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BÉGUÉ Juliette

N° 28508718
Séminaire : « Qu’est-ce qu’une
héroïne ? » M2FR489C (V. Gély).

La réhabilitation progressive de la figure de Jocaste


Dans Œdipe Roi de Sophocle, Les Femmes illustres de Boccace et Jocaste Reine de
Michèle Fabien.

« Jocaste ». Enluminure du De mulieribus claris de Boccace


Français 599, fol.21v - XVe-XVIe siècle - BNF
Dans le scénario d’Œdipe Roi de Pasolini, le personnage de Jocaste est décrit en ces termes :
« un visage doux et cruel, aux yeux tartares1 ». L’oxymore doux/cruel souligne l’ambivalence
de ce personnage, qui est à la fois une mère coupable et une épouse aimante. Cette dualité se
retrouve dans les œuvres étudiées, et plus généralement dans le mythe d’Œdipe.
Nous envisagerons la notion de mythe selon la définition qu’en propose Mircea Eliade : « Le
mythe raconte une histoire sacrée : il relate un événement qui a eu lieu dans le temps
primordial, le temps fabuleux des commencements »2. Il s’agit d’un concept complexe et
équivoque. Il est relié au sacré, à la quête des origines, et possède une fonction explicative,
collective et sociologique. Chaque mythe est réapproprié par une pluralité de voix, d’auteurs
et d’autrices. C’est le cas en particulier dans nos sociétés modernes, notamment dans le sillage
des études du genre ou gender studies. Ce champ disciplinaire est né dans les années 1970, en
parallèle des mouvements de contestation politique des années 1960 en Occident : ces
évènements ont donné une place plus importante à la sexualité et ont contribué à remettre en
question l’humanisme occidental. Ce champ d’études intéresse à la relation que l’identité du
sujet entretient avec son genre sexué ou son orientation sexuelle. Il s’agit d’un outil, d’une
catégorie d’analyse qui tient à déconstruire le couple binaire masculin-féminin. Les auteurs et
autrices se revendiquant des gender studies transmettent ainsi des récits compensatoires, des
contre-canons qui réintègrent les femmes dans les textes anthropologiques et littéraires. Se
produit un éclatement des images et des mythes culturels. Les théoriciens du genre mettent en
place un contre-discours qui pose les jalons d’une culture au féminin, dans une forme de
provocation et de transgression envers la société patriarcale. Il s’agit de proposer une lecture
féministe de ces histoires, qui se présenteraient comme le pendant de la lecture masculine des
textes. Anne Tomiche a par exemple réactivé la figure de Philomèle dans son ouvrage sur le
lyrisme3.
Les études de genre remettent donc les héroïnes sur le devant de la scène et leur redonnent
une voix. C’est précisément ce qui se produit avec Jocaste. C’est un personnage minoritaire
dans le mythe d’Œdipe. Cependant, certains auteurs et autrices comme Michèle Fabien lui
redonnent une identité, une existence et une caractérisation. Notre sujet s’inscrit donc
pleinement dans le sillage des études de genre, puisqu’il s’agit d’étudier la revalorisation de
ce personnage féminin au fil du temps et des œuvres.

1
Pier Paolo Pasolini, Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, Garzanti, éd. digitale, 2014.
2
Mircea, Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, collection : « Idées/NRF », 1963, p 15.
3
Anne Tomiche, Métamorphoses du lyrisme. Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale,
Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2010.
Jocaste apparaît pour la première fois dans L’Odyssée d’Homère, qui constitue aussi la
première mention du mythe d’Œdipe dans les textes antiques. Lors de sa descente aux Enfers,
Ulysse rencontre le fantôme de Jocaste, qui est nommée « Épicaste4 ». Elle lui apprend le
destin tragique de son fils-époux. À la suite d’Homère, on retrouve des traces du « mythe
d’Œdipe » dans plusieurs sources antiques, comme dans le Cinéthon. Eschyle et Euripide lui
consacrent deux trilogies. Ce mythe est très présent au théâtre, d’abord au XIIème siècle avec
le Roman de Thèbes, puis dans les œuvres de Corneille (XVIIème siècle) et Voltaire
(XVIIIème siècle). Il fait l’objet de plusieurs réecritures au XXème siècle, qui est une grande
période de réinterprétation et de retravail du matériau mythique : Gide et Cocteau reprennent
ainsi à leur compte le mythe d’Œdipe pour le réécrire à l’aune de la modernité. Œdipe est
aussi présent dans les Beaux-Arts : dans les amphores de l’Antiquité, la peinture du
XVIIIème-XIXème siècles (Gagneraux, Fusli, Bacon) et les opéras de Stravinsky et
d’Enesco5.
Les mythèmes évoluent peu au fil de ces réadaptations. Œdipe est le fils de Jocaste et de
Laïos, roi et reine de Thèbes. À sa naissance, un oracle prédit que l’enfant tuera son père et
épousera sa mère. De peur que la prophétie se réalise, les parents sont contraints
d’abandonner le nouveau-né. Ils le croient mort. Cependant, des années plus tard, Œdipe
revient à la cour. Il a été recueilli par Polybe, le roi de Corinthe qui l’a élevé comme son fils.
Arrivé à sa majorité, un oracle lui annonce la même prophétie qu’à ses parents. Il décide alors
de quitter Corinthe pour empêcher que celle-ci ne se réalise, car il pense être le fils biologique
de Polybe et de sa femme Mérope. En chemin vers Thèbes, il tue un vieillard à la suite d’une
querelle. À Thèbes, il délivre la ville de l’emprise de la Sphinx en répondant correctement à
l’énigme qu’elle lui pose. Il devient roi, succède à Laïos qui vient de mourir et épouse sa
veuve Jocaste. Ils ont quatre enfants. Cependant, tous deux finissent par apprendre la vérité.
Œdipe est bel et bien le fils de Laïos, qui n’était autre que le vieil homme qu’il a tué sur la
route. La prophétie est accomplie. Dans la version la plus courante du mythe, Jocaste se
suicide après avoir appris la vérité. Œdipe se crève les yeux en utilisant les agrafes d’or de sa
robe.
Œdipe a fait l’objet de plusieurs études psychanalytiques. Il est à l’origine du « complexe
d’Œdipe », théorie psychanalytique héritée de Freud. Ce dernier lit dans le mythe d’Œdipe un
« mode de fonctionnement psychologique », celui du « fantasme inconscient » du petit garçon
4
Homère, Odyssée, chant XI, traduction de Médéric Dufour, GF, 1965, p. 165-66.
5
Alexandre Gauthier, « Les réecritures de Jocaste ou la paradoxale réhabilitation d’une ‘mère
coupable’ », thèse de M.A (lettres françaises) soutenue à l’Université Canadienne d’Ottawa, faculté
des études supérieures et postcoloniales, département de français, 2009, p. 9.
qui souhaite épouser sa mère et tuer son père6. Ce complexe d’Œdipe est néanmoins de plus
en plus contesté. Pour Hélène Merlin, « l’interprétation [de Freud] présuppose comme
‘auteur’ du mythe un sujet masculin universel, non un sujet humain […]. Et la femme choisie
est traitée, elle, comme un symbole7 ». Cette théorie psychanalytique renforce donc la
domination masculine à l’œuvre dans les mythes. La femme y est vue comme le fantasme de
l’homme.
Œdipe est le héros tragique par excellence, qui passe du roi au paria. Face à lui, Jocaste est
quelque peu effacée. C’est avant tout un personnage secondaire, qui a peu d’influence sur
l’intrigue. Pourtant, à partir des années 1980, elle est à son tour étudiée par le domaine
psychanalytique. Des textes comme ceux de Christiane Olivier8 postulent l’existence d’un
« complexe de Jocaste », axé sur le duo mère-fils, et les désirs de la femme pendant la
ménopause. Ils proposent une contre-lecture des thèses de Freud, considérées comme
misogyne. Jocaste est cependant réduite à sa fonction tragique. C’est un personnage rattrapé
par son destin. Il nous paraît intéressant de l’étudier plus en détail au cours de notre analyse.
Notre corpus possède une diversité générique. Il rassemble deux pièces de théâtre, ainsi que la
notice d’un traité. Il s’étend également depuis les textes antiques jusqu’à la période
contemporaine. Il nous semblait intéressant de voir comment le personnage de Jocaste est
décliné, réorienté, subverti par rapport aux différents supports génériques. La diversité
chronologique du corpus nous permet aussi de commenter l’évolution de ce protagoniste au fil
des ans.
Aristote considère Oedipe Roi de Sophocle comme l’œuvre majeure de son temps. C’est aussi
l’adaptation la plus connue de ce mythe. Il nous semblait donc nécessaire d’intégrer cette
œuvre, représentée entre 430 et 426, à notre corpus. Il s’agit de l’une des trois pièces
consacrées par Sophocle à la lignée des Labdacides, les fondateurs de Thèbes. Il signera aussi
Œdipe à Colone et Antigone. Sophocle relate un épisode central du mythe, la peste. Quand la
pièce débute, Œdipe a déjà vaincu le Sphinx et épousé Jocaste. Cette unité dramatique
resserrée permet à l’auteur de mettre en scène la déchéance du personnage, qui va apprendre
peu à peu ses origines. Par contraste, Jocaste a souvent été perçue comme un personnage

6
Sigmund Freud, Totem und Tabu, Vienne et Leipzig, H. Heller & Cie, 1913, cité par Noga
Mishliborsky, « l’universalité de la tragédie grecque en question. Œdipe ‘sans complexe’ ni ‘noble
simplicité’ in Anne Tomiche (dir.), Le Comparatisme comme approche critique, Tome 1, Affronter
l’Ancien, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 469.
7
Hélène Merlin, « L’entre-deux morts », Sorcières n° 18, « La Mort », 1979, p. 114.
8
Christiane Olivier, Les enfants de Jocaste. L’empreinte de la mère, Paris, Denoël, 1980.
secondaire de l’histoire. Nous verrons cependant que sa représentation est plus complexe qu’il
n’y paraît.
Si Jocaste est reléguée au second plan chez Sophocle, elle fait l’objet de l’une des notices de
l’ouvrage Les Femmes illustres (1361-2) de Boccace. La notice « Jocaste, reine de Thèbes »
est la XXVème de l’ouvrage. Puisque Jocaste prend elle-même la décision d’abandonner son
nouveau-né aux bêtes sauvages pour éviter que la prophétie ne se réalise, et qu’elle gouverne
Thèbes à égalité avec son époux, elle se conforme tout à fait aux critères de la femme illustre
établis par Boccace : « [Une femme illustre doit manifester] sur un point ou sur un autre, dans
le bien, si possible, ou sinon, dans le mal, sa capacité à échapper aux limites
traditionnellement fixées à sa condition9 ». Ce n’est pas une héroïne passive qui attend d’être
sauvée par son époux, elle possède des fonctions politiques bien définies.
Ce statut de reine de Thèbes est également mis en lumière dans la troisième œuvre de notre
corpus. La pièce Jocaste Reine de Michèle Fabien a été représentée pour la première fois le 29
septembre 1981 à Bruxelles. Il s’agit d’une création de l’Ensemble Théâtral Mobile (ETM).
Elle est écrite par la dramaturge et universitaire Michèle Fabien et mise en scène par Marc
Liebens. Ce texte revalorise la figure de Jocaste en lui donnant une voix, une identité et une
présence scénique. En cela, Jocaste Reine témoigne d’un double-ancrage : d’abord, dans
l’œuvre dramaturgique de Fabien, qui témoigne d’un goût pour la revalorisation des figures
féminines. Elle a par exemple réinterprété le personnage d’Ophélie dans Hamlet en participant
à l’adaptation d’Hamlet-Machine d’Heiner Müller par l’ETM en 1978. Ensuite, la pièce
s’inscrit dans le sillage du « Jeune Théâtre Belge », qui naît à partir des années 1970. Cette
tradition théâtrale, dont l’ETM est la figure de proue, propose un nouveau rapport à la scène,
au langage et aux textes du répertoire10. La pièce de Michèle Fabien ne saurait donc être lue
comme une simple transposition scénique du mythe d’Œdipe. La dramaturge pose un autre
regard sur cette histoire en adoptant le point de vue de Jocaste.
S’intéresser à Jocaste, c’est se situer à rebours de la tradition littéraire, qui tend à occulter
l’existence du personnage : elle est très souvent invisibilisée, éclipsée par Œdipe. Même si la
prophétie la concerne autant que lui, c’est son fils/époux qui est au centre de la plupart des
œuvres, que ce soit celles de Voltaire, Corneille ou Cocteau. Jocaste est très souvent perçue
comme l’archétype de la mère coupable. Dans la plupart des oeuvres, elle est tenue pour
responsable de l’inceste et de l’abandon de son enfant. Il s’agira de s’interroger sur la place
9
Ibid., p. 19.
10
Nancy Delhalle, Changer de théâtre, changer de monde. Les pratiques théâtrales des années 1970
dans le théâtre belge francophone, Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis, n° 18, 2007, p. 85-108.
minoritaire de ce personnage féminin dans l’inconscient collectif. Il nous semble que la
question de l’inceste, qui est centrale dans le mythe, explique en partie ce flottement autour de
Jocaste : elle met à mal l’image conventionnelle, protectrice et intouchable de la figure
maternelle. Cette double-fonction de mère et d’épouse dérange et interroge. Cependant, les
trois œuvres à l’étude réhabilitent la figure de Jocaste, même si elles en brossent parfois un
portrait contrasté. Les auteurs lui donnent une voix, une présence, et des responsabilités
politiques. En quoi le personnage de Jocaste passe-t-il d’objet à sujet de la quête identitaire
dans les trois œuvres étudiées ? Peut-on dire que l’héroïne acquiert une forme de
réhabilitation et est totalement purgée de sa culpabilité vis-à-vis de l’inceste ?
Nous verrons que Jocaste est un personnage faussement minoritaire, qui garde le contrôle sur
les évènements mais demeure soumise au regard masculin et aux codes de la société
patriarcale.

I. Jocaste, un personnage faussement minoritaire.


1.1. Un personnage tantôt au second plan (Sophocle), tantôt au centre de l’intrigue
(Boccace et Fabien).

Dans la pièce de Sophocle, Jocaste a un rôle minoritaire. Elle est uniquement envisagée par
rapport à Œdipe. À l’inverse, Boccace et Michèle Fabien lui donnent une voix et une place
plus importante, indépendamment de son mari.
Dans sa thèse, Alexandre Gauthier souligne que la révélation de l’oracle concerne tout autant
Œdipe que Jocaste. Pourtant, Sophocle relègue l’héroïne au second plan 11. Pour le prouver,
Gauthier analyse sa « présence scénique » selon la méthode d’analyse de Philippe Hamon12.
Il s’agit d’étudier les différentes apparitions du personnage, ainsi que ses répliques, pour
délimiter son importance dans la pièce. L’auteur montre ainsi que Jocaste n’apparaît que dans
trois scènes sur seize (III 2, 3 et IV, 1), elle possède 135 répliques sur 1530 et n’apparaît
qu’en présence d’Œdipe. Elle ne possède donc pas d’existence propre dans l’œuvre, et est
reléguée au rang de personnage secondaire. Elle est l’objet de la quête identitaire, tandis
qu’Œdipe en est le sujet. Par ailleurs, la tirade d’Œdipe qui ouvre le premier épisode montre
bien cette répartition inégalitaire entre les deux personnages, ainsi que leur rapport de forces.
Le roi déclare ainsi : « Puisque c’est moi qui me trouve en possession des pouvoirs [de Laïos],

11
Alexandre Gauthier, op. cit., p. 4.
12
Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil,
1977, p. 154.
en possession de son lit, fécondant la même femme13» (v 258-260). Jocaste est l’une des
« récompenses » accordées à Œdipe après sa victoire sur la Sphinx : il a libéré Thèbes de sa
servitude, et obtient en échange le pouvoir et la main de la reine. Jocaste est « possédée »  par
Œdipe. Chez Sophocle, elle est a priori peu nécessaire à l’intrigue.
En revanche, chez Boccace, le personnage est au centre du texte. Le contraste avec Sophocle
est d’autant plus frappant, dans la mesure où Œdipe n’est nommé qu’à l’avant-dernière ligne
(l. 30). Il est anonyme pendant tout le reste du chapitre. Il semble donc que Jocaste possède
une existence indépendante par rapport à lui. Plus encore, comme le souligne Jean-Yves
Boriaud dans son introduction, chacune des « vies » s’ouvre sur « un aperçu des origines de
son héroïne, origine familiale, qualité du mariage 14 ». C’est le cas ici, puisque Boccace
commence le chapitre par quelques lignes qui relatent les origines de Jocaste. Il insiste sur le
prestige de sa lignée, reliée aux fondateurs de Thèbes : « originem splendidam » l4 (« sa
brillante origine ») ; « a primis Thebarum  » l3 (« [elle remontait] aux premiers fondateurs de
Thèbes15 »). Jocaste acquiert bel et bien le statut d’héroïne.
Michèle Fabien, quant à elle, redonne de la voix à Jocaste, qui est presque muette dans la
pièce de Sophocle. Dans Jocaste Reine, elle est la véritable héroïne du texte. La pièce est
écrite sous la forme d’un monologue, où la reine s’exprime à la première personne du
singulier. Elle est non seulement le sujet du texte, mais aussi celui de la quête identitaire :
Michèle Fabien retrace les principaux épisodes du mythe de son point de vue : sa pendaison
est racontée post mortem par l’héroïne, Thèbes est délivrée de la peste grâce à son sacrifice,
elle résout elle-même l’énigme de la Sphinx. D’ailleurs, le titre des parties la met en lumière
et la place en position de sujet : « Jocaste la pendue », « l’énigme de Jocaste », « Jocaste :
scène primitive et révélation ». Il s’agit bel et bien de revaloriser le personnage de Jocaste et
de lui redonner la parole. Nous pouvons nous appuyer sur cet extrait de la lettre de Michèle
Fabien à Bernard Dort : « La femme est toujours prise dans une histoire qui n’est jamais la
sienne, qu’elle n’a jamais l’occasion de contribuer à édifier ; parce qu’elle est victime d’une
symbolique qu’elle n’a pas inventée16. Dans sa pièce, Jocaste a l’occasion de réécrire et de se
réapproprier sa propre histoire.

13
Sophocle, Œdipe Roi, trad., et avant-propos de Victor-Henri Debidour, annotation et postface de
Francis Goyet, présentation d’Alain Lesky, Paris, Le Livre de Poche, 1994, v 258-260, p. 20.
14
Boccace, Les Femmes illustres, introduction de Jean-Yves Boriaud, op. cit., p. 17.
15
Ibid., p. 43.
16
Michèle Fabien, Lettre à Bernard Diort : « La femme est toujours prise dans une histoire qui n’est
pas la sienne », in blog de la revue Alternatives, 22 janvier 2016. URL :
https://blog.alternativestheatrales.be/la-femme-est-toujours-prise-dans-une-histoire-qui-nest-jamais-la-
sienne/.
Fabien revalorise aussi les rapports de force entre les deux époux. Le monologue de l’héroïne
s’adresse à un « tu », dont le référent varie au fur et à mesure des scènes. Elle parle tantôt au
spectateur : « C’est moi qui vous dirai l’horreur de ce qui s’est passé 17 », tantôt à Œdipe :
« C’est ta mère qui te parle18 ». S’adresser à Œdipe permet de modifier la relation du couple.
Jocaste lui parle, le tutoie, elle a donc du pouvoir sur lui. Ce texte peut donc être lu comme le
pendant la pièce de Sophocle. C’est ce que souligne également l’effet-miroir des deux titres :
Œdipe Roi et Jocaste Reine. Fabien propose un récit compensatoire, un contre-canon qui vise
à rédimer le silence de Jocaste dans la pièce de Sophocle. Pour Veronika Mabardi : « la voix
de Jocaste est, à peu de choses près, absente [d’Œdipe Roi], alors qu’elle est le pivot de ce qui
se joue : sans Jocaste, pas d’Œdipe19 ». La dramaturge souligne l’absence et l’invisibilisation
du personnage dans les textes antiques, par exemple lors de la révélation de l’oracle. Elle ne
participe pas à la scène, alors qu’elle possède la clé du mystère : « Que fait Jocaste ? C’est à
elle de sauver la cité. C’est elle l’épouse veuve de ce Laïos tué 20 » « La délivrance de Thèbes
se passera hors Jocaste. Jocaste hors les murs, hors l’amour, hors la loi 21 ». Même si le
personnage est au centre du nœud dramatique de l’intrigue, il demeure hors cadre.
Si le personnage est secondaire chez Sophocle, il est placé au premier plan dans les œuvres de
Boccace et Fabien. Outre le choix du point de vue, le choix du cadre temporel est aussi
révélateur quant au traitement du personnage. Sophocle se concentre sur l’épisode de la peste,
pour souligner la déchéance d’Œdipe. À l’inverse, parcourir l’ensemble du mythe permet à
Boccace et à Michèle Fabien de redonner de l’importance à Jocaste. En racontant sa
biographie complète, Boccace emprunte à la tradition de la vie de saints, et souligne donc le
caractère exceptionnel de cette héroïne. Pour Michèle Fabien, convoquer tous les épisodes du
mythe est une manière de réécrire cette histoire du point de vue de la reine. Il s’agit bel et bien
d’une resubjectivation et d’une réinterprétation féminines du mythe. Si Jocaste n’a a priori
aucune fonction narrative, elle possède des fonctions politiques.

2.1. Jocaste « reine », un personnage avec des fonctions politiques qui contrôle la cité.

17
Michèle Fabien, Jocaste, dans Jocaste, Claire Lacombe, Betty Albrecht, Bruxelles, Impressions
nouvelles, coll. « Espaces Nord », 2018, p 7.
18
Ibid., p. 9.
19
Ibid., p. 151.
20
Ibid., p. 23.
21
Ibid., p. 27.
Chez Sophocle et Boccace, Jocaste possède des fonctions politiques. Elle s’implique dans la
vie de Thèbes. Cependant, les deux auteurs la représentent surtout comme une figure
maternelle et tragique. C’est seulement chez Michèle Fabien que Jocaste acquiert totalement
son titre de souveraine.
Dans Œdipe Roi, Œdipe gouverne Thèbes à égalité avec Jocaste. Les fonctions politiques de
la reine sont attestées par cette réplique de Créon à Œdipe : « Et tu gouvernes ici avec elle, en
lui faisant partager tes pouvoirs22 ? ». Son autorité s’exprime dès sa première apparition :
« Allons, rentre au palais. [À Créon]. Et toi Créon, chez toi23 ». Elle emploie l’impératif pour
parler aux hommes, elle a donc du pouvoir sur eux.
Cela permet à André Machin de proposer une lecture originale du personnage de Jocaste, qui
réévalue l’importance du personnage dans Œdipe Roi :

Non seulement Jocaste n’est pas un personnage secondaire, mais c’est un personnage qui contrôle (dans toute la
mesure où il le peut) les évènements, qui a une tête solide, une volonté forte : non pas cet être fluctuant et effacé
qu’on a cru, mais un femme qui vit intensément, qui craint follement, qui s’efforce avec acharnement, et qui
cède avec une espèce de fureur, quand tout est perdu24.

Il s’oppose ainsi à la lecture de Gilberte Ronnet, pour qui Jocaste est une figure bien plus
passive qu’active, et qui n’a jamais l’occasion d’agir sur son destin : « Jocaste est […] une
malheureuse qui aura traversé la vie sans pouvoir ni agir ni comprendre, sans avoir jamais à
prendre une initiative, mais en recevant tous les coups 25 ». Malgré cela, il convient de
relativiser l’influence politique de Jocaste dans cette pièce. Elle est surtout associée à la
sphère intime et privée, alors qu’Œdipe représente la sphère publique et la politique.
Dans l’œuvre de Boccace, le personnage est désigné comme la « Reine de Thèbes ».
L’expression latine « Thebarum regna » est présente dans le titre du chapitre, puis est reprise
à la première ligne du texte26. Cependant, selon l’auteur, Jocaste est davantage une héroïne
tragique qu’une souveraine : « magis infortunio suo clara quam meritis aut regno » l 2-3
(« [Elle] fut plus connue pour ses malheurs que pour ses mérites ou son règne 27 »). Cette
précision de Boccace semble minimiser son statut de reine, ce qui n’est pas le cas chez
Michèle Fabien.

22
Sophocle, Œdipe Roi, op. cit., v 577-78, p. 40.
23
Ibid., v 636, p. 44.
24
Albert Machin, « Jocaste dans le temps tragique », in Pallas 36/1990. Littérature, Histoire,
Archéologie, Cosmologie, p. 10.
25
Gilberte Ronnet, Sophocle, poète tragique, Paris, De Broccard, 1969, p. 129.
26
Boccace, op. cit., p. 43.
27
Ibid.
Il semble que ce soit dans Jocaste Reine que Jocaste atteint pleinement son statut de reine. La
réécriture de l’épisode de la peste la présente en souveraine qui vient en aide à son peuple :
« Un homme tend vers moi sa main. […] Sauvez-moi, dit-il […] La ville est un gigantesque
bubon qui éclate. Et Jocaste en est le centre 28 ». Jocaste se sacrifie même pour sauver son
peuple à la fin de la deuxième partie. Le personnage de Jocaste est donc représenté de façon
contrastée, tantôt au second plan, tantôt au centre du récit. Elle passe d’objet à sujet de la
représentation scénique depuis son statut de second rôle chez Sophocle jusqu’à son
ressaisissement identitaire grâce à l’usage de la première personne chez Michèle Fabien. C’est
avant tout une reine qui possède des fonctions politiques, et garde le contrôle sur les
évènements.

II. Jocaste, un personnage qui garde le contrôle sur les évènements.


2.1. Sa responsabilité par rapport aux origines du petit Œdipe.

Il s’agit de s’interroger sur les origines d’Œdipe, et sur son abandon aux bêtes sauvages quand
il était petit. Chez Sophocle et Boccace, cette décision est clairement imputée à Jocaste, qui
prend la décision d’abandonner son enfant pour que la prophétie de l’oracle ne se réalise pas.
Chez Michèle Fabien, à l’inverse, Jocaste n’est jamais considérée comme coupable. Cette
culpabilisation vis-à-vis de l’abandon d’Œdipe est représentée comme une construction
masculine.
Dans Œdipe Roi, Jocaste fait preuve de malice, de ruse et de stratégie. Le personnage est donc
construit de façon plus complexe et subtile qu’il n’y paraît. Au départ, la reine nie avoir jeté
son bébé aux bêtes sauvages. Elle rejette la faute sur Laïos : « Quant à l’enfant, il n’était pas
né depuis trois jours, que son père l’avait remis en d’autres mains et fait jeter, les chevilles
garrottées, dans un coin désert de la montagne 29. » La vérité est révélée par le vieux pâtre :
« [Elle voulait] que je supprime [son enfant] 30 ». Plus encore, le personnage révèle que Jocaste
n’a pas pris cette décision par devoir moral, mais sous l’effet de l’émotion : « Un oracle
sinistre lui faisait peur31 ». On note donc une certaine complexité dans l’écriture de Jocaste par
Sophocle : même si elle paraît effacée, elle contrôle les évènements et n’hésite pas à mentir
pour se protéger. Cependant, l’auteur semble la culpabiliser pour son acte, qui n’est pas
représenté comme une décision nécessaire mais comme une réaction impulsive.
28
Michèle Fabien, Jocaste, op. cit., p. 16-7.
29
Sophocle, op. cit., v 716-720, p. 49.
30
Ibid., v 1171, p. 81.
31
Ibid., v 1175, p. 81.
Chez Boccace, la position de l’auteur est également ambivalente. Jocaste prend elle-même la
décision de jeter son fils aux bêtes sauvages. À la ligne 6, elle est le sujet du verbe :
« tradidit ». Pourtant, dans la version originale comme dans la traduction française, on voit
bien qu’elle prend cette décision contre son gré. Le traducteur a choisi d’étoffer « egra » (l7)
en le traduisant par : « à son cœur défendant32 ». En latin, ce terme signifie « malade » au sens
premier, mais on peut le traduire ici par « triste, fatiguée ». Jocaste abandonne son enfant à
contrecoeur. En un seul mot, Boccace parvient à détourner sa culpabilité en insistant sur sa
conduite méritoire. La reine a pris cette décision contestable pour protéger sa famille de la
prophétie de l’oracle.
Michèle Fabien se situe en marge de cette approche. Pour elle, la responsabilité de Jocaste est
une construction masculine, qui vise à faire culpabiliser la femme. L’enjeu de la pièce est de
libérer le personnage de cette emprise patriarcale. Par exemple, dans la première partie,
Jocaste semble consciente de cette culpabilisation dont elle est l’objet quand elle prononce
cette réplique ironique : « Jocaste est coupable, n’est-ce pas33 ? « Plus encore, dans la
troisième partie, elle fait face à la violence de Créon, qui la tient pour responsable de
l’abandon d’Œdipe et de l’inceste : « Je le lis dans tes yeux. Coupable, porteuse de peste et de
merde34 ». Cette culpabilisation du personnage est pour Fabien le symbole d’une oppression
de la part des personnages masculins. Chez Boccace et Sophocle, Jocaste possède donc sa part
de responsabilité : elle est coupable d’avoir abandonné son enfant. Pourtant, pour Michèle
Fabien, cette culpabilisation est créée, façonnée par le regard masculin. Montrer Jocaste
comme une reine prête à tout pour protéger les siens, y compris sacrifier son enfant, c’est la
présenter dans un rôle plus actif qu’il n’y paraît. L’objectif central du mythe est de mettre en
scène sa perte de contrôle. Plus la mécanique tragique se met en place, plus elle perd la face.

2.2. Jocaste « fend l’armure » : représentation du déni, scepticisme et perte de contrôle.

Chez Sophocle et Boccace, Jocaste refuse de voir la réalité en face. La révélation de l’inceste
st si terrible à supporter pour elle que sa réaction est d’abord une attitude de repli. Les deux
auteurs mettent en scène sa progressive perte de contrôle. À l’inverse, on observe le
mouvement contraire chez Michèle Fabien : elle passe d’une dépossession à un
ressaisissement de soi par la quête identitaire.

32
Boccace, op. cit., p. 43.
33
Michèle Fabien, Jocaste, op. cit., p. 12.
34
Ibid., p. 23.
Dans Œdipe Roi, le déni de Jocaste se traduit par son scepticisme. Elle prétend ne pas croire
aux prophéties ou à toute forme d’oracles. Par exemple, quand Œdipe lui avoue les soupçons
de Tirésias quant à sa propre responsabilité dans l’assassinat de Laïos, elle lui répond :
« Personne ici-bas, vois-tu, n’a le secret de la divination 35 ». Nous pouvons utiliser à ce
propos les analyses de Francis Goyet, dans les notes de l’édition du Livre de Poche. Il
commente en particulier la réplique suivante, qui a souvent été utilisée comme le fondement
de la lecture psychanalytique de l’œuvre : « Ne t’effraie pas à l’idée d’épouser ta mère : on a
souvent vu, ici-bas, des gens partager, en rêve, le lit maternel. Il suffit de ne pas faire cas de
ces choses-là, et la vie est facile à porter 36 ». Pour Goyet, cette réplique a souvent été mal
interprétée. Ce n’est pas tant une légitimation de l’inceste qu’une autre preuve du scepticisme
de Jocaste :

Dans l’Antiquité, les rêves sont interprétés comme des sortes d’oracles. Coucher avec sa mère était le présage
favorable d’une prochaine accession au pouvoir […] Du reste, Jocaste ne semble pas plus croire à ce type
d’oracles qu’aux autres. C’est qu’elle incarne jusqu’au bout celle qui ne croit pas au ‘divin’, celle que
l’affolement de la crise n’atteint pas37.

À chaque fois que la vérité menace d’éclater, Jocaste tente de dissuader Œdipe son poursuivre
son enquête. Plusieurs répliques vont dans ce sens, comme par exemple : « Renonce à cette
enquête […] Puisses-tu ne jamais apprendre qui tu es 38 ». Même si Jocaste est la première à
comprendre quelles sont les origines de son fils/époux, puisqu’elle a elle-même entendu la
prophétie à sa naissance, elle refuse de l’accepter. Il est aussi intéressant de noter que lorsque
la vérité ne peut plus être évitée, sa première réaction est de s’enfuir dans le palais, donc dans
une zone de confort où rien ne peut lui arriver : « Elle rentre brusquement dans le palais39 ».
De même, chez Boccace, Jocaste refuse de faire face à la vérité. Nous pouvons le justifier
grâce à une étude iconographique : sur l’enluminure qui illustre le manuscrit de Boccace,
disponible sur Gallica, elle tourne le dos à ce qui se passe derrière elle. On retrouve cette idée
dans le texte des Femmes illustres. Jocaste perd le contrôle, parce qu’elle subit toute une série
de malheurs sur lesquels elle ne peut pas agir. Au début du texte, elle est le sujet des verbes
latins : « fuit » l2, « nupsit » l4, « tradidit  » l7 (« fut » « épousa » « dut l’exposer »). Mais à
partir du troisième paragraphe, on remarque la présence du « cum  » à valeur de concession :
« cum iam tam regno quam prole videretur felix, deorum responso » l14 (« alors que sa
35
Sophocle, op. cit., v 708-9, p. 49.
36
Ibid., v 980-983, p. 64.
37
Ibid., notes, p. 117.
38
Ibid., v 1061-1067, p. 72.
39
Ibid., v 1071, p. 73.
descendance et son règne semblaient la combler de bonheur, elle apprit par un oracle… »). On
note aussi l’emploi de « quod » aux vers 16 et 19, à traduire par « mais ». Ces relevés
grammaticaux montrent que les plans de Jocaste sont sans cesse contrecarrés par le destin. La
Jocaste de Sophocle et Boccace est d’abord maîtresse d’elle-même, puis perd progressivement
le contrôle.
À l’inverse, celle de Michèle Fabien passe d’une dépossession à un ressaisissement de soi.
Comme l’écrit Veronika Mabardi dans sa postface, la pièce s’apparente à un « chantier de
déconstruction/reconstruction des images par la parole40 ». C’est par le langage que Jocaste va
reconstruire sa propre représentation et reprendre le contrôle sur elle-même. En cela, le début
et la fin de la pièce se répondent. Le texte de Fabien débute par ces mots : « Je m’appelle
Jocaste. Regarde-moi. Ni reine, ni veuve, ni épouse, ni mère 41». Elle semble être dépossédée
de son identité. Fabien postule ainsi que les textes antérieurs ont privé Jocaste de toute
caractérisation, et l’ont réduite au silence. Cet acte de nomination ne recouvre plus rien, et
atteste une sorte de vide dans la représentation du personnage. C’est ce que souligne
Benedetta De Bonis :

 Dans Jocaste, l’émergence du féminin est […] le résultat d’un processus très lent et complexe. Au début de la
pièce, la reine est caractérisée par le manque de parole, le sentiment de culpabilité et le déni identitaire, soulignés
par l’abondance des négations42.

À l’inverse, au terme de la quête identitaire menée par l’héroïne, elle parvient à se forger une
nouvelle identité. Jocaste Reine se termine par les mêmes mots que dans la scène
d’ouverture : « Je m’appelle Jocaste43 » (p. 43), sauf que c’est cette fois dans un acte de
ressaisissement de soi. L’autrice l’explique ainsi : « Entre ces deux déclarations d’identité une
autre Jocaste est advenue – on est passé de l’antique à la moderne, de la mère à la femme,
etc.44. » Le personnage se reconstruit au fur et à mesure de la pièce. Chez Sophocle et
Boccace, Jocaste perd progressivement le contrôle sur les évènements. À l’inverse, chez
Michèle Fabien, elle reprend le contrôle, et se forge une nouvelle identité indépendamment
des textes précédents et du regard masculin.

40
Michèle Fabien, Jocaste, op. cit., postface de Veronika Mabardi, p. 154.
41
Ibid., p. 7.
42
Benedetta de Bonis, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry Bauchau
et de Michèle Fabien », European Drama and Performance Studies, n° 10, 2018, 1, Masculinité et
théâtre, p. 141.
43
Ibid., p. 43.
44
Alternatives théâtrales, n° 63, « Michèle Fabien », 1999, p. 22, cité par Veronika Mabardi, Michèle
Fabien, Jocaste, op. cit., p. 156.
III. Jocaste, un personnage soumis au regard patriarcal.
3.1. « L’acte affreux » (Homère) : le tabou de l’inceste.

Chez Sophocle et Boccace, l’inceste est très peu évoqué. Un consensus, un tabou entoure cet
acte qui n’est jamais véritablement nommé malgré plusieurs sous-entendus. C’est seulement
chez Michèle Fabien que l’inceste, mais aussi la question du corps féminin, sont explicitement
évoqués.
Œdipe Roi ne s’appesantit pas sur la question de l’inceste. Comme dans la plupart des
réecritures du mythe, c’est un acte involontaire. Il est seulement sous-entendu dans les
premiers vers de la pièce, notamment à travers ce vers particulièrement troublant : « puisque
c’est moi qui me trouve en possession des pouvoirs qui étaient les siens, en possession de son
lit, fécondant la même femme45 ». Comme le souligne Francis Goyet dans les notes, « la
même femme » renvoie au latin « homosporos », littéralement « de la même semence ». Ce
terme peut être traduit de deux façons : « femme de même semence » et « qui reçoit ma
semence comme elle reçoit celle de Laïos46 ». Cette réplique sous-entend donc la double
nature de Jocaste, à la fois mère et épouse. L’inceste est souligné de façon implicite.
Chez Boccace, on ne trouve pas non plus de mention explicite de l’inceste. L’acte est bel et
bien présent, mais est considéré comme tabou. Boccace ne le commente pas, il précise
simplement qu’il était « involontaire » (« incognitum » l10). Il est seulement question du
mariage : « sumpsit in coniugem » l11, « le prit comme époux ». Pourtant, Boccace insiste sur
la détresse de Jocaste lors de la révélation de l’inceste. Dans ce passage, l’auteur précise que
« si cela lui parut insupportable, ce fut bien pire encore pour [Œdipe] » (« quod etsi ipsa
ferret egerimme, egrius tamen ille » l15. L’acte est perçu comme plus difficile à supporter
pour l’homme que pour la femme. Boccace détourne donc la description du malheur de
Jocaste pour se concentrer sur celui d’Œdipe. Malgré cela, l’inceste demeure un acte tu,
tabou, hors champ.
Seule Michèle Fabien réactualise le mythe de manière intéressante : si la révélation est si
terrible pour Œdipe, c’est parce qu’il ne supporte pas de voir que sa mère est aussi une
femme. Il se crève les yeux pour ne plus voir ce corps féminin qu’il n’associe plus seulement
à la maternité, mais aussi au désir et à la sexualité. L’inceste est donc très peu évoqué dans les
textes. Il est occulté, tout comme le récit de la mort de Jocaste qui est souvent raconté hors-
champ.

45
Sophocle, op. cit., v 258 à 260, p. 20.
46
Ibid., notes, p. 106-7.
3.2. Le suicide : noeud du destin et de la corde, supériorité masculine.

Dans Jocaste Reine, Michèle Fabien cite le passage de la mort de Jocaste chez Sophocle, pour
mettre en lumière son invisibilisation au profit du destin tragique d’Œdipe. Chez Boccace, à
l’inverse, elle se suicide bien après la révélation de l’inceste, ce qui accentue le caractère
tragique du passage.
Chez Sophocle, le suicide de Jocaste a lieu hors-scène, à l’abri des regards. Il est raconté par
un valet, au sein d’un récit enchâssé (v 1235 à 1264). Plusieurs remarques s’imposent sur
cette scène. D’abord, Jocaste se pend : or, dans l’Antiquité, le suicide par pendaison est
représenté comme une mort dépourvue d’héroïsme, réservée aux femmes 47. C’est un aveu de
culpabilité48. Il s’oppose au sacrifice héroïque des hommes sur le champ de bataille
(l’andréia). En se suicidant, Jocaste est réduite au silence et au secret. Pour Isabelle Géraud :
« Le nœud du lacet actualise le nœud métaphorique du malheur au féminin qui étrangle,
étouffe l’héroïne tragique49 ». Là où le glaive frappe le héros épique au flanc, au ventre ou au
bras, la pendaison réduit le corps tragique féminin à son cou. Se pendre, c’est aussi quitter la
terre, ne plus toucher le sol, ce qui s’apparente à une forme de désordre et de chaos. Dans
Œdipe Roi, la mort de Jocaste n’est pas héroïque. Le choix du suicide la transforme en une
héroïne tragique. Plus encore, ce suicide est éclipsé par l’aveuglement d’Œdipe. Le valet
s’interrompt au milieu de son récit : « Après cela, comment a-t-elle péri ? Je ne sais plus… On
entend des cris. C’était Œdipe : il fait irruption ; il n’était plus question d’aller voir comment
elle succombait. Nous ne pouvions plus regarder que lui-même : il tournait en rond50 » (v
1250 à 1253). Le suicide de Jocaste est alors éclipsé par l’aveuglement d’Œdipe. C’est la
portée tragique de son destin qui captive à présent l’attention du public. La mort de Jocaste est
d’autant plus tragique, dans la mesure où c’est l’envers de l’exposition d’Œdipe quand il était
bébé. Lors de son abandon, il était pendu par les pieds, la tête en bas. Pour Isabelle Géraud
« Tout se passe donc comme si une pendaison, celle de la mère-épouse, cherchait à en effacer
une autre, celle de l’enfant51 ». Elle meurt à la fois en femme et en mère.

47
Dora Leontaridou, « Réécriture des mythes par Michèle Fabien : la valorisation de l’élément
féminin », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 94, 3, 2016, p. 740.
48
Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.
49
Isabelle Géraud, « Quelle mort pour Jocaste ? » Travaux et documents, Université de la Réunion,
Faculté des lettres et des sciences humaines, 2017, Journées de l’Antiquité et des temps anciens, 2016-
7, p. 105.
50
Sophocle, op. cit., v 1250 à 1253, p. 86.
51
Isabelle Géraud, op. cit., p. 108.
Dans Jocaste Reine, Jocaste retrace sa propre mort grâce aux mots de Sophocle. On retrouve
plusieurs citations intertextuelles d’Œdipe Roi : « Elle a couru au lit nuptial, s’arrachant à
pleines mains les cheveux » « Elle invoque Laïos… » « Œdipe est entré52… » C’est une
manière de souligner que l’histoire des héroïnes n’a été écrite que par des voix masculines.
Fabien modifie un peu la traduction française, et le texte de Sophocle par la même occasion.
Contrairement à Œdipe Roi, l’apparition d’Œdipe ne captive pas l’attention du public à cause
de son malheur, mais parce que c’est un homme, et que son destin est plus important que celui
de son épouse. Cette supériorité de l’homme, ce privilège masculin expliquent également
l’invisibilisation du suicide de Jocaste dans la version de Sophocle : « Transparente […] pour
cause d’apparition de roi, de mari, de fils 53 ». Chez Sophocle, la mort du personnage est
l’étape finale de la quête de soi. La portée tragique du passage est soulignée par l’usage du
mètre lyrique. Fabien y oppose une parole féminine. Œdipe n’est plus un grand héros
tragique, il « [se fait] petit, tout petit54». L’autrice remplace la division grecque entre les dieux
et les hommes par une logique patriarcale et une division entre les genres. Cette
affranchissement de cette image de reine, d’épouse et de mère se reflète grâce à une série de
« morts symboliques » de Jocaste, qui scandent les différents actes de la pièce. Dans la
deuxième partie, elle se sacrifie pour délivrer les Thébains de la peste. Elle étouffe sous une
pile de cadavres. On assiste à une mort et à une résurrection de la reine, qui permet de la
libérer de son sentiment de culpabilité. C’est aussi sous ce prisme de la mort symbolique,
destinée à libérer le personnage du regard patriarcal, que nous pouvons analyser l’image du
miroir qui clôt le premier acte. « Je cherche mon image dans le miroir. Mon corps se crispe,
mon poing se ferme, il brise le miroir55 ». Elle brise sa propre représentation, créée et
façonnée par les hommes.
Chez Boccace, la mort de Jocaste est légèrement modifiée par rapport aux deux autres
œuvres. Comme Les femmes illustres est une œuvre de compilation, l’auteur a rassemblé
plusieurs sources différentes : La Thébaïde de Stace, comme le précise la note de l’éditeur,
mais surtout Les Phéniciennes d’Euripide. Or, dans cette version, Jocaste ne meurt pas après
la révélation de l’inceste. Elle se suicide des années plus tard, après avoir assisté à
l’affrontement fratricide entre ses deux fils Étéocle et Polynice. Boccace opte pour cette fin,
qui diffère de la version de Sophocle. Cet épilogue accentue la dimension tragique de ce
suicide. Tout se passe comme si la malédiction de l’inceste se répercutait sur toute la lignée.
52
Michèle Fabien, Jocaste, op. cit., p. 7 à 9.
53
Ibid., p. 8.
54
Ibid.
55
Ibid., p. 13.
Jocaste est donc représentée comme une figure tragique, qui est vouée à assister à la lutte
entre Étéocle et Polynice et à la déchéance de ses filles Antigone et Ismène : le lexique de
Boccace insiste sur cette dimension pathétique : « misera  » « doloris ». Cette fois, elle ne se
tue pas par la pendaison, mais par le fer (« ferro56 »). Sa mort est donc plus noble. Boccace
inclut tout de même la version de Sophocle dans le dernier paragraphe, même s’il y déforme
quelque peu le texte. Dans Œdipe Roi, Jocaste ne meurt pas à la suite de la révélation de
l’oracle, mais parce qu’elle a compris la vérité bien avant Œdipe. Dans ce dernier paragraphe,
le personnage semble être désigné comme coupable de ses malheurs : « noxios errores suos
ferre non potuisse » l28-29 (« ne pouvant supporter plus longtemps ses erreurs coupable »), ce
qui tranche avec la version plus digne du paragraphe précédent. Contrairement à plusieurs
autres notices des Femmes illustres, Boccace ne fournit pas de lecture allégorique de la figure
de Jocaste. Le texte s’achève de façon abrupte sur le récit de sa mort. Jocaste demeure
l’archétype du malheur au féminin, qui n’est connue que pour son suicide.

Jocaste passe d’objet à sujet des textes et de la quête identitaire. Personnage secondaire chez
Sophocle, elle est au centre du texte de Boccace et acquiert une parole, une identité chez
Michèle Fabien. C’est une reine, avec des pouvoirs et une influence politique, certes
minoritaires chez les deux premiers auteurs, mais pleinement représentés chez Fabien. Si dans
Oedipe Roi et Les Femmes illustres elle perd peu à peu le contrôle face à la révélation de
l’oracle, Michèle Fabien la fait passer d’une dépossession à un ressaisissement de soi par le
langage et la quête identitaire. Le personnage est ainsi purgé de sa culpabilité et du regard
masculin porté sur elle, pour acquérir son statut d’héroïne.
Corpus primaire

BOCCACE, Les Femmes illustres, texte établi par Vittorio Zaccaria, trad., intro., notes de
Jean-Yves Boriaud, Paris, Les Belles Lettres, « Les classiques de l’humanisme », 2013.
FABIEN Michèle, Jocaste, dans Jocaste, Claire Lacombe, Betty Albrecht, Bruxelles,
Impressions nouvelles, coll. « Espaces Nord », 2018.
SOPHOCLE, Œdipe Roi, trad., et avant-propos de Victor-Henri Debidour, annotation et
postface de Francis Goyet, présentation d’Alain Lesky, Paris, Le Livre de Poche, 1994.

Corpus secondaire

CHAUVIN Danièle, SIGANOS André, WALTER Philippe (dir), Questions de mythocritique,


Paris, Imago, 2005.
56
Boccace, op. cit., p. 44.
DE BONIS Benedetta, « Œdipe n’est pas roi. La crise de la masculinité dans l’œuvre d’Henry
Bauchau et de Michèle Fabien », European Drama and Performance Studies, n° 10, 2018 –1,
Masculinité et théâtre, p. 131-147.
DELHALLE Nancy, Changer de théâtre, changer de monde. Les pratiques théâtrales des
années 1970 dans le théâtre belge francophone, Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis, n°
18, 2007, p. 85-108.
GAUTHIER Alexandre, « Les réecritures de Jocaste ou la paradoxale réhabilitation d’une
‘mère coupable’ », thèse de M.A (lettres françaises) soutenue à l’Université Canadienne
d’Ottawa, faculté des études supérieures et postcoloniales, département de français, 2009.
GÉLY Véronique, « Les sexes de la mythologie : mythes, littérature et gender, in Littérature
et identités sexuelles, A. Tomiche et P. Zoberman (éd.), Paris, Lucie Éditions, « Poétiques
comparatistes », (SFLGC), 2007, p. 47-90.
GÉRAUD Isabelle, « Quelle mort pour Jocaste ? », Travaux et Documents, Université de la
Réunion, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2017, Journées de l’Antiquité et des
Temps Anciens, 2016-7, p. 101-113.
LEONTARIDOU Dora, « Réécriture des mythes par Michèle Fabien : la valorisation de
l’élément féminin », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 94, 3, 2016. Langues et
littératures modernes – p. 737 à 754.
LORAUX Nicole, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.
MACHIN Albert, « Jocaste dans le temps tragique », in Pallas 36/1990. Littérature Histoire
Archéologie Cosmologie, p. 7-18.
MERLIN Hélène, « L’entre-deux morts », Sorcières n° 18, « La Mort », 1979, p. 114.

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