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Œdipe-Roi, Sophocle

Introduction :

Jean Cocteau, dans sa pièce de 1934 La machine infernale fondée sur l’Œdipe-Roi de Sophocle,
définit la tragédie comme "une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour
l'anéantissement mathématique d'un mortel". Cette vision reprend celle qui dirige la pièce de
Sophocle, qui met en scène la tragédie d’Œdipe, l’homme condamné par le destin à tuer son père et
épouser sa mère ; mais la pièce prend le parti de raconter cette histoire sous la forme d’une
rétrospective qui se dévoile peu à peu, une enquête policière se déroulant des années après les
événements.

Biographie auteur :

L’auteur de la tragédie naît en 496 et meurt en 406 à Colone, en plein siècle de Périclès. Il s’implique
dans la vie politique attique notamment en faisant partie des trésoriers du trésor de Délos et en
étant stratège 2x. Sa carrière de dramaturge commence probablement autour de 468, il fait partie
des 3 « grands tragiques » grecs du Ve siècle aC. Lors de la 1e représentation d’Œdipe-Roi, vers 425
aC, il est déjà reconnu comme un auteur de talent, vainqueur de plusieurs compétitions dramatiques.

Bibliographie :

Il est l’auteur de 123 tragédies dont 7 conservées en intégralité : 3 concernant la mythologie


troyenne (Ajax, Electre, Philoctète), 3 la mythologie royale thébaine (Antigone, Œdipe-Roi, Œdipe à
Colone), 1 à Héraclès (Les trachiniennes). On a aussi de lui un drame satirique, Les limiers.

Genre :

La pièce qui nous intéresse aujourd’hui appartient au genre tragique, caractérisé par la présence de
personnages de rang élevé et a pour objectif d’émouvoir le spectateur notamment avec la mort
fréquente d’un ou plusieurs personnages lors du dénouement. La tragédie antique en particulier est
définie par le philologue Witamowitz comme « un morceau complet de la légende héroïque, écrit en
poésie dans un style élevé pour la représentation par un chœur attique de citoyens et par 2 ou 3
acteurs, et destinée comme partie d'un service religieux public à être représentée dans le sanctuaire
de Dionysos ». Selon le modèle d’Aristote exposé dans Poétique au 4e siècle aC, la tragédie comporte
trois éléments clés : le pathétique, qui excite la peur et la pitié chez le spectateur, les péripéties &
renversements, et le moment de la « reconnaissance ».

La tragédie antique donne une place importante au chœur, groupe de chanteurs et danseurs qui
interviennent principalement entre les différentes divisions de la pièce principale ; ils sont séparés
physiquement des acteurs qui se trouvent sur le proskenion alors que les chanteurs sont confinés à
l’orchestra autour du thymélée, temple à Dionysos. Cette importance vient des origines du genre
théâtral, lié au culte de Dionysos et à la pratique des dithyrambes (hymnes religieux) en son honneur
; le chanteur Thespis, au 6e siècle aC, aurait été le premier à introduire une action entre les parties
chantées, avec un seul acteur au départ qui utilise des masques colorés pour alterner entre les
personnages. Sophocle fait évoluer les représentations théâtrales en passant à 3 le nombre d’acteurs
présents sur scène et en introduisant des décors peints. Les rôles sont partagés entre protagoniste,
deutéragoniste, tritagoniste.
Le théâtre joue de plus un rôle social dans l’organisation de la cité ; il est institutionalisé par le tyran
Pisistrate au 6e siècle aC, qui souhaite ainsi en faire un élément de cohésion sociale : tout le monde
peut assister aux représentations, y compris les femmes et les esclaves ; environ 14 000 personnes
pouvaient être présentes en tout dans le théâtre. Assister aux représentations prend la forme d’un
devoir civique, toute l’organisation est prise en charge par la cité : ce sont des magistrats qui
s’occupent de choisir les pièces qui concourent, d’attribuer les chorèges (ceux qui financent) et
acteurs aux dramaturges ainsi que de verser une indemnité aux citoyens plus pauvres pour qu'ils
puissent venir.
Les pièces sont représentées lors de concours prenant part à des cérémonies religieuses plus larges,
en l'honneur de Dionysos, comme les Grandes Dionysies (fin mars) ou les Lénéennes (fin janvier).
Trois auteurs concourent en présentant chacun une tétralogie tragique accompagnée d'une pièce
satirique. Toutes les grandes œuvres conservées datent du Ve siècle aC et concernent les trois
mêmes auteurs (Eschyle, Sophocle, Euripide) avec plusieurs centaines de pièces rédigées mais
seulement 32 qui nous sont parvenues complètes. La plupart des œuvres traitent de sujets
mythologiques, à l’exception de quelques-unes historiques.
Structure :

La pièce est composée d’1 prologue qui expose la situation initiale, suivi du « parodos » (= entrée du
chœur tragique) puis 3 épisodes qui présentent chacun une action principale et sont entrecoupés par
les « intermèdes chantés » ou « stasimons » du chœur, et enfin d’un « exodos » (= situation finale
après la sortie du chœur). Les interventions du chœur usent de vers irréguliers et du registre lyrique
(ou parfois épique) contrairement aux parties dialoguées qui utilisent le trimètre iambique proche du
langage parlé.

Le mythe avant la pièce :

Le personnage principal, Œdipe, fait partie intégrante de la lignée mythologique maudite des
Labdacides. Il est le fils biologique de Laïos et Jocaste qui l’abandonnent à cause d’une prophétie qui
le destine à tuer Laïos & épouser Jocaste. Ses chevilles sont attachées pour qu’il soit jeté de la falaise
(d’où ses pieds gonflés), mais l’homme chargé de le tuer a pitié de lui et il est finalement adopté par
le roi et la reine de Corinthe Polybe et Mérope. Il quitte Corinthe avec précipitation quand une
prophétie lui apprend qu’il est destiné par Apollon à tuer son père et épouser sa mère. En route, il a
une altercation avec un homme qu’il tue près d’un carrefour. Il arrive ensuite à Thèbes où il devient
roi après avoir résolu l’énigme de la Sphinge qui martyrisait les habitants, il épouse ensuite la reine
de la ville récemment veuve, Jocaste, avec qui il a 4 enfants (Ismène Antigone Polynice Etéocle).

Résumé :

Prologue : Œdipe, roi apprécié comme celui qui a sauvé Thèbes par le seul exercice de sa raison en
résolvant l’énigme de la Sphinge reçoit son peuple ainsi qu’un prêtre qu’il a fait mander pour savoir
comment résoudre les catastrophes qui accablent actuellement la ville, souffrant de sécheresses et
de maladie. Le prêtre lui apprend qu’il doit châtier le meurtrier de Laïos pour apaiser la colère
d’Apollon et Œdipe jure de tout faire pour le retrouver.

Parodos = le chœur entre et déplore les malheurs qui accablent la ville.

1e épisode : Œdipe reçoit Tirésias, un devin aveugle, et commence par s’adresser à lui
respectueusement avant de devenir agressif quand ce dernier refuse de coopérer. Le devin accepte
finalement de parler pour lui dire qu’il est le meurtrier avant d’insinuer que le responsable est aussi
coupable d’inceste : il énonce que celui qu’il recherche est un Thébain, non un étranger, qu'il est
coupable d'inceste et de parricide, et qu'il sera aveugle et mendiant après avoir vécu longtemps dans
l'opulence. Œdipe le renvoie en rabaissant ses dons de voyance et en le soupçonnant de pactiser
avec Créon pour lui retirer l’exercice du pouvoir. Il invite d’abord le coupable à se rendre en échange
d’une sentence légère avant de le maudire.
1e stasimon : ce à quoi le chœur réagit au 1e stasimon en affirmant sa méfiance vis-à-vis de Tirésias et
sa confiance en Œdipe.

2e épisode : Ce dernier confronte au 2e épisode son beau-frère Créon qui se défend et réaffirme sa
loyauté envers lui en arguant que la position de roi n’est pas enviable, d’autant plus lorsqu’il est
possible de jouir des mêmes pouvoirs sans porter le titre de roi. Œdipe veut tout de même le
condamner à mort, mais Jocaste et le coryphée (chef du chœur) interviennent et Créon est
seulement exilé. Alors que Jocaste parle de la mort de Laïos et de son apparence physique, Œdipe est
de plus en plus troublé après avoir rappelé la prophétie qui le destine à tuer son père. Il demande à
voir le seul témoin restant qui a assisté au meurtre de Laïos.

2e stasimon : son attitude envers Créon pousse le chœur à déclarer au 2e stasimon craindre l’hybris
qui change les rois en tyrans.

3e épisode : Un messager arrive à Thèbes annoncer à Œdipe la mort de Polybe, ce qui le rassure
concernant la partie de la prédiction disant qu’il va tuer son père mais est toujours inquiet
concernant l’inceste. Le messager tente alors de rassurer Œdipe en lui révélant qu’il n’est pas le fils
biologique de Polybe et Mérope, le bébé lui ayant été remis par un berger. Œdipe demande alors à
voir le berger, c’est alors que Jocaste se trouble et le supplie de ne pas le faire. Œdipe persiste et le
berger amené finit par révéler qu’Œdipe lui a été remis par sa mère biologique Jocaste. La révélation
est alors complète : Œdipe a tué son père, Laïos, et épousé sa mère, Jocaste.

3e stasimon : le chœur déplore le retournement de situation de l’intrigue et le tragique de la


condition d’Œdipe.

Exodos : un serviteur arrive raconter le dénouement de l’histoire. Jocaste a été retrouvée pendue
dans sa chambre. Œdipe s’est crevé les yeux pour ne plus voir ses crimes et il demande à Créon de le
bannir après avoir parlé une dernière fois à ses filles Antigone et Ismène.

Thématiques principales :

➔ L’opposition entre ordre humain et ordre sacré


La première thématique structurant la pièce est l’opposition entre d’une part l’ordre humain,
représenté par Œdipe, et de l’autre l’ordre sacré ou divinn, qui transparaît principalement via les
prophéties & le devin Tirésias.
Cette opposition est tout d’abord instituée dans la façon dont Œdipe pense être capable de se
soustraire à la volonté des dieux : il croit possible de contourner la prophétie qui lui a été rendue (en
quittant Corinthe pour s’éloigner de ceux qu’il pense être ses vrais parents). Il commet donc avant
tout un crime d’impiété.
En effet, Œdipe se considère toujours plus clairvoyant que les dieux et devins eux-mêmes, au-dessus
desquels il se place. Il moque les dons de voyance de Tirésias : quand ce dernier affirme « je nourris
la vérité puissante » Œdipe lui rétorque « Qui t’en a donc instruit ? pas ton art en tout cas ». Comme
il le rappelle à Tirésias, il est celui qui a résolu les énigmes de la Sphinge, la « chanteuse » dont les
énigmes sont assimilées à des oracles, alors que le devin en a été incapable. La conception du savoir
défendue par Œdipe repose sur la logique et la recherche de preuves fiables, comme le montre la
construction de la pièce, sous forme d’enquêtes successives.
Cependant, la vision des dieux, omnisciente et opposée à la vision humaine, partielle, se montre
finalement supérieure : même lorsqu’Œdipe a accès à des fragments d’information sur les desseins
des dieux, sa liberté demeure une illusion opposée à sa soumission réelle au destin qu’il ne peut
jamais contrecarrer. Cette révélation est visible à la fin du 3e épisode lors de la scène de l’adieu au
soleil d’Œdipe, qui déclame : « O lumière c’est la dernière fois que je te vois/ je suis né de qui je ne
devais pas, / je suis uni à qui je ne dois pas, / j’ai tué qui je n’aurais pas dû ». Le soleil étant associé à
Phébus/Apollon, c’est ce dieu qu’il rend coupable de sa mutilation parce qu’il est celui qui lui a révélé
la vérité sur lui-même, sans qu’il ne remette en question sa propre responsabilité. Il refuse par son
geste de continuer à contempler ses crimes & son propre destin accompli. La « lumière » faite par
Apollon sur ses actes fait écho à la volonté d’Œdipe d’ « éclaircir » le mystère au prologue : c’est
finalement le dieu qui a fait la lumière et lui qui a été mis au jour, prouvant la supériorité de l’ordre
sacré dans la pièce.
La dualité de la pièce entre ordre humain/ordre sacré est enfin visible dans la notion de
responsabilité à deux niveaux. Du point de vue humain, Œdipe n’est pas coupable de ses actions
puisqu’il les a accomplies sans avoir toutes les informations en main, ses fautes ne sont pas du fait
d’un caractère corrompu. Mais du point de vue de l’ordre sacré, Œdipe reste fautif et doit être
châtié.
➔ Le tragique de la condition humaine
Œdipe est ainsi un héros tragique selon la classification d’Aristote : il est issu d’une lignée noble, et
n’est ni absolument bon ni absolument mauvais ; il ne commet des fautes graves qu’en tentant de
faire le bien. Il attire ainsi la pitié du spectateur par son impuissance face au destin, qui ne relève pas
de l’ordre humain.
Cette impuissance devient aussi la preuve de la relativité du bonheur humain. Œdipe est dès le début
institué en tant que personnage qui tire sa légitimité de son intelligence humaine, d’où lui vient par
exemple sa position de roi, de par l’estime que lui portent ses sujets, qui déclarent dans le prologue
« nous te considérons comme le 1e des hommes face aux peines de la vie, face aux interventions
divines ». Il considère cette légitimité telle qu’il n’omet pas la possibilité d’être fils d’esclave (quand il
apprend qu’il est un enfant trouvé) sans que cela ne remette son pouvoir en question. Mais son
intelligence ne lui offre finalement qu’une connaissance fragmentaire du monde, qui ne lui permet
pas de prendre conscience de sa situation jusqu’à la fin.
Le dénouement de l’intrigue, qui prend la forme d’une introspection finale (passant des « origines du
crime » aux « origines d’Œdipe »), sans qu’aucune action ne change fondamentalement la situation,
aboutit donc à cette conclusion pessimiste : si l’on ne peut jamais vraiment se connaître, on ne peut
jamais vraiment être heureux car notre bonheur ne dépend que d’une perception fragmentaire de la
réalité, qui peut changer à tout moment sans que nous ayons de prise sur notre destin. Cette
illustration de la fatalité de la condition humaine à travers Œdipe ramène alors la définition de
l’homme à une énigme, comme celle posée par la Sphinge dans le mythe.
➔ La critique de l’autoritarisme et la réflexion sur le rôle du souverain

Une autre thématique, celle du pouvoir, est indiquée de prime abord par le titre original de l’œuvre,
Œdipe « turannos » ou « tyran » mais généralement traduit par "roi". Le terme "tyran" désigne un
souverain qui détient un pouvoir absolu pris par la force ou donné par le peuple ; l’hybris d’Œdipe, sa
volonté de surpasser sa propre condition humaine, le conduit à prendre des décisions de manière
individuelle et arbitraire, comme à l’épisode 2 lorsqu’il tente de condamner Créon à mort sur la base
de soupçons infondés, conduit à des interrogations sur l’obéissance à une autorité illégitime. La
colère d’Œdipe vient d’ailleurs en partie de cette insécurité : si les thébains ont choisi de le mettre
sur le trône, ils peuvent s’en démettre tout aussi facilement.
Ce thème est abordé avec l’opposition ou « agon » (=joute oratoire) à l’épisode 2 entre Créon et
Œdipe. Ces questions touchent à des thématiques propres à la société athénienne qui a connu à la
fois des régime tyranniques / oligarchiques et des démocraties. Œdipe est au départ un personnage
qui veut le bien de son peuple. Mais il est peu à peu aveuglé par son hybris qui l’empêche de faire
preuve de justice, ce qui est dénoncé par le chœur dans le 2e stasimon : « si qqun va, / le geste et le
verbe hauts / sans craindre la Justice / ni révérer les temples des dieux / que sa funeste insolence /
rende malheureux son sort […] / puisqu’il pratique l’impiété ». Son rôle de "pharmakos", bouc
émissaire, peut donc faire l’objet d’une 1e interprétation en tant que symbole du rejet de l'autocratie
hors de la cité, conformément à la méfiance athénienne envers les dirigeants concentrant trop de
puissance entre leurs mains.
Il s’éloigne peu à peu de ses desseins originaux (garantir le bien de la population) quand il se focalise
sur sa peur des complots et d’être démis de sa position : il désigne Créon comme « usurpateur
patent de [sa] royauté ». Sa démesure est opposée à la raison dont fait preuve Créon, une 1e fois
dans le 2e épisode lorsque Créon affirme sa loyauté envers lui et affirme l’inutilité du titre de roi alors
qu’on possède un pouvoir équivalent dans l’ombre, puis une dernière fois dans l’exodos quand il
laisse Œdipe faire ses adieux à ses filles avant d’ordonner son départ. La pièce pointe ainsi les travers
possibles du tyran tout en brossant à l’inverse un portrait de dirigeant raisonnable.
➔ La souillure et sa purification :

Le rôle de « pharmakos » d’Œdipe peut aussi faire l’objet d’une 2e interprétation : il est le bouc
émissaire qui est châtié pour apaiser la colère des dieux au nom de la cité entière, porteuse d’une
« souillure » amenée par les actes d’Œdipe, profondément contraires à la nature (qui en font même
un « monstre » à ses propres yeux). La punition volontaire qu’il s’inflige, excessive en regard de la
législation athénienne contemporaine qui prévoit seulement l’exil en cas de meurtre ou une
compensation financière de la part du coupable, illustre la tare morale du personnage et l’ampleur
de cette souillure. La pièce présente ainsi une notion de la responsabilité reposant uniquement sur
les faits et non les intentions (le « caractère ») ou la connaissance que possède l’intéressé.
Certaines analyses font même d’Œdipe une victime expiatoire, qui ne se serait même pas rendu
coupable des actes dont il est accusé. Tous ce qui contrevient à la viabilité de la société est
finalement puni dans la pièce par une exclusion sociale ; Œdipe se transforme en la figure même du
rejet, complètement isolé du reste des mortels.
Les actions d’Œdipe sont donc répréhensibles non pas parce qu’elles enfreignent des législations
particulières (le cas étant il y aurait eu des répercussions lorsqu’il déclare avoir tué un homme à un
carrefour au 2e épisode) mais bien car elles contreviennent au cosmos, à l’ordre du monde et à
l’écoulement naturel des générations. C’est la raison pour laquelle ses actions ont pour conséquence
l’infertilité et la sécheresse : « les fruits du sol périssent en germe, les bœufs périssent au pré et les
enfants dans le sein des femmes ». Les fautes d’un seul ont ainsi une portée sociale. On peut par-là
supposer que la punition que s’inflige Œdipe dans l’exodos découle aussi de sa position en tant que
dirigeant de la cité, qui assume dès le prologue la responsabilité de l’enquête. En tant que roi de
Thèbes, il assure en effet un rôle de chef politique comme de chef religieux : on parle au prologue du
peuple qui se prosterne « devant [ses] autels ».
Enjeux esthétiques :
➔ Langage amphibologique :

L’enjeu esthétique le plus évident au sein de la pièce est le caractère amphibologique du langage
employé par Œdipe : il porte toujours un double sens. Ainsi, son annonce dans le prologue « moi,
j’éclaircirai tout depuis le début » en grec littéralement ego phano/je ferai la lumière désigne à la fois
l’éclaircissement du mystère de la mort de Laïos mais aussi de sa propre ascendance. Il est aussi celui
qui jure de punir le coupable du meurtre de Laïos et va jusqu’à le maudire pour réaliser qu’il s’est
condamné lui-même, « pris au mot » dans une forme d’ironie tragique.
Le nom même d’Œdipe reste ambigu : il peut venir de « oida » = je sais, comme de oipous = pieds
gonflés ou même "deux pieds", rappelant l'énigme de la sphinge. Ainsi, s’il se perçoit comme un être
savant parmi les hommes, il ignore pourtant jusqu’au mystère sur lequel est fondé son identité, et
qui l’a mené à avoir les « pieds gonflés » (en l’occurrence la pratique de l’exposition qui inclut de lier
les pieds de l’enfant). De plus, oida, littéralement "je sais parce que j'ai vu", annonce à la fois le
savoir empirique revendiqué par Œdipe en ironisant tragiquement sur son manque de clairvoyance
réelle. De nombreuses expressions se retrouvent employées à des fins/sens contraires : ainsi, le
« pouvoir » d’Œdipe au 1e épisode devient le « pouvoir » de Zeus lors du 2e stasimon ; un même mot
devient un lieu d’affrontement entre dieux & hommes, par sa revendication double qui ne peut
aboutir qu’à la défaite de l’une des deux. En définitive, cette démonstration de la parole comme une
illusion permanente se présente donc comme une défaite de la raison humaine-même, servant le
propos par la forme utilisée.
➔ Structure en miroir avec le renversement :

Le renversement du sens des mots entre le début et la fin de la pièce se traduit aussi dans sa
structure, « en miroir » ; l’opposition entre le prologue et l’exodos cristallise les enjeux tragiques de
la pièce par le retournement de la situation d’Œdipe. La nécessité en action, l’inévitabilité du
dénouement, est de plus illustrée dans la scène dite « de la double confidence », lorsque à l’épisode
3 le messager corinthien venu annoncer à Œdipe la mort de Polybe lui révèle du même coup qu’il
n’est pas son fils biologique ; voulant le rassurer, il le plonge plus avant dans le désespoir. Les
intentions des personnages produisent en permanence des résultats contraires à leur volonté,
conformément à la notion de « renversement » qui est total entre le commencement et la fin de la
pièce. Œdipe passe d’un homme « clairvoyant » à un aveugle, de roi adoré à source de misère, réduit
à l’exil. Des actes sans connotation négative comme un mariage de convenance ou un acte de
légitime défense deviennent d’un seul coup des fautes morales, inceste et parricide. Son accès au
trône, qu’il croit son œuvre propre, est en réalité marqué par le destin. Même sa victoire sur la
Sphinge, que le prêtre de Zeus considérait comme une preuve de « tukè » (fortune) positive de la
part des dieux est en réalité une étape d’une « telos » (dessein) négatif d’Apollon pour accomplir la
malédiction qui pèse sur sa famille. Alors qu’il est adulé comme un roi bienfaiteur au début de
l’œuvre, Œdipe apprend finalement qu’il n’était prédestiné qu’au crime.
L’originalité de l’œuvre repose également sur sa construction énigmatique en elle-même : Œdipe est
le seul personnage moteur de l’action (c’est lui qui appelle ou renvoie les autres protagonistes), les
différentes péripéties sont homologues et le moment de la « reconnaissance » coïncide avec elles.
Contrairement à des pièces plus traditionnelles où le héros livre le récit de sa vie et de ses exploits de
façon linéaire, Œdipe accède à sa propre histoire par une enquête policière où il est à la fois celui qui
cherche à résoudre l’énigme mais aussi l’énigme lui-même ; c’est lui-même qu’il poursuit tout au
long de la pièce.
➔ Rôle du chœur :
Le rapport à la révélation et la progression de l’intrigue s’incarnent dans le chœur, dont la
participation à l’intrigue reste importante même si Sophocle est l’un des 1e auteurs à la dévaluer par
rapport à des œuvres plus anciennes (par ex celles d’Eschyle) : il augmente le nombre d’acteurs qui
passe de 2 à 3 et réduit la proportion de chant. Les parties sans chœur, prologue & exodos, sont
relativement longues (le prologue est le plus long conservé de toutes les tragédies antiques) et sont
des éléments structurants de la pièce, sans que les chanteurs y interviennent. Le caractère lyrique de
leurs interventions, avec des vers irréguliers et poétiques opposés aux trimètres iambiques des
parties dialoguées, isolées durant les différents stasimons permet de donner une dimension morale
plus générale à l’intrigue (foi en le savoir humain, critique de l’hybris, accablement devant le destin),
et leurs interventions directes dans la pièce (interaction avec les personnages) garde un caractère
impersonnel, il joue un rôle de pacificateur. A l’épisode 2, après l’altercation entre Œdipe et Créon, il
raisonne Œdipe et prévient Jocaste. Avec sa position ambiguë vis-à-vis de l’action, ni partie
intégrante du public ni intervenant réellement actif de l’action, jusqu’à son emplacement physique
qui le place à mi-chemin entre la scène des acteurs (proskenon) et le theatron (où se trouve le
public), le chœur est directement au service de l’utilité théâtrale recommandée par Aristote :
commentateur de la pièce, il explicite son enseignement aux spectateurs en adoptant eux-mêmes
une position d’observateurs. Alors qu’au 1e stasimon il nous semble percevoir la voix du poète lui-
même, réaffirmant une vision d’Œdipe conforme à celle du prologue, le 3e intermède se rapproche
plus de la position du public athénien, avec l’enseignement sur le tragique de la condition humaine
(« Je pense devant ton sort, ton sort à toi, pauvre Œdipe, que chez les hommes rien n’est enviable »)
en même temps que la douleur suscitée par la violence de la révélation (« je gémis, mon cri strident
monte de ma bouche »). Malgré leur impersonnalité (pas d’identité individuelle), leur adresse directe
à Œdipe & leur expression de souffrance explicite dénotent un rapport de proximité du spectateur
vis-à-vis de la tragédie.
➔ La création du tragique :

La pièce est prise comme modèle de la tragédie par Aristote dans Poétique : elle répond à une unité
d’action qui est concentrée autour d’un renversement qui prend la forme d’une « reconnaissance » :
le moment où Œdipe réalise qu’il a bien tué son père et épousé sa mère (épisode 3). Cet accès du
personnage à la connaissance est le sujet traité ainsi que la source de l’intérêt du spectateur pour la
pièce ; l’inceste et le parricide sont des fragments du mythe déjà bien connus du public et qui se
déroulent de façon chronologique antérieurement à la pièce. C’est aussi une mimésis (= imitation de
la nature) parfaite : toutes les actions sont liées entre elles et s’enchaînent de façon « nécessaire »,
et le summum tragique atteint à la fin est utile car il devient un vecteur de catharsis, qui permet de
purger les passions du public.
Le tragique de la pièce peut aussi être attribué aux parti pris narratifs de l'auteur, qui choisit de
présenter l'histoire d'Œdipe sous l'angle de la fatalité du destin individuel plutôt que celui de la
malédiction familiale de la lignée des Labdacides, qui les condamne à la stérilité ; Laïos et sa
descendance ont en réalité été maudits par Apollon pour le viol et la mort de Chrysippe, fils du roi
Pélops. En faisant apparaître la malédiction d'Apollon comme injustifiée, le destin d'Œdipe semble
alors uniquement être dû à ses propres fautes, en faisant le personnage tragique par excellence, ni
tout à fait coupable ni tout à fait innocent. Mais à l’échelle du mythe, c’est toute la lignée qui porte
une forme de tare qui se perçoit jusque dans leurs noms qui induisent l’idée de déséquilibre :
Œdipe/pieds gonflés, Laïos/le gaucher, Labdacos/le boiteux.
Pour mieux provoquer la peur et la pitié, Sophocle choisit également la variante la plus pathétique du
mythe en cela qu’elle implique une déchéance sociale mais aussi physique, avec la cécité, ce qui ne
se retrouve pas par exemple chez la variante du mythe chez Homère. Œdipe est de cette façon
doublement écarté du monde des hommes, il devient l’incarnation d’une tragédie autonome.
Conclusion :

Ainsi, la pièce Œdipe-Roi peut être considérée comme un modèle de tragédie antique, déjà acclamé
par ses contemporains, mais aussi source d’inspiration pour des auteurs ultérieurs adeptes des
principes d’Aristote. La figure d’Œdipe et son mythe ont par ailleurs constitué une influence
considérable dans de nombreux domaines comme le théâtre (Sénèque et Voltaire ont proposé leurs
propres interprétations du mythe au théâtre), la poésie (Hérédia écrit en 1893 le poème « Sphinx »),
le cinéma (Pasolini a adapté la pièce en 1964 en la mêlant à un récit autobiographique) ou même la
psychanalyse : Freud s’appuie sur les paroles de Jocaste « bien des humains ont déjà rêvé qu’ils
s’unissaient à leur mère » (v981 épisode 3) pour créer son « complexe d’Œdipe », ajoutant ainsi une
dimension supplémentaire à l’involontaire des actes d’Œdipe, poussés non plus uniquement par le
destin mais par son inconscient.

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