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Cédric Weis

Jeanne Alexandre
Une pacifiste intégrale

Prix Mnémosyne 2004

Presses de l’université d’Angers


2005
A mes parents,
Mnémosyne
une association et un prix

Mère des muses et déesse de la mémoire, Mnémosyne a donné son


sous-titre à l'Association pour le développement de l'histoire des
femmes et du genre, fondée en 2000 à l'initiative de la revue CLIO,
Histoire, Femmes et Sociétés. Récente, sa création témoigne de la
maturité d'un domaine de recherches qui s'est beaucoup diversifié
depuis trente ans, le genre recouvrant à la fois, dans une perspective
constructiviste, les rapports sociaux de sexe, les identités sexuées et le
principe de partition hiérarchique entre le masculin et le féminin. Elle
affirme aussi la nécessité de combler un déficit, toujours présent en
France, de reconnaissance intellectuelle et plus encore institu-
tionnelle.
Section française de la Fédération internationale pour la recherche
en histoire des femmes, l'association a comme objectif, inscrit dans
ses statuts, le développement de l'histoire des femmes et du genre en
France, dans les universités comme dans tous les lieux,
institutionnels, associatifs et culturels d'enseignement, de formation,
de recherche et de conservation. Société savante et association
professionnelle, Mnémosyne dispose d'un annuaire, d'un bulletin et
d'un site Web1. Ouverte aux chercheurs professionnels et
indépendants, aux enseignants du secondaire et du supérieur comme
à toute personne qui se reconnaît dans ses objectifs, elle organise des
rencontres scientifiques et entreprend des démarches pour favoriser
l'inscription institutionnelle de l'histoire des femmes et du genre et sa
transmission à tous les degrés de l'enseignement.
Dans ce cadre, récompenser un mémoire de maîtrise (ou de
master) de langue française est apparu prioritaire. Association,
Mnémosyne est aussi depuis 2003 un prix d'histoire, au même titre
que le Maitron ou d'autres, tous les adhérents/es et tous les
départements d'histoire recevant chaque année une information à ce
sujet. Animé par Marie-Françoise Lévy et Cécile Dauphin, le jury est
composé de membres de l'association qui n'ont aucune part dans
l'élaboration des travaux. La récompense associe une somme d'argent
et la publication du mémoire dans l'année qui suit, un contrat

1. Voir infra p. 293.


d'édition ayant été signé à cet effet, pour quatre ans renouvelables,
entre Mnémosyne et les Presses de l'université d'Angers dirigée par
Olivier Tacheau. Heureuse façon de montrer que l'histoire des
femmes et du genre est une approche bien vivante et qu'elle produit
des travaux de qualité.
A la fois concours de circonstances et signe que l'histoire des
intellectuels s'intéresse désormais aux femmes et au genre1 , le prix
2004 récompense de nouveau, après celle de la journaliste Andrée
Viollis (prix 2003), une biographie intellectuelle. Soutenu à
l'Université Paris I sous la direction de Pascal Ory et Michel Dreyfus,
le travail de Cédric Weis présente, après une belle quête archivistique,
l'itinéraire politique et intellectuel de Jeanne Halbwachs-Alexandre,
sœur cadette de Maurice Halbwachs, agrégée de lettres et professeur,
épouse du plus fidèle disciple d'Alain, « alinienne dans la mêlée2 » des
années de guerre et de ce qui allait devenir « l'entre-deux-guerres ».
L'auteur introduit le lecteur dans la diversité des engagements
pacifistes confrontés aux réalités internationales. Il fait comprendre
avec nuances un parcours qui conduit, notamment à travers la Ligue
internationale des femmes pour la Paix et la Liberté et l'aventure
journalistique des Libres propos, à une forme de pacifisme intégral
qui refuse la guerre avec Hitler.
Incontestablement et de même que sa contemporaine Hélène
Brion est plus féministe que socialiste, Jeanne Halbwachs-Alexandre
est plus pacifiste que féministe, proposant de construire la paix sur la
justice et l'égalité entre les hommes, revendiquant avant tout
l'indépendance de la pensée et la responsabilité individuelle. Mais elle
peut aussi écrire, parlant des femmes : « Combien de croyances
meurtrières viennent de ce qu'on oppose les deux moitiés de
l'humanité, selon un rapport de supérieur et d'inférieur. Il n'est
d'humanité que double ». Une figure complexe que cette publication
sort de l'ombre.

Françoise Thébaud
Présidente de l'Association Mnémosyne

1. Voir « Intellectuelles », n° 13 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2001 (dir.


Florence Rochefort) et N. Racine et M. Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du genre en
histoire des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 2004.
2. Cf. titre original du mémoire de C. Weis : Jeanne Halbwachs-Alexandre. Une
alinienne dans la mêlée, 234 p. (annexes comprises).

8
Un grand merci à celles et ceux qui m’ont aidé au cours de mes
recherches : Christine Bard de l’université d’Angers, Mme Blet et
Adolphe Rossille de la bibliothèque municipale de Nîmes, Françoise
Blum du Centre d’histoire sociale, Emmanuel Blondel et Robert
Bourgne de l’Institut Alain, Emmanuelle Carle-Pelletier de
l’Université Mc Gill de Montréal, Valérie Daly, Catherine Guimont
du musée Alain de Mortagne, Nicole Racine-Furlaud du CEVIPOF.
Une gratitude toute particulière à Mmes Lise Halbwachs-
Mecarelli et Françoise Jean-Paul Léon, et MM. Jean-Pierre
Halbwachs, Philippe Léon et Bertrand Saint-Sernin, proches de
Jeanne Alexandre.
Abréviations

BDIC Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.

BMD Bibliothèque Marguerite Durand.

CICR Comité pour la reprise des relations internationales.

CIFPP Comité international des femmes pour une paix permanente.

CNFF Conseil national des femmes françaises.

Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier français


DBMOF
(sous la dir. de Jean Maitron).

IMEC Institut mémoires de l’édition contemporaine.

LDH Ligue des droits de l’homme.

LFDF Ligue des femmes pour le droit des femmes.

LIFPL Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté.

LP Libres propos.

OFTD Office français du travail à domicile.

RUP Rassemblement universel pour la paix.

SNI Syndicat national des instituteurs.

SFIO Section française de l’Internationale ouvrière.

NB : Sauf indication contraire, les ouvrages signalés en note sont publiés à


Paris. Par ailleurs, les articles de Jeanne Alexandre, parus aux Libres propos
de 1921 à 1924, ont été consultés à partir des classeurs exhaustifs de la
bibliothèque municipale de Nîmes1 (la bibliothèque Marguerite Durand en
possède une copie incomplète). Les pages mentionnées pour cette première
série d’articles seront donc celles de ce recueil et non celles des Libres propos.
De 1927 à 1935, les pages mentionnées sont celles de la collection intégrale de
la revue (disponible en grande partie à la Bibliothèque de documentation
internationale contemporaine (BDIC) et intégralement à l’Institut Alain).

1. Les références à « Nîmes » dans les notes désignent cette bibliothèque.

11
INTRODUCTION

Si nous devions peindre Jeanne Alexandre, nous montrerions


une femme parmi les hommes, dans le cercle de l’aréopage, la main
tendue vers la ville agitée, le regard implorant Socrate qui relèverait
quelque disciple tombé à genoux. Telle pourrait être la première
esquisse. Mais il nous viendrait aussitôt l’envie de la montrer en
solitude, parmi les livres, tout entière à l’exercice de la pensée. Et ce
serait encore l’oublier parmi ses élèves. Pourtant, nous ne pourrions
l’évoquer ici sans privilégier des périodes, tant est vaste le champ
d’observation qu’offrent les quatre-vingt-dix années de sa vie.
Intellectuelle au milieu d’intellectuels, philosophe éprise de justice
et de liberté, pacifiste radicale et humaniste en temps de guerre,
Jeanne Alexandre justifierait sans doute une biographie plus
complète, quoique les sources ne soient pas toujours égales. Nous
avons donc choisi d’étudier en priorité les années 1914-1939, qui
présentent l’avantage d’encadrer l’essentiel de son engagement
militant.
Figure attachante et originale de l’histoire des femmes, cette
fidèle alinienne1 parmi les fidèles, épouse du plus inconditionnel des
disciples d’Alain, se distingue par la vigueur de ses écrits, habillés
souvent d’ironie subtile, par un souci constant de justice et de vérité,
et par l’affirmation d’un pacifisme qui tiendrait autant de la morale
universelle que d’un humanisme constitutif. Le féminisme de
Jeanne Alexandre semble moins important que son jugement
"citoyen", quel que soit le retard que la France ait pu prendre dans le
partage des responsabilités politiques. Et même si son premier
article au Populaire du Centre annonce le contraire en préambule, le
9 janvier 1916, Jeanne Alexandre n’écrit pas exclusivement pour les
femmes. Comme féministe, elle n’est pas une militante très
représentative; elle serait plutôt atypique. Non qu’elle ne joue aucun
rôle; nous verrons qu’elle sait être audacieuse et entreprenante;
toutefois, cela ne concerne qu’une étape de sa vie, qui plus est,
entièrement dévolue au pacifisme. Passé la Grande Guerre, et bien
que le droit de vote des femmes ne soit toujours pas acquis, sa

1. Cet adjectif désigne les disciples du philosophe Alain.


discrétion parmi les militantes et son éloignement de la SFIO
s’inscrivent pleinement dans l’histoire du féminisme français,
marqué par le recul relatif du suffragisme au profit d’un pacifisme
féminin et le départ, à la suite du Congrès socialiste de Tours (1920),
des féministes membres de la SFIO vers le Parti communiste. Entre
contrainte de temps et choix délibéré, Jeanne Alexandre donnera la
priorité à sa véritable famille de pensée, et son engagement sera celui
des aliniens.
Ce particularisme féminin apparaît naturellement dans son
discours de combattante pacifiste, mais aussi dans certains de ses
silences, dans ses choix de militante, dans ses attachements
artistiques et intellectuels. Ainsi, cette objectivité, qui l’éloigne peut-
être d’un militantisme féministe plus passionné, projette
naturellement la cause des femmes sur le terrain de celle des
hommes, la fond radicalement dans la logique humaniste dont nous
parlions, la rendant plus évidente, plus nécessairement immédiate.
La force de ce féminisme discret, nuancé, non exclusif, ne réside-
t-il pas aussi dans la reconnaissance que lui procure sa formation
supérieure — dans une France masculine peu encline à partager ses
privilèges, et sans doute encore légèrement imprégnée d’Ancien
Régime1 —, mais également dans la qualité et l’audace de ses
réflexions? Edouard Herriot écrira en 1931 : « Un suffrage vraiment
universel ne devrait-il pas être, en effet, l’expression aussi exacte que
possible de la volonté de tous les citoyens parvenus à une maturité
d’esprit suffisante [...] ?2» On comprend l’importance de la
formation à seule fin de le démontrer. Mais la Grande Guerre
interrompt la marche vers l’égalité des droits et reporte l’échéance
du suffrage féminin, tout en divisant ses militantes sur la question de
la paix. Dès lors, une question se pose. Les femmes sont-elles
pacifistes par nature? Dans ce cas, leur ralliement à l’Union sacrée
ne serait dû qu’à leur volonté de s’impliquer dans la défense du pays,
en vue d’exiger le suffrage au titre de leur participation au combat?

1. A. MEYER, La Persistance de l’Ancien Régime en Europe, 1848-1914, Paris,


Flammarion, 1981. Alain écrit déjà le 3 janvier 1912 : « [...] les injustices d’ordre
économique me paraissent résulter principalement de ce qu’il reste de Monarchie
parmi nous » (cf. ALAIN, « Propos 173 », in Propos II, Paris, Gallimard, 1970, p. 243).
2. G. CHAPUIS, « Pourquoi nous sommes partisans du suffrage féminin », in Cahiers
de la démocratie populaire, Paris, Ed. du Petit démocrate, n°12, 1931, pp. 4-6.

14
C’est peut-être là le principal point de divergence entre Jeanne
Alexandre et les mouvements suffragistes des années vingt.

***
L’entre-deux-guerres est marqué par le choc des années 1914-
1918 : elles « ont pesé à la façon d’un traumatisme profond sur le
souvenir et la conscience des générations qui les ont vécues
directement, aussi bien que de celles qui leur ont été immédiatement
postérieures1 ». Cela explique en grande partie le pacifisme massif
des années vingt et trente. Cependant, ce premier conflit avait déjà
ses opposants, et le pacifisme de Jeanne Alexandre est antérieur à ce
choc caractéristique; il brille, au contraire, par sa constance et son
intangibilité. Rares sont ceux qui, comme elle, ont combattu la
guerre avec cette inébranlable fermeté. Elle est aussi, par cette
permanence, une figure irréprochable du pacifisme intégral,
durablement accusé d’aveuglement, sinon de défaitisme ayant mené
à la collaboration. Cependant, cette charge n’est-elle pas en partie
excessive2 ?
La justice et l’humanité sont les maîtres mots autour desquels
gravite la pensée de Jeanne Alexandre. Elles fixent ses convictions et
inspirent ses actes. Pas un article qui ne les évoque, pas une idée qui
ne veuille les défendre, les reconnaître, les encourager. Aussi n’est-ce
pas une vaine entreprise que d’essayer de déterminer quel rôle cet
idéal internationaliste a pu jouer dans la radicalisation d’un certain
nombre de pacifistes, dont la pensée de Jeanne Alexandre est
particulièrement représentative. Le pacifisme jusqu’au-boutiste
frappe autant par sa lucidité depuis le traité de Versailles que par sa
mauvaise appréciation des périls. A ce propos, l’attitude à l’égard de
l’Allemagne nazie inspire ces mots à Michel Bilis :

1. BILIS Michel, Socialistes et pacifistes : l'intenable dilemme des socialistes français


(1933-1939), Syros, 1979, p. 9.
2. « Alain, professeur de lâcheté » titre le philosophe Jean-Toussaint Desanti dans Les
Lettres françaises du 14 juin 1951 (cf. J-F SIRINELLI, Génération intellectuelle,
Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, p. 590).
Jean-François Sirinelli semble vouloir relativiser et se range à l’avis de Raymond
Aron : « Pour surmonter l’histoire, il convient d’abord de la reconnaître » (R. ARON,
« Remarques sur la pensée politique d’Alain », in Revue de Métaphysique et de
Morale, t. 57, 1952, pp. 187-199, cité par J-F Sirinelli, op. cit., p. 632). Voir également
le jugement de M. WINOCK, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, pp. 308-310
pour Alain, pp. 388-389 pour Roger Martin du Gard.

15
« Toute une génération de militants engagés depuis 1919 dans une
lutte noble et passionnée contre les « iniquités » du traité de
Versailles et contre la politique de Poincaré et du Bloc national à
l’égard de l’Allemagne dans les années vingt, pouvait-elle être munie,
dans le feu même des événements, des éléments d’appréciation
nécessaires pour opérer, le cas échéant, des revirements
indispensables1 ? »

Pourtant, comment nier brusquement une lucidité qui pendant


vingt ans fut assez alerte pour annoncer ce qui arriva? Les excès
d’une politique de fermeté, voire d’hostilité, pouvaient-ils autoriser
les pacifistes à respecter leur credo? C’est toute l’impression que
nous laisse cette époque tragique lorsqu’on s’y glisse par les yeux de
Jeanne Alexandre, déjà citoyenne par l’indépendance et la force de
sa pensée.

***
Cependant, le pacifisme intégral n’est pas une constante dans
l’entre-deux-guerres. Il ne se démarque que dans la seconde moitié
des années 1930. Auparavant, la France, durablement choquée par la
Grande Guerre, se distingue par la multiplicité et l’antagonisme de
ses forces de paix. Si son pacifisme diffère de celui des Anglais par
son caractère « politique », tel que l’a souligné Pierre Cot2, il est
aussi différent par son hétérogénéité : « The French peace
movement of the interwar period was a lively and probably
numerically significant force, but it was also a balkanized, splintered
movement3 », écrit Norman Ingram. Et comme le souligne Jean-
Pierre Biondi : « le pacifisme n'a pas été paisible. Il a été davantage
une expérience conflictuelle qu'une démarche œcuménique, le reflet
d'antagonismes idéologiques que l'expression d'un consensus4 ». En
1932, André Tardieu répertorie cinquante organisations pacifistes
en France, dans son relevé des organisations franco-allemande pour
la paix, ainsi que dix-sept groupes sympathisants5. Quatre ans plus

1. BILIS Michel, op. cit., p. 131.


2. INGRAM Norman, The Politics of dissent, Pacifism in France, 1919-1939, Claren-
don Press, Oxford, 1991, p. 38.
3. Ibid., p. 2.
4. J-P BIONDI, La Mêlée des pacifistes, op. cit., p. 16.
5. Cf. « Les organisations pacifistes françaises » et « Les groupements sympathisants
français », in Nous voulons la paix (cité par N. INGRAM, op. cit., p. 1).

16
tard, ce sont deux cents organisations qui apparaissent dans
l’annuaire de la paix du Centre international de documentation anti-
guerrière1. Mais ce qui frappe Norman Ingram, hormis l’extrême
diversité des hommes, des femmes et des organisations pacifistes,
c’est leur isolement dans une lutte dont le pacifisme n’est pas
toujours une exclusivité : « For many, it’s clear that peace was not
their primary reason for being »2. Par ailleurs, tous ne s’entendent
pas sur le sens qu’ils donnent à la paix : « le but des communistes
diffèr[e] à l'évidence de celui de Briand, et Henri Massis, admirateur
de Mussolini, n'[est] pas sur la même longueur d'onde que Victor
Basch, président de la Ligue des droits de l'homme3 », prévient
Jean-Pierre Biondi. Comment réunir, du reste, les féministes, les
anciens combattants, les communistes, les mouvements paysans, les
anarchistes, les syndicalistes, les intellectuels internationalistes?
C’est dans ces eaux agitées qu’évolue le petit groupe des aliniens,
dont le combat pour la paix complète une volonté permanente de
justice sociale. Jeanne Alexandre, par le biais de ses critiques
littéraires, en souligne l’importance dans une Europe aux
républiques aussi jeunes que fragiles, en proie à tous les
déséquilibres. Quête décisive, préoccupation de chaque instant,
qu’elle partage de façon privilégiée avec Alain, son maître à penser,
dont on perçoit, en filigrane, la souveraine influence, toujours
lointaine cependant, mais suffisamment puissante pour imposer la
liberté. Cet attachement prééminent pour la justice, pour toutes les
causes sociales et révolutionnaires ne fait-il pas autorité sur son
pacifisme? N’explique-t-il pas son caractère radical, c’est-à-dire
fondamental, la justice refusant tout compromis? L’étude des Libres
propos, qui constitue le gros de son "œuvre" écrite, donne sur ce
point un éclairage particulièrement intéressant.

***
A notre connaissance, il n’existe pas d’étude approfondie sur les
Libres propos, qui, en dépit de leur faible tirage, constituent une
prodigieuse aventure intellectuelle et politique, d’une part en vertu
de la contribution d’Alain, d’autre part pour l’impressionnant travail

1. Ibid.
2. N. INGRAM, The Politics of dissent, Pacifism in France (1919-1939), op. cit., p. 3.
3. J-P. BIONDI, op. cit., p. 25.

17
journalistique et analytique des rédacteurs qui, pendant près de
quatorze ans, décortiquant les journaux de tous les horizons,
analysant l’essentiel de la littérature de l’entre-deux-guerres, ont
réagi abondamment sur tous les événements majeurs de la fin de la
IIIe République et de l’actualité internationale. Seule Jeanne
Alexandre en a exécuté l’« esquisse » historique, selon ses propres
termes, offrant un remarquable outil d’approche pour qui souhaite
travailler sur le Journal d’Alain et ses divers collaborateurs, parmi
lesquels Raymond Aron, Simone Weil, Georges Bénézé, Georges
Canguilhem, Charles Gide, Léon Emery, Alfred Fabre-Luce, Jean
Prevost, Félicien Challaye, Maurice Savin, René Gérin, Georges
Demartial, Jacques Ganuchaud. Il n’existe pas non plus de travaux
spécifiques sur Jeanne Alexandre. Elle apparaît dans tous les
ouvrages traitant du pacifisme, du socialisme et du féminisme de
l’entre-deux-guerres, mais très souvent de façon succincte, s’effaçant
rapidement au profit de Gabrielle Duchêne — avec laquelle elle initie
le mouvement pacifiste féminin en 1915 — ou de son époux, Michel
Alexandre, disciple d’Alain, rédacteur en chef des Libres propos,
membre influent, sinon considéré, de la Ligue des droits de
l’homme, puis du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes
(CVIA).

***
Les sources dont nous disposons sont publiques pour une grande
part et relativement abondantes. La bibliothèque municipale de
Nîmes, aujourd’hui bibliothèque Carré d’Art, place de la Maison
Carrée, possède le fonds le plus important d’archives personnelles,
déposées en 1976 par Jeanne Alexandre, puis en 1983 par M. Jean-
Paul Léon (neveu de Michel Alexandre) et Mme Marie-Jeanne
Flamand (ancienne élève et amie de Jeanne Alexandre). M. Jean-
Paul Léon a également remis des documents, dont certaines copies,
à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine
(BDIC), à la bibliothèque féministe Marguerite Durand, à Paris, ainsi
qu’à la bibliothèque municipale de Chaumont.
Néanmoins, l’importance des sources reste à relativiser, la
plupart d’entre elles concernant en priorité Michel Alexandre.
Certes, une grande partie de la correspondance adressée à Michel
Alexandre n’est pas sans concerner Jeanne Alexandre. Cependant,
en règle générale, ces sources l’éclairent moins que son mari. A
Nîmes, en dehors d’une riche correspondance, sept classeurs

18
regroupent l’intégralité des articles de Jeanne Alexandre publiés
dans le Journal d’Alain; s’y trouvent également son Esquisse de
l’histoire des Libres propos écrite en 1967, ainsi qu’une biographie
inachevée, complétée par Marie-Jeanne Flamand en 1981, intitulée
En souvenir de Michel Alexandre1. La bibliothèque possède, entre
autres, la correspondance de leur rencontre, entre septembre 1915 et
août 1916, période qui précède leur mariage.
La bibliothèque municipale de Chaumont détient, quant à elle,
une copie dactylographiée des lettres envoyées par Michel Alexandre
à son père entre 1913 et 1916, ainsi qu’un petit nombre de brochures
et autres coupures de presse.
Le fonds Alexandre de la BDIC est plus fourni. En dehors de la
copie d’un certain nombre de documents disponibles à Nîmes, il est
le seul à réunir les articles écrits par Jeanne Alexandre au Populaire
du centre entre 1916 et 1917. La collection est incomplète, mais ce
dossier a l’avantage — par rapport aux coupures originales,
également disponibles à la BDIC — de fournir le contenu des articles
qui ont été censurés. Le reste du fonds comprend beaucoup de
brouillons, de notes et de coupures de presse, allemandes, anglaises
et françaises. On y trouve également des brochures de la section
française de l’Internationale ouvrière (SFIO), de la Société d’études
documentaires et critiques sur la guerre, du Comité international des
femmes pour une paix permanente (CIFPP) et du CVIA. Le fonds
Gabrielle Duchêne de la BDIC est beaucoup plus impressionnant2.
Malheureusement, à l’exception des années 1935 à 1936, l’absence de
Jeanne Alexandre des papiers de Gabrielle Duchêne est
particulièrement criante. La bibliothèque possède également une
collection incomplète des Libres propos sur laquelle nous avons
travaillé pour les années 1927-1935. Elle ne possède que deux
numéros de la première série allant de 1921 à 1924; les classeurs de
la bibliothèque de Nîmes nous ont permis d’y remédier pour ce qui
concerne les articles de Jeanne Alexandre.
Quant à la bibliothèque Marguerite Durand, elle offre la copie
d’un certain nombre de documents rassemblés à Nîmes, mais assez

1. Cet ouvrage inédit est différent de celui paru sous le même titre au Mercure de
France, en 1956.
2. Cf. M. DREYFUS, « Le fonds féministe à la BDIC », in Matériaux pour l’histoire de
notre temps, Paris, Association des amis de la BDIC, janvier-mars 1985, pp. 21-23.

19
peu de pièces originales, en dehors d’une lettre adressée à Gabrielle
Duchêne, seul et unique vestige d’une improbable correspondance
entre les deux femmes.
Pour terminer avec les sources publiques, mentionnons les
Archives nationales de France qui ont accumulé d’importants
dossiers de la préfecture de Police sur les mouvements pacifistes
pendant la Première Guerre mondiale, et qui mettent à disposition,
avec dérogation, les dossiers personnels des enseignants de la
fonction publique. Malheureusement et pour une raison
inexpliquée, le dossier de Jeanne Alexandre ne commence qu’à
partir de 1927.
Les sources privées sont moins abondantes, mais non moins
riches. Le musée Alain de Mortagne, pour commencer, situé dans la
Maison des comtes du Perche, possède quelques dossiers sur Jeanne
et Michel Alexandre dans le vaste ensemble de leurs archives
aliniennes. L’institut Alain, à Paris, possède la collection complète
des Libres propos, ainsi que celle du Bulletin des amis d’Alain. Il
existe également une très intéressante interview de Jeanne
Alexandre, réalisée par son neveu, Francis Halbwachs, en 1978.
L’original est en possession de Françoise Basch, mais une copie
numérique et un utile résumé ont été réalisés par Lise Halbwachs-
Mecarelli. Par ailleurs, l’Institut mémoires de l’édition
contemporaine (IMEC) gère l’important fonds du frère de Jeanne
Alexandre, le sociologue Maurice Halbwachs.
A propos de ces sources, une première observation s’impose :
elles privilégient en grande partie la période que nous choisissons
d’étudier, de 1914 à 1939. Passé la Seconde Guerre mondiale, Jeanne
Alexandre ne semble plus s’engager politiquement.

***
Au vu de ces éléments, nous avons choisi d’articuler notre étude
en deux parties. La première (1890-1920), après une présentation
rapide des origines et de la jeunesse de Jeanne Halbwachs, montre
quelle réaction elle oppose à l’entrée de la France dans la Première
Guerre mondiale et quelles sont les grandes étapes de son
engagement en faveur de la paix, en dépit de l’isolement et de la
censure. Cette partie, dans un troisième temps, explore le contenu de
ses articles publiés entre 1916 et 1917 au Populaire du Centre,

20
révélant, en plus des qualités humaines et intellectuelles de la
philosophe, la teneur d’un pacifisme d’ores et déjà radical.
Dans une seconde partie (1921-1939), nous nous attacherons à
donner un aperçu de l’entreprise journalistique des Libres propos,
Journal d’Alain, aventure qui, pour bien des raisons, constitue
l’essentiel du militantisme pacifiste de l’entre-deux-guerres de
Jeanne Alexandre, quel que soit son engagement auprès des
femmes, sur lequel nous nous arrêterons brièvement. Par-delà la
continuité perceptible de son pacifisme entre 1914 et 1939, nous
verrons l’importance qu’elle accorde à la question sociale, la
permanence de son humanisme, et essaierons de montrer dans
quelle mesure ils sont à rapprocher de la conduite radicale de son
combat pour la paix.

21
« Socrate : Donc, ce n’est pas de murs, ce n’est pas non
plus de trières, pas d’avantage d’arsenaux, que les Etats
ont besoin s’ils veulent être heureux, Alcibiade, ni non
plus d’une nombreuse population et d’un vaste territoire,
quand c’est la vertu qui leur fait défaut1. »
Platon

1. PLATON, Alcibiade, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1985, p. 248.


Première partie

La naissance d’une
intellectuelle engagée
« Il me semble qu’un peuple pacifique, comme nous
sommes, deviendra guerrier du jour au lendemain, et pour
longtemps, sans changer beaucoup, par l’imitation des
mouvements, par la contagion des colères, par le
changement soudain des conditions, par les plaisirs
nouveaux qui en résulteront, par les habitudes nouvelles
bientôt prises. La guerre durera si elle commence1. »
Alain, le 8 février 1911.

1. ALAIN, « Propos 147 », in Propos II, Gallimard, coll. Pléiade, p. 205.


C HAPITRE I

L’appel du socialisme

« [...] comme une femme doit rire amèrement, au-


dedans d’elle-même, quand elle nous entend discourir
sur la liberté1. »
Alain, le 6 décembre 1910.

Les vingt-quatre premières années de la vie Jeanne Halbwachs se


confondent avec la Belle Époque, période heureuse, privilégiée,
maternelle, période de pauvreté et d’insouciance, de découvertes et
d’espérances. Sa jeunesse parisienne favorise l’envol précoce de sa
vie de militante. Issue d’une famille d’intellectuels, d’origines
modestes, elle dit avoir découvert très tôt le socialisme en jugeant
des inégalités qui séparent les enfants dès le catéchisme2. Courte
expérience d’une pratique religieuse qui, à défaut de durer, allume la
flamme d’un idéal.

Une éducation favorable

La famille : origines et influences

Jeanne Halbwachs naît en 1890, à Paris, d’une mère et d’un père


alsaciens. Sa mère, Félicie Clerc, née en 18553 a eu pour père un
imprimeur de Belfort4, un intellectuel réputé pour sa liberté de

1. ALAIN, « Propos 139 », in Propos II, Gallimard, coll. Pléiade, 1970, p. 192.
2. Les parents de Jeanne Halbwachs étaient catholiques. Entretien réalisé en 1978 par
M. et Mme Francis Halbwachs (neveu de Jeanne Halbwachs-Alexandre).
3. Carnets de M. HALBWACHS, IMEC, HBW2.BA-01.1.
4. Belfort est restée française en 1870.
mœurs1, qui disparaît alors qu’elle n’a pas cinq ans. Elle grandit avec
sa mère et reçoit une éducation religieuse. Très bonne élève, elle se
distingue vite par ses dons d’écriture et nourrit une passion durable
pour la lecture. D’un grand charme, mais « sans le sou »2, elle
rencontre le père de Jeanne Halbwachs à l’âge de 17 ans, tandis
qu’elle prépare le brevet supérieur. Celui-ci, Gustave Halbwachs, est
né à Sélestat, en 1845, dans une famille de forgerons. Elève boursier,
il fait de brillantes études à Paris, qui le destinent à l’agrégation des
lettres, mais il est surpris en 1868 dans une manifestation contre
l’Empereur3. En 1870, alors qu’il est élève à l’Ecole normale
supérieure, il opte pour la France contre l’avis de sa famille — qui
demeure en terre alsacienne. En 1876, il est reçu premier à
l’agrégation d’Allemand. Il professe d’abord à Reims, ville d’accueil
pour de nombreux Alsaciens demeurés français, puis à Paris. Son
passage à Reims laisse d’ailleurs le témoignage peu flatteur d’un
proviseur :

« [...] raide et guindé, infatué de son mérite, d'un caractère difficile et


insoutenable, d'une rigidité excessive à l'égard des élèves, [...] très
mal avec son collègue d'allemand qu'il dénigre et déprécie, ne
pouvant supporter une observation ni recevoir un avis, ne se
soumettant à aucune convenance [...]. M. Halbwachs désire aller à
Paris. Je demande très expressément qu'il y soit envoyé pour être
débarrassé de lui4. »

Cela ne suffit pas à établir un caractère. Maurice Halbwachs, l’un


de ses deux fils, né à Reims en 1877, écrira qu’il « admirait [son père]
au-delà de tout5 », et Jeanne Alexandre témoignera de ses très
grandes qualités de pédagogue, gardant néanmoins de lui, le
souvenir d’un homme assez lointain6. L’hostilité de son supérieur lui
vaut néanmoins la satisfaction d’être nommé à Paris. La famille s’y
rend aussitôt, et son cercle s’agrandit avec la naissance de Marcelle

1. Entretien réalisé en 1978, op. cit.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. A. BECKER, Maurice Halbwachs, un intellectuel en guerres mondiales, 1914-1945,
Paris Ed. Agnès Viénot, 2003, p. 63. A noter que les inspections ultérieures (à Paris)
seront très élogieuses (cf. Archives nationales (AN), dossier personnel de
G. Halbwachs, Aj 16 1130).
5. Carnets de M. HALBWACHS, IMEC, HBW2.BA-01.1.
6. Entretien réalisé en 1978, op. cit.

30
en 1879. C'est à cette époque que Gustave Halbwachs contracte une
maladie grave qui le mène progressivement à la paralysie. La cause
exacte est incertaine, pathologie héréditaire, maladie vénérienne ou
encore résultat d'une chute qu'aurait fait autrefois cet alpiniste
accompli. Cette maladie, déclarée incurable, immobilise peu à peu
ses membres inférieurs. Pour faire face aux contraintes nouvelles, les
enfants doivent s’éloigner1 ; les deux garçons vont en pension à
Vanves, et Marcelle grandit chez sa grand-mère maternelle. Jeanne
Halbwachs, née le 14 février 1890, aura seize ans en 1906, année de
la disparition de son père, professeur au lycée Saint-Louis2. La
famille quitte bientôt la rue Gay-Lussac, pour s'installer rue
Herschel, toujours dans le Quartier latin, à deux pas du jardin du
Luxembourg. Elle gardera un très bon souvenir de son enfance, gâtée
et couvée par une mère qui découvre avec elle le sentiment
maternel3. La passion de Jeanne Halbwachs pour sa mère est telle
qu'elle s'interdira d'abord toute idée de mariage4.
Son frère, Maurice Halbwachs, écrit dans l’un de ses carnets de
jeunesse : « Jeannette est une petite nerveuse que ses parents, gens
plutôt surexcités, détraquent sans bien s’en rendre compte5 ».
Songeant à la liste des livres qu'on lui donnait à lire lorsqu'elle avait
dix ans, il ajoute : ce « serait un document curieux pour un historien
de l’éducation des jeunes filles au XIXe siècle ». De fait, elle se
passionne très tôt pour la lecture, montrant peu d’ardeur à l’école,
fermement hostile à l’arithmétique6. Maurice Halbwachs, après des
études à Henri IV, puis à l’Ecole normale supérieure, est reçu
troisième à l’agrégation de philosophie, en 1901, l’année de son
premier mariage7. Il enseigne principalement à Reims, puis à Tours,
et enfin à Nancy dès l’automne 1914. Il deviendra le sociologue
réputé des Annales et de la Sorbonne. Il semble, à l’époque,
entretenir d’excellentes relations avec sa jeune sœur. Ce même
carnet fait allusion à leur visite, en octobre 1899, de l’Exposition

1. Ibid.
2. N. RACINE, « Halbwachs Jeanne », in Dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier français (DBMOF), vol. 31, p.201.
3. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
4. Ibid.
5. Carnets de M. Halbwachs, IMEC, HBW2.BA-01.1.
6. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
7. Ibid.

31
Internationale et Universelle de Paris qui se prépare au Champ de
Mars. Maurice Halbwachs semble avoir conservé quelques
attachements pour sa région natale et « le fait que l'Alsace soit la
terre de ses ancêtres, sa petite patrie, tient un rôle important dans la
définition et la mise en œuvre du patriotisme de sa famille, comme
du sien1 ». Le patriotisme, nous le verrons, sera une notion
totalement étrangère à Jeanne Halbwachs, et deviendra même
pendant quelque temps une source de discorde avec son frère.
La gêne financière, rendue plus évidente après la mort de son
père, les amène à déménager boulevard Arago. Elle bénéficie alors
d’une « liberté totale2 » qui lui permet de fréquenter plus
assidûment les milieux révolutionnaires, qu’elle côtoie depuis l’âge
de 15 ans3.

Une élève méritante

La formation républicaine — Camille Sée, à qui la France doit la


réorganisation de l’enseignement secondaire féminin sous la IIIe
République, dépose, le 28 octobre 1878, une proposition de loi visant
à instituer les lycées publics de jeunes filles. La loi est adoptée le 21
décembre 1880 : « Date faste entre toutes appartenant à l’histoire de
la condition des femmes en France4 », écrira Louise Weiss. Proche
de Jules Ferry, Camille Sée exprime également la volonté de la
gauche républicaine de mettre fin à l’influence de l’Église catholique
et de « donner aux hommes républicains la possibilité de trouver des
femmes républicaines5 ». Pour Jules Ferry, et en accord avec les
positivistes et les républicains en général, « celui qui tient la femme,
celui-là tient tout [...]. Il faut que la femme appartienne à la science
ou qu’elle appartienne à l’Eglise6 ». Il poursuit la réforme de l’école
primaire en instituant la gratuité, la laïcité et l’obligation de scolarité
par les lois de 1881 et 1882, et fait voter en 1886 une loi qui laïcise le
personnel enseignant. Mais remarque Louise Weiss : « Du bonheur

1. A. BECKER, op. cit., p. 63.


2. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
3. Ibid.
4. L. Weiss, « Allocution », in Collège Sévigné, le livre du centenaire, Editions
Nathan, 1980, p. 7.
5. Ibid, p.9., réponse du gouvernement à un argument de l’opposition.
6. Histoire de la France des origines à nos jours, G. DUBY (dir.), Larousse, 1999,
p.766.

32
des jeunes filles, de leur vie propre, de leurs aspirations, il n’[est]
guère question. [...] C’[est] pour le contentement des maris
républicains, donc pour la stabilité du régime, que l’instruction
secondaire des filles [a] fini par sembler urgente à la majorité laïque
du palais Bourbon1 ». Ainsi le Collège Sévigné2, fondé par la Société
pour la propagation de l'instruction parmi les femmes3, choisit-il,
dès 1880, de dispenser un enseignement secondaire que les lycées
continuent de refuser aux jeunes filles, enseignement sanctionné par
le baccalauréat des garçons et qui ouvre, par conséquent, les portes
de l’université, « délibérément interdites aux lycéennes voulues par
le législateur4 ».
C’est bouleverser les consciences par-delà les traditions, et
Jeanne Halbwachs profite de ces changements comme tant d’autres
futures intellectuelles de ce début de siècle. Pour elle et sa grande
amie, Yvonne Basch, rencontrée en terminale au lycée Fénelon, il
n’est pas question d’aller « s’abrutir5 » à Sèvres6 ; l’éloignement et la
fatuité des élèves participent de cette décision. Elle fait sa khâgne à
Fénelon, quand son amie a déjà rejoint le Collège Sévigné. En effet,
Mathilde Salomon, alors directrice du collège, y a créé des cours du
soir pour permettre aux étudiantes, qui « par malchance ou
délibérément7 » n’étaient pas entrées à l’Ecole normale de Sèvres, de
se présenter directement à la nécessaire agrégation. Les aptitudes de
Jeanne Halbwachs pour les lettres se révèlent en khâgne. L’année
suivante, en 1909, elle rejoint son amie à Sévigné et y prépare le
Certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, puis l’Agrégation.

« Dans un des salons lambrissés, qui servaient de classes, sombres,


presque plus hauts que larges, avec une glace ternie sur la cheminée,

1. L. Weiss, op. cit., p. 9.


2. Le Collège était situé au 10, rue de Condé, à Paris, dans un hôtel particulier du
XVIIIe siècle.
3. Présidé par le pacifiste Frédéric Passy, fondateur, entre autres, de la Ligue
internationale de la paix (1867) et prix Nobel de la Paix (1901).
4. L. Weiss, op. cit., p.10.
5. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
6. Fondée en 1881, l’Ecole normale de Sèvres était la seule institution d’enseignement
supérieur menant au professorat féminin. Pour C. Prochasson J. Alexandre aurait fait
Sèvres (cf. C. PROCHASSON, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, Seuil, 1993,
p. 109). Le témoignage de Jeanne Alexandre semble pourtant sans équivoque.
7. L. Weiss, op. cit., p.10.

33
une quarantaine de filles de dix-huit à vingt-cinq ans s’entassaient
parmi le désordre des pupitres. Cours de bout de journée, de cinq à
sept, nombre de celles qui préparaient les concours de
l’enseignement secondaire devant gagner leur vie1. »

Ce qui fait dire à Louise Weiss que « la voix [est] étroite, étroite et
rude2 ». Admissible au Capes en 1911, sa timidité la sanctionne à
l’oral3. L’année suivante, elle est première à l’écrit et troisième à
l’oral. Dès lors, plus rien ne la retient, et elle est reçue première à
l’agrégation des lettres de 1913.

***
L’éveil alinien — Jeanne Halbwachs prépare son agrégation dans
la classe d’Emile Chartier4, plus connu sous le nom d’Alain. Si les
hommages des jeunes filles qu'il eut pour élèves révèlent toujours
une admiration teintée de reconnaissance, certains témoignent aussi
d'une légère amertume :

« [...] orgueilleux de sa haute stature, de sa chevelure ondée, de ses


belles mains un peu trop grasses pour mon goût de jouvencelle.
Affichant une condescendance certaine, il se penchait sur ce qu’il
appelait "les esprits féminins en friche", doutant ironiquement de
notre intelligence de Pascal ou de Voltaire, ce qui lui valait de ma
part, et à son grand étonnement, de furieuses répliques5. »

Bien qu'il ait pu écrire en 1909 à Mme Morre-Lambelin : « Le


programme des filles est stupide. Il est triste de penser que j'enverrai
promener tout cela si j'étais assez riche », Alain reste fidèle de
longues années au collège Sévigné, puisqu'il y enseigne de 1908 à
1939. De cette année d'étude, en 1909, Jeanne Halbwachs note :

« Du professeur de philosophie qui avait succédé au très aimé


Frédéric Rauh, mort en cours d’année, je ne connaissais qu’une
rumeur assez réservée et même hostile. Aussi sans espérances

1. J. ALEXANDRE, « Alain à Sévigné », in Hommage à Alain, NRF, 1952, p. 13.


2. L. Weiss, op. cit., p. 10.
3. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
4. Le philosophe Emile Chartier a pris le pseudonyme « Alain » pour la première fois
le 14 mai 1900, alors qu’il écrivait à La Dépêche de Lorient (cf. A. SERNIN, Un sage
dans la cité, R. Laffont, 1985, p. 67).
5. L. Weiss, op. cit., pp. 8-9.

34
préconçues, à la différence de tant d’autres élèves d’Alain, je n’ai de la
première classe qu’un souvenir indistinct : surprise peut-être devant
ce grand gaillard à l’allure jeune, moins universitaire que militaire ou
boulevardière. En quelques pas combien de fois ai-je pu l’observer
par la suite — il gagnait la chaire, s’asseyait de côté, ne nous livrant
que son profil; ses grandes jambes tenaient sans doute mal sous le
bureau, mais nous avions aussi le sentiment qu’il nous tournait
délibérément le dos1. »

Elle reconnaît aussi qu’« Alain se mouvait à une hauteur


proprement infinie au-dessus de [leurs] jugements d’enfants2 » et
indique que sa méthode restait fidèle à ses premiers propos sur
l’éducation puisqu’il « cherchait [devant elles] parmi les choses
pratiques de la vie », et « soudain le monde paraissait, et la vraie
pensée, comme une lumière dans la nuit3 ».

« Cette illumination, tous les vrais élèves d’Alain l’ont connue, peu ou
beaucoup, et peu ou beaucoup elle les a changés. Un mot suffisait,
inoubliable et irréfutable, on ne savait pourquoi, à créer ces
retournements intérieurs, ces purifications de la sottise qui sont les
vrais événements d’une vie d’homme4. »

Ainsi l’admiration prend le pas sur l’amertume, et de cet


« homme aux yeux détournés », Jeanne Alexandre préfère rendre
hommage à celui qui s'était révélé « le plus secourable et le plus
proche »5. Quant à la résistance que certaines opposaient au
philosophe, c’était l’œuvre d’une jeunesse « souvent suffisante » et
de « filles volontiers pécores »6. Et s’il les jugeait ignorantes et moins
bien « nourries » que les garçons, tel que cela apparaît dans Histoire
de mes pensées7, il les traitait néanmoins « en égales, en camarades
de pensée [et] sans trace de condescendance8 ». Mais n’était-ce pas

1. J. ALEXANDRE, « Alain à Sévigné », op. cit., p. 13.


2. Ibid, p. 14.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 15. J. Alexandre se comptera parmi elles (cf. entretien réalisé en 1978, op.
cit.). Si ce trait date de 1979, il renseigne sur ce que le féminisme de Jeanne Alexandre
s’est toujours imposé : la liberté de juger celles qu’il entend défendre.
7. ALAIN, « Auditoires », in Histoire de mes pensées, Gallimard, coll. Pléiade, p. 160.
8. J. ALEXANDRE, « Alain à Sévigné », op. cit., p. 16.

35
une réalité que les femmes étaient encore loin de l’égalité dans la
formation?

***
Une conscience politique précoce — Jeanne Halbwachs n’a pas
encore dix ans quand elle est « effleurée par les passions politiques
de l’Affaire Dreyfus1 », et s’enthousiasme dès quinze ans pour la
Révolution russe de 1905. Assez mauvaise élève durant sa scolarité et
totalement libre de ses mouvements après la mort de son père,
profitant de la confiance aveugle que lui porte sa mère, Jeanne
Halbwachs fréquente les étudiants révolutionnaires, qu’elle retrouve
au café Rostand. « Si seulement on était russe! [...] La vie aurait un
sens! On irait jeter des bombes2 ! » se disent-ils dans l’exaltation de
leur jeunesse. Passion naissante qui l’oriente politiquement :

« A Sévigné, dans ces années d’avant 1914, il y avait des sillonistes,


des socialistes dont j’étais (je rougis encore, après tant d’années, de
penser que je plaignis Alain de rester hors de la bonne doctrine), et
sans doute étalions-nous notre candide propagande dans nos
devoirs. Jamais il n’a relevé nos sottises.3 »

Autour de la revue Le Sillon se constituent des cercles d’études où


se côtoient ouvriers, prêtres et étudiants4, et sans doute Jeanne
Halbwachs soutient-elle les positions de Marc Sangnier5 contre
l’exploitation professionnelle de la femme. Le 25 août 1910, le
mouvement est accusé par Rome « de confondre l’idéal
démocratique avec celui du catholicisme »6. Du reste est-il ouvert
aux non-chrétiens qui, comme Jeanne Halbwachs, militent pour
l’union des classes. A cette époque, nous révèle Charles Sowerwine,
porteuse d’un projet féministe, elle sollicite l’aide de Louise
Saumoneau7, haute figure du socialisme féminin8. C’est hélas sans

1. N. RACINE, op. cit., p. 702.


2. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
3. J. ALEXANDRE, « Alain à Sévigné », op. cit., p. 21.
4. Les contacts restent néanmoins sommaires entre les différentes classes sociales,
comme l’avouera J. Alexandre (cf. C. SOWERWINE, Les Femmes et le socialisme,
Presses de la fondation nationale de sciences politiques, 1978, p. 87).
5. Fondateur et principal animateur du mouvement du Sillon (1894-1910). Voir
M. DREYFUS, « Sangnier, Marc », in DBMOF, op. cit., vol. 41, pp. 111-113.
6. Le Sillon est dissous à cette occasion.
7. Cf. C. SOWERWINE, « Saumoneau, L. », in DBMOF, vol. 41, pp. 136-138.

36
compter sur l’hostilité de cette fière prolétaire pour toute forme de
bourgeoisie socialiste1.
Cet échec ne l’arrête pas en si bon chemin. Son agrégation de
lettres2 en poche, elle refuse un poste en province pour demeurer à
Paris près de sa mère et préparer une licence de philosophie3 :
« C'était afin de conquérir à la Sorbonne quelques autres diplômes,
mais plus délibérément pour continuer l'enivrante action politique,
pour la justice. C'est-à-dire de plus en plus clairement pour la
paix4 ».

La naissance d’une militante

Au collège Sévigné, où elle donne des cours de 1914 à 19155,


Jeanne Halbwachs refuse d’enseigner la morale à ses élèves,
donnant à lire Romain Rolland, en particulier, « Au-dessus de la
mêlée ». C'est déjà « dire non » et affirmer le caractère alinien de son
credo. Dans la classe d’Alain, elle avait déjà apprécié qu'il ait orienté
un enseignement « peureux [et] officiellement édulcoré vers [de]
plus rudes spéculations6 ».

S’imposer comme femme et comme suffragiste

Les Etudiants socialistes révolutionnaires — Sa détermination à


participer à la vie politique, à s’y imposer malgré les obstacles et les
oppositions dus à son sexe, se renforce dès l’obtention de son
diplôme d’agrégation. Ce diplôme, reconnu par l’Etat7, lui confère
une légitimité dont elle veut profiter, « us[ant] et abus[ant] de ce
titre tout neuf [...] dès les premiers jours, joyeusement, pour faciliter

8. C. SOWERWINE, Les Femmes et le socialisme, op. cit., p. 87.


1. Dans la revue qu’elle lance le 1er avril 1912, La Femme socialiste, « elle comba[t]
l’alliance avec les féministes bourgeoises au sein du mouvement des femmes » (cf.
C. SOWERWINE, « Saumoneau, L. », in DBMOF, op. cit., vol. 41, p. 137).
2. A noter que les Archives nationales parlent à tort d’agrégation de philosophie dans
leur index AJ/16.
3. L’agrégation de philosophie n’existait pas encore pour les filles.
4. N. RACINE, op. cit., p.702.
5. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
6. J. ALEXANDRE, « Alain à Sévigné », op. cit., p. 16.
7. La spécialisation des agrégations féminines date du 31 juillet 1894.

37
des écrits presque toujours dirigés contre l’ordre établi1 ». Dès ses
dix-huit ans, décidée à se faire entendre parmi les hommes, et
refusant de limiter son combat aux revendications féministes — qui
n’étaient pour elle qu’un des aspects du combat à mener — elle est,
tel qu’elle l’écrit, « l’une des premières, avec Marie-Hélène Latrilhe
(devenue Mme Meyerson) et Jeanne Daste2 à forcer l’entrée du
groupe des Etudiants socialistes révolutionnaires, où se trouv[ent]
alors Jean Texcier [militant des Jeunesses socialistes], Henri
Laugier, Ignace Meyerson, Marcel Prenant3, André Blumel4 ». Ainsi,
au-delà du combat pour le droit au suffrage pour les femmes,
« l’inévitable débat est entre Jauréssistes et Guesdistes5 », mais le
groupe participe « de plus en plus activement à l’agitation du
Quartier latin — contre l’Action française (l’affaire Thalamas6 à la
Sorbonne) — et plus dramatiquement, contre la guerre dont la
menace grandit chaque jour »7. C’est, en effet, vers 1912-1913,
« l’ensemble de l’élite intellectuelle (littéraire surtout) [...] qui est
traversé par le renouveau patriotique, voire nationaliste, et
religieux8 ».

***
Un féminisme mesuré, à l’aune du combat pour la paix —
A propos de la bataille contre la loi du 7 août 1913 qui porte la durée
du service militaire à trois ans au lieu de deux, Jeanne Alexandre se
souvient « avec étonnement » être allée jusqu'à soutenir les

1. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine à l’occasion de la rédaction de sa


biographie dans le DBMOF (1979), p. 2.
2. Licenciée ès Lettres (cf. DBMOF, vol. 24, p. 84).
3. Cf. J. VERDÈS-LEROUX, « Prenant, Marcel », in DBMOF, op. cit., vol. 39, pp. 208-
210.
4. Cf. J. RAYMOND, « Blumel, André », in DBMOF, op. cit., vol. 19, pp. 299-300.
5. Opposant les partisans du socialisme révolutionnaire (Jules Guesde) à la volonté de
conciliation de Jean Jaurès, qui dès 1905 avait d’ores et déjà contribué à éclipser le
guesdisme en unifiant les socialistes au sein de la section française de l’Internationale
ouvrière (SFIO).
6. En décembre 1908, les Camelots du Roy ont effectivement « chahuté violemment »
les cours d’Amédée Thalamas (cf. E. WEBER, L'Action française, Paris, Stock, 1962).
Déjà en 1904, alors qu'il était professeur d'histoire au lycée Condorcet, A. Thalamas a
été la cible de la droite maurassienne pour avoir « insulté » Jeanne d'Arc — enjeu
symbolique des cléricaux et des anticléricaux de l’époque.
7. Ibid.
8. M. WINOCK, Le Siècle des intellectuels, Seuil, 1997, p. 155.

38
Radicaux qui proposaient le service militaire des femmes1 ! Mais sa
pensée politique ne tarde pas à se préciser. En 1914, elle adhère au
Parti socialiste, décidée à associer la lutte pour le suffrage des
femmes à celle, prioritaire entre toutes, pour la paix. Elle n’hésite pas
à intervenir et à rassembler, « s’essaya[nt], bien que novice, à
réveiller la flamme pacifiste au cœur des militants chevronnés de la
XIIIe section ». Mais si elle se lance dans le combat féministe, elle le
considère déjà comme « secondaire, auxiliaire, puisque le
socialisme, voire l’Humanisme, rassemblent en eux toutes les justes
revendications » : « contre la guerre faire feu de tout bois »2. Cette
réflexion, datant de 1979, peut sembler rétrospective; elle n’en est
pas moins l’expression d’une conviction précoce. Son militantisme
féministe, c’est-à-dire exclusivement suffragiste, n’a qu’un objectif,
donner à la paix un nouvel et puissant électorat.
Ainsi rejoint-elle la Ligue des femmes pour le droit des femmes
(LFDF), animée par Maria Vérone3, « esprit de courage et
d’invention4 », afin de combattre l’exclusion des femmes des
élections « capitales » d’avril 1914. S’il le faut, les femmes y
participeront de force, « en demandant partout leur inscription sur
les listes électorales ». La stratégie est simple : tout commence aux
portes des mairies. Un petit groupe de femmes se mêle aux files
d’attente, certaines le panier de la ménagère au bras, et attend que le
maire, « gardien de l’ordre », veuille bien leur « signifier son refus ».
La seconde opération consiste alors à charger la Ligue de citer le
maire en justice « par l’une des manifestantes et au nom de toutes ».
S’en suit une plaidoirie publique de Maître Lhermitte, le mari de
Maria Vérone, défendant vigoureusement la cause des femmes et
« accessoirement » celle de la paix, adverbe augurant les divisions
prochaines. Le succès de ces provocations politiques n’est pas
négligeable, et, « dans le XIIIe arrondissement, proche du quartier
des Ecoles, l’auditoire [est] nombreux et les journalistes [se sont]
dérangés5 ». Dans le journal radical, Le Rappel, du 19 février 1914,
une caricature montre un ivrogne au pied d’un réverbère; une jeune
personne, une serviette sous le bras, passe en disant : « Il l’a, lui, le

1. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 1.


2. Ibid., p. 2.
3. Cf. C. BARD, « Vérone, M. », in DBMOF, vol. 43, pp. 162-163.
4. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 2.
5. Ibid.

39
droit de vote! », et en épigraphe, est écrit : « Mlle H est agrégée des
Lettres ».
Avec la même ardeur, elle lutte pour une autre action également
défendue par la LFDF, obtenir le droit à la parole dans les réunions
électorales de tous les partis, « afin d’exiger du candidat
l’engagement de réclamer le droit de vote pour les femmes1 » :

« Une "suffragette" à la tribune scandalisait encore et pouvait rendre


plus attentif au thème connu de l’accord des mères de tous les pays
contre la guerre2. »

Agitations, mêlées d’espoirs malheureusement bien vains,


regrettera-t-elle. En juillet 1914, elle se « jette tout entière dans la
lutte désespérée3 » conduite par Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet.
Dans la petite revue dirigée par Marianne Rauze, L’Equité 4, elle
écrit des « articles incendiaires où il est demandé aux femmes, à
l’exemple des Italiennes pendant la guerre de Tripolitaine,5 de se
coucher sur les rails devant les trains de soldats en partance »6.

Une "agitatrice" à la Ligue des droits de l’homme

Dans les premiers remous — Jaurès assassiné, la déclaration de


guerre du 3 août 1914 renverse les opinions. Jeanne Halbwachs se
réfugie auprès des Etudiants révolutionnaires, dans l’atmosphère de
réunions semi-clandestines sujettes aux contrôles d’identité. Elle y

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 3.
3. Ibid.
4. J. Alexandre parle de la revue Les Femmes socialistes de Marianne Rauze dans le
manuscrit remis à Nicole Racine (op. cit.) qui reprend cette information dans le
DBMOF. Christine Bard, dans sa thèse (cf. chapitre des biographies, in Les
Féminismes en France (1914-1940)), parle quant à elle de La Femme socialiste en
l’attribuant toujours à Marianne Rauze. Or, il semble bien que la seule revue dirigée
par Marianne Rauze soit L’Equité, et que la revue La Femme socialiste (au singulier)
soit celle de Louise Saumoneau. Quant à la participation de J. Halbwachs à L’Equité,
aucun des numéros disponibles à la BDIC ne mentionne sa signature (du reste, très
peu d’articles sont signés). Et J. Halbwachs ne collaborera pas directement avec
Louise Saumoneau, comme nous l’avons déjà souligné.
5. J. Alexandre, ici, fait allusion au conflit qui opposa, en 1911, l’Italie à la Turquie, et
qui aboutit l’année suivante à la reconnaissance de la souveraineté italienne sur
Tripoli.
6. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 3.

40
rencontre des révolutionnaires de passage, des réfugiés russes
traditionnels et d’autres grands voyageurs. Quelques rumeurs lui
parviennent sur la résistance en Allemagne, sur Karl Liebknecht et
Rosa Luxembourg1. En France, l’adhésion des femmes à l’Union
sacrée est massive. Julie Siegfried et d’Adrienne Avril de Sainte-
Croix en expriment l’intensité dans un discours prononcé pour le
Comité national des femmes françaises (CNFF), le 25 août 1914 :

« Nous irons au travail comme nos soldats au feu, sans reproche et


sans peur. Et, au milieu de la tourmente, nous nous sentirons fières
d'être les femmes de notre temps, celles qui sont enfin devenues les
vraies compagnes de l'homme, celles qui, enfin, "osent être", suivant
la belle parole de Félix Pécaut2. »

Dans un hommage à Séverine3, en mai 1929, Jeanne Alexandre


livrera « quelques souvenirs [de ces] temps maudits4 » :

« Au début d'août 1914, à l'association des étudiantes de la rue St-


Jacques, transformée en cantine, en ouvroir. [...] «Voilà Séverine! »
dit-on soudain. Elle était là, si différente de ces ménagères sans âme,
comme étrangère, dès le premier jour, en ces temps inhumains. [...]
Elle parla : « Il faut à une femme vingt ans pour faire un homme,
vingt ans — et à présent, chaque minute défait ces hommes. » Un
silence : la menace de la pensée passa. Puis le bourdonnement
mécanique reprit. Séverine ne revint pas5. »

Comme le souligne Jean-Jacques Becker, en automne 1914, le


mouvement pour la paix est « incontestablement » lent à démarrer6.
La séance du comité confédéral de la CGT du 22 novembre 1914 est

1. Cf. ROSMER Alfred, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre


mondiale : de l’Union sacrée à Zimmerwald, Paris, Librairie du Travail, 1936, vol. 1,
pp. 217-243.
2. Cité par C. BARD, Les Filles de Marianne, Fayard, 1995, p. 47. Félix Pécaut était
Inspecteur général de l’inspection publique.
3. Cf. L. KLEJMAN, F. ROCHEFORT, « Séverine, C. R. », in Dictionnaire des
intellectuels français, op. cit., p. 1283.
4. Titre d’un recueil de poèmes de Marcel MARTINET (Les Temps maudits, Genève,
Ed. de la revue Demain, 1917), « dédiés à Romain Rolland » (cf. C. PROCHASSON,
op. cit., p. 140).
5. J. ALEXANDRE, « Hommage à Séverine », in Libre propos (LP), Ed. de
L’Emancipation, mai 1929, pp. 227-229.
6. J.-J. BECKER, Les Français dans la Grande Guerre, Grasset, 1980, p. 75.

41
« la première affaire portée au compte du pacifisme1 », écrit-il. A
partir du mois de décembre, deux quotidiens socialistes de province,
Le Midi socialiste et Le Populaire du Centre, développent une
« ligne assez différente de L’Humanité »2. Il semble y avoir
« coïncidence entre le moment où l’opposition à la guerre commence
à se manifester et la fin de la guerre dite de mouvement ». La
lourdeur des pertes de 1915 ne sera pas un facteur plus déterminant
pour l’opinion, gagnée par l’indifférence3.
Bien que cinq cent mille parisiens aient pris la fuite, le 29 août, à
l’annonce de la situation de la Somme au Vosges, et bien que le
gouvernement soit parti s’installer à Bordeaux dès le 2 septembre, il
n’est pas question pour Jeanne Halbwachs de se retirer en province
à la rentrée d’octobre4.

***
Une pacifiste au Contentieux — Tout d’abord, il lui est impossible
de quitter sa mère. Ensuite, la lutte pour la paix va certainement
s’organiser à Paris. A la rentrée 1915, elle n’enseigne plus à Sévigné et
ne dispose alors d’aucun revenu. Mais son amitié avec Yvonne
Basch, devenue entre temps Mme Maurice Halbwachs, l’intègre à la
famille de l’intellectuel Victor Basch5 qui n’est pas insensible à sa
personnalité6. Aussi lui propose-t-il un emploi rémunéré par la
Ligue des droits de l’homme, le matin comme sa secrétaire
particulière et l’après-midi comme directrice du service des
contentieux. Jeanne Halbwachs accepte sans hésiter, jusqu’au jour
où il lui propose de l’accompagner aux États-Unis. Ne partageant
pas, entre autres, ses opinions sur la guerre, elle décline l’invitation,
mais conserve son mi-temps au contentieux. Néanmoins, la
divergence des idées et des volontés finit par délier ce nœud familial,
et c’est un autre cercle qui ouvre ses bras à Jeanne Halbwachs.

1. Ibid., p. 76.
2. Ibid.
3. Ibid., 92.
4. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 3.
5. Alors vice-président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Victor Basch, à
l’instar d’une grande majorité de la ligue, approuve l’Union sacrée et la guerre du droit
(cf. C. PROCHASSON, « Basch, V. », in Dictionnaire des intellectuels, op. cit.,
pp. 138-139).
6. Entretien réalisé en 1978, op. cit. Par ailleurs, Maurice Halbwachs a épousé Yvonne
Basch en mai 1913.

42
Dès octobre 1915, elle s’aperçoit que la Ligue des droits de
l’homme — du moins le grand bureau du contentieux — dans lequel
travaillent également « Escaffier, Marie Guérin1, Marc Nez2, déjà
convertis à la paix — est un lieu idéal de rencontre et de « vague
conspiration » : Rosmer est souvent là, parlant de Merrheim et de
Marcel Martinet »3. En 1914, tous ces syndicalistes révolutionnaires
de La Vie ouvrière4, se réunissent également à la Librairie du
Travail, cet « îlot5 » de résistance dont parle Alfred Rosmer. Mais si
le bureau du contentieux devient un centre de liaisons, « si difficiles
à établir », si Mathias Morhardt6 y travaille « en cachette » pour la
minorité pacifiste qu’il constitue, si les séances de la Société d’études
documentaires et critiques sur la guerre s’y préparent — et si les
contentieux en pâtissent quelque peu —, c’est aussi grâce à Jeanne
Halbwachs qui s’arrange pour « rapprocher, [...] rassembler les
différents opposants à la censure et à la guerre »7. Sa
correspondance avec Michel Alexandre, qu’elle épouse en août 1916,
donne une assez bonne idée de son dynamisme, multipliant les
articles et les interventions, prenant les contacts importants, bravant
sa timidité dans les joutes oratoires :

« Imaginez que j'ai livré hier soir une bataille formidable à la 13e
section. Compte rendu du congrès fédéral et vote sur les trois
motions. [...] Je m'attendais, en regardant les faces héroïques et les
regards clairs de tant de vieux ouvriers, à ce que notre thèse soit

1. Fondatrice, en 1903, de la Fondation féministe universitaire.


2. Marc Nez est incorporé en janvier 1916 au 73e régiment d’infanterie à Périgueux,
puis grièvement blessé. Ses lettres de guerre envoyées à J. Halbwachs sont à Nîmes —
lettre du 20/01/16, cote MS 801.5 (4-5) — voir sa courte notice par Y. LE MANER, in
DBMOF, op. cit., vol. 37, p. 261.
3. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 4. Voir également
J. PRUGNOT, « Martinet, Marcel », in DBMOF, op. cit., vol. 36, pp. 408-412,
H. DUBIEF, « Merrheim, Alphonse », in DBMOF, op. cit., vol. 14, pp. 70-73,
C. CHAMBELLAND et C. GRAS, « Rosmer, Alfred », in DBMOF, op. cit., vol. 40,
pp. 313-322.
4. Ce groupe, le plus important de l’opposition pacifiste, écrit J.-J. BECKER, était
animé par Léon Trotsky depuis son arrivée à Paris le 20 novembre 1914 : « [...] les
échos de son action sont [...] très modestes » (cf. Les Français dans la Grande Guerre,
op. cit., p. 80).
5. ROSMER Alfred, op. cit., pp. 209-216.
6. Journaliste et écrivain, rédacteur au Temps. Secrétaire général de la LDH de 1898
à 1913 (cf. N. RACINE, « Morhardt, Mathias », in DBMOF, op. cit., vol. 37, p. 97).
7. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 5.

43
défendue rigoureusement. Silence. Seuls les professionnels du parti
se lèvent pour soutenir la proposition. J'ai demandé alors la parole
après un de ces coups intérieurs dont on finit par prendre l'habitude.
Je vois lever les yeux au ciel d'un air excédé en se disant : voilà une
femme qui va se payer une crise de nerfs à propos de la paix1. »

Quelques lettres attestent qu’elle voudrait en faire davantage : la


vue d’une semaine perdue la remplit de honte. Mais son
correspondant dissipe ses angoisses, lui rappelant le propos d’Alain
contre les ligues pacifistes :

« Il leur manque la pensée. Je crois à la puissance de l’association dès


qu’il s’agit de services mutuels, bien définis, retraites pour la
vieillesse, soins gratuits pour les malades [...]. Mais dès qu’il s’agit de
réformer les idées, de dissoudre les préjugés, de faire apparaître la
Vérité et la Justice, je crois que l’individu doit agir seul et écrire sans
prendre conseil, après avoir médité en silence. Toute société tue la
pensée2. »

***
Ce premier chapitre nous permet de distinguer, parmi les traits
majeurs de la personnalité de Jeanne Halbwachs, l’exceptionnelle
exigence de liberté dont elle fait preuve dès son plus jeune âge, son
goût pour la littérature et sa détermination pour défendre sans
relâche toutes les causes qui lui paraissent justes. Liberté d’action et
de pensée nourrie au contact d’Alain pour lequel, par-delà l’amitié,
elle éprouvera une constante admiration. La Grande Guerre dans
laquelle toutes les jeunesses viennent buter, semble alors sceller son
destin.

1. Correspondance entre Jeanne Halbwachs et Michel Alexandre, BDIC, fonds


Alexandre, op. cit.
2. ALAIN, cité par Michel Alexandre dans une lettre adressée à Jeanne Alexandre. Il
s’agit du « Propos 86 », in Propos II, Gallimard, op. cit., p. 113, 20 décembre 1908.

44
C HAPITRE II

Contre l’Union sacrée

« Le vice fomente la guerre, la vertu combat1. »


Vauvenargues

Au cours des deux premières années de la Grande Guerre,


certains actes fondateurs viennent renforcer le pacifisme de Jeanne
Halbwachs. D’apparence incertaine, ils n’en demeurent pas moins
les événements catalyseurs sur lesquels l’opposition à la guerre
s’organise. Mais emportée par ses convictions, la philosophe oppose
au choc de la guerre une résistance qui commence par l’isoler.

Août 1914

La participation à l’effort de guerre

La question de l’entraide — Cet « Été 1914 » comme le titre Roger


Martin du Gard dans Les Thibault est celui de la grande bascule.
Juillet résonne encore de ses slogans pacifistes, de ses grandes
marches socialistes et de la voix de Jean Jaurès, quand tombe le
couperet qui plonge la France dans la guerre et bouleverse les
courants d’opinions. La paix n’intéresse plus les Français, qui se sont
rassemblés autour de l’Union sacrée, malgré ce qui les oppose,
remettant à demain les luttes et les passions d’hier. Pourquoi refuser
une guerre courte, menée au nom du droit, de la justice, et qui

1. On retrouve souvent ce célèbre aphorisme dans l’œuvre d’Alain. Véritable slogan du


pacifisme intégral, Jeanne Alexandre l’emploiera également assez largement.
sonnerait le glas du militarisme prussien? Pour Jeanne Halbwachs,
« Jaurès assassiné, le ralliement immédiat du Parti socialiste et des
organisations syndicales à la "Guerre du Droit" lui a été une cruelle
— et naïve — surprise1 ». S’interdisant la résignation, autre forme de
« reniement », elle cherche, « comme tant d’autres, à s’étourdir par
l’entraide de guerre2 ». Dans un atelier de confection militaire,
installé au siège de l’Association des étudiantes, rue St-Jacques, elle
se consacre « à la limite des forces » à cette œuvre de solidarité qui
consiste à « panser des plaies, éplucher des légumes, tricoter,
n'importe quelle agitation pourvu que la pensée y meure3 ». Mais si
cette action humanitaire qu’elle prodigue la dispense de penser, elle
vit toujours de « l’espoir que les amis de la justice se
réveiller[ont]4 » :

« En tout égoïsme, je me jette dans une action qui prend tout mon
temps. Je te griffonne ces quelques mots dans mon lit avant de
repartir. Ici, nous voyons monter la marée de la misère, les femmes
jetées à la rue par l'arrêt de la vie économique, l'Association des
étudiantes a fondé une sorte de bureau de placement. Nous pensions
d'abord n'avoir affaire qu'à des volontaires qui venaient offrir
gratuitement leurs services et nous avons vu arriver l'immense armée
des sans-travail. [...] On en voit des misères à vous dégoûter de vivre
et de respirer. [...] Je file aux quatre coins de Paris en démarches
multiples, abracadabrantes et variées. Depuis hier on s'occupe,
devant la marée menaçante de la misère, d'organiser une soupe
populaire avec ouvroir de couture. Il faut trouver de la galette et tout
de suite5. »

Michel Alexandre, moins ferme dans ses convictions, a ce double


mouvement que décrit Jeanne Alexandre : « céder à l’enthousiasme,
se reprendre ». Il suit « le mouvement de presque tous les civils
d’alors, à la façon des infirmières bénévoles : offrir son travail, sa
peine au salut commun, soutenir de loin les combattants. Servir ou
s’étourdir? »6.

1. Manuscrit de J. Alexandre remis à N. Racine, op. cit., p. 3.


2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « Hommage à Séverine », in LP, mai 1929, p.227-229.
4. Manuscrit de J. Alexandre remis à N. Racine, op. cit., p. 3.
5. A. BECKER, op. cit., pp. 92-93, lettre de Jeanne à Yvonne Halbwachs, samedi
8 août 1914. IMEC, HBW2 A1.01.6.

46
« Que faites-vous pour les soldats fut bientôt la question de tous à
tous, de chacun à chacun. Très vite les "œuvres" de guerre ont pullulé,
depuis les colis aux poilus jusqu’au Théâtre aux Armées. Elan de
désespoir, de charité, de patriotisme, sincère, irrésistible; activité
contagieuse et sans nul doute utile. Toutes les femmes tricotaient
pour les soldats, beaucoup d’enfants, comme le raconte Simone Weil,
prélevaient pour eux une part de friandises. Plus utilement encore et
selon une nécessité, les hommes et tant de femmes remplaçaient, tel
Michel Alexandre à Chaumont, les combattants arrachés à leur tâche.
Servir les soldats, de loin les aider, les encourager à se battre et à
mourir. Inconscience et frivolité; la vogue était aux infirmières1. »

Il est un autre sentiment, propre à certains civils, qui dépasse


l’esprit d’entraide, mais qui en explique en partie la ferveur.

***
Les scrupules des non-combattants — Si tous les conscrits ne
partent pas « la fleur au fusil », comme l’a démontré Jean-Jacques
Becker2, on note, en revanche, une frustration chez certains non
mobilisés, restés à l’arrière, "exclus" d’une guerre qu’ils présument
héroïque. Sur ce point, l’incompréhension est grande entre Jeanne
Halbwachs et son frère, germanophile convaincu, mais désolé
d’échapper au feu. De la même façon peut-on s’interroger sur
l’engagement volontaire d’Alain à quarante-six ans, alors qu’il n’est
plus mobilisable. Le 27 mars 1915, il écrit à son amie Marie Salomon,
alors codirectrice du Collège Sévigné :

« Songez que s’il [Alain] n’était pas parti joyeusement, le chœur des
vieillards, des impotents et des femmes lui aurait infligé une punition
plus terrible que la mort. Quoi de pire que d'être méprisé par les
faibles? Aussi, dans le premier départ, personne n'hésite et tout le
monde est courageux. [...] Dès qu'une guerre est imminente, tout le
monde y pousse, si ce n'est un noble Jaurès, qui s'est mis au-dessus
du mépris; pour moi, je l'ai bien osé aussi, mais non pas assez; je
n'aurais pas pu; et même ce n'était pas sage. Jaurès plus jeune, et

6. J. ALEXANDRE (complété par M-J FLAMAND), En souvenir de Michel Alexandre.


Nîmes, cote MS 801 I-1, manuscrit, p.28.
1. Ibid., p. 53.
2. J-J. BECKER, 1914, Comment les Français sont entrés dans la guerre, Presses de
la fondation nationale des sciences politiques, 1977.

47
après tout cet effort prodigieux, seul exemple que je connaisse du pur
courage, aurait pris les armes aussi1. »

Le 9 avril 1921, dans l’un des textes d’ouverture aux Libres


propos, Alain parle également de la « curiosité » qui le détermine, en
partie, « à préférer pendant trois ans de guerre l'esclavage militaire
à l'esclavage civil »2. Cet aveu d’impuissance est perceptible chez
Maurice Halbwachs, et il l’exprime de façon d’autant plus évidente
que ses efforts pour être mobilisé sont vains. Il est caractéristique du
fossé qui sépare les mentalités. Réformé pour cause de myopie, le
sociologue parle, dans une note, d’un « sentiment d'oppression et
d'ennui de se trouver si loin des opérations, du centre de la vie. On
est humilié de se trouver trop en sécurité, alors que tant de Français
vont au massacre3. » Quelques jours plus tard, il fait cet aveu à sa
femme :

« Je regretterai toute ma vie de n'avoir pas été au feu : non que je


brûle de défendre mon pays; mais risquer la mort et faire preuve de
son courage, voir les hommes sur un champ de bataille avec toute
leur violence, leur bestialité et leur héroïsme, être un élément de cette
vague tumultueuse et puissante, c'est une page qu'on aimerait avoir
dans sa vie. [...] C’est pourquoi, j’ai, par moments, le regret de ne
pouvoir me griser du même « breuvage » que les autres. L’uniforme
n’y suffirait pas, il me faudrait l’activité des camps, la vie physique et
hasardeuse, comme un retour à des formes d’incivilisation où la
nature humaine se rajeunit et se redresse4. »

Cette humiliation de ne pas « être avec un fusil sur la Meuse, dans


notre grande armée5 » sera ressentie durablement par Maurice
Halbwachs, « même au-delà de la guerre6 ». Comme Alain, il confie
quelques mois plus tôt : « on se sent si mal à l'aise de rester avec les
femmes, les vieillards, les enfants et les éclopés7 ». Ces témoignages
sont suffisamment éloquents et montrent assez ce qui peut éloigner

1. Cité par A. SERNIN, Un sage dans la cité, Robert Laffont, 1985, p. 170.
2. Ibid., p. 152.
3. Cité par A. BECKER, in Maurice Halbwachs, Ed. Agnès Viénot, 2003, p. 38. IMEC,
HBW2 A1.O1.5, notes, 5 août 1914.
4. Ibid., p. 45-46. IMEC, HBW2 A1.O1.7, lettre à sa femme, 19 août 1914.
5. Ibid., p. 45. IMEC, HBW2 A1.O1.6, du 21 au 30 août 1914.
6. Ibid., P. 38.
7. Ibid., P. 48. IMEC, HBW2 A1.O1.7, lettre à sa femme, 12, 13, 31 août 1914.

48
des siens une pacifiste comme Jeanne Halbwachs, mais aussi de ses
familles politique et spirituelle; au début de la guerre, elle ignore
encore pourquoi Alain s’est engagé, et les féministes, ses compagnes
de lutte, se sont ralliées en majorité à l’Union sacrée. On prend
davantage conscience, s’il en était besoin, de l’écart entre les
mentalités, lorsqu’on apprend la « fascination [de Maurice
Halbwachs] pour la guerre et les progrès dans la guerre1 » :

« Hier soir séance de cinéma dans le bureau de Thomas, la


fabrication des obus. 1er acte, le cuivre. 2e acte, l'acier. C'était
saisissant cette évocation dans le cabinet du grand maître des
munitions, tout cela, le laminage, les hauts-fourneaux, les
expériences d'éclatement, la vie des mines et des champs de tir,
venant se refléter, comme dans une cellule centrale du cerveau, dans
l'antre de celui qui dirige et domine toute l'usine de guerre2. »

C’est dans cette atmosphère de divisions fondamentales qu’une


infime minorité résolument pacifiste se retrouve et s’organise,
transformant dans la clandestinité une solitude idéologique en
mystique révolutionnaire. Quant aux non-combattants, ils tâchent
d’évacuer leur malaise dans ce que Jeanne Halbwachs appelle la
« folie patriotique » : « les torrents d'héroïsme, d'exaltation et de
dévouement qui roulent à pleins bords, s'ils créent de la beauté et
s'ils contraignent à admirer les petits hommes, ne font pas oublier
que l'on sert la cause du mal, de l'injustice et surtout de l'illogique3 ».

Le choix de la rupture

Des rapports familiaux mis à mal — Bien que Jeanne Halbwachs


ne retourne ni à la section socialiste du XIIIe arrondissement —
« sûre d’y trouver le conformisme belliqueux de Renaudel et de
Jouhaux4 » —, ni à la Ligue de Maria Vérone, « ardemment
convertie à la guerre », l’heure n’est pas encore aux ruptures

1. Ibid., P. 56.
2. Ibid., p. 56. IMEC, HBW2 A1.O1.7, lettre à sa femme, 11 octobre 1914, écrite à la
suite d’une projection au ministère de l’Armement, chez son ami Albert Thomas, dans
le cabinet duquel il travaille.
3. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., lettre de Jeanne à Yvonne Halbwachs, samedi
8 août 1914, op. cit., pp. 42-43.
4. Dirigeants respectifs de la SFIO et de la CGT en 1914, convertis à l’Union sacrée (cf.
J. RAYMOND, « Renaudel, Pierre », in DBMOF, op. cit., vol. 15, pp. 29-30).

49
définitives. Il s’agit de rester fidèle à ses convictions — quitte à subir
ce qu’Annette Becker appelle l’« exil social des pacifistes intégraux »
— et de refuser à chaque instant l’idée de vivre normalement un
temps anormal. La lettre du 8 août 1914 adressée à Yvonne Basch-
Halbwachs évoque l’étendue de son désarroi :

« Huit jours seulement qu'on est dans l'angoisse étreignante et ça va


durer jusqu'à ce qu'on sorte enfin de ce monde. Je ferais mieux de ne
pas t'écrire à toi qui as une raison physique de vivre puisque tu as créé
de la matière à souffrance1. Le salut, en ce moment, c'est de ne pas
penser, de se jeter dans l'action éperdue et continuelle. Mais se
retrouver là, en face de toi, comme à tant de moments de joie et
d'espoir. c'est presque la douleur des douleurs, et l'on sent monter le
flot des larmes, des larmes que je ne connaissais guère. [...]
L'optimisme familial, la joie de vivre, tout cela m'apparaît comme
une folie si incompréhensible. Notre jeunesse est morte, Yvonne, et
notre moi le plus cher. Nous nous sommes trompées avec tous les
gens que nous aimons et que nous admirons. [...] Il me semble qu'un
siècle nous sépare. Mais j'en ai assez de cet isolement de
pestiférée2. »

Par la suite, son ressentiment se durcit, et sur la question de la


"trahison" des socialistes allemands, le « chauvinisme » de sa belle-
soeur finit par l’« exaspérer ». Quant à Maurice Halbwachs, il « joue
affectueusement le grand frère [et] se moque gentiment des
enthousiasmes de sa sœur3 ». Cependant, lors d’une rencontre avec
Léon Blum4 pour la réquisition des charbons, il entend Marcel
Sembat lui dire : « J'ai connu votre sœur... oui, je l'ai entendue, dans
un banquet, prononcer un discours qui était très intelligent5 ». Il
suggère alors à sa femme de communiquer cette nouvelle à son amie,
tout en ajoutant :

« J'ai aimé la dernière lettre de Jeanne : elle reste elle-même à


travers ces événements dont elle subit toutes les vagues, et tâche

1. Yvonne Halbwachs a eu son premier enfant (Francis) le 22 avril 1914.


2. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., lettre de Jeanne à Yvonne Halbwachs, samedi
8 août 1914, op. cit., pp. 42-43.
3. Ibid., p.136.
4. L. Blum est alors chef de cabinet de M. Sembat, ministre socialiste des Travaux
publics.
5. A. BECKER, Maurice Halbwachs...,op. cit., p. 136.

50
d'organiser tout cela autour de ses idées. Au fond, c'est dans ces crises
que la force de pensée s'éprouve : il faut mettre l'ordre dans le chaos
des impressions, des expériences, sans se trop soucier de rattacher
logiquement notre pensée actuelle à celle d'hier, mais en restant,
aujourd'hui comme hier, au-dessus de ce que nous ordonnons, au
lieu d'en adopter le mouvement1. »

En 1917, une autre lettre fait référence cette fois à une discussion
contradictoire entre le frère et la sœur, au cours de laquelle Jeanne
Halbwachs aurait eu des « paroles extrêmement violentes et injustes
à l'égard de Thomas, Renaudel, et les autres ». Maurice Halbwachs
se serait « mis en colère, et [aurait] répondu par des plaisanteries
d'ailleurs peu fines sur le compte des minoritaires, qui n'[auraient]
pas contribué à la calmer2 ».

***
Du « bruit avec l'épée des autres » — Ou de la facilité d’admettre
la mort d’autrui lorsqu’on est à l’abri. Accusation qui aura longue vie
après la guerre, mais que les pacifistes minoritaires formulent de
longue date, employant, à cet effet, de multiples expressions pour
désigner les « Importants » ou les « embusqués », le « chœur des
vieillards »3, les hommes du gouvernement et de l’Etat Major
accusés de faire allégrement la guerre « avec le sang des autres ».
Thème récurrent chez Alain qui n’accepte le bellicisme que de ceux
qui se battent en première ligne, ce qui, de fait, en limite le nombre.
Ainsi, dans Mars ou la guerre jugée : « Le moins que l’on puisse
demander à ceux qui n’offriront pas leur vie, et d’abord à toutes les
femmes, est de ne point tant se plaire à des maximes qui tuent4 »,
c’est-à-dire, justement, à ne pas faire de « bruit avec l’épée des
autres5 ». Quant à « l’intrépide commandement », Alain ne le voit
qu’enterré dans un trou à deux cents mètres derrière la ligne et
n’obéissant qu’aux ordres de l’Etat Major6. Et de songer à Napoléon,

1. Ibid., pp. 136-137 — IMEC, lettres de M. Halbwachs à sa femme, 23 juillet et 18 août


1916.
2. Ibid.
3. Qualificatifs employés fréquemment par Alain.
4. ALAIN, Mars ou la guerre jugée, Gallimard, 1936, p. 45.
5. Alain, « Le sublime et le déshonneur », in Propos I, Gallimard, 1956, Coll. Pléiade,
p. 455.
6. Ibid., pp. 133-135.

51
Turenne et Condé qui eux risquaient leur vie, quand ils ne la
perdaient pas :

« On se fait difficilement l’idée d’un chef de guerre qui entend à peine


le canon, qui connaît et décide par trois bureaux, qui n’a pas vu la
guerre, qui ne peut pas la voir; et qui, hors de la boue, de la faim, de
la soif, du froid, et des éclatements volcaniques, décide de faire
retraite ou de tenir jusqu’à la mort1. »

Témoignage parmi d’autres; nous avons vu comment peut être


ressenti, de l’intérieur, le clivage entre les soldats envoyés au front et
les non-combattants. Le (res)sentiment est évidemment réciproque;
ainsi en est-il d’Alain qui voudrait « de tout cœur que les civils soient
au fouet tous les matins2 » ; de Séverine qui « n’allant pas au
combat » ne se « reconnaît pas le droit d’y pousser les autres3 » ; des
pacifistes de La Haye pour qui « les femmes qui ne se battent pas
n’ont pas droit d’exciter au combat4 » ; de Jeanne Alexandre qui
parlera de la gloire comme d’un « brevet de courage décerné par des
gens sans courage5 » ; et de ce témoignage du lieutenant de réserve
Vath, du 60e régiment d'infanterie allemande, tué le 15 octobre
1915 : « Mépris de la mort! Cela existe-t-il? Guère! Il y a en a qui
méprisent la mort! Ceux qui ne l'ont jamais vu de près6 ! ». De la
même façon, sans doute, et pour les mêmes raisons, les paysans,
représentant 80% des mobilisés en 1919, réclameront, en 1930,
« l’égalité de l’impôt du sang entre toutes les classes de la société7 »,
illustrant, par cette revendication, la conscience réelle des inégalités
face à la guerre et devant la mort. « Quels sont les fous qui peuvent
aller chercher, au fond de leur solitude, ces hommes de la terre, afin
de les détruire, eux qui s'usent, de l'aube au soir, pour faire vivre les
autres8 », écrira Jeanne Alexandre en 1931. Difficile sans doute de
plaider de telles inégalités. Alain s’y emploiera pourtant, en écrivant

1. Ibid., p. 49.
2. Lettre d’Alain à Michel Alexandre, citée par A. SERNIN, op. cit., 2 août 1915.
3. « Discours de Séverine à la LDH », in LP, mai 1929, p. 232.
4. BMD, dossier J. Alexandre, « Lettre aux femmes de La Haye », cote DOS ALE.
5. J. ALEXANDRE, critique de La Carrière Beauchamp de G. Meredith, in LP,
juin 1929, pp. 293-295.
6. BDIC, fonds Alexandre, FURes 101.
7. F-G DREYFUS, « Le Pacifisme en France (1930-1940) », in M. VAISSE (dir.), Le
Pacifisme en Europe, des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993.
8. J. ALEXANDRE, « J. Giono, Le Grand Troupeau », in LP, décembre 1931.

52
qu’il serait « puéril de blâmer ou de s’étonner », car si l’on accueille
la guerre, il faut en accepter les injustices et les atrocités. Moins
convainquant sera le propos d’André Maginot, ministre de la Guerre,
le 7 juin 1931, à l’occasion d’un discours aux Invalides : « Ah!
Messieurs : qu'il était plus facile d'exposer comme autrefois sa
propre vie! Mais ne risquer que celle des autres, quelle épreuve pour
un soldat, pour un chef qui aime et admire ceux qu'il commande1 ! ».

« Des mains qui se cherchent dans la nuit »

« La mort de Jaurès a été pour nous la brutale et symbolique


révélation que tout était fini. Celui qui incarnait la lumière et la
justice disparaît et les hommes s'entr'égorgent dans la nuit2 »

Les actes fondateurs de la résistance

L’opposition des pacifistes est progressive et, comme celle de


Jeanne Halbwachs, marquée par trois événements majeurs : l’article
de Romain Rolland, le Congrès des femmes de La Haye et le scandale
de la rue Fondary.

***
De Genève à La Haye — Il est intéressant de constater la fragilité
des pacifistes les plus entreprenants, et d’apprécier le caractère
salvateur et récurrent d’actes isolés, ainsi que leur impact sur les
volontés indécises ou ébranlées par la violence des événements;
L’Appel aux femmes socialistes de tous les pays de Clara Zetkin
constitue la « planche de salut3 » de Louise Saumoneau; une lettre
d’Alain « sauve » Michel Alexandre4 en l’arrachant à un bellicisme
indécis. L’article de Romain Rolland a une même incidence sur
Jeanne Halbwachs. Celui-là est en Suisse lorsque survient la guerre.
Dégagé de ses obligations militaires, il prend le parti de défendre la
paix par tous les moyens et écrit, le 22 septembre 1914, un article au

1. Cité par J. ALEXANDRE, in LP, septembre 1931, pp. 582-583.


2. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., pp. 42-43. Lettre de Jeanne à Yvonne
Halbwachs, samedi 8 août 1914.
3. C. SOWERWINE, Les Femmes et le socialisme, op. cit., p. 173.
4. Voir infra p. 58.

53
Journal de Genève, intitulé « Au-dessus de la mêlée1 » qui lui met à
dos la majeure partie d’une France acquise à la guerre. Le 22 mai
1915, Jeanne Halbwachs lui adresse une lettre passionnée qui illustre
bien les conséquences dynamiques de certaines actions
individuelles :

« Votre parole est la seule qui entretienne en ce moment l'espoir et


qui force à affirmer que le passé n'est pas mort. Vous ne pouvez savoir
ce que vous avez été et ce que vous êtes pour ceux qui n'acceptent pas
aveuglément la guerre et ne la divinisent pas; notre gratitude pour
vous est de celle qu'on consacre aux justes de tous les temps, dont les
paroles de vérité empêchent de renoncer, même dans l'angoisse et le
doute2. »

Elle le confirme en 1979 : « La première lueur, au ciel fermé de


l’Union sacrée, avait été Au-dessus de la mêlée, dont le titre seul
libérait. Romain Rolland, l’un contre tous, que la fureur de presque
tous les gens de pensée finit par faire connaître à force de vouloir
l’anéantir3 ». Clara Zetkin, dont L’Appel est diffusé par Louise
Saumoneau en janvier 1915, est aussi à l’origine de la Conférence
internationale des femmes socialistes à Berne4, en mars de la même
année. Aussitôt après, Jeanne Halbwachs reçoit une convocation à
l’Assemblée générale de la LFDF « soudain ressuscitée », à la suite
de l’annonce d’un congrès international de femmes prévu pour le
mois d’avril et organisé à La Haye par l’Américaine Jane Addams5 et
d’importantes associations féministes des Etats-Unis d’Amérique et
de Hollande. Si le soldat Alain s’en réjouit et tend l’oreille, plein
d’espérance6, les journaux dénoncent l’opération, l’accusant d’une
seule voix de « manœuvre allemande » destinée, avec la complicité
des neutres, à orienter l’opinion vers une paix prématurée7. Le
congrès doit se tenir du 28 avril au 1er mai 1915, et l’invitation, qui

1. Ce long article lui vaudra, en 1916, le prix Nobel de littérature.


2. R. ROLLAND, Journal des années de guerre, 1914-1919. Notes et documents pour
servir à l'histoire morale de l'Europe de ce temps, Albin Michel, 1952, pp. 373-374.
3. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 3.
4. Louise Saumoneau est la seule française à participer à cette réunion secrète qui
réunit, du 25 au 27 mars 1915, vingt-huit femmes, en majorité originaires de pays
neutres, mais également d’Allemagne et d’Angleterre.
5. Prix Nobel de la Paix en 1931.
6. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p.55.
7. Ibid., p.55.

54
est adressée en France à toutes les associations pour le suffrage des
femmes, précise que les frais seront pris en charge par les Anglaises,
les Hollandaises et les Allemandes1. Seules les femmes sont invitées
à participer aux discussions qui porteront sur la responsabilité
relative des nations dans l'origine et la conduite de la guerre2.
La LFDF, comme toutes les associations pour le suffrage des
femmes, après avoir consulté ses adhérentes, refuse de participer au
congrès. Pour les partisanes de l’Union sacrée, l’idée d’une rencontre
avec les femmes allemandes, devenues ennemies de fait, implique
l’abstention. Maître Lhermitte qui préside la séance élude
rapidement la question en la soumettant au vote à main levée : le
« non » est unanime, mais par souci de rectitude, on s’enquiert des
avis contraires. Jeanne Halbwachs est la seule à lever la main3,
provoquant l’« indignation muette » de l’assemblée qui la laisse
néanmoins s’expliquer. Cet incident est à l’origine d’une rencontre
décisive, car, dès le lendemain, « l’hérétique4 » reçoit la visite de
Gabrielle Duchêne5 : « J’étais là, et avec vous! », lui aurait-elle
confié. La décision de répondre favorablement au Congrès est prise
immédiatement. Une lettre de « fervente adhésion et d’espérance »
est adressée à La Haye, signée de quatre ou cinq noms. Quelques
semaines plus tard, le congrès annonce la création du Comité
international des femmes pour la paix permanente (CIFPP) et prend
les devants en mettant sur pied une section française composée des
signataires de la lettre d’avril : « Etrange naissance par la force de
l’idée — qui étonn[e] et combl[e] ce petit noyau initial, grossi de
quelques autres hérétiques, dont Séverine6 ». Acte fondateur par
excellence, qui provoque la réaction simultanée de deux grandes voix
pour la paix, celle du canonnier téléphoniste Alain, prudente, mais
légitimée par l’action, et celle surgie de Genève, en la personne de
Romain Rolland. Pour ces trois pôles de résistance, c’est se donner

1. Fonds Bouglé de la BHVP, dossier Duchêne, boîte 1, chemise Brochure.


2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 4 — J. ALEXANDRE,
En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p.55 — Entretien réalisé en 1978, op. cit.
4. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 4.
5. Gabrielle Duchêne est la fondatrice de l’Office français du travail féminin à domicile
(1913), et du Comité intersyndical contre l’exploitation de la femme (1914). Elle est
une figure centrale du pacifisme féminin de l’entre-deux-guerres (cf. N. RACINE et
M. DREYFUS, « Duchêne, Gabrielle », in DBMOF, op. cit., vol. 25, p. 84).
6. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 5.

55
un territoire et continuer d’espérer. Une copie de la lettre au Congrès
de La Haye est « timidement » envoyée à Romain Rolland, avec la
lettre du 22 mai, dont la réponse, le 28 mai 1915, « passionnément
généreuse [est] l’acte de naissance véritable de la petite équipe1 » :

« Chère mademoiselle, votre lettre et votre adresse au Congrès de La


Haye me sont une joie. Je souffrais de n'entendre presque pas une
voix de femme s'élever en France pour l'apaisement entre les peuples,
alors que du moins un petit nombre d'hommes restent fidèles à
l'idéal humain. [...] J'estime nécessaire qu'on entende votre voix. Il y
a en ce moment un escamotage de la pensée française par quelques
groupes qui se disent indûment autorisés à la représenter. Les laisser
faire sans protester ce serait un suicide, sans dignité. Vous me dites,
que vous cherchez avec angoisse quelle action est possible, et que
vous ne trouvez pas dans mes articles un conseil, une indication. Je
vous confierai (entre nous) que je ne dis pas le quart de ma pensée (je
ne peux pas, je ne veux pas) : elle est trop révoltée. [...] Le tragique de
notre situation, c'est que nous ne sommes qu'une poignée d'âmes
libres, séparées du gros de notre armée, de nos peuples prisonniers et
enterrés vivants au fond de leur tranchée. Il faudrait pouvoir leur
parler et nous ne le pouvons pas. [...] Le pourrions-nous que nous
n'oserions pas leur dire tout ce que nous pensons, au risque de
diminuer leurs forces pour la lutte, de ne pouvoir les délivrer. Ce
serait une cruauté de plus. J'en connais tant qui se cramponnent à
une foi qu'ils n'ont plus, et qui ferment les yeux, pour aller jusqu'au
bout de leur tâche. [...] Un régime de dictature pèse sur toute
l'Europe. (Situation inouïe, jamais vue en Occident, au cours des
siècles!) Après avoir bien souffert, l'Europe le secouera. [...] Jusque-
là, que pouvons-nous faire, nous la poignée d'âmes libres?
Aujourd'hui comme hier, demain comme aujourd'hui, sauver dans
nos cœurs fidèles la justice, l'amour, la pitié fraternelle, la paix
intérieure — les plus purs trésors de l'humanité. Et, d'une nation à
l'autre, tâchons de nous connaître, tâchons de nous unir. Tâchons de
former ensemble au milieu du déluge une de ces îles sacrées, comme
aux jours les plus sombres du premier Moyen Âge un couvent de
Saint-Gall offrait son refuge contre les flots montants de la barbarie
universelle. [...] Et quand la tempête sera finie nous rendrons aux
peuples brisés leurs dieux que nous aurons sauvés. [...] Je m'offre
autant que je le puis pour rapprocher vos mains de celles qui vous
cherchent dans la nuit2. »

1. Ibid.

56
Pour Annette Becker, « Romain Rolland va se poser en chef de
file virtuel des exilés du pacifisme1 ».

***
L’influence d’Alain — Cependant, celui qui rassemble dans
l’action les forces dispersées par la tempête reste Alain — bien qu’il
juge « mieux que personne ce qu'il y [a] de dérisoire, de désespéré
[...] dans la résistance pacifiste2 ». Du front, où, tel Socrate à Potidée,
il s’entretient de la sagesse avec ses compagnons d’armes, il confie à
Michel Alexandre, le 21 juin 1915 :

« J’approuve ce que Romain Rolland écrit dans le Journal de


Genève; je crois que j’approuverai ce que fera Mademoiselle
Halbwachs avec une douzaine de femmes, les seules qu’on ait pu
trouver contre les actuelles corridas. Je ne pardonnerai à aucun
autre, aucune de ces morts jeunes. [...] Et je fais la guerre sans pitié ni
remords. Mais c’est justement cela qu’il faudra me payer3. »

Jeanne Halbwachs, dans sa biographie de Michel Alexandre dit


l’influence d’Alain antérieure au conflit. Rendant hommage à son
apostolat au collège Sévigné, elle s’étonne qu’Alain ait attribué à la
chance le succès de la rencontre des pacifistes et qu’il ait pu oublier
« que l’hérétique qui avait refusé la haine avait été son élève et qu’en
fait d’opinion c’était la sienne qui lui revenait ». Par ailleurs, selon
elle, s’il a connaissance du Congrès de La Haye, « universellement
ignoré du côté des alliés », c’est grâce au collège Sévigné qui s’est
« partiellement pénétré de sa pensée »4. Ce vieil hôtel de la rue de
Condé est d’autant plus « sa maison » qu’une « puissante amitié »
l’unit à Mathilde Salomon (directrice de 1883 à 1909) et à sa nièce,
Marie Salomon (codirectrice de 1913 à 1941). Le 12 avril 1915, avant
même que la section française ne soit légalement constituée, il lui

2. Lettre se trouvant dans le fonds de la BDIC, GFURes. 99-103, dossier 333. Une
copie existe également à la bibliothèque Marguerite Durand (BMD, fonds cité). Ces
extraits sont reproduits dans l’ouvrage d’A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit.,
p. 95.
1. A. BECKER, op. cit., p.98.
2. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, Association des amis
d’Alain, 1967, p. 15.
3. Lettre d’Alain à Michel Alexandre, Bibliothèque municipale de Nîmes, cote MS
801.II.
4. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p.56.

57
trace une ligne d’action et l’appelle à l’audace, écrivant à Marie
Salomon :

« Remarquez que ce travail de redressement des idées est très


difficile et attirera les plus grossières insultes et peut-être les rigueurs
de la police. En revanche, il suffit d’une vingtaine de femmes pour
arriver à faire circuler un manifeste, une brochure et tous les
instruments analogues. [...] Si l’imprimerie vous fait défaut, faites
polycopier en plusieurs langues. [...] Il faut aller droit et oser. Je tiens
la massue, prenez votre fronde1. »

Et Jeanne Halbwachs de s’interroger rétrospectivement sur leurs


illusions :

« Rêve et courte folie? Ou bien exemple à vif, en plein cauchemar


trop réel, d’une action libre telle qu’il l’a toujours proposée? Action
née de la vraie pensée et, sans délibérer, mise à l’épreuve des choses,
comme le sculpteur martèle le marbre2. »

Image typiquement alinienne, lorsqu’on sait qu’Alain


s’interdisait les ratures, taillant ses propos comme un sculpteur la
roche. Et c’est l’énergie de son "maître" que Michel Alexandre
oppose à l’inertie du comité de la rue Fondary3 :

« Une fois que la section française, se fût "déclarée", n’avait-elle pas


prise sur les choses? En cet imperceptible tressaillement, Alain a
voulu voir un signe de réveil des âmes, et il s’impatientait. A peine
née, l’infinitésimale section française cédait à la pesanteur sociale,
constituait un bureau et se félicitait d’exister. On se proposait de
durer; néanmoins à porte entrouverte, et l’action publique sur
l’opinion remise à des temps meilleurs. Alain eût voulu bondir, saisir
l’imperceptible chance de cette maille rompue dans le tissu de fer de
l’Union sacrée. Ce qui explique la véhémence de sa lettre : Enfin, vous
voilà! Qu’attendiez-vous, qu’attendons-nous? Vite à l’œuvre4 ! »

***
Michel Alexandre, sauvé des eaux — L’arrivée de Michel
Alexandre sur le devant de la scène est précédée de doutes et de

1. Lettre d’Alain à M. Salomon, citée par J. Alexandre, Ibid.


2. Ibid., p. 56.
3. Voir infra p. 48.
4. Ibid., p. 56.

58
douloureuses introspections. Cet ancien normalien, agrégé de
philosophie en 1912, est issu d’une famille de hauts fonctionnaires
qui ont des « liens avec la sphère gouvernante1 ». Son père, Paul
Alexandre (1847-1921), est ingénieur des Ponts-et-Chaussées; son
beau-frère, Paul Léon, directeur des Beaux-arts; l’un de ses oncles
attaché au grand Etat Major. Ainsi, lorsque la France s’engage dans
la guerre, l’approbation est sa première intuition : « mêlé aux
groupes rassemblés devant les affiches de la mobilisation, il perçoit
de la "grandeur" dans la passivité et le silence »2. A la Toussaint
1914, il révèle à son père l’inscription qu’il a composée pour le
compte du groupe socialiste de Chaumont, destinée à accompagner
une couronne commémorative : « A nos frères morts pour la
Défense de la Nation et pour l’Emancipation des Peuples3 ». Bien
loin des idées de Jeanne Halbwachs, mais combien proche de
l’opinion du socialiste Félicien Challaye4 et de nombreux pacifistes
en devenir, Michel Alexandre croit mesurer la portée véritable du
conflit en l’assimilant à « une guerre internationale dont l’issue doit
entraîner, dans l’Europe entière et spécialement dans les rapports
entre Nations, une transformation aussi vaste, une révolution aussi
profonde que la crise de 1789 au sein de la Nation : un droit
international nouveau, une diplomatie nouvelle5 ». L’un de ses
carnets de notes mentionne : « Prise de Mulhouse. Joie, passive6. »
En 1921, il rabaissera son attitude durant la guerre au niveau du
« conformisme » : « Comme vous, mais moins excusable, j’ai vécu
dans les lieux communs belliqueux. Trop longtemps. Mais il est sans
doute bon d’avoir passé par là pour n’être pas injuste. »7
Pour Christophe Prochasson8, c’est la déclaration de Liebknecht
— le seul social-démocrate au Reichstag à avoir refusé de voter de
nouveaux crédits de guerre (décembre 1914) — qui est à la base du
pacifisme de Michel Alexandre : « C'est la première voix qui s'élève

1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 28.


2. Ibid, p. 28. « En réalité, il fut toujours déchiré entre le oui et le non à la guerre »,
poursuit Jeanne Alexandre.
3. Lettre du 1er novembre 1914, Bibliothèque municipale de Chaumont.
4. N. RACINE, « Challaye, F. », in DBMOF, op. cit., vol. 22, pp. 47-49.
5. Ibid.
6. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 28.
7. Lettre de M. Alexandre à J. Laubier du 22 septembre 1921. Nîmes, cote MS 801.V.1.
8. C. PROCHASSON, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, Seuil, 1993, p. 132.

59
là-bas avec une audace héroïque contre la folie et l'égarement de tout
un peuple1 ». Mais Michel Alexandre y voit surtout le signe d’une
« transformation profonde dans l’état d’âme du peuple allemand2 ».
Dès janvier 1915, les lettres adressées à son père3 témoignent d’une
germanophilie d’autant plus nette qu’elle s’accompagne d’une
critique régulière des civils. Tandis qu’il se « tu[e] au travail4 » en
multipliant les activités à Chaumont — inspecteur du primaire,
professeur de philosophie au lycée, université populaire5 et ouvroir
— il revient militer avec d’autant plus d’ardeur à la LDH, à partir de
mai 19156, qu’une étude du président de la ligue, Victor Basch, vient
de conclure à la responsabilité de l’Allemagne et de l’Autriche dans le
conflit.
A partir de l’année 1916, Michel Alexandre est favorable à l'arrêt
immédiat du conflit. Les lettres qu’il envoie à son père dénoncent
« l’horrible boucherie » (mi-avril 1916), « l’enfer sans nom » de
Verdun (8 mai 1916), « les sottises officielles dont les journaux sont
pleins » (16 juin 1916), « la monstruosité absolue de ce qui
s’accomplit » dans la Somme (6 juillet 1916). En revanche, pas un
mot sur Alain, ni sur la Société d’études; seule la LDH est évoquée;
pas un mot sur sa rencontre avec Jeanne Halbwachs. Sa
correspondance s’arrêtant en juillet 1916, il est impossible de savoir
s’il lui annonce son mariage, en août 1916.
Mais les doutes de Michel Alexandre sont également nourris par
l’énigme que pose la participation d’Alain au massacre. Il faut la
lettre du 21 juin 1915, dans laquelle il approuve l’article de Romain
Rolland et l’action des féministes, pour les lever : « Ces quelques
mots ont un effet foudroyant sur Michel Alexandre, et achèvent de
faire de lui le militant pacifiste — plus pacifiste encore que son
maître — qu'il sera jusqu'à son dernier souffle7 ». La réponse de
Michel Alexandre est prudemment détruite par Alain qui rapporte à
Marie Salomon ce qu’il y a lu : « Vous m’avez sauvé!8 ». Dès lors,

1. Lettre de Michel Alexandre à son père (13 décembre 1914), Bibliothèque municipale
de Chaumont, cote 27040 3.N.1 ae.
2. Ibid.
3. La mère de Michel Alexandre, Jeanne Lévy, née en 1856, était morte en 1913.
4. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
5. Il l’avait créée au début de l’année 1915 (cf. C. PROCHASSON, op. cit., p. 132).
6. C. PROCHASSON, op. cit., p. 132.
7. A. SERNIN, op. cit., p. 173.

60
pour reprendre la formule d’André Sernin : « la paix sera son seul
dieu, et Alain sera son seul prophète ». Moins de deux mois plus
tard, Michel Alexandre reçoit les premières consignes, en dépit de la
censure :

« Voir au collège Sévigné, 10, rue de Condé, Mademoiselle


Halbwachs et Madame Marie Salomon; les gouverner
vigoureusement. La brochure à laquelle vous pensez est imprimée
par les soins de ma secrétaire (qui a pleins pouvoirs et la collection et
d’autres textes encore) Mme Morre-Lambelin, 47 rue du Bourg St-
Jean, Blois. Si vous avez trois jours, faites le voyage. Toutes ces
femmes ont écrit à R. Rolland. Ecrivez vous-même de ma part. Je suis
assuré que la fin de la guerre peut venir d’opinion et par
réconciliation. Les combattants, autant que je sais, ont tous cette
opinion. Je ne veux pas me laisser entraîner, mais la doctrine
présente est claire : « donner son corps à la presse »... sauver le
jugement. L’obéissance doit délivrer l’esprit. Dans le fait, il y a des
situations difficiles; mais par bonheur l’essentiel est fait; l’harmonie
marche. [...] Je ne vous dirai pas que j’ai souffert de vous sentir égaré
avec cette force que vous avez; ici, on devient tout à fait insensible1. »

Dans son témoignage de 1979, Jeanne Alexandre trouvera


« insensé qu’Alain ait pu accrocher l’espérance de la paix à un tel
néant [la douzaine de femmes] ». Mais pour Michel Alexandre, le
doute n’est plus permis : l’action pour la paix a déjà commencé et les
« conspiratrices » n’attendent plus qu’un bon gouvernement :

« Et c’est alors qu’un beau jour de septembre 1915, Michel Alexandre


est apparu au Collège Sévigné, quartier général clandestin de la
conspiration. Sa vie politique, sa vie de militant commençait, telle
exactement qu’elle devait se continuer jusqu’à sa mort, à un rythme
plus ou moins rapide, mais sans intermittences. Il arrivait au plus
profond de sa foi en la justice, brûlant de racheter ses erreurs,
pénétré de la gravité tragique des circonstances2. »

« Nous aurons une terrible tâche à la paix3 » lui disait la première


lettre d’Alain, mais qu’on lui propose d’en avancer l’échéance lui

8. Ibid., p. 173.
1. Lettre d’Alain à M. Alexandre du 10 août 1915, Bibliothèque municipale de Nîmes,
cote MS 801.II.
2. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 56.
3. Dans la première lettre (15 juin 1915).

61
procure « un sentiment nouveau d’assurance » : « Le primat de la
paix, l’impératif de l’action pour la paix, il les fai[t] siens dans
l'instant, par la souveraineté de la parole d’Alain, mais presque
autant sans doute parce qu’il les port[e] en lui depuis le premier jour
de la guerre »1.

Du comité Fondary à la section française de la LIFPL

La rue Fondary : un noyau d’hérétiques — L’"hérésie" commise


à l’assemblée générale de la LFPF facilite le regroupement des
femmes pacifistes qui, à l’instar de Gabrielle Duchêne, profitent de
l’événement pour se réunir. On retrouve, entre autres, Marie
Salomon, codirectrice au collège Sévigné, Mme Morre-Lambelin,
égérie et "secrétaire" d’Alain, et Madeleine Rolland, sœur de Romain
Rolland. Mais l’isolement des pacifistes reste une réalité : Jeanne
Mélin2 (1877-1964), qui a manifesté son soutien à l’une des
organisatrices du congrès le 27 mars 1915, pense être la seule
féministe française à avoir communiqué avec La Haye3. Elle ignore
tout de l’action du petit groupe de la rue Fondary, où les
conspiratrices commencent par se réunir. Cette adresse abrite le
secrétariat de l’Office français du travail à domicile (OFTD) que
Gabrielle Duchêne a créé en 1913. Petite poche de résistance, ce
« néant », pour reprendre l’expression de Jeanne Halbwachs,
n’inquiète pas immédiatement la police qui ne prend pas au sérieux
un tel réseau de femmes isolées. Alain leur donne plus d’importance.
Dans la lettre du 12 avril 1915, il écrit à Marie Salomon : « insister
aussi sur cette idée qu'il y a certainement dans cette guerre quelque
erreur énorme, puisque des deux parts et de bonne foi, on fait
exactement les mêmes discours. [...] Il n'y a qu'un homme qui puisse
vous aider utilement, c'est Michel Alexandre4 ».
Après La Haye, la petite section française s’organise. Gabrielle
Duchêne prend la présidence, Jeanne Halbwachs le secrétariat
général et Monique Morre-Lambelin la trésorerie5. Les premiers
mois, elles se réunissent officieusement chez Gabrielle Duchêne (10,

1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 56.


2. Cf. S. DROZDOWIEZ, Jeanne Mélin, l’apôtre de la paix et l'ardente propagandiste
féministe (1877-1964), mémoire de maîtrise, Univ. Paris 1, 1996.
3. C. BARD, Les Filles de Marianne, op. cit., p. 93.
4. Cité par A. SERNIN, op. cit., p. 73.

62
quai Debilly) et officiellement, deux fois par semaine, au 32 de la rue
Fondary1. La police ne dénombre, tout au plus, que 15 à 20 membres
réguliers. Seule l'Assemblée générale du 14 novembre 1915 attire une
assistance d'une soixantaine de personnes2. De juin à décembre
1915, Gabrielle Duchêne se rend à Londres et en Suisse, prenant
contact avec la section allemande et le groupe de Romain Rolland.
De ses voyages, elle rapporte tracts, articles, brochures de
propagande qu'elle s'emploie ensuite à répandre en France3. En
effet, « les articles de Romain Rolland qui parviennent tant bien que
mal en France, par voie clandestine, déformés par la censure, sont
accueillis avec ferveur par les petits groupes d'opposition à la
guerre4 ». Le noyau d’hérétiques se concentre déjà davantage autour
de Gabrielle Duchêne qui diffuse des textes pacifistes — de Louise
Saumoneau (le Manifeste des femmes socialistes), de Pierre
Monatte5 et d’Alphonse Merrheim (CGT) — et édite, par ses propres
moyens, 2000 exemplaires d'une petite brochure de propagande
contenant les statuts du comité, précédés d'un appel aux femmes
françaises.
Cependant, en dehors du souhait d’un rapprochement entre les
femmes allemandes, austro-hongroises et françaises, l’activité du
comité de la rue Fondary n’est pas très offensive. Sur la suggestion
d’Alain, la section française publie, en septembre 1915, vingt et un
propos écrits avant la guerre et « convenant à la situation
présente6 ». La mince brochure réalisée sans visa de censure
s'intitule : Vingt et un Propos : Méditations à l'usage des non-
combattants. Seule une mention d’éditeur précise leur antériorité
dans la Dépêche de Rouen et leur réimpression par les soins d’un

5. Archives BDIC, fonds Alexandre, CIFPP (section française), FURes 334. Etaient
agrégées au Comité central : Suzanne Duchêne (secrétaire adjointe), C. Mulond et
M. Rolland.
1. V. DALY, Gabrielle Duchêne ou la bourgeoisie impossible, mémoire de maîtrise,
Nanterre, 1985, p. 49 (la pagination utilisée est celle de l’exemplaire déposé à
Nanterre).
2. Ibid., p. 49.
3. Ibid., p. 48.
4. N. RACINE, citée par V. DALY, ibid, p. 53.
5. Fondateur en 1909 de La Vie ouvrière (cf. DBMOF, op. cit., vol. 14, pp. 117-123).
6. Cité par A. SERNIN, op. cit., p. 176.

63
groupe d’anciens lecteurs1. Imprimée à 2000 ou 3000 exemplaires,
la brochure n'a aucun retentissement immédiat2.

***
La « petite barque de la paix » ou le scandale de la rue Fondary
— De quelle sorte de vigueur veut parler Alain lorsqu’il leur envoie
un homme comme Michel Alexandre, tout de « simplicité et de
discrétion3 » ? Jeanne Halbwachs trouve la réponse en observant
que grâce à lui la « vraie pensée répan[d] sa lumière » :

« Et voilà le petit groupe réveillé, en tumulte, bientôt divisé. Toutes


ces femmes étaient sincèrement pacifistes et savaient qu’il faudrait,
qu’il fallait tenter d’agir sur l’opinion publiquement. Mais les unes
s’étaient mises en défense contre les propositions périlleuses du
nouveau venu, d’autant mieux qu’elles les approuvaient
secrètement; les autres, au contraire, se réjouissaient franchement
d’être enfin obligées de penser sans timidité leur propre pensée. Le
plus surprenant c’est que l’accord se fit en quelques jours sur un
projet qui, conçu par l’émissaire d’Alain, parut aussitôt être celui de
tous : publier une brochure où la possibilité d’une paix très proche
sinon immédiate, d’une paix de justice, serait exposée dans la clarté
de l’évidence4. »

Cette évidence leur saute si bien aux yeux que les auteurs se
dispensent de soumettre le texte à la censure. Ils préfèrent
s’interroger librement sur « la nécessité de subir docilement la
guerre5 » comme une « épreuve naturelle » : « Cinq millions de
morts [...] plus de 600000 des nôtres [...] les meilleurs d’entre
nous6 ». Quant aux dépenses de guerre, elles sont évaluées à « 100
millions par jour [...], 5 milliards tous les cinquante jours7 ». En
conclusion, l’appel aux femmes se veut clair : « La paix ne viendra
pas d'elle-même, il faut la préparer8 ».

1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 12.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 57.
4. Ibid. (id. pour la citation intermédiaire).
5. BMD, dossier Jeanne Alexandre, op. cit., Un devoir urgent pour les femmes, p. 1.
6. Ibid, p. 2.
7. Ibid.
8. Ibid., p. 8.

64
La brochure, présentée à la Chambre des députés, en novembre
19151, par Gabrielle Duchêne et Jeanne Halbwachs, est lue devant les
parlementaires : Jean Longuet2, Pierre Brizon3, Joseph Caillaux4 et
Victor Dalbiez5 donneront « leur complète approbation6 ». Dix mille
exemplaires, imprimés à L’Emancipatrice, d’une brochure de onze
pages (non signée, mais publiée sous l’égide du CIFPP), intitulée Un
devoir urgent pour les femmes, sont alors distribués
« ouvertement » ou envoyés à des enseignantes et des employées,
par le biais de l’annuaire, sans oublier les sénateurs, les députés et les
ministres7. Jeanne Alexandre relativisera néanmoins la portée de ce
texte et la valeur de son contenu :

« Michel Alexandre paraissait suivre les événements [...] avec la plus


parfaite bonne humeur [...]. Ce qui seul importait, c’était la mise à flot
de la petite barque de la paix. Il avait même accepté sans aucun signe
de contrariété de voir le texte de la brochure qu’on lui avait demandé
de rédiger, réduit des deux tiers et devenu, au lieu d’un véhément et
profond appel, un exposé assez plat8. »

Certes, la brochure a surtout le mérite d’être bien titrée.


Néanmoins, le résultat dépasse les espérances : « coup d’essai, coup
de maître, ce premier combat pour la paix. Non, certes, par la vertu
de la petite brochure, mais par la faveur du hasard » : le bruit court,
en effet, d’une paix séparée de l’Autriche avec les alliés, ce qui n’est
pas sans mettre « en émoi les maîtres du jour qui ne v[eulent]
nullement la paix, mais la victoire »9. L’intuition d’Alain est vérifiée.
Ainsi, le comité de la rue Fondary profite-t-il d’une publicité « aussi

1. Un rapport de police signale, le 15 novembre 1915, le lancement de la brochure.


Archives nationales, F7 13371, dans la chemise IV (documents pacifistes émanant de
l’Etranger).
2. Cf. G. CANDAR, « Longuet, J. », in DBMOF, op. cit., vol. 35, pp. 41-48.
3. Député de l’Allier, Pierre Brizon est l’un des trois socialistes à participer à la
conférence de Kienthal (cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations,
Le Seuil, 1990, p. 94).
4. Président du parti radical et ancien président du Conseil (juin 1911-janvier 1912).
5. Radical-socialiste proche de l’Union sacrée, à l’origine de la loi du 26 juin 1915
contre les « embusqués » (cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op.
cit., p. 74).
6. La Voix des femmes, 19 janvier 1931. Citée par V. DALY, op. cit., p. 50.
7. Ibid.
8. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 57.
9. Ibid.

65
démesurée qu’inespérée ». La police « se déchaîn[e] » et dénonce
comme agents de la propagande ennemie celles que la « presse
ameutée » appelle désormais « les femmes de la rue Fondary »1.

« Bien d’autres preuves s’accumulèrent, toutes de la même farine. La


justice militaire s’était tout de suite saisie de l’affaire. Interrogatoires,
enquêtes administratives pour les fonctionnaires, etc. Des hommes
politiques seraient intervenus — Briand2 peut-être — pour nous
défendre au nom de la liberté... Bientôt affaire classée. Personne ne
connut l’honneur de la prison. La sagesse tardive des pouvoirs
comptait précipiter les femmes pacifistes au néant par le silence et les
laisser à leur piteux échec3. »

L’explosion de « la bombe à idées » après avoir « brisé le grand


silence de l’Union sacrée » ne provoque que quelques démissions et
rétractations publiques de deux ou trois membres du bureau. Le
scandale profite pour se propager des « nombreuses protestations
expiatoires contre les hérétiques », venant principalement des lycées
de jeunes filles, « approuvées solennellement par le grand maître de
l’Université », et largement publiées par la presse. Le comité de la
rue Fondary se réjouit de cette publicité, heureux d’apporter sa
pierre à l’édifice mis en chantier par Romain Rolland : « Les ondes
du scandale continu[ent] à courir ». La petite brochure prouve qu’il
est possible d’écrire et de publier malgré la censure; cela constitue
une victoire; mieux encore, « elle véhicul[e] l’idée d’une paix de
justice, la seule à pouvoir tenir la promesse d’août 1914 que cette
guerre serait la dernière »4.
Deux ou trois jours après la publication, Alexandre Millerand se
présente au Conseil, la brochure à la main, en vitupérant :

1. Ibid. A l’origine de ce "malentendu", le nom inopportun de la rue Fondary : un


bureau de placement pour bonnes de nationalité allemande s’y était installé avant la
guerre.
2. Et tout un réseau de relations, de Xavier Léon à Paul Painlevé. Ce dernier, grand
ami d’Alain, était bien placé pour aider ses amis, ayant été ministre de l’instruction
publique dans le cabinet Briand d’octobre 1915 à novembre 1916, puis ministre de la
guerre dans le cabinet Ribot de mai à septembre 1917, « avant de céder la place à
Clemenceau qui l’accusait de défaitisme » (cf. A. SERNIN, op. cit, p. 192). Dans
l’Esquisse d’une histoire des LP de J. Alexandre, et dans son entretien, il est aussi
question du parlementaire Marius Moutet.
3. Ibid, p. 58.
4. Ibid.

66
« Trahison! Cet odieux pamphlet est payé par l'argent allemand1 ! ».
Le 10 décembre 1915, un rapport de police mentionne que « le 3
décembre 1915, quatre perquisitions [ont été] opérées à l’imprimerie
L’Emancipatrice, au domicile de Mme Duchêne, au bureau de la
Ligue pour la paix permanente, 32 rue Fondary, et à l’Entr’aide2. Un
certain nombre d’exemplaires de la brochure Un devoir urgent pour
les femmes sont saisis, ainsi qu’une volumineuse correspondance se
rapportant à la propagande pacifiste3 ». Le 9 décembre, le ministère
de la Guerre ordonne de nouvelles perquisitions, faisant saisir le
stock restant de la brochure incriminée et d'autres pièces de
propagande4. La revue féministe socialiste La Vague, dans l’un de
ses portraits hebdomadaires de mai 1919, consacré pour l’occasion à
Gabrielle Duchêne, parle du « scandale des femmes boches de la rue
Fondary » et Le Petit Journal du 2 décembre 1915 de « brochure
immonde », « de trahison répugnante » et « d’œuvre infâme »5.
La section française sort affaiblie de la crise. Un rapport de police
du 10 mars 1916 stipule qu’elle rassemble une centaine d’adhérents,
dont quelques nouvelles têtes : Mme Filloux, Marguerite Thévenet,
jeune socialiste et future compagne d’Alfred Rosmer, Marthe Bigot,
militante socialiste dans l'enseignement, Alfred Rosmer. A partir de
cette date, « la propagande du groupe se trouve presque
complètement arrêtée et son recrutement tari6 ». C’est, en effet, vers
la nouvelle Société d’études critiques et documentaires sur la guerre,
présidée par Mathias Morhardt, rédacteur du Temps et membre du
Comité directeur de la LDH, que leurs principaux membres se
tourneront. « Scandale bref, mais sans mesure, comme tout en ce
temps-là; menaces judiciaires et policières, calomnies de presse,
insultes spontanées de la foule, affirmations loyalistes et
belliqueuses des autres femmes7 », écrira Jeanne Alexandre. Ce fut
aussi l’occasion d’une belle rencontre, puisque Séverine vient leur
apporter son soutien : « je ne vous connais pas, mais vous êtes
attaquées. Me voilà8 ! ». Pour l’ancienne secrétaire de la petite

1. La Voix des femmes, 19 janvier 1931. Cité par V. DALY, op. cit., p. 51.
2. Coopérative de lingères fondée en 1908 par Gabrielle Duchêne.
3. AN, F7 13371, dans la chemise IV (documents pacifistes émanant de l’Etranger).
4. V. DALY, op. cit., p. 52.
5. Cité par V. DALY, Ibid.
6. M. DREYFUS, N. RACINE, « Gabrielle Duchêne », in DBMOF, op. cit., p 84.
7. J. ALEXANDRE, « Séverine », in LP, mai 1929, p. 228.

67
section française, l’affaire Fondary était « la première mission
politique pensante [et contenait] tout l’essentiel de celles qui
suivront. En sa nouveauté conquérante, elle en donn[ait] sans doute
l’image la plus vraie1. »

La conscience des responsabilités

Les premières divisions au sein de la Ligue des droits de l’homme


voient le jour au printemps 1915. Georges Demartial2, importante
figure du mouvement, « grand bourgeois de la Banque d’Indochine,
soulevé d’indignation par les mensonges officiels sur les
responsabilités de la guerre3 », convainc Mathias Morhardt, ancien
secrétaire général de la ligue et toujours membre du Comité central,
de la « justesse de ses vues sur la responsabilité alliée dans le
déclenchement du conflit4 ». Mais la LDH, sous la vice-présidence
de Victor Basch, majoritairement sourde à ces analyses, maintient
son adhésion à l’Union sacrée. Les choses s’accélèrent fin 1915, alors
que la lumière de la rue Fondary vient provisoirement de s’éteindre.
La Société d’études documentaires et critiques sur la
guerre

« En 1915, au plus noir de l’Union sacrée, toutes les libertés abolies


ou suspectes, il fallait plus que jamais « penser devant l’obstacle »,
scruter l’événement avec l’attention du prisonnier, du naufragé, et en
même temps s’élever assez haut pour se présenter l’équilibre des
forces armées et pénétrer le jeu caché des diplomates. Et toujours
guetter l’occasion, la fugitive; l’imperceptible grain de sable qui —
peut-être — dérangera le mécanisme quasi parfait d’une nation en
guerre. D’un mot il fallait penser [...] mettre en œuvre l’arme absolue,
la vérité5. »

8. Cité par J. ALEXANDRE, ibid.


1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 62.
2. « Ce puissant fanatique contre le fanatisme national » (cf. J. ALEXANDRE,
Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 46). Voir également N. RACINE,
« Demartial, Georges », in DBMOF, op. cit., vol. 25, pp. 12-14.
3. Ibid., p. 58.
4. E. NAQUET, « La Société d’études documentaires et critiques sur la guerre », in
S’engager pour la paix dans la France de l’entre-deux-guerres, revue Matériaux
pour l’histoire de notre temps, janvier-mars 1993, p. 7 (n. 8.).

68
***
De la recherche de la vérité à l’opposition — Le 19 décembre 1915,
à l’occasion d’une réunion privée de la 3e section de la LDH, Michel
Alexandre prononce un discours remarqué par la police pour sa
« précision » et sa « clarté »1. Il réclame à la majorité, qui souhaite la
paix par la victoire, la nomination d’une commission d’arbitrage,
afin d’entamer des pourparlers avec les ressortissants de tous les
pays belligérants et hâter la fin de la guerre. Le président et membre
fondateur de la ligue, Ferdinand Buisson, accepte de se rallier à
Michel Alexandre, mais ne voit pas la possibilité de trouver des
arbitres. Aussi juge-t-il préférable de reporter la Constitution des
fédérations nationales après la victoire. En somme, la réunion ne
donne pas de grands résultats.
Mais au cours d’une « discussion informelle » entre Mathias
Morhardt, Charles Gide, Georges Demartial, Michel Alexandre et
Jeanne Halbwachs, écrit Emmanuel Naquet, naît l’idée « d’un centre
de culture entre les différentes minorités refusant la guerre,
socialiste et/ou syndicaliste, intellectuelle ou confessionnelle » et
s’élabore le projet de la Société d’études2. C’est au courage de Charles
Gide3, nous dit Jeanne Alexandre, que la Société d’études doit son
existence « précaire et contestée » ; en acceptant de la présider4, il
lui apporte « sa caution de grand économiste et son rayonnement
d’homme juste »5.
Le 13 janvier 1916, la police intercepte une lettre de Marie
Schappler (pacifiste notoire, employée au ministère du Travail et
membre du groupe des Etudiants socialistes révolutionnaires),

5. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 51.


1. AN, F7 13086, sur la Société d’études critiques.
2. E. NAQUET, « La Société d’études documentaires et critiques sur la guerre »,
op. cit., p. 6.
3. Cf. biographie de M. PENIN, Charles Gide, 1847-1932 : l'esprit critique,
L'Harmattan, 1998.
4. Pour E. Naquet, C. Gide aurait refusé cette présidence pour l’offrir à Anatole France
(qui l’aurait également refusée). Mathias Morhardt, M. Alexandre et J. Halbwachs se
seraient partagé le secrétariat (cf. E. NAQUET, « La Société d’études documentaires
et critiques sur la guerre », op. cit., p. 7).
5. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59. Elle écrira
également : « Nous le vénérions depuis la guerre où il avait conspiré avec les
pacifistes, les couvrant de son autorité, les nourrissant de sa sagesse » (cf. Esquisse
d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 46).

69
adressée à Jeanne Halbwachs, fournissant une liste de personnalités
françaises et étrangères susceptibles de participer à la campagne
pacifiste1. Difficile ensuite d’établir avec certitude la date fondatrice
de la Société d’études. Selon Jeanne Alexandre, la première réunion
a lieu le 18 janvier à l’hôtel des Sociétés savantes2, tandis que la
préfecture de Police parle d’inauguration le 23 janvier et que les
papiers de la Société mentionnent une « première réunion
hebdomadaire » le 5 février3. La police note la présence à
l’inauguration d’Alphonse Merrheim, de Jean Longuet et de Léon
Accambray, ce dernier étant favorable à la poursuite des hostilités.
Jean Longuet fait allusion à la liberté de parole qui existe en
Angleterre et Alphonse Merrheim déclare qu’il ne rendra jamais le
peuple allemand responsable de la guerre. La réunion suivante a lieu
le 19 mars 1916. Le nombre d’auditeurs, déjà passé de 50 à 32, est
maintenant de 22. Georges Demartial rend l’Angleterre responsable,
en partie, de la violation de la neutralité belge. La réunion suivante a
lieu selon Jeanne Alexandre le 20 février, opposant Charles
Seignobos4, « l’éminent et populaire historien de gauche et tenant de
la guerre du droit » à Georges Demartial5. Un rapport de police6 date
ce rendez-vous du 2 avril 1916. Pour le 20 février, il signale une
réunion rue Edouard Manet, comprenant une soixantaine de
personnes7, dont une vingtaine de femmes et cinq militaires. Parmi
les femmes, Marcelle Capy8 et Hélène Brion ont fait leur apparition.
Quant à la première réunion avec Victor Basch, à l’hôtel des
Sociétés savantes, Jeanne Alexandre la fixe au 20 avril9, quand un
compte rendu de la Société d’études parle du 14 avril10 et un rapport
de police du 16 avril. Un « public passionné » d’une soixantaine de

1. AN, F7 13086, sur la Société d’études critiques.


2. J. ALEXANDRE, Ibid.
3. Archives BDIC, fonds Alexandre, FURes 102-1, Réunions diverses.
4. Membre du comité directeur (cf. E. NAQUET, op. cit., p. 7).
5. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59.
6. AN, F7 13086. Devant une assemblée de 4O personnes, C. Seignobos aurait tenu
pour avérées les « responsabilités directes et effectives » de l’Allemagne, et ses propos
auraient été jugés puérils, entachés de partialité et de chauvinisme.
7. J. Halbwachs et M. Alexandre assisteront à toutes les réunions jusqu’à leur départ
pour le Puy en septembre 1916.
8. Cf. J. RAYMOND, « Capy, Marcelle », in DBMOF, op. cit., vol. 11, pp. 125-126.
9. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59.
10. Archives BDIC, fonds Alexandre, FURes 102-1, Compte-rendu de séances.

70
personnes y assiste1. Marcel Martinet s’enthousiasme dans ses
carnets : « Demartial parle avec une habileté, une intelligence, une
précision extrême des origines de la guerre. Basch répond et danse
sur la corde raide. Séance des plus remarquables et dont je voudrais
avoir le temps de fixer le détail2 ». Jeanne Alexandre relève une
autre note de Marcel Martinet, à propos de la réunion du 24 mai3 :
« Demartial élève le débat dans la vraie réalité de la vie et de la mort.
C’est une hauteur où Basch n’a plus cours4 ». Le président de la LDH
se fait plus rare à mesure que l’opposition se précise; la police
rapporte une autre rencontre5, le 30 avril, qui s’achève sur le statu
quo. Victor Basch se serait indigné de la « sensibilité et du parti pris
préventif de beaucoup de membres de cette Société, [jugeant] leur
état d’esprit irraisonné, irraisonnable et incapable de juste
discussion6 ». La rencontre suivante, répertoriée par les services de
police de la préfecture, a lieu le 21 mai, en privé, devant quarante-
cinq personnes. Charles Gide dirige et fait son exposé sur les
dépenses militaires des belligérants, démontrant que les dépenses
de la France et des alliés en général ont été proportionnellement plus
fortes que celles de l’Allemagne et des Empires centraux, apportant
par là un démenti catégorique à la thèse officielle. Il semble qu’à
partir de juin 1916 les rencontres se soient interrompues.
Jeanne Halbwachs et Michel Alexandre se marient en août 1916.
Alain et Romain Rolland saluent cette union avec ferveur. L’Etat les
congratule par une mutation, censée les isoler des régions ouvrières,
plus réceptives aux thèses pacifistes et révolutionnaires. Le couple
est nommé au lycée du Puy pour la rentrée d’octobre7. Cela ne
parvient pas à les museler — on relève néanmoins le remplacement
de Jeanne Halbwachs par Marguerite Thévenet au secrétariat de la
Société, à l’occasion de la réunion du 24 septembre 1916, et leur
absence à la réunion du 12 novembre8. Mais, comme l’écrit

1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59.


2. Cité par J. ALEXANDRE. Ibid.
3. Cette réunion n’apparaît dans aucun des rapports de police, en F7 13086.
4. Cité par J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59.
5. AN, F7 13086.
6. Ibid.
7. AN, dossier personnel de J. Alexandre, AJ 16 5831. Simone Weil subira le même
sort en 1931.
8. AN, F7 13086.

71
Emmanuel Naquet, « les conférences se font écho et répètent à
l’infini les mêmes thèmes : la situation internationale passée et
présente, les impérialismes anglais et russe, les méthodes et dogmes
diplomatiques1 ». La LDH, quant à elle, accueille toujours de beaux
débats, « comme à la Société d’études, mais de plus ample
audience2 » :

« A un moment pathétique, Séverine, devenue une animatrice


incomparable de la petite section française, se heurt[e], incarnant
magnifiquement Antigone, à Maria Vérone — celle-ci se défendant
rageusement de pousser à la mort en implacable Cornélienne. Beau
débat, grand tumulte, grand scandale3. »

L’année suivante est celle de la continuité pour la Société4. On


observe néanmoins quelques changements dans le développement
de nouveaux axes de réflexions. La présence des Alexandre est
beaucoup moins sensible en 1917. La Société se divise sur la question
de l’intervention américaine, « critiquée par Demartial, approuvée
par Bloch, Gide et Otlet5 ». Et la division s’étend avec les mutineries,
soutenues par Alphonse Merrheim, et les Révolutions russes de
février et d’octobre 1917. Accentuant sa critique, la société subit une
première interdiction le 21 juillet 1917. Les rencontres finissent par
s’espacer, et seule une quarantaine de personnes participe aux cinq
réunions de 1918. Le 19 août 1918, Mathias Morhardt écrit à Michel
Alexandre :

« [...] Nous sommes à un moment de la vie des hommes où la raison


ne peut plus rien pour eux. [...] J’ai pourtant essayé de mon mieux de
faire quelque chose. D’abord, je me suis attaché à maintenir notre
petite Société d’études, tout en conseillant d’autant plus la prudence
absolue que je ne suis pas à même de partager l’éventuel danger
commun. Et je pense, toujours comme vous-même, que ce petit
groupe reste à l’heure actuelle, notre seule petite lumière dans la nuit
atroce6. »

1. E. NAQUET, op. cit., p. 8.


2. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 62.
3. Ibid. Ce congrès de novembre 1916 est funeste au projet d’arbitrage immédiat de
Michel Alexandre qui ne reçoit que 15% des voix environ.
4. Archives BDIC, fonds Alexandre, FURes 102-2, Société d’études, 14 janvier 1917.
5. E. NAQUET, op. cit., p. 9.

72
En 1919, la « bête noire du gouvernement », comme l’appelle
Charles Gide1, finit par se fondre dans d’autres mouvements
pacifistes et par disparaître, sans que, pour autant, la contestation
s’interrompe à la Ligue des droits de l’homme.

***
La surveillance militaire et policière — La liberté d’expression
revendiquée par Alain en échange de son obéissance corporelle
n’échappe pas à la loi martiale. Dès le 9 août 1915, une lettre du
canonnier de la Woëvre à Marie Salomon la met en garde contre
l’ouverture du courrier et le durcissement de la censure2. C’est
pourtant du front que parviennent aux pacifistes les réalités d’une
guerre censurée. A cet égard, Jeanne Halbwachs profite également
des témoignages de Marc Nez, enrôlé dès 1916. Parmi les critères de
surveillance, le nom des destinataires est un bon premier indice de
suspicion. Maurice Halbwachs écrit en décembre 1917 : « Je vois que
l’on s’intéresse à ce que j’écris. Ce que c’est d’avoir un nom boche...
Evidemment, la censure, même à Nancy, n’est pas convaincue que
les Alsaciens ne soient pas des boches ». Mais au-delà du dernier
gendarme3, il y a les services de la préfecture de Police qui
soupçonnent Jeanne Halbwachs et Michel Alexandre depuis le
scandale de la rue Fondary (novembre 1915) et surveillent leur
courrier4. Si bien qu’il est parfois difficile de donner du sens aux
échanges épistolaires qui précédent leur mariage. Dans une lettre, se
sentant menacée par une enquête administrative, voire une
arrestation, elle lui écrit :

« Fixons un rendez-vous devant la porte de la Nationale, vu la lenteur


des communications secrètes. Si vous préférez chez moi, "les oreilles
ennemies"5. »

6. BDIC, fonds Alexandre, FURes102-1. La lettre finit par accuser la LDH d’être « un
agent de liaison au service de la défense nationale, trahissant ainsi la haute et sereine
idée de justice qu’ils ont le grand honneur de représenter ».
1. Cité par J. ALEXANDRE, « Gustave Dupin », in LP, novembre 1933.
2. A. SERNIN, op. cit., p. 176.
3. « Le front commence au dernier gendarme », ironise Alain (cf. A. SERNIN, op. cit.,
p. 182).
4. AN, F7 13086. C. Prochasson parle aussi de leur téléphone (op. cit., p. 109).
5. BDIC, fonds Alexandre, GFURes 100, lettre de J. Halbwachs à M. Alexandre, 1916
(s.d.).

73
La police parle alors de la « bande Alexandre », et une formule
plaisante circule dans les couloirs de la préfecture : « Ils sont
dangereux, parce qu’ils sont honnêtes »1. Marcel Martinet décrit,
dans ses carnets, l’atmosphère subversive qui règne aux premières
heures de la Société d’études :

« Le cercle continue à se resserrer. La police est allée chez les


concierges de Demartial et Morhardt, ignorant, avec mélange
ordinaire de renseignements et d’âneries, qui ils étaient. On peut
espérer cependant qu’on ne se laissera pas faire. Morhardt aurait
écrit aussitôt au préfet de police. Ils semblent avoir été frappés du fait
que la rue Fondary aussi était là. Et faire la part du feu avec les
minorités, mais vouloir à tout prix empêcher que les femmes et les
bourgeois s’en mêlent2. »

Ainsi, le 21 février 1916, au cours d’une « surveillance exercée [...]


aux abords du n° 17 de la rue Edouard-Manet », la police tombe sur
une réunion « strictement privée » : « Un contrôle très rigoureux
[est] établi à l’entrée de la salle où on ne pénétr[e] que sur la
présentation d’une lettre de convocation3 ». Mais l’exil au lycée du
Puy et l’année 1917 amorcée finissent par distendre les liens entre les
pacifistes :

« Depuis 1917, la règle de la solitude et du silence valait évidemment


pour nous. Nous faisions notre métier de professeurs en province et
les rencontres que mon mari avait eues avec Alain à chacune de ses
permissions avaient cessé. [...] Nous étions enclins à nous tenir à
distance4. »

La distance n’a pourtant pas raison de leur persévérance. Les


prises de positions vont même se durcir avec la prolongation de la
guerre, et Michel Alexandre prend la précaution de détourner son
courrier vers une autre adresse5. Jeanne Alexandre, qui se dit
menacée en 1916 par une enquête administrative et craint d’être
arrêtée, estime rétrospectivement que le régime est resté
démocratique :

1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 14.
2. Cité par J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 59.
3. AN, F7 13086.
4. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 16.
5. C. PROCHASSON, op. cit., p. 132.

74
« En dépit de la surveillance policière et du climat de suspicion, les
civils pouvaient encore s’informer s’ils le désiraient et s’exprimer, —
et protester contre la censure. On a oublié que le Canard a eu pour
précurseur dès les premiers mois de la guerre le journal de
Clemenceau, L’Homme enchaîné. Si consentants qu’ils fussent et
asservis au prestige de l’opinion belliqueuse, les civils étaient
demeurés les citoyens d’une démocratie1. »

Le fonctionnement des services publics et privés en économie de


guerre exige une marge de liberté, observe-t-elle : « Puissance
oblige ».

Agir pour la paix en temps de guerre

La résistance par tous les moyens — Chez les plus ardents


pacifistes, l’idée s’impose assez vite que la participation des civils à la
guerre, au sein des ouvroirs, mais aussi auprès des blessés, nourrit le
feu des hostilités. Par conséquent, ne suffit-il pas, pour obliger la
guerre à s’interrompre que cesse la solidarité? La résistance passive
n’est-elle pas une manière de sauver les hommes? Ce dilemme
enferme Jeanne Alexandre, car comment renoncer à porter secours
aux survivants et accepter d’œuvrer pour leur mort? En mars 1915,
Alain écrit à Marie Salomon :

«Il faut préparer la paix et non la guerre et les femmes peuvent tout.
Mais oseront-elles ce qu'il faut : 1) priver les héros de toute espèce
d'admiration et de louanges; 2) refuser leurs soins aux blessés. [...]
Elles ont trop de plaisir à être secourables. L'amour et la guerre se
tiennent par la main2. »

Jeanne Alexandre ne l’entend pas autrement, et sans doute


profite-t-elle des consignes du canonnier qui transitent par le
Collège Sévigné, quartier général de la mouvance pacifiste féminine.
Nous n’avons cependant aucun témoignage sur un quelconque
abandon de l’entraide. En revanche, les lettres envoyées à Michel
Alexandre sont l’expression exaltée de sa foi en l’action :

« Cher camarade, il y a des multitudes de choses à décider et à


organiser. J'ai l'impression que tout, à l'heure actuelle, dépend de

1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 54.


2. Cité par A. BECKER, op. cit., p. 122.

75
notre volonté d'efforts. Il y a des risques constants d'échec. Tâchons
d'être forts... Il faut arriver avec un programme ferme et même déjà
une quelconque réalisation [...]. Il y a des gens de foi parmi nous. À
nous de les cultiver et de ne pas les décevoir. J'ai espoir. La vérité est
plus forte qu'eux tous et elle les entraîne bien au-delà de leur
volonté1. »

En 1917, malgré leur éloignement, ils continuent d’appeler à la


lutte :

« Depuis trois ans nous acceptons cela, le champ de bataille, les


offensives. [...] Le monstre de la guerre est là qui demande son tribut.
Nous vivons avec cela à côté de nous. La race sacrifiée. Horreur,
attendons. ça passera. Mais ça ne passe pas, l'habitude horrible vient,
plus on a tué plus on tuera2. »

Et le tract, distribué clandestinement, de séparer le monde en


« deux races » : les vivants qui jouiront de la vie que les morts, les
déjà morts, sont en train de leur offrir : « Le fleuve de sang inonde la
terre, vient battre nos maisons, les éclabousse toujours plus haut à
mesure que le massacre ajoute victime à victime3. » Quelle que soit
la faiblesse des coups portés, le devoir « des femmes, des réformés,
des hommes d'âge », est celui « d'arbitres » et de « délégués à la
préparation de la paix »4.

***
Le rôle des femmes — Pour peu que leur voix ait un jour la faveur
de la République, les femmes peuvent par leur nature offrir une
garantie à la paix. Telle est la conviction de Jeanne Alexandre qui ne
veut pas prendre le ralliement des femmes à l’Union sacrée pour
argent comptant. La lettre aux organisatrices du Congrès
international de La Haye, de ce point de vue, est assez explicite :

« [...] Aucun cri de pitié, démonstration sentimentale, si l’on veut, et


féminine, sinon féministe, ne s’éleva après les massacres d’août et de
septembre. Les femmes comme les hommes, plus que les hommes, se
sont tues, courbées sous la brutalité des faits. Beaucoup se font du

1. Lettre de J. Halbwachs à M. Alexandre, BDIC, fonds Alexandre, op. cit., s.d. (1916).
2. Cité par A. BECKER, op. cit., pp. 127-128.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 10.

76
silence une obligation sacrée. Est-il vrai que la passivité puisse
devenir un devoir, qu'il y ait des moments où il faille cesser de penser
et de dire ce qu'on pense? Il ne faudrait pas que le silence des
féministes parût comme un reniement. Les femmes veulent la paix
pour l'affranchissement de l'humanité1. »

Les femmes ont le devoir de vouloir la paix « malgré les douleurs


personnelles et à cause de ces douleurs mêmes2 ». Mais si la majorité
des féministes acceptent la guerre, c'est aussi dans « l'espoir [...]
d'être intégrées dans la communauté politique nationale3 ». Cécile
Brunschvicg annonce même au congrès de l'Union des femmes pour
le suffrage des femmes de 1916 que « les militantes sont devenues
pour le pays des collaboratrices d'élite, de véritables puissances
d'organisation et de discipline. Notre cœur, notre esprit, notre
énergie ont été entièrement tendus vers un seul but : servir la
France, faire à l'arrière notre devoir, comme nos admirables soldats
le faisaient au front4. » Tout cela contribue, après la guerre, à
développer le thème de la culpabilité féminine, véritable « topos5 »
des années 1920. L’Antigone éternelle de Romain Rolland y
participe largement :

« Vous cherchez aujourd'hui à enrayer le fléau qui dévore le monde,


à combattre la guerre. C'est bien, mais c'est trop tard. Cette guerre,
vous pouviez, vous deviez la combattre dans le cœur de ces hommes
avant qu'elle n'eût éclaté. Vous ne savez pas assez votre pouvoir sur
nous. [...] Près de la femme qu'il respecte et qu'il aime, l'homme est
toujours enfant. Que ne le guidez-vous! [...] Le plus pressé n'est pas
la conquête des droits politiques (bien que je n'en méconnaisse pas
l'importance pratique). Le plus pressé est la conquête de vous-
mêmes. Cessez d'être l'ombre de l'homme et de ses passions d'orgueil
et de destruction. [...] Faites la paix en vous d'abord! [...] Ne vous
mêlez pas aux luttes. Ce n'est pas en faisant la guerre à la guerre que
vous la supprimerez, c'est en préservant d'abord de la guerre votre
cœur, en sauvant de l'incendie l'avenir — qui est en vous. [...] Soyez la
paix vivante au milieu de la guerre, l'Antigone éternelle qui se refuse

1. BMD, dossier Jeanne Alexandre, Lettre aux femmes de La Haye, op. cit.
2. Ibid.
3. C. BARD, op. cit., p. 52.
4. Cité par C. BARD, ibid.
5. A. BECKER, op. cit., p. 122.

77
à la haine, et qui, lorsqu'ils souffrent, ne sait plus distinguer entre ses
frères ennemis1. »

***
Les prémisses d’une littérature refuge — On peut penser qu’il est
dans la nature des hommes, a fortiori des intellectuels, d’accorder à
la littérature une place prépondérante. Jeanne Alexandre, en accord
avec les règles qu’Alain s’impose à lui-même, nourrit cette même
exigence de consécration des très grands auteurs. Cette évasion
qu’offrent les monuments de la pensée humaine leur est sans doute
un refuge essentiel, l’espérance d’une humanité survivante. Autour
d’eux, le monde s’écroule dans le chaos. Mais la sagesse, la vérité, les
trésors d’humanité subsistent dans les œuvres majeures des siècles
passés. Leur correspondance s’inspire souvent de leurs lectures.
Ainsi Jeanne Halbwachs cite-t-elle Amiel dans une lettre à Michel
Alexandre :

« Formule rencontrée par hasard [...] et qu'il faudrait faire méditer


[...] : «Le fait est corrupteur, c'est nous qui le corrigeons en persistant
dans notre idéal. [...] Nous seuls évoluons dans la raison et la
sincérité (vérité). Gardons notre avantage en orgueilleuse confiance,
et restons propres autant qu'il est possible. [...] Notre seule puissance
est de n'avoir rien à cacher »2. »

Et tandis que Michel Alexandre cite Pascal, Jeanne recopie une


pensée d’Antoine Arnauld :

« Je n'ai point d'ami contre qui je ne sois prêt d'écrire, si, venant à
changer, il se déclarait contre quelque vérité importante à la religion;
je n'ai point d'ennemi personnel dont je ne sois prêt à entreprendre la
défense, si j'y vois de la justice3. »

Nous verrons plus loin la place privilégiée que tient la littérature


dans la vie de Jeanne Alexandre et avec quelle ardeur elle y
cherchera l’humanité vivante, pour la célébrer ligne après ligne, au
fil des Libres propos.

1. R. ROLLAND, L’Antigone éternelle, article écrit en mai 1915 et paru au mois d’août
de la même année, dans la revue Jus Suffragii (cf. A. BECKER, op. cit., p. 98).
2. Lettre de J. Halbwachs à M. Alexandre, BDIC, fonds Alexandre, op. cit., s.d. (1916).
3. Ibid.

78
***
Finalement, la mutation au lycée du Puy est ressentie avec
soulagement. En accord constant avec Alain, ils le sont également
sur la question de l’autorité :

« [Pour Michel Alexandre], la plus lointaine idée d’être investi d’un


pouvoir, de prendre du galon le faisait rire — lui qui, dans sa classe,
prétendait ne pas "professer". Notre "exil" du Puy lui avait été une
libération partielle du rôle d’animateur ou de meneur de jeu qu’on lui
attribuait comme naturellement1. »

L’aventure intellectuelle continue et brave toutes les solitudes.


« Au Puy, apparente retraite, il [Michel Alexandre] pense sans arrêt
à creuser le même sillon ». Et ce que l’un imagine, l’autre veut
l’entreprendre. Jeanne Alexandre écrit qu’à partir de son mariage sa
vie se confond avec celle de son mari. C’est le cas pour bien des
couples de cette période, tous unis dans la lutte et la défense de leurs
idées communes : les Challaye, Emery, Martinet, Meyerson, Paz,
Rosmer... autant de voix idéalement accordées. Mais Jeanne
Alexandre n’a pas tort de préciser que quelques actions lui
appartiennent en propre2, telle sa participation remarquée au
Populaire du Centre.

1. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 61.


2. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 5.

79
C HAPITRE III

« Une voix de femme dans la mêlée »

« Je hais le sang répandu et je ne veux plus de cette thèse :


« Faisons le mal pour amener le bien; tuons pour créer. »
Non, non. Maudissez ceux qui creusent des charniers. La vie
n’en sort pas. C’est une erreur historique dont il faut nous
dégager. Le mal engendre le mal1. »
Georges Sand, le 21 oct. 1871.

A partir de la conférence socialiste internationale de


Zimmerwald, qui se tient en Suisse du 5 au 8 septembre 1915, se lève
une minorité socialiste en faveur de la paix et proche des socialistes
de Haute-Vienne, dont le quotidien limousin, Le Populaire du
Centre2, se démarque de L’Humanité depuis le mois de décembre
19143. Parmi les quelques plumes accueillies par le journal, Marcelle
Capy, Fanny Clar, Jeanne Mélin, Séverine et Jeanne Alexandre y
occupent alternativement deux ou trois colonnes en page de Une.
Marcelle Capy est la première à reprendre l’expression symbolique
de Romain Rolland dans un livre préalablement censuré, intitulé
Une voix de femme dans la mêlée4, publié en 1916 avec l’appui
d’Aristide Briand. Titre emblématique qui n’est pas sans convenir à
l’"œuvre" de Jeanne Alexandre, dont les articles paraîtront chaque
dimanche, sauf exceptions, de janvier à septembre 19165. De janvier

1. Cité par La Plèbe le 20 avril 1918.


2. G. CANDAR, « Longuet, J. », in DBMOF, op. cit., p. 44.
3. J.-J. BECKER, Les Français dans la Grande Guerre, op. cit., p. 75.
4. CAPY Marcelle, Une voix de femme dans la mêlée, préface de R. Rolland, Librairie
Ollendorf, 1916.
5. Nous n’avons trouvé que trois articles l’année suivante, les 4 mars, 10 et 16 mai 1917.
à la mi-avril, la militante signe prudemment « Une camarade ». On
connaît sa réputation à la préfecture de Police, et cette précaution
n’est peut-être pas inutile. Une fois le "secret" de son identité levé,
elle signera par son nom de jeune fille. Le journal la présente le
9 janvier 1916, à l’occasion d’un premier article intitulé « Les
privilégiées » :

« Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lectrices la collaboration


hebdomadaire d’une de nos excellentes camarades socialistes de
Paris. Dans cette chronique, qui sera particulièrement à leur adresse,
elles apprécieront en même temps que l’élégance du style et une
grande élévation de pensée, la noblesse et la générosité des
sentiments. Nous ne doutons pas un seul instant du bon accueil
réservé à cette précieuse et aimable collaboratrice à qui nous
adressons nos souhaits de cordiale bienvenue et nos meilleurs
compliments1. »

Le plus frappant à la lecture des articles de Jeanne Alexandre,


c’est l’ingénieuse férocité avec laquelle elle attaque et brave la
censure. Reprenant le plus souvent mot pour mot les propos de la
propagande officielle, ses commentaires les exploitent avec
infiniment de cynisme. « L'ironie de bon aloi est une forme directe et
classique de rhétorique » écrira Thomas Mann, et ces articles en sont
la confirmation : ils en usent et en abusent avec une liberté qui
étonne. Et malgré les obstructions censoriales, allant de la coupure
partielle aux colonnes blanchies, l’opinion de la philosophe passe
généralement entre les mailles pour atteindre sa cible. Laisser-aller?
Indifférence? Pour Jeanne Alexandre, « la densité et le sérieux de
l’analyse ont caché quelque temps à la censure la vigueur militante
de ces pages en leur constant et brûlant appel à la résistance
féminine2 ».

Révélations sur une guerre préparée et entretenue

« N'ayant pu fortifier la justice, les hommes ont justifié la


force » : Jeanne s’appuie sur cet aphorisme pascalien dans plusieurs

1. J. HALBWACHS, « Les privilégiées », in Le Populaire du Centre, 9 janvier 1916.


2. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., p. 6.

82
de ses articles, et nous le retrouverons dans ses écrits ultérieurs. Il
est, en effet, la juste expression de son pacifisme.

Le jeu des industriels

Pendant la guerre, mais également tout au long des Années folles,


aussi bien en France qu’ailleurs, le thème des profiteurs de guerre,
pourvoyeurs des armées, accusés de faire fortune au mépris de la
"soldatesque" en sursis, de marchander sans scrupule avec les
parties adverses, est largement exploité par les mouvements
pacifistes. En février 1916, dans un article intitulé « Cruauté
inutile », évoquant le bombardement de Paris par des zeppelins
allemands, Jeanne Halbwachs écrit :

« Les vrais adversaires, dans la guerre d'aujourd'hui, ce sont les


professeurs de mathématiques à leur table, les physiciens et les
chimistes dans leur laboratoire. Guerre à distance, guerre
d'industrie1. »

En juillet 1916, tout en discutant la question de la « Guerre


courte » tant promise, elle aborde de nouveau le sujet : « L’industrie
de guerre [...] a devant elle l’espace infini, on lui demande sans cesse
de désirer plus ». Plus loin, après avoir ironisé sur la bonté des riches
— les pauvres n’ont-ils pas assez de « l’allocation et de la soupe
populaire »?, elle justifie de façon sarcastique la domination
industrielle :

« Vous allez, assurément, Albert Thomas, réquisitionner les usines,


limiter les bénéfices, taxer le prix des métaux, réglementer les
salaires, élever le salaire des femmes. Y pensez-vous! Et notre pacte?
[...] L’ennemi est chez nous. Il faut produire vite et à tout prix. Nous
avons besoin des industriels, leurs conditions sont les nôtres2. »

Cette collusion entre les hommes politiques et les industriels fait


l’objet d’une nouvelle attaque en mai 1916, dans un article aux trois-
quarts censuré. Raymond Poincaré, recevant une délégation
d’industriels au Grand Hôtel, leur aurait tenu le discours officiel. Il

1. J. HALBWACHS, « Cruauté inutile », in Le Populaire du Centre, 6 février 1916.


2. J. HALBWACHS, « Guerre courte », in Le Populaire du Centre, 30 juillet 1916.

83
n’y avait pourtant « pas de foule à émouvoir », « pas de soldats au
bord de la mort qu’il [eût fallu] exalter ». En voici l’explication :

« Imaginez un ingénieur apportant son devis devant un conseil


d’administration : la mine produira deux fois plus de charbon à
condition qu’on se décide à sacrifier, par l’accroissement des risques,
deux fois plus de vies d’ouvriers. Vous ne parvenez pas à imaginer
cette scène : aucun homme ne pourrait prononcer ces paroles, aucun
homme ne pourrait les entendre. Et Poincaré, lui non plus, ne peut
pas dire : Nous faisons la guerre pour que nos industriels et nos
commerçants gagnent plus ou gagnent autant que les industriels et
les commerçants allemands. Mourez pour que nous puissions tracer
un chemin de fer en Orient. Mourez pour que des étrangers
n’exploitent pas avec nous nos colonies. Il ne peut pas dire : Nous
faisons la guerre par intérêt. [...] Avouer une guerre d’intérêt, c’est
avouer que quelques hommes dans la nation ont besoin, pour leurs
affaires, de la mort d’autres hommes. Il faut bien que la mine
produise1. »

S’il ne peut pas le dire, Jeanne Halbwachs l’entend et le dit à sa


place. Ce qui vaut à ce texte d’être entièrement censuré2. Sujet
sensible? Quel est le pouvoir des industriels, et les ministres de la
guerre en ont-ils le contrôle? C’est ce dont doute Maxime Leroy qui
note, dans ses Carnets noirs, le 2 avril 1917, à propos d’Albert
Thomas, alors ministre de la guerre : « Entouré de normaliens,
innocentes âmes au milieu des pires audaces industrielles, il est mal
au courant du trafic d’influences qui se noue autour de lui3 ».
Maurice Halbwachs qui fait partie de ces normaliens du cabinet
Thomas raconte avoir malmené les industriels au cours d’une
réunion et avoir pâti de leur vindicte : « Loucheur ne me l'avait pas
pardonné, et il n'a rien fait pour me retenir, après la chute de
Thomas, quand on m'a renvoyé à Nancy en philosophie ».
Souvent dénoncés, mais rarement menacés, les industriels
continuent à alimenter les débats relatifs à la menace de guerre. En
1924, au IVe congrès de la LIFPL, Marguerite Dumont, sous
l’autorité de l’économiste Francis Delaisi, désigne deux pôles de
frictions majeurs : le « super-Etat du pétrole » (opposant la Royal-

1. Ibid., « Guerre de religion », 7 mai 1916.


2. L’article existe néanmoins sur papier journal, BDIC, fonds Alexandre, FURes 99.
3. Cité par C. PROCHASSON, op. cit., p. 298 (n. 67).

84
Dutch-Shell européenne à la Standard Oil Company) et le « super-
Etat de l’acier », (opposant Stinnes pour l’Allemagne à Wendel pour
la France)1.

Des possibilités de paix gâchées

La vengeance avant tout — Ainsi, pour Jeanne Alexandre, la


guerre est en grande partie le fait des industriels et le fruit de la
compromission des hommes politiques. Mais une fois cet équilibre
admis, il convient de dénoncer les erreurs qui contribuent à la
prolonger. L’idée d’une paix possible, d’une paix à portée de main et
toujours repoussée est abordée par Jeanne Halbwachs, dès février
1916, dans un article intitulé « La prise d'Erzeroum », « événement
décisif qui marque un progrès dans l’universel piétinement. La clef
de l’Arménie 2! ». Mais comment faire la paix avec un ennemi qui ne
s’avoue pas vaincu? Telle est l’une des impasses où la France paraît
s’engouffrer. En effet, malgré la prise d’Erzeroum, l’agence Wolff,
ennemie et « maudite », lance ce communiqué : « Sur le front du
Caucase, rien d’important à signaler ». Dès lors, la Camarade
Halbwachs fait mine de voir rouge, à l’exemple de l’Etat Major
français :

« Nous maudissons l'agence Wolff, la censure, le despotisme


impérial, la docilité germanique. Nous trouvons dans ce refus opposé
à l'évidence du fait, la preuve nouvelle d'une légendaire mauvaise foi.
Les Boches bouleversent les lois de la guerre et ne veulent pas
s'avouer vaincus après la défaite. Ils nous empêchent de savourer les
fruits dorés de la victoire3. »

Puis elle feint de s’interroger après avoir noté de façon objective


que « la perte d'Erzeroum n'est pas plus un échec pour [les
Puissances centrales] que l'évacuation des Dardanelles n'en a été un
pour [les Alliés] ». La victoire serait-elle « l’ennemi triste, et triste
par notre joie » ? Serait-ce la pensée de l’adversaire qu’il faudrait
« contraindre et non son corps »?

1. BHVP, fonds BOUGLE, dossier Duchêne, Manuscrits, Brochures.


2. J. HALBWACHS, « La prise d'Erzeroum », in Le Populaire du Centre, 27 février
1916.
3. Ibid.

85
« [...] admettre qu'il soit permis de dire oui en même temps que
l'ennemi, ce serait juger froidement, par la raison, en arbitre. Ce
jugement impartial tuerait la passion et fonderait l'accord. La guerre
s'arrêterait. Mais la guerre veut vivre et la passion nous emporte loin
de l'accord. [...] C'est pourquoi, la paix n'est qu'une trêve, la
vengeance et la revanche veillent1. »

C’est encore l’échec de la pensée qui entretient la flamme des


passions : « Sauvons la raison en nous, si nous voulons la fin de la
guerre ». Et pour y parvenir, laissant libre cours à son émotion, elle
ajoute :

« Demandons-nous quelles peuvent être les pensées du soldat


français ou allemand — qui, en ces nuits de massacre, couché dans la
neige, dans les cris de douleur, dans les hurlements des canons, dans
son sang qui se glace, contemple de ses yeux dilatés par l’agonie, le
ciel limpide, où les constellations tracent leurs figures éternelles2. »

Trois mois plus tard, un « mot prestigieux » dans la bouche d’un


neutre lui inspire l’un de ses articles les plus virulents. Ce texte
mériterait d’être retranscrit intégralement; nos coupes s’ajouteront
donc à celles déjà opérées par la censure :

« Du temps où il y avait encore des sauvages au pays de M. Wilson, on


se plaisait à mettre dans la bouche d’un Huron [...] les naïves
réflexions que pouvait faire naître en un esprit vierge et impartial, le
spectacle de la société civilisée. S’il n’est plus de sauvages, il est
encore des neutres. Ces pauvres gens se traînent bien loin derrière
nous, car la sublime révélation de la guerre nous a fait faire en avant
un bond prodigieux3. »

L’ironie de ces premières lignes ne fléchit pas jusqu’à la dernière.


Un neutre, le danois Georg Brandes4, aurait eu l’idée, dans un récent
article, d’engager « les nations belligérantes à une paix sans retard »,
inspiré sans doute par ce que les journaux offrent à lire de gâchis, de
détresse, de cruauté, d’humanité en faillite. Fort logiquement, Georg

1. Ibid.
2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Le mot prestigieux », in Le Populaire du Centre, 28 mai 1916.
4. Biographe danois et illustre critique littéraire, Georg Brandes (1842-1927) fut l'un
des chefs de file du courant naturaliste de la littérature scandinave de la seconde
moitié du XIXe siècle.

86
Brandes pense que « ces tortures, ce mal, ce désespoir peuvent
cesser, à l’instant, par la paix », ce qui déclenche la colère du
patriote :

« Pour qui prenez-vous nos héroïques combattants qui « versent si


généreusement leur sang »? [...] Nous [les hommes politiques] aimer
la paix, désirer la paix? Nous ne sommes ni des lâches, ni des
criminels. Nous vous pardonnons de nous prêter de telles pensées.
Vous êtes des infidèles. Nos missionnaires ne vous ont pas convertis
à la religion de la guerre, et vous n’avez pas reçu le baptême du feu.
Mais laissez les mystères divins s’accomplir : lorsque « le sang coule
à flots, quand nos soldats font avec tant d’abnégation le sacrifice de
leur vie, le mot de paix est sacrilège ». [...] Méfiez-vous des cadeaux
du diable, pièces d’or transmuées en feuilles sèches, pain qui se fond
en cendre dans la bouche. [...] En décembre 1915, le chancelier de
l’Empire allemand parle de paix. Nous sommes vainqueurs. Nous
n’offrirons pas la paix. Que nos ennemis nous la demandent. En mai
1916, le président de la République française parle de paix? Nous
serons vainqueurs. Nous ne voulons pas qu’on nous offre la paix. A
nous de l’imposer. [...] Demander la paix, déshonneur. Offrir la paix,
déshonneur. Mot prestigieux, ensorcelé, diabolique. Taisez-vous!1 »

En février 1917, l’Allemagne entreprend la guerre sous-marine à


outrance, alors que les Etats-Unis ne sont pas encore entrés en
guerre et que la Russie, empêtrée dans la révolution, amorce son
repli. Cette nouvelle situation inspire à Jeanne Halbwachs l’un de ses
derniers articles au Populaire du Centre2. Elle garde en mémoire la
proposition du président américain, Thomas W. Wilson, de négocier
« une paix sans victoire », et elle n’oublie pas l’accord de principe du
gouvernement allemand, en décembre 1916 : « Nous avons vécu, en
décembre, entre la paix et la guerre. Epreuve tragique de liberté.
Nous avons repoussé la paix et nous avons choisi la guerre3 ». Le
Royaume-Uni, en effet, avait rejeté la proposition, la situation
militaire de l’Entente étant trop défavorable à l’époque4. Dans le
même temps, Aristide Briand, devant l’impatience de la chambre qui

1. J. HALBWACHS, « Le mot prestigieux », in Le Populaire du Centre, 28 mai 1916.


2. Le couple Alexandre quitte le Parti socialiste en avril 1917 (cf. J. ALEXANDRE,
En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 64).
3. J. HALBWACHS, « Profitons-en! », in Le Populaire du Centre, 4 mars 1917.
4. La Roumanie venait d’être envahie.

87
trouvait que la guerre piétinait, préparait avec les Alliés une grande
offensive pour le printemps 1917.

« Admirable franchise des cœurs sans tâche : relisez la réponse des


Alliés au président Wilson, rappelez-vous tant de déclarations
émouvantes. Vous comprendrez mieux notre volonté d’aujourd’hui,
l’allégresse légère de l’offensive nouvelle, l’enthousiasme de la classe
18, la mission nouvelle de propagande où se haussent toutes les
associations de notre pays. Cette pensée, notre pensée à tous, a été
vigoureusement exprimée par un professeur de morale, spécialiste
du droit international et pacifiste : « La paix à l’heure actuelle serait
une calamité ». La paix... une calamité1. »

La déclaration de janvier 1917 du ministre anglais socialiste


Henderson conclut l’article : « Nous ne pourrions accepter la paix
sur la base du statu quo ante bellum », soutenu en cela par Lloyd
Georges : « Le temps est le facteur qui compte le moins »2.

***
Aller jusqu’au bout pour tout justifier — En 1916, plus le nombre
des victimes s’accroît, plus le coût de la guerre augmente, et plus il
devient difficile d’admettre une paix sans victoire. Jeanne
Halbwachs le constate amèrement dès avril :

« Jeu de princes, a-t-on toujours dit de la guerre. [...] Les princes


lancent les peuples sur le champ de bataille comme le joueur lance
ses dés. Du sang, des larmes, des ruines pour amuser la curiosité
lasse de ces êtres. [...] On plaint le pauvre peuple qui paie la fête. [...]
Nous nous sommes abandonnés à la passion du grand jeu et
maintenant nous sommes emportés, comme le cavalier, pendant la
charge, est emporté par son cheval. Le crime d’avoir commencé la
guerre apparaît mieux alors que nous ne pouvons plus nous arrêter.
Nous sommes trop engagés pour reculer, il faut vaincre ou mourir.
Tout ce que j’ai perdu déjà, et ce serait pour rien! Un sanglot de
révolte désespérée. Non! Continuons3. »

Mais poursuit-elle : « Il faut le comprendre, ce ne sont pas


seulement les chefs, le kaiser et ses fils qui se livrent à leur passion

1. J. HALBWACHS, « Profitons-en! », op. cit.


2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Jeu de Princes », in Le Populaire du Centre, 23 avril 1916.

88
criminelle, c’est nous tous. J’ai perdu mon fils, mon mari, mon
bonheur est brisé, ma fortune anéantie. Que cela serve1. » Logique
de guerre partagée par le philosophe Théodore Ruyssen, que Jeanne
Alexandre retrouvera à ses côtés dans l’entre-deux-guerres, mais
qui, en ces instants, s’oppose aux pacifistes radicaux :

« [...] La valeur d’une cause est-elle affaire d’arithmétique? Est-ce au


cent millième cadavre que la guerre vous paraît décidément
insupportable? C’est le premier sang versé qui crée la sottise cruelle
de la guerre. Mais si la guerre, imposée par l’adversaire, a été
acceptée comme l’unique voie conduisant à la restitution du Droit, à
quel chiffre de victimes, à quel milliard de déficit, oserez-vous crier
que la mesure est comble, tant que le Droit reste violé? Plus la lutte
dure, plus féconde nous devons la vouloir. C’est faire bon marché des
souffrances inexprimables et des sacrifices sans nombre accumulés
par la guerre que de se résigner à déclarer la partie perdue, ou même
simplement nulle2 [...] »

Jeanne Halbwachs s’étonne alors qu’un kantien oublie « que


l’homme doit toujours considérer l’homme comme une fin et jamais
comme un moyen ». Le thème de la paix prématurée, en raison des
pertes subites, est ironiquement traité un mois plus tard :

« Que voulez-vous? Terrible nécessité, mais qui s'impose, on ne fait


pas la guerre sans tuer les hommes. Mieux vaut notre résolution
même brutale, que des niais scrupules et des lamentations. Nous
avons fortifié et exalté nos âmes au mépris de la vie. Il n’est plus rien
auprès de l’œuvre de salut national et de libération humaine. Une
mitrailleuse est plus précieuse qu'un homme. Le dernier homme, le
dernier sou. Tout pour la victoire3. »

Du reste, ce principe de la victoire à tout prix, Albert Thomas


l’envisage dès juin 1915 : « Quant à la paix nous ne la ferons que par
l'organisation de la victoire, et nous ne reconstituerons
l'Internationale qu'avec ceux qui pensent et auront pensé comme
nous sur la question de la justice, de la liberté et du principe des
nationalités4. »

1. Ibid.
2. T. RUYSSEN, cité par J. Halbwachs, ibid.
3. J. HALBWACHS, « Le respect de la vie », in Le Populaire du Centre, 14 mai 1916.
4. Cité par A. BECKER, op. cit., p. 100.

89
La propagande sur tous les fronts : le « bourrage de crâne »

La raison fondamentale de l’engagement officiel de la France et


plus généralement des Alliés dans le conflit est de mener la guerre du
droit contre l’Allemagne coupable et d’abattre le militarisme
prussien pour l’avenir de la paix.

La guerre du droit

Il faut donc s’en donner les moyens, sinon s’en convaincre, et de


cette nécessité naît la propagande qui unit la guerre à la justice,
détournant à bon compte le principe déjà énoncé : « ne pouvant
fortifier la justice, les hommes ont justifié la force ». Ainsi les
hommes ont-ils « justifié leur passion » : « De là est née l’idée que le
droit du plus fort est un droit. Morale de prince que la guerre a
rendue nôtre »1. C’est l’un des principaux points de discorde entre
Jeanne et Maurice Halbwachs. Pour ce dernier, « l'intérêt de cette
guerre, c'est qu'elle se trouve, au fond, dirigée contre la guerre. Si
nous sommes vainqueurs, c’en est fait du régime militariste et féodal
allemand, prussien, qui était le plus grand obstacle à l’organisation
de la paix.2 ». Cela revient à nier la fraternité naturelle entre les
peuples, estime Jeanne Halbwachs, et servir une autre cause :

« Le bien contre le mal, la raison contre la folie, la justice contre


l’iniquité, la vérité contre l’erreur, qu’est-ce donc sinon l’éternel
combat de la vraie religion contre la fausse religion? La guerre de
1914 est une guerre de religion. Toute guerre est guerre de religion. Il
n’y en a jamais eu d’autres. Il ne peut pas en être d’autres3. »

***
Culpabilité allemande — Le « bourrage de crâne », pour
employer l’expression rendue célèbre par le Canard enchaîné4,
consiste donc à justifier la guerre et à légitimer sa poursuite sur la
base de l’idéal républicain menacé par la barbarie pangermaniste.
« Etrange idéal à réaliser : faire la bonne guerre, la guerre légale, la

1. J. HALBWACHS, « Jeu de Princes », op. cit., 23 avril 1916.


2. A. BECKER, op. cit., p. 40. Lettre à sa femme, 13 août 1914.
3. J. HALBWACHS, « Guerre de religion », op. cit., 7 mai 1916.
4. Fondé le 10 septembre 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal.

90
guerre polie, civilisée, décente, honnête, cruelle juste ce qu'il faut.
MM. Barrès, Clemenceau ou Renaudel vous diront le mot : la guerre
française1 ». Jeanne Halbwachs s’appuie souvent sur les grandes
lignes de la propagande pour développer ses articles. Ainsi, dans
« Guerre de religion », elle cite Raymond Poincaré :

« Nous combattons contre l'orgueil envahissant et contre la rage


forcenée des ennemis du genre humain... C'est la justice armée qui se
bat sous nos drapeaux... Elle ne déposera pas le glaive avant d'avoir
réduit le mal à l'impuissance et brisé l'iniquité2. »

L’Allemagne justifierait la guerre par son existence même, ainsi


que le refus, nous l’avons vu, de faire une paix qui ne l’écraserait pas,
ni ne réduirait son militarisme multiséculaire à zéro. La justice dont
parlent les hommes, « cela fait penser aux croix que les dévotes
portent en bijoux3 », écrit Jeanne Halbwachs en juin 1916, avant
d’ajouter : « La guerre n'est une chose horrible qu'en temps de paix.
Dès qu'on la fait, elle n'est plus la guerre, elle est le moyen de la paix.
[...] Erreur. Grossière et dangereuse erreur d'esprits enfantins ».
Comme celle de refuser tout compromis : « La paix durable, certes,
mais la paix immédiate, celle que vous nous offrez, qui est à la portée
de nos mains? Jamais4 ». Et cette erreur inébranlable et
« enfantine » de perdurer. En 1917, Jeanne Halbwachs la dénonce
une nouvelle fois, avec cette constante ironie :

« Guerre de défense. Nous n’avons pas voulu la guerre, acceptons-en


donc les conséquences d’un cœur léger. Le sang, la douleur infinie, la
grande fosse commune du champ de bataille, nous savons cela autant
que les néopacifistes qui croient naïvement avoir découvert quelque
chose. Mais nous n’y pensons pas. Nous nous en lavons les mains.
Nous n’avons pas voulu la guerre; le sang versé par nous retombe sur
d’autres5. »

Après tout, continue-t-elle, « les canons ouvrent le sol et tracent


un chemin aux idées; le blocus et le typhus de la faim épuisent une
nation et l’éclairent sur les avantages de la démocratie ». Cela

1. J. HALBWACHS, « Cruauté inutile », op. cit., 6 février 1916.


2. Attribué à R. Poincaré par J. Halbwachs, « Guerre de religion », op. cit., 7 mai 1916.
3. J. HALBWACHS, « La Paix durable », op. cit., 4 juin 1916.
4. Ibid.
5. J. HALBWACHS, « Profitons-en! », op. cit., 4 mars 1917.

91
l’amène, avec toujours plus de cynisme, à évoquer la chance
inestimable qu’offre aux démocraties la coupable responsabilité
allemande :

« Profitons de la guerre, nous les démocrates et les libéraux, apôtres


du principe des nationalités. Envahir après avoir subi l’invasion, ce
n’est pas envahir, mais continuer à se défendre. Profitons-en.
Délivrons par la justice de nos canons les Alsaciens-Lorrains, les
Polonais, les Italiens, les Transylvains, les Slovaques. [...] Profitons-
en, nous les pacifistes, la paix perpétuelle naîtra du charnier, de
l’humiliation, du mépris et de la haine. Que la guerre de défense nous
donne au lieu de la Paix par le Droit, la Paix par la Force.1 »

***
La paix sacrilège — Souvenons-nous de quelle manière le
Congrès international des femmes, qui s’est tenu à La Haye en avril
1915, a été accueilli et interprété en France. La presse officielle l’a
dénoncé comme une « manœuvre allemande » destinée, avec la
complicité des neutres, à orienter l’opinion vers une paix
prématurée. Un an plus tard, Jeanne Halbwachs montre la façon
dont les pacifistes sont désormais perçus :

« Dire qu'on souhaite la paix, qu'on voudrait connaître les buts de la


guerre, c'est lâcheté dégradante. Ce ne sont pas des hommes qui
parlent, mais de pauvres êtres, des femmelettes énervées, qui se
trouvent mal à la vue du sang et qui cèdent aux impulsions niaises de
leur sentimentalisme. [...] On ne demande pas la paix, on "bêle" la
paix, dit Hervé2, on "piaille" la paix dit Clemenceau. Demander la
paix, c'est pousser le cri de la bête, insurgée contre l'homme
raisonnable3. »

En mai 1916, elle est censurée pour avoir écrit : « Il suffit. Nous ne
voulons pas la paix. Méfions-nous. La paix, mot allemand4 ». Le
mois suivant, elle récidive en dévoilant ce que les partisans de la
guerre attendent de la paix :

1. Ibid.
2. Cf. J. RAYMOND, « Hervé, Gustave », in DBMOF, op. cit., vol. 13, pp. 47-53.
3. J. HALBWACHS, « Le cri de la bête », in Le Populaire du Centre, 20 février 1916.
4. J. HALBWACHS, « Le mot prestigieux », ibid., 28 mai 1916. Un original non
censuré se trouve dans les archives déposées à la BDIC, fonds Alexandre, FURes 99.

92
« Les purs qui repoussent les Allemands comme immondes, jusqu'à
la dernière génération, se refusent à admettre que même la douce
paix puisse relâcher la tension de leur haine. Une paix qui rendrait
heureux tous les peuples serait impie. Ils veulent une paix imposée à
l'ennemi et qui le laisse grimaçant de colère et pâle d'humiliation. Il
n'y a, et plus jamais il n'y aura, rien de commun entre les Allemands
et nous1. »

Une dernière guerre pour la paix

Propagande et éducation — La conscience des sacrifices imposés


est compensée par la certitude qu’on assiste à la dernière des guerres
et que les enfants de demain connaîtront la paix. Pour Jeanne
Halbwachs, ce raisonnement ne tient pas. Il faut en priorité revoir
l’éducation des enfants si l’on veut leur assurer cet avenir radieux,
thème cher aux pacifistes et que nous retrouverons. « On ne
construit pas la paix comme on élève un temple. La paix est dans la
volonté des hommes et nulle part ailleurs2 ». Mais d’aucuns pensent
que « les faits se chargent d'apprendre la paix aux enfants, mieux
que [les] sermons ». Ainsi, si « l'aube de leur vie est couverte
d'ombre par la guerre », la révolte contre la guerre sera en eux, et
leur douloureuse expérience les en écartera. Jeanne Halbwachs
combat cet argument en s’inspirant de la « légende de Çakia-
Mouni3 » qui « jeune et ne sachant de la vie que la joie et la confiance
si riches en son cœur, [...] rencontra sur sa route la maladie, la
vieillesse et la mort. Pénétré d'épouvante, il s'enfuit de la vie qui
recèle le mal » :

« Les hommes ne s'enfuient pas devant le mal parce qu'il n'y a pas
entre eux la brutale confrontation imaginée par la légende. Le mal les
enveloppe dès la naissance. Ils poussent ensemble. [...] Les hommes
acceptent le mal, la misère, ils acceptent le riche et le pauvre, parce
qu'ils les ont toujours vus là, dès l'époque de leur ignorance et de leur
impuissance, avant qu'ils ne sachent penser4. »

1. J. HALBWACHS, « Les pertes allemandes », op. cit., 11 juin 1916.


2. J. HALBWACHS, « Sauvés de la guerre », op. cit., 15 avril 1916.
3. Il s’agit de Bouddha Gautama, autrement appelé Bouddha Sakyamuni.
4. Ibid.

93
L’enfant ne peut ni imaginer, ni penser la guerre, car il naît
guerrier : « Il a sincèrement, éperdument, une vision héroïque et
éclatante de la guerre. Il ne souffre pas de la guerre, il en jouit ».

« Nous disons à la guerre d'entrer dans nos maisons. Mais qu'elle


laisse devant la porte sa mystérieuse horreur et sa gravité. Les obus
deviennent des boîtes à bonbons, des surprises pour nos enfants.
Nous avons l'ambulance chez nous, pleine de poupées — de
fabrication nationale — la tête bandée ou les béquilles au côté, nous
avons ce jeu de massacre qui représente le cimetière de Souchez1... »

Son article s’achève sur l’histoire d’un enfant de trois ans autour
duquel l’assistance se presse :

« La mère, une caresse dans la voix, demande : « Qu'est-ce qu'il fait


ton papa? — Il tue des Boches. » Les yeux se mouillent. Il tue des
Boches! L'enfant montre le devoir. »

***
Préparer l’avenir — La guerre à la guerre; expression récurrente
qui soulage les consciences, sinon réconforte les esprits. Alain
l’emploie le 24 août 1914, dans l’un de ses derniers Propos d’un
Normand, juste avant de partir pour le front :

« Cette guerre est pour la paix et pour une république allemande avec
laquelle nous aurons une amitié durable. Il le faut; cette guerre ne
peut finir autrement, sans quoi d’autres guerres suivront [sic]. [...]
Cette guerre que nous faisons n’est pas l’ancienne guerre; c'est la
guerre à la guerre2. »

Même conviction chez un autre germanophile, Maurice


Halbwachs, dont on connaît l’attachement à l’Union sacrée, et qui
écrit en novembre 1914 :

« Il faut répéter que cette guerre, c'est la guerre à la guerre et que, en


dehors des changements de frontières conformes à l’autonomie des
nations, il faut lui faire produire une extension de l’arbitrage, et tout
une législation internationale qui limite les armements3. »

1. Ibid.
2. Cité par A. SERNIN, op. cit., p 142.
3. Cité par A. BECKER, op. cit., p. 80.

94
Et de rejoindre la cause commune, la cause sacrée : « Laissons [la
guerre] se développer jusqu’au bout, puisque nous ne l’avons point
provoquée, et puisqu’il faut, dans l'intérêt de la démocratie, écraser
le militarisme prussien1 ».
Préparer l’avenir? Si la question n’est pas vaine, encore faut-il la
considérer correctement. Pour Jeanne Halbwachs, préparer l’avenir,
c’est avant tout avoir conscience du présent. Elle le démontre en
conclusion d’un article de février 1916 :

« Les enfants que l'on engraisse comme un troupeau, sachons les


voir, aujourd'hui qu'il en est temps encore, tels que nous les verrons
dans un an, dans deux ans, quand leur chair éclatante sera devenue
pourriture. C'est à eux que doit se consacrer notre culte des morts.
Pour les sauver, peut-être2. »

Pourtant, la certitude de servir la paix en prolongeant la guerre


aura la vie dure. En juillet 1916, Jeanne Halbwachs donne la parole
à un « ami de la paix », qui, de l’arrière, ne sentant pas « l’odeur des
morts », ni n’entendant « le hurlement des blessés », « ne veut pas
renoncer à la paix idéale pour cette paix immédiate et sans
annexion » que prêchent les pacifistes : « Non, non, je ne m’abaisse
pas à un tel compromis » conclut-il, après avoir considéré ce qui
suit :

« Cette paix présente, que nous voyons, que nous touchons, qui
frémit entre nos mains, elle partirait de la situation actuelle, confuse,
incertaine, elle serait faite par les hommes que nous connaissons,
débiles et sans génie. Je ne veux pas de cette paix. Je la repousse de
toutes mes forces. De ma table de travail, je rêve d’une paix mieux
construite, plus solide, plus belle3. »

Ainsi, l'ami de la paix attend-il la paix « définitive, durable,


éternelle, absolue » qui viendra après la destruction du militarisme
allemand, « avec les Etats-Unis du Monde » et la « Fédération
universelle » :

1. Ibid., p. 81.
2. J. HALBWACHS, extrait daté du 12 fév. 1916, BDIC, in Populaire du Centre, fonds
Alexandre, op. cit.
3. J. HALBWACHS, « L’ami de la paix », in Le Populaire du Centre, 4 juillet 1916.

95
« Attendez que la guerre, et la mort, et le désespoir aient parfait leur
besogne et soudain un grand miracle de lumière et de justice fera de
nos diplomates des génies. [...] Le grand effort pour arriver au grand
repos. Peinons dur pour faire fortune, nous jouirons de la paix
comme d'une rente1. »

Du mépris à la haine : le « boche » diabolisé

Pour exacerber la barbarie allemande, il convient de lui donner


un visage, une grimace, et de lui en alourdir les traits par une haine
soutenue. Jeanne Halbwachs s’applique à démontrer ce que ces
pratiques ont de révoltant.

***
De la déconsidération... — Avant la guerre, « il y avait déjà les
Boches — on disait Alboches — les pesants barbares aux yeux
masqués par leurs lunettes de Hansi [...]. Industriels et
commerçants mettaient le peuple français en garde contre la
camelote allemande, tandis que nos académiciens et nos belliqueux
universitaires lui dénonçaient la kultur. Tout était pareil avant la
guerre, jusqu'aux socialistes allemands que l'on découvrait
impérialistes2 ». L’arrivée des zeppelins sur Paris, en février 1916,
offre l’occasion de dénoncer la lâcheté du peuple allemand et de
protester contre son « odieuse et inutile cruauté » :

« Pendant quelques instants, la mort a plané sur les civils, la mort a


frappé parmi eux. Puis la lumière et la sécurité revenues, ils ont
regagné paisiblement leur lit. Au réveil, l’indignation gonflait leur
cœur3. »

Jeanne Halbwachs est de l’avis d’Alain lorsqu’il répond aux


rumeurs des massacres de vieillards, d’enfants et de femmes : « la
guerre donne aux plus justes une espèce de folie, qui tombe plus ou
moins vite selon la nature et l’éducation, selon la raison de chacun.
Honneur à celui qui ne donne pas un coup de sabre de trop; pitié
pour les autres4 ». Ainsi comprend-elle la guerre :

1. Ibid.
2. J. HALBWACHS, « Les gardiens du tombeau », in Le Populaire du Centre, 2 avril
1916.
3. J. HALBWACHS, « Cruauté inutile », in Le Populaire du Centre, 6 février 1916.

96
« Prenons garde que notre indignation est vide de sens. La guerre use
de tous les moyens, elle l’a toujours fait et le fera toujours. La violence
nie la loi. Les conventions de guerre n’ont jamais été que d’illusoires
concessions faites aux pudeurs de gens bien élevés que la guerre
toute nue effarouche. Toute terreur est bonne, si elle rend plus
fort1. »

Par conséquent, il faut accepter la guerre ou la repousser tout


entière; et ne pas user de « quolibets » contre la lâcheté, car « le
mépris et la haine sont joints, et nous voulons abattre par la peur
ceux qui croyaient nous faire peur et n'ont pas pu » :

« La guerre porte en elle une insoluble contradiction. Elle veut agir


par la peur et elle suscite le courage. La guerre est hors du droit, de la
justice et de raison2. »

Mais, non contents d’être des « lâches », les Allemands ne


tardent pas à passer pour des « imbéciles ». En mars 1916, dans un
article au titre évocateur qui ne peut pas déplaire à la censure,
« Sales boches », elle rapporte un extrait du discours de Georges
Clemenceau, prononcé le 13 mars 1916 :

« Qu'est-ce que la vie des hommes, de leurs hommes, pour ces chefs
de massacre, qui ne voient dans la vie qu'une organisation de meurtre
universel? D'un œil morne, ils regardent tomber les sombres files, et
tombent à leur tour, dans leur morgue de stupidité3. »

En juin 1916, à Verdun, « Les pertes allemandes » amènent de


nouveaux sarcasmes :

« Les Allemands se sont dressés devant nous, il faut en purger la


terre. Commençons! Chaque pas en avant, chaque cadavre étendu
sur le sol, nous approche de l'achèvement. « Heureux dit le
psalmiste, seront ceux qui écraseront contre une pierre les enfants
des Babyloniens. » Cinq mille Allemands tués, cent mille, cinq cent
mille, autant de moins. Nous nous irritons que l'œuvre soit si longue.
Nous nous écrions, dans un soupir : comment est-il possible qu'il en

4. ALAIN, « Propos » du 24 août 1914 (cité par A. SERNIN, op. cit., p. 142.)
1. J. HALBWACHS, « Cruauté inutile », op. cit.
2. Ibid.
3. Cité par J. HALBWACHS, « Sales boches », in Le Populaire du Centre, 18 mars
1916.

97
reste encore? Il nous semble chanceler dans un cauchemar
d'assassin, comme Macbeth qui toujours et toujours voit surgir près
de lui de nouvelles victimes1. »

Et tandis que la masse victorieuse se réjouit de sa puissance, par


contraste, l’ennemi montre « une faiblesse de corps qui devient vite
faiblesse d’esprit » :

« Il aurait dû calculer et ne pas exposer tant d'hommes à nos coups!


[...] Tant d'hommes pour un si mince avantage! Ça ne valait la
dépense. L'imbécile s'est fait voler. Et notre mépris s'appesantit
volontiers en condamnation morale : quelle criminelle inconscience
de gaspiller ainsi la vie humaine! La vie est sacrée! Les Allemands
sont des barbares. Voyez le chiffre de leurs pertes! [...] Notre horreur
sacrée de la guerre, nous fait rêver de pyramides d'Allemands,
dressées jusqu'au ciel, monuments expiatoires de la guerre2. »

***
... à la déshumanisation — Cette déshumanisation est vivement
dénoncée à partir du 18 mars 1916, dans un article plein d’ironie, où
Jeanne Halbwachs s’applique à opposer l’"héroïsme" et la
"grandeur" des poilus à la "répugnante bassesse", à l’"ignominie" des
soldats allemands. Quand les premiers sont transcendés par le
"miracle de la guerre", donnant à voir leur noblesse de cœur :

« Nous nous exaltons à découvrir le trésor d'héroïsme enfermé au


cœur de nos hommes. Nous les avons connus âpres au gain et à la
ruse, derrière leur comptoir, travaillant sans ardeur au long des
semaines, s'abritant dans la routine, tourmentés de soucis mesquins.
Nous les connaissons maintenant haussés au-dessus d'eux-mêmes,
au-dessus de l'humanité, prêts au sacrifice entier et entièrement
désintéressé. Sans effort apparent, ils se sont installés dans le
sublime. Ils ont dépouillé l'égoïsme et la crainte. Leur âme s'est
donnée à l'honneur et a maté leur corps. Nous sommes fiers d'eux.
L'admiration nous prosterne3 [...] »

1. J. HALBWACHS, « Les pertes allemandes », in Le Populaire du Centre, 11 juin


1916.
2. ibid.
3. J. HALBWACHS, « Sales boches », in Le Populaire du Centre, 18 mars 1916.

98
Les seconds, qui n’échappent pas à la transparence des choses,
laissent leur vraie nature éclater au grand jour :

« D'un même mouvement notre haine s'exalte. [...] Le boche surgit.


[...] Nous l'imaginons gorgé de champagne, ronflant ivre mort sur le
seuil de nos demeures saccagées. [...] Le boche c'est l'ogre affamé de
chair enfantine, qui coupe les petites mains tendues vers lui, qui
viole, qui se vautre dans le sang, le bourreau qui attarde, dans le corps
de la victime, une lame voluptueuse. [...] Matérialiste grossier, abêti
par un industrialisme forcené, il ne songe qu'à la jouissance
immédiate. Mystique fanatique, il vit et il meurt pour on ne sait
quelles imaginations d'un autre âge, rêvant la suprématie de sa race,
perdu en Dieu, enivré par un cantique. L'activité libre de la pensée lui
est inconnue. C'est le "Singe de l'Europe" qui vole sournoisement la
pensée des autres. [...] Et chacun sait que le boche est un lâche1[...] »

Ainsi, pour reprendre l’idée précédente, s'il se risque à l'assaut, ce


n'est pas du « courage », mais de « l'hébétude stupide ». Et
l’évidence de sauter aux yeux : « Toutes les formes du mal, toutes
uniformément déshonorantes se retrouvent dans le Boche, en un
chaos de contradictions ». La conclusion permet à Jeanne
Halbwachs de sortir de ce tourbillon d’injures et de considérer les
choses, sinon avec son cœur, du moins avec sa raison :

« Si nos injures étaient vraies, et les Allemands des boches, la guerre


ne serait pas. [...] Ces deux hommes qui s'avancent l'un contre l'autre
sont animés d'un sentiment commun et poussés par une force
identique. Ils se détruisent parce qu'ils sont pareils. [...] Plus la
ressemblance est profonde, plus longtemps dure la guerre. [...]
L'héroïsme de nos hommes sert de mesure à la valeur des Allemands.
Les soldats ne s'y trompent pas. Ni haine, ni mépris2. »

Fidèle à Alain, elle finit en citant le marquis de Vauvenargues :


« Le vice fomente la guerre, la vertu combat ». Et le mois suivant, elle
tente une nouvelle fois de ramener les hommes à la raison, en les
invitant à considérer la fraternité par-delà les frontières :

« Le forgeron qui dans son labeur généreux, pareil au vôtre, se sert


des mêmes outils que vous, fabrique ce lit pareil à celui que vous

1. Ibid.
2. Ibid.

99
fabriquez, pareil à celui où dorment vos enfants; ce paysan qui
pousse sa charrue dans la même terre, d’où monte, au soir, la même
odeur puissante, il faut les tuer. Faites de cette chair créatrice,
pareille à la vôtre, une charogne. La femme pareille à votre femme,
demeurera seule avec les petits qui ont faim, elle vous haïra, et les
petits pousseront dans la vengeance1. »

A quoi Raymond Poincaré pourrait objecter : « Ce ne sont pas des


hommes, ce ne sont pas vos frères que vous combattez. Ce sont les
ennemis du genre humain. Ils n’ont rien de commun avec vous. [...]
Que la vie serait belle sur la Terre, s’il n’y avait pas les Boches2 ! ». De
là, la réponse du patriote à la proposition de Georg Brandes :

« L’Allemagne a voulu la guerre — les sourcils de Georg Brandes se


lèveraient-ils? — Elle s’est mise par là hors la loi, hors l’humanité, à
jamais. Plus rien de commun entre elle et nous, à jamais. En elle, il y
a le mal, tout le mal3. »

Dans un dialogue imaginaire entre la France et l’Allemagne —


expurgé des propos allemands par la censure —, Jeanne Halbwachs
oppose le peuple servile qui « rampe son existence sous la botte » à
celui d’une France de liberté et d’abondance :

« Prions pour que les esclaves de l’Europe se haussent jusqu’au


même bonheur que nous. [...] Réhabilitez-vous! Courage! Jetez à bas
votre empereur! et si votre sang coule par les rues de la cité, nous
dirons qu'il lave votre honte, que nous attendions ce sang depuis un
siècle. Votre mort nous sera douce. Courage! Nous vous
applaudirons4. »

Mais les deux puissances n’ont-elles pas toujours fait jeu égal, et
sur bien des plans? N’y a-t-il pas quelque hypocrisie à ne voir de la
barbarie qu’Outre-Rhin? La suite de l’article l’exprimerait si elle
n’était entièrement censurée, soulignant l’indifférence de la France
pour l’éventualité d’une Allemagne libérée de son joug par la
révolution :

1. J. HALBWACHS, « Guerre de religion », in Le Populaire du Centre, 7 mai 1916.


2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Le mot prestigieux », op. cit., 28 mai 1916.
4. J. HALBWACHS, « Des canons! Des révolutions! », in Le Populaire du Centre,
18 juin 1916.

100
« Prenez modèle sur nous. Nous sommes les justes, les pacifistes. [...]
Vous savez bien que seule en Europe l'Allemagne impuissante à la
révolution et à la démocratie, avait des canons, une flotte, des
espions. Seule elle rêvait les vastes colonies. Seule elle cherchait à
vendre au loin ce que produisent ses usines. Dans l’ombre de sa
diplomatie, la vie et la mort des peuples se décidaient; chez nous,
dans le pays de la révolution, tout est en pleine lumière et en
éclatante justice. [...] Nous vous apporterons la République dans nos
fourgons que nous ramènerons ensuite lourds du butin que notre
armée triomphante aura pris chez vous. [...] Nous sommes la liberté,
et nous vous forcerons bien, par la violence, à être libres. [...] Pendant
que vous déserterez les usines pour aller lancer vers le grand ciel, là-
haut, entre les murs noirs de la ville, votre cri impérieux, nous
resterons appliqués à notre tâche, les canons et les obus sortiront de
nos mains [...]. Le grondement de votre révolte [...] viendra à nous
comme le premier murmure joyeux de la victoire. Nos soldats
courront au combat et ils tireront sur votre foule révoltée1. »

Se servant des exactions commises par des soldats allemands, la


propagande veut faire des « esclaves boches » des monstres
sanguinaires. Jeanne Halbwachs se l’interdit, et, dans un article
intitulé « Le berceau », inspiré de la légende des enfants mutilés2,
elle s’attaque aux commentaires d’Henri de Régnier, « l’un de ces
académiciens toréadors », qui a utilisé la photographie d’un berceau
allemand « teinté de sang français » pour évoquer « le symbole de
l’Allemagne courbée sous la fatalité de la haine »3. Elle lui reproche
de se jeter « goulûment sur toutes les légendes, sur tous les
commérages puérils, sur tous les cauchemars nés de la souffrance ou
de la peur ». Citant Tolstoï, apôtre des pacifistes de l’époque, qui
affirme que « le diable est père du mensonge », elle termine en
tentant de montrer la ressemblance entre les peuples :

« [les femmes] connaissent les hommes parce qu'elles connaissent


les gosses. Elles savent ce qu'il faut d'amour et de sacrifice pour faire

1. Ibid. (censuré).
2. Le 15 avril, dans l’article « Sauvés de la guerre », op. cit., elle parle déjà de « la
légende criminelle des petits bras aux moignons saignants ».
3. J. HALBWACHS, « Le berceau », in Le Populaire du Centre, s.d. Nous n’avons pas
retrouvé cet article dans les archives du Populaire du Centre. Présent dans le fonds
Alexandre, il se peut qu’il ait été censuré. Signé Halbwachs, il devrait être postérieur
à mai 1916.

101
de l'enfant un homme. Elles savent que les Allemands sont pareils à
nos hommes parce qu'il a fallu la même somme d'amour pour les
créer que pour créer les nôtres, et que toutes les mères sont pareilles.
[...] Vous mentez, il n'y a pas de boches, il n'y a pas sous le ciel, de
berceau teinté de sang1. »

***
Témoignages contradictoires — A l’inverse, quelles que puissent
être les exactions propres à la guerre, les Allemands semblent
donner une image différente de celle propagée par la presse. Ainsi,
dans une lettre à son père de décembre 1914, Michel Alexandre
constate : « Aucune haine, aucune parole insultante contre les
Français. De l’étonnement et de l’indignation en lisant les articles
d’outrages grossiers du Matin et des autres journaux aboyeurs de
Paris ». En revanche, il note de leur part « une haine violente,
enragée contre les Anglais » qui seraient responsables de tout, et
« du mépris et de la crainte à l’égard des « sauvages » Russes ». Il
remarque également un « commencement d’inquiétude et de
découragement depuis la bataille d’Ypres2 seulement (la Marne a
passé inaperçue) ».
Témoignage intéressant qui semble opposer les impressions du
front, relevant d’observations objectives, à la propagande de haine,
ancrée à l’arrière. Jeanne Halbwachs, dans un article de janvier 1916,
« Invincible fraternité », intégralement censuré, décrit avec
tendresse et poésie la rencontre entre les permissionnaires et leurs
proches galvanisés par la haine :

« Les permissionnaires, ils sont venus, casqués en héros de légende,


avec sur leur uniforme couleur du temps et fané par la boue, comme
un reflet des ciels mouillés et tièdes de ce janvier. Après le grand élan
de joie du revoir, une gêne, souvent, nous a étreintes. Les hommes
qui ont vécu la guerre viennent du pays des morts, et ces ressuscités
nous apparaissent étranges; de l'effroi se mêle à notre respect. Il
arrive que pour nous retrouver d'accord, à tout prix, en une même
pensée, nous nous jetions dans notre habituel discours de haine. Les
injures viennent sur nos lèvres contre les Boches, qui ont fait tout le

1. Ibid.
2. Il s’agit de la première bataille, du 30 octobre au 24 novembre 1914, à la suite de
laquelle les belligérants allaient établir des positions militaires fixes annonçant la
guerre des tranchées.

102
mal, et qu'il faut détruire, et qu'on souhaiterait torturer. Les
permissionnaires semblent ne pas comprendre. « Les Boches? Ils
sont comme nous, les pauvres diables! » Et parfois ils essayent de
nous expliquer, doucement, comme à des enfants. Ils nous
emmènent, par leurs récits, jusqu'à cette zone étroite, où la terre
meurtrie, convulsée, gorgée de sang et de cadavres, ne nourrit plus
un arbre, ne porte plus une maison. Dans des trous noirs où l'eau
clapote, des hommes sont enfermés, disputant chaque minute de
repos à la vermine et aux rats. En face d'eux, à quelques mètres, dans
des trous pareils, d'autres hommes, aux uniformes gris et aux
casques à pointe, subissent la même vie1. »

Plus loin, décrivant la vie égale de ces hommes perdus au milieu


des mêmes tranchées, dans le temps « vide et terne », rythmé par
l’« unique joie des repas », elle raconte l’histoire, odieuse à l’Etat
Major, des repas partagés par-dessus le No Man’s Land :

« Les Boches, là-bas, des vieux de la Landsturm, au poil gris,


attendent comme les nôtres dans l'ennui, la tristesse, le froid. Et de
plus, ils ont faim. [...] Savez-vous ce que firent nos soldats un jour que
la soupe avait été plus savoureuse et que la neige tourbillonnait? Ils
sortirent hardiment de leur abri et ils bombardèrent ces pauvres
Boches affamés avec des miches de bon pain — du pain de France —
avec des saucisses, avec des fromages. Et les Boches montrèrent leurs
visages épanouis, où les bouches s'ouvraient démesurées, à la fois
pour rire et pour manger2. »

Colère des officiers. Mais on ignore leur réaction lorsque les


Allemands, rendant la pareille, avertissent à temps les soldats
français de l’explosion d’une mine dans leur tranchée. Et la belle
histoire d’amener une conclusion, interdite ce jour-là, sur la
fraternité de ces peuples que leur gouvernement ont opposés :

« Les soldats ignorent la haine. Et parce qu'ils ont entendu, sur le


champ de carnage, les blessés des deux camps appeler d'un même cri
éternel : "Maman!" Ils ignorent la vengeance. Le soldat qui meurt
pardonne. Il sait que celui qui le tue fait son devoir, et qu'il est,
comme lui-même, l'instrument d'une force qui écrase. Il souhaite,
comme une suprême consolation, que sa mort soit la rançon d'autres

1. J. HALBWACHS, « Invincible fraternité », in Le Populaire du Centre, 22 janvier


1916.
2. Ibid.

103
vies. [...] Si le soldat qui a tué notre fils ou notre mari souffre et meurt
à son tour, comme nous le souhaitons, une pauvre femme, toute
pareille à nous, qui a mis toute sa force à soutenir son soldat, sentira
la vie, brusquement, se retirer d'elle. Et la douleur de cette femme
ajoutera tout son poids à notre propre douleur, car cette femme, cette
femme allemande, est notre sœur1. »

Les "trahisons" qui ont fait l’Union sacrée

Les colonnes du Populaire du Centre sont le moyen pour Jeanne


Halbwachs de condamner en priorité les "trahisons" de celles et ceux
qui hier encore partageaient les valeurs fondamentales du socialisme
et du féminisme, telles qu’elle n’a jamais cessé de les envisager.

Les Internationales bafouées

Dès août 1914, Maurice Halbwachs fait allusion à cette mauvaise


conscience qui use les socialistes trompés dans leurs convictions2 :
« Il faudra nous efforcer de rattacher nos efforts socialistes de
demain à la tradition d'hier, tradition suspecte puisque c'est en lui
tournant le dos que nous aurons remporté la victoire. Voilà un sujet
de méditation vraiment pénible3. »

***
L’Union sacrée : la "trahison" socialiste — Jeanne Halbwachs ne
pardonnera jamais ce reniement unanime. Elle l’écrit aussitôt à
Yvonne Halbwachs, au lendemain de la mobilisation générale :

« Les socialistes ont reçu une gifle sanglante et leur attitude


retournée si elle est belle par l'humilité même du sacrifice n'en sent
pas moins la défaite comprise et acceptée. Je sais bien qu'ils disent,

1. Ibid.
2. Sur la question polémique de l’Internationale comme « instrument de paix ne
pouvant fonctionner que dans une situation de paix », voir A. PANACCIONE,
« La mue de l’internationalisme avant et pendant la Première Guerre mondiale », in
Le Mouvement social, n° 147, avril-juin 1989, Les Editions ouvrières, pp. 105-116. A
propos des « discours mythiques sur la trahison », voir R. GALLISSOT, R. PARIS et
C. WEILL, « L’Internationale et la guerre : le partage d’août 1914 », ibid., pp. 3-9.
3. A. BECKER, op. cit., Carnets, p. 46.

104
nous allons faire la république allemande, j'entends bien les types de
la section affirmer avec une énergie obstinée : c'est la dernière
guerre! Mais c'est l'ivresse des grands mots et des grandes illusions
qu'on se verse avant de mourir1. »

Au Populaire du Centre, d’une verve acide, elle laisse


régulièrement parler sa rancœur. En janvier 1916, elle demande la
reprise des relations internationales, « malgré les Guesde, les Edgar
Milhaud2 et les André Weiss », car « la vérité demeure, bien que
Jaurès ne soit plus là pour penser ». Elle est en accord avec le Comité
d’action internationale, fondé le 21 novembre 1915, qui fusionne en
janvier 1916 avec l’opposition syndicaliste à la guerre, pour devenir
le Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI),
regroupant les principales figures de la Société d’études
documentaires et critiques (Alphonse Merrheim à sa tête, Pierre
Brizon, Jeanne Mélin, Marthe Bigot, Hélène Brion).

« La mission éternelle du prolétariat est de défendre et de vouloir la


vérité. [...] Mais il n'y a plus de classe ouvrière : il n'y en a pas en
dehors de l'Internationale3. »

Mais Jeanne Halbwachs ouvre définitivement les hostilités dans


« Le cri de la bête », après avoir dénoncé « le grand reniement » de
Gustave Hervé, longtemps « maître à penser du courant
antipatriotique4 », mais devenu l’auteur, le 1er janvier 1916, de « La
Marne, c’est Valmy, un gigantesque Valmy5 » :

« Et voilà que la guerre devient féconde, par elle nous atteindrons —


c'est le manifeste du congrès socialiste qui le dit — « l'organisation
d'un droit international ». Nous pensions travailler pour le droit des
peuples, en réclamant le maintien de la paix. Erreur. Nous y
travaillons par le canon, la bombe incendiaire et la torpille. Que la
destruction soit frénétique et enthousiaste, la guerre est créatrice6. »

1. A. BECKER, op. cit., pp. 92-93, IMEC HBW2 A1.01.6, lettre de Jeanne à Yvonne
Halbwachs, samedi 8 août 1914.
2. Cf. J. RAYMOND, « Milhaud, Edgar », in DBMOF, op. cit., vol. 14, pp. 92-96.
3. J. HALBWACHS, article sans titre, in Le Populaire du Centre, 29 janvier 1916.
4. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations..., op. cit., p. 16.
5. M. WINOCK, op. cit., p. 168.
6. J. HALBWACHS, « Le cri de la bête », in Le Populaire du Centre, 20 février 1916.

105
En avril 1916, dans « Les gardiens du tombeau », elle écrit des
socialistes qu’ils ont « donné leur âme », et cite le mot d’un neutre :
« Les socialistes français n'ont certes pas été achetés par le
gouvernement. Ajoutez à leur faiblesse la sottise d'avoir fait réaliser
une économie à celui-ci ». Jeanne Halbwachs préférerait une
« abjuration publique » :

« [...] nous avions cru au divin rêve de la fraternité, nous nous


apercevons que la réalité c'est le nationalisme. Remplaçons l'illusion
par le fait, l'Internationale par la Patrie1 ».

Et de citer une nouvelle fois Gustave Hervé : « Les antipatriotes


sont les patriotes de derrière les fagots » ; Vandervelde, Sembat et
tant d’autres : « L'Internationale n'est pas morte. C'est nous qui
sauvons l'Internationale » :

« Etranges apôtres qui auraient eux-mêmes crucifié et enseveli leur


Dieu, mais qui, montant la garde autour du tombeau, diraient : nous
sommes les fidèles, car nous croyons qu'il ressuscite. Attendez
patiemment que la pierre du sépulcre se soulève. Et nous sommes là
pour vous préserver contre les faux miracles. Nous sauvons
l'Internationale! Défense aux profanes d'approcher! Ils troubleraient
les saints mystères. »

Se rencontrer en pleine crise avec les Allemands? Essayer de


savoir ce qu'ils veulent? Écarter les malentendus?

«Grave imprudence. Nous pourrions nous emporter à des


mouvements d'humeur ou de passion, échanger de dures paroles.
Pénibles souvenirs qui laisseraient une gêne entre nous après la
guerre. S'injurier, se diffamer, se maudire de loin, ça ne compte pas.
Seule est dangereuse la discussion loyale et précise2. »

Pour Jeanne Halbwachs, il n’y a plus d’Internationale possible si


les socialistes attendent la fin de la guerre pour se remettre à leur
« tâche désertée ». Un mois plus tard, dans un article pour le moins
acerbe, intitulé « Les défroqués », elle raconte comment les
socialistes se sont abandonnés aux forces bellicistes :

1. J. HALBWACHS, « Les gardiens du tombeau », in Le Populaire du Centre, 2 avril


1916.
2. Ibid.

106
« Les socialistes accoururent un bon sourire aux lèvres, les bras levés
pour montrer qu’ils n’avaient point d’armes : nous les
internationalistes différents de vous, opposés à vous? Erreur. Nous
sommes pareils. Vive l’armée! Vive la France! [...] Encore tout
essoufflés de leur rapide volte-face, [ils] goûtèrent sans doute un
bonheur profond et sincère à voir les visages hargneux s’éclairer et ils
crurent accomplir le grand devoir1. »

Elle moque leur « religion nouvelle », leur charité modèle aux


soupes populaires, rappelle leur grand serment : « plutôt
l’insurrection que la guerre », raille leur docilité, leur « guerre
socialiste », l’autrement nommée « guerre à la guerre », et imagine
les propos amusés de la droite :

« Ces socialistes, ils se dressaient devant nous, tout droits contre le


ciel, et leur grande ombre nous couvrait. Nous les croyions plus
grands que nous, mais ces bergers du peuple sont descendus de leurs
échasses. Nous les croyions autres que nous, venus de je ne sais quel
royaume de la justice pour nous forcer à penser et nous faire souffrir
dans notre âme. Nous nous disions : les socialistes, des fous, mais
leur ardeur est généreuse. Rassurez-vous, ils ne valent pas mieux que
nous. [...] Ces socialistes, nous croyions qu'ils étaient forts. Nous
nous sentions menacés par la volonté formidable du peuple, soulevée
en tempête, dans tous les pays. Que d'efforts et de colères inutiles!
Que d'argent gaspillé en police, en calomnies, en fonctionnaires
occupés à tenir à jour le carnet B! [...] Nous avons fait confiance à des
hommes qui proclamaient vouloir vivre leurs idées et mourir pour
elles. [...] Notre peur leur faisait trop d'honneur2. »

Tous éprouvent une « orgueilleuse satisfaction » à accueillir les


socialistes : « Ces tigres sont des chats, on invite Jouhaux à dîner.
Barrès s’excuse d’avoir traité les instituteurs d’aliborons. Et tous
avec de petits rires chuchotés entonnent leur éloge ». Ce sont alors
des socialistes comblés que nous décrit Jeanne Halbwachs, qui
crient et chantent, qui « injurient bien en mesure ». Et quand il leur
prend de parler « respect des nationalités, contrôle parlementaire,
vérité, lumière », on accueille ces « tentatives timides » d’un
« clignement jovial » : « La bonne plaisanterie! », mais « ça ne
prend plus ».

1. J. HALBWACHS, « Les défroqués », in Le Populaire du Centre, 8 avril 1916.


2. Ibid.

107
« Il nous a été donné d'entendre le groupe socialiste au parlement
réclamer, après avoir voté un quelconque douzième, la justice fiscale.
On ne lui a même pas répondu, tant c'était verbiage d'apparat. Puis la
voix de Renaudel s'éleva pour dire que la conférence des Alliés avait
eu grand tort de ne pas proclamer les principes de justice et de droit
qui mènent les alliés à la victoire. [...] Les propositions des socialistes
sont toutes repoussées avec un geste indifférent. [...] Vous n'êtes plus
rien. Vous avez tout donné, puisque vous avez donné
l'Internationale. [...] Des dupes lamentables, des repentis, des
défroqués, ils donnent en spectacle la gaucherie bougonnante1. »

En juin 1916, dans « La vérité allemande », Jeanne Halbwachs se


met dans la peau d’un vieil ouvrier allemand. On le voit sortir
lentement de l’usine, lire machinalement le journal, retrouver les
siens également à bout de force, affamés par le blocus, et tous
voudraient ne plus entendre parler d’horreurs. Le vieil homme
prend sa famille dans ses bras et lui révèle que la substance même de
la guerre, c’est le mensonge, et qu’il y a place pour la vérité :
« Réveillons-nous. La guerre est en nous, dans chacun de nos gestes
de consentement, de résignation, d’adaptations. [...] Si la guerre
continue encore, c’est uniquement parce que les masses du peuple
supportent l’infamie. [...] Levez-vous, hommes et femmes2 ! » Et le
vieil homme, riant de sa nouvelle espérance, d’appeler tous les
peuples à la révolte commune : « Vive la solidarité internationale du
prolétariat! ».

« Halte là, camarade, lui crie Renaudel. Très bien votre manifeste,
félicitations, nous sommes contents de vous. Peut-être parviendrez-
vous un jour à nous rejoindre sur nos cimes. Mais gardez les
distances. La guerre est criminelle et mensonge en Allemagne. En
France, en Angleterre, en Italie, en Russie, elle est justice et lumière.
Nous gardons notre vérité française. Il n'est pas de devoir commun
qui nous unisse. Votre devoir est la paix, le nôtre, la guerre. »

Le 18 juin, elle écrit, comme pour répondre à cet appel : « il n'y


aura pas de révolution allemande. Notre guerre a brisé la révolution
parce qu'elle a brisé la mutuelle confiance des peuples. [...] Il n'est
plus qu'un devoir de révolution, le devoir pour les autres. Pour nous,
l'obéissance, jusqu'au bout3. »

1. Ibid.
2. J. HALBWACHS, « La vérité allemande », in Le Populaire du Centre, juin 1916.

108
Et avec la bataille de Verdun qui se prolonge, l’amertume ne peut
qu’augmenter. Fin juillet 1916, dans « Guerre courte », elle revient à
la charge, toujours effarée que la gauche ait osé associer guerre et
socialisme, « sacrifiant » par là, « anéantissant le socialisme »1. Elle
s’insurge contre leur constance à se réclamer de Jaurès : « Vous
portez mon image en médaille, vous m'adorez, mais c'est votre
lâcheté d'il y a deux ans et votre faiblesse d'aujourd'hui que vous
adorez. [...] Vous vous abritez derrière mon cadavre pour ne rien
voir2. »
« Entendez Renaudel nous lire pieusement, béatement, quelques
pages de Jaurès, au Trocadéro. Il flatte, sans ménagement, les
passions du moment 3 », ajoute-t-elle en août 1916 :

« Jaurès vous avait dit de vous méfier des Allemands, Jaurès vous
ordonne de mépriser et de haïr les hommes qui ont refusé l’arbitrage.
Jaurès vous demande de continuer la guerre pour le salut de la
République, en France et en Allemagne4. »

Ainsi, Jaurès sert-il à « courber » les socialistes « sous le devoir


de la défense nationale », mais les « socialistes ont choisi tout seuls
leur devoir. Ils n’ont consulté Jaurès qu’après ». Ils n’ont pas le droit
de « se servir dans la guerre de ce que Jaurès a pensé dans la paix ».
Il leur dirait : « Soyez infidèles à mes paroles, afin de demeurer fidèle
à mon esprit »5.
Lutte vaine, sinon inégale. L’année 1916 emporte avec elle ses
espoirs de paix, et 1917 s’ouvre sur de nouveaux affrontements.
Jeanne Halbwachs n’a plus rien écrit depuis le 21 septembre 1916,
laissant de préférence sa place à Michel Alexandre6. Mais elle
réapparaît en mars 1917 pour défendre l’idée d’une Internationale
survivante. Jules Guesde, l’ancien champion du socialisme
révolutionnaire, qu’elle écoutait quand elle était étudiante, devient
sa cible favorite. Elle n’oublie pas ses projets de novembre 1914 :
« Nous avons la ferme intention de profiter de l'occasion pour

3. J. HALBWACHS, « Des canons! Des révolutions! », in Le Populaire du Centre,


18 juin 1916.
1. J. HALBWACHS, « Guerre courte », in Le Populaire du Centre, 30 juillet 1916.
2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Jaurès Dieu », in Le Populaire du Centre, 13 août 1916.
4. Ibid.
5. Ibid. (id. pour les citations intermédiaires).

109
liquider toutes les questions qui, dans le passé, furent cause de
l'instabilité de l'équilibre européen1 ».
Deux mois plus tard, Jeanne Halbwachs évoque avec émotion la
beauté de la révolution russe, « en ce mois de mai où le jeune soleil
fait ruisseler la pourpre des premiers drapeaux rouges en Russie
[...]», et avec euphorie sa grandeur : « La Révolution! La
Révolution! C’est elle qui emplit le monde. Elle déborde le présent
qui avait désespéré d’elle. La Révolution et l’Internationale, car c’est
par l’idée internationale que la Révolution s’est faite et s’épanouit.
Résurrection? Réveil? Eveil? Elle est là. »2 Jules Guesde et les siens
s’acharnent à ne pas y croire et à l’ignorer. N’a-t-il pas proclamé,
rappelle Jeanne Halbwachs, en transposant librement son discours
du Congrès de Noël 1916 :

« Nous ne voulons pas de l’Internationale — ni par suite de la


révolution — parce que nous ne voulons pas d’une ombre vaine. Elle
n’a rien pu contre la guerre. Son échec nous a éclairés sur elle. Elle n’a
rien pu, donc elle n’était rien, elle n’a jamais rien été. Et je vous dis
moi, docteur et prophète, elle ne pourra rien. Morte avant d’être née,
elle n’a même pas une tombe que nous puissions piétiner3. »

Si bien qu’à l’annonce de « l’immense clameur de vérité et de


justice », Jules Guesde ne sait tout d’abord que « secouer la tête
comme pour écarter le bourdonnement d’un insecte » :

6. Nous en ignorons la raison exacte. Néanmoins, Jeanne Alexandre à peine mariée et


nommée au Puy avec Michel Alexandre pour la rentrée d’octobre 1916, obtient là son
premier poste dans l’enseignement public. On peut supposer que de tels changements
impliquent une organisation nouvelle qui, dans un premier temps, l’empêche d’écrire.
Leur départ pour le Puy coïncide également avec la progression de la minorité
socialiste pacifiste dirigée par Jean Longuet que Michel Alexandre juge « sans
courage » (cf. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 64). Le
couple quitte la SFIO en avril 1917. Il se peut que des divergences d’opinion aient
ralenti la collaboration de Jeanne Alexandre avec le Populaire du Centre jusqu’à son
dernier article, le 26 mai 1917.
1. J. GUESDE, cité par J. HALBWACHS, « Profitons-en », in Le Populaire du Centre,
4 mars 1917. Dans l’ensemble, d’août 1914 à juillet 1916, le gouvernement « avait
évité » de parler des buts de guerre, même si un « consensus » existait sur le retour de
l’Alsace-Lorraine (cf. J-J BECKER et S. BERSTEIN, op. cit., p. 116).
2. J. HALBWACHS, « Leur choix », in Le Populaire du Centre, 10 mai 1917.
3. Ibid.

110
« La révolution russe? Aussi impossible que les velléités de paix
séparée dont on voudrait salir notre noble et fidèle allié, le tsar. Ne
détournons pas nos pensées de l’offensive du printemps, si
joyeusement consentie, la plus libre puisqu’elle est la première après
notre refus de l’indigne paix allemande1. »

Dans son dernier article, fin mai 1917, intitulé « Volonté


d’impuissance », Jeanne Halbwachs décrit la façon dont les
socialistes majoritaires ont asséné « le coup de grâce » aux
minoritaires qui suppliaient « au nom de l’humanité agonisante de
réunir l’Internationale ». Elle cite alors textuellement le propos, pris
« des mains de Groussier et de Guesde », tenu par le socialiste
Alexandre Varenne2, dans L’Evénement du 17 mai 1917 :

« L’Internationale n’est pas ce qu’un vain peuple pense... Elle ne


saurait être pour le moment, même si elle pouvait avoir une action
unanime, qu’un élément fort modeste, sinon négligeable, dans le
dénouement qui se prépare3. »

Jeanne Halbwachs veut donc comprendre que les majoritaires


rejoindraient les minoritaires si l’Internationale était une force
suffisante :

« Eux qui ont assisté aux réunions de l’Internationale, qui en sont


revenus leur brevet d’internationaliste en poche, ils nous révèlent le
grand secret : l’Internationale n’est rien, elle ne peut rien. [...] Nous
sommes des « dévots » exaltés, nous avons fait d’une ombre vaine,
d’une « utopie », un dieu tout puissant, et à genoux nous attendons le
« miracle »4. »

Pourquoi alors, dans tous les pays, tant d’agitations et


d’« humeur gouvernementale » au seul nom de l’Internationale?
« Zimmerwald, Kienthal, Stockholm, les convois de pèlerins vers vos
décors d’idylle ne sont pas, semble-t-il, aussi aisés à organiser qu’un

1. Ibid.
2. Il sera des quarante élus qui protesteront contre l’adhésion à la conférence de
Stockholm, donnée le 27 mai 1917, au lendemain de cet article, par le Conseil national
du Parti socialiste (cf. J. RAYMOND, « Varenne, Alexandre », in DBMOF, op. cit.
vol. 15, pp. 287-289).
3. J. HALBWACHS, « Volonté d’impuissance », in Le Populaire du Centre, 26 mai
1917.
4. Ibid.

111
voyage à Lourdes1. » L’Internationale a au moins le mérite de
réconcilier les pays ennemis dans une même « inquiétude
patriotique ». Qu’est-ce qu’une Internationale « squelettique »,
disait Jules Guesde en déc. 1916? Que pourrait une Internationale
aux « cadres brisés », demande aujourd’hui Alexandre Varenne?

« L'Internationale était et est encore un bel épouvantail. De loin, il


peut faire peur. Mais nous qui avons dressé le mannequin, nous
savons qu'il est bois pourri et oripeaux2. »

« C’est tromper involontairement les masses ouvrières et


paysannes que de faire naître en elles des espérances qu’on ne
pourra réaliser3 », avertit prudemment Hubert Rouger4. Faut-il
comprendre qu’il est nécessaire de persuader les masses qu’elles
sont impuissantes, qu’il n’y a plus d’espérance, s’interroge Jeanne
Halbwachs? Or, pour elle, « le réveil de l’Internationale, ce serait le
réveil de l’espérance sur la terre5 », comme le proclamait le sourire
du vieil ouvrier allemand.
Il faut attendre le 12 septembre 1917 pour voir les socialistes
majoritaires quitter l’Union sacrée, en réaction, entre autres, au
renouvellement d’Alexandre Ribot aux commandes des Affaires
étrangères, celui-là même qui leur avait refusé les passeports
nécessaires pour la conférence socialiste internationale de
Stockholm. La crise gouvernementale couve depuis juin 1917. Elle
durera jusqu’au 16 novembre 1917, date de la formation du
gouvernement de Georges Clemenceau, composé essentiellement de
radicaux, mais d’un style résolument plus autoritaire.

***
Les femmes dénaturées — Pour Jeanne Halbwachs, la
participation massive des femmes à l’effort de guerre, leur adhésion
à l’Union sacrée, leurs discours patriotes, leur haine prononcée pour
l’ennemi, leurs encouragements passionnés et la sécheresse de leurs
larmes, sont autant de résolutions scandaleuses. Faut-il que la faute

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Militant socialiste (cf. DBMOF, op. cit., vol. 31, pp. 349-350, et vol. 15, pp. 96-97).
5. Ibid.

112
en incombe au seul patriotisme? N’est-ce pas au féminisme lui-
même, à la tête duquel bataille une élite bourgeoise et intellectuelle,
que revient le plus grand tort, celui d’avoir profité de la guerre pour
asseoir ses ambitions citoyennes? Pour la secrétaire générale de la
section française du CIFPP, il n’y a pas d’autre combat à mener avant
celui de la paix. Le suffragisme vient après. Il ne vaut que s’il vient
renforcer l’entente entre les peuples. Sa raison d’être, ce doit être la
paix.
Le premier article de Jeanne Halbwachs, confirmant le
préambule de la rédaction, s’adresse exclusivement aux femmes.
Intitulé « Les privilégiées », il reconnaît leur souffrance, l’inquiétude
« perpétuelle », les privations, la solitude et les faiblesses
consécutives, mais il s’interdit toute comparaison avec ce qui est
infligé aux soldats : « Nous restons seules, mais nous restons. Et
toutes nos épreuves ne pèsent rien, ne sont rien, à côté de la douleur
des hommes. »

« La mode veut, je le sais, que chacun professe un noble mépris pour


la vie. On a dit, au récent Congrès socialiste, que dans l'humanité, et
en face de l'éternité, une génération d'hommes ne compte pas. Parole
monstrueuse et dénuée de sens que nous devons, nous surtout, nous
interdire de répéter. Comprenons donc enfin que nous jouissons d'un
immense privilège : nous ne mourons pas et les hommes meurent.
[...] Gardons en nous, nourrissons en nous, la pensée que nous
sommes les défendues, les privilégiées, les épargnées1. »

Les femmes devraient-elles payer ce privilège « par la docilité »,


comme le pensent certains, et ne pas se mêler de la guerre? Au
contraire, « une tâche très lourde, une très grande si nous le voulons,
nous attend après la guerre ». Alain n’a-t-il pas écrit à Michel
Alexandre, le 21 juin 1915, « nous aurons une terrible tâche à la
paix » ? C’est pourquoi, elle veut croire à l’importance de ce rendez-
vous hebdomadaire :

« Un petit de la classe 17 me disait hier, dans la gravité du départ, une


parole cruelle et inoubliable : « C'est tout de même une consolation
de se dire qu'il y aura toujours au moins les femmes qui resteront. »
— Oui, nous restons. Comprenons tout ce que cela veut dire. Et
préparons-nous à la mission que ces enfants, décidés à mourir, nous

1. J. HALBWACHS, « Les privilégiées », in Le Populaire du Centre, 9 janvier 1916.

113
laissent, et que tant d’autres avant eux nous ont laissée. [...] Chaque
dimanche nous nous retrouverons1. »

Mais les femmes, qui pleureront leurs morts, sobres dans la


douleur2, boiront plus volontiers au calice de la haine qu’à celui de la
miséricorde. « C'est ainsi que l'empereur d'Allemagne a pu conseiller
aux femmes allemandes de ne pas porter le deuil des soldats3 ».

« On nous ordonne de nous taire quand nos plaintes viendraient


troubler les combattants, leur rappelant la pitié, et tout ce que chacun
de ces hommes, leurs ennemis, a laissé, comme eux, derrière lui, de
tendresse. Mais on se sert de notre désespoir quand il fait de nous des
prêtresses de meurtre : vous ne devez pas aux morts des larmes, mais
du sang! [...] Respect pour les morts, mépris pour les vivants. Tel est
aujourd'hui le mot d'ordre4. »

Mais les deuils passent et rendent « plus facile l’acceptation »,


entretenant quelques désirs obscurs, morbides, de voir tomber avec
l’aimé « ses compagnons de jeunesse et de vie5 ». Dans Le Journal
du 18 octobre 1915, le colonel Feyler demande « combien d'êtres
chers les familles [...] verront-elles disparaître avant de crier à leur
gouvernement et à leurs généraux : Assez! Succombe l'Etat, mais
que je garde mon fils, mon frère, mon mari6 ». Pour Jeanne
Halbwachs, la résignation recèle « de la faiblesse ou de la lâcheté »,
et s’il est probable que toute protestation soit impuissante contre la
guerre, il est sûr que le silence travaille pour elle7.
Mais que les femmes en profitent pour légitimer leur
revendication, voilà ce qu’elle n’admet pas. En juillet 1916, dans un
article intitulé « A Strasbourg! Soldats! », elle se remémore cette
heure glorieuse où une femme, venue à la tribune, a « mêlé sa voix à
la grande tempête humaine de colères et d’espérances », pour

1. Ibid.
2. « Est-ce que les femmes ne riaient pas aux hommes qui allaient mourir? »
(cf. ALAIN, « Que chacun s’accuse », in Propos I, NRF, coll. Pléiade, p. 421).
3. J. HALBWACHS, « Les femmes en deuil », in Le Populaire du Centre, 16 janvier
1916.
4. J. HALBWACHS, « Le culte des morts », in Le Populaire du Centre, 15 février 1916.
5. J. HALBWACHS, « Les femmes en deuil », in Le Populaire du Centre, 16 janvier
1916.
6. BDIC, in Le Journal, 18 octobre 1915, GFP 18 (7979-12493).
7. J. HALBWACHS, « Les femmes en deuil », op. cit.

114
annoncer, « dans un élan de foi, ce que l’avènement politique des
femmes apporterait à l’humanité » :

« Les femmes sont des ouvrières de la paix. Instinct de tuer au fond


des hommes, dites-vous? Il est un autre instinct, une autre force,
l’amour des mères pour leurs petits. Les femmes sont toutes pour la
paix, elles sont cela avant toute chose. Quand les mères françaises et
les mères allemandes auront le moyen de réaliser leur volonté, elles
empêcheront qu’on leur prenne leurs enfants pour les tuer1. »

Mais des hommes qui applaudissaient, ce jour-là, soulevés par


l’espérance, « combien sont morts »? Et ces femmes « qui
avançaient vers la foule, les bras ouverts », « où sont-elles? Que
font-elles? » :

« Ces femmes? Mais, justement, les voilà. Elles se sont retrouvées, il


y a quelques jours, rue Las Cases, dans la salle du Musée social, qui a
entendu tant de protestations d’amour pour la paix. Le Conseil
national des femmes françaises y a tenu son assemblée. Elles étaient
toutes là... Sereines, sûres d'elles-mêmes, élégantes et correctes —
celles qui s'enveloppent de crêpe comme les autres. Que venaient-
elles faire là? M. Wilson a parlé de paix, Alphonse XIII a parlé de
paix, le pape a parlé de paix, il y a à Stockholm une mission Ford, il y
a Zimmerwald, il y a Kienthal, il y a Brizon, il y a Romain Rolland.
Venaient-elles, l’heure semble propice, moissonner toutes ces belles
branches d’olivier2 ? »

Non, mais Mme Avril de Sainte-Croix, ajoute Jeanne Halbwachs,


a fait adopter, comme conclusion de son rapport, le choix de
« Strasbourg reconquise » pour y tenir, après la guerre, la prochaine
assemblée du CNFF :

« Strasbourg reconquise, les drapeaux dans le vent, la musique. Des


fleurs, des fleurs pour parer les femmes qui, heureuses, l'ivresse de la
victoire au cœur, entreront dans la ville en cendre afin d'y tenir
l'assemblée du Conseil national des femmes françaises. [...] Les
boches nous ont rappris notre métier de femmes. Une tribune? Mais
non. Les galeries somptueuses autour de l'arène. Les hommes jouent

1. J. HALBWACHS, « A Strasbourg! Soldats! », in Le Populaire du Centre, 9 juillet


1916.
2. Ibid.

115
pour nous le tournoi de la guerre. Notre mission de paix? Ecoutez le
« Chant du départ » :

C’est à nous, épouses et amantes,


De donner, comme il plaît à Dieu,
La couronne au vainqueur qui chante,
Au martyr le baiser d’adieu1. »

En septembre 1931, Jeanne Alexandre trouvera les femmes du


Britannique Richard Aldington2 « exagérément monstrueuses »,
mais « vraies », une fois pensées « comme des civiles, installées
allégrement dans la guerre », et conclura avec l’auteur que le héros,
« ce n’est pas la guerre qui le tue, mais la cruauté féminine et
civile3 ».

A l’arrière, la vie continue

Car tous les civils sont responsables de la guerre, à leur manière.


Obstinément, les articles de Jeanne Halbwachs en font la
démonstration.

***
De la participation à l’insouciance

« Les femmes remplacent les hommes auprès du feu d’où sortent les
armes, elles tournent les obus à l’usine proche. A travers les flots
bleus de la mer et les risques mortels, des hommes apportent le
charbon qui va s’engouffrer dans les hauts fourneaux. La neige des
montagnes fond au soleil, délivrant l’herbe neuve, torrents et chutes
d’eau s’enflent sous les sapins aux pointes tendres; leur force se
retrouve dans le canon, à Verdun4. »

Certes, les femmes participent à l’effort de guerre, « et l’on


admire leur énergie autant qu’on célèbre leur habileté5 », mais

1. Ibid.
2. Poète imagiste et novelliste britannique (1892-1962), cf. www.imagists.org/
aldington.
3. J. ALEXANDRE, « R. Aldington : Vie et mort d’un héros », in LP, septembre 1931.
4. J. HALBWACHS, « Le mot prestigieux », in Le Populaire du Centre, 28 mai 1916.
5. J. HALBWACHS, sans titre, in Le Populaire du Centre, (date manuscrite du 3 sept.
1916).

116
« personne ne se demande en donnant ses deux sous à une femme
dans le tramway ce qu’est devenu l’homme dont elle porte la
casquette et la sacoche ».

« Si j'étais poilu, s'écrie M. Maurice de Waleffe1 — il est à regretter


que le si enlève à son affirmation quelque force — la vue de Paris
paisible malgré les boches à cent kilomètres me donnerait une
conscience de mon importance personnelle et de la magnifique
valeur de mon sacrifice bien autrement grande que si je voyais un
Paris tremblant de peur et suant d'angoisse2. »

Ainsi, la participation à l’effort de guerre se fait-elle dans


l’allégresse : « il faut être gais pour la France. [...] Redressez-vous,
les Allemands vous regardent ». Et cela parviendrait presque à faire
oublier la guerre, s’il n’y avait pas « ces semaines de sang [...]
marquées, pour les civils, par la réapparition d’un personnage
oublié, le soldat3 ».

« Place pour la vie dans la guerre! Etirons-nous. Il fait trop bon dans
la douce lumière revenue pour croire au mal et à la douleur. [...] Dans
la tiédeur de la chambre où tout est sec, où tout est propre, où le corps
transi se dilate, nous ignorons que nos hommes sont pris dans la
nature hostile, dans la pluie, dans la neige, dans le vent qui gerce le
visage et met des larmes aux paupières, dans la nuit. [...] Quand notre
lit s'ouvre, le soir, nous ne sentons pas l'horreur des vêtements qui
restent attachés aux membres las, dans la sueur et la poussière, des
sommeils où le corps torturé cherche en vain le repos. Sommeil de
bête traquée que l'alerte interrompt4 [...] »

Les civils auraient-ils oublié ceux qu’ils aiment? Ils « les ont
laissés partir [et] se sont habitués à vivre sans eux, consentant
d’avance à leur mort ». La mort? Dans l’« aventure » de Verdun? Ils
en parlent beaucoup, ils n’y pensent jamais.

« Notre chair se hérisse quand nous nous rappelons le suave


attendrissement sur nous-mêmes qui nous prend au plus léger
souffle de la maladie, l'impression presque heureuse d'être devenu

1. Journaliste et chroniqueur mondain.


2. J. HALBWACHS, sans titre, in Le Populaire du Centre, 3 sept. 1916.
3. J. HALBWACHS, « Si les civils voyaient ça », in Le Populaire du Centre, 11 mars
1916.
4. Ibid.

117
un objet très précieux, digne de tous les soins et de tous les
amours1. »

Les civils ne veulent pas savoir, ne veulent pas voir. Leur


imagination « est débile et peureuse ». « Si les civils voyaient ça,
écrivait un enfant de la classe 15, lors de notre dernière offensive, la
guerre ne durerait pas deux jours ». Mais les civils ferment les yeux,
« car ils craignent la révolte nécessaire » :

« Ils laissent tuer, par dizaine de milliers, chaque jour, enfants,


maris, frères, amis, tous ceux dont l'ardente aspiration monte vers
nous et implore : vivre, vivre, vivre encore! [...] Chacun de nous est
responsable de ce sang qui ruisselle avec les eaux gonflées et pâles de
la Meuse2. »

Jeanne Halbwachs voudrait sans doute qu’aucune journée de


civil ne se termine par les mots qui ferment son article : « Bon
travail, aujourd'hui! Ma paire de chaussette est finie ». Hélas,
l’indifférence s’installe, et le spectacle de la guerre est suivi comme
celui d’un combat dans l’arène, avec de vrais pronostics et
d’authentiques frissons :

« Le peuple c’est le soldat qui souffre la pire douleur et la mort, mais


c’est aussi nous, les civils et comme les princes, nous regardons des
gradins. Est-il vrai que nous nous détournions, pleins d’épouvante,
du crime que nous n’avons pas voulu? Est-il vrai que nous nous
refusions à entrer dans le jeu monstrueux. [...] Chaque matin, chaque
soir surgit l’émotion du communiqué; où en est-on? [...] Nous
parions comme aux courses. Nous prenons parti. Les uns sont pour
l’attaque, les autres pour les longues patiences. On se rit. On stratège
en chambre. [...] Ils s’irritent contre une guerre dont le spectacle est
monotone. Plus vite! Activez le jeu. Aux jours où l’offensive saigne,
une excitation attentive et ardente nous secoue, presque une
allégresse : il se passe quelque chose3 ! »

Jusqu’au jour de Pâques, « Jour de fête », qui voit chaque maison


parée et chaque civil sortir, proprement vêtu, « docile à l'appel du
soleil » :

1. Ibid.
2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Jeu de Princes », in Le Populaire du Centre, 23 avril 1916.

118
« La foule indifférente et lente charrie les mutilés anxieux des
regards qui les frôlent, les femmes en deuil, et les morts de demain,
le bracelet d'identité au bras, comme autrefois la chaîne des esclaves.
Des remous aux devantures. Les cloches revenues de Rome, les œufs
de Pâques, symbole millénaire, sont là, pour la convoitise des petits.
Il y a vingt ans, il y a dix ans, la même éclosion merveilleuse avait
éveillé la convoitise d'autres petits, dont la chair est mêlée
aujourd'hui à la terre tiède d'avril1. »

Mais personne n’oublie. Pour preuve, « tous les rubans sont


tricolores », « les œufs de toujours alternent avec les croix de guerre
géantes, les casques et les obus » :

« Avec le soir, qui élargit le ciel comme sur la plaine féconde ou le


champ de bataille, les gens rentrent chez eux, et ils célèbrent la joie de
la fête autour d'un gâteau à la crème. Pourquoi cette joie, ces beaux
habits, cette détente paresseuse et cet apaisement? Le canon, les
mines, les grenades grondent et explosent, là-bas. Les volutes des gaz
asphyxiants se déroulent dans la même atmosphère limpide où
s'inscrit la fumée bleue des toits. Les liquides enflammés projettent
leur brusque lueur. Les baïonnettes et les couteaux fouillent la
chair2. »

***
La vie sacrée des civils — « Il n'est pas naturel que la population
d'un pays se sépare en deux races, et que l'une se sacrifie pour
l'autre3 ». Pour Jeanne Halbwachs, il est également anormal, alors
que la guerre gronde à cent kilomètres, de se voir interdire le
meurtre par le code civil, de s’entendre prêcher les dix
commandements, de laisser les enfants « ânonner » le catéchisme et
« acquiescer à la floraison naïve et pacifique de mai4 ». La vie des
civils ne sera jamais plus sacrée que celle des soldats :

« De loin en loin quelque éclaboussement du feu de l'enfer les atteint


et les brûle. Quel soudain scandale! Nous sommes des neutres, nous

1. J. HALBWACHS, « Jour de fête », in Le Populaire du Centre, 30 avril 1916.


2. Ibid.
3. J. HALBWACHS, « Cruauté inutile », in Le Populaire du Centre, 6 février 1916.
4. J. HALBWACHS, « Le respect de la vie », in Le Populaire du Centre, 14 mai 1916.
Le paquebot Lusitania dont il est question a été coulé par les Allemands un an plus tôt
(le 7 mai 1915), entraînant la mort de 1198 personnes, dont 128 Américains.

119
sommes des civils, nous voulons qu'on respecte notre vie, car nous
savons que la vie est sacrée. Au nom des droits de l'homme et du libre
citoyen, nous voulons voyager tranquilles. Nous voulons bien
manger, boire frais, jouir d'une conversation aimable, dans les salons
du paquebot, au milieu de l'élégance des femmes et de la musique.
Sensibles et vertueux, nous savons nous indigner contre le crime.
Une ville flottante riche de mille, de deux milles hommes erre dans la
nuit, tous ses feux éteints. Elle s'enfonce dans l'abîme. L'eau monte
noire et froide. Les agonies sont silencieuses. L'immense cercueil de
fer retient les cadavres de ces hommes rassemblés en une unité de
combat. Ce n'est pas un crime, c'est la guerre. [...] Quelle est donc
cette étrange hypocrisie qui nous fait réserver toute notre pitié pour
ceux qui ne font pas la guerre, pour ceux que la guerre ne menace
pas? [...] Nous consentons à injurier la guerre de loin, de très loin,
quand nous sommes bien sûrs qu'elle n'entendra pas. Dès qu'elle se
rapproche nous fuyons, et soyez sûr que si les zeppelins venaient tous
les jours bombarder Paris, nous prouverions vite que c'est là une
nécessité de la guerre1. »

Michel Alexandre, comme l’atteste une lettre de janvier 1915


adressée à son père, ne pense pas autrement :

« J’admire qu’on se lamente parce qu’on reçoit du front bien des


lettres sombres et navrantes. Il faudrait en plus que ce soient eux qui
nous encouragent. [...] Il est vraiment trop fort que tant de gens bien
au chaud dans leur ville [...] se déclarent « mécontents », « anxieux »
ou même « inquiets » pour leur propre bien être... car enfin si les
zeppelins venaient... songez donc, ma chère... on pourrait nous aussi
risquer un tout, tout petit danger. [...] Non quand je devine cela dans
votre grande ville d’inconscients, je deviens enragé... Mais enfin on
ne sait donc plus là-bas que des millions d’hommes, tout près de
vous, souffrent les plus horribles souffrances, pourrissent dans la
boue glacée, et meurent en masse de toutes les maladies et n’ont
d’autres perspectives sous la pluie et le vent, que les prochains
combats où ils pourront autrement mourir [...] ces misérables et
infâmes pleurnicheries des gens de l’arrière. Vraiment il est temps de
crier silence à tous ces oisifs et plaintifs2. »

En France, parmi les civils, les femmes tiennent une place


privilégiée, ironise Jeanne Halbwachs dans un article de septembre

1. Ibid.
2. Bibliothèque de Chaumont, lettre de M. Alexandre à son père (janvier 1915).

120
1916. En Allemagne, « la guerre[...] ne moralise pas1 » : à Lille, les
Allemands, qui ont réquisitionné des Françaises pour le travail forcé,
ont essuyé une pluie d’injures. Ainsi, après Louvain2, Gerbevillers, le
Lusitania, Miss Cavell3, les « barbares » se distinguent une nouvelle
fois avec « Les esclaves de Lille », passant de tortionnaires et
d’assassins à « trafiquants de chair humaine »4. Les femmes de tous
les pays alliés ont donc « plaint leurs sœurs [et] maudit le peuple qui
inflige de telles souffrances » ; mais ce sont les mêmes qui ont
applaudi la mobilisation de 500.000 Roumains5 :

«Le beau départ pour la défense du droit! Pas de larmes dans les
maisons, ni de regrets chez ceux qui partent. les wagons à bestiaux
sont ornés de fleurs. Le soleil brille, l’air est léger. [...] La chair de
femmes souffre-t-elle plus de la douleur, de la maladie, de la fatigue
que la chair des hommes? Leur âme, de l’angoisse et du désespoir?
Non, certes, nous les femmes, nous savons bien que non6. »

Aucune disposition de la Convention de La Haye n’autorise le


travail forcé de femmes, remarque-t-elle. De là vient-il qu’on le
perçoive comme une atrocité :

« Nous, femmes, nous sommes pour une guerre légale, nous


l’acceptons et la respectons, comme les hommes sont pour une
prostitution réglementée. [...] Est-ce que les femmes, en ces temps de
fanatisme d’Etat, ne devraient pas comprendre et faire comprendre
enfin aux hommes qu’il faut juger la guerre comme les atrocités. »

Pour Alain, nous confie Jeanne Alexandre, la chose était


entendue depuis 1914 : « Les militants missionnaires et hérauts de la
Croisade pour la Paix, il les connaissait et les désignait d’un seul
mot : les civils7 ».

« De qui se moque-t-on? demande Alain [...] Il n’est pas vrai que vous
soyez des leurs. Ils vous nomment embusqués — entre eux et vous la

1. J. HALBWACHS, « Les esclaves de Lille », in Le Populaire du Centre, 21 sept. 1916.


2. Les Allemands ont incendié une partie de la ville, détruisant l’importante
bibliothèque de l'université.
3. Une infirmière britannique fusillée à Bruxelles par les Allemands, le 8 octobre 1915.
4. J. HALBWACHS, « Les esclaves de Lille », op. cit.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 53.

121
différence est infinie. Votre dette envers eux, si vous pensez en
homme, hors du troupeau, c’est les sauver de la mort. Non pas Union,
mais division des tâches. Aux soldats de faire la guerre, assurément;
aux civils, à nous tous de préparer sans relâche le retour de la paix1. »

Les civils ont donc le devoir sacré, en temps de guerre,


d’organiser la paix, car ils sont les seuls a en avoir les moyens. Les
soldats sont soumis à un régime qui les condamne à se taire2. En
auraient-ils le droit, qu’ils n’auraient pas la force de mener deux
batailles de front. Ainsi, en 1916, dans une adresse fermement
révolutionnaire, elle exhorte les ouvriers en guerre à se libérer eux-
mêmes, afin de libérer les autres :

« Libérez-vous et libérez-nous! Conquérez la pensée, car vous seul


possédez la force, et, comme les dieux, vous pouvez faire de votre
pensée de justice une réalité de justice. Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous. [...] Que toutes les femmes, que les mères, les
épargnées, soient les gardiennes de l'espoir. [...] C'est aux femmes à
nourrir le feu de l'espoir, au foyer, afin qu'au retour les hommes
échappés à la douleur le retrouvent vivant. C'est à elles de préparer
les enfants à leur impérieuse mission, de sacrifice peut-être, mais de
joie et de vérité. Qu'en cette fête du 1er mai elles relèvent le drapeau
rouge arraché aux mains des hommes3 ! »

Appel lancé dans « La vérité allemande » : « Hommes et femmes


du peuple ouvrier, la responsabilité de la guerre est en nous [...] Il n’y
a pas de choix! L’action est nécessaire! Levez-vous, hommes et
femmes! Manifestez votre volonté, faites entendre votre choix : A
bas la guerre4 ! ». C’est sans compter sur le dédain de Pierre
Renaudel. Un an plus tard, en mars 1917, rien n’a changé :

«Les civils continuent à pas tranquilles leur route dans la vie, vers la
vie. Ils vont à leurs affaires, et, bons patriotes, lisent le communiqué,
injurient les Allemands. Cela leur suffit. Ils oublient leur fonction
dans la guerre. Ils trahissent la foi des soldats en refusant de
l'accomplir5. »

1. Ibid., p. 54.
2. « L’armée est bien dite la grande Muette » (cf. ibid., p. 53).
3. J. HALBWACHS, article du Populaire du Centre archivé sans date, BDIC, fonds
Alexandre, FURes 99.
4. J. HALBWACHS, « La vérité allemande », in Le Populaire du Centre, juin 1916.

122
Et pourtant, « c'est à eux qu'appartient la conduite pacifique de la
guerre1 ».

***
Le soutien des vieilles forces spirituelles — L’exaltation
patriotique de la guerre par un petit bataillon d’intellectuels, trop
âgés pour s’illustrer au combat, sera durablement critiquée après la
guerre, notamment par Jean Guéhenno, en 1934, qui comparera « la
République des lettres » d’alors à « une profitable entreprise de
pompes funèbres », avec Maurice Barrès comme « maître des
cérémonies »2. « Nous étions le chœur des vieillards », écrira Paul
Desjardins une dizaine d’années après, « dont l’office [était] de
compatir et, à l’occasion, de diagnostiquer, d’arbitrer3 ». Jeanne
Halbwachs ne témoignera pas autrement : « En août 1914, toutes les
églises, dans les deux camps, avaient trahi Dieu et justifié la Force.
[...] Quant à l’élite consacrée de la pensée française, elle s’était
presque en son entier précipitée dans la servitude et engagée au
service du Moral des armées4. »
Au Populaire du Centre, elle veille à dénoncer régulièrement
Maurice Barrès, qui à la Une de l’Echos de Paris, entretient
quotidiennement le moral des Français, respectant par là son
« engagement » patriotique d’août 1914. Henry de Montherlant y
verra la vanité d’un homme5, critique que Jeanne Alexandre ne
manquera pas d’approuver en janvier 1928 dans sa chronique
littéraire6. Mais en 1916, l’engagement patriotique de celui que le
Canard enchaîné appelle « le grand Sachem de la tribu des
bourreurs de crânes », ne l’a pas surprise. L’homme est fidèle à ses
idées. La "trahison" viendrait davantage d’un intellectuel comme
Maurice Maeterlinck dont Jeanne Halbwachs reproduit en partie un

5. J. HALBWACHS, « Si les civils voyaient ça... », in Le Populaire du Centre, 11 mars


1917.
1. Ibid.
2. Cité par P. ORY et J-F SIRINELLI, Les Intellectuels en France, Colin, 1992, pp. 66-
67.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 54.
5. Cité par M. WINOCK, Le Siècle des intellectuels, op. cit., p. 166.
6. J. ALEXANDRE, « H. de Montherlant, Aux fontaines du désir », in LP,
janvier 1928, p. 45.

123
discours prononcé à l’occasion d’une manifestation organisée par la
Ligue des droits de l’homme au Trocadéro, le 7 janvier 1917 :

« Il ne s'agit plus seulement d'accabler nos bourreaux [les


Allemands] sous la réprobation de l'univers. Votre réprobation, ah!
ils s'en soucient bien! Ils sont tombés où la honte a encore des
dégoûts qu'ils n'ont plus! Il s'agit aujourd'hui de rendre le moins
meurtrier qu'on pourra les sursauts d'agonie, les dernières
convulsions d'un monstre ivre de rage et d'infamie. Il n'entend plus
les mots qui mènent à l'humanité : il n'est plus sensible qu'aux coups
qui matent les bêtes fauves : il faut donc le frapper où l'on peut,
comme on peut, quand on peut, tant qu'on peut, dans sa vanité, dans
ses affections, dans ses relations et surtout à la bourse et au ventre,
qui sont les deux sièges de sa vie... Il est temps de leur faire sentir par
des actes... qu'ils ne sont plus les égaux de personne sur cette terre et
qu'il y a désormais entre l'humanité et eux un abîme qu'ils ne
pourront franchir qu'après de longues années de pénitence, de
souffrance et d'humiliations, qui les auront enfin purifiés et rendus à
peu près semblables aux autres hommes1. »

Pourtant, le même homme a écrit, en 1902, dans Sagesse et


destinée : « C'est le mal qui est en nous qui supporte avec le moins de
patience le mal qui se trouve dans autrui2 ». Pour Jeanne
Halbwachs, une conclusion s’impose : « Pour la patrie,
M. Maeterlinck a sacrifié l'amour. [...] Pleurons donc les morts!
Pleurons M. Maeterlinck en même temps que les jeunes hommes
tombés sur le sol de sa Belgique ».
En mars 1917, Jeanne Halbwachs donne un premier aperçu de
cette propagande des « pédagogues3 » :

« Professeurs et philosophes, dans tous les pays, assis au combat à


leur table de travail, ont élevé, gigantesque et écrasant, le monument
des preuves. Et maintenant, ils s’avancent, ils cherchent le plein
soleil sur les routes du monde; leurs mains agitent des brochures et
des livres, jaunes, bleus, verts, gris : Lisez, lisez, et jugez! Les Alliés

1. M. MAETERLINCK, cité par J. HALBWACHS, « Un héros de l'humilité : Maurice


Maeterlinck », in Le Populaire du Centre, (s.d.) 1917, BDIC, fonds Alexandre.
2. M. MAETERLINCK, Sagesse et destinée, Ed. Charpentier, 1911, p. 304. Cité par
J. HALBWACHS dans l’article en question.
3. Terme cher à Alain lorsqu’il entreprend de régler ses comptes avec le système
éducatif.

124
ont été victimes d’une « odieuse agression », leur conscience s’étale
sur tant de pages, elle est vierge de toute volonté, de toute velléité
guerrière. Voilà des chiffres, voilà des dates, heure par heure, voilà
des textes : « Folie pangermaniste, exaltation de la haine et du
meurtre. » Voilà histoire, philosophie, ethnographie, démographie,
psychologie individuelle et collective, paléontologie, voilà des
preuves. Et les alliés, la voie une fois ouverte par cette armée de
belliqueux pédagogues, s’avancent eux aussi : Voyez, jugez! nous
sommes innocents, nous les très purs, les très doux, les très justes1. »

***
Cette courte, mais intense participation au Populaire du Centre,
de janvier 1916 à mai 1917, tient une place considérable dans la vie de
Jeanne Alexandre. L’ensemble de ses articles fixe son pacifisme de
manière définitive, et ses positions tout au long de l’entre-deux-
guerres le prouveront. L’ironie, la provocation, l’insolence de Jeanne
Halbwachs n’ont pas trop souffert de la censure, tant que n’ont pas
été abordés les thèmes de la fraternité entre les peuples et les accords
de paix sans victoire. Sa brève participation au Populaire du
Centre n’aura pas été inutile. Une lettre d’un professeur du lycée de
Limoges, qui a perdu ses enfants à la guerre, en porte un témoignage
touchant :

« [...] Dans les jours sombres qui suivirent [la mort de leurs enfants],
elle [sa femme] lut avec une émotion reconnaissante vos articles. [...]
Dans le flot sans cesse grossi d'ineptie et de haine dont nous inondait
— et nous inonde encore — la presse, toute la presse, quelques rares
voix, la vôtre surtout, si simplement humaine, lui allaient au cœur.
Tout ce que vous écriviez, elle le pensait — nous le pensions pourrais-
je dire, car nous n'avions à nous deux qu'une seule pensée — et elle
était heureuse de la voir exprimée par vous avec tant de conviction et
de force. [...] C'est le témoignage [...] d'une de ces mères, plus
nombreuses que ne le croyait le général Gallieni « qui pleurent leurs
enfants et ne veulent pas qu'on les venge », qui les pleurent jusqu'à
en mourir2 [...] »

En 1918, Jeanne Alexandre participe également avec son mari à


l’éphémère hebdomadaire La Plèbe. Christophe Prochasson nous dit
qu’elle y publie quelques maximes3. Le seul article que nous ayons

1. J. HALBWACHS, « Profitons-en! », in Le Populaire du Centre, 4 mars 1917.


2. BMD, dossier Jeanne Halbwachs-Alexandre, op. cit., Limoges 17 Décembre 1916.

125
recensé, intitulé « Le pèlerin mutilé », date du 1er mai 1918 et se
résume à deux colonnes blanchies.
Les groupes auxquels ont appartenu Jeanne et Michel Alexandre
ont montré leurs limites par leurs divisions et leur inertie. Fin 1917,
la rupture semble consommée : le couple s’est éloigné de la Ligue des
droits de l’homme et a quitté la SFIO, jugeant les pacifistes
minoritaires « trop falots1 ». Jeanne Alexandre continue à adhérer à
ce qui deviendra la LIFPL2, mais sans y tenir de grande
responsabilité. On note donc, avec la fin de la guerre, en plus d’un
certain découragement, une volonté de s’isoler. Pour Christophe
Prochasson, ce comportement n'est pas propre à Jeanne et Michel
Alexandre :

« Il a déjà été rencontré, à plusieurs reprises, au cours de la période


postdreyfusienne. Il atteste toutes les limites de l'intervention
militante des intellectuels qui sont à l'opposé des professionnels de la
politique. Ils en sont des dilettantes, soumis à la vague changeante de
leur humeur et de leur sensibilité3. »

Dilettantisme que nous serions tentés de nuancer. N’y a-t-il pas,


derrière ces luttes inégales, davantage qu’un goût prononcé pour la
chose sociale, la justice et l’égalité? Si cette volonté d’indépendance
et de solitude, partagée par Alain, limite la portée de leurs actes, elle
n’en réduit pas forcément la nécessité vitale. Par ailleurs, paramètre
important dans le recul de leurs activités à la fin de l’année 1917, le
couple Alexandre attrape la grippe espagnole à leur arrivée à Lons-
le-Saunier4. Longuement alités, ils s’abandonnent aux mains
bienveillantes de Félicie Halbwachs5, et, symbole s’il en est, ne
guérissent qu’avec l’armistice de Rethondes, le 11 novembre 19186.

3. C. PROCHASSON, op. cit., p. 110.


1. Ibid., p. 133-134.
2. Voir infra p. 211.
3. Ibid.
4. Le dossier personnel de J. Alexandre ne précise pas la date de nomination à Lons-
le-Saunier, mais celle d’entrée en fonction, soit le 1er octobre 1917 (AN, AJ 16 5831).
5. Entretien réalisé en 1978, op. cit.
6. Ibid.

126
Deuxième partie

Pour une indépendance


de la pensée
C HAPITRE IV

L’aventure des Libres Propos

« L'humanité n'est pas si pauvre, mais elle se croit


pauvre. La parole fait tout le mal; l'écrit doit réparer1. »
Alain

En octobre 1917, Alain blessé et démobilisé rentre à Paris. En


cette fin d’année, les Alexandre, qui se sont éloignés des
mouvements politiques, peuvent le retrouver par l’intermédiaire de
son égérie, Monique Morre-Lambelin, qui préserve jalousement sa
solitude. De 1917 à 1919, Alain à Henri IV, Jeanne et Michel
Alexandre au lycée du Puy, puis à Lons-le-Saunier, assistent sans
illusion à la fin des hostilités. Alain et son fidèle disciple ont en
commun, outre leurs échanges pendant la guerre, la correspondance
qui, remontant à la lutte contre la loi des trois ans (1913), les a
rapprochés autour de la question des Propos d’un Normand. Ces
textes, publiés à La Dépêche de Rouen, étaient menacés
d’interruption pour leur antimilitarisme et en raison de la liberté
d’expression exigée par leur auteur. Michel Alexandre avait incité
Alain à la modération, estimant cette interruption « intolérable2 ».
Et Alain, reconnaissant à son disciple de cette franche adjuration,
avait prolongé sa collaboration au journal jusqu’à ce que la guerre y
mette un terme plus irrévocable. Revenu du front avec une première
version de Mars ou la guerre jugée, Alain rêve déjà de reprendre son
ancienne et quotidienne discipline. C’est à Nîmes, où le couple
Alexandre a été nommé en 1919, que commence, dès 1921, l’aventure

1. ALAIN, « Lettre du 15 février 1921 », in Correspondance avec Elie et Florence


Halévy, Paris Gallimard, 1958, p. 272.
2. Lettre de Michel Alexandre à Alain, Musée Alain de Mortagne, 22 janvier 1913.
des Libres propos. Jusqu’en 1936, avec une interruption entre 1924
et 1927, la petite entreprise prend une place originale dans le paysage
de la presse de l’entre-deux-guerres.

L’âme des Libres propos

Jeanne Alexandre fera de la révolte d’Alain, contre la fatalité de la


guerre, « l’âme des Libres propos »1. Sans doute, cette révolte
partagée par l’ensemble des artisans de la revue pèse-t-elle dans la
balance, mais il ne peut y avoir de vie sans force : « une pensée aux
larges pieds, voilà ce qui mène le monde2 ». Et cette force motrice,
cette dynamique indispensable à la bonne marche de l’entreprise
sera en grande partie insufflée par Jeanne et Michel Alexandre.

Le couple Alexandre : un travail démesuré

L’héritage de Michel Alexandre, à la mort de son père, lui permet


le financement de la publication des Libres propos. Leur admiration
pour Alain, d’aucuns diront leur adulation, donne au couple
Alexandre l’énergie nécessaire à la réalisation de leur projet.
D’autant qu’Alain pose dès le début ses conditions : il n’est pas
question de publier quoi que ce soit si les Propos ne sont pas
accompagnés de « couverture », c’est-à-dire d’annexes ou de
compléments. Jeanne et Michel Alexandre, n’ayant « ni l’un ni
l’autre le goût d’écrire [sic] », s’en effraient d’autant plus que « la
perspective d'être aux côtés d'Alain [fait] revivre les affres de
l'élève3 ».
L’autre contrainte, c’est le temps. Mme Morre-Lambelin —
également appelée « Tante Monique » — et porte-parole du
« maître » vénéré, ne voit pas d’autres possibilités qu’un tirage
quotidien pour préserver, comme à La Dépêche de Rouen, l’actualité
de chaque Propos. Finalement, afin de ménager les forces, l’idée de
la revue hebdomadaire l’emporte. « La providence » leur fait
rencontrer Claude Gignoux, maître de la petite imprimerie

1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 8.


2. ALAIN, « Propos 112 », in Propos II, Gallimard, op. cit., p. 152, 5 novembre 1909.
3. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 17. A noter
que Michel Alexandre n’a jamais été l’élève d’Alain.

130
coopérative La Laborieuse et, qui plus est, « admirateur chaleureux
de la pensée d’Alain »1. La mise en route est difficile, et il ne faut pas
moins de trois mois pour lancer le premier exemplaire, le 10 avril
1921. La correspondance entre Mme Morre-Lambelin et les
Alexandre est quasi quotidienne. C’est avec elle que sont prises
toutes les décisions techniques, et c’est elle qui tient la comptabilité
« rigoureuse » des Libres propos : « elle a été pour nous un
auxiliaire sans nulle défaillance2 », écrira Jeanne Alexandre.
Mais outre cette aide précieuse, les Alexandre ont l’ensemble de
la publication et toutes les annexes à organiser, c’est-à-dire six pages
par semaine sur les vingt que compte la revue en 1921. Michel
Alexandre s’occupe principalement de réagir sur les événements et
les idées politiques qui font l’actualité, la chronologie du mois « dont
la courbe perm[et] de mesurer [sa] fatigue3 ». Jeanne Alexandre
s’occupe de la partie culturelle de la revue. Cette répartition des rôles
ne varie pas tout au long de l’histoire des Libres propos. Alain a peu
de contacts avec eux. Il écrit chez lui et envoie ses papiers par
l’intermédiaire de Monique Morre-Lambelin : « Pour suffire à tout,
vous ferez très bien d’abord4 », leur écrit-il pour commencer. Ce qui
est largement préjuger de leurs forces. Du reste préjuge-t-il aussi des
siennes. Dès avril 1922, la revue ne paraît plus que deux fois par
mois. Cette seconde année attire aussi de nouveaux collaborateurs;
bonne nouvelle, en soi, car la venue au pouvoir de Raymond
Poincaré, nommé par Alexandre Millerand, sonne le branle-bas de
combat, et l’actualité politique ne leur laisse plus aucun répit. Les
pages de couverture sont désormais au nombre de 16 pour 15 propos.
Le labeur s’accélère, épuisant la petite équipe. En février 1923, une
lettre de Roger Martin du Gard rend hommage au travail effectué par
Michel Alexandre entre le 15 décembre et le 15 janvier :

« J'admire profondément votre travail. [...] Ce résumé que vous


faites des événements [entre le 15 décembre et le 15 janvier5] me
paraît simplement prodigieux. Être en plein chaos, et le dominer, —
en pleine tourmente de sable, aveuglante, et garder les yeux si grands

1. Ibid., p. 18.
2. Ibid., p. 20.
3. Ibid., p. 47.
4. Ibid., p. 22.
5. Précision apportée par J. Alexandre dans Esquisse..., op. cit., p. 64.

131
ouverts, — cribler, filtrer à mesure tout ce qu'il faut retenir de ce
torrent boueux, cela me semble la tâche la plus difficile que l'on
puisse se donner. J'aime surtout quand votre passion secrète vibre en
dessous et ne s'exprime pas1. »

Dans une lettre au colonel Emile Mayer, de novembre 1923, il


parle du « désintéressement d’apôtres2 » avec lequel travaillent
Jeanne et Michel Alexandre. La quatrième année, l’équipe
submergée opte pour le mensuel. En revanche, les cahiers s’étoffent,
tandis que les Propos sont ramenés à la dizaine, ce qui donne un
fascicule de 40 à 48 pages. Alain semble partager le soulagement des
deux principaux rédacteurs. La cinquième année s’arrête « à mi-
côte » et s’ouvre sur une période de relâche de deux ans et demi,
d’octobre 1924 à mars 1927. Dans le dernier numéro de cette
première période, Jeanne Alexandre témoigne de la difficulté
proprement intellectuelle de sa tâche :

« L'impatience d'avoir trop lu et trop rejeté, conduisait à admirer


parfois trop vite; et trop peu, d'autres fois, par hésitation et
précaution. Mais surtout l'inquiétude de devoir former et formuler
un jugement solitaire a souvent fait naître la tentation — non
toujours surmontée — de jouer au critique. Rôle déplaisant,
intenable presque; car la secrète honte de marchander, contester,
malmener, corriger, faire la moue du pédant, la gêne de prétendre à
l'arbitre et au connaisseur, émoussent la puissance de juger. Or, il
faut juger de gré ou de force. [...] Et puisqu'il n'est pas de milieu entre
le jugement catégorique, absolu, brutal, qu'il faut oser et pouvoir, et
le jugement honteux, vaine et balbutiante apparence, c'est sans
regret que le chapitre des livres s'interrompt aujourd'hui en ces
cahiers3. »

La deuxième série des Libres propos (mars 1927 - septembre


1935) ne sera pas plus reposante pour nos deux disciples. Certes,
l’équipe s’agrandira, mais les annexes se développeront à mesure
que l’actualité deviendra plus brûlante.

1. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à M. Alexandre du 5 février 1923 »,


Correspondance générale (III), 1919-1925, NRF, 1986, p. 207.
2. Ibid., p. 254.
3. J. ALEXANDRE, « Projet de bibliothèque par âges », in LP, 15 octobre 1924, pp. 51-
52 (IV).

132
Une jeunesse au contact des grands

Alain souhaite que son Journal soit un atelier ouvert à tous, et


surtout à la jeunesse, mais déconseille toute publicité à cet égard :
« Ne vous donnez pas l’ennui d’avoir à lire et à éliminer parmi des
envois vaseux. Laissons bien s’établir la publication et la doctrine1 ».
Dès la première année, les portes du « vaste atelier vide » sont donc
grandes ouvertes, mais presque personne ne s’engouffre dans
l’aventure. Un jour enfin, Antoine Roche vient « en éclaireur de la
jeunesse » à Nîmes. Accueilli à bras ouverts, il révèle à Jeanne et
Michel Alexandre que les élèves d’Alain « cherch[ent] assidûment
les propos sans oser [lui] en parler, pour le plaisir d’y retrouver tels
moments des cours et de s’y retrouver eux-mêmes ». Le premier
appel aux lecteurs a lieu le 11 novembre 19222 : André Buffard,
Georges Bénézé, René Terron, et tout un groupe de jeunes
collaborateurs, élèves d’Alain à Henri IV pour la plupart, l’entendent
et viennent rompre l’éprouvante solitude dans laquelle la revue s’est
installée. Malheureusement, la plupart — par « timidité », nous dit
Jeanne Alexandre, mais peut-être aussi par prudence — ne signent
que de leurs initiales, ce qui rend aujourd’hui le travail
d’identification presque impossible.
Ainsi, les jeunes apprentis travaillent-ils auprès de personnalités
plus aguerries du monde des sciences et des lettres. Maurice
Halbwachs, par exemple, ouvre une chronique intitulée « Les
Carnets du sociologue », et Charles Gide fait reproduire certains de
ses articles de L’Emancipation. Pourtant, tous les amis d’Alain,
fidèles ou disciples, ne répondent pas à l’invitation, tout au moins à
l’occasion de la première série. Parmi eux, Jean Prévost, André
Maurois, Elie Halévy. Alain serait-il peu fréquentable pour qui
brigue une carrière universitaire? Cela n’empêche pas les amitiés de
durer. La période d’interruption volontaire survient au moment
même où les élèves de l’Ecole normale sont particulièrement
disposés à agir : Jean Laubier, Georges Canguilhem, parmi les plus
fidèles, sont arrivés à la fermeture, et leur impatience est aussi une
raison de la reprise en 19273. « Dans son combat pour la paix, Alain
se fonde sur deux alliés : le citoyen et le prolétaire. La jeunesse

1. Ibid., p. 22.
2. Ibid., p. 45.
3. Ibid., p. 71.

133
[devient] son troisième allié, le plus proche de lui et peut-être le plus
sûr »1. Aussi demande-t-il à Michel Alexandre de ne pas les
« décourager » pendant une année et de les accueillir sans
restriction. Il fait même de lui « le chef de tous ces jeunes2 », quand
Michel Alexandre attend pour sa part de l’aide et un partage du
travail3. En 1932, nommé en classe d’hypokhâgne à Henri IV, il
confie d’ailleurs une grande partie des annexes au « dévouement
inépuisable » de Georges Canguilhem. En 1934, absorbée par la
montée du fascisme et « détournée par la propagande », l’équipe
« plie sous un travail inhumain, et ce malgré le renfort de jeunes :
Ulm, normaliens de Saint-Cloud, avec Georges Lamizet et un
vigoureux et virulent afflux de Sévriennes animées par Suzanne
Vayssac »4.

Une ambition récompensée

Les Libres propos s’ouvrent sur trois univers assez distincts. La


pensée d’Alain en première partie, toujours alerte et attentive à
l’actualité, mais dépassant la stricte pensée politique, économique,
sociale et culturelle. En tête de volume, elle se distingue par une
typographie et une mise en pages plus aérée que dans le reste du
Journal. La seconde partie, dans laquelle Alain figure rarement,
développe et analyse les événements politiques majeurs et leurs
répercussions. Elle est « l’Histoire objective de la planète5 »,
alimentée par une réflexion ouverte. La troisième partie est
essentiellement consacrée aux livres. C’est incontestablement
l’univers de Jeanne Alexandre, un univers destiné, « en principe,
plus qu’en fait », à chasser le temporel au profit du spirituel. Elle s’y
distingue par l’abondance et la qualité avérée de ses critiques. Plus
de 430 articles recensés, dont un peu plus de 400 critiques, sur plus
de 230 auteurs analysés, de 1921 à 1935, dont un tiers de traductions.
Ses choix, très représentatifs de l’actualité littéraire de l’entre-deux-
guerres, sont une intéressante illustration des principales
préoccupations de son temps.

1. Ibid., p. 74.
2. ALAIN, lettre à Michel Alexandre d’avril 1927, Bibliothèque de Nîmes.
3. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 73.
4. Ibid., p. 127.
5. Ibid., p. 47.

134
Petit à petit, et à mesure que l’équipe se renforce, diverses
chroniques viennent se glisser entre ces grandes parties, certaines
s’intégrant à la seconde ou à la troisième, les autres prenant leur
autonomie. Ainsi, un « Sottisier », placé en fin de volume, d’abord
inspiré par le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, prend vite
un « tour polémique très positif et [sert] évidemment de pilori ». La
chronique tenue par Monique Morre-Lambelin, « Le Ciel », et qui
décrit la carte céleste, invite elle aussi à sa manière « à méditer loin
de la bagarre1 ». Mais, dans l’ensemble, en dépit d’une volonté
d’échapper au temporel par quelques libertés spirituelles, la
politique est au cœur des Libres propos qui sont, « de bout en bout,
la guerre jugée2 », rassemblant tous les écrits d’Alain sur la guerre,
pour qui « le journalisme [est] une obligation jurée3 ». N’a-t-il pas
écrit en février 1924 : « Tout est politique dans ces feuilles malgré
l'apparence4 ». Ce qu’exprime autrement un propos antérieur :

« [...] que ne pourrait-on pas espérer si les journaux, au lieu de servir


les ambitions, exerçaient seulement la fonction du spectateur et du
juge? Et au lieu de dire que c'est impossible, il faut le faire comme
nous faisons en ces feuilles, menant cette bonne révolution qui vise
moins à détrôner les rois qu'à les rendre sages5. »

Pour Jeanne Alexandre, la politique a pour fin majeure


d’empêcher la guerre, et c’est bien l’ambition première de ce petit
groupe d’intellectuels, faisant de chaque cahier un acte politique,
avec toujours ce « souci de joindre le sentiment populaire et la plus
haute philosophie6 ». Et si le niveau des ventes illustre la fragilité de
l’entreprise, l’ambition des Libres propos sera récompensée par
quinze années « d'un commerce incessant » pendant lesquelles « la
paix, la confiance et la belle humeur, même aux temps sombres,
n’ont guerre cessé de briller au ciel des Libres propos7 ». Cette
aventure, à laquelle la jeunesse apporte sa fougue, leur « donne des
ailes », et « chaque nouvelle série [...] dépasse presque toujours [les]

1. Ibid. p. 47.
2. Ibid., p. 26.
3. Ibid., p. 54.
4. ALAIN, « Propos CL », in LP, février 1924.
5. ALAIN, « Propos CXC », in LP, 2 octobre 1921.
6. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 73.
7. Ibid., p. 19.

135
espérances »1. Elle éclaire la volonté proprement alinienne de
« rester seul et [de] se vouloir plusieurs, [de] se vouloir tous2 ».

Influence d'Alain ou fusion de pensée

Dans son Esquisse, Jeanne Alexandre verra les Libres propos


« comme la trace ou le témoignage des actions politiques3 » d’Alain.
Si son influence est décisive dans l’élaboration de ce Journal
d’opinion, l’exigence de liberté et de contradiction n’en limite-t-elle
pas naturellement la portée?

L’ombre d’Alain

Nous l’avons dit, Alain travaille chez lui, au Vésinet, protégé dans
sa solitude par son égérie, et « refus[e] le plus souvent de donner des
conseils », si bien que ses collaborateurs renoncent vite à le
consulter4. L’appartenance politique d’Alain est difficile à définir.
Elle est du reste incompatible avec ses idées. Il se dit radical, mais
n’adhère à aucune force politique. Plus exactement, il se vante d’être
« le seul représentant » du « Combisme intégral »5. Il est, en
revanche, assez critique à l’égard des socialistes qu’il juge « sots » et
trop facilement tyranniques. Michel Alexandre se souviendra de sa
première rencontre en 1908 : « On m’a dit que vous étiez socialiste?
A votre âge?... Alors déjà idiot6 ? ». Mais la Première Guerre a
éloigné les Alexandre des partis et des groupes, et sur ce plan, ils
s’accordent avec leur maître : « La sottise des cercles, qui passe
toujours l’attente, vient de cette politesse agréable pour tous, car il
est aisé de ne pas dire beaucoup7 ». En revanche, la victoire du Cartel
des gauches, en 1924, qui unit socialistes et radicaux contre le Bloc
national, rend Alain parfaitement heureux. Si bien qu’il leur écrit :

1. Ibid., p. 65.
2. Ibid., p. 29.
3. Ibid., p. 130.
4. Ibid., p. 37.
5. ALAIN, « Propos LXVII », in LP, 1er juin 1921, p. 133 : « Le Combisme n’est autre
chose que l’action permanente de l’électeur sur l’élu ».
6. ALAIN, cité par M. ALEXANDRE, Hommage à Alain, op. cit., pp. 100-101.
7. ALAIN, « Propos XXIX », in LP, 24 avril 1921, p. 54.

136
« Nous serons Combistes ensemble, comme nous le fûmes et même
à l'aile gauche1 »!
A de rares occasions, le « maître » impose ses vues, mais toujours
avec une certaine dérision. Ainsi cette lettre du 10 novembre 1931, à
propos d’un ouvrage de Sergio Solmi qui lui est consacré :

« L’occasion a manqué hier soir pour traiter de la question Solmi, je


veux dire légiférer à la manière de Solon. D’ici à six mois, j’interdis
toute négociation, publication, traduction, tout extrait et tout
commentaire, toute objection, réclamation ou remontrance,
concernant le livre de Solmi. Cette décision a été communiquée à la
Tante Monique hier. Je la communique maintenant à vous. Ici se
terminent mes pouvoirs. Ayant ainsi décidé, je m’en vais, comme
Solon, c’est-à-dire que vous n’avez aucun moyen direct ni indirect de
changer la loi2. »

S’il y a des « discussions » et des « divergences », elles se


produisent donc « sur le mode détaché »3. Par ailleurs, les
principaux rédacteurs des Libres propos reçoivent le soutien d’Alain
dans toutes les affaires qui les opposent à leurs contradicteurs. Et
quels que soient les scandales, il a de « violents scrupules de
confiance à l’égard des siens4 », si bien qu’il les cautionne
aveuglément et au mépris des offenses.
L’influence d’Alain sur la jeunesse, c’est-à-dire plus certainement
sur ses élèves d’Henri IV et de Sévigné, est rapidement décriée, et il
n’est pas recommandé de s’inspirer trop exclusivement du maître
aux concours de l’agrégation. En novembre 1928, à l’occasion de la
pétition des normaliens sur le refus de commander, certains essaient
d’attribuer le mouvement à son influence et à celle des Libres
propos. Ce à quoi Michel Alexandre rétorque :

« Cela seul, cette hardiesse neuve, ce tranquille refus d’incorporation


de l’esprit, justifierait assez la place que nous faisons ici à la pétition
des Normaliens. [...] Mais surtout, il nous plaît de confirmer ainsi en
leur sottise ceux qui n’osant croire aux initiatives de la jeunesse, ont

1. Lettre d’Alain à J. et M. Alexandre du 18 mai 1924, Nîmes, op. cit., MS 801 II.
2. Note à l’attention de l’équipe des Libres propos, et peut-être spécifiquement à
J. Alexandre qui s’occupait de la rubrique des livres. Nîmes, op. cit., MS 801 II.
3. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 19.
4. Ibid., p. 100.

137
prêté aux anciens des Libres propos l’honneur immérité d’avoir
provoqué cet éveil1. »

Cela n’exclut pas, bien entendu, la pleine et entière adhésion de la


revue, ni sa « surprise, presque toujours joyeuse, à chaque nouvelle
manifestation » de la jeunesse. Albert Thibaudet2, dans La
République des professeurs3, s’intéresse de près à cette influence, et
son analyse en faveur d’Alain, dont il apprécie les Eléments d’une
doctrine radicale, va à l’encontre de ceux qui la juge préjudiciable à
la jeunesse.

L’idée de liberté

« La tyrannie d'opinion était telle en 1921 que pas un propos


n'aurait pu trouver libre place dans la presse de Paris ou de
Province4 », écrit Michel Alexandre, en 1922, dans la notice NRF des
Libres propos. Or, la doctrine alinienne part du principe que la
liberté d’expression est une composante du Contrat social. Raison
pour laquelle Alain s’est engagé à quarante-six ans, en août 1914 : si
le Contrat social veut l’obéissance aux règles communes, il libère la
critique de toute contrainte :

« [...] et qu’il plaise ou non à Messieurs les Politiques, je prends


l’occasion de dire encore une fois que cette licence d’écrire est
naturellement payée, selon mon opinion, de la résolution d’obéir5. »

Sans quoi, il n’y a pas d’équilibre, et le contrat est rompu. Ainsi


préférait-il être esclave de corps (au front), qu’esclave de la pensée (à
l’arrière). Ce principe de liberté, s’il vaut pendant la guerre, est
encore plus vrai en temps de paix :

« [...] faire la guerre encore, si le nombre en décide ainsi. Mais que la


pensée commune [...] soit encore privée de son âme et de sa lumière,
à cela je dis non. L'indignation fait les vers de Juvénal; l'indignation
trouvera du papier, de l'encre, des presses6. »

1. Cité par J. Alexandre, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., pp. 81-82.
2. Cf. P. MERCIER, « Thibaudet A. », in Dictionnaire des intellectuels français,
op. cit., p. 1347.
3. Grasset, 1927.
4. Cité par J. Alexandre, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p 70.
5. ALAIN, « Propos XXII », in LP, 30 avril 1921, pp. 43-44.

138
Logique radicale qui le sépare de Jeanne Alexandre sur le terrain
de l’objection de conscience. S’il se réjouit « de voir un nombre
toujours plus élevé d'élèves maîtres refuser de participer à la
préparation militaire supérieure1 », il le fait en vertu de son hostilité
à la hiérarchie, et non pour juger un service imposé par la nation :

« C'est viser trop loin que de s'efforcer à supprimer l'Etat militaire.


Pourquoi pas la Police et l'impôt aussi. [...] La précaution la plus
efficace serait d'affirmer à la fois la résolution d'obéir et celle de
critiquer. [...] Cette position est encore peu comprise parce que le
mouvement naturel et premier est de se jeter d'un extrême à un
autre2. »

Cette liberté d’expression, « premier principe de la Charte, [...]


dont la solitude est le moyen3 », s’accompagne dès le début des
Libres propos d’une absence volontaire de publicité, et ce malgré
une trésorerie des plus incertaines : « En être et ne pas en être; jouer
le jeu et en refuser les règles. C’est à ce journalisme intemporel
qu’ont toujours appartenu les Libres propos; l’aventure nous
enchantait4 ». Et lorsque Gallimard offre son label de 1922 à 1924,
dernière année de la première série, Alain écrit au couple Alexandre :
« En ce qui concerne Gallimard, rester libre. [...] Il est agréable d’être
libre. Peut-être n’est-ce encore arrivé à aucun auteur5 ». Cette
liberté, que Jeanne Alexandre vénère religieusement6, elle la
célébrera encore en conclusion de son Esquisse :

« Si on peut lire Histoire de mes pensées comme un traité de la


liberté, on a vu que les Libres propos pouvaient être définis comme
une expérience de la liberté. C'est par là que leurs 14 volumes ne
seraient pas tout à fait subalternes dans l'œuvre d'Alain. [...] Journal
intemporel, deux mots incompatibles. C'est pourtant cela qu'Alain a
réussi. Et je veux tout de même dire combien l'aventure a été pour
nous et pour quelques autres merveilleuse, incroyable, la plus haute
et la plus libre7. »

6. ALAIN, « Propos CLVIII », in LP, 31 octobre 1921.


1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 107.
2. ALAIN, in LP, 17 août 1935.
3. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 24.
4. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 21.
5. Lettre d’Alain à J. et M. Alexandre, Nîmes, op. cit., 28 juin 1921.
6. Interview réalisée par son neveu, op. cit.

139
Un combat permanent entre pertes et profits

Une entreprise fragile et provocante

L’opposition farouche au traité de Versailles1 constitue le premier


corollaire de cette liberté, ainsi que la question toujours en suspens,
dans le contexte de la Ruhr occupée depuis janvier 1923, des
responsabilités alliées. « Le défi aux pouvoirs et la critique obstinée
du traité de Versailles comport[ent] encore quelques risques », écrit
Jeanne Alexandre, mais il s’agit « plus de velléités de censure et de
sanctions que de réelle menace »2. Ainsi Michel Alexandre reçoit-il
certains « conseils de prudence amicaux3 » d’un inspecteur général
de philosophie. Quant à Alain, personne n’ose s’y frotter4, en dépit
des hostilités :

« L'attitude d'Alain mécontentait presque tout le monde; il refusait à


la fois le militarisme et l'Objection de conscience, la guerre et la
révolution; il récusait à la fois Poincaré et Lénine5 [...] »

Dans une lettre du 5 août 1920, Elie Halévy lui écrit : « Si tous les
partis te considèrent, te tolèrent, te respectent, c'est que tu es une
énigme pour tous6 ». Le retour de Raymond Poincaré au pouvoir, en
janvier 1922, celui qu’Alain appelle sans précaution « l’homme
trompette » ou « l’homme sanglant », qu’il déteste et pique de son
« coupe choux », met le feu aux poudres7. A la rentrée d’octobre,
Michel Alexandre est convoqué en tant que rédacteur en chef et
gérant des Libres propos, par le recteur de Montpellier, « pour
s’entendre dire que la position d’Alain et la sienne [sont]
inadmissibles et qu’il [faut] changer ». Le professeur promet de
communiquer sa réponse après avoir consulté son maître. Jeanne
Alexandre, à son tour, reçoit la visite dans sa classe de l’inspecteur de

7. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 141.
1. Signé le 28 juin 1919.
2. Ibid., p. 39.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. A. SERNIN, op. cit., p. 223.
6. E. HALÉVY, « Lettre du 5 août 1920 », in Correspondance avec Elie et Florence
Halévy, op. cit., p. 265.
7. ALAIN, « Propos XLI », in LP, 24 juin 1922.

140
l’Académie de Nîmes, qui l’enjoint paternellement de modérer son
mari. La réponse d’Alain est immédiate : « nous obéirons dans
l’instant. Nos cahiers ne paraîtront plus. A une seule condition :
qu’on nous en donne l’ordre écrit1 ». Refus des autorités qui jugent
l’acte trop « antilibéral »2. Le propos du 11 novembre 1922 confirme
sa décision : « Je repousse les menaces, et j’attends les ordres3 ».
Cependant, la vraie fragilité de l’entreprise tient surtout à sa
trésorerie et au nombre insuffisant d’abonnés et de ventes. Alain, dès
la deuxième année, « [peut] mesurer les limites de l’instrument :
celle de [leur] force de travail4, de [leur] sens pratique aussi! Les
abonnés [viennent] lentement5 [...]». Mais ne pas être lu est aussi
une garantie de liberté, et donc de qualité : « [...] profitons, mes
amis, de ce temps où nous n’avons pas de lecteurs. Et puisse-t-il
durer6 ». Avant d’ajouter dans une lettre à Jeanne et Michel
Alexandre : « Il faut prévoir un désabonnement général, suivi de
trois ans d'insuccès. Il faut que nous puissions en rire. [...] Il est
agréable d’être libre7 ». Les abonnés sont principalement des amis et
des élèves : 45 abonnés seulement au démarrage de la revue en avril
19218. Mais la règle est stricte : « il n’est fait aucun service à titre
gracieux, l’œuvre se passant de critiques9 ». Un premier appel aux
lecteurs apparaît alors dans le numéro du 11 novembre 1922 : « [...]
comme il est clair qu’ici les moyens habituels de publicité ne sont pas
acceptables, c’est aux lecteurs eux-mêmes qu’il appartiendrait
d’entreprendre une propagande10 [...]». Et certains de constater
amèrement, tel Romain Rolland, qu’Alain écrit « pour vingt
personnes11 ». Une fois lancée, la seconde série comptera au
maximum 1000 abonnés12.

1. Cité par J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 44.
2. Ibid.
3. ALAIN, « Propos CXI », in LP, 11 novembre 1922.
4. Celle de Jeanne et Michel Alexandre, en l’occurrence.
5. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 40.
6. ALAIN, « Propos XXIX », in Libres propos, 24 avril 1921.
7. Lettre d’Alain à J. et M. Alexandre, Nîmes, op. cit., 28 juin 1921.
8. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 21.
9. Ibid.
10. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 45.
11. Ibid., p. 28.

141
Au rythme des affaires : scandales et irréductibilités

L’épisode de la rue Fondary a montré avec quelle indifférence


Emile Chartier et les siens font face au scandale. Les Libres propos le
confirment tout au long de leur existence1.

***
Une révolution scientifique diversement appréciée — Alain est
hostile aux sciences qui ne vont pas dans le sens du progrès social.
Ainsi en est-il de la psychologie qui est contemplation de soi, ce qui
est « sottise que l’on contemple », c’est-à-dire « esclavage »2. De
même des statistiques et de l’industrie lorsqu’elles s’accordent à
penser que la vie humaine peut entrer dans un projet « à la manière
du fer, du bois et de la pierre3 ». D’où l’on comprend que son
opposition au progrès tient plus généralement à son refus de
l’injustice. Ainsi en est-il de l’électricité qui fait trop oublier quelle
main-d’œuvre laborieuse elle présuppose, et de tous les conforts qui
semblent tombés du ciel, mais qui ont leur source dans la souffrance
humaine. Et les aliniens d’opposer, par exemple, au culte de la
vitesse celui du bon sens partagé :

« Nous [Alain et les siens] ne voulons point croire que l’éblouissante


et bruyante vitesse ait changé si peu que ce soit le conflit des maîtres
et des esclaves. Nous cherchons l’égalité non pas dans les années-
lumière et les manèges d’atomes où le bon sens se noie, mais dans
l’antique arithmétique et dans la vieille géométrie, et dans la
mécanique d’Archimède et de Galilée, devant qui tous les hommes
sont égaux. [...] Descartes a écrit que « le bon sens est la chose du
monde la mieux partagée »4. »

C’est l’esprit que le monde moderne doit s’appliquer à éclairer, et


« ceux qui n’élèvent point la pure justice comme une lampe ne savent
pas ce qu’ils voient5 ». C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre

12. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 141. Selon
J. Alexandre, il n’existe aucune archive des comptes de l’entreprise, les papiers du
trésorier René Monnot et la liste des abonnés ayant disparu pendant la guerre (ibid.,
p. 42).
1. Ibid., p. 12.
2. ALAIN, « Propos 138 », in Propos II, Gallimard, op. cit., 190.
3. Ibid.
4. ALAIN, « Contre les nouveautés », in Propos I, Gallimard, op. cit., p. 1301.

142
son hostilité aux théories d’Einstein, comme une réfutation d’ordre
moral, dans le souci de préserver les sciences premières, accessibles
à tous et par là plus vraies, c’est-à-dire plus justes.
Jeanne Alexandre, convaincue, s’attaque aussi, au fil de ses
critiques littéraires, à ces sciences nouvelles qui, comme en témoigne
leur fréquence au sein des Libres propos, sont au cœur des débats de
l’entre-deux-guerres. Parmi elles, la psychologie et la psychanalyse
ont les faveurs de sa chronique. Ainsi, le livre de Charles Blondel, La
Psychanalyse, présenté dans un numéro de juin 1924, est apprécié
pour le résumé critique qu’il fait de cette science « à la mode1 » :

« Les exemples d’interprétation psychanalytique, mélange de


crédulité foraine et d’entité scolastiques, sont si fabuleusement
ridicules, qu’il faut s’en tenir à l’abstrait pour comprendre comment
la psychanalyse a pu prendre figure de doctrine et être considérée
sérieusement. Doctrine bien vieille au reste, sous son habit neuf.
C’est toujours l’individu [...] pourchassé par la société2. »

Ce qui l’amène à se demander si la psychanalyse n'est pas « à la


fois la caricature et le couronnement de la psychologie » et à
s’étonner que « tant d'esprits sérieux et de braves gens s'arrêtent
bouche bée devant la baraque éclairée [...]»3. Le mois suivant,
l’ouvrage de Jean Rostand, Deux angoisses : la mort, l’amour, est
l’occasion pour Jeanne Alexandre de renouveler ses attaques :
« sciences de l’âme [...] séparée du corps, séparée du monde [...]4»,
qu’elle oppose à l’art des classiques, citant La Rochefoucauld,
La Bruyère, Vauvenargues. Elle trouve une confirmation de ses idées
en 1931, dans Regards sur le monde actuel de Paul Valéry, qui,
rencontrant la science contemporaine, « se plaît à y saluer le
tombeau de l’esprit5 », et qui, en 1932, dans L’idée fixe ou Deux
hommes à la mer, fait à la psychologie, « la mieux entichée de

5. Ibid., p. 1302.
1. J. ALEXANDRE, « C. Blondel, La Psychanalyse (Alcan, 1924) », in LP, 15 juin 1924,
pp. 43-44 (IV).
2. Ibid.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « J. Rostand, Deux angoisses : la mort, l’amour (Charpentier,
1924) », in LP, 15 juillet 1924, p. 49 (IV).
5. J. ALEXANDRE, « P. Valéry, Regards sur le monde actuel (Stock, 1931) », in LP,
juillet 1931, pp. 320-321.

143
prétention scientifique », un reproche « d’inhumanité »1 :
« L’espoir... Dans tous vos livres de psychologie ou de psychopathie,
il ne me semble pas qu’il en soit question2. » Aussi Jeanne Alexandre
préfère-t-elle les récits qui comme Un conte de bonnes femmes
d’Arnold Bennett, « cour[ent] à raz de terre et se préserv[ent] de la
trivialité des petites choses et des prétentions myopes de la
psychologie3 ».
Quant à la science historique, le problème est inverse, et la
critique alinienne semble encourager la révolution que des
historiens modernes comme Marc Bloch et Lucien Febvre
inaugurent dans les Annales, en 1929. Alain, dès 1907, quelques
années avant Fernand Braudel4, soulevait déjà la question du
climat :

« Toutes les fois qu'il se produit un brusque changement de temps,


du chaud au froid ou du froid au chaud, je considère ce changement
comme un fait historique de première importance [...] Si j’écrivais
l’histoire, je lui donnerais pour trame les faits météorologiques,
l’abondance des récoltes, la statistique des transports et les
vicissitudes de la natalité. Je serais alors en présence d’une chaîne de
causes dont l’action est certainement prépondérante; j’y lirais déjà
l’essentiel de l’histoire5. »

Dans la bataille qui oppose la méthode des études historiques de


Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois à celle de l’Ecole des
Annales, Alain et les siens se rangent ostensiblement du côté de la
modernité. En juin 1931, Jeanne Alexandre applaudit L’Histoire
considérée comme science de Paul Lacombe, dont se réclament les
historiens de l’école des Annales6 : « Livre essentiel, à qui les
sociologues contemporains n'ont pas fait la place qu'il mérite, mais
qui est [...] la meilleure introduction [...] à la sociologie7 ». Et Jeanne
Alexandre de saluer la colère de Paul Valéry dans Regards sur le

1. J. ALEXANDRE, « P. Valéry, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer (Edité par les
Laboratoires Martinet en 1932, et Paris, NRF, 1934) », in LP, mars 1934, pp. 159-161.
2. P. VALERY, Cité par J. ALEXANDRE, ibid.
3. J. ALEXANDRE, « A. Bennett, Un conte de bonnes femmes (NRF, 1931) », in LP,
septembre 1931, pp. 427-428.
4. F. BRAUDEL, « L’Histoire, mesure du monde », in Les Ambitions de l’Histoire (II),
Ed. de Fallois, 1997 (écrit entre 1940 et 1945), pp. 13-83.
5. ALAIN, « Propos 22 », in Propos II, Gallimard, op. cit., 19 mai 1907, pp. 27-28.
6. A. PROST, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, 1996, p. 76.

144
monde actuel, qui poursuit cette « fausse science », la « harcèle à
toute occasion, [la] frappe à mort comme une nouvelle et meurtrière
scolastique1 ». Ce qui nous renvoie au débat sur l’histoire dans les
manuels scolaires, appliquée à attiser les haines et à exalter la patrie.
Cette question de l’épistémologie historique est relativement
récurrente chez Jeanne Alexandre. Ainsi en novembre 1932,
l’« offense » faite à Jean Prévost, dans la critique de son Histoire de
France depuis la guerre, est l’occasion de remettre en cause
l’impartialité en histoire :

« Que l'histoire ne puisse jamais être l'œuvre du « clerc impartial »


(selon Saint Julien Benda), et que le devoir du clerc soit donc
d'avouer sa partialité, c'est une opinion certes discutable, mais qui a
au moins pour elle quelques autorités honorables, même
historiquement : Tacite - Carlyle - Jaurès2. »

Le progrès de la science historique devrait servir d’exemple aux


autres sciences. C’est en s’intéressant au plus grand nombre, aux
masses laborieuses, qu’on œuvre pour leur salut. Ainsi apprécie-t-
elle l’Histoire littéraire des gens de métier en France, de Jean
Bruyère :

« La découverte que la connaissance de l'homme du peuple est


indispensable à la connaissance de l'homme, même après le XVIIIe
siècle et la révolution, est longtemps restée théorique. [...] Il faut
attendre Zola et Hamp pour voir l'homme qui travaille au centre du
tableau. [...] L'histoire est partielle et négligente des petites gens3. »

Le progrès ne vaut qu’à l’aune d’une justice fortifiée.

***
Les objections au militarisme — Les affaires relatives à l’armée
nourrissent le scandale, si cher à Jeanne Alexandre, et les Libres
propos s’associent aussi bien aux objecteurs de conscience qu’aux

7. J. ALEXANDRE, « P. Lacombe, L’Histoire... comme science », in LP, juin 1931,


p. 274.
1. J. ALEXANDRE, « P. Valéry, Regards sur le monde actuel », op. cit.
2. J. ALEXANDRE, « J. Prévost, Histoire de France depuis la guerre (Rieder, 1932) »,
in LP, novembre 1932, pp. 596-598.
3. J. ALEXANDRE, « J. Bruyère, Hist. littéraire des gens de métier en France (Jouve
et Cie, 1932) », in LP, mai 1933, pp. 279-280.

145
déserteurs exilés. Après le déclenchement des houleuses et
interminables discussions autour du projet de loi Paul-Boncour de
mars 1927, relatif à la mobilisation "totale" en cas de guerre "totale",
le premier grand scandale part du refus de participation de quelques
normaliens à l’exercice de l’autorité. En octobre 1927, ils font
paraître dans la revue de l’établissement un conte drolatique qui ne
ménage pas les officiers. L’outrage est jugé au sein de l’institution :
blâmes et sanctions sont distribués. Nous avons dit quelles
suspicions pèsent sur Alain. Lui-même n’a-t-il pas lancé « tout
pouvoir corrompt », lorsqu’on lui proposait, pendant la guerre, de
devenir officier? En effet, le problème du Chef, selon lui, est « au
centre de la notion même de guerre1 » :

« Il détournait ses élèves de khâgne de se faire élèves officiers. A René


Château, frais élu député au temps du Front populaire, et venu se
présenter au jugement du maître, il dit ces quelques mots : « Député
oui, ministre non ». A l’objection : « qui gouvernera? », il a répondu
par toute son œuvre et par sa vie : « d’abord se gouverner »2. »

L’affaire rebondit en décembre 1928, avec une seconde pétition,


hostile à l’obligation pour les élèves des grandes écoles à une
formation de deux ans à la fonction d’officier. Tollé3 ! De rares
journaux appuient les normaliens, dont les Libres propos portés par
Alain qui contresigne la pétition.

« On ne peut refuser le rôle de l’offensé, cela est bien entendu; mais


aussi ce n’est pas le pire; ne peut-on refuser le rôle de l’offenseur?
J’entends bien qu’on peut toujours être humain et bon roi. Mais,
pour ma part je ne suis pas un saint. Je crains d’exercer un pouvoir
qui va à l’abus si naturellement, si aisément4 [...] »

Félicien Challaye profite de l’affaire pour rejoindre l’équipe, après


qu’Emile Picard, président de l'Association des anciens élèves de
l’Ecole normale supérieure, s’élève, en janvier 1929, contre le
« pacifisme à tout prix » des fauteurs de trouble. La sèche réplique,
dans les Libres propos, de Pierre Doyen, ancien normalien et grand
mutilé de guerre, est suivie, en mai, de la pétition de Félicien

1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 74.
2. J. ALEXANDRE, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 61.
3. Ibid., p. 79.
4. ALAIN, « Propos CLXXIX », in LP, décembre 1928.

146
Challaye — signée, entre autres, par Alain et Romain Rolland —,
enjoignant au président de l’association de ne plus parler en son nom
personnel. Ce dernier démissionne en décembre 1929. Pour Jeanne
Alexandre, les Libres propos confirment leur statut de « tribune de
l’Hérésie1 ». Mais la « caporalisation des intellectuels » ne s’arrête
pas là, et se propage, s’associant au scandale des objecteurs de
conscience, représentés, entre autres, par Jean Bernamont, ancien
normalien. De telles affaires, qui peuvent sembler insolites à l’heure
du pacte Briand-Kellogg (février 1928) rendant la guerre hors-la-loi,
n’illustrent-elles pas le caractère symbolique de l’accord
international? Jeanne Alexandre est particulièrement sensible à la
question de l’objection de conscience et du désarmement, à l’instar
de l’ensemble des mouvements pacifistes. En 1932, Madeleine
Vernet intervient dans les Libres propos pour dénoncer l’injustice
qui vient de punir de prison l’ouvrier Fontaine, sans inquiéter le
professeur Gérin2, et proteste contre le silence des intellectuels sur la
question de l’objection de conscience. Quelques mois plus tôt,
Jeanne Alexandre avait répondu à un autre appel, en participant, à
Paris, à la conférence libre du désarmement, présidée par Félicien
Challaye, du 23 au 24 avril 1932. Selon elle, « l’objection est une
doctrine qui suit la profonde tradition et du christianisme et du
socialisme3 ».
Les exercices obligatoires de défense passive en cas d’attaque
chimique sont un autre sujet d’objection et de mobilisation des
énergies pacifistes. En novembre 1933, vingt-trois ouvriers des
abattoirs Lyon refusent de se plier à ces exercices, et le maire de la
ville, Edouard Herriot, radical et membre de la Ligue des droits de
l’homme, décide de les sanctionner4. Michel Alexandre et Léon
Emery, pour le compte des pacifistes radicaux, décident de les
soutenir : « Si l'on ne veut plus de guerre, il faut la tuer dans l'œuf et
s'opposer [...] aux mesures qui la préparent. A toute demande de
collaboration de ce genre, c'est par un non qu'il faut répondre5 ».
Cette décision cautionnée par la Ligue séparera définitivement les
Alexandre de la LDH. Devenu coprésident du Comité de vigilance

1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 85.
2. M. VERNET, « Protestation », in LP, septembre 1932, p. 487.
3. J. ALEXANDRE, « Conscription et conscience », in LP, juillet 1935, pp. 326-328.
4. A. BECKER, op. cit., p. 252.
5. Cite par A. BECKER, Ibid.

147
des intellectuels antifascistes (CVIA), Alain écrit que l’autoritarisme
du gouvernement participe de l’idée du fascisme européen :

« [...] il s’est formé une coalition des pensants, qui sont disposés à
remettre le peuple en esclavage, pour son bien naturellement. Cette
disposition définit le Fascisme, qui n’est qu’une manière de
gouverner au civil d’après le modèle militaire. [...] Les modérés de
gauche doivent repousser [...] la loi Pétain1 comme ils ont repoussé la
loi Boncour, dès qu’ils comprendront que ce qu’on leur enlève de
droits enlève aussi tout l’intérêt de vivre. Et, en peu de mots, il faut
d’abord sauver la liberté, sans quoi on ne verra plus rien au monde
qui mérite d’être défendu2. »

Une formule du professeur Paul Langevin, cofondateur du CVIA


et physicien réputé, illustre bien les appréhensions que suscitent les
nouvelles technologies de guerre : « L’âge des casernes nous
ramènera, si nous n'y prenons garde, à l'âge des cavernes3 ».

***
Prix et politique littéraires — Si Jeanne Alexandre ne se
manifeste pas directement au sein des Libres propos sur les affaires
que nous venons d’évoquer, cela ne préjuge pas du soutien qu’elle
leur apporte, ni de l’importance que le « temporel » prend sur sa
chronique plus « spirituelle ». Car les livres sont son domaine de
prédilection, et leur analyse le moyen de développer et d’exposer sa
pensée. Ses critiques qui donnent, nous l’avons dit, un aperçu de la
vie littéraire de l’entre-deux-guerres, lui permettent également de
dénoncer une politique jugée souvent clientéliste et trop
exclusivement financière. Les prix littéraires sont ainsi
particulièrement propices à l’engagement des hostilités. Comme
Alain, elle ne goûte ni les honneurs, ni les récompenses. Mais son
rôle ne l’oblige-t-il pas à les considérer? Ainsi, 5% de ses critiques
ont trait aux prix littéraires. Le prix Fémina — créé en 1904, par des
femmes de lettres, pour faire contrepoids à la « misogynie » de
l’académie Goncourt —, est de loin le plus apprécié. En 1922, si

1. Tombé en juin 1934, ce projet de loi portait obligation pour toute la population civile
de se prêter, sous peine de sanction, aux manœuvres contre la guerre des gaz et des
bombardements aériens.
2. ALAIN, « Propos L », in LP, juin 1934, pp. 297-298.
3. « Alerte aux masques à gaz », in LP, août 1934, p. 417.

148
Silbermann1, de Jacques de Lacretelle, est justement salué par le
Fémina, Vitriol de lune, d’Henri Béraud2, est « en passe de
déshonorer » l'Académie Goncourt : « Récit ennuyé et ennuyeux. La
vie, la vérité, le respect de soi et de l'art, autant de dieux ignorés »3.
Dès lors, ce prix d’« Académie » n’aura de cesse d’être malmené,
quand le Femina sera fidèlement célébré. En décembre 1927, le
Goncourt revient à Maurice Bedel pour Jérôme, 60° latitude Nord :
« Ce roman pour bibliothèque de gare, comme l’a si bien dit, et le
premier, Gabriel Marcel [...] ne se distingue que par l’excès de
l’insignifiance [...] L’auteur a dû être le premier surpris de
l’importance soudaine — et Dieu merci, éphémère! — conférée à son
livre4 ». Le Fémina, en revanche, est salué pour « avoir rempli
honnêtement sa fonction, si celle-ci est bien d’encourager les
débutants de valeur5 ». Elle est sans égard non plus pour L’ordre de
Marcel Arland, Goncourt 1929, « livre de vieillard » pour qui
« l’ordre moral, c’est la providence et c’est la police »6, mais elle
acclame le Fémina de Georges Bernanos : La Joie7. Et quels sont ses
hochements de têtes quand le Goncourt 1931 oppose Le Mal
d’amour de Jean Fayard, « excellent feuilleton pour Le Petit Echo de
la Mode ou La Femme chez elle8 », au Fémina d’Antoine de Saint-
Exupéry pour Vol de nuit9. Enfin Les Loups de Guy Mazeline,
Goncourt 1932, lui inspire cette saillie :

« Ce livre a été confié, pour compte rendu, successivement à trois


collaborateurs. Ils se sont tous avoué vaincus avant d'avoir atteint la

1. J. ALEXANDRE, « J. Lacretelle, Silbermann (NRF, 1922) », in LP, 6 janvier 1923,


p. 1-2 (IV).
2. Polémiste, il collaborera activement à l’hebdomadaire Gringoire à partir de 1934
(cf. P. ORY et J-F SIRINELLI, op. cit., p. 95).
3. J. ALEXANDRE, « H. Béraud, Vitriol de lune (Albin Michel, 1921) », in LP, 6 janv.
1923, p. 1-2 (IV).
4. J. ALEXANDRE, « M. Bedel, Jérôme, 60° latitude Nord (NRF, 1927) », in LP,
décembre 1927, pp. 453-454.
5. Il s’agira de Marie Le Franc pour Grand Louis L’Innocent (Rieder, 1927).
6. J. ALEXANDRE, « M. Arland, L’ordre (NRF, 1929) », in LP, déc. 1929, pp. 597-598.
7. J. ALEXANDRE, « G. Bernanos, La Joie (Plon 1929) », in LP, janv. 1930, pp. 43-44.
8. J. ALEXANDRE, « J. Fayard, Le Mal d’amour (Fayard, 1931) », in LP, janvier 1932,
pp. 47-48.
9. J. ALEXANDRE, « A. de Saint-Exupéry, Vol de nuit (Paris, NRF, 1931) », in LP,
janvier 1932, pp. 48-49.

149
page 100 (et il y en a 622). Conclusion (jusqu'à nouvelle épreuve) :
Les Loups dévorent leurs lecteurs1. »

Autres Académies, autres grincements de dents. L’Académie


française, dominée, dans les années 1920, par la droite
intellectuelle2, est allégrement mise au pilori. Les prix décernés en
1926-1927 font regretter à Jeanne Alexandre « l’ignorance si
complète des hommes3 » démontrée par Joseph de Pesquidoux4, et
l’espèce si « radicalement étrang[ère] à l’humanité » de certains
héros de Joseph Kessel, comme Marie de Cork ou Makhno : mais,
après tout, cela n’offre-t-il pas « une certitude rassurante pour ces
messieurs de l’Institut5 »?
Le prix Flaubert est l’occasion d’une mise au point, en juin 1923,
sur la valeur et l’intérêt à accorder aux prix littéraires en général :

« Cette vertueuse indignation de la presse contre ceux qu'on a pu


soupçonner d'avoir bénéficié d'un prix littéraire quelque peu frelaté,
est scandale et usurpation. [...] Prétend-elle sérieusement troubler
les habituelles combinaisons de la réclame et de la vanité, de la
camaraderie et de l'intrigue? Non, certes, chacun connaît trop bien
les règles du jeu et sait que, sauf quelques exceptions, le succès de
l'heure s'achète, aujourd'hui et toujours6. »

Mais revenant au livre primé, La Détresse des Harpagon de


Pierre Mille, auteur du cycle des Barnavaux7, Jeanne Alexandre
annonce « un amusement de lettré » typiquement académique, un
« livre pour plaire, [...] pour flatter, malgré la dose convenue de
gauloiserie et les coquetteries discrètes autour de l'antisémitisme.

1. J. ALEXANDRE, « G. Mazeline, Les Loups (NRF, 1932) », in LP, fév. 1933, p. 108.
2. C. AUBEY-BERTHELOT, « Académie française », in Le Dictionnaire des
intellectuels français, op. cit., p. 36.
3. J. ALEXANDRE, « Prix d’Académie », in LP, juillet 1927, p. 213.
4. Grand prix de littérature de l’Académie française : « Cette récompense couronnait
un écrivain qui donnait, dans une œuvre résonnant parfois d’accents virgiliens, ses
lettres de noblesse à la littérature régionaliste » (cf. le site www.academie-
francaise.fr).
5. J. ALEXANDRE, « J. Kessel, Les Cœurs purs (NRF, 1927) », in LP, juillet 1927,
p. 213.
6. J. ALEXANDRE, « Prix Flaubert », in LP, juin 1923, p. 29 (III).
7. Pierre Mille avec le cycle des Barnavaux participe de cette littérature engagée
contre le colonialisme (cf. B. DROZ, « Colonisation sous la IIIe République »,
Le Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 342-345).

150
Livre d'académie en somme et couronné par une académie; il en est
de toutes les farines, mais toutes participent du même être1. »
D’autres récompenses essuient quelques tirs nourris, mais au-
delà des prix, c’est plus généralement la politique littéraire qui a le
don de la fâcher, dans sa volonté délibérée d’attirer le lecteur comme
un marchand le chaland. Et quand un ouvrage, « bien loin des
romans "vient de paraître" » sort des sentiers battus, même s’il est
imprimé à cent exemplaires et à compte d’auteur, comme La
Revanche du Bourgeois de Gaston Le Révérend, elle se précipite
pour en vanter les mérites :

« [...] une pensée pour soi, pour la joie de juger. [...] Pensée
indépendante, triviale, souvent étroite et bougonne, mais parfois
pleine et drue, et que discipline vigoureusement la brièveté. [...] On
souhaiterait que quelqu’un de ceux qui, comme Daniel Halévy2,
semblent en quête de penseurs ignorés, aille un jour regarder par
là3. »

Mais elle n’accepte pas la publication chez Grasset d’un récit


attribué à Léon Tolstoï4 et vendu comme un inédit, alors qu’il aurait
été dicté par une « paysanne perdue » : « C'est là un exemple
particulièrement vil de cette réclame littéraire consacrée à faire de
l'argent avec la pensée »5. Aussi salue-t-elle Roger Martin du Gard,
qui, en 1928, « en ce temps de furieuse réclame, a su se faire
distant6 ». A contrario, l’année suivante, elle déplore qu’un « grand
livre » comme La Carrière de Beauchamp de George Meredith,
qu’un « pareil événement spirituel se perd[e] dans la rumeur
indifférente et égalitaire de la critique7 ». Même constatation, en

1. J. ALEXANDRE, « P. Mille, La détresse des Harpagon (Albin Michel, 1923) »,


in LP, juin 1923, p. 29 (III).
2. Essayiste et biographe, directeur notamment des Cahiers verts (Grasset), il est
également reconnu pour ses critiques littéraires (cf. Dictionnaire des intellectuels,
op. cit., p. 695-696).
3. J. ALEXANDRE, « G. Le Révérend, La Revanche du bourgeois (Caen, Jouar,
1921) », in LP, 3 février 1923, p. 7-8 (III).
4. L’un des auteurs de référence pour les pacifistes de cette première moitié du XXe
siècle.
5. J. ALEXANDRE, « L. Tolstoï, Ma Vie (Ed. du Sagittaire, 1923) », in LP, 17 nov.
1923, p. 52-III.
6. J. ALEXANDRE, « R. Martin du Gard, Les Thibault IV, V (NRF, 1928) », in LP,
juillet 1928, pp. 336-337.

151
1931-1932, pour la traduction d’un ouvrage de Rudyard Kipling,
Puck, lutin de la Colline1, et égale colère, en 1933, pour l’accueil fait
au livre d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, ce « miracle [...]
que la critique française paraît jusqu'à présent traiter de haut,
comme une quelconque boutade contre le monde moderne2 ». Tout
est donc « affaire de commerce », comme le succès programmé, en
1929, du « pauvre » livre de Ludwig Renn, Guerre Krieg, lancé « à
grande réclame sur les traces d'A l'Ouest3, au risque [...] d'en
atténuer le puissant effet! »4.

***
La « redoutable entreprise » de la biographie — La biographie
des grands hommes est un exercice "sacré" pour Jeanne Alexandre.
Si bien que certaines d’entre elles font l’objet d’impitoyables
critiques. Après avoir commencé par vanter les mérites de La Vie de
Nietzsche de Daniel Halévy, elle s’insurge contre « la mystique du
nationalisme français » qu’elle entrevoit dans la biographie suivante
consacrée à Vauban : « À côté de Vauban, derrière lui et parfois
même en lui, un autre personnage apparaît, c’est l’auteur »5. Et ce ne
serait pas un reproche s’il ne sacrifiait pas à ses idées « la hardiesse
sociale [du personnage], la libre critique, la passion du juste ». Mais
l’impartialité, qu’elle dit nécessaire à cette discipline, a un prix : « le
respect scrupuleux du héros et le refus incessant de se servir de lui
pour s’exprimer soi-même6 ».
Dès le début de la deuxième série des Libres propos, de 1927 à
1936, les pages de la chronique littéraire accueillent quelques
polémiques « à rallonge7 ». L’une d’elle oppose, en 1929, Jeanne

7. J. ALEXANDRE, « G. Meredith, La Carrière de Beauchamp (NRF, 1928) », in LP,


juin 1929, pp. 293-295.
1. J. ALEXANDRE, « R. Kipling, Puck, lutin de la Colline (P. Hartmann, 1931) », in LP,
février 1932, p. 117. Voir infra p. 227.
2. J. ALEXANDRE, « A. Huxley, Le Meilleur des mondes (Plon, 1933) », in LP,
juin 1933, pp. 330-334.
3. A l’Ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque (voir infra p. 214).
4. J. ALEXANDRE, « Ludwig Renn, Guerre Krieg (Flammarion, 1929) », in LP,
oct. 1929, pp. 495-496.
5. J. ALEXANDRE, « D. Halévy, Vauban (Grasset, 1923) », in LP, mai 1923, pp. 40-
41 (III).
6. Ibid.
7. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 98.

152
Alexandre à Daniel Halévy qui, avec Louis Guilloux, a rassemblé et
commenté les Lettres de P-J Proudhon. L’objet du débat tient à
« l’impartialité » dans le choix des lettres et à l’insuffisance de la part
réservée à la pensée et à l’action politique du jeune théoricien (de
1837 à 1848). « Cette vie de Proudhon répand un vague parfum
d'Anti-révolution1 », s’insurge-t-elle. S’en suit une longue
controverse, épistolaire, mais reproduite dans la revue, qui vaut à
Jeanne Alexandre, à l’occasion d’une visite au Pouldu2, une peinture
d’Alain, ravi sans doute qu’on malmène son « vieil ennemi intime3 ».
La Vie d’Auguste Comte d’Henri Gouhier4 permet à notre
alinienne5 de défendre, en cinq pages, une autre grande figure de son
Panthéon littéraire. L’attaque a lieu en novembre 1931 : « Contre ce
que je jugeai un parti pris de moquerie offensante à l'égard d'un de
nos Saints Patrons, je partis en guerre avec une intempérance dont je
rougis encore6 », avouera-t-elle.

« Chacun a certes le droit de prendre d’un homme [...] ce qui convient


à son humeur, à sa passion ou à son système : de faire de Socrate le
mari de Xanthippe, de Marc Aurèle le benêt de Faustine ou de
Voltaire un scatophage. Chacun a le droit de rire, de siffler, de
caricaturer. Accordons même qu’il est difficile de ne pas rire un peu
de Comte, l’homme peut-être qui a le mieux ignoré le ridicule. On rit
de lui comme on rit de Gandhi ou de Tolstoï, comme on riait de
Socrate : rire de la servante thrace devant Thalès, dont il n’y a pas lieu
d’être fier7. »

Ainsi, Comte « passerait de grand maître de la pensée positive à


une espèce de fou, et de grand maître de la morale à une manière de
monstre8 ». On l’aura compris, c’est de nouveau la question de
l’impartialité en histoire qui est mise en cause : « L'histoire
déromancée, l'histoire impartiale, c'est M. Gouhier. Et M. Gouhier

1. J. ALEXANDRE, « D. Halévy et L. Guilloux, Lettres de P-J Proudhon (Grasset,


1929) », in LP, mai 1929, pp. 242-343.
2. Lieu de villégiature d’Alain.
3. A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 327.
4. Philosophe et historien de la philosophie (1898-1994).
5. Michel Alexandre associera sa signature à la critique.
6. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., pp. 99-100.
7. J. ALEXANDRE, « H. Gouhier, Vie d’Auguste Comte (NRF, 1931) », in LP,
nov. 1931, pp. 530-535.
8. Ibid.

153
c'est la science; il ne fournira que les faits « positifs » de la vie, il
s'interdira scrupuleusement tout jugement personnel ». Mais le
lecteur non averti, « avide de mettre quelque réalité sous un nom
connu », résistera-t-il à cette « interprétation tendancieuse »?

« [...] quels trésors de haine M. Gouhier a su entasser en ces pages


brillantes et alertes, seuls les familiers de Comte pourraient le
mesurer. Les familiers de Comte, mais ne sont-ce pas les philosophes
de profession? Comment donc ont-ils réagi? En couvrant de
louanges M. Gouhier, leur Collègue. Indignés? Allons donc, amusés;
et attrapés aussi grossièrement que le premier venu, nouveau signe,
et irrécusable, de ce qu’il faut bien nommer le scandale Auguste
Comte. Scandale de librairie, d’école et de Sorbonne, qui voue
présentement à l’incompréhension et à l’oubli un des premiers
penseurs de tous les temps1. »

Ainsi, conclut-elle, ce livre, « rare par le talent de calomnier en


disant vrai », « exécute Comte, non point avec un fer sacré, comme
au temps de Tartufe, mais avec un fer élégant, érudit,
académique2 ». La réponse de l’auteur, parvenue au Journal en
janvier 1932, amène un nouveau commentaire de Jeanne Alexandre,
qui conclut par une citation de Paul Valéry, tirée de Léonard de
Vinci :

« Tout ce qui est vrai d’une époque ou d’un personnage ne sert pas
toujours à les mieux connaître. Nul n’est identique au total exact de
ses apparences... Un visage faisant la grimace, si on le photographie
dans cet instant, c’est un événement irrécusable. Mais montrez-le
aux amis du saisi, ils n’y reconnaissent personne3. »

Débat d’autant plus intéressant que les biographes semblent


particulièrement prolifiques en cette période de l’entre-deux-
guerres. Leurs ouvrages représentent 8% des titres analysés par
Jeanne Alexandre entre 1921 et 1935, avec un pic en 1928
(13 biographies sur 38 critiques comptabilisées). Et l’on peut se
demander si elles ne participent pas d’un genre qui se renouvelle4 ?
Proche d’André Maurois et de ses Aspects de la biographie, elle voit

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Cité par J et M. ALEXANDRE, « Auguste Comte et Basile », in LP, janvier 1932,
pp. 49-56.

154
dans cet exercice « l’une des entreprises les plus redoutables »,
relevant directement de la poésie : « Le ciel nous préserve des
biographes non inspirés »1. Cette nécessité, la valeur des grands
hommes la rend impérieuse : « La biographie [...], c'est parmi les
œuvres humaines une des plus difficiles, et, malgré l'apparence,
œuvre de vocation comme la poésie même. Les géants ne portent
pas, ils écrasent2 ».

Un succès mitigé

Bien sûr, il n’est pas question d’apprécier cette réussite sur le plan
économique : le déficit était « institutionnel3 ». Les papiers de la
comptabilité tenue par René Monnot4 de 1927 à 1936 disparaîtront
après la guerre, avec la liste des abonnés dont le nombre, nous
l’avons dit, est incertain (entre 800 et 1200) : « On était si content de
ne jamais se poser la question, sincèrement5 », avouera Jeanne
Alexandre. En revanche, il n’est fait aucun commentaire, dans
l’Esquisse de l’histoire des Libres propos, sur d’éventuelles
difficultés ou aides financières. On note une constante collaboration
avec L’Emancipation de Charles Gide. Peut-être ont-ils des facilités
avec l’imprimerie La Laborieuse de Claude Gignoux, mais ce ne sont
là que suppositions. La question économique intéresse si peu le
Journal qu’il a toujours déclaré libres les droits de reproduction et
de traduction pour tous les pays. Ce qui représente davantage qu’une
simple indifférence à l’argent.
Ceci n’interdit pas néanmoins quelques rêves à long terme.
Monique Morre-Lambelin, qu’Alain surnomme aussi la Sibylle de
Cumes, a le pressentiment, en mars 1921, que « les Libres propos
seront un jour une grande chose européenne, internationale6 ».

4. Les travaux d’André Maurois se distinguent peut-être par leur démarche créatrice
(cf. A. MAUROIS, Aspect de la biographie, Grasset, 1930, écrit en 1928).
1. J. ALEXANDRE, « A. Maurois, Aspects de la biographie (Au sans-pareil, 1928) »,
in LP, décembre 1928, p. 579.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « Hommage à René Monnot (1890-1964) », in Bulletin n° 21,
Association des amis d’Alain, juin 1965, p. 47.
4. Elève de Khâgne à Henri IV en 1912, disciple d’Alain, il fut de la génération fauchée
par la Grande Guerre, celle de l’« an de malheur » disait Alain.
5. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 141.
6. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 18.

155
Certes, de ce point de vue, l’échec est patent, mais comment ne pas
constater les vraies réussites de l’entreprise : « C'est un petit journal
bien peu lu, mais libre, qui est de toutes mes œuvres la préférée. Je
n'irai point à la mangeoire d'or1 », écrit Alain. C’est aussi ce que
retiendra Jeanne Alexandre. Et paradoxalement, le nouveau départ
des Libres propos en 1927 peut aussi s’interpréter comme une
précaution d’Alain contre le succès, alors que plusieurs tribunes
s’offrent à lui, après l’avoir négligé aux lendemains de la guerre. C’est
du moins, selon Jeanne Alexandre, ce qui ressort d’une interview
accordée à Frédéric Lefèvre, dans Les Nouvelles littéraires, le
18 février 19282.
Mais la réussite la plus indiscutable, c’est sans doute la
reconnaissance du lectorat, si faible soit-il. Celle de Roger Martin du
Gard, en tout premier lieu, qui dès le 8 août 1922 envoie ses
félicitations à Jeanne Alexandre :

« Madame, vous me comblez! Un article comme on serait fier d'en


compter un de temps en temps, pour vous redonner courage;
l'attention d'un groupe comme celui des Libres propos; et le service
de votre revue? Je ne saurai jamais vous remercier comme il faudrait.
Si je ne suis pas abonné aux Libres propos, c'est bien malgré moi et
par économie. Mais je les lis toutes les fois que je peux les chiper sur
la table de Gide, ce qui m'arrive en somme assez souvent. [...] Cela
fait du bien, je vous assure, quand on est en plein travail, de sentir
qu'on est ainsi en contact avec ce que la pensée française a peut-être
produit de plus pur depuis le XVIIIe siècle. J'ai la plus grande
confiance en votre œuvre. La collection des Libres propos et des
commentaires qui les suivent sera sans doute classique, un jour. Et
cette certitude, plus ou moins consciente, est probablement ce qui
soutient le plus solidement votre courageux effort3. »

Quant au retentissement des Libres propos dans la sphère


intellectuelle de ces premières années d’après-guerre, une lettre de
septembre 1922 en fait écho :

« [...] œuvre infiniment précieuse. [...] J'en ai encore eu la preuve


dernièrement chez Paul Desjardins, à Pontigny, où étaient réunis un

1. Cité par J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 71.
2. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 70.
3. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à J. Alexandre du 8 août 1922 », Correspondance
générale (III), 1919-1925, NRF, 1986, pp. 172-173.

156
nombre respectable d'écrivains et de lettrés, et où il a été plusieurs
fois question des Libres propos comme d'une entreprise d'une
importance exceptionnelle, classique et incontestée. [...] La pensée
d'Alain et de son groupe travaille plus ou moins secrètement, et
ensemence un grand nombre d'esprits, parmi les meilleurs. Cela ne
fait aucun doute pour moi1. »

Lecteur « attentif2 » de la revue, c’est avec déchirement qu’il


apprend son interruption en 1924, comme en témoigne sa lettre du
16 mai 1925 :

« J'ai traversé moi-même de si durs moments de deuil, depuis six


mois, que je n'ai pas senti dans toute sa force le vide laissé par la
disparition des Libres propos. Mais je le sens, ce vide, de plus en plus,
à mesure que ma vie reprend son équilibre et que ma pensée s'est
remise au travail. Je m'aperçois combien je pensais souvent à vous,
combien j'attendais dans vos écrits votre réaction devant les
événements pour les juger. Vous avez cassé un verre de mes lunettes,
si j'ose dire : et je n'y vois plus que d'un œil, ne sachant plus bien si je
vois juste. Tous mes regrets se condensent dans l'espoir que j'ai de
voir renaître quelque chose qui porte votre marque; et je note avec un
sentiment d'espérance le soin que vous prenez à dire que votre
publication reste "interrompue"3... »

Mêmes regrets exprimés un mois plus tard :

« Vos cahiers me manquent plus que je ne puis dire. Je ne me console


pas de cette perte. Si vous voyiez les griffonnages en marge de tous
mes numéros, vous comprendriez quelle place vivante ils tenaient
dans mon activité de chaque mois. Je devine ce que vous devez
souffrir de cette mutilation. Si encore je pouvais me dire qu'elle est
provisoire? [...] Et offrez, je vous prie, la part la plus respectueuse de
cette sympathie à Madame Alexandre (dont je relisais justement des
articles, en feuilletant ma collection, et dont je me disais des choses
que sa modestie souffrirait de voir transcrites ici!)4. »

D’autres preuves de reconnaissance illustrent cet intérêt


particulier du monde des lettres pour les analyses de Jeanne

1. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à J. Alexandre du 6 sept. 1922 », ibid., pp. 178-179.


2. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à M. Alexandre du 20 déc. 1923 », ibid., p. 264.
3. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à M. Alexandre du 16 mai 1925 », ibid., p. 381.
4. R. MARTIN DU GARD, « Lettre à M. Alexandre du 3 juin 1925 », ibid., pp. 384-385.

157
Alexandre. Ainsi en est-il de Julien Benda1 qui la félicite pour sa
prise de position dans la polémique qui l’oppose à Daniel Halévy :
« Permettez-moi de vous dire mon admiration pour vos deux lettres
des derniers Libres propos, relativement à Proudhon d’après la
Correspondance2 ». Et d’André Malraux qui fait une remarque tout
aussi laconique, en février 1931: « Il est arrivé à un écrivain, même
d’être compris. Mais comme ça arrive assez rarement, j’y prends un
certain plaisir, et suis heureux de vous en remercier3 ». Puis de
Romain Rolland à Michel Alexandre : « Bravo à Jeanne pour son
excellent article sur Eux et nous de Gorki4 ». Jusqu’à Jean-Richard
Bloch qui, à défaut de participer à la rédaction, offre son aide à la
diffusion d’une brochure qu’il juge « entièrement admirable et
capitale5 ». Quant aux critiques qui trouvent les Libres propos
« frénétiques6 » ou qui parlent « d’enfantillage » ou
« d’outrecuidance », faisant sans doute référence au dynamisme que
la jeunesse apporte au Journal d’Alain, Jeanne Alexandre écrira :

« Ingénuité, au sens de L’Ingénu de Voltaire, serait peut-être mieux


dit, car ces intraitables étaient généralement mûrs par l’esprit, et les
scandales que, sans les chercher ni les craindre, ils faisaient lever sur
leur route, avaient, hélas, les raisons et les fins les plus graves et les
moins réfutables7. »

***
L’aventure s’arrête en septembre 1935 pour les pages de
« couverture ». Alain continue à publier ses propos jusqu’en mai
1936, par le biais des Feuilles Libres de la Quinzaine, revue « fondée
par Léon Emery8 et aussi, nominalement du moins, par Michel
Alexandre9 » :

1. J. Benda, tout comme J-R Bloch, Marcel Martinet, André Philip, André Chamson,
Jean Guéhenno, Jean Giono, André Gide, André Malraux... font partie des proches qui
ne collaboreront pas malgré leur attachement à Alain (cf. J. ALEXANDRE, Esquisse
d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 82).
2. BMD, dossier J. Alexandre, lettre de J. Benda (copie) du 11 août 1929.
3. Bibliothèque de Nîmes, lettre déchiffrée du 19 février 1931, cote MS801 V (4-5).
4. Bibliothèque de Nîmes, lettre de R. Rolland à J. Alexandre (post. à mars 1932).
5. BMD, lettre de J-R. Bloch à Michel Alexandre du 21 ou 23 juin 1934.
6. E. HALEVY, dans une lettre à Michel Alexandre.
7. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 74.
8. Cf. M. MOISSONNIER, « Emery L. », in DBMOF, vol. 27, pp. 31-33.
9. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 128.

158
« [..] située à la pointe du combat pacifiste, l'entreprise a été portée et
dirigée par la volonté et le désintéressement d'Emery et son
inlassable travail. Imprimée à Lyon, la revue avait des assises
provinciales et une vaste audience chez les instituteurs1. »

Certes, le projet de « grand quotidien international » prévu par


Alain et Monique Morre-Lambelin est un échec2, mais l’aventure
humaine, journalistique, littéraire et intellectuelle de cette revue
donne à sa collection3 une remarquable valeur historique.

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 111.
3. Deux collections intégrales, complétées par quelques fascicules indépendants, sont
encore à acquérir. Entretien avec Robert Bourgne, directeur de l’Institut Alain, 2004.

159
C HAPITRE V

Des critiques littéraires à


la question sociale

« Ma grande objection à l'argent, c'est que l'argent est


bête. Ne regardez pas par là, ou bien vous perdrez l'esprit »1
Alain

Les critiques des Libres propos illustrent le renouveau littéraire


de l’entre-deux-guerres, marqué, entre autres, par la « priorité
donnée à l’exploration de l’âme humaine, de ses problèmes et de ses
déviations, du fonctionnement psychologique de l’homme2 ». Ainsi
Jeanne Alexandre se réjouit-elle lorsqu’elle découvre des œuvres
délivrées du superflu, généreuses et vivantes, proche des vraies
valeurs de l’humanité. Cette sensibilité aux perceptions de l’âme
humaine est une nécessité qui fonde ses exigences littéraires et
s’apparente pleinement à son socialisme. Il est, du reste, assez
significatif que le mot « humanité » apparaisse dans tous ses
articles3.

Une certaine idée du socialisme

Tout comme Alain, Jeanne et Michel Alexandre entendent agir


politiquement en privilégiant la pensée. Toute autre entreprise

1. ALAIN, « Propos 595 », in Propos II, Gallimard, op. cit., 1er mars 1934.
2. J-J BECKER et S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 374.
3. Sauf exceptions : dans ce cas, c’est au moins l’un de ses dérivés que nous
retrouvons.
politique vise le pouvoir et par là condamne la pensée. La Carrière
Beauchamp du poète et romancier britannique George Meredith1
permet à Jeanne Alexandre de témoigner de l’"ambition" politique
qui caractérise Alain et quelques-uns de ses fidèles disciples :

« Plus encore qu'entre riches et pauvres, l'opposition politique est


entre ceux qui croient au pouvoir des idées sur les choses et ceux qui
n'y croient pas. Nevil, candidat radical, fait scandale, comme tous
ceux qui s'occupent de politique non par ambition ou par plaisir,
mais par la naïve conviction que la chose publique étant jugée par eux
mauvaise, leur devoir strict est de la modifier2. »

C’est prendre parti pour « l'insolence et l'intrépidité radicales »,


mais à la façon des « Incrédules3 [...] dont la foi se jette au-devant
des critiques et des épreuves, et repousse les avantages4 ».

Un regard neuf sur le monde

Le couple Alexandre : tout sacrifier à la pensée — Jeanne


Halbwachs et Michel Alexandre se sont mariés en août 1916, dans la
tourmente de la guerre et l’exaltation de leur révolte commune,
nourrie d’une même passion pour la pensée d’Alain. Ce mariage,
« étrange et inégal entre un coxalgique5 et une jolie femme dont la
robustesse étonnait6 », Victor Basch ne l’admit pas facilement,
répétant à l’envi qu’elle avait « vendu sa jeunesse et sa beauté à un
homme qui ne la méritait pas physiquement7 ». Mais pour ces
platoniciens, quand est passée la fleur de l’âge : « [...] celui-là qui est
amant de l’âme, celui-là ne s’éloignera pas aussi longtemps qu’elle

1. Reconnu, entre autres, pour l’acuité de ses observations de la psychologie humaine.


2. J. ALEXANDRE, « G. Meredith, La Carrière de Beauchamp », in LP, juin 1929.
3. A propos d’Alain : « [...] cette « foi de l’incrédule » qui a été l’âme de son âme, et qui
unit avec le plus de violence les deux termes contraires, justement parce que penser,
comme il l’a dit souvent, est un état violent. Incrédule, il l’a été intrépidement,
s’obligeant avec bonheur à penser toujours aussi la pensée de l’autre, la pensée de
l’adversaire, d’Aristote contre Platon, de Spinoza contre Descartes, de Hegel contre
Kant, de l’ordre contre la liberté, du fascisme ou du communisme contre la démocratie
libérale. » (cf. J. ALEXANDRE, Hommage à Alain, op. cit., p. 21).
4. J. ALEXANDRE, « G. Meredith, La Carrière de Beauchamp », op. cit.
5. Coxalgique depuis l’âge de trois ans, Michel Alexandre a vécu « allongé », selon la
thérapeutique d’alors, pendant plus de dix ans (cf. entretien réalisé en 1978, op. cit.).
6. A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 177.
7. Entretien réalisé en 1978, op. cit.

162
sera en voie de s’améliorer1 ? ». Jeanne et Michel Alexandre l’ont
sans doute jugé comme Alcibiade : « au moins probable ». Mais plus
encore, Romain Rolland y voit une passion humaniste :

« J'ai été heureux de la jolie nouvelle que je viens d'apprendre. Votre


mariage n'a pas, comme la plupart des autres, pour unique base votre
bonheur à vous deux; mais plutôt ce bonheur est fondé sur une foi
commune et un commun dévouement à l'humanité opprimée. C’est
comme un beau rayon de lumière qui traverse le sombre ciel chargé
de nuées, et rappelle que le soleil est toujours là, — qu’il reviendra
bientôt.2 »

Ce dévouement survit à la guerre et s’observe au fil des Libres


propos dans la volonté permanente de « fortifier la justice », au
mépris de l’argent et du pouvoir. Michel Alexandre aurait même dit
en prenant la décision d’épouser Jeanne Halbwachs : « Pourvu
qu'elle n'ait pas de dot3 ! ». Il aurait pris conscience des inégalités
sociales, dès son plus jeune âge, en allant à la rencontre des
mendiants de la rue Mouffetard ou de la Salpêtrière4. En 1925, il
donne dans son journal une définition du « peuple » tel qu’il
l’appréhende depuis cette époque : « Travail pour autrui, soins du
corps négligés; aucun soutien en cas de maladie, aucun délai, aucune
réserve; [...] il faut tenir malgré le corps; si le corps manque, nul ne
s’inquiète de vous; un de moins, anonymat total; perdu dans la
masse; gens de peu, gens de rien, mains-d'œuvre, hommes de peine,
bonnes à tout faire, voilà la condition commune [...] ». Et de faire le
serment de ne jamais l’accepter, « de [le] nier, de [le] dénoncer, de
toutes [ses] forces »5. Ce que Jeanne Alexandre résumera par ces
mots :

« Naître bourgeois, mourir fonctionnaire, quoi de plus étranger, vu


du dehors, au peuple en marche, au Mouvement ouvrier? En réalité,
sans avoir jamais proclamé ni revendiqué un tel destin, il a participé
sa vie entière au combat pour la justice sociale, et il s’est trouvé avoir
choisi, avec une assez rare précocité, le parti des travailleurs et des
pauvres6. »

1. PLATON, Alcibiade, Gallimard, coll. Pléiade, 1950, p. 244 (trad. fr. L. Robin).
2. Bibliothèque de Nîmes, lettre de R. Rolland à J. Alexandre, 29 août 1916.
3. A. SERNIN, op. cit., p. 221.
4. N. RACINE, « Alexandre Michel », in DBMOF, op. cit., vol. 17, p. 73.
5. M. ALEXANDRE, Par la pensée, Lyon, Audin, 1973, p. 27.

163
Aussi, à la mort de son père, en janvier 1921, il décide avec sa
femme, « selon leurs convictions socialistes », de « restituer [cet
héritage] à la communauté1 », en le consacrant à relancer l’œuvre
quotidienne d’Alain, interrompue par la guerre. Cette indifférence
pour l’argent est donc nourrie de convictions socialistes, et la
décision de laisser libres les droits de reproduction et de traduction
participe de cette volonté de ne pas donner de prix à la pensée.
Pour Christophe Prochasson, « le socialisme intellectuel de
Michel Alexandre ne diffère en rien [en 1909] de celui qui habite la
plupart des intellectuels socialistes, y compris ceux qui ont accepté
de s'engager dans la SFIO2 ». C’est « par haine d’une bourgeoisie
jugée archaïque, immorale et inapte à la réflexion » qu’il serait entré
en socialisme, menant davantage une critique du jugement qu’une
critique sociale. Mais c’est aussi en digne héritier du dreyfusisme,
qu’il est attentif à la « redistribution du savoir illégitimement
accaparé par une élite »3. Quant à Jeanne Alexandre, ses lointaines
origines prolétaires et la relative pauvreté de son enfance ne la
prédisposent pas à négliger la critique sociale, et l’on peut supposer,
étant donné son influence, que le socialisme bourgeois de Michel
Alexandre s’en est inspiré.
En mars 1923, le livre de Valéry Larbaud4, A. O. Barnabooth,
journal intime excite sa curiosité. Elle va enfin savoir « comment
sentent, comment pensent les riches5 ? ». Malheureusement,
l’homme est mis à la torture par l’ennui et le dégoût de soi : « Aussi
a-t-on souvent envie de lui indiquer naïvement le remède à tous ses
maux : se délivrer de ses richesses, alors qu’on ne saurait offrir au
pauvre, malheureux, d’abandonner sa pauvreté6 ». Façon de
suggérer à l’auteur qu’il n’a pas su triompher de son sujet :

« Gaspillage de pensée, et aussi de talent, qui caractérise aujourd'hui


trop de jeunes écrivains en France. On dirait qu'ils ont peur de

6. Manuscrit de Jeanne Alexandre remis à Nicole Racine, à l’occasion de la notice qui


devait paraître dans le DBMOF sur Michel Alexandre, p. 2.
1. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 17.
2. C. PROCHASSON, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, op. cit., p. 130.
3. Ibid.
4. Ecrivain et critique littéraire (1881-1957). L’œuvre en question est de 1913.
5. J. ALEXANDRE, « V. Larbaud, A. O. Barnabooth, journal intime (NRF, 1922) », in
LP, 21 mars 1923, p. 17 (III). Le livre raconte la vie d’un roi du guano sud-américain.
6. Ibid.

164
pénétrer trop avant, de se mettre à débrouiller l'homme comme à un
travail d'importance. Sorte de pédantisme à rebours qui ne permet de
penser que par allusion et en courant1. »

La lecture de la Loi des riches de Jean Rostand2 la renseigne


mieux. Il y apparaît que l’argent, chose sacrée, fonde l’ordre social :

« Défendons-le, en nous défendant au dehors contre les pauvres,


espèce profane ou sacrilège. Un bon code de précautions y peut
suffire, car le pauvre si nous savons le tenir à distance, nous aide
encore le plus souvent et de loin nous respecte. [...] Dure loi,
discipline contre la faiblesse, la fatigue, la pitié, la sympathie, la
charité. Être riche, c'est se priver de l'insouciance, de l'abandon, de la
libre amitié3. »

La punition de la richesse se dessine : « non pas la peur, le danger


est si incertain toujours — mais le châtiment selon Platon, la
privation de penser ». Et Jeanne Alexandre constate amèrement que
tout homme se retrouve dans ce portrait « pour peu qu'il ait
seulement, comme on dit, une bonne à tout faire ou une femme de
ménage4, pour peu qu'il se soit pris à écarter certain pauvre comme
vraiment peu intéressant. Et qui donc [...] ne s'est-il pas surpris à
dire comme ce Riche logicien : nous ne demandons rien à personne.
Qu'on nous laisse donc tranquille5. »

***
Au-delà des préjugés : la question coloniale — L’anti-
colonialisme est faiblement défendu jusqu’à la fin de la Première
Guerre mondiale. Les années 1920 voient la SFIO séduite par « les
vertus de l’assimilation », et le parti communiste connaître « des
accommodements tactiques »6. C’est donc « en marge des grands

1. Ibid.
2. Biologiste, humaniste, moraliste et vulgarisateur des sciences de la vie (1894-1977).
A « milité pour la vérité intellectuelle et pour celle du cœur » (cf. J-L FISCHER,
« Rostand, Jean », in Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 1226-1227).
3. J. ALEXANDRE, « J. Rostand, La Loi des riches (Grasset 1920) », in LP, 21 mars
1923, p. 18.
4. Elle a connu cette situation chez ses parents, malgré leur peu de fortune
(cf. entretien réalisé en 1978, op. cit.).
5. J. ALEXANDRE, « J. Rostand, La Loi des riches (Grasset 1920) », in LP, 21 mars
1923, p. 18.

165
partis, dans l’intelligentsia de gauche, qu’il faut chercher les
contributions les plus critiques1 » : le groupe Clarté, le journal
Monde (tous deux animés par Henri Barbusse) et les surréalistes
(qui parlent du « brigandage colonial ») sont les principaux acteurs
de ce mouvement contestataire. Les Libres propos y participent tout
en apportant certaines réflexions contradictoires, notamment, dans
le cadre d’un manifeste d’Henri Barbusse, sur le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, dont Alain souligne le danger pour les
sociétés inorganisées, encore privées en elles-mêmes de droits
réels2. Décolonisées, ne seraient-elles pas aussitôt les proies de
« quelques individus entreprenants »? Ce serait « sacrifier toute
liberté pour sauver la liberté »3. Nous verrons que Jeanne Alexandre
tiendra un discours analogue. Mais la différence entre une pensée
moderne et une pensée classique ne passe-t-elle pas aussi par le
langage? Maurice Halbwachs, pendant la Première Guerre
mondiale, en faisant référence aux soldats coloniaux, trouvait
« effarant cette invasion d'hommes de races inférieures » et
s’inquiétait des naissances illégitimes qu’elle entraînait : « Notre
peuple est-il à ce point vidé, diminué, à bout, qu'il lui faille remplir
ses intervalles de cette matière humaine de second ordre », écrivait-
il à sa femme en 19174. Romain Rolland lui-même ne distingue-t-il
pas, dans « Au-dessus de la mêlée », les peuples "inférieurs" des
peuples européens "supérieurs"5, lorsqu’il reproche « aux gardiens
de la civilisation » de faire appel « à tous les barbares de l’univers »,
« à ces hordes sauvages »6. Si ce classement des peuples est « banal
pour l’époque7 », force est de constater qu’il n’apparaît jamais chez
Jeanne Alexandre8. Il n’est pas moins intéressant d’observer le

6. B. DROZ, « Colonisation sous la IIIe République », in Dictionnaire des


intellectuels, op. cit.
1. Ibid.
2. ALAIN, « Qu’est-ce que le droit d’un peuple », in Propos I, op. cit., p. 659-660.
Ce manifeste demandait aux « travailleurs intellectuels » de tourner leur attention sur
le Maroc et d’intervenir énergiquement auprès des pouvoirs publics.
3. Ibid.
4. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., p. 73.
5. A. BECKER. Ibid., pp. 72-73.
6. Cité par J.-J. BECKER, Les Français dans la guerre, op. cit., p. 84.
7. A. BECKER, op. cit., p. 72.
8. Du reste, de telles formulations ne sont pas non plus compatibles avec le reste de la
revue.

166
parallèle qu’elle établit entre cette discrimination et celle qui touche
les femmes lorsque le Sénat aborde la question du suffrage féminin :

« La question noire a été posée ainsi, et toute question de différence


de classe ou de race : l’inférieur s’est-il révélé capable d’exercer sa
liberté? Mais s’il est libre il n’est pas inférieur, et la limite que vous lui
imposez est violence, donc injustice1 ».

Dans un bon nombre de ses critiques littéraires, elle s’attaque


directement au colonialisme, avec une pointe en 19302, année qui
verra Félicien Challaye aux prises avec l’Action Française et l’Ami du
peuple, à la suite d’une conférence anticolonialiste3.
En décembre 1921, Jeanne Alexandre s’enthousiasme pour le
livre de Lucie Couturier, Des inconnus chez moi, qui dénonce
l’utilisation pendant la Première Guerre mondiale des tirailleurs
sénégalais. Une idée prévalait alors : « On avait besoin d'hommes
atroces pour faire certaines besognes de terreur4 ». Et la
« découverte sur les nègres » de devenir « une sorte de découverte
sur [soi-même] » : « c'est alors un peu de ce bonheur penaud et
ironique qui nous saisit chaque fois qu'une notion solidement assise
et reçue depuis des années se trouve démentie, ou tout au moins
remise en question » :

« Cette femme, cette artiste qui a installé dans sa maison au milieu


des siens, pendant deux ans, une école de français pour les Sénégalais
[...], a su aimer ces grands diables de nègres, et c'est pourquoi elle a
pu les juger. En un sens elle les a créés, de la même façon qu'on crée
un enfant, en affirmant et en appelant l'humain en lui. [...] Nos égaux
donc? En tout cas, ils ne sont pas nos inférieurs, et leur mort si
souvent et douloureusement pleurée dans ce livre nous apparaît
aussi tragique, aussi destructrice d'infini que toute mort de soldat5. »

Plus loin, elle reprend l’idée de la « race affective » d’Auguste


Comte, par laquelle les peuples dits civilisés pourraient
« [s’]instruire, [s’]enrichir, [s’]humaniser », avant de conclure en

1. J. ALEXANDRE, « Suffrage des femmes », in LP, 9 décembre 1922, p. 49 (II).


2. La période de plus forte mobilisation pour Jeanne Alexandre allant de 1928 à 1932.
3. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 92.
4. J. ALEXANDRE, « L. Couturier, Des inconnus chez moi (Ed. de la Sirène, 1920) »,
in LP, 10 décembre 1921, pp. 29-32 (I).
5. Ibid.

167
reprenant les mots de Lucie Couturier : « Ils nous ont fait crédit
d'une tendresse immense, dont la dette nous semble lourde à l'égard
du monde, depuis qu'ils sont morts1 ».
« Comprendre les âmes », saisir « l’insaisissable objet
humain »2, cette nécessité vaut aussi au-delà des frontières, et Léon
Werth s’y emploie dans Cochinchine. « Révolte d'individu, blessé
dans l’instant, en son être à lui, par l'injure faite à un autre être de
même forme », écrit Jeanne Alexandre, en l’opposant à la Route
Mandarine de Roland Dorgelès « qui s'indigne en socialiste contre la
mainmise capitaliste sur les richesses du pays, mais trouve « très
drôle d'être traîné par un pousse aux pieds cornés »»3. Aussi, « la
laideur des maîtres, les forts, les riches, infatués, durs, grossiers, et la
beauté des esclaves, fruit de pauvreté, de dignité et de souffrances »
semblent inverser les valeurs si communément admises : « Les
Annamites sont-ils donc supérieurs aux Européens colonisants, par
leur distinction, leur réserve, leur mystère, par l'harmonie paisible et
la grâce de leur être? ». La question qui prévaudra à la fin des années
trente se pose alors d’elle-même : « Comment songer à comprendre
les autres, surtout "humiliés et offensés", si l'on ne commence par se
donner tort à soi-même, comme la politesse l'exige, Geste
chevaleresque, mais aussi condition de la connaissance des
hommes4 ».
Autre preuve d’un changement des mentalités, le Voyage au
Congo d’André Gide, au cours duquel « la quête du pittoresque [fait]
place au sentiment de l'humanité5 ». Il est chaleureusement salué
par Jeanne Alexandre qui s’étonne néanmoins qu’il ait fallu, à
l’auteur, voir « des hommes tout nus pour découvrir les stigmates de
la misère, de la maladie, de la faim, et les cicatrices des coups6 ! » :

« Il a fallu qu'il se promenât en tipoye, porté à épaules d'hommes,


qu'il se sentit, en tant que blanc et allié des maîtres [...] pour

1. L. COUTURIER, citée par J. Alexandre, ibid.


2. J. ALEXANDRE, « L. WERTH, Cochinchine (Rieder, 1926) », in LP, 3 mars 1927,
pp. 25-26.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. J. ALEXANDRE, « A. Gide, Voyage au Congo (NRF, 1927) », in LP, août 1927,
pp. 261-263.
6. Ibid.

168
s'apercevoir que le luxe des riches est acheté par les injustes
souffrances des esclaves1 ! »

« Découverte bien tardive », juge-t-elle, « mais d'autant plus


difficile et courageuse » quand on sait quelle vie feutrée l’hédoniste
donnait à contempler dans Si le grain ne meurt. Et c’est bien, comme
le souligne l’auteur lui-même2, « l'ignorance des questions sociales
qui choquent le plus en ces mémoires3 ». Elle termine son analyse en
rapportant la réaction du Temps4 « s’attrist[ant] devant ce transfuge
qui rompt la solidarité des riches5 ». L’année suivante, c’est encore
André Gide qui soulève la question du colonialisme avec Le Retour
du Tchad. Bien que l’auteur s’incline devant quelque « système plus
ou moins hasardeux de sociologie primitive6 » — ce qui fait dire à
Jeanne Alexandre que « le prestige de la "Science" est bien fort! » —
, l’ouvrage dénonce avec force les conditions de vie imposées aux
"nègres" : « On en a fait des esclaves, traqués, parqués, exploités
comme les bêtes et les arbres de leurs forêts7 ». A la suite de quoi,
Jeanne Alexandre prend rendez-vous avec le gouvernement pour
s’opposer au renouvellement du privilège de la compagnie Forestière
Sangha-Oubangui (expirant en 1929), principale responsable des
injustices signalées par André Gide :

« Nul n'oserait passer outre à une opinion éveillée. [...] Il manque


assurément à cette cause une mise au point pratique et polémique,
l'invention de quelques formules brèves, aisées à colporter
oralement, même sans le concours de la presse, et assez aiguisées
pour forcer l'oreille et la tête dures de Léviathan8. »

1. Ibid.
2. « Je ne pouvais prévoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais
qu’entrevoir, de nos rapports avec les indigènes, m’occuperaient bientôt, jusqu’à
devenir le principal intérêt de mon voyage, et que je trouverais dans leur étude ma
raison d’être dans ce pays. » (cité par J. Alexandre, ibid.).
3. J. ALEXANDRE, ibid.
4. « Partisan résolu des entreprises coloniales de la France » (cf. M. MARTIN,
« Le Temps », in Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle,
sous la dir. de J-F SIRINELLI, PUF, 1995, p. 1190).
5. J. ALEXANDRE, « A. Gide, Voyage au Congo », in LP, août 1927.
6. J. ALEXANDRE, « A. Gide, Le Retour du Tchad (NRF, 1928) », in LP, juin 1928,
pp. 287-289.
7. Ibid.
8. Ibid.

169
En juillet 1929, elle salue Jean-Richard Bloch, dans Cacahouètes
et bananes : « un des rares écrivains de ce temps qui savent aimer les
hommes, les aimer tels qu'ils sont et de toutes couleurs, sans
illusions, sans airs blasés, sans vantardise non plus de n'être pas
blasé1 ». Vient ensuite le « beau livre » d’Edward Morgan Forster,
Routes des Indes, dévoilant l'injustice quotidienne qui oppose des
« hommes supérieurs, les occupants, les blancs, les Anglais » à des
« hommes de seconde qualité » : « Le préjugé de race, la seule forme
vraiment vivante de la vanité nobiliaire est étalée là en toute sa
cruauté insultante et sa sottise »2.
1930 est « l’année coloniale », « non certes par les fêtes du
Centenaire algérien qui n'ont intéressé personne, mais par la révolte
de l'Inde, par les émeutes d'Indochine3 ». Et à l’instar de Charles
Renouvier4, Jeanne Alexandre veut dénoncer « l'hypocrisie qui
prétend confondre devoir et intérêt » :

« [...] si les Blancs sont les tuteurs des peuples encore enfants, qu'ils
colonisent alors pour les indigènes et non pour eux. Si au contraire
les colonies sont les dernières terres de cocagne [...] où l'on peut
s'enrichir vite [...], il faut oser se réclamer de la violence. [...] Force et
intérêt, ou bien devoir et droit, il faut choisir5. »

Par la même occasion, elle félicite Louis Roubaud et la


« hardiesse » de ses reportages « si émouvants » au Petit Parisien,
qui, « sans jamais remettre en question la valeur de la colonisation »,
élabore, par son simple témoignage, une critique d’autant plus
probante6. Mais c’est Paul Monet, dans un rapport « tout en faits et
en chiffres », intitulé Les Jauniers, histoire vraie, qui « met à nu la
plaie la plus honteuse du régime colonial indochinois actuel, la traite
des Jaunes ». Dans cet exposé d'histoire « selon Marx »
(matérialisme historique), « qui se fonde sur l'immuable mécanisme
économique », il apparaît que « la richesse coloniale ne se trouve pas

1. J. ALEXANDRE, « J-R Bloch, Cacahouètes et bananes (NRF, 1929) », in LP, juil.


1929, pp. 349-350.
2. J. ALEXANDRE, « E. M. Forster, Routes des Indes (Plon, 1927) », in LP, juillet
1929, p. 351.
3. J. ALEXANDRE, « Quelques livres sur l’Indochine », in LP, juil. 1930, pp. 335-339.
4. Philosophe (1815-1903).
5. J. ALEXANDRE, « Quelques livres sur l’Indochine », op. cit.
6. Ibid.

170
toute faite aux pays des Merveilles », qu’elle est « nourrie de chair
humaine, livre pour livre »1. Récit d’atrocités qui fait dire à Jeanne
Alexandre qu’il « n'est assurément qu'une atrocité, toujours la
même, qui est de faire de l'homme un instrument, chair à travail,
chair à plaisir, chair à canon » :

« Dès qu'on veut user d'un homme comme d'un animal, il faut le
traiter plus mal que l'animal, en marchandise inférieure aisément
renouvelable. [...] C'est ainsi que certains entrepreneurs décident
d'user à mort leurs coolies durant les trois ans du contrat.
Vérification nouvelle, s'il en était besoin, de l'axiome politique de
Jean-Jacques : dès qu'on admet le moindre degré d'inégalité entre les
hommes — et c'est bien là l'essence du colonialisme — il n'y a bientôt
plus aucune mesure commune entre le maître et l'abject matériel
humain2. »

Pour Luc Durtain, auteur de Dieux blancs, homme jaunes, il


serait puéril de proposer à une nation de renoncer à ses colonies, car
« nous sommes tous colons, nous les gens d’aujourd’hui, de gré ou de
force ». Nos dieux, les « Dieux blancs », ce sont les machines, la
vitesse, le confort, résume Jeanne Alexandre, retrouvant ici quelques
préoccupations aliniennes. Fatalisme de Luc Durtain qui trouve sa
contradiction dans la « foi » de Léon Werth pour la « libre puissance
de chaque homme qui sait et veut prendre position »3.
Le mois suivant, l’Islam est abordé avec Les Meskines de Charles
Boussinot, ouvrage de propagande communiste qui dénonce « la
dureté sans nuance des indigènes enrichis » et le calcul visant à
laisser un peuple dans l’ignorance pour l’exploiter durablement.
Jeanne Alexandre y voit surtout l’abandon dont ces peuples ont été
victimes : « Qui entreprend de violenter le destin d’un peuple, écrit-
elle, se doit d’aller jusqu’au terme »4. Et quand l’humilité devrait
primer, la « grossière et stérile glorification de soi » que les fêtes du
Centenaire donnent en spectacle, est une autre raison de se révolter.

1. J. ALEXANDRE, « P. Monet, Les Jauniers, histoire vraie (NRF, 1930) », in LP,


juillet 1930, pp. 336-337.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « L. Durtain, Dieux blancs, homme jaunes (Flammarion, 1930) »,
in LP, juillet 1930, pp. 337-339.
4. J. ALEXANDRE, « C. Boussinot, Les Meskines (Librairie du Travail, 1930) », in LP,
août 1930, pp. 387-388.

171
En 1931 paraissent les reportages de Louis Roubaud, Vietnam, la
tragédie indochinoise, et d’Andrée Viollis, L'Inde contre les Anglais,
qui « comptent parmi les rares journalistes qui savent remplir leur
mission1 ». « Tous deux, au même moment, en face de la même
tragédie, mais sur deux théâtres différents, [...] ont été pénétrés par
[...] la gêne d'être pris pour des colons par les indigènes ». Andrée
Viollis, à Bombay, prise pour une anglaise et menacée d'être jetée à
l'eau par les nationalistes, s’écrie : « Comme je les comprenais! ».
Cependant, la question sur le droit des peuples reste entière :
« Qu'arriverait-il, demande Andrée Viollis, si l'Inde, clef de voûte de
l'édifice britannique, se détachait? Ne serait-ce pas l'Asie, l'Europe,
le monde entier en mouvement et en conflit? Qu'arriverait-il,
demande Louis Roubaud, si la France quittait l'Indochine? Quelle
ruée de convoitises, quel déplacement de peuples2 ! ».

***
Pour un retour aux valeurs simples et fondamentales — Parmi
les tendances autour desquelles s’organise la littérature d’après-
guerre3, symptomatiques le plus souvent d’une volonté d’échapper
au monde réel, la littérature d’évasion, en dehors des romans
d’aventure4, s’inspire volontiers du monde paysan et ouvrier. Un
univers représentant 8% des critiques de Jeanne Alexandre et qui
n’est pas sans l’attirer les premières années. Si ce choix de livres est
le résultat d’une hostilité relative au capitalisme, il semble aussi
dériver de l’idée que la pauvreté peut « change[r] et amplifi[er] la
résonance humaine d’une œuvre5 ».
« L'amour de la civilisation paysanne traditionnelle et la
certitude de sa permanence à travers les générations sont parmi les
constantes de l'idéal politique et moral d'Alain6 » écrit André Sernin.
Et peut-être que l’influence du "maître" n’est pas étrangère à la

1. J. ALEXANDRE, « L. Roubaux, Vietnam, la tragédie indochinoise (Librairie Valois,


1931), et A. Viollis, L'Inde contre les Anglais (Editions des Portiques, 1931) », in LP,
mars 1931, p. 144.
2. Ibid.
3. Cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 376.
4. Voir infra p. 186.
5. J. ALEXANDRE, « R. Rolland, L’Âme enchantée (Ollendorff, 1924) », in LP, 5 avril
1924, pp. 30-32 (IV).
6. A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 23.

172
sensibilité citadine de Jeanne Alexandre pour le monde paysan.
Néanmoins, au-delà du principe d’évasion, cette littérature est aussi
le moyen de souligner les injustices, a fortiori dans un pays de forte
ruralité1. Dès le mois d’août 1921, « la vie paysanne et la misère »
qu’Ernest Pérochon dépeint dans Les Creux-de-Maisons2, la
« secoue d'une révolte personnelle » :

« On découvre toutes ces vies de paysans pauvres, qui depuis des


siècles labourent et ensemencent la même terre. [...] Et l’on reste saisi
[...] d’une sorte d’horreur devant les réserves du bien-être, de l’art,
devant tout le luxe où se retrouvent incorporés l’effort exténuant, les
privations exténuantes du paysan et de l’ouvrier. La civilisation
prend beaucoup aux faiseurs de pain et ne leur rend guère3. »

La même année, elle présente avec enthousiasme la Visite aux


paysans du centre de Daniel Halévy, qui observe avec amertume la
disparition de la civilisation rurale4, en expliquant « la stérilité
volontaire des familles » par le fait qu’elles n’ont jamais été
paysannes que « par contrainte »5. Désespoir d’un intellectuel de la
haute bourgeoisie parisienne qui contraste l’année suivante avec la
propagande d’un Joseph de Pesquidoux6, pour qui la paysannerie est
une sorte de fraternité « bouddhique » avec tout ce qui est et vit sur
la terre7. La Brière d’Alphonse de Châteaubriant, prix du roman de
l’Académie française en 1923, est l’ouvrage qui illustre le mieux le
succès public de cette littérature bucolique, avec cent mille
exemplaires vendus en trois mois8. Jeanne Alexandre en estime la
forme dans une critique nuancée :

1. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 344.


2. Ecrit en 1913 (cf. www.gesteditions.com/gesteditions/histdeviereedit.htm).
3. J. ALEXANDRE, « E. Pérochon, Les Creux-de-Maisons (Plon, 1921) », in LP,
27 août 1921, p. 19 (I).
4. S. LAURENT, « Halévy D. », in Dict. des intellectuels français, op. cit., p. 696.
5. J. ALEXANDRE, « D. Halévy, Visite aux paysans du centre (Grasset, 1921) », in LP,
22 octobre 1921, pp. 25-26 (I).
6. « Collaborateur au Temps et à la Revue des deux mondes, beaucoup en font un
prêcheur de bonne doctrine et un défenseur de l’ordre, à la René Bazin »
(cf. J. ALEXANDRE, « J. Pesquidoux. », in LP, mai 1922).
7. J. ALEXANDRE, « J. Pesquidoux, Chez nous et Travaux et jeux rustiques (Plon,
1921) », in LP, mai 1922, pp. 17-18 (II).
8. A-M THIESSE, « Châteaubriant A. (de) », in Dictionnaire des intellectuels...,
op. cit., p. 298.

173
« [...] c’est la matière même de l’œuvre qui s’attache ainsi à nous; des
mots qui s’efforcent, en artisans, vers les choses, et qui gardent
souvent la couleur et l’odeur du marais; mots techniques, mots
populaires, dialectique briéron; des ciselures cachées, récompense
du regard qui s’attarde; de courts tableaux achevés jusqu’au
cadre1 [...] »

Il ne lui suffit pas d’être ce « voyageur au long de ces levées et de


cet horizon uni », ce « touriste [qui] profite de l’aubaine devant ce
coin neuf du monde », il lui faut voir une âme. C’est elle qu’on attend.
Vainement, car « on ne croise que des formes dressées », des
hommes « imités du sol », « historiques », des « hommes
temporaires », selon l’expression de Paul Lacombe2. L’auteur est
absent. Or, « sans la communauté, l’identité émouvante entre une
pensée créatrice et les personnages où elle s’incarne, il n’y a pas, il n’y
aura jamais de roman3 ».
En novembre 1927, Les Paysans4, le chef-d’œuvre poétique du
romancier polonais Wladyslaw Stanislaw Reymont, prix Nobel en
1924, retient toute l’attention de Jeanne Alexandre. Tétralogie
imposante, déclinée en saisons, et presque entièrement rédigée en
dialecte paysan, l’œuvre, « poésie épique », qui chante « la toute
puissance du groupe humain, de la société qui transmet à l'homme
l'humanité et qui aussi la lui mesure », montre « la grande peine des
paysans dans un village de Pologne »5. Beauté de certains êtres qui
sont « les fleurs les plus pures du terreau humain, les âmes qui
réconcilient l'aveugle société avec elle-même ».
Souvent critique, elle offre à lire, au fil des années, l’analyse
vigoureuse des principaux romans "rustiques" de l’époque, parmi
lesquels Les Hommes de la route6 et Le Crime des justes7 d’André
Chamson, La beauté sur la terre8 de Ferdinand Ramuz, Colline9 de

1. J. ALEXANDRE, « A. de Châteaubriant, La Brière (Grasset, 1923) », in LP,


20 octobre 1923, pp. 44-45 (III).
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Paris, Payot, 1925-1927, (trad. fr. F. Schoell). Ecrit entre 1904 et 1909.
5. J. ALEXANDRE, « W. S. Reymont, Les Paysans », in LP, novembre 1927.
6. J. ALEXANDRE, « A. Chamson, Les Hommes de la route (Grasset, 1927) », in LP,
décembre 1927, pp. 454-456.
7. J. ALEXANDRE, « A. Chamson, Le Crime des justes (Grasset, 1928) », in LP,
février 1929, pp. 97-99.

174
Jean Giono, La Table-aux-Crevés1 de Marcel Aymé, Vieille France2
de Roger Martin du Gard. De fait, elle n’y trouve pas l’humanité
espérée, et l’exercice cesse de l’intéresser à partir de 1933.
De la même façon, les romans populistes n’auront pas ses
faveurs. Elle fait de cette école littéraire — fondée en 1929 par Léon
Lemonnier et André Thérive — « le revenant du naturalisme : furtif
et sans couleur, en tant que revenant, bâtard de l'art et de la science
en tant que naturalisme ». Dans Hôtel du Nord et Petit-Louis
d’Eugène Dabit, « ces êtres poussés comme des choses, sans pensée,
ni vers eux-mêmes, ni vers le monde » manquent manifestement
d’humanité3 :

« Les populistes se vanteraient d'exprimer les hommes tels qu'ils se


voient, et se méconnaissent, précisément quand ils ne savent pas
s'exprimer. Contre eux, de Hugo à Balzac, de Hardy à Gorki, tous
ceux qui ont refusé d'admettre qu'aucun homme pût être un
simulacre vide. Au fond de cette prétendue acceptation du peuple —
du populo — tel qu’il est, se cache le préjugé artiste, celui de Flaubert,
et c’est par excellence le préjugé bourgeois4. »

Mêmes remarques pour Jean Pallu qui se « contente », dans Port


d’escale, de faire vivre un groupe d’employés dans des « causeries
pour ne rien dire »5, — et pour Henri Poulaille, « qui se veut écrivain
prolétaire » et dont Le Pain quotidien, « indigne du peuple », a été
écrit « non sans pédantisme » et « à la va-vite »6. Même Pierre
Hamp, qu’elle estime depuis longtemps, s’est « cassé le nez », dans
La Laine, en délaissant les ouvriers pour le bureau directorial7. Et

8. J. ALEXANDRE, « F. Ramuz, La beauté sur la terre (Grasset, 1928) », in LP,


oct. 1928, pp. 478-479.
9. J. ALEXANDRE, « J. Giono, Colline (Grasset, 1929) », in LP, septembre 1929,
pp. 447-448.
1. J. ALEXANDRE, « M. Aymé, La Table-aux-Crevés (NRF, 1929) », in LP, mai 1930,
p. 243.
2. J. ALEXANDRE, « R. Martin du Gard, Vieille France (NRF, 1933) », in LP,
oct. 1933, p. 543.
3. J. ALEXANDRE, « Eugène Dabit, Hôtel du Nord (Denoël, 1929) et Petit-Louis
(NRF, 1930) », in LP, janvier 1932, p. 44.
4. Ibid.
5. J. ALEXANDRE, « J. Pallu, Port d’escale (Rieder, 1931) », in LP, janvier 1932, p. 45.
6. J. ALEXANDRE, « H. Poulaille, Le Pain quotidien (Valois, 1931) », in LP,
janvier 1932, p. 45.

175
Martin Maurice ne fait pas mieux, dans Heureux ceux qui ont faim,
développant une « banale critique de la société, adoratrice du veau
d’or1 ». Et pourtant, « le travail et les travailleurs, quels objets pour
la pensée2 ! ». C’est pourquoi, elle applaudit, en 1935, Les Damnés de
la terre d’Henri Poulaille, non seulement parce que ses héros ont
enfin une âme et se détachent de la foule, mais aussi parce qu’une
question fondamentale vient d’être posée :

«Un ouvrier peut-il prendre conscience de la pensée de sa classe, de


la volonté de sa classe, et ainsi, élu, séparé, enfin capable de guider
ses frères, peut-il demeurer ouvrier3 ? »

Pour Jeanne Alexandre, « tout le drame social est là » et toute la


valeur pratique du syndicalisme en dépend4. Elle se remémore Ville
conquise de Victor Serge qui raconte la honte d’anciens opprimés
devenus maîtres. Mais Henri Poulaille garde espoir, et « cette foi en
l'homme, c'est l'âme originelle du socialisme, inséparable de la
revendication anarchiste ».
Qu’en est-il alors de la littérature panthéiste? Dès 1922, Jeanne
Alexandre admire Walden ou la vie dans les bois de l’écrivain
américain Henry David Thoreau (1817-1862) : « Féerie, mais féerie
des choses vraies, car ce livre est comme une grammaire de la
perception5 ». Et après avoir évoqué Montaigne « fermant sa porte
aux soins du monde », elle voit dans « ce Brahmane américain »,
tout juste arrivé en Europe, le « nouveau compagnon de route pour
les hommes6 ». Ce retour aux sources naturelles est révélateur de
cette première moitié de siècle, étourdie par la vitesse, essence
vertigineuse du progrès. En août 1929, Jeanne Alexandre explique, à
propos de Tournant dangereux, que « l’automobile était tout de

7. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, La Laine (Flammarion, 1931) », in LP, janvier 1932,


pp. 45-46.
1. J. ALEXANDRE, « M. Maurice, Heureux ceux qui ont faim (NRF, 1931) », in LP,
janv. 1932, p. 46.
2. J. ALEXANDRE, « J. Pallu, Port d’escale », in LP, janvier 1932, pp. 44-45.
3. J. ALEXANDRE, « H. Poulaille, Les Damnés de la terre (Grasset, 1935) », in LP,
juillet 1935, pp. 314-316.
4. Ibid.
5. J. ALEXANDRE, « H. D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois (NRF, 1922) »,
in LP, 28 octobre 1922, pp. 40-42 (II).
6. Ibid.

176
suite apparue [à Maurice de Vlaminck] comme la déchéance de
l'individu, le signe de la richesse retranchée en sa souveraine
paresse1 » : « Tournant dangereux pour ce qu'il faut bien appeler
civilisation. Trop vite! Le mouvement vous emporte qui n'est
qu'essentielle passivité2 ! ». C’est aussi ce que Jules Romains
exprime dans Le Dieu des corps, nous montrant des hommes
étourdis et stupéfaits par les objets de la science3, ou ce que Marc
Elmer dénonce « avec pathétique », en introduction à La Machine4
de Rabindranath Tagore : le péril du machinisme universel qui
préparerait sinon la fin du monde, du moins la fin de l'humanité5.
Mais quand Un philosophe dans les bois est traduit en 1930, elle
n’approuve pas qu’Henry D. Thoreau rompe ainsi avec l’humanité.
S’il y a de l’optimisme chez lui, elle voit autant de misanthropie :

« Il y a de la bouderie ascétique dans cette fuite au fonds des bois.


Comte lui reprocherait de blasphémer la communauté humaine, et
Marc Aurèle lui donnerait leçon de solitude : être aussi libre, aussi
seul, dans la foule, que sur ces îles de terre vierge que Thoreau
découvrait [...] et où il tutoyait Dieu6. »

Et même si Giono parvient « par moments » à égaler Gorki7, avec


Un de Baumugnes, son « inspiration cosmologique » donne une
« grandeur reposante et monotone »8 au Chant du monde, trop loin
cependant, pour Jeanne Alexandre, de l’humanité et de ses grandes
causes que sont la justice et la vérité. Maxime Gorki et Pierre Hamp
répondront davantage à ses attentes.

1. J. ALEXANDRE, « M. de Vlaminck, Tournant dangereux (Stock, 1929) », in LP,


août 1929, pp. 396-397.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « J. Romains, Le Dieu des corps (NRF, 1928-29) », in LP,
sept. 1929, p. 443.
4. Paris, Rieder, 1929.
5. J. ALEXANDRE, « Quelques livres », in LP, novembre 1929, p. 546, n. 1.
6. J. ALEXANDRE, « H. Thoreau, Un philosophe dans les bois », in LP, juin 1930,
pp. 286-288.
7. J. ALEXANDRE, « J. Giono, Un de Baumugnes (Grasset, 1930) », in LP,
octobre 1930, p. 487.
8. J. ALEXANDRE, « J. Giono, Chant du monde (Gallimard, 1934) », in LP,
juillet 1934, p. 383.

177
Les affres de la condition humaine

« [...] pour Alain et Alexandre, il s’agit toujours de tenter de pratiquer


la métaphysique dualiste (en dépit de la contradiction des termes) :
vivre, au plus profond et au plus difficile de la condition humaine,
l’opposition toujours renaissante entre la pensée et l’action1. »

C’est-à-dire « donner son corps à la presse » et « sauver le


jugement »2 dira Jeanne Alexandre, ce qui rejoint l’opinion de
l’essayiste Julien Benda, qui, dans La Trahison des clercs, considère
que « l’intellectuel trahit les grandes causes [...] en s’engageant trop
avant dans le combat partisan3 ».
Pierre Hamp est l’un des rares auteurs que Jeanne Alexandre suit
avec jubilation depuis le début des Libres propos. Formé à
l’université populaire de Belleville, ce passionné de lecture devient
l’un des grands représentants du mouvement de la littérature
prolétarienne4, inaugurant lui-même un nouveau genre, qui sera
très apprécié en URSS : le « roman de la production » ou la
« factographie »5. Dès le second numéro des Libres propos — après
avoir présenté ses premières œuvres, qui « sous les choses familières
[...] ramène[nt] la vie » : Marée fraîche, Vin de Champagne,
Le Rail 6 — ce sont Les Chercheurs d’or, décrivant la Vienne
« d’après la paix », qui dressent de façon « brutale » et « violente »
un « tableau contrasté de la misère et du luxe »7. D’où il apparaît que
l’adversité est « une mine d’or8 » pour ceux qui savent en profiter.
Cette « misère démesurée du corps et de l'âme » se fait « plus
proche encore » et « plus intérieure à chacun » dans Ma vie d’enfant
de Maxime Gorki, né en 1868, que dans ses précédents ouvrages,
Les Déchus, Les Vagabonds :

1. J. ALEXANDRE, « En souvenir de Michel Alexandre », op. cit., p. 61.


2. Ibid.
3. P. ORY et J-F SIRINELLI, Les intellectuels en France, op. cit., p. 91.
4. Fondé par Henri Poulaille (1896-1980).
5. M. DREYFUS, « Hamp Pierre », in DBMOF, op. cit., vol. 31, pp. 218-219.
6. Parues en 1908. « Exemple émouvant de la vérité conquise par la pensée » écrit-elle
à propos de l’auteur (cf. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Les chercheurs d’or (NRF,
1920) », in LP, 16 avril 1921, pp. 3-5 (I)).
7. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Les chercheurs d’or », ibid.
8. P. HAMP, cité par J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Les chercheurs d’or », ibid.

178
« Enfants knoutés, femmes piétinées, battues à mort, haine
meurtrière entre enfants et parents, entre compagnons de travail,
eau-de-vie, vermine, maladies, injures, vices, et à travers tout cela,
les petits toujours humiliés, méconnus, repoussés1. »

Mais cet appel « tragique » et « anxieux » n’est pas sans


optimisme : « [...] les choses pures, saines et fécondes arrivent à se
frayer victorieusement une voie à travers [les] obstacles »2. Plus
découragé, Le Cantique des cantiques de Pierre Hamp, dont
La Peine des hommes constitue le vaste ensemble, mais qui, derrière
le portrait apologétique de la vieille race paysanne, semble délaisser
la misère, quand le paysan devient l’exploiteur, pour « chanter
l’amour mondain »3. Comme un « nouveau chapitre de La Peine des
hommes », Le dernier Vicking de John Pojer montre, au contraire,
« un vieux pêcheur enrichi par un coup de chance qui ne peut, ni ne
veut garder sa fortune »4. « Liberté des esclaves », conclut-elle,
déclarant l’œuvre « digne de figurer dans une vraie histoire du
Travail ». Cependant, Pierre Hamp, dont la force est de « montrer au
lieu de décrire ou de prouver5 », n’abandonne pas son apostolat; Un
nouvel honneur s’ouvre sur « un monde livré à la misère la plus
matérielle », un monde qui méprise « ce qui sert », le travail de
l’ouvrier, et honore « ce qui a force pour détruire »6 : « L’honneur du
travail s’achève par l’honneur de la paix7 », lance-t-il en direction des
Allemands et des Français. Jeanne Alexandre voudrait qu’il soit
entendu et que « ces nobles et courageuses paroles [...] suscitent des
actes ». Où l’on voit se profiler le lien intime qui noue l’injustice à la
guerre.
Bien sûr, d’autres grands auteurs se joignent à cette peinture
tragique, tel Anton Tchekhov, dont l’œuvre est « enfin révélée aux

1. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, Ma vie d’enfant (Calmann-Lévy, 1921) », in LP,


20 août 1921, pp. 17-18 (I).
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Le Cantique des cantiques (NRF, 1922) », in LP,
10 juin 1922, pp. 19-20 (II).
4. J. ALEXANDRE, « J. Pojer, Le Dernier Vicking (Calmann-Lévy, 1922) », in LP,
2 septembre 1922, pp. 32-33 (II).
5. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Gens (NRF 1923) », in LP, 17 nov. 1923, p. 51 (III).
6. J. ALEXANDRE, « P. Hamp, Un nouvel honneur (NRF, 1922) », in LP, 25 nov.
1922, p. 45 (II).
7. P. HAMP, cité par J. ALEXANDRE, ibid.

179
Français », et qui, comme Léonid Andreïev et Maxime Gorki, décrit,
dans Les Moujiks, cette « même misère séculaire, arrêtée et fixée [...]
au comble d'elle-même » : « Condamnation de la vieille société aussi
péremptoire que les Tragiques de Gorki »1. Celui-là même dont
« toute la pensée et l'œuvre [sont] incessante méditation sur le
miracle de sa propre évasion de la misère2 ». En gagnant mon pain
prolonge ce voyage commencé dans l’adversité3 et inspire à Jeanne
Alexandre cette conclusion laconique : « Tous les autres maux
seraient vite guéris si les hommes ne se piétinaient pas les uns les
autres ». Et comme la jeunesse prépare l’avenir, elle conseille aux
enfants Le Rosier d’Hermina zur Mühlen, en 1932, afin qu’ils ne
parlent pas des pauvres « comme d’une espèce créée tout exprès,
comme le chien ou le cheval4 » et recommande aux plus riches
d’entre eux l’appel Au secours de Marc Bernard : « livre précieux
pour [leur] apprendre la misère, moins difficile d'accès que Pierre
Hamp, moins atroce que Neel Doff »5.
Neel Doff est l’auteur d’Angelinette qui montre « la vie misérable
d’une petite fille d’Amsterdam que la faim pousse à la
prostitution6 » :

« Initiation à la misère du corps, sous les vêtements, à la misère qui


griffe et souille l'épiderme, qui de fatigue et de faim distend la moelle
de l'être. Initiation à la mendicité en ceux qui mendient, heurtant
leur hébétude à l'aisance des corps bien nourris. Il est peu de livres
qui s'attachent ainsi à notre chair même en épines accusatrices7. »

Sur la misère des femmes, peu d’analyses pourtant de Jeanne


Alexandre, sinon L’Ephémère8 de Marcelle Vioyx et la Nicette

1. J. ALEXANDRE, « A. Tchekhov, Les Moujiks (Plon, 1923) », in LP, 3 mars 1923,


p. 12 (III).
2. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, En gagnant mon pain (Calmann-Lévy, 1923) », in LP,
19 mai 1923, pp. 24-26 (III).
3. Voir Ma vie d’enfant, supra p. 160.
4. J. ALEXANDRE, « H. zur Mühlen, Le Rosier (La Revue, 1930) », in LP,
février 1932, p. 118.
5. J. ALEXANDRE, « M. Bernard, Au secours (NRF, 1931) », in LP, septembre 1932,
pp. 484-485.
6. J. ALEXANDRE, « N. Doff, Angelinette (Crès, 1923) », in LP, 19 mai 1923, p. 26
(III).
7. Ibid.
8. Paris, Charpentier, 1922.

180
d’Eugène Le Roy dont elle ne fait que suggérer la lecture. Tous deux
navrent et secouent, mais la première affuble la misère d’inutiles
habits de hasards1. La misère peut se passer du romanesque, écrit
Jeanne Alexandre. C’est aussi ce qu’elle reproche à Emile Burnet,
dans Loin des icônes, qui aborde « avec véracité et humanité » le
« grand sujet » des émigrés; celle de la colonie russe débarquée à
Tunis sur quelques épaves de la flotte de Wrangel, le chef de
l’ancienne armée blanche. Mais son roman s’alourdit d’une
« psychologie convenue » et d’un drame d’amour « sans imprévu » :

« Le roman est-il devenu une forme inévitable de la pensée, comme


la tragédie en cinq actes au milieu du XVIIIe siècle? [...] Ce livre,
révélation probe, anxieuse, d’une forme nouvelle de la douleur et du
doute, mérite d’être lu; mais il emportera le regret de l’admirable
carnet de notes, nues, directes, durables, qu’il ne s’est pas contenté
d’être2. »

Plus troublantes, les Lettres de Sacco et Vanzetti3 écrites de 1921


à 1927, qui « prennent place aussitôt, en leur gaucherie et leur
ferveur naïve parmi les documents essentiels de l'humanité4 ». Au-
delà de l’injustice, de l’erreur judiciaire, de « la lente torture des sept
années de prévention et d’agonie », c’est le système carcéral que l’on
devine : « Avec Sacco et Vanzetti, nous vivons toute l’abomination
des prisons modèles, l’horreur de chaque jour, l’horreur plus
désespérante des dimanches ». Les Hommes dans la prison de
Victor Serge offre également cette possibilité de dépasser l’archétype
du héros de roman ou du témoin indirect. Son témoignage s’associe
à ceux d’Albert Londres sur le bagne et de Louis Roubaud sur les
maisons de corrections « pour réveiller nos imaginations
paresseuses et lâches » :

« Si ce témoignage est véridique, il faut s'avouer que le régime


pénitentiaire en France est fondé sur la pure violence et le pur
arbitraire. [...] Le régime militaire du temps de guerre paraît presque
humain et respectueux de la dignité. Comparé à Fresnes ou à

1. J. ALEXANDRE, « Autres livres récents sur la misère », in LP, 19 mai 1923, p. 26


(III).
2. J. ALEXANDRE, « E. Burnet, Loin des icônes (Flammarion, 1923) », in LP, 29 déc.
1923, p. 58 (III).
3. Paris, Grasset, 1931 (trad. fr. Jeanne Guéhenno).
4. J. ALEXANDRE, « Lettres de Zacco et Vanzetti », in LP, juin 1931, pp. 268-269.

181
Clairvaux, la Maison des morts [de Dostoïevski] semble presque
tolérable et accueillante1. »

Et tant d’autres sujets d’indignation qui peuplent ses chroniques


de façon récurrente, de « l’énorme injustice [à Marseille] des blancs
à l’égard des noirs », avec Banjo2 de Claude Mc Kay, à la question des
Français qui, pour avoir fui l’enfer de la Première Guerre mondiale,
attendent toujours pour rentrer chez eux3.

Sociétés nouvelles et modèles de sociétés

C’est dans ce contexte de profonde désillusion, face à


l’impuissance des sociétés européennes à combattre l’injustice et la
pauvreté, que Jeanne Alexandre s’intéresse aux nouveaux modèles
dont la propagande éclaire l’horizon.

Comprendre la révolution russe

« La grande lueur à l’Est » — Près de 10% des analyses littéraires


de Jeanne Alexandre concernent directement la Russie et la
révolution bolchevique, avec deux pics en 1928 et 1931, sur une
période régulière de 1921 à 1932. Mais si son intérêt est porté par
l’espoir, elle reste délibérément incrédule, appliquée à s’instruire par
les témoignages, tout en attendant le verdict de Maxime Gorki, à
défaut de celui de Tolstoï. Ainsi écrit-elle en préambule à l’analyse de
son recueil d’articles publiés entre 1917 et 1920, intitulé Ecrits de
révolution :

« Ignorant devant la révolution russe et hésitant à porter un


jugement qui risquerait d'être préjugé d'espérance trop facile ou de
timidité peureuse, n'est-il pas arrivé à chacun d'invoquer quelque
témoin spirituel, spectateur et arbitre? Qu'aurait pensé, comment
aurait jugé Tolstoï4 ? »

1. J. ALEXANDRE, « V. Serge, Les Hommes dans la prison (Rieder, 1930) », in LP,


juin 1931, pp. 270-271.
2. Paris, Rieder, 1931 (trad. fr. I. Freat et P. Vaillant-Couturier).
3. J. ALEXANDRE, « J. Gonnet, Gonnet déserteur (NRF, 1934) », in LP, août 1934,
p. 428.
4. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, Ecrits de révolution (Stock, 1922) », in LP, mai 1922,
pp. 15-16 (II).

182
Maxime Gorki, son œuvre faisant foi, est, pour Jeanne Alexandre,
le seul homme digne de confiance, susceptible de fixer l’opinion.
Aussi a-t-il donné, pour beaucoup, « une sorte de droit d'humanité à
la révolution », en se ralliant au bolchevisme vers novembre 1918.
Malheureusement, si en octobre 1917, il lui reprochait de précipiter
les choses, de négliger la fragilité d’un peuple au « passé de servitude
et d’obéissance », encore inapte à la « science de l’occident », ses
écrits n’apportent aucune explication sur son revirement subit de
1918. L’admiratrice suppose que son rôle de Cassandre a dû
s’incliner devant le parti d’agir, de construire et de croire1.
Néanmoins, un doute subsiste en filigrane, et les « hésitations » de
Jeanne Alexandre le poursuivent dans sa retraite sorrentine.
Du reste, « le parti pris des adversaires et des partisans du
bolchevisme favorise presque également la crédulité », écrit-elle à
propos des livres d’André Morizet, Chez Lénine et Trotsky, et
d’Odette Keun, Sous Lénine. Le premier fait l’apologie du
communisme, mais c’est « l’enquête d’un communiste guidé par des
communistes » : « Le plan de la société russe s'y dessine tel qu'il est
conçu par les chefs »2. Malgré tout, le livre « instruit » et permet à
Jeanne Alexandre, qui souligne les « velléités de libres critiques »
consenties par l’auteur, de « réaliser ce que chacun sent
confusément » : « les organismes sociaux fonctionnent en Russie
comme partout et [...] les ressemblances avec les sociétés non
communistes l'emportent sans doute sur les différences ». Odette
Keun est plus critique, même si elle n’accuse pas directement le
bolchevisme, « sauf aux instants de frénésie anti-policière ». Et si
Jeanne Alexandre émet des doutes sur ses capacités à sonder
l’opinion sans parler le russe, elle reconnaît la force de son portrait
des « multitudes épuisées »3.
Sans qu’elle prenne clairement position, le début des années 1920
la montre plutôt favorable aux bolcheviques, et les « invectives
contre Lénine et Gorki » de Léonid Andreïev dans les fragments de
son journal semblent l’irriter, sinon l’attrister : « nous n[’en]
saurions tirer aucune aide pour comprendre la Révolution russe4 ».

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « A. Morizet, Chez Lénine et Trotsky (La Renaissance du livre,
1922), et O. Keun, Sous Lénine (Flammarion, 1922) », in Libres Propos, 24 juin 1922,
pp. 23-24 (II).
3. Ibid.

183
Le portrait qu’elle fait de Gorki, à l’occasion de la parution de Ses
Souvenirs, dont une part est consacrée à Léonid Andreïev, nous
instruit sur le degré de son attachement :

« A côté de lui [Andreïev], Gorki avec sa puissance maîtrisée, sa


résignation sans mesure d’homme du peuple et cette libre
indifférence de l’errant, étranger à tout, partout spectateur fidèle. Il
est beau de voir Gorki effacer d’avance toute injure et refuser la haine
de l’ancien compagnon par cette ferme volonté d’aimer l’homme et
de l’affirmer identique sous les déguisements de passions et
d’opinions1. »

La critique des Possédés de Fedor Dostoïevski (1821-1881), en


1923, participe-t-elle de cette fascination en demi-teinte pour la
révolution? Car c’est bien le sujet du livre, « devenu introuvable »,
qui lui fait applaudir sa réédition : « la psychologie des
révolutionnaires »2. Mais sa curiosité, « aiguisée » par la perspective
de comprendre un peu mieux la révolution, est aussitôt « déçue » :

« Les Possédés ne montrent guère des anarchistes et des


révolutionnaires que la grimace et la caricature. [...] Ces affiliés au
parti révolutionnaire qui se réunissent [...] dans un chef lieu de
province, incarnent la sottise et l’infatuation. De leur foi, de leur
idéal, de leur fanatisme même, rien ne nous est dit [...], comme s’ils
n’étaient déterminés que par la vanité de se singulariser3 [...]»

Elle s’étonne qu’André Gide puisse « accepter cette polémique


comme l’expression de la vérité », et qu’il n’hésite pas à faire des
Possédés « le chef-d'œuvre du maître » : « Il [lui] accorde même le
don d’avoir prophétisé la crise actuelle de la Russie. Ne faudrait-il
pas rendre responsable encore de ce jugement le trop fameux
homme au couteau entre les dents? »4.
La « mystique révolutionnaire5 » lui est véritablement enseignée
par Naissance de notre force de Victor Serge, toujours vivace chez ce

4. J. ALEXANDRE, « L. Andreïev, Journal (Revue de Paris, 1er avril 1922), et


M. Gorki, Souvenirs (Clarté, 15 juin) », in LP, 8 juillet 1922, pp. 25-27 (II).
1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « F. Dostoïevski, Les Possédés (Plon, 1922) », in LP, 2 juin 1923,
p. 27 (III).
3. Ibid.
4. Ibid.

184
proche de l’opposition trotskyste, malgré la prison et les peines qui le
menacent1.

***
L’espoir persistant — Lénine est mort, en janvier 1924, l’année de
la fin de la première série des Libres propos. A la reprise du Journal,
en 1927, sait-on si le régime s’est durci en Union soviétique, et
comment Staline, secrétaire général du parti, impose ses vues? Le
regard de Jeanne Alexandre continue de scruter en direction de
l’Est : « Quels sont les Français pour qui la Russie ne se dérobe pas
en un mystère redoutable et séduisant, où se complaît la paresse de
pensée », écrit-elle à l’occasion de la lecture de La Porte du Sauveur
d’Etienne Burnet. La société russe « en formation » qu’il lui donne à
voir lui paraît déjà « chancelante ou éphémère »2. Mais il lui reste
toujours un fond d’espérance qui l’oblige à protester du « vague
relent de propagande anti-révolutionnaire » qu’elle décèle dans les
écrits de Joseph Kessel sur la Russie, alléguant que « jamais [Gorki]
n'a pu être utilisé à la propagande par aucun gouvernement, même
communiste »3.
Les choses se précisent en 1928, avec le retour d’URSS d’Andrée
Viollis, de Luc Durtain et de Jacques Lyon. Jeanne Alexandre
rappelle, en introduction, « qu’on n’a pas le droit de détourner
indéfiniment sa pensée de la Russie. D’autant moins que la
déclaration d’ignorance : « Nul ne sait ce qui se passe en Russie », si
commode et d’allure honorable, n’est plus permise »4. Et de
l’accumulation des témoignages « commence à poindre quelque
incontestable réalité. » Seule en Russie d’Andrée Viollis reste
« l’introduction la plus directe au nouveau monde russe » : « vue
d’ensemble, vue rapide, mais singulièrement nette et vivante. On en
a plein les yeux et le cœur »5. Luc Durtain, dans L’Autre Europe,

5. J. ALEXANDRE, « V. Serge, Naissance de notre force (Rieder, 1931) », in LP,


juin 1931, p. 271-272.
1. Arrêté une première fois en 1928, il est libéré au bout de 36 jours sous l’effet de
l’opinion internationale (cf. M. DREYFUS, « Serge V. », in Dictionnaire des
intellectuels, op. cit., p. 1278).
2. J. ALEXANDRE, « E. Burnet, La Porte du Sauveur (Rieder, 1926) », in LP,
juin 1927, p. 166.
3. J. ALEXANDRE, « J. Kessel, Les Cœurs purs (NRF, 1927) », in LP, juil. 1927, p. 213.
4. J. ALEXANDRE, « Voyages et enquêtes en Russie », in LP, mars 1928.

185
balance entre « le juge et le témoin », « et sa voix se nuance parfois
d’enthousiasme et de colère »1. La Russie soviétique de Jacques
Lyon, « sévère comme une planche d’anatomie », étudie, quant à
elle, les différentes classes de la société. Finalement, les trois
s’accordent sur la plupart des points :

« Partis « pour voir » non sans défiance, soucieux de rester sur leurs
gardes, allant droit aux plaies du régime — censure, guépéou, enfants
errants, enseignement d’Etat, etc. — et multipliant les critiques, ils
n’en sont pas moins « pris aux entrailles » par le spectacle d’un
peuple œuvrant sous le signe de la justice. La sympathie s’éveille en
eux, mieux, le respect. Ils reconnaissent dans le bolchevisme
« criminel » une religion nouvelle qui une fois encore s’efforce de
changer le monde2. »

Et la Révolution française de servir d’appui à une plaidoirie


enthousiaste de Jeanne Alexandre : « comment jugerions-nous les
hommes de la fin du XVIIIe siècle qui n’auraient pas daigné [lui]
consacrer une pensée ».

« [...] on commence à distinguer ce que la révolution russe a posé de


neuf et de durable et d’universel, ce que nulles vicissitudes
extérieures ne sauraient sans doute anéantir, comme ont survécu à la
Révolution française l’abolition du servage et la liberté des cultes3. »

Seule ombre au tableau, le « bref carnet de route », intitulé


Russie 1927, d’Alfred Fabre-Luce, pourtant l’« un des esprits les plus
pénétrants » et « jusqu’alors sans passion [ni] parti ». Néanmoins,
après l’avoir accusé de partialité et d’autres maux, elle reconnaît que
sa « conception [...] du bolchevisme est propre à faire réfléchir à
condition de la prendre comme une vue théorique ». Alfred Fabre-
Luce s’oppose radicalement à « l’opposition morale, profonde,
irréductible, qui sépare l’intelligence libre du communisme » : « la
censure, c’est tout le régime », mais plus encore, « le bolchevisme ne

5. J. ALEXANDRE, « A. Viollis, Seule en Russie (NRF, 1927) », in LP, mars 1928,


pp. 140-141.
1. J. ALEXANDRE, « L. Durtain, L’Autre Europe (NRF, 1928) », in LP, mars 1928,
pp. 141-141.
2. Ibid.
3. Ibid.

186
serait qu’une caricature de l’industrialisme des États-Unis » : « un
des visages du capitalisme poussé à bout »1.
Quant au Voyage en Russie de Georges Duhamel, auquel répond
Russie 1927, c’est un témoignage qu’elle juge sans grand intérêt,
d’« une indulgence coupable2 » à l’égard du régime. Ainsi, comme
on le voit, outre le récit du prince de Rohan, Moskau, qu’elle propose
chaleureusement à la traduction, pour ses « esquisses [...]
étrangement serrées et précises »3, elle adopte plus volontiers les
conclusions qui entretiennent l’espérance. Ce choix la démarque
d’Alain, qui certes « se garde de juger la République des Soviets4 »,
mais qui n’y place aucune espérance : « L’esprit ne vaut rien et ne
peut rien en ces tragiques abstractions. [...] Toute révolution dissipe
un trésor de sagesse et de volonté ».
Dès lors se succèdent des témoignages contradictoires qui
n’altèrent que difficilement l’optimisme de Jeanne Alexandre. Seul
Maxime Gorki, dont l’« œuvre n'est qu'un acte de foi dans le peuple,
un sacre du peuple5 », pourrait la désolidariser de la cause
bolchevique : « On dit qu'il va séjourner en Russie, afin d'observer et
de décrire l'ordre nouveau. Attente émouvante, car c'est lui le vrai
juge, s'il en est [...] C'est l'homme libre, imprenable6 », écrit-elle à
l’occasion de son analyse des Cafards. C’est en vain qu’elle attendra,
mais sans que son jugement ne s’émousse pour autant. Ainsi
attaque-t-elle les Faits divers d’Henri Barbusse qui « s’efforc[e] de
prouver la vérité du communisme par les martyrs rouges » : « toute
secte a naïvement et vainement usé de ce moyen [...] ou faut-il dire
comme Bossuet que les martyrs chrétiens prouvent la vérité du
Christ, et les martyrs protestants leur propre et damnable
obstination? »7.

1. J. ALEXANDRE, « A. Fabre-Luce, Russie 1927 (Grasset, 1927) », in LP, mars 1928,


p. 142.
2. L’expression est de Georges Duhamel (cf. J. ALEXANDRE, « G. Duhamel, Voyage
en Russie (Mercure 1927) », in LP, mars 1928, p. 143).
3. J. ALEXANDRE, « Rohan, Moskau (Karlsruhe, Braun, s.d.) », in LP, mars 1928,
p. 143.
4. ALAIN, « Administration », in Propos I, Gallimard, op. cit., 29 sept. 1928, p. 802.
5. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, Les Cafards (Calmann-Lévy, 1928) », in LP,
juin 1928, pp. 289-290.
6. Ibid.
7. ALEXANDRE, « H. Barbusse, Faits divers (Flammarion, 1928) », in LP, juin 1928,
p. 290.

187
Le premier écrivain à jeter le trouble est Fédor Gladkov, écrivain
prolétaire et bolcheviste. Le Ciment1 décrit la Russie nouvelle, en sa
vie quotidienne, dans une ville au bord de la Mer Noire : « l’usine en
ruine et le cœur de la ville arrêté, [...] le peuple qui croupit oisif et
misérable dans l’ordure, dans la maladie [...] malheureux, déçu,
ulcéré de méfiance [...] »2. Premier livre qui offre à Jeanne
Alexandre de voir « à cru la contradiction essentielle du régime qui
proclame la dictature du prolétariat, la prééminence des masses, et
qui ne subsiste que par l'action souveraine des individus ».
Néanmoins, « surprise agréable », cette publication « témoigne que
la censure soviétique est bien moins intolérante qu'on ne croyait »3.
Constatation qu’elle réitère en février 1931, à l’occasion de Terre
russe d’Albert Rhyss Williams. Quant au « livre de furieux, qui se
contente de sonner la charge » de Panaït Istrati, Vers l'autre flamme,
Jeanne Alexandre n’y voit que « de beaux cris, d'aigres racontars,
beaucoup de boniments »4 qui la confortent dans une confiante
expectative :

« L'auteur [...] a bâti un Enfer bolcheviste, peint tout en noir et en


rouge. Les conditions matérielles de la vie y dépassent de loin en
horreur ce que Dostoïevski nous dépeint de la vie des forçats. [...]
Une société en travail, comme est la Russie depuis 13 ans, comme fut
jadis la France révolutionnaire, échapperait alors, par absence de
tout régime vraiment établi, au jugement impartial. [...] Par là, le
silence de Gorki sur la Russie actuelle, silence qui exaspère P. Istrati,
serait plein de sens et d'enseignement5. »

Un silence que semble expliquer l’opposition de Léon Trotsky6 au


régime. En 1930, Jeanne Alexandre commence par applaudir
Ma vie, dont elle tire l’enseignement que tout gouvernement est
« incompatible avec la révolution » : « Ceux qui font la révolution ne
sont pas ceux qui stabilisent : entre les deux, il y a la charrette de
Thermidor. Tout le secret de la chute de Trotsky est enfermé là »7.

1. Editions sociales internationales, 1928 (trad. fr. V. Serge).


2. J. ALEXANDRE, « F. Gladkov, Le Ciment », in LP, août 1928, pp. 380-382.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « P. Istrati, Vers l’autre flamme (Rieder, 1929) », in LP,
janvier 1930, pp. 45-48. Cette triologie comprend Après 16 mois dans l’URSS, Soviets
1929 et La Russie nue.
5. Ibid.
6. Exilé en Asie centrale en 1928, il est expulsé d’URSS en 1929.

188
« Staline c'est la partie lourde de la révolution, qui assure le retour en
arrière, permet le sommeil, l'arrêt, premières conditions pour bâtir
peut-être; Trotsky c'est la torche dans le vent, secouant, répandant
ses flammes. Qu'arriverait-il si on laissait la torche brûler jusqu'au
bout1 ? »

Le jugement de Jeanne Alexandre se renforce, en 1931, du


témoignage de Pierre Dominique, Oui, mais Moscou — qui vient
confirmer les enquêtes d’Andrée Viollis et de Luc Durtain, tout en
répliquant à la « diatribe haineuse » de La Russie nue de Panaït
Istrati2 —, mais surtout de la nouvelle opinion de Romain Rolland,
apparue dans son article Les Etats-Unis d'Europe : « Si l'URSS est
menacée, quels que soient ses ennemis, je me range à ses côtés »3.
Quant au combat de Trotsky pour la révolution permanente, tel qu’il
apparaît dans La révolution défigurée et L'Internationale
communiste après Lénine, il lui inspire cette analyse : « A voir le
marxisme ainsi tiré à pleines mains dans tous les sens, on se dit que
l'étoffe est solide4 ».
En avril 1931, le Discours sur le plan quinquennal de Joseph
Staline, « ce coup de génie de la propagande bolcheviste5 », la
partage davantage. Certes, la critique du monde occidental est
bienvenue, mais « le ton péremptoire du colonel » lui fait
« pressentir le dictateur »6. Par ailleurs, l'attaque du trotskysme la
pousse à se méfier : « Staline parle comme un quelconque Tardieu,
comme un Mussolini, voire comme un Poincaré ». Ce qui ne lui fait
pas approuver pour autant L’Economie soviétique du « pieux
marxiste » Lucien Laurat, pour qui le plan quinquennal est un

7. J. ALEXANDRE, « L. Trotsky, Ma vie (Rieder, 1930) », in LP, décembre 1930,


pp. 576-581.
1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « P. Dominique, Oui, mais Moscou (Valois, 1931) », in LP,
février 1931, pp. 86-87.
3. R. ROLLAND, cité par J. ALEXANDRE, « Les Etats-Unis d’Europe (article paru
dans la Nouvelle Revue Mondiale et cité dans Monde du 21 février 1931) », in LP,
mars 1931, p. 151.
4. J. ALEXANDRE, « L. Trotsky, La révolution défigurée (Rieder 1929) et
L'Internationale communiste après Lénine (Rieder, 1930) », in LP, février 1931,
pp. 87-89.
5. J. ALEXANDRE, « J. Staline, Le Discours sur le plan quinquennal (Valois, 1930) »,
in LP, avril 1931, pp. 186-187.
6. Ibid.

189
« trompe-l'œil » : « Le peuple russe a fait mentir bien des prophètes.
Ceux qui prétendent l’expliquer ou le guider sont vite réduits à
balbutier »1. C’est pourquoi, elle choisit de « reprend[re] foi en la
grande aventure de justice » en lisant les auteurs russes,
malheureusement trop rarement traduits, mais dont elle connaît « la
loyauté et véracité des témoignages »2. Ainsi se plonge-t-elle avec
bonheur dans La Communauté des gueux de Fedor Panferov, dans
Cavalerie rouge d’Issak Babel, dans le Journal de Kostia Riabtzev
de Nicolas Ognev, qui mêlent l’espoir à la souffrance d’une voix
égale3. Et d’autres lectures de s’offrir au jugement, parmi lesquelles
celle de Rhyss Williams, A travers la révolution russe, une apologie
qui ne la convainc guère, ou L’An I de la Révolution Russe de Victor
Serge, livre d’histoire, « un peu sec et froid », jusqu’aux Artamov de
Maxime Gorki qui offre là, par sa représentation de la bourgeoisie,
« de quoi justifier la révolution »4.
En octobre 1931, à la lecture du livre de Gina Lombroso5,
Industrialisme et syndicalisme : La Rançon du machinisme, dont
elle regrette la « négation un peu trop radicale de la tentative
[communiste de] créer un autre monde économique »6, elle salue la
« pensée forte [...] libre » et explosive, « qui donne du pied dans tous
les dogmes et toutes les routines »7. Le doute prend alors le pas sur
l’espoir persistant, dès 1932, dernière année consacrée à la
révolution, avec un ultime coup de grâce en 1935.

1. J. ALEXANDRE, « L. Laurat, L’Economie soviétique (Valois, 1931) », in LP,


avril 1931, pp. 187-188.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « F. Panferov, La Communauté des gueux (Ed. Sociales
Internationales, 1930), I. Babel, Cavalerie rouge (éditeur non mentionné, 1930),
N. Ognev, Journal de Kostia Riabtzev (Calmann-Lévy, 1930), R. Williams, A travers
la révolution russe (Paris, NRF, 1931), V. Serge, L’An I de la Révolution Russe
(Librairie du Travail, 1930), M. Gorki, Les Artamov (Calmann-Lévy, 1929-1931) »,
in LP, avril 1931, pp. 188-191.
4. Ibid.
5. Figure de l’antiféminisme italien (cf. C. BARD, Les Filles de Marianne, op. cit.,
p. 413).
6. « Le communisme n'est pour elle que la grossière parodie du capitalisme industriel
et sera balayé avec lui » (cf. J. ALEXANDRE, « G. Lambroso, Industrialisme et
syndicalisme... (Payot, 1931) », in LP, octobre 1931, pp. 467-472).
7. Ibid. On trouvera une lettre de Gina Lombroso adressée à Jeanne Alexandre, en
remerciement, à la bibliothèque municipale de Nîmes : « [...] jamais il ne m’est arrivé
d’être comprise si complètement dans les faits et dans les intentions [...]» (MS 801 V).

190
***
Le communisme redouté — Applaudi par Romain Rolland,
Maxime Gorki franchit le pas et confirme avec Eux et Nous qu’il
« s’est enrôlé dans la révolution1 ». Alors qu’il n’avait rien publié sur
la nouvelle Russie, ce que Jeanne Alexandre interprétait comme un
acte d’honnêteté intellectuelle, il revient, « sans l'ombre d'une
réserve », célébrer le gouvernement actuel de la Russie et l'œuvre du
plan quinquennal :

« Il souffle la haine contre l'occident, débite les mensonges utiles, sur


l'universelle pourriture des pays capitalistes, sur Briand, monstre
avide du sang russe, sur la victoire certaine du communisme; et il
repousse tous ceux qui doutent comme des gredins ou des
« hystériques »2. »

Et lorsqu’il parle, à propos du Procès des industriels, de


« l’exécution méritée des 48 sadiques, organisateurs de la famine3 »,
Jeanne Alexandre voit l’homme se renier lui-même, se sacrifier « sur
l’autel de l’humanité souffrante ». L’incidence est immédiate : « pas
une forte page, pas une page durable ».

« Est-ce à un Gorki — serait-ce jamais à un Romain Rolland —


d'entrer à un service de Propagande, quel qu'il fût? Au-dessus de la
mêlée, de la mêlée des patries, des classes, des partis, — n'est-ce pas
à ceux-là de s'y tenir, à ces hommes trop rares, qui, pour nos
générations, ont incarné l'esprit? Aux autres, à nous tous, s'il le
fallait, la propagande, c'est-à-dire le mensonge utile. Mais eux! [...]
en perdant le libre jugement, [la révolution] se perdrait elle-même,
comme s'est perdue l'Eglise, et plus vite encore4. »

Romain Rolland fait allusion à cet article quand il félicite Jeanne


Alexandre pour son travail, avant d’ajouter : « Cela devait être dit.
C’est du reste une singulière aberration de Gorki que de dire amen à
tout5 ».

1. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, Eux et Nous (Ed. Sociales Internationales, 1931) »,


in LP, mars 1932, pp. 163-164.
2. Ibid.
3. M. GORKI, cité par J. ALEXANDRE, ibid.
4. Ibid.
5. Bibliothèque de Nîmes, lettre de R. Rolland à J. Alexandre, s.d. (post. à mars 1932).

191
En octobre 1932 lui parvient le témoignage « sans prétention
prêcheuse, [ni] servilité de propagande » de Léonid Léonov, Les
Blaireaux, qui montre une Russie délivrée, mais toujours sombre, en
proie à ses éternels démons1. Quant à Klimt l’enfant, de Maxime
Gorki, il déçoit ceux qui attendent de lui la révélation de « la qualité
humaine de la Russie nouvelle »2 :

« En Gorki on devine un mépris, sans mesure, contre les tièdes, ces


futurs mencheviks, qui n'ont même pas, comme les conservateurs,
l'excuse et l'inconsciente dignité, d'en avoir rien vu et rien compris.
La haine n'est pas loin3. »

Deux mois plus tard, après avoir reproduit la conclusion du


discours de Léon Trotsky à Copenhague (28 novembre 1932), qui
s’était exprimé en public pour la première fois depuis son
expulsion4, Jeanne Alexandre présente Villes conquises de Victor
Serge, qui, « dans un tableau saisissant », raconte « l’effondrement
d’un monde »5 :

« Nous avons tout conquis et tout s'est dérobé à notre prise. Nous
avons conquis le pain et c'est la famine. Nous avons déclaré la paix à
l'univers las de la guerre, et la guerre s'est installée dans chaque
maison. Nous avons proclamé la libération des hommes, et il nous
faut des prisons, une discipline de « fer » [...] et nous sommes des
porteurs de dictature. [...] Nous avons fondé la République du Travail
et les usines meurent, l’herbe y croit dans les cours. Nous voulons que
chacun donne selon ses forces et reçoive selon ses besoins; et nous
voici privilégiés au sein de la misère générale, puisque nous avons
moins faim que d’autres6. »

Mais le doute, n’est pas l’abandon, et lorsque Marc Chadourne,


dans L’URSS sans passion, « prétend faire croire à ses lecteurs que
140 millions d'hommes vivent dans la crainte de la prison et du

1. J. ALEXANDRE, « L. Léonov, Les Blaireaux (Rieder, 1931) », in LP, octobre 1932,


pp. 539-540. Les « blaireaux » sont les opposants au nouveau régime.
2. J. ALEXANDRE, « M. Gorki, Klimt, l’enfant (Rieder, 1932) », in LP, octobre 1932,
pp. 540-542.
3. Ibid.
4. Discours paru dans La Vérité du 8 décembre 1932.
5. J. ALEXANDRE, « V. Serge, Villes conquises (Rieder, 1932) », in LP,
décembre 1932, pp. 636-638.
6. V. SERGE, cité par J. ALEXANDRE, ibid.

192
peloton d'exécution », Jeanne Alexandre se croit « reporté[e] au
temps de l’homme au couteau entre les dents » et n’y voit qu’un
« refus de comprendre »1. Lorsqu’il « vante la liberté de l'individu en
régime capitaliste », elle lui rétorque que c’est avec « la servitude et
la misère d’autres individus » qu’on la paye2. L’on peut douter du
communisme, mais sans forfanterie.
Victor Serge, de nouveau arrêté le 8 mars 19333, les Libres propos
participent activement au comité de soutien organisé par
Magdeleine Paz4. Ses dernières illusions s’envolent sans doute à
cette occasion, et elle n’abordera plus la question, sinon en 1935,
avec Les cloches de Bâle de Louis Aragon, n’y voyant qu’un écrit de
propagande5.
L’idée d’Alfred Fabre-Luce selon laquelle le bolchevisme ne serait
qu’une « caricature de l’industrialisme des États-Unis » s’est
répandue. Pierre Drieu La Rochelle la reprend en 1928, dans Moscou
ou Genève. Pour lui, « la Russie [...] ne serait plus européenne. Elle
aurait vidé, puis rejeté l'utopie communiste, née en Europe au XIXe
siècle, et elle s'efforcerait vers une forme sociale nouvelle qui serait
au fond calquée sur les Etats-Unis6 ».

L’émergence du modèle américain

En 1928, l’enquête de Luc Durtain, L’Autre Europe, tient déjà de


cette approche comparative : d’un côté l’URSS, de l’autre les Etats-
Unis, cet « autre laboratoire social7 » écrit Jeanne Alexandre.
L’Amérique des années 1920, laboratoire social, mais aussi force
culturelle et modèle économique, avec 32% de l’investissement
international et 60% du stock d’or mondial en 1929. Ainsi, malgré
une hostilité affichée pour le capitalisme, ce n’est pas sans curiosité

1. J. ALEXANDRE, « M. Chadourne, L’URSS sans passion (Plon, 1932) », in LP,


déc. 1932, p. 638-639.
2. Ibid.
3. M. DREYFUS, « Serge V. », in Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 1278.
4. Militante communiste, puis socialiste à partir de 1929 (cf. J. PRUGNOT et
N RACINE, « Paz, Magdeleine », in DBMOF, op. cit., vol. 38, pp. 132-134).
5. J. ALEXANDRE, « L. Aragon, Les Cloches de Bâle (Denoël et Steele, 1934) », in LP,
juillet 1935, pp. 316-317.
6. J. ALEXANDRE, « P. Drieu La Rochelle, Genève ou Moscou (NRF, 1928) », in LP,
août 1929, pp. 399-400.
7. J. ALEXANDRE, « Voyages et enquêtes en Russie », in LP, mars 1928, pp. 139-143.

193
que Jeanne Alexandre accueille les œuvres critiques ou
apologétiques de cette nouvelle puissance mondiale.

***
Le culte de l’argent — Nous savons la méfiance que les Alexandre,
à l’instar d’Alain, nourrissent pour l’argent. Le modèle américain, tel
qu’il est véhiculé dans les années 1920, assimile au contraire la
réussite à la fortune. C’est du moins ce qu’inspire à Jeanne
Alexandre la sortie médiatisée en librairie des œuvres1 de Jack
London, parmi lesquelles Croc-Blanc et L’Amour de la vie :

« Cet américain qui s’est créé lui-même, au travers de la pire misère


et d’aventures sans nombre, mais qui, au lieu de faire de l'argent avec
le pétrole ou le porc salé, en a fait avec ses livres2. »

« Livres pour vivre, pour gagner », ajoute-t-elle, reprochant la


« hâte » et le « laisser-aller » de l’auteur, « un certain mépris du
public, propre au journaliste, l'art de boucher les trous avec
n'importe quel morceau de chrome, et surtout l’insouciance à l’égard
de la culture classique »3. Mais elle ne dédaigne pas pour autant un
homme qui « s’est mis tout entier dans son œuvre, au double sens
humain et ouvrier du mot » et qui donne de « fortes pages sur la
misère du travailleur [...] encore réduit à une vie presque sauvage,
repoussé par le mépris commun, hors de toute réelle Humanité et ne
trouvant aide et soutien qu'en lui ».
Sentiment toujours vivace en 1931, à propos de l’ouvrage d’Helen
Grace Carlisle, Chair de ma chair4, dont elle admire la portée
humaine, venant d’un pays « qu'on est toujours trop enclin à mettre
hors l'humanité », mais qu’elle déclare « très américain » par
« certaines traces de luxe qui, aux Etats-Unis, sont compatibles avec
la misère », par cette « quasi-certitude que l’effort sera payé par la
fortune5 [...]».

***

1. Six ou sept, nous dit-elle, sont actuellement traduits et en librairie.


2. J. ALEXANDRE, « J. London, Croc-Blanc (Crès, 1923), L’Amour de la vie (NRF,
1923) », in LP, mai 1923, pp. 21-23 (III).
3. Ibid.
4. Rieder, 1931 (trad. fr. Magdeleine Paz).
5. J. ALEXANDRE, « H. G. Carlisle, Chair de ma chair », in LP, octobre 1931, p. 482.

194
Pièges et attraits de la civilisation industrielle — Comme pour la
révolution bolchevique, c’est par la lecture des témoignages et des
études ramenées de Etats-Unis que Jeanne Alexandre veut se forger
une opinion. Dès 1928, elle trouve dans Les Etats-Unis
d'aujourd'hui d’André Siegfried, matière à réflexion, ce livre faisant
« écho à l’un des grands débats de cette fin des années 1920 et du
début des années 1930 sur la portée du nouvel industrialisme et du
machinisme face aux valeurs traditionnelles1 ». L’histoire des Etats-
Unis ou « l’impossible expérience sociologique2 », écrit Jeanne
Alexandre :

« [...] pays neuf, peuple neuf [dont] l’avènement a coïncidé avec celui
de l’âge positif, science et machinisme; ils ont tout fait eux-mêmes,
sans mystères, presque sans tâtonnement, leurs routes et leurs
temples, leurs lois et leur société même. [...] Ce monde humain [...]
est-il supérieur à la vieille bâtisse européenne, née de ruines
innombrables et fabuleuses, pétrie d’erreurs? Doit-il devenir un
modèle3 ? »

C’est aussi la question que se pose l’auteur. Mais le passage de la


philosophie du melting-pot — espérance d’une « réconciliation à la
fois biologique et nationale » — à celle de la préférence anglo-
saxonne, en passant par l’eugénisme, les actes d’oppression contre la
population noire américaine et le barrage à l’immigration, sont
autant d’éléments qui forcent l’indignation d’André Siegfried.
Jeanne Alexandre les relativise pourtant, à la lumière du
nationalisme européen. Pour André Siegfried, écrit-elle, il existerait
donc « une grande nation qui serait conduite par le ventre, une
ploutocratie démocratique, un peuple de Midas aux oreilles d'âne,
une société qui, sous les plus brillantes apparences de civilisation, en
serait au régime de l'effervescence primitive ». Mais à cette enquête
« passionnée », à la « vérité partielle » et « partiale », elle veut
opposer l’existence, dans cette même Amérique, « matérialiste et
pragmatique », d’un « idéalisme plus sincère peut-être, et en tout cas
plus jeune et plus vivace qu'en tout autre pays, Russie exceptée ».
Elle n’oublie pas que de ce peuple sont venus « les premiers

1. N. ROUSSELIER, « Siegfried, A. », in Dict. des intellectuels, op. cit., p. 1288.


2. J. ALEXANDRE, « A. Siegfried, Les Etats-Unis d’aujourd’hui (Colin, 1928) »,
in LP, novembre 1928, pp. 525-529.
3. Ibid.

195
messages de paix de Wilson et l’idée de la guerre hors la loi »1, ce
« nouvel évangile2 », écrivait-elle un an plus tôt.
Le problème ouvrier aux Etats-Unis d’André Philip, économiste
et intellectuel socialiste3, secoue plus vigoureusement ce « dogme de
la science appliqué impérieusement à la vie4 ». Le machinisme,
produit de science, serait donc proposé par les Américains comme
un absolu, servant également de barrage à l’immigration. Mais
l’accusation principale porte sur le taylorisme qui mettrait en « péril
l’indépendance et la personnalité des travailleurs », leur ôtant
« l’initiative » et « les connaissances techniques qui faisaient leur
fierté » :

« La rationalisation, ce serait donc [...] la raison partout, sauf en


l’homme. La civilisation industrielle se proposerait des fins
humaines (hauts salaires, participation de tous au bien être et au
luxe), mais par des moyens inhumains5. »

Cependant, l’ouvrier d’élite dont il faut payer le « dressage »


risque de démissionner si l’exploitation qu’on en fait s’oppose à son
intelligence. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « la moyenne est de
30% de turnover pour les imbéciles, de 50% pour les médiocres et de
75% pour les intelligents ». Et Jeanne Alexandre d’en déduire fort
logiquement que « l'homme le plus stupide est donc l'ouvrier le plus
stable et le plus satisfait de son sort », avant de révéler :

« Plusieurs établissements commencent à faire passer aux ouvriers


des tests d'intelligence afin d'exclure les intelligents; d'autres,
comme l'U.S. Rubber Company, ont embauché des jeunes filles
"idiotes", qui, après une éducation appropriée, se sont révélées les
meilleures ouvrières6. »

Et la religion vient « à la rescousse » : les ouvriers ne sont-ils pas


plus efficaces après le passage de l’évangéliste et le « grand
statisticien » Babson n’a-t-il pas déclaré que « les fils de pasteurs ont

1. Ibid. Le pacte Briand-Kellogg a été ratifié le 27 août 1928.


2. J. ALEXANDRE, « F. Corcos, Les Femmes en guerre », in LP, septembre 1927.
3. G. MORIN, « Philip A. », in Dictionnaire des intellectuels..., op. cit., p. 1086.
4. J. ALEXANDRE, « A. Philip, Le problème ouvrier aux Etats-Unis (Alcan, 1928) »,
in LP, janvier 1929, pp. 47-51.
5. Ibid.
6. Ibid.

196
77,22 fois plus de chance de devenir millionnaires que les fils des
autres familles » ? Jeanne Alexandre veut croire que toutes ces
données sont grossies par l’indignation du socialiste chrétien, et elle
place ses espoirs entre les mains des Hobos, ces travailleurs libres
« dont beaucoup ont lu Thoreau et Whitman », qui sont une
« protestation vivante contre le Dieu confort » et qui « rassurent sur
l'identité humaine en ce monde ». Même impression de caricature,
de réalité défigurée, à la lecture des deux ouvrages critiques de Luc
Durtain, Quarantième étage et Hollywood dépassé, qui viennent
compléter, par l’étude du loisir et du plaisir en Californie, le travail
d’André Philip1.
Mais inversement, elle n’est pas plus crédule au témoignage
d’Henri Dubreuil, Le Travail américain vu par un ouvrier français,
mécanicien et fonctionnaire CGT « revenu tout exprès des Etats-
Unis » pour « prêcher un nouvel Evangile, de confiance absolue dans
le progrès scientifique, industriel et social » :

« On a assurément beaucoup à apprendre en ce récit d'un Français


qui s'est mis en garde contre le préjugé nationaliste, et qui semble
avoir compris que pour bien voir, il faut peut-être commencer par
admirer2. »

Cependant, « l'extrême âpreté polémique contre Philip » n'est


pas sans éveiller chez elle « quelque défiance », tout comme son
statut privilégié d’ouvrier qualifié. Et à sa volonté de « se rouler »
avec les riches « dans les délices de la prospérité3 », elle répond que
c’est aussi l’avis d’André Tardieu, et conclut par cette interrogation :

« [...] le plus constant enseignement de l'histoire n'est-il pas que la


docilité finit toujours par être dupe? C'est toujours Don Quichotte le
fou, chasseur d'idées, qui a conquis ou conservé à Sancho un peu de
place au soleil4. »

Du reste, l’esclavage moderne est-il perçu comme une spécificité


uniquement américaine? Jeanne Alexandre a peut-être encore en

1. J. ALEXANDRE, « L. Durtain, Quarantième étage et Hollywood dépassé (NRF,


1928) », in LP, février 1929, p. 99.
2. J. ALEXANDRE, « H. Dubreuil, Le Travail américain vu par un ouvrier français
(Grasset, 1929) », in LP, nov. 1929, pp. 546-551.
3. H. DUBREUIL, cité par J. ALEXANDRE, ibid.
4. J. ALEXANDRE, ibid.

197
tête le récit d’un étudiant ouvrier de la banlieue parisienne, Arnold
Brémond, qui décrit dans Une explication du monde ouvrier, l’enfer
industriel auquel l’ouvrier français est lui-même exposé :

« Travail dans le feu, le poison, le fracas, la hâte fébrile, ce sont les


mêmes visions de souffrances et de châtiments qui avaient fait
inventer aux premiers hommes cyclopes et gnomes maudits. Notre
société est bâtie sur cet esclavage mécanique. [...] Que dire alors des
manœuvres non spécialisés, à bas salaire, et dont l’usine fait une
consommation impitoyable? Chair à travail vite dévorée, composée
surtout de femmes et d’étrangers; armée des faibles, anonyme,
sacrifiée chaque jour1 [...] »

Toujours et inlassablement réservée, elle ne partage pas pour


autant la colère que Georges Duhamel exprime dans Scènes de la vie
future :

« La colère gronde en presque toutes ces pages brillantes et vives.


Tant mieux. La colère réveille, mais il ne faut pas la prendre toujours
pour de la pensée. Cette colère, nul démocrate, nul fidèle de la
religion de l'Humanité ne saurait peut-être y échapper aujourd'hui. Il
n'est de vraie colère que contre soi-même, et, si on en veut aux
Américains, c'est d'avoir réalisé ce à quoi chacun tend secrètement, et
même ne peut sans doute s'empêcher de tendre, même s'il le juge bas
ou périlleux2. »

Car, après tout, « qui donc est sûr [...] de résister à des tentations
placées si bas — avoir chaud, aller vite — qu’on se craindrait ridicule
d’y résister? ». Et Jeanne Alexandre de s’interroger sur la réalité
même du mal : « Est-il bien vrai que les Américains soient un peuple
d'automates, hantés par la seule idée de leur propre perfection [...] ?
La civilisation et l'humanité sont-elles menacées de sombrer dans un
gouffre mécanique3 ? ». La réponse se trouve dans Babbit de Sinclair
Lewis, et dans le succès colossal de « ce livre standard d’un peuple
standardisé », car « si les Américains se reconnaissent en cette
peinture, c’est qu’ils se connaissent, c’est qu’ils ne sont pas cette

1. J. ALEXANDRE, « A. Brémond, Une explication du monde ouvrier (Saint-Etienne,


Revue du Christianisme Social, 1927) », in LP, août 1928, pp. 382-384.
2. J. ALEXANDRE, « G. Duhamel, Scènes de la vie future (Mercure 1930) », in LP,
novembre 1930, pp. 530-532.
3. Ibid.

198
humanité nouvelle, marquée au signe du contentement de soi1 [...] ».
Et la confiance retrouvée, elle peut alors écrire :

« Que les conditions faites par la science et l'industrie soient dures


pour la pensée, qui en doute? Mais à quelle époque a-t-il été facile de
penser? L'humanité en a vu d'autres et s'en est tirée2. »

Même s’il dénonce le péril de la prospérité, Le Meilleur des


mondes d’Aldous Huxley donne une nouvelle matière à son
optimisme alinien :

« La conclusion de l’œuvre prend soin d’avertir que toute entreprise


contre l’esprit a encore besoin de l’esprit. Le meilleur des mondes lui-
même ne peut vivre que par la part d’échec qu’il contient. Par
quelques infimes déchirures du parfait tissu, l’humanité ancienne a
toujours réussi à passer3. »

Une société refuge : le monde des lettres

En littérature, la vie des hommes illustres constitue un


ressourcement privilégié pour Jeanne Alexandre, comme pour le
public de l’entre-deux-guerres.

***
Les grands créateurs

« [...] Comte — en enseignant, après l'avoir noblement pratiqué, le


culte des grands hommes, condition de toute culture, et cette
immortalité subjective, par laquelle oubliant des morts les faiblesses,
nous les élevons et nous élevons nous-mêmes à l'esprit — Comte
témoigne qu'il n'est guère d'entreprise plus laide que celle de
s'occuper d'un penseur mort, d'un créateur d'humanité, en rompant
d'abord avec lui tout lien de pensée et de respect, c'est-à-dire
d'humanité4. »

Cette réflexion, censée mettre un point final à la polémique entre


Jeanne Alexandre et Henri Gouhier, est caractéristique des Libres
propos et de l’esprit alinien. « Le culte de l'humanité idéale, célébré

1. J. ALEXANDRE, « S. Lewis, Babbit (Stock, 1930) », in LP, nov. 1930, pp. 532-533.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « A. Huxley, Le Meilleur des mondes », in LP, juin 1933, op. cit.
4. J. ALEXANDRE, « Auguste Comte et Basile », in LP, novembre 1931, pp. 530-535.

199
par Auguste Comte, aidera Alain à supporter l'humanité réelle1 »
écrit André Sernin, et ce qui est vrai pour Alain est souvent vrai pour
Jeanne Alexandre. Ainsi ce culte est-il célébré au fil des Libres
propos dans la rubrique « Anniversaire », inaugurée le 23 avril 1921.
Mais la célébration des grands hommes étant aussi l’affaire des
biographes, Jeanne Alexandre est attentive à leurs travaux, tout en
leur réservant ses plus vives critiques. L’hommage à Proust en 1923,
publié par la NRF juste après la mort de l’écrivain, soulève pour la
première fois la question de l’impudeur. Car passé la joie de la
lecture, Jeanne Alexandre garde « un arrière-goût de tristesse, un
regret de curiosité satisfaite » :

« Contradiction analysée par Proust lui-même au moment de sa


première rencontre avec Bergotte, qu’il n’avait jusqu’alors connu que
par ses livres. C’est la légende éternelle de Psyché, d’où naît et renaît
la difficulté essentielle à l’histoire des grands hommes, mise si
crûment en lumière par l’impudeur2 [...] »

Impudeur accentuée, en l’occurrence, par le « snobisme » des


« témoins qui se succèdent, rivalisant de subtilité, de bonne grâce et
de complexité » :

« Comme ils se ressemblent par un même air d'élégance! Tous gens


du monde, tous de l'élite; [....] sentiment de caste analogue à celui de
l'homme du peuple qui, inquiet de soi-même, célèbre la puissante
pensée d'un Proudhon ou d'un Gorki3. »

Mais les biographies applaudies ne manquent pas. Parmi elles,


Ariel ou la Vie de Shelley d’André Maurois4, Sainte Jeanne de
Bernard Shaw5, La vie amoureuse de Stendhal d’Abel Bonnard qui a
réussi à « changer une impudence en un noble et hautain
hommage6 ». A ce propos, la Vie de Liszt de Guy de Pourtalès est

1. A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 206.


2. J. ALEXANDRE, « Hommage à marcel Proust », in LP, 3 février 1923, pp. 6-7 (III).
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « A. Maurois, Ariel ou la vie de Shelley (Grasset, 1923) », in LP,
30 juin 1923, pp. 35-36 (III).
5. J. ALEXANDRE, « Jeanne d’Arc - A propos de quelques œuvres récentes »,
in Europe, janvier 1926, pp. 98-104.
6. J. ALEXANDRE, « A. Bonnard, La Vie amoureuse de Stendhal (Flammarion,
1923) », in LP, mars 1927, pp. 26-28.

200
l’occasion, pour Jeanne Alexandre, de redéfinir sa conception de la
biographie, en insistant sur cette idée que trop souvent « le
biographe sépare intentionnellement la vie de l’œuvre ». Ce qui est
privilégier le commun aux dépens de la grandeur :

« Le lecteur se console aisément parce qu’il s’amuse, qu’il s’attendrit


sur les faiblesses de ses dieux, ou bien en rit. Et c’est pourquoi, ce
genre sérieux est d’ordinaire si frivole, et ses produits si périssables.
On oublie alors que le vrai but devrait être de relier et de refondre ce
que les apparences séparent, le créateur et sa création : et c’est ce qui
fait que ce beau sujet, la vie d’un homme illustre, est aussi le plus
difficile1. »

L’année suivante, Chopin ou le poète ne l’amuse plus : « Au culte


du grand Etre, les bonnes intentions ne suffisent pas » :

« La laideur n’aura pas été épargnée à Chopin en cette biographie


pourtant déférente et consciencieusement édifiée. Mais trop de pitié
en cette piété. [...] C’est la vie que le vrai culte eût adorée2. »

En mai 1928, c’est une douzaine de biographies, dont certaines


« s’apparentent au néant » et font se demander comment il peut se
trouver « des hommes pour écrire de telles vies avec une médiocrité
aussi résignée3 », qui font l’objet d’un article globalement critique.
En septembre de la même année, le sujet est toujours d’actualité :

« Les Vies se suivent — et se suivront —; les éditeurs en ont, disent-


ils, pour des mois de manuscrits. Preuve que le public, prétendu
monstre de vulgarité, participe aisément au culte de l’humanité, et
préfère au héros de roman, le héros tout court. Mais il est
pauvrement servi. Qu’il est difficile d’être content d’un biographe4 ! »

Ce que confirme Lucien Febvre à l’occasion de sa biographie de


Martin Luther, mêlant sa voix à la critique de la science historique :
que savez-vous « du problème des rapports de l’individu et de la

1. J. ALEXANDRE, « G. de Pourtalès, Vie de F. Liszt (NRF, 1926) », in LP, mai 1927,


p. 117.
2. J. ALEXANDRE, « G. de Pourtalès, Chopin ou le poète (NRF, 1927) », in LP,
sept. 1927, pp. 310-311.
3. J. ALEXANDRE, « Vie de grands hommes », in LP, mai 1928, pp. 240-243.
4. J. ALEXANDRE, « L. Febvre, Un destin - Martin Luther (Collection Christianisme,
1928) », in LP, septembre 1928, pp. 433-434.

201
collectivité, de l’initiative personnelle et de la nécessité sociale1 »? Et
Jeanne Alexandre de poursuivre : « Que savez-vous d'un homme, de
cet homme dont vous parlez plus sûrement que de vous-même, ô
romancier biographe2 ». Mais les bonnes intentions ne suffisent pas,
comme elle l’écrivait l’année précédente, et Lucien Febvre « est resté
pris » dans « l’appareil historique qu’il a essayé d'ébranler » :

« [...] tout en jugeant crûment, [il] veut rester fidèle à sa caste,


supérieure. Ces innombrables historiens de Luther, qu'il gourmande,
il veut se montrer leur pair, et sous prétexte de les discuter il se plaît
à étaler les travaux érudits. Lui-même manie les liasses de
documents avec l'orgueilleuse assurance dont il a pourtant dénoncé
la fragilité, et aussi avec une foi naïve aux progrès de l'histoire. [...]
Pédant encore contre pédants3. »

Elle lui reproche surtout de faire une histoire « pour gens


instruits, sans générosité, par dédain de rappeler les événements, les
paroles, les textes les plus essentiels, "trop connus", une histoire sans
réalité profonde », et critique cette méthode qui « charri[e], par
débris, des montagnes d'autres livres ». André Maurois, dans ses
Aspects de la biographie, « sans prendre vraiment parti, incline au
[même] scepticisme à l’égard de la prétendue science historique4 ».
Selon lui, il faut qu’il y ait une parenté spirituelle entre le héros et le
biographe5.
La biographie présente un caractère social, dans la mesure où les
grands hommes, pris comme modèle de pensée, offrent un exemple
à suivre, par-delà leurs idées, leur volonté ou leurs engagements. Et,
en cela, le biographe a une responsabilité de fidélité et d’honnêteté
intellectuelle. La vie de Monsieur Vincent, aumônier des galères
d’Henri Lavedan est pour Jeanne Alexandre l’occasion de le
rappeler :

« Et c'est Henri Lavedan qui nous raconte cette vie-là. Il faut les voir
face à face, le rude apôtre, destructeur de toute hypocrisie, et le vieil

1. L. FEBVRE, cité par J. ALEXANDRE, ibid.


2. J. ALEXANDRE, ibid.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « A. Maurois, Aspects de la biographie », in LP, décembre 1928,
op. cit. Il s’agit d’un recueil des six conférences faites par A. Maurois à Cambridge en
mai 1928.
5. Ibid.

202
académicien repenti et confit. [...] Oui, ce livre nous apprend à mieux
connaître l'esprit d'académie et de sacristie! Grâces fleuries du style,
chatteries et homélies dévotes, rhétorique douceâtre, flatteuse, qui
bat l'eau pour empêcher de voir au fond et rompre toute pensée, quel
art d'envelopper, d'amortir le scandale! [...] Rien qui puisse donner à
penser que la charité à la Saint-Vincent-de-Paul ouvre la route de la
justice, et que le vrai révolutionnaire de son temps, c'était lui1. »

Les saints relèveraient-ils d’une morale supérieure? Ils seraient


« idoles donc, et non modèles! ». Citons également l’article sur
Gilbert Keith Chesterton, écrit en 1930, à propos de sa Vie de
William Cobbet. Rendant hommage à ces auteurs « de la lignée de
Carlisle [...] qui s’en vont, de premier mouvement, au plus difficile,
qui est de découvrir l'universel dans l'individu », elle écrit :

« Leurs vies des hommes ou des œuvres illustres s'inspirent d'un


mépris énorme de l'histoire. Chesterton, plus qu'aucun autre, se
refuse au beau travail d'expliquer le héros par les causes extérieures,
race, climat, époque, et le reste; un héros, c’est précisément un
homme qui est cause, irrésistiblement cause. [...] Point de biographe
sans une énorme partialité qui doit dépasser celle que chacun
éprouve pour soi-même. [...] Ni excuse, ni pitié, ni plaidoyer2. »

Un tel débat semble favorable à la polémique. A l'opposé de la


méthode Chestertonienne, s’étonne Jeanne Alexandre, André
Maurois préfère l'histoire à la légende. Son Byron explique l’homme
par les causes, ce qui est « méthode de naturaliste » :

« Les œuvres n'apparaissent guère dans le récit; on dirait de courtes


maladies, nées de sang et d'humeurs remués, et venant ajouter
quelques remous bizarres à une vie tumultueuse. [...] Qu'est-ce
qu'une vie de grand homme qui inspire la pitié et non l'envie3 ? »

Cet aperçu de l’œuvre critique de Jeanne Alexandre donne une


idée de l’enjeu intellectuel d’un tel exercice littéraire dans l’entre-
deux-guerres.

1. J. ALEXANDRE, « H. Lavedan, La vie de Monsieur Vincent (Plon, 1928) », in LP,


septembre 1928, pp. 435-436.
2. J. ALEXANDRE, « G. Chesterton, La Vie de William Cobbet (NRF, 1929) », in LP,
mars 1930, pp. 145-146.
3. J. ALEXANDRE, « A. Maurois, Byron (Grasset, 1930) », in LP, mars 1930, pp. 146-
147.

203
***
Les romans de voyage et d’aventure — Si la littérature d’évasion
proprement dite est moins sujette à polémique, elle n’en demeure
pas moins l’une des plus lues, et constitue, par excellence, le
« refuge » d’un public désireux d’échapper au quotidien. Sa part
d’humanité, du reste, et les valeurs universelles qu’elle recèle la
rendent non moins propre à l’exercice du jugement. En décembre
1922, Jeanne Alexandre salue les Romans de la Table Ronde en leur
nouveau rédacteur, Jacques Boulenger1. Le mois suivant, c’est Lord
Jim de Joseph Conrad qui sollicite sa pensée :

« On dit que Conrad, écrivain anglais, serait juif d'origine, et russe ou


polonais et qu'il a beaucoup navigué à travers les mers, en Orient.
Mais on peut résister au jeu facile de chercher en cette œuvre
maîtresse les traces de tant d'éléments, puisque ce que Conrad a
trouvé à travers les hasards et rencontres de son être et de la vie, c'est
l'homme2. »

La conquête du Mont Everest de Charles Kenneth Howard-Bury,


permet à Jeanne Alexandre de rendre hommage, un mois plus tard,
à l'esprit critique et à la véracité de la presse qui avait fait tant de
commentaires sur les traces de « l’abominable homme des neiges »3.
Bien sûr, comme nous l’avons vu, les œuvres de Jack London
participent de cet engouement pour les romans d’aventures. Il y a
aussi les œuvres de Léon Letellier, Sur le Grand-Banc et Pêcheurs de
Terre-Neuve, qui offrent « la vérité, c’est-à-dire les choses, les êtres
vus et éprouvés par un homme, un homme vrai », et qui sont écrites
comme un « devoir de communication spirituelle4 ». En 1930, Les
Frères de la côte de Joseph Conrad, sont l’occasion de saluer dans
son œuvre l’« apologie de l’homme5 » :

1. J. ALEXANDRE, « Les Romans de la Table ronde (Plon, 1922) », in LP,


23 décembre 1922, p.50 (II).
2. J. ALEXANDRE, « J. Conrad, Lord Jim (NRF, 1922) », in LP, 20 janvier 1923,
pp. 3-5 (III).
3. J. ALEXANDRE, « C. K. Howard-Bury, La conquête du Mont Everest (Payot,
1923) », in LP, 17 février 1923, pp. 9-11 (III).
4. J. ALEXANDRE, « L. Letellier, Sur le Grand-Banc et Pêcheurs de Terre-Neuve
(Union pour l’Action morale, 1905, préface de Paul Desjardins) », in LP, 23 février
1924, pp. 17-19 (IV),
5. J. ALEXANDRE, « J. Conrad, Les Frères de la côte (NRF, 1928) », in LP,
juillet 1928, pp. 337.

204
« Conrad est à l'opposé de Luc Durtain et de Pierre Hamp, qui
acceptent passionnément le monde actuel, et s'y veulent homme. De
quel côté est l'artifice? Pour notre malheur peut-être faut-il répondre
que c'est du côté de Conrad, et c'est en quoi son œuvre nourrit notre
faim d'aventure. Les aventures de notre temps, elles sont au
battement d'ailes des voiles d'Alain Gerbault, plus qu'au ronflement
mécanique de l'avion1. »

Tous les récits de voyage ou de fictions n’apparaissent pas dans sa


chronique, qui est dans l’ensemble moins ouverte à cette littérature.
Ainsi n’est-il pas fait mention, par exemple, de L’Atlantide (1919) de
Pierre Benoît, de Quai des Brumes (1927) de Pierre Mac Orlan, ni des
récits de voyage des frères Tharaud ou de Louis Hémon.

***
Pensée et poésie — Pour Jeanne Alexandre, en dehors d’Alain,
qu’il lui est "interdit" de louer dans les Libres propos, Paul Valéry est
ce « poète philosophe », cette « sagesse artiste » qui alimente sa
pensée. Eupalinos ou l'architecte est un « monde de lumière et de
silence, de précision et de rigueur où l'esprit célèbre ses fêtes. [...]
Nulle autre fin que de penser et toutes les joies rassemblées là. C'est
dire la distance [...] entre un tel livre et la littérature ambiante et
quotidienne2 ». Mais, contrairement à Alain, Paul Valéry ne sera pas
à l’abri de la critique. A propos de cet ouvrage, elle avoue sa gêne
« d'entendre Socrate s'exprimer par un autre que Platon, et même se
renier », et dans Variété, elle lui reproche d’accepter par instant
« une différence d'essence entre les hommes d'une part, les savants
et les penseurs de l'autre3 ».
Parmi les penseurs qu’elle estime, certains ont marqué l’entre-
deux-guerres, comme Albert Thibaudet avec La République des
professeurs, dont elle apprécie « le ton si alerte qu’il en est parfois
sautillant » :

« Pour la première fois, un critique "éminent", un des hommes que le


grand public interroge pour savoir que penser, reconnaît dignité

1. J. ALEXANDRE, « J. Conrad, Entre Ciel et Mer, La Ligne d’ombre (NRF, 1929-


1930) », in LP, sept. 1930, pp. 437-438.
2. J. ALEXANDRE, « P. Valéry, Eupalinos ou l'architecte (NRF, 1923) », in LP, 16 juin
1923, pp. 30-32 (III).
3. J. ALEXANDRE, « P. Valéry, Variété (NRF, 1924) », in LP, 15 oct. 1924, p. 53 (IV).

205
morale et valeur spirituelle à cette idéologie républicaine que, depuis
vingt ans, tout écrivain convenable aurait rougi de ne pas tenir pour
morte et enterrée. Signe neuf1. »

Avec Julien Benda, auteur de La Trahison des clercs — « un


pamphlet passionné, un J'Accuse! » écrit-elle dans sa très longue
analyse de l’œuvre — « le scandale de l'esprit enchaîné aux passions
politiques a enfin un nom »2. Mais l’auteur, qui dénonce, entre
autres, « la volonté de partialité » des historiens et « adhère encore,
ça et là, aux dogmes officiels, aux pensées de troupeau », n’a
malheureusement aucun doute sur les responsabilités allemandes de
la guerre : « il a voulu et veut ignorer qu'il y a une question historique
des responsabilités de la guerre ».

« [...] ce hardi pamphlet s'achève sur le mode triste et découragé qui


plaît aux pouvoirs. Lamentations sur la civilisation agonisante,
condamnation de l'homo faber, railleries contre le pacifisme
impuissant et bavard, n'est-ce pas là renoncer à la mission créatrice
du clerc et céder à ce "romantisme du pessimisme" que Benda
méprise chez les autres3 ? »

Ce thème, révélateur des préoccupations d’une époque, est repris


à un an de distance par Jean Guéhenno avec Caliban parle, qui est
« un acte de foi dans le peuple, une action de grâce, une prière au
peuple de prendre en ses mains nos troubles destinées4 », écrit
Jeanne Alexandre, avant de poursuivre :

« Les clercs sont accusés brutalement d'avoir trahi, abandonné le


peuple, justifiant sa misère et toute injustice profitable, d'avoir vendu
leur âme aux riches. Accusation trop infamante pour qu'on la relève.
Visage de pierre5. »

Et de s’indigner de ce silence qui est fait autour du livre, « mais


peu importe que la puissante critique continue à se taire, si les

1. J. ALEXANDRE, « A. Thibaudet, La République des professeurs (Grasset, 1927) »,


in LP, janvier 1928, pp. 43-44.
2. J. ALEXANDRE, « J. Benda, La Trahison des clercs (Grasset, 1928) », in LP,
février 1928, pp. 92-96.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « J. Guéhenno, Caliban parle (Grasset, 1928) », in LP,
décembre 1928, pp. 575-578.
5. Ibid.

206
simples citoyens, pour qui ce livre fut écrit, savent assez obstinément
se le passer de main en main1 ». D’où l’on voit le caractère toujours
social de la pensée, même la plus élevée. Ainsi en est-il de La
conspiration au grand jour d’Herbert George Wells dont « le
détour par l’imagination n'a finalement été qu'un moyen de se faire
la main et l'esprit, pour le travail réel, pressant, travail de prolétaire
et, si l'on veut, de socialiste : changer le monde où nous sommes,
l'homme que nous sommes2 ».

« A ce livre, toutes les puissances d'opinion répondront par le silence,


bien plus encore qu'au Caliban de Guéhenno. [...] L'ordre nouveau
est déjà né, est déjà là, par la science et l'industrie; conspirer,
redisons-le, c'est ouvrir les yeux, et crier ce qu'on voit. [...] La
conspiration au grand jour a pour but de proclamer la République
mondiale et de fonder du même coup la Religion de l'Humanité. Car
l'homme ne peut pas vivre sans religion, mais il lui faut enfin la
religion vraie. Tous ceux qui pensent pour penser, c'est-à-dire au-
dessus d'eux-mêmes, qui ne chérissent point les préjugés, tous ceux
qui n'aiment ni obéir ni commander, sont conspirateurs au grand
jour3. »

« Les fidélités humanistes qui consistent, dans la paix retrouvée


et l’illusion de la sécurité, à revenir vers l’étude de l’homme dans sa
psychologie, ses sentiments ou son milieu4 », constituent une autre
tendance de la production littéraire des années 1920. Cependant
pour Jeanne Alexandre, qui est aussi rationaliste qu’Alain, « traiter
la matière romanesque par les formules de Bergson ou de Freud, [...]
étaler sur un même plan perceptions, images, souvenirs, rêves, c'est
littérature de laboratoire5 ». Selon elle, Ulysse de James Joyce et
Mrs Dalloway de Virginia Woolf en relèvent pour une part6 :

« On se demande d'abord si c'est autre chose qu'un exercice un peu


laborieux de psychologie appliquée, non sans affectation de
désordre. [...] Mais l'exercice réussit souvent et l'on salue au passage,

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « H. G. Wells, La conspiration au grand jour (Editions
Montaigne, 1929) », in LP, mars 1929, pp. 145-148.
3. Ibid.
4. cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 377.
5. J. ALEXANDRE, « Romans français récents », in LP, septembre 1929, pp. 442-448.
6. Ibid., p. 443.

207
joyeusement, le vrai de l'homme ou des choses — surprise que ne
réservent jamais Giraudoux ou P. Morand1. »

Pour elle, Et Cie de Jean-Richard Bloch et Lucienne de Jules


Romains témoignent de ce que « le roman classique prétend choisir
en l’homme et le montrer ainsi plus vrai, selon l'idée que chacun se
conduit et se crée, par une sorte de besoin essentiel, et qu'il faut à
l'homme plus d'effort et d'artifice pour feindre de se livrer aux choses
que pour les ordonner ». Quant à l’œuvre maîtresse de Roger Martin
du Gard, Les Thibault, « véritable somme des problèmes sociaux,
éthiques, moraux, intellectuels de l’homme des débuts du XXe
siècle2 », elle sera célébrée par Jeanne Alexandre, de 1922 à 1929, au
fil de ses parutions. André Gide, après Les Faux Monnayeurs,
revient également au roman psychologique, avec L'Ecole des
femmes : « Toute une vie de femme, de l’amour à la mort, en
quelques pages, dont les meilleures rappellent La Bruyère3 », écrit-
elle. Autre figure du genre, Jacques Chardonne, avec Les Varais,
qu’elle trouve « un peu morbide », mais « humain », c’est-à-dire
« sans les subtilités et les arrière-pensées4 » de François Mauriac,
qui représente, avec Georges Bernanos, la « conscience
chrétienne5 » de la littérature de l’époque. La Joie de ce dernier est
pour Jeanne Alexandre « un bel exemple de foi en l’esprit » : « Le
monde, la richesse, l'élite académique, la science à la mode, autant
de pauvretés qui s'effondrent sous le hautain regard de l'auteur6 ».
Avec La Promenade au Phare de Virginia Woolf, elle « se trouve
partagée, plus encore qu’à la lecture de Mrs Dalloway, entre un peu
d'agacement et une admiration vive pour des découvertes
psychologiques dont beaucoup sont importantes, sûres et sans doute
durables, aux confins les plus brumeux du sentiment et de
l'action7 » :

1. J. ALEXANDRE, « V. Woolf, Mrs Dalloway (Stock, 1929) », in LP, juillet 1929,


p. 352.
2. cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 377.
3. J. ALEXANDRE, « A. Gide, L’Ecole des femmes (NRF, 1929) », in LP, sept. 1929,
p. 445.
4. J. ALEXANDRE, « J. Chardonne, Les Varais (Grasset, 1929) », in LP, sept. 1929,
pp. 446-447.
5. cf. J-J BECKER, S. BERSTEIN, Victoire et frustrations, op. cit., p. 377.
6. J. ALEXANDRE, « G. Bernanos, La Joie (Plon, 1929) », in LP, janvier 1930, pp. 43-
44.

208
« Par filiation ou par rencontre, Virginia Woolf se trouve être comme
un exemplaire féminin de Marcel Proust. Avec des différences; plus
de simplicité, une entière propreté, mais de la mièvrerie, mais une
évidente complaisance à la confusion d'idées et une naïve fatuité à
faire de la paresse d'esprit la condition de toute grandeur de
sentiment1. »

Ce qui lui fait « redouter d’avance ses disciples, s’il en doit être! ».
Mais pour Jeanne Alexandre, la référence Outre-Manche reste, sans
conteste, le poète et romancier George Meredith (1828-1909) dont
les œuvres « égalent Stendhal, Balzac, Tolstoï », écrit-elle à propos
de Diane, de la Croisée-des-chemins2. Un attachement
compréhensible lorsqu’on sait la perspicacité de l’auteur dans la
compréhension de la psychologie humaine, vertu recherchée,
attendue, espérée par Jeanne Alexandre, à chaque lecture.

***
Ses analyses embrassent une grande partie du paysage littéraire
de l’entre-deux-guerres, et il serait fastidieux d’en donner ici un
développement exhaustif. Notons néanmoins, dans la multitude de
ses choix, l’absence d’ouvrages et d’auteurs passés à la postérité.
Certes, certains collaborateurs la suppléent, de 1927 à 1935, dans sa
redoutable entreprise critique; ainsi Thomas Mann est-il placé en
d’autres mains. Néanmoins, le gros des critiques porte sa signature,
et l’on peut légitimement s’interroger, par exemple, sur l’absence de
Stefan Zweig, de Raymond Radiguet, de Roger Vitrac, d’André
Breton et du mouvement surréaliste en général, à l’exception de l’un
de ses pionniers, Philippe Soupault, dont deux livres sont présentés
en mai 1924, Le Bon apôtre et A la dérive. Jeanne Alexandre en
souligne, à cette époque, la « jeunesse au paroxysme » :

« [...] d’où naît un contraste assez piquant parfois, avec le ton de


sagesse usée, les phrases d’une demi-ligne frappant à petits coups
secs, l’apparente maîtrise de soi et de la forme. C’est bien le jeune
homme guindé par l’initiale et inévitable prétention d’être un

7. J. ALEXANDRE, « V. Woolf, La Promenade au Phare (Stock, 1929) », in LP,


septembre 1930, pp. 439-440.
1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « G. Meredith, Diane, de la Croisée-des-chemins (NRF, 1931) »,
in LP, août 1931, pp. 374-377.

209
homme, tant il a honte de l’ignorance et de la verte nouveauté de son
âge; revenu de tout avant d’avoir été nulle part. [...] L’action? La
pensée? Pour qui nous prenez-vous? Point de jugement; le oui ou le
non nous engage : le crime égale ce qu’on appelle la vertu, et il ne vaut
pas plus. [...] L’amour est curieusement absent de ces pages; et voilà
comment le jeune éphèbe se trouve délivré de la pornographie1 ! »

« Quelque chose demeure pourtant », et qui n’est pas sans


l’attacher, mais nous voyons, dans le paysage littéraire qui entoure
son exercice critique, que ses choix sont résolument tournés vers la
question sociale, partie intégrante d’un pacifisme qui se place bel et
bien dans le prolongement de son humanisme, de sa foi en l’homme
et de sa connaissance.

1. J. ALEXANDRE, « P. Soupault, Le Bon apôtre (Sagittaire, 1923), A la dérive


(Ferenczi, 1924) », in LP, 15 mai 1924, pp. 36-37 (IV).

210
C HAPITRE VI

L’expression du pacifisme integral

« Instruis-les, si tu peux; si tu ne peux les instruire, supporte-les. »


Marc Aurèle1

L’horreur de la Grande Guerre est une constante dans l’équation


du pacifisme des années vingt et trente; l’injustice du traité de
Versailles et l’impossible réconciliation qui en résulte sont les
rouages de l’argumentation du pacifisme intégral de l’entre-deux-
guerres. Le militantisme de Jeanne Alexandre, au sein des Libres
propos, comme des différentes organisations pacifistes qu’elle
côtoie, découle de ce proche passé, qui fonde en grande partie ses
convictions.

Guerre et littérature

Le moyen d’avertir et d’entretenir la mémoire

Les témoignages sur la Première Guerre mondiale sont


particulièrement récurrents dans les analyses littéraires de Jeanne
Alexandre, puisqu’ils constituent près de 14% des ouvrages qu’elle
présente en treize années de chronique.

***
Témoignages, entre l’outrance d’une réalité et le mensonge — Si
la littérature de guerre est nécessaire pour tenir les consciences

1. Cité par ALAIN, « Paix sur la terre », in Propos I, Gallimard, op. cit., p. 464.
éveillées, elle a un devoir de justesse et de sobriété que sert le
documentaire, mais qu’un roman peut facilement outrepasser.
Jeanne Alexandre sait gré ainsi à Jeanne Galzy d'avoir résisté à la
tentation du roman pour raconter la vie des malades dans Les
Allongés1. En mars 1931, Du témoignage de Norton Cru, réduction
de Témoins qui a déjà soulevé la tempête en 1929, répète « aux
patriotes, aux pacifistes, aux anciens combattants que leur vérité sur
la guerre [est] un mensonge » :

« Il a eu contre lui ceux qui aiment la guerre, mais plus encore ceux
qui la haïssent, et qui ont éprouvé comme une injure qu'on veuille
imposer des limites à l'expression de cette haine. [...] Cette outrance,
il la poursuit non parce qu'elle rend injuste, mais parce qu'elle ôte de
la force contre la guerre. [...] Sa devise est, on le sait : si vis pacem
para veritatem2. »

Norton Cru ramène le lecteur à « cette vérité des vérités que la


guerre est indicible », rappelant sans cesse « l'angoisse des
combattants qui savaient [...] qu'ils ne seraient jamais compris » :

« Cet aveu d'impuissance est ce qui aide le mieux à saisir la guerre en


ce qu'elle a d'étranger, d'inhumain, en son monstrueux prestige. [...]
Un roman de guerre n'est pas un roman. Il vous appelle
énergiquement à votre responsabilité de survivant, de faiseur
d'opinion, de faiseur de paix ou de guerre3. »

Mais si Norton Cru accable Henri Barbusse ou Erich Maria


Remarque pour l’outrance de leurs tableaux, pourquoi loue-t-il Paul
Cazin4 (1881-1963) qui, selon Jeanne Alexandre, se complaît tout
autant à « décrire des cadavres », à « nous retenir auprès d'eux », à
« en nourrir notre imagination "sadique" »5? A contrario, les plus
exacts témoignages suffiront-ils à déclencher chez le lecteur « la
volonté cartésienne de réfléchir et de refuser »6 ? Ce qui fut sera

1. J. ALEXANDRE, « J. Galzy, Les Allongés (Rieder, 1923 », in LP, 12 janvier 1924,


pp. 1-2 (IV)).
2. J. ALEXANDRE, « N. Cru, Du Témoignage (NRF, 1930) », in LP, mars 1931,
pp. 141-142. « La guerre a besoin du mensonge », écrivait également Léon Tolstoï.
3. Ibid.
4. Auteur notamment de L'Humaniste à la guerre : hauts de Meuse, 1915, Plon, 1920.
5. J. ALEXANDRE, « N. Cru, Du Témoignage », in LP, mars 1931, op. cit.
6. Ibid.

212
d’Henri Barbusse, malgré « son idée admirable de comparer la
vision d’une offensive de l’Etat Major à celle d’un planton », donne
pourtant raison à Norton Cru :

« [...] trop de mots, tellement trop de mots là où les choses parlent si


clair! [...] trop d'horreurs accumulées sur quelques pieds carrés, en
quelques heures! L'imagination, comme une bête forcée se
dérobe1. »

La Peur de Gabriel Chevallier prend toute sa valeur de


témoignage, « consacrée à détruire la plus redoutable des légendes
de guerre » : « Il l'avoue, il la crie comme une insulte à ses
infirmières bien pensantes [...]. Il n'ose pas l'avouer aux civils, à son
père qui lui réclame pour la prochaine permission un bout de
galon »2.
Paradoxalement, Céline, dans Voyage au bout de la nuit, « fait
[...] la preuve que l'outrance est le vrai de la guerre, comme elle est le
vrai du monstrueux » :

« Cette œuvre informe et puissante vibre secrètement d'une sorte


d'enthousiasme — enthousiasme de la pitié et de la colère; il s'y
cache, comme malgré l'auteur, une entreprise à la Pascal, une
furieuse apologie de la religion de l'Humanité. En elle la volonté de
faire remonter le dégoût du corps à l'esprit, et de réveiller ceux qui
dorment3. »

Jeanne Alexandre y voit « l'éternelle opposition d'Alceste et de


Philinte, du Janséniste et du jésuite ». Pour elle, « la fureur
apocalyptique est optimiste » : « le vrai pessimiste est l'homme qui
ne veut rien voir, et qui sourit »4.

***
Une propagande pour la paix — Les ouvrages inspirés de la
Grande Guerre sont très nombreux tout au long des années vingt et
trente. On relève deux temps forts dans les choix de Jeanne

1. J. ALEXANDRE, « H. Barbusse, Ce qui fut sera (Flammarion, 1930) », in LP,


mars 1931, p. 143.
2. J. ALEXANDRE, « G. Chevallier, La Peur (Stock, 1930) », in LP, mars 1931, p. 142.
3. J. ALEXANDRE, « L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steel, 1932) »,
in LP, janvier 1933, pp. 48-51.
4. Ibid.

213
Alexandre, l’un au début de l’année 1924, juste avant la victoire du
Cartel des gauches, et l’autre en 1931, année de l’entrée dans la crise
et du gouvernement de Pierre Laval qui travaillera au
rapprochement franco-allemand1. Cette profusion de livres, dont
nous ne donnerons qu’un aperçu, participe de la propagande
pacifiste, à l’instar du Valet de gloire de Joseph Jolinon qui écrit là
« le livre du simple soldat [...] non volontaire [...] pacifique par tout
son corps2 », du Chef de René Lalou qui va « là où [la guerre] est la
plus abstraite, dans la pensée [de] ce tragique bourreau [qui]
prétend porter en [lui] toute l'humanité3 », des Sept dernières plaies
de Georges Duhamel qui par le biais d’une salle d’hôpital montre « la
vérité sur la guerre4 », des « pages terribles » de Jean Schlumberger
dans Les Yeux de dix-huit ans où l’on trouve « l’un des meilleurs
commentaires aux chapitres de Mars sur l'inhumanité essentielle au
système militaire »5. Propagande utile et toujours insuffisante,
commente Jeanne Alexandre à l’occasion de la sortie de A l'Ouest
rien de nouveau d’Erich Maria Remarque :

« A la surprise qu'éprouvent certains en reconnaissant dans le soldat


allemand le soldat français, le même "homme de douleur", on
comprend que le fantôme de l'Ennemi doit être encore exorcisé6. »

Et elle voudrait transposer, en épigraphe à ce livre, la parole de


Vauvenargues si chère à Alain : « Les hommes fomentent la guerre,
les enfants combattent », et souhaiterait que les femmes s’en
inspirent.

1. J. VAVASSEUR-DESPERRIERS, « Laval P. », in Dictionnaire historique de la vie


politique française au XXe siècle, op. cit., p. 679.
2. J. ALEXANDRE, « J. Jolinon, Valet de gloire (Rieder, 1923) », in LP, 26 janv. 1924,
p. 3-5 (IV).
3. J. ALEXANDRE, « R. Lalou, Le Chef (Crès, 1923) », in LP, 26 janvier 1924, pp. 6-7
(IV). En 1932, Antoine de Saint-Exupéry dit « plus crûment qu’aucun romancier de
guerre, [...] ce que c’est qu’un chef de guerre » (cf. J. Alexandre, « A. de St-Exupéry,
Vol de nuit », in LP, janvier 1932). Cela lui fait dire que « les femmes du jury Femina
se sont sans doute voulues viriles par leur choix ».
4. J. ALEXANDRE, « G. Duhamel, Les Sept dernières plaies (Mercure, 1928) », in LP,
nov. 1928, p. 529.
5. J. ALEXANDRE, « J. Schlumberger, Les Yeux de dix-huit ans (NRF, 1928) », in LP,
novembre 1928, p. 529.
6. J. ALEXANDRE, « E. M. Remarque, A l’Ouest rien de nouveau (Stock, 1929) »,
in LP, juin 1929, pp. 291-292.

214
En juillet 1930, profitant de la sortie de La Paix inconnue et
dolente1 de Georges Pioch qui « à côté de Romain Rolland, et parmi
quelques autres, Séverine, Charles Gide, Merrheim, Martinet,
Ermenonville [a été] à l'extrême pointe de ce combat pour la paix »,
elle évoque les poésies et les pamphlets qui ont fleuri dans l’ombre de
la guerre. A la fin de l’année suivante, parmi les livres de guerre qui
continuent à passer par « la trouée que le succès d’A l'Ouest a
ouverte », Jeanne Alexandre note l’efficacité d’Après, du même
Erich Maria Remarque, qui reprend le sujet de Clarté de Henri
Barbusse, à dix ans d’intervalle, tout en soulevant l’« intolérable
scandale du tombeau sous l'Arc de Triomphe2 ».
Les femmes s’emploient également à renouveler l'acte
d'accusation, en la personne de la Britannique Helen Zenna Smith
qui dans Pas si calme offre un « Jugement cruel de femme à femmes
[...] qui cingle comme un fouet3 ».
En 1932, Les secrets de la censure pendant la guerre de Marcel
Berger et Paul Allard témoignent des vertus du « mensonge officiel »
en temps de guerre : « résistances individuelles ou collectives,
émeutes de femmes, trains de munitions renversés, tentatives de
grève, erreurs, légèretés, fautes des chefs — tout cela étouffé,
aboli4 ». Et le même Paul Allard de présenter Les dessous de la
guerre, révélés par les comités secrets, laissant le lecteur découvrir
« le ridicule shakespearien d'hommes qui supportaient de
s'assembler gravement pour organiser la folie5 ». En août 1934, alors
que l’affaire des masques à gaz bat son plein, Julien Gonnet
rassemble dans Gonnet déserteur « tout ce qui fait la guerre contre-
nature et contre raison6 ». Espoirs de Léo Ferrero est le dernier livre
à être évoqué par Jeanne Alexandre au sein des Libres propos. Livre
d’amour décrivant l’entrée de l’Italie dans la Première Guerre

1. J. ALEXANDRE, « G. Pioch, La Paix inconnue et dolente (Epi, 1929) », in LP,


juillet 1930, pp. 342-344.
2. J. ALEXANDRE, « E. M. Remarque, Après (NRF, 1931) », in LP, décembre 1931,
pp. 580-581.
3. J. ALEXANDRE, « H. Z. Smith, Pas si calme (NRF, 1931) », in LP, déc. 1931, p. 580.
4. J. ALEXANDRE, « M. Berger et P. Allard, Les secrets de la censure pendant la
guerre (Ed. du Portique, 1932) », in LP, août 1932, pp. 430-432.
5. J. ALEXANDRE, « P. Allard, Les dessous de la guerre, révélés par les comités
secrets (Ed. de France, 1932) », in LP, décembre 1932, pp. 652-654.
6. J. ALEXANDRE, « J. Gonnet, Gonnet déserteur », in LP, août 1934, op. cit.

215
mondiale, il prend, en août 1935, alors que le pacte franco-soviétique
de février vient d’ébranler la paix, une couleur particulière,
exprimant « avec une déchirante sincérité le sentiment d’un destin
trop lourd et trop sévère1 » pour la jeunesse.

***
Dissonances — Mais parmi la soixantaine d’ouvrages sur la
guerre présentés par Jeanne Alexandre, certains, en dépit de leurs
qualités, ne sonnent pas comme elle voudrait. Ainsi de Georges
Gaudy, dans Verdun et le Chemin des Dames, qui conçoit la guerre et
la célèbre comme « l’expression même du devoir »2, ou de Joseph
Kessel dont le héros principal des Captifs regrette la guerre, « parce
qu'alors, sans paradoxe, vivre était facile » :

« Un certain nombre d'écrivains pourraient partager ce regret [...].


Par la guerre, ils ont été placés devant une expérience simplifiée, où
se découvrait, sans grand effort, l'homme en sa vérité. [...] C'est là
sans doute tout le mystère du cas Montherlant et d'un désespoir si
retentissant3. »

Si certains romans n’opposent qu’exaltation à la guerre, d’autres


la profanent, comme Noir et or d’André Thérive qui « ramène le
pathétique à la rigolade » et qui ajoute à la "laideur" de son livre « un
fond de veulerie, de misanthropie fataliste et indifférente »4. Quant
au prix Goncourt de Roger Vercel, Capitaine Conan, « la guerre [y]
apparaît plus atroce et plus déshonorée [que dans le livre] de Céline,
mais à aucun moment Roger Vercel ne s'indigne ». En cette fin
d’année 1934, il semble accepter le pire de façon « cynique et
résignée », caractéristique de « l’esprit fasciste »5.

Le rapprochement franco-allemand

Le témoignage Outre-Rhin — Les auteurs allemands participent


également par leur témoignage à la réconciliation et au

1. J. ALEXANDRE, « L. Ferrero, Espoirs (Rieder, 1935) », in LP, août 1935, p. 378.


2. J. ALEXANDRE, « G. Gaudy, Verdun et le Chemin des Dames (Plon, 1921-1922) »,
in LP, 26 janvier 1924, p. 4 (IV).
3. J. ALEXANDRE, « J. Kessel, Les Captifs (NRF, 1926) », in LP, juillet 1927, p. 213.
4. J. ALEXANDRE, « A. Thérive, Noir et Or (Grasset 1930) », in LP, mars 1931, p. 143.
5. J. ALEXANDRE, « R. Vercel, Capitaine Conan (A. Michel, 1934) », in LP, déc. 1934.

216
rapprochement entre les peuples. Peu de temps après Erich Maria
Remarque, dont nous avons déjà évoqué le succès, elle découvre avec
enthousiasme Classe 22 d’Ernst Glaeser, qui révèle les similitudes
entre les peuples lancés en guerre :

« On retrouve tout : la renaissance nationale, la grande attente, le


patriotisme en écharpe. Puis l'entrée dans la guerre; les prophètes de
malheur ouvrant la marche, [...] danse macabre propre à ce temps où
le tragique n'efface pas le grotesque. Tendres femmes éprises d'art ou
de justice hurlant soudain à la mort; socialistes et gendarmes, juifs et
junkers fraternisants; professeurs et savants, pasteurs et prêtres
hurlant à la science et à Dieu1. »

Illustration que la guerre « ne naît et surtout ne dure qu'entre


semblables », et confirmation qu’elle « serait plus loin des esprits en
Allemagne qu'ici »2. L’année suivante vient s’ajouter Le Cas du
sergent Grischa d’Arnold Zweig (1887-1968) qui décrit « le
mécanisme militaire allemand, la machine à broyer les hommes [...],
net et poli comme la guillotine3 ». En 1932, des Lettres d'étudiants
allemands tués à la guerre (1914-1918) — choisies dans le recueil du
professeur Witcop sont traduites et publiées par la NRF :

« Aucun texte n'a plus cruelle efficacité pour réveiller notre


somnolente révolte contre la guerre, par l'inconsolable désespoir
qu'il fait monter en nous devant ce pur trésor d'humanité anéanti4. »

Jeanne Alexandre, en réponse à la préface de Paul Desjardins,


suggère un « mea culpa désespéré et définitif » de toutes les "églises"
qui se refusent aujourd’hui à cet « aveu de défaillance », à l’instar
« du Parti socialiste, de la Ligue des droits de l’homme... et de
L’Union pour la vérité » : « Faute de quoi, la paix d'aujourd'hui n'est
toujours qu'une halte de sagesse entre deux crises de fureur
sacrée » 5.

1. J. ALEXANDRE, « E. Glaeser, Classe 22 (Attinger, 1929) », in LP, décembre 1929,


pp. 598-599.
2. Ibid.
3. ALEXANDRE, « A. Zweig, Le Cas du sergent Grischa (Albin Michel, 1929) », in LP,
avril 1930, pp. 192-194.
4. ALEXANDRE, « Lettres d'étudiants allemands tués à la guerre... (Préface de
P. Desjardins, NRF, 1932) », in LP, août 1932, pp. 427-430.
5. Ibid.

217
Parmi les « trop rares témoignages de femmes contre la guerre »,
Adrienne Thomas donne, avec Catherine Soldat, un roman « assez
banal », mais un livre de guerre « indigné » et « accusateur », qui
comme Classe 22 montre que, dans les deux pays, « la guerre a été la
même horreur et la même sottise »1. En revanche, lorsque l’éditeur
"supplie" le lecteur, dans son avertissement, de « ne pas prendre
ombrage à voir traiter trop librement la question des origines de la
guerre », Jeanne Alexandre, ébahie, s’interroge : « En l’an de grâce
1933! N’ont-ils pas lu le livre qu’ils publient? ou bien si, l’ayant lu, ils
en restent à la doctrine de la Sorbonne et du Kaiser à pendre, à quoi
bon le publier2 ? ».

***
Pour une bonne intelligence du problème franco-allemand —
Déjà en 1910, dans La Grande illusion, Norman Angell s’appliquait à
démontrer « que le travestissement du voisin en étranger et en
ennemi » était l’illusion première : « Pensée [...] bafouée et comme
ensevelie dans l’orage » à laquelle ont succédé « quatre années d'une
guerre sauvage et bientôt quatre années d'une fausse paix,
presqu'aussi meurtrière pour les populations d'Europe. Guerre
stérile, paix stérile, toutes deux dominées par la même grande
illusion », écrit Jeanne Alexandre en janvier 1922. La même année,
comme en préface à l’expédition de la Ruhr, Henri Lichtenberger,
professeur d’histoire à la Sorbonne, écrit L'Allemagne d'aujourd'hui
dans ses relations avec la France. Au travers de son « tableau
contrasté des opinions moyennes et des croyances en France et en
Allemagne », il apparaît que « refuser confiance et respect à
l’adversaire, refuser de confronter son opinion avec la sienne, c’est
peut-être bien renoncer du même coup à la vérité. A la paix en tout
cas »3. Cri d’alarme couvert quelques semaines plus tard par « les
clairons de l’armée franco-belge de "stationnement" »4.
Le Dieu est-il Français? de Friedrich Sieburg illustre
parfaitement la difficile réconciliation franco-allemande et la

1. ALEXANDRE, « A. Thomas, Catherine soldat (Stock, 1933) », in LP, avril 1933,


pp. 222-223.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « H. Lichtenberger, L'Allemagne d'aujourd'hui dans ses relations
avec la France (Crès, 1922) », in LP, 17 mars 1923, pp. 14-16 (III).
4. Ibid.

218
nécessaire confrontation des opinions. C’est la traditionnelle
prétention française de se mettre « à la tête de la République
Occidentale », de l’avis d’Auguste Comte lui-même, qui inspire « le
conseil de savoir-vivre » que Sieburg tente de donner, « avec mille
détours de courtoisie » :

« Au dehors, la France apparaît satisfaite, couvant, immobile, les


fruits de victoire, confirmée dans le culte de soi, dans l'assurance de
sa propre perfection; « la conscience tranquille », sans remords
après la guerre, après la paix, honorant jusqu'à l'agonie ses Foch, ses
Poincaré, ses Joffre; ignorante jusqu'à l'invraisemblance des besoins
et des souffrances des autres peuples, et criant à ces amputés, ou à ces
fiévreux, de se tenir tranquilles1. »

L’éditeur Bernard Grasset accompagne l’ouvrage d’une lettre à


l’auteur « dont on a loué la politesse », mais dont Jeanne Alexandre
dénonce « l’essentielle grossièreté » : « Je vous dois un aveu : il est
vrai que, nous Français, nous pensons que la France détient une
force nécessaire au bien du monde, et dont il ne lui est pas loisible de
priver le monde. [...] Je crois bien en effet que c'est notre vraie gloire
d'être le plus humain des peuples2 ». « Que le vainqueur puisse
parler sur ce ton au vaincu, cela supposerait un tel manque de
pudeur, qu’il vaut mieux croire [...] à de l’inconscience » s’indigne-t-
elle : « On peut difficilement imaginer plus affligeante confirmation
aux "outrances" de Sieburg. [...] Mais oui, monsieur l’Allemand,
Dieu est Français, et vous êtes un insolent de le mettre en doute »3.
La réforme de l'éducation en Allemagne qu’Amédée Vulliod
s’efforce de décrire, afin d’« apporter cette connaissance vraie qui
seule peut créer l'entente4 », apporte à Jeanne Alexandre une
nouvelle confirmation de la bonne volonté allemande dans « l’idéal
de réconciliation des peuples » :

« Que les vainqueurs aient pu ignorer, méconnaître ou bafouer un tel


plan de bonne volonté pour créer des hommes libres et des

1. J. ALEXANDRE, « F. Sieburg, Dieu est-il Français? (Grasset, 1930) », in LP,


janvier 1931, pp. 31-34.
2. B. GRASSET, cité par J. Alexandre, Ibid.
3. J. ALEXANDRE, ibid.
4. J. ALEXANDRE, « A. Vuilliod, Aux sources de la vitalité allemande (Paris, Rieder,
1931) », in LP, septembre 1931, pp. 414-415. Voir infra p. 227.

219
Européens, on en éprouve la même stupeur qu'à la négation de
l'évidence. A voir les tentatives en partie réussies des conservateurs
et des nationalistes pour ruiner l'œuvre entreprise, et la vigoureuse
défense des démocrates allemands, la stupeur se change en honte et
en remords. [...] Puisse ce remords ne pas se pétrifier en vain regret
sur l'occasion perdue1 ! »

Préoccupation majeure des pacifistes intégraux. En novembre


1931, les Libres propos rappellent que toute la série des numéros de
l’année « constitue, tant par les articles de Jean Schlumberger [en
janvier] et de Jean-Richard Bloch [en octobre], que par les lettres de
Raymond Aron2, comme aussi par les documents concernant la
révision des traités et le désarmement, un dossier élémentaire pour
l'intelligence du problème franco-allemand3 ». Il n’est pas de tâches
plus urgentes pour Jeanne Alexandre que de « disperser [...] les
préjugés [...] qui tiennent lieu, à la plupart des Français, d’opinion
sur l’Allemagne ». Ainsi Pierre Viénot apporte-t-il, avec Incertitudes
allemandes, « la première réponse honnête » au Dieu est-il Français
de Friedrich Sieburg, renouvelant l’entreprise de « définir et
d'expliquer le malentendu franco-allemand »4. Jeanne Alexandre
relève alors ce témoignage :

« Il fait bon venir en France passer ses vacances. Mais au bout de


quelque temps, nous y sommes mal à l'aise, nous autres Allemands,
un peu comme les gens convenables, pendant la guerre, se sentaient
gênés lorsqu'ils séjournaient à l'arrière, lorsqu'ils participaient trop
longtemps à l'ordre heureux de la vie pacifique. J'ai eu le sentiment
parfois que vous étiez les embusqués du monde moderne5. »

Et quelle tristesse pour cet Allemand interrogé de voir la France


organiser une Exposition coloniale6 : « C'est à ce jeu d'enfant que
vous vous occupez dans l'état actuel du monde! », quand l’avenir est

1. Ibid.
2. J-F Sirinelli évoquera sa « précoce reconversion » (cf. J-F SIRINELLI,
« Les disciples d’Alain en guerre mondiale », in Génération intellectuelle..., op. cit.,
pp. 590-632).
3. J. ALEXANDRE, « France-Allemagne », in LP, novembre 1931, pp. 511.
4. J. ALEXANDRE, « P. Viénot, Incertitudes allemandes (Valois, 1931) », in LP,
novembre 1931, pp. 511-513.
5. Cité par P. VIÉNOT, ibid.
6. Inaugurée en mai 1931 par Gaston Doumergue.

220
si incertain, qu’il faudrait tout faire pour éclaircir en priorité les
problèmes franco-allemands. Les Libres propos s’y consacrent sans
relâche depuis le premier succès de Hitler aux élections législatives
de septembre 1930, informés régulièrement de la situation par leurs
"envoyés spéciaux" : Raymond Aron, mais également Simone Weil
qui livrera ses « impressions », tout au moins, jusqu’en 1933. Cette
volonté de dialogue, qui est aussi respect et amitié, les pacifistes
intégraux la réclament depuis le traité de Versailles, dont ils ont
toujours demandé la révision. Cette volonté est le fondement même
de la paix durable, tant promise par la guerre. C’est pour l’avoir
dédaignée que la France s’expose de nouveau à l’Allemagne qui
s’avance. Dès lors, pourquoi les pacifistes intégraux changeraient-ils
d’opinion vis-à-vis de l’Allemagne et de la guerre quand ceux-ci sont
le fruit d’une erreur dénoncée durant vingt ans? Pourquoi la raison
se soumettrait-elle quand l’arrogance n’a jamais fléchi? Leur
obstination à refuser la guerre est aussi celle qui s’est épuisée à
l’annoncer.

Dans la broussaille du pacifisme français

Préparer la paix

La nécessité d’agir — L’une des grandes idées du pacifisme de


l’entre-deux-guerres consiste à promouvoir l’action pour la paix. La
volonté en elle-même ne suffit pas. La paix exige le même travail de
préparation que la guerre, si elle veut exister et perdurer. Ce
sentiment de nécessité d’agir explique aussi, au-delà du choc
provoqué par la guerre, l’effervescence des mouvements pour la paix
dans la France des années vingt. Le 30 novembre 1914, Michel
Alexandre écrit à son père : « Quand je pense que nous possédions la
paix et que nous l’estimions si peu1...! ». C’est aussi ce qu’exprime
Alain dans un propos de juin 1924 :

« Le malheur est que la guerre est la seule action politique qui soit
faite virilement. Tout ce qu'on fait pour la paix, on veut le faire couché
ou abrité. Il y avait des risques à occuper la Ruhr. Il y a des risques à

1. M. ALEXANDRE, lettre à son père du 30 novembre 1924, bibliothèque de


Chaumont, op. cit.

221
déclarer la paix; on ne le fait point. [...] Qui osera faire la paix comme
on fait la guerre? Regardons bien. L’homme de la guerre n’obéit pas
aux situations, mais plutôt il les force, obéissant à lui-même. Au
contraire, l’homme de la paix obéit aux situations, il n’ose point
risquer quelque chose; il oublie ses serments; il dit seulement qu’il
aurait bien voulu et qu’il n’a point pu. [...] D’où vient cela? Sans
doute, de ce que personne ne croit qu’on puisse faire l’œuvre de paix
sans courage1. »

Propos qui, dès le numéro 2 du Journal, illustre l’attente du


groupe des aliniens. Il ne suffit pas de savoir, de prévoir,
d’annoncer : cette « action est faite par la pesanteur. C’est se
coucher, ce n’est pas agir ». Pour agir, les hommes politiques doivent
respecter le serment fait aux morts de la Grande Guerre. Constante
préoccupation qui fonde les revendications des pacifistes, et dont les
Libres propos rappellent régulièrement la réalité. En octobre 1927,
Alain y fait encore allusion : « La paix n'est pas; la paix n'est jamais;
il faut la faire et d'abord la vouloir et donc y croire. [...] Vouloir la
paix, tenir à bras tendus cette espérance, c'est refus de croire et c'est
foi ». La question n’est pas de reprocher aux intellectuels de ne pas
agir par la seule pensée, mais bien d’inciter les hommes politiques à
agir dans le cadre de leur promesse. C’est ce qui distingue le
pacifisme « politique » du pacifisme « éthique »2. Idée maîtresse qui
n’a de cesse d’être défendue et qui constitue l’une des différences
majeures entre le pacifisme français et anglo-saxon, comme l’écrit
Norman Ingram, citant, à ce propos, un article de Pierre Cot, paru en
avril-mai 1929 dans la revue La Paix par le droit : « Pierre Cot
summed up the differences between what he called the French
conception of peace and the Anglo-Saxon idea of peace [...]. The
Kellogg-Briand Pact attempted to dispense with war simply by
condemning it; what shocked the french mind in his view was that
this simple condemnation of war did nothing actively to organize
peace3 ». En somme, Pierre Cot préfère « les techniques aux
cantiques », selon l’idée reçue qu’un anglais cite la Bible quand un
Français brandit le Code4. Et il s’appuie sur Bertrand de Jouvenel

1. ALAIN, « Propos 405 », in Propos II, op. cit., p. 630.


2. N. INGRAM, The Politics of dissent, Pacifism in France (1919-1939), Oxford,
Clarendon Press, 1991, pp. 9-10
3. Ibid., p. 38.
4. Ibid.

222
qui, en 1914, avait déjà déclaré : « tout était prêt pour la guerre... rien
pour la paix1 ». Erreur qui ne semble pas trouver d’alternative avec le
temps, comme le pressent Jean Guéhenno, le 15 avril 1935, dans
Europe : « Commettrons-nous la même faute que nos aînés? La
faute des hommes de quarante ans en 1914 n'est pas d'avoir voulu la
guerre, mais de ne pas avoir voulu la paix2 ».
Mais si l’effort des pouvoirs publics est insuffisant, y a-t-il une
action propre aux pacifistes, susceptible de les entraîner, de les
pousser à l’action? En juillet 1935, les Libres propos reproduisent un
article de François Crucy paru à L’Information sociale. L’exemple à
suivre ne viendrait-il pas d’Angleterre où les pacifistes ont réussi à
organiser, en 1935, un scrutin pour la paix : le « peace ballot »? C’est
le conservateur Lord Robert Cecil, l’ardent animateur de l’Union des
associations britanniques et futur président avec Pierre Cot du
Rassemblement universel pour la paix (RUP, septembre 1935), qui
est à l’initiative de ce projet de référendum, portant sur cinq
questions relatives à l’action pour la paix3. Là encore, n’est-ce pas le
signe d’une action contre l’inertie des hommes et des institutions qui
ont en charge le maintien de la paix? Malgré l’opposition de la
chambre des Communes qui y voit une manœuvre pour lancer
prématurément la campagne électorale, le référendum a lieu, grâce
au zèle de six cent mille volontaires, de quatre grands journaux et de
trente-huit sociétés4. Les résultats sont annoncés le 27 juin 1935, où
l’on apprend que le scrutin a réuni plus de 11,6 millions de suffrages,
soit « l’immense majorité de la population adulte en Grande-
Bretagne5 ». Mais l’action pour la paix, ce n’est pas uniquement
réagir efficacement face au danger, chose que l’on aurait pu attendre
d’une Société des nations. Il est essentiel de préparer
convenablement l’avenir, et cela ramène en partie à la question du
traité de Versailles.

1. JOUVENEL, cité par P. Cot, lui-même cité par N. Ingram, « L'envers de l'entre-
deux-guerres en France...», in M. Vaisse (dir.), Le pacifisme en Europe, op. cit., p.36.
2. J. GUEHENNO, cité par J. Alexandre, Esquisse..., op. cit., p. 122.
3. F. CRUCY, « Le scrutin de la paix », in LP, juillet 1935. 1) Faut-il rester membre de
la SDN. 2) Êtes-vous pour au contre une réduction des armement par accord
international, 3) l’abolition de l’aviation militaire, 4) le trafic d’armes, 5) une action
internationale contre un agresseur.
4. C. DREVET, in L’Ecole Emancipatrice, article du 20 juillet 1935. Cité par F. Crucy.
5. F. CRUCY, « Le scrutin de la paix », in LP, juillet 1935.

223
En France, résume Jean-Pierre Biondi, la « dénonciation »
constitue l’action privilégiée des pacifistes français : « tribune
parlementaire, brochures, conférences, chroniques, mémoires,
dessins et photographies, représentations artistiques, films,
causeries ou débats radiophoniques, aucun lieu, aucune technique
de communication n'a été [...] négligée »1.

***
L’enfance et l’éducation — Les pacifistes, pendant la Grande
Guerre, dénonçaient déjà les dangers des tendances bellicistes dans
l’éducation des enfants. Les livres de classes n’en ont pas moins été,
à l’issue des hostilités, « pétris de violence et de haine », écrit Jeanne
Alexandre dans un article intitulé « Pour la Paix par l'Ecole », à
l’occasion d’une « campagne pour le rapprochement des peuples par
les livres scolaires »2. Et si l’enquête de la dotation Carnégie,
appuyant certains instituteurs, a contribué, en 1921, à faire avancer
la réflexion, Jeanne Alexandre insiste pour que chacun médite sur la
lutte menée par quelques instituteurs « de la hardie Fédération
unitaire de l'enseignement laïque », laquelle groupe à peine le
douzième des maîtres. Jules Prudhommeaux, président de La Paix
par le Droit, s’applique à raconter, dans une brochure, l’histoire de
ce combat « contre le gouvernement et l’opinion ». « Las de gémir
contre un régime », ces mêmes instituteurs se sont avisés, vers 1923-
1924, qu’ils en étaient les responsables3. Ils décident alors de choisir
librement les livres scolaires qu’ils jugent convenables, et ce en vertu
de l’arrêté du 18 janvier 1887. Attitude pleinement en accord avec les
principes de la philosophe alinienne : « A moi la faute! telle est
l'étincelle initiale de toute action4 ». Une liste de livres est ainsi mise
à l’index, et de nouveaux ouvrages sont mis en chantier. Par exemple,
une Nouvelle histoire de France, écrite par un groupe de professeurs
et d'instituteurs de la Fédération de l'enseignement, paraît en 1927
aux éditions de L'Ecole émancipée; Jeanne Alexandre note son
impartialité pour l’exposé des grands faits, mais aussi ses
compléments sur des points « souvent négligés : le prix des guerres,
les conditions du travail, les grandes espérances des masses...». Si

1. J-P BIONDI, La Mêlée des pacifistes (1914-45), M. & Larose, 2000, p. 60.
2. J. ALEXANDRE, « Pour la Paix par l’Ecole », in LP, octobre 1928, pp. 474-478.
3. Ibid.
4. Ibid.

224
bien que « l'enfant est amené à réfléchir bien plus souvent qu'il n'est
catéchisé ». Les éditeurs, de leurs côtés, sensibles au boycott
annoncé, s’accordent pour collaborer à la refonte. L’opération porte
ses fruits. M. Charrier, inspecteur du primaire, se dit prêt à
s’amender si son éditeur y consent, reconnaissant que « quelques-
unes des lectures de [ses] livres ne sont plus "à la page"1 ».
De son côté, le puissant Syndicat national des instituteurs2 (SNI)
décide de faire jouer à son tour les lois de l’économie, sur lesquelles
les maisons d’éditions fondent pragmatiquement leur politique :
« Achetez mon papier, j'y imprime ce que vous voulez. Achetez mon
acier, rail ou obus, que m'importe! Ô consommateur responsable et
souverain3 ! ». Dès lors, en août 1926, au congrès de Strasbourg, le
SNI adopte le rapport Lapierre qui jette l’interdit sur vingt-six livres
scolaires; le 25 juin dernier, l’accord avait été conclu sur le plan
international avec l’Association générale des instituteurs allemands.
La Fédération internationale des instituteurs est née à cette
occasion, à Amsterdam, rappelle Jeanne Alexandre :

« Il est trop clair, par exemple, que sans entente internationale,


l'enseignement de l'histoire restera toujours étranger à la justice. [...]
A quand un concours ouvert entre historiens par la SDN ou par la
Fondation Nobel4. »

Mais la victoire est « loin d’être totale ». Le gouvernement, par la


voix d’Edouard Herriot aurait écrit aux recteurs, en février 1927,
pour leur demander de tenir bon contre les prétentions du corps
enseignant5, et les inspecteurs auraient défendu « pied à pied la
cause des auteurs et des maisons d'édition6 ». Par ailleurs, selon
Jeanne Alexandre, de nombreux instituteurs, « par routine ou
timidité », préfèrent « s’en tenir aux anciens livres ». Néanmoins,
l'éditeur Gédalge s'est résigné à « mettre au pilon 11000 exemplaires
de Pour notre France de Fournier ». D'autres ouvrages, « frappés à
mort », ne figurent plus sur les catalogues, ainsi Jean et Lucie de

1. Ibid.
2. Ce syndicat comptera 100000 membres en 1937 (cf. J-P BIONDI, La Mêlée des
pacifistes (1914-1945), op. cit., p. 108).
3. J. ALEXANDRE, « Pour la Paix par l’Ecole », in LP, octobre 1928, op. cit.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. L’Ecole Emancipée, citée par J. Alexandre, ibid.

225
Mme Dès (Nathan). En revanche, des livres écartés jusqu'à présent
comme trop pacifistes sont de plus en plus en usage. Mais le résultat
le plus important, pour Jeanne Alexandre — « signe d'un
changement d'autant plus profond qu'il est inavoué » — ce sont les
nouvelles éditions expurgées :

« Auteurs et éditeurs, mesurant au fléchissement de la vente


l'efficacité des consignes données au corps enseignant, n'hésitent
pas, lorsque la mise à jour d'une édition nouvelle leur en fournit
l'occasion, à modifier dans une certaine mesure la composition de tel
recueil. L'opération, cela va de soi, est menée avec prudence; rien ne
l'annonce, ni dans le catalogue, ni dans la préface1. »

« Puisse cette heureuse aventure du Citoyen contre les Pouvoirs


rappeler à chaque homme, et d'abord à chaque maître, sa puissance
— qui est aussi grande qu'il voudra », conclut-elle. En matière
d’éducation, les organisations pacifistes plaident également pour
une refonte des manuels scolaires. L’éducation « comme moyen
d’établir la paix » est à l’ordre du jour de pratiquement tous les
congrès de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la
liberté 2 (LIFPL) à laquelle adhère Jeanne Alexandre depuis sa
fondation en 1919. Cette Ligue organise des cours de vacances
internationaux de 1921 à 1932 dans tous les grands pays membres de
la Ligue3. Elle participe également au Premier congrès international
de l’enfant (Genève, août 1925) et au premier échange interscolaire
franco-allemand organisé par le Comité de Secours aux Enfants
(1926)4.
De son côté, Jeanne Alexandre présente régulièrement des
ouvrages susceptibles d’adresser aux enfants un message
d’humanité. Ainsi loue-t-elle L’Almanach Payot en décembre 1923
— qui ne parle ni de guerre, ni de victoire et qui ne prêche point la
morale5 —, puis elle s’adresse aux éditeurs pour qu’ils réimpriment
les ouvrages de Léon Letellier « utiles à la jeunesse »6. En 1924, elle
applaudit également au Réflexions sur l’éducation7 d’Albert Thierry,

1. J. PRUDHOMMEAUX, cité par J. Alexandre, ibid.


2. Voir infra p. 211.
3. BHVP, Archives Bouglé, dossier Duchêne, Boîte 1, Brochures.
4. BHVP, Archives Bouglé, dossier Duchêne, Boîte 1, Papiers divers, juillet-déc. 1926.
5. J. ALEXANDRE, « L’Almanach Payot », in LP, décembre 1923, p. 60 (III).
6. J. ALEXANDRE, « L. Letellier, Sur le Grand-Banc », in LP, 23 février 1924, op. cit.

226
qui dans son ébauche de programme d’éducation ouvrière prend le
parti de l’enfant et du peuple1, et signale L'aventure de Pierrot au
pays des génies de Roger Pillet, œuvre inachevée, mais dans laquelle
« l'enfant et le maître y trouveront vivante matière, pensée d’homme
et bonne volonté d'homme2 ». La même année, c’est le Projet de
bibliothèque par âge qui est évoqué avec la publication, par L'Ecole
émancipée, d’une liste d'ouvrages pour la jeunesse, « précieuse bien
qu'imparfaite », mais qui vient compléter celle d’Albert Thierry.
Quelques années plus tard, après l’interruption des Libres propos,
Le Rameau d'Olivier, contes pour la paix3 de Madeleine Vernet est
vivement recommandé, bien qu’il soit aussi un livre sur la guerre :

« Madeleine Vernet, sans prêcher de doctrine, même pacifiste,


s’efforce aussi de faire apercevoir aux enfants les contradictions et
l’absurdité de la guerre. C’est là un ouvrage vraiment utile, qu’il faut
travailler à répandre et qui devrait, qui pourrait gagner écoles et
lycées4. »

En 1931, nous l’avons dit, Jeanne Alexandre salue la réforme de


l’éducation qui a été opérée en Allemagne, en s’appuyant sur
l’ouvrage d’Amédée Vulliod, Aux sources de la vitalité allemande :
« Chassant les fantômes, il veut apporter cette connaissance vraie
qui peut seule créer l’entente5 ». Et de mesurer, « non sans
confusion », l’ignorance où elle se trouve de cette Allemagne « que
chacun prétend juger sans appel », mais qui, au lendemain de la
défaite, « a osé [...] inscrire dans la constitution de Weimar (art. 148)
que l'éducation de toute la jeunesse allemande devait être pénétrée
de l'idéal de la réconciliation des peuples »6. L’année suivante,
Rudyard Kipling est à l’honneur avec Puck, lutin de la Colline :

« Il se peut [qu’il] ait écrit là les plus belles pages d'histoire, si


l'histoire véridique est celle qui fait toucher et mesurer l'épaisseur du
passé. [...] La solidarité humaine dans le temps que Comte nomme

7. Paris, Librairie du Travail, 1923 (préface de Marcel Martinet).


1. J. ALEXANDRE, « A. Thierry, Réflexions sur l’éducation », in LP, 15 juin 1924.
2. J. ALEXANDRE, « Une courte note de J.A. », in LP, 15 juin 1924.
3. Paris, Ed. de la Mère Éducatrice, 1929 (préface de F. Challaye).
4. J. ALEXANDRE, « M. Vernet, Le Rameau de l’olivier », in LP, décembre 1929.
5. Voir supra p. 219.
6. Ibid.

227
continuité, a rarement été découverte et chantée avec tant de force
enthousiaste1. »

Dans le même temps, Jeanne Alexandre présente rapidement


Patapoufs et Filifers d’André Maurois, Les jumeaux de
Vallangoujard de Georges Duhamel et l’Histoire de Magali d’André
Chamson qui viennent de sortir chez Hartmann, dans la collection
« Les grands écrivains pour les petits enfants ». Elle s’attarde un peu
plus sur Le Rosier d’Hermina zur Mühlen :

« [L’auteur] essaie de rompre, avec d'autres, le cercle d'ignorance et


de mensonge qu'on trace autour de l'enfant, en lui révélant quelque
chose de la question sociale. [...] Personne peut-il vraiment souhaiter
que l'enfant parle des pauvres comme d'une espèce créée tout exprès,
comme le chien ou le cheval2 ? »

Félicien Challaye, avec Contes et Légendes du Japon, œuvre


également pour les enfants, en faisant « apparaître l'essentielle
identité de toutes les traditions et de toutes les enfances [...] tout en
laissant deviner ce qui est original et par suite incomparable dans la
civilisation japonaise ». Parution d’autant plus importante qu’elle
coïncide avec l’occupation de la Mandchourie, permettant ainsi
d’admirer une « civilisation que la haine contre la guerre, trop vite
guerrière et fanatique par contagion, risque en ce moment même de
nous faire méconnaître ou renier3. »
En décembre 1933, Jeanne Alexandre propose à ses lecteurs,
comme livres d’étrennes, les deux romans de Madeleine Vernet,
L’Arc en ciel - Contes pour la réconciliation et Contes et chansons4
pour la paix qui « enseigne [aux enfants] l'horreur de la guerre [et]
le patriotisme de l'humanité5 ».

Les femmes et la paix

Pour Jeanne Alexandre, la paix n’admet aucun compromis avec la


violence. Et son combat pour le suffrage des femmes ne vise rien

1. J. ALEXANDRE, « R. Kipling, Puck, lutin de la Colline », in LP, février 1932, op. cit.
2. J. ALEXANDRE, « H. zur Mühlen, Le Rosier », in LP, février 1932, op. cit.
3. J. ALEXANDRE, « F. Challaye, Contes et légende du Japon (Nathan, 1931) », in LP,
fév. 1932, p. 118.
4. Editions de la Mère Educatrice, 1933.
5. J. ALEXANDRE, « Livres d’étrennes », in LP, décembre 1933, p. 659.

228
d’autre que la paix, ce qui la distingue sans doute de la majorité des
féministes pour qui le suffrage apporte, avant tout, l’égalité des
droits. Rares sont les associations féministes, telle la LIFPL, qui
n’ont que la paix pour objectif. Déjà en 1915, la Lettre aux femmes de
La Haye précisait : « Les femmes se sont groupées pour réclamer
leurs droits, mais leurs revendications s'inspirent d'une idée plus
désintéressée, la raison profonde du féminisme c'est la volonté de
faire, en empêchant la guerre, une humanité juste et meilleure1 ».
Pour Jeanne Alexandre, nous l’avons dit, si les femmes n’amènent
pas la paix avec leurs bulletins, le suffrage perd sa raison d’être :

« Si la venue des femmes à la politique ne devait rien changer au


massacre entre les peuples, c'est alors qu'il faudrait dire : à quoi bon?
On en viendrait à être presque reconnaissant aux hommes de leur
défiance, trop peu méritée hélas! à l'égard du cœur féminin2. »

La question du vote féminin ne se pose plus de la même façon


après la Grande Guerre, même si « le cheminement de la réforme à
l'étranger est — et restera — un élément dynamisant pour les
suffragistes françaises3 ». Dans de nombreux pays du monde4,
l’action des femmes se trouve transformée par la reconnaissance de
leurs droits, et il faut le pacifisme pour que le féminisme
international recouvre son unité : « il reprend vigueur avec pour
objectifs la réconciliation franco-allemande et un soutien actif à la
SDN5 ». Néanmoins, malgré l’exemple étranger et la participation
"intéressée" à l’effort de guerre, le combat pour le suffrage, dans
l’Hexagone, peine à se faire entendre; « En 1920, 138 millions de
femmes votent dans 24 États. La patience des suffragistes françaises,
elle, est mise à rude épreuve6 ». Jeanne Alexandre critique l’attitude
des sénateurs en 1922, dans un court article des Libres propos :

1. BMD, dossier J. Alexandre, Lettre aux organisatrices du Congrès international des


femmes à La Haye, avril 1915.
2. J. ALEXANDRE, « Protestation de la loi Paul-Boncour », in LP, avril 1927, p. 49.
3. C. BARD, Les Filles de Marianne, op. cit., p. 84.
4. Le suffrage des femmes à l’étranger : Nouvelle-Zélande (1893), Australie (1902),
Finlande (1906), Norvège (1913), Danemark (1915), Pays-Bas et Union soviétique
(1917), Canada et Luxembourg (1918), Grande-Bretagne (droit limités en 1918, sans
restriction en 1928), Autriche, Tchécoslovaquie, Allemagne, Pologne, Suède (1919),
Belgique (droit limité en 1919, sans restriction en 1948).
5. C. BARD, Les Filles de Marianne, op. cit., p. 130.
6. Ibid., p. 145.

229
« Le dogme de l’infériorité de la femme par rapport à l’homme a été
brillamment affirmé au cours des récents débats du Sénat sur le droit
de suffrage. Adversaires et partisans du vote des femmes ont été
unanimes pour reconnaître qu’avant toute chose il faut prouver que
les femmes sont capables d’exercer un contrôle politique1. »

Et Jeanne Alexandre de s’inspirer de la Révolution : « Si le peuple


a des droits que deviendra la noblesse? Mais ce qu’elle pourra2 ».

***
De la nature des femmes — Evoquant les articles du Populaire du
Centre, Christophe Prochasson présente Jeanne Alexandre comme
totalement privée de « sensibilité féministe ou de sensiblerie
féminine3 ». Elle a néanmoins, malgré le bellicisme des féministes
pendant la Grande Guerre, la conviction que la nature des femmes
est incompatible avec la guerre. Madeleine Vernet, avec qui elle
partage bien des combats, offre, à cet égard, « l’archétype de la
pacifiste "biologiste" »4, écrit Françoise Blum. Et si Marcelle Capy et
Jeanne Mélin, « à un degré moins systématique », partagent aussi
cette idée que « l’expérience maternelle amène naturellement au
pacifisme », Jeanne Alexandre, quant à elle, a un « discours plus
subtil, plus nuancé »5. Elle admet l’importance de la nature
féminine, mais elle voit aussi la paix comme le fruit de l’égalité et de
la justice : « Combien de croyances meurtrières viennent de ce qu’on
oppose encore les deux moitiés de l’humanité, selon un rapport de
supérieur et d’inférieur. Il n’est d’humanité que double6 », écrit-elle,
en 1927, à l’occasion de son analyse des Femmes en guerre de
Fernand Corcos qui s’interroge sur la nature « pacifique ou
belliqueuse » des femmes et sur « leur avènement à la politique »
comme « gage de paix? ».

1. J. ALEXANDRE, « Suffrage des femmes », in LP, 9 décembre 1922, p. 49 (II).


2. Ibid.
3. C. PROCHASSON, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, op. cit., p. 110.
4. F. BLUM, « D'une guerre à l'autre : itinéraires d'intellectuelles pacifistes » in
Intellectuelles : du genre en histoire intellectuelle, sous la dir. de Nicole Racine et
Michel Trebitsch, Ed. complexe/IHTP-CNRS, 2004, pp.229-243.
5. Ibid.
6. J. ALEXANDRE, « F. Corcos, Les femmes en guerre (Ed. Montaigne, 1927) », in LP,
20 septembre 1927, pp. 307-309.

230
« L'image de la femme en guerre paraît et se dérobe, équivoque,
grimaçante et grimacière, confuse surtout. Mais en cette confusion,
c'est la faiblesse qui se montre, l'entraînement, la soumission, la
passion, la sottise. Vision tragique et grotesque. L'angoisse sert la
gorge devant les petites oies qui partent en croisade pour débaptiser
l'eau de Cologne en eau de Louvain, devant les furies qui refusent du
lait aux enfants allemands; sans parler des "héroïnes" qui mirent la
main à tuer des hommes. Séverine a reproché à Fernand Corcos
d'avoir trop mollement signalé les tentatives de quelques femmes
françaises pour résister à la guerre. Y insister n'eut fait qu'assombrir
encore le tableau en permettant de mesurer combien les femmes
pacifistes ont été pauvres, non seulement en nombre, mais même en
courage et en foi. Oui, ce livre porte un témoignage écrasant contre
les femmes, et on aurait bien souvent envie de souscrire au jugement
si sévère de Charles Gide, tel qu'il est rapporté à la fin du volume :
« Non, je ne crois pas que le pacifisme ait rien à attendre de la
participation des femmes aux gouvernements. [...] Ce sont les
passions beaucoup plus que les intérêts qui déclenchent les guerres :
les femmes plus encore que les hommes subissent l'impulsion des
passions. Durant la dernière guerre, elles ont été les plus empressées
à accueillir de part et d'autre les imputations les plus atroces contre
l'ennemi, et les dernières à accepter la reprise des relations avec l'ex-
ennemi »1. »

Mais Fernand Corcos résiste à ses propres conclusions, ce qui fait


davantage de son livre « une preuve de confiance et comme un cri de
réveil » qu’un pamphlet contre les femmes :

« [...] à l'heure de la guerre tout conspire à mettre la femme dans


l'impuissance presque absolue d'être elle-même. Un ordre lui vient,
du fond des temps, aussi ancien que la pudeur : disparaître, ne pas
s'accrocher au bras viril qui doit combattre, se taire, ne pas pleurer,
ne pas aimer, repousser de soi l'enfant même. Etre femme, lui crie-t-
on de partout, c'est être lâche; être femme, c'est le crime suprême.
Ainsi la guerre, qui exalte l'homme, anéantit aussitôt la femme en son
être. [...] La guerre ne mourra que par des idées de femme, idées que
les hommes méprisent et redoutent, par préjugés masculins, et que
les femmes osent à peine avouer, parce qu'on leur fait honte d'être
elles-mêmes2. »

1. Ibid.
2. Ibid.

231
Ainsi, « plus qu’en une nature féminine », c’est bien au « devenir
d’un genre humain qui saura reconnaître et admettre sa part
féminine »1 qu’elle veut également croire. Quant aux articles de
Jeanne Alexandre, du Populaire du Centre aux Libres propos, il est
frappant d’en constater la masculinité, sinon la neutralité de genre.
Rien qui ne permette d’attribuer son discours à une femme plutôt
qu’à un homme. Et il serait certainement intéressant d’en
déterminer l’exception ou la généralité, dans le cercle de la
« génération intellectuelle » féminine de l’époque. Du reste, la part
accordée à la littérature féminine est assez faible dans l’ensemble :
9% des analyses de Jeanne Alexandre concernent des auteurs
féminins, dont une petite moitié de Françaises. Cela reflète-t-il
uniquement le déséquilibre de la production littéraire de l’époque?
Certains ouvrages ne sont pas même cités, comme Mon voyage
aventureux en Russie soviétique (1922) et La Femme vierge (1933)
de Madeleine Pelletier (1922) ou Le Code de la femme (1926)
d’Yvonne Netter. La lecture comparative de ses critiques montre, à
n’en pas douter, une préférence pour les ouvrages masculins, certes
plus nombreux, mais aussi plus largement analysés. Ce sont souvent
de courtes présentations qui accompagnent ses commentaires des
ouvrages "féminins", et rares sont les femmes dont les livres
suscitent chez elle un enthousiasme propre à inspirer de larges
commentaires. Marie Lenéru2 et Lucie Couturier3 paraissent
privilégiées en 1921-1922, la première voyant son Journal placé
entre celui du marquis de Vauvenargues et celui de Henri Frédéric
Amiel. Mais la modernité de Virginia Woolf, dont elle reconnaît la
force, lui inspire toujours quelques courtes réserves, que cela soit
avec Mrs Dalloway4, La Promenade du phare5 ou Orlando6.
Jugement réservé pour Les Allongés de Jeanne Galzy, dont elle salue
l’intérêt, mais regrette les « esquisses légères aux traits déliés, au lieu

1. F. BLUM, « D'une guerre à l'autre...», op. cit., pp.229-243.


2. J. ALEXANDRE, « M. Lenéru, La Paix (1921) », in LP, 10 septembre 1921, pp. 22-
24 (I). — « M. Lenéru, Journal (Crès, 1922) », in LP, 22 juillet 1922, pp. 28-30 (II).
3. J. ALEXANDRE, « L. Couturier, Des inconnus chez moi », in LP, 10 décembre 1921,
op. cit.
4. J. ALEXANDRE, « V. Woolf, Mrs Dalloway », in LP, juillet 1929, op. cit.
5. J. ALEXANDRE, « V. Woolf, La Promenade du phare (Stock, 1929) », in LP,
sept. 1930, p. 439.
6. J. ALEXANDRE, « V. Woolf, Orlando (Stock, 1931) », in LP, septembre 1931,
pp. 425-426.

232
de l'écrasante cathédrale qu'il faudrait à l'expression de la douleur
nue1 ». Excellentes, mais très brèves critiques pour l’Hiver de
Camille Mayran2 et L'Age heureux de la norvégienne Sigrid Undset,
premier prix Nobel féminin, dont les personnages féminins font la
plupart des œuvres3. Fugitive découverte de Poussière de la jeune
britannique Rosamond Lehmann4, ou de David Golder d’Irène
Nemirovsky5, adapté l’année suivante par Julien Duvivier. Très
critique à l’égard de romancières britanniques comme Mary Webb
ou Clemence Dane, dont elle ne goûte pas l’antiféminisme6, mais
pleine d’admiration pour l’antiféministe Gina Lambroso lorsqu’elle
s’attaque à la civilisation industrielle. Peut-être n’est-ce qu’une
question de sujets. Colette elle-même peine à la séduire; les héros de
La Chatte « ne [l’]intéressent ni ne [l’]émeuvent » : « Ils ne sont trop
visiblement qu'un prétexte pour exprimer l'immense, l'insondable
misanthropie de Colette »7. A laquelle elle préfère Marcelle
Sauvageot, qui, dans Commentaires, a même le privilège d’évoquer
« la funèbre réalité du sanatorium [...] avec plus de force et de
cruauté » que Thomas Mann. Où l’on voit que la pensée de Jeanne
Alexandre est tout entière à la souffrance des hommes. Néanmoins,
l’idée de la connaissance des femmes ne lui est pas indifférente, et
bien que consciente qu’« il faudrait quelque Platon femelle, pour [...]
décrire suffisamment cet autre thorax, mieux lié au ventre, cet autre
honneur, cette autre pudeur, et cette autre mathématique8 », elle
n’est pas sans curiosité critique pour l’« Antigone éternelle » de
Romain Rolland qu’elle retrouve dans L’Âme enchantée9, pour la
Diane10 de George Meredith, la femme « moralement aussi bien que

1. J. ALEXANDRE, « J. Galzy, Les Allongés », in LP, 12 janvier 1924, op. cit.


2. J. ALEXANDRE, « C. Mayran, Hiver (Grasset, 1926) », in LP, juillet 1927, pp. 214-
215.
3. J. ALEXANDRE, « S. Undset, L’Age heureux (Kra, 1928) », in LP, mai 1929, p. 247.
4. J. ALEXANDRE, « R. Lehmann, Poussière (Plon, 1929) », in LP, juillet 1929, p. 351.
5. J. ALEXANDRE, « I. Nemirovski, David Golder (Grasset, 1930) », in LP,
février 1930, p. 95.
6. J. ALEXANDRE, « Quelques romans anglais », in LP, août 1933, p. 436.
7. J. ALEXANDRE, « Colette, La Chatte (Grasset, 1933) », in LP, octobre 1933, p. 544.
8. ALAIN, « La République de Platon », in Propos I, Gallimard, op. cit., p. 386.
9. J. ALEXANDRE, « R. Rolland, L’Âme enchantée (Ollendorff, 1922, puis Albin
Michel, 1927, 1933) », in LP, 9 décembre 1922 et avril 1927 et avril 1933.
10. J. ALEXANDRE, « G. Meredith, Diane, de la Croisée-des-chemins », in LP, 1931,
op. cit.

233
physiquement mère des temps à venir »1 de Herbert George Wells,
ou la Lise des Hauts Ponts de Jacques de Lacretelle, dure et
indifférente à l’amour2. Le particularisme du "féminisme" de Jeanne
Alexandre n’est pas étranger à son parcours au sein de la section
française de la Ligue internationale de femmes pour la paix et la
liberté3 (LIFPL).

***
L’expérience de la LIFPL — On se souvient de la rencontre en
1915 entre Jeanne Alexandre et Gabrielle Duchêne4. Les deux
femmes avaient été désignées par les femmes du Congrès
international de La Haye à la tête de la section française du Comité
international des femmes pour la paix permanente (CIFPP). C’est en
agissant au nom de ce comité qu’elles avaient provoqué le scandale
de la rue Fondary, à l’issu duquel la petite section, dont Jeanne
Alexandre était la secrétaire générale, s’était endormie en attendant
des jours meilleurs. Parallèlement à la conférence, qui s’ouvre à Paris
en janvier 1919, chargée d’élaborer les traités de paix, le CIFPP
décide d’organiser un premier congrès. Par nécessité, la réunion
pacifiste est convoquée à Zurich du 12 au 17 mai 1919, peu avant la
signature du traité de Versailles. Le Congrès, toujours présidé par
Jane Addams, rassemble des femmes de seize pays. Gabrielle
Duchêne se voyant refuser son passeport, c'est Andrée Jouve5 et
Jeanne Mélin qui y représentent la France6. Le CIFPP se transforme
à cette occasion en LIFPL. Gabrielle Duchêne devient vice-
présidente de la ligue et assure la présidence de la section française.
Jeanne Alexandre, nommée à Nîmes avec son mari pour la rentrée
1919, serait demeurée secrétaire générale, aidée d’Andrée Jouve et

1. J. ALEXANDRE, « H. G. Wells, La Conspiration au grand jour », in LP, mars 1929,


op. cit.
2. J. ALEXANDRE, « J. de Lacretelle, Les Hauts Ponts (NRF, 1933) », in LP, oct. 1933,
pp. 542-543.
3. Sur cette ligue, on pourra consulter N. INGRAM, « Feminist pacifism and the
LIFPL », in The politics of dissent, op. cit., pp. 249-285, ainsi que M. DREYFUS, « Des
femmes pacifistes durant les années trente », in Matériaux, n° 30, janvier-mars 1993,
pp. 32-34, mais également le mémoire de V. DALY, Gabrielle Duchêne ou la
bourgeoisie impossible, op. cit.
4. Voir supra p. 62.
5. Voir « Jouve A. », in DBMOF, op. cit., vol. 32, p. 294.
6. C. BARD, Les Filles de Marianne, op. cit., p. 137.

234
de Jeanne Mélin1 selon Christine Bard. On notera néanmoins
l’absence de Jeanne Alexandre dans les papiers de Gabrielle
Duchêne, que cela soit à la BDIC ou à la BHVP. De son côté, la notice
du DBMOF précise que Gabrielle Duchêne est secrétaire générale de
la section française dès 19192. Quant à Norman Ingram, il ne l’inclut
pas dans le comité directeur de 1919, composé selon lui de Gabrielle
Duchêne, Camille Drevet, Andrée Jouve, Léo Wanner et Madeleine
Rolland3. L’absence de sources claires sur ce point ne nous permet
pas d’affirmer avec certitude l’implication de Jeanne Alexandre aux
premières heures de la LIFPL. Seule une lettre adressée à Gabrielle
Duchêne, du 6 juillet 1919, fait allusion à des « malentendus [...] dus
à la difficulté de se comprendre et de s’entendre de loin4 », s’agissant
d’un texte de protestation au traité de paix qu’elle aurait critiqué
assez vivement. Elle y fait également allusion à la constitution du
groupe et à sa survie :

« [...] je maintiens qu’au point de vue de l’extension, ou pour parler


plus exactement de la création véritable de notre groupe, rien n’est
fait encore. Je crois qu’il est regrettable d’avoir enterré si vite le projet
d’appel en janvier, et je me reproche pour ma part de n’avoir pas
combattu plus énergiquement l’opinion de Séverine. [...] Je crois
aussi comme vous, qu’il vaut mieux attendre octobre pour un appel.
Le sort de notre groupe se décidera à ce moment, car s’il continue à
végéter à quelques-unes pendant la paix comme il a fait pendant la
guerre, ce sera la condamnation à mort — et condamnation méritée5
[...] »

Aucune autre correspondance ne semble exister entre les deux


pacifistes, ni à la BDIC, ni à la bibliothèque municipale de Nîmes, ni
dans le fonds Bouglé de la BHVP. Le nom de Jeanne Alexandre, à

1. Ibid.
2. M. DREYFUS et N. RACINE, « Duchêne G. », in DBMOF, op. cit., pp. 84-86.
3. N. INGRAM, op. cit., p. 251.
4. En juillet 1919, période de vacances scolaires, Jeanne et Michel Alexandre ont dû
quitter Lons-le-Saunier et s’apprêtent à rejoindre Nîmes, ville de leur nouvelle
affectation.
5. BMD, dossier J. Alexandre, lettre originale de J. Alexandre à G. Duchêne du 6 juillet
1919. Il est un fait que la section française ne brillera jamais par le nombre de ses
membres : 500 dans les années 1920, contre 5000 en Allemagne, 4000 en Grande-
Bretagne, 8000 au États-Unis et 10000 au Danemark, et qu’elle n’excédera pas 1700
membres en 1936 (cf. N. INGRAM, op. cit., p. 253).

235
partir de 1928, apparaît davantage sur les brochures de La Volonté
de Paix de Madeleine Vernet. Il est possible que la forte personnalité
de Gabrielle Duchêne l’ait dissuadée de trop s’impliquer au sein de la
ligue, à l’instar de Jeanne Mélin. Le silence de Jeanne Alexandre est
peut-être imputable en priorité à ses activités au sein des Libres
propos. Il est vrai que sa réapparition, en été 1935, coïncide avec la
fin de la « couverture » du Journal d’Alain.
En revanche, la ligne communiste de la politique de Gabrielle
Duchêne est sans doute la cause principale du retour de Jeanne
Alexandre sur le devant de la scène de la section française de la
LIFPL. La présidente, très active depuis 1919, revient en 1927 d’un
voyage en URSS qui amorce son virage politique. Dès lors se lie-t-elle
à des organisations nourrissant quelques sympathies pour le Parti
communiste français, comme le Cercle de la Russie neuve, la Ligue
contre l’impérialisme et l’oppression coloniale ou la Société des amis
de l’URSS1. Ses articles publiés, de 1929 à 1934, dans SOS, le bulletin
de la section française de la LIFPL, « ne laissent aucun doute sur son
orientation2 ». A la suite des événements du 6 février 1934, elle
engage alors de plus en plus délibérément la section française sur le
chemin de ses convictions communistes et antifascistes. A la suite du
pacte franco-soviétique de février 1935, à l’assemblée générale de
juillet, Jeanne Alexandre s’oppose, avec le groupe de Lyon, à la
politique du Front populaire :

« Elle [Jeanne Alexandre] estime, qu’à l’heure actuelle, l’URSS a


changé sa politique, que celle-ci n’est plus une politique de paix, mais
plutôt une politique de force qui répudie le désarmement à mesure
que l’armée rouge grandit, qui renonce à la révision du traité de
Versailles3 ».

Elle demande donc que la section française se prononce « avec


clarté et netteté » pour la paix, et réclame « le redressement » de sa
politique4. Une forte opposition naît naturellement de cette
situation, opposant Gabrielle Duchêne à la plus importante des
sections locales5, la section lyonnaise, dirigée par la militante

1. M. DREYFUS et N. RACINE, « Duchêne G », in DBMOF, op. cit., p. 85.


2. M. DREYFUS, « Des femmes trotskystes et pacifistes sous le Front populaire »,
in Cahiers Léon Trotsky, n°9, p. 54.
3. BDIC, fonds G. Duchêne, dossier LIFPL, Procès verbal du 7 juillet 1935.
4. Ibid.

236
trotskyste Berthe Joly, qui insiste pour défendre « les principes de la
ligue : contre toute Union sacrée, contre toute guerre1 [...] ».
Gabrielle Duchêne, consciente de l’enjeu2 et des désaccords
fondamentaux qui opposent les deux partis, menace d’exclusion le
bureau lyonnais le 26 février 19363. Menaces mises à exécution dès
le mois de juin, et confirmées par un vote peu orthodoxe, dont le
groupe lyonnais refuse le verdict. L’affrontement dure jusqu’au mois
de novembre 1937 qui voit une commission d’enquête, dont fait
partie Jeanne Alexandre, démontrer « l’illégalité du coup de force
réalisé par l’exécutif et sa secrétaire générale4 ». Mais malgré le
soutien des groupes de Rouen, de La Rochelle, de Nîmes, de
Montpellier et d’Arles, et malgré les conclusions de la commission
d’enquête, les exclusions sont maintenues. La faible section
française de la LIFPL perd ainsi près de la moitié de ses effectifs.
Jeanne Alexandre, fortement impliquée dans le conflit, tels que
l’attestent les procès verbaux des assemblées générales entre 1935 et
1937, devient, au sein de la ligue, l’une des principales
représentantes de la minorité pacifiste, dont elle rassemble les
membres, à l’occasion de l’assemblée générale du 9 et 10 juillet 1938,
pour former, en septembre 1938, la Ligue des femmes pour la paix :

« [celle-ci] n’a-t-elle constitué qu’une « petite fraction » des


membres de la section française, comme l’affirme En Vigie5 ? Il est
permis d’en douter : à la lecture du bulletin de la section française de
la LIFPL, il semble bien que cette organisation ait été sérieusement
éprouvée6. »

Dans le manuscrit remis à Nicole Racine, Jeanne Alexandre fait


allusion à la constitution, après les Accords de Munich, d’un groupe
intitulé « Septembre 38 ». Sans doute s’agit-il du même, son bureau

5. 300 membres sur 1400, en 1936 (cf. V. DALY, op. cit., p. 120).
1. M. DREYFUS, « Des femmes trotskystes et pacifistes...», op. cit., p. 55.
2. M. Dreyfus souligne, dans son article, la correspondance entre cette « chasse aux
oppositionnels » à l’intérieur de la section française de la LIFPL et les grands procès
de Moscou qui s’ouvrent la même année (ibid., p. 60).
3. Ibid.
4. Ibid., p. 58.
5. En Vigie (1935-1939) devient le bulletin de la section française de la LIFPL, après
SOS (1930-1934) qui existait grâce au concours matériel d’une militante lyonnaise,
Léo Wanner.
6. M. DREYFUS, « Des femmes pacifistes durant les années trente », op. cit., p. 34.

237
rassemblant les anciens membres de la LIFPL opposés à Gabrielle
Duchêne : Magdeleine Paz, Renée Martinet, Thérèse Emery, Jeanne
Challaye1, parmi d’autres. Le groupe publie alors une brochure
dirigée contre la préparation des civils à la guerre des gaz, intitulée
La Mort masquée et « largement illustrée », laissant Paul Langevin2
contrôler la partie scientifique du texte3. Il ne semble pas exister
d’autres sources permettant d’en savoir davantage sur les activités
de la nouvelle ligue jusqu’à la guerre, ni à Paris, ni à Nîmes.

L’échec de la lucidité

Les pacifistes intégraux croient à la réconciliation entre la France


et l’Allemagne, qu’ils associent à la révision du traité de Versailles et
de l’article 231 sur les responsabilités. Aussi s’appliquent-ils, en
dépit de la montée du nazisme, à mieux comprendre ce peuple qui
n’a pas d’autre espoir que de sortir de la crise : « Quand les millions
grimpent, c’est tout un peuple constitué de millions qui tend à
zéro4 ».

Face à l’Allemagne nazie

A la recherche de la vérité — Rejoignant l’avis de cet Allemand


dont Pierre Viénot avait rapporté le témoignage, Simone Weil,
observe, en octobre 1932, comment l’opinion germanique
appréhende la crise :

« Le mouvement hitlérien, la propagande nationaliste s'appuie avant


tout sur le sentiment que les Allemands éprouvent, à tort ou à raison,
d'être écrasés moins par leur propre capitalisme que par le
capitalisme des pays victorieux5. »

1. Cf. M. DREYFUS, « Challaye Jeanne », in DBMOF, vol. 22, p. 50.


2. Paul Langevin, physicien et professeur au Collège de France apportera son crédit à
de nombreux mouvements pacifistes (cf. A. MONCHABLON, « Langevin P. »,
in Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 814).
3. J. ALEXANDRE, manuscrit remis à Nicole Racine, op. cit., pp. 6-7.
4. E. CANETTI, « Inflation et masse », in Masse et puissance, Gallimard, 1966, p. 198.
Voir également « L’Allemagne de Versailles », ibid., pp. 190-194.
5. S. WEIL, « L’Allemagne en attente, impressions d’août et septembre », in LP,
oct. 1932, pp. 526-532.

238
L’année suivante, elle pense qu’« un redressement économique
rapide » pourrait pousser la bourgeoisie à se débarrasser de Hitler1.
Jeanne Alexandre, de son côté, essaye d’entrevoir l’Allemagne
par le biais de ce « jeune justicier de L’Affaire Maurizius2 », Etel
Andergast, que Jacob Wassermann fait réapparaître en 1929, à
vingt-deux ans, montrant, dans un livre « lourd de pensée et
d’angoisse », une « jeunesse allemande, affamée, oisive, vacillant
entre la débauche, le suicide et le crime »3. Moins pessimiste peut-
être, le livre de Vicki Baum, Lohwinckel en folie, qui dresse un
« tableau menu et attendri de l'Allemagne d'aujourd'hui, partagé
entre ses classes et ses castes, entre la tradition et l'intempérante
invention, résignée et tourmentée4 ». Des hommes donc, démunis,
désespérés, qu’elle regrette de voir méjugés dans L’Année des
vaincus d’André Chamson, qui semble concéder, en 1934, que « les
Allemands ne sont plus des gens comme nous », et envisager,
comme une « consolation désespérée, qui a trop servi il y a vingt
ans! », de sacrifier le présent au profit d'un « avenir sauvé »5.
Membre du Comité de vigilance des intellectuels antifasciste (CVIA),
aux côtés des aliniens, il fait partie de ceux qui s’opposent au
pacifisme intégral et provoquent l’éclatement du CVIA en 1936 :
« Partisan d’une intervention en Espagne, Chamson y effectue un
voyage en juillet 1937 [...] et en ramène un témoignage sur la guerre
où il pressent les risques de la généralisation du conflit6 ».
Quant au nazisme, Le Troisième Reich de Moeller van den Bruck
en donne la "philosophie" dans un livre « profond, confus, où se
mêlent la politique et la mystique, l'analyse conceptuelle et le
sentiment »7. Le dogme du National-socialisme semble être la
condamnation de la Social-démocratie qui a « trahi son pays à
Versailles et [...] ainsi gâché la révolution en Allemagne ». Si « la

1. S. WEIL, « La situation en Allemagne », in LP, février 1933, pp. 90-92.


2. Voir supra p. 181.
3. J. ALEXANDRE, « J. Wassermann, Etel Andergast (Plon 1932) », in LP,
mars 1933, p. 165.
4. J. ALEXANDRE, « V. Baum, Lohwinckel en folie (E. Paul, 1932) », in LP,
mars 1933, p. 166.
5. J. ALEXANDRE, « A. Chamson, L’Année des vaincus (Grasset 1934) », in LP, déc.
1934, pp. 654-656.
6. G. SAPIRO, « Chamson, A. », in Dictionnaire des intellectuels..., op. cit., p. 294.
7. J. ALEXANDRE, « M. van den Bruck, Le Troisième Reich (Librairie de la Revue
Française, 1933) », in LP, mai 1934, pp. 266-271.

239
pensée de Moeller van den Bruck [...] est celle de tout fasciste » —
« L'ordre par la révolution, l'avenir par le passé, la dignité par la
servitude [...] » — Le livre n’en demeure pas moins « fort, dense et
non méprisable »1. En revanche, de Mein Kampf, dont l’éditeur
allemand et Hitler n’auraient pas autorisé la traduction, seuls
quelques exemplaires d’une publication interrompue, nous dit
Jeanne Alexandre, auraient franchi les frontières2. Dans Hitler par
lui-même, d'après son livre Mein Kampf, Charles Appuhn donne un
résumé qui laisse une « impression apaisante, réconfortante
presque » :

« Résumé composé cependant en grande partie d'extraits, et fidèles,


puisqu'y figurent la plupart des textes étalés assidûment par les
adversaires de Hitler comme des flagrants délits d'infamie3. »

Ainsi, à l’opposé des « publications antinazistes » — depuis


Cerveaux en uniforme4, jusqu'au numéro de Lu du 30 mars, intitulé
« Une année IIIe Reich », « qui [...] s'efforce de soulever en nous
l'horreur, l'indignation et la crainte » — et à l’opposé d’un Heinrich
Mann « qui s’abandonne » à la Haine5, Charles Appuhn « a refusé de
faire l’enfant en face de Hitler »6 : « A des états d'âme tels que le
chagrin, la colère, l'indignation, dit-il dans sa préface, il est conforme
à la raison de préférer la connaissance des causes7 ». Nous
retrouvons là l’une des idées maîtresses du pacifisme intégral :

« Qui a vécu, peu ou beaucoup, avant la guerre, reconnaît en Hitler,


le Boulanger, le Déroulède, le Barrès germanique, de même que le
colonel de la Roque se dresse sur des ergots de Hitler français. Le
germain cent pour cent n'est que la contre-épreuve du Boche :
quiconque use ou a usé de ce mot a travaillé pour Hitler8. »

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « C. Appuhn, Hitler par lui-même, d'après son livre Mein Kampf
(J. Haumont, 1933) », in LP, mai 1934, pp. 271-272.
3. Ibid.
4. Série de textes allemands (Librairie des Champs-Elysées, 1934).
5. H. Mann, La Haine : histoire contemporaine d'Allemagne, NRF, 1933.
6. J. ALEXANDRE, « C. Appuhn, Hitler par lui-même...», op. cit. Peut-être a-t-elle
déjà en tête le mot de Paul Valéry qu’elle citera en juillet 1935 : « Le complément
nécessaire d'un monstre, c'est un cerveau d'enfant ».
7. C. HAPPUHN, cité par J. Alexandre, ibid.
8. J. ALEXANDRE, ibid.

240
Pour Jeanne Alexandre, ce n’est que l’histoire qui se répète, dont
il suffit d’éviter les écueils : « Vieille histoire, celle du sauveur,
conquérant de son peuple et qui lui conquiert l'univers. Chacun
connaît la fin de l'une et de l'autre, de Pichrochole à Napoléon, et
peut se rassurer1 ». Et de saluer Le Temps du mépris d’André
Malraux qui, par son impartialité, en dépit de l’odieuse réalité des
camps de concentration, ne participe pas à « cette guerre d'opinion »
risquant « d'étayer, autant et plus que d'ébranler, le tyran ennemi de
l'humanité »2 ? « Quel profit les anti-dreyfusards n'auraient-ils pas
tiré de meetings tenus en Allemagne contre la barbarie de l'Etat-
major français! », continue Jeanne Alexandre. André Malraux
« décrit le juste », l’écrivain communiste, « mais ne veut pas décrire
le bourreau ». C’est, par la vérité, servir la justice3.

***
"Que chacun balaie devant sa porte" — En 1922, Jeanne
Alexandre présente Comment on mobilisa les consciences de
Georges Demartial, « histoire de la pensée commune, officielle,
nationale4 » :

« Le monstre allemand [...] c'est nous-mêmes, c'est vous et tous les


membres de la République d'occident, [...] c'est l'homme affolé de
nationalisme qui approuve chez lui cela même qu'il condamne chez
l'autre5. »

Credo des pacifistes intégraux de l’entre-deux-guerres qui


dénoncent avec lui l’iniquité du traité de Versailles. En août 1924, les
pages de « couverture » se consacrent entièrement à La Victoire
d'Alfred Fabre-Luce, « exposé magistral6 » sur la question des
responsabilités, vivement applaudi par Michel Alexandre. Et Adolf
Hitler profite si bien de cet argument, que Le Temps du 29 octobre
1933 finit par écrire : « Comme on l'écrivait ici dès mars dernier,

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « A. Malraux, Le Temps du mépris (NRF, 1935) », in LP,
juillet 1935, pp. 310-314.
3. Ibid.
4. J. ALEXANDRE, « G. Demartial, Comment on mobilisa les consciences (Rieder,
1922) », in LP, 14 octobre 1922, pp. 36-39 (II).
5. Ibid.
6. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 60.

241
jusqu'à quand laisserons-nous à Hitler ce terrible avantage d'avoir
raison 1? ». Mais avec les années 1930 et à partir des émeutes du 6
février 1934, les Libres propos éprouvent comme un « immense
soulagement » : l’occasion est enfin donnée de « combattre
librement le fascisme, chez soi »2. « Que chacun balaie devant sa
porte » reprendront-ils en chœur, l’heure n’est définitivement plus à
accuser l’Allemagne. Hélas, c’est aussi, pour la petite équipe du
Journal, « dire adieu à la solitude, faire phalange, s'enfoncer dans la
foule, dans la mêlée »3. Petit à petit, les Libres propos deviennent
l’auxiliaire de Vigilance, l’organe du CVIA4. Jeanne Alexandre,
entraînée par le courant, présente, en novembre 1934, Demain la
France de Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence,
dans un article consacré aux doctrines du fascisme français. Après
leur avoir trouvé quelque talent à mordre l’Etat, la SDN et la morale
de Sorbonne, elle leur reproche de ne pas oser dire, comme Calliclès
ou Nietzsche, « la justice nous gêne »5 :

« Livre tapageur et, en fin de compte, livre cafard. [...] Ils nous
trompent sur la marchandise, laquelle n'est point neuve, mais très
vieille. Qu'ils aient le courage de dire "Hier la France" — la France
dont Maurras et Bainville administrent la momie. [...] En dépit de
l'appareil savant et du ton dogmatique, ces jeunes théoriciens du
fascisme français font penser aux marquis de Molière6. »

Contrairement aux « jeunes émeutiers » de Demain la France,


Daniel Halévy, dans sa République des Comités, Essai d’histoire
comparative (1895-1934), « ne prête pas [...] le grand serment de
décerveler sous peu les radicaux. Non; il appelle le dictateur »7,
contre le parti radical, « ce pelé galeux, dont nous vient tout le

1. Le Temps du 29 oct. 1933, cité par Michel Alexandre, in LP, oct. 1933, p. 520 (n. 1).
2. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 109.
3. Ibid.
4. L’histoire de ce comité concerne en priorité Alain et Michel Alexandre, et il ne
semble pas que Jeanne Alexandre y ait participé de façon significative. Elle n’a pris
« d’initiative et de responsabilité que la dernière année [1939], et en marge », écrit-
elle dans le manuscrit remis à N. Racine. Sur le sujet, nous renverrons donc à
N. RACINE, « Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (1934-1939).
Antifascisme et pacifisme », in Le Mouvement social, n° 101, oct. 1977, pp. 87-113.
5. J. ALEXANDRE, « R. Francis, T. Maulnier, J-P Maxence, Demain la France
(Grasset, 1934) », in LP, septembre 1934, pp. 470-475.
6. Ibid.

242
mal1 », formé par « cette innombrable classe moyenne, rurale,
terrienne, commerçante [...] à laquelle le publiciste Alain attache [...]
tant de prix »2. Mais « l’ours radical et républicain n’est pas encore
tué », proclame Jeanne Alexandre en réaction aux Heures héroïques
du Cartel de Georges Suarez, qui « se dépense, se prodigue,
s'épanouit au service de Tardieu », en « flatterie et [...] servilité
[...]»3.
A l’égard du fascisme, la double attitude d’Alain fait figure de
modèle. En avril 1931, après l’avènement de la République
espagnole, il s’interroge sur l’indivisibilité de la guerre et du
fascisme, nous raconte Jeanne Alexandre dans son Esquisse. A
l’égard du fascisme étranger, il préconise de « retenir les passions et
[de] chercher l’identité de toute dictature, de tout nationalisme4 » :
« [Le peuple allemand] a ses Barrès et Déroulède, sa Ligue des
patriotes5 [...] ». Quant au « fascisme chez soi, lutte sans merci6 » :
« [...] cet œil de l’homme libre n’est pas tendre, ni peureux, ni
tellement pacifique. Qu’on se le dise7 ». Ainsi, pour Jeanne
Alexandre, la défense contre le fascisme est-elle la même que celle
contre la guerre : « Que chacun veille là où il est »8. Et, en tenant
compte du recul dont nous disposons, toute l’ambiguïté du pacifisme
intégral repose sur ce constat que « beaucoup sont disposés à juger
[...] l’hitlérien » de la même façon que « l’hitlérien repousse le juif et
le met hors de l’humanité9 » : « Si les fautes de l'autre nous
autorisent à en commettre de pareilles, d'aussi injustes, d'aussi
folles, alors c'est la guerre10 [...] ». Ainsi convient-il, pour Alain, de
négocier avec Hitler, d’« amorcer la discussion sur tous les
points11 ».

7. J. ALEXANDRE, « D. Halévy, La République des Comités, Essai d’histoire


comparative (1895-1934) (Grasset, 1934) », in LP, septembre 1934, pp. 475-478.
1. D. HALEVY, cité par J. Alexandre, ibid.
2. Ibid.
3. J. ALEXANDRE, « G. Suarez, Les Heures héroïques du Cartel (Grasset, 1934) »,
in LP, septembre 1934, p. 478.
4. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 93.
5. ALAIN, « Propos LXIV », in LP, avril 1931, cité par J. Alexandre, ibid.
6. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 94.
7. ALAIN, cité par Jeanne Alexandre, ibid.
8. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 92.
9. ALAIN, « Propos 576 », in Propos II, Gallimard, op. cit., 25 juin 1933, p. 965.
10. Ibid.

243
Les « illuminés de la paix »

En mars 1939, dans une dédicace à Jeanne et Michel Alexandre,


à l’occasion de la sortie de Convulsion de la Force, Alain leur écrit :
« Toujours pour la paix! Plus que jamais pour la paix! Et il reste à
dire! On dira. Cordialement aux deux illuminés de la paix1 ». Sans
doute faut-il l’entendre avec moins d’ironie qu’il n’y paraît. Le couple
Alexandre, parmi les pacifistes intégraux, s’inspire d’une religion
d’humanité fondée sur la paix et la liberté. La logique de leur
jusqu’au-boutisme, n’est-elle pas celle qui amène Félicien Challaye à
écrire, en décembre 1933, Pour la paix désarmée même en face
d'Hitler, ou Roger Martin du Gard à le seconder en écrivant « Hitler,
plutôt que la guerre2 », en 1938? Elle tient en partie de cette
conviction déjà perceptible en 1914-1918, selon le principe décliné
dans Justice in War-Time de Bertrand Russell : « garder le courage
d'essayer à l'Europe en guerre, sans rire ni maudire, le principe
platonicien, qu'il vaut mieux subir l'injustice que de la commettre3 ».
La conclusion des analyses de Jeanne Alexandre sur la résistance
passive et la non-coopération prônée par Mohandas Gandhi relève
de cette foi inébranlable. Tout comme Romain Rolland4 qui, par
déception, "s’éloigne" de l’Europe pour admirer l’Inde de Gandhi et
de Rabindranath Tagore, Jeanne Alexandre est éblouie, en mai 1921,
par La Maison et le monde : « La patrie idéale, tout entière à créer
par la justice des hommes, patrie maternelle, qui protège et pacifie,
qui élève l'homme par la connaissance et par l'amour, vers
l'humanité5 ». Mais en février 1924, elle s’interroge, à la lecture de
Mahatma Gandhi de Romain Rolland, sur la justification du
martyre indien : « Hélas! N'est-ce pas toujours, ennobli seulement,
le cri de guerre : sacrifiez-vous, encore un peu de sang versé et la
sécurité de nos frontières sera et la paix durable sera6 ? ». Elle

11. ALAIN, « Propos XC », in LP, novembre 1934, pp. 571-572.


1. ALAIN, cité par J. Alexandre, Esquisse d’une histoire..., op. cit., p. 140.
2. Cité par M. RIEUNEAU, « R. Martin du Gard », in Dictionnaire des intellectuels,
op. cit., p. 918.
3. J. ALEXANDRE, « B. Russell, Justice in War-Time », in LP, 11 juin 1921
(Manchester, National Labour Press, 1915).
4. Voir J-J BECKER, « Rolland R. », in Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 1219.
5. J. ALEXANDRE, « R. Tagore, La Maison et le monde (Payot, 1921) », in LP, 7 mai
1921, pp. 6-8 (I).
6. J. ALEXANDRE, « R. Rolland, M. Gandhi (Stock, 1924) », in LP, fév. 1924, p. 392.

244
souffre alors de voir Gandhi « se durcir lui aussi dans l'attitude
éternelle du chef » et écrire : « Que chacun regarde la pendaison
comme une affaire ordinaire de la vie ». A la résistance passive,
Jeanne Alexandre oppose la foi de Jésus et, avec elle, l’idéal du
pacifisme intégral :

« La foi nouvelle, n'est-ce pas plutôt celle de Jésus, qui ne veut pas de
sacrifice sanglant, qui va jusqu'à repousser toute révolte temporelle,
source inévitable de violence et de meurtre, mais qui révèle au plus
humble sa puissance invincible par l'Esprit [...]. Oui, coopération à
tout prix, n'importe où, avec n'importe qui, tout de suite; l'effort
patient pour changer petitement, lentement, ce qui est, pour vivre
enfin et donner aux autres la permission de vivre. On peut bafouer cet
idéal épicier, ces hommes sans drapeaux, vomir les tièdes, les
modérés d'Irlande et des Indes, comme on vomissait hier les
modérés d'Alsace-Lorraine ou de Pologne. Mais la vraie foi n'est pas
fanatisme; et c'est elle la vraiment nouvelle doctrine : foi immédiate
en l'homme, sans épreuve sanglante, sans bouleversement extérieur,
foi en sa puissance réformatrice, foi en sa volonté tenace, artisane,
sans cri : foi en la vie. Même avec Gandhi n'en sommes-nous pas
toujours à l'âge théologique qui est l'âge de la guerre1 ? »

Car la coopération « n'est pas acceptation de ce qui est; elle crée


au contraire autre chose, selon la doctrine positive qu'on ne
supprime que ce qu'on remplace2 », répond-elle en mars à une
lectrice troublée par son article de février :

« N’est-il pas un autre courage, plus difficile, celui de l’effort


quotidien, de la résistance qui dure, qui renaît à chaque heure par le
jugement, de la résistance contre soi-même. Humilité orgueilleuse,
souveraine, qui est bien celle du Christ et d'Epictète, qui est celle de
Gandhi aussi dès qu'il se retrouve dans la solitude de l'esprit. Seule
arme contre la force3. »

Néanmoins, à la lecture de L'Inde contre les Anglais d’Andrée


Viollis, elle reconnaît aussi dans la non-violence « le refus de jouer le
jeu de dupe de la force en armes » :

1. Ibid.
2. J. ALEXANDRE, « Coopération/non-coopération », in LP, 22 mars 1924, p. 429.
3. Ibid.

245
« La victoire de Gandhi signifie peut-être que quelque chose est
changé dans les rapports de peuple à gouvernements. La vraie
résistance à la guerre, les hommes d'Occident ne l'apprendront-ils
pas de ces foules sans armes qui, sous le grand soleil, se laissent ici
frapper, là mitrailler1 ? »

Quelques mois plus tard, Ma vie de Mohandas Gandhi lui


apparaît « comme une sorte de message de race à race2 ». Et le
Mahatma d’incarner « l'idée chrétienne de la non-résistance » et
« l'idée prolétarienne de la grève » : « Les foules d'Orient ne les ont-
elles pas reprises, et par d'autres vertus que les nôtres, ne leur
donneront-elles pas efficacité? [...] Europe, à l'école! »3, s’écrie-t-
elle. Que certains pacifistes, à l’instar de Félicien Challaye, de René
Gérin ou de Léon Emery, aient pu envisager la France occupée et
participer au gouvernement de Vichy4 ne découle-t-il pas aussi de
cette volonté de laisser à l’Europe meurtrie par la Grande Guerre la
possibilité de régler ses tensions autrement que par la violence, et de
cette conviction que la France ne se relèverait pas d’un nouveau
carnage? A la mort de Gustave Dupin, que nous avons évoqué en
première partie, Jeanne Alexandre rend hommage à ce « fanatique »
qui avait écrit « mille fois peut-être que les mensonges de 1914
devraient être tôt ou tard reniés ou expiés5 ? ». Prophétie qui semble,
à elle seule, envelopper tout le mouvement du pacifisme intégral des
années 1930.
Jeanne et Michel Alexandre, quant à eux, s’effacent6 avant même
l’affaire du tract « Paix immédiate », diffusé par l’anarchiste Louis
Lecoin, au lendemain du 3 septembre 1939, date de l’entrée en
guerre de la France et de la Grande-Bretagne. Affaire confuse dans
laquelle toutes les signatures7 n’auraient pas été obtenues avec le
consentement des intéressés. Pour ce qui concerne le couple
Alexandre, Louis Lecoin déclarera en 1947, dans son livre de
souvenirs, De prison en prison :

1. J. ALEXANDRE, « A. Viollis, L’Inde contre les Anglais », in LP, mars 1931, op. cit.
2. J. ALEXANDRE, « M. Gandhi, Ma vie (Rieder, 1931) », in LP, juillet 1931, p. 319.
3. Ibid.
4. N. INGRAM, The politics of dissent, op. cit., p. 318.
5. J. ALEXANDRE, « G. Dupin », in LP, novembre 1933, pp. 568-570.
6. « En juillet 1939, Michel Alexandre se retire de toute action militante », écrit M.-
J. Flamand (cf. M.-J. FLAMAND, En souvenir de Michel Alexandre, op. cit., p. 107).

246
« Les Alexandre sont encore absents de Paris. Il a trop mauvais
caractère lui [sic], pour que je me passe de leur autorisation. Il ne
sera pas question d’eux, tant pis. Giroux et le secrétaire d’Alexandre
au Comité de Vigilance prennent la responsabilité de les engager
malgré tout1. »

Liberté qui causera à Jeanne et Michel Alexandre quelques


désagréments, en témoigne cette lettre du 21 octobre :

« [...] Ramenés soudain à Paris par une aventure odieuse (où la police
joue un rôle balzacien, du fait d’un tract dont on nous avait rendus
cosignataires sans nous consulter, ni même nous prévenir). D’où [...]
une période de trois semaines proprement infernale, non seulement
par la persécution effective (perquisitions, comparution et autres
éventualités quotidiennes), mais par le tourment d’avoir à refuser
des solidarités sympathiques, mais inadmissibles quand elles sont
forcées2. »

***
Sur les « 31 irréductibles », seul Louis Lecoin est arrêté3.
L’affaire, tel un ultime fiasco, sonne le glas de l’action politique des
principaux promoteurs du pacifisme alinien. Alain, satisfait de la
défaite en tant qu’Européen, se mure également dans une solitude
rendue plus profonde par sa paralysie4. La voix de Michel Alexandre,
son porte-parole depuis 1934, s’éteignant, celle d’Alain
s’accommodera de ce silence. Quant à Jeanne Alexandre, l’entrée en
guerre signe aussitôt la fin de sa vie militante.

7. Alain, Victor Margueritte, Marcel Déat, Germaine Decaris, Félicien Challaye, Vigne,
Georges Dumoulin, Georges Pioch, Lucien Jacques, Thyde Monnier, Giroux, Lecoin,
Charlotte Bonnin, Yvon et Roger Hagnauer, Vives, Marie Lenglois, Robert Tourly,
René Gérin, Maurice Wultens, Henri Poulaille, Marceau Pivert, Zoretti, Georges
Yvetot, Jeanne et Michel Alexandre, Robert Louzon, Hélène Laguerre, Léon Emery,
Henri Jeanson, Jean Giono (cf. BDIC, cote O Pièce 342 Rés).
1. L. LECOIN, cité par A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 407.
2. M. ALEXANDRE, lettre du 21 octobre 1939 citée par A. SERNIN sans précision du
destinataire, ibid.
3. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., p. 335.
4. Terriblement affaibli depuis le milieu des années 1930, il a perdu l’usage de ses
jambes en 1938 (cf. A. SERNIN, op. cit., p. 186).

247
E PILOGUE

1939-1980

En 1939, Jeanne Alexandre est professeur de philosophie au lycée


de jeunes filles de Versailles1. En septembre, elle fait une demande
pour être nommée au lycée de Clermont-Ferrand, lieu de repli des
classes du lycée Henri IV où enseigne Michel Alexandre depuis 1931.
De retour au lycée de Versailles après l’armistice du 22 juin, elle perd
sa mère2 en octobre 1940. Le 6 septembre 1941, elle est nommée au
lycée Victor Hugo à Paris. Trois mois plus tard, Michel Alexandre est
« admis à la retraite par application de l’article 7 de la loi du
3 octobre 1940, portant sur le statut des juifs3 ». Figurant en bonne
place dans les papiers saisis du CVIA, il aurait été dénoncé, nous dit
André Sernin, comme « communiste ». Arrêté par la Gestapo le
26 juin 1941, quatre jours après la déclaration de guerre de
l'Allemagne à l'Union soviétique, et retenu deux mois au camp de
Compiègne4, il est libéré grâce à l’intervention de Léon Emery5, de

1. Archives nationales, dossier personnel de Jeanne Alexandre, AJ 16 5831. Elle était


auparavant professeur au lycée de Saint-Cloud. Son parcours professionnel est
reproduit en annexe de notre mémoire original, p. 195.
2. Dans une lettre de mars 1945 à Henri Bouché, Michel Alexandre écrira : « Jeanne,
plus encore que moi, éprouve depuis 4 ans ce que signifie toujours secrètement le
départ d’une mère, même souffrante et âgée » (cf. Nîmes, lettre du 21 mars 1945,
MS 801 V-2).
3. Archives nationales, dossier personnel de Michel Alexandre, AJ 16 5831.
4. A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., p. 422. A. BECKER, Maurice Halbwachs,
op. cit., pp. 345-346.
5. Cf. M. MOISSONNIER, « Emery L. », in DBMOF, vol. 27, pp. 31-33. Michel
Alexandre fait allusion à l’aide de Léon Emery dans une lettre du 2 octobre 1944 à
Henri Bouché, à l’occasion du procès de L. Emery à la libération (Nîmes, MS 801 II-2).
René Château et d’André Buffard1. La demande de mutation de
Jeanne Alexandre pour Limoges, afin d’éloigner Michel Alexandre
de la zone occupée, est acceptée le 14 octobre 19412. Le couple plie
bagage le 5 janvier 1942 :

« Son départ s’est effectué de la façon le plus ouverte et la plus


régulière, par le train de Paris-Limoges. Sur intervention de Gaston
Bergery, ambassadeur de France, son ami, M. Alexandre a reçu de
l’ambassade d’Allemagne un laissez-passer [...], délivré le 12
décembre. [...] Ce laissez-passer visait son passeport [...] délivré par
la Préfecture de Seine-et-Oise en 1939 (sans aucune mention raciale).
Mais l’Ambassade savait parfaitement à quoi s’en tenir3 [...] »

Le 6 janvier 1942, à propos du passage de la ligne de démarcation


et de l’officier chargé de contresigner son ausweis, il écrit à Henri
Bouché4 :

« [...] une seconde de surprise, mais l’indifférence fut la plus forte —


et un coup de tampon consomma l’affaire. Sans accroc donc, ce
voyage, et sans histoire. Et ici nous respirons, au propre et au figuré,
un air vif [...] il n’y manque que le goût de le respirer5. »

A Limoges, Jeanne et Michel Alexandre logent à l’hôtel. Quelques


rares voyages permettent à Jeanne Alexandre, entre autres, de revoir
Alain, invalidé par l’âge et ses anciennes blessures. Michel
Alexandre, qui ne quitte pas Limoges de toute la guerre, lui envoie
des pâtes de fruits et d’autres provisions introuvables en zone
occupée. Le 16 janvier 1942, il écrit à Henri Bouché :

« Ici, vie matérielle très convenable; froid modéré; satisfaction au


lycée, quoique fatigant [...] Bref, ensemble favorable. [...] Jeanne est
très occupée, un peu trop. Mais si apaisée à tous égards (par la vie de
l’hôtel aussi) que je me félicite sans cesse pour elle de ce changement
de vie6. »

1. A. SERNIN, ibid.
2. Archives nationales, dossier personnel de Jeanne Alexandre, AJ 16 5831.
3. Papier sans signature et d’une écriture incertaine (proche de Michel Alexandre),
glissé dans la correspondance avec Henri Bouché. Nîmes, MS 801 V-1.
4. Les deux hommes ont eu une grande correspondance de 1923 à 1951 : plus de 230
pièces sont disponibles à Nîmes. Henri Bouché est « l’aviateur » des Propos d’Alain.
5. Lettre de M. Alexandre à H. Bouché. Nîmes, MS 801 V-1.
6. Ibid.

250
Quelques jours plus tard, Alain lui écrit : « [...] pratiquez
l’économie de mouvements selon Fontenelle, qui considérait que tel
est le moyen d’échapper aux diverses Morts. Excellent programme.
[...] Il s’agit de durer1 ! ». Il est assez étonnant de constater avec
quelle liberté, ou inconscience, Michel Alexandre entretient sa
correspondance, usant certes de quelques précautions élémentaires,
comme le défaut de signature, mais n’hésitant pas à mettre l’adresse
de l’hôtel en en-tête de ses lettres. On sent, par ailleurs, malgré le
confort relatif de sa retraite, que sa position reste fragile. Il l’exprime
à mots couverts, dans une lettre du 20 novembre 1942 :

« [...] après avoir revécu pendant quelques jours les spectacles


romains et les incommodités2 d’il y a 29 mois [juin 1940], nous avons
émergé du flot sans encombre; l’hôtel même qui faillit par
inondation nous rejeter à la rue, pour finalement nous garder... à la
petite semaine... (comme tout « établissement » désormais). Non
sans empreinte et emprise, durables mais discrètes, la ville a repris sa
forme accoutumée... »

Pour autant, il ne se fait pas plus discret, et sa correspondance


continue jusqu’à la libération, en particulier avec Alain, Jean Laubier
et surtout Henri Bouché, interlocuteur privilégié, dès septembre
1944, lors du procès de Léon Emery, arrêté le 20 septembre par les
Forces françaises de l’intérieur (FFI). Toujours bloqué à Limoges, il
écrit, à Henri Bouché, le 2 octobre, qu’après avoir « trouvé presque
normal qu’on l’emprisonne comme tant d’autres », cette pensée lui
est devenue « insupportable »3 :

« [...] qu’une telle Harmonie humaine, un tel Chef-d’œuvre de labeur,


de bonté, d’abnégation, de puissance encore inexprimée, qu’un tel
Avenir humain puisse être d’un jour à l’autre broyé stupidement,
honteusement, après 10 minutes de pseudo-audience et de
réquisitoire enflammé ou perfide4. »

Libéré le 20 décembre 1944, Léon Emery est de nouveau


incarcéré en mai 1945. Michel Alexandre témoigne de nouveau en sa
faveur, au moins par courrier, comme semblent l’attester les papiers

1. Lettre d’Alain à Michel Alexandre du 28 janvier 1942. Nîmes, MS 801 II-2.


2. La zone Sud est occupée par les Allemands en novembre 1942.
3. Nîmes, lettre de M. Alexandre à H. Bouché du 2 octobre 1944, MS 801 II-2.
4. Ibid.

251
du fonds Alexandre conservés à la BDIC. Condamné, entre autres, à
cinq ans d’emprisonnement, Léon Emery est libéré en mars 19461.
Dans le même temps, Michel Alexandre témoigne en faveur de
Félicien Challaye; le 12 juillet 1945, il adresse une lettre au Président
de la première Chambre civique devant laquelle son ami doit
comparaître2. « Nous sommes un peu comme les débris d’une volée
de perdreaux qui se rappellent, le soir, après l’ouverture3 », leur écrit
René Château en septembre 1945, après avoir été lui-même
malmené à la libération. La fin de la guerre est l’heure de tous les
bilans. Et le plus tragique pour Jeanne Alexandre reste la
disparition, le 16 mars 19454, de Maurice Halbwachs, arrêté en
représailles des activités de résistance de son fils Pierre, puis déporté
à Buchenwald le 15 août 19445 dans des conditions de
"concentration" sur lesquelles Georges Semprún portera
témoignage6.
En 1946, Jeanne Alexandre réintègre le lycée Victor Hugo. Elle
est nommée quatre ans plus tard au lycée Victor Duruy, un an avant
la mort d’Alain, le 2 juin 1951. Les douze « apôtres7 » auxquels
l’Homme8 a confié le soin de son œuvre fondent dès le 22 juin 1950
ce qui deviendra le 14 juin 1953, l’Association des amis d’Alain9. La
mort de Michel Alexandre10, six mois plus tôt, est l’ultime conclusion
d’une époque; et chose d’autant plus cruelle, elle est aussi, pour
Jeanne Alexandre, la fin d’une carrière à laquelle elle est très
attachée, comme en témoigne son dossier administratif11. Peut-être
est-ce la raison pour laquelle elle demande, le 22 décembre 1952, une
prolongation de deux ans. Elle prend définitivement sa retraite en
1955, après 38 ans d’activités. L’Association des amis d’Alain lui
apporte alors un soutien de taille, mais la volonté dont elle fait son

1. Cf. M. MOISSONNIER, in DBMOF, op. cit.


2. BDIC, fonds Alexandre, dossier Epuration, FURes 348.
3. Nîmes, lettre de R. Château à M. Alexandre du 26 septembre 1945(46?), MS 801 V
4. Selon un certificat de décès daté du 19 octobre 1945 (IMEC, HBW2.B2-04.3).
5. A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., p. 410.
6. G. SEMPRÚN, L’Evanouissement, Gallimard, 1967 ; L’Ecriture où la vie,
Gallimard, 1994.
7. ALAIN, cité par A. SERNIN, Un sage dans la cité, op. cit., pp. 456-457.
8. Nom donné par ses élèves à Henri IV et repris par ses principaux disciples.
9. A. SERNIN, ibid.
10. M. Alexandre est mort le 14 décembre 1952 d’une leucémie foudroyante,
11. AN, dossier personnel de J. Alexandre, AJ 16 5831.

252
instinct est sans doute sa plus belle arme. L’hommage de Marie-
Jeanne Flamand1 dit bien de quelle énergie elle peuple sa solitude :

« Secrétaire des Amis d’Alain, elle est l’âme de l’association, vigilante


et attentive, et combien intelligente. Elle prend à cœur et à bras-le-
corps la mission sacrée : « perpétuer par tous les moyens moraux et
matériels le souvenir d’Alain ». Elle réalise le lourd et si précieux
travail de la table analytique des Propos I2, publie la correspondance
d’Alain et d’Elie Halévy, rédige dans le Bulletin des Amis les
hommages à nos disparus; se tient à l’affût de toutes les
manifestations, thèses, livres, traductions, documents et
informations qui nous invitent à réfléchir selon l’esprit de notre
maître. Rappelons entre autres le choix de lettres de guerre d’Alain à
Marie Salomon, la commémoration de Paul Valéry, de Henri Bouché,
le numéro consacré à Romain Rolland, les études sur La Mort des
autres de Jean Guéhenno, Alain lecteur de Balzac et Stendhal de
Judith Robinson, L’homme et ses passions d’après Alain d’Olivier
Reboul. Plus tard, elle animera aussi le cercle de lecture parisien,
dont je n’ai pas oublié ses explications des Entretiens au bord de la
mer, ni une de ses plus belles interventions sur Alain et la
peinture3. »

Ses trente dernières années sont aussi celles, ô combien


importantes pour elle, de la transmission de la pensée de Michel
Alexandre qui n’avait jamais rien publié :

« [...] c’est alors que vint à elle toute une cohorte d’amis qu’elle
n’aurait pas nommés disciples. Déchiffrant les cahiers d’élèves,
renouant avec les absents, réveillant les endormis, passant au crible
leur provende, choisissant les compétences, elle put ainsi — comme
on lance une bouteille à la mer, disait-elle — offrir trois livres au
grand public : En souvenir de Michel Alexandre, Lecture de Platon,
Lecture de Kant. Suivis plus tard d’autres travaux : la publication de
la brochure Par la pensée, la préparation de l’Exposition Michel
Alexandre à Nîmes, et tout ce qu’en secret elle n’a cessé d’écrire et de
mettre à jour jusqu’à son dernier souffle4. »

1. Membre de l’Association et l’une des anciennes élèves de Jeanne Alexandre.


2. Publiés chez Gallimard, en 1956, sous la direction de Maurice Savin.
3. M.-J. FLAMAND, « Hommage à Jeanne Alexandre », in Bulletin de l'Association
des amis d'Alain, N°51, décembre 1980, p. 10.
4. Ibid., pp. 10-11.

253
Jeanne Alexandre habite le petit village de Veneux, près de
Fontainebleau, lorsqu’elle ferme les yeux sur sa thébaïde, le
14 novembre 1980. Quelques mois plus tôt, elle écrivait : « Je suis
toujours dans le même bonheur, le grand beau temps de ces derniers
jours a fait épanouir le printemps, « mes » arbres et « ma » forêt de
lilas qui semblent entrer par les fenêtres ouvertes composent des
tableaux admirables, et je me nourris de beauté1. »

1. Ibid., p. 12.

254
C ONCLUSION

« Si je devais résumer le XXe siècle, je dirais qu’il a suscité les


plus grandes espérances qu’ait jamais conçues l’humanité et détruit
toutes les illusions et tous les idéaux1 », écrira le musicien américain
Yehudi Menuhin. Jeanne Alexandre, après vingt-cinq ans (1914-
1939) de militantisme ininterrompu, doit éprouver cette même
amertume au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour elle,
qui n’envisageait le suffrage des femmes que contre la guerre, le droit
de vote, obtenu le 21 avril 1944, doit être une piètre consolation, une
victoire bien tardive. Quelle "satisfaction" cette "féministe" atypique
a-t-elle tiré de sa citoyenneté? Nous n’en avons pas trouvé le
témoignage. Le féminisme de Jeanne Alexandre ne tient qu’à son
appréciation de la nature des femmes, pacifistes par essence, mères
et porteuses de vie, de « matière à souffrance2 », et par là
ambassadrices de paix. Un propos d’Alain en reprend l’idée le
17 septembre 19243.
Si l’admiration pour Alain n’est pas à démontrer, son influence
est difficile à évaluer. Maître et disciple sont proches par le cœur,
mais chacun pense en liberté. Entre eux deux, néanmoins, il est peu
d’opinions dissemblables, et la contradiction, chère au philosophe
dont les disciples préférés sont aussi les plus critiques, n’a point
cours. Celle à qui « la lecture passionnée et en masse des Propos
caus[ait] une ivresse véritable4 » ne parle jamais de son
enthousiasme aux lecteurs du Journal d’Alain, et pour cause.
Quelques rares allusions et un court article en 1931 sur Les
Entretiens au bord de la mer font tout son témoignage au sein de la
revue. En dépit d’un plus net attachement pour les œuvres
contemporaines, elle cultive avec Michel Alexandre le même
Panthéon littéraire qu’Alain, de Platon à Honoré de Balzac, en
passant par Emmanuel Kant, Jean-Jacques Rousseau, Stendhal,

1. Cité par E. J. HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 20.


2. Expression tirée d’une lettre de Jeanne Halbwachs à Yvonne Halbwachs du samedi
8 août 1914 (IMEC, HBW2 A1-O1.6).
3. ALAIN, « Les mères parlent », in Propos I, Gallimard, op. cit., pp. 637-638.
4. BDIC, lettre entre J. Halbwachs et M. Alexandre, octobre 1915 (GFURes 100). Cité
par A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., p. 108.
Proudhon et Auguste Comte, jusqu’à Léon Tolstoï, Maxime Gorki et
Paul Valéry. Et nous pourrions trouver bien d’autres points de
convergence, preuves de leur compréhension mutuelle et sans doute
aussi d’une même discipline de l’esprit.
Mais il est un endroit où leurs sensibilités se rencontrent et se
complètent : celui de la justice et de l’égalité entre les hommes. Nous
avons vu avec quelle précocité Michel Alexandre a été touché par la
pauvreté, comment les inégalités sociales ont inspiré les lectures de
Jeanne Alexandre et quelles espérances ont jailli de sa plume. Cette
justice qui va contre tous les pouvoirs, Alain en fait le marbre de ses
propos avec une verve toujours renouvelée. Sur elle repose la
radicalité de son pacifisme, sur son optimisme aussi, dont il ne se
départ jamais, malgré ce que les « Importants » et la société lui font
éprouver. Cette foi en l’homme, les « deux illuminés de la paix » en
partagent la mesure, avec la même fougue. Ainsi la paix alinienne
trouve-t-elle sa définition en quelques mots :

« C’est l’état d’un homme qui ne se connaît point d’ennemis et qui ne


se réjouit du malheur d’aucun homme. La paix ne suppose point
seulement un état d’indifférence, mais encore la foi positive que tout
doit s’arranger entre les hommes par raison et patience, et que les
paroxysmes sont courts. Cette foi est la même pour les Etats1. »

Le pacifisme intégral, face aux exigences hitlériennes, trouve là


une première explication : « tout doit s’arranger », « les paroxysmes
sont courts ». Le regard de Jeanne Alexandre, dans sa vaste rubrique
littéraire, dépasse le cercle des leaders, pour se poser sur le peuple,
déceler ses attentes, comprendre ses faiblesses, appuyer ses colères.
De là, il ressort que le traité de Versailles, consacrant la victoire au
mépris de la réconciliation, est le premier responsable, au-delà de la
crise, du ressentiment populaire dont profite la tyrannie. Ce partage
des responsabilités européennes, dans la guerre qui s’annonce, ne
joue-t-il pas en faveur de l’obstination des pacifistes intégraux?
Jeanne Alexandre a cette conviction alinienne que la France doit
d’abord « balayer devant sa porte », c’est-à-dire admettre et réparer
ses erreurs, avant de mettre une nouvelle fois l’humanité en péril.
Autre point commun à ce trio d’intellectuels, la liberté et
l’indépendance de la pensée dans le cadre du Contrat social :

1. ALAIN, « Définitions », in Les Arts et les Dieux, Paris, Gallimard, p. 1075.

256
« Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par
l’obéissance, il assure l’ordre; par la résistance, il assure la liberté1 ».
En revanche, la pensée doit, pour profiter de la liberté, s’exercer en
solitude, d’où l’isolement caractéristique des aliniens et leur fragilité,
en dépit d’un jugement solide. Le retrait de Jeanne Alexandre au sein
de la LIFPL s’explique aussi par là. Seules l’injustice pressentie
autour de l’exclusion lyonnaise et la "dérive" communiste de
Gabrielle Duchêne semblent provoquer sa réapparition dans les
papiers de la ligue. La Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre,
suivie de la disparition d’Alain et de Michel Alexandre l’éloignent
définitivement de la politique.
Quant à la question de savoir si l’aveuglement est bien la raison à
invoquer dans le "procès" du pacifisme intégral, nous laisserons le
dernier mot à Jeanne Alexandre et au doute l’impossibilité de
trancher :

« Le docteur Mondor peut bien parler de l’« insupportable démenti »


que la guerre avait « infligé » à Alain. Oui, bien sûr; mais, Non,
assurément. « Jamais je ne reconnaîtrai la souveraineté de l’Italie sur
l’Ethiopie », écrivait-il le 20 juin 1936, [...] parce que l’on ne peut
« confondre le droit et le fait ». Un fait n’a jamais changé un droit,
c’est-à-dire une pensée vraie. C’est comme si l’on disait que la guerre
de 1939 a infligé un démenti au chapitre du Contrat social sur le Droit
de la force ou... à l’Evangile. Et pourquoi ne pas comparer — mutatis
mutandis — l’aventure courue par Alain pour empêcher la guerre
dans l’Europe d’il y a trente ans, à celle de Platon parti apprendre la
justice au tyran Denys2 ? »

Un travail approfondi de l’histoire des Libres propos serait


certainement intéressant pour mieux appréhender le pacifisme
intégral dans sa globalité, en tenant compte de ses origines, de ses
divisions, de ses évolutions, et afin d’en élucider la logique définitive,
tendue vers cet humanisme que Fernand Braudel définira comme
« une façon d’espérer, de vouloir que les hommes soient fraternels
les uns à l’égard des autres et que les civilisations, chacune pour son
compte, et toutes ensemble, se sauvent et nous sauvent3. »

1. ALAIN, « Propos 189 », in Propos II, Gallimard, op. cit., pp. 265-266.
2. J. ALEXANDRE, Esquisse d’une histoire des Libres propos, op. cit., p. 143.
3. F. BRAUDEL, « Histoire des civilisations », in Les Ambitions de l’histoire, Paris,
Ed. de Fallois, 1997, p. 242.

257
Chronologie de Clara Zetkin. Il n'y a pas de
délégation française; Louise
Saumoneau y assiste à titre
personnel.
17-19 avril : Ellinor Fell, délé-
1890 guée du Comité anglais pour le
congrès de La Haye, rencontre
14 février : naissance de Jeanne des féministes françaises à
Halbwachs à Paris. Paris : refus unanime de partici-
per au congrès.
1906
20 avril : le CNFF adresse un
Mort de Gustave Halbwachs. Manifeste aux femmes des pays
neutres et alliés.
1914 28 avril : congrès international
des femmes à La Haye, présidé
19 février 1914 : caricature de par Jane Addams.
Jeanne Halbwachs dans Le Rap- 30 avril : le congrès de La Haye
pel. décide de fonder le Comité inter-
31 juillet : assassinat de Jaurès. national des femmes pour une
3 août : l’Allemagne déclare la paix permanente (CIFPP).
guerre à la France. 18 mai : Albert Thomas devient
26 août : gouvernement d’Union sous-secrétaire d’Etat à l’Artille-
sacrée. rie et à l’Équipement militaire.
22-23 septembre : Au-dessus de 5-8 septembre : Conférence in-
la mêlée de Romain Rolland ternationale socialiste de Zim-
dans Le Journal de Genève. merwald.
Novembre : Un devoir urgent
1915 pour les femmes.
Janvier : Louise Saumoneau dif- 1916
fuse en France L'Appel aux fem-
mes socialistes de Clara Zetkin. Janvier : création du Comité
22 mars : la LFDF prend posi- pour la reprise des relations in-
tion contre la paix, sauf évacua- ternationales, par des socialistes
tion préalable de la France et de et des syndicalistes pacifistes,
la Belgique, et adresse cette mo- auquel participent des pacifistes
tion aux Hollandaises. féministes.
26 mars : conférence Janvier-septembre : Jeanne
internationale des femmes Halbwachs écrit au Populaire du
socialistes à Berne, à l'initiative Centre.
Marcelle Capy, Une voix de 1918
femme dans la mêlée, préfacée
8 janvier : dans un message au
par Romain Rolland.
Congrès le président Wilson dé-
20-24 avril : Conférence de
finit les buts de guerre des Etats-
Kienthal.
Unis dans les 14 points.
5 juillet : lancement du Canard
3 mars : signature du traité de
enchaîné.
Brest-Litovsk.
3 août : Le Feu d’Henri Barbusse
6-9 octobre : Congrès du Parti
commence à être publié en
socialiste. La « minorité » prend
feuilleton dans L’Œuvre.
la direction du parti.
9 novembre : Abdication de
1917 l’Empereur Guillaume II.
Proclamation de la République
31 Janvier : annonce par les allemande.
Allemands de la guerre sous- 9 novembre : grâce à Louis
marine totale. Marin, le Sénat nomme une
Mars-mai : 3 articles de Jeanne commission examinant la
Alexandre au Populaire du question du vote des femmes.
Centre, signés Jeanne 11 novembre : l’Allemagne signe
Halbwachs. l’armistice.
8-12 mars : première Révolution
russe. 1919
15 mars : abdication de Nicolas
II.
10 février : ouverture de la Con-
Avril 1917 : Jeanne et Michel férence des femmes interalliées.
Alexandre quittent le Parti Elle se réunit pendant toute la
socialiste. durée de la Conférence de la
2 avril : entrée en guerre des paix.
Etats-Unis.
16 février : G. Clemenceau,
16 avril : Lénine, venant de après R. Poincaré, reçoit une
Suisse, arrive en Russie. délégation suffragiste.
17 avril : prémices des grandes 14 avril, une délégation
mutineries de mai et juin dans féministe est reçue par la
l’armée française. commission de la Ligue des
6 novembre : les Bolcheviks nations, présidée par Wilson.
s’emparent du pouvoir. 8 mai : ouverture pour la pre-
15 décembre : signature de mière fois à la Chambre d'un dé-
l’armistice de Brest-Litovsk. bat sur le vote des femmes.

260
12-20 mai : le congrès 1922
constitutif de la LIFPL, présidée
par Jane Addams, se tient à 4 novembre : le député Justin
Zurich. Gabrielle Duchêne Godart formule une nouvelle
préside la section française. proposition suffragiste limitée
20 mai : la Chambre accorde aux aux femmes de plus de trente
femmes la totalité des droits po- ans.
litiques. 7 novembre : le Sénat ouvre la
28 juin : signature du Traité de discussion sur le droit de vote
Versailles et création de la SDN. après 3 ans et demi de
15 juillet : le pape Benoît XV se manœuvres de retardement.
prononce en faveur du droit de 21 novembre : le Sénat rejette la
vote des femmes. proposition par 156 voix contre
134.
25 novembre : Mussolini reçoit
1920
les pleins pouvoirs par un vote
25-29 février : Le congrès de la Chambre.
socialiste de Strasbourg rompt
avec la IIe Internationale. 1923
20-26 décembre : Congrès
socialiste de Tours et scission 11 janvier : les troupes françaises
communiste (les féministes occupent la Ruhr.
membres de la SFIO choisissent Décembre : mort de Maurice
le Parti communiste). Barrès.

1921 1924

Avril : début de la première série 11 mai : victoire électorale du


des Libres propos. Cartel des Gauches et cabinet
10 mai : Madeleine Vernet et ses Herriot.
amies de La Voix des femmes André Breton : Manifeste du
fondent la Ligue des femmes surréalisme.
contre la guerre. Octobre : fin de la première série
3 décembre : lors d'un meeting des Libres propos.
au Trocadéro, Poincaré se décla- 23 novembre : transfert des
re favorable au suffrage des fem- cendres de Jean Jaurès au
mes. Panthéon.
27 décembre : Scission de la
CGT et naissance de la CGTU.

261
1925 27 août : ratification du pacte
Briand-Kellogg.
7 avril : les députés adoptent le
suffrage local par 390 voix 1929
contre 183.
16 octobre : Signature du Pacte Mars-juin : Jeanne et Michel
de Locarno. Alexandre font partie du comité
Adolf Hitler : Mein Kampf. exécutif de La Volonté de Paix de
Madeleine Vernet.
1926 24 avril : mort de Séverine à
Pierrefonds.
8 septembre : entrée de
27 mai : grand meeting, salle
l’Allemagne à la SDN.
Wagram, présidé par Maria
10 décembre : Aristide Briand Vérone pour presser le Sénat qui
prix Nobel de la paix (avec refuse depuis dix ans de ratifier
Austen Chamberlain et Gustav la loi votée par la Chambre en
Stresemann). 1919.
31 mai : Signature du Plan
1927
Young sur les réparations.
Mars : évacuation de la Sarre 24 octobre : Krach de Wall
par les troupes françaises. Street.
Mai : les féministes et les
pacifistes protestent contre le 1931
projet Paul-Boncour de Georges Pioch et Victor Méric
mobilisation des femmes. fondent la Ligue internationale
Madeleine Vernet fonde La Vo- des combattants de la paix, avec
lonté de paix. Madeleine Vernet, Marcelle
Ferdinand Buisson : prix Nobel Capy, Camille Drevet, Jeanne
de la paix. Humbert.
1928 1932
16 mars : une douzaine de Février : la Chambre adopte le
féministes envahissent le Sénat suffrage intégral des femmes.
et lancent des tracts : elles sont 23 février : après quatre refus de
arrêtées et admonestées. 1928 à 1931, le Sénat inscrit la
28 juin : une cinquantaine de proposition de la Chambre à
suffragistes manifestent devant l'ordre du jour.
le Sénat.

262
24 février : échec de la Novembre : Jeanne et Michel
conférence de Genève sur le Alexandre quittent la LDH.
désarmement. 14 décembre : le Congrès des
Février-mars : plusieurs maires de France demande le
manifestations féministes ont suffrage et l'éligibilité des
lieu devant le Sénat. femmes pour les élections
3 mars : le sénateur Duplantier municipales dès 1935.
prononce un discours misogyne
et antiféministe lors de la dis- 1934
cussion sur l'accès des femmes 3 mars : création du CVIA.
aux professions de notaire,
avoué, huissier. 1935
23 avril : Madeleine Vernet
organise à Paris la Conférence Juin : création du RUP.
libre pour le désarmement. Jean Giraudoux : La Guerre de
23 juin : la discussion sur le suf- Troie n’aura pas lieu.
frage est ouverte au Sénat; le Boris Souvarine : Staline.
1er juillet, la demande d'urgence Andrée Viollis : Indochine SOS.
est rejetée.
1936
Ouverture de la bibliothèque
Marguerite Durand, place du 4 juin : gouvernement du Front
Panthéon. Populaire.
18 juillet : putsch franquiste en
1933 Espagne.
30 janvier : Hitler, chancelier Roger Martin du Gard : L’Eté 14.
d’Allemagne. Léon Blum nomme trois
14 octobre : l’Allemagne quitte la femmes sous-secrétaires d'Etat :
SDN. Cécile Brunschvicg, Irène Joliot-
Mai-septembre, toutes les asso- Curie et Suzanne Lacore.
ciations féministes allemandes Août : La Voix des femmes, la
disparaissent : certaines déci- LIFPL, le Comité mondial des
dent leur dissolution, d'autres femmes protestent contre la
sont interdites. non-intervention en Espagne.
4-6 août, Rassemblement 28 octobre : les manifestations
mondial des femmes contre la pour obtenir l'accord du Sénat se
guerre et le fascisme à Paris. soldent par un échec.
5 octobre : Louise Weiss inaugu- Création du Rassemblement
re son association suffragiste, La universel pour la paix (RUP),
Femme nouvelle.

263
attirant de nombreux groupes 10 juillet : 569 députés contre
féministes. 80 votent les pleins pouvoirs à
Philippe Pétain.
1937
1944
14 juin : appel de Léon Blum à
l’Allemagne en faveur de la paix. 21 avril : ordonnance du Comité
Octobre : Roger Martin du Gard français de libération nationale
prix Nobel de littérature. (article 17) reconnaissant le
Léon Trotsky : La Révolution droit de vote et d'éligibilité des
trahie. femmes.
25 août : libération de Paris.
1938
1945
12 mars : Annexion de l’Autriche
par l’Allemagne. 4-11 Février : conférence de
22 septembre : Jeanne Yalta.
Alexandre fonde la Ligue des 20 avril : à l'occasion des
femmes pour la paix. élections municipales, les
29-30 septembre : les accords femmes françaises votent pour
de Munich rassurent la plupart la première fois.
des féministes. 30 avril : suicide d’Hitler.

1939 1951

1er mars : victoire de Franco. 2 juin : mort d’Emile Chartier,


15 mars : l'armée allemande dit Alain.
entre à Prague.
1952
24 août : pacte germano-
soviétique. 14 décembre : mort de Michel
André Malraux : L’Espoir. Alexandre.
Septembre : tract de Louis
Lecoin : Paix immédiate! 1955
Retraite de Jeanne Alexandre.
1940
14 juin 1940 : les Allemands à 1980
Paris. 14 novembre : mort de Jeanne
18 juin : Appel du général de Alexandre.
Gaulle.

264
Sources

Aide à la recherche

BLUM Françoise, CHAMBELLAND Colette, DREYFUS Michel, « Le


mouvement de femmes (1919-1940), Guide des sources
documentaire », in Vie sociale, CEDIAS, Musée social, 11 décembre
1984, pp. 518-589.

Archives nationales

Préfecture de police

◆ F7/13571 et F 7/13574 (CGT et socialistes).


◆ F7/13086 (Société d’études critiques), F7/13371 (pacifistes
intellectuels), F7/13372 (pacifisme).
◆ F7/13352 (objection de conscience).

Dossiers personnels

◆ Jeanne Alexandre, AJ 16 5831.


◆ Michel Alexandre, AJ 16 5831.
◆ Gustave Halbwachs, AJ 16 1130.

Bibliothèque de documentation internationale contemporaine

Fonds Gabrielle Duchêne

1. Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté


(Section française) :
◆ FURés. 208/1-20, Textes et correspondance, 1919-39.
◆ FURés. 208/21-24, Groupes locaux, 1930-1939.
◆ FURés. 208/25, Factures, 1920-1940.
◆ FURés. 330/1-4, LIFPL Section française, 1919-1940.
2. LIFPL - Vie internationale
◆ FURés. 207/21, Discussion sur la constitution de la LIFPL,
1934.
3. LIFPL - Comités exécutifs internationaux
◆ FURés. 206, 1920-1938.
4. LIFPL Congrès internationaux
◆ FURés. 205/1-9, Procès-verbaux, manifestes, 1919-1937.
5. Pacifisme, dossiers généraux
◆ FURés. 235/1-6, Pacifisme, 1918-1939, Rapports, textes
divers, résolutions, correspondance.
◆ FURés. 273/1-22, Pacifisme, 1919-1939, Textes divers,
comptes rendus, résolutions, correspondance.
◆ FURés. 298, Enseignement de l'histoire, Congrès
internationaux pour l’enseignement de l’histoire, La Haye,
1932, Bâle, 1934.
◆ FURés. 312/1-4, Pacifisme, organisations diverses : 1920-
1940.
◆ FURes 313, Pacifisme, 1923-1930 : Congrès national de la
paix, Xe (1923), Xle (1927), Xlle (1930).
◆ FURés. 317, Comité mondial des femmes contre la guerre et le
fascisme, section française (1932-1938).
◆ FURés. 348, Dossiers Jeanne et Michel Alexandre.
◆ FURés. 530/1, Comité international des femmes pour la paix
permanente.

Fonds Jeanne et Michel Alexandre

1. Dossier France :
◆ GFURés. 101,1914-1918, Texte rendant compte de l'opinion
publique, 128 pièces.
◆ GFURés. 102/1-2, Pacifisme.
◆ GFURés. 103/1-2. Coupures, 1914-18.

266
◆ GFURés. 333, 1914-1918, Textes.
◆ GFURés. 335, Prisonniers de guerre allemands 1945.
◆ GFURés. 337, CVIA.
◆ GFURés. 348. Epuration.
2. Dossier SFIO :
◆ GFURés. 95, Correspondance.
◆ GFURés. 98,1914-17, Vie intérieure, 23 pièces.
◆ GFURés. 99,1914-18, Articles de Jeanne Halbwachs dans le
Populaire du centre.
◆ GFURés. 100, Correspondance Jeanne-Michel Alexandre,
action pacifiste.
3. Divers :
◆ GFURés. 96, Grande-Bretagne, Londres, 14-18, 113 pièces.
◆ GFURés. 97, Procès Moscou, 1936-37.
◆ GFURés. 332, Pacifisme, 1913-1952, lettres adressées à
M. Alexandre.
◆ GFURés. 334, Dossier pacifisme femme.
◆ GFURés. 4627, George Clemenceau (crise de Verdun).

Bibliothèque municipale de Chaumont

Papiers de M. Alexandre remis par Jean-Paul Léon (27040 3.N.1 ae).

Bibliothèque municipale de Nîmes — fonds Alexandre

I - Œuvres de Michel Alexandre


II. Alain
1. Lettres autographes d'Alain à M. Alexandre (1912-1934).
2. Lettres autographes d'Alain à M. Alexandre (1942-1950) -
9 lettres, 2 d'Alexandre.
3. Conversations avec Alain. Notes manuscrites de M. Alexan-
dre et copies dactylographiées.

267
III-IV. Témoignages
1. Lettres de condoléances - 9 p. dactylographiées, 35 pièces.
2. Par la pensée - 13 pages dactylographiées, 24 pièces.
3. La presse et M. Alexandre.
V - Correspondance
1. Lettres de M. Alexandre à Jean Laubier (1921-1952) -
231 pièces + 5 de J. Laubier.
2. Correspondance M. Alexandre - H. Bouché (1935-1951) -
93 pièces.
3. Lettres de M. Morre-Lambelin à Michel et Jeanne Alexandre
(1916-1940) - 99 pièces.
4. Correspondances diverses.
VI. Carnets et éphémérides de Michel Alexandre
VII. Documents relatifs à la vie et a l'action de M. Alexandre
1. La Loi de trois ans. 1913.
2. Extraits de lettres de M. Alexandre à son père (1913) et pièces
diverses - photocopies.
3. Extraits de lettres de M. Alexandre à son père Paul Alexandre
(1917-1918) et pièces diverses - photocopies.
4. Extraits de lettres de M. Alexandre à son père Paul Alexandre
(1919 -1920) - photocopies.
VIII. Photographies
IX. Les Libres propos
1. Lettres de Madame Morre-Lambelin à Michel et Jeanne
Alexandre (9 + un extrait copié de la main de J. Alexandre et
une carte inachevée de Michel Alexandre à "Tante
Monique").
2. Lettres diverses (Doyen, Baudran, Mondor...).
3. Lettre de Michel Alexandre à Souday (Le Temps) sur Alain.
X. Charles Gide
XI. Lectures de Jeanne Alexandre
◆ Copie dactylographiée par M.-J. Flamand des critiques parues
dans les Libres propos (7 classeurs).

268
Bibliothèque historique de la ville de Paris — Fonds Bouglé

Dossier Duchêne, Boîte 1 : Groupes, Affiches, Brochures, Journaux


et documents, Papiers divers.

Bibliothèque Margueritte Durand

Dossier Jeanne Alexandre (DOS ALE).

Institut mémoires de l’édition contemporaine

Parmi les sources du fonds Maurice Halbwachs :


1. HBW2.A1-01.6 : Lettre de Jeanne Halbwachs à Yvonne
Basch-Halbwachs, 8 août 1914.
2. HBW2.A1-03.1 : Lettre de Maurice à Gustave Halbwachs,
adressée à Jeanne et Michel Alexandre, fin février 1922.
3. HBW2.A1-03.5 : Lettre de Maurice Halbwachs à Jeanne et
Michel Alexandre, 10 octobre 1936.
4. HBW2.A1-04.7 : Lettre de Jeanne Alexandre à Yvonne Basch,
17 avril 1945.

Articles de presse

BRION Hélène, Déclaration lue au 1er Conseil de Guerre le 29 mars


1918, La Cootypographie, 1918.

CLAR Fanny, « Le mensonge des trois ans », in L’Équité, 15 mars


1913.

FLAMAND Marie-Jeanne, « Hommage à Jeanne Alexandre », in


Bulletin de l'Association des amis d'Alain, N°51, décembre 1980.

GENIAUX Claire, « Les femmes et la paix », in Cahiers bleus pour la


république syndicale, n° 92, 7 février 1931.

269
— « Pourquoi dois-tu en tant que femme, combattre la guerre? »,
in Ligue Internationale des Mères et des Educatrices pour la
Paix, n° 7, juin 1932.

GIDE Charles, L’Emancipation, av.-propos de J. Alexandre, Paris,


L’Harmattan, 2001, vol 3, 363 p.

HALBWACHS Jeanne, « Les Privilégiés », in Le Populaire du


centre, 9 janvier 1916.
— « Les femmes en deuil », ibid., 16 janvier 1916.
— « Invincible fraternité », ibid., 22 janvier 1916.
— « La vérité sera », ibid., 30 janvier 1916.
— « Cruauté inutile », ibid., 6 février 1916.
— « Le culte des morts », ibid., 15 février 1916.
— « Le cri de la bête », ibid., 20 février 1916.
— « La prise d'Erzeroum », ibid., 27 février 1916.
— « Si les civils voyaient ça », ibid., 11 mars 1916.
— « Sales boches », ibid., 18 mars 1916.
— « La mission Ford », ibid., 25 mars 1916.
— « Les gardiens du tombeau », ibid., 2 avril 1916.
— « Les défroqués », ibid., 8 avril 1916.
— « Sauvés de la guerre », ibid., 15 avril 1916.
— « Jeu de princes », ibid., 23 avril 1916.
— « Jour de fête », ibid., 30 avril 1916.
— « Guerre de religion », ibid., 2 mai 1916.
— « Le respect de la vie », ibid., 14 mai 1916.
— « Ceux qui ont vécu la guerre », ibid., 21 mai 1916.
— « Le mot prestigieux », ibid., 28 mai 1916.
— « La Paix durable », ibid., 4 juin 1916.
— « Les pertes allemandes », ibid., 11 juin 1916.
— « Des canons! Des révolutions! », ibid., 18 juin 1916.
— « L’ami de la paix », ibid., 4 juillet 1916.
— « A Strasbourg! Soldats! », ibid., 9 juillet 1916.
— « Guerre courte », ibid., 20 juillet 1916.
— « Jaurès Dieu », ibid., 13 août 1916.
— « Vérité allemande », ibid., s.d. (1916).
— « Le Berceau », ibid., s.d. (1916).
— « Les Esclaves de Lille », ibid., s.d. (1916).

270
— « Un héros de l'humilité : Maurice Maeterlinck », ibid., s.d.
(1916).
— « Profitons-en! », ibid., 4 mars 1917.
— « Leur choix », ibid., 10 mai 1917.
— « Volonté d'impuissance », ibid., 26 mai 1917.
— « Jeanne d’Arc - quelques oeuvres récentes », in Europe,
janvier 1926, pp. 98-104.

PELLETIER Madeleine, « La question du vote des femmes » in


La Revue socialiste, 1909.

ROUSSEL Nelly, « Haïr », in La libre pensée internationale,


Lausanne, 22 janvier 1916.
— « A ceux qui sont partis quand même », in Derniers combats,
Paris, L'Émancipatrice, 1932.
— « Contre les fêtes du Cinquantenaire », in Derniers combats,
Ibid.
— « Guerre à la guerre », in La mère éducatrice, juin 1921.

SAUMONEAU Louise, Aux femmes, tract, 1er août 1914.


— « Introduction à l’appel de Clara Zetkin », in Les femmes
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— « Appel des femmes françaises au Congrès International de
La Haye », 1916, in Romain Rolland, Journal des années de
guerre, 1914-1919, Albin Michel, 1952.

VERNET Madeleine, « Appel aux femmes », in La mère éducatrice,


janvier 1921.
— « De l’objection de conscience au désarmement », in
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Les témoins

Correspondance

ALAIN, Correspondance avec Elie et Florence Halévy, Paris,


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BLOCH, Jean-Richard, « Lettres 1914-1918 », in Europe, n° 135 à


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271
MARTIN du GARD Roger, Correspondance générale (III), 1919-
1925, Paris, Gallimard, 1986, 515 p.

Interview

Interview de Jeanne Alexandre réalisée par Francis Halbwachs,


en 1978.

Œuvres

ALAIN, « Histoire de mes pensées », in Les Arts et les dieux, Paris,


Gallimard, 1958, 213 p.
— Eléments d’une doctrine radicale, Paris, Gallimard, 1925,
315 p.
— Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1936, 309 p.
— Propos I, Paris, Gallimard, 1956, 1370 p.
— Propos II, Paris, Gallimard, 1970, 1326 p.
— Souvenirs de guerre, Hartmann, 1952, 246 p.

ALEXANDRE Jeanne, Esquisse d'une histoire des Libres Propos


(journal d'Alain), Association des amis d'Alain, N°25, décembre
1967, 144 p.

ALEXANDRE, Michel, En souvenir de Michel Alexandre, (préface


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— Par la pensée, Lyon, Audin, 1973, 161 p.
— Lecture de Platon, Paris, Bordas, 1966, 421 p.
— Lecture de Kant, Paris, PUF, 1961, 247 p.

BARBUSSE Henri, Le Feu, journal d'une escouade, Paris,


Flammarion, 1916, 379 p., réédition Flammarion 1965, 315 p.

BENDA Julien, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1992, 255 p.

CAPY Marcelle, Une voix de femme dans la mêlée, préface de


R. Rolland, Librairie Ollendorf, 1916, 155 p.

CHALLAYE Félicien, George Demartial, sa vie, son oeuvre,


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— Pour la paix désarmée même en face de Hitler, Le Vésinet,
chez l'auteur, 8 décembre 1933, 23 p.

272
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— La Paix ordonnée par les mères, Paris, Jouve, 1934.

DEMARTIAL Georges, La Paix et la vérité, Paris, Rieder, 1939.


— Le mythe des guerres de légitime défense, Paris, Marcel
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— La guerre de 1914, L'évangile du quai d'Orsay, Paris,
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— La guerre de 1914, Comment on mobilisa les consciences,
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THIBAUDET Albert, La République des professeurs, Paris, Grasset,


1927, 264 p.

WEISS Louise, Mémoires d’une Européenne, T1 (1893-1919), Paris,


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ZWEIG, Stefan, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Paris,


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273
Bibliographie

Ouvrages généraux

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FABRE-LUCE Alfred, La Victoire, NRF, coll. Les documents bleus,
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RACINE Nicole, BODIN Louis, Le parti communiste français pendant
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mondiale : de l’Union sacrée à Zimmerwald, Paris, Librairie du Travail,
1936, vol. 1, 588 p.
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Zimmerwald à la Révolution russe, Paris, La Haye, Mouton & Co,
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Pacifisme

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277
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— ALBISTUR Maïté, Histoire du féminisme français, Paris, Des
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BLUM Françoise, « Le féminisme sous la Troisième République : 1914-
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278
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CAPDEVILA Luc, ROUQUET François, Hommes et femmes dans la
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DALY Valérie, Gabrielle Duchêne ou « la bourgeoisie impossible »,
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THIBAULT Odette, Féminisme et pacifisme : même combat, Les lettres
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Biographies

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PENIN Marc, Charles Gide, 1847-1932 : l'esprit critique, L'Harmattan,
1998, 347 p.
RACINE Nicole, « Alain », in DBMOF, vol. 17, pp. 51-53.
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279
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Dictionnaires

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SIRINELLI Jean-François (sous la dir.), Dictionnaire historique de la
vie politique française, Paris, PUF, 1995, 1254 p.
VAÏSSE Maurice, Dictionnaire des relations internationales au
XXe siècle, Paris, A. Colin, 2000.

280
Index BASCH, (Françoise) 20
BASCH, (Victor) 17, 42, 60, 68, 70, 71,
162
BASCH, (Yvonne) 33, 42, 46, 50, 53,
A1 269
BAUM, (Vicki) 239
ACCAMBRAY, (Léon) 70
BAZIN, (René) 173
ADDAMS, (Jane) 54, 234
BECKER, (Annette) 30, 32, 46, 48, 49,
ALDINGTON, (Richard) 116
50, 53, 57, 75, 77, 78, 89, 90, 94,
ALEXANDRE, (Paul) 59
104, 105, 147, 166, 247, 249, 252
ALLARD, (Paul) 215
BECKER, (Jean-Jacques) 41, 43, 47,
ALPHONSE XIII 115 65, 81, 105, 110, 161, 166, 172, 173,
AMIEL, (Henri Frédéric) 78, 232 207, 244
ANDREÏEV, (Léonid) 180, 183, 184 BEDEL, (Maurice) 149
ANGELL, (Norman) 218 BENDA, (Julien) 145, 158, 178, 206,
APPUHN, (Charles) 240 272
ARAGON, (Louis) 193 BÉNÉZÉ, (Georges) 18, 133
ARC, (Jeanne d’) 200 BENNETT, (Arnold) 144
ARCHIMÈDE 142 BENOÎT XV 260
ARISTOTE 162 BENOÎT, (Pierre) 205
ARLAND, (Marcel) 149 BÉRAUD, (Henri) 149
ARNAULD, (Antoine) 78 BERGER, (Marcel) 215
ARON, (Raymond) 15, 18, 220, 221 BERGERY, (Gaston) 250
AUBEY-BERTHELOT, (Catherine) 150 BERGSON, (Henri) 207
AVRIL DE SAINTE-CROIX, (Adrienne) BERNAMONT, (Jean) 147
41, 115 BERNANOS, (Georges) 149, 208
AYMÉ, (Marcel) 175 BERNARD, (Marc) 180
BERSTEIN, (Serge) 65, 105, 110, 161,
B 172, 173, 207
BABEL, (Issak) 190 BIGOT, (Marthe) 67, 105
BABSON, (Roger) 196 BILIS, (Michel) 15, 16
BAINVILLE, (Jacques) 242 BIONDI, (Jean-Pierre) 16, 224, 225
BALZAC, (Honoré de ) 175, 209, 253, BLOCH, (Jean-Richard) 72, 158, 170,
255 208, 220, 272
BARBUSSE, (Henri) 166, 187, 212, 213, BLOCH, (Marc) 144
215, 259, 272 BLONDEL, (Charles) 143
BARD, (Christine) 39, 40, 41, 62, 77, BLUM, (Françoise) 230, 232, 265
190, 229, 234, 235 BLUM, (Léon) 50, 263
BARRÈS, (Maurice) 91, 107, 123, 240, BLUMEL, (André) 38
243, 261 BONNARD, (Abel) 200
BONNIN, (Charlotte) 247
BOSSUET, (Jacques Bénigne) 187
1. Nous n’avons pas intégré les noms BOUCHÉ, (Henri) 249, 250, 251, 253
d’Alain, de Jeanne et Michel Alexandre, BOUDDHA, (Sakyamuni) 93
étant donné leur fréquence.
BOUGLÉ, (Marie-Louise) 55, 85, 226, CHAPUIS, (G.) 14
235 CHARDONNE, (Jacques) 208
BOULANGER, (général) 240 CHÂTEAU, (René) 146, 250, 252
BOULENGER, (Jacques) 204 CHATEAUBRIANT, (Alphonse de) 173,
BOUSSINOT, (Charles) 171 174
BRANDES, (Georg) 86, 87, 100 CHESTERTON, (Gilbert Keith) 203
BRAUDEL, (Fernand) 144, 257 CHEVALLIER, (Gabriel) 213
BRÉMOND, (Arnold) 198 CHOPIN, (Frédéric) 201
BRETON, (André) 261 CLAR, (Fanny) 81, 269
BRIAND, (Aristide) 17, 66, 81, 87, 147, CLEMENCEAU, (Georges) 66, 75, 91,
191, 196, 222, 261, 262 92, 97, 112, 260, 267
BRION, (Hélène) 70, 105, 269 CLERC, (Félicie) 29
BRIZON, (Pierre) 65, 105, 115 COBBET, (William) 203
BRUCK, (Moeller van den) 239 COLETTE 233
BRUNSCHVICG, (Cécile) 77, 263 COMTE, (Auguste) 153, 154, 167, 199,
BRUYÈRE, (Jean) 145 200, 219, 227, 256
BUFFARD, (André) 133, 250 CONDÉ, (prince de) 52
BUISSON, (Ferdinand) 69, 261 CONRAD, (Joseph) 204
BURNET, (Emile) 181 CORCOS, (Fernand) 196, 230, 231, 273
BURNET, (Etienne) 185 COT, (Pierre) 16, 222, 223
BYRON, (Lord) 203 COUTURIER, (Lucie) 167, 168, 232
CRU, (Norton) 212
C CRUCY, (François) 223
CAILLAUX, (Joseph) 65
CALLICLÈS 242
D
CANDAR, (Gilles) 65, 81 DABIT, (Eugène) 175
CANETTI, (Elias) 238 DALBIEZ, (Victor) 65
CANGUILHEM, (Georges) 133, 134 DALY, (Valérie) 63, 65, 67
CAPY, (Marcelle) 70, 81, 230, 259, 262, DANE, (Clémence) 233
272 DASTE, (Jeanne) 38
CARLISLE, (Helen Grace) 194, 203 DÉAT, (Marcel) 247
CARLYLE, (Thomas) 145 DECARIS, (Germaine) 247
CAVELL, (Edith) 121 DELAISI, (Francis) 84
CAZIN, (Paul) 212 DEMARTIAL, (Georges) 18, 68, 69, 70,
CECIL, (Lord Robert) 223 71, 72, 74, 241, 273
CÉLINE, (Louis-Ferdinand) 213, 216 DENYS, (tyran) 257
CHADOURNE, (Marc) 192 DÉROULÈDE, (Paul) 240, 243
CHALLAYE, (Félicien) 18, 59, 79, 146, DÈS, (Mme) 226
147, 167, 227, 228, 238, 244, 246, DESANTI, (Jean-Toussaint) 15
247, 252, 273 DESCARTES, (René) 142, 162
CHALLAYE, (Jeanne) 238 DESJARDINS, (Paul) 123, 156, 204, 217
CHAMBELLAND, (Colette) 265 DOFF, (Neel) 180
CHAMBERLAIN, (Austen) 261 DOMINIQUE, (Pierre) 189
CHAMSON, (André) 158, 174, 228, 239 DORGELÈS, (Roland) 168

282
DOSTOÏEVSKI, (Fédor) 182, 184, 188 FEBVRE, (Lucien) 144, 201, 202
DOUMERGUE, (Gaston) 220 FEIL, (Ellinor) 259
DOYEN, (Pierre) 146 FERRERO, (Léo) 215, 216
DREVET, (Camille) 223, 235, 262 FERRY, (Jules) 32
DREYFUS, (François-Georges) 52 FEYLER, (colonel) 114
DREYFUS, (l’affaire) 36 FILLOUX, (Mme) 67
DREYFUS, (Michel) 36, 55, 67, 178, FISCHER, (Jean-Louis) 165
185, 193, 234, 235, 236, 237, 265 FLAMAND, (Marie-Jeanne) 18, 19, 47,
DRIEU LA ROCHELLE, (Pierre) 193 246, 253, 269
DROZ, (Bernard) 150, 166 FLAUBERT, (Gustave) 135, 175
DROZDOWIEZ, (Sophie) 62 FOCH, (Ferdinand) 219
DUBIEF, (Henri) 43 FONTENELLE, (Bernard le Bovier de)
DUBREUIL, (Henri) 197 251
DUBY, (Georges) 32 FORD, (Gerald Rudolph) 115
DUCHÊNE, (Gabrielle) 18, 19, 20, 55, FORSTER, (Edward Morgan) 170
62, 63, 65, 67, 85, 226, 234, 235, FRANCE, (Anatole) 69
236, 237, 238, 257, 260 FRANCIS, (Robert) 242
DUCHÊNE, (Suzanne) 63 FRANCO, (général) 263
DUHAMEL, (Georges) 187, 198, 214, FREAT, (I) 182
228 FREUD, (Sigmund) 207
DUMONT, (Marguerite) 84
DUMOULIN, (Georges) 247 G
DUPIN, (Gustave) 73, 246 GALILÉE 142
DUPLANTIER, (Sénateur) 262 GALLIENI, (général) 125
DURAND, (Marguerite) 11, 18, 19, 57, GALLISSOT, (René) 104
262
GALZY, (Jeanne) 212, 232, 233
DURTAIN, (Luc) 171, 185, 189, 193, 197,
GANDHI, (Mohandas) 153, 244, 245
205
GANUCHAUD, (Jacques) 18
DUVIVIER, (Julien) 233
GAUDY, (Georges) 216
E GÉDALGE, (éditeur) 225
GENIAUX, (Claire) 270
EINSTEIN, (Albert) 143 GEORGES, (Lloyd) 88
ELMER, (Marc) 177
GERBAULT, (Alain) 205
EMERY, (Léon) 79, 147, 158, 159, 246,
GÉRIN, (René) 18, 246, 247
247, 249, 251
GIDE, (André) 156, 158, 168, 169, 184,
EMERY, (Thérèse) 238
208
EPICTÈTE 245 GIDE, (Charles) 69, 71, 72, 73, 133, 155,
ERMENONVILLE (alias Gustave DU- 215, 231, 270
PIN) 215 GIGNOUX, (Claude) 130, 155
ESCAFFIER 43
GIONO, (Jean) 52, 158, 175, 177, 247
GIRAUDOUX, (Jean) 208, 263
F
GIROUX 247
FABRE-LUCE, (Alfred) 186, 193, 241 GLADKOV, (Fédor) 188
FAYARD, (Jean) 149 GLAESER, (Ernst) 217

283
GODART, (Justin) 261 243, 261, 262, 263
GONNET, (Julien) 182, 215 HOWARD-Bury, (Charles Kenneth) 204
GORKI, (Maxime) 175, 177, 178, 179, HUGO, (Victor) 175
180, 182, 183, 184, 185, 187, 188, HUMBERT, (Jeanne) 262
190, 191, 192, 200, 256 HUXLEY, (Aldous) 152, 199
GOUHIER, (Henri) 153, 154, 199
GRASSET, (Bernard) 219 I
GROUSSIER, (Arthur) 111 INGRAM, (Norman) 16, 222, 223, 234,
GUÉHENNO, (Jean) 123, 158, 206, 235, 246
207, 223, 253 ISTRATI, (Panaït) 188, 189
GUÉHENNO, (Jeanne) 181
GUÉRIN, (Marie) 43 J
GUESDE, (Jules) 38, 105, 109, 110, 111,
JACQUES, (Lucien) 247
112
JAURÈS, (Jean) 40, 45, 46, 47, 53, 105,
GUILLAUME II 260
109, 145, 259, 261
GUILLOUX, (Louis) 153
JEANSON, (Henri) 247
H JOFFRE, (Joseph) 219
JOLINON, (Joseph) 214
HAGNAUER, (Roger) 247 JOLIOT-CURIE, (Irène) 263
HAGNAUER, (Yvon) 247 JOLY, (Berthe) 237
HALBWACHS, (Gustave) 30, 259, 269 JOUHAUX, (Léon) 49, 107
HALBWACHS, (Maurice) 252 JOUVE, (Andrée) 234
HALBWACHS, (Pierre) 252 JOUVENEL, (Bertrand de) 222
HALBWACHS, (Félicie) 126 JOYCE, (James) 207
HALBWACHS, (Francis) 20, 29 JUVENAL 138
HALBWACHS, (Marcelle) 30
HALBWACHS, (Maurice) 20, 29, 31, 42, K
48, 50, 73, 84, 90, 94, 104, 133, 166,
KANT, (Emmanuel) 162, 253, 255, 272
247
KELLOGG, (Franck B.) 147, 196, 222,
HALBWACHS, (Yvonne) 104, 105
262
HALBWACHS-MECARELLI, (Lise) 20
KESSEL, (Joseph) 150, 185, 216
HALÉVY, (Daniel) 151, 152, 153, 158,
KEUN, (Odette) 183
173, 242
KIPLING, (Rudyard) 152, 227
HALÉVY, (Elie) 129, 133, 140, 158, 253
KLEJMAN, (Laurence) 41
HALÉVY, (Florence) 129, 140
HAMP, (Pierre) 145, 175, 177, 178, 179,
L
180, 205
HARDY, (Thomas) 175 LA BRUYÈRE, (Jean de) 143, 208
HEGEL, (Georg Wilhelm Friedrich) 162 LA ROCHEFOUCAULD, (François, duc
HÉMON, (Louis) 205 de) 143
HENDERSON 88 LACOMBE, (Paul) 144, 174
HERRIOT, (Edouard) 14, 147, 225, 261 LACRETELLE, (Jacques de) 149, 234
HERVÉ, (Gustave) 92, 105, 106 LAEORE, (Suzanne) 263
HITLER, (Adolf) 221, 239, 240, 241, LAGUERRE, (Hélène) 247
LALOU, (René) 214

284
LAMBROSO, (Gina) 233 M
LAMIZET, (Georges) 134
MAC ORLAN, (Pierre) 205
LANGEVIN, (Paul) 148, 238
MAETERLINCK, (Maurice) 123, 124
LANGOIS, (Charles-Victor) 144
MAGINOT, (André) 53
LAPIERRE, (G.) 225
MALRAUX, (André) 158, 241, 263
LARBAUD, (Valéry) 164
MANN, (Heinrich) 240
LATRILHE, (Marie-Hélène) 38
MANN, (Thomas) 82, 209, 233
LAUBIER, (Jean) 133, 251, 268
MARC AURÈLE 153, 177, 211
LAUGIER, (Henri) 38
MARCEL, (Gabriel) 149
LAURAT, (Lucien) 189
MARÉCHAL, (Maurice) 90
LAVAL, (Pierre) 214
MARGUERITTE, (Victor) 247
LAVEDAN, (Henri) 202, 203
MARIN, (Louis) 260
LE FRANC, (Marie) 149
MARTIN DU GARD, (Roger) 15, 45, 131,
LE MANER, (Yves) 43
132, 151, 156, 157, 175, 208, 244,
LE RÉVÉREND, (Gaston) 151
263, 272, 273
LE ROY, (Eugène) 181 MARTIN, (Marc) 169
LECOIN, (Louis) 246, 247, 263
MARTINET, (Marcel) 41, 43, 71, 74, 79,
LEFÈVRE, (Frédéric) 156 158, 215, 227
LEHMANN, (Rosamond) 233 MARTINET, (Renée) 238
LEMONNIER, (Léon) 175 MARX, (Karl) 170
LENÉRU, (Marie) 232 MASSIS, (Henri) 17
LENGLOIS, (Marie) 247 MAULNIER, (Thierry) 242
LÉNINE 140, 183, 185, 189, 260 MAURAT, (Lucien) 190
LÉON, (Jean-Paul) 18, 267 MAURIAC, (François) 208
LÉON, (Paul) 59 MAURICE, (Martin) 176
LÉON, (Xavier) 66 MAUROIS, (André) 133, 154, 155, 200,
LÉONOV, (Léonid) 192 202, 203, 228
LEROY, (Maxime) 84 MAURRAS, (Charles) 242
LETELLIER, (Léon) 204, 226 MAXENCE, (Jean-Pierre) 242
LÉVY, (Jeanne) 60 MAYER, (Emile, colonel) 132
LEWIS, (Sinclair) 198 MAYRAN, (Camille) 233
LHERMITTE, (Georges) 39, 55 MAZELINE, (Guy) 149
LICHTENBERGER, (Henri) 218 MC KAY, (Claude) 182
LIEBKNECHT, (Karl) 41, 59 MÉLIN, (Jeanne) 62, 81, 105, 230, 234,
LISZT, (Franz) 200 235, 236
LOMBROSO, (Gina) 190 MENUHIN, (Yehudi) 255
LONDON, (Jack) 194, 204 MERCIER, (Pascal) 138
LONDRES, (Albert) 181 MEREDITH, (George) 52, 151, 162, 209,
LONGUET, (Jean) 65, 70, 110 233
LOUCHEUR, (Louis) 84 MÉRIC, (Victor) 262
LOUZON, (Robert) 247 MERRHEIM, (Alphonse) 43, 63, 70, 72,
LUTHER, (Martin) 201, 202 105, 215
LUXEMBOURG, (Rosa) 41 MEYER, (Arno) 14
LYON, (Jacques) 185, 186 MEYERSON, (Ignace) 38, 79

285
MEYERSON, (Mme) 38 PANACCIONE, (Andréa) 104
MILHAUD, (Edgar) 105 PANFEROV, (Fedor) 190
MILLE, (Pierre) 150 PARIS, (Robert) 104
MILLERAND, (Alexandre) 66, 131 PASCAL, (Blaise) 34, 78, 213
MOISSONNIER, (M.) 158, 249, 252 PASSY, (Frédéric) 33
MOLIÈRE 242 PAUL-BONCOUR, (Joseph) 146, 148,
MONATTE, (Pierre) 63 229, 261
MONCHABLON, (Alain) 238 PAZ, (Maurice) 79
MONDOR, (Henri) 257, 268 PAZ, (Magdeleine) 193, 194, 238
MONET, (Paul) 170, 171 PÉCAUT, (Félix) 41
MONNIE, (Thyde) 247 PELLETIER, (Madeleine) 232, 271
MONNOT, (René) 142, 155 PENIN, (Marc) 69
MONTAIGNE, (Michel Eyquem de) 176 PÉROCHON, (Ernest) 173
MONTHERLANT, (Henry de) 123, 216 PESQUIDOUX, (Joseph de) 150, 173
MORAND, (Paul) 208 PÉTAIN, (Philippe) 148, 263
MORHARDT, (Matthias) 43, 67, 68, 69, PHILIP, (André) 158, 196, 197
72, 74 PICARD, (Emile) 146
MORIZET, (André) 183 PILLET, (Roger) 227
MORRE-LAMBELIN, (Monique) 34, 61, PIOCH, (Georges) 215, 247, 262
62, 129, 130, 131, 135, 137, 155, 159, PIVERT, (Marceau) 247
268 PLATON 23, 162, 163, 165, 205, 253,
MOUTET, (Marius) 66 257, 272
MÜHLEN, (Hermina zur) 180, 228 POINCARÉ, (Raymond) 83, 91, 100,
MULOND, (C.) 63 131, 140, 189, 219, 260, 261
MUSSOLINI, (Benito) 17, 189, 261 POJER, (John) 179
POULAILLE, (Henri) 175, 176, 178, 247
N POURTALÈS, (Guy de) 200, 201
NAPOLÉON Ier 51, 241 PRENANT, (Marcel) 38
NAQUET, (Emmanuel) 68, 69, 70, 72 PRÉVOST, (Jean) 133, 145
NEMIROVSKY, (Irène) 233 PROCHASSON, (Christophe) 33, 41, 42,
NETTER, (Yvonne) 232 59, 60, 73, 74, 84, 125, 126, 164, 230
NEZ, (Marc) 43, 73 PROST, (Antoine) 144
NICOLAS II 260 PROUDHON, (Pierre Joseph) 153, 158,
NIETZSCHE, (Friedrich Wilhelm) 152, 200, 256
242 PROUST, (Marcel) 200, 209
PRUDHOMMEAUX, (Jules) 224, 226
O PRUGNOT, (Jean) 43, 193
OGNEV, (Nicolas) 190
R
ORY, (Pascal) 123, 149, 178
OTLET, (Paul) 72 RACINE, (Nicole) 31, 36, 37, 38, 39, 40,
42, 43, 46, 54, 55, 59, 63, 67, 68, 82,
P 163, 193, 230, 235, 236, 237, 238,
242
PAINLEVÉ, (Paul) 66
RAMUZ, (Ferdinand) 174
PALLU, (Jean) 175

286
RAUH, (Frédéric) 34 SAUMONEAU, (Louise) 36, 40, 53, 54,
RAUZE, (Marianne) 40 63, 259, 271
RAYMOND, (Jean) 38, 49, 70, 92, 105, SAUVAGEOT, (Marcelle) 233
111 SAVIN, (Maurice) 18, 253
REBOUL, (Olivier) 253 SCHAPPLER, (Marie) 69
RÉGNIER, (Henri de) 101 SCHLUMBERGER, (Jean) 214, 220
REMARQUE, (Erich Maria) 152, 212, SCHOELL, (Franck) 174
214, 215, 217 SÉE, (Camille) 32
RENAUDEL, (Pierre) 49, 51, 91, 108, SEIGNOBOS, (Charles) 70, 144
109, 122 SEMBAT, (Marcel) 50, 106
RENN, (Ludwig) 152 SEMPRÚN, (Georges) 252
RENOUVIER, (Charles) 170 SERGE, (Victor) 176, 181, 184, 190, 192,
REYMONT, (Wladyslaw Stanislaw) 174 193
RIBOT, (Alexandre) 112 SERNIN, (André) 34, 48, 52, 61, 62, 63,
RIEUNEAU, (Maurice) 244 66, 73, 94, 97, 140, 153, 162, 163,
ROBINSON, (Judith) 253 172, 200, 247, 249, 250, 252
ROCHEFORT, (Florence) 41 SÉVERINE 41, 46, 52, 55, 67, 72, 81,
ROHAN, (prince de) 187 215, 231, 235, 262
ROLLAND, (Romain) 37, 41, 53, 55, 57, SHAW, (Bernard) 200
60, 61, 62, 63, 66, 71, 77, 78, 81, 141, SHELLEY, (Percy Bysshe) 200
147, 158, 163, 166, 172, 189, 191, 215, SIEBURG, (Friedrich) 218, 220
233, 244, 253, 259, 271, 273 SIEGFRIED, (André) 41, 195
ROLLAND, (Madeleine) 63, 235 SIRINELLI, (Jean-François) 15, 123,
ROMAINS, (Jules) 177, 208 149, 169, 178, 220
ROQUE, (colonel de la) 240 SMITH, (Helen Zenna) 215
ROSMER, (Alfred) 41, 43, 67, 79, 273 SOCRATE 13, 23, 57, 153, 205
ROSTAND, (Jean) 143, 165 SOLMI, (Sergio) 137
ROUBAUD, (Louis) 170, 172, 181 SOLON 137
ROUGER, (Hubert) 112 SOUPAULT, (Philippe) 209
ROUSSEAU, (Jean-Jacques) 171, 255 SOUVARINE, (Boris) 263
ROUSSEL, (Nelly) 271 SOWERWINE, (Charles) 36, 37, 53
ROUSSELIER, (Nicolas) 195 SPINOZA, (Baruch) 162
RUSSELL, (Bertrand) 244 STALINE, (Joseph) 185, 189
RUYSSEN, (Theodore) 89 STENDHAL 200, 209, 253, 255
STRESEMANN, (Gustav) 261
S SUAREZ, (Georges) 243
SACCO et VANZETTI 181
SAINT-EXUPÉRY, (Antoine de) 149, 214
T
SALOMON, (Marie) 47, 57, 58, 60, 62, TACITE 145
73, 75, 253 TAGORE, (Rabindranath) 177, 244
SALOMON, (Mathilde) 33, 57 TARDIEU, (André) 16, 189, 197, 243
SAND, (Georges) 81 TCHEKHOV, (Anton) 179, 180
SANGNIER, (Marc) 36 TERRON, (René) 133
SAPIRO, (Gisèle) 239 TEXCIER, (Jean) 38

287
THALAMAS, (Augustin) 38 VIGNE 247
THALÈS 153 VINCI, (Léonard de) 154
THARAUD, (Jean & Jérôme) 205 VIOLLIS, (Andrée) 172, 185, 189, 245,
THÉRIVE, (André) 175, 216 263
THÉVENET, (Marguerite) 67, 71 VIOYX, (marcelle) 180
THIBAUDET, (Albert) 138, 205, 273 VIVES 247
THIERRY, (Albert) 226, 227 VLAMINCK, (Maurice de) 177
THIESSE, (Anne-Marie) 173 VOLTAIRE 34, 153, 158
THOMAS, (Adrienne) 218 VULLIOD, (Amédée) 219
THOMAS, (Albert) 49, 51, 83, 84, 89,
259 W
THOREAU, (Henry David) 197 WALEFFE, (Maurice de) 117
THOREAU, (Henry David) 176, 177 WANNER, (Léo) 235, 237
TOLSTOÏ, (Léon) 101, 151, 153, 182, WASSERMANN, (Jacob) 239
209, 256 WEBB, (Mary) 233
TOURLY, (Robert) 247 WEBER, (Eugène Joseph) 38
TREBITSCH, (Michel) 230 WEIL, (Simone) 18, 47, 71, 221, 238
TROTSKY, (Léon) 43, 183, 188, 189, WEILL, (Claudie) 104
192, 263 WEISS, (André) 105
TURENNE, (Henri, vicomte de) 52 WEISS, (Louise) 32, 34, 262, 273
WELLS, (Herbert George) 207, 234
U
WERTH, (Léon) 168, 171
UNDSET, (Sigrid) 233 WHITMAN, (Walt) 197
WILLIAMS, (Albert Rhyss) 188, 190
V WILSON, (Thomas Woodrow) 86, 87,
VAILLANT-COUTURIER, (Paul) 182 88, 115, 196, 260
VAISSE, (Maurice) 52, 223 WINOCK, (Michel) 15, 38, 105, 123
VALÉRY, (Paul) 143, 144, 154, 205, WOOLF, (Virginia) 207, 208, 209, 232
240, 253, 256 WRANGEL, (Petr Nikolaïevitch, baron
VANDERVELDE, (Emile) 106 de) 181
VARENNE, (Alexandre) 111, 112 WULTENS, (Maurice) 247
VATH 52
VAUBAN, (Sébastien le Prestre de) 152 Y
VAUVENARGUES, (marquis de) 45, 99, YOUNG, (Owen D.) 262
143, 214, 232 YVETOT, (Georges) 247
VAVASSEUR-DESPERRIERS, (Jean)
214 Z
VAYSSAC, (Suzanne) 134
ZETKIN, (Clara) 53, 259, 271
VERCEL, (Roger) 216
ZOLA, (Emile) 145
VERDÈS-LEROUX, (Jeannine) 38
ZORETTI, (Ludovic) 247
VERNET, (Madeleine) 147, 227, 228,
ZWEIG, (Arnold) 217
230, 236, 261, 262, 271
ZWEIG, (Stefan) 273
VÉRONE, (Maria) 39, 49, 72
VIÉNOT, (Pierre) 220, 238

288
Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

Partie 1 - La naissance d’une intellectuelle engagée . 25

Chapitre I - L’appel du socialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

Une éducation favorable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29


La famille : origines et influences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Une élève méritante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

La naissance d’une militante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37


S’imposer comme femme et comme suffragiste . . . . . . . 37
Une "agitatrice" à la Ligue des droits de l’homme . . . . . . 40

Chapitre II - Contre l’Union sacrée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Août 1914 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
La participation à l’effort de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Le choix de la rupture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

« Des mains qui se cherchent dans la nuit » . . . . . . . . . . . . . . . 53


Les actes fondateurs de la résistance . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Du comité Fondary à la section française de la LIFPL . . 62

La conscience des responsabilités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68


La Société d’études documentaires et critiques
sur la guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Agir pour la paix en temps de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

Chapitre III - « Une voix de femme dans la mêlée » . . . . . . . . . . 81

Révélations sur une guerre préparée et entretenue . . . . . . . . 82


Le jeu des industriels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Des possibilités de paix gâchées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

La propagande sur tous les fronts : le « bourrage de crâne » 90


La guerre du droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .90
Une dernière guerre pour la paix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Du mépris à la haine : le « boche » diabolisé . . . . . . . . . . 96

Les "trahisons" qui ont fait l’Union sacrée . . . . . . . . . . . . . . . 104


Les Internationales bafouées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
A l’arrière, la vie continue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

Partie 2 - Pour une indépendance de la pensée . . . . 127

Chapitre IV - L’aventure des Libres Propos . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

L’âme des Libres propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130


Le couple Alexandre : un travail démesuré . . . . . . . . . . . 130
Une jeunesse au contact des grands . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Une ambition récompensée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134

Influence d'Alain ou fusion de pensée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136


L’ombre d’Alain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
L’idée de liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

Un combat permanent entre pertes et profits . . . . . . . . . . . . 140


Une entreprise fragile et provocante . . . . . . . . . . . . . . . . 140
Au rythme des affaires : scandales et irréductibilités . . 142
Un succès mitigé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

Chapitre V - Des critiques littéraires à la question sociale . . . . . 161

Une certaine idée du socialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161


Un regard neuf sur le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
Les affres de la condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . 178

290
Sociétés nouvelles et modèles de sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
Comprendre la révolution russe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
L’émergence du modèle américain . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Une société refuge : le monde des lettres . . . . . . . . . . . . 199

Chapitre VI - L’expression du pacifisme integral . . . . . . . . . . . . 211

Guerre et littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211


Le moyen d’avertir et d’entretenir la mémoire . . . . . . . 211
Le rapprochement franco-allemand . . . . . . . . . . . . . . . . 216

Dans la broussaille du pacifisme français . . . . . . . . . . . . . . . 221


Préparer la paix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Les femmes et la paix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .228

L’échec de la lucidité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .238


Face à l’Allemagne nazie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .238
Les « illuminés de la paix » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .244

Epilogue - 1939-1980 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .249

Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .259

Sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .265

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .289

291
Mémento

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Association pour le développement de l’histoire


des femmes et du genre — Mnémosyne
54 boulevard Raspail, 75006 Paris.

Françoise Thébaud, Présidente (francoise.thebaud@univ-avignon.fr)


Rebecca Rogers, Secrétaire (rrogers@umb.u-strasbg.fr)
Evelyne Diebolt, Trésorière (e.diebolt@noos.fr)

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Cotisation annuelle : 20 euros (10 euros pour les étudiants/es) à


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293
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en octobre 2005

Imprimé en France

Isbn : 2-915751-07-9

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