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SociologieS

Dossiers | 2014

Introduction du Dossier « Affecter, être affecté.


Autour des travaux de Jeanne Favret-Saada »
Laurence Kaufmann and Marine Kneubühler

Electronic version
URL: https://journals.openedition.org/sociologies/4707
ISSN: 1992-2655

Publisher
Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)

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Laurence Kaufmann and Marine Kneubühler, “Introduction du Dossier « Affecter, être affecté. Autour
des travaux de Jeanne Favret-Saada »”, SociologieS [Online], Files, Online since 24 June 2014,
connection on 12 January 2024. URL: http://journals.openedition.org/sociologies/4707 ; DOI: https://
doi.org/10.4000/sociologies.4707

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Introduction du Dossier « Affecter, être affecté. Autour des travaux de Jeann... 1

Introduction du Dossier « Affecter,


être affecté. Autour des travaux de
Jeanne Favret-Saada »
Laurence Kaufmann and Marine Kneubühler

Introduction. Au cœur du politique 1


1 « C’est à un sujet supposé pouvoir (un sorcier, un désenvoûteur) ou ne pas pouvoir (une
victime, un ensorcelé) que l’on s’adresse lorsqu’on parle à l’ethnographe » (Favret-
Saada, 1977, p. 29). C’est bien le pouvoir, que ce soit comme capacité d’agir ou comme
pouvoir sur autrui, qui est au centre de l’anthropologie fondamentalement politique de
Jeanne Favret-Saada. Le pouvoir de faire comme le pouvoir de faire faire est l’objet
transversal des multiples enquêtes qui l’ont menée des relations des Églises chrétiennes
avec les juifs (Favret-Saada & Contreras, 2004) à l’affaire des « caricatures de
Mahomet » (Favret-Saada, 2007), puis aux coulisses des débats de l’ONU sur la
diffamation des religions (Favret-Saada, 2010). Bien entendu, ce pouvoir d’agir ou de
faire agir manifeste ses effets à des échelles différentes, oscillant entre la petite histoire
locale d’un village et la grande histoire des scènes européennes ou euro-américaines. Si
l’ampleur du pouvoir et de sa mise en acte dans des pratiques sociales et culturelles
varie, son ressort fondamental reste le même : c’est le pouvoir performatif, réalisant, de
l’énonciation qui instaure, maintient ou ébranle les repères du réel et de l’imaginaire,
du bien et du mal, du visible et de l’invisible, du possible et de l’impossible ou encore du
juste et de l’injuste 2.
2 Un tel pouvoir de réalisation et de délimitation est présent dans la parole
institutionnelle de grands organismes comme l’ONU ou l’Église chrétienne ; mais il est
aussi présent dans les « formes légales a priori des actes langagiers » ordinaires dont
parle Adolf Reinach (2004 [1913]) : l’exhortation, l’ordre, l’éloge, l’insulte, la promesse
ou l’accusation sont autant d’« actes sociaux » qui ont le pouvoir exorbitant d’enfermer
ou d’enchaîner leurs destinataires dans des univers symboliques et des places

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relationnelles qu’ils n’ont pas nécessairement choisis. La « juridiction linguistique »


permet en effet à ceux qui ont accès à la parole d’imposer implicitement à leurs
destinataires un rôle obligeant qui les prive, tout comme le langage en général dont
parle Oswald Ducrot, de toute « innocence » (Ducrot, 1991 ; Kaufmann, 2002). Les jeux
d’énonciation sont donc des jeux éminemment belliqueux : ils déploient un véritable
champ de bataille discursif dans lequel chacun mesure la force de l’adversaire et tente
de marquer des coups.
3 C’est la mise en exergue du pouvoir polémologique de la parole ordinaire que
privilégient les différentes contributions de ce dossier. Plutôt que de centrer le regard
sur le pouvoir que les puissances institutionnelles confisquent à leur avantage, elles
mettent en lumière le pouvoir fondamentalement relationnel qui lie et hiérarchise les
individus dans des dispositifs interactionnels spécifiques tels que la sorcellerie, bien
sûr, mais aussi l’abattage des animaux, l’observation anthropologique, la prophétie ou
encore la relation d’aide. Par-delà leurs différences, ces dispositifs ont un point
commun. Bien qu’ils aient la stabilité relative des formes instituées, ils laissent une
large place au pouvoir propre de la parole et du silence. Ce pouvoir se terre dans les
moindres interstices de la communication humaine : il interpelle, accuse, ostracise,
consacre, dégrade, guérit et même, parfois, tue.
4 Le pouvoir performatif de la parole est particulièrement présent dans la sorcellerie
bocaine que Jeanne Favret-Saada s’attache à saisir, d’abord dans Les Mots, la mort, les
sorts (1977) puis, 30 ans plus tard, dans Désorceler (2009). La raison d’être du système
sorcellaire est en effet le pouvoir performatif de la parole magique du sorcier dont la
force vorace, malfaisante, imprévisible et surtout immédiatement efficace menace les
fondements mêmes du vivre ensemble. Comme le relève Laurence Kaufmann dans sa
contribution, les circuits réglés de la communication sorcellaire constituent un
véritable processus de réparation, de restructuration et de réinstitutionalisation de
cette performativité brute : le désorceleur répond par une performativité
réglementaire, médiatisée, à la performativité sauvage et incontrôlable de l’acte de
sorcellerie invisible du sorcier. C’est aussi le pouvoir performatif de la parole qui œuvre
dans la thérapie sorcellaire : le désenvoûteur permet à la victime de malheurs répétés
de se redresser, de renoncer à son statut de patient maltraité par le destin pour mieux
endosser celui de sujet en guerre – un sujet qui doit rendre « le mal pour le mal ».
Comme le soulignent plusieurs contributions à ce dossier, la parole accusatrice qui
permet à l’ensorcelé et au désorceleur d’exclure le supposé sorcier est elle aussi d’une
redoutable efficacité : elle assigne au présumé agresseur la position objectivante et fort
peu enviable d’un suppôt au sein d’un système dans lequel toute énonciation lui est
interdite. Les violences qui sont inscrites au cœur même des rapports sociaux se
trouvent ainsi exacerbées dans les multiples sites de la performativité sorcellaire – une
violence qui affecte les êtres mais dont ils ne sont pas nécessairement conscients. Pris
par « l’opacité de soi à soi » que Jeanne Favret-Saada explore depuis des années en tant
que psychanalyste, les habitants du Bocage, tout « comme les petits humains du monde
sublunaire que nous sommes tous (ethnologues inclus) », « se décarcassent comme ils
peuvent » (Favret-Saada, 2008). C’est bien cette assomption de commune humanité qui
va inciter Jeanne Favret-Saada à repenser théoriquement et méthodologiquement la
place de l’anthropologue dans les systèmes qu’il étudie – une place idéalement
symétrique.

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Les démangeaisons ontologiques de l’anthropologie


symétrique
5 Refuser les grands partages de l’anthropologie classique entre les enquêtés, dûment
transformés en objets d’observation, et le seul sujet digne de ce nom, à savoir
l’ethnographe, a permis à Jeanne Favret-Saada de poser les jalons de l’anthropologie
symétrique que Bruno Latour radicalisera dans les années 1980. À l’encontre de la
position de surplomb, objectivante et condescendante de l’ethnologue qui fait de
l’indigène un « parlant non-humain » et donc une « monstruosité conceptuelle »,
Jeanne Favret-Saada défend un principe fondamental de symétrie entre l’ethnologue et
l’indigène, mais aussi entre les savoirs affirmés des anthropologues et les croyances
apparemment étranges des sociétés archaïques. Tout comme Michel de Certeau (1975),
elle initie ainsi une anthropologie pragmatique qui refuse l’« hétérologie » fondatrice
d’une démarche scientifique qui instaurerait une stricte séparation entre le savoir qui
tient le discours et le corps muet qui le soutient. Une telle anthropologie se propose de
suivre au plus près les manières d’agir potentiellement virtuoses des êtres ordinaires, les
manières dont ils endossent et éprouvent la place sociale qui leur est assignée, ou
encore la façon dont leurs croyances oscillent dans un jeu continuel entre le littéral et
le métaphorique, le sérieux et le fictionnel, la foi et le scepticisme.
6 L’épistémologie et la méthodologie symétriques que préconise Jeanne Favret-Saada
impliquent une double reconnaissance, morale et ontologique. Une reconnaissance
morale car l’enquêté n’est plus traité comme un « objet » d’observation mais comme une
personne : tous les humains, y compris la multitude des « sans voix » qui restent à
l’ombre des minorités bavardes, ont le droit d’avoir une place dans l’histoire en général
et dans l’anthropologie en particulier. Une reconnaissance ontologique, car les agents
ordinaires qui affirment être en présence de créatures étranges ou de forces
surnaturelles (e.g. sorciers, Vierges, licornes, etc.) se voient accorder un crédit de
principe. Cette double reconnaissance, morale et ontologique, permet de prendre au
sérieux la multiplicité des êtres et leur mode de présence, que ce soit sous la forme de
métaphore, de trace, d’objet, de personne ou de représentation.
7 Cela étant, la validation à crédit des êtres étranges ou intangibles avec lesquels les
humains sont susceptibles d’entrer en interaction n’aboutit pas nécessairement à une
« ontologie à géométrie variable » qui accorderait généreusement, comme le propose
Bruno Latour, « la référence aux énoncés qui le demandent » (Latour, 1990, p. 77). Car
les énoncés ne demandent pas tous la référence de la même manière ; ils procèdent à
des modes de référenciation hétérogènes qui prennent sens dans des dispositifs
interactionnels et des cadres situationnels spécifiques. Si l’on suit Jeanne Favret-Saada,
une épistémologie symétrique n’est donc tenable que si elle est symétrique jusqu’au
bout : elle doit tenir compte des repères pragmatiques qui permettent aux agents
ordinaires eux-mêmes d’établir des distinctions ontologiques stables entre les êtres qui
peuplent le monde qui les entoure. Autrement dit, les agents ordinaires, contrairement
à l’anthropologue ou au sociologue latourien, n’ont pas une ontologie à géométrie
variable : personne, à part les hallucinés, ne considèrent que l’énoncé « la Vierge est
là » est équivalent à « la voiture est dans le garage » (Bazin, 1991, p. 502), ni qu’il faille
caresser une cerise et croquer un chat plutôt que l’inverse.
8 Appréhendée dans une veine pragmatique, la réalité n’est donc pas seulement,
contrairement à ce qu’avance Bruno Latour, ce qui résiste aux épreuves de traduction

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successives qui permettent de fabriquer provisoirement un fait – ou un « faitiche » –


qui deviendrait, par un effet de renversement, ce que personne n’a fabriqué (Latour,
1996). La réalité est ce qui relie la parole et la pensée à l’action mais aussi à
« l’affection ». Comme le suggère Ian Hacking, « nous devrions compter comme réel
tout ce que nous pouvons utiliser pour intervenir dans le monde de manière à affecter
quelque chose d’autre, ou tout ce que le monde peut utiliser pour nous affecter »
(Hacking, 1989 [1983], p. 242). C’est précisément la réalité de ce qui nous affecte ou de ce
que nous pouvons affecter qui est au cœur de l’ontologie favret-saadienne, y compris
lorsque cette réalité s’étend à des êtres inexistants ou absents. Cette réalité étendue ou
dilatée ne peut subsister, toutefois, que grâce au travail sans relâche de toute une
chaîne de médiations qui rendent envisageable son existence ou, du moins, sa
« présentification ». Initiant les beaux travaux d’Elisabeth Claverie, Jean Bazin,
Albert Piette et Emma Aubin-Boltanski, Jeanne Favret-Saada détaille ainsi la chaîne de
médiations, d’échelle et de nature différentes qui permettent la « venue au monde » du
présumé sorcier : la violence implicite des rapports sociaux, les récits sorcellaires, la
voix « enveloppante » de la désorceleuse, les objets matériels utilisés lors des séances
(les cartes du Tarot, le cœur de bœuf, le gros sel, etc.), le fonctionnement de la
propriété agricole ou encore l’angoisse indescriptible de l’ensorcelé pris dans la
répétition des malheurs.
9 Si les dispositifs situationnels et interactionnels qui permettent à des êtres a priori
intangibles de faire acte de présence peuvent être pris en compte sans pour autant
sombrer dans une ontologie molle et par trop généreuse, c’est aussi parce qu’ils
n’exigent pas nécessairement un engagement ontologique ou une croyance
épistémique forte de la part de celles et ceux qui sont « pris ». Loin d’être des états
d’esprit stables, les croyances sont, pour reprendre le terme d’Erving Goffman (1973),
« régionales » : elles sont indexées aux situations et prennent sens à l’intérieur d’un
dispositif interactionnel donné.

Du (dés)ordre de la croyance au secret public


10 En proposant une analyse « en grain fin » de la croyance sorcellaire et de ses
oscillations situationnelles et expérientielles, Jeanne Favret-Saada remet en question
l’hypothèse, classique en anthropologie, de l’adhésion compacte et sans recul des
indigènes à l’orthodoxie culturelle. Elle rejoint alors les réflexions, initiées notamment
par Dan Sperber (1974), sur le statut cognitif des croyances. À la différence des
« croyances factuelles », de nature perceptuelle ou inférentielle, les « croyances
culturelles », dit Dan Sperber, seraient « entre guillemets » : elles se rapporteraient non
à la réalité tangible du monde physique, mais aux interprétations culturelles que la
caution des instances institutionnelles ou des sources « autorisées » rend d’emblée
acceptables. Comme le rappelle Marine Kneubühler dans sa contribution, cette
conception duale, propre à chaque être humain, permet de résorber la dissonance
cognitive apparemment irrationnelle entre les savoirs factuels des agents ordinaires et
les référents communs qui émergent grâce au langage. Surtout, une telle conception
n’appréhende pas la croyance comme un état cognitif omni-pertinent et constamment
opérant : « Leurs propres utilisateurs n’en sont pas dupes, ne les prennent pas au pied
de la lettre et ne s’avisent pas de les employer en dehors du domaine pour lequel elles
sont tacitement prévues » (Veyne, 1983, p. 119).

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11 Cela étant, tout en soulignant, à la manière des tenants de l’anthropologie cognitive,


que les croyances culturelles se déclinent bien souvent sous le mode mineur de
l’évocation distancée ou de la mise entre guillemets, le travail de Jeanne Favret-Saada
met en exergue une toute autre modalité du croire, nécessairement majeure 3 : celle qui
émerge de l’« intensité » affective des troubles ou des épreuves existentielles qui
« saisissent » les êtres ordinaires et remettent en question leur armature sociale,
psychologique et corporelle. En effet, le ressort de la croyance sorcellaire n’est pas
épistémique mais affectif et pragmatique : ceux qui ont « la mort aux trousses » aspirent
à mettre fin à la spirale de malheurs qui les accablent (Favret-Saada, 2011). La croyance
sorcellaire est donc bien plus de l’ordre de l’affect que des faits de culture qui sont
disponibles à l’état de représentations dans les discours ; elle ne renvoie pas, comme les
croyances sperberiennes, à des « semi-propositions » symboliques (e.g. la Sainte
Trinité, E=MC2, etc.) dont la validité, ou tout du moins l’accessibilité, est garantie par les
autorités publiques et par la déférence que ces dernières inspirent aux membres de la
communauté (Sperber, 1974, 1982). Loin d’être cautionnée par l’autorité d’une
institution qui lui fournirait a priori son contexte de validation, la croyance sorcellaire
fait au contraire l’objet d’un discrédit public et d’un mépris institutionnel tout à fait
consensuels. Elle se trouve ainsi à mille lieues des « énoncés publics transversaux », tels
« Le prêtre a le pouvoir d’absoudre les péchés », « Le roi a le don surnaturel de guérir
les écrouelles » ou « Vox populi, Vox dei », qui « agrafent » les membres d’une
communauté « aux mêmes désignations du réel » (Boureau, 1989, p. 1501).
12 Comme l’indique Laura Ferilli dans sa contribution, la croyance en la sorcellerie ne peut
donc en aucun cas relever du « discours vitrine » que chaque personne, groupe ou
communauté élabore à l’attention des tiers. Si la croyance ou plutôt la « pensée
sorcellaire » décrite par Jeanne Favret-Saada est bien disponible dans le répertoire
culturel des Bocains, c’est uniquement sous la forme paradoxale d’un secret public. Ce
type de secret, dans la mesure où il fait l’objet d’un savoir qui est connu secrètement de
tous, est à la fois le mieux et le plus mal gardé des secrets puisque tout le monde en a la
garde (Dupuy, 1992). L’engagement dans cette croyance secrète n’est donc pas
explicable, comme les croyances publiques, par le nombre et l’importance officielle de
leurs « adeptes » ni par leur fonction stratégique de « maintenance de la coalition »
(Veyne, 1983). Un tel engagement n’est envisageable que sur un mode secret,
clandestin, qui place d’emblée ceux qui y participent « en dehors de la parole du
groupe » (Mary, 1987). Contrairement au Zandé qui, en se disant ensorcelé, manifeste
son appartenance de membre et reconnaît l’ordre symbolique de sa communauté, le
paysan du Bocage qui se dit ensorcelé fait sécession avec les théories officielles du
malheur (Favret-Saada, 1977). La dissonance cognitive que vivent les ensorcelés est
donc particulièrement éprouvante parce qu’elle est aussi et surtout une dissonance
sociale qui les incite, comme le dit Jeanne Favret-Saada, « à s’enfermer dans l’enclos de
l’indicible » (Favret-Saada, 1977, p. 138). L’indicible caractérise également le pouvoir du
désenvoûteur bocain, son savoir-faire ne faisant jamais « l’objet d’un processus
d’initiation attestant publiquement qu’une transmission de savoirs et de pouvoirs
symboliques a bien eu lieu » (Favret-Saada, 2011, p. 216).

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La place de l’ethnographe
13 La démarche de Jeanne Favret-Saada, attentive aux oscillations pragmatiques de la
croyance, à la diversité des modes de présence des êtres et au pouvoir de la parole,
implique une posture ethnographique bien particulière. Une telle posture se penche, en
particulier, sur la façon dont les « affects non représentés », en l’occurrence ceux des
personnes accablées par le malheur, sont progressivement articulés, nommés et
transformés sous une forme préhensible et littéralement agissante. C’est grâce à ces
affects, que ce soit des peurs, des rancunes ou des désirs, qui forment progressivement
une « disposition à croire » « que les signes se mettent soudainement à parler » (Bazin,
1991, p. 502). Les malheurs deviennent les signes de l’intention malfaisante du sorcier.
Bien sûr, ces signes n’apparaissent pas dans le vide; leur saisie suppose une longue
préparation en amont qui implique, on l’a vu, toute une chaîne d’êtres multiples et
d’éléments hétérogènes, de portée temporelle et expérientielle différente.
14 Du point de vue ethnographique, la question des croyances ou des incroyances cède
ainsi le pas à une analyse de la chaîne des médiations et des dispositifs interactionnels
au sein desquels l’existence de référents littéralement incroyables devient une
hypothèse possible, envisageable et, surtout, partageable. Pour saisir la manière dont
les paysans bocains peuvent être « pris » par une crise de sorcellerie, l’ethnographe
doit donc adopter, comme le suggère Fabienne Malbois dans sa contribution, une
position ou une « croyance oblique » qui lui permet d’« y croire totalement et
simultanément ne pas trop y croire » et de mesurer, grâce à un mouvement « ternaire »
d’emprise phénoménologique, de reprise théorique et de « déprise » critique, la force
mais aussi la « faillibilité » du monde sorcellaire. C’est cette même croyance oblique qui
permet à l’anthropologue de saisir de quelle manière les ensorcelés suspendent la
« vigilance épistémique » (Sperber, Clément, Heintz et al., 2010) et les exigences de
validation empirique qui sous-tendent leur façon routinière de se rapporter au monde
afin de s’engager dans un univers où une interaction avec un être surnaturel est
devenue possible.
15 Une telle croyance ne peut être, toutefois, que partiellement oblique. Comme le
rappelle Philippe Gonzalez dans son article, même si les sciences sociales ne peuvent se
passer d’une description à la troisième personne des dispositifs d’action, ce n’est que
parce que l’ethnographe est « pris » et affecté à la première personne par un
phénomène – que ce soit la sorcellerie ou la prophétie charismatique – qu’il prend
conscience des jeux d’énonciation et de distribution de places qui le définissent : « On
ne réalise l’existence d’un système de places que si on se cogne à ses limites, si on se fait
“remettre en place” » (Favret-Saada, 2004). Prendre place ou plutôt se voir « assigner »
une place dans un système actanciel permet de saisir de l’intérieur le type d’actions, de
paroles et d’affects que cette place impose et autorise à ses « occupants ». Un tel
saisissement à la première personne, qu’il soit émotionnel, pratique ou déontique,
donne à l’ethnographe la possibilité d’identifier les deux dimensions principales de tout
système actanciel : sa dimension grammaticale et sa dimension phénoménologique
(Gonzalez & Kaufmann, 2012). En effet, occuper une place dans le système actanciel
propre à la sorcellerie permet d’identifier, sous un mode grammatical, les règles qui le
possibilisent et le contraignent objectivement. En analysant les places qui le
définissent, en l’occurrence celles d’ensorcelé, de désorceleur et de sorcier, ainsi que
leur effet performatif sur leurs occupants – notamment le procès de subjectivation et

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“ d’empowerment ” qu’implique la place d’ensorcelé –, Jeanne Favret-Saada initie à bien


des égards l’enquête grammaticale proposée par la sociologie pragmatique (Boltanski &
Thévenot, 1991 ; Boltanski, 2009). Comme le montre Maëlle Meigniez dans sa
contribution, l’analyse du système de places, en l’occurrence celui qui définit l’activité
des bénévoles d’une association d’aide, est particulièrement heuristique : dans la
mesure où un tel système s’instancie nécessairement dans les interactions, il est
observable in situ et permet de remonter d’une interaction particulière au cadre même
de l’institution. Mais prendre place dans un système actanciel ne permet pas seulement
d’en reconstituer l’ordre grammatical, qui indique quel est le statut de chacun des
membres du système par rapport aux autres (e.g., gouvernant-gouverné, enseignant-
étudiant, mère-enfant) (Kaufmann, 2012). Cela permet également de ressentir, à la
première personne, la phénoménologie objective qu’engagent l’assignation et l’occupation
de telle ou telle place. Ainsi, lorsque Jeanne Favret-Saada se voit assigner la place
d’ensorcelée, elle en est véritablement « affectée » au point de ressentir la peur et,
potentiellement, la haine que cette place autorise à ses « suppôts ». Bien entendu, la
phénoménologie objective qui renvoie à « l’effet que cela fait » d’être pris dans telle ou
telle place grammaticale s’accompagne d’une phénoménologie subjective, celle qui
caractérise le ressenti de cette personne en particulier. Ainsi, les époux chrétiens venus
du nord et accablés par le malheur décrit dans Les mots, la mort, les sorts (Favret-Saada,
1977) sont saisis de remords lorsqu’ils apprennent le décès de « leur » sorcière,
terrassée par la terreur dans un asile psychiatrique. Les individus dépeints par
Jeanne Favret-Saada ne se contentent donc pas de rejouer les scripts pratiques et
affectifs qui sont associés à la place qu’ils occupent ; ils investissent cette place à leur
manière, plus ou moins intense, plus ou moins complaisante.

Vivre ensemble coûte que coûte ?


16 La structure de l’expérience sorcellaire et son compte-rendu favret-saadien ont toutes
les caractéristiques d’un Janus à deux faces : une face grammaticale, orientée vers les
règles constitutives de la grammaire sorcellaire que ses attributaires endossent et
instancient in situ, et une face phénoménologique, tournée vers le type d’expérience que
ceux qui sont « pris » dans telle ou telle place grammaticale sont susceptibles
d’éprouver. Cette double dimension des systèmes de places – et la nécessité de les
appréhender à la première personne – se retrouve de manière particulièrement
saillante dans la contribution de Catherine Rémy : seule une posture à la première
personne permet de comprendre un dispositif interactionnel et situationnel comme
celui des abattoirs, ainsi que la violence exacerbée que la place des « tueurs » implique
dans leur rapport aux animaux mais aussi dans leur rapport aux humains. Si
l’ethnographie à la première personne est la manière la plus riche de restituer
l’organisation endogène d’un dispositif, quel qu’il soit, elle est la seule manière de saisir
les dispositifs non publics qui ne tolèrent pas la présence désengagée d’un spectateur.
Par définition, en effet, la place de spectateur, c’est-à-dire d’un tiers extérieur qui
regarde et juge mais ne participe pas, est exclue des dispositifs, tels le dispositif
sorcellaire ou le dispositif d’abattage des animaux, qui se « performent » à l’abri des
regards. Adopter une posture ethnographique classique d’observateur, fût-il
« participant », pour rendre compte de ce type de dispositifs reviendrait à créer
artificiellement une place de spectateur qui n’était pas prévue ou, pis, qui déforme et
trahit leur fonctionnement. Ainsi, dans le Bocage normand, la « communauté des

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affectés » ne peut subir le regard d’un spectateur ; elle ne peut souffrir l’épreuve de la
publicité au double sens de mise en visibilité et d’ouverture au jugement critique
(Gonzalez & Kaufmann, 2012). La publicité ou la publicisation d’une crise de sorcellerie
disloquerait le cercle vicieux de la croyance pragmatique, éminemment auto-
confirmatrice, qui assure la félicité du système sorcellaire. Le regard public ferait
éclater au grand jour la manière dont l’accusation d’ensorcèlement que subit le
présumé sorcier contrevient à la « juridiction linguistique et sociale » des actes de
langage et transgresse le principe moral et politique d’égalité de traitement qui accorde
à tout un chacun la possibilité de faire sujet.
17 De façon intéressante et parfois surprenante, les accusations de blasphème qui
intéressent également Jeanne Favret-Saada (1992, 2004) fonctionnent selon les mêmes
modalités que l’accusation sorcellaire. Même si les accusations de blasphème sont
apparemment publiques puisqu’elles se déploient aux yeux de tous, de fait, elles ne
sollicitent pas la « faculté du juger » du spectateur et sont, en tant que telles, non
publiques. Loin de s’ouvrir au jugement d’un tiers ou de solliciter une réflexion
collective, les jugements de blasphème signalent la clôture a priori d’une enquête qui
n’a pas eu lieu. L’accusateur se fait également juge, forçant ainsi l’assimilation a-
grammaticale de deux places du système d’accusation qui, d’un système de places
ternaire composé d’une victime, d’un persécuteur et d’un juge, devient du coup binaire.
Cette a-grammaticalité se retrouve également dans la place intenable qui est imputée
au « blasphémateur » : sa vie étant menacée, ce dernier ne peut accomplir les activités –
se justifier, plaider, s’excuser ou se défendre – qui définissent, tout au moins dans une
société démocratique, la place de l’accusé. Si l’on suit Jeanne Favret-Saada (2007, 2010),
il existe donc des « états sorcellaires » qui rabattent l’acte d’accusation à une lutte à mort
et rendent impossible la place critique, désengagée ou circonspecte, d’un spectateur.
Par définition, l’affrontement mortel auquel aboutissent nombre d’accusations de
blasphèmes instaure un système de places binaire, défini par l’affrontement de
l’accusateur et de l’accusé, et dans lequel chacun est tenu de choisir son camp. Comme
l’indique Arnaud Esquerre dans sa contribution, les affaires de blasphème qu’analyse
Jeanne Favret-Saada montrent ainsi que nos sociétés contemporaines, loin de sombrer
dans un relativisme postmoderne, s’inscrivent dans une logique profondément
moderne – une logique qui tente d’établir coûte que coûte une vérité ultime, non
discutable et parfois fatale.
18 C’est bien cette impossibilité de soutenir le regard du spectateur et sa « faculté de
juger » potentielle qui met les dispositifs non publics, voire anti-publics, en porte-à-
faux par rapport à l’idéal normatif du fonctionnement public, inclusif et ouvert des
institutions démocratiques (Gonzalez & Kaufmann, 2012). Par définition, en effet,
l’interdit de publicité qui sous-tend certains dispositifs rend impossible l’évaluation,
par un public de spectateurs, de leur bonne forme morale et politique. La possibilité
même de mener une ethnographie à la troisième personne et donc d’occuper une place
d’analyste, de juge, de témoin ou de spectateur permet ainsi de différencier les
dispositifs acceptables publiquement de ceux qui, tenus au secret, se déroulent dans des
espaces confinés susceptibles, en tant que tels, d’« embrayer la violence » 4. En marge
des définitions officielles du vivre ensemble, ces espaces confinés où « il n’y a pas de
place pour deux » suspendent les repères ordinaires du jugement public et
transgressent les exigences normatives du « bien vivre pour tous ». La figure
politiquement et moralement incorrecte du sorcier, malmenée par le système

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sorcellaire qui lui octroie manu militari la fonction de bouc émissaire est, à cet égard,
fort révélatrice. Le sorcier, dit Gildas Salmon dans sa contribution, est mis dans une
« position impossible » qui rend sa parole inaudible et son point de vue intenable ; tout
comme le discours anthropologique classique procède à une objectivation irrémédiable
de « l’indigène », le discours de la sorcellerie procède à l’objectivation irréversible du
présumé sorcier en lui imposant de l’extérieur une position dans laquelle il ne peut se
reconnaître en première personne.
19 Au terme de ce bref parcours où s’esquissent, grâce à Jeanne Favret-Saada, des
réflexions sur la violence, le politique, la performativité, l’ontologie, la croyance, les
systèmes actanciels, les affects, le jugement public ou encore la posture de
l’ethnographe, nous comprenons mieux pourquoi la revue SociologieS prend le risque
d’accorder une telle place à l’œuvre d’une anthropologue. En effet, ces réflexions sont
indéfiniment transposables dans des nouveaux domaines d’investigation, y compris
ceux plus classiquement sociologiques. Car le système sorcellaire n’implique pas des
mécanismes symboliques extraordinaires ou des rapports sociaux exceptionnels. Au
contraire, dans l’espace confiné du duel sorcellaire, c’est bien l’inter-dit universel des
rapports sociaux qui se joue et se rejoue sans relâche. Cet inter-dit, c’est celui du
déséquilibre des forces et des luttes de pouvoir que la sorcellerie bocaine tente de gérer
en déclinant, à sa manière, un de ces « petits machins dégoûtants qui font tourner les
sociétés humaines » 5. C’est dire si la micro-politique sorcellaire que décrit
Jeanne Favret-Saada concerne aussi bien les anthropologues que les sociologues. Elle
révèle, dans un raccourci saisissant, la violence universelle de la condition sociale
ordinaire et les modalités particulières, historiquement situées, de sa régulation. Ce
sont ces modalités, tout à la fois particulières et universelles, qui constituent le cœur de
l’enquête que mènent, chacun à leur manière, les différents contributeurs de ce dossier.

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NOTES
1. Ce dossier a été initié en novembre 2011 par un colloque, « Affecter, Etre affecté », sur les
travaux de Jeanne Favret-Saada et en sa présence. Ce colloque, organisé conjointement par
Fabrice Clément, de l’Université de Neuchâtel et par Laurence Kaufmann, de l’Université de
Lausanne, a posé les premiers jalons des réflexions dont cette introduction est l’aboutissement.
2. L’on reconnaîtra aisément ici la belle définition du politique que propose Claude Lefort (1978).
3. Sur ces notions de croyance ou d’engagement en « mode mineur » ou « majeur », voir Piette
(2009).
4. Contrairement à Jeanne Favret-Saada qui affirme, dans son mot de conclusion, que le jugement
moral n’a aucune place en anthropologie ou en sciences sociales, il nous semble que le chercheur
est en droit d’adopter une posture critique ou normative, à condition, bien sûr, que ce moment
critique ou normatif soit clairement distinct du moment descriptif de l’analyse. Bien entendu,
adopter une telle posture critique par rapport à la sorcellerie bocaine ne conduit aucunement,
comme semble le penser Jeanne Favret-Saada, à considérer les ensorcelés comme des
« méchants » : la méchanceté est une caractéristique individuelle qui n’a guère de place dans une
analyse sociologique. La critique dont plusieurs contributeurs de ce dossier se font les relais
porte uniquement sur les propriétés objectives du dispositif interactionnel que déploie la
sorcellerie. Il est difficile de nier que certains dispositifs interactionnels sont plus publics que
d’autres, qu’ils sont plus ou moins subjectivants ou objectivants ou qu’ils favorisent certains
types de comportements, notamment violents, par rapport à d’autres. Basculer de la
caractérisation d’un dispositif (e.g., asymétrique, objectivant, fermé, secret, etc.) au caractère
d’une personne (e.g., méchanceté, générosité, etc.) serait totalement erroné et irait à l’encontre
de la formidable généralisation « transindividuelle » que permet une réflexion en termes de
places.
5. Nous nous inspirons ici d’une communication orale de Jeanne Favret-Saada lors du tournage
du documentaire sur son œuvre, intitulé « Êtes-vous forte assez ?» (2013) réalisé par
Aurèle Dupuis, dirigé par Laurence Kaufmann et élaboré en collaboration avec les membres du
Laboratoire de Sociologie (LabSo) de l’Université de Lausanne, en particulier Laura Ferilli qui a
effectué, en collaboration avec Aurèle Dupuis, plus de huit heures d’entretien à Marseille avec
Jeanne Favret-Saada. Ce documentaire a été soutenu financièrement par l’Institut des sciences
sociales de l’Université de Lausanne. Il est disponible en ligne : http://vimeo.com/63459566

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AUTHORS
LAURENCE KAUFMANN
Institut des sciences sociales, Université de Lausanne, Suisse - laurence.kaufmann@unil.ch

MARINE KNEUBÜHLER
Assistante diplômée, Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne, Suisse et doctorante,
Département des Sciences économiques et Sociales, Télécom ParisTech, France -
marine.kneubuhler@unil.ch

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