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Fiche découverte

théâtre

Antigone
jeudi 5 décembre - 20h30
de Sophocle, mise en scène Adel Hakim

acb, scène nationale bar-le-duc


le théâtre - 20 rue Theuriet - 55000 Bar-le-Duc
réservations : 03 29 79 73 47
Nathalie HAMEN
Professeur de Lettres
Professeur-relais auprès de l’acb
BAR-LE-DUC

ANTIGONE
de Sophocle
mise en scène Adel Hakim

I LA PIÈCE

L’Antigone de Sophocle est sans doute la plus grande des tragédies grecques, qui illustre l’apogée
de la réussite culturelle attique du siècle de Périclès, qui propose un modèle parfait de ce phénomène
de civilisation que fut la tragédie grecque du Vème siècle avant J.C. et donne lieu depuis lors à
d’innombrables réécritures (Garnier, Cocteau, Hölderlin, Brecht, Anouilh…) et d’infinies commentaires et
lectures philosophiques (Hegel, Goethe, Kierkegaard, Steiner…) qui traduisent bien la puissance
archétypale de ce mythe grec porté à la perfection sur la scène par Sophocle.

1) La tragédie grecque
Ce sont les Grecs qui inventèrent la tragédie. A l’origine, il s’agissait de fêtes religieuses chantées
pour le culte de Dionysos. Le terme de « tragédie » signifie « chant du bouc », chant choral en
l’honneur du dieu et à l’animal sacrifié (vertu cathartique du bouc émissaire). A ce culte de Dionysos
se sont greffés des récits populaires, des mythes connus, notamment l’histoire des deux grandes
familles royales, les Atrides et les Labdacides. Du culturel sur du cultuel.
L’originalité des tragédies grecques ne réside pas dans les sujets de ses fables, archiconnues de
tous, mais dans la manière de transcrire théâtralement l’épopée d’origine à travers des personnes
(les acteurs), en posant des questions touchant à la liberté du citoyen devant les dieux, la religion,
le pouvoir …
Il s’agit, pour le public des tragédies grecques, de réfléchir et de juger, à travers les situations
proposées, des questions qui se posent au citoyen. Questions d’ordre éthique et politique.

Des concours tragiques sont organisés en l’honneur de Dionysos (Les Grandes Dionysies et les
Lénéennes), dix jours par an, organisés et payés par un archonte (magistrat). Les dépenses pour
le théâtre sont un moyen privilégié pour les citoyens riches de manifester leur dévouement à la
collectivité (évergétisme).
Les auteurs les plus connus, Eschyle, Sophocle et Euripide, s’affrontent et présentent chacun trois
tragédies et un drame satyrique. Dix citoyens tirés au sort constituent le jury. Les citoyens libres
ont accès au théâtre (accès gratuit pour les pauvres).

Les représentations théâtrales ont lieu en plein air dans d’immenses amphithéâtres. Le public
prend place sur des gradins de bois démontables, contenant 15 000 places, disposés en hémicycle
appelé le « théâtron » (lieu d’où l’on voit). Les théâtres en pierre datent du milieu du IVème siècle
avt J.C et offraient de 30 000 à 80 000 places !

Le dispositif scénique du spectacle tragique est constitué de deux lieux bien distincts :
- l’« orchestra » (lieu où l’on danse), réservé au chœur, aire de 20 mètres de diamètre ;
- le « proskenion », réservé aux acteurs, bande de 50 mètres sur 3 de profondeur que nous appelons
aujourd’hui la scène.
La « skènè » (« baraque ») est un bâtiment en bois servant de coulisses supportant un décor peint
(à partir de Sophocle).

La tragédie grecque se caractérise par une structure forte, composée de passages dialogués
(pris en charge par les acteurs) et des passages chantés par le Chœur. Les acteurs sont toujours
des hommes (3 au maximum), qui incarnent tous les rôles. Ils sont masqués, portent des longues
robes, sont juchés sur des cothurnes. Ils ne chantent pas mais psalmodient leurs textes (vers
parlés) d’une voix surhumaine (à cause des masques porte-voix). Le public ne s’identifie pas à de
telles créatures mais les écoute, réfléchit aux situations et les juge.
Le chœur est composé de 15 garçons (choisis parmi l’élite des jeunes gens de la cité). Le chœur
est un personnage collectif, trait d’union entre les spectateurs et les acteurs qu’il interroge par
le truchement du coryphée (chef de chœur). Le chef de chœur représente la cité et exprime la voix
et les réflexions des citoyens, du public.
La structure de la tragédie est très codifiée :
Les interventions du chœur (les « stasima », « stasimon » au singulier), alternent avec les épisodes
joués par les acteurs.
- Le Prologue expose la situation et noue l’action ;
- La Parados est l’entrée solennelle du chœur ;
- Les Episodes (3) alternent avec les Stasima (3) ;
- L’Exodus est la conclusion qui concerne le chœur et les acteurs.
C’est le coryphée qui a toujours le dernier mot.
Chaque tragédie contient plusieurs « scènes de débat » (« agôn ») entre deux personnages principaux
qui exposent leurs griefs et défendent leurs thèses. Lorsque le débat devient passionnel, les répliques
se succèdent vers à vers, c’est le procédé de la stichomythie.
Aristote désigne dans sa Poétique, trois moyens essentiels du tragique :
- la « péripétie » (retournement de l’action en sens contraire) ;
- la « reconnaissance » (« anagnorisis ») qui fait passer brusquement de l’ignorance au savoir) ;
- l’ « événement pathétique » (action provoquant destruction ou douleur, agonie, blessure, deuil
soudain) qui est raconté et jamais présenté sur scène.

2) L’auteur
Sophocle est né à Colone, aux portes d’Athènes en 496 avant J.C. et meurt, nonagénaire, à
Athènes en 406 avant J.C.. Sa famille est très aisée et il bénéficie des leçons des meilleurs maîtres.
Il est très beau, élégant, raffiné. Il remporte sa première victoire d’auteur de théâtre à 28 ans, battant
Eschyle. Il l’affrontera souvent et remporte 24 premiers prix aux compétitions théâtrales et restera
fidèle à la scène sa vie durant.

Ami de Périclès, il est un homme politique important : hellénotame (un des dix plus hauts fonctionnaires)
à 53 ans, puis stratège, puis commissaire du peuple en 411.
La vie de Sophocle couvre le siècle, celui de la grandeur et de la domination d’Athènes. Il meurt
juste avant la chute d’Athènes, dévorée par Spartes.

Auteur fécond, il apporte de grands changements dans la technique théâtrale  : il invente entre
autres la toile de fond, support du décor. Il porte le nombre de choristes de 12 à 15 et donne ainsi
davantage de majesté aux mouvements du chœur. Il crée un 3ème acteur et introduit le dialogue à
trois personnages. Il invente le dialogue stichomythique (répliques rapides vers à vers) qui installe
l’action sur le proskenion. Le chœur a moins d’importance que chez Eschyle, il devient témoin,
commentateur de l’action. Enfin il introduit la trilogie libre où chaque drame forme un tout autonome.

Sur les 123 pièces qu’il a écrites, sept drames sont parvenus jusqu’à nous, dont les célèbres Antigone
(- 440) et Œdipe-Roi (- 421).
La légende raconte que ses fils ont tenté de le mettre sous tutelle pour sénilité. Sophocle, 86 ans,
se serait contenté de lire aux juges un passage de la pièce qu’il était en train d’écrire (Œdipe à
Colone).
Les tragédies conservées de Sophocle ont pour titre, à une exception près (Les Trachiniennes), le
nom d’un héros et pour sujet, un seul épisode de sa vie et ce sont généralement des héros qui ne
cèdent pas. Dès l’Antiquité, Sophocle est apprécié pour sa peinture de caractères indomptables
(Ajax, Electre, Antigone). Il s’intéresse avant tout à l’étude de héros isolés du reste du monde par
leurs malheurs, leur audace et leur obstination. C’est évidemment le cas avec Antigone.

3) La fable de la pièce
L’histoire d’Antigone appartient au cycle des Labdacides, celle de la maison royale de Thèbes,
celle de la famille d’Oedipe... et de Dionysos.
Rappelons en la fin :
Après sa victoire sur le Sphinx, Oedipe entre à Thèbes en triomphateur.
Il épouse la reine Jocaste sans savoir qu’elle est sa mère. Ils ont deux enfants, deux fils : Etéocle
et Polynice et deux filles : Antigone et Ismène. Oedipe découvrant qu’il a tué son père et épousé
sa mère, se crève les yeux. Jocaste se pend.
Leurs deux fils doivent régner en alternance, mais Polynice ne joue pas le jeu et déclare la guerre à
son frère. Polynice est tué. Créon, frère de Jocaste prend le pouvoir et déclare l’interdiction d’enterrer
Polynice, invoquant le respect des lois de la cité. Antigone passe outre et jette rituellement de la
terre sur son frère invoquant le respect des morts et le droit parental.
Elle mourra mais la Cité, par la voix du chœur lui donne raison.
Le destin malheureux des Labdacides est rappelé par Ismène dans le Prologue de la pièce :
«  Notre père est mort réprouvé, déshonoré ; lorsqu’il s’est lui-même découvert criminel, il s’est
arraché les yeux, et sa femme , qui était sa mère, s’est pendue dans un lieu triste. Et voici nos deux
frères qui se sont entre-tués, ne pouvant partager entre eux que la mort, les infortunés ! »

4) Les enjeux de la pièce


L’enterrement des morts et son empêchement par le pouvoir semble être le thème central
de cette tragédie et va activer une réflexion sur le rapport des individus avec le pouvoir. L’enjeu
politique de la pièce s’ancre donc dans cet affrontement entre Antigone qui se réclame des « lois
non écrites », celles d’une justice ancestrale qui touche au sacré, et Créon qui défend « les lois
écrites », celles de la Cité.
Cet affrontement met en scène le conflit des hommes et des Dieux.
Doit-on choisir la famille ou l’État, l’humanité ou l’autorité, la religion ou les lois de la Cité ?

Antigone pose aussi les questions philosophiques de l’homme dans le monde « entre tant de merveilles
du monde, la grande merveille, c’est l’homme » chante le chœur - Premier stasimon) et de la solitude
des hommes, soumis à « l’ananké » (le «  fatum » des Romains, la fatalité), qui tentent désespérément
de manifester leur force, de trouver un espace de liberté dans un monde instable et fragile. C’est
toute la question de la condition humaine qui est l’objet de la pièce, condition humaine tragique
par essence.

5) Construction de la pièce et progression de l’action


Dans le prologue, on voit Antigone avec sa sœur Ismène à qui elle expose son projet d’enterrer
son frère.
Antigone : « Je t’ai appelée hors du palais, pour que tu entendes seule ce que j’ai à te dire …. On ne
m’accusera pas de trahir mes devoirs ».
Du terrain privé, l’action se déplace dans un second temps sur le terrain public lors de la confrontation
avec Créon.
Le dénouement et ses morts en série marque bien l’imbrication du sort individuel et du destin public.
Cette alternance privé/public est une clé de l’interprétation de la pièce comme l’analyse Georges
Steiner dans Les Antigones.
«  Dans Antigone, la dialectique de l’intimité et de l’engagement, du domestique
et du public, est explicitée. La pièce tourne autour de la violence nécessaire que le
changement socio politique impose à l’intériorité de l’être »
p 696, Œuvres, édition Quarto Gallimard.

L’intrigue en soi semble  mince. Donner une sépulture à un mort en dépit de la loi édictée par
Créon. Mais Sophocle est le maître de l’intrigue tragique et il atteint une efficacité dramatique
admirable en créant des effets d’attente, des contrepoints comiques, des rebondissements et
des accélérations du temps.
Donnons quelques exemples :
Dès le prologue, Antigone annonce à Ismène l’édit de Créon et son projet de désobéir. Lorsque
Créon proclame son interdiction irrévocable aux vieillards de Thèbes (le Chœur), le spectateur est
en avance sur Créon et le Chœur. Il sait qu’Antigone est déjà en train d’ensevelir la dépouille de
son frère : accélération géniale de Sophocle de faire se succéder très vite l’ordre et la transgression.
De même, alors qu’on attend l’arrivée d’Antigone, l’entrée du garde et ses atermoiements comiques
prennent à nouveau le spectateur à revers. Le garde égoïste et poltron, fait rire et relâche la tension
extrême installée.

6) Les personnages principaux : Antigone ou Créon ? Deux héros solitaires 


Antigone incarne la figure de la rébellion ; elle est « sauvage », « indomptable », « inflexible » ;
elle s’inscrit dans l’ordre de la piété familiale et du respect des morts. Elle incarne la révolte
de l’individu contre l’Etat, ce qui se traduit par le bel oxymore « Je reposerai auprès de mon frère
chéri, pieusement criminelle ».
C’est une femme en lutte contre le pouvoir des hommes qui porte sur la place publique le plaisir
de la transgression qu’elle hisse au niveau du symbole (par deux fois elle jette de la terre sur le
cadavre de Polynice).
Créon ne s’y trompe pas :
« En vérité, de nous deux, c’est elle qui serait l’homme si je la laissais triompher impunément. (…)
Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi ». (Deuxième épisode)
Elle est la figure de l’intransigeance tragique, porteuse de la loi de l’ « ananké » (le destin).
Elle assume les vertus viriles de « chef de clan », elle est nommée par trois fois «  la dernière des
Labdacides  »  et porte en étendard l’héritage tragique d’Oedipe et ses conséquences  : la mort
qu’elle ne redoute pas mais anticipe en se moquant de Créon.
« Je savais bien que je mourrais ; c’était inévitable et même sans ton écrit ! Si je péris avant le
temps, je regarde la mort comme un bienfait. »

Antigone incarne également la figure de la solitude qu’elle revendique. Dès le prologue, elle rejette
Ismène, trop pusillanime. Par la suite, elle met délibérément sa sœur hors-jeu en lui interdisant de
s’associer à son acte de défi lancé par Créon.
Ismène : « Ce qui s’est fait est aussi mon œuvre (…) je m’en reconnais responsable. »
Antigone : «  Tu n’en as pas le droit, car tu t’es dérobée, et j’ai agi seule. »
Notons qu’il n’y a aucune scène dans la pièce qui mette en présence Antigone et son fiancé Hémon.
Antigone est délibérément seule , isolée et condamnée par le chœur :
Le Coryphée : « Fille trop violente (…) C’est ton esprit indépendant qui te perd. »
(4ème stasimon)
Créon est perçu comme un « tyran » par Hémon, « un tyran et un fou » par Antigone. Il représente
le tyran autocrate craint par Ismène et le Chœur. Il s’inscrit néanmoins dans l’ordre des lois écrites,
celles de la « polis » (la cité), dans la « nomos » (loi) universelle qui doit s’appliquer à tous. Ce sont
les devoirs du citoyen qu’il entend faire appliquer (ce qui avait une forte résonance dans l’Athènes
démocratique de Périclès et de Sophocle).
Il invoque donc la raison d’Etat, se réclame de lois rationnelles, dans un esprit pragmatique. Il doit
obtenir l’obéissance pour commander.
Créon : « Quiconque respecte la règle dans sa famille saura faire, dans la cité, respecter la justice
(…) L’anarchie est le pire des fléaux. »
(3ème épisode )

Mais Créon, l’homme fort, est un héros tragique tout aussi solitaire qu’Antigone. Il est lâché par
son fils Hémon qui s’oppose à lui.
Hémon : « Si tu n’étais pas mon père, je dirais que c’est toi qui as le cerveau troublé ».
(3ème épisode)

Il est pris à parti par le devin Tirésias (5ème épisode) et contredit par le Coryphée qui lui conseille
de céder (fin 5ème épisode).
Enfin, il est « anéanti » à la fin de la pièce par la mort de son fils et des sa femme Eurydice qui se
pend comme Jocaste.
Créon est dramatiquement seul, sur la scène, et tragiquement seul car il est, comme Jason, puni
par Médée, privé de sa descendance, ce qui signifie la fin de la lignée.
A la solitude tragique d’Antigone, jeune vierge emmurée vivante, répond la solitude tragique de
Créon, privé de sa descendance.

On peut se demander qui est le personnage principal d’Antigone.


Est-ce Antigone, dont la pièce porte le nom mais qui meurt avant la fin ? (au 4ème épisode)
Est-ce Créon, puisque la pièce s’achève sur sa solitude et qu’il sort grandi de son terrible destin,
quand il découvre, dans le deuil des siens, le sens de ses fautes ?
Dans le roman très récent (septembre 2013) de Sorj Chalandon, Le quatrième mur, le personnage
metteur en scène qui veut monter Antigone d’Anouilh dans Beyrouth en guerre dit ceci :
« Ne pas confondre le Créon brutal de Sophocle et l’homme plein d’amertume dessiné
par Anouilh. Chez Sophocle, Créon est le personnage tragique. Chez Anouilh, c’est
Antigone qui porte la tragédie. » (p 106, édition Grasset)
A discuter !

7) Les scènes d’affrontement (« agôn »)
Les scènes d’« agôn », constitutives de la tragédie grecque, sont commentées par le Chœur et
attendues par le public. L’antagonisme est au centre de quatre épisodes sur cinq.

Il y a d’abord l’affrontement qui oppose Antigone à Ismène dans le prologue puis qui est repris à la
fin du deuxième épisode.
Antigone est intransigeante, cruelle et ironique à l’égard de sa sœur.
Antigone : « Ne te mets pas en peine de moi, assure ta vie (…)
Confie-toi à Créon : tu lui es toute acquise (…)
Tu as opté pour la vie ; moi je préfère mourir. »

Il y a celui qui oppose Créon à Hémon (épisode 3) et qui est d’une rare violence.

Il y a celui qui oppose Créon à Tirésias (épisode 5).


Créon s’y montre à nouveau intraitable : « aucun marchandage ne me fera revenir sur ma décision »
et même injurieux : « Que toute cette race devineresse aime donc l’argent ! ».
Cet « agôn » se termine par la prédiction funeste du destin : « je déclare que le moment est proche
où ta maison résonnera des cris rituels poussés sur des morts et des morts »

Mais l’affrontement principal est bien sûr celui qui oppose Antigone et Créon (2ème épisode).
C’est un conflit insoluble qui obéit à des logiques inconciliables.
Antigone et Créon, c’est la famille contre la cité, les lois des dieux contre les lois humaines, la
morale contre la politique, le droit des femmes contre le pouvoir des hommes, la jeunesse contre
la maturité.
Créon reste figé sur les lois écrites, humaines, temporelles. Il se veut un homme politique et pragmatique.
Il veut sauver Thèbes, faire respecter la loi de la cité et il privilégie aussi sa descendance : son fils
trouvera « d’autres sillons pour ses semailles » puisqu’Antigone est bannie.
Antigone revendique son appartenance à la lignée maudite des Labdacides et à « ceux qui honorent
les morts ». Elle donne la priorité à la transcendance divine qui permet de relier l’homme à l’ordre
du monde.
Il convient de noter que si Antigone fait figure de rebelle et de résistante (c’est essentiellement ainsi
qu’Anouilh la présentera dans la réécriture de sa pièce en 1944), on pourrait presque la qualifier
de « réactionnaire » chez Sophocle. En effet elle se réclame de lois archaïques qui représentent
un système politique ancien et dont la démocratie se méfie.
Et c’est Créon qui représente la « modernité » dans son pragmatisme politique.

Qui a tort, qui a raison dans ce conflit terrible ?


Rappelons deux lectures célèbres de l’Antigone de Sophocle, celles de d’Hegel et de Goethe.

Pour Hegel :
Créon et Antigone sont exactement à égalité dans le conflit dialectique qui les oppose, entre
l’Etat et l’individu, entre un légalisme coercitif et un humanisme ancestral. Les deux ont raison de
défendre leurs droits, les deux sont coupables de le faire avec excès et démesure (la fameuse
« ubris » des Grecs).

Pour Goethe :
Créon est le tyran et est donc haïssable, alors que le sens éthique et la beauté sont unis chez
Antigone.

Sophocle ne répond pas à la question. Il expose la problématique à la cité. La scène tragique et le


lieu de la problématique du monde et de sa prise de conscience.
A chacun de s’interroger.
II LE SPECTACLE

mise en scène Adel Hakim


avec les acteurs du Théâtre National Palestinien
du Théâtre des Quartiers d’Ivry, création 2011
spectacle en arabe, sous-titré en français (1h50)

1) Une Antigone palestinienne


Adel Hakim, le metteur en scène, nous propose, l’Antigone de Sophocle, spectacle interprété en-
tièrement en arabe, joué par des acteurs palestiniens, souligné par moment par la musique du Trio
Joubran (merveilleux sons musicaux du oud) et ponctué par la voix de Mahmoud Darwich, grand
poète palestinien.

« La terre et le mur


Pourquoi une Antigone palestinienne ?
Parce que la pièce parle
de la relation entre l’être humain et la terre
de l’amour que tout individu porte à sa terre natale,
de l’attachement de la terre natale.
Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le
sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée.
Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin
son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »
Adel Hakim

Une compréhension intime de la tragédie


« Ce qui m’a frappé, dès les premières répétitions, c’est la compréhension intime, en profondeur,
que l’équipe artistique palestinienne -et en premier lieur les acteurs- avait de l’esprit de Sophocle
et de la Tragédie Grecque. Compréhension tant sur le plan formel-: musicalité, lyrisme, mais aussi
simplicité de la langue, puissance des sentiments - que sur le plan du contenu – connaissance des
rhétoriques politiques, du maniement du discours, de la dignité des rebelles, du sens du sacré, des
mécanismes de la répression, des relations hommes /femmes.
Il apparaît évident que la situation palestinienne, au quotidien, rejoint tous les thèmes traités par
Sophocle. Le défi lancé par Antigone à l’autorité répressive, associé à sa décision de mourir au nom
de ses convictions, voilà ce qui fait une figure palestinienne, une représentante de cette jeunesse
que l’on peut croiser tous les jours dans les rues de Jérusalem, de Naplouse, de Ramallah... »
Adel Hakim

2) Le théâtre palestinien : un théâtre unique en son genre 


Quand on dit « théâtre palestinien », cela suppose qu’il s’agit d’un théâtre financièrement soutenu
par son propre gouvernement. Mais en réalité, l’Autorité Palestinienne aussi bien que le théâtre
vivent sous occupation. Suivant des accords bilatéraux entre l’Autorité Palestinienne et l’Etat Israélien, il est
interdit à l’Autorité de subventionner des institutions à Jérusalem. Par ailleurs, le Théâtre National
Palestinien est légalement enregistré à Jérusalem, il pourrait donc faire des demandes de subventions auprès
du gouvernement israélien. Mais en tant qu’organisation palestinienne, la direction du Théâtre
écarte cette possibilité afin de préserver sa liberté de programmation. Il en résulte que le Théâtre
National Palestinien ne dépend que des aides internationales et des partenariats avec l’étranger
pour la poursuite de son activité en tant qu’unique théâtre palestinien de Jérusalem.
Pour surmonter l’enfermement permanent de Jérusalem, ville sous occupation, et afin de maintenir
des liens solides avec la communauté palestinienne, le Théâtre National Palestinien organise des
tournées et des programmes avec des compagnies de Cisjordanie. Ces programmes « hors les
murs » sont un moyen de faire découvrir le théâtre à un public qui ne se déplace pas vers lui et de
rapprocher la communauté palestinienne de différentes formes d’art.
Depuis de nombreuses années et malgré les épreuves qu’il a dû affronter en des temps difficiles,
le Théâtre National Palestinien a pu collaborer avec de nombreux partenaires venant entre autres
de France (Le Théâtre des Bouffes du Nord, le Théâtre des Quartiers d’Ivry, la Compagnie la
Barraca, Festival de Marionnettes de Charleville...), de Norvège, d’Angleterre, des États Unis, du
Danemark, de Hollande,...
Aujourd’hui la situation est particulièrement précaire et les activités du Théâtre, qui auparavant se
déroulaient aussi en Cisjordanie et à Gazza, ont été considérablement réduites. La présence de
ces acteurs en France est pour eux une formidable bouffée d’oxygène, une échappée du quotidien
oppressant de la colonisation. C’est aussi une occasion rare donnée au public français de saisir les
enjeux de leur résistance et d’en débattre avec eux.
Adel Hakim
3) Le Trio Joubran
Venus de Nazareth, les trois frères Samir, Wissam, et Adnan Joubran sont les héritiers d’une famille
de luthiers de Palestine dont l’histoire court sur quatre générations. L’origine du Trio remonte à plus
de dix ans avec les premiers disques de Samir Joubran, l’aîné : Taqaseem (1996) et Sou’fahm (201).
Pour le troisème, Tamaas (2003), il est rejoint par son frère Wissam. Avec l’arrivée du cadet Adnan,
Randana marque la véritable naissance du Trio Joubran. Il est suivi par Majâz en 2007, une œuvre
qui les impose comme des « musiciens mélomanes » avertis, capables de conquérir le public dès
les premières notes... Le Trio Joubran est virtuose de l’oud, un luth aux sonorités graves. Vient en
2009 A l’ombre des mots avec Mahmoud Darwich, un projet qu’ils décrivent comme un éloignement
dans l’âme, imposé par l’histoire, écrit et récité par le poète avec lequel ils ont travaillé pendant de
longues années, qu’ils ont accompagné jusqu’à la fin, et dont l’aura a parcouru le globe, de l’Europe
à l’Amérique en passant par le Monde Arabe. C’est lui qui leur a tracé ce fabuleux dessein en leur
disant : « ne soyez pas des musiciens palestiniens. Soyez des musiciens de Palestine... ».
Adel Hakim

4) Le poète Mahmoud Darwich


Comme Sophocle, le poète palestinien Mahmoud Darwich, décédé en 2008, a su célébrer la lutte
des humains pour leur survie et leur dignité dans un monde en folie. Il reconnaissait être proche
de l’histoire des Grecs anciens : « J’ai choisi d’être un poète troyen. Je suis résolument dans le
camps des perdants. Les perdants qui ont été privés du droit de laisser quelque trace que soit de
leur défaite, privés du droit de la proclamer.J’incline à dire cette défaite ; mais il n’est pas question
de reddition ». On entend la voix de Mahmoud Darwich à la fin du spectacle qui récite un des ses
textes intitulé : sur cette terre.
Adel Hakim

5) Scénographie et lumière
Yves Collet est le scénographe des spectacles et en a crée l’univers plastique en travaillant avec
les propositions et les enjeux du metteur en scène.
Scénographie sobre et impressionnante :
Une aire de jeux vide et sur toute la largeur, en mur de fond un grand mur froid en acier, quadrillé
de petites feuilles fixant la lumière.
Ce mur très large et très haut peut se donner à lire comme une simple représentation de l’imposante
forteresse de Créon, roi de Thèbes ou comme référence au mur de séparation entre Jérusalem et
la Cisjordanie.
La façade se revêt de teintes bleutées et dorées et est le support d’images vidéo.
A cette modernité high-tech du décor correspond les costumes des comédiens qui jouent en habits
de ville, contemporains.

III PISTES PEDAGOGIQUES

1) Autour de la pièce 
Recherches, exposés généraux :
- Le théâtre grec dans l’antiquité
- Histoire des Labdacides ; Œdipe et sa « maison »
- Deux sœurs en révolte dans le théâtre grec : Antigone et Electre

Travaux sur Antigone de Sophocle :


- Eléments du tragique, éléments du pathétique
- Etude de l’argumentation : les points de vue d’Antigone, de Créon, d’Ismène

Travaux sur le personnage d’Antigone :


Quelles caractéristiques d’Antigone sont mises en lumière dans les extraits du Monologue d’Anti-
gone d’Henry Bauchau et de Femmes éternelles de Jacqueline Kelen (Cf annexes) ?

Entraînement à la dissertation :
- Quel est le personnage principal dans l’Antigone de Sophocle : Antigone ou Créon ?
- Discutez le point de vue d’un des personnages du roman de Sorj Chalandon, Le quatrième mur :
« Ne pas confondre le Créon brutal de Sophocle et l’homme plein d’amertume dessiné par Anouilh.
Chez Sophocle, Créon est le personnage tragique. Chez Anouilh, c’est Antigone qui porte la tragédie ».
- A la lumière du texte de Genet (en annexes), en quoi peut-on dire qu’Antigone « fait son théâtre » ?
- Ecriture d’invention :
Ecrivez le monologue que pourrait prononcer Ismène à la fin de la pièce. (De quoi va-t-elle parler ?
A qui s’adresse-t-elle ? à Créon, aux dieux, à Antigone morte, à Œdipe défunt…)

- Exercice collectif et interactif :


a. Relevez, dans Antigone, pour chaque personnage, une phrase forte et signifiante pour vous.
b. Faire un schéma de l’espace scénique et placez-y tous les personnages de façon à représenter leurs
relations et leurs rapports de pouvoir (par exemple Ismène et Antigone dos à dos…) sur l’échiquier
du plateau.
c. Par groupe de 10 élèves, dans un espace de la classe qui constitue le plateau, chaque élève
choisit un des personnages de la pièce et vient se placer sur la scène de manière significative, les
uns par rapport aux autres ; un des élèves du groupe peut endosser le rôle de metteur en scène et
aider à cette mise en place signifiante ; puis chaque personnage dira une phrase de son personnage,
celle qu’il aura choisit préalablement (cf. a) ou bien formulera avec ses propres mots ce qui l’agite
ou ce qu’il pense.
Les autres élèves commentent ce qui leur a été donné à voir.
Puis le deuxième groupe présente sa proposition…

2) Autour du spectacle 
- Noter 5 mots à propos du spectacle. On peut les noter au tableau et en discuter.
- Décrire précisément ce qu’on a vu sur le plateau (décor, objets, accessoires, lumières, costumes…)
- Choisissez un personnage et décrivez le jeu du comédien (actions, mobilité, type de jeu…)
- Choisissez la scène d’affrontement que vous avez préférée (Antigone/Ismène, Antigone/Créon,
Créon/Hémon ?) et dites pourquoi.

- Parlez de vos impressions par rapport à la langue arabe. Qu’apporte-t-elle au spectacle ? Que
pensez-vous du choix du metteur en scène de faire dire le texte de Sophocle en arabe ?
- Parlez de la musique. Quel type de musique est-ce ? Quel est son rôle ? (créer une atmosphère, ponctuer
la mise en scène ?...)
- Qu’est ce qui vous a semblé « moderne » dans cette mise en scène ?
- Analyser vos propres émotions. Avez-vous été surpris, ému, amusé, intéressé ?
Quelles ont été les réactions du public pendant le spectacle ?

IV BIBLIOGRAPHIE

1) Ecrits généraux
Friedrich Nietzche, La Naissance de la Tragédie,1872
L’Origine de la Tragédie, 1892
Jacqueline de Romilly, L’évolution du pathétique, d’Echyle à Euripide, PUF, 1962
La tragédie grecque, Puf, 1970
René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972
Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972
André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Nizet, 1992

2) Sur Sophocle 
Gabriel Germain, Sophocle, Le Seuil, 1965
Karl Reinhardt, Sophocle, Editions de Minuit, 1971
Albert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, Québec, 1981

3) Sur Antigone 
Simone Fraisse, Le mythe d’Antigone, Armand Colin, 1974
Georges Steiner, Les Antigones, Gallimard, Folio essais, 1986
Jean Bollack, La mort d’ Antigone, Puf, 1999
4) Quelques Antigones 
Sophocle, Antigone, 440 avt J.C
Robert Garnier, Antigone ou la pitié, 1580
Jean Rotrou, Antigone, 1637
Comte Vittorio Alfieri, Antigone, 1776
Friedrich Hölderlin, Antigonä, 1804
Jean Cocteau, Antigone, 1922
Arthur Honneger, Antigone, (opéra), 1927
Jean Anouilh, Antigone, 1944
Bertolt Brecht, Antigone, 1948
Carl Orff, Antigonae, (opéra), 1949
Georges Tzavellas, Antigone, (film), 1961
Henry Bauchau, Antigone, (roman), Actes Sud, 1997
Jacqueline Kelen, Femmes éternelles
Sorj Chalandon, Le quatrième mur, (roman), Grasset, 2013

V ANNEXES
- Le théâtre grec, Histoire du théâtre dessinée, André Degaine, Nizet, p.26 et 29
- Antigone et Créon, dessin de Jean Cocteau
- Tableau généalogique des Labdacides
- Liste des personnages et découpage de la pièce
- Extraits de l’affrontement Antigone/Créon, de Sophocle et d’Anouilh
- Critiques du livre de Sorj Chalandon, Le Quatrième mur, Grasset, 2013
- Monologue d’Antigone, Henry Bauchau
- Femmes éternelles, Jacqueline Kelen, p. 96 à 99
- Citation de Jean Genet
ANTIGONE, Sophocle
(2ème épisode) page, 80,81 Oeuvres, G-F
ANTIGONE
(...)

Antigone, Jean Anouilh,


La Table Ronde (p 93 à 96)
Henry Bauchau
Acte Sud
LES FEMMES ETERNELLES
Jacqueline Kelen
Avant qu’on enterre le mort, qu’on porte jusqu’au devant
de la scène le cadavre dans son cercueil : que les amis, les
ennemis et les curieux se rangent dans la partie réservée
au public ; que le mime funèbre qui précédait le cortège se
dédouble, se multiplie ; qu’il devienne troupe théâtrale et
qu’il fasse, devant le mort et le public, revivre et remourir
le mort ; qu’ensuite on reprenne le cercueil pour le porter,
en pleine nuit, jusqu’à la fosse ; enfin que le public s’en
aille ; la fête est finie. Jusqu’à une nouvelle cérémonie
proposée par un autre mort dont la vie méritera une repré-
sentation dramatique...
Genet

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