défense des droits. Leurs œuvres ont su s’ancrer dans le
questionnement autour de l’identité de genre, mais il en faut plus pour convaincre la majorité.
L’opéra est un art sensible qui continue à se réinventer ainsi qu’à s’ouvrir petit à petit à de
nouvelles expérimentations, loin de l’image conservatrice qu’on lui attribue encore parfois. Il
a encore de beaux jours devant lui. Concernat mon point de vue, il reste aussi orienté, étant
une femme cisgenre sans être queer ne me permet pas de partager une expérience de lutte
active pour l’égalité des genres. Bien que m’appuyant sur des ouvrages féministes et engagés
dans une lutte commune avec les personnes transgenres, non-binaires ou queer, mon analyse
reste faussée. J’espère néanmoins que cet écrit aura pu créer un lien direct entre deux causes
qui me sont chères. Mais comme l’écrivait le collectif Notre corps, nous-mêmes :«On ne
détruit pas le patriarcat en écrivant un livre.»

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Bibliographie

Théorie féministe :
- Boston Women’s Health Book Collective, Our bodies ourselves, Etats-Unis, 1973,
paru en français en 1977, réactualisé en 2020. Pour les définitions de l’identité de
genre, de l’expression de genre et de la transition, sans oublier le contournement des
normes.
- Ben Névert, Je suis transgenre-Tartine de vie, vidéo youtube du 4 avril 2020. Pour la
remise en question du regard orienté.
- @aggressively_trans, page instagram de Lexie, militante et autrice de Une Histoire de
Genres. Pour l’éducation féministe pour tous et à propos de l’identité trans.
- Sylvie Cadolle, «Les Féminismes ou le débat du sexe et du genre», dans Journal
français de psychiatrie, n°40, 2011. Pour les différents courants féministes et les
définitions.
https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2011-1-page-25.htm

Féminisme et arts de la scène :


- Anne-Emmanuelle Berger, Le Grand théâtre du genre, Belin, 2013. Pour les «Gender
Studies» et le genre comme rôle.
- Ariane Bayle et Florence Fix, Rire et émancipation féminine, L’Harmattan, 2013.
Pour leurs investigations diverses autour du féminisme et de la représentation des
femmes, et également de la partie sur le travestissement, chapitre écrit par Guillaume
Gomot.
- André Brousselle et Vanda Tabery, «Entre sexe et genre, la voie de l’opéra», dans
Topique, n°128, 2014. Pour le rapport entre études féministes et histoire de l’Opéra.
https://www.cairn.info/revue-topique-2014-3-page-19.htm

Opéra et voix :
- Marie-France Castarède, La Voix et ses sortilèges, Les Belles Lettres, Paris, 2004.
Pour les spécificités du castrat et la culture qui l’accompagne.

Dossiers à but pédagogiques :


- Opéra national du Rhin, Psychosis 4:48 - Dossier pédagogique, 2019. Pour l’analyse
générale des thèmes abordés.

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https://www.operanationaldurhin.eu/files/1e9b62d0/1_4.48_psychosis_dossier_pedag
ogique.pdf
- Philip Venables, 4:48 Psychosis, opera as music and text : A mini-site for the
doctoral submission about the opera 4.48 Psychosis, 2016. Pour des précisions
concernant la forme de la composition. https://448psychosis.philipvenables.com/

Écrits de presse :
- Christian Longchamp, Au son du souffle de mon amour, entretien avec Philip
Venables, revue de l’Opéra national du Rhin, 2019. Pour la démarche du compositeur
et sa réflexion concernant l’opéra.
- Jean-Luc Clairet, «Cecilia Bartoli dans Ariodante à Monaco : audacieuses
métamorphoses», Resmusica.com, 2019. Pour la critique de la représentation à
Monaco.
https://www.resmusica.com/2019/02/26/cecilia-bartoli-dans-ariodante-a-monaco-auda
cieuses-metamorphoses/
- Ilana Walder-Biesanz, «A gender-bending Ariodante is superb in its Salzburg
revival», Opera Online.com, 2017. Pour ses références anglaises.
https://www.opera-online.com/en/columns/ilanawalder/a-gender-bending-ariodante-is
-superb-in-its-salzburg-revival

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