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Marie-Jeanne Zenetti

Marie-jeanne.zenetti@univ-lyon2.fr

Atelier
Pratiques de recherche situées en études littéraires
6-7 octobre 2022

Textes à lire pour préparer la séance

Elsa Dorlin, Sexe, Genre et Sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF,
2008, ch. 2 « Epistémologies féministes » p. 2

Isabelle Clair, « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences


sociales, vol. 213, no. 3, 2016, p. 66-83. p.11

Hélène Merlin-Kajmann, La Littérature à l’heure de #MeToo, Ithaque, 2020. p. 31

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016. p. 44

Nota Bene

• Les textes d’Elsa Dorlin et d’Isabelle Clair serviront à présenter les enjeux d’une
recherche située en sciences humaines et sociales le 6 octobre. Il n’est pas
indispensable de les lire intégralement si vous manquez de temps.
• Les textes d’Hélène Merlin-Kajman et d’Annie Ernaux sont à lire pour le 7 octobre :
ils abordent plus précisément la question des représentations des violences sexuelles
en littérature. Il est préférable de les lire en intégralité.

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1. Elsa Dorlin, Sexe, Genre et Sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF,
2008, ch. 2 « Epistémologies féministes »
« Nous avons besoin du pouvoir des théories critiques modernes sur la façon dont
les significations et les corps sont fabriqués, non pas pour dénier significations et
corps, mais pour vivre dans des significations et des corps qui aient une chance dans
l’avenir. »
Donna Haraway [1] .

Le personnel est politique


« Le personnel est politique » est le slogan emblématique des divers mouvements de libération
des femmes, nés dans les années 1960, et pour qui le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir
constitue la référence. Il marque aussi l’émergence d’une production intellectuelle
pluridisciplinaire, d’une réflexion critique, qui n’a cessé de se développer, de se diversifier – et
de s’institutionnaliser – au cours de ces quarante dernières années, au sein, depuis, ou à côté,
de la pensée et du mouvement des femmes. J’ai déjà employé le terme de « féminisme » sans
le définir, il est temps de le faire. Par féminisme, j’entends cette tradition de pensée, et par voie
de conséquence les mouvements historiques, qui, au moins depuis le XVIIe s., ont posé selon
des logiques démonstratives diverses l’égalité des hommes et des femmes, traquant les préjugés
relatifs à l’infériorité des femmes ou dénonçant l’iniquité de leur condition.
« Le personnel est politique » demeure l’emblème de ce savoir féministe, et renvoie, d’une part,
à un travail d’historicisation d’un rapport de pouvoir et, d’autre part, à un travail de
conscientisation de ce dernier.
Le savoir féministe désigne tout un travail historique, effectué depuis de multiples traditions
disciplinaires (histoire, sociologie, littérature, science politique, philosophie, sciences
biomédicales, etc.) ; travail de mise en doute de ce qui jusqu’alors était communément tenu
hors du politique : les rôles de sexe, la personnalité, l’organisation familiale, les tâches
domestiques, la sexualité, le corps… Il s’agit d’un travail d’historicisation et, partant, de
politisation de l’espace privé, de l’intime, de l’individualité ; au sens où il réintroduit du
politique, c’est-à-dire des rapports de pouvoir et donc du conflit, là où l’on s’en tenait aux
normes naturelles ou morales, à la matière des corps, aux structures psychiques ou culturelles,
aux choix individuels. C’est un travail qui, en retrouvant les tensions, les crises, les résistances
localisées ensevelies, à travers l’histoire des femmes, du genre ou des sexualités, a rendu
possible une pensée de l’historicité d’un rapport de pouvoir réputé anhistorique (« partout et
toujours les femmes ont été et sont dominées »). Ce travail a également permis l’émergence
d’une pensée critique sur l’effacement, le recouvrement ou l’aménagement des conflictualités
et des résistances par et dans des savoirs hégémoniques. Le savoir féministe s’est ainsi attaché
à des « contenus historiques », dans la mesure où « seuls les contenus historiques peuvent
permettre de retrouver le clivage des affrontements et des luttes que les aménagements
fonctionnels ou les organisations systématiques ont pour but, justement, de masquer » [2] . Ainsi,
ce savoir a permis de saisir l’historicité de la « différence sexuelle », comme des prérogatives
sociales et culturelles qui en découlent, la normativité de l’hétérosexualité reproductive, comme
de sa forme juridique moderne – la famille patriarcale –, en s’attachant à la genèse et au
développement des dispositifs de naturalisation et de normalisation de la division sexuelle du

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travail, de la socialisation des corps, de l’intériorisation des hiérarchies de genre, depuis leurs
points de contestation : les luttes et les savoirs des femmes. Le savoir féministe est aussi une
mémoire des combats.
Ainsi, le savoir féministe s’appuie sur tout un ensemble de savoirs locaux, de savoirs
différentiels et oppositionnels, disqualifiés, considérés comme « incapables d’unanimité » ou
« non conceptuels » [3] , qui ont trait à la réappropriation de soi : de son corps, de son identité.
Il s’agit ici d’un mode de connaissance de soi, commun à de nombreux mouvements sociaux,
qui consiste à politiser l’expérience individuelle : à transformer le personnel en politique. En
d’autres termes, ce travail de conscientisation fait que le destin quotidien de chaque femme, la
prétendue « condition féminine », est reconnue comme une expérience de l’oppression où je
me reconnais moi-même comme « sujet de l’oppression » [4] . En outre, le vécu singulier des
femmes peut être re-signifié comme un vécu collectivement partagé : ce qui fonde doublement
la possibilité même de la révolte, aux niveaux individuel et collectif – « ce qui est résistible,
n’est pas inévitable » [5] . Cette transformation de la conscience de soi des femmes, à partir de
la mise en question du devenir « femme » auquel chacune était soumise, a produit un sujet, « les
femmes », qui est une identité politique. Elle a notamment été possible par la production de
savoirs sur, par et pour les femmes, qui ont inventé d’autres langages, pris plusieurs formes,
mais dont les deux principales sont les groupes de conscience et les « expertises sauvages ».
Les groupes de conscience, qui se sont concrètement organisés comme des groupes de parole
non mixtes, consistent à dépsychologiser et à désindividualiser le vécu des femmes, afin de
reconnaître en chacun de ces vécus individuels, les multiples expressions d’une commune
condition sociale et historique. Depuis les années 1970, ces groupes de conscience ont été
particulièrement déterminants pour définir, identifier et lutter contre les multiples formes de
violence faites aux femmes, jusqu’alors indicibles ou invisibles et, dans une certaine mesure,
légitimées par la distinction philosophique, et effectivement légale, entre la sphère publique et
la sphère privée. Les expertises sauvages consistent à produire du savoir en tant qu’objet et
sujet de connaissance, à devenir l’expert informé de soi-même. Elles viennent contester le
savoir dominant qui prend pour objet les femmes, objectivent leurs corps, leurs paroles ou leurs
expériences. En court-circuitant le savoir dominant, et plus particulièrement gynécologique ou
sexologique, les femmes ont produit des savoirs sur leur sexualité et leur santé, se sont
réapproprié leur propre corps, en inventant ou en expérimentant des techniques de plaisir
comme de soin [6] . Les groupes de conscience comme les expertises sauvages ont été d’autant
plus nécessaires que « l’infériorité sociale des femmes se renforce et se complique du fait que
la femme n’a pas accès au langage, sinon par le recours à des systèmes de représentations
“masculins” qui la désapproprient de son rapport à elle-même, et aux autres femmes » [7] . Ces
savoirs féministes [8] , ne produisent donc pas seulement un nouveau savoir sur les femmes, ils
disqualifient à leur tour la « connaissance vraie », ils bouleversent l’économie du savoir lui-
même et la distinction entre sujet et objet de connaissance. Comme le souligne Luce Irigaray à
propos de tout discours sur les femmes, « l’enjeu n’est pas d’élaborer une nouvelle théorie dont
la femme serait le sujet ou l’objet mais d’enrayer la machinerie théorique elle-même, de
suspendre sa prétention à la production d’une vérité et d’un sens par trop univoques » [9] .
Le questionnement d’Irigaray, et plus largement du savoir féministe, doit ici être compris
comme un questionnement d’abord et avant tout politique. Il s’agit d’un questionnement

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politique au sens où ce sont les « effets de pouvoir propre à un discours considéré comme
scientifique » [10]  contre lesquels la pensée féministe s’est prioritairement élevée. Il est ici
question des effets de pouvoir des discours médicaux, psychanalytiques, mais aussi
philosophiques, historiques ou anthropologiques totalisants, dominants, sur le corps et la parole
des femmes.
En ce sens, on peut définir le savoir féministe comme une généalogie, au sens de Michel
Foucault. « Par rapport au projet d’une inscription des savoirs dans la hiérarchie du pouvoir
propre à la science, la généalogie serait une sorte d’entreprise pour désassujettir les savoirs
historiques et les rendre libres, c’est-à-dire capables d’opposition et de lutte contre la coercition
d’un discours théorique unitaire, formel et scientifique. » [11]  Aussi, avant même d’examiner la
scientificité des discours dominants, la question posée par la généalogie féministe est : « Quels
types de savoir voulez-vous disqualifier du moment que vous vous dites être une science ? Quel
sujet parlant, quel sujet discourant, quel sujet d’expérience et de savoir, voulez-vous minoriser
du moment que vous vous dites : moi qui tiens ce discours, je tiens un discours scientifique et
je suis un savant ? » [12] 
Des épistémologies du point de vue à l’éthique du « care »
C’est sur ce sol généalogique propre au savoir féministe, et plus généralement aux pensées
« minoritaires », « mineures » [13] , que se sont développées des épistémologies féministes à
proprement parler. Ces épistémologies féministes sont étroitement liées à la philosophie
marxiste, qui constitue leur point de départ. Toutefois, c’est depuis cet héritage et, dans une
certaine mesure, contre lui, que ces épistémologies ont adressé un certain nombre de critiques
à la philosophie marxiste en proposant, soit un féminisme post-marxiste, soit un empirisme
féministe. La critique majeure du féminisme post-marxiste vise l’incapacité du marxisme à
penser la spécificité de l’oppression des femmes ; ou, pour le dire autrement, il vise la réduction
systématique du patriarcat [14]  au mode de production capitaliste. Cette incapacité théorique et
politique est pensée en termes marxistes : elle tient fondamentalement au fait que les
« productions intellectuelles [sont définies] comme le produit de rapports sociaux » [15] .
Or, ces « rapports sociaux » sont toujours aussi des « rapports sociaux de sexe », selon
l’expression paradigmatique de la pensée féministe française des années 1980 et 1990. Ils
renvoient au concept fondamental de « division sexuelle du travail ». Cette division est
« modulée historiquement et sociétalement. Elle a pour caractéristiques l’assignation prioritaire
des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que,
simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée
(politiques, religieuses, militaires, etc.) » [16] . La division sexuelle du travail fonctionne donc
« simultanément » dans la sphère professionnelle et dans la sphère domestique, où on assiste à
« une mise au travail spécifique des femmes » qui consiste en « la disponibilité permanente du
temps des femmes au service de la famille » [17] , à l’invisibilisation de ce travail comme travail
– on parle alors des « tâches ménagères à faire » – et à son exploitation.
Cette division sexuelle du travail est évidemment active dans le travail intellectuel, et plus
spécifiquement scientifique. Si les recherches féministes en sociologie des sciences ont analysé
le faible nombre de femmes dans ces secteurs à forte valeur sociale ajoutée, les recherches
féministes en philosophie des sciences se sont plus particulièrement intéressées aux

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implications épistémologiques d’une telle division. Dans une certaine mesure, cette division
sexuelle du travail permet de comprendre l’absence d’outils conceptuels à même de
problématiser, non seulement la distinction entre le public et le privé, mais aussi l’ « évidence »
du quotidien, le « monde matériel ordinaire » [18] . Les sujets de connaissance, en grande
majorité masculins, ont une représentation biaisée, partielle, du réel. Ils ignorent, disqualifient
ou délaissent totalement des pans entiers du réel, qui touchent au travail de reproduction [19] .
Cette absence de production d’outils critiques est donc pensée à partir des conditions matérielles
d’existence spécifiques des sujets connaissants. Dans les premiers travaux d’épistémologie
féministe, la division sexuelle du travail, l’assignation des hommes au travail de production et
des femmes au travail de reproduction, rend compte du privilège épistémique accordé à des
représentations, à une vision du monde, déterminées par les seules conditions matérielles
d’existence des hommes. Or, comme l’écrit Maria Puig de la Bellacasa : « Les conditions de
vie sont aussi des conditions de vue. » [20]  Moins aux prises avec la réalité prosaïque du monde,
mais aussi avec le corps, au centre du travail reproductif dont ils sont déchargés, les hommes
développent une vision du monde qui implique la production de dichotomies hiérarchiques
(culture/nature, raison/corps, abstrait/concret, rationnel/intuitif, objectif/subjectif,
penser/ressentir…), et la promotion d’une posture de connaissance désincarnée. Autrement dit,
selon cette analyse, l’idéal de neutralité du travail scientifique est un caractère historiquement
situé. Pour la philosophe Nancy Hartsock, l’une des plus importantes féministes matérialistes
américaines, la « masculinité abstraite » [21]  du sujet connaissant concerne aussi les philosophes
marxistes et explique leur difficulté à penser l’oppression spécifique des femmes, la division
sexuelle du travail étant toujours pensée comme « naturelle ». Or, de la même façon que Marx
a dénoncé le prétendu échange « égalitaire » qui se trame dans le contrat de travail entre le
capitaliste et le prolétaire, en adoptant le point de vue des prolétaires, c’est-à-dire en élucidant
leurs conditions matérielles d’existence ; Hartsock a l’ambition de dénoncer la prétendue
posture idéale du sujet connaissant – y compris du sujet connaissant marxiste –, comme une
posture désincarnée, en adoptant le point de vue des féministes, c’est-à-dire en se situant depuis
les conditions matérielles d’existence des femmes. Nancy Hartsock [22]  développe ainsi le
concept de « positionnement » ou de « point de vue » (standpoint). Suivant Marx, elle entend
créer une nouvelle figure, un nouveau personnage, parmi les dramatis personae [23]  du Capital.
« La féministe », rejoint ainsi « Le capitaliste » et « Le prolétaire ». Son projet épistémologique
consiste alors à valoriser des ressources cognitives invisibilisées et dépréciées, déterminées par,
et élaborées depuis, les conditions matérielles d’existence des femmes ; à transformer leur
expérience en savoir. Elle accorde donc un « privilège épistémique » à ce positionnement
féministe. Comme le souligne très justement Maria Puig de la Bellacasa, l’utilisation du terme
« féministe » par Hartsock, plutôt que « femmes », marque le caractère produit de ce
positionnement ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une position construite à partir d’une situation subie
et non pas d’un point de vue féminin essentialisé. La définition est politique et non ontologique.
En conséquence, il s’agit d’une position politique, « engagée ».
Le savoir produit par et depuis le positionnement féministe constitue à la fois une ressource
cognitive et une ressource politique. Il élucide des conditions matérielles obscurcies et ignorées
par le savoir dominant. C’est à partir des conditions matérielles d’existence des femmes, de leur
expérience, que le standpoint féministe produit un savoir qui politise la division sexuelle du

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travail. Par conséquent, le savoir scientifique, tel qu’il s’effectue de fait, apparaît tout aussi situé
et partisan, que le savoir féministe. La prétendue neutralité scientifique est une posture
politique. Comme l’écrit Christine Delphy : « Qu’il n’y ait pas de connaissance neutre est un
lieu commun. Mais de notre point de vue cela a un sens très précis. Toute connaissance est le
produit d’une situation historique, qu’elle le sache ou non. Mais qu’elle le sache ou non fait une
grande différence ; si elle ne le sait pas, si elle se prétend “neutre”, elle nie l’histoire qu’elle
prétend expliquer […]. Toute connaissance qui ne reconnaît pas, qui ne prend pas pour prémisse
l’oppression sociale, la nie, et en conséquence la sert objectivement. » [24] 
Toutefois, la dimension critique des épistémologies du standpoint n’épuise pas leur projet. Ces
épistémologies entendent produire une « meilleure science », en valorisant certains aspects de
l’expérience des femmes et en éclairant les positions/visions de tout sujet connaissant. Cet
apport a été particulièrement riche, notamment en ce qui concerne les sciences biomédicales,
la philosophie et les sciences sociales. À ce titre, on peut citer les travaux de l’anthropologue
française Nicole-Claude Mathieu et sa critique épistémologique des discours ethno-
anthropologiques. Elle démontre l’androcentrisme des études de terrain et des observations qui
peinent à reconnaître les femmes comme des actrices sociales, à mesurer et à quantifier leur
travail ou leur dépense énergétique, en omettant nombre de leurs activités, en naturalisant la
division sexuelle du travail, en se désintéressant de leur rôle actif dans les échanges sociaux.
Cet androcentrisme « produit tout à la fois des aveuglements et des empathies entre
chercheur(e)s et ethnologisé(é)s » [25] . Ainsi, la démarche de l’épistémologie féministe marque
une certaine rupture avec les tentations et tentatives de certaines féministes de contrebalancer
le patriarcat « structurel » des sociétés par la recherche de sociétés matriarcales : l’enjeu étant
que ces contre-exemples pourraient infirmer la croyance en une oppression des femmes
transhistorique et transversale à toute société. Or, la question des structures patriarcales des
sociétés est avant tout une question épistémologique : la plupart des sociétés observées et
déclarées patriarcales renvoient à une méthodologie biaisée. Or, en objectivant la
situation/vision genrée des sujets connaissants, on parvient à une meilleure compréhension, une
observation plus rigoureuse, de ses objets.
Une autre illustration des implications bénéfiques des épistémologies du standpoint est ce que
l’on appelle l’ « éthique du care » en philosophie morale contemporaine. Le « care » signifie
le soin, l’empathie, le sentiment moral de sollicitude que l’on prête communément aux femmes
et qui leur seraient spécifiques [26] . Initialement élaborée par Carol Gilligan, la notion d’éthique
du care permet de valoriser les expériences morales des femmes, de promouvoir un certain type
de raisonnements moraux, « contextuels et narratifs », par opposition à « formels et
abstraits » [27] . L’étude de Gilligan porte sur la psychologie du développement moral : elle vise
les thèses de Lawrence Kohlberg, qui font alors autorité. Selon Kohlberg, les individus
connaissent un développement moral qui obéit à différents stades correspondant à différents
niveaux de raisonnement moral. Le dernier stade est ce qu’il appelle l’ « éthique de la justice »,
qu’il considère comme le point d’accomplissement, du développement moral de chaque
individu [28] . Ce qui gêne Gilligan est le fait que, selon cette théorie, les femmes apparaissent
comme bloquées à un niveau de développement moral inférieur à celui des hommes. C’est dans
cette perspective, qu’elle émet l’hypothèse que la théorie de Kohlberg est biaisée et qu’elle
élabore sa propre théorie en introduisant l’idée d’une « éthique du care » typiquement féminine,

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qui n’est pas de moindre valeur que l’ « éthique de la justice ». S’appuyant sur les résultats
d’une enquête de psychologie morale menée auprès de jeunes adolescents, Carol Gilligan
soutient que les garçons témoignent bien d’une « éthique de la justice », fondée sur des
principes moraux abstraits et universels, alors que les filles font davantage preuve de sentiments
moraux tournant autour de la sollicitude et de l’empathie. Toutefois, selon elle, ce
développement sexué des sentiments moraux, depuis les conditions matérielles de vie des
individus, n’est pas hiérarchisable. Les sentiments moraux des femmes ne constituent pas un
moindre degré de moralité, mais plutôt une ressource morale ignorée qui pourrait renouveler la
philosophie pratique. Plus qu’une sensibilité intuitive, le care est une véritable éthique, qui, loin
d’être fondée sur des principes ou des règles prédéfinis, est en grande partie déterminée par le
travail quotidien effectué traditionnellement par les femmes dans le domaine privé et qui
renvoie à une myriade de gestes et d’affects ayant trait au soin, à la compréhension et au souci
des autres. Cette problématisation des sentiments du juste et de l’injuste est extrêmement
innovante dans la mesure où elle introduit une autre « réalité », un autre point de vue, dans les
débats philosophiques contemporains relatifs aux jugements moraux. Comme je l’ai exprimé
ailleurs, elle est également philosophiquement critiquable, lorsqu’elle tombe dans une forme de
naturalisme moral qui essentialise la disposition féminine au care, qui plus est lorsqu’elle omet
d’interroger la division sexuelle du travail domestique, entre les femmes elles-mêmes. Sachant
que les femmes des classes populaires et/ou racialisées et migrantes sont prioritairement
assignées au travail de reproduction : qui prend soin de votre ménage, de votre vaisselle, de
votre linge et vous dégage du temps pour que vous puissiez prendre soin de vos enfants ou de
vos proches [29]  ? Cela étant, les travaux sur le care inaugurés par Gilligan, tels qu’ils seront
repris par Susan Moller Okin ou Joan Tronto notamment, permettent de réexaminer les théories
de la justice à l’aune d’une division sexuelle du travail qui induit des différences éthiques, mais
aussi de renforcer et d’enrichir théoriquement les philosophies de la justice [30] . Il ne s’agit pas
tant de faire une « place » à la sensibilité ou au sentiment féminins dans la théorie éthique, que
de repenser les cadres mêmes de l’éthique, depuis une vision, une position de caring. Pour
autant, il ne s’agit pas non plus d’opposer l’autorité de nos pratiques ordinaires à la théorie :
« La normativité n’est pas niée, mais retissée dans la texture de la vie. » [31] 
Qu’est-ce que l’objectivité en science ?
L’application des épistémologies du positionnement ou du point de vue aux sciences
biomédicales constitue un tournant dans l’élaboration du projet épistémologique féministe.
Depuis les années 1980, de nombreuses scientifiques, philosophes, biologistes ou sociologues
des sciences, ont minutieusement développé une critique des postulats de leur propre discipline.
S’inspirant, développant ou se différenciant des premières formulations des épistémologies du
standpoint, elles ont toutes différemment contribué au projet d’une « meilleure science ». Leur
point commun est que leur projet se différencie d’une critique de la science, ou plus largement
de la rationalité, comme étant par définition « phallogocentriques » [32] , en raison des accents
essentialistes d’une telle position. Ainsi, travaillant tour à tour les objections de militantisme,
de subjectivisme ou de relativisme, qui leur étaient adressées, l’ensemble de ces travaux ont
contribué à la reformulation, voire à la refondation du concept même d’objectivité scientifique.
Selon la physicienne et philosophe des sciences américaine Evelyn Fox Keller : « Les
scientifiques aiment penser d’eux qu’ils sont les experts suprêmes de ce qui constitue la nature

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de l’acte de la science – c’est-à-dire de la signification de l’objectivité, du fondement des
revendications scientifiques, du statut de la science dans la société, et ainsi de la manière dont
fonctionne la science. Mais tout au long des trente-quarante dernières années, notre
compréhension de l’activité scientifique a subi une révolution peu tranquille […]. Au cœur de
cette révolution, les féministes ont introduit un ensemble spécifique de questions portant sur
l’influence sur l’histoire des sciences des idéologies relatives au genre. » [33]  Evelyn Fox Keller
s’intéresse tout particulièrement à ce qu’elle appelle le « travail symbolique du genre » et
notamment au rôle des métaphores genrées dans le langage scientifique et l’activité scientifique
elle-même. Ces recherches l’ont amenée à utiliser le concept de genre, tel que développé par la
théorie féministe, en histoire et philosophie des sciences : elle a ainsi pu montrer comment des
métaphores genrées constituaient un obstacle à la compréhension de certains phénomènes
comme la fertilisation. Jusque dans les années 1980, la fertilisation était « objectivement »
décrite comme un processus centré sur l’activité du spermatozoïde, creusant la membrane de
l’ovocyte, pénétrant l’ovocyte, délivrant ses gênes, activant le programme de développement,
par opposition à la cellule ovocyte passivement transportée, se laissant glisser, assaillir,
pénétrer, fertiliser. Cette métaphore genrée produite et marquée par des croyances culturelles
et sociales a orienté les recherches sur les éléments pouvant corroborer cette activité des
spermatozoïdes, aux dépends de l’activité de l’ovocyte, totalement ignorée [34] . Plus encore,
Fox Keller montre l’apport d’une perspective féministe pour la philosophie et l’histoire des
sciences elles-mêmes, en s’appuyant sur l’exemple du « discours sur l’action du gène » au début
du XXe siècle. Cette perspective permet, par exemple, de réexaminer l’émergence de ce
discours à l’aune d’un « putsch » de la génétique naissante, éclipsant l’embryologie et
suspendant pendant quelques décennies les recherches sur le rôle joué par les structures
cytoplasmiques de l’ovocyte avant la fertilisation. Ces dernières ont été initiées dans les années
1970 par Christiane Nüsslein-Volhard, alors qu’elles étaient techniquement possibles dès les
années 1930 [35] . Le but de Fox Keller est de montrer que les études féministes des sciences ne
sont donc pas de l’ « anti-science » comme on se plaît à le croire, mais qu’elles participent à
l’élaboration d’une science plus « objective ».
C’est ce concept d’objectivité qui est au cœur de la philosophie empiriste de Sandra Harding.
Ses travaux représentent la tentative la plus ambitieuse de refondation épistémologique des
sciences depuis une perspective féministe. Héritière des premières épistémologies du
positionnement ou du point de vue, Harding a élaboré un nouveau concept d’objectivité, qu’elle
appelle l’ « objectivité forte » (strong objectivity). Ce concept lui permet de répondre à un
certain nombre de critiques adressées aux épistémologies du standpoint, leur reprochant leur
subjectivisme ou leur relativisme. En effet, l’idée de positionnement pourrait laisser croire que
la science n’est autre qu’un ensemble de points de vue fragmentaires et situés sur le réel.
Harding reprend quasiment tous les principes développés par Nancy Hartsock : la production
d’une théorie à partir du vécu des femmes, le privilège épistémique accordé aux points de vue
minoritaires et minorisés, le caractère situé et partiel/partial de la science dominante,
l’imbrication entre savoir/pouvoir, l’idée que les productions scientifiques ne sont pas hors du
monde social, qu’elles sont politiques. Et elle affirme : « Nous n’avons pas besoin de
descriptions moins objectives, et nous n’avons pas besoin de descriptions subjectives. Le

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problème est que nous avons eu des descriptions subjectives – ou, pourrait-on dire,
ethnocentriques. » [36]  Cela implique deux choses.
D’une part, qu’une véritable objectivité en science implique que les positionnements politiques
des scientifiques doivent être « conscients et explicites quant à leur caractère historiquement et
socialement situés » [37] . En d’autres termes, il s’agit d’objectiver le sujet connaissant. Comme
l’écrit Sandra Harding : « Une “objectivité forte” requiert que les scientifiques effectuent le
même genre de descriptions et d’explications critiques du sujet de la connaissance scientifique
– la communauté scientifique au sens large de tous ceux qui génèrent des problèmes
scientifiques – que les sociologues ont fait avec les objets de leurs recherches. » [38]  Donna
Haraway, autre figure des épistémologies du standpoint, ajoutera qu’il faut également accepter
la capacité d’agir des objets de connaissance : « Des savoirs situés demandent que l’objet de
connaissance soit vu comme un acteur et un agent, pas comme un simple écran ou un terrain
ou une ressource. » [39]  Il ne s’agit pas seulement d’une règle de respect à l’égard des objets
animés des sciences, mais d’un préalable épistémologique qui fonde une vision, une manière
de voir le réel.
D’autre part, il faut admettre que les positionnements des scientifiques ne sont pas tous
également valables, c’est-à-dire également « objectifs ». Seuls ceux qui répondent aux
exigences d’une science démocratique le sont. Ainsi, Sandra Harding considère qu’ « il est faux
de croire que la méthode scientifique requiert l’élimination de toutes les valeurs sociales dans
les processus scientifiques » [40] . Autrement dit, Harding fonde l’objectivité scientifique sur une
définition de la démocratie, réellement anti-sexiste et anti-raciste, considérant que le
fonctionnement routinier de la science repose sur un statu quo maintenu par une élite, sur « une
matrice de privilèges » [41]  de classe, de genre et de « race ». Aussi, ceux/celles qui subissent
ce statu quo, et veulent l’ébranler, sont le plus à même de produire des points de vue, des
savoirs, fortement objectifs. Sandra Harding considère que les démocraties participatives,
développant davantage de points de vue sur la réalité, produisent de meilleures sciences : ce qui
la distingue encore d’une position relativiste, dans la mesure où elle pense en termes de progrès
scientifique [42] . Or, l’un des moyens pour parvenir à cette démocratie intellectuelle consiste à
porter systématiquement attention aux points de vue marginaux (outsiders) qui permettent
d’éclairer les valeurs sociales et les intérêts – politiques, économiques, institutionnels – de ceux
qui sont au cœur de la communauté scientifique. Ce sont ces intérêts et ces valeurs sociales –
sexisme et racisme institutionnalisés, par exemple – qui demeurent invisibles si l’on s’en tient
à une objectivité comprise comme « neutralité ». Dans cette conception de l’objectivité
« neutre », fondée en référence à la science physique, seuls les membres de la communauté
scientifique reconnus comme compétents sont « qualifiés pour identifier, prendre en compte,
ou éliminer, les préjugés et les traces de valeurs sociales et intérêts qui pourraient affecter la
recherche et ses résultats » [43] . Au contraire, le concept d’ « objectivité forte » a deux
principes : un principe d’étrangeté (partir des positions minoritaires) – « Penser à partir de la
perspective des vies des femmes rend étrange ce qui semblait familier : le commencement de
toute recherche scientifique » [44]  –, et un principe de « réflexivité » [45]  (processus
d’objectivation du sujet connaissant). Sandra Harding propose ainsi de faire de l’ « objectivité
forte » un programme, une directive épistémologique pour toutes les sciences. Si une telle
proposition fait peut-être moins sens en physique des particules qu’en science

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environnementale, elle a cependant contribué, au sein des sciences biomédicales, à la critique
d’un certain nombre de préjugés comme à la refonte d’un certain nombre de postulats relatifs à
la conceptualisation contemporaine du sexe biologique.
Notes
[1] ↑ Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, L. Allard et al. (éd.), Paris, Exils, 2007, p. 113.
[2] ↑ Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard / Le Seuil, 1997, p. 8.
[3] ↑ Ibid., p. 9.
[4] ↑ Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique, Paris, Côté Femmes, 1991, p. 219.
[5] ↑ Christine Delphy, L’ennemi principal, I, Paris, Syllepse, 1998, p. 272.
[6] ↑ Le combat historique pour l’avortement libre est à ce titre paradigmatique. En France, le mouvement de
libération des femmes et le Groupe Information Santé (GIS), collectif de médecins qui s’est créé en 1972 sur le
modèle du Groupe Information Prisons (GIP), s’initient à la méthode d’avortement par aspiration dite « méthode
Karman », beaucoup moins traumatisante que la méthode par curetage.
[7] ↑ Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977, p. 81.
[8] ↑ Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 9.
[9] ↑ Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, op. cit., p. 75.
[10] ↑ Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 10.
[11] ↑ Ibid., p. 11.
[12] ↑ Ibid.
[13] ↑ Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.
[14] ↑ Le patriarcat désigne communément l’autorité des pères, et partant le pouvoir des hommes. Redéfini par le
féminisme matérialiste, il constitue un concept majeur du féminisme. Voir le concept de « mode de production
familial » ou « patriarcat », Chistine Delphy, L’ennemi principal, I et II, op. cit.
[15] ↑ Christine Delphy, L’ennemi principal, op. cit., p. 274.
[16] ↑ Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in H. Hirata et al. (dir.),
Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 36.
[17] ↑ Dominique Fougeyrollas-Schwebel, « Travail domestique », in H. Hirata et al. (dir.), Dictionnaire critique
du féminisme, op. cit., p. 250. Le travail domestique comprend la reproduction, l’élevage des enfants, le soin des
ascendants et descendants, le travail domestique à proprement parler et le « souci » du travail domestique, quand
bien même celui-ci serait quelque peu partagé.
[18] ↑ Dorothy Smith, « Women’s perspective as a radical critique of sociology », 1974, cité et traduit par Maria
Puig de la Bellacasa, « Think we must. Politiques féministes et construction des savoirs », thèse de doctorat,
Université libre de Bruxelles, Faculté de philosophie et lettres, 2004, p. 191. Il s’agit de l’étude de référence en
français sur ces épistémologies, à paraître en 2008.
[19] ↑ Cf. Hilary Rose, Love, Power and Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1994.
[20] ↑ Maria Puig de la Bellacasa, « Think we must », op. cit., p. 190.
[21] ↑ Nancy Hartsock, « The Feminist standpoint : Developing the ground for a specifically feminist historical
materialism », 1983, in S. Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003,
p. 44.
[22] ↑ Ibid., p. 40.
[23] ↑ Karl Marx, Le Capital, livre I, deuxième section, chap. VI, 1867, trad. J. Roy, Paris, Flammarion, 1985, p.
136-137.
[24] ↑ Christine Delphy, L’ennemi principal, I, op. cit., p. 277.
[25] ↑ Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique, op. cit., p. 126.
[26] ↑ L’article de référence de Carol Gilligan s’intitule « In a different voice : Women’s conceptions of self and
of morality », Harvard Educational Review, vol. 47, no 4, 1977, p. 481-517, qui donnera lieu à la publication de

10
son ouvrage In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard
University Press, 1982.
[27] ↑ Carol Gilligan, In a Different Voice, op. cit., p. 19.
[28] ↑ Cf. L. Kohlberg, The Psychology of Moral Development : The Nature and Validity of Moral Stages, New
York, Harper & Row, 1984.
[29] ↑ Cf. Elsa Dorlin, « Dark care : de la servitude à la sollicitude », in S. Laugier, P. Paperman (dir.), Le souci
des autres : éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006.
[30] ↑ Cf. S. Laugier, P. Paperman (dir.), Le souci des autres : éthique et politique du care, op. cit., volume dans
lequel ont été traduits des articles de S. Moller Okin et de J. Tronto.
[31] ↑ Sandra Laugier, « Care et perception », in S. Laugier, P. Paperman (dir.), Le souci des autres, op. cit., p.
328.
[32] ↑ Cf. Luce Irigaray, mais aussi l’article de Susan Bordo, « The Cartesian masculinization of thought », in J.
O’Barr, S. Harding, Sex and Scientific Inquiry, Chicago, University of Chicago Press, 1986.
[33] ↑ Evelyn Fox Keller, « Histoire d’une trajectoire de recherche », in D. Gardey, I. Löwy, L’invention du
naturel, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2000, p. 45. Voir aussi le livre majeur de Ruth Bleier,
Science and Gender, New York, Pergamon Press, 1984.
[34] ↑ Cf. Emily Martin, « The egg and the sperm : How science has constructed a romance based on stereotypical
male-female roles », Signs, no 3, 1991.
[35] ↑ Evelyn Fox Keller, « Histoire d’une trajectoire de recherche », op. cit., p. 52.
[36] ↑ Sandra Harding, « Starting from marginalized lives : A conversation with Sandra Harding », 1995, cité et
traduit par Maria Puig de la Bellacasa, « Thing we must », op. cit., p. 211.
[37] ↑ Maria Puig de la Bellacas, « Thing we must », op. cit., p. 211.
[38] ↑ Sandra Harding, The « Racial » Economy of Science, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 19.
Ma traduction.
[39] ↑ Donna Haraway, Manifeste cyborg, op. cit., p. 130.
[40] ↑ Sandra Harding, The « Racial » Economy of Science, op. cit., p. 18. Ma traduction.
[41] ↑ Ibid., p. 11. Ma traduction. Ce qui fera dire à Donna Haraway que le problème est peut-être davantage
éthique et politique que proprement épistémologique : Simians, Cyborgs, and Women, New York, Routledge,
1991.
[42] ↑ Maria Puig de la Bellacasa, « Think we must », op. cit., p. 237.
[43] ↑ Ibid., p. 213.
[44] ↑ Sandra Harding, Whose Science ? Whose Knowledge, 1991, cité et traduit par Maria Puig de la Bellacasa,
« Think we must », op. cit., p. 216.
[45] ↑ Ibid.

2. Isabelle Clair, « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences


sociales, vol. 213, no. 3, 2016, p. 66-83.

S’il existe en France des sociologues féministes qui font du terrain, et ce depuis plusieurs
décennies, en revanche elles ont peu écrit sur ce que les savoirs féministes pouvaient apporter
à la réflexion sur le terrain avant une période récente, que ce soit au travers de retours réflexifs
sur leurs propres enquêtes ou dans des articles explicitant leurs méthodes et leurs
méthodologies. Elles se sont plutôt exprimées sur un plan d’abord épistémologique [2] pour
contrer l’androcentrisme de leurs congénères et de leurs prédécesseurs, critiquant les
constructions d’objet et les modèles interprétatifs de ces derniers [3]: le passage concret par le
terrain, implicitement contenu dans ces deux extrémités de l’enquête, n’a pendant longtemps
fait l’objet d’aucune publication spécifique – ou alors en anthropologie, et en petit nombre [4]

11
Pourtant s’il y a bien une perspective de recherche susceptible de résonner avec la promotion
de terrains réflexifs, c’est la perspective féministe : que ce soit pour discuter de l’implication
de l’enquêteur oblitérant toute prétention à une quelconque « neutralité » [5]; ou encore du
« cynisme » de ce dernier qui impose son « désir de savoir » à ses enquêtés et fait carrière dans
et sur leur dos [6] Les publications relatives à ce type de questions sont prolifiques aux États-
Unis depuis les années 1970. Mais il est vrai que là-bas, c’est l’anthropologie (aux côtés de
l’histoire et de la littérature) qui a été le plus marquée par la perspective féministe, et non la
sociologie [7] au contraire de ce qui s’est produit en France. Or le retour réflexif sur l’enquête
de terrain et la prise en compte de l’engagement de l’ethnographe ont d’abord été initiés aux
États-Unis en anthropologie [8], quand la sociologie, malgré une tradition ethnographique plus
ancienne, s’est longtemps maintenue, là-bas aussi, dans des critères méthodologiques
« positivistes » [9] La réflexion féministe sur le terrain s’y est donc développée depuis
l’anthropologie, y compris parmi les sociologues.

3En France, on peut désormais lire des textes méthodologiques qui s’appuient sur des termes
que la théorie féministe a mis au cœur de sa réflexion ou qu’elle a forgés, en raison d’une double
expansion : celle des recherches dont le genre est une catégorie d’analyse centrale [10], et celle
des articles, ouvrages et rubriques de revues explicitement consacrés aux questions de méthode
et de méthodologie en sociologie. Ces textes ne constituent pas un ensemble homogène parce
qu’ils ne s’inscrivent pas tous dans un même cadre épistémologique.

4La majorité d’entre eux ne (re)connaissent en réalité que la variable sexe, ignorant le genre et
sa bibliographie [11]. D’autres, de plus en plus nombreux, « cooptent le genre », selon
l’expression des sociologues états-uniennes Judith Stacey et Barrie Thorne : son champ lexical
est utilisé en dehors de toute conceptualisation féministe et plus largement en dehors de tout
cadre théorique critique – « Le genre [y] apparaît comme une propriété individuelle et [y] est
conceptualisé en termes de différence de sexe, plutôt que comme un principe d’organisation
sociale » [12]; il est alors ravalé au rang de variable, c’est-à-dire que le rapport hiérarchique
entre hommes et femmes, masculin et féminin, est évacué de l’analyse méthodologique  ;
comme dans le cas précédent, l’analyse du « sexe/ genre de l’enquête » revient à passer en revue
quantité de « situations » particulières liées au partage ou au non partage, de part et d’autre de
la relation d’enquête, de « caractéristiques personnelles ». Ce phénomène de cooptation a été
depuis longtemps analysé aux États-Unis, où il s’est produit plus tôt parce que les recherches
féministes s’y sont diffusées plus massivement et y ont obtenu une reconnaissance moins
tardive qu’en France ; l’historienne Joan Scott, qui est l’une des principales actrices et une
actrice historique de ce domaine d’études, le déplore : « Malgré toute l’insistance des
théoriciennes féministes à expliquer le terme genre, elles n’ont pas pu empêcher la corruption
de son emploi. Dans la conversation ordinaire, on emploie autant les termes de sexe et de genre
comme synonymes que comme contraires. Le genre est parfois devenu, semble-t-il, un
euphémisme poli pour le sexe. Et si l’on en croit le nombre de livres et d’articles savants qui
considèrent que le genre et les femmes sont des synonymes, les universitaires ne sont pas plus
doués que le grand public pour faire la distinction entre le physique et le social, objectif initial
du terme genre [14]»

5Enfin, il existe désormais en France des textes qui proposent des retours réflexifs sur des
terrains réalisés dans un cadre épistémologique féministe, que celui-ci soit explicitement
mentionné ou qu’il transparaisse des catégories et des références mobilisées [15] C’est dans la
continuité de ce dernier ensemble que s’inscrit cet article, mais au lieu de rendre compte d’une
enquête conçue dans un cadre féministe, je m’efforcerai d’expliciter en quoi un tel cadre est
producteur de questionnements méthodologiques généraux que d’autres épistémologies

12
critiques ne permettent pas d’envisager ou enjoignent d’envisager autrement [16] Mon propos
sera inspiré par mes propres expériences d’enquête, mais ne reposera pas tout entier sur elles –
mon dessein n’étant pas de livrer un manuel de bonnes pratiques de l’enquête au regard de
canons féministes (ni a fortiori d’ériger mon travail en exemple), mais de proposer des pistes
de réflexion sur ce que la théorie féministe peut apporter à la réflexion méthodologique en
sociologie.

6La caractéristique première de cette théorie est d’être ancrée dans le mouvement féministe. Il
s’agit d’un ancrage historique, puisqu’elle est une émanation plus ou moins directe, selon les
lieux et les époques, de ce mouvement social. Et c’est un ancrage revendiqué : elle n’est pas
seulement conçue comme une ressource à disposition du mouvement mais elle procède elle-
même de savoirs forgés en son sein. Une telle posture est fondatrice puisque la théorie féministe
s’est construite contre les savoirs consacrés par les milieux académiques qui excluaient les
femmes (en tant que sujets et en tant qu’objets de connaissance) et les problématiques que des
femmes chercheures, à partir des années 1960-1970, ont d’abord souvent développées en dehors
du monde académique, puis progressivement en son sein. Ces problématiques visaient à rendre
compte de vies jusque-là oubliées par des savants et des savoirs androcentrés dont l’objectivité
a pour cette raison été qualifiée de « faible » par la philosophe Sandra Harding [17] l’une des
principales auteures de l’épistémologie dite du positionnement féministe (feminist
standpoint) [18] Sa proposition d’élaborer une objectivité « forte » (strong objectivity), qui lie
ensemble la prise en compte des conditions matérielles d’existence des chercheur-e-s, leurs
inévitables engagements particuliers et la production de connaissance, redéfinit les critères de
scientificité contre le fantasme (ou le mensonge) selon lequel la science pourrait être délestée
de prénotions.

7Mobiliser un ensemble théorique datant des années 1980, dans la continuité d’analyses
formulées dans les années 1970 outre-Atlantique mais aussi en France, est d’actualité à
plusieurs titres. Dans un pays où l’adjectif féministe continue d’être perçu comme incompatible
avec toute recherche vraiment scientifique, jusque dans les rangs des chercheur-e-s qui manient
le concept de genre, il n’est pas inutile de prendre connaissance de textes passionnants qui ne
sont pas des références en sociologie ou qui font l’objet d’un usage affaibli au regard de leurs
ambitions. Si la notion de standpoint se diffuse, particulièrement au sein des nouvelles
générations de chercheur-e-s en sciences sociales, elle apparaît souvent comme une notion floue
et minimaliste (pour dire que la science n’est « pas neutre »), et peut servir à essentialiser des
positions, un travers que Sandra Harding a particulièrement contesté. Participer à diffuser la
réflexion sur le positionnement féministe revient aussi à traduire sur le terrain des propositions
épistémologiques qui, tout en partageant de nombreux points communs avec des propositions
produites dans d’autres cadres critiques, en contestent aussi certains fondements. S’il n’existe
pas de « méthode féministe » en tant que telle [19] -à-dire de techniques féministes qui
constitueraient un ensemble radicalement alternatif aux façons de faire du terrain les plus
courantes ou les plus anciennes, en revanche, la nature des interactions qui se développent au
cours d’une enquête ainsi que la transformation par l’enquêteur-trice de la vie des autres en
terrain – de jeu, de lutte, de preuves – posent de nombreux problèmes qui rencontrent de façon
singulière la promotion d’une science féministe.

8Après avoir présenté les critères d’une « objectivité forte », j’envisagerai quelques-unes des
conséquences qu’une telle redéfinition de l’objectivité a pour le terrain, en commençant par une
question : dans la mesure où le positionnement féministe se fonde sur l’idée que l’appartenance
au groupe des femmes constitue une position épistémique privilégiée, doit-on en conclure que
seules des femmes peuvent faire du terrain en féministes ? La réponse à cette question sera un

13
préambule pour expliciter les principales implications de l’adjectif féministe : l’inscription dans
une histoire et une pratique, celles de la lutte de femmes pour obtenir une place et une légitimité
dans la communauté des savants et l’engagement explicite dans des solidarités avec d’autres
femmes, et plus largement avec divers groupes sociaux dominés [20] Je m’efforcerai de montrer
concrètement ce que peut signifier d’endosser cette histoire et cet engagement : disposer
d’outils féministes face aux crises de terrain, prendre garde à ne pas remiser le terrain du
« privé » dans le hors-sujet, interroger la position de pouvoir que l’on est susceptible d’occuper
quand on enquête sur autrui, voir dans le positionnement féministe un critère et un instrument
de réflexivité méthodologique, enfin promouvoir le développement d’une réflexion
déontologique sur l’exercice du métier de sociologue.

De la théorie féministe aux questions de terrain

Lier méthode et théorie féministe

9Une translation des théories féministes sur un plan méthodologique suppose que soit
réaffirmée la nécessité de penser ensemble méthode et théorie. Dans l’introduction générale
d’un ouvrage collectif, Le Sexe de l’enquête, Anne Monjaret et Catherine Pugeault prônent
l’inverse. En donnant la priorité à ce qu’elles nomment « l’entrée méthodologique », elles
estiment possible de s’exonérer de toute préoccupation d’ordre théorique. Les problèmes de
méthode qu’elles évoquent sont dès lors éparpillés en une multitude de problèmes
interindividuels dans lesquels les rapports de domination interviennent de manière
occasionnelle. Par ailleurs, refusant de s’inscrire dans un cadre théorique féministe, conçu
comme dangereusement « militant », leur propos, ignorant de ses propres positionnements,
s’affranchit de tout corpus de référence et se prive d’une partie des résultats des travaux produits
dans ce cadre (notamment les plus anciens) [21]

10Contre ce type de posture, affirmer la nécessité de lier méthode et théorie n’a rien de
particulièrement féministe. Peu ou prou, l’ensemble des sociologues qui promeuvent une
lecture critique du monde social le pensent, selon des options théoriques diverses [22] En
revanche, ce qui est spécifique aux féministes, c’est d’organiser leur théorie autour du genre,
conçu comme un rapport social ou de pouvoir (seul, privilégié ou en articulation avec d’autres)
quand leurs confrères non féministes (particulièrement marxistes ou bourdieusiens) ne
retiennent souvent que la classe sociale.

11De façon assez basique, on peut ainsi proposer qu’une méthodologie puisse être qualifiée de
féministe, en amont de toute autre discussion concernant les différentes façons féministes de
concevoir le sexe, le genre, et la sexualité [23] si et seulement si : 1) elle promeut de penser
ensemble théorie et méthode ; 2) elle fonde cette théorie sur une acception selon laquelle le
genre est une catégorie d’analyse [24] non un objet ou une « donnée » à observer ; et 3) elle
s’appuie sur un corpus bibliographique féministe – entre autres corpus.

12Ce préalable dans la réflexion est aussi un préalable chronologique dans le processus de la
recherche. Comme le rappelle Sandra Harding, on ne corrige pas après-coup le sexisme et
l’androcentrisme d’un objet, au moyen d’une méthode capable de contrôler des biais [25] au
moment de formuler sa question de recherche, on n’« imagine » pas que des « stratifications
genrées » existent (entre autres stratifications sociales), on oriente son travail selon une
problématique qui n’en tient pas compte ; et si l’on fait des hypothèses aveugles, il y a de fortes

14
chances qu’on ne voie finalement pas grand-chose, quand bien même on aurait les yeux rivés
au terrain.

Faire de l’impureté de la démarche scientifique une ressource

13Dénonçant depuis longtemps l’androcentrisme des cadres d’analyse sociologique et


anthropologique « classiques », la recherche féministe est particulièrement encline à révéler les
ordres hiérarchiques qui traversent de façon inévitable la relation d’enquête, ordres dont
l’ignorance ou le déni ont longtemps édifié une barrière infranchissable entre sujets et objets de
connaissance. En France comme aux États-Unis, cette critique a été fondatrice mais outre-
Atlantique, elle a connu des traductions méthodologiques plus explicites : la promotion du
positionnement féministe comme projet épistémologique va de pair avec la reconnaissance de
l’impossible neutralité de l’enquêteur-trice sur le terrain. Non seulement parce que ce-tte
dernier-e ne peut se rendre « invisible » ni partir du principe que la relation d’enquête serait
« une situation de communication transparente » [26], mais plus fondamentalement parce que
la problématisation, le choix de la méthode, la façon de mener son terrain et d’en analyser le
contenu sont déterminés par la position sociale et par le positionnement politique du ou de la
chercheur-e. Une position et un positionnement souvent déniés ou dont la neutralisation
constitue un idéal.

14Selon l’anthropologue Lila Abu-Lughod, la recherche féministe est particulièrement à même


d’interroger la relation entre sujets et objets de savoir parce qu’elle repose sur la critique de la
perception des femmes par les hommes savants comme des « autres » naturalisés [27] À l’instar
des anthropologues « de l’entre-deux » (halfies, c’est-à-dire issus du monde enquêté), les
anthropologues féministes « ne peuvent faire aisément abstraction de l’enjeu du
positionnement », contre la croyance commune des autres anthropologues en la possibilité
d’adopter une « posture d’extériorité » [28], qualifiée aussi par l’historienne des sciences
Donna Haraway de « truc divin (God trick) qui consiste à voir tout depuis nulle part » [29].

15La prétention à la neutralité conduit à une objectivité que Sandra Harding qualifie de
« faible » : se déclarant à distance et en rupture axiologique avec le reste du monde social, un
savoir prétendument neutre s’autoproclame au-dessus de tout soupçon alors qu’il a fait la
preuve, des décennies durant, de son incapacité à restituer la vie de la moitié de l’humanité
(entre autres parts oubliées). À l’inverse, Sandra Harding défend l’idée selon laquelle un savoir
« intéressé » est capable d’engendrer une « objectivité forte » et des résultats « moins faux ».
Les féministes ont produit et produisent des connaissances nouvelles, incluant des vies qui
jusqu’à ce qu’elles en parlent dans leurs travaux n’étaient pas problématisées, et se trouvaient
dès lors exclues du savoir légitime, parce qu’elles sont intéressées par les finalités de la
recherche et les contraintes dans lesquelles celle-ci s’élabore, et parce que leur regard s’est
formé dans des expériences inconnues de la plupart des savants. Selon Sandra Harding, les
théories du positionnement « ont cessé de voir comme un problème ou un fait regrettable
l’impossibilité pour tout savoir d’être produit en dehors d’une certaine position sociale ; elles
l’ont théorisée comme une ressource permettant d’accroître l’objectivité » [30]. Ouvrant la
démarche féministe au-delà des femmes, Sandra Harding pose comme une exigence des
épistémologies du positionnement d’être à l’écoute des savoirs produits en dehors des savoirs
consacrés : il faut réfléchir « à partir de vies marginalisées » ; c’est-à-dire « exiger des sciences
une ouverture constante aux positions/visions minoritaires » [31] Dans une filiation marxiste,
et suite aux premières propositions sur le positionnement formulées par la philosophe Nancy
Hartsock [32], il s’agit de décrire les rapports de domination depuis la position dominée : « […]

15
de la même façon que Marx a dénoncé le prétendu échange “égalitaire” qui se trame dans le
contrat de travail entre le capitaliste et le prolétaire, en adoptant le point de vue des prolétaires,
c’est-à-dire en élucidant leurs conditions matérielles d’existence » [33].

16Adopter le positionnement féministe implique pour les chercheur-e-s d’historiciser leurs


objets de recherche, de se situer socialement, et d’admettre que c’est souvent d’abord en raison
des contraintes sociales qui pèsent sur leur propre vie qu’ils ou elles formulent leurs
problématiques : ce faisant, ils et elles visent à répondre à ce qui est un problème pour eux/elles.
Positionner son travail sociologique dans une perspective féministe, c’est dès lors reconnaître
et revendiquer qu’il se soit formé à partir d’« expériences en lutte politique » [34].
L’anthropologue Laura Nader, citant des projets de recherche d’étudiant-e-s fondés sur des
révoltes situées à mille lieux des questions de recherche de leurs enseignant-e-s, considère
qu’un travail né d’une « indignation » est particulièrement apte à renouveler les objets et à
participer à la construction d’un savoir plus démocratique, une idée également centrale dans les
écrits de Sandra Harding : « l’élan normatif conduit souvent à redéfinir un problème dans un
cadre inédit ou à formuler des questions importantes à propos d’un phénomène qui ne
pourraient advenir en dehors de cet élan » [35]. Ici, point d’appel à la « sublimation
scientifique » comme le fait de son côté Pierre Bourdieu, point de regret que des savoirs
extérieurs au champ scientifique puissent s’« importer » en son sein [36] car c’est dans le
mouvement social et dans la conscience collective et individuelle de l’existence d’oppressions
(plus ou moins multiples) que se forgent et gagnent à se forger les objets de recherche. Cela ne
signifie pas que les liens entre mouvement social et recherche universitaire, ou que l’ouverture
aux voix minoritaires (de femmes, de personnes racisées [37], appartenant à des minorités
sexuelles ou à tout autre groupe social dominé) soient conçus comme des gages de
renouvellement critique des théories dominantes [38]; en revanche la séparation étanche entre
ces mondes et la surdité à ces voix apparaissent comme des conditions favorisant l’exclusion
du monde académique de personnes et d’objets placés « hors savoir » parce qu’ils sont en réalité
« hors norme » [39]

Pratiques du terrain et pratiques féministes

17Ces thèses peuvent se décliner pour penser le terrain selon (au moins) deux principaux axes.
D’une part, l’inclusion d’interpellations minoritaires, la mise en exergue du privilège
épistémique d’expériences dominées et en lutte, l’explicitation des liens entre la définition des
critères de scientificité et les conditions de production de la science se matérialisent sur le
terrain dans une tension entre un devoir de solidarité et la conscience (fondatrice) que la position
de savant est une position de pouvoir. D’où une attention à toute trahison que l’objectivation et
l’exposition de la vie d’autrui sont susceptibles d’engendrer [40] La trahison recouvre diverses
réalités : sur le terrain, l’enquêteur-trice est susceptible de se faire voyeur, de trahir les intérêts
des enquêté-e-s au moment de publiciser la recherche, d’instrumentaliser leur affection, de
rompre le contrat de confiance obtenu parfois de haute lutte au cours de l’enquête, de parler à
la place d’autrui ou de tordre la réalité dans son compte rendu ; toutes conduites que les enquêté-
e-s peuvent dénoncer sous forme de reproches, de défiance, de refus de participation, voire de
représailles. Le rapport de pouvoir induit par le dispositif de l’enquête vient briser la solidarité
inscrite au frontispice de l’engagement féministe et rappelle ce dont on a soi-même fait les frais
collectivement : transformer la vie des autres en objet et décider qui mérite ou non le statut
d’objet [41] ne sont pas des opérations inoffensives.

16
18On proposera ainsi de ne pas cantonner l’analyse méthodologique à la prise en compte des
rapports sociaux qui structurent la relation d’enquête (qui ne sont bien sûr pas toujours à
l’avantage de l’enquêteur-trice) : à la lumière de la théorie féministe, se pose avec acuité le fait
que la ou le sociologue, quelles que soient ses caractéristiques sociales, et quelles que soient
celles de « ses » enquêté-e-s, occupe une position de pouvoir à l’égard de ces dernier-e-s – il
ou elle définit son objet de recherche, met en place des relations sociales dont lui ou elle seul-
e connaît la finalité et qui servent d’abord ses propres intérêts (professionnels notamment), il
ou elle tient la plume au moment de rendre publique la description de la vie d’autrui, et tout
cela alors même qu’il ou elle travaille à mettre au jour des ordres hiérarchiques qu’il ou elle
juge illégitimes. Il lui incombe dès lors une responsabilité, éthique et déontologique,
indissociable du travail réflexif qui accompagne son entreprise de connaissance.

19D’autre part, enquêter en féministe revient à se référer à un corpus bibliographique (riche de


plusieurs décennies de recherches théoriques et empiriques) et à un ensemble de pratiques,
forgées et renouvelées dans le mouvement social, qui peuvent être autant de ressources pour
construire, réaliser et analyser ses terrains.

20En suivant ces deux fils – la solidarité et l’horizontalité comme visées contrariées, la théorie
et la pratique féministes comme outils –, je passerai en revue divers moments-clés dans la
construction du terrain : depuis sa définition en amont de la recherche jusqu’à sa conclusion,
en passant par son déroulement concret et les conflits de loyauté auquel il expose.

Faire du terrain en tant que femme ?

21Il est assez aisé pour des féministes de récuser la figure du sociologue ou de l’anthropologue
héros – explorateur téméraire se frottant à une altérité menaçante, scientifique fort d’une
neutralité à toute épreuve. En revanche, leurs enquêtes de terrain peuvent donner lieu à une
forme d’héroïsation des femmes, dans un mouvement de réparation ou de correction allant à
l’encontre de la période androcentrique, lorsque les chercheurs comme les enquêtés étaient
presque tous des hommes. Il s’agit de « mettre les femmes au centre du savoir » [42]; c’est-à-
dire d’enquêter sur des femmes pour les sortir de l’invisibilité et parfois, dans un mouvement
parallèle, de valoriser, de façon plus ou moins explicite, le sexe des chercheuses et d’en faire
une condition de méthodologie féministe. Plusieurs questions se posent alors.

22Tout d’abord, les femmes sont-elles les seules à pouvoir conduire des enquêtes de terrain
dans une perspective féministe ? Sandra Harding met en garde contre toute « essentialisation
des sujets de savoir ». Les théories du positionnement placent certes les expériences de femmes
au point de départ de l’analyse féministe, mais il ne faut pas en déduire que seules des femmes
seraient capables de produire un savoir féministe, et seraient donc seules légitimes à le faire :
« On ne naît pas féministe, on le devient » [43] Elle critique la tendance de l’« empirisme
féministe spontané » à essentialiser l’expérience des femmes [44] comme si une telle
expérience était susceptible de corriger le sexisme et l’androcentrisme des travaux produits en
dehors d’une perspective féministe, de façon mécanique et assez conservatrice – a posteriori et
sans qu’il soit besoin de toucher aux cadres dans lesquels sont pensées les méthodologies
canoniques. Contre toute essentialisation des expériences et des positions, Sandra Harding
souligne la possibilité pour chacun-e d’accéder à des savoirs produits ailleurs et par d’autres
que soi à condition d’apprendre les histoires et les espoirs de ces derniers, de nous exposer pour
leurs combats jusqu’à ce qu’ils deviennent les nôtres, de dénoncer les croyances et les pratiques
institutionnelles qui les excluent.

17
23Cela ne signifie pas que, sur le terrain, le partage de positions avec les enquêté-e-s ne puisse
pas constituer une ressource pour comprendre leur monde. Ce dont témoigne l’article d’Amélie
Le Renard revenant sur sa relation d’enquête avec des femmes saoudiennes, qu’elle définit
comme « un processus de socialisation » : le partage avec ses enquêtées de mêmes « contraintes
de genre », dans un même espace-temps, l’a « familiarisée » avec les « modalités de leur
expérience du genre » dans leur vie quotidienne – qu’il s’agisse de leurs pratiques
vestimentaires variables en fonction des lieux, de leur dépendance aux hommes pour se
déplacer dans l’espace public, de leurs transgressions plus ou moins tolérées de normes
présentées comme des interdits, et de leurs rapports multiples avec les autorités (policières,
universitaires, familiales) [45].

24Mais si Amélie Le Renard est une femme, elle n’est pas que cela : elle est aussi, et même
surtout, aux yeux des « femmes musulmanes » qu’elle rencontre sur son terrain, « une
Occidentale ». Faite femme dans sa société comme ses interlocutrices dans la leur, la sociologue
occupe aussi une position dominante par rapport à elles, ce qui ne leur échappe pas et s’articule
de façon particulièrement centrale avec leur expérience du genre, « le discours sur la “libération
des femmes” » jouant un rôle moteur dans la domination occidentale. Ce type d’enquête révèle
de façon saillante la principale objection à toute essentialisation des positions : la catégorie
femme ne doit pas être prise comme un allant de soi homogénéisant. La « crise de l’identité du
soi et de la subjectivité » traversée par le féminisme, du fait de diverses interpellations qui se
sont formulées en son sein, a d’ailleurs permis à l’anthropologie féministe, selon Lila Abu-
Lughod, de tirer des enseignements fondamentaux, extensibles à l’ensemble de la discipline (et
à l’ensemble des démarches impliquant un terrain) : « Premièrement, le soi est toujours une
construction, jamais une entité naturelle ou donnée, même s’il en a l’apparence. Deuxièmement,
le procès de création d’un soi par l’opposition à un autre entraîne toujours la violence d’une
répression ou d’une méconnaissance d’autres formes de différence. La théorie féministe a été
contrainte d’explorer les implications pour la formation de l’identité, ainsi que les possibilités
pour l’action politique, des entrecroisements du genre, en tant que système de différenciation,
avec d’autres systèmes de différenciation, parmi lesquels, dans le monde moderne, la race et la
classe » [46].

25Dès lors, un terrain réalisé en féministe doit-il, et même peut-il, être un terrain de lutte pour
l’émancipation des femmes ? Si l’on met à part les enquêtes portant centralement sur des luttes
qui articulent l’engagement de l’enquêtrice-teur à celui de ses enquêtées, et qui mériteraient un
développement spécifique [47] ; il peut sembler périlleux de transformer une relation dont on
est à l’initiative en une relation de lutte commune avec des personnes qui se trouvent, comme
soi-même, à la croisée de divers rapports sociaux et alors qu’on les observe dans leur vie
quotidienne le plus souvent en dehors de toute lutte explicite. Il ne s’agit pas de dire que l’on
ne peut pas se montrer solidaire de personnes auprès de qui l’on enquête, ni que l’on ne doive
pas décider de mettre au centre de son objet de recherche des expériences et des explications
dont on pense qu’elles doivent être visibilisées ou défendues. Mais ne faut-il pas renoncer à
sauver qui que ce soit, où que ce soit, et particulièrement sur un terrain d’enquête ? Croisant en
permanence son double positionnement en tant que féministe et en tant que « semi-indigène »,
Lila Abu-Lughod met en garde contre toute prétention à parler au nom des personnes
rencontrées sur le terrain, dès lors conçues comme « à émanciper », homogénéisées dans une
condition commune de victimes, et contre l’illusion romantique de construire avec elles des
alliances qu’elles n’ont pas réclamées [48]

Faire du terrain la conscience tranquille ?

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26Judith Stacey souligne pour sa part les effets dévastateurs de « l’illusion de l’alliance » avec
les enquêté-e-s qui fait croire que l’on pourrait échapper à la duplicité de l’entreprise
sociologique au nom d’une morale toute féministe. Après avoir promu avec Barrie Thorne la
conduite d’enquêtes ethnographiques parce que cette méthode leur paraissait a priori plus que
toute autre en accord avec les « principes féministes » (plus à même de contextualiser la vie des
enquêté-e-s, de saisir leurs résistances à la domination et de permettre une relation
« collaborative »), elle est ressortie de sa première expérience de terrain très désenchantée,
jusqu’à voir dans l’ethnographie la méthode la plus violente qui soit, fondée sur un rapport
d’« exploitation » plus « dangereux » et plus « masqué » que « les méthodes positives,
abstraites, “masculinistes” » – comprendre : quantitatives [49]. De façon un peu similaire à ce
que décrit Olivier Schwartz à la même époque, Judith Stacey découvre que faire du terrain
revient à se retrouver coincée dans des conflits de loyauté insupportables, à mentir à ses
enquêté-e-s (pour en protéger d’autres, pour se protéger soi-même, pour protéger la conduite
de l’enquête) et, quels que soient les dispositifs de collaboration qu’elle s’efforce de mettre en
place, à finalement signer seule le compte rendu de l’enquête et à tirer seule des profits tangibles
de relations qu’elle seule a fait advenir, et pour servir sa propre cause. Elle adopte dans son
texte un ton de fausse innocence, partant intentionnellement de ses préjugés et de ses attentes à
l’égard du terrain, reconnaissant que la sévérité de sa charge en découle. Mais ce parti-pris
l’empêche aussi d’analyser ce qui n’annule certes pas l’asymétrie de départ ni n’absout la part
de « cynisme » inhérente à toute enquête de terrain, mais dément l’idée selon laquelle une
relation d’enquête ne serait que cela : une sombre affaire d’exploitation et d’instrumentalisation
d’autrui. Notamment parce qu’elle peut constituer pour les enquêté-e-s « une instance de
légitimation » et de « reconnaissance », particulièrement dans des mondes faits « d’éléments
qui sont tenus secrets parce qu’ils sont en panne, ou en quête de reconnaissance sociale » [50].

27Par ailleurs le cynisme, s’il est en partie fondé sur le « vol » des enquêté-e-s au profit de la
carrière de l’enquêteur-trice, a également pour objectif la réussite de l’enquête : si ces deux
finalités du terrain se recoupent à de nombreux égards, elles ne sont néanmoins pas synonymes.
Mentir sur le sujet réel de sa recherche, sur son identité en dehors de l’enquête, observer les
gens au-delà de ce qu’ils peuvent imaginer ont aussi pour finalité de constituer un matériau
solide à même de fonder l’analyse, en l’occurrence féministe, que l’on en fera a posteriori. Or
une telle analyse est critique de l’ordre social, et de nombreux terrains, ou segments de terrains,
sont menés dans l’adversité et donc dans une forme de clandestinité : ils visent à saisir ce qui,
dans la réalité observée, fonde ou perpétue les hiérarchies organisées par le genre, mais aussi
par la classe, la race, la sexualité, etc. Le mensonge, le manque de transparence sur les raisons
du terrain ou toute autre forme de dissimulations sont inhérentes à toute entreprise de
dévoilement des logiques de domination. De façon significative, il est par exemple assez rare
de pouvoir dire sur son terrain que l’on est féministe [51]…

28Pour résumer, ce n’est probablement ni dans l’identité de part et d’autre de la relation


d’enquête, ni dans le fantasme de sauver qui que ce soit, ni dans la recherche d’une illusoire
pureté morale que réside ce que l’on pourrait concevoir comme une façon féministe de faire du
terrain. En revanche il est des moments où des questions émergent qu’une conception féministe
de l’enquête peut aider à voir, et peut-être à résoudre. Parce que les savoirs féministes ont ceci
de particulier qu’ils sont ancrés dans une pratique. Dès lors, faire du terrain équipé-e de ses
savoirs-là, c’est aussi disposer de manuels mentaux mobilisables dans un certain nombre de
situations de crise qui ne manquent pas d’émailler le terrain.

Disposer d’outils féministes face aux crises sur le terrain

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29Fondée sur une chaîne d’interactions et sur le partage progressif d’un lien intime, la relation
d’enquête, quel que soit son objet, ne peut qu’entraîner des intrusions plus ou moins réciproques
dans les vies qu’elle fait se croiser, parfois bien au-delà de ce que l’on imaginait au départ, et
de ce que l’on pourrait souhaiter. Mais on est là, on l’a voulu. Si l’asymétrie de départ est
impossible à annuler, il semble difficile de se dérober quand elle participe à créer des attentes
de la part des personnes que l’on a choisies ou retenues pour l’enquête. L’enquêteur-trice peut
être mobilisé-e par un-e enquêté-e pour valoriser certaines expériences que son monde familier
ne reconnaît pas ou pour contribuer à résoudre des conflits que ce monde a engendrés.

30Mais comment réagir à la sollicitation de crise ? S’il n’existe pas de réponse toute faite, en
revanche il est important de s’attendre à ce que surviennent des crises qui pourront nécessiter
de s’impliquer dans des conflits, alors même que l’enquête semblerait avoir tout intérêt à ce
que l’on ne prenne jamais parti. Outre le fait que ce type d’implication est monnaie courante
sur le terrain, son évitement peut sembler inacceptable notamment lorsqu’on est rendu-e témoin
de « violences de genre » [52] : des violences physiques, psychiques ou sexuelles à l’encontre
de filles/femmes, mais aussi toute violence visant à légitimer la hiérarchisation des sexes et des
sexualités (quel que soit le sexe ou le genre de la personne violentée), y compris quand elle se
manifeste entre hommes, dans l’espace domestique comme dans l’espace public. Lorsqu’on
enquête en féministe, la condition de témoin oblige à intervenir et en solidarité avec la victime,
directement ou en délégant l’intervention à des professionnel-le-s compétent-e-s.

31On peut aussi être soi-même victime de ce type de violence ; c’est pourquoi on ne peut
s’aventurer sur un terrain, ou y entraîner un-e étudiant-e que l’on encadre, sans savoir, et faire
savoir, que celui-ci est susceptible de mettre l’enquêteur, et plus souvent encore l’enquêtrice,
dans des situations conflictuelles qui peuvent s’avérer non seulement désagréables et
préjudiciables pour l’enquête, mais aussi inquiétantes, voire dangereuses, y compris pour soi-
même. Les savoirs féministes peuvent aider à anticiper et à analyser in situ ces situations. Agnès
Jeanjean rapporte ainsi combien la découverte de textes féministes, après avoir rédigé sa thèse,
a pu modifier de manière rétrospective la perception qu’elle avait eue dans un premier temps
de son expérience de terrain auprès d’hommes égoutiers : elle avait dû se conformer à des
modèles de féminité plausibles pour ces derniers mais qu’elle avait éprouvés sans filtre, comme
autant de violences répétées à son endroit (victime d’insultes sexistes, contrainte d’accepter un
rôle d’initiée auprès d’hommes plus âgés, etc.) ; elle en conclut qu’il « n’est pas […] facile de
garder la mesure tout en résistant à une violence symbolique frappée de déni, surtout lorsque
l’on n’a pas une solide culture féministe » [53]. D’une façon générale, le déni dont souffre une
partie des sociologues à l’égard des rapports de sexe, des injonctions normatives du genre et de
la hiérarchisation des sexualités, à l’œuvre dans toute relation sociale et donc dans toute relation
d’enquête, favorise l’incompréhension, et peut exposer notamment les plus vulnérables des
enquêteur-trice-s (débutant-e-s, jeunes, sans grandes ressources matérielles, dominé-e-s dans
l’espace universitaire et/ou dans l’espace de l’enquête en raison de leur sexe, de leur genre, de
leur sexualité, de leur couleur de peau, etc.) à de grands dangers – des violences psychologiques
ou physiques, des agressions sexuelles, des intimidations répétées. Le déni entraîne
l’impréparation et l’impossibilité pour toute personne menant un terrain dans des conditions
qui peuvent s’avérer difficiles de seulement le dire pour trouver solutions et réconfort [54].

32S’opère alors, dans la relation d’encadrement de la recherche ou dans les discussions


méthodologiques et professionnelles entre pairs, un mécanisme bien connu de renvoi dans le
personnel de conflits en réalité à l’œuvre partout, et dont le mouvement et la recherche
féministes ont depuis longtemps montré la dimension structurelle et politique.

20
Ne pas remiser le terrain du « privé » dans le hors-sujet

33Ce mécanisme, susceptible de plonger des enquêteur-trice-s dans la solitude et le désarroi


doit être également traqué dans les hiérarchisations que l’on opère pendant l’enquête pour
déterminer ce que l’on garde pour l’analyse. Ainsi quel que soit l’objet sur lequel on travaille,
ce qui est raconté à propos des espaces privés des enquêté-e-s, principaux espaces de leur vie
personnelle, ne devrait pas être a priori écarté au prétexte qu’il serait à première vue hors-sujet.
La critique de la séparation du privé et du public – entre « sphères » privée et publique, entre
travail professionnel et travail domestique – constitue l’une des problématiques classiques de
la pensée féministe. C’est pourquoi faire du terrain en féministe est susceptible de rendre plus
attentif-ve au hors-sujet, en particulier lorsqu’il est question (dans les propos recueillis, dans
les scènes observées) d’affaires communément considérées comme personnelles.

34Les terrains centralement situés dans les espaces privés me semblent même à encourager.
Re-conceptualisant le travail contre « la dichotomie production/reproduction », la sociologie
féministe en France, alors qu’elle annonçait dans l’ouvrage collectif et programmatique Le Sexe
du travail une attention commune aux « structures familiales » et au « système productif », a
finalement surtout enquêté dans les espaces du travail professionnel, accordant moins
d’importance aux espaces privés ; alors que l’antagonisme entre les groupes de sexe s’y réalise
avec le plus de violence, dans la plus grande banalité et de façon dissimulée, et que la
construction de soi genrés y est fondatrice, justifiant l’ordre familial, conjugal, et filial. La
politisation des institutions de la famille et de l’hétérosexualité devrait susciter plus d’intérêt de
la part des féministes au moment de construire leur terrain : si « la famille n’est pas le lieu clos
d’un domaine privé » [55], en revanche elle se réalise en grande partie dans des lieux peu
accessibles, retranchés du regard « public ». Sans la construction de terrains à cheval sur la
dichotomie, ou localisés en dehors des espaces professionnels, de l’arène politique ou de la rue,
le risque est de reconduire indirectement la dichotomie, de l’entériner de fait dans la production
générale des recherches féministes en validant, par l’accumulation de ses terrains, « la
séparation sexuée et topographique entre privé et public » [56].

Quitter le terrain et trahir

35La conclusion du terrain remet au premier plan l’asymétrie qui est à son origine. C’est à
nouveau l’enquêteur-trice qui, de façon unilatérale, décide : c’est fini. Qu’il ou elle le fasse
brutalement, en douceur, ou ne close jamais tout à fait ses relations d’enquête (continuées lors
de visites intermittentes, par téléphone, ou via internet), il est un moment où l’intensité de la
présence et des relations s’estompe en même temps que le désir de l’enquêteur-trice. Le
cynisme reprend tout à fait ses droits : n’ayant plus besoin de rien, l’enquêteur- trice abandonne
le terrain qu’il ou elle a créé.

36L’abandon se fait pour l’investissement d’autres lieux et d’autres personnes – les « pairs »,
les seuls à qui peut être reconnue une égalité de condition : qui jugent, qui évaluent, non
seulement le travail accompli mais aussi la vie des enquêté-e-s. Alors que Lila Abu-Lughod, au
moment de montrer son premier livre à l’un de ses enquêtés bédouins analphabètes, lui
expliquait que son compte rendu permettrait aux Américains de comprendre la diversité des
modes de vie dans le monde, et notamment la « validité » de la vie des Arabes, celui-ci lui a
répondu : « Le savoir c’est le pouvoir. Les Américains et les Britanniques savent tout. Ils
veulent tout savoir sur les gens, sur nous. Du coup, lorsqu’ils arrivent dans un pays, ou qu’ils

21
viennent pour le diriger, ils savent ce dont les gens ont besoin et ils savent comment les
diriger » [57]. Quand bien même on écrit pour les enquêté-e-s, pour faire connaître leur vie, et
dès lors contrer leur invisibilité et les images faussées que cette invisibilité concourt à justifier,
quand bien même on cherche à faire la preuve des inégalités qui affectent le monde, et dont on
est parfois affecté-e soi-même, ce faisant on est susceptible de donner aux maîtres de nouveaux
outils pour perpétuer la domination.

37La trahison semble inévitable, elle s’opère dans le passage du terrain à l’amphithéâtre, de
l’enquête à l’écriture de son compte rendu. Même informé-e-s de cet ultime mouvement, les
enquêté-e-s sont par ce mouvement dépossédé-e-s : du sens de leurs pratiques, de leurs paroles,
et de leur destination. Ainsi que l’écrit Bruno Latour imaginant le retour de Jeanne Favret-Saada
à la Sorbonne pour la soutenance de sa thèse sur la sorcellerie dans le Bocage : « La Sorbonne
n’est pas un universel ; c’est un lieu aussi délimité que la ferme de Monsieur… Mais à la
Sorbonne il est parlé de la ferme de Monsieur… et ceci dans le plus grand détail. Comment
parler rue des Écoles de cette ferme ? Il faut y avoir été ; il faut y avoir pris quelque chose. »
Bruno Latour reconnaît à Jeanne Favret-Saada d’avoir permis une symétrisation, à l’encontre
du Grand Partage, entre les savoirs sur la sorcellerie enquêtés dans le Bocage et les savoirs
universitaires, en refusant notamment d’opposer l’irrationalité supposée des premiers à la
rationalité indiscutée des seconds. Mais la circulation du discours sur le Bocage, dans la langue
canonique d’une thèse d’anthropologie et en direction des messieurs de la Sorbonne conduit à
une « mise à distance » entre l’anthropologue et son objet : « l’asymétrie se crée entre savoirs,
rien qu’en déplaçant le narrateur » ; si le Grand Partage est démasqué, en revanche le fait que
« le savoir [soit] inégalement partagé » reste intouché, tant que la « violence » opérée par « le
chercheur scientifique » demeure dissimulée [58].

38La trahison occasionnée par le déplacement du narrateur et les instrumentalisations du récit


d’enquête contre le milieu enquêté sont d’autant plus probables que le terrain se situe en bas de
la hiérarchie sociale et que l’enquêteur ou l’enquêtrice tend à dominer ses enquêté-e-s en raison
de son sexe et/ou de sa sexualité, de sa trajectoire scolaire, de son statut professionnel au
moment de l’enquête, de sa position dans l’ordre racial, etc. Je prendrai l’exemple de l’écriture
sur le viol, entre autres exemples possibles, qui incarne de façon particulièrement aiguë la
difficulté à rendre compte d’une pratique qui fait l’objet de grandes inégalités discursives :
massivement tue ou massivement mise en mots, selon les caractéristiques sociales de ses acteur-
trice-s.

39Craignant de faire le jeu des discours racistes à l’encontre des jeunes hommes issus de
l’immigration maghrébine en France, et encouragée par des collègues à ne pas exagérer des
situations à leurs yeux marginales, Christelle Hamel a d’abord hésité à publier un article
revenant sur les récits de viols collectifs produits par des hommes de son corpus d’enquête de
thèse. Elle l’a fait finalement [59] mais en n’évoquant ces récits qu’après une mise en
perspective du discours médiatique et politique sur le viol, et en situant sa propre enquête, liée
à un terrain localisé, dans un ensemble plus vaste de questions relatives aux « résistances au
dévoilement de l’ampleur des violences envers les femmes dans l’ensemble de la société
française », corroborées notamment par les résultats de l’enquête Enveff [60] De même
Philippe Bourgois, au moment de rendre compte de son enquête sur le commerce illégal du
crack à New York, a craint de produire une « pornographie de la violence » du fait qu’il a décidé
d’enquêter sur une population particulièrement marginale et stigmatisée. Il a fait sienne la mise
en garde de Laura Nader : « N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir : tout ce que vous
direz sur eux pourra être retenu contre eux ». Lui aussi a finalement inclus dans son texte des
extraits de conversations dont il a été témoin sur son terrain, entre des hommes violeurs dont

22
certains étaient devenus, au cours de l’enquête, des amis ; ce faisant il précise : « Il est clair
qu’il n’y a rien de particulièrement portoricain dans le viol. Encore une fois, en tant que
chercheur blanc de sexe masculin, pour éviter de toucher au tabou inconscient, il aurait été plus
facile d’éliminer ces propos sur le viol collectif. Mais je crois quand même que taire la violence
sexuelle revient à accepter le statu quo sexiste. Le viol est omniprésent ; et tout se passe comme
si la société maintenait une terrifiante conspiration du silence pour garder le contrôle sur cette
dimension douloureuse de l’oppression des femmes au quotidien » [61]

40Ce qui est « clair » pour Philippe Bourgois est loin d’aller de soi pour une part du lectorat de
son récit d’enquête. En partie pour cette raison, Laura Nader promeut le développement de
recherches « indignées » et, engageant un point de vue marginalisé, qui s’attachent à enquêter
sur les lieux du pouvoir au lieu de surinvestir ceux « des sans-pouvoir » : il s’agit d’enquêter
« en haut » (study up). « N’étudier que le bas de l’échelle sociale, en négligeant son sommet,
peut être sérieusement préjudiciable à l’élaboration de théories et de descriptions adéquates. Si
l’on s’attache à étudier les personnes qui sont aux responsabilités en raison du fait qu’elles sont
investies du pouvoir, alors les questions de recherche ne sont plus les mêmes » [62] L’enquête
est dès lors susceptible de révéler les façons dont fonctionnent et se perpétuent les rapports de
domination non seulement aux « managers » mais aussi à ceux et à celles qui sont « managed ».
Productive à des fins de renouvellement des connaissances et de divulgation de pratiques de
domination, une telle orientation ne résout en revanche pas complètement les problèmes de
trahison et d’asymétrie inscrits dans le terrain. Ce dont témoignent Monique Pinçon-Charlot et
Michel Pinçon, loin de toute épistémologie féministe, dans un article réflexif sur leurs enquêtes
dans la grande bourgeoisie, consacré au « double jeu [du sociologue] qui s’appuie sur la
confiance gagnée pour la trahir ». Tout leur propos confirme que si la trahison est très visible
lorsqu’on domine « objectivement » ses enquêté-e-s, elle est là, et de façon « chronique » y
compris lorsque l’on est dominé-e par eux/elles [63]. Les auteur-e-s isolent très rapidement dans
leur texte « la position objective dans laquelle se trouve le chercheur », mais ne la caractérisent
ensuite que sous forme métaphorique (le policier remettant son rapport) ou symptomatique (le
malaise, la gêne, la mauvaise conscience, etc.). L’article ne théorise finalement pas cette
position génératrice de nombreux inconforts et de ripostes (la corruption, la sanction, la
fermeture du terrain) mais c’est bien le fait que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
occupent, malgré tout, une position de pouvoir à l’égard de leurs enquêté-e-s qui leur fait
découvrir que l’on peut entrer dans un monde où l’on « n’a pas sa place » parce qu’on est
chercheur [64]. Particulièrement visible lorsque l’enquêteur-trice est un-e intellectuel-le
fonctionnaire, cette asymétrie est tapie dans n’importe quelle enquête sociologique, de façon
certes plus ténue mais néanmoins réelle lorsque celle-ci est par exemple menée par des étudiant-
e-s, du seul fait qu’ils et elles sont alors aux commandes (ce qui ne manque pas de provoquer
chez certain-e-s un vertige politique et éthique, lors de leurs premiers pas sur le terrain).

Voir dans le positionnement un critère et un instrument de réflexivité

41Il serait utile de passer en revue, au prisme de la théorie et de la pratique féministes, les
réflexions menées sur l’écriture pendant le terrain ainsi que sur les liens entre l’écriture
restitutive et l’écriture du matériau. Je me contenterai ici de dire quelques mots sur les stratégies
d’écriture permettant que la hiérarchisation entre apports de connaissance et reconnaissance de
certaines vies l’emporte sur la trahison qui leur est faite et plus spécifiquement sur les modalités
de l’exercice réflexif [65].

23
42L’exigence de la réflexivité n’a rien de spécifiquement féministe mais les savoirs féministes,
en promouvant l’avènement d’une science politisée, peuvent empêcher que l’on s’enferre dans
la sempiternelle suspicion ou crainte selon laquelle on en ferait « trop » ou, au contraire, on en
dirait « trop peu ». Une suspicion ou une crainte particulièrement activée (plutôt oralement qu’à
l’écrit) lorsqu’il est question du sexe ou a fortiori de la sexualité du ou de la chercheur-e, comme
s’il était nécessairement plus complaisant et plus obscène de parler de son sexe ou de sa
sexualité plutôt que de ses origines sociales élégamment bourgeoises ou héroïquement
populaires, ou encore de son excellence scolaire dans la petite enfance.

43Pour établir ce qui fait qu’un propos est suffisamment, trop ou trop peu réflexif, et contre le
faux critère du narcissisme (impossible à définir sociologiquement, et servant souvent à
disqualifier ce qui compte ou ne doit surtout pas compter dans l’analyse réflexive), on peut
admettre que toute information sur la position de l’enquêteur-trice n’est utile que si elle permet
d’objectiver le positionnement de ce-tte dernier-e ainsi que les effets de ce positionnement sur
la formulation de la question de recherche, sur le choix du terrain, sur sa réalisation, sur son
analyse. Ainsi que le préconise la sociologue Dorothy Smith, la réflexivité doit permettre
d’examiner ce qui motive le « sujet » de connaissance, ses partialités, ses engagements, sa
position sociale, comme celui-ci examine son « objet » [66]. Il ne s’agit pas de se soumettre à
un « examen de conscience » mais de rendre compte à ses lecteur-trice-s de la position
historique, sociale, incarnée à partir de laquelle le ou la chercheur-e écrit plutôt que d’apparaître
comme « une voix anonyme et invisible faisant autorité » [67].

44Par ailleurs, une lecture féministe du monde social et du petit monde des chercheur-e-s
enjoint à considérer que mentionner ou ne pas mentionner telle ou telle qualité, telle ou telle
conduite sur le terrain ne peut pas être conçue seulement comme tributaire d’un excès ou d’un
manque de pudeur : les contraintes discursives déterminées par des rapports hiérarchiques (de
sexe, de sexualité notamment) qui traversent le monde universitaire comme le reste du monde,
légitiment certaines qualités ou conduites, et en délégitiment d’autres. Dès lors, on ne peut
évaluer un bon exercice réflexif à l’aune exclusive de la plus ou moins bonne volonté de
l’enquêteur-trice à restituer sa position et sa conduite sur le terrain ; on doit tenir compte du fait
que n’est dit que ce qui est dicible, autorisé, sans risque, sans piège, dans un univers qui, tout
en enjoignant désormais à l’auto-analyse, peine à reconnaître qu’il est lui-même loin d’être sans
tabous [68].

Participer à la réflexion déontologique sur le terrain

45Faire du terrain en féministe peut enfin conduire à réfléchir à la possibilité d’une déontologie
féministe du travail de terrain. Or il se trouve que la réflexion déontologique dans la sociologie
française est en panne. Deux congrès de l’Association française de sociologie ont suffi à
enterrer (jusqu’à présent) le sujet. Après une première tentative de réflexion en 2009, les
participant-e-s à l’assemblée générale de son congrès suivant, en 2011, se sont positionnés
contre un projet de charte destinée à codifier le travail de terrain. Je ne remets pas en cause les
raisons de ce rejet [69]. Mais le débat qu’il a engendré semble avoir eu un effet de clôture de
tout débat sur les enjeux déontologiques du travail de terrain. Rejetant ce texte, il semble que
l’assemblée générale de l’AFS ait rejeté toute possibilité de discuter de questions, que ce texte
posait certes mal, mais qu’il avait peut-être malgré tout le mérite de poser. En tant que
féministes faisant du terrain, et alors que nous ne nous sommes pas organisé-e-s pour proposer
d’alternative à cette charte, il me semble que nous pouvons faire nôtre l’idée défendue par
Daniel Cefaï dans son article (publié sur le site de La Vie des idées quelques semaines avant le

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congrès de 2009) selon laquelle on ne devrait plus « dissocier l’enquête sur la méthodologie de
la réflexion sur la déontologie ». Très critique à l’égard des « codifications de l’engagement
ethnographique », Daniel Cefaï prône néanmoins que, forts des débats, vieux de plusieurs
décennies, qui ont pu avoir lieu ailleurs, nous pourrions « imaginer une […] arène de réflexion
déontologique et de formation pédagogique, en langue française » [70].

46Ne souhaitant pas clore la discussion ni minorer les nombreuses difficultés qu’elle revêt,
Daniel Cefaï invite à un débat que la perspective féministe pourrait nourrir ; d’autant que l’on
bénéficie déjà des réflexions et des actions menées par le collectif Clasches, à l’occasion
notamment de la dénonciation de la promotion de Daniel Welzer-Lang au sein de l’Université
de Toulouse au début des années 2000 au motif de « désaccords déontologiques » [71],
régulièrement renouvelées jusque dans la période récente [72]; ces réflexions et actions, si elles
excèdent les seuls enjeux déontologiques du travail d’enquête, n’en sont pas moins des acquis
féministes, ancrés dans un contexte et des faits circonstanciés, à même de poser des problèmes
concrets auxquels s’atteler pour élaborer une méthodologie féministe qui n’exclue pas cette
dimension fondamentale du terrain.

47L’un des principaux apports de la théorie féministe pour penser le terrain réside probablement
dans la nécessité que puisse être discutée l’autorité du savant. Une autorité restée longtemps
indiscutable, ce dont les premières chercheuses féministes, et d’autres à leur suite, ont
personnellement et professionnellement pâti. En effet, le silence sur les femmes qui a longtemps
marqué la production en sciences sociales a ensuite fait place à une délégitimation des
recherches qui mettaient les femmes en leur centre, et qui allaient de fait à l’encontre de ce
silence. L’épistémologie du positionnement féministe peut apparaître comme la traduction
théorique d’une lutte interne au monde académique (plus ouverte aux États-Unis qu’en France),
qui a répondu à des reproches de mauvaise foi par un argument scientifique.

48Que signifie de mettre l’autorité du savant sur la sellette ? Il ne s’agit pas de miner le travail
scientifique, de l’exposer à tous vents et à tous discours contestataires, mais de reconnaître « le
caractère impliqué de toute production de savoir », rendre compte, « comme part intégrante de
ses propositions, de ce qui les nourrit et les contraint : avoir à l’esprit ce qu’un savoir exclut,
qui a compté comme sujet dans sa construction, en fonction de quoi on a accordé une légitimité
à ce savoir et à ceux qui le proposent, et sur qui/quoi ces propositions auront des effets [73] »

49Sur le terrain, cette exigence se traduit notamment par une attention au rapport de pouvoir
engendré par le dispositif même de l’enquête dont l’évocation de la trahison est une
manifestation fréquente. Le sentiment ou le fait de trahir ses enquêté-e-s pour l’enquêteur-trice
féministe, ou le reproche de trahison qui peut lui être adressé, entre en collision avec sa
solidarité avec d’autres femmes, et selon ses options théoriques et politiques, avec d’autres
minorités. Mais au fond, ce sentiment ou ce reproche sont susceptibles de survenir sur n’importe
quel terrain, que celui-ci soit conçu en féministe ou non. À partir du moment où la question de
départ de la recherche est ancrée dans une indignation ou a minima dans un rapport critique au
monde social, et quelles que soient les transformations et les censures dont elle est susceptible
d’avoir fait l’objet au cours de sa mise en équation scientifique, la position de pouvoir occupée
par l’enquêteur-trice contredit les diverses formes de proximité qui existent entre lui/elle et les
enquêté-e-s – qu’il s’agisse de similitudes biographiques et sociales, de communs engagements
politiques, ou encore de liens de confiance construits au fur et à mesure de l’enquête en dépit
de différences ou de divergences par ailleurs. Seule la reconnaissance de ce rapport de pouvoir
permet, en lien avec l’analyse des rapports sociaux à l’œuvre dans la relation d’enquête, de
comprendre ce qui alors se joue d’un point de vue méthodologique.

25
50Faire du terrain en féministe expose aussi à des problèmes. Notamment parce qu’il existe une
tension entre d’une part l’affirmation du lien entre théorie, méthode et politique, et d’autre part,
la nécessité de prendre garde à ne pas imposer de façon rigide la théorie qu’on s’est donnée au
départ et la politique que l’on vise sur la réalité que l’on observe (d’autant qu’on l’observe au
prisme de cette théorie et de cette politique). Surinterprétation et généralisation abusive
pourraient être les principaux symptômes d’une forme de violence théorique susceptible d’être
infligée a posteriori. Celle-ci peut prendre plusieurs formes : rabattre toute l’analyse sous le
genre, au mépris d’autres rapports sociaux (ce que font avec le rapport de classe nombre de
comptes rendus fondés sur d’autres cadres théoriques) ; sous-estimer les résistances mises en
œuvre par les personnes enquêtées parce qu’elles adviennent selon des modalités non
conformes aux idées que l’on se fait de la compétence politique ; décider qu’il serait inutile de
restituer le sens que les acteurs sociaux donnent à leurs pratiques parce que ce sens serait tout
entier manipulé par les rapports de domination.

51Adopter un positionnement féministe dans l’enquête peut aussi exposer auprès de ses pairs à
des risques au premier rang desquels se profile la délégitimation du travail de recherche, accusé
de manquer de scientificité lorsque cette dernière est confondue avec la neutralité,
l’impartialité, l’apolitisme revendiqué – un risque auxquelles les chercheuses féministes, qu’il
s’agisse du terrain ou de quoi que ce soit d’autre, ont toujours été exposées, ce qui a pu en
conduire certaines, selon les circonstances, à dissimuler le plus possible leur cadre de pensée,
jusqu’à devoir l’oublier [74]

52Mais réfléchir au terrain en féministe, et s’armer d’outils féministes pour faire du terrain
constituent également des ressources. Pour anticiper, analyser, et parfois désamorcer, en direct,
les éventuelles violences que l’on subit ou dont on est rendu témoin. Pour mettre en mots son
rapport au terrain et plus largement à son objet de recherche en faisant du positionnement un
moyen de répondre à l’exigence de réflexivité dans le compte rendu sans sombrer dans la
confession ou dans la complaisance. Pour tenir ensemble, dans une réflexion commune, des
aspects du métier de sociologue qui tendent à être dissociés, jusqu’à contribuer, à partir de
pratiques et de savoirs depuis longtemps éprouvés, à une réflexion déontologique de son
exercice.

Notes
[1] Cet article est une version remaniée d’un texte présenté le 14 avril 2015, lors d’une séance du cycle de
rencontres publiques « Limites frontières » du Groupe de recherche (féministe) Audre Lorde. Cette séance,
co-organisée avec Elsa Dorlin et Guillaume Roucoux, était intitulée « Qu’est-ce qu’un terrain ? ».
[2] Je reprends ici la distinction formulée notamment par Sandra Harding entre méthode (« techniques de
rassemblement de preuves »), méthodologie (« une théorie et une analyse de la façon dont une recherche doit
être menée ») et épistémologie (« une théorie de la connaissance »). Ma traduction de : « techniques for
gathering evidence », « a theory and analysis of how research should proceed » et « a theory of knowledge ».
Voir Sandra Harding (éd.), Feminism and Methodology. Social Science Issues, Bloomington, Indiana
University Press, 1987, p. 2-3.
[3] Voir Nicole Claude-Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe »,
initialement paru en 1971 dans la revue Épistémologies sociologiques, réédité dans L’Anatomie politique,
Paris, Côté-femmes, 1991, p. 17-41 ; Christine Delphy, « Pour un féminisme matérialiste », initialement paru
en 1975 dans la revue L’Arc, réédité dans L’Ennemi principal 1. Économie politique du patriarcat, Paris,
Syllepse, 1998, p. 259-269 ; Colette Guillaumin, « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets
théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés, 2, 1981, p. 19-32.
[4] Nicole Echard, Catherine Quiminal et Monique Sélim, « Débat. L’incidence du sexe dans la pratique
anthropologique », Journal des anthropologues, 45(8), 1991, p. 79 - 89.
[5] Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, p. 125-143.
[6] Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2002 [1990].

26
[7] Judith Stacey et Barrie Thorne, “The missing feminist revolution in sociology”, Social Problems, 4, 1985,
p. 301-316.
[8] Du côté de l’anthropologie féministe, mais aussi du côté de l’anthropologie dite « critique » ou encore
« postmoderne », voir James Clifford et Edward Marcus, Writing Culture. The Poetics and Politics of
Ethnography, Santa Fe, University of California Press, 1986.
[9] Michael Burawoy, « Revisiter les terrains. Esquisse d’une théorie de l’ethnographie réflexive », in Daniel
Cefaï (dir.), L’Engagement ethnographique, Paris, EHESS, 2010 [2003], p. 295-351 (trad. fr.).
[10] Pour un panorama de cette expansion, se reporter aux cartes établies en 2012 par Sibylle Schweier,
responsable scientifique du « Recensement national des études sur le genre et/ou les femmes » [en ligne],
disponible sur : http://www.cnrs.fr/mpdf/IMG/pdf/premiers_traitements_cartos.pdf (page consultée le 29
mars 2016).
[11] Voir Pierre Fournier, « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour
l’enquêteur » [en ligne], Ethnographiques.org, 11, 2006, disponible sur :
http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier (page consultée le 29 mars 2016). Les articles qui
mentionnent, en passant, la variable sexe sont nombreux ; celui de Pierre Fournier est signalé parce qu’il a la
particularité d’être centré sur le sujet.
[12] J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 307-308 (“Gender is assumed to be a property of individuals and is
conceptualized in terms of sex difference, rather than as a principle of social organization”).
[13] Voir notamment l’introduction à un ouvrage collectif tout entier consacré à la question du sexe/genre de
l’enquête, revendiquant de se situer « en dépassement » de toute perspective féministe : Anne Monjaret et
Catherine Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain. Retours d’expériences dans la littérature
méthodologique en anthropologie et en sociologie », in Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.), Le Sexe
de l’enquête, Paris, ENS Éd., 2014, p. 52. J’ai proposé une critique plus détaillée de ce texte dans les Cahiers
du genre, 58, 2015, p. 232-236.
[14] Voir Joan Wallach Scott, « Fantasmes du millénaire : le futur du “genre” au XXIe siècle », Clio. Histoire,
femmes et sociétés, 32, 2010 [2001], p. 89-117 et en particulier p. 96 (trad. fr.).
[15] C’est le cas de plusieurs chapitres de l’ouvrage dirigé par Anne Monjaret et Catherine Pugeault, à
l’inverse du parti-pris que ces dernières formulent dans leur introduction générale, voir Isabelle Mallon,
Jasmina Stevanovic, Marc Bessin, Marie-Hélène Lechien, Geneviève Pruvost, Agnès Jeanjean et Anne
Saouter. Les exemples sont désormais nombreux : Geneviève Pruvost, « Enquêter sur les policiers. Entre
devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », Terrain, 48, 2007, p. 131-148, mis en ligne le 15
mars 2011, disponible sur : http://terrain.revues.org/5059 (page consultée le 29 mars 2016) ; Gwénaëlle
Mainsant, « Prendre le rire au sérieux. La plaisanterie en milieu policier », in Alban Bensa et Didier Fassin,
Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 99-123 ; Amélie Le
Renard, « Partager des contraintes de genre avec les enquêtées. Quelques réflexions à partir du cas saoudien »,
Genèses, 81, 2010, p. 128-141 et en particulier p. 128-129 ; Mathieu Trachman, « Une “planque pour mater
des culs” ? », Terrains & travaux, 23, 2013, p. 197-215.
[16] Encore peu de textes en France sont explicites sur les apports méthodologiques du positionnement
féministe. J’en relève trois. Issu d’une réflexion collective, le plus ancien en sociologie rassemble des
expériences sur les biais ethnocentriques de terrains réalisés hors de France : Anna Jarry, Elisabeth Marteu,
Delphine Lacombe, Myriem Naji, Mona Farhan et Carol Mann, « Quelques réflexions sur le rapport de jeunes
chercheuses féministes à leur terrain (chantier) », Terrains & travaux, 10, 2006, p. 177-193. Général et rapide,
parce que présenté dans le cadre d’une introduction à un ouvrage collectif, celui de Delphine Naudier et Maud
Simonet : « L’impossible neutralité : les féministes contre Raymond Aron », in Delphine Naudier et Maud
Simonet (dir.), Des Sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte,
2011, p. 9-11. Celui de Béatrice de Gasquet propose un retour réflexif sur son ethnographie de thèse réalisée
dans des synagogues non orthodoxes : « Que fait le féminisme au regard de l’ethnographe ? La réflexivité sur
le genre comme connaissance située », SociologieS, p. 2-16, numéro « La recherche en actes. Ethnographie
du genre », mis en ligne le 26 mai 2015, disponible sur : https://sociologies.revues.org/5081 (page consultée
le 29 mars 2016).
[17] Voir Sandra Harding, “Rethinking standpoint epistemology. What is’strong objectivity‘ ?”, in Linda
Alcoff et Elizabeth Potter (éds), Feminist Epistemologies, New York, Routledge, 1993, p. 49-82. Pour une
analyse critique de ses travaux et de ceux de Donna Haraway, une autre figure importante de ce courant de
pensée, on lira María Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science
et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014.
[18] J’adopte le choix de traduction défendu par María Puig de la Bellacasa et Sarah Bracke de la notion de
standpoint : « Nous faisons le choix que standpoint feminism soit traduit par féminisme “du positionnement”,
plutôt que du “point de vue”, alors que cette dernière expression est la plus courante en français et que le terme
standpoint est, en anglais, synonyme de viewpoint. Mais le “point de vue”, ou encore la “perspective”,
exposeraient notre propos à des interprétations perspectivistes voire relativistes, contraires à notre intention et

27
à celle des auteures dont nous présentons les écrits. “Point de vue” ou “perspective” auraient aussi
l’inconvénient de diluer l’intensité contenue dans le terme standpoint qui suggère la résistance, l’opposition,
l’adoption d’une attitude, la prise de position. La traduction par “positionnement” permet dès lors d’insister
sur le caractère politique, actif et construit du standpoint. » (Sarah Bracke et María Puig de la Bellacasa, « Le
féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du genre, 54, 2013
[2009], p. 45-66 et en particulier p. 48 [trad. fr.]).
[19] Voir Sandra Harding, “Introduction : is there a feminist method ?”, in S. Harding, Feminism and
Methodology…, op. cit., p. 1-14 ; Judith Stacey, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women’s Studies
International Forum, 11(1), 1988, p. 21-27.
[20] Un élargissement à l’œuvre (non sans heurts) dans le mouvement féministe et dans la recherche, visible
dans l’œuvre de Sandra Harding, dont le dernier ouvrage notamment témoigne : Objectivity and Diversity.
Another Logic of Scientific Research, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2015.
[21] Monjaret et C. Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain… », op. cit., p. 8-9.
[22] Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue,
Paris, Mouton, 1983 [1968], p. 52 sq. ; ou encore : M. Burawoy, op. cit., p. 307.
[23] Pour une synthèse critique, voir Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008.
[24] Voir Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Cahiers du GRIF, 37-38, 1988
[1986], p. 125-153 (trad. fr.).
[25] S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 73.
[26] G. Mauger, art. cit., p. 125.
[27] Sur ce sujet, lire aussi le texte fondateur de Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles
parler ?, Paris, Amsterdam, 2006 [1988] (trad. fr.).
[28] Lila Abu-Lughod, « Écrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux »,
in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 421-423 (trad. fr.). Cette idée a également été énoncée en France mais sans
connaître les développements auxquels elle a donné lieu outre-Atlantique ; on la retrouve par exemple sous la
plume de Christine Delphy lorsqu’elle écrit que « [t]oute connaissance est le produit d’une situation
historique, qu’elle le sache ou non. Mais qu’elle le sache ou non fait une grande différence ; si elle ne le sait
pas, si elle se prétend “neutre”, elle nie l’histoire qu’elle prétend expliquer, elle est idéologie et non
connaissance. Toute connaissance qui ne reconnaît pas, qui ne prend pas pour prémisse l’oppression sociale,
la nie, et en conséquence la sert objectivement » (C. Delphy, L’Ennemi principal 1, op. cit., p. 265).
[29] Voir Donna Haraway, « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la
perspective partielle », in Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions –
Féminismes, Paris, Exils, 2007 (trad. fr.), p. 116. L’article d’origine a été publié aux États-Unis en 1988.
[30] S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 69 (“have made the move from
declaiming as a problem or acknowledging as an inevitable fact to theorizing as a systematically accessible
resource for maximizing objectivity the inescapable social situatedness of knowledge claims”).
[31] M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p. 39.
[32] Nancy Hartsock, “The feminist standpoint : developing the ground for a specifically historical
materialism”, in Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003
[1983], p. 35-54.
[33] E. Dorlin, Sexe, genre et sexualité, op. cit., p. 18.
[34] S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 8.
[35] Laura Nader, “Up the anthropologists : perspectives gained from studying up”, in Dell H. Hymes (éd.),
Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books, 1972, p. 285 (“the normative impulse often leads one
to ask important questions about a phenomenon that would not be asked otherwise, or to define a problem in
a new context”).
[36] Pierre Bourdieu déplore qu’au contraire d’autres sciences « plus “pures” », les sciences sociales ne soient
que « partiellement autonomes » (« La cause de la science », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-
107, 1995, p. 3-10 et en particulier p. 7) et s’il envisage la possibilité pour des nouveaux entrants
« marginaux » de « rompre avec les routines de l’establishment académique », en revanche il est très
circonspect concernant leur capacité à occasionner des « ruptures critiques avec la doxa et l’orthodoxie », et
surtout il met en garde contre leur « soumission à des injonctions ou des contraintes externes » (ibid., p. 8-
10). Son analyse est périlleuse à critiquer parce qu’elle est tout entière rédigée contre une proposition
épistémologique qui n’est pas explicitée ; mais si l’on peut admettre avec lui combien la mauvaise foi, la
résistance à la critique et à l’objectivation sont des adversaires redoutables, souvent au service du maintien
d’un ordre social naturalisé, en revanche l’opposition hiérarchisée qu’il établit et la rupture qu’il prône entre
les savoirs scientifiques et les autres reviennent à ériger l’autorité scientifique en autorité incontestable, au
nom d’une pureté à laquelle il est difficile de souscrire d’un point de vue féministe. Réduisant les savoirs
militants à des « dispositions subversives » à « convertir » dans un mouvement de « sublimation scientifique »
pour en faire les ressorts d’une analyse qui soit digne d’attention, Pierre Bourdieu écrit : « Dans le cas des

28
sciences sociales, l’instauration des conditions sociales de la rupture et de l’autonomie est particulièrement
nécessaire et particulièrement difficile. Du fait que leur objet, donc ce qu’elles disent à son propos, est un
enjeu politique […], elles sont particulièrement exposées au danger de “politisation” : il est toujours possible
d’importer et d’imposer dans le champ des forces et des formes externes, génératrices d’hétéronomie et
capables de contrecarrer, de neutraliser et parfois d’anéantir les conquêtes de la recherche libérée des
présupposés » (Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 161-162). Là réside un désaccord
fondamental : les féministes, relisant leurs prédécesseurs et leurs contemporains en science, n’ont (eu) de
cesse de montrer combien la recherche n’a jamais été libérée de présupposés androcentriques, et plus
largement ethnocentriques. À titre d’exemple de ce type de relecture, voir Danielle Chabaud-Rychter, Virginie
Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures
critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010.
[37] Aux États-Unis, le Black feminism a élaboré une critique interne à la théorie féministe à partir
d’expériences de femmes africaines-américaines : bell hooks a développé la notion de « vision du monde
oppositionnelle » (oppositional worldview), Patricia Hill Collins celle de « perspective des outsiders
intégrés » (outsider-within-perspective). Voir Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-
américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
[38] Voir M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p.
29 : « L’espoir que ces descriptions maximisent l’objectivité est donc basé sur un travail collectif, sur des
positions qui auraient moins intérêt à perpétuer le statu quo, et pas sur une garantie ou un fondement – Harding
parle d’ailleurs plutôt de grounds que de foundations. » Ou encore, Donna Haraway : « Fonder la capacité de
voir à partir des marges et des profondeurs a une grande importance. Mais cela comporte le sérieux danger
d’idéaliser et/ou de s’approprier la vision des moins puissants alors qu’on revendique de voir à partir de leur
position. Voir d’en bas ne s’apprend pas facilement et n’est pas sans problème, même si “nous” habitons
“naturellement” le grand terrain souterrain des savoirs assujettis. Les positionnements des assujettis ne sont
pas dispensés de réexamen critique, de décodage, de déconstruction et d’interprétation. […] Les points de vue
des assujettis ne sont pas des positions “innocentes”. Au contraire, ils sont privilégiés parce qu’en principe
moins susceptibles d’autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir. » (D. Haraway,
« Savoirs situés… », op. cit., p. 118-119).
[39] María Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires. Autour des politiques féministes des savoirs
situés », Multitudes, 12, 2003, p. 39-47 et en particulier p. 44.
[40] Le terme est récurrent dans les écrits féministes de référence, et se retrouve par exemple à plusieurs
reprises dans le récent article, en français, de Béatrice de Gasquet, cité plus haut (« Que fait le féminisme au
regard de l’ethnographe ?… »), qui recommande la lecture de Kamala Visweswaran, “Betrayal : an analysis
in three acts”, in Kama Visweswaran, Fictions of Feminist Ethnography, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1994, p. 40-59.
[41] Voir C. Guillaumin, art. cit, p. 28 sq.
[42] J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 303.
[43] S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 66 et p. 68 (“Female feminists are made,
not born. Men, too, must learn to take historic responsibility for the social position from which they speak.”).
[44] Sur ce sujet, lire aussi G. Chakravorty Spivak, op. cit. ; Joan W. Scott, « Experience », in Judith Butler
et Joan W. Scott (éds), Feminists Theorize the Political, New York/Londres, Routledge, 1992, p. 22-40.
[45] Le Renard, art. cit.
[46] L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 422. On se reportera également à deux
classiques sur le sujet, parus un peu plus tôt dans les années 1980 et ayant posé les fondements d’une réflexion
qui n’a pas cessé depuis lors : Elizabeth V. Spelman, Inessential Woman : Problems of Exclusion in Feminist
Thought, Boston, Beacon Press, 1988 ; Denise Riley, “Am I That Name ?” Feminism and the Category of
“Women” in History, Londres, Macmillan, 1988.
[47] Voir Xavier Dunezat, « Travail militant et/ou travail sociologique ? Faire de la sociologie des
mouvements sociaux en militant », in D. Naudier et M. Simonet (dir.), op. cit., p. 80-97.
[48] Voir Lila Abu-Lughod, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women and Performance : A Journal
of Feminist Theory, 5(1), 1990, p. 7-27.
[49] J. Stacey, art. cit., p. 21-22 et p. 24.
[50] O. Schwartz, op. cit., p. 42-43.
[51] Voir G. Pruvost, art. cit., p. 142.
[52] Voir Laura L. O’Toole et Jessica R. Schiffman (éds), Gender Violence. Interdisciplinary Perspectives,
New York/Londres, New York University Press, 1997.
[53] Agnès Jeanjean, « Une ethnologue, des égoutiers et des universitaires. Rapports sexués, rapports
politiques », in A. Monjaret et C. Pugeault, op. cit., p. 192.

29
[54] Voir Eva Moreno, “Rape in the field. Reflections from a survivor”, in Don Kulick et Margaret Willson
(éds), Taboo : Sex, Identity, and Erotic Subjectivity in Anthropological Fieldwork, Londres/New York,
Routledge, 2004 [1995], p. 219-250.
[55] Collectif, Le Sexe du travail, Grenoble PUG, 1984, p. 11.
[56] Eleni Varikas, « “Le personnel es politique” : avatars d’une promesse subversive », Tumultes, 8, 1996,
p. 135-162
[57] Lila Abu-Lughod, “Zones of theory in the anthropology of the Arab world”, Annual Review of
Anthropology, 18, 1989, p. 267-306 et en particulier p. 267 (“Knowledge is power. The Americans and the
British know everything. They want to know everything about people, about us. Then if they come to a country,
or come to rule it, they know what people need and they know how to rule”).
[58] Bruno Latour, « Comment redistribuer le Grand Partage ? », Revue de synthèse, 110, 1983, p. 223-224
et p. 236.
[59] Christelle Hamel, « “Faire tourner les meufs”. Les viols collectifs : discours des médias et des
agresseurs », Gradhiva, 33, 2003, p. 85-92.
[60] Maryse Jaspard, équipe Enveff, Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Paris,
La Documentation française, 2003.
[61] Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2001 [1995], p. 244 (trad. fr.).
[62] L. Nader, op. cit., p. 290 (“The consequences of not studying up as well as down are serious in terms of
developing adequate theory and description. If one’s pivot point is around those who have responsibility by
virtue of being delegated power, then the questions change”).
[63] Seule la classe sociale est retenue dans leur explication.
[64] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Aises et malaises du chercheur : considérations sur
l’enquête sociologique dans les beaux quartiers », L’Homme et la société, 116, 1995, p. 19-29.
[65] Je m’en tiendrai à un propos exclusivement « académique » et laissant de côté la question de la restitution
de la recherche aux publics situés en dehors du monde universitaire qui nécessiterait un développement en
soi : les chercheur-e-s féministes ont toujours deux « auditoires », d’une part les chercheur-e-s, d’autre part
les féministes (L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 425).
[66] Dorothy E. Smith, “Women’s perspective as a radical critique of sociology”, in S. Harding (éd.),
Feminism and Methodology…, op. cit., p. 84-96.
[67] S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 9 (“soul searching” et “an anonymous,
invisible voice of authority”). À l’inverse, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dans l’article cité plus
haut, et malgré une grande réflexivité concernant leurs affects et les effets de la distance sociale qui les sépare
de leurs enquêté-e-s, font tout pour « s’abstraire » de ces émotions et finalement du récit de l’enquête, allant
jusqu’à refuser d’écrire ce dernier à la première personne du pluriel (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, art. cit.,
p. 19).
[68] Voir Isabelle Clair, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique »,
Revue française de sociologie, 57, 2016, p. 45-70.
[69] J’ai moi-même voté contre : le texte était artificiel, procédurier, reposant sur la notion de « consentement
éclairé » largement combattue ailleurs dans le monde pour sa naïveté et son effet de déresponsabilisation des
enquêteur-trice-s une fois le papier de consentement signé par l’enquêté-e.
[70] Daniel Cefaï, « Codifier l’engagement ethnographique ? Remarques sur le consentement éclairé, les
codes d’éthique et les comités d’éthique », in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 493-512.
[71] Pour un résumé, voir Bulletin de l’ANEF, 46, 2005, p. 97-100, disponible sur :
http://nextgenderation.collectifs.net/texts/welzerlangfr.html (page consultée le 29 mars 2016).
[72] Le 6 mai 2015, un communiqué de presse intitulé « Halte à l’inertie de l’université en matière de
harcèlement sexuel ! », et signé de plusieurs associations (CLASHES, ANEF, AVFT, EFiGiES, ANCMSP)
exige la suspension de la procédure d’un recrutement à l’Université de Toulouse présidé par Daniel Welzer-
Lang, finalement obtenue le 20 mai suivant (suite notamment à une pétition signée des mêmes associations,
rejointes par l’ASES).
[73] M. Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires… », art. cit., p. 44.
[74] Voir Rose-Marie Lagrave, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la
recherche en sciences sociales, 83, 1990, p. 27-39.

30
3. Hélène Merlin-Kajmann, La Littérature à l’heure de #MeToo, Ithaque, 2020.

Introduction

« Adresse ailleurs ces vœux dont l’ardeur me poursuit : / Va, respecte une vierge. […] /Non ; déjà tes
discours ont voulu me tenter. […] / Berger, retiens ta main,… berger, crains ma colère […] / Berger, retiens
ta main,… laisse mon voile en paix. […] / Satyre, que fais-tu ? Quoi ! ta main ose encore… […] / Berger,
au nom des dieux… / Ah !… je tremble… […] / Non ; arrête… […] Dieux ! quel est ton dessein ? Tu
m’ôtes ma ceinture ? […] / Tu déchires mon voile !… Où me cacher ? Hélas ! / Me voilà nue ! où fuir !
[…] Ah ! méchant ! qu’as-tu fait ? ».

Une douzaine de vers [1] : et, à moins de mauvaise foi, l’évidence saute aux yeux. Imité de
Théocrite en 1780 par un poète de 18 ans, André Chénier, « L’Oaristys » mettrait en scène, en
quatre-vingt huit vers, un viol déguisé en pastorale légère au dénouement vraisemblablement
matrimonial et heureux [2] : le viol de la bergère Naïs par le berger Daphnis.
Une évidence, c’est ce que m’a encore répété, à la fin du premier semestre de 2019-2020, un
étudiant que mes objections et mes doutes exposés pendant un séminaire de master n’avaient
pas du tout convaincu. « Je l’ai fait lire à beaucoup de gens de ma famille, à des amis, des
jeunes, des vieux », me précise-t-il sans cacher sa désapprobation, « il n’y a personne qui ait
pensé le contraire ». Encore avait-il suivi jusqu’au bout mon séminaire consacré à « la
littérature à l’heure de #MeToo » parce que mes arguments, quoiqu’ils l’aient déstabilisé,
l’avaient intéressé, m’a-t-il dit. Mais une grosse moitié des présents aux premières séances
avaient manifesté leur hostilité en cessant de venir après la séance consacrée à la lecture de ce
poème.

Je ne l’avais jamais lu avant octobre 2017. C’est un contexte particulier qui l’a porté à ma
connaissance et, dans la foulée, a suscité mes interrogations. A cette date en effet, l’œuvre
poétique de Chénier étant alors au programme des agrégations de lettres modernes et classiques,
des agrégatifs interpellaient les deux jurys de ces concours à son propos [3]. Les signataires de
la lettre-pétition et leurs nombreux soutiens avaient immédiatement reconnu dans
« L’Oaristys », disaient-ils, la représentation d’un viol. Mais cette évidence avait été repoussée
par certains enseignants qui les préparaient à l’œuvre de Chénier, tous spécialistes de la
littérature du XVIIIe siècle, notamment au motif de l’anachronisme de l’interprétation et de son
irrecevabilité par un jury d’agrégation. Pour cette raison, les signataires demandaient aux
membres de ces jurys de se prononcer sur la question, c’est-à-dire d’autoriser leur lecture du
poème en termes de viol.

Née d’un court texte que j’ai écrit à la suite de cette lettre [4], une polémique s’en est suivie [5].
Elle tournait, entre autres, autour de la question du consentement de la bergère. Compte tenu
des normes de genre au XVIIIe siècle et des conventions libertines de la représentation
amoureuse, faut-il prendre le « non » de Naïs au pied de la lettre ? Est-il si évident qu’elle ne
consente pas ? La question elle-même n’est-elle pas anachronique ? Et peut-elle avoir un sens
concernant une fiction littéraire ? Peut-on facilement fixer l’interprétation de ce poème, et, au-
delà, d’un texte littéraire ? Comment décrire, comment nommer le plaisir éventuel qu’un lecteur
y prendrait ? Comment présenter et analyser ce texte dans une situation pédagogique ?

31
Ce sont ces questions difficiles que je me propose d’aborder à l’occasion de ce poème de
Chénier, dans un contexte lui-même tendu, le contexte de #MeToo.

En janvier 2020, à la suite de la publication d’un livre autobiographique qui porte précisément
ce titre, Le Consentement [6], écrit par Vanessa Springora, éclatait l’affaire Gabriel Matzneff.
Vanessa Springora raconte dans ce livre un abus sexuel très particulier, un abus commis par
l’écrivain Gabriel Matzneff mais « consenti » quand elle n’avait que quatorze ans. Cet abus [7]
s’est prolongé indéfiniment dans une forme de prédation littéraire continuée après sa rupture
avec l’écrivain, prédation dont elle analyse le détail avec précision. Avec l’œuvre de Gabriel
Matzneff, nous sommes donc en présence d’un cas de figure dans lequel le lien entre la réalité
des actes et leur représentation littéraire est non seulement avéré, mais explicitement et
répétitivement mis en scène par l’auteur lui-même.

En un certain sens, Vanessa Springora lui emboîte le pas : elle aussi va parler littéralement.
Mais le ton est celui de l’accusation. Et c’est un passage particulièrement cru et particulièrement
accusateur qu’on retrouve cité partout :

A quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de
son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge
dans la bouche à l’heure du goûter. [8]

Dès les premières lignes de son livre, Vanessa Springora place son écriture sous le signe d’une
réflexion sur la littérature :

Les contes pour enfants sont source de sagesse. Sinon, pour quelle raison traverseraient-ils les
époques ? Cendrillon s’efforcera de quitter le bal avant minuit ; le Petit Chaperon rouge se
méfiera du loup et de sa voix enjôleuse […]

Autant d’avertissements que toute jeune personne ferait bien de suivre à la lettre. [9]

Cette entrée en matière est surprenante pour une chercheuse de ma génération. J’ai l’habitude
d’enseigner à mes étudiants, après l’avoir enseigné à mes élèves du secondaire, que la littérature
ne doit pas être lue à la lettre, qu’elle n’est pas faite pour ça. Ces propos introducteurs du
Consentement balaient des dizaines, des centaines peut-être, de lectures critiques des
contes [10], des dizaines de débats engageant autant d’enjeux théoriques sur ce qu’il en est de
la littérature, de son rapport à la vérité, et des raisons qu’elle peut avoir de « traverser les
époques » [11]. Ils balaient aussi la plupart des expériences de lectures ordinaires : les adultes
qui lisent, ou font lire, des contes aux enfants, les leur transmettent-ils vraiment comme des
« sources de sagesse » ? Serait-ce vraiment le ressort de leur commun plaisir de lire ?

Pourtant, de façon non moins déroutante pour moi, ces propos liminaires résonnent de façon
bien familière aux oreilles d’une spécialiste de la littérature du XVIIe siècle. Le « classicisme »
honni des « modernes » plaçait la littérature sous le signe d’un mot d’ordre, « plaire et
instruire ». Pour la plupart des lettrés du XVIIe siècle, il allait de soi que non seulement les
contes et les fables devaient être « source de sagesse », mais que pour toute œuvre publiée, les

32
auteurs devaient se préoccuper de son effet moral sur le public ; enfin, que des « censeurs » [12]
devaient veiller sur cette fin. Retour du classicisme ou de quelque chose qui y ressemble ?A
voir.

Ce qui paraît certain, c’est qu’un paradigme se dessine. La littérature efficace serait celle qui
dit les choses exactement. Et si ce n’est pas elle, ce serait la tâche de son commentaire. Il s’agit
de démasquer les « voix enjôleuses » et leurs messages équivoques pour appeler un chat, un
chat : appeler une scène érotique agie sous la pression insistante d’un berger, un viol ; et la
« philopédie » [13], de la pédocriminalité. Les lectures qui refuseraient cette vérité, par exemple
la lecture des spécialistes du XVIIIe siècle refusant de lire un viol dans « L’Oaristys », devraient
être rangées parmi les voix malhonnêtes [14].

Même si ce premier événement de la lettre des agrégatifs adressée aux jurys d’agrégation n’a
pas eu la portée médiatique du second, loin s’en faut, l’un et l’autre constituent, dans le sillage
du mouvement #MeToo [15], le signe d’un bouleversement en cours du regard porté sur la
littérature. Depuis les Modernes emblématisés par Flaubert et Baudelaire, respectivement
accusés dans les procès de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, la littérature était réputée se
tenir au-delà du bien et du mal. Cette perspective l’associait de façon privilégiée aux valeurs de
la transgression et de la subversion.

A-t-elle bénéficié à la production de Gabriel Matzneff, comme Vanessa Springora l’avance


dans Le Consentement, suivie par de nombreux commentateurs incriminant après elle le slogan
de Mai 68 « Il est interdit d’interdire » [16] ? Ce qui est sûr, c’est que, de l’aveu même de
Vanessa Springora, si son propre livre a connu dès sa sortie un succès fulgurant, c’est parce que
le mouvement #MeToo était passé par là [17]. Voilà que la littérature se retrouve en train de
comparaître devant un tribunal de l’opinion qui revendique de la juger au nom de ce qu’on doit
ou ne doit pas représenter, c’est-à-dire à partir de critères moraux, voire judiciaires. « [L]es
temps sont en train de changer, et avec eux ce que nous ferons de la transgression », remarquait
Mathilde Serrell à la fin de son émission « La Théorie » sur France-Culture le 26 décembre
2019 ; et presque deux mois plus tard, Lise Wajeman dans Médiapart arrivait à une conclusion
analogue : « L’affaire Matzneff sonne un coup de semonce : la littérature a un point de butée,
c’est la réalité. » [18]

Cette nouvelle perspective n’est pas sans rapport avec une pratique apparue récemment aux
Etats-Unis sous la pression des étudiants et en train de se développer en Europe, le trigger
warning. Les enseignants sont fortement invités à avertir (« to warn ») par avance leurs
étudiants que des textes (ou tout autre support pédagogique) pourraient présenter des contenus
choquants pour eux, ou susceptibles de raviver ou de provoquer (« to trigger ») leurs
traumatismes : et le viol, bien sûr, fait partie des tout premiers contenus envisagés. Là encore,
la question de la lecture « à la lettre » est engagée, ainsi que celle de la morale, puisque le but
est d’éviter de causer du tort aux étudiants concernés.

Je me propose d’examiner le plus scrupuleusement possible les arguments en présence et leurs


enjeux, afin de déployer ici deux questions liées : comment lire, et que lire ?

33
Les deux questions débouchent sur celle du partage de la littérature et de ses effets sociétaux.
Plus particulièrement, que serait un partage féministe de la littérature ? Doit-on, pour le
promouvoir, adopter une position militante, offensive d’un côté (la dénonciation du viol dans
« L’Oaristys »), protectrice de l’autre (le trigger warning) ?

La position que je voudrais défendre est double. D’abord, en contradiction avec les convictions
les plus ancrées de ma génération, je pense, comme les signataires de la lettre des
agrégatifs [19], que la littérature ne se tient pas au-delà du bien et du mal, et qu’un texte ne doit
pas échapper à une lecture politique ou morale contemporaine. En ce sens, ils ont selon moi
raison d’inviter à prendre position, sinon à prendre parti, face à un texte littéraire.
Mais selon quelles modalités ?

Le poème de Chénier nous fournit une entrée remarquablement instructive pour aborder la
question dans toute sa difficulté. Je ne crois pas qu’on la résolve de façon satisfaisante en se
contentant d’exhiber des contenus condamnables et de leur opposer des lectures dénonciatrices.
Reprenant, dans ce contexte, mes analyses portant sur la transitionnalité de la littérature [20],
j’essaierai de montrer comment la littérature et ses commentaires critiques peuvent s’évaluer à
leur capacité à rendre leur lecteur libre.

Mais « libre » est une valeur trop vague, trop attrape-tout. La célébration de la transgression et
de la subversion s’est faite aussi au nom de la liberté. Celle que j’invoque ne s’intime pas, ne
se théâtralise pas dans une provocation. Elle passe par l’élargissement des représentations du
lecteur, c’est-à-dire de ses pensées comme de son imagination. Cet élargissement est selon moi
bloqué dès que la littérature agit à la lettre : si elle agit directement à la lettre, elle rate sa
définition souhaitable. Il s’agit donc de défendre ici l’idée que la littérature n’est pas faite pour
être prise à la lettre. Et cette idée peut nous aider à évaluer les œuvres littéraires tout autant que
leurs commentaires critiques.

Un mot encore. J’aurais pu, dans ce livre, adopter un point de vue entièrement surplombant.
Mais ce choix aurait été doublement mensonger.

D’une part, passés quelques aperçus sur la littérature et la grammaire amoureuse de l’Ancien
Régime, je ne vais pas beaucoup parler en « spécialiste » : je ne suis ni spécialiste de la
littérature du XVIIIe siècle, ni de celle des XXe et XXIe siècles, ni des études de genre, etc.
C’est donc comme lectrice, comme femme, comme citoyenne non moins que comme
chercheuse et comme enseignante, bref oscillant entre compétence et incompétence, que j’ai
écrit ce livre.

D’autre part, ce choix aurait triché avec la vérité des débats qui l’ont précédé. Outre la
polémique évoquée plus haut, le poème de Chénier a fait l’objet de discussions souvent très
vives, et même à vif, au sein du mouvement Transitions que je préside [21]. Elles n’étaient pas
toutes heureuses, mais elles m’ont toutes enrichie. Nul doute que mes positions n’aient changé
au long cours de ces échanges avec les uns et avec les autres.

34
Ce livre est donc animé par l’obligation où je me sens d’enchaîner, c’est-à-dire moins de
soutenir une position déterminée que d’ouvrir un lieu de discours, dans le but de susciter
réflexion commune et débats. Un tel choix m’expose. Mais j’ai l’idée de plus en plus obstinée
que l’éthique de la critique exige de s’exposer [22].

C’est pourquoi avant d’entrer dans le vif du sujet et de combattre leurs positions, je remercie
les signataires de la lettre des agrégatifs d’avoir contribué à raviver un débat en un sens vieux
de plusieurs siècles, mais auquel il est grand temps d’accorder à nouveau le plus grand sérieux
critique : celui qui concerne la responsabilité et l’implication de la littérature dans ce qu’il est
convenu d’appeler la réalité.

[…] /83/
La phrase-affect

Il est peu probable que la lecture immédiate du poème laisse des élèves ou des étudiants froids.
A la lecture de ces vers : « Tu déchires mon voile !… Où me cacher ? Hélas ! / Me voilà nue !
où fuir ! », qui me révoltent autant (mais différemment) que les signataires de la lettre des
agrégatifs et que les auteurs de « Voir le viol », quelque chose risque ici de nous happer, soit
dans l’excitation mauvaise d’un désir de passage à l’acte (lequel, il convient quand même de le
souligner, peut rester pour la vie à l’état de désir non réalisé), soit dans l’horreur du ressenti
d’un abus et d’une dépossession de soi.

Mais faut-il performer le viol ? Ne convient-il pas plutôt de libérer ce qui, dans son évocation
littéraire, peut permettre d’en élaborer le fantasme ? Si toute lectrice sent probablement planer
la menace d’un viol à cette lecture, la bloquer sur cette menace risque de l’accroître tout en
abandonnant à une autre sorte de terreur les lecteurs ou même les lectrices pour qui serait au
contraire passé un parfum attirant : terreur de la réprobation brutale ; terreur d’avoir pu être
attiré par un crime.

Il est vraiment frappant que les auteurs de « Voir le viol » s’intéressent si peu à Daphnis, aux
projections fantasmatiques dont il peut devenir le support et aux sympathies qu’il peut susciter.
La polarité pulsionnelle excitée par le poème offre pourtant une ressource cathartique, car le
texte lui-même donne le moyen de la déplacer. Prêter attention à tout ce que je résume du mot
de « textualité » soutient sa dimension métaphorique et remet en mouvement ce qui s’est
pétrifié autour de ces affects. Dans un cours, enchaîner des lectures possibles grâce à la distance
introduite par des connaissances contextuelles et par des analyses textuelles, plutôt qu’écraser
le texte sous une seule lecture, peut avoir pour bénéfice discret de mettre en contact les deux
positions de désir, non pour les harmoniser, mais pour les déplacer l’une par l’autre en invitant
à la reconnaissance de l’altérité. Le poème peut être pris alors lui-même comme un signe
d’altérité.

Mener ce travail n’aboutit pas à faire accepter un viol en le recouvrant d’un voile esthétique et
en refusant de « poser un mot sur la réalité », mais invite à se familiariser avec sa propre

35
violence intérieure, avec ses propres terreurs, afin de ne pas être acculé à les projeter sur un
visage réel, à les agir dans une relation réelle.

Au chapitre 2, j’ai souligné que nous avions perdu contact avec la liberté que la mythologie
avait permis d’introduire dans le monde chrétien. Ce détour propre aux hommes et aux femmes
de l’Ancien Régime (et sans doute bien avant) peut recommencer selon moi à constituer une
ressource pleine de promesses, parce qu’elle dépayse. On l’a vu, « L’Oaristys » célèbre la
victoire de Vénus sur Diane. Daphnis accompagne sa promesse de mariage d’une invite à goûter
sans tarder aux plaisirs de la sexualité. Il ne cherche pas à se garantir du côté de l’honneur, il
n’investit pas, contrairement à l’amant du poème de Marot, « l’honnêteté » - la pudeur, la
réserve - de l’amante. C’est pourquoi le poème me semble contester la sacralité de la virginité,
peut-être même celle de la chasteté. Il n’est donc pas interdit d’avancer qu’il veut en libérer ses
lecteurs.

Cette piste de lecture est délicate à introduire sans tous les correctifs qu’on a vus. Mais elle a
un intérêt : elle permet, avec prudence, protégés par l’implicite, la stylisation extrême du
poème, de ne pas être prisonniers d’un présupposé invisible mais culturellement violent qui
repose sur une connivence socio-culturelle moderne. Ce présupposé est le suivant : la
préoccupation de la virginité des filles serait un archaïsme que l’on devrait combattre de façon
militante.

C’est oublier que, pour tous ceux, filles et garçons, hommes et femmes, pour qui la virginité
des filles est un enjeu, cette conviction produit des affects croisés très complexes, tout en
creusant démesurément l’imaginaire de la différence sexuelle : la sacralisation de la virginité
des filles renforce le différend des genres en le redoublant d’une zone d’inconnu ou de
méconnaissance réciproque vertigineuse. Notre rôle d’enseignants ne comprend pas la tâche de
combattre cette sacralisation (ou quelque autre position que ce soit sur la sexualité). Elle
comprend la tâche de faire entendre, c’est-à-dire de multiplier les occasions d’ouvrir des
portes : et la seule manière pour que ces portes entrouvertes ne soient pas violemment refermées
dans le silence d’un refus hostile, c’est de le faire avec le maximum de délicatesse possible.

Or, si le poème de Chénier – qui à maints égards manque totalement de délicatesse - peut avoir
un intérêt pédagogique, c’est peut-être parce qu’il se prête remarquablement aux questions. Il
faut au moins lui faire justice sur un point : il fait résonner le différend entre les voix de Naïs et
de Daphnis, à condition qu’un commentaire le ralentisse, le refroidisse en quelque sorte, fasse
écouter où se noue l’incompatibilité des langages, où la grammaire érotique expose au risque
du contresens.

Mais il a une autre virtualité encore : il fait entendre encore autre chose. Et c’est ainsi, par
hypothèse, qu’il peut devenir littérairement partageable.

Cet autre chose, plus diffus dans le poème que sa « lettre », je me suis prise à l’écouter lorsque
j’ai cherché à comprendre pourquoi lire dans le poème de Chénier la « représentation d’une
scène de viol », pourquoi le traduire dans le lexique physiologique de la « pénétration » me

36
révoltait. C’est alors que j’ai repéré qu’un vers me faisait un plaisir sans réserve : « C’est ce
bois qui de joie et s’agite et murmure. » :

Naïs : Dieux ! quel est ton dessein ? Tu m’ôtes ma ceinture ?


Daphnis : C’est un don pour Vénus ; vois, son astre nous luit.
Naïs : Attends. Si quelqu’un vient... Ah ! dieux ! j’entends du bruit.
Daphnis : C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure. (v. 73-76)

A partir de ce vers, le poème devient autre, comme dans un kaléidoscope. Il donne à entendre
quelque chose entre - quelque chose qui fait trembler l’air entre les deux amants. Il concentre
une dimension du texte, une dimension pour moi vraiment amoureuse, qui surgit de sa
mélodie [23] – pas de son sémantisme général, pas de son enchaînement dramatique, pas de
l’allégation de l’autorité de Vénus ; mais de moments où son rythme, en se faisant vif et
caressant, quitte l’horizon didactique où Vénus est un argument discursif pour la rendre
textuellement présente. Dans le poème court, parfois, un frémissement joyeux
extraordinairement juvénile. Un certain vertige érotique y circule, une sorte d’allégresse plutôt
délicate, auquel je ne peux pas accrocher le mot « viol », tout simplement parce que la voix
présente dans l’écriture ne fait pas violence à l’altérité, mais en accueille le trouble. La voix du
poème n’est pas la voix d’un violeur.

Habité d’un érotisme non violeur, ce vers est aussi celui qui me fait entendre l’onirisme du
poème. D’où l’autre façon de ne m’identifier ni à Naïs ni à Daphnis. Cet érotisme qui se diffuse
dans la signifiance du poème me grise légèrement. Il me fait écouter/regarder Naïs et Daphnis
comme dans un rêve heureux : comme dans un rêve où l’on peut glisser d’une figure à l’autre,
être l’un, être l’autre, osciller quelque part entre, et, sans se mettre à aimer ni à haïr Daphnis
comme s’il était réel, sans se mettre à désirer une rencontre de ce type, jouer avec le masque
hideux qu’une lecture figée lui attache comme dans un cauchemar.

Insister sur cet aspect-là du poème proteste pour le désir sans le nommer davantage. Il ne s’agit
pas du reste de ne protester que pour Daphnis, mais aussi pour Naïs, ou plutôt pour les lectrices
à qui ce poème veut certes fournir une grammaire aimantée par, et orientée vers, le désir
masculin ; mais qui n’en entrouvre pas moins des voies de liberté (Vénus plutôt que Diane,
l’amant plutôt que le père). Or, le mot « viol » les ferme aussitôt. En hyperbolisant le tort fait à
Naïs, le mot « viol » fige le « non » et interdit qu’on puisse entendre comment s’amorce,
comment peut s’amorcer un « non-oui ». Tout devient alors binaire, et que Naïs suive Daphnis
n’est lu que comme un signe de soumission ou de manipulation, pas l’éveil possible d’une
décision, d’un consentement. La lecture du poème par le prisme unique du viol fait de Naïs une
pure victime, la victime d’un crime, rien moins. Naïs, jeune fille violée, ceci signifie que
Daphnis est un violeur : les voilà radicalement disjoints. Naïs perd toute la consistance
réflexive, certes peu affirmée, mais existante, qui la fait dialoguer avec Daphnis et
progressivement s’engager ; et à Daphnis est déniée toute l’ardeur qui lui fait déclarer à Naïs
son amour, son désir et sa promesse de l’épouser, ardeur que traduit sa volonté de placer leur
union sous le signe de Vénus plutôt que de l’institution conjugale, de l’autorisation des pères.
Cette lecture qui plaque le mot « viol » sur « L’Oaristys » nous rend sourds à l’énigme du

37
trouble qui surgit quand être deux signifie cesser de s’appartenir en propre. Elle réduit ainsi à
néant ce qui, au travers de ce dialogue poétique, ce dialogue non vraisemblable, se joue entre.

Derrière le litige des arguments délibératifs, derrière le différend entre « Diane » et « Vénus »,
et malgré le tort fait au « non » de Naïs, j’entends dans le poème, en tant que ce poème n’est
pas une représentation mimétique, n’est pas du logos, une « phrase-affect » [24], aussi timide
qu’elle soit : C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure. Phrase un peu égarée, sans lien très
certain avec le plan du mariage, mais qui proteste contre le mot « viol ».

{}Comme toutes les pastorales ou toutes les idylles, « L’Oaristys » est explicitement une
fantaisie : pas très fantaisiste, certes ; pas très réussie ; fortement genrée, oui ; ouvrant du coup,
pour certains lecteurs, sur un possible cauchemar, une vision traumatique, oui encore ;
justifiant un trigger warning ? J’y reviendrai. Mais cette dimension onirique, aussi fragile
qu’elle se présente, sans cesse submergée par les sentences, par la banalité du dénouement
conjugal, par la dissymétrie misogyne qui écrase le dialogue, par la violence du tort fait à Naïs,
me laisse tout de même libre d’engager de la rêverie – c’est-à-dire, de déplacer les
significations, puisqu’aussi bien, la « lettre » du poème est explicitement doublée de sens
figurés, d’équivoques, de symboles. Bref, l’onirisme du poème me laisse libre de transposer.

Ultime rebondissement

Mais à la vérité, le différend entre moi et les auteurs de « Voir le viol » rebondit :

Ainsi, le fait de reconnaître dans le tremblement de Naïs un signe ambivalent qui est fait pour
être lu à la fois comme l’expression d’une crainte et celle d’un désir, et à ce titre comme un
élément d’érotisation de la coercition sexuelle, n’en retire nullement la saveur littéraire. On peut
même s’étonner de ce tour de force et y prendre plaisir.

C’est le seul moment où les auteurs de « Voir le viol » font état d’un « signe ambivalent » :
mais ils le versent au compte d’un « tour de force » littéraire destiné à « érotis[er] […] la
coercition sexuelle ». En conséquence, les auteurs de « Voir le viol » m’invitent à en goûter la
« saveur littéraire », à « admirer la maîtrise, la finesse avec laquelle un·e auteur·e raconte un
épisode dérangeant », à « apprécier un texte en étant conscient⋅e du caractère problématique de
ce qu’il met en scène », non sans me rappeler qu’« il n’en importe pas moins de lire
honnêtement les textes, et de mettre en lumière leurs enjeux principaux ».
Eh bien, non…

Comme l’a fait entendre ma tentative de définir approximativement en quoi un texte est
« beau », le plaisir que je prends à un texte littéraire n’est pas de cette nature. La « saveur
littéraire » me déplait : elle n’a rien de « littéraire » à mes yeux. Je ne demande pas à un texte
ces qualités typiques d’une époque du « bien écrire » [25], et ni « la maîtrise », ni « la finesse
avec laquelle un·e auteur·e raconte un épisode dérangeant » ne trouvent mon assentiment.
Aucun « tour de force » ne pourrait réussir à me faire trouver du plaisir à ce qui m’est
moralement insoutenable. Contrairement à ce qu’affirment les auteurs de « Voir le viol », ce
n’est précisément pas la « culture du viol » qui me fait aimer ce vers, « C’est ce bois qui de joie

38
et s’agite et murmure », mais, je le répète, sa douceur frémissante et la justesse avec laquelle il
métaphorise la façon qu’ont les corps, au moment des caresses et étreintes amoureuses, de
perdre de leur contour et de se transformer en feuillages, en oiseaux, en poissons, en n’importe
quoi – expériences qu’aucun mot exact, aucun « mot cru », ne peut restituer.

Je ne peux fournir aucune preuve à ce sujet – pas plus que les auteurs de « Voir le viol » ne
peuvent fournir une preuve à propos d’une corrélation automatique entre le plaisir pris au
poème de Chénier et la « culture du viol » qu’il illustrerait. Mais raisonnons.

Je ne crois pas dans l’existence nette d’une culture du viol [26], à moins de donner toute sa
valeur au déterminant indéfini. Je crois en revanche que la culture érotique fondée sur les
métaphores guerrières ou cynégétiques favorise à coup sûr le viol, et même, dans certains cas,
son invisibilisation ; et que l’érotisation du « non » féminin qui l’accompagne, ou plus
généralement, l’érotisation féminine de la passivité qui en est l’héritage, ménagent autant de
jeux heureux que de contresens redoutables. Bref, je vois bien que le différend évoqué à la fin
du chapitre 1 a plus de chance de causer un tort aux femmes (ou aux hommes aimant la position
de passivation du désir) qu’aux hommes aimant la conquête. Mais je ne vois pas au nom de
quelle morale je condamnerais les plaisirs pris aux positions de passivité dans les relations
érotiques [27].

Cependant, à supposer même qu’une telle « culture du viol » non seulement existe
massivement, mais surtout, soit présente dans le poème, il ne s’ensuivrait pas fatalement que le
plaisir qu’on y prend soit indissociable de ladite culture. Pour moi, tout dépend de la « beauté »
du texte en question - de ses vibrations et de ses points de fuite, de sa façon de nous mettre à
côté de l’abîme ou de l’extase sans nous y faire tomber, de sa capacité à instaurer une distance,
donc à amorcer un détachement, etc. Pousse-t-il au passage à l’acte ou non ?

Ce n’est ni la culture du duel et de l’honneur, ni ce qu’aujourd’hui on pourrait identifier


anachroniquement (mais de façon compréhensible, et en un sens incontournable) comme son
islamophobie, qui me font aimer Le Cid (que j’aime au contraire parce qu’il les trouble) ; ce
n’est pas son antisémitisme qui soutient mon plaisir à La Marianne de Tristan l’Hermitte (et
pourtant, il hante la pièce) ; enfin ce n’est pas ce que Walter Benjamin appelle le « culte de la
blague » (culte d’extrême droite) qui explique que « Le Mauvais vitrier » de Baudelaire me
saisisse et que je l’identifie comme un grand texte.

Ce poème en prose est un cas intéressant, du reste, si on le confronte rapidement à


« L’Oaristys ». Le vitrier et le poète ne se connaissaient pas avant leur rencontre dans
l’appartement du dernier, ils ne se reverront jamais : séparés avant l’épisode raconté dans le
texte, ils le seront aussi après. L’interaction entre eux est quasiment nulle (personne ne songerait
à dire que le vitrier a peut-être désiré que le poète jette un pot de fleur sur ses vitres) ; le rapport
de pouvoir entre les deux, explicite ; le tort subi par le vitrier et la violence du poète à son égard,
non moins évidents. Et pourtant, si la cruauté gratuite du geste peut dégoûter le lecteur, en
retour, son énigme, le subtil échange des positions, la subtile osmose engendrée par la littérarité
du poème, permettent de l’aimer, parce qu’il nous procure le vertige de pouvoir être,

39
imaginairement, tour à tour le poète et le vitrier : « être tour à tour » en un lieu de soi-même qui
n’est pas référentiellement représenté dans le poème, mais métaphoriquement, allégoriquement,
traduit par lui.

Je crois qu’un texte qui voudrait établir ses effets (qui établirait la totalité de ses effets) sur un
plaisir tiré de ce tort (la terrible et violente manipulation du vitrier ; ou, pour « L’Oaristys », un
plaisir analogue au plaisir du violeur – à moins que les auteurs de « Voir le viol » n’imaginent
vraiment un plaisir de la personne violée ?), et dont aucun commentaire ne pourrait détourner,
déplacer ces effets, cesserait d’être pour moi un texte littéraire.

Notes
[1] André Chénier, « L’Oaristys », dans Poésies, édition Louis Becq de Fouquières, Paris, Gallimard, 1994, p. 79-
85. Ce sont respectivement les v. 8, 14, 24, 28, 65, 67-68, 69, 73, 77-79, 86 et 87.
[2] Je vais essayer, dans ce livre, de garder le lexique le plus neutre possible, notamment pour analyser ce poème
de Chénier et présenter les désaccords interprétatifs dont il est l’objet – et l’emblème. Mais il est évident que la
tâche rencontre vite ses limites : le langage n’est que rarement « objectif ». Je tenterai donc plutôt d’exercer le
maximum de vigilance, c’est-à-dire de porter au plus haut degré possible la conscience des moments où le choix
des termes trahit une prise de position implicite, qu’on le veuille ou non. Je m’efforcerai à chaque fois, en
contrepartie, de mentionner comment d’autres que moi pourraient présenter les choses. Ici, par exemple, certains
lecteurs pourraient me faire remarquer, d’abord, que la « promesse » de mariage du berger, gagée sur un acte
érotique volé, peut très bien faire partie d’une stratégie de séduction mensongère ; ensuite, que même dans
l’hypothèse de sa célébration imminente, ce mariage n’est pas forcément un « dénouement heureux » pour la
bergère. J’examinerai plus loin les enjeux littéraires et éthiques de ces hypothèses, en suivant de près le texte dans
son mouvement.
[3] « Lettre d’agrégatifs⋅ves de Lettres modernes et classiques aux jurys des concours de recrutement du
secondaire », 3 novembre 2017, Les Salopettes, Association féministe de l’ENS Lyon.
(https://lessalopettes.wordpress.com/2017/11/03/2540/)
[4] Hélène Merlin-Kajman, « Saynète n°73 », Transitions, 23/12/2017 (www.mouvement-transitions.fr/1502).
[5] Camille Brouzes, Roxane Darlot-Harel, Anne Grand d’Esnon, Anne-Claire Marpeau, Jeanne Ravaute, Lola
Sinoimeri et Matthias Soubise, « Voir le viol. Retour sur un poème de Chénier », Malaises dans la lecture, 10 avril
2018 (https://malaises.hypotheses.org/242)
; Brice Tabeling, « Voir ou ne pas voir le viol. L’Éthique du métadiscours », Transitions, 30 juin 2018
(www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-5-b-tabeling-voir-ou-ne-pas-voir-le-viol-l-
ethique-du-metadiscours) ; Hélène Merlin-Kajman, « Encore Chénier – et au-delà », Transitions, 12 janvier 2019
(www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-7-h-merlin-kajman-encore-chenier-et-au-dela) ;
Lise Forment, « Plus qu’une saynète. Beaumarchais », Transitions, 03 novembre 2018 (www.mouvement-
transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/sommaire-des-saynetes-deja-publiees/1605-plus-qu-une-saynete-
beaumarchais-l-forment), Marc Hersant, « Chénier, Eschyle, Ronsard, etc. : les classiques en procès »,
Transitions, 6 juin 2019, (www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles). Après la publication de la
contribution de Marc Hersant la polémique s’est poursuivie par des voies non universitaires. Brice Tabeling a fait
le point par un dernier article publié sur le site de Transitions : Brice Tabeling, « Via Twitter, fatalement... (Post-
scriptum à “l’Éthique du métadiscours”) », Transitions, 28 juillet 2019 (www.mouvement-
transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-11-b-tabeling-via-twitter-fatalement-post-scriptum-a-l-ethique-du-
metadiscours). On trouvera des références à des prolongements médiatiques sur le blog Malaises dans la
lecture (malaises.hypotheses.org/1003).
[6] Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.
[7] Actuellement, la relation sexuelle « sans violence, contrainte, menace ni surprise » d’un adulte de plus de 18
ans avec un mineur de moins de 15 ans est légalement un délit, le délit d’« atteinte sexuelle », même si le mineur,
donc, était consentant.
[8] Vanessa Springora, op. cit., p. 112-113.
[9] Ibid., p. 9.
[10] V. Claire Badiou-Monferran (dir.), Il était une fois l’interdisciplinarité. Approches discursives des Contes de
Perrault, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2010.
[11] Sur la question, v. le dossier rassemblé par Lise Forment et Brice Tabeling, « (Trans-)historicité de la
littérature », Fabula LHT n°23, Décembre 2019 (www.fabula.org/lht/23/).
[12] Au XVIIe siècle, le critique est appelé « censeur » : la critique des textes entre dans la catégorie plus large de
ce qu’on appelle la « censure ».

40
[13] C’est par ce mot de lettré que Gabriel Matzneff nomme la pédophilie qu’il pratique et défend. V Les Passions
schismatiques (1977), dans Les Moins de seize ans. Les Passions schismatiques, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 146.
[14] C’est ce dont me soupçonnent les auteurs de l’un des articles de la polémique, « Voir le viol. Retour sur un
poème de Chénier » : les notions de partage et de transitionnalité que, dit l’article, j’avance pour justifier ma
position « semblent ici fonctionner en dernière instance au détriment de la lettre du texte, voire d’une honnêteté
de lecture (lire les refus de Naïs et les gestes de Daphnis) » ; et plus loin : « On peut (heureusement !) apprécier
un texte en étant conscient⋅e du caractère problématique de ce qu’il met en scène […]. Mais il n’en importe pas
moins de lire honnêtement les textes, et de mettre en lumière leurs enjeux
principaux. » (https://malaises.hypotheses.org/242)
[15] Dans l’article cité à la note précédente et signé par sept des signataires de cette lettre, les auteurs précisent
que leurs analyses ne doivent rien au mouvement #MeToo ; Vanessa Springora non plus n’a pas écrit son livre
poussée par ce mouvement. Ces deux événements n’en résonnent pas moins dans ce contexte (j’y reviendrai).
[16] Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit., p. 65.
[17] Le 15 janvier 2020, dans l’émission « La Grande Librairie » présentée par François Busnel et consacrée au
Consentement, Springora précise : « [I]l y a trois ou quatre ans, cela aurait été très différent. […] #MeToo a
entraîné une véritable révolution… On est passé à 180° dans un autre monde ». (archive disponible en ligne sur le
site de France 5). Le New York Times se fait l’écho d’une assertion plus radicale de François Busnel : « “C’est le
#MeToo de l’édition française. On libère une parole dans un milieu, le milieu littéraire français, qui est machiste,
assez misogyne et qui se tait – omerta,” confirme François Busnel, producteur et présentateur de “La Grande
Librairie”, l’émission littéraire télévisée la plus suivie en France » (Norimitsu Onishi, « Gabriel Matzneff, Who
Wrote for Years About Pedophilie, Is Charged », 12 février 2020).
[18] Lise Wajeman, « Pourquoi Matzneff a été si mal lu », Mediapart, 12 février 20.
[19] Les signataires de la lettre des agrégatifs puis de « Voir le viol » ne situent pas vraiment leur réflexion sur le
terrain de la morale mais sur celui du militantisme féministe et de ses enjeux pédagogiques.
[20] V. Lire dans la gueule du loup, Paris, Gallimard, 2016 ; et L’Animal ensorcelé, Paris, Ithaque, 2016.
[21] Transitions est un mouvement créé en 2010 et rattaché à l’EA 174 de l’université Sorbonne Nouvelle.
[22] Comme le rappelle Brice Tabeling dans « Voir ou ne pas voir le viol. L’Ethique du métadiscours », art. cit.
[23] Une des dimensions de cette mélodie repose sur le système des rimes, système qui les redouble souvent
d’assonances, et qui semble destiné à véritablement tresser les vers les uns aux autres de manière à brouiller
l’organisation strophique.
[24] Le concept de « phrase-affect » a été développé par Jean-François Lyotard dans Misère de la philosophie
(Paris, Galilée, 2000, p. 53) comme un « prolongement » à son concept de « différend » et comme une variation
lumineuse sur l’opposition, d’origine aristotélicienne, entre la phoné, que l’homme a en commun avec l’animal
pour marquer la peine et le plaisir, et le logos, grâce auquel seul l’homme peut « manifester l’avantageux et le
nuisible, et par la suite le juste et l’injuste » : « l’individu humain ne perd jamais sa voix, qui résonne dans le
langage articulé, mais dans l’hiatus (ou le différend), commente Gérald Sfez : « la phrase-affect, voix de l’enfance
définitivement présente à l’adulte, qui fissure ou strie le logos, est tout particulièrement investie par la littérature,
la poésie, l’art. (V. Sfez, Logiques du vif. Lyotard en éclaireur, Paris, Hermann, 2016, p. 299 sq.)
[25] Je songe aux qualités longtemps demandées aux rédactions d’élèves par l’enseignement du français. On verra
un exemple de « bien écrire » ou de « beau style » dans le chapitre conclusif, avec un « sujet d’invention » donné
en « dissertation » à Vanessa Springora (plus vraisemblablement en rédaction, car elle était encore en collège) et
écrit non pas par elle, mais par « G. » (Gabriel Matzneff). Sur les théories et les questions d’histoire littéraire
concernant le style en littérature, v. Claire Badiou-Monferran (dir.), La littérarité des belles-lettres. Un défi pour
les sciences du texte ?, Paris, Classiques Garnier, 2013.
[26] Si, par « culture du viol », il faut dénoncer le mode violent d’un rapport à la sexualité où domine l’imaginaire
de la dégradation des femmes (ou des hommes violés) par la prise brutale, conquérante, à la soldatesque, de leurs
corps, prise qui est un marquage outrageant autant, sinon davantage, que l’assouvissement d’un désir, alors, je
souscris totalement à cette décision militante : oui, il existe bien une culture du viol (le mot « viol » ayant ici une
valeur métonymique, dénonciatrice d’autres signes, gestes, plus fréquents que le viol entrant dans ladite culture).
Mais si, par « culture du viol », on entend que tous les hommes qui aiment séduire dans le registre d’un jeu érotique
actif, voire un peu « chasseur », sont des violeurs en puissance, et que les femmes qui aiment entrer dans ce jeu
sont des violées en puissance, dans une configuration où pourtant les uns et les autres trouvent leur plaisir à ce jeu
érotique fondé tendanciellement sur ces rôles, alors je ne comprends plus ce que désigne l’expression, d’autant
qu’un jeu érotique ne peut pas être une mécanique. Bref, je perçois que nous éprouvons, dans ces débats, une
grande difficulté à nous mettre d’accord sur le niveau de généralité auquel nous nous tenons en conversant, c’est-
à-dire quelles pratiques, quels désirs, on fait entrer dans la « culture du viol » quand on l’invoque. Pour le dire
encore autrement : en quoi le geste, en un sens violent, qui confine au transport et à l’éblouissement, de Félix
couvrant soudain de baisers les épaules nues d’Henriette de Mortsauf, qu’il ne connaît pas, dans Le Lys dans la
Vallée de Balzac serait-il éclairé d’une quelconque manière si on le rapporte à une « culture du viol » ?

41
[27] Je ne vois pas non plus au nom de quoi je jugerais moralement un couple où le désir se négocierait parfois,
ou même souvent, selon la configuration où la femme céderait à l’homme sans y prendre de plaisir : elle peut céder
pour préserver leur lien, de peur qu’il « n’aille ailleurs », faute de goût pour l’érotisme, etc.. Les vies humaines ne
se déroulent pas de façon idéale mais selon des équilibres qui, même s’ils n’échappent évidemment pas aux
sommations culturelles, ne s’y résument pas toujours. En 1908, Sandor Ferenczi attirait l’attention sur la fréquence
de l’éjaculation précoce dans la conjugalité bourgeoise du XIXe siècle, et ses conséquences malheureuses sur le
plaisir des femmes. Il attribuait le phénomène à « l’égoïsme masculin, survivance du vieux régime patriarcal ».
Mais ce système comprend aussi l’éducation des femmes qui leur impose de ne pas « exprimer » ni « reconnaître
des désirs sexuels » : « la femme, pendant ses années de jeune fille, est méthodiquement soustraite à toute influence
sexuelle, qu’il s’agisse du plan réel ou du plan mental, et de plus les efforts tendent à lui faire haïr et mépriser tout
ce qui touche au domaine de la sexualité. Ainsi donc, comparée à son futur époux, la femme qui se marie est, du
point de vue sexuel, pour le moins hypoesthésique, sinon anesthésique. » Rien d’heureux pour personne, au regard
de notre point de vue moderne sur la sexualité. (Sandor Ferenczi, « De la portée de l’éjaculation précoce », in
Psychanalyse I. Œuvres complètes : vol. 1, 1908-1912, trad. J. Dupont, Paris, Payot, 1975, p. 17 et 19). Il ne faut
pas oublier non plus que pour l’Eglise catholique, le devoir conjugal, inscrit dans le droit canon, incombait autant
aux hommes qu’aux femmes ; et il justifiait des « actions en revendication » ou des « actions possessoires » pour
« obtenir la restitution de l’infidèle », actions que les femmes pouvaient mener comme les hommes (v. Jean-Pierre
Baud, L’Affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, op. cit., p. 110. Baud cite (p. 89) la phrase de
saint Paul qui a servi de base au droit canon : « La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement,
le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme ». Comment appeler la contrainte sociale, religieuse, à faire
l’amour qui a dû, dans certaines configurations, peser aussi sur les hommes, mariés sans aucune attirance ni amour
pour leurs femmes ?

Annexe : L’Oaristys, André Chénier


Imitée de la XXVIIe idylle de Théocrite Non ; déjà tes discours ont voulu me tenter.

DAPHNIS. DAPHNIS.
Hélène daigna suivre un berger ravisseur Suis-moi sous ces ormeaux ; viens de grâce écouter
Berger comme Pâris, j’embrasse mon Hélène. Les sons harmonieux que ma flûte respire :
J’ai fait pour toi des airs, je te les veux chanter ;
NAÏS. Déjà tout le vallon aime à les répéter.
C’est trop t’énorgueillir d’une faveur si vaine.
NAÏS.
DAPHNIS. Va, tes airs langoureux ne sauraient me séduire.
Ah ! ces baisers si vains ne sont pas sans douceur.
DAPHNIS.
NAÏS. Eh quoi ! seule à Vénus penses-tu résister ?
Tiens ; ma bouche essuyée en a perdu la trace.
NAÏS.
DAPHNIS. Je suis chère à Diane ; elle me favorise.
Eh bien ! d’autres baisers en vont prendre la place,
DAPHNIS.
NAÏS. Vénus a des liens qu’aucun pouvoir ne brise.
Adresse ailleurs ces vœux dont l’ardeur me
poursuit : NAÏS.
Va, respecte une vierge. Diane saura bien me les faire éviter.
Berger, retiens ta main…; berger, crains ma colère.
DAPHNIS.
Imprudente bergère, DAPHNIS.
Ta jeunesse te flatte ; ah ! n’en sois point si fière : Quoi ! tu veux fuir l’amour ! l’amour à qui jamais
Comme un songe insensible elle s’évanouit. Le cœur d’une beauté ne pourra se soustraire ?

NAÏS. NAÏS.
Chaque âge a ses honneurs, et la saison dernière Oui, je veux le braver… Ah !… si je te suis chère…
Aux fleurs de l’oranger fait succéder son fruit. Berger…, retiens ta main…, laisse mon voile en
paix.
DAPHNIS.
Viens sous ces oliviers ; j’ai beaucoup à te dire. DAPHNIS.
Toi-même, hélas ! bientôt livreras ces attraits
NAÏS. À quelque autre berger bien moins digne de plaire.

42
NAÏS. Quelquefois il suffit que le nom seul prévienne :
Beaucoup m’ont demandée, et leurs désirs confus Quel est ton nom ?
N’obtinrent, avant toi, qu’un refus pour salaire.
DAPHNIS.
DAPHNIS. Daphnis ; mon père est Palémon.
Et je ne dois comme eux attendre qu’un refus.
NAÏS.
NAÏS. Il est vrai : ta famille est égale à la mienne.
Hélas ! l’hymen aussi n’est qu’une loi de peine ;
il n’apporte, dit-on, qu’ennuis et que douleurs. DAPHNIS.
Rien n’éloigne donc plus cette douce union.
DAPHNIS.
On ne te l’a dépeint que de fausses couleurs : NAÏS.
Les danses et les jeux, voilà ce qu’il amène. Montre-les moi ces bois qui seront mon partage.

NAÏS. DAPHNIS.
Une femme est esclave. Viens ; c’est à ces cyprès de leurs fleurs couronnés.

DAPHNIS. NAÏS.
Ah ! plutôt elle est reine. Restez chères brebis ; restez sous cet ombrage.

NAÏS. DAPHNIS.
Tremble près d’un époux et n’ose lui parler. Taureaux, paissez en paix ; à celle qui m’engage
Je vais montrer les biens qui lui sont destinés.
DAPHNIS.
Eh ! devant qui ton sexe est-il fait pour trembler ? NAÏS.
Satvre, que fais-tu ? Quoi ! ta main ose encore…
NAÏS.
À des travaux affreux Lucine nous condamne. DAPHNIS.
Eh ! laisse-moi toucher ces fruits délicieux…
DAPHNIS. Et ce jeune duvet…
Il est bien doux alors d’être chère à Diane.
NAÏS.
NAÏS. Berger…, au nom des dieux…
Quelle beauté survit à ces rudes combats ? Ah :… je tremble…

DAPHNIS. DAPHNIS.
Une mère y recueille une beauté nouvelle : Et pourquoi ? que crains-tu ? Je t’adore.
Des enfans adorés feront tous tes appas ; Viens.
Tu brilleras en eux d’une splendeur plus belle.
NAÏS.
NAÏS. Non ; arrête… Vois, cet humide gazon
Mais, tes vœux écoutés, quel en serait le prix ? Va souiller ma tunique, et je serais perdue ;
Mon père le verrait.
DAPHNIS.
Tout : mes troupeaux, mes bois et ma belle prairie ; DAPHNIS.
Un jardin grand et riche, une maison jolie, Sur la terre étendue
Un bercail spacieux pour tes chères brebis ; Saura te garantir cette épaisse toison.
Enfin, tu me diras ce qui pourra te plaire ;
Je jure de quitter tout pour te satisfaire : NAÏS.
Tout pour toi sera fait aussitôt qu’entrepris. Dieux ! quel est ton dessein ? Tu m’ôtes ma
ceinture.
NAÏS.
Mon père… DAPHNIS.
C’est un don pour Vénus ; vois, son astre nous luit.
DAPHNIS.
Oh ! s’il n’est plus que lui qui te retienne, NAÏS.
Il approuvera tout dès qu’il saura mon nom. Attends… ; si quelqu’un vient… Ah dieux !
j’entends du bruit.
NAÏS.

43
DAPHNIS. NAÏS.
C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure. Ah… Daphnis ! je me meurs… Apaise ton
courroux,
NAÏS. Diane.
Tu déchires mon voile !… Où me cacher ! Hélas !
Me voilà nue ! où fuir ! DAPHNIS.
Que crains-tu ? L’amour sera pour nous.
DAPHNIS.
À ton amant unie, NAÏS.
De plus riches habits couvriront tes appas. Ah ! méchant, qu’as-tu fait ?

NAÏS. DAPHNIS.
Tu promets maintenant… Tu préviens mon envie ; J’ai signé ma promesse.
Bientôt à mes regrets tu m’abandonneras.
NAÏS.
DAPHNIS. J’entrai fille en ce bois, et chère à ma déesse.
Oh non ! jamais… Pourquoi, grands dieux ! ne
puis-je pas DAPHNIS.
Te donner et mon sang, et mon ame, et ma vie. Tu vas en sortir femme, et chère à ton époux.

4. Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016.

I know it sounds absurd but please tell me who I am


SUPERTRAMP

Une chose encore, dit-elle. Je n’ai honte de rien de ce que j’ai fait. Il n’y a pas
de honte à aimer et à le dire.
Ce n’était pas vrai. La honte de sa faiblesse, de sa lettre, de son amour,
continuerait de la dévorer, de la consumer jusqu’à la fin de sa vie.
Après tout, cela ne faisait pas tellement mal ! pas au point de ne pas pouvoir le
supporter en secret, sans rien en montrer. Tout cela, c’était l’expérience.
C’était une chose salutaire. Elle pourrait écrire un livre maintenant, Roddy
serait un des personnages, ou bien se mettre sérieusement à la musique ; ou
bien se tuer.

ROSAMOND LEHMANN
Poussière

Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les
jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit,
ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit.
Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses.
Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la
rattrapent jamais.

44
Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire
« qu’est-ce qui m’arrive » ou « c’est à moi que ça arrive » sauf qu’il n’y a plus de moi en cette
circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des
gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître.

Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous
abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps
à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître.

D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur
refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous
toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre
être a suppliés. Le lendemain il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est
devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il
reviendra et vous serez digne de lui, plus même, vous l’éblouirez de votre différence en beauté,
savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant.

Tout ce que vous faites est pour le Maître que vous vous êtes donné en secret. Mais, sans vous
en rendre compte, en travaillant à votre propre valeur vous vous éloignez inexorablement de
lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier
tout et de ne jamais en parler à personne.

(…)

Il y a trois jours qu’elle est à la colonie. C’est le soir, samedi. Dans les dortoirs tous les enfants
sont couchés. Je la vois comme je l’ai vue ensuite des dizaines de fois, descendant avec sa
coturne les volées de marches, en jean, un pull marin sans manches, des sandales blanches à
lanières. Elle a enlevé ses lunettes et défait son chignon, ses cheveux longs flottent dans son
dos. Elle est dans une excitation extrême, c’est sa première sur-pat.
Je ne sais plus s’il y avait déjà de la musique quand elles sont arrivées dans la cave, située hors
du bâtiment central, peut-être sous l’infirmerie ou un autre local. Ni s’il était déjà là parmi ceux
qui s’affairaient autour de l’électrophone à choisir des disques. Ce qui est sûr, c’est qu’il a été
le premier à lui proposer de danser. C’est un rock. Elle est confuse de danser aussi mal (possible
qu’elle le lui ait dit pour s’excuser). Elle virevolte à grandes enjambées, guidée par sa poigne à
lui, ses sandales font clac clac sur le ciment de la cave. Elle est troublée parce qu’il ne cesse de
la fixer intensément tout en la faisant tourner. Elle n’a jamais été regardée avec des yeux aussi
lourds. Lui, c’est H, le moniteur-chef. Il est grand, blond, baraqué, un peu de ventre. Elle ne se
demande pas s’il lui plaît, si elle le trouve beau. Il paraît à peine plus âgé que les autres
moniteurs mais pour elle ce n’est pas un garçon, c’est un homme fait, plus en raison de sa
fonction que de son âge. Comme son homologue féminin, la monitrice-chef L, il est pour elle
du côté de ceux qui dirigent. Le midi même, elle a déjeuné à la même table que lui, intimidée,

45
très gênée parce qu’elle ne savait pas comment faire pour manger proprement la pêche du
dessert. Pas une seconde, elle n’a imaginé qu’elle pourrait l’intéresser, elle est abasourdie.
En dansant, il recule vers le mur en continuant de la fixer. La lumière s’éteint. Il l’attire
violemment contre son torse, écrase sa bouche sur la sienne. Dans le noir des protestations
fusent, quelqu’un rallume. Elle comprend que c’est lui qui a appuyé sur le bouton électrique.
Elle est incapable de lever les yeux sur lui, dans un affolement délicieux. Elle n’en revient pas
de ce qui lui arrive. Il chuchote, on sort ? Elle dit oui, ils ne peuvent pas flirter devant les autres.
Ils sont dehors, longent les murs de l’aérium enlacés. Il fait froid. Près du réfectoire, devant le
parc obscur, il la plaque contre le mur, il se frotte contre elle, elle sent son sexe contre son
ventre au travers du jean. Il va trop vite, elle n’est pas prête pour tant de rapidité, de fougue.
Elle ne ressent rien. Elle est subjuguée par ce désir qu’il a d’elle, un désir d’homme sans retenue,
sauvage, sans rapport avec celui de son flirt lent et précautionneux du printemps. Elle ne
demande pas où ils vont. À quel moment a-t-elle compris qu’il l’emmenait dans une chambre,
peut-être l’a-t-il dit ?
Ils sont dans sa chambre à elle, dans le noir. Elle ne voit pas ce qu’il fait. À cette minute, elle
croit toujours qu’ils vont continuer de s’embrasser et de se caresser au travers des vêtements
sur le lit. Il dit « Déshabille-toi ». Depuis qu’il l’a invitée à danser, elle a fait tout ce qu’il lui a
demandé. Entre ce qui lui arrive et ce qu’elle fait, il n’y a pas de différence. Elle se couche à
côté de lui sur le lit étroit, nue. Elle n’a pas le temps de s’habituer à sa nudité entière, son corps
d’homme nu, elle sent aussitôt l’énormité et la rigidité du membre qu’il pousse entre ses cuisses.
Il force. Elle a mal. Elle dit qu’elle est vierge, comme une défense ou une explication. Elle crie.
Il la houspille : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules ! » Elle voudrait être
ailleurs mais elle ne part pas. Elle a froid. Elle pourrait se lever, rallumer, lui dire de se rhabiller
et de s’en aller. Ou elle, se rhabiller, le planter là et retourner à la sur-pat. Elle aurait pu. Je sais
que l’idée ne lui en est pas venue. C’est comme s’il était trop tard pour revenir en arrière, que
les choses doivent suivre leur cours. Qu’elle n’ait pas le droit d’abandonner cet homme dans
cet état qu’elle déclenche en lui. Avec ce désir furieux qu’il a d’elle. Elle ne peut pas imaginer
qu’il ne l’ait pas choisie – élue – entre toutes les autres.
La suite se déroule comme un film X où la partenaire de l’homme est à contretemps, ne sait pas
quoi faire parce qu’elle ne connaît pas la suite. Lui seul en est le maître. Il a toujours un temps
d’avance. Il la fait glisser au bas de son ventre, la bouche sur sa queue. Elle reçoit aussitôt la
déflagration d’un flot gras de sperme qui l’éclabousse jusque dans les narines. Il n’y a pas plus
de cinq minutes qu’ils sont entrés dans la chambre.

Je suis incapable de trouver dans ma mémoire un sentiment quelconque, encore moins une
pensée. La fille sur le lit assiste à ce qui lui arrive et qu’elle n’aurait jamais imaginé vivre une
heure avant, c’est tout.

Il rallume, il lui demande quelle est la sienne des deux savonnettes posées à droite et à gauche
du lavabo, se frotte le sexe avec, la frotte aussi. Ils se rassoient sur le lit. Elle lui offre du
chocolat au lait noisettes rapporté de l’épicerie, il s’en amuse, quand tu seras payée achète plutôt
du whisky ! C’est un alcool chic que ne vendent pas ses parents, de toute façon l’alcool la
dégoûte.

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Sa coturne va rentrer d’un moment à l’autre de la sur-pat. Ils se rhabillent. Elle le suit dans sa
chambre à lui, qu’il occupe seul en tant que moniteur-chef. Elle a abdiqué toute volonté, elle
est entièrement dans la sienne. Dans son expérience d’homme. (À aucun moment elle ne sera
dans sa pensée à lui. Encore aujourd’hui celle-ci est pour moi une énigme.)
Je ne sais pas à quel moment elle, non pas se résigne, mais consent à perdre sa virginité. Veut
la perdre. Elle collabore. Je ne me rappelle pas le nombre de fois où il a essayé de la pénétrer
et qu’elle l’a sucé parce qu’il n’y arrivait pas. Il a admis, pour l’excuser, elle : « Je suis large. »
Il répète qu’il voudrait qu’elle jouisse. Elle ne peut pas, il lui manie le sexe trop fort. Elle
pourrait peut-être s’il lui caressait le sexe avec la bouche. Elle ne le lui demande pas, c’est une
chose honteuse à demander pour une fille. Elle ne fait que ce dont il a envie.
Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une
sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale
et sale, c’est ainsi.
Il dit des mots qu’elle n’a jamais entendus, qui la font passer du monde des adolescentes rieuses
sous cape d’obscénités chuchotées à celui des hommes, qui lui signifient son entrée dans le
sexuel pur :
Je me suis masturbé cet après-midi.
Toutes des gouines dans la boîte où tu es, non ?

Il a envie de parler et ils parlent tranquillement dans les bras l’un de l’autre, face à la fenêtre
dont le mur est tapissé de coloriages d’enfants. Il est originaire du Jura, prof de gym dans un
collège technique à Rouen, il a une fiancée. Il a vingt-deux ans. Ils font connaissance. Elle dit
qu’elle a les hanches larges. Il répond : « Tu as des hanches de femme. » Elle est contente. C’est
devenu une relation normale. Ils ont dû dormir un peu.

Le jour s’est levé, elle regagne sa chambre. À partir du moment où elle l’a quitté, toute
l’incrédulité de ce qui a eu lieu lui est tombée dessus. Elle n’est pas sortie de la stupeur, en proie
aussi à l’ébriété de l’événement qui a besoin d’être énoncé, formulé pour devenir réel. Qui
pousse à tout raconter. À sa coturne déjà lavée et habillée pour descendre au petit déjeuner elle
dit : J’ai couché avec le moniteur-chef.

Je ne sais plus s’il lui vient déjà la pensée que c’est « une nuit d’amour », sa première.

C’est la première fois que je retrace cette nuit du 16 au 17 août 1958 en éprouvant une
satisfaction profonde. Il me semble que je ne peux m’approcher davantage de la réalité. Qui
n’était ni l’horreur ni la honte. Seulement l’obéissance à ce qui arrive, l’absence de signification
de ce qui arrive. Je ne peux pas aller plus loin dans cette sorte de migration volontaire dans mon
être d’à peine dix-huit ans, dans son ignorance de la suite, du dimanche commencé.

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