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Dossiers | 2014
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URL: https://journals.openedition.org/sociologies/4707
ISSN: 1992-2655
Publisher
Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)
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Laurence Kaufmann and Marine Kneubühler, “Introduction du Dossier « Affecter, être affecté. Autour
des travaux de Jeanne Favret-Saada »”, SociologieS [Online], Files, Online since 24 June 2014,
connection on 12 January 2024. URL: http://journals.openedition.org/sociologies/4707 ; DOI: https://
doi.org/10.4000/sociologies.4707
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La place de l’ethnographe
13 La démarche de Jeanne Favret-Saada, attentive aux oscillations pragmatiques de la
croyance, à la diversité des modes de présence des êtres et au pouvoir de la parole,
implique une posture ethnographique bien particulière. Une telle posture se penche, en
particulier, sur la façon dont les « affects non représentés », en l’occurrence ceux des
personnes accablées par le malheur, sont progressivement articulés, nommés et
transformés sous une forme préhensible et littéralement agissante. C’est grâce à ces
affects, que ce soit des peurs, des rancunes ou des désirs, qui forment progressivement
une « disposition à croire » « que les signes se mettent soudainement à parler » (Bazin,
1991, p. 502). Les malheurs deviennent les signes de l’intention malfaisante du sorcier.
Bien sûr, ces signes n’apparaissent pas dans le vide; leur saisie suppose une longue
préparation en amont qui implique, on l’a vu, toute une chaîne d’êtres multiples et
d’éléments hétérogènes, de portée temporelle et expérientielle différente.
14 Du point de vue ethnographique, la question des croyances ou des incroyances cède
ainsi le pas à une analyse de la chaîne des médiations et des dispositifs interactionnels
au sein desquels l’existence de référents littéralement incroyables devient une
hypothèse possible, envisageable et, surtout, partageable. Pour saisir la manière dont
les paysans bocains peuvent être « pris » par une crise de sorcellerie, l’ethnographe
doit donc adopter, comme le suggère Fabienne Malbois dans sa contribution, une
position ou une « croyance oblique » qui lui permet d’« y croire totalement et
simultanément ne pas trop y croire » et de mesurer, grâce à un mouvement « ternaire »
d’emprise phénoménologique, de reprise théorique et de « déprise » critique, la force
mais aussi la « faillibilité » du monde sorcellaire. C’est cette même croyance oblique qui
permet à l’anthropologue de saisir de quelle manière les ensorcelés suspendent la
« vigilance épistémique » (Sperber, Clément, Heintz et al., 2010) et les exigences de
validation empirique qui sous-tendent leur façon routinière de se rapporter au monde
afin de s’engager dans un univers où une interaction avec un être surnaturel est
devenue possible.
15 Une telle croyance ne peut être, toutefois, que partiellement oblique. Comme le
rappelle Philippe Gonzalez dans son article, même si les sciences sociales ne peuvent se
passer d’une description à la troisième personne des dispositifs d’action, ce n’est que
parce que l’ethnographe est « pris » et affecté à la première personne par un
phénomène – que ce soit la sorcellerie ou la prophétie charismatique – qu’il prend
conscience des jeux d’énonciation et de distribution de places qui le définissent : « On
ne réalise l’existence d’un système de places que si on se cogne à ses limites, si on se fait
“remettre en place” » (Favret-Saada, 2004). Prendre place ou plutôt se voir « assigner »
une place dans un système actanciel permet de saisir de l’intérieur le type d’actions, de
paroles et d’affects que cette place impose et autorise à ses « occupants ». Un tel
saisissement à la première personne, qu’il soit émotionnel, pratique ou déontique,
donne à l’ethnographe la possibilité d’identifier les deux dimensions principales de tout
système actanciel : sa dimension grammaticale et sa dimension phénoménologique
(Gonzalez & Kaufmann, 2012). En effet, occuper une place dans le système actanciel
propre à la sorcellerie permet d’identifier, sous un mode grammatical, les règles qui le
possibilisent et le contraignent objectivement. En analysant les places qui le
définissent, en l’occurrence celles d’ensorcelé, de désorceleur et de sorcier, ainsi que
leur effet performatif sur leurs occupants – notamment le procès de subjectivation et
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affectés » ne peut subir le regard d’un spectateur ; elle ne peut souffrir l’épreuve de la
publicité au double sens de mise en visibilité et d’ouverture au jugement critique
(Gonzalez & Kaufmann, 2012). La publicité ou la publicisation d’une crise de sorcellerie
disloquerait le cercle vicieux de la croyance pragmatique, éminemment auto-
confirmatrice, qui assure la félicité du système sorcellaire. Le regard public ferait
éclater au grand jour la manière dont l’accusation d’ensorcèlement que subit le
présumé sorcier contrevient à la « juridiction linguistique et sociale » des actes de
langage et transgresse le principe moral et politique d’égalité de traitement qui accorde
à tout un chacun la possibilité de faire sujet.
17 De façon intéressante et parfois surprenante, les accusations de blasphème qui
intéressent également Jeanne Favret-Saada (1992, 2004) fonctionnent selon les mêmes
modalités que l’accusation sorcellaire. Même si les accusations de blasphème sont
apparemment publiques puisqu’elles se déploient aux yeux de tous, de fait, elles ne
sollicitent pas la « faculté du juger » du spectateur et sont, en tant que telles, non
publiques. Loin de s’ouvrir au jugement d’un tiers ou de solliciter une réflexion
collective, les jugements de blasphème signalent la clôture a priori d’une enquête qui
n’a pas eu lieu. L’accusateur se fait également juge, forçant ainsi l’assimilation a-
grammaticale de deux places du système d’accusation qui, d’un système de places
ternaire composé d’une victime, d’un persécuteur et d’un juge, devient du coup binaire.
Cette a-grammaticalité se retrouve également dans la place intenable qui est imputée
au « blasphémateur » : sa vie étant menacée, ce dernier ne peut accomplir les activités –
se justifier, plaider, s’excuser ou se défendre – qui définissent, tout au moins dans une
société démocratique, la place de l’accusé. Si l’on suit Jeanne Favret-Saada (2007, 2010),
il existe donc des « états sorcellaires » qui rabattent l’acte d’accusation à une lutte à mort
et rendent impossible la place critique, désengagée ou circonspecte, d’un spectateur.
Par définition, l’affrontement mortel auquel aboutissent nombre d’accusations de
blasphèmes instaure un système de places binaire, défini par l’affrontement de
l’accusateur et de l’accusé, et dans lequel chacun est tenu de choisir son camp. Comme
l’indique Arnaud Esquerre dans sa contribution, les affaires de blasphème qu’analyse
Jeanne Favret-Saada montrent ainsi que nos sociétés contemporaines, loin de sombrer
dans un relativisme postmoderne, s’inscrivent dans une logique profondément
moderne – une logique qui tente d’établir coûte que coûte une vérité ultime, non
discutable et parfois fatale.
18 C’est bien cette impossibilité de soutenir le regard du spectateur et sa « faculté de
juger » potentielle qui met les dispositifs non publics, voire anti-publics, en porte-à-
faux par rapport à l’idéal normatif du fonctionnement public, inclusif et ouvert des
institutions démocratiques (Gonzalez & Kaufmann, 2012). Par définition, en effet,
l’interdit de publicité qui sous-tend certains dispositifs rend impossible l’évaluation,
par un public de spectateurs, de leur bonne forme morale et politique. La possibilité
même de mener une ethnographie à la troisième personne et donc d’occuper une place
d’analyste, de juge, de témoin ou de spectateur permet ainsi de différencier les
dispositifs acceptables publiquement de ceux qui, tenus au secret, se déroulent dans des
espaces confinés susceptibles, en tant que tels, d’« embrayer la violence » 4. En marge
des définitions officielles du vivre ensemble, ces espaces confinés où « il n’y a pas de
place pour deux » suspendent les repères ordinaires du jugement public et
transgressent les exigences normatives du « bien vivre pour tous ». La figure
politiquement et moralement incorrecte du sorcier, malmenée par le système
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sorcellaire qui lui octroie manu militari la fonction de bouc émissaire est, à cet égard,
fort révélatrice. Le sorcier, dit Gildas Salmon dans sa contribution, est mis dans une
« position impossible » qui rend sa parole inaudible et son point de vue intenable ; tout
comme le discours anthropologique classique procède à une objectivation irrémédiable
de « l’indigène », le discours de la sorcellerie procède à l’objectivation irréversible du
présumé sorcier en lui imposant de l’extérieur une position dans laquelle il ne peut se
reconnaître en première personne.
19 Au terme de ce bref parcours où s’esquissent, grâce à Jeanne Favret-Saada, des
réflexions sur la violence, le politique, la performativité, l’ontologie, la croyance, les
systèmes actanciels, les affects, le jugement public ou encore la posture de
l’ethnographe, nous comprenons mieux pourquoi la revue SociologieS prend le risque
d’accorder une telle place à l’œuvre d’une anthropologue. En effet, ces réflexions sont
indéfiniment transposables dans des nouveaux domaines d’investigation, y compris
ceux plus classiquement sociologiques. Car le système sorcellaire n’implique pas des
mécanismes symboliques extraordinaires ou des rapports sociaux exceptionnels. Au
contraire, dans l’espace confiné du duel sorcellaire, c’est bien l’inter-dit universel des
rapports sociaux qui se joue et se rejoue sans relâche. Cet inter-dit, c’est celui du
déséquilibre des forces et des luttes de pouvoir que la sorcellerie bocaine tente de gérer
en déclinant, à sa manière, un de ces « petits machins dégoûtants qui font tourner les
sociétés humaines » 5. C’est dire si la micro-politique sorcellaire que décrit
Jeanne Favret-Saada concerne aussi bien les anthropologues que les sociologues. Elle
révèle, dans un raccourci saisissant, la violence universelle de la condition sociale
ordinaire et les modalités particulières, historiquement situées, de sa régulation. Ce
sont ces modalités, tout à la fois particulières et universelles, qui constituent le cœur de
l’enquête que mènent, chacun à leur manière, les différents contributeurs de ce dossier.
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NOTES
1. Ce dossier a été initié en novembre 2011 par un colloque, « Affecter, Etre affecté », sur les
travaux de Jeanne Favret-Saada et en sa présence. Ce colloque, organisé conjointement par
Fabrice Clément, de l’Université de Neuchâtel et par Laurence Kaufmann, de l’Université de
Lausanne, a posé les premiers jalons des réflexions dont cette introduction est l’aboutissement.
2. L’on reconnaîtra aisément ici la belle définition du politique que propose Claude Lefort (1978).
3. Sur ces notions de croyance ou d’engagement en « mode mineur » ou « majeur », voir Piette
(2009).
4. Contrairement à Jeanne Favret-Saada qui affirme, dans son mot de conclusion, que le jugement
moral n’a aucune place en anthropologie ou en sciences sociales, il nous semble que le chercheur
est en droit d’adopter une posture critique ou normative, à condition, bien sûr, que ce moment
critique ou normatif soit clairement distinct du moment descriptif de l’analyse. Bien entendu,
adopter une telle posture critique par rapport à la sorcellerie bocaine ne conduit aucunement,
comme semble le penser Jeanne Favret-Saada, à considérer les ensorcelés comme des
« méchants » : la méchanceté est une caractéristique individuelle qui n’a guère de place dans une
analyse sociologique. La critique dont plusieurs contributeurs de ce dossier se font les relais
porte uniquement sur les propriétés objectives du dispositif interactionnel que déploie la
sorcellerie. Il est difficile de nier que certains dispositifs interactionnels sont plus publics que
d’autres, qu’ils sont plus ou moins subjectivants ou objectivants ou qu’ils favorisent certains
types de comportements, notamment violents, par rapport à d’autres. Basculer de la
caractérisation d’un dispositif (e.g., asymétrique, objectivant, fermé, secret, etc.) au caractère
d’une personne (e.g., méchanceté, générosité, etc.) serait totalement erroné et irait à l’encontre
de la formidable généralisation « transindividuelle » que permet une réflexion en termes de
places.
5. Nous nous inspirons ici d’une communication orale de Jeanne Favret-Saada lors du tournage
du documentaire sur son œuvre, intitulé « Êtes-vous forte assez ?» (2013) réalisé par
Aurèle Dupuis, dirigé par Laurence Kaufmann et élaboré en collaboration avec les membres du
Laboratoire de Sociologie (LabSo) de l’Université de Lausanne, en particulier Laura Ferilli qui a
effectué, en collaboration avec Aurèle Dupuis, plus de huit heures d’entretien à Marseille avec
Jeanne Favret-Saada. Ce documentaire a été soutenu financièrement par l’Institut des sciences
sociales de l’Université de Lausanne. Il est disponible en ligne : http://vimeo.com/63459566
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AUTHORS
LAURENCE KAUFMANN
Institut des sciences sociales, Université de Lausanne, Suisse - laurence.kaufmann@unil.ch
MARINE KNEUBÜHLER
Assistante diplômée, Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne, Suisse et doctorante,
Département des Sciences économiques et Sociales, Télécom ParisTech, France -
marine.kneubuhler@unil.ch
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