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Hervé Georgelin
http://books.openedition.org
Référence électronique
GEORGELIN, Hervé. La fin de Smyrne : Du cosmopolitisme aux nationalismes. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : CNRS Éditions, 2005 (généré le 22 mai 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionscnrs/2498>. ISBN : 9782271078179.
La fin de Smyrne
Du cosmopolitisme aux nationalismes
Hervé Georgelin
CNRS EDITIONS
C N R S histoire
C N R S histoire
Derniers titres parus
La fin de Smyrne
Du cosmopolitisme aux nationalismes
À Mélanie Keledjian,
qui me rend plus familier ce si proche Orient.
Et à Chahé, notre fils.
Remerciements
De plus, je voudrais évoquer avec reconnaissance, d’une part, mes amis Stavros
Anestidis, directeur du Centre d’études d’Asie Mineure (CEAM), à Athènes,
Raymond Kévorkian, conservateur de la bibliothèque Noubar Pacha, à Paris, et
Bernard Lory, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations
orientales (INALCO), qui m’ont tous trois accompagné pendant mes années de
recherche, puis, d’autre part, l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA)
d’Istanbul et l’École française d’Athènes (EFA), qui m’ont permis de séjourner dans
ces deux villes héritières de l’Empire et d’y poursuivre mes travaux pendant quel-
ques mois.
Smyrne (Izmir), la perle de l’Égée, fascine par son aspect humain chatoyant.
Tous les groupes humains des Balkans et du Proche-Orient semblent s’y être
côtoyés. On aimerait voir le XIXe siècle levantin préfigurer le multiculturalisme
moderne tant à la mode. La diversité humaine de la fin de l’Empire ottoman, à teinte
dominante grecque orthodoxe toutefois, dans cette ville qui est ottomane depuis
1424-1425 est le fruit d’une histoire complexe, sans synchronie avec les histoires
nationales d’Europe occidentale. Ce livre se propose de dépasser la prétendue
patine Belle Époque, en étudiant d’un point de vue historique et de façon théma-
tique la vie sociale dans la Smyrne ottomane. Il reprend l’essentiel de la thèse
d’histoire, que nous avons soutenue en novembre 2002, à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS).
Dans une première partie, nous présentons l’histoire de Smyrne et de sa région
pour mettre en valeur l’enchevêtrement, toujours renouvelé, des populations dans
cet espace. Ces processus n’ont pas été pacifiques, mais, à la fin du XIXe siècle,
Smyrne est une des villes les plus sûres de l’Empire et un exemple d’une modernité
différente de celle de l’Europe occidentale, intégrant des populations diverses qui
entendent bien le rester. Pour cerner les discours idéologiques manifestes qui agis-
sent sur ces populations, la deuxième partie est consacrée à l’étude de certaines
écoles. Celle-ci amène à mettre en doute la pérennité de la ville-échelle, ne serait-ce
que dans les esprits. La troisième partie est dédiée à un ensemble d’activités hors
des temps de travail : les fêtes, les réjouissances, l’émergence d’une vie de l’indi-
vidu. Nous nous demandons comment ces phénomènes interagissent avec la
multiplicité des populations, et si ces pratiques sont affectées par les discours qui
contribuent à la divergence des histoires des groupes sur place. Puis, après ce temps
festif, nous consacrons la quatrième partie à la vie politique des Smyrniotes et lais-
sons entrevoir un modus vivendi ottoman de plus en plus remis en cause par tous les
acteurs en place, quelle qu’ait été la relative douceur de vivre de ces rivages. Une
cinquième partie est bien sûr dédiée à la fin de Smyrne.
Alors que le propos couvre la période hamidienne de la fin des années 1870 et
se termine à la veille de la Première Guerre mondiale pour la vie politique à
10 La fin de Smyrne
Smyrne, nous nous sommes autorisé à dépasser cette date dans les chapitres traitant
plus précisément de la vie sociale. Les phénomènes de cette nature ne changent pas
radicalement du jour au lendemain. Les différentes sphères des activités humaines
obéissent à des temporalités différentes. Des pratiques sociales légèrement plus
tardives que 1914 peuvent révéler des faits culturels plus anciens.
Il est ambitieux de vouloir accorder la même attention à tous les groupes smyr-
niotes, ainsi qu’à toutes les sources produites dans les nombreuses langues locales :
turc ottoman, grec, arménien, judéo-espagnol pour ne citer que les principales. Ce
projet dépasse vraisemblablement les capacités d’un seul chercheur. Nous avons
néanmoins évité la spécialisation centrée sur une communauté qui aurait été ainsi
mise en exergue et intronisée subrepticement sujet clef de cette histoire urbaine. Les
Grecs, les juifs ou les Arméniens sont souvent pris comme objets uniques, car ils
sont les sujets de l’Histoire pour certains auteurs. Nous traitons, bien sûr, de façon
plus fouillée le cas des Grecs orthodoxes et des Arméniens apostoliques que celui
des autres communautés. Malgré notre idéal d’exhaustivité, ces deux communautés
sont mieux représentées ici. Mais elles ont déjà de nombreux points de divergence.
Leurs discours, le plus souvent si parallèlement ethno-centrés, nous ramènent cons-
tamment à la pluralité de la cité. Nos connaissances linguistiques ne nous
permettent pas d’utiliser les sources turques ottomanes. Néanmoins, les archives des
kadıs de Smyrne ont brûlé en 1922. Or il s’agit de sources très prisées de l’histoire
sociale ottomane. Par ailleurs, l’historiographie turque a recours, elle aussi, et large-
ment, à des sources occidentales pour parler de Smyrne-Izmir. La consultation
d’ouvrages turcs modernes prépare bien des surprises, à cet égard, en notes de bas
de page. Ces lacunes sont à relativiser, dans la mesure où la population de la ville
est majoritairement non turque. Nous nous sommes tenu, dans le corps du texte, à
des transcriptions simples du grec moderne et de l’arménien occidental. Nous avons
utilisé les graphies modernes pour le turc. Il n’y a pas de norme linguistique unique
dans la cité étudiée. L’homogénéité des termes, que nous avons recherchée – surtout
au niveau des ethnonymes et toponymes –, n’a pas à être totale.
Si nous avons écrit un ouvrage sur cette ville, c’est que nous avons pu utiliser
des sources peu citées et peu croisées. Des fonds diplomatiques allemands, autri-
chiens, français, britanniques, grecs et arméniens ont été étudiés1. Il est bien sûr
indispensable de travailler à partir de sources produites par les acteurs historiques,
les habitants de Smyrne et des environs de la fin de l’Empire ottoman. Nous utili-
sons aussi des récits, souvent rédigés en grec, écrits par d’anciens habitants de
Smyrne, qu’ils soient Grecs ou Arméniens2. Nous avons également travaillé aux
archives de la tradition orale du Centre d’études d’Asie Mineure d’Athènes, où sont
consignés de nombreux dossiers sur la région de Smyrne, réunissant des informa-
1. Les sources arméniennes sont systématiquement ignorées, même par les auteurs d’ouvrages
récents. Il n’y a pratiquement pas d’histoire ottomane ou turque qui les prenne en compte.
2. GEORGELIN H., « La fin de la société ottomane polyethnique dans les récits en grec », Études
balkaniques, Paris, n˚ 9, 2002.
Introduction 11
tions collectées auprès des réfugiés d’Asie Mineure de toutes catégories sociales. La
distinction entre source externe et source interne au milieu smyrniote est une simpli-
fication utile, mais elle peut se révéler fallacieuse. Comment classer un consul
français comme Paul Blanc, qui demeure en poste plusieurs années et passe toute sa
vie dans l’Empire ottoman, occupant des fonctions à Alexandrie, Constantinople et
Andrinople, et surtout dirige pendant dix-sept ans le consulat de France en Crète en
pleine crise de l’Henôsis3 ? Sa première femme est la fille d’une famille catholique
importante de Constantinople. Après son divorce, il se remarie avec Érasmie
Lyghoumès, fille d’un ingénieur grec au service du khédive. Lui-même parle le grec
moderne. En tant que diplomate français, il a la fibre du service de l’État et n’est pas
en poste pour contribuer à détruire l’Empire. La politique de la France en Crète,
soucieuse de la protection des musulmans, en est une preuve, même si celle-ci
échoua. Ses avis et ses analyses de la situation dépassent le cadre de simples
rapports sur la situation du vilayet quand celle-ci influe sur le sort des intérêts fran-
çais. Blanc s’intéresse vivement, jusqu’à l’empathie, au monde dans lequel il vit 4.
Ainsi, certaines sources diplomatiques, dites occidentales, ont une valeur documen-
taire peu contestable. Il est légitime de ne pas se contenter, dans la mesure du
possible, d’opinions ou de jugements occidentaux lors de l’étude de mondes extra-
européens5. Mais il serait très hardi de rejeter toutes les informations venues
d’ailleurs, de plumes européennes, lorsque celles-ci se révèlent à l’examen être de
qualité, dans le but suspect de préserver l’authenticité et l’autorité des discours
autochtones. En effet, certains discours, pour autochtones qu’ils puissent être, n’en
sont pas moins fortement partisans et passionnés, tout aussi imbus de la supériorité
du groupe dont ils sont issus que les dépêches des consuls venus de l’Occident si
dominant.
Il est désormais fréquent que les historiens révèlent un peu de leur chemine-
ment propre vers leurs sujets d’étude6. Cette pratique peut contribuer à éclairer leur
démarche. Je ne peux justifier mon itinéraire par des raisons génétiques. Je ne
descends d’aucun des groupes humains qui habitaient autrefois Smyrne. Mon
intérêt pour cette aire géographique est purement intellectuel. Il est le fruit de
rencontres et de hasards que j’ai accueillis avec curiosité, et parfois avec bonheur,
dans ma vie personnelle. Je suis bien conscient qu’ils auraient pu être autres. Je
souhaiterais ne pas être un cas isolé. Toute communautarisation intellectuelle
prétend au « fait de nature ». En tant qu’historien et germaniste, j’éprouve les plus
grandes réticences envers ce genre de prétentions. L’accueil institutionnel de ma
recherche n’a été possible que parce qu’il existe des personnalités et des espaces
UN TERRITOIRE
NON NATIONAL :
HABITER PARMI LES AUTRES
Une région féconde et hospitalière
depuis l’Antiquité
2. RECLUS É., Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les Hommes, t. IX, L’Asie Antérieure,
Paris, 1884, p. 4 : « En aucune contrée de la Terre, les races principales qui se font équilibre dans le
monde n’ont eu plus de représentants civilisés contrastant aussi nettement les uns avec les autres. »
3. ASKITOPOULOS Y., « L’ethnographie micrasiatique », p. 303-312, DKMS, t. VII, 1988-1989
(gr.).
4. VRYONIS S., The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization
from the Eleventh through the Fifteenth Century, Berkeley, 1971, p. 68 : « La culture de l’Anatolie,
cependant, reflétait les éléments disparates qui avaient été noyés sous les dehors de l’hellénisme et de
l’orthodoxie. Dans certains cas, les anciens particularismes locaux disparurent simplement, mais
souvent ils s’installaient en force dans les formes culturelles de l’Anatolie byzantine. »
5. AHRWEILER H., « L’histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux
occupations turques (1081-1317), particulièrement au XIIIe siècle », Travaux et mémoires du Centre de
recherche d’histoire et civilisation byzantines, n˚ 1, Paris, 1965, p. 1-42.
6. TEXIER C., Description de l’Asie Mineure : faite par ordre du gouvernement français de 1833
à 1837 et publiée par le ministère de l’Instruction publique, Deuxième partie, Beaux-Arts, monuments
historiques, plans et topographie des cités antiques, Paris, 1839-49, p. 263-308. Même
KALPHAOGLOUS, op. cit., malgré son patriotisme « anatolien » affiché n’échappe pas à la règle, cf.
« Prologue », p. 37-40.
18 Un territoire non national
Établir une continuité grecque sur des millénaires, comme beaucoup d’hellé-
nistes s’attachent à le faire, relève du tour de force. S’il faut faire place au fait grec
depuis les temps homériques parvenant, d’une certaine façon, jusqu’à nos jours,
celui-ci doit être conçu en tant que phénomène complexe, qui contient bien des
ruptures ou crises idéologiques, géographiques et bien sûr génétiques 8. Ce problème
de la continuité obsède les historiographes d’autres peuples, dits anciens, de la
région comme les Arméniens, les Arabes ou les Juifs. La continuité affirmée repose
sur la conviction de la permanence essentielle d’une identité spécifique à ces
peuples. Il s’agit pourtant dès lors d’une histoire qui abolit l’histoire et ne fait que
conter les avatars d’essences statiques éternelles. Or cette continuité est bien diffi-
cile à affirmer en Asie Mineure occidentale9.
La conquête musulmane de l’Asie Mineure provoque la destruction de la
société byzantine et souvent la disparition ou la fuite des chrétiens, en particulier
Grecs orthodoxes. La Smyrne conquise est une bourgade turque et musulmane, aux
neuf dixièmes. Il est plus que téméraire d’écrire comme cet auteur grec du début du
XXe siècle : « [...] les Grecs des rivages sont les descendants des Grecs des colonies,
qui furent fondées pendant les temps anciens, ainsi que des habitants de l’intérieur
de l’Asie Mineure, hellénisés à travers le temps par Alexandre le Grand et sous les
Byzantins10. » Le texte qui suit ce passage fait d’ailleurs allusion à de nouveaux
mélanges avec des Grecs venus de l’extérieur, mais la continuité centrale est posée
d’emblée. La plupart du temps, le géographe et l’historien de ces régions ne se
concentrent pas sur l’étude de la géographie humaine ou de l’histoire des habitants.
C’est le cas pratiquement sans exception jusqu’aux années 1920. Il s’agit bien
plutôt de déterminer qui se trouve en toute légitimité à tel endroit.
Odessa et sa région, autre zone humaine plurielle, comparable à Smyrne au
XIXe siècle, présentent une différence notable par rapport à l’Asie Mineure. Il n’y est
jamais fait mystère du caractère récent de sa fondation, contrairement à Smyrne
dont on s’empresse de souligner la continuité supposée avec l’Antiquité 11. La
nouveauté de l’établissement urbain d’Odessa s’inscrit pourtant dans une longue
histoire d’activité humaine dans cette région, mais personne n’en gomme le carac-
tère discontinu. Autre différence de taille, Odessa est une ville qui fut dessinée dès
sa fondation selon l’urbanisme moderne. Odessa naît d’un geste hardi de saisie du
territoire. C’est une ville sans enfance. Or ce n’était pas l’impression que faisait
Smyrne au visiteur, même si les voyageurs notent tous la rareté décevante des
vestiges antiques dans la ville elle-même. Hormis les nouveaux quartiers près du
quai, la place du konak, la continuité historique de la ville, depuis la conquête otto-
mane, ne faisait aucun doute.
Smyrne et les rivages égéens, dans la seconde moitié du XIXe siècle, présentent
un aspect fortement grec aux visiteurs. Que s’est-il passé entre les âges byzantins et
l’époque contemporaine ? Hormis la croissance démographique que l’on remarque
chez les groupes chrétiens du Proche-Orient ayant tôt eu accès aux soins de la
médecine occidentale, notamment dispensée dans le cadre des missions catholiques,
il faut bien constater un retour de Grecs, après une quasi-absence assez longue 12.
Tous les auteurs de l’époque parlent d’une conquête pacifique de ses parages, du fait
de l’activité économique des Grecs orthodoxes13.
Le pays a été, entre-temps, turquifié en profondeur, en particulier sa toponymie.
Ce phénomène est sensible dans les campagnes, où les villages portent des noms
turcs dont l’équivalent grec n’est souvent qu’une construction artificielle. On peut
citer à titre d’exemple : Buca au nord-est de Smyrne, Kukluca, Hacılar, Sevdiköy,
Narlıköy. Même certains auteurs grecs, bien qu’irrédentistes, se refusent à leur
donner un autre nom que le nom turc, légèrement grécisé par la transcription, qui
altère inévitablement la prononciation. Ce nom est d’ailleurs celui que tout le
monde emploie sur place. A contrario, il faut savoir que la toponymie turque
reprend et adapte plus ou moins les toponymes grecs anciens ou byzantins à la
phonétique turque. C’est le cas pour les centres les plus importants, comme
Burnova, issu de Prinovaris, Manisa, issu de Magnisia, ou Izmir, venant tout droit
14. ALEXANDRIS A., « The Greek Census of Anatolia and Thrace (1910-1912) : A Contribution to
Ottoman Historical Demography », in GONDICAS D. et ISSAWI C. (dir.), Ottoman Greeks in the Age of
Nationalism : Politics, Economy, and Society in the Nineteenth Century, Princeton, 1999.
15. SPHYROERA, art. cit.
16. CEAM, ATO, Çiflik Hayiou Yeôryiou, IÔN 15, Ariadni Polykrati, née au Çiflik Saint-Georges, à
la fin de l’Empire ottoman, int. à Athènes, le 24 VI.63, par Zôi Kyritsopoulou, f. 1 : « Mon village était un
çiflik qui appartenait à un Turc qui s’appelait Abdul Aªa. Il était très bon avec les chrétiens, il leur a donné
des champs et les a aidés à s’installer. Une nuit, le propriétaire du çiflik a vu dans son sommeil saint
Georges, les Turcs le révéraient beaucoup, il vit ce saint qui lui disait : “À partir de maintenant le village
ne s’appellera plus Abdul Aªa çifliªi, on l’appellera seulement Çiflik Saint Georges.” Ça c’est ce que ma
grand-mère m’a raconté, laquelle l’avait elle-même entendu des vieux. »
17. KITROMILIDÈS P., ALEXANDRIS A., « Ethnic Survival, Nationalism and Forced Migration, the
Historical Demography of the Greek Community of Asia Minor at the Close of the Ottoman Era »,
p. 9-44, DKMS, t. V, Athènes, 1984-1985.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 21
18. CEAM, ATO, Burnova, IÔN 10, Hiliopoulos Nikolaos, né à Burnova, en 1906, int. à Athènes,
le 26.VII.68, par Kyritsopoulou Zôi, f. 9 : « Les chrétiens de Burnova étaient originaires de Cythère, de
Chios, de Mytilène, ils étaient venus des années auparavant, certains en 1912. Mon arrière-grand-père
était venu du Péloponnèse en 1821 lors de la révolution. »
19. CEAM, ATO, Gâvurköy, IÔN 16, Geôrgios Chalvatzis, int. à Thèbes, le 25.IX.64, par Zôi
Kyritsopoulou, f. 1 : « Quand nous demandions aux vieux pourquoi ils avaient quitté leurs villages et
étaient venus en Asie Mineure, ils nous disaient qu’ils voulaient mieux vivre, qu’ils voulaient cultiver
de grandes étendues, s’enrichir comme cela s’est d’ailleurs passé. »
20. KONTOYANNIS, op. cit, p. 55.
21. DAWKINS R., Modern Greek in Asia Minor, Cambridge, 1916.
22. POLITIS K., Dans le quartier de Chatzifragkou, Athènes, Hermès, 1988 (gr.).
23. GEORGELIN H., « La fin de la société ottomane multiethnique dans les récits en grec », p. 97-
129, in RMAMC, t. 6, Paris, 2001.
22 Un territoire non national
statut de langues filles vis-à-vis du grec ancien, lui-même déjà divers. Il n’y a pas
intercompréhension entre ces deux parlers, même si leur caractère grec est indubi-
table pour tous24. L’histoire et les changements qu’elle engendre démentent ainsi les
théoriciens d’une grécité immuable, uniforme et pure. Mais le discours nationaliste
n’hésite pas à utiliser tout argument et ne s’embarrasse pas des contradictions
internes entre idéologèmes, à savoir ici celui de l’autochtonie originelle et celui de
la nouveauté pionnière, comme le remarque un voyageur français de la fin du XIXe
siècle : « Les Grecs ont la prétention d’être, de tous les habitants de Smyrne, à la
fois les plus anciens et les plus modernes. Ils vantent, avec la même loquacité, les
temples de marbre de leurs ancêtres, et le Cercle hellénique, éclairé au gaz [...] 25. »
Le nationalisme grec élabore plusieurs discours pour justifier la prééminence
politique à venir des Grecs en Asie Mineure. Il peut arguer de droits « historiques »,
c’est-à-dire développer l’argument du premier occupant. Mais il peut aussi, et cela
porte particulièrement au début des années 1920, où futurisme et fascisme sont en
genèse, se profiler en conquérant jeune, énergique et fort, qui s’oppose à l’apathie,
supposée atavique et incurable, de l’Orient musulman26. Toutes ces plumes ignorent
ainsi les ressources de la société turque musulmane et ne peuvent voir venir la révolu-
tion jeune-turque, elle-même annonciatrice des réformes kémalistes, après le premier
conflit mondial. Cependant, malgré l’ingéniosité du nationalisme grec moderne, la
région portait la marque d’autres présences humaines dès l’époque byzantine.
La région est en contact avec l’Islam, depuis que celui-ci cherche à s’étendre
vers le nord-ouest de l’Asie. La conquête de Smyrne et de sa région par la poussée
musulmane se fait graduellement. La ville est soumise à des raids arabes, mais ce
sont surtout les incursions seldjoukides en Arménie, puis en Asie Mineure qui vont,
à terme, menacer la cité byzantine. En particulier, au XIe siècle, le chef turc Çaka
Bey s’y établit et constitue un éphémère royaume dans la région. La ville revient à
Byzance, en 1097, après la reconquête de Nicée. En 1317, la forteresse au sommet
du Pagos est abandonnée par l’Empire byzantin27. En 1320, l’émir Aydın d’Éphèse
s’empare de la ville, qui devient à nouveau une base de piraterie turque dans la mer
Égée28. Le 8 octobre 1344, les puissances maritimes, Venise et Gênes, sous l’égide
29. ZACHARIADOU E., Trade and Crusade, Venetian Crete and the Emirate of Menteshe and
Aydin (1300-1415), Venise, 1983, p. 49.
30. Les deux forts sont appelés en grec byzantin : le vieux château pour celui du mont Pagos,
palaion kastron, et le nouveau château, kainourion kastron, pour celui du port.
31. ZACHARIADOU, op. cit., p. 81.
32. MANTRAN R. (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, 1989. Cf. VATIN N., chap. II :
« L’ascension des Ottomans (1367-1451) », p. 69-70.
33. VRYONIS, op. cit., p. 348.
34. Ibid., p. 169.
35. GOFFMAN D., Izmir and the Levantine World, 1550-1650, Seattle, UWP, 1990, p. 12.
36. VRYONIS, op. cit., p. 68, est plutôt d’avis que, malgré la diversité de l’Asie byzantine, la
conquête turque fut remarquablement longue et mit près de quatre siècles à ôter ces territoires de
l’orbite byzantine. Néanmoins, il reprend, p. 403, l’argument de la désunion entre Grecs, Arméniens et
Syriens pour expliquer la faiblesse de Byzance au sud et à l’est de ses territoires.
24 Un territoire non national
Les villageois chrétiens apportent aux conquérants leur savoir-faire agricole. Armé-
niens et Grecs constituent aussi une main-d’œuvre artisanale recherchée. Les
villageois chrétiens sont dépossédés puis réintégrés dans un nouveau village,
souvent à quelque distance de l’ancien, où ils se trouvent en position sociale subal-
terne. La cohabitation entre une ancienne population en voie de conversion et les
nouveaux venus contribue à la sédentarisation des Turcs, même si certaines habi-
tudes semi-nomades persistent, comme celle de l’estivage hors du village d’hiver,
construit en dur37.
Le développement reprend au début du XVIIe siècle. C’est alors que Smyrne
sort de son rôle de petit port agricole assigné au ravitaillement de Constantinople,
au même titre que d’autres villes du littoral, pour devenir le port intégré à des
réseaux centrés sur l’Europe occidentale, drainant vers lui les marchandises impor-
tées de Perse, mais aussi les produits de l’arrière-pays agricole, qui s’adapte aux
exigences de l’Europe commerçante. Au XVIIIe siècle, la région est dominée par des
familles ottomanes, en particulier les Karaosmanoªlu de Manisa et les Araboªlu de
Bergama. C’est avec ce pouvoir local fort que les Européens doivent composer 38.
La nouvelle irruption de l’Occident, désormais engagé sur la voie de la révolution
scientifique et technique ainsi qu’économique, dans cette région du monde accélère
la croissance de Smyrne et en fait un centre cosmopolite, plurilingue, multiethnique
et plurireligieux39. C’est la vision célèbre que livre Jean-Baptiste Tavernier :
37. TAMDOG* AN-ABEL I., Les Modalités de l’urbanité dans une ville ottomane : les habitants
d’Adana au XVIIIe siècle d’après les registres des cadis, thèse de doctorat, VEINSTEIN Gilles (dir.),
22.V.98, à l’EHESS, Paris, p. 28 et 79.
38. VEINSTEIN G., « “Âyân” de la région d’Izmir et commerce du Levant (deuxième moitié du
XVIIIe siècle) », p. 71-83, EB, n˚ 3, Sofia, 1976.
39. GOFFMAN, op. cit., cf. chap. 7, « A Colonial Port City », p. 138-146.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 25
décharge des marchandises, les maisons qui répondent sur la mer sont de beaucoup plus
chères que celles qui regardent la colline40. »
40. TAVERNIER J. B., Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier…, Paris, 1676, p. 76-77.
41. PANZAC D., « L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 », p. 45-67,
REMMM, n° 50, 1988. Ce chercheur défend la fiabilité des données ottomanes. Elles ne sont produites
qu’à des fins utilitaires. Mais cette utilité pratique des tentatives de saisie de la population est-elle
absente des initiatives grecques-orthodoxes ou arméniennes apostoliques ? Peut-on vraiment affirmer
la naïveté pratique des producteurs de chiffres ottomans, alors que l’Empire est en recul territorial
continu depuis le XVIIe siècle et qu’un des arguments nouveaux utilisés par les populations
sécessionnistes est bien l’importance démographique de leur groupe ?
42. COURBAGE Y. et FARGUES P., Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, Paris, 1992 (1re
éd.), 1997.
43. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177, envoyée par le CGF, P. Blanc, à L’AF à
Constantinople, le 10.IX.08, « L’élément grec et le régime constitutionnel ».
26 Un territoire non national
simple résultat du cours de l’histoire, est présentée comme épineuse pour l’Empire à
la fin du XIXe siècle44.
De même, on perçoit l’émergence d’une aire allant de la mer de Marmara à
Antalya, où s’expriment des visées sinon d’expansion, du moins de contrôle partagé
entre la diplomatie hellénique et l’Église orthodoxe, sur la population rum. Un monde
grec orthodoxe, graduellement hellénisé, se profile, même sur des rivages si lointains.
La trame grecque suit deux réseaux : les consuls, vice-consuls, agents consulaires
hellènes, mais aussi les dignitaires religieux. Les métropoles deviennent des foyers
d’hellénisation45. L’affiliation sentimentale à l’État grec prend des formes démonstra-
tives dans l’espace public. Les célébrations religieuses pascales à Smyrne sont
connues pour leurs débordements dans la rue ottomane. Les fêtes ou événements de
l’État grec moderne donnent lieu à des manifestations et déploiements de pavillons
azur et blancs aux façades des maisons smyrniotes46. Les cafés grecs ont souvent une
photographie du roi de Grèce, dans des localités parfois fort éloignées. Ainsi, un voya-
geur découvre des portraits du couple royal de Grèce dans un café de Nazilli47.
La population rum, si démonstrative, tend à accaparer l’attention des voya-
geurs. Pourtant, la population musulmane est majoritaire dans le vilayet d’Aydın
jusqu’en 1922. Elle est diverse, même si les sources occidentales ou non musul-
manes d’Orient ne permettent pas de la sonder. Certains groupes sont très visibles,
comme les Zeybeks ou Yürüks d’Asie Mineure. Il s’agit de groupes aux costumes
hauts en couleur, qui s’insèrent dans l’imagerie exotique de la région. Toutefois, la
diversité musulmane reste décrite comme de l’extérieur. Ainsi, il est rare de trouver
mentionnée la mosquée chiite, inclue dans le han des Persans, Acem hanı. A
contrario, cette diversité est soulignée à loisir par la bibliographie nationaliste
grecque, comme argument pour scinder le groupe musulman en groupes de type
national, et réduire l’ensemble turc48.
Certains travaux, même récents, essaient de mettre en valeur l’autochtonie
exclusive des Turcs par rapport aux migrants chrétiens, notamment économiques, au
cours du XIXe siècle49. Il suffit pourtant de changer les bornes temporelles d’examen
pour mettre en lumière l’historicité inéluctable de cette présence. L’historiographie
Depuis les débuts des nationalismes en Turquie d’Europe, une partie des
musulmans ottomans qui résidaient sur place – qu’ils soient issus de convertis
locaux ou d’anciens immigrants musulmans – sont obligés de partir sous la pression
des nouveaux États ou des populations, ou bien font le choix personnel de rester en
territoire sous souveraineté musulmane52. Ainsi, l’Asie Mineure connaît un afflux
de muhacirs, qui renouvelle la population musulmane. L’Anatolie devient un refuge
pour les musulmans des Balkans, poussés à l’émigration. Il s’agit d’un changement
qualitatif important. En effet, ces muhacirs éprouvent du ressentiment envers ceux
qui les ont chassés de chez eux53. En particulier, les Turco-Crétois qui commencent
à affluer après la première insurrection grecque orthodoxe de 1821-1829 se
montrent, le plus souvent, hostiles envers les Grecs orthodoxes du vilayet. Cette
inimitié s’exprime ouvertement à l’extérieur de Smyrne. De nombreux témoignages
de réfugiés Grecs orthodoxes d’Asie Mineure confirment ce changement : « Nous
avions peur des Crétois sans maître. Ils tuaient. Ils volaient, c’était de terribles
tueurs de chrétiens. Dès qu’ils mirent le pied en Asie Mineure, après l’occupation
de la Crète, la vie des chrétiens changea54. »
50. COPEAUX É., Espaces et temps de la nation turque, analyse d’une historiographie
nationaliste, 1931-1993, Paris, 1997, p. 25 : « En s’établissant en Anatolie, puis dans les Balkans, les
Turcs ont dû entretenir avec le passé et les populations de ces terres des rapports complexes, qui ont
mené à la série de drames et de désastres du tournant du siècle. Ce rapport, unique en son genre, d’un
peuple avec des terres si éparses sous-tend le récit historique [...] »
51. VRYONIS, op. cit., p. 285.
52. MCCARTHY J., Death and Exile. The Ethnic Cleansing of Ottoman Muslims, 1821-1922,
Princeton, 1995.
53. MCCARTHY J., Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and the End of
the Empire, New York, 1983.
54. CEAM, ATO, Magnésie, AIO 18-19-20, Yiôryis Kiougkis, né à Magnésie, en 1895, int. à
Athènes, le 22.IX.62, par Zôi Kyritsopoulou.
28 Un territoire non national
Les Turco-Crétois ne quittent une île, où ils occupent toutes sortes de professions,
dont leurs ancêtres sont originaires, et dont le dialecte grec est l’unique langue, que
sous la contrainte de violences, répétées tout au long du XIXe siècle : en 1821-1829,
puis 1858, 1866-1869 et finalement 1896-189755. À Smyrne et dans d’autres villes ou
villages de la région, ils s’installent dans de nouveaux quartiers56. Le plus souvent, ce
sont des lieux improvisés comme au sud de Kadifekale, construits à la hâte, peu à
même de faire oublier la Crète57. Après les guerres balkaniques, de nombreux muha-
cirs de Thrace, de Macédoine et d’Épire arrivent en Asie Mineure. Ce courant
migratoire grossit, jusqu’aux guerres balkaniques de 1912-1913.
Les autorités ottomanes établissent des quartiers de muhacirs, notamment de
Thessalie qui vient d’être enlevée à la Grèce, en 1882 dans les lieux suivants :
Kadife Kalesi, Beli Bahçe, Göztepe, Halka Bunar et Baªı Burnu. Le cimetière juif
de Deªirmen Daªı est convoité lui aussi, il s’agit d’un terrain en face de Karata¤.
L’espace est saisi par la « Commission pour l’installation des émigrés ottomans ».
On installe d’abord des baraques, puis le campement est amené à devenir un
village58. La communauté juive est très choquée par la profanation d’un cimetière
qu’elle utilise depuis plusieurs siècles, sans être toutefois à même de produire le
ferman impérial qui lui en accorde l’usage59. Cet afflux conditionne le développe-
ment de la ville de Smyrne et contribue à gommer certaines traces de son histoire,
car les vestiges antiques servent de carrière de pierres, en particulier lors de la
construction de quartiers pour les muhacirs. Personne alors n’accorde de valeur
au passé ni à ses vestiges.
La population muhacir n’est pas homogène. À côté des quartiers miséreux de
réfugiés, elle se distingue aussi par son apport de talents et de compétences. Cela est
vrai à l’échelle de l’Empire, notamment sur le plan intellectuel60. C’est également
vrai à Smyrne dans le domaine de la fonction publique ottomane. De hauts digni-
taires dans l’administration du vilayet sont originaires de territoires perdus par
l’Empire. C’est le cas du defterdar Kemal Bey, au début du XXe siècle, qui arrive de
Crète, ainsi que du vali Rahmi Bey, dont la famille était établie à Salonique61. Il
55. KOLODNY É., « Des musulmans dans une île grecque : les “Turcocrétois” », p. 1-15,
Mediterranean World, n˚ XIV, Tokyo, 1995.
56. CEAM, ATO, Bunarba¤ı, IÔN 27, Kôstis Lamprinoudis, né à Bunarba¤ı, en 1887, int. à
Athènes, le 20.IV.65, par Chara Lioudaki : « Environ 40 familles turco-crétoises vinrent s’installer.
Elles s’installèrent au Kaminaki, un quartier turc séparé. »
57. BILSEL, op. cit., p. 306-308.
58. AMAEF-AT-CES-1881-1884, dp n˚ 230, Smyrne le CGF, H. Pellissier, à l’AF, M. Tissot, le
19.II.82.
59. KRUMBACHER, op. cit., p. 73.
60. Pour un exemple de parcours intellectuel d’un Tatar de la Volga dans l’Empire ottoman :
GEORGEON F., Aux origines du nationalisme turc, Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980.
61. HUMBERT G., Konstantinopel-London-Smyrna, Skizzen aus dem Leben eines kaiserlich
deutschen Auslandsbeamten, Berlin-Charlottenburg, 1927, p. 76 : « Nous avions depuis septembre
1913 un vali, Rahmi Bey, originaire des environs de Salonique que précédait sa réputation d’être non
seulement un membre zélé du comité jeune-turc Union et Progrès mais un homme aux convictions tout
particulièrement nationalistes turques. »
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 29
double65. Salonique est encore moins musulmane que Smyrne l’Infidèle. Au début
du XXe siècle, elle ne compte que 27 % d’habitants musulmans contre 33 % à
Smyrne66. Sa majorité juive en fait une ville bien différente de Smyrne, où ce
groupe est minoritaire et moins aisé.
Smyrne est importante dans l’histoire juive, car elle est le cadre, au XVIIe siècle,
du sabbataïsme, un mouvement messianique qui aboutit à la fondation d’une
communauté secrète, celle des dönmes67. La population juive compte, à la fin du
XIXe siècle, environ de 15000 à 20000 personnes68. Cette population n’a aucune
prétention à l’hégémonie en ville69. Le groupe est considéré comme fidèle au
régime ottoman. Après le XVIIe siècle, qui a été un siècle de grande influence des
juifs dans l’Empire, ils s’estiment eux-mêmes en situation de décadence, dès le
début XIXe siècle. À Smyrne, ils connaissent la gêne matérielle, concentrés dans leur
quartier, limitrophe du quartier turc et assez éloigné des quartiers européens. Il
existe également de nombreuses mais petites communautés dans l’ensemble du
vilayet comme par exemple à Magnésie, Aydın ou Tire.
Les sources arméniennes s’attachent à faire remonter la présence d’Arméniens à
Smyrne le plus tôt possible, même avant la destruction des royaumes de Cilicie au
XIVe siècle, mais aussi des expulsions d’Arménie orientale, consécutives à la conquête
perse de l’Arménie orientale. Une place de choix est faite dans ces récits aux déporta-
tions du chah Abbas, qui a également provoqué des mouvements de population vers
l’ouest70. Ne serait-ce pas là un schéma préétabli de légitimation, ressentie comme
nécessaire, de la présence d’une communauté hors de tout territoire national, par des
monographes nationalistes du XIXe siècle ? La seule légitimité possible est celle que
confère la destruction d’un noyau national, qui prend des allures mythiques avec
l’éloignement. D’une façon plus matérialiste, on peut avancer que les Arméniens
viennent à Smyrne quand celle-ci acquiert une fonction commerciale internationale.
C’est au début du XVIIe siècle que des Arméniens d’Alep et de Perse viennent
s’installer à Smyrne. Le commerce avec la Perse – et, en particulier, le commerce des
soieries – amène de nombreux Arméniens à s’y fixer.
L’effectif de la population arménienne est presque stable de la fin du
XVIIe siècle au début du XXe siècle. Smyrne n’est, le plus souvent, qu’une étape dans
65. ANASTASSIADOU M., Salonique, 1830-1912, Une ville ottomane à l’âge des Réformes,
Leiden, 1997, p. 4-97 ; PAPAYEÔRYIOU V., « Les petites communautés ethniques à Salonique, à
l’époque du déclin de l’Empire ottoman », p. 103-120, in Historika, n˚ 26, vol. XIV, 1997, Athènes.
66. GEORGEON, « Selanik musulmane et dönme », p. 105-118, in VEINSTEIN (dir.), Salonique,
1850-1918, la « ville des Juifs » et le réveil des Balkans, Paris, 1992.
67. BEN ZVI I., Les Tribus dispersées, Paris, 1959, p. 193-217, et ZORLU I., Oui, je suis
Salonicien, Istanbul, 1998 (tu.).
68. En 1912, Salonique a environ 170 000 habitants, presque aux deux tiers juifs séfarades.
69. Les juifs sont les non-musulmans modèles de l’Empire. Ils sont si attachés au statu quo
ottoman qu’ils aimeraient le voir perdurer après la chute de l’Empire. Cf. MORIN E., Vidal et les siens,
Paris, 1989.
70. KÉVORKIAN R. et PABOUDJIAN P., Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du
génocide, Paris, 1992, p. 160-172.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 31
un itinéraire qui mène les Arméniens de Smyrne vers l’Occident : Trieste, Venise,
Amsterdam ou Marseille, ou même vers d’autres rivages propices aux affaires
comme l’Égypte71. Le mouvement est si prononcé que certaines colonies, au Caire
ou à Candie, sont constituées en majorité d’Arméniens de Smyrne. Des immigra-
tions successives d’Anatolie ou d’Arménie ottomane compensent ces départs. Elles
sont causées, d’une part, par l’insécurité chronique, où les relations entre musul-
mans et non-musulmans n’ont pas les dehors policés de Constantinople ou de
Smyrne, et d’autre part, par la pauvreté des lieux quittés. Smyrne promet une rela-
tive sécurité, ainsi que la possibilité de trouver à s’employer, de scolariser ses
enfants et d’espérer ainsi une ascension sociale pour soi-même ou ses descendants.
Il s’agit aussi d’une population urbaine. Elle compte de nombreuses mais
modestes communautés dans la région, comme à Magnésie. Les Arméniens de
Smyrne sont moins nombreux que les juifs, mais ont la réputation d’être, dans
l’ensemble, plutôt à l’aise. L’effectif total se maintient autour de 10000 personnes
environ, jusqu’en 1914. Il y a aussi déperdition de capital humain par le jeu de
nombreux mariages exogames avec des membres de millets plus attractifs que la
communauté arménienne. La stabilité apparente de l’effectif de ce groupe humain
masque donc une histoire sociale et migratoire plus complexe.
*
* *
Smyrne, logée au fond d’un golfe, √zmir Körfezi, possède le plus grand port
naturel du littoral micrasiatique. Il pénètre à une cinquantaine de kilomètres dans les
terres. La baie permet l’arrivée de bateaux à fort tirant d’eau jusqu’au port. Le site
de la ville de Smyrne est une vallée deltaïque formée par le Mélès au pied du mont
Pagos. La ville forme un amphithéâtre, dominé par ce mont, site de l’acropole, puis
d’une forteresse byzantine, dont des vestiges sont toujours visibles. En 1867-1877,
Smyrne est dotée d’un quai, qui présente un rivage policé au voyageur arrivant du
large1. Elle est, au XVIIe siècle, la destination des caravanes anatoliennes qui y
apportent les richesses de l’Orient. La cité devient ainsi un des principaux points de
contact de l’Empire avec l’Occident. L’arrivée à Smyrne par la mer offre un pano-
rama saisissant2. Elle allie à l’aspect minéral et propre de ses quais et de ses
bâtiments principaux les tuiles rouges des quartiers de petites maisons, comme dans
le quartier turc, et la végétation méditerranéenne, notamment les cyprès, alors
encore très présente dans la ville même et aux alentours3.
1. GEORGIADÈS D., La Turquie actuelle, les peuples affranchis du joug ottoman et les intérêts
français en Orient, Paris, 1892. Cf. chap. XXI, « Les ports et les quais de Smyrne », p. 331-366.
2. Presque tous les récits de voyage, en toutes langues, commencent par une description de ce
panorama, pratiquement à toutes les époques. La construction des quais renforce encore l’éloge. Voir
par exemple : REYNAUD C., D’Athènes à Baalbeck, Paris, 1846, p. 49 ; EUDEL P., Constantinople,
Smyrne et Athènes. Journal de voyage, illustrations de Frédéric Régamey et A. Giraldon, Paris, 1885,
p. 299 ; MARISON F., O’er the Oceans and Continents with the Setting Sun, Chicago, 1909, ou STARK
K. B., Nach dem Griechischen Orient, Reisestudien, Heidelberg, 1874, p. 181.
3. On trouve quelques voix discordantes parmi ces récits. Ainsi REINACH J. dans son Voyage en
Orient, Paris, 1879, écrit : « La perle d’Orient, disaient les poètes et répètent aujourd’hui les rédacteurs
d’itinéraires. J’ai le regret de ne pouvoir me joindre en conscience à ce chorus d’admirateurs. »
Smyrne : une urbanité moderne 33
Smyrne s’étend, dès les années 1870, le long du rivage, tant vers le sud jusqu’à
Karata¤ et Göztepe, que vers le nord, jusqu’au quartier de la Pointe et, au-delà, vers
les faubourgs de Halka Bunar et Hayia-Kyriaki. Smyrne essaime et les banlieues
apparaissent. Celles-ci peuvent être créées ex nihilo comme Cordélio, ou bien il
peut s’agir de bourgades à l’existence plus ancienne, comme Burnova, Buca ou
encore Sevdiköy qui se suburbanisent à mesure que les transports entre Smyrne et
sa périphérie deviennent plus faciles, grâce aux deux lignes de chemin de fer qui
sillonnent l’arrière-pays jusqu’à Kasaba et Aydın, puis relient la ville au Bagdad-
Bahn d’une part et à la mer de Marmara d’autre part, tout à la fin du siècle. La
région entière de Smyrne est ainsi marquée par le fait urbain central et subit son
rayonnement tant au plan économique, administratif que culturel.
Smyrne est une ville différente des autres villes de la région. Aydın, qui pourtant
n’est éloignée que de 80 km et est reliée à celle-ci par le train, fait figure de citadelle
de la turcité4. Il est significatif que cette ville ait été démise de ses fonctions de chef-
lieu en faveur d’une ville dont le caractère non musulman se renforce au cours du
XIXe siècle. La ville, qui porte le nom d’un chef seldjoukide, n’est plus qu’une bour-
gade intérieure, distancée en importance par la métropole côtière. Elle ne regroupe
qu’un dixième de la population smyrniote. Son espace urbain n’est pas entré dans un
processus de modernisation comparable. Aydın ne présente qu’un « fouillis de ruelles
animées 5 ». Les observateurs identifient Aydın immédiatement comme une ville
turque6. Alors que le fait chrétien est central dans la physionomie de Smyrne, les non-
musulmans d’Aydın occupent des espaces périphériques7. La ville fait figure d’espace
traditionnel. Elle ne remplit qu’un rôle de marché agricole local, de lieu d’échange de
produits artisanaux et de centre administratif secondaires.
Smyrne diffère des villes de l’intérieur par l’identité ethnique et religieuse de
ses habitants. Au début du XXe siècle, Smyrne est une ville de 300000 habitants ; le
consul allemand, Mordtmann, répartit la population de la ville, vraisemblablement
sur la base des salname officiels, distinguant le statut politique des habitants et leur
identité religieuse8. 245000 sujets ottomans vivent à Smyrne, parmi lesquels on
trouve : 90000 musulmans, 110000 rayas grecs, 30000 rayas juifs et 15000 rayas
arméniens. On compte aussi 55000 étrangers installés à Smyrne, dont 30000 sujets
hellènes, 10000 Italiens, 2000 Français et 1200 Britanniques et 10000 autres Euro-
péens. La population grecque orthodoxe constitue la majorité, au moins relative,
dans la ville, rassemblant 140000 habitants sur 300000, alors que la population
turque y est minoritaire. En 1914, la tendance s’est encore renforcée dans tout le
« Il n’y a pas de séparation exacte entre quartiers désormais. Le quartier juif est le
mieux défini, mais depuis 1864, on note de nombreuses maisons juives à l’extérieur. Le
quartier arménien est en bas, entre la route du pont des Caravanes, le quartier turc et les
districts grecs ; mais ces riches citoyens occupent désormais de nombreuses maisons
parmi les meilleures à travers toute la ville. Il n’y a pas de quartier franc à proprement
parler aujourd’hui. Dans la rue Franque, il y a de nombreux établissements européens,
mais les Européens comme les Arméniens sont disséminés partout. Les bazars sont
situés entre les Turcs et les Juifs, et la fin de la rue Franque. Les Grecs occupent la
majeure partie de la ville basse, bornée par les quartiers turc, arménien et juif10. »
À la fin du XIXe siècle, rien ne contraint les gens à se séparer. Il existe d’ailleurs
des îlots inattendus dans certains quartiers : l’église Saint-Jean des orthodoxes se
trouve dans le quartier turc. Cette paroisse orthodoxe dans le quartier musulman est
le témoin des déplacements des quartiers non musulmans pendant l’histoire otto-
mane de la ville. Depuis la loi de Sefer 1284-juin 1867, l’Empire ottoman connaît le
régime de propriété privée pour tous, y compris les ressortissants étrangers. Terres
et biens immobiliers, hormis les biens des vakıfs, sont désormais librement négocia-
bles. La loi du marché s’installe ainsi. Mais les biens immobiliers des différentes
communautés sont enregistrés auprès d’administrations séparées 11. L’administra-
tion municipale ne considère pas qu’il existe un unique public ottoman à servir par
une seule administration. Elle conserve une vision très claire de la disparité des
richesses, selon les communautés. Gâvur √zmir est aussi une réalité foncière.
Le quartier arménien
Au XIXe siècle, le quartier se retrouve en position centrale grâce à la croissance
urbaine vers le nord. À la faveur d’un incendie en 1845, le quartier est reconstruit de
façon planifiée. Il est ainsi un des premiers à avoir un aspect moderne. Dans ce quar-
tier, les rues sont tirées au cordeau entre deux axes qui relient la ville à l’extérieur.
Selon Câna Bilsel, l’État aurait joué un rôle en envoyant des architectes pour procéder
à la reconstruction du quartier arménien suivant des critères urbanistiques modernes.
Ainsi a-t-on veillé à supprimer les impasses, à respecter un écartement minimal entre
les bâtiments. Il se peut, comme le suppose aussi Câna Bilsel, que la famille des archi-
tectes Balian, au service du sultan, ait pris l’initiative de cette reconstruction planifiée.
Elle mentionne par ailleurs que les Arméniens de Smyrne avaient la possibilité de
lever des fonds en Europe pour rebâtir leur quartier. La présence d’une population
européenne au sein de la ville aurait-elle favorisé la reconstruction ? Dès lors, dans
quelle mesure l’État est-il réellement intervenu ? Notons que les sources arméniennes
consultées ne mentionnent jamais l’intervention de l’État. L’attachement des Armé-
niens à ce quartier, symbole de leur modernité, est en revanche bien sensible. Une
modernité d’autant plus affichée que la description des quartiers voisins, turc et juif,
est tout à l’avantage des Arméniens14.
Les institutions arméniennes apostoliques y sont concentrées. L’école catholique
des pères mékhitaristes en est proche, ainsi que les établissements scolaires protes-
tants nord-américains, qui recrutent surtout parmi les Arméniens. L’ensemble des
Arméniens peut ainsi s’identifier à ce territoire urbain. Le quartier arménien est vu
comme tel par tous. Il y a un consensus citadin sur la place des uns et des autres dans
le tissu urbain. Ainsi, toutes les langues de Smyrne désignent, en parallèle, de la même
façon ce quartier. L’usage toponymique inscrit ainsi la diversité des groupes dans le
territoire urbain. Le marquage de la ville par les Arméniens est notable au-delà du
quartier arménien lui-même. La construction d’un immeuble ou d’un passage permet
de donner son nom ; ainsi trouve-t-on sur les plans un passage Bakırdjian ou encore
Kouyoumdjian. La puissance économique de certains Arméniens et de la région fait
que ce groupe est finalement plus présent dans l’espace de la ville que sa taille réduite
ne le laisserait attendre. Il s’agit d’une présence connue de tous15.
Le quartier juif
Le quartier juif se signale par ses synagogues ainsi que par ses bains rituels. Il
est situé à proximité des anciens quartiers commerçants. Les observateurs font une
présentation peu élogieuse de ce quartier. Pour un voyageur anglais, « les rues et les
maisons sont sales16. » Quant à un voyageur allemand, qui par ailleurs est plutôt
bien intentionné vis-à-vis des « juifs espagnols » de l’Empire ottoman, il déclare :
« Comme les autres populations, les Juifs possèdent aussi leur quartier séparé, qui
ne se distingue pas par sa grande propreté. Les maladies contagieuses dans la ville
doivent avoir, d’après les assurances des autorités, toujours leur foyer d’origine dans
le quartier juif17. »
La situation est confirmée par les dépêches françaises lors d’une épidémie de
choléra en 189318. La vivacité de l’épidémie et la misère du quartier sont corrélées.
Les autorités sanitaires le désignent comme nid de contagion récurrente. Il est en
marge du processus de modernisation de la ville. La seule solution est l’évacuation,
au moins temporaire, des habitants. Le vali réunit une commission pour organiser
des secours. Les juifs figurent parmi les tout premiers bénéficiaires, ce qui, au
regard de leur nombre à Smyrne, révèle clairement leur misère économique collec-
tive. Lors de cette épidémie, le trajet des juifs qui partent révèle leurs réseaux de
connaissances. Les plus aisés peuvent sortir de Smyrne grâce à leur famille élargie,
qui s’étend jusqu’à Magnésie et Aydın.
plus rares et plus discrètes qu’à Constantinople. Il n’y a pas de mosquée impression-
nante comparable aux mosquées impériales, Aya Sofya ou Sultanahmet.
Les quais
Les travaux de construction des quais débutent en 1868 et sont achevés en
1876-187721. Leur construction est une date charnière. Smyrne se trouve ainsi inté-
grée plus étroitement à l’économie mondiale en permettant l’accostage d’un
nombre supérieur de navires en toute sécurité, grâce aux digues de protection. Cet
aménagement renforce son avance sur Salonique22. Il achève l’occidentalisation de
la baie23. Il s’agit d’une grande opération de rationalisation, car elle va mettre fin au
transbordement des marchandises par caïques et mahonnes.
Le projet naît sur l’initiative de capitalistes britanniques qui obtiennent une
concession de la part du gouvernement ottoman en 1867. Ces intérêts britanniques
ont recours à une entreprise de travaux publics marseillaise, Dussaud Frères. Cette
société va non seulement construire l’ouvrage mais ensuite exploiter la Société des
quais, après retrait des intérêts britanniques. Il s’agit d’une entreprise expérimentée
dans ce genre de projets. Elle peut se prévaloir de la construction de jetées dans les
plus grands ports méditerranéens de la fin du XIXe siècle. Elle est notamment partie
prenante dans la construction des jetées de Port-Saïd, au débouché du canal de
Suez, au début des années 1860. La construction des quais introduit un élément de
nouvelle homogénéité dans l’espace méditerranéen. Smyrne est techniquement et
même architecturalement mise en réseau. La société des frères Dussaud modernise
également la rade d’Ayvalık, au nord de Smyrne. L’entreprise est menée à bien,
malgré les nombreuses pressions de particuliers, des consulats occidentaux, en
particulier français et anglais, ainsi que des retournements de soutien à Constanti-
nople au sein de l’État ottoman24. On voit que les représentants des puissances sont
très soucieux de veiller à la préservation des intérêts de leurs sociétés privées 25. À
cette échelle, la concurrence entre expansionnismes britannique et français est vive,
même si elle prend des formes moins manifestes que dans les pays directement
soumis à la domination coloniale.
Le quai part du konak, au sud-ouest, pour ensuite remonter jusqu’à la pointe, au
nord-est. Il est long de 4 km environ. Cette jetée est l’image entre toutes que les
habitants de la ville aiment donner. C’est celle qui figure sur la majeure partie des
21. GEORGIADÈS D., Smyrne et l’Asie Mineure au point de vue économique et commercial, Paris,
1885. Cf. « L’établissement des quais et des droits de quai à Smyrne », p. 154-163, ainsi que
« Annexes au tarif des droits de quai de la ville de Smyrne (19.VII.83) », p. 174-177.
22. ANASTASSIADOU, op. cit., p. 142 et suiv.
23. GEORGIADÈS, La Turquie actuelle…, op. cit., cf. « Les ports et les quais de Smyrne », p. 331-
366.
24. Georgiadès expose dans le détail ces péripéties du déploiement capitaliste occidental.
25. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 163, du CGF, Pellissier, à Tissot, AF, le 7.I.81,
« Nouvelles locales ».
Smyrne : une urbanité moderne 39
La ville ottomane traditionnelle sépare les fonctions urbaines. Alors que les fonc-
tions commerciales sont centrales, l’habitat peut être plus excentré. Certaines activités
sont rassemblées dans certaines rues, qui tirent leur nom de l’activité qui y est exercée.
Le nom de la rue Karfiadika, évoquée plus haut, indique qu’on y fabrique et que l’on y
vend des clous. De nombreuses rues commerçantes et artisanales, proches des bazars,
portent de tels noms transparents. Les fonctions d’échange sont la raison d’être de
Smyrne. Dans le tissu urbain lui-même, les échanges façonnent des lieux où s’effectue
le commerce de détail ou de gros. Plusieurs schémas de consommation et d’échange
se superposent à Smyrne. Une consommation vivrière, une consommation de biens
traditionnels et une consommation, sûrement plus réduite en volume, mais pas en
valeur, de type moderne, dont les modèles sont importés d’Europe occidentale. On
peut aussi tracer un axe commercial principal, qui traverse Smyrne du nord, franc et
chrétien indigène, au centre commercial traditionnel plus au sud, plus proche de la
zone turque et du quartier juif. Cet axe suit les voies suivantes : « Trassa, rue centrale
du quartier Fasula, rue Franque, rue des Verreries, bezestens, château Saint-Pierre et
çar¤ıs28 ». Ce qui apparaît aujourd’hui comme des mondes différents était en fait en
continuité dans le tissu urbain.
Le tissu commercial de Smyrne est composé de lieux dont la typologie est
complexe, d’autant que le passage du temps peut changer le sens des termes. Des
bezestens, ou marchés couverts au sein de bâtiments construits à cet effet, des çar¤ıs,
ou marchés dans une rue légèrement couverte, des bazars ou marchés de plein air, des
hans, auberges où commerçants et voyageurs, animaux et marchandises pouvaient
être logés pour quelques jours, mais dont le rez-de-chaussée, organisé autour d’une
cour intérieure, peut faire fonction de place de commerce, composent le paysage
commercial de Smyrne. Le han est en fait un lieu de fonction variable. Du caravansé-
rail, cher aux orientalistes, à l’hôtel meublé bon marché pour familles impécunieuses,
à l’immeuble de bureaux et magasins où des rédactions, voire des imprimeries, de
journaux peuvent trouver à se loger, le han remplit de très nombreuses fonctions.
L’espace commercial et professionnel est un lieu partagé. Les bezestens sont un lieu
où cohabitent des hommes de différents groupes. Mais il s’agit aussi d’un lieu mixte,
car les femmes viennent y faire des emplettes. Les diverses formes de bazar sont « aux
mains » des Grecs, selon la formule consacrée par les contemporains, mais le petit
personnel est musulman29. Le cœur de la Smyrne dite orientale est investi par les non-
musulmans. L’ambiance quotidienne est toujours marquée par le fait turc ; les cris des
vendeurs, qui proposent rafraîchissements ou boissons chaudes, sont proférés en turc.
C’est la langue des affaires dans cette partie de la ville. Tapis, tissus, soieries, pierres
et métaux précieux, produits agricoles convergent vers les entrepôts de Smyrne, où les
marchandises sont stockées et échangées30.
Parallèlement à cet héritage vivace, les magasins de la rue Franque font se
rencontrer l’offre et la demande de produits et services importés ou inspirés de
l’Occident. Cela est attesté par les boutiques de chapeliers, de bottiers et de photo-
graphes. La grande majorité des compagnies de navigation vapeur ou les
compagnies d’assurances y sont représentées. Cet aspect de la consommation est
particulièrement visible dans les annuaires commerciaux, car c’est cette Smyrne-là
qui s’empresse d’adopter les formes de publicité à l’occidentale, et tente d’inté-
resser aussi une clientèle de passage ainsi que des firmes européennes à la recherche
de partenaires. On peut suivre, par exemple, le développement des photographes de
1883 à 192031. La rubrique passe de quatre à dix-neuf noms. Aucun nom musulman
n’est jamais mentionné. La relative technicité de l’activité et l’investissement néces-
saire barrent l’accès de la profession aux Turcs. L’activité qui prend son essor dans
la rue Franque et auprès du Casino européen diffuse quelque peu aux alentours : rue
28. PHALBOS Ph., « Les bezestens et les hans à Smyrne », p. 130-195, MCh, t. IX, 1961, p. 146
(gr.).
29. PHALBOS, art. cit. Il est possible que l’auteur ait une certaine complaisance à décrire ces
rapports sociaux. (gr.)
30. ERSOY B., Les Hans d’Izmir, Ankara, 1991 (tu.).
31. Annuaire oriental, 1883, p. 588, et MIKHAÏL G. N., Guide grec, Athènes, 1920 (gr.).
Smyrne : une urbanité moderne 41
des Roses, rue Basmahane, rue Galazio, où quatre Arméniens ont ouvert un
commerce de ce type en 1920. Dans la Smyrne du début des années 1920, on trouve
des noms de commerçants musulmans possédant leur boutique dans la rue Franque.
Une frange de la population turque accompagne les changements sociaux et écono-
miques dus à l’interaction avec l’Occident.
32. MANTRAN, L’Expansion musulmane, VIIe-XIe siècles, Paris, PUF, 1969 et 1991, p. 264 :
« Jamais les musulmans ne laissèrent ignorer aux dhimmî qu’ils étaient de condition inférieure au sein
de la société musulmane […] Le mépris des musulmans pour les dhimmî ne fut pas étranger à la
ségrégation dans les villes, où chaque groupe religieux occupait son quartier. »
42 Un territoire non national
33. TAMDOG* AN-ABEL, op. cit., p. 15 : « [..] il est apparu que les quartiers ne correspondaient pas
de manière univoque à des communautés religieuses ou à des séparations claniques, et que dans leur
agir les quartiers d’Adana ne jouaient pas comme des groupes ou des communautés homogènes. »
34. GALLAND A., Le Voyage à Smyrne, Paris, Chandeigne, 2000.
35. L’organisation en millets de la population ottomane n’est pas un invariant dans l’histoire de
cet Empire. Cf. BRAUDE B., « Foundation Myths of the Millet System », p. 69-88, in BRAUDE B. et
LEWIS B., Christian and Jews in the Ottoman Empire, t. I, The Central Lands, 1982 ; VALENSI L., « La
tour de Babel : groupes et relations ethniques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord », p. 817-838,
Annales ESC, VII-VIII.86, n˚ 4.
Smyrne : une urbanité moderne 43
auprès de bâtiments importants, que l’on entend concurrencer, comme les consulats
européens à Smyrne, le konak ou même la mosquée ailleurs : « Ils construisirent,
près de la mosquée et du konak ces deux fortins nationaux : l’église et l’école36. »
L’affirmation des diverses communautés, au sein du système des millets trouve son
expression la plus marquante dans la multiplication des lieux de culte monumen-
taux, en particulier chez les chrétiens depuis la fin du XIXe siècle37.
Même au niveau de bâtiments aussi symboliques que les églises ou les écoles, la
croissance urbaine entraîne des relocalisations hors du quartier premier. Par exemple,
l’École américaine se trouve à Paradis-Kızılcullu, en retrait de la ville, vers l’ouest. Si
l’ancienne École évangélique se trouvait à côté des bezestens, dans le centre-ville
ancien, relativement proche des quartiers juif et turc, les nouveaux bâtiments de cet
établissement se trouvent plus à l’intérieur de la ville, dans des zones orthodoxes, mais
dans des quartiers plus récents, situés plus au nord. Si le développement joue contre
les répartitions tranchées des institutions communautaires, les traces d’un passé plus
complexe n’ont jamais été complètement effacées non plus, comme le montre
l’exemple de la paroisse orthodoxe Saint-Jean au sein du quartier turc. Dans les
nouveaux quartiers ou banlieues de Smyrne, on peut trouver plusieurs bâtiments
récents de diverses religions dans un périmètre réduit, alors qu’à Smyrne même, les
bâtiments sont le plus souvent localisés dans leur quartier éponyme. De centraux d’un
point de vue topographique, ces bâtiments deviennent de simples ajouts, dans les
nouveaux lieux de concentration de la population.
L’affichage commercial courant est principalement en français, en italien, en
grec, et éventuellement en arménien ou en turc ottoman. L’espace des rues à
Smyrne est saturé par une multitude de systèmes de signes et d’alphabets différents.
L’observateur occidental en est souvent décontenancé, mais il s’agit d’un phéno-
mène habituel pour les habitants de cette région du monde, encore observable, dans
une certaine mesure, à Beyrouth ou à Alep38. Les habitants de ces régions sont cons-
cients de la multitude des langues dans leur espace quotidien, beaucoup sont
plurilingues, quoique les compétences liées à l’écrit dans plusieurs langues soient
sûrement plus rares. L’affichage plurilingue ne remplit donc pas uniquement une
fonction indicative, mais sert aussi à marquer l’identité du propriétaire, concourt à
une stratégie de séduction envers la clientèle, qui doit se sentir flattée d’être retenue,
digne de se voir ainsi adresser une inscription, visible par tous, en sa langue propre.
L’affichage commercial légitime la présence de divers groupes dans l’espace urbain.
Il semble néanmoins, d’après la plupart des photographies de Smyrne, que les affi-
ches commerciales en grec soient les plus nombreuses. La langue grecque marque
le territoire, en dehors du quartier turc.
36. KONTOYANNIS P., La Grécité des vilayets de Brousse et de Smyrne, Athènes, ADLU, 1919,
p. 86 (gr.).
37. SOLOMÔNIDIS Ch., L’Église à Smyrne, Athènes, 1960 (gr.). Les exemples sont très nombreux
dans les nouveaux quartiers chrétiens du nord-est de Smyrne.
38. A contrario, l’affichage public, privé ou officiel, est aujourd’hui unilingue à Istanbul ou en
Thrace grecque.
Suburbanisation :
logique économique et sociale
CORDÉLIO
Le cas de Cordélio est surprenant. On voit ici comment les logiques commu-
nautaires demeurent vivaces, alors que l’urbanisme uniformise les manières de
vivre. En 1874, Cordélio ne compte que quelques maisons rustiques, éparses à
travers champs. À partir de 1874, la première ligne de navettes maritimes relie
Cordélio à Smyrne et même Göztepe. Tout le golfe est ainsi desservi par cette
compagnie, qui arbore le pavillon britannique. En 1880, une nouvelle compagnie
est fondée par Popovitch, agent du Lloyd autrichien, et Sadik Bey, entrepreneur de
transport. En 1884, une troisième compagnie est fondée, dite Hamidiye, par Yaya
Kayatı Pa¤a. Ce dernier notable est favorisé par le pouvoir ottoman, qui lui accorde
le monopole sur la ligne. En contrepartie, le capital de la compagnie est ouvert aux
concurrents, qui sont ainsi absorbés de façon feutrée. La concurrence des convoi-
tises atteste l’importance de ce marché en croissance. En retour, grâce aux liaisons
établies, l’agglomération se développe rapidement5.
À la fin des années 1880, Cordélio compte déjà 5000 habitants. Au début des
années 1920, on dépasse les 10000 âmes. La nouveauté de l’agglomération est bien
connue des habitants6. La croissance du village donne lieu à un certain brassage
7. La reconstruction à l’identique de ce clocher blanc qui évoque plutôt l’Italie à Néa Smyrni,
dans la banlieue d’Athènes, sur le flanc d’une église orthodoxe néo-byzantine, dédiée à Hayia Phôtini
bien sûr, bien ronde et ocre, est une des nombreuses facéties du jeu absurde, mais sans cesse renouvelé,
des références identitaires.
Suburbanisation : logiques économique et sociale 47
à toit en pente cassée, fait d’ardoise et zinc, avec jardins à l’anglaise parcourus
d’allées de gravier, agrémentés de pièces d’eau et de fontaines, entourés de murs en
pierre surmontés de grilles en fer forgé. L’Orient semble absent de ces photogra-
phies. Il se rappelle au regard par quelque plante méditerranéenne ou l’apparition de
la mer. Il y a certes plus de photographies des bâtiments qui appartiennent à l’élite
sociale du lieu que de ceux où loge la population plus modeste. La production de
l’image d’un lieu est orientée par ceux qui décident de sa production et sa
diffusion8.
Les Arméniens de Cordélio sont considérés comme quantité négligeable pour
les sources grecques, alors qu’un développement entier est consacré à cette popula-
tion dans la grande monographie de référence. Son auteur, le père mekhitariste
Qossian, reconnaît certes que la communauté est petite, mais il met tout de suite en
avant son activité, son organisation et sa richesse. La vigueur de cette population
révèle l’ampleur de ses ressources économiques mais aussi symboliques, puisque le
modèle organisationnel type est bientôt parfait dans cette localité. À la fin du
XIXe siècle, la communauté arménienne posède déjà un conseil communal. On y
construit l’église de la Mère de Dieu, commencée en 1871 et servie par un prêtre à
demeure, ainsi qu’une école primaire mixte, ouverte en 1898, adjacente à l’église,
dont le terrain fut offert par la famille Ipliqdjian, négociants en produits manufac-
turés, propriétaires de magasins dans la rue Saint-Georges à Smyrne, et celle
d’Avédis Avédiqian, négociant en draperies. La communauté dispose aussi d’un
cimetière au lieu-dit Alabey, offert par Garabed efendi Balızian, négociant. Les
Arméniens de Cordélio, malgré leur dispersion – il n’est nulle part fait mention d’un
quartier arménien –, comptent environ 140 à 150 foyers, soit environ 700 personnes,
à la fin du XIXe siècle9. On voit donc à l’œuvre, tant chez les Arméniens que chez les
Grecs orthodoxes, des logiques organisationnelles tout à fait habituelles, qui atté-
nuent l’uniformisation levantine de la population.
Cordélio devient une véritable banlieue. La vie active de la plupart des hommes
se déroule au centre urbain ancien, ainsi que celle des enfants que l’on désire scola-
riser au-delà du primaire. On voit alors apparaître un phénomène de navette
quotidienne entre banlieue et centre. Les hommes et les élèves avancés gagnent tous
les matins en vapeur les centres scolaires et ceux de la vie des affaires. L’absence
dure jusqu’à la fin de la journée de travail, souvent le début de l’après-midi, moment
où les hommes rentrent manger. Le rythme des affaires doit composer avec la
journée de travail qui s’interrompt longuement à midi. Le commuting affecte tous
les hommes, indépendamment de leur affiliation communautaire. Il y a, à nouveau,
stricte séparation entre les différentes fonctions urbaines, mais sur des distances
allongées par le progrès technique. Cordélio est une zone de résidence, de vie fami-
liale et de divertissement. On trouve à cette fin de quoi faire des courses pour les
8. Une visite à Kar¤ıyaka aujourd’hui laisse deviner les traces de ce Cordélio passé, en particulier
sur le bord de mer, malgré l’accroissement de l’urbanisation entre-temps.
9. QOSSIAN H., Arméniens à Smyrne et dans les environs, t. I : Smyrne et les Arméniens, t. II : Les
Villes principales du diocèse de Smyrne et les Arméniens, Vienne, 1899 (ar.).
48 Un territoire non national
Les textes et les témoignages qui signalent l’absence des Turcs dans ce genre de
banlieues sont erronés. Les monographies nostalgiques du Cordélio chrétien avouent,
au détour d’un paragraphe, la présence d’habitants turcs aisés, fondus parmi la popu-
lation chrétienne : « Les plus riches d’entre eux habitaient des maisons de très belle
allure et mêlées à toutes les autres14. » L’existence d’un collège ottoman de plus de
120 élèves au début des années 1920, entre Alabey et Soªuk Kuyu, en est une preuve.
Soªuk Kuyu est le quartier réputé comme turc de Cordélio, qui compte quelque
800 habitants au début du XXe siècle. Ainsi, la séparation ethnique la plus sensible se
fait surtout sur le clivage simplifié entre musulmans et non-musulmans. Mais le
marché de Soªuk Kuyu, le vendredi, attire les acheteurs de toutes les confessions. Les
habitants Grecs orthodoxes de Cordélio comprennent au moins le turc. Ceux qui
l’ignorent se font remarquer comme émigrés du royaume de Grèce. Les classes plus
simples ont des contacts quotidiens avec les Turcs. Les enfants jouent ensemble dans
la rue. Cette proximité n’est pas toujours harmonieuse15.
GÖZTEPE
Les Arméniens locaux appartiennent à la classe très élevée. Göztepe, de même que
Cordélio, fut d’abord un lieu où l’on venait l’été en villégiature avant de devenir un
lieu de résidence permanente. Ainsi, à la fin du siècle, il y a encore une nette diffé-
rence entre la population arménienne estivale de Göztepe, qui compte alors une
trentaine de familles, et celle de l’hiver où elle se réduit à quelques unités. Il y existe
pourtant depuis 1870 une chapelle apostolique en pierre, dédiée à la sainte Trinité.
L’élite ottomane n’a pas non plus de comportement qui remette en cause la
vision grecque de la localité dans son ensemble. La perception de l’altérité n’était
pas toujours chose facile en milieu urbain, malgré l’œil aiguisé de personnes vivant
dans une société où l’appartenance communautaire détermine les rôles sociaux et
d’éventuels rapports de pouvoir entre individus. L’altérité se fait moins voyante à
mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale, où un certain consensus se dessine
quant au bon ton. Tous les « autres » ne se distinguent pas par leur mise, leur langue
ou leur mode de vie objectif. Plus rien ne les y oblige. L’altérité en milieu urbain se
fait plus discrète, à la fin du XIXe siècle, en particulier quand peu de manifestations
de vie collective sont perceptibles sur la voie publique. Qu’est-ce qui pouvait bien
différencier les habitants arméniens ou turcs du quartier aux yeux d’une jeune
Grecque orthodoxe de Göztepe ?
L’espace de Smyrne appartient à un Empire en constante régression territo-
riale. De centrale, Smyrne devient frontalière, ce qui fragilise la paix sociale entre
les divers membres de sa population. Smyrne est de plus en plus perçue comme une
avancée de l’Occident ou du royaume de Grèce sur le flanc d’un Empire déjà
chassé d’Afrique par la conquête française de l’Algérie, le protectorat français sur
la Tunisie, le débarquement anglais en Égypte puis la conquête italienne des
provinces libyennes, et pratiquement expulsé d’Europe après 1912.
Alors que l’Empire recule et faiblit, l’espace smyrniote se développe. La
fortune du port semi-colonial favorise la croissance de la ville. Industrialisation et
suburbanisation, conjointement au développement des transports dans la cité elle-
même, entre la cité et l’intérieur du vilayet puis de l’Anatolie tout entière, ainsi que
l’amélioration des liaisons avec le monde extérieur poursuivent leur essor jusqu’au
seuil du premier conflit mondial. La ville plurielle articule des espaces à identité
ethnique et religieuse forte – quartiers homogènes, figés par la cartographie euro-
péenne au milieu du XIXe –, et englobe aussi des lieux aux fonctions économiques,
sociales, administratives mais aussi simplement résidentielles, où des membres de
différents groupes ethniques et culturels se côtoient à la faveur de logiques sociales
et économiques vigoureuses, non réductibles au discours envahissant sur l’origine
des gens.
Ainsi, une des villes les plus peuplées et les plus composites, ainsi que des
mieux équipées de l’Empire, devient un enjeu de conflits ouverts entre les impéria-
lismes occidentaux et les revendications nationalistes exclusivistes des Grecs tout
d’abord, puis des Turcs. Ces tensions auront raison du fragile équilibre de la cité
qui, comme d’autres villes analogues de cette « région intermédiaire », selon la
formule de Dimitris Kitsikis, disparaîtra.
Deuxième partie
L’ÉCOLE À SMYRNE :
CULTIVER L’ENTRE-SOI
Smyrne, pôle éducatif
Smyrne est une des villes de l’Empire les mieux pourvues en écoles, se situant
juste après Constantinople pour ce qui est du nombre d’établissements et des effec-
tifs. L’école à Smyrne connaît son apogée de 1870 à 1922. C’est le principal pôle
d’éducation en Asie Mineure. Rougon, ancien consul de France, présente ainsi la
situation :
1. ROUGON F., Smyrne, situation commerciale et économique des pays compris dans la
circonscription du consulat général de France (vilayets d’Aïdin, de Konieh et des îles), Paris, 1892,
p. 36-37.
56 L’école à Smyrne
non grecs, voire des informations erronées2. La structure même des exposés
renforce l’impression que les jeunes Grecs orthodoxes vont tous dans les écoles de
leur communauté ou, plus insidieusement, que c’est là la meilleure décision
possible, celle qui va dans le sens de l’Histoire. C’est une vision que reprend large-
ment l’enquête sur les conditions sociales à Smyrne en 1921, que mènent les
Américains du YMCA. Les enquêteurs, venant eux-mêmes d’une société organisée
selon des communautés ethniques et religieuses, dans des modalités certes diffé-
rentes, épousent cette grille de lecture3. C’est une approche utile, mais cette image
ne rend pas compte du fait que certains enfants ont des parcours qui vont à
l’encontre des frontières entre communautés. Les divisions scolaires, à l’instar des
catégories ethno-religieuses, existent, mais elles ne sont pas hermétiques. Certaines
familles peuvent appartenir à plusieurs groupes et ont le choix entre plusieurs
écoles. On ne peut donc pas prendre les divisions communautaires scolaires pour
des lignes de fracture infranchissables. En effet, le développement scolaire d’un
groupe influe sur celui du groupe voisin par le biais de la concurrence, soit au
niveau du recrutement des élèves, soit, plus tard, sur le marché du travail entre
anciens élèves sortis d’établissements différents.
Le propos est ici resserré sur quelques formes d’éducation à l’occidentale
offertes à Smyrne, puis sur l’offre éducative développée au sein même de la
communauté grecque orthodoxe. On évoque aussi l’effort éducatif de l’État ottoman
et des communautés juives et arméniennes. Les cursus scolaires qui dépassent les
frontières ethniques et religieuses existent et ils ne se font pas au hasard. Ils obéis-
sent à une hiérarchisation entre communautés qui correspond aussi à une
hiérarchisation entre passeports, laquelle s’est établie dans la cité égéenne comme
partout au Proche-Orient. Cette hiérarchie change lentement. Elle n’est pas forcé-
ment la même pour toutes les communautés, ni pour tous les individus. Néanmoins,
la pyramide des mérites supposés est couronnée par l’Occident, en particulier la
France4. L’Ouest s’impose par l’évidence de ses supériorités technique, écono-
mique, sanitaire, politique, militaire qui expriment, croit-on, une supériorité
essentielle de sa civilisation. Ses us et coutumes sont copiés et imités, avec des
adaptations locales. Les populations les plus proches du modèle unique de la
modernité sont les plus prestigieuses.
2. SOLOMÔNIDIS, L’Éducation à Smyrne, Athènes, 1961 (gr.), ou BELITSOS T., Les Écoles de la
Smyrne grecque au début du XXe siècle, Athènes, 1993 (gr.).
3. BIRGE J. K. (dir.), A Survey of some Social Conditions in Smyrna, Asia Minor, Smyrne, 1921.
4. Être allé à l’école française confère encore une distinction certaine. Les établissements français
d’Istanbul ou d’Athènes, ainsi que ceux de Beyrouth, assurent pour la vie un capital de distinction. Ce
concept est défini et développé par BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement,
Paris, Éditions de Minuit, 1979. Les phénomènes de distinction expriment et contribuent à consolider
la stratification sociale. L’école joue un rôle majeur dans ces processus, mais pas forcément celui que
l’on attendrait. Elle ne fait plutôt, selon Bourdieu, que sanctionner ce que certains milieux sociaux
détiennent déjà comme capital culturel. Le constat serait-il si sévère dans les périodes de
développement des structures sociales ? Que faire des boursiers faisant preuve de « bonne volonté
culturelle » ?
Smyrne, pôle éducatif 57
« Il est impossible de supposer qu’on pourra jamais corriger tant de défauts par
l’éducation donnée à l’école, le mal pourra bien être atténué quelque peu, mais il me
semble qu’il se bercerait de chimères, celui qui prétendrait arriver, par l’école ou autre-
ment, à moraliser cette masse. Trop d’éléments concourent à la corrompre : l’exemple
d’en haut, l’absence d’un gouvernement, la mauvaise foi grecque, la bassesse armé-
nienne, l’indolence et l’amour des plaisirs orientaux, tout cela agissant à la fois sous les
yeux de cette population ignorante et essentiellement imitatrice, voilà plus qu’il n’en
faut pour rendre très difficile l’action moralisatrice de l’œuvre de l’Alliance en
Orient6. »
Des discours pleins de haine de soi sont courants dans les écrits des lettrés
locaux7. Être oriental, ce serait être attardé. S’être trop ouvertement frotté au petit
peuple n’est pas considéré. Aristotelis Ônassis, le futur armateur, est scolarisé dans
les années 1910 et au début des années 1920 à Smyrne, à l’école Arônis puis à
l’École évangélique. Or il connaît le turc, sa mère étant originaire de Salihli, certes
toujours située à l’ouest de l’Asie Mineure, mais à une trentaine de kilomètres à
l’est de Smyrne8. Ces deux caractéristiques en font clairement un grossier
« Oriental » pour ses camarades, d’autant que ses résultats scolaires sont mauvais.
Bien savoir le turc dans les milieux grecs smyrniotes et scolarisés de la fin de
l’Empire ottoman est presque infamant9.
Les Smyrniotes, quel que soit leur millet, considèrent que le monde est hiérar-
chisé. Il est plus difficile de décrire de façon péremptoire la hiérarchie entre millets
qui doit régner dans les esprits ou les pratiques sociales de la cité. Le rapport des
différents millets à l’Occident est déterminant dans leur vision hiérarchique du
monde. Au sein de tous les millets, ce rapport est ambivalent. Comment se situer
face à cette puissance, si évidemment supérieure, mais à laquelle on est étranger ?
Le processus, sans cesse réactualisé, de hiérarchisation des groupes influe sur le
système scolaire, car les différents établissements ont tous une affiliation à un pays
occidental et/ou une appartenance communautaire à un millet local. L’école otto-
mane étatique, de développement tardif, ne parvient pas à modifier cet état de chose
et prendra l’aspect d’une école musulmane modernisée sans parvenir, si tel était son
but, à évincer les tropismes communautaires et xénophiles des parents d’élèves 10.
Cette hiérarchie idéologique pousse chaque groupe local et chaque État
étranger à entretenir sa réputation, accroître son prestige, en vantant certaines
qualités prétendues immanentes à sa culture et à son éducation. Pour les parents
d’enfants à scolariser, il faut s’approcher autant que possible de l’Occident rêvé,
mais tout en choisissant des modalités acceptables pour l’image que l’on a de soi.
La hiérarchie entre établissements s’établit aussi selon les pressions du développe-
ment économique. Les enfants doivent suivre une scolarité qui leur permette de
s’insérer au mieux dans la vie sociale locale et économique de Smyrne, ville
portuaire à l’économie semi-coloniale, en rapports étroits avec l’étranger.
Au sein même de chaque communauté, il existe des établissements aux profils
divers. On peut choisir entre divers degrés de proximité de l’Occident, au sein
même des communautés. Par exemple, pour la population juive, les établissements
de l’Alliance israélite universelle luttent contre les autres écoles juives lors de leur
installation. Celle-ci désire « régénérer » une population juive ottomane qui se
perçoit en pleine décadence, ainsi que favoriser l’avancement des populations juives
dans les pays où elles se trouvent11. À cette fin, elle désire favoriser l’accès à la
lingua franca indiscutable de l’époque, le français, et une formation rationaliste 12.
Elle concurrence ainsi les établissements plus traditionnels, dont l’enseignement est
10. FORTNA B. C., Imperial Classroom, Oxford, 2002, p. 23 : « It was not a mere semantic
convenience that prompted Ottoman officials to refer to their nominally interdenominational
institutions as “Muslim” schools. »
11. RODRIGUE A., De l’instruction à l’émancipation, les enseignants de l’Alliance israélite
universelle et les Juifs d’Orient, 1860-1939 (trad. de l’anglais par CARNAUD J.), Paris, 1989, p. 17 :
« La spécificité idéologique de ce programme de “régénération” mise à part, d’autres raisons
poussaient les Juifs d’Occident à s’intéresser à leurs coreligionnaires du Bassin méditerranéen. La
pénétration croissante du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord par l’économie occidentale, le
développement de la navigation à vapeur et l’intensification des échanges avaient considérablement
accru le nombre des Européens, commerçants et autres, présents dans les ports de la Méditerranée. »
12. BENBASSA et RODRIGUE, Juifs des Balkans, espaces judéo-ibériques, XIVe-XXe siècles, Paris,
1993, p. 172 : « La petite classe moyenne en se francisant tira la première les bénéfices de cette
scolarisation. Elle avait besoin de langues étrangères pour se placer sur un marché de plus en plus
occupé par l’Europe et où les nouveaux enjeux économiques dépassaient les cadres locaux. »
Smyrne, pôle éducatif 59
à base religieuse. Puis, à la fin du XIXe siècle, l’Alliance doit faire face à un autre
défi idéologique, celui de la constitution du yishuv, le proto-Israël moderne13.
De façon analogue, chez les Arméniens, les parents ont le choix de scolariser
leurs enfants chez les mekhitaristes de Vienne ou dans des établissements de la
communauté apostolique, les principaux étant l’école Mesrobian pour les garçons et
l’école Hripsimian pour les filles. Les Mekhitaristes ont un rapport à l’Occident plus
direct que les structures apostoliques, tout en étant en mesure de revendiquer
l’excellence en langue arménienne, puisque l’ordre a joué un rôle primordial dans le
premier renouveau de la culture arménienne, ou Zartonq. Ils sont présents dans le
quartier arménien, tout comme les institutions apostoliques14.
ÉTAT ET MILLETS
13. RODRIGUE, op. cit., p. 183 : « Sur le plan idéologique, les sionistes et l’Alliance professaient
des vues diamétralement opposées. »
14. QOSSIAN, op. cit., p. 350-351.
15. BA⁄GÖZ √. et WILSON H., Educational Problems in Turkey, 1920-1940, Bloomington, 1968,
p. 19 : « The government attempted to establish a new elementary school system, rü¤tiye. Opened in 1839,
these new schools were a major means of preparing civilian youth for entrance into the military schools. »
16. En 1869, l’Empire adopte un « Règlement pour l’éducation publique », qui prévoit la
scolarité obligatoire pour les filles et les garçons. Rien ne semble avoir été prévu en cas de non-respect
de cette obligation. Malgré toutes les transformations de la société turque depuis la fin de l’Empire
ottoman, le travail enfantin précoce est encore une réalité visible dans les rues d’Istanbul aujourd’hui.
17. AMAEF-AT-CES-1896-1902, dp n˚ 52 du CGFS, Jousselin, du 12.VII.01, à Constans, AF,
« Autorisation pour leur école, demandée par les Frères des écoles chrétiennes ». L’enseignement
congréganiste peut être tenté par un rapprochement avec les autorités ottomanes, alors que la France
républicaine s’achemine vers la séparation des Églises et de l’État. Ainsi, les écoles catholiques
pourraient, elles-mêmes, remettre en cause les Capitulations et solliciter l’inspection ottomane. On
introduit l’étude du turc, ce qui fait scandale et en dit long sur l’état d’esprit du public scolarisé vis-à-
vis du pays dans lequel il vit.
60 L’école à Smyrne
Il n’existe aucune obligation pour les parents d’envoyer leurs enfants dans tel
ou tel établissement. L’organisation scolaire est du ressort des millets18. On trouve à
Smyrne des établissements privés payants, d’accès limité. Mais il existe aussi des
possibilités de bourses offertes par chaque communauté. L’appartenance sociale ou
ethno-religieuse détermine les chances d’une scolarité plus ou moins longue. C’est
la communauté orthodoxe qui a le système le plus développé d’aide aux études, au
moins primaires, pour les enfants de parents impécunieux. Ce soin collectif justifie
le nombre élevé d’écoles, jusque dans les petites bourgades peuplées de Grecs en
Asie Mineure, ainsi que le relatif haut niveau d’alphabétisation de la population
grecque orthodoxe à la fin de l’Empire, par rapport à la population du royaume de
Grèce19.
18. Dans le Hatt-i Hünayun de 1856, l’Empire fixe formellement le cadre des autonomies des
millets. C’est ce document qui amènera la rédaction de l’azkayin sahmanatroutioun arménienne
apostolique et des yeniki kanonismi orthodoxes.
19. AUGUSTINOS G., The Greeks of Asia Minor, Kent, 1992, p. 154 : « On a per capita basis the
Asia Minor communities did rather well in primary schools in comparison with the state-supported
system in Greece. Those along the western coast of Asia Minor matched or surpassed all other areas
except the Cycladic islands of the kingdom. »
Smyrne, pôle éducatif 61
20. ROUGON F., op. cit., 1892, p. 37 : « Les écoles spéciales de jeunes filles sont encore en bien
petit nombre et on peut dire que l’éducation de la femme, chez les musulmans, commence à peine. »
La modernité scolaire occidentale :
entre catholicisme français
et protestantisme anglo-saxon
Les écoles françaises à Smyrne sont les plus nombreuses. On compte plus
d’écoles françaises que d’écoles de tous les autres pays occidentaux réunis. Les
établissements dits français sont en fait des établissements religieux tenus par des
frères ou des sœurs francophones. Le catholicisme et la francophonie sont intime-
ment liés au Proche-Orient, au moins depuis les capitulations de 1535 5. Ces écoles
échappent à la laïcisation en cours en France. Elles constituent un capital que la
IIIe République n’entend pas dilapider, malgré les débats qu’elles suscitent 6. La
question des subventions républicaines aux écoles congréganistes à l’étranger agite
la vie politique française, alors que le régime en vient à rompre ses relations avec le
Vatican, le 30 juillet 1904. Paradoxalement, la République entretient et développe
au Levant des structures issues de l’Ancien Régime, qui la représentent et la
servent. À Smyrne, ces écoles sont groupées dans le quartier franc, dans la vieille
ville. Mais le développement du réseau scolaire français accompagne également
l’urbanisation de la région et le phénomène de suburbanisation des chrétiens.
Nous présentons ici un panorama de ces écoles, selon l’ordre d’ancienneté
d’installation et distinguant les établissements pour garçons des écoles pour filles 7.
En 1787, les Lazaristes fondent une école de garçons, Saint-Polycarpe, qui permet
des études gratuites. Elle devient un lycée classique, sur le modèle napoléonien
français, en 1802. L’établissement existe jusqu’en 1922. Il scolarise alors une
soixantaine d’élèves. L’école se trouve dans le quartier franc. En 1837, l’archevêque
latin de Smyrne fonde un collège de la Propagande, ou collège français du Sacré-
Cœur. À partir de 1845, ce sont les Lazaristes qui dirigent l’établissement. Il est
situé près de leur église, dans la rue Franque. Le grec y était obligatoire jusqu’en
1890. Puis il fut aboli. Le collège amène jusqu’au niveau des baccalauréats littéraire
et scientifique. Bien sûr, les Lazaristes suivent le programme des collèges français 8.
Au début des années 1870, l’établissement scolarise environ soixante-dix élèves.
Vingt ans plus tard, l’établissement en compte une centaine ; en 1922, il en compte
environ deux cents. Le collège des Lazaristes voit ses effectifs croître constamment.
Les Frères des écoles chrétiennes, ou Frères ignorantins, sont les congréga-
nistes les plus actifs à Smyrne. Ils y opèrent depuis 1841. Ils dirigent un des
établissements les plus renommés de la Smyrne levantine, le collège Saint-Joseph,
fondé en 18819. Installé rue des Roses, une rue au nord du quartier franc où se
concentrent de nombreuses écoles, il fonctionne comme un collège payant 10.
L’établissement est à proximité de l’église du même nom, tenue par le même ordre.
Bien sûr, cette école suit le programme des établissements français comparables. Il
scolarise environ 140 élèves au début des années 189011. L’établissement couronne
7. Sauf indication contraire, les effectifs indiqués sont tirés pour le début des années 1870 de
SCHERZER, op. cit., pour le début des années 1890 de CUINET, La Turquie d’Asie, t. III, Paris, 1894 et
de ROUGON, op. cit.
8. SCHERZER, op. cit., p. 44.
9. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 162 du CF, Pellissier, du 12.XII.80, à l’AF, Tissot,
« Inauguration du nouveau collège des Frères de la doctrine chrétienne » : « Les cérémonies d’usage
ont eu lieu au milieu d’une affluence considérable de parents des élèves et d’amis des Frères qui par
leur empressement auprès de ces maîtres dévoués ont voulu témoigner de leur vive sympathie et de leur
reconnaissance. À la grand’messe, l’Archevêque, qui saisit toutes les occasions de parler de la France
en termes élogieux, s’est exprimé encore sur notre pays de la façon la plus chaleureuse. Mgr Timoni a
appelé de son siège épiscopal les bénédictions du ciel sur la France et a dit bien haut au nombreux
auditoire qui l’entourait que c’était à la France seule, à la grande nation fille aînée de l’Église, que les
populations chrétiennes de son vaste diocèse avaient toujours dû la protection du culte et devaient,
depuis des siècles déjà, l’éducation apportée d’Europe au sein des familles par les missionnaires. »
10. CUINET, op. cit., p. 458-461.
11. L’établissement a traversé les vicissitudes de l’histoire et fonctionne encore à Izmir
aujourd’hui, dans des conditions différentes.
La modernité scolaire occidentale 65
l’activité des Frères qui se distingue au niveau des écoles paroissiales et écoles
gratuites à Smyrne, et continue de croître à la fin de l’Empire ottoman. Par exemple,
en 1876, les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul fondent et placent sous la direc-
tion des Frères des écoles chrétiennes l’école Saint-André, dans le quartier
populaire chrétien de la Pointe, entre le boulevard Aliotti et la rue de la Pointe.
En 1833, les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ouvrent une école de filles, le
collège de la Providence, ou Yedi Kızlar Medresi pour les Turcs, à nouveau dans la
rue Franque. Cette école scolarise gratuitement les filles de familles pauvres. Par
ailleurs et surtout, elle fonctionne comme tous les autres établissements de l’ordre,
dans le monde : « L’usage de la langue française [y] est exclusif 12. » Au début des
années 1890, elle scolarise 450 élèves environ. C’est le genre d’établissements
susceptibles d’attirer des filles pauvres, d’autres confessions, grâce à la gratuité. À
l’autre extrémité du spectre social, l’ordre des Dames de Sion ouvre en 1875 une
Institution de jeunes filles dans la rue Trassa, à proximité du consulat français.
L’établissement est fondé à la demande de l’archevêque latin de Smyrne. Il s’agit
d’un pensionnat payant où l’enseignement est aussi dispensé uniquement en fran-
çais. Il accueille au début des années 1890 une centaine d’élèves. En 1922, les
Dames de Sion scolarisent environ deux cents élèves. C’est l’apothéose de ce genre
d’institutions à la fin de l’Empire ottoman.
On voit avec ces deux exemples que les ordres enseignants savent s’adapter aux
besoins de publics différents. De l’école gratuite à l’institution sélective pour jeunes
filles issues des bonnes familles, toutes les catégories sociales peuvent trouver chez
les sœurs une école à leur convenance. La société ottomane tardive considère
comme normal que des classes de population différentes aient des besoins éducatifs
différents et donc des ambitions différentes pour leurs enfants. La hiérarchie entre
groupes sociaux est au moins aussi solide que celle établie sur des critères ethni-
ques. Peu la remettent en question, certainement pas les courriers ou les
publications des consuls occidentaux.
En 1913, la ville compte sept écoles françaises catholiques de garçons dirigées
par les Frères des écoles chrétiennes13. L’école catholique française est également
présente dans les banlieues chrétiennes plutôt chic, issues du mouvement de crois-
sance urbaine et suburbaine. Tout ce réseau rayonne au-delà des cercles français ou
européens. On compte en effet une école paroissiale catholique française à Boudja,
une école catholique française, Saint-Germanicus, à Göztepe, une école catholique
française, Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle, à Bournabat, une école paroissiale catho-
lique française, Saint-Polycarpe, à Cordélio, qui est composée d’une classe payante
et d’une classe gratuite au début des années 189014. La Mission laïque est absente
de Smyrne, a contrario de Salonique.
Ni l’anglais ni la culture anglo-saxonne ne sont en position dominante ni à
Smyrne ni au Proche-Orient, quoiqu’une colonie britannique influente habite en
Les Américains sont les derniers venus occidentaux à Smyrne, mais ils s’y
installent avec des moyens nouveaux. Smyrne devient une base importante du
prosélytisme protestant américain. Les premiers de ces missionnaires arrivent en
1820 dans l’Empire. C’est à Smyrne qu’ils débarquent, avant de déployer leurs acti-
vités en Anatolie. En 1833, leur imprimerie est transférée de Malte, pour quelques
années. Les missionnaires américains disposent désormais d’un établissement
permanent. Les écoles de Smyrne entrent en réseau avec le système nord-américain
à travers tout l’Empire. Les fleurons de cette éducation sont le Robert College à
Constantinople, fondé en 1863, et le Syrian Protestant College (future American
University of Beirut), fondée en 1866. Ce réseau est utilisé, en premier lieu, par les
Grecs et les Arméniens qui rejoignent le protestantisme, quoique les missionnaires
se défendent de vouloir créer de nouvelles Églises, séparées des Églises autoch-
tones16. Malgré ce discours, la présence scolaire américaine est étroitement liée à la
15. Scherzer, Rougon et Cuinet donnent à plus de vingt ans d’intervalle à peu près les mêmes
informations.
16. DWIGHT H., « Die amerikanischen Missionen in der asiatischen Türkei » (angl.), p. 450-464,
in OBERHUMMER R. et ZIMMERER H. (dir.), Durch Syrien und Kleinasien, Reiseschilderungen und
Studien, Berlin, Dietrich Reimer (Ernst Vohsen), 1899, p. 452 : « Le but de l’American Board of
Missions en se lançant dans l’aventure missionnaire en Turquie n’était pas de développer une secte. Il
ne s’agissait pas d’inviter les membres d’une Église chrétienne à la quitter et d’en rejoindre une autre.
[Le Board] n’avait aucun motif d’hostilité envers les vénérables Églises orientales. [...] L’American
Board [...] espéra amener le clergé des Églises orientales à approuver ses efforts pour populariser
l’éducation et la connaissance de la Bible qu’ils affirmaient tous suivre. »
La modernité scolaire occidentale 67
17. HORTON G., Report on Turkey : USA consular documents, Athènes, Journalists’ Union of the
Athens Daily Newspapers, 1985 (trad. gr. cons.), p. 142-143.
18. BIRGE J. K. (dir.), op. cit., p. 18-19. VERHEIJ J., « Die armenischen Massaker von 1894-1896,
Anatomie und Hintergründe einer Krise », p. 69-129, in KIESER H.-L., Die armenische Frage und die
Schweiz (1896-1923), Zürich, 1999.
19. Les installations furent utilisées ultérieurement par les forces de l’OTAN.
20. Annuaire oriental, 1915, p. 1515, 2e col.
68 L’école à Smyrne
collèges français de Smyrne en 1906, sur un total de 278 élèves, on ne compte que
20 musulmans, soit environ 7 % des effectifs contre à peu près 6 % pour les élèves
juifs, 27 % de chrétiens non catholiques et 60 % de catholiques 26. La présence des
élèves demeure largement déterminée par leur appartenance religieuse. Les catholi-
ques y sont surreprésentés par rapport à leur place dans la cité. Le même constat
s’impose à propos des écoles allemandes27. Même si c’est un des lieux à Smyrne où
chrétiens, juifs et musulmans se côtoient, cette cohabitation a lieu dans des propor-
tions numériques sans mesure avec celles de la cité. Le recrutement scolaire y est
biaisé en fonction d’une discrimination sociale et religieuse de fait. À l’inverse, les
parents musulmans se méfient de tout prosélytisme. Il est excessif d’avancer que
l’éducation française est la seule à avoir un caractère universaliste, même si le
géographe Vital Cuinet insiste sur l’ouverture des établissements catholiques fran-
çais, qui accueillent des élèves de toute ethnie et de toute religion. Les musulmans
n’y ont qu’une présence marginale, réduite à quelques individus.
La forte proportion d’enfants des millets non musulmans dans ces écoles déter-
mine le développement scolaire de ces millets. Juifs et chrétiens d’Orient ont peur
de voir leurs enfants leur échapper. En effet, toute sortie du millet d’origine est
synonyme de mort sociale de l’individu et tragédie pour la famille, mais c’est
surtout une menace pour l’intégrité du groupe dans son entier. La présence d’écoles
occidentales à Smyrne, comme dans tout l’Empire, a suscité la vigilance des élites
locales et incité à développer les systèmes scolaires autochtones, communautaires
ou publics. Pour autant, des membres de mêmes communautés peuvent avoir des
réactions d’adhésion, mais aussi de défiance vis-à-vis de l’école occidentale. Les
millets ne sont pas des groupes homogènes en tout.
La voie de l’émancipation scolaire vis-à-vis de l’Occident passe par l’appro-
priation des compétences occidentales, linguistiques et techniques. Ainsi, le français
s’enracine, étant largement enseigné dans les écoles non françaises de Smyrne. La
francisation est extrême dans le cas de l’Alliance israélite, qui ne reconnaît aucune
langue juive autochtone. Le judéo-espagnol n’est pour elle qu’un jargon mépri-
sable28. Mais l’hébreu vivant du yishuv est aussi combattu par le bureau central à
Paris. La transmission des connaissances issues du monde occidental s’opère dans
un cadre culturellement oriental, accordant une place à une culture autochtone stan-
dardisée ailleurs. Dans ce processus, la culture locale connaît une mutation radicale,
puisqu’elle s’approprie des formes importées, comme le discours historique
national. Cette appropriation est à double sens. Le modèle de l’État-nation, plus ou
moins parfait, conquiert ainsi la planète. L’éducation reçue dans de tels établisse-
26. PINON R., L’Europe et l’Empire ottoman, les aspects actuels de la question d’Orient, Paris,
Perrin, 1908, p. 511.
27. GEORGELIN, « La lente disparition d’un monde ethnique complexe : Smyrne à la fin de
l’Empire ottoman, 1894-1922 », Deltio, n˚ 14, Athènes, 2004.
28. AAIU, France, XVII-F28 : rapport annuel, 1907-1908, de M. Fresco : « Le turc est un habit
d’emprunt, le français un habit de gala, le judéo-espagnol la vieille robe de chambre commode où l’on
se sent le plus à l’aise. » Cité in RODRIGUE, op. cit., p. 115.
70 L’école à Smyrne
ments contribue à une aliénation des enfants par rapport à l’Empire. Les enfants de
la cité apprennent à penser le monde selon des références intellectuelles occiden-
tales et forment leur jugement selon des critères européocentrés. Ils sont
« désorientés », même si leur formation solide leur permet, dans un premier temps,
d’acquérir des postes privilégiés au sein de l’économie semi-coloniale de la cité. La
réussite matérielle des individus peut paradoxalement nuire à la pérennité du groupe
sur place, en le fragilisant, d’un point de vue politique, dans le kaléidoscope
communautaire local.
L’absence d’apprentissage du turc dans tous ces établissements est symptoma-
tique. Le turc peut apparaître accessoire à certains parents s’ils n’ont pas de
relations avec l’intérieur de l’Anatolie et s’ils parviennent à éviter d’en avoir avec
les autorités ottomanes. En revanche, cette langue intéresse ceux qui peuvent envi-
sager que leur progéniture ait des contacts économiques avec les turcophones de
l’intérieur du vilayet. Le commerce de détail des biens manufacturés se développe
le long des voies de chemin de fer. Or la clientèle est turcophone. De même, les
achats en gros de produits agricoles d’exportation impliquent des contacts avec les
fournisseurs, souvent turcophones. Enfin, certaines familles sont venues à Smyrne
de l’intérieur : c’est le cas des Grecs karamanlıs installés à Smyrne. Des relations
suivies avec l’administration ottomane imposent la connaissance du turc. Il y a
toujours certains postes, administratifs ou judiciaires, pourvus par des non-musul-
mans, en particulier dans des villes comme Smyrne29. L’absence d’un apprentissage
suivi de la langue turque fragilise à terme l’arrimage des non-musulmans au pays
lui-même, même si certains perçoivent Smyrne comme différente de l’Anatolie.
Les programmes d’enseignement sont centrés sur l’Occident. Ils transmettent
une vision – géographique, historique et morale – catholique romaine ou protestante
du monde. Les musulmans sont comme absents de ce monde chrétien occidental,
donc comme absents du monde moderne, performant, propre, en progrès constant,
tant technique que moral. Cette vision scinde la société ottomane en posant les chré-
tiens et les juifs orientaux comme potentiellement plus proches de l’Occident. De
fait, l’apprentissage du français ou d’autres langues occidentales est moins répandu
chez les musulmans. L’accès au français est un rouage important de la ségrégation
sociale ottomane. Les écoles occidentales encouragent le développement du quant-
à-soi communautaire, suspect aux yeux des musulmans. La fréquentation de ces
écoles et la pratique des langues occidentales sont la pointe visible de la possible
collusion des puissances occidentales avec les chrétiens locaux.
À la fin du siècle, on observe que les écoles occidentales renforcent leur carac-
tère national, notamment en ce qui concerne la langue d’usage. En effet, l’école
italienne tend à imposer l’italien aux dépens du français, l’école allemande
29. KRIKORIAN M. K., Armenians in the Service of the Ottoman Empire, Londres, 1978, p. 1 :
« La participation de la communauté arménienne à la vie publique ottomane en Anatolie orientale et en
Syrie n’a pas encore fait l’objet d’une recherche spécialisée. » FINDLEY C. V., « The Acid Test of
Ottomanism : The Acceptance of Non-Muslims in the Late Ottoman Bureaucracy », chap. XVI, in
BRAUDE et LEWIS (dir.), op. cit.
La modernité scolaire occidentale 71
30. Selon Pinon, il est indiscutable que les élèves orientaux sont plus lents que les élèves
occidentaux, et il serait chimérique de vouloir leur faire atteindre le même niveau d’études qu’aux
élèves d’Occident.
31. Il est possible que les familles ne scolarisent pas tous leurs enfants dans le même système
scolaire, comme c’est le cas de certaines familles de la communauté arménienne aujourd’hui à
Istanbul.
32. PINON, op. cit., p. 500-501.
33. Les autorités allemandes procèdent aux mêmes calculs. Voir par exemple la Nordeutsche
Allgemeine Zeitung, 23.III.06, « Pérennité incertaine de l’école allemande de filles à Smyrne », cité in
DS-39, p. 668 : « D’année en année, le besoin s’est accru de faire connaître aux filles du pays la langue
allemande et la vie de l’esprit allemand. Ces filles deviennent des mères et ce sont les mères qui
déterminent l’esprit et la langue de leur foyer. Dans une ville commerciale où se trouvent la langue
allemande et l’influence allemande sur les esprits, on peut trouver le plus sûr chemin pour des liens
commerciaux allemands. Notre école allemande de filles consacre ses forces en premier lieu, bien sûr,
aux élèves qui lui sont confiées. Elle est cependant consciente qu’elle sert ainsi la patrie allemande. »
34. Le statut de la parole scolaire s’est modifié depuis lors. Toutefois, les élèves au tournant du
siècle, pouvaient déjà aussi prendre leurs distances par rapport au discours de l’institution. Cf.
PERGAUD L., La Guerre des boutons : roman de ma douzième année, Paris, 1912.
35. L’université Saint-Joseph de Beyrouth, tenue par les Jésuites, et le collège Saint-Benoît de
Galata à Constantinople, tenu par les Lazariste, et le lycée de la Mission laïque à Salonique sont des
exemples pour le système français.
72 L’école à Smyrne
les États-Unis devient pour les Arméniens un horizon de vie banal, en particulier
après les massacres de 1894-1896. Les écoles occidentales sont autant de sas de
sortie éventuelle. Elles mettent grandement en péril la stabilité des groupes dans la
ville de Smyrne et sa région. Ce capital de mobilité potentielle est utilisé quand les
conditions politiques ou économiques rendent son activation nécessaire. Ce sera le
cas à Smyrne après la Première Guerre mondiale, puis en toute urgence en
septembre 1922.
L’école autochtone :
l’exemple grec orthodoxe
1. Les monographies écrites par des auteurs grecs les désignent de façon régulière comme
« établissements scolaires de la Propagande ».
2. SIGALAS N., « Hellénistes, hellénisme et idéologie nationale. De la formation du concept
d’“hellénisme” en grec moderne », p. 239-291, in AVLAMI Ch. (dir.), L’Antiquité grecque au XXe siècle,
un exemplum contesté ?, Paris, 2000.
3. ISSIGONIS A., « L’institut pédagogique grec de Smyrne », p. 79-113, MCh, t. XII, 1965 (gr.).
74 L’école à Smyrne
4. OZOUF M., L’École, l’Église et la République, 1871-1914, Paris, 1963 (2e éd. cons., Paris,
1982).
5. SOLOMÔNIDIS, L’Éducation …, op. cit., p. 224.
6. ATHINOYENIS A., « L’école de filles Homirion de Smyrne », p. 137-158, MCh, t. I, 1938,
Athènes, ES, 1938 (gr.), p. 152.
7. L’affirmation péremptoire de l’auteur selon laquelle les jeunes filles grecques orthodoxes ne
fréquentaient plus du tout les établissements dits occidentaux après la fondation de l’Homirion est
fausse.
L’exemple grec orthodoxe 75
nistration, est élue par le conseil paroissial parmi les notables du village. Le
financement est assuré par les revenus de l’église ou par des dons de particuliers,
dont le nom est éventuellement repris dans l’appellation de l’école, exhibé ainsi aux
coreligionnaires.
Les établissements grecs orthodoxes fonctionnent en réseau : le mouvement
des élèves en son sein est prévu. En effet, les Grecs orthodoxes sont mobiles. On
compte de nouvelles arrivées de Grecs de l’Archipel sur les côtes ottomanes de
l’Asie Mineure jusqu’aux guerres balkaniques. Ces populations pénètrent toujours
plus avant dans les terres, avec leurs enfants. Plus le système scolaire s’avance à
l’est, plus facile est l’arrivée de nouvelles familles, agriculteurs ou commerçants, le
long de voies ferroviaires, au fond des vallées fertiles du Méandre ou de l’Hermos.
L’existence du réseau favorise un autre type de mobilité, en sens inverse. L’articula-
tion des différents programmes autour de celui de l’École évangélique permet une
reconnaissance mutuelle. Les bonnes écoles orthodoxes offrent ainsi la possibilité
de venir à Smyrne pour acquérir une éducation secondaire générale, qui peut ouvrir
les portes de l’université d’Athènes ou d’une formation à contenu commercial.
Le personnel enseignant des petites écoles peut être recruté sur place. La région
forme en effet ses pédagogues de niveau élémentaire grâce à l’activité de l’École
évangélique, puis à celle de l’école de filles Homirion, qui abritent toutes les deux
une école normale. Au niveau local le plus élevé, c’est-à-dire à celui des enseignants
des grands lycées smyrniotes, on retrouve souvent un même parcours de formation.
Les enseignants sont des hommes et sont très souvent sortis de l’École évangélique
de Smyrne ou d’autres grands lycées du monde grec. Ils sont ensuite allés faire leurs
études à l’université d’Athènes, puis ils ont achevé leur formation par des études
doctorales ou postdoctorales en Europe occidentale, le plus souvent à Paris mais
aussi, très souvent, en Allemagne8.
Christos Arônis, dont le père a fondé l’école éponyme en 1852, part en 1880
étudier à l’université d’Athènes puis poursuit ses études en Allemagne, à Iéna et
ensuite à Munich. Ses études sont celles d’un philologue classique, mais il les
complète par une formation pédagogique. Il revient à Smyrne pour diriger l’école
avec son père, lui-même formé à l’université d’Athènes, dans les années 1840 9. Le
8. C’est aussi le cas de professionals de Boudja, comme P. Phôtiadis, juriste, d’A. Arealis, avocat,
de A. Athinogénis, juriste également. KARARAS N., Boudja, le village fleuri de Smyrne, son histoire, sa
vie, Athènes, 1962 (gr.), p. 39 et suiv.
9. ARÔNIS N., Contribution à l’histoire de l’éducation à Smyrne, la chronique de l’école Arônis,
Athènes, 1963 (gr.). L’université d’Athènes est une initiative de la monarchie othonienne, et fut
inaugurée en mai 1837. Arônis père en a été un des premiers étudiants.
76 L’école à Smyrne
cursus universitaire allemand n’est pas contradictoire avec une excellente maîtrise
du français. On retrouve des itinéraires similaires chez les jeunes filles. La directrice
de l’école Homirion, Heleni Louïzou, qui est l’unique directrice de l’établissement
de 1881 à 1922, a étudié à l’Arsakeion, le grand lycée féminin d’Athènes, puis a
continué ses études en Allemagne et en Autriche10. Les directrices de l’École de
filles centrale ont, elles aussi, suivi ce genre de parcours11.
Pas un seul nom musulman ne figure dans les listes d’anciens élèves de l’École
évangélique de Smyrne12. Tout indique que les établissements grecs n’exercent
aucune attirance sur la population turque. L’enseignement orthodoxe est-il perçu
comme fondamentalement antagoniste à la population musulmane, comme porteur
du nationalisme grec, difficilement supportable pour un élève dont l’univers de légi-
timité est tout autre ? Il est vraisemblable que la scolarisation d’enfants turcs dans
des établissements orthodoxes soit plus facile dans des localités où les musulmans
sont très minoritaires, où ils sont hellénophones ou bilingues turc-grec et où il
n’existe pas d’autre école. Le dilemme se pose dans les mêmes termes pour les
parents et responsables juifs dans des localités comme Vourla, dépourvues d’école
juive, après la Première Guerre mondiale. L’AIU conseille une éducation dans un
cadre grec orthodoxe, relativement organisé et moderne, plutôt qu’une scolarisation
dans une école juive religieuse13. En dehors de Smyrne, les parents turcs ou juifs ont
donc souvent à choisir entre une école orthodoxe, en langue grecque, et l’absence de
scolarité. C’est le cas en particulier dans le village de Hacılar, situé à 12 km, où
certains enfants turcs vont à l’école orthodoxe14. Les petits musulmans y assistent
au catéchisme et certains savent réciter des prières orthodoxes : « À une époque, un
petit Turc fréquentait l’école grecque. Lors d’une fête scolaire, le maître le fit lever
et l’interrogea lui aussi. – “Allez, Mustafa, lui dit-il, dis-nous toi aussi le Christos
Anesti.” Et Mustafa récita avec grand plaisir le tropaire, à la grande joie de son père
présent15. » La socialisation scolaire commune entraîne le partage de jeux et
d’expressions religieuses, fréquentes de la même façon dans toutes les langues de la
région, inattendues dans la bouche de petits musulmans en raison de leur coloration
chrétienne : « On raconte aussi qu’une fois un autre petit Turc jouait aux billes avec
des petits Grecs. À un moment où il y eut un doute s’il avait atteint la bille qu’il
visait, il jura pour certifier qu’il l’avait frappée : “Mais par la Très-Sainte, je vous
dis que l’ai eue !”16. » Le monographe, Nikos Kararas, rapporte ces détails avec
ironie, ce qui laisse penser que même l’intégration réussie d’enfants non orthodoxes
n’est pas sans ambiguïté. Elle est au moins aussi problématique que l’ignorance
mutuelle qui prévaut généralement.
On ne trouve que deux noms arméniens parmi les listes d’anciens élèves de
l’École évangélique. Les familles arméniennes, si elles offrent des études longues à
leurs fils, préfèrent d’autres établissements, même si l’offre grecque est la plus
élaborée, même si elle est la manifestation de la culture chrétienne autochtone la
plus présente. Les établissements qui attirent les Arméniens sont européens ou
américains. Solômonidis, publiciste smyrniote, ne semble pas s’être inquiété de
l’homogénéité des listes d’anciens élèves. Cette caractéristique est même désirée.
L’École évangélique est un lieu de l’entre-soi, de formation fermée. L’horizon idéo-
logique des élèves ainsi ségrégués ne peut qu’en être influencé. En revanche, la
qualité de l’éducation grecque orthodoxe est un argument pour attirer les parents de
jeunes filles. En particulier, les jeunes juives et arméniennes de Smyrne sont
nombreuses à l’école Homirion, selon Athinoyenis, dernier secrétaire du conseil de
cette école. Les listes d’anciens élèves n’indiquaient que le nom des élèves de
dernière année, diplômés ou non ; les élèves non grecs orthodoxes, ayant fréquenté
seulement quelques années les écoles grecques, n’y figurent donc pas 17.
2. TINAL M., « Le lycée impérial d’Izmir pendant l’occupation hellénique », in Tarih ve Toplum,
n˚ 188, août 1999 (tu.), p. 72.
80 L’école à Smyrne
des Turcs et son origine catholique auprès des Grecs. Il devient ainsi également
désirable pour les deux millets3.
Les non-musulmans à l’école ottomane sont rares. Leur présence est d’autant
plus discrète qu’elle contrevient au discours communautaire, voire nationaliste.
L’envoi d’enfants chrétiens dans des établissements ottomans peut néanmoins être
le fruit de calculs parentaux, qui misent sur une carrière dans la fonction publique,
où une solide formation en osmanlıca est nécessaire. Or cette formation ne peut
s’acquérir qu’en milieu institutionnel, étant donné la situation de diglossie turque.
On peut trouver des traces de tels itinéraires dans les listes d’enseignants des
établissements chrétiens, qui ont toujours besoin de personnes ayant eu des rapports
avec le monde scolaire ottoman officiel afin d’assurer les cours de turc ottoman. On
trouve mention d’un certain Aristotelis Doktoridis, qui enseigne le turc à l’École
évangélique et le grec à l’orphelinat musulman. Il est l’auteur d’une grammaire
élémentaire de l’osmanlıca, publiée en 1893. Vassilakis Kouvas, diplômé du lycée
turc, idadi de Smyrne, en accord avec les éphores de l’école Arônis, met en avant les
connaissances en turc, supposées matérialiser la fidélité des enfants au régime du
sultan, lors de fêtes officielles, si les représentants officiels du vilayet sont présents.
De tels enseignants assurent l’interface entre les différents mondes voisins. Leur
rôle est discret et vraisemblablement ingrat au quotidien4. Ce sujet est rarement mis
en avant dans les écrits des non-musulmans.
Dans les écoles turques, en particulier quand les tâches sont considérées
comme féminines, le petit personnel de service peut comprendre des chrétiennes.
L’entretien du linge et le ménage, en particulier pour les pensionnaires du sultanî,
sont assurés par une servante grecque orthodoxe5. Les élèves ne comprennent pas
les discussions de cette servante avec les officiers hellènes en 1919. Elle-même est
donc capable de communiquer en turc avec les lycéens. Elle se révèle une auxiliaire
précieuse pour sortir du sultanî, si proche du lieu où éclatent les fusillades qui
accompagnent le débarquement hellénique. Elle négocie en effet la sortie des
élèves, qui sont protégés de la foule par l’armée grecque. Acte courageux, car le
sultanî ou l’idadi sont des foyers du nationalisme turc. Tant les enseignants, les
cadres dirigeants des établissements que leurs élèves les plus âgés sont contre le
débarquement et certains rejoignent des mouvements de résistance. Cet engagement
politique éclaire l’ambiance et le contenu des programmes scolaires suivis dans ces
établissements. Ce phénomène n’est pas étonnant tant le rôle des grands établisse-
ments grecs de Smyrne est analogue. Les ambitions scolaires modernistes de l’État
3. FORTNA, op. cit., p. 14-15 : « France has long served as the focal point of Western emulators in
the Ottoman Empire. Whether in the fields of literature, social and political thought, or fashion,
Ottomans turned to Paris for models. » Pour une fois, on peut entendre par « Ottoman » tout sujet du
sultan, sans distinction de religion ou de nationalité.
4. Voir la scène du roman de THÉOTOKAS G., Leonis, enfant grec de Constantinople, Paris, 1985
[trad. de THEOTOKAS Y., Leônis, Athènes, 1946 (gr.)], où le professeur grec ottoman de langue turque
gifle un élève qui répugne à apprendre ses leçons, mettant en péril politique son établissement et
anéantissant les efforts du pédagogue.
5. KARARAS, Cordélio…, op. cit., p. 71.
Tradition musulmane et effort étatique ottoman 81
ottoman sont reprises par le Comité Union et Progrès (CUP), qui ouvre un établisse-
ment à Smyrne. Le CUP a la claire volonté de rattraper l’avance des chrétiens en
termes de compétences. Il s’ouvre aussi à Smyrne une École des arts et métiers. Il
s’agit de deux lieux de renforcement du sentiment national : « Il y a quelques jours
des élèves de l’École Union et Progrès et des élèves de l’École des arts et métiers
sont allés manifester devant certains magasins du Bazar, accusés de philhellénisme,
sous prétexte qu’ils avaient des vitres bleues ; ils les ont invités à enlever ces vitres.
Les négociants dont il s’agit s’y étant refusés, les écoliers manifestants ont brisé
leurs carreaux6. »
À Aydın, un des bâtiments les plus imposants de la ville est le lycée idadi. Le
bâtiment est situé en hauteur de la ville, sur le site de la vieille ville de Tralles. Il a
même été construit avec des pierres de la ville antique. L’allure impressionnante du
bâtiment, ses matériaux de construction, marquent l’affirmation de l’autorité
étatique sur un terrain dont l’identité historique est problématique. Il scolarise non
seulement des enfants musulmans, mais aussi grecs et arméniens 7. Le système
ottoman officiel est ici dans des conditions particulières, en l’absence de concurr-
rence chrétienne sérieuse. Il convainc certains parents chrétiens qui désirent
scolariser leurs enfants malgré tout.
L’administration publique des affaires éducatives, le maarif, se structure de
plus en plus dans le but de contrôler les activités des écoles non musulmanes. En
particulier, après l’abolition des capitulations, fin septembre 1914, la langue turque,
l’histoire et la géographie de l’Empire doivent obligatoirement être enseignées en
turc dans toutes les écoles. Ces décisions irritent les non-Turcs. Les uns, dans leur
pose coloniale, ne comprennent pas l’irruption dans leur quotidien scolaire d’un
Orient qu’ils imaginent dominer. Les autres s’estiment aussi autorisés que les Turcs
à traiter de l’histoire et de la géographie de la région, selon leur angle de vue, et ne
voient pas pourquoi le turc, d’un usage pratique limité dans bien des quartiers de
Smyrne, leur serait imposé dans ce qu’ils considèrent comme le nouveau saint des
saints : l’école grecque.
1. SKOPETEA E., Le Royaume modèle et la Grande Idée : aspects du problème national en Grèce
(1830-1880), Athènes, 1988 (gr.). Cf. p. 287 et suiv., « L’extension du royaume hellénique ». Selon
Skopetea, après la guerre de Crimée (1853-1856), la Grèce est dans le mauvais camp diplomatique.
L’intégrité de l’Empire ottoman est réaffirmée par le traité de Paris du 30 mars 1856. Les Alliés
occidentaux se sont assuré la modération de la Grèce pendant le conflit, en installant une escadre au
Pirée, de 1854 à 1857.
L’école grecque 83
d’Athènes6. Dans les statuts qu’ils publient, les grands établissements smyrniotes
s’empressent, après avoir reproduit le berat impérial qui autorise leurs activités, de
présenter une copie du courrier des autorités helléniques qui reconnaît la validité de
leur diplôme de fin d’études et ouvre les portes de l’université d’Athènes aux bache-
liers locaux. Les grands établissements dans la région fonctionnent comme
appendices du système scolaire hellénique. Ce sont l’École évangélique (tôt
reconnue par la Grèce, en septembre 1862), le lycée gréco-allemand de Smyrne (à
partir d’octobre 1908), le lycée franco-grec de la famille Arônis (en 1911) et le
lycée Paruena (en 1900), sans oublier le prestigieux lycée d’Ayvalık. Les ensei-
gnants des différents établissements sont recrutés, rémunérés et surveillés par
l’éphorie. Ils doivent faire la demande annuelle du renouvellement de leur contrat
d’enseignement. Le personnel de direction est recruté de la même façon par les
responsables locaux. Tout le système fonctionne a priori de façon décentralisée.
Malgré cette autonomie locale formelle, le tropisme athénien est déjà relevé par
Scherzer dès le début des années 1870. Les enseignants des établissements grecs
orthodoxes ont été formés à Athènes.
L’étude des matières scientifiques pourrait faire accéder les élèves à des réalités
indépendantes des cloisonnements nationaux et donc à un espace universaliste.
Néanmoins, même en ce domaine, le nationalisme grec s’infiltre de façon subtile.
En effet, la langue grecque permet, encore jusqu’au début du XXe siècle, par un
hasard heureux pour les nationalistes, d’éviter beaucoup d’emprunts étrangers pour
désigner phénomènes scientifiques et techniques. L’héritage de l’Antiquité, ainsi
que l’importance de la culture classique parmi les scientifiques occidentaux font du
grec savant une langue aisément applicable à ces domaines. La tradition helléniste
occidentale permet d’entretenir l’illusion d’une science évidemment grecque.
L’illusion est relayée par l’avantage pratique réel que constitue la possibilité
d’enseigner ces matières dans une langue homogène, alors que le turc ou l’arménien
doivent recourir largement aux emprunts aux langues occidentales ou à l’arabe, ou
bien à des calques du grec, souvent peu naturels. L’outil linguistique grec est en
adéquation, certes fortuite mais confortable, à son objet d’étude. Ainsi, les
programmes scientifiques des écoles grecques peuvent laisser penser que les Grecs
sont chez eux dans ce domaine.
Langues grecques
L’excellence en langue grecque est un des buts premiers de l’éducation grecque
orthodoxe ottomane. Le nombre d’heures consacré à cette étude le prouve bien. En
primaire, c’est environ un tiers du temps scolaire qui lui est directement consacré.
6. Pour comparer le cas de Smyrne à celui de la Macédoine ottomane, voir VOURI S., Éducation
et nationalisme dans les Balkans, le cas de la Macédoine du nord-ouest, 1870-1904, Athènes, 1992
(gr.). Selon Vouri, le contrôle des consulats grecs sur l’activité scolaire grecque ottomane de ces
régions est déterminant.
L’école grecque 85
Mais la diglossie grecque rend cet apprentissage ardu. La langue grecque écrite et la
langue parlée n’ont jamais été strictement les mêmes, à aucune époque de l’histoire.
L’époque contemporaine se caractérise par l’usage d’une langue épurée, kathare-
voussa, qui se démarque de la langue d’usage oral spontané, homiloumeni, ou
dimotiki. Le standard du grec démotique n’est formalisé qu’en 1941 par Manôlis
Triantaphyllidis. Il est très proche des parlers du Péloponnèse, berceau de l’État
grec moderne7. Les élèves scolarisés dans le système grec orthodoxe doivent
maîtriser la norme écrite8. La recherche de l’excellence en grec est sans cesse réaf-
firmée dans l’enseignement orthodoxe. Outre le grec savant, l’enseignement du grec
ancien est introduit dès la fin de l’école primaire, en sixième classe. Il n’y a pas
d’alphabétisation en grec démotique dans les années 1870, même si certains la
réclament, se souvenant de l’impact qu’a eu le changement de statut des langues
vernaculaires à la Renaissance, en Europe occidentale9. Cette question ne sera
jamais à l’ordre du jour à Smyrne. Le seul journal à paraître en démotique est un
journal socialiste de 1908. La scolarisation dans un bon établissement n’a pas pour
but de préparer à une telle lecture.
Il se produit pourtant une inflexion, pendant cette dernière époque ottomane, en
ce qui concerne le standard linguistique enseigné. En effet, à partir de l’année
scolaire 1875-1876, le grec démotique est introduit dans les programmes des écoles
primaires de la région smyrniote. Le grec ancien perd du terrain face à la langue dite
épurée. La diglossie a elle-même son histoire. L’idéal de maîtrise du standard
attique du Ve siècle avant l’ère chrétienne laisse la place à une langue un peu plus
proche du grec spontané. Cette réforme linguistique scolaire se heurte aussi à une
difficulté matérielle, puisqu’il n’existe alors pas de matériel pour enseigner le démo-
tique. Smyrne a eu un rôle pionnier dans cette réforme, qui est aussi un début d’aveu
de la distance existant entre le monde grec ancien et la réalité grecque moderne. Le
grec démotique est introduit dans les petites classes, langue dans laquelle a lieu, dès
lors, la première alphabétisation. L’alphabétisation en grec épuré s’est avérée ineffi-
cace pour le plus grand nombre, alors que la fréquentation scolaire chez les
orthodoxes est en voie de généralisation. Smyrne, ville marchande, recherche l’effi-
cacité en termes pédagogiques et ne peut s’embarrasser d’oripeaux linguistiques
encombrants. Le constat d’inutilité d’une éducation primaire cherchant à inculquer
7. ANDRIÔTIS N. P., Histoire de la langue grecque, Thessalonique, 1992 (gr.), et TONNET H.,
Histoire du grec moderne, Paris, 1993.
8. Des situations linguistiques encore plus complexes sont envisageables pour les élèves
orthodoxes de l’Empire. C’est le cas, par exemple, des élèves dans la région du Pont, dont la propre
langue spontanée est dite langue grecque pontique, qui est un rameau séparé depuis le grec byzantin. Il
leur faut donc apprendre deux formes de grec qui leur sont étrangères mais qui, dans leur horizon
communicationnel, sont indispensables : la démotique standard, s’ils désirent converser avec un Grec
d’une région autre que la leur, et la katharevoussa, langue pratiquement unique de l’écrit grec
orthodoxe. C’est également le cas des élèves des régions centrales turcophones qui doivent apprendre
ces deux formes de grec étrangères à leur langue maternelle, le turc. Ces exemples doivent mettre en
évidence l’arbitraire des catégories officielles du propre et de l’étranger dans le domaine linguistique.
9. ISSIGONIS, « L’institut … », art. cit., et PARASYRAKIS, art. cit.
86 L’école à Smyrne
des rudiments de grec ancien s’impose aux esprits vigilants, comme Isigonis. Le
grec ancien est alors abordé dans le cadre du secondaire.
L’ambition du programme de lectures est saisissante. Il est prévu que les élèves
lisent des textes de L’Anabase de Xénophon. L’apprentissage des règles morpholo-
giques et syntaxiques du grec ancien fait partie de la formation au lycée gréco-
allemand dès la troisième classe de primaire. Cette étude est poursuivie pendant
trois années10. L’enseignement est par ailleurs dispensé en grec savant. La situation
de diglossie a des conséquences sur la pédagogie. Elle présuppose des leçons préa-
lables pour pouvoir désigner les choses dans la vie courante. La langue parlée
spontanée est pour les conservateurs une forme moins noble que le standard savant.
Les performances attendues en septième année d’étude au lycée gréco-allemand
sont impressionnantes : Thucydide, Homère, Démosthène, Euripide, Sophocle sont
au programme, alors même que la formation classique dans cet établissement n’est
pas aussi complète qu’à l’École évangélique11. Les élèves doivent concevoir le grec
comme anhistorique. La katharevoussa est assimilée à la koinè des Évangiles,
marque manifeste d’une nouvelle élection historique de la culture grecque. Il s’agit
de « rendre grâce au Christ dans la langue de nos pères12 ».
10. Programme analytique du lycée gréco-allemand Kyriakos Yiannikis, fondé en vertu d’un
décret impérial et reconnu par les universités, Smyrne, 1910 (gr.), p. 15.
11. Idem, p. 57.
12. Programme analytique des écoles de l’Éparchie de Smyrne, Smyrne, 1911 (gr.), p. 81.
13. Commission de révision…, op. cit., p. 4.
L’école grecque 87
17. A Survey …, op. cit., § General Information ; les informations sont fournies par le consul
général des États-Unis.
18. Programme analytique du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 18.
L’école grecque 89
19. L’Islam remplit la même fonction dans les établissements de l’État ottoman. D’une
communauté à l’autre, tout est différent et pourtant si analogue. Cf. FORTNA, op. cit., p. 23 :
« Officially sanctioned Islam gave rhythm to daily life in the schools in the form of prayers, holiday
observances, and vacations. Students were monitored in terms of their religious-moral conduct as well
as academically, and members of the ulama were a constant feature on the school scene. »
20. Ces saints chevaliers, importants pour toute l’orthodoxie, sont fêtés respectivement le 23 avril
et le 26 octobre.
21. Polycarpe fut le premier évêque de Smyrne, martyrisé en février 156. Barbara est une sainte
d’Asie Mineure, martyrisée en 235, à Nicomédie. Ils sont fêtés respectivement le 23 février et le
4 décembre.
22. Programme analytique des Écoles…, op. cit., p. 15.
23. Commission de révision…, op. cit., p. 12.
24. Il n’y a pas eu de raisons religieuses à la constitution d’une Église bulgare (1848 : fondation
d’une Église bulgare à Constantinople, 1860 : proclamation unilatérale de l’indépendance
ecclésiastique bulgare dans cette Église, 1871 : reconnaissance par ferman impérial de l’Église bulgare
et donc d’un nouveau millet). Il faut voir ce renouveau ecclésiastique comme un fait national et non
comme un schisme à propos du dogme. Le Patriarcat œcuménique ne lève sa condamnation pour
hérésie de phylétisme, formulée en 1872, que le 22 février 1945 ! Cf. CRAMPTON R. J., A Short History
of Modern Bulgaria, Cambridge, 1987.
90 L’école à Smyrne
25. Elle n’est sûrement pas nulle pour autant. Le premier périodique bulgare a été publié à
Smyrne en 1844, sous le titre de Liouboslovie.
26. Pour se convaincre de la difficulté de la normalisation des relations entre le Patriarcat
œcuménique de Constantinople et la nouvelle Église de Grèce, qui prit quelques décennies, voir
FRAZEE C. A., The Orthodox Church and Independent Greece, 1821-1852, Cambridge, 1969.
27. Programme analytique du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 43.
28. Commission de révision…, op. cit., p. 16.
29. Communauté orthodoxe de Magnésie, Statuts des établissements scolaires de la communauté
orthodoxe de Magnésie, Athènes, 1889 (gr.), p. 5, § 8 et p. 12, § 43.
30. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 232.
L’école grecque 91
en avant sont le système du dev„irme, ou levée d’enfants qui alimentait le corps des
janissaires. C’est seulement dans la dernière classe de l’école primaire, la sixième
classe, que l’on parle de l’État arabe puis de l’« État turc ». L’histoire est envisagée
de façon encyclopédique. Le passé éloigné est plus important que les temps
présents ; il est plus lisible et aussi plus facile à enseigner. Il s’avère, en revanche,
problématique de traiter des temps plus proches, politiquement plus délicats. Dans
le secondaire, il demeure essentiel pour les élèves d’acquérir une connaissance
étendue de l’histoire ancienne. L’histoire universelle médiévale et moderne est
évoquée brièvement34.
L’histoire du XIXe siècle permet l’introduction des nouveaux mondes. Les
énoncés ignorent les concepts d’impérialisme, de colonialisme ou d’expansion-
nisme. Cette seconde section du programme comprend, à la fin, l’histoire de la
Grèce moderne, dans le cadre du mouvement des idées libérales et nationales du
XIXe siècle, qui débute à la Révolution française, dont on affirme la place éminente
dans l’histoire contemporaine. La Grèce moderne constitue le dernier ensemble à
connaître. Le premier titre de cette partie du programme est consacré aux Églises,
posées comme les foyers de l’existence nationale, avant l’apparition des États. La
révolution grecque est traitée une troisième fois au cours de cette année – après
l’avoir été une fois dans l’histoire générale de la Turquie et une fois dans l’histoire
du XIXe siècle –, dans la partie finale consacrée à la Grèce moderne. Les derniers
énoncés sont la guerre de 1897 et l’autonomie crétoise. L’histoire grecque moderne
est orientée vers une « libération nationale » générale, mais le mot est toujours
soigneusement évité. Quelles conséquences un tel programme d’études, officiel, a-t-
il sur la conscience politique des élèves ? Comment est-il possible, après l’instaura-
tion par les Jeunes-Turcs d’une inspection publique de tous les établissements
scolaires sur le territoire ottoman, que ce programme soit maintenu ? On imagine
qu’il ne doit pas manquer de matière à conflit avec la nouvelle administration. Mais
la protection occidentale sur les grands lycées grecs de Smyrne les met à l’abri
jusqu’à la fin septembre 1914.
Pour enseigner la géographie, on respecte un principe moderne : partir de la
réalité proche, considérée comme plus simple, pour aller vers le plus lointain ou
abstrait. Smyrne a ainsi une place de choix dans le programme dès les petites
classes. Le thème est constamment repris. On décrit sa population et on évoque sa
fonction commerciale. D’ailleurs, même dans les classes d’enseignement général,
des éléments de culture commerciale sont dispensés aux élèves. Une connaissance
générale en ce domaine apparaît nécessaire à tous.
La géographie est souvent envisagée en primaire comme patridographia, soit
étude de la patrie, c’est-à-dire étude de la géographie de Smyrne et sa région, mais
aussi de l’État néo-grec. La double signification du mot patrie est lourde de consé-
quences. L’espace de l’Asie Mineure occidentale est désigné selon les toponymes
helléniques, classiques ou recréés, quand bien même ils n’étaient pas compris par
les lecteurs. Par exemple, le faubourg sur le rivage sud de Smyrne, connu par tous
comme Göztepe, est désigné comme Henopi dans les programmes scolaires.
Souvent, le vrai nom est malgré tout indiqué entre parenthèses, ce qui est un aveu de
manipulation, ainsi que d’une certaine reconnaissance du caractère composite des
populations locales. La volonté de normalisation de l’espace se heurte ainsi à
certaines réalités. Au pire même, il n’est pas mentionné de noms grecs pour certains
lieux familiers, comme Mersinli.
Dans les petites classes, l’étude omet la plupart du temps les religions autres
que le christianisme ; elles sont évoquées en troisième classe de primaire, où l’on
doit traiter en classe des « temples » dans la ville. En revanche, on sensibilise très
tôt les enfants à la présence occidentale. Les consulats occidentaux, les bureaux de
poste étrangers sont de véritables points de repère dans le tissu urbain, ainsi que le
symbole du partage de facto du pouvoir dans l’Empire. L’élargissement de l’horizon
géographique des élèves se fait en suivant des zones concentriques du monde grec :
le royaume, la Méditerranée orientale et les Balkans, abordés bien avant les
provinces de l’Est ottoman, que l’on nomme sans réserve Arménie ou Kurdistan. La
vision de l’espace est donc différente de celle que les écoles françaises entretiennent
à la même époque, au même endroit.
La géographie ancienne est reprise, à tel point que les divisions géographiques
de la plus haute Antiquité grecque sont remises à l’honneur pour décrire des types
comportementaux humains35. Ainsi, un ancien élève de l’École évangélique peut, le
plus sérieusement du monde, classer ses anciens professeurs selon leur origine
géographique : un tel sera le lourd Dorien typique, un autre une incarnation de
l’absolu Lydien, un autre encore l’Éolien parfait, un dernier enfin l’Ionien par excel-
lence. Or ces divisions n’ont depuis des siècles aucune réalité sur le terrain, car les
Grecs d’Asie Mineure occidentale sont presque tous issus de mouvements migra-
toires venus de l’Égée moderne36.
35. PETROPOULOU I., « L’usage de noms hellénisés et archaïsants en Cappadoce au XIXe siècle »,
p. 141-200, DKMS, t. VIII, 1988-1989 (gr.).
36. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 228-230.
37. CHANET J.-F., L’École républicaine et les petites patries, Paris, 1996. Cf. chap. IX, « Éduquer
hors de la classe », p. 328-357.
94 L’école à Smyrne
des adolescents partent en excursion, au début du XXe siècle38. Les deux grandes
classes d’une école primaire grecque orthodoxe, soit environ soixante-dix enfants
partent, avec leurs deux instituteurs, visiter le quartier turc de la ville pour faire
l’ascension du mont Pagos, afin d’y contempler le panorama. Le quartier turc semble
étrange aux élèves. Il y règne « une sérénité orientale » qu’ils semblent ignorer39.
L’hostilité des habitants y est sensible. Certains passants crachent au passage du petit
convoi, alors qu’un hoca salue les enseignants. Les officiels jouent le jeu de la civilité
ottomane. Les élèves atteignent la partie supérieure du mont, dénuée de construction à
l’époque de l’action. Un des enseignants situe le théâtre, puis l’acropole de la cité
antique. Les paroles des deux enseignants sont rapportées en katharevoussa dans le
roman qui, lui-même, est écrit en démotique, riche en formes lexicales et morphologi-
ques locales. Le romancier veut souligner le décalage entre le discours officiel et celui
de la vie spontanée des enfants. (La katharevoussa n’est vraiment pas la langue des
petits Grecs orthodoxes.) Il semble séparer l’innocence de l’enfance et les obsessions
nationalistes adultes.
Les deux instituteurs sont autoritaires et prennent une posture hiératique :
« Debout et faites silence un instant pour rendre hommage à la gloire de la Grèce
ancienne ! Dans ce théâtre retentirent les tragédies d’Eschyle et de Sophocle. Ici
Homère, enfant du Mélès, chanta ses vers immortels40. » L’excursion prend des
allures de pèlerinage obligé. Les deux enseignants interrogent les enfants sur les noms
des sommets environnants. Les réponses fusent en turc : Manisa Daªı, puis Boz Daªı,
au grand désespoir des enseignants. Les seuls noms qui vaillent, d’ailleurs enseignés
dans le cours de patridographia, sont les noms grecs anciens, tombés en désuétude,
soit Sipylos et Tmôlos, que les élèves ne prononcent qu’après de longues hésitations.
Les monuments et les paysages que les enseignants choisissent et imposent à la
contemplation des élèves excluent toute trace de la présence musulmane ou franque
dans l’espace et l’histoire de la région. Le regard est exclusiviste, il doit permettre une
appropriation optique de l’espace. Après avoir enfin entendu les noms grecs anciens,
l’enseignant prend la pose devant le paysage et se lance dans une tirade : « Tout cela
était grec. Tout cela (sa voix tremblota soudain, ses yeux brillèrent de larmes qu’il
tâchait de retenir) était, est et sera grec… à tout jamais41. »
L’évocation du passé hellénique suggère l’horizon rédempteur du retour d’un
pouvoir grec en ces lieux42. D’autres spectateurs suivent toutefois cette scène. Le
pathos nationaliste de l’instituteur provoque des jets de pierres, lancés depuis les
créneaux de la forteresse. On est bien loin d’un cosmopolitisme serein et harmonieux.
Politis, malgré toute l’affection qu’il a pour la ville qu’il a dû quitter, ne cache pas la
précarité des relations entre les communautés. L’excursion doit son salut à une pause
pique-nique, qui met fin aux déclamations et apaise les observateurs invisibles que les
38. POLITIS K., Dans le quartier de Chatzifrangou, Athènes, 1962, 1988 (gr.), 288 p.
39. POLITIS, op. cit., p. 51. C’est moi qui souligne.
40. POLITIS, op. cit., p. 52.
41. POLITIS, op. cit., p. 53.
42. POLITIS, op. cit., p. 51.
L’école grecque 95
L’ÉVINCEMENT DE CONSTANTINOPLE
AU PROFIT D’ATHÈNES
43. ANDERSON B., Imagined Communities, Reflection on the Origin and Spread of Nationalism,
Londres, 1983 (7e éd. cons., 1996).
44. Kônstantinos Xanthopoulos est directeur de l’École évangélique de 1861 à 1884. Il est né à
Trébizonde, centre de l’autre grande région grecque orthodoxe d’Anatolie, le Pont. Il a étudié en
Allemagne et réside à Athènes quand il est appelé à Smyrne pour diriger l’École évangélique. Il
présente le profil intellectuel et national adéquat pour remplir sa fonction.
45. VOURI, « Inspecteurs scolaires », op. cit., p. 149-154.
46. PARANIKAS M., Histoire de l’École évangélique de Smyrne, rédigée à partir des sources,
Athènes, Imprimerie Alithias, 1885 (gr.), p. 65-66.
Une école, à Smyrne aussi, est bien plus qu’un lieu d’enseignement. Il s’agit
d’un fait social plus ample. Elle traduit les soucis du moment des parents, leurs
visions de l’avenir de leurs enfants. Elle engage l’avenir du groupe en le préparant,
ou non, de façon délibérée ou inconsciente, à certaines évolutions. Des points de
convergence sont décelables dans le fonctionnement des divers établissements à
Smyrne. Tous sont organisés selon des principes autoritaires. Ils encouragent au
conformisme social et professent l’adéquation à l’économie semi-coloniale de la
cité. Ils permettent ainsi de s’intégrer et de s’élever dans la société ottomane
tardive. En y envoyant ses enfants, les parents désirent les faire accéder aux profes-
sions modernes.
Ouvrir une école n’est pas un geste gratuit. Elle apparaît constituer le meilleur
garant de la pérennité culturelle du groupe, voire sa survie. Il semble que l’école
d’avant l’ère audio-visuelle pouvait jouer un rôle prescriptif bien plus fort
qu’aujourd’hui. Les propos des sociologues Bourdieu et Passeron sont particulière-
ment pertinents dans un tel cadre. Peut-être même que leurs lignes ont plus de
portée historique rétrospective que de valeur de diagnostic sociologique pour le
monde d’aujourd’hui : « Toute action pédagogique est objectivement une violence
symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire
culturel1. » Quelques lignes auparavant, les deux auteurs exposent ce qu’ils enten-
dent par « rapport de violence symbolique », rapport auquel sont soumis fortement
les enfants scolarisés à Smyrne : « Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout
pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes
en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa
propre force, i.e. proprement symbolique, à ces rapports de force2. » Le système
semble tellement efficace que même les chrétiens arabophones de Smyrne caressent
l’idée d’ouvrir une école où l’arabe serait enseigné dans un cadre chrétien catho-
lique3. Ainsi, les horizons historiques de chaque groupe divergent profondément et
cette divergence est cultivée par les écoles qui contribuent ainsi aux tensions dans
cette société.
À l’examen des éléments de programme trouvés pour l’ensemble des écoles, on
remarque que ceux-ci s’articulaient en deux parties différentes. D’une part, les
élèves devaient acquérir certaines connaissances, en rapport avec l’état des
sciences de l’époque et avec la situation géographique et économique de Smyrne.
Celles-ci étaient peu ou prou les mêmes partout, quelle que fût l’origine des élèves
ou l’affiliation ethno-religieuse de l’école considérée. Ces matières communes
étaient le français, convoité même dans les écoles musulmanes, quand elles étaient
étatiques, les matières scientifiques, ainsi que l’éducation physique. Certes, l’exer-
cice physique était intégré dans un discours nationaliste. En second lieu, venait tout
un bloc de connaissances auxquelles était assignée une fonction d’élaboration de
l’identité collective. Il s’agit tout d’abord de l’étude de la langue « nationale ». Le
français joue ce rôle dans les écoles congréganistes française. Le cumul de ce rôle
et de sa situation objective de lingua franca en faisait une langue identitaire à
tendance exclusive dans les écoles congréganistes. De même, les cours de religion
ou d’histoire et géographie « nationales » façonnaient une vision du monde qui
plaçait la communauté titulaire de l’école au centre de l’œcumène et renvoyait les
Autres à la périphérie. La présence d’élèves étrangers à la « nationalité » de l’école
a peut-être été plus bénéfique à la société ottomane qu’elle n’en avait elle-même
conscience. Force est de constater la rareté de parcours entre établissements des
divers millets autochtones.
Le développement rapide des systèmes scolaires à Smyrne tirait de plus en plus
les jeunes citadins à hue et à dia. L’école de Smyrne fonctionnait en quelque sorte
contre la Smyrne réelle, bariolée et orientale, en présentant comme ligne d’horizon
une Smyrne hellénique ou une Smyrne turque, voire une Smyrne totalement colo-
nisée. Si ces divergences manifestes ne sont pas la cause principale des événements
catastrophiques de septembre 1922, elles n’en demeurent pas moins dans l’arrière-
fond des perceptions mutuelles des groupes ethno-religieux de la cité. L’osmanlılık
présente dans les discours officiels, même sous le régime jeune-turc, ne résiste pas à
l’examen des réalités scolaires. Le but même de ces écoles est de développer
l’entre-soi. L’Autre est considéré comme un concurrent et non comme un
concitoyen.
3. (suite) réunir, si l’on ne tenait compte du sentiment particulier qui pousse tous les gens de culture et
d’esprit arabes à maintenir traditionnellement, dans leur famille, l’usage de la langue nationale. »
Troisième partie
Les temps libres d’une société sont autant d’occasions de détente, de rencontres
et d’échanges pour ses membres. Dans un contexte de pluralité ethno-religieuse, les
groupes peuvent entrer en contact. Au tournant du siècle, les modes de réjouissance et
de loisirs évoluent, au moins en partie, sous l’influence du modèle occidental. Si les
fêtes religieuses de chaque communauté restent centrales, en particulier au niveau
idéologique, l’irruption de formes nouvelles de loisir, comme le cinéma, change les
habitudes. L’objet de ce chapitre est de visiter certains lieux et d’observer certains
moments où les Smyrniotes, issus de toutes communautés, peuvent se rencontrer.
Alors que la fête relève du collectif se pose la question de l’émergence d’une sphère
privée à Smyrne, à la fin de l’Empire. La population est nombreuse et sujette à de
perpétuels mouvements en provenance d’autres villes portuaires et pays marchands
mais aussi d’Anatolie. Smyrne a la réputation d’être plus libre que l’intérieur de l’Asie
Mineure. Des schémas contraignants de l’ordre social s’y rencontrent dans une atmos-
phère urbaine qui favorise l’éclosion d’espaces de relative liberté, y compris dans les
relations entre genres. La foule et ses mouvements permettent presque l’anonymat,
malgré les pratiques de contrôle social.
Ce sont de véritables événements publics qui manifestent aux voisins la viva-
cité du groupe en fête, et qui le distinguent de son environnement, demeuré dans le
temps social normal. Lors de ces fêtes, la mise à distance des autres mais également
leur évocation explicite sont centrales. Il est de bon ton de visiter et féliciter les
membres de la communauté en fête. Ces fêtes suivent des calendriers qui diffèrent
selon les religions, et même parmi les chrétiens. Les orthodoxes ainsi que les apos-
toliques suivent le calendrier julien, alors que les chrétiens dits occidentaux
respectent le grégorien. Par ailleurs, le mode de calcul des dates des fêtes mobiles,
comme Pâques, diffère d’un groupe à l’autre. Les temps de réjouissance religieuse
sont décalés parmi la population. Une même fête chrétienne peut être célébrée deux
fois1. Grâce aux divers calendriers, on met en scène les divergences ecclésiales,
1. C’est toujours le cas à Alep. Les chrétiens y souffrent de l’étalement de leurs fêtes qui les
discrédite, pensent-ils, aux yeux de l’environnement musulman.
102 Réjouissance, vie privée et loisirs
2. CEAM, ATO, Karantina, IÔN 4, Lemonia Pangalou, née en 1903, int. en 1968, f. 14-15 :
« Nous avions deux Eglises, celle du Christ et celle des Saints Anargyres. Nous faisions une procession
pour les Saints Anargyres. Moi, ma mère ne me laissait pas courir aux processions. »
Fêtes collectives 103
Comme tout carnaval, il s’agit d’un temps d’inversion des conventions sociales.
Le monde est mis sens dessus dessous. Les carnavaliers portent des ombrelles la
nuit. Le carnaval de Smyrne présente des traits particuliers en raison du contexte
pluriel. À côté des rites d’inversion sociale portant sur le genre, c’est-à-dire le
travestissement festif et la plus grande hardiesse entre les sexes, qui peut donner lieu
à des scandales après la fête, il permet également de changer d’aspect, notamment
ethnique et religieux4. Les faux Arabes, faux Zeybeks, faux Juifs, faux Arméniens
ou encore faux Levantins sont alors légion5. On contrefait sa voix en imitant
l’accent, considéré comme typique, des autres habitants de la ville : « La nuit, on
ouvrait toutes les maisons, on illuminait et les carnavaliers entraient et sortaient
avec leurs masques furieux et leur voix différente, leur voix grossière, avec leur
langue incompréhensible pour les étrangers, avec une prononciation arménienne,
des mots grecs corrompus, du turc et tout ce qu’on voulait6. »
La mascarade n’implique pas la population turque ou des figures du pouvoir,
mais il est possible que, lors de l’occupation hellénique, ce thème soit apparu. Elle
permet de défaire, un temps, les hiérarchies sociales qui impliquent des identités
ethno-religieuses. Les avocats et les médecins, professions libérales si prisées des
familles du Proche-Orient, symboles de réussite et d’occidentalisation, deviennent
objet de dérision. On se moque en particulier de l’arrogance des médecins ayant fait
leurs études en France. La xénomanie levantine, l’appétit d’Occident smyrniote,
n’est pas sans ambiguïté, et on n’attend souvent qu’une occasion pour contrer cette
attirance étouffante.
La mascarade dévoile aussi, en même temps qu’elle cache, les habitudes et la
normalité. Le défilé de chars permet la mise à l’honneur, cette fois-ci sur un mode
autre que celui de la dérision, de l’Antiquité grecque. Le char qui gagne le premier
prix en 1904 est celui du club athlétique Appolôn. Au centre du char trône un
Appolon figuré par l’athlète grec orthodoxe en vue du moment, un certain G. Issi-
gonis, tenant une lyre. Devant le char, neuf jeunes filles blondes vont à cheval. Elles
3. CEAM, ATO, Smyrne, IÔN 1, Zôi Kapa, née à Smyrne en 1885 : « Vie religieuse, 12 1/2 p. »,
int. par Zôi Kyritsopoulou, à Athènes, le 3 III.1970.
4. Ibid., p. 2-3 : « Certains y réussissaient particulièrement bien ; ils se déguisaient en Arabes et
se teignaient la peau tout en noir, d’autres s’habillaient en femme et avec de belles robes longues, ils
laissaient voir en bas leurs grosses jambes viriles. »
5. ANGELOMATIS Ch., « Les Grecs déracinés se souviennent avec nostalgie du carnaval de
Smyrne », Thissavros (périodique), p. 18-19, 27 II.79, p. 18. (gr.)
6. Ibid., p. 19.
104 Réjouissance, vie privée et loisirs
portent des tuniques ioniennes et figurent les Muses. Elles chantent un hymne à
Apollon, alors même que la musique de l’Antiquité est mal connue. D’autres
athlètes du club, eux aussi habillés à l’antique, encadrent le char qu’un peintre et un
sculpteur de la ville ont décoré. Il y a appropriation du passé antique païen lors de
fêtes collectives. On affirme la continuité entre la Grèce ancienne et la population
grecque orthodoxe du début du XXe siècle. La blondeur des Muses est emblématique
de l’Antiquité hellénique désirée. Elle rapproche le monde grec de l’image qu’il se
fait de l’Occident. On peut voir ici un exemple de subversion du religieux chrétien
par le nationalisme culturel impliquant des éléments antéchrétiens ou une illustra-
tion du renouvellement de l’identité collective grecque au début du XXe siècle,
initiée au XVIIIe siècle.
Fêter le plus bruyamment ses Apokryes et, en particulier, organiser alors le plus
grand bal de la Smyrne chrétienne, en face de l’hôpital grec est une façon de
prendre symboliquement possession de la ville. Il y a une grande concurrence au
cours de l’année afin d’organiser le bal le plus important ou le plus prestigieux. Les
bals italiens et anglais sont très courus. Sont-ils aussi populaires ? S’agit-il vraiment
du même type de manifestation ? C’est peu probable, car les colonies levantines
sont si peu nombreuses. Peut-être que la population italienne est plus populaire que
les autres et peut attirer des participants d’autres communautés, notamment ortho-
doxes, à ses réjouissances.
Tous les chrétiens participent aux Apokryes orthodoxes. S’il est inimaginable
que les musulmans aient rejoint ouvertement ces réjouissances, et sûrement pas les
musulmanes, les juifs et les Tsiganes ont, eux, une fonction bien particulière dans le
déroulement de la fête. Les juifs vendent dans des paniers des confettis et autres
serpentins. Il est possible que l’association faite entre juifs et argent repose sur un
certain antisémitisme. Mais il est bien commode que les juifs, non impliqués dans
les réjouissances, rendent alors service aux carnavaliers. La présence des uns faci-
lite la vie des autres. Les Tsiganes interviennent également, à la fin de la fête. Le
soir du Lundi pur qui inaugure le carême, les Tsiganes musulmans passent dans les
maisons orthodoxes, qui sortent de la période de fête, pour récupérer les restes
alimentaires. Ils contribuent au débarras de nourritures désormais illicites. C’est un
nouvel exemple de complémentarité des communautés. Les Tsiganes honnis facili-
tent la pratique de la religion orthodoxe. Le sacrifice de cette nourriture a valeur de
purification.
La fête majeure des chrétiens d’Orient est bien plus Pâques que Noël. Les
Pâques sont l’occasion de réjouissances simultanées dans toutes les paroisses. Elles
permettent une communion des croyants malgré l’éloignement, et créent ainsi
l’unité parmi les fidèles. La fête revêt plusieurs aspects pertinents quant aux rela-
Fêtes collectives 105
tions avec les autres populations. Elle est l’occasion d’échanges entre individus de
différentes communautés, en particulier avec les musulmans, lors des préparatifs ou
de la consommation des mets de la fête pascale. Cette fête revêt aussi un caractère
très antisémite dans les pratiques, tout au moins à l’extérieur de Smyrne. Puis elle
prend un contenu de plus en plus hellénique, phénomène qui révèle l’identification
du Rum milleti à la nation moderne de type étatique.
L’approche des célébrations pascales fait converger vers Smyrne des vendeurs
de mouton de l’intérieur. Juste avant Pâques se tient un marché qui ressemble à
celui des veilles de Bayram. Les marchands musulmans sont d’ailleurs bien au fait
des rites et procurent, eux aussi, aux chrétiens, les agneaux dont ils ont besoin. La
fête religieuse du grand groupe chrétien est intégrée à l’économie de la région :
« … Et nous voici dans le quartier grec ; nous tombons sur des marchés aux
moutons, qui se tiennent pour la fête : un merveilleux tableau, fait de chaude lumière
orientale pénétrant les obscurités pleines de choses colorées et brillantes. [...] Ces
vendeurs ont des costumes, inusités ici, qui viennent des provinces lointaines, attirantes
comme l’inconnu ; sur leur tête est un haut bonnet bleu ; appuyés placidement sur un
grand bâton de berger, ils regardent la foule en maintenant d’une main, sur leur poitrine,
la sacoche de cuir noir où est l’argent. Devant eux, une centaine de moutons sont
entassés, des moutons blancs et noirs, aux longues cornes deux fois enroulées en
spirale. Les acheteurs se pressent pour voir, pour palper ; à chaque instant, l’un d’eux se
penche, soulève une bête, juge de son poids, la tête sous la laine, fait un geste de
mécontentement et la repose ; on voit ceux qui ont achevé leur choix enlever le mouton
par les pattes de devant, le porter quelque temps jusqu’à un endroit calme ; puis, d’un
effort robuste, le passer sur leurs épaules à la façon de l’Hermès Criophore… “Gare,
gare !” C’est un grand Égyptien tout noir, vêtu d’un bleu clair éclatant, qui se fraye un
passage… “Gare, gare !” C’est un ânon, qui arrive avec une charge plus haute que lui.
“Gare !” Ce sont des moutons, et encore des moutons7. »
La lecture du Nouveau Testament est tout à fait littérale. La culpabilité des juifs
de Jérusalem de l’an 33 ne fait aucun doute. L’idée du peuple déicide conserve toute
sa validité. Les témoins emploient le même mot Hevraios ou Hovraios pour dési-
gner les juifs bibliques et ceux, bien réels et à portée de main, des villes de la région.
Au Çiflik Saint-Georges, lors de l’office de la résurrection, les fidèles piétinent
bruyamment le sol de l’église, alors que l’officiant lit les Évangiles dans toutes les
langues de l’orthodoxie8. Ils prétendent piétiner les juifs. Rien n’indique que l’offi-
ciant escompte un autre comportement.
À Aydın, les réjouissances qui suivent l’annonce par le pope que le Christ est
ressuscité sont encore plus explicites et menaçantes pour les juifs en chair et en os
7. LAUNAY L. (DE), Chez les Grecs de Turquie, autour de la mer Égée, Paris, Édouard Cornély,
Librairie d’Éducation moderne, 1897, p. 29.
8. CEAM, ATO, Çiflik Saint-Georges, IÔN 15, Giôrgos Terzoglou, int. en 1970, par I.
Loukopoulos. (L’identification de l’informateur est lacunaire.)
106 Réjouissance, vie privée et loisirs
qui habitent un quartier plus loin. Aydın est l’ancienne capitale du vilayet, c’est
aussi une grande gare de la ligne de chemin de fer du même nom. Ces rites témoi-
gnent sûrement d’usages plus répandus dans la région :
« Le samedi saint, veille de Pâques à part les préparatifs que nous faisions chez
nous : nettoyage, çöreks, œufs rouges, des agneaux dès que le pope disait : “Le Christ
est ressuscité”, nous allumions des feux d’artifice et nous brûlions le Juif. Pour les feux
d’artifices c’était plus facile, nous installions une couronne en hauteur. Dans chacun de
ses axes, nous fixions des matières inflammables, quand ils arrivaient, les feux se
joignaient les uns aux autres et c’était un beau spectacle. Pour le Juif, nous trouvions un
vieux costume, nous le remplissions de papier, de bois et surtout de rotin. Tout ça
flambe facilement, à l’intérieur nous mettions de la poudre, un fez comme tête et le Juif
était tout fier. Nous le fixions à un coin de l’enceinte de l’église et nous attendions le
moment de brûler et de frapper sa poudre. Dès que le pope disait “Le Christ est
ressuscité !”, tous les jeunes gens en armes se jetaient sur le Juif et nous le brûlions. La
même chose arrivait avec la couronne. Nous lui tirions une fois dessus et puis elle
brûlait toute seule. Alors avait lieu un véritable pandémonium de flammes, de coups de
feu et de cris, tel que les policiers turcs qui venaient pour l’ordre tiraient eux aussi en
l’air par enthousiasme9. »
LE RAMADAN À SMYRNE
Apparemment, la ville chrétienne n’est pas impliquée du tout dans les festivités
du ramadan. Les chrétiens ou les étrangers de passage ne se mêlent pas aux réjouis-
sances de la partie turque de la ville. Les réjouissances ont lieu la nuit, lorsque le
9. CEAM, ATO, Aydın, KAR 1, Nikolaos Kyriakopoulos, né à Aydın, en 1901, int. à Athènes, le
16 I.71, par Zôi Kyritsopoulou. 3 f. : « Pâques ».
10. Des pratiques similaires sont attestées à Gâvurköy, autre village de la région. Voir CEAM,
ATO, Gâvurköy, IÔN 16.
Fêtes collectives 107
jeûne diurne a pris fin. Les mosquées de Smyrne sont alors illuminées par des guir-
landes. Le konak est en revanche central dans les réjouissances. La Smyrne
ottomane officielle, administrative, ne correspond pas à la ville-échelle chrétienne
levantine. Derrière la Smyrne Belle Époque à l’aspect si européen se trouve une
ville musulmane et turque :
« Plus loin, quelle étrange rue, vivement éclairée, avec ses boutiques ouvertes, ses
cafés débordants, qui jetaient sur les pavés une nappe lumineuse, parmi le grouillement
des turbans, des caftans, des faces barbues, dans l’odeur grisante des narghilés !
Éveillés et secoués par le coup de canon qui annonçait chaque soir, au coucher du
soleil, la levée du jeûne de ramazan [ramadan], les Turcs se dédommageaient, par des
réjouissances nocturnes, de l’abstinence de la journée. [...] Dans cette foule compacte,
des musiciens nomades faisaient chanter et pleurer leurs mandolines. Je vis là quelques
exemplaires de la population très diverse qui fourmille en Anatolie [...]11. »
Sans doute, la foi est plus vive pendant de telles festivités et les phénomènes de
phobie contre les mauvais croyants le sont éventuellement autant. Plus simplement,
les privations de la journée rendent les Turcs irascibles et le guide n’a pas envie de
s’exposer à leur mauvaise humeur. Il est probable que les musulmans de Smyrne
aient pris également l’habitude d’être entre eux pendant cette époque. Pourtant, il
n’arrive rien de particulier à Deschamps, dont l’aspect doit trahir l’extranéité.
L’accueil fait à un voyageur occidental est-il meilleur que celui que l’on réserverait
à un non-musulman autochtone ?
« Dans la soirée [du jour de la fête du Sultan], en effet, le Conak est ouvert aux
habitants de la ville qui, suivant leur condition, stationnent dans le jardin ou se rendent
dans les salons dans lesquels se tiennent le vali, les fonctionnaires ottomans et le corps
consulaire. En face du Conak se trouve la grande caserne dont l’immense cour est
envahie par la populace musulmane désireuse de voir les illuminations du Conak. Au
coin de la caserne commence la ligne des quais sur lesquels, ce soir-là, plus de trente
mille personnes vont, tout en cherchant la fraîcheur, jouir du spectacle des
illuminations12. »
Les fêtes nationales des puissances européennes donnent lieu à des festivités
importantes, peut-être plus importantes que ce que l’Empire peut organiser lui-
même. En début de journée, un office d’action de grâces est célébré dans l’édifice
religieux qui sert la colonie locale de la puissance concernée, puis une réception a
lieu au consulat ou dans des locaux des organisations culturelles ou sociales de la
colonie ; le consul y reçoit les félicitations de sa colonie et des différents dignitaires
ottomans, le vali, à tout le moins le directeur des affaires politiques du vilayet, ainsi
que les dignitaires religieux de la ville, les membres influents de la colonie, c’est-à-
dire notamment les hommes d’affaires expatriés ou levantins, les dignitaires étran-
gers de la ville, notamment les consuls des autres puissances et également les
notables de leurs colonies respectives. C’est un déploiement de drapeaux nationaux
sur tous les établissements scolaires protégés ou sur les bâtiments privés, en particu-
lier dans le quartier franc, et d’hymnes nationaux, qui donnent alors le ton de la
journée, laquelle s’achève sur un bal.
Les courriers diplomatiques français regorgent de descriptions détaillées des
célébrations du 14 Juillet à Smyrne. La lecture de ce genre de dépêches donne
l’impression d’un attachement important de la population locale à la France. C’est
la conviction des consuls successifs, ou celle qu’ils essaient de transmettre à
l’ambassadeur de France ainsi qu’au ministère des Affaires étrangères. Mais on
célèbre les fêtes britanniques et dans une moindre mesure celles des autres États
occidentaux. Elles sont rehaussées par la présence de bâtiments militaires en rade de
Smyrne. Un détachement de marins participe aux différentes festivités, on tire au
canon, l’officier du bâtiment est l’hôte du consul de France. La fête nationale est
l’occasion de rappeler à tous, en particulier aux officiels ottomans, que la présence
de la puissance peut, à tout moment, dépasser le cadre amical13. Être présent à une
telle fête, c’est tenter de s’approprier une parcelle du prestige du pays occidental en
fête, c’est marquer sa distinction en tant que résident ou sujet ottoman ayant un
contact avec le monde extérieur.
13. MANSOUR Cheikh, Éléments d’histoire : présence et rôle de la marine française au Levant de
1870 à 1914 autour des Cyclades, de la Crète, des archipels de la mer Égée, ceux des côtes d’Asie
Mineure et des Échelles du Levant, mémoire de DEA « Sociétés, échanges et cultures des pays de la
Méditerranée septentrionale », 1992-1993.
Réjouissances non religieuses
Le domaine des réjouissances et des loisirs est plus vaste que celui des fêtes
religieuses, même dans une société où les religions ont l’ambition de régir la vie
humaine. Dans le rapport américain de 1921 sur la société smyrniote, à vocation de
conseil pour l’administration à mettre en place, les enquêteurs considèrent aussi le
domaine des loisirs. Voici le bilan qui est dressé au début des années 1920 1. On
reviendra sur les modifications des loisirs à Smyrne, à partir des années 1870 :
« a) Les hommes utilisent les institutions de loisir marchand de la ville bien plus
que les femmes. b) Certaines formes de loisir, en particulier les cafés, les brasseries et
les bars sont fréquentés de façon exclusive sinon presque uniquement par des hommes.
c) Les enfants ne pratiquent que trois formes de loisir et sont ainsi quelque peu protégés
de certains maux évidents que l’on peut distinguer dans les loisirs commerciaux en
général2. »
Les deux enquêtrices chargées du chapitre sur les loisirs ne trouvent pas perti-
nent de faire de distinction selon les communautés dans leur rapide bilan. Selon des
modalités différentes, femmes et hommes vivent séparément leur temps libre, dans
tous les groupes. Il s’agit d’une caractéristique culturelle de la région.
Il s’agit d’un lieu dont l’importance est bien attestée dans l’histoire sociale
ottomane, dans les grandes villes comme dans les bourgades3. C’est aussi ce que
constatent à Smyrne les enquêtrices en 1920, faisant preuve d’un souci d’exhausti-
vité incomparable dans leur recensement desdits cafés : « Il ne fait aucun doute que
le loisir principal à Smyrne est la fréquentation du café. Il y en a 495 à Smyrne et ils
emploient 2429 personnes4. » Le café intéresse ici en tant qu’éventuel lieu de
mixité communautaire, ce qui semble bien être le cas, mais selon des modalités
différentes selon les villes de la région, voire les quartiers dans lesquels ils se
situent, tout à fait à l’image des cafés de Constantinople5. Un voyageur français
découvre un café populaire smyrniote dans les années 1890 et le décrit ainsi :
« C’est au débouché d’une ruelle sombre, sur une petite place ensoleillée comme
une clairière en forêt ; au centre, une fontaine bien éclairée, où des hommes puisent,
verts, roses, bleus : à gauche, un café en plein vent, des tables, des fumeurs, leurs
turbans verts, les fez rouges, les bonnets brodés arméniens, tout roses sur une étoffe
noire ; ces bouteilles de verre luisantes qui sont des narghilés6. »
Pour l’observateur de passage, tous les consommateurs partagent la même
pratique, exotique à ses yeux, orientale, celle du narghilé. Ils ne se distinguent que
par la couleur de leur couvre-chef. La relation univoque qu’il établit entre les trois
couleurs et les trois identités communautaires est plus un effet de style qu’une
observation rigoureuse. Au contraire des cafés d’aspect traditionnel, les cafés du
bord de mer, ceux que les Européens de passage ne peuvent pas ignorer et qui dési-
rent les attirer, ainsi que tous ceux qui prétendent vivre à la mode européenne,
alafranga, sont d’un autre type que ceux de l’intérieur de la ville : « La plupart des
maisons les plus grandes et les meilleures sont le long des quais, dans certains quar-
tiers, le front de mer est entièrement occupé par des bâtiments et des jardins utilisés
à cette fin récréative7. »
À l’inverse des misses américaines, les annuaires commerciaux ne recensent
que les établissements des quais. Les cafés à l’européenne sont dotés d’une terrasse.
On imagine que la sociabilité y suit les règles, copiées sur celles des capitales occi-
dentales, et qu’il est fréquent de s’y faire servir en français. Ces cafés portent des
noms révélateurs du modèle qu’ils désirent imiter. Certains noms se retrouvent
d’ailleurs à l’identique dans des villes soumises directement à l’emprise coloniale.
Comme Tunis, Smyrne a son « Café de Paris », qui est propriété de deux Grecs
orthodoxes, Elias Kritikos et Pan[ayiôtis] Karydis8. À côté de la référence habituelle
à la France, une autre apparaît en 1920. Un « Café de Boston » se trouve non loin,
appartenant lui aussi à un Grec orthodoxe, G. Beloutsis, tout comme un « Café John
Bull », appartenant à un Arménien, Hovhannès Haïg. La modernité que l’on
semblables à des tabourets. Un homme au regard martial mit en jeu un poulet dodu ; il
cria chaque numéro avec grande adresse d’abord en turc puis en grec13. »
que des soldats musulmans sont servis tout naturellement dans des tavernes tenues par
des non-musulmans. Les témoins font tout pour nuire à l’éclaircissement des faits. Les
clients orthodoxes ont pris fait et cause pour Yannakos, car son agresseur est égale-
ment assassiné. Le tenancier prend la fuite pour ne pas être impliqué. La population
chrétienne se défie de la police et de la justice. Le conflit est étouffé grâce à la loi du
silence, que chacun observe scrupuleusement. L’incident est, de façon notable,
déclenché par des soldats de passage. Ce courrier diplomatique laisse entendre que les
frictions entre communautés sont importées de l’extérieur et tiennent à la situation
globale de l’Empire, alors que Smyrne serait, elle, un îlot de paix où les cafés grecs
serviraient tout le monde sans distinction.
Les fêtes familiales, en particulier les fiançailles et les mariages, sont l’occa-
sion de réjouissances. C’est un honneur d’être invité en tant qu’ami, appartenant à
une autre religion, à ce genre d’occasions, qui ont à voir avec l’intimité d’une
communauté. Les invitations concernent généralement la famille entière, car les
amitiés impliquent les familles et non les individus21. Assister à ces célébrations
confère une certaine connaissance de la part du groupe qui invite :
« Quand il y avait un mariage, [les amis turcs] voulaient offrir des cadeaux. Quand
je me suis mariée, un Turc, que nous connaissions, m’a donné une horloge haute avec
un aigle qui frappait les heures. Une autre fois, nous avons offert un gramophone avec
sept disques. Dans un mariage turc, le gendre faisait la fête dans sa maison avec les
hommes, et les femmes dans la maison de la bru, séparément, ils jouaient d’instruments
de musique et faisaient la fête. Nous y allions nous aussi quand ils nous invitaient,
comme ils en avaient l’habitude, l’homme chez le gendre et la femme chez la bru22. »
20. CEAM, ATO, Mersinli, IÔN 8, Alexandros Katsaris, né à Mersinli, en 1903 environ, int. à
Athènes, le 23.IV.70, par Zôi Kyritsopoulou, qui le considère comme un bon informateur, ressentant
quelque nostalgie pour son village.
21. On parle de « relations familiales » ou ındanegan haraperoutiounner, par exemple, en
arménien. Il est alors entendu que les contacts se font entre pairs de même genre et/ou de statut
équivalent, dans les deux familles.
22. CEAM, ATO, Menemen, IÔN 43, Aglaïa Kontou, née à Menemen, en 1893, de parents
autochtones, int. à Athènes, le 18.VI.62, par Iôanna Loukopoulou. L’informatrice n’a que peu
d’instruction mais se souvient bien de son ancienne patrie. Elle est considérée comme une bonne
informatrice.
116 Réjouissance, vie privée et loisirs
Il est bien établi que la société levantine tente de reproduire des modes de
sociabilité proches de celle qu’elle imagine être la norme occidentale, en particulier
parisienne. L’élite économique et sociale de Smyrne tend à se fréquenter dans le
milieu fermé de ses cercles25. « Le cercle de Smyrne [est sis] entre l’Échelle des
Anglais et l’avenue Parallèle. Le conseil d’administration est composé de Messieurs
Giraud I., Mainetis I et Psaltôph A. ainsi que de huit conseillers. Il regroupe environ
300 membres. Il possède un restaurant pour ses membres et leurs familles. Le cercle
de Smyrne est issu de l’unification en 1902 du club nouveau, fondé en 1886, et du
23. CEAM, ATO, Smyrne, IÔN 1, Dimitrios Iliadis, né à Smyrne, dans le quartier de Saint-
Dimitris, en 1900 environ, int. à Athènes, par Zôi Kyritsopoulou, le 14.IV.70. Il s’agit d’un ancien
élève de l’École évangélique. Zôi Kyritsopoulou le considère comme un informateur moyen.
24. CEAM, ATO, Magnésie, AIO 18-19-20, Evangelos Karampetsos, né à Magnésie, en 1887
environ, int. à Athènes, le 18.I.62, par Zôi Kyritsopoulou, f. n˚ 12. Il s’agit d’un bon informateur qui
éprouve de la nostalgie pour son ancienne partie et qui fait preuve d’intelligence. Il était agriculteur
dans son ancienne patrie et est devenu cafetier en Grèce.
25. Ces cercles s’appelaient casins ou kazino jusque dans les années 1880, mais il semble,
d’après les nomenclatures de l’Annuaire oriental, que le terme tombe ensuite en désuétude au Proche-
Orient aussi pour désigner un club fermé. Les termes courants sont désormais « cercle » ou « club » ou
bien en grec leschi. Le turc kazino se maintient pour désigner un lieu de restauration et de
divertissement avec spectacle musical qui, sans être réservé à quelques membres, n’a rien à voir avec
ce que on appelle en Occident un « casino ».
Réjouissances non religieuses 117
LA MISE
Les Smyrniotes doivent soigner leur mise. Les photographies montrent des
gens qui prennent soin de leur tenue. L’allure de certains est si européenne, qu’on ne
peut plus dire a priori où ces photographies ont été prises. Certains usages sont
cependant lents à s’installer. Pour les hommes, ne plus porter de moustache, c’est
enfreindre une norme2. En 1885, le jeune Christos Arônis rentre d’Allemagne sans
moustache et devient enseignant dans l’école de son père. Se raser entièrement le
visage fait plus européen, mais peut-être pas tout à fait sérieux ni viril. Ses élèves
tentent de le chahuter à ce sujet, mais le jeune homme est assez sûr de lui pour
savoir, avec humour, rétablir l’ordre3.
L’habit est un lieu de l’identité ethnique que l’on désire ou que l’on est
contraint d’afficher. Smyrne reste une ville où des habits divers cohabitent jusqu’en
1922, mais l’habit européen gagne du terrain et le chatoiement des tenues musul-
manes n’est plus ce qu’il était avant les Tanzimats, alors que les fonctionnaires
portent désormais la stambouline et le fez. Les photographies prises au début du
XXe siècle de rues de Smyrne montrent la diversité colorée des canotiers, fez otto-
mans, turbans encore existants. Les uns portent le pantalon droit à l’européenne,
d’autres des ¤alvars, d’autres encore des tuniques. Les unes se voilent de noir et
bien peu du reste de leur habillement transparaît, alors que les autres portent des
robes ou des jupes et des chapeaux semblables à ceux que l’on voit en Occident à la
même époque. En 1900, les canons, sinon la pratique, de la mode parisienne sont
ceux du vaste monde, à l’unisson de l’Occident.
En 1908, le fez est à nouveau imposé, cette fois-ci à tous les sujets ottomans. Une
fois de plus, l’individu n’a pas le choix, alors qu’on vient de rétablir une Constitution
qui doit garantir les libertés individuelles4. Il s’agit d’une mesure qui vise en particu-
lier les non-musulmans qui auraient été trop prompts à se départir du fez, sans adopter
les coiffures les plus diverses proposées à cette époque : « en astrakhan, en drap de
toutes les couleurs et de toutes formes5. » Les membres du Comité Union et Progrès
« ont découvert la preuve que leurs congénères non musulmans étaient désireux de
s’affranchir de tout lien avec la sujétion ottomane qu’en certaines circonstances, il
deviendrait ainsi difficile de les distinguer des sujets étrangers et d’exercer sur eux une
surveillance aussi complète que par le passé6 ».
Les changements autoritaires de normes vestimentaires sont les signes mani-
festes d’une exacerbation des relations entre l’État et ses propres sujets, dont on
attend que les dehors révèlent l’identité. Tous les troubles discréditent un couvre-
chef, qui est porté naturellement par de nombreux sujets ottomans non musulmans 7.
Par exemple, le fez de l’ingénieur du vilayet qui fait son apparition dans le roman de
Kosmas Politis, Stou Chatzifrangou, est remarquable. Le personnage est grec
ottoman, comme la vraisemblance l’exige8. C’est un être important, compétent et
très satisfait de son fez. L’auteur, peut-être dans un geste didactique légèrement
3. ARÔNIS, op. cit., p. 30 : « [Il avait] la moustache rasée, comme c’était alors la mode en
Allemagne, mais comme ce n’était pas encore à la mode à Smyrne, la deuxième classe de collège
l’accueillit exprès avec une caricature moustachue, dessinée au tableau avec au-dessous cette légende :
“Christos le moustachu”. »
4. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, dp n˚ 32, envoyé, par le CGFS, Blanc, au MAE, le 15.III.09,
« Situation en Asie Mineure ».
5. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, doc. cit.
6. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, doc. cit.
7. Cf. les nombreuses photographies de famille insérées dans l’autobiographie de KAZAN Elia, A
Life, New York, Knopf, 1988 (trad. fr. cons. Une vie, Paris, 1989).
8. La quasi-totalité des postes techniques du vilayet sont occupés par des non-musulmans
ottomans. Cf. Annuaires orientaux.
Individualité naissante 121
9. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 233. Le jeune Aristote Ônassis est un ancien élève de l’École
évangélique, quoiqu’il n’ait pas réussi aux épreuves du baccalauréat. En revanche, il se distinguait déjà
alors par son sens aigu des affaires.
10. ARÔNIS, op. cit., p. 87.
11. Annuaire oriental, 1913, p. 1737, 1re col., et MICHAÏL, op. cit., p. 62, 1re col. Ce dernier
annuaire indique que l’établissement a été fondé en 1840.
12. ARÔNIS, op. cit., p. 34.
122 Réjouissance, vie privée et loisirs
en union libre avec une jeune femme grecque. Mais cette configuration reste
l’exception. Elle est favorisée par la transgression des limites communautaires, qui
fait que le couple ne corresponde plus à aucun discours collectif, et est en quelque
sorte perdu pour tout le monde. Il peut évoluer dans le milieu ouvert et non national
de certains Levantins, par exemple13.
Les femmes de Smyrne sont réputées pour leur liberté de comportement. Cette
remarque s’applique aux femmes non musulmanes, car les musulmanes sont encore
cachées aux regards des voyageurs et passants : « Des femmes étaient assises dans des
patios ou dans les cours ouvertes des maisons, et les dames grecques de Smyrne, de
toute évidence, ne sont pas timides. Elles retournaient audacieusement mes regards
scrutateurs et ceux de mon compagnon, et paraissaient plutôt contentes qu’autre chose
de notre curiosité14. » Le machisme évident des propos ci-dessus ne doit pas nous
cacher qu’en effet, les normes de comportement entre sexes diffèrent de l’Angleterre,
que le voyageur vient de quitter, aux rives orientales de la mer Égée. En particulier,
des femmes mariées non musulmanes, de surcroît chez elles et vraisemblablement en
groupe, ne se gênent pas pour rendre leurs regards indiscrets aux messieurs de
passage. L’absence relative de tabou sur le divorce doit changer considérablement les
relations entre sexes entre les deux mondes, tant parmi les Grecs orthodoxes, que chez
les musulmans15. Le texte se termine par une remarque sur le manque d’hygiène des
femmes de Smyrne, qui ne prendraient pas soin de leur visage. Cela est peu crédible.
Ce qui se voit le plus est l’objet de soins attentifs. Peut-être le visiteur désire-t-il criti-
quer un teint bronzé qui ne correspond pas encore aux critères de beauté ouest-
européens ? Tous les observateurs n’ont pas ces préventions : « … par beau temps, les
femmes smyrniotes ont l’habitude de se tenir à leurs portes avec leurs meilleurs
habits16 ». La beauté des femmes de Smyrne est un topos que l’on retrouve dans les
chansons populaires grecques, ainsi que dans la littérature évoquant l’Asie Mineure 17.
Le même cliché existe encore en Turquie aujourd’hui.
Le contrôle social est important dans toutes les communautés, dans tous les
quartiers de la ville. Beaucoup de gens prennent le frais devant la porte ou bien
mangent le soir, toutes portes et fenêtres ouvertes18. Alors que des voyageurs britan-
niques peuvent penser que, ce faisant, l’on s’expose avec hardiesse, on se soumet
aussi, simultanément, au contrôle vigilant d’autrui. L’espace public est surveillé, les
13. Entretien avec feue Mme Contente, de la communauté juive de Smyrne, à Paris, en 2000.
14. BURNABY F., On Horseback through Asia Minor, Londres, 1898, p. 3-4.
15. POLITIS, op. cit., p. 86 : Des femmes n’hésitent pas à conseiller à une amie de divorcer alors
que son mari lui est infidèle : « “Tu perds ta jeunesse”, lui dirent-elles. Demande le divorce et remarie-
toi ! Tu as un bon travail et une grande maison à ton nom ! »
16. A Handbook …, op. cit., p. 250, 2e col.
17. Par exemple la chanson, Une Smyrniote à Kokkinia, quartier d’installation de Grecs d’Asie
Mineure entre Athènes et le Pirée. Le chant est interprété par Antônios Dalgas, né à Arnavutköy, près
de Constantinople, en 1892, in Great Voices of Constantinople, Cambridge, 1997.
18. POLITIS, op. cit., p. 75 : « En avril, alors que le temps devenait plus doux puis plus chaud, les
gens circulaient jusqu’à tard le soir dans les rues et bientôt les voisins sortiraient leurs chaises devant la
porte et s’y assiéraient jusqu’après minuit pour se rafraîchir. »
Individualité naissante 123
Genres et millets
L’endogamie des différents groupes induit des prescriptions strictes quant aux
choix matrimoniaux. Les choix de vie personnelle sont limités, mais qui se pose la
question en ces termes ? En particulier, les frontières entre grands groupes mono-
théistes présents dans la cité égéenne : judaïsme, christianisme et islam, doivent
rester étanches les unes aux autres. Il faut pourtant remarquer que le groupe
musulman, dominant les structures étatiques, peut accueillir des femmes des autres
groupes et que celles-ci n’ont pas, stricto sensu, l’obligation de se convertir.
L’exogamie n’est que partielle, car il n’est pas question pour une femme musulmane
de rejoindre les non-musulmans. Les règles d’échanges matrimoniaux sont défavo-
rables aux non-musulmans. Cette ouverture à sens unique est ressentie comme une
menace par les autres groupes de la ville19. La mariée non musulmane à un
musulman, souvent convertie à l’islam, meurt alors socialement pour son premier
groupe. Pour tous les groupes en place, la femme rejoint le groupe de son mari,
alors même que le groupe juif accorde un statut essentiel à la filiation matrilinéaire.
Autre différence d’usage inquiétant pour des parents non juifs20 ayant un garçon.
La rigueur des interdits a des effets psychologiques inverses. Ainsi, la femme
de l’autre groupe, dont on se tient et dont on est tenu éloigné, est objet de convoi-
tises et d’interrogations dans la culture, les chants et la littérature, de tous les
groupes21. « L’embellissement et l’idéalisation de l’inconnu génèrent de superbes
chansons d’amour22. » Il s’agit d’un thème omniprésent, tant sous des plumes
universalistes comme celle de Politis que sous celles d’auteurs habités par le natio-
nalisme de leur groupe, comme Spanomanôlis. Dans l’œuvre de Politis, la belle
19. Il n’est pas certain que les interdits aient été respectés scrupuleusement dans les zones tribales
du sud de la Turquie actuelle, par exemple entre le groupe arménien mais kurdophone et les tribus
kurdes, en particulier à la faveur de l’histoire mouvementée de cette région du monde depuis les années
1890. D’un point de vue empirique, la grande diversité des traits dans le groupe arménien occidental
laisse penser que de nombreux brassages de population, y compris avec des populations venues d’Asie
centrale, ont bien eu lieu, parfois aussi, même de façon marginale, en faveur du groupe arménien.
20. POLITIS, op. cit., p. 70 : « Est-ce qu’elle prend Dimitri au sérieux ? Ridicule ! Elle ne se
marierait qu’avec un juif. Elle n’était pas fanatique, tout au contraire, mais c’est ce que prévoit l’âdet
[emprunt direct au turc dans le texte : l’usage]. Elle ne se marierait jamais à un chrétien ! »
21. Les chansons populaires expriment ainsi cette fascination érotique pour les femmes interdites.
Cf. Armenians, Jews, Turks & Gipsies in Old Recordings, Athènes, 1995.
22. Idem, TABOURIS Petros, livret du disque, p. 1.
124 Réjouissance, vie privée et loisirs
juive de Corfou installée à Smyrne, Siora Fiora, fascine un jeune Rum. Elle lui est si
proche par son grec, peut-être même plus standard que celui des Grecs de Smyrne,
par son lieu d’habitation, situé au milieu d’un quartier considéré comme grec, mais
aussi socialement si lointaine par son âge et sa religion. Cette situation ne doit pas
cacher que les relations collectives entre Grecs orthodoxes et juifs sont tendues, ces
derniers étant accusés de meurtres rituels jusqu’au début du XXe siècle23.
Dans le récit autobiographique de Spanomanôlis, Beyler Sokaªı, le jeune héros
vit une incroyable histoire d’amour, certes platonique, avec Melek Hanım, dont la
famille, réduite au père, vient d’emménager dans un appartement de la rue Trassa, soit
une des rues centrales du quartier franc, où habite un ami du héros. La jeune fille
rentre de Vienne, où elle a étudié. Elle trouve tout naturel d’inviter un jeune homme à
boire le thé. Si elle se voile à Smyrne, c’est que les temps ne sont pas encore mûrs,
assure-t-elle. Il est probable, que l’épisode soit fictif, quoiqu’on ne comprenne pas
quelles sont alors les motivations de l’auteur, peu distancié vis-à-vis du nationalisme
grec. Mais l’épisode montre clairement la tension psychologique qu’induisent les
barrières de la société, alors que les modes de vie des communautés convergent, ne
serait-ce que par l’occidentalisation du monde ottoman puis turc. Chez les deux
auteurs, les deux figures masculines sont troublées également par le caractère anodin
et si peu différent des intérieurs dans lesquels ils pénètrent. Ils semblent être à deux
doigts de prendre la mesure de la nature conventionnelle des interdits régissant les
relations entre sexes, par-delà les frontières communautaires24.
Au sein des groupes monothéistes, la circulation matrimoniale est inévitable,
malgré les normes et les interdits des sous-groupes. En particulier, la communauté
arménienne connaît, d’après Qossian, une exogamie subie et déplorée, qui explique
sa stagnation dans la ville25. Cette circulation peut être fatale aux petits ensembles
dans le système culturel de forte hiérarchisation, d’une part des millets ottomans
entre eux, selon qu’ils sont plus ou moins proches du pouvoir, selon qu’ils sont
ressentis comme plus ou moins proches de l’Occident, d’autre part des passeports
détenus par les individus, car gagner l’Occident, fût-ce de manière symbolique, est
une des perspectives les plus désirables. Ainsi, les groupes catholiques et protes-
tants, qui jouissent problement d’une situation matérielle enviable, ainsi que de
passeports occidentaux, sont des réservoirs matrimoniaux intéressants. La conver-
sion à un christianisme dit occidental est souvent de rigueur, même si les
conversions au catholicisme sont inacceptables pour le groupe orthodoxe.
Les cas de passage à l’acte, du mariage hors communauté, sont rarement
mentionnés dans notre corpus d’archives. Les seuls exemples trouvés dans ces
23. L’incident le plus marquant dans nos sources date des Pâques orthodoxes de 1901. Un jeune
homme orthodoxe disparaît et toute la communauté juive est violemment accusée de meurtre par la
populace grecque. Il s’avère que l’adolescent a simplement fait une fugue et que la grande agitation
n’était le fruit que des phobies antisémites des orthodoxes.
24. POLITIS, op. cit., p. 68 : « La maison ne différait en rien d’une maison chrétienne, hormis une
odeur d’huile de sésame et un chandelier à sept branches sur une table. »
25. QOSSIAN H., op. cit.
Individualité naissante 125
26. AMAEF-CPC-NS- 67, f. n˚ 28, dp n˚ 32, par le drogman de 1re classe du CGFS, Jousselin, au
MAE à Paris, le 13.IX.01, « Difficultés entre le métropolite orthodoxe et le vali de Smyrne ».
27. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 125, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le
10.XII.12 ; AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp de Péra, par Bompard, AF, à Colomiès, CGFS, le
12.XII.12 ; AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 126, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le
19.XII.12.
28. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 125, doc. cit.
29. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 126, doc. cit.
126 Réjouissance, vie privée et loisirs
raisonnables par la famille de la jeune fille, pour que le jeune couple puisse subvenir
à ses besoins. Le plus souvent, les alliances donnent lieu à des tractations entre
familles qui retardent les mariages, voire les compromettent30. Les jeunes gens non
mariés sont donc relativement nombreux et ce fait social induit, entre autres, le
développement de la prostitution.
Celle-ci a son territoire limité socialement. Le quartier renommé pour ce genre
de services se situe près du pont des Caravanes, où se trouvent des maisons closes.
Trouver les traces de cette activité n’est pas aisé. Les Annuaires orientaux ou les
guides touristiques sont discrets à ce propos. Par ailleurs, la toponymie multiplie et
brouille les pistes, mais c’est bien toujours du même lieu qu’il s’agit. On parle aussi
du quartier de l’église Saint-Constantin, au lieu-dit Tepecik ou Chiôtika 31. Il est
probable que la prostitution s’exerce ailleurs également. Sans doute faut-il évoquer
le quartier des Tavernes, central et facile d’accès32. La ville portuaire, c’est-à-dire
lieu de passage de commerçants, de marins, ainsi que de régiments, offre toutes les
conditions habituelles de développement de cette activité.
On est loin de la façade rutilante de la Belle Époque smyrniote, mais il est certain
que cette institution participe du même système social. En effet, si les différentes
communautés attachent une grande importance à la virginité des filles lors de leur
mariage, elles ont une attitude inverse envers leurs garçons33. Les lieux de prostitution
sont pour les jeunes gens, quelle que soit leur communauté, les lieux d’apprentissage
de la sexualité. De surcroît, les normes conjugales de la bourgeoisie parisienne
s’exportent en même temps que ses effets induits34. Après la guerre, les misses améri-
caines se doivent de faire le point sur cette pratique, par souci d’exhaustivité :
« L’immoralité est également très répandue dans la ville. […] Avant que les Grecs
ne prennent le pouvoir, un quartier chaud était installé au beau milieu du quartier des
affaires et des boutiques de la ville, où il était si facile d’accès qu’il était une tentation
30. Les sources en arménien sont sans appel. Les exigences financières des parents arméniens de
jeunes filles sont telles au début du XXe siècle que les jeunes prétendants de ce groupe restreint ne
peuvent se marier facilement. Les ambitions matérielles des familles peuvent entrer en contradiction
avec la norme de l’endogamie du groupe arménien.
31. POLITIS, op. cit. Le thème de ce quartier mal famé revient à plusieurs reprises dans le texte.
Cf. p. 55 : des préadolescents discutent entre eux de l’interdiction qu’on leur fait à la maison d’aller
traîner près du pont des Caravanes ou d’aller à l’église Saint-Constantin. Cf. p. 64 : un père et sa fille se
disputent violemment à propos d’un mariage que le père ne désire pas. La fille menace son père : « Si
tu ne me maries pas, je vais entrer dans une maison près de Saint-Constantin. »
32. ARÔNIS, op. cit., p. 57 : « Un soir, Bolanis fut trouvé avec deux Arméniennes des bas-fonds. Elles
étaient peut-être mouchardes également. Elles parvinrent à l’enivrer et Bolanis leur révéla son secret.
C’était bien ça. Les deux chanteuses prévinrent les forces de l’ordre et Bolanis fut arrêté et emprisonné. »
33. Les mères acceptent que leurs fils jeunes adultes aillent dans le quartier de Saint-Constantin,
si toutefois cette habitude ne compromet pas la régularité de leur vie sociale. Cf. POLITIS, op. cit.,
p. 248 : « Sa mère le regarda de travers, mais ne lui dit rien. »
34. ARIÈS P. et DUBY G. (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV, De la Révolution à la Grande
Guerre, p. 490-491, « La demande préconjugale », p. 496-498, « L’archipel du désir vénal », et p. 515-
517, « L’illusion de l’adultère vénal ».
Individualité naissante 127
constante pour les jeunes gens et qu’il s’imposait à la vue des enfants et des adultes qui
étaient désireux de l’éviter35. La nouvelle administration grecque a déplacé ce quartier
à la périphérie de la ville de sorte qu’on y arrive moins facilement et qu’il se voie
moins. Actuellement, les maisons de prostitution sont assez bien isolées36. »
Il s’agit d’une activité florissante. Ses conditions d’exercice font que les mala-
dies vénériennes sont endémiques à Smyrne37. Par ailleurs, il s’agit aussi d’un motif
littéraire de perception de l’Orient. Il est obligé que cette thématique soit présente
dans les sources38. Quelques plumes alertes de voyageurs rendent compte, au moins
partiellement, de leurs explorations en ce domaine :
35. D’où mon hypothèse pour localiser cette activité dans le quartier des Grandes Tavernes, car
Tepecik n’est pas central.
36. SNELL S. et FORSYTHE M., art. cit.
37. RANKIN E. W., « Health », in A Survey…, op. cit. : « Les maladies vénériennes sont très
répandues dans cette ville. Toutes les autorités médicales sont d’accord sur ce point. Un des plus
éminents médecins de Smyrne affirme que 80 % de la population souffre d’une forme de maladie
vénérienne. La plupart des cas sont bénins, mais certains cas ne devraient pas être considérés à la
légère cependant, car ils peuvent bien être les vecteurs de contamination de la maladie à d’autres
personnes, dans les formes, cette fois, les plus sérieuses. »
38. KAZAN, op. cit., situe quelques scènes dans un « clandé » à Cordélio.
39. DESCHAMPS, op. cit., p. 172-173. La référence à un auteur classique permet ici de mettre à
distance la réalité décrite, d’enjoliver ce qu’elle peut avoir de sordide.
40. D’autres passages du livre cité sont plus clairement antisémites. Des différents groupes ainsi
décrits, c’est celui-là qui est le plus éreinté. Cf. p. 168-178, « Les Juifs de Smyrne ». Dreyfus est
condamné en XII.1894 et n’est réhabilité qu’en 1906. Deschamps n’est épargné par l’antisémitisme
ambiant.
128 Réjouissance, vie privée et loisirs
La journée n’est pas consacrée qu’au travail. La chaleur des midis égéens
s’accompagne d’une baisse d’activité. De même, la clémence des soirées invite soit
à la sortie sur la voie publique, soit à la visite aux amis, ou encore à la conversation
sur le perron entre voisins, voire à la fréquentation d’établissements de boisson ou
culturels. Le repos hebdomadaire donne lieu aussi au développement d’activités qui
échappent au temps économique, sans être entièrement occupé par la religion. La
sphère des loisirs à Smyrne et dans la région est partagée entre les deux. Elle
englobe des activités traditionnelles, ou plus exactement inconnues en Occident, et
des pratiques qui en sont nettement importées. Ainsi, on peut assister à un combat
entre dromadaires ou entre pehlivans mais aussi à une projection cinématogra-
phique Pathé ou à des courses hippiques à Buca.
SPECTACLES
1. KRUMBACHER, op. cit., p. 74 : « ... nous rencontrâmes dans le quartier turc des caravanes
infinies de chameaux qui chargés de coton et de céréales apportaient à la ville la richesse des vallées
fécondes de l’intérieur. »
2. KRUMBACHER K., op. cit., p. 74.
130 Réjouissance, vie privée et loisirs
3. SOLOMÔNIDIS, Le Théâtre à Smyrne (1657-1922), Athènes, 1954 (gr.). Cette monographie est
bien informée, en particulier sur la vie théâtrale au sein de la communauté grecque. Elle est moins
riche en ce qui concerne les contacts culturels, à Smyrne même, entre les théâtres de différentes
langues. En particulier, la vie théâtrale des Arméniens est juste effleurée, p. 119-120, et celle des Turcs,
en décalage chronologique sans doute, également, p. 180-189 ; SEV√NÇ√L√ Efdal, Le Théâtre à Izmir,
Izmir, Ege Yayıncılık, 1994 (tr.).
4. SOLOMÔNIDIS, Le Théâtre…, p. 45.
5. On ne peut trop insister sur l’importance du théâtre arménien pour les cultures de Turquie.
C’est ce groupe ethnoreligieux qui donne ses premières pièces à la culture d’expression turque.
6. Il s’agit d’un thème répété à loisir tout au long de l’histoire arménienne. Qossian insiste sur ce
phénomène, dans sa conclusion, « Dernier regard sur les Arméniens de Smyrne », t. I, op. cit., p. 298-
301. Ni Qossian en 1899, ni l’Union des compatriotes arméniens de Smyrne et des environs en 1936, ni
l’Armenian Smyrna Association de 1961 n’évoquent le théâtre comme forme de loisir. Il semble que
l’activité théâtrale arménienne professionnelle cesse dans les années 1880. La seule mention d’une
troupe théâtrale est celle de l’association Ardavazt, pendant l’administration hellénique, Our Smyrna,
op. cit., p. 185.
7. AMAEF-C-SI-1914-133, dp n˚ 41, envoyé par Blanc, CGF, à l’AF, le 14.III.08, « Incident avec
les autorités turques ».
Temps libre et modifications 131
« Au début, la plus grande influence que l’art scénique européen exerçait sur
l’Orient consistait en une masse de troupes d’opérette, au sein desquelles des musiciens
de Bohême ou italiens tâchaient de réjouir cet étrange public mêlé d’éléments orientaux
et européens. Ce n’est pas qu’à Athènes, Smyrne ou Constantinople que l’on rencontre
ces pionniers suspects de notre civilisation, mais même jusque dans les plus petits
villages grecs ou turcs de telles bandes apparaissent qui ont rarement une bonne
influence sur la moralité et la culture esthétique de la population8. »
19. AMAEF-C-SI-1914-133, tél. chiffré n˚ 66, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le 3.XII.13 ;
AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 99, tél. chiffré n˚ 3, de Colomiès, CGFS, au MAE, le 13.II.14.
20. La vivacité du grec vernaculaire est attestée de nombreuses façons. Mme Contente, habitante
d’Izmir, assurément peu portée à l’hellénophilie, assure que la bonne société juive parlait grec en
milieu levantin, quand le ton était à la familiarité. Cette société d’expression grecque en privé se
maintint quelques années après 1922. Par ailleurs, le grec était même une langue importante au sein de
l’Église catholique latine de Smyrne. Cf. POLITIS K., op. cit., p. 34 : « Même à la cathédrale,
Monseigneur faisait ses prêches en roméique. »
Temps libre et modifications 135
Hormis les distractions offertes par les arts scéniques, les Smyrniotes peuvent
s’adonner de plus en plus, dans la dernière décennie du XIXe siècle puis au début du
XXe siècle, aux joies des disciplines sportives venues d’Europe. Les prouesses
physiques faisaient partie de la culture traditionnelle du Proche-Orient, mais celles-
ci vont prendre désormais des formes policées d’inspiration occidentale et s’insérer
dans un discours idéologique nouveau, celui du corps discipliné, à mettre en
harmonie avec celui des autres membres du groupe et à terme au service du groupe.
Exercices physiques
Il existe d’anciennes formes autochtones d’exercice physique, encore vivantes
au début du XXe siècle, comme la lutte, près du Çiflik Saint-Georges, à une ving-
taine de kilomètres de Smyrne : « À Litzia [...] il y avait des combats de lutte. Des
Turcs et des Chrétiens luttaient. Du monde se rassemblait et regardait. On donnait
des cadeaux à celui qui gagnait, le plus souvent des mouchoirs en soie [...]. Il y avait
deux frères, des chrétiens, ils s’appelaient Dana. Dana en turc veut dire “bœuf21”.
C’est eux qui gagnaient presque tout le temps à la lutte. Il se peut qu’on les appelait
ainsi parce qu’ils avaient un grand corps et étaient très costauds 22. » Des individus
issus de communautés diverses peuvent prendre part à cette forme d’affrontement.
La figure du lutteur, du pehlivan, est partagée par toutes les communautés de la
région comme figure emblématique de la force physique, comme personnage de
l’imaginaire enfantin, qui peut inspirer des jeux d’enfants23. Le mot est lui-même
d’origine persane et se retrouve dans toutes les langues de la région.
Le sport est une nouvelle pratique. Il s’agit de pratiquer un exercice physique
sans autre but, a priori, que lui-même. La pratique sportive s’organise, elle aussi,
dans le cadre communautaire, à Smyrne comme à Constantinople. Les activités les
plus prisées sont le football, l’athlétisme, la natation voire le cyclisme, sous
l’influence de l’Europe, qui découvre les vertus de l’exercice physique 24. Le sport
21. Dana veut dire « veau sevré ». La traduction qu’en donne l’informatrice respecte le sens de la
situation.
22. CEAM, ATO, Smyrne, Çiflik Saint-Georges, IÔN 16, Ariadni Polykrati, née à Çiflik Saint-
Georges, au début du XXe siècle, int. à Athènes, en 1963, par Zôi Kyritsopoulou, qui considère
l’informatrice comme intéressante, « positive sur tous les sujets », sans souffrir de nostalgie. La
mémoire de l’informatrice s’organise selon deux camps opposés, les Turcs et les chrétiens, en fait les
Grecs. Pourtant, les deux frères grecs qu’elle mentionne portent un surnom turc qui montre
l’interpénétration des populations.
23. TER MINASSIAN A., « Les jeux des adolescents arméniens dans l’Empire ottoman », p. 195-
212, in GEORGEON et DUMONT (dir.), Vivre dans l’Empire ottoman, Paris, 1997.
24. Bulletin mensuel de la chambre de commerce française de Smyrne, 5e année, 30.XI.97, n˚ 59,
« Le cyclisme » : « Le cyclisme à Smyrne est de vogue récente. »
136 Réjouissance, vie privée et loisirs
Le corps et l’eau
Les rivages égéens offrent des possibilités de baignade importantes, mais
l’habitude n’en est pas ancienne, pour des raisons de pudeur. Le bain de mer se
développe pour l’ensemble de la population, sous l’effet des usages aristocratiques
puis bourgeois occidentaux31. En effet, hommes et femmes vivent fortement séparés
chez les musulmans, mais aussi, dans une moindre mesure, dans les autres commu-
nautés. L’exposition de son corps est impossible à l’autre sexe. Pour mieux séparer
« Quand nous restions à Smyrne, je me réjouissais car nous allions aux bains à
Karatache ou à Boudja. Là-bas, les bains avaient des planchers en fonction de ta taille
et tu pouvais entrer sans avoir peur, j’avais aussi une bouée. Il y avait des chambres
avec des planches tout autour. C’était construit ici en raison du namahrem, car les
hanıms y venaient aussi avec leurs enfants. Pour les adultes qui savaient nager, la mer
était là-bas très profonde et plus on avançait, plus c’était profond mais toujours fermé
pour qu’aucun œil masculin ne nous voie. Cela me plaisait beaucoup à moi, car nous
étions toutes des petites filles du même âge que moi. Les murs intérieurs étaient ouverts
et nous voyions tous les espaces, où les grandes nageaient32. »
32. KOURTIAN A., « Ermeni », trois témoignages d’Arméniens à propos du génocide, Athènes,
Hestia, 1990 (gr.), p. 31.
33. Les banieres désignent des bains de mer, notamment des palissades pour protéger les
baigneuses des regards masculins indélicats. Il ne s’agit pas de baignoire, sauf erreur.
34. CEAM, ATO, Göztepe, IÔN 3, Heleni Ampatzoglou, née environ en 1892, à Göztepe, int. en
1970, à Athènes, par Zôi Kyritsopoulou, qui juge assez bon le niveau scolaire de l’informatrice mais
assez mauvaise sa contribution à l’enquête menée, f. 31-32.
35. Meyers Reisebücher, Griechenland und Kleinasien, Leipzig, 1901, p. 284.
Temps libre et modifications 139
sinon découragent le visiteur trop hardi : « On trouve des bains turcs (pas très
propres) dans le bazar, le meilleur est situé près du bazar du Bezistan ; 5 ou
6 piastres d’argent36. » La même remarque se retrouve toutefois une quinzaine
d’années plus tard, dans l’étude américaine : « Le seul danger possible de cette
forme de loisir est qu’elle peut affecter la santé publique en raison des conditions
malsaines dans certains de ces bains. » C’est pourtant un lieu d’hygiène corpo-
relle essentielle. Les auteurs, proches du YMCA, indique que : « Ce sont d’abord
les gens les moins aisés ou ceux arrivés récemment ici de l’intérieur qui fréquen-
tent surtout ces bains37. » Smyrne en compte vingt-cinq38. Ils constituent un pôle
attractif pour la ville sur ses environs, dénués de telles installations. Que l’on
doive venir en ville pour se laver indique combien l’hygiène corporelle des
campagnes est rudimentaire. Au-delà de sa stricte fonction hygiénique, le hamam
est un lieu de sociabilité entre individus du même sexe, les jeunes enfants allant
tous se laver avec les femmes : « L’utilisation des bains turcs est en fait un événe-
ment social important dans la vie de bien des hommes et des femmes, en
particulier de ces dernières, quand ils viennent de l’intérieur. Bien des usages de
l’intérieur sont toujours en vigueur à Smyrne. Ainsi nous pensons que les visites
hebdomadaires, bihebdomadaires ou même moins fréquentes sont des occasions
sociales d’importance39. »
Les jours d’ouverture du hamam sont divisés entre jours pour hommes et jours
pour femmes. « Différentes nationalités les fréquentent », en les utilisant de la
même façon, c’est-à-dire aussi comme un lieu de pique-niques et de discussions qui
peuvent durer la journée entière40. Mais la première division entre hommes et
femmes se double parfois d’une seconde division entre jours d’utilisation pour chré-
tiens et jours pour musulmans : « À un quart d’heure se trouvait l’autre hamam, lui
fonctionnait selon les jours et les heures : la nuit les hommes, le jour les femmes.
Certains jours les Turcs, les autres les chrétiens41. » La division entre genres et celle
entre communautés n’est sans doute pas de la même nature, mais on suppose
qu’elles ont quelque chose en commun. La division des jours de fréquentation du
hamam suggère cette continuité. Elle n’est pas observée partout. Il n’est même pas
certain que cette division ait bien été appliquée, mais il n’est pas fortuit que les
souvenirs de l’informatrice s’organisent ainsi, comme si la si grande proximité avec
36. Ibid.
37. SNELL et FORSYTHE, art. cit.
38. HEWSEN R. et SALVATICO C., op. cit., p. 187. Le Guide grec répertorie vingt-trois
établissements. Sur ces 23 hamams, seuls deux ont des propriétaires non musulmans : l’√stanköy
Hamamı appartient à un Arménien, selon le guide, et le hamam de Saint-Constantin appartient à
K. Sakalidena, nom à consonance non turque.
39. SNELL et FORSYTHE, art. cit.
40. Ibid.
41. CEAM, ATO, Menemen, IÔN 43, Dimitrios Katroulis, né à Menemen, en 1888, int. à
Athènes, le 23.VII.63, par Zôi Kyritsopoulou. Il a reçu une instruction primaire mais a l’esprit alerte et
a continué à se former et à s’informer, notamment grâce à sa profession de commerçant. Zôi
Kyritsopoulou le considère comme un informateur extraordinaire.
140 Réjouissance, vie privée et loisirs
des femmes de l’autre religion avait quelque chose de vaguement indécent 42. Les
bains dans le quartier de la Quarantaine à Smyrne, se trouvent dans un endroit
habité de Turco-Crétois. Il faut que les chrétiens passent par ce quartier pour aller se
laver. Ce trajet risque d’être désagréable, car l’hostilité ambiante est palpable. Les
contacts ou relations exposant les membres des divers groupes, ils peuvent alors
préférer la séparation pour être en sécurité : « Il y avait dans le quartier crétois des
bains où allaient les Turcs et les chrétiens. Mais lorsque nous y allions, nous, les
enfants turcs nous lançaient des pierres43. »
SORTIR DE LA VILLE
42. À Alep, aujourd’hui, rien de tel n’est pratiqué. Le hamam est un des lieux de contact resserré
avec les femmes de l’autre grande communauté, qu’elles soient employées du hamam ou clientes.
43. CEAM, ATO, Quarantaine, IÔN 16, Athanasia Katsivani, née à Smyrne, à la Quarantaine, en
1892 environ, int. à Athènes, le 9.VII.62, par Alexis Kyritsopoulos, f. 12. L’informatrice a fait des
études d’infirmière à Athènes et est retournée travailler à Smyrne. Alexis Kyritsopoulos la considérait
comme une excellente informatrice.
44. Kararas, Boudja…, op. cit. Buca est situé à 9 km de Smyrne, à l’est de Smyrne. La bourgade
est reliée par le chemin de fer à Smyrne, à partir de la gare de la Pointe, à partir de 1872, par la
compagnie d’Aïdin ; KARARAS, Bournabat, historique-souvenirs, Athènes, 1955 (gr.). Burnova se
trouve à 8 km au nord-est de Smyrne. La bourgade compte 15000 habitants l’été, dont la moitié rentre
à Smyrne l’hiver, au début des années 1920.
45. TAMDOG* AN-ABEL, op. cit. Tamdoªan-Abel parle longuement de la pratique du yayla. Les
citadins quittent Adana, devenue étouffante pour des estivages dans les montagnes ciliciennes. De
même, alors que les hommes continuent à travailler à Beyrouth, les familles, si elles le peuvent, partent
dans le djebel. Ces usages sont remis en cause par la diffusion des climatiseurs. De même, les familles
arméniennes aisées vont rejoindre la bourgade du Nord de la Syrie, Kessab, alors que les hommes
demeurent sur leurs lieux de travail. Pour un témoignage de la pratique d’estivage sur les « vignes
familiales » à Angora-Ankara à la fin de l’Empire ottoman, cf. ODIAN KASPARIAN Alice, Histoire des
Arméniens d’Angora et de Sdanoz, Beyrouth, 1968 (ar.), p. 5.
Temps libre et modifications 141
46. Ce tourisme premier se présente dans la continuité des explorations scientifiques. Ainsi, la
Revue des sciences allait organiser un séjour sur les côtes méridionales de l’Empire, vers Adalya, en
novembre 1901. 180 personnes devaient y participer. Cf. AMAEF-AT-CES-1896-1902, dp du
15.XI.01, de CGFS, Jousselin, à l’AF.
47. LAUNAY, op. cit., p. 25.
48. Le terme spontané, non savant, tant en turc en grec qu’en arménien, est le même pour parler
de ces reliques monnayables, en particulier à des Occidentaux. Comme on pouvait s’y attendre, il
s’agit d’un emprunt à l’anglais antika.
142 Réjouissance, vie privée et loisirs
particulier celle des Turcs, perçus comme des intrus parmi ces pierres si grecques.
Les esprits locaux participent au mouvement : « Il était tout naturel que parmi les
Smyrnéens aussi, les hommes qui étaient actifs en matière de recherches sur l’Anti-
quité, rares mais infatigables, se joignissent à nous et nous apportassent tous les
jours de nouveaux avis et de nouveaux objets d’observation 49. » Les institutions
grecques orthodoxes locales, issues de l’École évangélique, comme la bibliothèque,
fondée en 1733, et le musée de l’École évangélique, fondé en 1873, relaient le
mouvement. Les fonds de la bibliothèque et du musée sont constitués, en partie, par
l’achat de collections de chercheurs occidentaux, comme par exemple celle du
Suisse philhellène, Gonzenbach50. La conservation des pièces s’accompagne d’une
activité savante locale : l’édition d’une revue, Mousion kai Vivliothiki tis Evange-
likis Scholis, à laquelle s’intéressent les institutions occidentales51. Elle offre la
constitution d’une structure associative qui permet aux intéressés, des notables, de
contribuer à la bonne marche de l’institution et de s’afficher comme évergètes.
L’intérêt pour l’Antiquité s’est acclimaté52. Auparavant, nul ne comprenait vraiment
la nature de l’intérêt suscité par les sites anciens53. C’est un souci nouveau pour la
population, qui ne se répand que lentement54. Le culte de l’Antiquité qui gagne
l’élite cultivée d’Asie Mineure renforce la continuité que l’on désire établir entre
Rums et Grecs anciens. Voici comment le Mousion rend compte de la première
année d’existence des collections : « Dès leur fondation, l’amour des bons enfants
de la patrie pour les reliques de nos ancêtres s’émut aussitôt ; ce qui montre bien
que la constitution du musée correspondait au désir général. C’est pourquoi nous
vîmes avec plaisir de très nombreuses personnes déposer en ce temple sacré tout ce
qu’elles gardaient d’ancien dans leurs maisons ou ce qu’elles purent racheter des
mains de véritables vautours qui dépouillaient jour après jour notre pays 55. »
AMBIVALENCES DU TOURISME
ET PERCEPTION DE SOI
61. STARK, op. cit., p. 184. Alors que l’unité nationale allemande est encore en devenir, Zurich est
comprise ici comme une ville allemande.
62. La médiation est séduisante. Mais à trop la mettre en valeur, sans lui fixer de durée maximale,
les voyageurs ou les scientifiques ne risquent-ils pas de ne jamais se confronter à l’altérité ?
63. BAEDEKER K., Konstantinopel und das Westliche Kleinasien, Handbuch für Reisende,
Leipzig, 1905, p. 194.
64. STARK, op. cit., p. 188-189.
Si les fêtes religieuses demeurent essentielles et acquièrent au fil du temps,
jusqu’à l’excès même, une centralité idéologique qui les fait participer au nationa-
lisme exacerbé, d’autres célébrations viennent se greffer sur le calendrier festif des
Smyrniotes, comme les fêtes nationales, qu’elles soient étrangères ou ottomanes.
Des loisirs nouveaux, en apparence détachés du jeu communautaire, apparaissent à
Smyrne. Le cinéma diffuse dans la cité des images occidentales, surtout françaises,
jusqu’au premier conflit mondial, du moins qui peuvent réunir toutes sortes de
publics.
On assiste à des évolutions parallèles dans toutes les communautés ; les habi-
tants de ce même lieu ne sont pas objectivement si différents que cela, mais se
pensent vigoureusement, et c’est bien aussi un fait, comme différents. Il faut cepen-
dant rendre compte du décalage chronologique. La population turque n’est pas
encore massivement partie prenante du phénomène d’imitation occidentale à la fin
de l’Empire. Certains se pensent même comme un contre-modèle. Ironiquement,
c’est après la disparition des non-musulmans que l’on assistera à l’appropriation
collective des formes occidentales, dans la mesure où elles ne sont plus explicite-
ment liées au christianisme, par les Turcs. Souvent, les mêmes lieux sont
maintenus : il est toujours de bon ton d’aller passer une soirée à Kar ¤ıyaka, boire
quelque boisson alcoolisée et écouter de la musique au bord du rivage.
À l’échelle individuelle, la séparation entre grandes communautés reste certes
de mise, mais dans les grands groupes religieux, les individus circulent entre les
sous-groupes de facto. Une certaine exogamie est pratiquée par les petits groupes,
même si les normes doivent en souffrir. Enfin, la séparation n’empêche pas le thème
de l’Autre d’être constamment présent dans la fête : les Pâques orthodoxes impli-
quent les voisins juifs, les concours de lutte sont l’occasion de comparer les lutteurs
orthodoxes avec les lutteurs turcs, les matchs de football permettent de mesurer les
performances sportives de son groupe à celles de l’autre groupe, comme s’il fallait
constamment se remémorer l’existence de celui-ci pour s’en distinguer. La dispari-
tion des non-musulmans à Smyrne paraît ainsi paradoxalement avoir accéléré
l’occidentalisation de la vie des Turcs d’Izmir.
Quatrième partie
Le champ politique est particulier dans une ville de l’Empire tardif, État non
démocratique, où la population n’est pas une, mais constituée d’« éléments », selon
l’usage linguistique de l’époque1. Que faut-il alors entendre par « champ
politique » ? Il s’agit des modes de gouvernement de la région, ainsi que des
éléments d’association des communautés à l’exercice du pouvoir. Il n’y a pas de
forum politique ni de citoyens et encore moins de citoyennes. La culture du débat
contradictoire et de la prise de décision négociée est limitée. L’idée même d’affaires
concernant l’ensemble des habitants de Smyrne, indépendamment de la religion
qu’ils pratiquent, ou de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent, est
saugrenue. Mais si le cadre et les conditions du politique sont spécifiques, celui-ci
n’en existe pas moins.
La vie politique dans l’Empire hamidien est obstruée par la suspension de la
Constitution de 1878, alors qu’elle a été rédigée par Midhat Pa¤a en décembre 1876.
Le politique s’articule à deux niveaux différents. Tout d’abord, la grande politique
d’Empire, domaine réservé du sultan et de son administration centrale à Babı Âli.
La désignation du vali d’Aydın relève de ce domaine, dont on ne traite pas ici.
Ensuite, il faut considérer un espace local et communautaire où une certaine décen-
tralisation administrative et le respect de processus électoraux sont attestés dans la
vie des non-musulmans. Il s’agit de petites négociations et du règlement d’affaires
courantes, pour lesquelles les millets essaient de s’arranger avec l’autorité locale.
Les dignitaires des millets non musulmans sont attachés à l’administration des
vilayets. Ils siègent à l’√dare meclisi, à majorité musulmane toutefois, à Smyrne la
non-musulmane, comme partout ailleurs dans l’Empire.
1. L’usage d’« élément » fait partie des termes métaphoriques fréquents dans les courriers
diplomatiques ainsi que dans les parutions d’époque. La physique, la chimie et la biologie fournissent
des analogies pour cerner le social.
150 Les millets dans la vie politique
rare14. Les courriers de l’agent, lui-même orthodoxe, sont aussi au nombre des
recours informels possibles.
14. Selon B. Lory, une ville balkanique comme Manastır-Bitola reçoit la visite de tels inspecteurs
tous les dix ans environ.
15. AMAEF-AT-CES-1880-1889, dp du CGF, Champoiseau, à l’AF, Comte de Montebello, du
21.VII.87, « Fin du différend entre Nazif Pacha et l’archevêque grec ».
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 153
marche des institutions et sont prêts à s’ingérer dans les affaires de l’Empire. Mais
la réconciliation obtenue entre le vali et le prélat ne satisfait qu’une partie de la
population. Les musulmans, selon le consul de France, sont marris des excuses de
l’administrateur16. Un bon vali doit se maîtriser, même par grande chaleur, ou s’il
ne se maîtrise pas, il doit savoir imposer ses humeurs sans s’exposer aux armes
symboliques de ses adversaires. À la fin du XIXe siècle, les prélats orthodoxes ne
sont pas dépourvus de moyens de pression, lorsque les règles sont remises en cause
par un fonctionnaire.
Smyrne est une des villes de l’Empire dotées d’une municipalité. Il s’agit
d’un organisme créé sur le modèle de Galata-Péra 17. Il voit le jour, deux ans
après celui-ci, à la fin des années 186018. Les consuls européens observent son
fonctionnement. Il représente les communautés qui possèdent des biens immobi-
liers dans la ville. Le consul allemand décrit ainsi son fonctionnement : « La
municipalité, composée de deux entités – la première doit s’occuper du quartier
mahométan, pendant que la seconde doit administrer les quartiers habités par les
Grecs, les Européens, etc. –, compte, hormis les présidents, deux fois cinq
membres, élus parmi les sujets turcs. Malheureusement, on n’est pas encore
parvenu à assurer des représentants aux protégés étrangers au conseil municipal
qui les intéresse19. » La division de la ville en deux « cercles » explique que
parfois les diplomates parlent de deux municipalités 20. Les statuts précisent qu’un
musulman préside l’organisme, qui est courtisé par les intérêts occidentaux, en
raison de ses compétences d’aménagement urbain. En 1909, le président déclare
vouloir « améliorer l’état de la ville de Smyrne par l’organisation d’une voirie ; la
régularisation des rues et la construction de différents édifices d’intérêt
municipal ». Les Italiens et les Français sont au coude à coude pour s’emparer de
ces marchés21. La municipalité de Smyrne est souvent évoquée pour sa corruption
et sa mauvaise gestion22. Elle n’inspire aucun respect au consul de France, Blanc.
Sa présidence ne sert qu’à s’enrichir. Blanc trouve choquant que la présidence soit
musulmane alors que l’islam est minoritaire à Smyrne. Cependant, ces quelques
16. Ibid.
17. MANTRAN, Histoire d’Istanbul, op. cit., Paris, 1996, p. 306.
18. SERÇE E., La Municipalité à Izmir des Tanzimats à la République (1868-1945), Izmir, Dokuz
Eylül Yayınları, 1998 (tu.).
19. DJB-53 742, Rapports annuels du consulat impérial à Smyrne et de l’agence consulaire de
Pergame, t. II, novembre 1887-fin 1889, f. n˚ 3, du 28.VIII.87, « Rapport sur le mouvement
commercial et maritime pour l’année 1886 ».
20. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 110, du CGF, Pellissier, à Fournier, AF, « La tranquillité
est rétablie à Smyrne ».
21. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 154, dp n˚ 162 de Dallemagne en charge du CGF, au MAE, du
9.VIII.09, « Les Italiens et la municipalité de Smyrne » : « Il y a [...] lieu de regretter très vivement que
la finance française ait refusé aussi péremptoirement de prêter de l’argent à la municipalité de Smyrne
car les Italiens vont ainsi prendre pied dans toutes les affaires de la ville. »
22. AMAEF-AT-CES-1874-1891, dp n˚ 7 de Pellissier, CF, au baron de Wismes, ChAfF, du
6.XII.84, « Inspections du vali ».
154 Les millets dans la vie politique
Chez les chrétiens de toutes obédiences, l’Église joue un rôle fondamental dans la
vie sociale. Mais l’Église est aussi un réseau légal, capable d’agir dans tout l’Empire.
Smyrne est alors un maillon de ce maillage, qui suit les directives de Constantinople,
capitale de l’Empire et siège du Patriarcat œcuménique. En 1890, le patriarcat s’estime
lésé par les décisions des autorités, qui remettent en cause le statut distinct et l’auto-
nomie des communautés religieuses en matière d’état civil et de succession. Il prend la
décision de protester contre ce qu’il tient pour des empiétements sur ses privilèges,
toujours qualifiés d’« historiques » : « Dans les premiers jours de ce mois, sur des
instructions venues du Phanar, l’église métropolitaine de Sainte-Photinie, à Smyrne, a
été fermée, ainsi que les autres sanctuaires au nombre de 21, situés soit en ville, soit
dans les villages environnants. La même mesure a été appliquée aux 200 églises grec-
ques, environ, disséminées dans les districts de l’intérieur de la province, à Magnésie,
Aïdin, Sokia, Alaschéir, Akhissar, Kirkagatch, Pergame, etc.28. »
Le conflit est dur. Les orthodoxes font preuve d’une solidarité sans faille afin de
faire partout pression sur le pouvoir impérial. Cette période est délicate pour le
pouvoir local, qui craint que la population grecque orthodoxe ne déborde la démo-
gérontie, intégrée au jeu institutionnel, notamment en se livrant à des manifestations
incontrôlées sur la voie publique. Malgré les pressions sur la démogérontie, une
frange de la population ignore ses représentants officiels et ses suppliques au sultan,
comme en rend compte la presse locale : « Les manifestants, dont les rangs compre-
naient des hommes appartenant à toutes les classes de la communauté orthodoxe,
arrivèrent sans le moindre incident devant le palais du Gouverneur et remplirent
l’esplanade de la caserne, la cour du Conak et les rues avoisinantes. Leur nombre a
été évalué à environ 20000. Les membres du comité furent reçus par Emin effendi,
chef de la police, qui les introduisit, auprès de Son Excellence le vali 29. »
Le conflit des deux centres, ottoman et orthodoxe, à Constantinople, aboutit à
une intrusion massive de la population orthodoxe dans l’espace officiel local. L’élite
grecque ottomane ne tient pas toujours ses ouailles. Ce débordement est-il vraiment
incontrôlé comme l’affirme Sefer Efendi Kallenderoglou, démogéronte orthodoxe,
au vali qui le reçoit en délégation ? Toujours est-il que la manifestation montre que
la population orthodoxe à Smyrne n’a pas peur de manifester, illégalement bien sûr.
La supplique au sultan est adressée par le vali lui-même. Les orthodoxes obtiennent
gain de cause et les autorités reviennent sur leurs décisions30. Comme toujours, on
tente de conserver des formes policées. Tout d’abord, la protestation de la popula-
tion prend la forme d’une supplique adressée au souverain, en suivant les voies
hiérarchiques, quoique la rue ait voulu contraindre l’administrateur. Finalement, on
termine poliment ce conflit. Des remerciements ampoulés sont adressés au trône,
qui a bien voulu entendre les désirs de ses sujets. Le style de l’époque maquille les
conflits entre les différents protagonistes, qui descendent pourtant jusque dans la rue
à Smyrne. Mais qui est dupe de ces formes31 ? La réalité des conflits ne rattrapera-t-
elle pas leurs acteurs ?
C’est surtout en dehors des rares périodes de crise ouverte que la population
smyrniote, à l’instar de celle des autres villes, sait exprimer sa distance envers les
autorités impériales. Pour ce faire, elle s’associe aux festivités étrangères. On
s’affiche sous la protection d’une puissance, qu’on estime amie de son millet, par
exemple lors de la célébration du 14 juillet, de la fête nationale hellénique ou bien
encore de la visite d’un prince russe32. La population orthodoxe de Smyrne ne
manque aucune occasion d’afficher sa sympathie pour l’Empire des tsars 33. Ces
manifestations de solidarité avec des pays aux intérêts opposés à ceux de l’Empire
sont autant de bravades. Être pro-français ou pro-britannique, ou pro-allemand est
une opinion politique dans le cadre ottoman. Cette orientation vers l’extérieur est
due en partie au blocage de la vie politique dans un cadre autoritaire. L’impéria-
lisme européen sait profiter de cette situation. L’horizon politique régional se limite
à la soumission ou à l’influence de telle ou telle puissance. Cet intérêt pour les États
étrangers est une marque d’aliénation de Smyrne à l’Occident. Toute la région est
concernée par cette intrusion de l’étranger dans la conscience politique des sujets et
pas seulement l’Empire ottoman. Les premiers partis politiques de la Grèce indé-
pendante vont jusqu’à prendre le nom de la puissance protectrice qu’ils souhaitent
pour cette « Hellade » qui vient pourtant d’être libérée34. Cette attirance vers des
pôles extérieurs à la région est à la fois le symptôme et une des causes profondes de
la fragilité de celle-ci.
L’expression politique que recèlent les sources prend le plus souvent la forme
de la manifestation, ce qui ne laisse guère de place au propos argumenté et ne fait
que révéler les rapports de force existants. On est toutefois surpris de voir la liberté
prise par les Grecs, Hellènes ou Rums de Smyrne, sous l’Empire hamidien. L’auto-
rité ottomane si pesante, selon certains auteurs grecs, est de fait souvent battue en
brèche, à Smyrne l’infidèle. Le sens de ces manifestations tranche aussi avec la
prose ottomaniste, si lisse, des gazettes de l’époque. La population grecque ortho-
doxe locale peut remettre en cause ouvertement tant le pouvoir ottoman que ses
propres élites, installées dans le jeu de relations définies par le centre 35.
Smyrne n’est pas une ville besogneuse, où il ne se passe jamais rien. Elle
s’adonne, certes, intensément à ses activités économiques, à la satisfaction des inté-
rêts occidentaux qui surveillent l’administration. Pourtant, sous les dehors policés
de la société semi-coloniale du port affleurent quelques failles. Smyrne et sa région
sont au fait des violences perpétrées à l’intérieur. La cité égéenne est en prise sur les
développements politiques partout dans l’Empire. Les mouvements idéologiques et
les événements y trouvent un écho, même si un certain bon ton et surtout la censure
ne permettent pas toujours de prendre la mesure des phénomènes en cours. Les
tensions montent entre les composantes de la population. Au-delà de la concorde
quotidienne, les millets s’éloignent les uns des autres. On relève des violences ou
des « rumeurs d’excès » fréquentes, selon la langue diplomatique, de la part des
musulmans contre les non-musulmans, dans les archives diplomatiques de pays
aussi différents que la France ou l’Autriche-Hongrie. Les affaires arméniennes trou-
blent régulièrement la ville, qui ne compte pourtant qu’une modeste communauté,
alors que ses dirigeants officiels aiment réaffirmer son caractère paisible. Les
massacres d’Arméniens à travers l’Empire, à partir de 1894, ne laissent pas la
communauté de Smyrne indifférente. Le peu d’espace politique concédé par le
pouvoir, qui a suspendu en 1891 la Constitution nationale arménienne, octroyée en
1863, provoque un regroupement du millet arménien apostolique autour de son
Église.
Les fêtes religieuses arméniennes, comme Vartanants dans le cas que l’on va
évoquer ici, sont, comme chez les Grecs orthodoxes, des occasions de célébrer et de
manifester tout autre chose que sa ferveur religieuse36. Certaines personnalités sont
assez engagées pour manifester leur attachement à la cause nationale et à l’existence
d’une Arménie occidentale, en pleine église, en s’écriant : « Vive l’Arménie ! ».
Mais le réseau d’espions dans la population est aussitôt efficace : après la céré-
monie, certains enthousiastes sont arrêtés37. Hormis une oligarchie réduite, argentée
et intéressée à la pérennité du régime, la population, même d’une ville aussi éloi-
gnée de terres arméniennes et aussi peu nombreuse, est gagnée par le sentiment
national. Au sein du groupe, des conversations se font ouvertement hostiles au
régime hamidien. On lève des fonds pour financer des œuvres dites nationales.
L’évolution du climat idéologique est accompagnée, sinon guidée, par le clergé
apostolique.
36. Il s’agit de la commémoration de la bataille perdue d’Avarayr que livra Vartan Mamigonian à
l’armée perse en 451. Cette fête ressortit autant du domaine national que religieux. C’est un exemple
supplémentaire de la continuité des deux champs au Proche-Orient.
37. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par le consul général d’Autriche-Hongrie, von Jankó, à
l’AAH, Freiherr Heinrich von Calice, le 8.III.95, « Incident dans l’église métropolitaine arménienne
non unie, comportement des Arméniens ».
158 Les millets dans la vie politique
38. NORADOUNGHIAN G., « Extraits des Mémoires, recueillis par Aram Andonian », p. 199-245,
Revue d’histoire contemporaine arménienne, Paris, Annales de la bibliothèque Nubar, t. I, 1995,
p. 212.
39. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par von Jankó, CGAH, à l’AAH, Freiherr Heinrich von
Calice, le 25.XI.95, « Découverte d’un complot des Mahométans locaux contre les Arméniens ».
40. HHStA-K-404, nombreux courriers de novembre à décembre 1896.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 159
certains cercles. Il s’emploie à assurer l’ordre public malgré tout, dans une période
où les populations arméniennes ne sont pas l’objet de tant de sollicitude de la part
de ses collègues à l’intérieur des terres41. Le consul d’Autriche-Hongrie atteste que
le vali d’Aydın protège toute la population : « En particulier, hormis les Arméniens,
on devra surtout surveiller les citadins musulmans et parmi ces derniers, surtout les
émigrés d’anciennes provinces turques installés ici, dont la haine fanatique et inex-
tinguible des chrétiens ainsi que la forte inclination aux désordres politiques et
toutes sortes d’excès sont notoires42. » Les exilés ne sont toutefois pas traités avec
ménagement. On incarcère les hommes de façon préventive, sans procédure judi-
ciaire. Les familles sont réduites à demander l’assistance à la communauté.
L’aratchnort ne peut faire face à cette « misère effroyable » soudaine et vient
implorer le vali pour qu’il ordonne au chef de la police d’examiner le cas des incar-
cérés, « et, si lors de cet examen rien de répréhensible n’était prouvé contre eux, de
les faire sortir de prison, en prenant soin de considérer en premier lieu le cas des
pères de famille. Kiamil Pacha céda enfin à ces justes demandes et pria le directeur
de la police d’examiner l’affaire dans le sens de la requête que lui présentait le diri-
geant ecclésiastique arménien43 ».
Les notables règlent entre eux, selon leur bon vouloir, le sort des populations. À
Smyrne, ils sont plutôt de bonne composition et attachés à éviter les excès, mais le
régime mécontente des Arméniens appartenant à des couches sociales moins favori-
sées. Ces franges de la population vont trouver un exutoire dans la violence
politique. La Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) – le Tachnagtsoutioun –,
fondée en 1890 à Tiflis, est présente dans la région de Smyrne dès 1896-1897. Des
membres itinérants ou permanents y sont actifs44. Lors de son troisième congrès
général, qui se tient à Sofia en 1904, la FRA opte pour une stratégie terroriste
d’envergure contre le régime hamidien45. Smyrne, la « Mine d’or » selon le langage
codé de la FRA, est concernée par cette décision46. Un grand complot doit y avoir
lieu en 1905. La planification et la direction des préparatifs sur place sont assurées
par un des fondateurs du parti, Qrisdapor Miqaelian, sujet russe 47. C’est une affaire
d’envergure, qui doit coûter la vie à de nombreuses personnes sur les quais, lors de
la célébration de la fête de l’avènement au trône d’Abdülhamit. Il s’agit de « mettre
en péril tous les intérêts européens, c’est-à-dire de faire sauter, par exemple, les
banques, les grands ponts et les conduites souterraines, ainsi qu’une série d’institu-
tions importantes48. Il fallait brûler la douane qui contenait des marchandises
européennes d’une valeur de plusieurs centaines de milliers de livres. Il fallait
s’emparer des consulats ainsi que des consuls et leur présenter nos exigences, et,
s’ils ne nous donnaient pas satisfaction, les faire sauter eux aussi 49 ».
La FRA porte ses coups contre le représentant du pouvoir central – le konak et
la caserne doivent être plastiqués – qu’elle juge responsable des souffrances du
peuple arménien sur le haut plateau arménien, ainsi que contre les puissances euro-
péennes, oublieuses du sort de ce peuple, malgré l’internationalisation de son statut,
au congrès de Berlin, en 1878. En plus des institutions et des biens européens à
Smyrne, c’est aussi toute la vie à l’européenne qui est la cible de cet attentat : « On
devait jeter des bombes à main dans les cafés des quais, les théâtres en plein air, le
jardin du Sporting-Club et sur les bateaux amarrés dans le port50. » Le programme
des actions évoque celui des attentats de Salonique de 1903, mais également
l’attentat, raté lui aussi, du vendredi 21 juillet 1905 contre le sultan, alors qu’il sort
de la cérémonie du Selamlık. Les « opérations d’éclat », selon la terminologie de ce
46. Vosgehanq, c’est-à-dire la « mine d’or ». Le nom choisi – les pseudonymes tachnags sont
parfois évocateurs – indique bien le rôle de pourvoyeurs de fonds, volontaires ou souvent contraints,
dévolu aux notables commerçants arméniens de cette ville. Comme des assassinats sur la voie publique
de riches Arméniens se sont déjà produits à Smyrne, la police ottomane pense alors tout de suite à des
représailles de la part d’organisations politiques arméniennes nationalistes contre de mauvais payeurs.
Voir par exemple HHStA-K-404, dp du CGAH, von Jankó, à l’AAH, Freiherr von Calice, du 29.I.98,
« Assassinat du grand négociant arménien, E. Esaïan, insécurité à Smyrne ». La lecture de souvenirs
d’anciens membres actifs de la FRA ne laisse aucun doute sur les moyens de l’organisation qui peut
faire voyager ses agents sur les paquebots des compagnies européennes d’un point à l’autre de la
Méditerranée orientale et de la mer Noire. Certains s’octroient même le droit de séjourner à l’hôtel
Kraemer lorsqu’ils sont en mission à Smyrne, à moins qu’un supérieur économe ne mette un peu
d’ordre dans ces coûteuses dispositions. Les préparatifs du complot comprennent aussi la location de
boutiques proches, voire comprises dans les établissements à détruire, dans un quartier fort cher. Les
agents de la FRA ouvrent, par exemple, une échoppe de tailleur, bien peu crédible, dans le bâtiment de
la Banque ottomane, une menuiserie à proximité du Crédit lyonnais, une échoppe de boucher auprès
des Messageries maritimes et de la Compagnie de navigation russe. La FRA dispose donc de
ressources financières importantes pour ses entreprises terroristes à la fin de l’ère hamidienne.
47. Documents pour l’histoire de la FRA, op. cit., p. 7, 1re col.
48. Le terme kednoughghi, soit « conduite souterraine », peut prêter à confusion. Les courriers
diplomatiques indiquent que les conduites de gaz permettant l’éclairage public étaient visées par
l’attentat, afin de faciliter sa réalisation et la fuite des comploteurs.
49. TOQADJIAN, art. cit., p. 1.
50. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 5 et suiv., dp envoyé pour le consul général par le consul
suppléant, Paul de Reffye, au chargé d’affaires de France à Constantinople, M. Boppe, du 16.VIII.05.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 161
51. Le parti hntchag, fondé en 1887, à Genève, par des étudiants arméniens, sujets russes, est
surtout actif des années 1890 à 1896. Les massacres hamidiens des années 1894-1896 l’affaiblissent
considérablement en provoquant, en particulier, une scission entre parti refondu et parti maintenu, qui
recoupe la fracture entre Arméniens ottomans et Arméniens russes. Si le parti hntchag a fait beaucoup
parler de lui jusque dans les années 1895-1896, le consul français à Smyrne n’est plus au fait, en 1905,
de la vie politique arménienne.
52. Les représentants officiels de la communauté arménienne sont les taghagans, contrepoints
des démogérontes orthodoxes.
162 Les millets dans la vie politique
Les agités sont évacués vers l’église. Les armes sont livrées aux forces de l’ordre,
mais les jeunes gens s’enfuient de l’église, après avoir refusé de donner leurs noms.
L’ambiance était déjà agitée au sein de la jeunesse masculine, avant même
l’attentat53. Les militants sont des jeunes gens avides d’en découdre. Ils manquent
de sang-froid. Le responsable local des préparatifs, Antranig Torkomian, est furieux
contre ses jeunes recrues. Un tel camouflet infligé aux forces de l’ordre ottomanes
est inédit à Smyrne.
Le traitement du complot par les dépêches consulaires présente Smyrne comme
une ville agressée de l’extérieur. Les explosifs sont venus de Marseille et d’Odessa
par des liaisons maritimes54. De fait, les Arméniens sont déjà dispersés à travers les
espaces ottoman et russe, ainsi que sur le pourtour méditerranéen, bien au-delà d’un
espace national circonscrit55. Cette diaspora ou, plutôt certains groupes en son sein
peuvent se constituer en réseau pour la cause nationale, mobilisant plus de
ressources et plus librement que les Arméniens d’une ville ottomane, surveillée
comme Smyrne. Les contacts établis entre les différents points de la dispersion
permettent de circuler rapidement d’un lieu à un autre, et peuvent mettre en échec la
vigilance des Empires russe et ottoman. Les diplomates occidentaux et a fortiori les
responsables ottomans sont bien conscients de cette réalité humaine aux antipodes
des intérêts de contrôle étatique. La police ottomane sait que la cause arménienne
mobilise à l’étranger. Malgré son réseau d’espions, « elle ne sait pas encore quel est
ce mystérieux Comité arménien révolutionnaire dont la “succursale de Smyrne” a
montré tant d’activité. Il est probable que ses membres principaux échapperont à la
vengeance des autorités turques56 ».
Ce sont deux Arméniens de l’Empire russe, Lévon et Gosdan, qui prennent en
charge les préparatifs techniques, à savoir la mise au point de machines infernales
dotées de mécanismes d’horlogerie, qui doivent faire sauter l’agence du Crédit
lyonnais sur les quais. De surcroît, des écrits militants en arménien, « dans un
idiome arménien que les traducteurs du konak ne comprennent que difficilement »,
vraisemblablement en arménien oriental, sont saisis lors des perquisitions qui
suivent la découverte du complot. Cette littérature militante doit avoir été importée
du Caucase. Mais si le centre de décision et certains moyens techniques et humains
sont bien extérieurs à la ville de Smyrne, les militants de base sont, eux, des rési-
dents. Ce sont ces nombreux relais locaux qui sont remarquables, car ils contrastent
avec la réputation d’indifférence politique prêtée à la population arménienne de la
53. TOQADJIAN, art. cit., p. 76 : « La nouvelle de cette bataille se répandit à la vitesse d’une
étincelle parmi l’ensemble de la population arménienne de Smyrne. Et les Arméniens qui nous
voyaient, nous désignaient du doigt et se disaient : “Ce sont eux qui ont battu les gendarmes.” »
54. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 10 et suiv., dp envoyé par le consul général Paul Blanc au ministre
des Affaires étrangères à Paris, du 19.VIII.05.
55. Le consul français fait néanmoins allusion aux eyalets arméniens, une toponymie que
l’Empire ottoman a supprimée depuis 1864 et que la Turquie républicaine a bannie.
56. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 23 et suiv., « Affaires arméniennes, conspiration de Smyrne », dp
envoyé de Thérapia, par le ChAfF, Boppe, au président du Conseil et MAE à Paris, M. Rouvier, du
21.VIII.05.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 163
région. Les populations arméniennes de Magnésie et d’Ödemi¤ ont été, elles aussi,
touchées par la vague nationaliste, dans sa version tachnag. On découvre à
Magnésie les préparatifs d’un complot similaire à celui de Smyrne. Toute l’Anatolie
occidentale est concernée par la vague de profond mécontentement national armé-
nien, à la fin de l’ère hamidienne.
Le complot est éventé par la structure de la société ottomane. La présence du
premier repaire des terroristes, loué par Antranig Takvorian et sa femme, attire
l’attention dans un quartier non arménien. Situé dans le quartier de la Pointe, il
suscite l’animosité d’une voisine grecque, qui voit d’un mauvais œil les allées et
venues de nombreux hommes chez un couple sans enfants. Elle menace de
dénoncer à la police les mauvaises mœurs de la dame, qui sont attentatoires à
l’honneur du quartier tout entier. Il faut donc déménager au plus vite dans le quartier
arménien. La seconde maison louée appartient au drogman du consulat de France,
Haïg Simonian. Mais là aussi, les nouveaux venus, qui se font passer pour une
famille, dérogent encore aux règles de la vie familiale normale. Le voisinage exerce
une surveillance continue, et va bientôt suspecter cette famille de ne pas en être une
et de se livrer à quelque activité illégale. Ce contrôle social permet aux services de
l’État d’être informés rapidement de la moindre déviance. De plus, il s’agit pour les
voisins de protéger l’honneur du quartier. La perception de l’espace urbain n’est pas
celui d’une métropole contemporaine où règnent l’anonymat et l’atomisation des
foyers. Chacun tient sa place dans l’ordonnancement général et doit veiller à ce que
tout le monde en fasse autant. Le comportement du voisin peut ternir sa propre
réputation. Il faut l’empêcher d’enfreindre certaines limites57.
Le complot de Smyrne échoue définitivement à cause d’une maladresse, qui
révèle l’amateurisme des agents locaux de la RFA. Un coup de fusil malencontreux
part d’une arme et blesse au côté droit un des factieux. Le bruit, puis la vue du sang,
alarme le voisinage grec qui, soucieux de sa tranquillité et de l’ordre public, se
précipite pour se saisir du tireur, mettant fin aux préparatifs. Les souvenirs d’un des
protagonistes décrivent la population grecque comme un groupe en majorité hostile
et proche de l’ordre ottoman, quand il s’agit de la cause arménienne. Les dépêches
consulaires de Blanc ne laissent pas de doute quant à la possibilité de violences
orthodoxes contre les Arméniens au cas où l’attentat aurait réussi.
L’attentat n’entraîne pas d’arrestations dans d’autres groupes que chez les
Arméniens. L’action politique, en 1905, ne déborde pas les frontières ethno-reli-
gieuses. Les rares Grecs qui appuient les révolutionnaires arméniens le font à titre
personnel. Ce sont ces complicités qui déjouent les cloisonnements sociaux et qui
permettent de brouiller les pistes. Trouver refuge chez un Grec ou gagner un village
à majorité grecque orthodoxe, comme Boudja, rend le travail de la police bien plus
ardu. Selon un protagoniste, ce sont les complicités de contrebandiers grecs ortho-
57. Ce système permet aujourd’hui encore, dans cette région du monde, la régulation sociale de
mégalopoles qui pourraient sembler ingérables. Cf. WIKAN Unni, Tomorrow God Willing : Self-Made
Destinies in Cairo, Chicago, The University of Chicago Press, 1996. Nous nous référons aussi à l’intervention
de l’auteur à l’EHESS : « Violence in Cairo : Why does Cairo remain a Safe City », du 14.V.96.
164 Les millets dans la vie politique
travaillée par le nationalisme, calqué sur les modèles occidentaux. On saisit un caté-
chisme arménien dans la cache principale des comploteurs, véritable manuel de
nationalisme.
Les autorités ottomanes ne sont pas dupes de la réputation de tranquillité des
Arméniens locaux. Elles sont sur le qui-vive. Les services constantinopolitains tien-
nent constamment le vali au courant de leurs moindres soupçons. Ainsi, tel ou tel
nouveau venu se voit interdit d’exercer une charge d’enseignant. Après l’échec de
l’attentat contre la personne du sultan lui-même, la Sublime Porte télégraphie à
l’administration du vilayet pour que l’on arrête certains membres de la FRA, un
certain Dikran et son frère, ainsi que leur cercle d’amis. Sans le savoir, l’administra-
tion ottomane met ainsi à mal les préparatifs d’un attentat spectaculaire. Les cercles
de la FRA, ayant eu vent des intentions de la police ottomane, déménagent au plus
vite, dans des caisses, les explosifs, les armes, les mécanismes d’horlogerie, les
documents ainsi que le sceau et l’argent du parti, jusqu’alors entreposés chez
Dikran. C’est à la suite de cette évacuation précipitée vers la cachette dans le quar-
tier arménien, louée par Antranig Torkomian, qu’un révolutionnaire manipule
maladroitement un fusil et attire l’attention du voisinage puis des autorités.
Le terrorisme arménien apparaît ici dans sa radicalité. Il s’agit du choix de la
violence aveugle, que le consul français rapproche des procédés révolutionnaires
bulgares. Les usages des anarchistes russes ou ouest-européens influencent aussi les
agissements de ces milieux. Le mythe de la Belle Époque, dans sa version otto-
mane, est une fois de plus écorné. La violence potentielle ne demande qu’à se
libérer. L’ordre social, économique et idéologique de l’Empire ne satisfait pas tout
le monde. Ce sont cet ordre et ces conventions que vise le terrorisme arménien. Le
complot cible les grandes institutions emblématiques de la prospérité mais aussi de
la mise sous tutelle de l’Empire. Il s’agit de faire sauter le Crédit lyonnais, les
bureaux de la Dette publique ottomane, la Régie des tabacs, la Société des quais,
ainsi que les bureaux des deux lignes de chemin de fer « Smyrne-Cassaba » et
« Smyrne-Aïdin ». Les ponts et les gares jusqu’à U¤ak doivent être également dyna-
mités. L’action doit avoir d’autant plus d’éclat qu’elle s’en prend au cœur même de
la vie du pays. La personne d’Abdülhamit est symboliquement visée par le choix de
la date. L’attentat doit saboter l’autocélébration du régime lors des festivités impé-
riales et mettre en scène la radicalité des revendications nationales arméniennes,
ainsi que l’ampleur des moyens dont les activistes disposent là où ce genre de trou-
bles est inattendu.
A posteriori, il apparaît peu habile de s’en prendre aux intérêts occidentaux
dans l’Empire. Ces intérêts priment toute autre considération pour les États occiden-
taux. Blanc coopère avec la police contre le réseau arménien62. En amont, la police
parisienne a prévenu l’Ambassade ottomane des agissements suspects d’un
62. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 10 et suiv., doc. cit. : « Au cours de mon entretien avec Kiamil
Pacha, je lui ai déclaré que j’étais décidé à lui accorder toute mon assistance pour la découverte des
coupables et que j’étais prêt, le cas échéant, à lui faciliter les perquisitions que la justice pourrait avoir
à pratiquer chez des Français. »
166 Les millets dans la vie politique
63. Ibid.
64. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 38 et suiv., « Au sujet du complot arménien », dp envoyé pour le
CGF, par le consul suppléant, Paul de Reffye, au MAE à Paris : « En dehors de la perte en vies
humaines, la catastrophe aurait coûté au Crédit lyonnais tout son encaisse, tous ses titres et papiers… »
65. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 23 et suiv., doc. cit. : « Les nouvelles qui sont parvenues
d’Arménie à l’Ambassade au cours de ces dernières semaines sont loin d’être satisfaisantes. [...] Si la
plaine de Mouch est la partie la plus éprouvée des vilayets arméniens, l’ordre est loin de régner dans le
reste de la région. Les Hamidiés s’y livrent à toutes sortes d’exactions. »
66. Le révolutionnaire arménien dans Hayrenik parle de la populace, khoujan, turque qui
s’attaquerait au quartier Arménien après les attentats, tandis que le CGF se félicite du calme du vali,
Kâmil Pa¤a qui a décidé de ne pas opérer par « voie de massacres ».
67. Cette méthode d’action est attestée dans d’autres lieux de l’Empire, en proie à l’agitation
nationaliste comme la Macédoine ou la Bulgarie ottomane.
68. Les calculs et les manipulations sont plus qu’avérés. Ainsi, alors que la FRA renouvelle
constamment son soutien au CUP de 1908 et jusqu’à l’été 1914, à Erzeroum, lors du dernier congrès de
la FRA dans l’Empire, son attitude conciliante n’empêcha pas l’anéantissement des Arméniens
ottomans. Cf. MINASSIAN Gaïdz F., « Les relations entre le CUP et la FRA à la veille de la Première
Guerre mondiale d’après les sources arméniennes », p. 45-99, in Revue d’histoire arménienne
contemporaine, Annales de la bibliothèque Nubar de l’Union arménienne de bienfaisance, Paris, t. I,
1995.
69. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 53, « Au sujet du procès des Arméniens », dp de CGF, Blanc, à
l’AF, du 27.VII.06.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 167
consul de France, la pratique de la torture dans les prisons ottomanes est établie.
Plusieurs courriers mentionnent la haute probabilité de dénonciations de complices
par les Arméniens déjà arrêtés. Les accusés n’ont pu faire entendre leurs plaintes
contre ces pratiques de détention et d’investigation auprès des magistrats ottomans.
La méfiance envers la population arménienne demeure. Les allées et venues
d’Arméniens sont surveillées et les autorités impériales se doutent qu’il existe un
réseau de sympathisants potentiels des organisations révolutionnaires arméniennes
à Smyrne même, mais aussi à Magnésie et Ödemi¤70.
Les Arméniens de Smyrne ne sont pas le seul groupe à créer des difficultés à
l’administration. Leur effectif réduit limite plutôt les problèmes qu’ils occasionnent
d’habitude. En revanche, la population grecque orthodoxe, majoritaire à Smyrne,
constitue une donnée fondamentale de la géographie humaine locale. Or cette
présence grecque en Asie Mineure est de plus en plus politisée. Le long règne
d’Abdülhamit est celui de la montée de la solidarité entre les Rums de tout l’Empire
avec le royaume de Grèce. Celle-ci est largement étayée par le rôle décisif en
matière éducative du royaume de Grèce au sein de l’Empire ottoman. Progressive-
ment s’installe une vision du monde où seuls les États-nations sont les sujets
historiques. Il faut se rallier à ces entités. À Smyrne, en particulier, le sentiment
national hellénique s’exprime ouvertement. La paralysie de la vie publique dans
l’Empire accentue l’intérêt que les Smyrniotes portent à ce qui se passe à l’étranger.
De l’extérieur viendront d’éventuels changements dans leur condition de sujets du
sultan. Ainsi, les affaires de Crète sont suivies avec une grande attention. Le sort de
l’île peut préfigurer le sort des Grecs du littoral occidental de l’Asie Mineure, si
l’essor territorial de la Grèce se poursuit. Ces affaires enthousiasment ou inquiètent,
selon le groupe ethnique et confessionnel auquel on ressortit, mais aussi selon la
catégorie sociale à laquelle on appartient.
Le consul d’Autriche-Hongrie, von Jankó, tente de nuancer la solidarité de la
population grecque orthodoxe de Smyrne envers les Crétois, en insistant sur le
« patriotisme local » commun à tous les habitants de la région, qui serait plus fort
que toute sorte de nationalisme offensif, toujours étranger à Smyrne 71. Von Jankó
affirme que la prospérité de la ville, sensible même pour les classes inférieures,
met à l’abri la population d’engouements inconsidérés pour des causes, somme
toute lointaines, alors que Smyrne à la fin du XIXe siècle n’a pas été affectée direc-
tement par les revers extérieurs de l’Empire72. Le plaidoyer n’est pas toujours
convaincant. Le conservatisme prudent et le souci de ménager les susceptibilités
des différents habitants, que l’on attribue à l’ensemble orthodoxe, pourraient bien
n’être imputables qu’à ceux qui ont tout à gagner au statu quo ottoman, que von
Jankó fréquente certainement davantage que les « plus basses classes
populaires », dont il minimise l’importance. Avec beaucoup de soin cependant, il
note que ces Grecs de basse extraction pourraient se livrer à des manifestations
que la population musulmane accepterait très mal. Le consul cite comme précé-
dent l’arrivée du premier navire de guerre hellénique en rade de Smyrne qui a
donné lieu à des manifestations d’enthousiasme « patriotique » déplacées. C’est
en effet le cas lors de la visite de l’« amiral Miaoulis » à Smyrne, en 1884. Rums
et Hellènes de Smyrne communient dans un même nationalisme 73. Von Jankó va
ainsi parfois à l’encontre de son propre diagnostic. Il est possible qu’en tant que
serviteur d’une monarchie composite, il lui importe de ne pas reconnaître la toute-
puissance du principe national.
L’attirance envers la Grèce n’est pas circonscrite au niveau des idées. La circu-
lation entre les deux rives de l’Égée conduit aussi à l’installation de Grecs d’Asie
Mineure dans le royaume74. Ceux-ci conservent des liens avec leurs lieux d’origine
et constituent un groupe sensible au sort des Rums. Le royaume fonctionne comme
un prolongement politique plus libéral pour certains milieux grecs ottomans. Les
Grecs d’Asie fondent en Grèce une association, Hi Anatoli, qui informe le public
grec, de part et d’autre des frontières, sur la situation des Grecs anatoliens et qui
espère, assez ouvertement, un regroupement des Grecs dans le même État 75. La
défiance envers le pouvoir atteint son paroxysme lors de la guerre entre l’Empire et
la Grèce, en 1897. Il s’agit cette fois-ci, non plus de se placer sous le parrainage
d’une puissance, mais d’exprimer son soutien à un jeune État issu du recul de
l’Empire dans les Balkans. Le divorce politique est plus flagrant et à terme plus
dangereux pour la société ottomane. De jeunes orthodoxes de Smyrne et de
l’archipel, sujets ottomans, s’embarquent bruyamment pour rejoindre les armées du
72. Dans quelle mesure un consul occidental est-il capable de juger de l’état de satisfaction
économique des classes inférieures ? Le petit monde des diplomates à Smyrne n’a que des rapports
bien limités au bas peuple, éventuellement par l’intermédiaire des kavas.
73. AMAEF-AT-CES-1874-1891, dp n˚ 386 du consul de France à Smyrne, Pellissier, à l’AF,
marquis de Noailles, du 6.V.84, « Arrivée du croiseur grec l’Amiral Miaoulis » : « La nombreuse
population grecque de Smyrne, toujours heureuse de témoigner d’un ardent patriotisme, a fait une sorte
d’ovation à ce navire de guerre, le plus beau, sous le pavillon national, qu’elle ait encore vu et dont la
visite a, d’ailleurs, coïncidé avec la fête de S. M. le roi Georges. »
74. Le principal mouvement migratoire est orienté en sens inverse. Le royaume de Grèce n’est
pas capable de retenir ni de nourrir sa population. Il n’est, cependant, pas capable non plus de trouver
uniquement en lui-même ses élites administratives, universitaires, intellectuelles et économiques qui
viennent de l’extérieur, par exemple de Constantinople, pour participer à la construction du royaume.
Une certaine population a bien l’expérience de l’espace grec partagé entre le royaume et le monde grec
extérieur à ce qui va être perçu comme un noyau territorial étatique.
75. MILIÔRIS N. E., « L’association des Grecs d’Asie Mineure “Anatoli” », p. 337-367, MCh,
t. XII, 1965 (gr.).
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 169
76. AMAEF-CPC-NS- 67, f. n˚ 11, dp n˚ 9 du CGF, Rougon, au MAE à Paris, du 4.IV.97 : « Les
volontaires en question appartenaient à la classe inférieure de la population. Ils avaient réclamé la
gratuité du passage, que les réservistes et volontaires à destination du Pirée obtiennent, sans difficulté,
depuis un mois, à bord des bateaux des sociétés maritimes de cabotage sous pavillon hellène. »
77. Ibid.
78. Ibid : « Le gouvernement local n’avait pas tenté jusqu’ici d’empêcher ces démonstrations
inconvenantes, malgré l’impression pénible que la population musulmane en ressentait. »
79. Communiqué officiel du vilayet d’Aydın, du 27.III.-8.IV.97, publié dans la presse de Smyrne,
annexe de HHStA-K-404, dp du CGAH, von Jankó, à l’AAH, von Calice du 12.IV.97, « Communiqué
du gouvernement provincial de Smyrne pour empêcher le départ de volontaires grecs de nationalité
turque [sic] pour la Grèce ».
1908 : rétablissement de la Constitution
et ouverture du champ politique
1. BOURA K., « Les élections législatives dans l’Empire ottoman : les députés grecs 1908-1918 »,
DKMS, t. IV, 1983 ; BOURA C., « The Greek Millet in Turkish Politics : Greeks in the Ottoman
Parliament (1908-1918) », in GONDICAS Dimitri et ISSAWI Charles (dir.), Ottoman Greeks in the Age of
Nationalism : Politics, Economy, and Society in the Nineteenth Century, Princeton, 2000.
2. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 68, dp n˚ 115 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 24.VIII.08.
3. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 160 du CGF, Blanc, à l’AF, du 14.VIII.08, « Entretien
avec Nazim Bey ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 171
On voit au compte rendu du consul de France que les députés ottomans restent
attachés à leur communauté ethno-religieuse. Ils ne représentent la nation ottomane
qu’en théorie, leur appartenance communautaire prime. Le président de la Chambre
des députés ottomane ne s’y trompe d’ailleurs pas non plus. Son après-midi est
consacré en partie à des visites des chefs des communautés religieuses de la ville :
« Le président a rendu, accompagné du président de la municipalité et du député de
Smyrne, Saïd Bey, leur visite au métropolite, à l’archevêque arménien et au grand
rabin11. » Il agit lui-même selon cette logique, puisqu’il s’associe le député
musulman de Smyrne et le président de la municipalité. Les élus locaux musulmans
sont plus proches du pouvoir que les autres.
Après les réjouissances publiques de juillet 1908, les Grecs orthodoxes expri-
ment rapidement leur méfiance12. L’unité entre des groupes religieux, dont les
séparations sont institutionnalisées et quotidiennement sensibles dans la vie sociale,
ne se décrète pas. Il y a plusieurs opinions publiques ottomanes et non une seule.
C’est bien la perspective d’exposition que choisissent les diplomates occidentaux.
Malgré tout, on peut considérer l’ensemble ottoman, par enthousiasme, comme un
ensemble national, car l’abolition de l’ancien régime hamidien satisfait l’ensemble
des sujets : « [...] les Grecs rayas saluent avec joie le nouveau régime en ce qu’il les
a débarrassés du régime de délation, de démoralisation et de terreur qui a opprimé la
Turquie pendant de si longues années. À ce point de vue, ils sont disposés à marcher
la main dans la main avec leurs compatriotes musulmans. Mais ceci n’est que le
présent et c’est l’avenir qui les rend rêveurs13. » Des cercles grecs redoutent une
régénération subite de l’Empire qui entraverait l’établissement, certains pensent
plutôt à la résurrection, d’une Grèce chrétienne moderne aux dimensions byzan-
tines14. Ces Grecs ottomans ne peuvent adhérer naïvement à la perspective de
rénovation de l’Empire : « Pour eux quoi qu’il arrive, les musulmans, malgré leurs
déclarations retentissantes et répétées, entendront rester toujours la race conqué-
rante et, le jour où ils seront assez forts pour ne plus avoir besoin du concours de
l’élément chrétien, ils n’auront d’autre objectif que celui de rétablir la “turcocratie”
et de traiter en “conquis” leurs alliés de la veille15. » Le consul est on ne peut plus
sceptique quant à la réalité du nationalisme ottoman. Il ne peut croire un instant à la
viabilité de cette alternative. Il n’y a pas de nation ottomane dans les faits, selon lui,
elle ne peut apparaître ainsi pour satisfaire quelques rêveurs. Les deux définitions de
la nation, tant la « française » que l’« allemande », s’opposent à l’émergence d’une
patrie ottomane. Les habitants de l’Empire sont ethniquement différents et se consi-
dèrent fermement comme tels. Leurs aspirations politiques divergent et sont déjà
opposés à un projet fédérateur. Blanc voit nettement les limites de la fraternisation :
« [...] l’élément grec se replierait sur lui-même et crierait facilement à la persécution
si l’on venait jamais à proposer dans le futur parlement d’asseoir l’égalité de tous
les “citoyens ottomans” sur la disparition ou même la diminution des privilèges
appartenant aux différentes communautés. »
L’enthousiasme de juillet 1908 laisse vite place au désenchantement après les
élections. La presse grecque locale se détache du régime, dès le début de l’année
1909. Selon Blanc : « Les journaux grecs déclarent nettement qu’ils n’ont plus la
moindre confiance dans le régime actuel, que l’autocratie du souverain a été pure-
ment et simplement remplacée par la tyrannie de petits potentats anonymes qui ne
cherchent qu’à asservir l’élément chrétien. Ils déclarent, en outre, que du train dont
les choses marchent, les complications les plus graves sont à prévoir 16. » De même,
la révolution a pris de court la Grèce. Sa médiocre information montre à quel point
les deux États voisins sont déjà éloignés l’un de l’autre. En particulier, les officiels
du royaume ne pensent pas, ni ne souhaitent, que l’Empire puisse avoir des
ressources propres de rénovation. L’année suivante, toute illusion de concorde a
disparu. Même si le nouveau régime tente de célébrer son instauration, il n’attire pas
l’ensemble des sujets. Les Arméniens et les Grecs ne participent pas aux réjouis-
sances, au contraire des juifs de Smyrne17. Il n’y a pas de position politique
commune entre non-musulmans face au nouveau pouvoir. Le ralliement des juifs de
ÉLECTIONS
18. Ibid.
19. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 160, doc. cit. Nazim Bey se distingua notamment dans
son rôle actif lors de la destruction systématique du monde arménien ottoman. Ses propos de 1908 sont
des plus sincères.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 175
20. AHMAD F., The Young Turks, The Committee of Union and Progress in Turkish Politics 1908-
1914, Oxford, 1969, p. 28 : « [...] il était difficile de gagner un siège sans son soutien. »
21. AHMAD F., op. cit., p. 27 : « Immédiatement après la révolution de juillet, le comité envoya
des émissaires dans les provinces pour expliquer la nature du mouvement et mettre sur pied des
organisations pour assurer l’élection de ses candidats. »
22. AHMAD F., op. cit., p. 28, présente les Grecs comme les seuls insatisfaits du scrutin.
Toutefois, il cite Hüseyin Cahit YALÇIN, qui affirme : « Si le CUP n’était pas intervenu dans les
élections à Istanbul, on peut douter du fait qu’il y eût un seul député turc élu là-bas. [...] Les Grecs
étaient très bien organisés et avaient une longue expérience des processus électoraux. »
176 Les millets dans la vie politique
L’intervention du CUP montre dans quelles limites les professions de foi démo-
cratiques sont à prendre au sérieux. Il s’agit, plutôt que d’établir un régime
démocratique, d’assurer une majorité écrasante de Turcs dans tous les rouages des
nouvelles institutions. Le CUP fait passer la promotion de l’élément turc avant la
démocratisation du régime. Ce test de sincérité ouvre les yeux des ralliés non
musulmans à l’osmanlılık nouvelle. L’égalité entre groupes religieux et nationaux
au sein du nouveau régime à bâtir est refusée de facto. À court terme, elle mettrait
en danger la nature de l’État à construire. Les publicistes chrétiens et même le
Patriarcat œcuménique dénoncent les irrégularités de scrutin, mais sans aucune
conséquence25. Pour le consul général de France, le régime jeune-turc entretient
l’équivoque envers la population musulmane. Le CUP a dû forcer la main au méca-
nisme électoral pour asseoir son pouvoir « national » et mobiliser un électorat
indifférent, en usant de la rhétorique religieuse. Or la création d’une vie parlemen-
23. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 82, dp n˚ 192 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 7.X.08, « État
des esprits dans ma circonscription consulaire ».
24. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 26 du ministre plénipotentiaire chargé du CGF, Blanc, à
l’AF, du 15.II.09, « La population musulmane et le “Chéri” ».
25. BOURA, « Les élections législatives… », art. cit.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 177
taire, même imparfaite, n’est pas du tout équivalente à une fixation du droit ottoman
selon un corpus immuable. C’est même du contraire qu’il s’agit. Blanc, se basant
sur ses contacts avec des notables turcs, revient sur une prétendue incompatibilité
du parlementarisme avec la culture turque :
Blanc approuve les propos de ce notable. Il tend lui aussi à fixer la population
turque dans un immobilisme qui empêche toute modernisation. Cet essentialisme a
été démenti, car il n’y a pas eu de rétablissement de la „eriat, mais bien développe-
ment d’une pratique parlementaire. En revanche, la difficulté des relations
politiques avec d’autres groupes ethniques ou religieux devra trouver une
« solution » radicale, comme il le pressent bien. La régulation du rapport à l’Autre
se fera alors, non selon une domination codifiée ou conventionnelle, voire de façon
marginale pour des communautés résiduelles, mais par son éviction totale.
ASPECTS RÉVOLUTIONNAIRES
29. SKOPETEA E., L’Occident de l’Orient, images de la fin de l’Empire ottoman, Athènes, 1992
(gr.), p. 166.
30. AMAEF-CPC-NS-69, f. n° 27 de CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 10.III.09, « Arrivée du
nouveau vali, situation actuelle ».
31. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 116, dp n˚ 32 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 15.III.09,
« Situation en Asie Mineure ».
32. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 118 et suiv., dp n˚ 115, par Blanc, CGF, au MAE à Paris, le
24.VIII.08.
33. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 179
« [Les grèves] sont dirigées par quelques meneurs qui ne paraissent point désireux
de trouver une sortie à ces conflits et qui ont tout intérêt à les prolonger pour satisfaire
leurs ambitions personnelles et assurer le succès de leur candidature aux fonctions déjà
enviées de député au futur Parlement ottoman. Ces meneurs sont pour la plupart des
journalistes grecs rayas qui passent leur temps à haranguer la foule et à faire une
réclame bruyante à leur profit34. »
La nature des mouvements en cours est peu claire pour Blanc. S’il compatit aux
conditions de rétribution des ouvriers de la cité, il reste soucieux des intérêts des
commerçants dont il représente les intérêts, et promet les plus grands déboires aux
grévistes. L’étalement des grèves pendant l’été, alors que la saison commerciale bat
son plein, l’inquiète au plus haut point. En octobre 1908 encore, les mouvements ne
sont pas terminés et il les commente ainsi : « À Smyrne, c’est le gâchis le plus
absolu et la situation n’y est pas sans offrir quelque danger35. » Blanc revient sur le
rôle important des manœuvres italiens dans la Compagnie ferroviaire d’Aïdin qui
organisent un lock-out général. Il est possible qu’il insiste sur l’identité italienne de
ces ouvriers, en raison du contexte de concurrence éducative et religieuse, mais
aussi économique et politique, que se livrent l’Italie et la France à cette époque.
Après avoir été dépêchée par le vali Reuf, la force armée intervient contre les
grévistes, alors qu’elle est placée sous la direction d’un officier d’origine cauca-
sienne, E¤ref, qui fait tirer sur la foule. Un badaud italien est tué. L’officier ne sera
finalement pas sanctionné grâce à Enver Bey36. Une des revendications des
grévistes est d’obtenir l’ottomanisation des cadres et le renvoi du personnel
anglais37. À qui profiteraient ces renvois ? Que faut-il comprendre par
« ottomanisation » ? Tous les protagonistes n’en avaient assurément pas la même
représentation. Le soutien que le Comité Union et Progrès apporte aux grèves laisse
penser qu’ottomaniser le personnel reviendrait à le turquiser. Mais il s’agit d’une
perspective que les manœuvres non musulmans ne désiraient sûrement pas : « [...] le
“Comité Union et Progrès” encourage les grévistes, et Enver Bey, le fameux héros
de la Constitution actuellement à Smyrne, s’est rendu à la gare de la Compagnie
d’Aïdin pour haranguer les soldats, leur reprocher d’avoir tiré sur leurs frères les
ouvriers, et pour dégrader l’officier qui avait donné l’ordre de faire feu 38. »
34. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 118 et. suiv., dp n˚ 115, de Blanc, CGF, au MAE à Paris, le
24.VIII.08.
35. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 82, doc. cit.
36. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, doc. cit. : « C’est ce même officier qui, lors des dernières
grèves de Smyrne, fit tirer ses soldats, sans raison apparente, sur le peuple, tua un Italien se trouvant sur
la place en simple spectateur et qui, arrêté de ce chef, fut grâcié par Enver Bey lui-même, le héros de la
liberté. »
37. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 78, dp n˚ 129, de Blanc, CGF, au MAE à Paris, le 2.X.08, « Les
grèves et la situation à Smyrne » : « Les grévistes dirigés par une vingtaine de manœuvres pour la
plupart italiens maintiennent énergiquement leurs demandes de renvoi du directeur et de tous les hauts
fonctionnaires anglais de la compagnie. »
38. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 78, doc. cit.
180 Les millets dans la vie politique
Soutenir des grévistes alors que le vali Reuf est assailli de pressions occiden-
tales pour que le travail reprenne revient à miner l’autorité du vali nouvellement
nommé. Il sera d’ailleurs remplacé par une série de personnages qui ne feront pas
long feu à leur poste, donnant l’impression aux consuls occidentaux que le vilayet
est délaissé par le CUP. En fait, ce dernier soutient les grèves quand elles ont lieu
au sein d’entreprises étrangères et se montre répressif quand des services publics
sont mis en cause. D’une façon générale, après quelques mois, les libertés réta-
blies seront réduites, voire remises en cause 39. Les grèves apparaissent comme un
phénomène d’initiative chrétienne, qui attire la réprobation de la population
musulmane, avide de travail salarié et qui ne comprend pas qu’on l’empêche de
travailler : « Si par leur faiblesse ou leur inertie, [les autorités] laissent la situation
s’aggraver, elles ruineront le marché et elles provoqueront en même temps le
mécontentement de la population des campagnes qui forme cependant l’appui le
plus considérable sur lequel doivent compter les comités jeunes-turcs 40. » Des
ouvriers musulmans sont prêts à prendre la place des ouvriers chrétiens grévistes,
notamment des Italiens. Les conflits sociaux de type classique, opposant
employés à employeurs, n’émergent que difficilement dans le contexte multieth-
nique. Si un millet fait défaut au consensus social et économique, un autre peut
prendre sa place, d’autant plus facilement que ce sont les chrétiens qui forment la
première main-d’œuvre moderne des entreprises de transport, par exemple. Leurs
emplois sont enviables pour la population musulmane qui gagne mal sa vie à la
campagne. Cette situation est défavorable à des mouvements panottomans, sur des
lignes de partage de nature sociale stricto sensu.
Le CUP ne ménage pas ses efforts pour essayer de présenter une Turquie
nouvelle, faisant place à tous ses peuples, tant aux regards de l’Occident qu’à
ceux de sa propre population. Mais, à l’automne 1908, il s’agit déjà d’une
concorde de commande, qui peut durer le temps d’une manifestation, alors que les
orthodoxes regardent depuis plusieurs décennies vers la Grèce. Blanc parle
d’« impression sédative » laissée par une manifestation des enfants des diverses
écoles organisée par le CUP, en octobre 1908 41. La nouvelle des massacres anti-
42. KÉVORKIAN R., « Les massacres de Cilicie d’avril 1909 », p. 7-141, Revue d’histoire
arménienne contemporaine, t. III, n˚ spécial, La Cilicie (1909-1921), des massacres d’Adana au
mandat français, 1999.
43. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 132, dp n˚ 43 de V. Carlier, au MAE à Paris, du 15.III.09,
« Situation à Smyrne ».
44. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 133, dp n˚ 45 de V. Carlier, au MAE à Paris, du 29.IV.09. « La
situation à Smyrne, avènement du nouveau sultan ».
45. HHStA-K-405, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, Merle, à l’AAH, Margrave Johann von
Pallavicini, le 10.IX.12, « Meeting d’Arméniens ».
46. HHStA-K-405, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, Stumvoll, à l’AAH, Margrave Johann
von Pallavicini, le 16.VIII.13, « À propos d’un entretien avec un chef de parti arménien Agnouni ».
182 Les millets dans la vie politique
FRA : « Il serait un peu naïf de croire que dans ce pays par la simple proclamation
de la Constitution, on allait modifier l’état d’esprit général de la population otto-
mane, à savoir que le chrétien ne peut être considéré comme l’égal du musulman,
qui est le seul à avoir des droits47. »
Le nationalisme turc n’est pas un phénomène créé ex nihilo, il modifie mais
prolonge aussi le sentiment d’identité collective musulmane48. Le discours du
« nationalisme musulman » est utilisé pour créer le nationalisme turc. Il y a filiation
entre les deux moments. L’hostilité envers les non-musulmans des Vieux-Turcs
comme des Jeunes-Turcs est la même, selon le consul de France 49. Les change-
ments idéologiques en cours ne transforment pas la situation ambiguë des non-
musulmans et non-Turcs dans le pays50. À terme, les chrétiens ne peuvent rester les
alliés du CUP. Les déclarations programmatiques de turquification future sont
claires. Que ne les prend-on au sérieux51 ? Blanc fait peut-être preuve de pessi-
misme. Le Coran, selon lui, empêche tout rapprochement. Il s’agit d’un pessimisme
foncier quant aux possibilités de vie commune entre gens différents. Des courriers
parlent désormais de tensions ouvertes entre communautés, qui attestent la suspi-
cion dans laquelle les uns tiennent les autres et les rumeurs qui circulent et
fragilisent le lien social ottoman. Des incidents éclatent même à proximité de
Smyrne. Leurs causes peuvent sembler des plus triviales. Ainsi, en janvier 1909, le
couvre-chef devient le centre de fixation de crispations identitaires, qui sont
centrales pendant cette période de redéfinition du régime politique. Pourtant, le fez
des Tanzimats est-il vraiment la coiffure nationale ottomane quand il est fabriqué en
Autriche-Hongrie ?
« [À Sevdiköy] alors que les gens étaient ramassés sur la place principale pour
assister à la représentation d’un acrobate quelconque, un gamin poussa avec son pied le
fez qui était tombé de la tête d’un spectateur.
Un gendarme, présent sur les lieux, maltraita ce gamin et voulut l’arrêter quand un
des spectateurs lui fit observer que ce n’était vraiment pas la peine pour une simple
plaisanterie d’employer des moyens aussi violents.- il aurait pu d’ailleurs ajouter qu’il y
a quelques semaines à peine, des bandes de musulmans poursuivaient sur les quais de
Smyrne tous les passants porteurs d’un fez, déchiraient ou jetaient à la mer leur coiffure
47. Déclaration de Krikor Zohrab, homme de lettres et homme politique arménien ottoman, cité
in KÉVORKIAN et PABOUDJIAN, op. cit., p. 32. En d’autres termes, DAVISON, op. cit., ne dit pas autre
chose sur la permanence des représentations des musulmans envers les non-musulmans, qui freine le
processus des réformes dans l’Empire.
48. Les deux termes continuent d’avoir des rapports étroits dans une république laïque,
mais dont la population non musulmane a été réduite à moins d’un pour-cent de la population
totale.
49. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, doc. cit.
50. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177, doc. cit.
51. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 148, dp n˚ 114 de Dallemagne, au MAE à Paris, du 31.VII.09,
« La fête du 23 Juillet à Mételin ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 183
et que les agents de la police smyrniote regardaient complaisamment ce jeu tant soit
peu brutal52. »
1. COPEAUX É., Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS Éditions, Méditerranée, 1997,
p. 287 : « Il est difficile [...] de développer un discours identitaire fondé sur le sol. Il faudrait pour cela
que le récit historique prenne entièrement en compte tout le passé de l’Anatolie ; ce n’est pas le cas… »
2. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 87, dp n˚ 23 de Blanc, tél. au MAE à Paris, du 16.X.08.
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 185
3. AHMAD F., op. cit., p. 162 : « When organized, as in the case of the boycott of Austrian goods,
the people were very effective and they were used against both Greece and Italy in the same way. »
4. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 155, dp n˚ 145, envoyé de Smyrne, par Dallemagne, gérant du
CGF, au MAE à Paris, le 6.IX.09, « Arrivée du nouveau vali ; Mahmoud Mouktar Bey » : « Écœuré
d’une révocation qu’il ne méritait nullement et qui n’est due en somme qu’aux efforts qu’il a faits pour
tenter d’arrêter le boycottage antihellène désapprouvé par lui parce qu’il se rendait fort bien compte
que sa durée entraînerait la ruine du pays, Kiazim Pacha ne voulait même plus assurer la marche des
affaires jusqu’à l’arrivée de son successeur. »
5. GEORGELIN, « Boycottage des non-musulmans à Smyrne et dans le vilayet d’Aydın, d’après les
archives diplomatiques », p. 7-22, in Revue du monde arménien moderne et contemporain, t. IV, Paris,
1998.
186 Les millets dans la vie politique
Le CUP a fait sien le matérialisme des positivistes, qui s’allie pourtant mal avec
la culture turque musulmane6. Il y a certes césure entre les musulmans de Smyrne et
ceux des villes plus à l’est. L’établissement de l’égalité juridique entre musulmans
et non-musulmans déplaît à Konya7. Mais le discours politique du CUP, à Smyrne
comme ailleurs, n’est pas un discours homogène. Ses apparentes contradictions lui
permettent de s’adresser à diverses couches de la population, mettant en avant telle
ou telle de ses composantes idéologiques. Il est important pour le CUP de pouvoir
s’adresser à différents groupes de population dans un cadre où des élections, même
au caractère démocratique discutable, sont organisées régulièrement et où, théori-
quement, il peut ne pas conserver la direction des affaires ottomanes. Ainsi, auprès
des populations non musulmanes, ce sont les aspects démocratiques et progressistes
qu’il s’agit de mettre en avant. Auprès de la population musulmane, hormis la fine
couche éclairée moderniste dont il est l’émanation, il convient de faire adhérer au
nouveau régime des gens dont l’univers idéologique est encore théocratique 8. C’est
la grande force du discours du CUP d’être adaptable et finalement peu soucieux de
contradictions internes. À la pluralité des facettes du discours, l’historien peut
opposer l’ensemble des mesures réellement prises par le CUP et faire la part entre
les effets d’annonce et les discours en phase avec l’action réelle du mouvement au
pouvoir de facto dans l’Empire depuis 1908.
La population turque de Smyrne se mobilise selon des formes modernes, ce
sont partout des comités de boycottage, de nombreux comités affiliés à l’Union et
Progrès, le ⁄ehir klübü à Smyrne, et distribution de tracts aux Turcs9. Autant de
formes politiques qui tranchent avec l’image d’un Orient assoupi 10. Les limites
teurs du meeting. Mais les Grecs participent également. Ils n’auraient eu d’ailleurs
aucun motif de se réjouir de voir la Thrace orientale échoir à la Bulgarie. Le
discours grec ottoman assimile la prospérité de l’Empire ottoman à celle des Grecs,
en opposant à la « Grande Idée » irrédentiste et déstabilisatrice une « Idée grecque »
non seulement compatible avec l’Empire, mais consubstantielle à la réalité otto-
mane27. Le danger slave est plus ouvertement dénoncé que tout autre dans les
publications. Le personnel de l’hôpital grec assure le service d’ordre de la manifes-
tation. Arméniens et juifs ont leurs orateurs, qui s’enflamment, eux aussi, contre les
Bulgares. La manifestation se termine par l’envoi de motions aux dirigeants de
Constantinople ainsi qu’aux ambassadeurs des puissances.
Dans quelle mesure cette manifestation est-elle spontanée, alors que l’ottoma-
nisme rhétorique perd une bonne part de sa base concrète avec la Turquie
d’Europe28 ? La peur qu’inspire une fin soudaine, prochaine et incontrôlée de
l’Empire peut motiver les manifestants non-musulmans. Le CUP, présent derrière
cette manifestation, a vraisemblablement déjà les moyens de contraindre à la parti-
cipation l’ensemble des Ottomans. Les formes de cette participation se sont
désormais bien établies : tout d’abord, organisation par un comité réduit, puis mani-
festation de masse pour légitimer la cause défendue et, enfin, envoi de motions non
seulement aux puissants mais surtout aux représentants d’un Occident qui, en
matière territoriale, peut avaliser ou infirmer les conquêtes bulgares.
Le pouvoir unioniste combat les nationalismes concurrents qui pourraient
profiter des libéralités du régime. Ainsi, le métropolite de Smyrne, Chrysostome,
bien connu de l’administration ottomane pour ses hauts faits alors qu’il était métro-
polite de Drama en Macédoine, et héraut du nationalisme grec au sein de la
structure ecclésiale orthodoxe, est éloigné de Smyrne sur demande du vali Rahmi
Bey, en août 1914. La communauté orthodoxe de Smyrne est avertie qu’elle n’a plus
à compter sur l’indulgence du pouvoir. Les liens d’attachement à l’État ottoman
sont distendus, à mesure que la suspicion à l’encontre de l’élément grec se fait plus
manifeste29. En juin 1914, le vali interdit un Te deum en l’honneur de Constantin.
Toute manifestation de sympathie pour le royaume est désormais contrecarrée par
les autorités30. Jusqu’à la guerre, le mécontentement orthodoxe ne cherche qu’une
occasion pour s’exprimer.
Le boycottage a repris de plus belle contre les orthodoxes après les guerres
balkaniques. Il est intense de 1913 à 1914. L’occupation par le royaume de Grèce
des îles ottomanes de l’Archipel est particulièrement difficile à accepter. La perte de
la Turquie d’Europe et l’arrivée de réfugiés musulmans des territoires perdus aigui-
sent le sentiment de défaite injuste chez les Turcs. Il y a désormais assimilation
totale entre Rums et royaume de Grèce, dans la presse et dans l’administration unio-
nistes. Le nationalisme turc se durcit face aux conquêtes grecques qui menacent
même l’Asie ottomane. Il déploie des figures rhétoriques communes à tous les
nationalismes comme l’éloge de l’attachement à la terre, qui n’est pas un élément
important pour la culture ottomane classique ni turque nomade 31. Le CUP et ses
organes de presse expriment ouvertement ce nationalisme ; celui-ci est mûr en tant
que discours public après les guerres balkaniques32. On appelle à la violence envers
les orthodoxes de toutes nationalités. Il s’agit de se défaire d’une sangsue qui pour-
rait être fatale à l’Empire :
Le boycottage gagne l’intérieur des terres. Les plus petits épiciers orthodoxes
doivent être boycottés34. Le mouvement suit les lignes de chemin de fer, les axes de
pénétration de la présence orthodoxe en Asie Mineure35. Les mots d’ordre politique
sont transmis selon les réseaux modernes de communication et de transport 36. En
continuité avec les mesures d’ostracisme économique, l’Empire, après la défaite en
Europe, expulsent les orthodoxes des régions occidentales d’Anatolie :
les autorités ottomanes avaient quelques reproches à formuler contre ces immigrés. On
lui a répondu qu’aucun grief n’était formulé à leur égard. Il s’agit purement d’une
mesure politique37. »
On évoque dans les études grecques le rôle déterminant de Liman von Sanders,
attentif aux nouveaux enjeux géopolitiques, malgré les démentis de ce dernier38. Il ne
s’agit plus de promouvoir une osmanlılık rénovée, le nationalisme turc est désormais
ouvert et exclusiviste, comme tout nationalisme : « L’administration s’inspire de senti-
ments nettement anti-chrétiens. Aussi hostile aux catholiques qu’aux orthodoxes, elle
réserve aux Grecs ottomans le maximum de sa sévérité39. » Le pouvoir cherche à faire
partir les non-musulmans de son territoire. Le vali Rahmi Bey contribue à cette poli-
tique, après qu’il a été lui-même dépossédé de ses terres près de Salonique, en 191240.
Devant l’absence d’indemnisation pour la perte de sa propriété macédonienne, il prend
les devants : « “Qu’à cela ne tienne, a dit Rahmy Bey, je m’indemniserai moi-même”,
et il a confisqué une propriété de deux cent mille francs aux environs de Magnésie41. »
L’État se mobilise contre une partie de ses ressortissants :
« Sous l’administration de Rahmy Bey, le vilayet de Smyrne est devenu une véri-
table satrapie. La politique du vali peut se résumer en peu de mots : rendre la vie
intolérable aux Grecs qu’ils soient hellènes ou raïas, sous le prétexte de la perte des îles et
de la Macédoine. Il faut mettre la Grèce en face de ce dilemme, pense Rahmy Bey, et il le
déclarait hier encore au gérant de la Métropole. “Ou bien elle doit restituer Chio et Myti-
lène à la Turquie, ou bien elle verra expulsés, non seulement tous ses ressortissants, mais
tous les orthodoxes de Smyrne et de la côte et leurs biens confisqués.” Dans la pratique,
voici comment on procède actuellement. Sous les prétextes les plus divers, les gendarmes
avisent une maison en expulsant le propriétaire, s’y installent, puis au bout de quelques
jours cèdent la place à une famille musulmane. On donne actuellement trois à quatre
heures de délai pour déménager. Smyrne est d’ailleurs une des villes les mieux gardées de
l’Europe. Nous avions dix commissariats de police, nous en avons environ quatre cents ;
dès qu’une maison d’angle n’a pas l’heureuse fortune d’appartenir à un Européen, elle est
confisquée. Aussi les Grecs évacuent de plus en plus la ville. Le bateau de la Cie hellène
Pantaléon, qui part aujourd’hui, est bondé d’émigrants42. »
La politique à l’encontre des orthodoxes présents dans l’Empire n’est pas systé-
matiquement liée à la politique extérieure envers le royaume. Il peut être opportun
de se rapprocher de la Grèce du roi Constantin, alors même qu’il est considéré
comme tout aussi opportun de se débarrasser, autant que faire se peut, de la puis-
sance économique et démographique des orthodoxes dans l’Empire 43. À l’heure des
nationalismes, les États et leurs raisons prévalent largement sur le droit des groupes
qu’ils seraient censés défendre. Finalement, il est légitime pour la nouvelle Turquie
nationaliste d’agir comme bon lui semble, la monarchie grecque n’y voyant pas
d’inconvénients majeurs. Même Élefthérios Vénizélos accepte déjà un échange des
populations entre la Grèce et l’Empire ottoman, même si, selon lui, cet échange doit
se faire dans le cadre strict du volontariat44. La Grèce pourrait ainsi avoir les mains
libres dans ses nouveaux territoires du Nord et de l’Est égéen pour résoudre le
problème que lui pose, dans sa logique d’État-nation, la présence massive de non-
orthodoxes et de non-Grecs.
Les défaites de l’Empire dans les Balkans entraînent des représailles contre les
populations non musulmanes, encore sujettes de l’Empire qui, dans son ensemble,
est de plus en plus musulman et que l’élite politique voit, en conformité avec
l’usage déjà ancien des langues occidentales, comme une préformation de la
Turquie nationale. Les pressions contre les orthodoxes culminent au début du mois
de juin 1914. Le Patriarcat œcuménique décide, en signe de deuil, la fermeture des
églises et des écoles orthodoxes dans l’Empire, après avoir déclaré l’Église en état
de persécution, en diôgmô45. Après les expulsions d’orthodoxes de Thrace orientale,
résidu de la Turquie d’Europe sauvé par l’Empire qui désire se garantir ce territoire,
en écartant les bases démographiques de toute revendication ultérieure, les Grecs
d’Asie Mineure sont visés à leur tour. Le patriarcat demeure la seule structure offi-
cielle pour les orthodoxes de l’Empire, quel que soit l’État dont ils sont
42. Ibid.
43. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 125, doc. cit.
44. MOURELOS Yiannis G., « The 1914 Persecutions and the First Attempt at an Exchange of
Minorities between Greece and Turkey », p. 389-413, in Balkan Studies, Thessalonique, Institute for
Balkan Studies, vol. 26, n° 2, 1985, p. 393 : « Le 7/20 mai, le ministre turc à Athènes, Ghalib Kemaly
Bey, rencontra le Premier ministre Élefthéros Vénizélos et lui proposa d’échanger les habitants grecs
du vilayet d’Aydın contre les musulmans de Macédoine et d’Épire, prétendant que sa proposition
faisait partie d’un effort plus général pour résorber la crise des relations entre les deux pays. Le 8/
21 mai, il fit parvenir une version écrite de son projet et il reçut une réponse positive le jour suivant. »
45. AMAEF-C-SI-1914-133, dp chiffré n˚ 209, envoyé de Péra, par Boppe, ChAfF, à
Doumergues, MAE à Paris, le 8.VI.14, 18 h 15 min, « La Constitution en Turquie » : « En raison des
vexations dont les Grecs sont victimes en Asie Mineure le Patriarcat a décidé de fermer les églises et
les écoles en signe de deuil. Les vilayets d’Aïdin et de Brousse sont en effet profondément troublés par
les agissements des immigrés musulmans qui terrorisent les Grecs et dévastent leurs biens. »
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 195
« [L’Union nationale des Hellènes d’Asie Mineure] repousse avec horreur le projet
soutenu par le gouvernement ottoman, d’un échange d’habitants et de propriétés à orga-
niser entre les deux pays ; repousse avec une égale horreur le projet déjà mis en
exécution de favoriser l’implantation artificielle des masses non chrétiennes et non
grecques dans les contrées habitées par les populations hellènes en Asie Mineure et en
Thrace ; car il paraît étrange qu’on puisse admettre que des métèques enrégimentés au
fond des provinces les plus incultes de l’empire viennent cueillir les fruits d’un labeur
trente fois séculaires sur des terres qu’a rendues célèbres et prospères la vieille et paci-
fique race des Grecs47. »
L’échange de ressortissants entre deux États est devenu une possibilité accep-
table pour le monde d’avant 1914, tant celui-ci partage l’idéal de l’État-nation
homogène. En 1871 déjà, après la conquête de l’Alsace-Lorraine par le nouvel
Empire allemand, la population qui désire rester française a la possibilité d’opter
pour la France, mais doit alors quitter sa région. S’il n’y a pas d’échange de popula-
tions, on voit bien que le but de cette disposition est de constituer une population
homogène et fidèle dans la province allemande. La conquête de l’Alsace, au XVIIe
siècle, par la monarchie française, ne se pose pas en ces termes. Cet exemple montre
combien la conception des rapports entre la population et l’État a changé.
L’échange de populations est désormais considéré comme une nécessité pratique
pour la réalisation des projets nationaux de nouveaux États modernes. Afin de
parvenir à cet idéal, aucun moyen n’est à rejeter. Ni la Grèce, c’est-à-dire Élefthé-
Le CUP tente de remettre en cause par tous les moyens possibles les Capitula-
tions, afin d’homogénéiser l’espace juridique de l’Empire48. C’est un souci ottoman
ancien que de mettre fin à l’extraterritorialité judiciaire des Européens établis dans
l’Empire. Mais alors que la position ottomane libérale était d’améliorer l’adminis-
tration et la justice de l’Empire, de manière à gagner la confiance des Européens et
rendre ces privilèges superflus, le CUP passe outre à partir de 1913 49. Les puis-
sances européennes prennent la peine de contrôler très systématiquement l’œuvre
législative de la Chambre ottomane pour faire respecter les Capitulations. Mais on
assiste à un irrespect de plus en plus fréquent de celles-ci, sur l’initiative du vali.
C’est la fin annoncée d’une disposition légale qui a de multiples conséquences,
peut-être tout simplement aussi la fin d’une ambiance de Belle Époque semi-colo-
niale. Les menaces des puissances occidentales, soucieuses de conserver les statuts
privilégiés de leurs ressortissants, semblent désormais sans prise sur l’administra-
tion ottomane50. Le maintien des Capitulations était d’autant plus mal ressenti par
les Jeunes-Turcs que celles-ci étaient abolies dans les territoires anciennement otto-
mans, progressivement rattachés à la Bulgarie, en 1909, ou au royaume de Grèce, en
191451. L’Empire ottoman, réduit territorialement et dominé sans partage par le
CUP, abolit unilatéralement les Capitulations, le 9 septembre 1914.
Le changement dans les rapports entre l’Occident et l’Empire, modifie
l’horizon des puissances. Celles-ci se détachent des chrétiens autochtones et remet-
tent en cause leurs liens traditionnels de clientèle. Il s’agit désormais de faire la part
des choses. Le petit personnel auxiliaire ne doit plus être recruté parmi les ortho-
doxes des différentes localités52. On peut imaginer s’adresser à des Turcs sans
truchement. Ces ajustements diplomatiques peuvent cependant cohabiter avec un
attachement résiduel, de nature culturelle ou idéologique de la part des diplomates
occidentaux sur le terrain, à la Grèce des hellénistes ou au christianisme 53.
1. BIRGE, A Survey…, op. cit. Un chapitre entier de l’étude est consacré à l’administration de la
ville de Smyrne. Il est écrit en juillet 1920 par J. K. Birge, c’est-à-dire par le responsable même de
l’entreprise. La première des recommandations générales adressées aux lecteurs, vraisemblablement le
pouvoir politique alors hellénique, ressort du domaine politique : « That a “city club” or a “civic
welfare league” be formed [...] whose aim shall be a better Smyrna, committed to work without
reference to nationality or creed or class for the good of all. » Même pour des observateurs rompus au
système communautaire, tel que celui des États-Unis, le manque d’esprit de concorde est très marquant
à la veille de la destruction de la Smyrne ottomane.
Cinquième partie
ÉPILOGUE MEURTRIER
Un cosmopolitisme à détruire
Il ne semble pas possible d’écrire un livre sur la Smyrne ottomane sans aborder
la destruction de la ville et les problèmes historiographiques qu’elle soulève. La
position d’historien dans un pays libre y contraint presque. Refuser les dimensions
politiques de l’activité historienne paraît illusoire et confortable, à bien court terme
seulement.
La cité chatoyante a vécu un court après-guerre ottoman, relativement libéral,
puis elle échoit, par la volonté des vainqueurs en conférence à Versailles, à l’admi-
nistration hellénique, qui débute le 15 mai 1919. Le débarquement dans la ville est
marqué par quelques escarmouches, de très mauvais effet, et une liesse populaire
parmi la majorité grecque orthodoxe de la ville. L’administrateur hellénique, Aris-
tidis Steryiadis, choisi par Elefthéros Vénizélos, essaie de préparer le rattachement
de la ville au royaume en ménageant les droits collectifs des musulmans, malgré les
débordements qui ont précédé et accompagné l’arrivée des soldats du royaume sur
place1. Son intransigeance sur ce point le rend très impopulaire auprès des Rums2. Il
n’est pas responsable du comportement des soldats en campagne, parmi lesquels les
classes de jeunes Grecs orthodoxes sont incorporées. L’armée hellénique avance par
à-coups jusqu’aux abords d’Ankara, sur le fleuve Sakarya (23 août-13 septembre
1921). Mais ce sera ensuite le reflux. La retraite est accompagnée de saccages et
d’incendies3. La population grecque orthodoxe essaie de fuir avec l’armée grecque.
1. ATAY C., Izmir dans l’histoire, Izmir, 1978 (tu.), p. 89. L’auteur, peu suspect de sympathies
hellénophiles, rend même un discret hommage aux actions conduites par Steryiadis pour rétablir
l’ordre public : « ... il entra en fonction en livrant les responsables des incidents à la justice, réussit à les
faire punir, fit payer des indemnités à ceux qui avaient subi des dommages, fit réintégrer les petits
fonctionnaires et prit des mesures contre les Rums du lieu qui s’étaient attaqués aux Turcs. »
2. AMAEF-L-T-22, f. n˚ 58, dp de Laporte, CGF, à Defrance, HCF, du 11.XI.20, « Situation
politique » : « Seuls les Grecs de Smyrne ne lui pardonnent pas encore sa modération pour ne pas dire
sa prédilection à l’égard des musulmans, pour lesquels il a, en vérité, un secret penchant. “Ce sont, dit-
il, les seuls gens de ce pays qui aient de la reconnaissance.” »
3. Toutes les villes de l’intérieur – Eski¤ehir, U¤ak, Magnésie, Cassaba – sont pillées et
incendiées. AMAEF-L-T-55. Le microfilm n˚ 1380 est intitulé « Incendie de Smyrne et d’autres
localités ». C’est un sujet ouvert à la recherche.
202 Épilogue meurtrier
4. Steryiadis part de Smyrne à bord du navire américain, Iron Duke. Il est conspué sur les quais. Il
s’en va en direction de Constantinople, où il est transbordé pour Constanza, port roumain. De là, il
gagne Paris, fin septembre 1922. En 1927, il donne une unique interview à l’Eleftheros Typos. Il meurt
en 1950 sans avoir jamais pu rentrer en Grèce, craignant pour sa sécurité, après une existence
misérable d’exilé.
5. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 81, tél. du MAE au général Pellé, HCF, le 21.IX.22.
6. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 96, tél. du HCF, général Pellé, au MAE, du 23.IX.22.
Un cosmopolitisme à détruire 203
important, puisque c’est de son navire, l’Edgar-Quinet, que partent les communica-
tions pour Paris. Les rapports de l’amiral diffèrent de ceux de Pellé, comme de ceux
de Graillet. Il fait notamment parvenir à Paris un long document intitulé Quels sont
les auteurs de l’incendie ?, dans lequel il affirme à plusieurs reprises que ce sont les
Arméniens qui ont mis le feu à la ville, usant surtout d’arguments racistes à
l’encontre de ce groupe : « Je crois volontiers que la grosse responsabilité doit en
effet leur incomber, étant donnés leurs habitudes et leur caractère 7. » Tous les
rapports signés par Graillet affirment au contraire que la responsabilité de l’incendie
incombe aux Turcs : « l’incendie [...] allumé aux dires des Frères par des soldats
turcs qui auraient arrosé le quartier arménien de pétrole et de matières
combustibles8 ». Certains courriers diplomatiques français ultérieurs affirment que
Graillet est finalement convaincu par la thèse turque officielle. Mais aucun docu-
ment signé de sa main ne vient confirmer ces affirmations. Comment Graillet aurait-
il pu se rétracter, lui qui s’est rendu à terre, le 17 septembre 1922, et écrit par
exemple : « Les Turcs plus que jamais répètent à qui veut l’entendre qu’ils ne sont
pas les auteurs de l’incendie et que leur intérêt n’était pas de saccager Smyrne. On
peut répondre à ceci que leur intérêt était aussi d’arrêter le fléau. Or, dans cet ordre
d’idées, rien n’a même été tenté. La troupe s’est contentée de massacrer des gens
inoffensifs, à coups de fusil d’abord, puis à coups de crosse pour éviter le bruit, et à
piller les maisons évacuées9. »
De multiples témoignages occidentaux, grecs et arméniens10, ceux des frères
lazaristes du Sacré-Cœur, évacués par le vapeur Phrygie11, ceux des dirigeants des
établissements scolaires américains, concordent pour attribuer la responsabilité de
l’incendie aux troupes kémalistes12. Certains anciens élèves musulmans des institu-
tions occidentales prouvent leur reconnaissance envers leurs maîtres en les prévenant
du danger, dont ils ont bien connaissance13. Il est difficile d’imaginer que ces sources,
si diverses, aient été rédigées sur la base d’une conspiration. Elles concordent pour
attribuer la responsabilité de l’incendie qui détruisit Smyrne, à partir du 13 septembre
1922, à l’armée victorieuse. Les descriptions des événements concordent à quelques
détails près. Les quelques entretiens avec des survivants de l’époque ou des descen-
dants de vieilles familles résidantes dans la ville ne laissent aucun doute sur la
responsabilité de l’armée régulière et irrégulière, ainsi que d’une partie de la popula-
tion turque, qui ont mis le feu à la ville en utilisant du pétrole. La destruction de la
Smyrne chrétienne est une décision politique. Graillet est ensuite écarté de son poste à
Izmir. Pellé demande, de façon appuyée, qu’il soit remplacé « sans que l’on puisse
parler de sanction14 ». On retrouve la même différence de vues entre le consul améri-
cain en place, George Horton, et les services diplomatiques et politiques centraux des
États-Unis15.
Les documents de l’Alliance israélite universelle ne permettent pas d’incri-
miner ou d’identifier des incendiaires chrétiens, malgré la faible sympathie
qu’inspirait le pouvoir hellénique à la population juive, ainsi qu’aux responsables
des institutions communautaires. Cette antipathie était motivée par l’antijudaïsme
des Grecs orthodoxes, ainsi que par les difficultés des juifs de Thessalonique
vivant sous régime hellénique depuis 1912. Lors de la reprise des communications
postales entre la Smyrne incendiée et le monde extérieur, les courriers de
l’Alliance ne peuvent plus passer que par la poste turque. La possibilité d’envoyer
le courrier en France par les postes étrangères – l’Alliance utilisait la poste fran-
çaise – a disparu. Tant que cette première voie d’acheminement existait, les
commentaires sur la situation sont concis, mais tout à fait clairs, à la façon des
dépêches diplomatiques. La débandade des armées helléniques et les méfaits
qu’elles causent dans leur retraite vers l’Égée sont mentionnés sans ambiguïté.
L’arrivée de réfugiés de toutes appartenances ethno-religieuses est aussi évoquée,
même si c’est de façon marginale dans un récit ethnocentré. Le courrier du
18.IX.22 que Benaroya envoie à la présidence de l’Alliance est tout à fait diffé-
rent. Il n’y analyse pas du tout les causes du sinistre, s’y refuse par une
échappatoire : « Ce n’est ici ni le moment ni le lieu de vous décrire tout ce que
nous avons enduré durant ces derniers jours 16. » Malgré nos recherches à
l’Alliance, n’apparaissent ni « le moment » ni « le lieu » qui auraient été consi-
dérés comme convenables pour une explication plus précise. La prudence du
directeur devait l’empêcher d’évoquer les responsabilités turques. Le courrier est
surveillé. Il s’agit pour Benaroya de continuer à travailler sous le nouveau régime.
Pourquoi Benaroya n’incrimine-t-il pas ouvertement certains Grecs ou
Arméniens ? Les censeurs de son courrier n’y auraient rien trouvé à redire. Sa probité
ne lui permet vraisemblablement pas d’accuser les victimes principales de l’incendie,
ce qui aurait pourtant corroboré les affirmations du nouveau régime. Il prend soin de
louer les autorités turques pour leur empressement à empêcher que le quartier juif ne
brûle, sans désigner toutefois les incendiaires. Sa formulation est ambiguë : « Qu’il
vous suffise de savoir que si toute la ville n’a pas été réduite en cendres, c’est bien
grâce à l’armée turque qui a pu arriver à temps17. » Les chrétiens disparaissent tout à
fait de ses courriers. L’univers ethno-religieux se résume à deux pôles : les israélites,
c’est-à-dire « nous », et le pouvoir et la population turcs, c’est-à-dire un « ils » désor-
mais unique : « Il ne reste plus que le quartier turc et le quartier juif18. » Rien n’est dit
du sort des chrétiens, pourtant soumis à bien des crimes et brutalités. Les dommages
que la population chrétienne a subis sont évoqués comme une donnée matérielle :
« Malgré tout, le cœur de Smyrne, la partie la plus belle, la plus riche de la ville, a
disparu ; les quartiers européens, grecs et arméniens, les maisons de commerce, les
banques, les quais jusqu’aux consulats européens, tout a brûlé. [...] Les pertes se chif-
frent par des millions de livres turques. » La destruction de la Smyrne chrétienne,
c’est-à-dire également de la Smyrne commerçante, moderne et européanisée
n’importe que dans la mesure où elle concerne les juifs : « Bon nombre de nos coreli-
gionnaires qui avaient soit leurs maisons d’habitation, soit surtout leurs maisons de
commerce dans les quartiers incendiés sont ruinés19. »
La destruction de la ville n’est toujours pas étudiée sereinement par les histo-
riens turcs, ni certains de leurs collègues occidentaux. Comme on peut s’y attendre,
les auteurs « turcophiles » épousent aisément les thèses de l’histoire officielle,
parfois en prenant quelques précautions oratoires. Shaw est un exemple des plus
fervents défenseurs de l’innocence de la Turquie moderne. En toute occasion, il vole
au secours du plus fort : déjà lors des massacres hamidiens de 1894-1896 à travers
l’Anatolie et l’Arménie ottomanes20, puis en 1915, à propos du génocide, qui n’en
est pas un bien sûr21 et enfin plus tard, en 1925, à propos de la révolte des Kurdes de
1925, qui sont juste matés avec les moyens nécessaires22. Cette fois-ci non plus,
Shaw n’abandonne pas le vainqueur. L’incendie de Smyrne ne peut avoir été
l’œuvre des conquérants, c’est une pétition de principe. La cruauté de la presse
occidentale culmine lorsqu’elle dénonce le forfait des armées victorieuses 23. Cepen-
18. Ibid.
19. Ibid.
20. SHAW S. J. et KURAL SHAW E., History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, t. II,
Reform, Revolution, and Republic : The Rise of Modern Turkey, 1808-1975, Cambridge, 1977, p. 204.
21. Idem, p. 315 et suiv. Tout le développement est un morceau d’anthologie. Selon Shaw, les
Arméniens étaient fort peu nombreux, mais l’Empire devait se prémunir du danger d’une sédition
tachnag imminente dans les régions frontalières de la Russie ; certes, les déportations ont été
soigneusement organisées par l’armée ottomane, qui devait protéger les déportés contre les populations
civiles musulmanes exposées pendant de longues années au terrorisme arménien ; néanmoins, les
quelques morts arméniens, notamment à cause de la famine, des maladies et des opérations militaires,
sont bien moins nombreux que les morts musulmans, dans le même laps de temps, etc.
22. Idem, p. 381 et suiv. : « [The revolt] was stimulated by the Russian communists, who no
longer could use the Armenians as weapons of disruption… »
23. Idem, p. 363 : « Perhaps the last atrocity of the war was the suggestion, quickly taken up by
the Western press, that the victorious Turkish army was responsible for burning the conquered second
city of the old empire. »
206 Épilogue meurtrier
dant, pour une raison inconnue, Shaw relègue le problème dans la catégorie de
l’indécidable24. Tout le passage est apodictique. Shaw utilise peu de documents et
surtout pas de documents contradictoires, pourtant très nombreux et rédigés dans
de très nombreuses langues, pour appuyer son propos. On reste surpris par la
constance de certains propos, repris directement d’encyclopédies officielles 25,
dans des travaux universitaires récents26. Après Shaw sont toutefois venus les
historiens des précautions oratoires, de la prudence, ce qui constitue déjà un
progrès considérable27.
L’écriture historique évolue, car l’éloignement dans le temps et l’arrivée à
maturité d’historiens locaux, mais surtout de pays tiers, favorisent les progrès.
L’approche internationale et comparative du premier conflit mondial et le concept
de brutalisation totale des sociétés permettent de se dégager des mythologies
héroïques, et parfois victimaires, élaborées par chaque État-nation, en Europe,
mais ailleurs aussi28. Certains auteurs sont dégagés des institutions officielles de
l’histoire turque. Ils travaillent surtout dans des champs proches, comme l’histoire
balkanique. L’historien américain Dennis Hupchick est affirmatif. Tout en rappe-
lant les exactions helléniques en Asie Mineure, pendant l’occupation et la retraite
militaires, l’auteur impute clairement l’incendie de la ville à l’armée victo-
rieuse29. D’autres travaux universitaires, dont les auteurs ne peuvent être
suspectés d’hostilité de principe envers le monde turc 30, laissent apparaître le
défaut majeur de la thèse officielle : les victimes de l’incendie n’auraient été que
les groupes dont auraient été issus les incendiaires eux-mêmes, ce qui serait une
aberration31.
31. CLOGG R., A Concise History of Greece, Cambridge, 1992, 2002, p. 97 : « The Turkish
occupation of the city was accompanied by a massacre of some 30,000 Greek and Armenian
Christians. In the great fire that ensued only the Turkish and Jewish quarters survived. “Infidel Izmir”,
as the Turks had called Smyrna on account of its huge non-Muslim population, was consumed in the
holocaust as panic-stricken refugees sought to escape to the neighbouring Greek islands. »
32. BERBER E., Les Années douloureuses, Izmir 1918-1922, le sandjak d’Izmir pendant la
période de l’armistice et de l’occupation grecque, Ankara, 1997 (tu.), est muet à ce sujet. Les limites
temporelles choisies lui permettent d’ignorer la destruction de la ville par l’incendie. Berber est un
historien très fin. Il a pris la peine d’apprendre le grec moderne. Son silence est curieux.
33. Entretiens avec un ancien habitant quarantenaire et un habitant trentenaire d’Izmir, réalisés à
Paris.
34. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 31, tél. du 16.IX.22, de M. Graillet, en charge du CGF, au PrC,
R. Poincaré, MAE, reçu le 18.IX.22, à 16h45. Pour le mot passé, on peut proposer « d’ » ou
« d’agents » ; le sens du tél. est par ailleurs très clair.
35. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 19, tél. officiel du MM au MAE du 15.IX.22, reprenant le tél. de
l’amiral Dumesnil, en rade de Smyrne, du 23.IX.22 au MM, à Paris.
36. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 96, doc. cit.
208 Épilogue meurtrier
37. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 77, tél. du 20.IX.22, de Constantinople, par Pellé, HCF, au MAE, reçu
le 21.IX.22 à 19h30.
38. Ibid.
39. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 1, tél. du CF, Graillet au MAE, du 6.IX.22, à 19h40, reçu à Paris, le
7.IX.22, à 0h5.
40. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 111, tél. sin. dat., du MAE au chargé d’affaires à Washington. Il est
vraisemblable qu’il ait été envoyé vers la fin septembre 1922.
Un cosmopolitisme à détruire 209
l’économie de l’Asie Mineure est détruite à jamais42. Le système des millets, forma-
lisé au XIXe siècle est ipso facto périmé. Cette population qui a soutenu le
rattachement de l’Asie Mineure égéenne à la Grèce est effacée. Son cadre de vie est
détruit, il ne reviendra pas. La sécurité du jeune État national, qui prétend à un droit
de propriété exclusif sur l’Anatolie, est ainsi fortement accrue. Hrant Mamourian,
journaliste smyrniote, écrit peu de jours après la destruction : « L’élément chrétien
doit pour toujours s’éloigner des terres turques et c’est bien à cela que mènent le
pillage, le massacre et toute autre chose possible, c’est-à-dire éloigner les chrétiens
et les exterminer autant que faire se peut43. »
42. ISSAWI Ch., The Economic History of Turkey, 1800-1914, Chicago, 1980, p. 366-367.
43. MAMOURIAN, art. cit., nos 1 et 2.
44. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B.6, « Pillage et massacre », p. 1.
45. AMADIAN, « La catastrophe d’Izmir – Comment Izmir a été dévastée », n˚ 2, in Arev,
Alexandrie (ar.), 13.X.22, ainsi que BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 4, p. 4.
46. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1.
47. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B.6, « Pillage et massacre », p. 2.
48. PUAUX, La Mort…, citation du Daily News, p. 10.
Un cosmopolitisme à détruire 211
Après le pillage des quartiers chrétiens, c’est l’incendie qui va détruire de façon
définitive l’assise matérielle de la présence non musulmane. L’éviction des bour-
geoisies non musulmanes, assimilées au régime semi-colonial des Capitulations, est
un souci majeur depuis la révolution jeune-turque, explicitement formulé par les
idéologues du CUP49. Les initiatives en ce sens sont constamment répétées depuis
les campagnes de boycottage, dès 190850. Le nationalisme économique des cercles
jeunes-turcs est activement repris par le kémalisme51.
49. Voir Ziya Gökalp mais également Yusuf Akçura. Cf. GEORGEON François, Aux origines du
nationalisme turc, Paris, Institut d’études anatoliennes, Édition ADPF, 1980. Voir en particulier le
chap. II, « Luttes pour le panturquisme (1905-1914) ; § 4 : La révolution sociale », notamment « La
promotion de la bourgeoisie nationale turque », p. 53 et suiv., ainsi que les lignes de conclusion
suivantes : « Dans l’arsenal intellectuel du XIXe siècle, il a puisé à pleines mains et s’est emparé des
armes qui convenaient le mieux à son projet ; parmi les théories sur le nationalisme, il adopte celle qui,
mettant l’accent sur l’ethnie, s’adapte le mieux à la cause du nationalisme turc. Il emprunte la notion de
lutte des classes au marxisme, mais c’est pour la mettre au service de la bourgeoisie nationale. » (C’est
moi qui souligne.)
50. GEORGELIN, « Boycottage… », art. cit.
51. La levée d’un impôt spécial, le varlık vergisi, pendant la Seconde Guerre mondiale offre un
exemple de continuité politique à cet égard. Cf. ÖKTE K., The Tragedy of the Turkish Capital Tax (trad.
du turc par COX G., Londres, Sidney, Croom Helm, 1987).
52. AMAEF-L-T-55, tél. nos 3 à 7, extraits de lettres reçues de Smyrne, dp du début
septembre 1922. Le document n’est pas signé. Au ton des textes, on peut faire l’hypothèse qu’ils sont
écrits par un officier, peut-être Dumesnil. Le fait que seuls des extraits soient reproduits pourrait
s’expliquer par la prudence du MM envers celui des Affaires étrangères.
53. AMADIAN, « La catastrophe d’Izmir – Comment Izmir a été dévastée », n˚ 1, in Arev,
Alexandrie (ar.), 11.X.22.
212 Épilogue meurtrier
54. Le même incendie est signalé par PUAUX, Les Derniers…, p. 14.
55. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie ».
56. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 6, p. 7.
57. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 1.
58. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1.
59. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 1.
60. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 8, « Les responsabilités de l’incendie », p. 1.
Un cosmopolitisme à détruire 213
« Vers midi, je vis [les Turcs] apporter sur des charrettes des barils de pétrole. Je
n’en voyais pas le contenu, mais à en juger par leur couleur et leur forme, ils étaient
identiques aux barils de la “Compagnie des pétroles de Smyrne”. Chaque baril était
gardé par 2 ou 3 soldats turcs et était amené en charrette tout au long de la rue Rechidie,
vers la prélature arménienne. [...] Je vis également d’autres barils être roulés dans la
direction de l’autre club arménien, à Krya Vrissi, tout au bout de la rue Rechidie68.
Lorsque tous les barils furent en position (un tous les 200-300 mètres) à la fin de
l’opération, j’entendis ce que je peux seulement décrire comme “des bruits de pluie
tombant sur un toit”. Mes amis et moi avons commencé à perdre tout espoir de fuir hors
de nos cachettes. Alors que nous commencions à chercher des itinéraires pour fuir par
les toits autour de notre cachette, nous avons senti des gouttes tomber sur nous, des
soldats dans la rue en bas lançaient en haut des murs un liquide avec des seaux. Dès que
je sentis l’odeur de ce liquide sur mes vêtements mouillés, je ne doutais plus qu’il
s’agissait de pétrole69. »
L’action des pompiers de Smyrne a été entravée par la troupe turque, alors
qu’ils étaient particulièrement bien organisés et équipés de pompes. On a même
édité des cartes postales montrant leur équipement moderne. Pourtant, ils n’entrè-
rent pas en action ou ne purent agir de façon significative, selon le consul américain
George Horton70. Plusieurs descriptions des moyens mis en œuvre pour neutraliser
les pompiers de Smyrne circulent. Les tuyaux des pompes à incendie ont été percés,
les pompes elles-mêmes ont été endommagées. Les soldats turcs ont utilisé des
pompes pour répandre du pétrole sur les bâtiments71. Ils ont tiré des coups de feu
sur les pompiers de Smyrne désireux de lutter contre l’incendie pour les en
empêcher.
L’alerte a pourtant bien été donnée, comme d’habitude en pareil cas. Selon le
Rapport de la chancellerie de la Délégation nationale arménienne : « Soudain, on
remarqua trois colonnes de fumée qui s’élevaient de l’intérieur du quartier armé-
nien. On tira trois coups de canon en même temps, pour donner le signal d’incendie,
comme c’est l’habitude ancienne à Izmir72. » À ce moment, une troupe de pompiers
se déplace. Mais cette fois-ci, elle n’est pas accompagnée de marins anglais,
l’amiral britannique ayant retiré ses troupes de la terre ferme. Mgr Tourian affirme
que les soldats turcs ouvrent alors le feu sur les pompiers dépêchés sur les lieux et
les empêchent d’éteindre le sinistre73. Les autorités turques ne sont pourtant pas
impuissantes. Elles parviennent à sauver des bâtiments très exposés aux flammes,
comme la filature Guiffray, le Crédit lyonnais, la Banque nationale de Grèce, ainsi
que l’école italienne74. Mgr Tourian affirme qu’un soin particulier a été mis dans le
sauvetage de ces institutions. De même, Israël Benaroya, le directeur des écoles de
l’Alliance israélite universelle, souligne, dans son courrier du 18 septembre, que le
quartier juif a été épargné grâce à l’action des Turcs. Or le quartier juif était contigu
à celui des Arméniens.
Le jeudi 14 septembre 1922, l’incendie se rapproche des quais, où se trouvaient
les réfugiés de l’intérieur de l’Asie Mineure, ainsi que tous ceux qui les ont rejoints au
fur et à mesure que les quartiers chrétiens ont pris feu, dans la mesure où l’accès aux
quais ne leur a pas été interdit par les soldats turcs. Les malheureux en proie aux
flammes se mettent à hurler et tentent de se déplacer vers la Pointe, le long de la jetée,
plus au nord. Certains d’entre eux se lancent à l’eau soit pour se suicider, soit pour
tenter d’atteindre les navires en rade de Smyrne qui pourraient les recueillir. Certains
bâtiments alliés en rade allument leurs projecteurs pour faciliter leur déplacement. Les
sources consultées insistent sur le fait que l’incendie a été instrumentalisé pour tuer le
plus de chrétiens possible. On interdit aux chrétiens qui se trouvent encore à l’inté-
rieur des maisons qui brûlent de sortir de certaines rues. Les réfugiés qui se trouvent à
l’intérieur de certaines églises, Hayia Phôtini par exemple, ne sont pas autorisés à
sortir et sont brûlés vifs. Des salves de mitrailleuses s’entendent des bateaux qui quit-
tent le port. Les soldats turcs tirent dans la foule des réfugiés sur le quai. De très
nombreux cadavres calcinés gisent partout dans la ville75.
Le bilan de l’incendie, au matin du 14 septembre 1922, s’élève déjà à plus de
50000 bâtiments brûlés, dont vingt et une églises, trente-deux écoles, cinq consu-
lats, sept clubs, cinq banques, cinq hôpitaux76. L’incendie dure jusqu’au dimanche
17 septembre. Smyrne est alors brûlée aux trois quarts. L’infrastructure commer-
ciale de Smyrne est détruite. Au terme de l’incendie, il y a environ 200000 chrétiens
sans abri sur le quai. Dans les rues de la ville en cendres, de nombreux cadavres se
décomposent dans la chaleur des journées de septembre. La puanteur est intenable
dans certaines rues. Ces dépouilles sans sépulture constituent un risque d’épidémie
majeur.
74. Ibid.
75. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 2.
76. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 7, p. 7.
216 Épilogue meurtrier
77. VÉNÉZIS, Asie…, p. 30-35. En dernier lieu, le consul de France insiste pour que Chrysostome
se réfugie chez les frères du Sacré-Cœur ou même au consulat. Mais celui-ci refuse. PUAUX, La
Mort…, p. 21-22, reprend les mêmes informations.
78. VÉNÉZIS, op. cit., « Je servirai l’Église et la nation », p. 9-36.
79. VÉNÉZIS, op. cit., p. 31, propos que Chrysostome aurait tenus à un notable de Smyrne, G. I.
Anastassiadis, qui l’enjoignait de quitter la ville.
80. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 9, p. 8-9.
81. Mgr Tourian invente-t-il cette première entrevue pour accabler Nurettin Pa¤a ? Quelles étaient
ses sources d’information ?
82. Puaux affirme que c’est le 10.IX.22 que le métropolite a été tué. Or le dimanche, le
métropolite aurait été occupé à célébrer le culte une bonne partie de la journée. Mais il n’y eut pas de
messe ce dimanche-là.
83. VÉNÉZIS, Asie…, p. 34, et Mgr TOURIAN, doc. cit., p. 8, citent bien les mêmes noms à
quelques détails orthographiques près.
Un cosmopolitisme à détruire 217
massée. L’entrevue ou les entrevues entre Nurettin Pa¤a et Chrysostome sont l’objet
de maintes variantes, rumeurs ou pseudo-dialogues qui reprennent tous plus ou
moins le même canevas. Y avait-il vraiment des témoins lors des entrevues qui ont
survécu à celles-ci ? Les deux notables qui accompagnaient le métropolite seront
assassinés également. La profusion de ces dialogues rapportés atteste, en tout cas, le
caractère emblématique du dignitaire religieux, auquel la population de Smyrne
s’identifiait bien plus qu’au haut-commissaire Steryiadis. Les nombreuses versions
consultées se recoupent toutes, plus ou moins, à quelques détails près. Dans le
rapport de la Délégation nationale arménienne, on cite le journal grec athénien,
Eleftheros Typos, qui affirme que Nurettin Pa¤a désirait se venger de l’accueil fait à
l’amiral britannique Dixon, en 1918. Nurettin laisse la foule turque décider du sort
de Chrysostome, qui sera assailli à sa sortie du konak84. Selon un témoin oculaire
français, cité par Puaux, la foule est invectivée par Nurettin Pa¤a : « S’il vous a fait
du bien, faites-lui du bien, s’il vous a fait du mal, faites-lui du mal 85 ! »
Mgr Tourian rapporte la scène en des termes un peu différents. Nurettin Pa¤a
demande à Chrysostome de s’expliquer sur sa conduite pendant l’administration
hellénique et en particulier l’accuse de méfaits envers des Turcs. Bien que Chrysos-
tome veuille s’expliquer, on lui dit qu’il sera détenu en prison jusqu’à la fin de son
procès. Il est ligoté et Nurettin Pa¤a le confie à des fonctionnaires pour qu’il soit trans-
féré à la prison. Chrysostome demande que des soldats le protègent des attaques de la
foule pendant le transfert. Dès que le métropolite sort du konak, la foule se précipite
sur lui et les deux notables qui l’accompagnent. Il est mené vers le quartier de Ba¤-
Oturak, où il est déjà à demi nu et incapable de marcher, puis il est traîné vers le quar-
tier de √ki Çe¤meli, où la foule les met, lui et ses deux compagnons, en pièces86. Selon
Ilias Vénézis, le métropolite est juché sur un âne. On lui crache dessus pendant qu’il
est traîné vers l’intérieur des quartiers turcs. On lui rase la barbe et les cheveux chez
un coiffeur, où il est affublé d’une blouse blanche. Puis on lui coupe les oreilles et le
nez et on lui crève les yeux. Finalement, on le démembre. Sa dépouille est laissée aux
chiens dans le quartier turc. Les assassins de Chrysostome ne sont jamais nommés
dans les témoignages consultés. Il s’agit toujours d’une foule, d’une populace
anonyme, identifiée par son appartenance ethno-religieuse. On insiste sur la participa-
tion d’hommes et de femmes, voire d’enfants à la curée. Le meurtre est présenté
comme une action collective, anonyme87. La présence d’une patrouille de marins
français, lors de la scène de torture du métropolite est attestée par deux documents. Il
leur fut interdit d’intervenir dans le cours des événements88.
L’animosité de nombreux Turcs envers les membres des clergés chrétiens est un
fait bien attesté. Elle montre à quel point les chefs religieux remplissent un rôle
politique dans cette société. Les prêtres arméniens qui se trouvent dans l’église
Sourp Sdépannos, ont la prudence de se raser la barbe avant de sortir pour se diriger
vers le quai89. De même, Mgr Tourian débarrassé de sa coiffe de dignitaire peut se
déplacer plus facilement. Les leaders communautaires Rums et arméniens sont
recherchés de façon méthodique à partir du 10 septembre 1922. Hrant Mamourian,
le célèbre journaliste arménien de Smyrne, affirme qu’il existait une liste noire des
notables à éliminer90. Les hommes de presse sont visés en particulier. Le directeur
du journal en français, la Réforme, M. Jurukdoglou, est traîné, les pieds attachés à
une voiture, jusqu’à ce que mort s’ensuive91. De même, les notables qui accompa-
gnent Chrysostome, eux aussi hommes de presse, subissent un sort identique 92.
L’éditorialiste du journal arménien Horizon, Zarèh Kavèzian, est abattu dans les
environs de Sourp Sdépannos. L’avocat, membre du conseil politique arménien,
Nazareth Hilmi Nersèssian, qui avait pourtant peu de sympathie pour les Grecs, est
tué alors qu’il essaie de défendre sa fille que des soldats turcs veulent enlever 93.
Humilier et violer
La catégorie du genre est centrale dans le déploiement de violence contre les
habitants chrétiens. Les frustrations de soldats en campagne depuis longtemps,
pendant laquelle le cadre marital de la sexualité est caduc, peuvent trouver désor-
mais un exutoire parmi la population chrétienne sans défense, terrorisée par les
événements. L’aspect sexuel des violences est constamment signalé dans les
sources. Les viols, de toutes natures, y sont attestés. Les témoignages directs de
cette expérience sont rares, le viol ayant comme caractéristique d’inspirer de la
honte des faits subis à la victime et à ses proches94. En revanche, les témoignages
abondent à propos des femmes ou des filles des autres. Uregian décrit : « Des
groupes de Turcs [...] kidnappaient de jeunes femmes. Dieu sait combien de femmes
furent violées à Smyrne pendant ces journées terribles95. » Il s’agit d’un phénomène
habituel dans des situations analogues. Les publications ottomanes ou turques sur la
présence des troupes helléniques rapportent également les violences sexuelles des
soldats hellènes à l’encontre des populations musulmanes96. Les affirmations
présentes dans l’ouvrage de George Horton, issues d’une lettre d’une femme
médecin américaine, M. C. Eliott, ne sont pas très convaincantes : « Pendant les
quatre ans de mon service en Turquie, je fus impressionnée par le fait que je n’ai
jamais vu de musulmane victime de viol97. » Dans quelle mesure une femme violée,
dans des lieux de campagne militaire, peut-elle aller consulter une femme médecin,
de surcroît américaine ? Pourquoi la soldatesque grecque aurait-elle eu un compor-
tement irréprochable dans des lieux où elle a été toute-puissante ?
Néanmoins, à Smyrne, en septembre 1922, le phénomène dépasse le cadre
des excès contingents à une campagne militaire : la violence sexuelle fait partie
intégrante de la guerre contre la population civile ennemie dans son entier 98. Les
violences sexuelles deviennent, à partir du 9 septembre 1922, un mode de lutte
contre la population chrétienne, une part importante du mécanisme de destruc-
tion des groupes visés. La même femme médecin, citée par George Horton,
déclare : « D’après ce que j’ai vu de mes propres yeux, je peux affirmer avec
assurance que le viol de jeunes filles à Smyrne fut un phénomène général. J’ai
examiné des dizaines de victimes de ces méfaits et j’ai entendu des lèvres de ces
filles malheureuses ce qu’elles avaient subi [...] En examinant leurs blessures,
j’ai constaté que ces filles disaient la vérité et qu’elles n’exagéraient pas du tout
dans leurs descriptions. [...]99. »
96. LIGUE POUR LA DÉFENSE DES DROITS DES OTTOMANS (pub.), Atrocités grecques dans le
vilayet de Smyrne (mai 1919), documents inédits et témoignages des officiers anglais et français,
Genève, Imprimerie nationale, 1919, p. 10, Addendum, Le train allant de Dénizli à Smyrne.
97. HORTON, op. cit., p. 183, lettre du Dr M. C. Eliott à G. Horton, du 2.VI.23.
98. AUDOIN-ROUZEAU, L’Enfant de l’ennemi (1914-1918), Paris, Aubier, 1995, p. 69 et suiv. :
« Comme tout viol, les viols de 1914 apparaissent d’abord comme le fruit d’une volonté de
démonstration de pouvoir et d’humiliation. […] La prise de force du corps des femmes est une
manifestations, parmi d’autres sans doute, importante néanmoins, de la réalité de leur conquête, d’une
victoire à portée de main sur l’ennemi. »
99. HORTON, op. cit., p. 183, lettre du Dr M. C. Eliott à G. Horton, du 2.VI.23.
220 Épilogue meurtrier
100. Article de une, « La terrible catastrophe d’Izmir – L’incendie et ses causes » (Paris, du
journal Abaka), in Arev, Alexandrie (ar.), 20.X.22.
101. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 70 et suiv., dp envoyé par M. Graillet, chargé du CGF, au PrC,
R. Poincaré, MAE, le 20.IX.22, « Guerre gréco-turque, incendie de Smyrne ».
102. PUAUX, Les Derniers…, p. 30-31.
103. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 70 et suiv., doc. cit.
104. AYE-1922/A/5/VI/4, Athènes, 21.XII.22 et 3.I.23, « Exposé sur la situation en Asie Mineure
selon le récit détaillé du photographe renommé, M. G. Prokopios, récemment arrivé de Smyrne ».
Un cosmopolitisme à détruire 221
En 1922, l’Occident est plus présent que jamais à Smyrne. Il regroupe les colo-
nies levantines avec leurs nombreux établissements commerciaux, leurs
établissements d’enseignement, de santé et leurs représentations diplomatiques. Ce
monde levantin a joui du rétablissement de facto des Capitulations pendant l’admi-
nistration hellénique, ainsi que de la sécurité qui a régné pour lui dans la ville
pendant ces trois années. En ce mois de septembre, le corps consulaire occidental a
obtenu l’arrivée de forces navales en rade de Smyrne. Les navires suivants sont
présents devant Smyrne : le vaisseau amiral français, Edgar-Quinet, et le cuirassé,
Jean-Bart, l’Ernest-Renan, le Hova, le contre-torpilleur Tonkinois ainsi que l’Iron
Duke, le Cardiff, le King George et le Tumult pour la Grande-Bretagne et les
destroyers Simpson et Lightfield pour les États-Unis. L’Italie avait également de
nombreux vaisseaux militaires en rade : le Re Umberto, le Venetia, le Vittorio
« C’est une perte considérable pour nous, rien n’existe plus. La cathédrale,
l’hôpital français, l’établissement des Sœurs de la Providence, des Lazaristes, des
Frères, Notre-Dame de Sion, Sacré-Cœur, église de Saint-Polycarpe, Petites Sœurs des
pauvres, hospice Saint-Roch, Franciscaines de Saint-Roch, les Carmélites. Tout a été la
proie des flammes et c’est ainsi que sont réduits à rien tous les efforts qui avaient été
faits par tous les dirigeants et le personnel de ces établissements109. »
« Je suis arrivé, à la nage, à un navire français qui m’a refusé. J’étais à bout de
forces et comme j’étais resté deux heures dans l’eau, mon corps tremblait à cause du
froid et de la fatigue. Ces hommes cependant n’avaient pas une once de compassion et
contemplaient ma situation avec une indifférence bestiale. Impuissant, je me suis
adressé à un navire italien qui, après avoir longtemps attendu, a bien voulu m’accepter ;
j’étais nu, ils me donnèrent des vêtements et il y a trois jours, ils m’ont débarqué au
Pirée118. »
1. MATUZ J., Das Osmanische Reich, Grundlinien seiner Geschichte, Darmstadt, 1985, 1990,
354 p.
2. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 68, doc. cit.
3. MITROPOULOS Y., La Catastrophe d’Asie Mineure dans la mémoire d’un enfant de dix ans,
Athènes, XI.80 (gr.), p. 16.
Conclusion
SOURCES PRIMAIRES
ARCHIVES
3. Bundesarchiv, Abteilungen Potsdam, Tizianstraße 13, 14 467 Potsdam. Les fonds ont depuis
été déménagés à Berlin même.
4. Österreichisches Staatsarchiv, Haus-, Hof- und Staatsarchiv, Minoritenplatz 1, 1010 Vienne.
5. Ministère des Affaires extérieures, Direction des archives historiques et des recherches, 3, rue
Zalokôsta, Athènes.
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240 La fin de Smyrne
NATIONALISME, ETHNICITÉ
HISTOIRE ÉCONOMIQUE
HISTOIRE SOCIALE
HISTOIRE ARMÉNIENNE
HISTOIRE GRECQUE
HISTOIRE JUIVE
HISTOIRE TURQUE
HISTOIRE DE L’ÉDUCATION
HISTOIRE RELIGIEUSE
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Références bibliographiques 249
HISTOIRE DÉMOGRAPHIQUE
OUVRAGES LITTÉRAIRES
DISCOGRAPHIE GRECQUE
Introduction ..................................................................................................... 9
PREMIÈRE PARTIE
UN TERRITOIRE NON NATIONAL : HABITER PARMI LES AUTRES
DEUXIÈME PARTIE
L’ÉCOLE À SMYRNE : CULTIVER L’ENTRE-SOI
TROISIÈME PARTIE
RÉJOUISSANCE, VIE PRIVÉE ET LOISIRS : RENCONTRER LES AUTRES
QUATRIÈME PARTIE
LES MILLETS DANS LA VIE POLITIQUE : VIVRE ENSEMBLE ?
CINQUIÈME PARTIE
ÉPILOGUE MEURTRIER
Achevé d’imprimer
Dépôt légal : avril 2005