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La fin de Smyrne

Du cosmopolitisme aux nationalismes

Hervé Georgelin

Éditeur : CNRS Éditions


Année d'édition : 2005 Édition imprimée
Date de mise en ligne : 24 juin 2013 ISBN : 9782271063007
Collection : Patrimoine de la Méditerranée Nombre de pages : 254
ISBN électronique : 9782271078179

http://books.openedition.org

Référence électronique
GEORGELIN, Hervé. La fin de Smyrne : Du cosmopolitisme aux nationalismes. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : CNRS Éditions, 2005 (généré le 22 mai 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionscnrs/2498>. ISBN : 9782271078179.

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© CNRS Éditions, 2005


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CNRS
histoire

La fin de Smyrne
Du cosmopolitisme aux nationalismes

Hervé Georgelin

CNRS EDITIONS
C N R S histoire
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Hervé Georgelin

La fin de Smyrne
Du cosmopolitisme aux nationalismes

15, rue Malebranche – 75005 Paris


Illustration de couverture :
Les quais de Smyrne :
présence du monde extérieur et cause du changement citadin
Carte postale ancienne, édition anonyme
© Michel Paboudjian

En application du Code de la propriété intellectuelle,


CNRS ÉDITIONS interdit toute reproduction intégrale ou partielle
du présent ouvrage, sous réserve des exceptions légales.

© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2005


ISBN : 2-271-06300-0
ISSN : 1251-4357
À Madame Lucette Valensi,
qui a dirigé ma thèse de doctorat en histoire, à l’EHESS.
Je suis heureux de l’honneur qui m’a été fait.

À Mélanie Keledjian,
qui me rend plus familier ce si proche Orient.
Et à Chahé, notre fils.
Remerciements

Je désire remercier ici certaines personnes et institutions qui ont contribué à


rendre possible la rédaction de ce livre élaboré à partir de ma thèse de doctorat. Je
ne serais pas venu isolé à l’écriture historique.

De nombreux amis, collègues et enseignants ont contribué par leurs discours ou


leurs discussions à mes travaux. Je désire remercier, à ce titre, Janine Altounian,
Stéphane Astourian, Krikor Beledian, Giôrgos Benlisoy, le trop tôt disparu Philippe
Blacher, Hamit Bozarslan, Nathalie Clayer, Leônidas Embiricos, Corinne Fortier,
Hilmar Kaiser, Alp Yüçel Kaya, Harout et Marô Kurkdjian, Elke Hartmann, Martine
Hovanessian, Clara Lefevre-Thibault, Despina Manganari, Gilles Pécout, Alexandre
Popovic, Ara Sarafian, Gwendolyn Sasse, Nikos Sigalas, Malina Stamatova, Vahé
Tachjian, Paylinée Tomassian, Yilmaz Turan, Saskia Walentowitz et, chaleureuse-
ment, Lucette Valensi.

De plus, je voudrais évoquer avec reconnaissance, d’une part, mes amis Stavros
Anestidis, directeur du Centre d’études d’Asie Mineure (CEAM), à Athènes,
Raymond Kévorkian, conservateur de la bibliothèque Noubar Pacha, à Paris, et
Bernard Lory, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations
orientales (INALCO), qui m’ont tous trois accompagné pendant mes années de
recherche, puis, d’autre part, l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA)
d’Istanbul et l’École française d’Athènes (EFA), qui m’ont permis de séjourner dans
ces deux villes héritières de l’Empire et d’y poursuivre mes travaux pendant quel-
ques mois.

Cet ouvrage a pu voir le jour grâce au concours de Michel Paboudjian, qui a


contribué à l’iconographie, et Claude Mutafian, qui a facilité la publication. Je leur
exprime ma gratitude. La touche finale de cette étude a pu être portée à l’Institut
universitaire européen (IUE) de Florence, à la faveur d’une bourse de recherche
Jean Monnet, au département d’Histoire et civilisations dirigé par Anthony Molho,
pendant l’année 2003-2004 : que celui-ci soit cordialement remercié. J’adresse
enfin mes remerciements à Brigitte Pennaguer à CNRS Éditions pour le suivi de
l’ouvrage.
Introduction

Smyrne (Izmir), la perle de l’Égée, fascine par son aspect humain chatoyant.
Tous les groupes humains des Balkans et du Proche-Orient semblent s’y être
côtoyés. On aimerait voir le XIXe siècle levantin préfigurer le multiculturalisme
moderne tant à la mode. La diversité humaine de la fin de l’Empire ottoman, à teinte
dominante grecque orthodoxe toutefois, dans cette ville qui est ottomane depuis
1424-1425 est le fruit d’une histoire complexe, sans synchronie avec les histoires
nationales d’Europe occidentale. Ce livre se propose de dépasser la prétendue
patine Belle Époque, en étudiant d’un point de vue historique et de façon théma-
tique la vie sociale dans la Smyrne ottomane. Il reprend l’essentiel de la thèse
d’histoire, que nous avons soutenue en novembre 2002, à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS).
Dans une première partie, nous présentons l’histoire de Smyrne et de sa région
pour mettre en valeur l’enchevêtrement, toujours renouvelé, des populations dans
cet espace. Ces processus n’ont pas été pacifiques, mais, à la fin du XIXe siècle,
Smyrne est une des villes les plus sûres de l’Empire et un exemple d’une modernité
différente de celle de l’Europe occidentale, intégrant des populations diverses qui
entendent bien le rester. Pour cerner les discours idéologiques manifestes qui agis-
sent sur ces populations, la deuxième partie est consacrée à l’étude de certaines
écoles. Celle-ci amène à mettre en doute la pérennité de la ville-échelle, ne serait-ce
que dans les esprits. La troisième partie est dédiée à un ensemble d’activités hors
des temps de travail : les fêtes, les réjouissances, l’émergence d’une vie de l’indi-
vidu. Nous nous demandons comment ces phénomènes interagissent avec la
multiplicité des populations, et si ces pratiques sont affectées par les discours qui
contribuent à la divergence des histoires des groupes sur place. Puis, après ce temps
festif, nous consacrons la quatrième partie à la vie politique des Smyrniotes et lais-
sons entrevoir un modus vivendi ottoman de plus en plus remis en cause par tous les
acteurs en place, quelle qu’ait été la relative douceur de vivre de ces rivages. Une
cinquième partie est bien sûr dédiée à la fin de Smyrne.
Alors que le propos couvre la période hamidienne de la fin des années 1870 et
se termine à la veille de la Première Guerre mondiale pour la vie politique à
10 La fin de Smyrne

Smyrne, nous nous sommes autorisé à dépasser cette date dans les chapitres traitant
plus précisément de la vie sociale. Les phénomènes de cette nature ne changent pas
radicalement du jour au lendemain. Les différentes sphères des activités humaines
obéissent à des temporalités différentes. Des pratiques sociales légèrement plus
tardives que 1914 peuvent révéler des faits culturels plus anciens.
Il est ambitieux de vouloir accorder la même attention à tous les groupes smyr-
niotes, ainsi qu’à toutes les sources produites dans les nombreuses langues locales :
turc ottoman, grec, arménien, judéo-espagnol pour ne citer que les principales. Ce
projet dépasse vraisemblablement les capacités d’un seul chercheur. Nous avons
néanmoins évité la spécialisation centrée sur une communauté qui aurait été ainsi
mise en exergue et intronisée subrepticement sujet clef de cette histoire urbaine. Les
Grecs, les juifs ou les Arméniens sont souvent pris comme objets uniques, car ils
sont les sujets de l’Histoire pour certains auteurs. Nous traitons, bien sûr, de façon
plus fouillée le cas des Grecs orthodoxes et des Arméniens apostoliques que celui
des autres communautés. Malgré notre idéal d’exhaustivité, ces deux communautés
sont mieux représentées ici. Mais elles ont déjà de nombreux points de divergence.
Leurs discours, le plus souvent si parallèlement ethno-centrés, nous ramènent cons-
tamment à la pluralité de la cité. Nos connaissances linguistiques ne nous
permettent pas d’utiliser les sources turques ottomanes. Néanmoins, les archives des
kadıs de Smyrne ont brûlé en 1922. Or il s’agit de sources très prisées de l’histoire
sociale ottomane. Par ailleurs, l’historiographie turque a recours, elle aussi, et large-
ment, à des sources occidentales pour parler de Smyrne-Izmir. La consultation
d’ouvrages turcs modernes prépare bien des surprises, à cet égard, en notes de bas
de page. Ces lacunes sont à relativiser, dans la mesure où la population de la ville
est majoritairement non turque. Nous nous sommes tenu, dans le corps du texte, à
des transcriptions simples du grec moderne et de l’arménien occidental. Nous avons
utilisé les graphies modernes pour le turc. Il n’y a pas de norme linguistique unique
dans la cité étudiée. L’homogénéité des termes, que nous avons recherchée – surtout
au niveau des ethnonymes et toponymes –, n’a pas à être totale.
Si nous avons écrit un ouvrage sur cette ville, c’est que nous avons pu utiliser
des sources peu citées et peu croisées. Des fonds diplomatiques allemands, autri-
chiens, français, britanniques, grecs et arméniens ont été étudiés1. Il est bien sûr
indispensable de travailler à partir de sources produites par les acteurs historiques,
les habitants de Smyrne et des environs de la fin de l’Empire ottoman. Nous utili-
sons aussi des récits, souvent rédigés en grec, écrits par d’anciens habitants de
Smyrne, qu’ils soient Grecs ou Arméniens2. Nous avons également travaillé aux
archives de la tradition orale du Centre d’études d’Asie Mineure d’Athènes, où sont
consignés de nombreux dossiers sur la région de Smyrne, réunissant des informa-

1. Les sources arméniennes sont systématiquement ignorées, même par les auteurs d’ouvrages
récents. Il n’y a pratiquement pas d’histoire ottomane ou turque qui les prenne en compte.
2. GEORGELIN H., « La fin de la société ottomane polyethnique dans les récits en grec », Études
balkaniques, Paris, n˚ 9, 2002.
Introduction 11

tions collectées auprès des réfugiés d’Asie Mineure de toutes catégories sociales. La
distinction entre source externe et source interne au milieu smyrniote est une simpli-
fication utile, mais elle peut se révéler fallacieuse. Comment classer un consul
français comme Paul Blanc, qui demeure en poste plusieurs années et passe toute sa
vie dans l’Empire ottoman, occupant des fonctions à Alexandrie, Constantinople et
Andrinople, et surtout dirige pendant dix-sept ans le consulat de France en Crète en
pleine crise de l’Henôsis3 ? Sa première femme est la fille d’une famille catholique
importante de Constantinople. Après son divorce, il se remarie avec Érasmie
Lyghoumès, fille d’un ingénieur grec au service du khédive. Lui-même parle le grec
moderne. En tant que diplomate français, il a la fibre du service de l’État et n’est pas
en poste pour contribuer à détruire l’Empire. La politique de la France en Crète,
soucieuse de la protection des musulmans, en est une preuve, même si celle-ci
échoua. Ses avis et ses analyses de la situation dépassent le cadre de simples
rapports sur la situation du vilayet quand celle-ci influe sur le sort des intérêts fran-
çais. Blanc s’intéresse vivement, jusqu’à l’empathie, au monde dans lequel il vit 4.
Ainsi, certaines sources diplomatiques, dites occidentales, ont une valeur documen-
taire peu contestable. Il est légitime de ne pas se contenter, dans la mesure du
possible, d’opinions ou de jugements occidentaux lors de l’étude de mondes extra-
européens5. Mais il serait très hardi de rejeter toutes les informations venues
d’ailleurs, de plumes européennes, lorsque celles-ci se révèlent à l’examen être de
qualité, dans le but suspect de préserver l’authenticité et l’autorité des discours
autochtones. En effet, certains discours, pour autochtones qu’ils puissent être, n’en
sont pas moins fortement partisans et passionnés, tout aussi imbus de la supériorité
du groupe dont ils sont issus que les dépêches des consuls venus de l’Occident si
dominant.
Il est désormais fréquent que les historiens révèlent un peu de leur chemine-
ment propre vers leurs sujets d’étude6. Cette pratique peut contribuer à éclairer leur
démarche. Je ne peux justifier mon itinéraire par des raisons génétiques. Je ne
descends d’aucun des groupes humains qui habitaient autrefois Smyrne. Mon
intérêt pour cette aire géographique est purement intellectuel. Il est le fruit de
rencontres et de hasards que j’ai accueillis avec curiosité, et parfois avec bonheur,
dans ma vie personnelle. Je suis bien conscient qu’ils auraient pu être autres. Je
souhaiterais ne pas être un cas isolé. Toute communautarisation intellectuelle
prétend au « fait de nature ». En tant qu’historien et germaniste, j’éprouve les plus
grandes réticences envers ce genre de prétentions. L’accueil institutionnel de ma
recherche n’a été possible que parce qu’il existe des personnalités et des espaces

3. AMAEF, dossier personnel, 2e série, n˚ 46, Paul BLANC.


4. Par exemple, ce consul se passionne réellement pour les déboires des pouvoirs publics
ottomans face au bandit d’honneur, Çakıcı.
5. SAID E., Orientalism, New York, 1979 (2e éd.).
6. Cf. NOIRIEL G., « Un désir de vérité », p. 249-278, in Penser avec, penser contre, l’itinéraire
d’un historien, Paris, 2003.
12 La fin de Smyrne

républicains, indemnes de logiques identitaires, qui peuvent encore contribuer,


quoique à rebours des tendances dominantes, à l’universalisation de tous les champs
historiques. Ces réflexions rejoignent tristement la fin de l’histoire de Smyrne qui
fait l’objet de l’ultime chapitre.
En septembre 1922, la ville succombe, dans le feu et le sang, à la prétendue
irréductibilité des « natures » nationales.
Première partie

UN TERRITOIRE
NON NATIONAL :
HABITER PARMI LES AUTRES
Une région féconde et hospitalière
depuis l’Antiquité

La région de Smyrne se trouve en Asie Mineure occidentale. Il s’agit du littoral


égéen qui s’étend d’Ayvalık à Fethiye. Ce littoral borde un hinterland, percé par des
vallées fluviales comme celles du Büyük Menderes, du Küçük Menderes, du Gediz.
Les villes les plus orientales, occasionnellement évoquées ici, sont Akhisar,
Ahmetli, U¤ak, Nazilli et Denizli. Cette région constitue, au-delà d’un ensemble
géographique stricto sensu, une entité de géographie humaine. Il s’agit grosso modo
du vilayet d’Aydın, dont la capitale a été déplacée d’Aydın à Smyrne en 1833, du
bassin desservi par les deux lignes de chemin de fer qui ont toutes les deux leur
point de départ à Smyrne, de la circonscription consulaire des consuls occidentaux
qui résident tous à Smyrne depuis les années 1620, de la région convoitée par la
Grèce après le premier conflit mondial. Elle correspond, plus ou moins encore
aujourd’hui, à la région Ege Bölgesi de la République turque. Le littoral égéen
appartient à la zone climatique méditerranéenne.
L’Asie Mineure égéenne est célèbre pour sa fécondité depuis l’Antiquité. Elle
produit toutes sortes de fruits, de légumes, de graines et de plantes à vocation
textile. On y récolte du raisin, des figues, des grenades, des dattes, des abricots, des
pêches, des agrumes, des pastèques, du melon, du tabac, du coton, du lin, des
pommes, des poires, des coings, des prunes, des cerises, des mûres, des nèfles, des
noix, des noisettes, des châtaignes, des amandes, du pavot, des graines de tournesol,
des pistaches et toutes sortes de céréales panifiables, alors que le pain est la base de
l’alimentation d’une grande partie de la population jusqu’à aujourd’hui, en Turquie.
L’agriculture s’insère, à la fin du XIXe siècle, dans l’idéologie nationaliste. Si
travailler la terre de ses mains n’est pas souvent une occupation lucrative, cela
permet à un groupe de prétendre à l’enracinement dans un pays, c’est-à-dire à en
être le propriétaire exclusif. Les liens entre le sol et la population suscitent l’atten-
tion de toute administration. En Russie, une réglementation empêche l’achat de
terres par les juifs. Il n’existe rien de tel dans l’Empire ottoman, à partir du moment
(juin 1867) où la propriété privée, tant des sujets de l’Empire que des étrangers, est
reconnue. Cette modification du statut des terres, sous la pression des puissances
16 Un territoire non national

européennes, permet l’achat de terrains par la population grecque orthodoxe. Il y a


alors, jusqu’aux guerres balkaniques, grécisation progressive des riches terres
micrasiatiques. Après les guerres balkaniques, toutefois, l’administration jeune-
turque veille à ce que les Grecs orthodoxes puissent difficilement conserver leurs
propriétés. Les activités agricoles suscitent le développement manufacturier. La
production d’huile d’olive nécessite des pressoirs mus par la force animale, puis
hydraulique, puis par des moteurs. L’huile d’olive sert aussi de matière première à la
savonnerie. Enfin, elle est la graisse alimentaire principale.
L’activité portuaire de Smyrne est fortement dépendante des cycles naturels de
la végétation. Ainsi, on parle d’une saison commerciale qui s’étale de début juin à la
fin septembre, simultanée au temps des récoltes et des livraisons des divers produits
d’exportation dans le grand port expéditeur de l’Asie Mineure. Les principaux
produits d’exportation, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, sont en effet les
raisins de cépage Sultanine, le coton et les figues. En outre, on pratique dans ces
régions l’élevage ovin, caprin et bovin. Les équidés servent encore aux déplace-
ments. Smyrne est aussi l’ultime station de caravanes de dromadaires. Cet animal
est une figure obligée des récits de voyage ou des cartes postales. Une de ces cartes
montre l’arrivée d’une caravane devant une fabrique motorisée. Le contraste ainsi
réalisé entre les symboles de modernisme d’origine occidentale et l’animal de bât,
symbole de l’Orient, est censé souligner le cachet de cette cité.
Les divisions administratives ottomanes ne correspondent pas aux divisions
ecclésiales orthodoxes. Le siège métropolitain d’Éphèse, qui est en réalité situé à
Magnésie en hiver et à Cordélio en été, ou de Smyrne ne correspondent pas non plus
aux anciennes divisions administratives byzantines. Pour compliquer la situation,
les limites de la circonscription consulaire française ne correspondent pas aux
limites du vilayet d’Aydın, mais englobent aussi le vilayet de Konya, le vilayet de
l’Archipel, tant que celui-ci appartient à l’Empire ottoman. Le choix des divisions
reflète généralement les inclinations nationales des auteurs. L’utilisation de topo-
nymes tombés en désuétude, provenant de l’époque grecque ancienne, romaine ou
byzantine, n’est pas innocente et suggère le manque de légitimité de l’administra-
tion ottomane. Les deux systèmes de division les plus communs sont celui de
l’administration ottomane, que l’Indicateur oriental, annuaire du commerce
respecte, ainsi que celui de l’administration romaine en Asie Mineure pour la
plupart des auteurs savants occidentaux, grecs et arméniens1. Les divisions adminis-
tratives de la Turquie républicaine ont été redéfinies et tous les toponymes officiels
turquisés. Le vilayet d’Aydın recoupe les divisions romaines d’Ionie, de Lydie, de
Carie et d’Éolie. L’exiguïté des provinces antiques ne correspond plus à l’aire de
rayonnement de Smyrne, qui comprend jusqu’à la ville d’Ayvalık. Ainsi, ce sont les
divisions ottomanes qui sont utilisées ici.

1. KALPHOGLOUS I., Géographie historique de la péninsule d’Asie Mineure, Constatinople, 1899


(tu.), Athènes, 2003 (gr.). Kalphoglous utilise la division ottomane de l’espace pour son ouvrage
précurseur, en turc karamanlı.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 17

UN PEUPLEMENT ANCIEN, DIVERS ET CHANGEANT

La région de Smyrne est peuplée depuis l’Antiquité. Le peuplement y est


complexe et l’a toujours été2. Il mêle différentes populations à travers le temps,
selon des processus de conquête, d’assimilation, d’installation, d’appropriation du
sol, de répartition des richesses et de domination. Ces processus historiques, ainsi
que l’organisation sociale relativement cloisonnée de l’époque ottomane tardive
présentent à l’examen une région humainement bigarrée3.
Dans l’Antiquité, la civilisation hellénique s’installe surtout sur les rivages de
l’Asie Mineure occidentale. L’hellénisation de la péninsule se généralise à partir de la
conquête d’Alexandre et de l’administration des diadoques. Sous l’Empire byzantin,
la diversité persiste. Vryonis la souligne tant en matière ethnique que religieuse4.
L’orthodoxie fédératrice est caractérisée par de nombreuses hétérodoxies et hérésies.
Ahrweiler parle aussi de « “cosmopolitisme” avant la lettre » pour toute l’Asie
Mineure5. Pendant la période byzantine, Arméniens, Slaves, soit des Serbes et
Bulgares, mais aussi Coumans, Arabes, Turcs et Latins sont présents dans la région.
Celle-ci est tôt intégrée dans le monde hellénique antique, à la faveur de mouve-
ments de migration à partir des Balkans, qui entraînent la fondation des cités célèbres
dans l’Antiquité comme Milet, Halicarnasse, Smyrne, Éphèse, Adramytte, etc. Elles
sont annexées par l’Empire perse, au VIe siècle, avant notre ère. L’Asie Mineure
connut les premiers pas de la philosophie, des mathématiques et de la poésie grecques
anciennes, bien avant Athènes. Ces faits historiques sont les points de départ obligés
des histoires ou mémoires grecs ou phihellènes sur la région6. Les traces de cette
histoire captivent les archéologues occidentaux ainsi que les érudits locaux, le plus
souvent Grecs orthodoxes. L’engouement scientifique pour ces vestiges est soutenu
par une institution locale, l’École évangélique grecque orthodoxe, qui publie le Musée

2. RECLUS É., Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les Hommes, t. IX, L’Asie Antérieure,
Paris, 1884, p. 4 : « En aucune contrée de la Terre, les races principales qui se font équilibre dans le
monde n’ont eu plus de représentants civilisés contrastant aussi nettement les uns avec les autres. »
3. ASKITOPOULOS Y., « L’ethnographie micrasiatique », p. 303-312, DKMS, t. VII, 1988-1989
(gr.).
4. VRYONIS S., The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization
from the Eleventh through the Fifteenth Century, Berkeley, 1971, p. 68 : « La culture de l’Anatolie,
cependant, reflétait les éléments disparates qui avaient été noyés sous les dehors de l’hellénisme et de
l’orthodoxie. Dans certains cas, les anciens particularismes locaux disparurent simplement, mais
souvent ils s’installaient en force dans les formes culturelles de l’Anatolie byzantine. »
5. AHRWEILER H., « L’histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux
occupations turques (1081-1317), particulièrement au XIIIe siècle », Travaux et mémoires du Centre de
recherche d’histoire et civilisation byzantines, n˚ 1, Paris, 1965, p. 1-42.
6. TEXIER C., Description de l’Asie Mineure : faite par ordre du gouvernement français de 1833
à 1837 et publiée par le ministère de l’Instruction publique, Deuxième partie, Beaux-Arts, monuments
historiques, plans et topographie des cités antiques, Paris, 1839-49, p. 263-308. Même
KALPHAOGLOUS, op. cit., malgré son patriotisme « anatolien » affiché n’échappe pas à la règle, cf.
« Prologue », p. 37-40.
18 Un territoire non national

et bibliothèque de l’École évangélique, en grec, à Smyrne dès 1873. À partir du IIe


siècle, la région fait partie de l’Empire romain, mais sans être profondément roma-
nisée. Elle participe aussi aux débuts du christianisme : Polycarpe, évêque de Smyrne,
est martyrisé par Rome, en 156. Puis la région de Smyrne appartient à l’Empire
d’Orient et entre ainsi dans la civilisation chrétienne impériale, jusqu’à la fin de la
deuxième décennie du XIVe siècle. Les vestiges byzantins y sont importants, d’autant
que l’Empire de Nicée est, en fait, centré sur Nymphaion, bourgade qui se hisse briè-
vement au rang de capitale impériale7.

LES DISCONTINUITÉS LOCALES DE L’HISTOIRE GRECQUE

Établir une continuité grecque sur des millénaires, comme beaucoup d’hellé-
nistes s’attachent à le faire, relève du tour de force. S’il faut faire place au fait grec
depuis les temps homériques parvenant, d’une certaine façon, jusqu’à nos jours,
celui-ci doit être conçu en tant que phénomène complexe, qui contient bien des
ruptures ou crises idéologiques, géographiques et bien sûr génétiques 8. Ce problème
de la continuité obsède les historiographes d’autres peuples, dits anciens, de la
région comme les Arméniens, les Arabes ou les Juifs. La continuité affirmée repose
sur la conviction de la permanence essentielle d’une identité spécifique à ces
peuples. Il s’agit pourtant dès lors d’une histoire qui abolit l’histoire et ne fait que
conter les avatars d’essences statiques éternelles. Or cette continuité est bien diffi-
cile à affirmer en Asie Mineure occidentale9.
La conquête musulmane de l’Asie Mineure provoque la destruction de la
société byzantine et souvent la disparition ou la fuite des chrétiens, en particulier
Grecs orthodoxes. La Smyrne conquise est une bourgade turque et musulmane, aux
neuf dixièmes. Il est plus que téméraire d’écrire comme cet auteur grec du début du
XXe siècle : « [...] les Grecs des rivages sont les descendants des Grecs des colonies,
qui furent fondées pendant les temps anciens, ainsi que des habitants de l’intérieur
de l’Asie Mineure, hellénisés à travers le temps par Alexandre le Grand et sous les
Byzantins10. » Le texte qui suit ce passage fait d’ailleurs allusion à de nouveaux

7. AHRWEILER, art. cit., p. 42-44.


8. La deuxième Rome était déchirée entre le christianisme et l’attachement de son élite à la
culture grecque antique. GUILLOU A., La Civilisation byzantine, Paris, 1990. Cf. chap. VI, « La
culture », p. 297-369. Le territoire grec est-il celui de l’Asie Mineure des temps homériques, celui de
l’Attique de l’Antiquité classique, ou encore la Constantinople byzantine, voire ottomane ? La
population grecque moderne a connu des apports génétiques albanais et slaves, tout à fait essentiels.
9. SPHYOERA V., « Migrations et établissements de Cycladites à Smyrne pendant la Turcocratie »,
p. 164-199, MCh, t. X, Athènes, 1962 (gr.).
10. KONTOYANNIS, op. cit., p. 54. L’ethnonyme employé est, bien sûr, toujours Hellines qui
établit l’identité avec l’Antiquité grecque et gomme toute référence à une souveraineté étatique ou une
« sujétion ».
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 19

mélanges avec des Grecs venus de l’extérieur, mais la continuité centrale est posée
d’emblée. La plupart du temps, le géographe et l’historien de ces régions ne se
concentrent pas sur l’étude de la géographie humaine ou de l’histoire des habitants.
C’est le cas pratiquement sans exception jusqu’aux années 1920. Il s’agit bien
plutôt de déterminer qui se trouve en toute légitimité à tel endroit.
Odessa et sa région, autre zone humaine plurielle, comparable à Smyrne au
XIXe siècle, présentent une différence notable par rapport à l’Asie Mineure. Il n’y est
jamais fait mystère du caractère récent de sa fondation, contrairement à Smyrne
dont on s’empresse de souligner la continuité supposée avec l’Antiquité 11. La
nouveauté de l’établissement urbain d’Odessa s’inscrit pourtant dans une longue
histoire d’activité humaine dans cette région, mais personne n’en gomme le carac-
tère discontinu. Autre différence de taille, Odessa est une ville qui fut dessinée dès
sa fondation selon l’urbanisme moderne. Odessa naît d’un geste hardi de saisie du
territoire. C’est une ville sans enfance. Or ce n’était pas l’impression que faisait
Smyrne au visiteur, même si les voyageurs notent tous la rareté décevante des
vestiges antiques dans la ville elle-même. Hormis les nouveaux quartiers près du
quai, la place du konak, la continuité historique de la ville, depuis la conquête otto-
mane, ne faisait aucun doute.
Smyrne et les rivages égéens, dans la seconde moitié du XIXe siècle, présentent
un aspect fortement grec aux visiteurs. Que s’est-il passé entre les âges byzantins et
l’époque contemporaine ? Hormis la croissance démographique que l’on remarque
chez les groupes chrétiens du Proche-Orient ayant tôt eu accès aux soins de la
médecine occidentale, notamment dispensée dans le cadre des missions catholiques,
il faut bien constater un retour de Grecs, après une quasi-absence assez longue 12.
Tous les auteurs de l’époque parlent d’une conquête pacifique de ses parages, du fait
de l’activité économique des Grecs orthodoxes13.
Le pays a été, entre-temps, turquifié en profondeur, en particulier sa toponymie.
Ce phénomène est sensible dans les campagnes, où les villages portent des noms
turcs dont l’équivalent grec n’est souvent qu’une construction artificielle. On peut
citer à titre d’exemple : Buca au nord-est de Smyrne, Kukluca, Hacılar, Sevdiköy,
Narlıköy. Même certains auteurs grecs, bien qu’irrédentistes, se refusent à leur
donner un autre nom que le nom turc, légèrement grécisé par la transcription, qui
altère inévitablement la prononciation. Ce nom est d’ailleurs celui que tout le
monde emploie sur place. A contrario, il faut savoir que la toponymie turque
reprend et adapte plus ou moins les toponymes grecs anciens ou byzantins à la
phonétique turque. C’est le cas pour les centres les plus importants, comme
Burnova, issu de Prinovaris, Manisa, issu de Magnisia, ou Izmir, venant tout droit

11. HERLIHY P., Odessa : A History, 1794-1914, Cambridge, 1995.


12. HEYBERGER B., Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la réforme catholique, Rome,
1994. Les soins médicaux prodigués contribuent à légitimer la présence religieuse et éducative des
ordres catholiques. Le catholicisme devient un ensemble de ressources dans le jeu social local.
13. KRUMBACHER K., Griechische Reise, Blätter aus dem Tagebuche einer Reise in Griechenland
und in der Türkei, Berlin, 1886 ; CUINET V., La Turquie d’Asie, t. III, Paris, 1894.
20 Un territoire non national

de Zmyrni. Ces adaptations sont la conséquence de la conservation de certains sites.


Quand le site d’installation est postérieur à l’époque byzantine, le nom turc est le
seul qui puisse exister. La diffusion des noms turcs, de quelque origine qu’ils soient,
est attestée par leur utilisation spontanée en français levantin, en arménien ou même
en grec d’Asie Mineure.
Le retour massif des Grecs en Asie Mineure est dû au développement commer-
cial et agricole de la région, ainsi qu’aux troubles qui ravagent la Morée, après
l’insurrection révolutionnaire de 1821. Les évolutions qualitatives de la population
n’ont rien d’extraordinaire en soi, tant que la réussite dans l’armée ou l’Administra-
tion reste pour les musulmans un idéal de vie inégalé et que l’ordre impérial
ottoman semble impérissable. Dans ce cadre, les différents groupes ne se pensent
pas comme antagonistes. Les populations peuvent cohabiter si elles acceptent la
place qui leur est assignée. En particulier, les Grecs orthodoxes, tant qu’ils n’expri-
ment pas de prétentions politiques, peuvent très bien persister dans leur foi et régler
leurs affaires internes comme ils l’entendent. Mais le retour massif de l’élément
grec orthodoxe a pour conséquence la constitution de majorités grecques le long des
côtes et en particulier dans la ville de Smyrne. Ces majorités côtières et urbaines
restent cependant minoritaires à l’échelle du vilayet. La ville d’Aydın, en particu-
lier, demeure une ville à la population et l’aspect largement turcs, jusqu’en 1922 14.
L’Archipel a servi de refuge aux populations chrétiennes, au temps de la
conquête musulmane. Il fonctionne désormais, au XIXe siècle, comme un réservoir
pour les territoires occidentaux de la péninsule15. La population est mobile en raison
de ses occupations professionnelles, en partie liées à la mer. Il s’agit souvent de
pêcheurs ou de marins, ayant un lopin sur une île. Or cette zone, adjacente à la
péninsule micrasiatique, connaît une révolution démographique à partir du
XVIIIe siècle. On y note une forte natalité qui fait croître la population, alors que les
terres sont pauvres et, de toute façon, rares. Cette situation pousse au départ des
insulaires pour l’Asie, où les terres sont peu peuplées et les perspectives favora-
bles16. Ainsi, la population grecque orthodoxe de l’Archipel gagne les côtes
voisines17.

14. ALEXANDRIS A., « The Greek Census of Anatolia and Thrace (1910-1912) : A Contribution to
Ottoman Historical Demography », in GONDICAS D. et ISSAWI C. (dir.), Ottoman Greeks in the Age of
Nationalism : Politics, Economy, and Society in the Nineteenth Century, Princeton, 1999.
15. SPHYROERA, art. cit.
16. CEAM, ATO, Çiflik Hayiou Yeôryiou, IÔN 15, Ariadni Polykrati, née au Çiflik Saint-Georges, à
la fin de l’Empire ottoman, int. à Athènes, le 24 VI.63, par Zôi Kyritsopoulou, f. 1 : « Mon village était un
çiflik qui appartenait à un Turc qui s’appelait Abdul Aªa. Il était très bon avec les chrétiens, il leur a donné
des champs et les a aidés à s’installer. Une nuit, le propriétaire du çiflik a vu dans son sommeil saint
Georges, les Turcs le révéraient beaucoup, il vit ce saint qui lui disait : “À partir de maintenant le village
ne s’appellera plus Abdul Aªa çifliªi, on l’appellera seulement Çiflik Saint Georges.” Ça c’est ce que ma
grand-mère m’a raconté, laquelle l’avait elle-même entendu des vieux. »
17. KITROMILIDÈS P., ALEXANDRIS A., « Ethnic Survival, Nationalism and Forced Migration, the
Historical Demography of the Greek Community of Asia Minor at the Close of the Ottoman Era »,
p. 9-44, DKMS, t. V, Athènes, 1984-1985.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 21

La mobilité des Grecs orthodoxes et la date récente de leur nouvelle installation


en Asie Mineure ne font pas mystère pour la population. On parle ouvertement,
voire avec une certaine fierté, d’une « origine » péloponnésienne ou égéenne. Les
réfugiés, interrogés par le Centre d’études d’Asie Mineure d’Athènes, à partir des
années 1930 et jusque dans les années 1970, abordent franchement le sujet. Certains
savent et d’autres pas d’où leurs ancêtres sont venus, mais tous sont bien conscients
du caractère relativement récent de leur installation18. Les réfugiés parlent aussi du
processus d’autochtonisation des travailleurs migrants19. Ces migrants de Grèce
vers l’Asie Mineure ont, en effet, fini par se marier sur place et sont devenus des
chefs de familles. Ces mouvements de population sont indéniables, même pour les
irrédentistes, si prompts à parler de droits historiques des Grecs sur ce territoire :
« Les Épirotes ont bien renforcé l’hellénisme partout en Asie Mineure, où ceux-ci
sont venus s’installer à partir de 1830, les Lesbiens l’hellénisme des rivages occi-
dentaux de l’Asie Mineure, en face de leur île, les Cappadociens l’hellénisme des
rivages nord, sud et ouest de la péninsule20. »
Le grec parlé en Asie Mineure occidentale est la langue de l’Archipel, à peu de
nuances près. Il n’y a pas de forte continuité linguistique depuis l’époque byzantine,
mais réintroduction massive du grec à partir d’une zone qui est, d’ailleurs, partie
prenante dans la définition du standard de la langue démotique du royaume de
Grèce. Il est donc naturel qu’il y ait homogénéité linguistique avec le royaume 21. La
grande étude sur le grec moderne d’Asie de Dawkins n’évoque même pas le grec de
Smyrne, comme s’il ne présentait aucun intérêt. Si l’on s’attarde sur ses particula-
rités, on s’aperçoit qu’elles existent tout de même. Il s’agit surtout d’emprunts, qui
attestent la familiarité des Grecs avec le turc et, dans une moindre mesure, avec
l’italien ou le français. Un roman qui fait la place à ce grec familier doit être doté
d’un lexique pour un lecteur grec d’aujourd’hui22. Le mythique « hellénisme »
d’Asie Mineure a sa part turque que le discours savant, grec et philhellène prend
soin ou de taire ou de réprouver23. En revanche, le grec pontique, parlé là où la
population grecque peut affirmer, à juste titre, une permanence depuis l’Antiquité
ou au moins depuis la chute de l’État orthodoxe local (1461), diffère sensiblement
du grec du royaume de Grèce. La démotique du royaume et le pontique ont le même

18. CEAM, ATO, Burnova, IÔN 10, Hiliopoulos Nikolaos, né à Burnova, en 1906, int. à Athènes,
le 26.VII.68, par Kyritsopoulou Zôi, f. 9 : « Les chrétiens de Burnova étaient originaires de Cythère, de
Chios, de Mytilène, ils étaient venus des années auparavant, certains en 1912. Mon arrière-grand-père
était venu du Péloponnèse en 1821 lors de la révolution. »
19. CEAM, ATO, Gâvurköy, IÔN 16, Geôrgios Chalvatzis, int. à Thèbes, le 25.IX.64, par Zôi
Kyritsopoulou, f. 1 : « Quand nous demandions aux vieux pourquoi ils avaient quitté leurs villages et
étaient venus en Asie Mineure, ils nous disaient qu’ils voulaient mieux vivre, qu’ils voulaient cultiver
de grandes étendues, s’enrichir comme cela s’est d’ailleurs passé. »
20. KONTOYANNIS, op. cit, p. 55.
21. DAWKINS R., Modern Greek in Asia Minor, Cambridge, 1916.
22. POLITIS K., Dans le quartier de Chatzifragkou, Athènes, Hermès, 1988 (gr.).
23. GEORGELIN H., « La fin de la société ottomane multiethnique dans les récits en grec », p. 97-
129, in RMAMC, t. 6, Paris, 2001.
22 Un territoire non national

statut de langues filles vis-à-vis du grec ancien, lui-même déjà divers. Il n’y a pas
intercompréhension entre ces deux parlers, même si leur caractère grec est indubi-
table pour tous24. L’histoire et les changements qu’elle engendre démentent ainsi les
théoriciens d’une grécité immuable, uniforme et pure. Mais le discours nationaliste
n’hésite pas à utiliser tout argument et ne s’embarrasse pas des contradictions
internes entre idéologèmes, à savoir ici celui de l’autochtonie originelle et celui de
la nouveauté pionnière, comme le remarque un voyageur français de la fin du XIXe
siècle : « Les Grecs ont la prétention d’être, de tous les habitants de Smyrne, à la
fois les plus anciens et les plus modernes. Ils vantent, avec la même loquacité, les
temples de marbre de leurs ancêtres, et le Cercle hellénique, éclairé au gaz [...] 25. »
Le nationalisme grec élabore plusieurs discours pour justifier la prééminence
politique à venir des Grecs en Asie Mineure. Il peut arguer de droits « historiques »,
c’est-à-dire développer l’argument du premier occupant. Mais il peut aussi, et cela
porte particulièrement au début des années 1920, où futurisme et fascisme sont en
genèse, se profiler en conquérant jeune, énergique et fort, qui s’oppose à l’apathie,
supposée atavique et incurable, de l’Orient musulman26. Toutes ces plumes ignorent
ainsi les ressources de la société turque musulmane et ne peuvent voir venir la révolu-
tion jeune-turque, elle-même annonciatrice des réformes kémalistes, après le premier
conflit mondial. Cependant, malgré l’ingéniosité du nationalisme grec moderne, la
région portait la marque d’autres présences humaines dès l’époque byzantine.

DE L’ASIE BYZANTINE À L’ANADOLU TURQUE

La région est en contact avec l’Islam, depuis que celui-ci cherche à s’étendre
vers le nord-ouest de l’Asie. La conquête de Smyrne et de sa région par la poussée
musulmane se fait graduellement. La ville est soumise à des raids arabes, mais ce
sont surtout les incursions seldjoukides en Arménie, puis en Asie Mineure qui vont,
à terme, menacer la cité byzantine. En particulier, au XIe siècle, le chef turc Çaka
Bey s’y établit et constitue un éphémère royaume dans la région. La ville revient à
Byzance, en 1097, après la reconquête de Nicée. En 1317, la forteresse au sommet
du Pagos est abandonnée par l’Empire byzantin27. En 1320, l’émir Aydın d’Éphèse
s’empare de la ville, qui devient à nouveau une base de piraterie turque dans la mer
Égée28. Le 8 octobre 1344, les puissances maritimes, Venise et Gênes, sous l’égide

24. DRETTAS G., Aspects pontiques, Paris, 1997.


25. DESCHAMPS G., Sur les routes d’Asie, Paris, 1894, p. 167.
26. DESCHAMPS, op. cit., p. 257 : « Elle dort, la vieille Turquie. Pendant ce temps, la civilisation
la mange. »
27. OSTROGORSKY G., Histoire de l’État byzantin, Paris, 1956, 1996. Chap. VIII : « Déclin et
chute de l’Empire byzantin ».
28. LEMERLE P., L’Émirat d’Aydin, Byzance et l’Occident, recherche sur la « geste d’Umur
Pacha », Paris, 1957, p. 7-18.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 23

papale, la reconquièrent29. Les chevaliers de Rhodes se voient confier sa défense, et


rénovent à l’entrée du port le fort Saint-Pierre qui est démoli, au XIXe siècle seule-
ment, par la puissance publique ottomane. La citadelle du Pagos demeure, elle,
possession des Aydınoªlu. La ville haute est la ville turque musulmane, la ville
basse et le fort Saint-Pierre, A¤aªıkale ou simplement Hisar en turc, son contre-
point chrétien30. En décembre 1402-janvier 1403, Timur Lang détruisit la ville et
chassa définitivement les chevaliers de Rhodes31.
La conquête ottomane définitive a lieu en 1424-1425. Smyrne est alors rattachée
à l’Empire par Mehmet II32. C’est une période de destruction des établissements
sédentaires et de fuite de la population orthodoxe : « […] les chrétiens de Smyrne ont
été largement déportés et remplacés par des colons musulmans et […] la ville était en
ruines33. » Une part de la population qui cherche à fuir essaie de gagner Constanti-
nople ou bien les îles égéennes34. Après la conquête ottomane, la ville modeste qui
subsiste, et qui ne compte que quelques milliers d’habitants jusqu’au XVIe siècle,
connaît une certaine stabilité. Certains auteurs parlent de pax ottomanica de quatre
siècles pour Izmir. La région se retrouve, en effet, au centre d’un espace ottoman en
expansion jusqu’à la fin du XVIe siècle. Mais le grand port de l’Antiquité ou de
l’Empire byzantin n’est plus. En 1580, la ville compte environ 2000 habitants. Il
s’agit d’une bourgade musulmane, aux quatre cinquièmes, qui ne vit que d’occupa-
tions agricoles sur les terres des environs immédiats35. La conquête a eu plusieurs
conséquences sur l’espace de la ville. La communauté grecque orthodoxe, qui passe
sous la tutelle du nouveau pouvoir, n’occupe plus qu’un quartier unique : le cemat-i
gebran autour de l’église Saint-Georges, qui existe jusqu’en 1922.
Si la présence grecque n’est pas de nature anhistorique dans la péninsule d’Asie
Mineure, il en va de même pour la présence turque. L’arrivée des Turcs dans la
partie nord de l’Empire byzantin débute à la bataille d’un avant-poste byzantin en
terre arménienne, Manazgerd, perdue par Byzance en 1071. Le but de la conquête
est l’installation définitive. Les byzantinistes affirment que l’avance des Turcs fut
facilitée par la diversité ethnique, linguistique et religieuse de l’Empire byzantin 36.
Une large partie de la population chrétienne se convertit à l’Islam et adopte le turc.

29. ZACHARIADOU E., Trade and Crusade, Venetian Crete and the Emirate of Menteshe and
Aydin (1300-1415), Venise, 1983, p. 49.
30. Les deux forts sont appelés en grec byzantin : le vieux château pour celui du mont Pagos,
palaion kastron, et le nouveau château, kainourion kastron, pour celui du port.
31. ZACHARIADOU, op. cit., p. 81.
32. MANTRAN R. (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, 1989. Cf. VATIN N., chap. II :
« L’ascension des Ottomans (1367-1451) », p. 69-70.
33. VRYONIS, op. cit., p. 348.
34. Ibid., p. 169.
35. GOFFMAN D., Izmir and the Levantine World, 1550-1650, Seattle, UWP, 1990, p. 12.
36. VRYONIS, op. cit., p. 68, est plutôt d’avis que, malgré la diversité de l’Asie byzantine, la
conquête turque fut remarquablement longue et mit près de quatre siècles à ôter ces territoires de
l’orbite byzantine. Néanmoins, il reprend, p. 403, l’argument de la désunion entre Grecs, Arméniens et
Syriens pour expliquer la faiblesse de Byzance au sud et à l’est de ses territoires.
24 Un territoire non national

Les villageois chrétiens apportent aux conquérants leur savoir-faire agricole. Armé-
niens et Grecs constituent aussi une main-d’œuvre artisanale recherchée. Les
villageois chrétiens sont dépossédés puis réintégrés dans un nouveau village,
souvent à quelque distance de l’ancien, où ils se trouvent en position sociale subal-
terne. La cohabitation entre une ancienne population en voie de conversion et les
nouveaux venus contribue à la sédentarisation des Turcs, même si certaines habi-
tudes semi-nomades persistent, comme celle de l’estivage hors du village d’hiver,
construit en dur37.
Le développement reprend au début du XVIIe siècle. C’est alors que Smyrne
sort de son rôle de petit port agricole assigné au ravitaillement de Constantinople,
au même titre que d’autres villes du littoral, pour devenir le port intégré à des
réseaux centrés sur l’Europe occidentale, drainant vers lui les marchandises impor-
tées de Perse, mais aussi les produits de l’arrière-pays agricole, qui s’adapte aux
exigences de l’Europe commerçante. Au XVIIIe siècle, la région est dominée par des
familles ottomanes, en particulier les Karaosmanoªlu de Manisa et les Araboªlu de
Bergama. C’est avec ce pouvoir local fort que les Européens doivent composer 38.
La nouvelle irruption de l’Occident, désormais engagé sur la voie de la révolution
scientifique et technique ainsi qu’économique, dans cette région du monde accélère
la croissance de Smyrne et en fait un centre cosmopolite, plurilingue, multiethnique
et plurireligieux39. C’est la vision célèbre que livre Jean-Baptiste Tavernier :

« La ville est fort peuplée et ne contient guère moins de quatre-vingt-dix mille


âmes. On y compte plus ou moins 60000 Turcs, 15000 Grecs, 8000 Arméniens, et six
ou sept mille Juifs. Pour ce qui est des chrétiens d’Europe, qui y font tout le commerce
et dont je parlerai incontinent, le nombre en est fort petit. Chacune de ces nations y a
l’exercice de la religion entièrement libre. Les Turcs ont à Smyrne quinze mosquées,
les Juifs sept synagogues, les Arméniens n’ont qu’une église, les Grecs en ont deux, et
les Latins trois. Les Capucins français y ont un fort beau convent, et leur église sert de
paroisse où ils font les fonctions curiales. Il y a aussi des jésuites français et des obser-
vantins italiens. Les Turcs, les Grecs, les Arméniens et les Juifs demeurent sur la
colline, et tout le bas qui est le long de la mer n’est habité que par des chrétiens
d’Europe, Français, Anglais, Hollandais et Italiens. Les Grecs ont dans le même quar-
tier une ancienne église, et quelques petites maisons où les matelots vont prendre
quelques repas.
Le quartier des Francs n’est qu’une longue rue, dont l’un des côtés donne sur la
mer qui bat au pied des maisons, et tant pour la vue que pour la commodité de la

37. TAMDOG* AN-ABEL I., Les Modalités de l’urbanité dans une ville ottomane : les habitants
d’Adana au XVIIIe siècle d’après les registres des cadis, thèse de doctorat, VEINSTEIN Gilles (dir.),
22.V.98, à l’EHESS, Paris, p. 28 et 79.
38. VEINSTEIN G., « “Âyân” de la région d’Izmir et commerce du Levant (deuxième moitié du
XVIIIe siècle) », p. 71-83, EB, n˚ 3, Sofia, 1976.
39. GOFFMAN, op. cit., cf. chap. 7, « A Colonial Port City », p. 138-146.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 25

décharge des marchandises, les maisons qui répondent sur la mer sont de beaucoup plus
chères que celles qui regardent la colline40. »

Au XVIIe siècle, malgré son cosmopolitisme croissant, la ville conserve une


majorité absolue d’habitants turcs, évidente pour un voyageur occidental qui a pour-
tant plus de facilité à entrer en contact avec des chrétiens, et ayant ainsi le travers
fréquent de surestimer le groupe qu’il côtoie directement. Les questions de démo-
graphie dans l’Empire ottoman sont délicates41. En effet, hormis la difficulté
technique de mise en place de processus de recensement de toute population, le
chercheur est confronté aux enjeux politiques et idéologiques, ainsi qu’aux réalités
sociales des rapports entre groupes de l’époque qui obèrent, en partie au moins, les
mécanismes de recensement ou d’estimation des populations, que ceux-ci soient
d’initiative étatique, étrangère ou communautaire.
Au XIXe siècle, la fécondité des Grecs orthodoxes est supérieure à celle des
musulmans. Les observateurs soulignent le recul démographique de la population
turque en Asie Mineure. C’est plutôt le solde de naissances viables qui est nettement
plus élevé chez les non-musulmans, car ils se trouvent déjà dans la première phase
de révolution démographique : « C’est autour de 1881 que se situe le moment de
l’histoire turque où les non-musulmans, Grecs et Arméniens surtout, atteignirent
leur apogée démographique. Ils représentaient alors 21 % de la population sur le
territoire de la Turquie actuelle42. » Les musulmans, moins bien soignés, subissent
seuls les contraintes de la conscription et des fréquentes mobilisations, alors que
guerres avec les pays voisins et soulèvements dans les territoires balkaniques se
succèdent. Ils ne peuvent soutenir la concurrence démographique des non-musul-
mans qui acquittent le bedel-i askeriye et échappent ainsi à cette obligation,
jusqu’au régime jeune-turc.
Dans ce contexte, Smyrne fait figure de grande ville non musulmane, plus
particulièrement chrétienne, même auprès de la population turque qui l’appelle
Gâvur √zmir, la ville infidèle. Le consul de France en estime la proportion des habi-
tants Grecs orthodoxes aux deux tiers de la population totale. Smyrne est devenue
semblable à un îlot grec avec un arrière-pays musulman.43 La situation, jusqu’alors

40. TAVERNIER J. B., Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier…, Paris, 1676, p. 76-77.
41. PANZAC D., « L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 », p. 45-67,
REMMM, n° 50, 1988. Ce chercheur défend la fiabilité des données ottomanes. Elles ne sont produites
qu’à des fins utilitaires. Mais cette utilité pratique des tentatives de saisie de la population est-elle
absente des initiatives grecques-orthodoxes ou arméniennes apostoliques ? Peut-on vraiment affirmer
la naïveté pratique des producteurs de chiffres ottomans, alors que l’Empire est en recul territorial
continu depuis le XVIIe siècle et qu’un des arguments nouveaux utilisés par les populations
sécessionnistes est bien l’importance démographique de leur groupe ?
42. COURBAGE Y. et FARGUES P., Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, Paris, 1992 (1re
éd.), 1997.
43. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177, envoyée par le CGF, P. Blanc, à L’AF à
Constantinople, le 10.IX.08, « L’élément grec et le régime constitutionnel ».
26 Un territoire non national

simple résultat du cours de l’histoire, est présentée comme épineuse pour l’Empire à
la fin du XIXe siècle44.
De même, on perçoit l’émergence d’une aire allant de la mer de Marmara à
Antalya, où s’expriment des visées sinon d’expansion, du moins de contrôle partagé
entre la diplomatie hellénique et l’Église orthodoxe, sur la population rum. Un monde
grec orthodoxe, graduellement hellénisé, se profile, même sur des rivages si lointains.
La trame grecque suit deux réseaux : les consuls, vice-consuls, agents consulaires
hellènes, mais aussi les dignitaires religieux. Les métropoles deviennent des foyers
d’hellénisation45. L’affiliation sentimentale à l’État grec prend des formes démonstra-
tives dans l’espace public. Les célébrations religieuses pascales à Smyrne sont
connues pour leurs débordements dans la rue ottomane. Les fêtes ou événements de
l’État grec moderne donnent lieu à des manifestations et déploiements de pavillons
azur et blancs aux façades des maisons smyrniotes46. Les cafés grecs ont souvent une
photographie du roi de Grèce, dans des localités parfois fort éloignées. Ainsi, un voya-
geur découvre des portraits du couple royal de Grèce dans un café de Nazilli47.
La population rum, si démonstrative, tend à accaparer l’attention des voya-
geurs. Pourtant, la population musulmane est majoritaire dans le vilayet d’Aydın
jusqu’en 1922. Elle est diverse, même si les sources occidentales ou non musul-
manes d’Orient ne permettent pas de la sonder. Certains groupes sont très visibles,
comme les Zeybeks ou Yürüks d’Asie Mineure. Il s’agit de groupes aux costumes
hauts en couleur, qui s’insèrent dans l’imagerie exotique de la région. Toutefois, la
diversité musulmane reste décrite comme de l’extérieur. Ainsi, il est rare de trouver
mentionnée la mosquée chiite, inclue dans le han des Persans, Acem hanı. A
contrario, cette diversité est soulignée à loisir par la bibliographie nationaliste
grecque, comme argument pour scinder le groupe musulman en groupes de type
national, et réduire l’ensemble turc48.
Certains travaux, même récents, essaient de mettre en valeur l’autochtonie
exclusive des Turcs par rapport aux migrants chrétiens, notamment économiques, au
cours du XIXe siècle49. Il suffit pourtant de changer les bornes temporelles d’examen
pour mettre en lumière l’historicité inéluctable de cette présence. L’historiographie

44. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 170, envoyée par le CGF à Smyrne, H. Pellissier, à l’AF,


M. Tissot, le 27.I.81, « État de défense des places de Smyrne, Mételin, Ayvali et Échelle-Neuve ».
45. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 45, envoyée par le CGF, F. Rougon, au ChF, M. de la
Boulinière, le 10.X.93.
46. PAULIN F., « Négationnisme et théorie des populations stables : le cas du génocide
arménien », sur le site <http:/www.ehess.fr/populatique.Numero1.PAULIN.html>.
Cet article met à plat les intentions de certains chercheurs, qui nient toute existence de documents
provenant des millets non musulmans, ayant une quelconque pertinence pour l’historien démographe
des différents groupes de l’Empire.
47. DESCHAMPS, op. cit., p. 248.
48. ACRITAS D., Peuples et races de l’Asie Mineure, aperçu historique et ethnographique,
Constantinople, 1922, p. 32 et suiv.
49. Voir BILSEL C., Cultures et fonctionnalités : l’évolution de la morphologie urbaine de la ville
d’Izmir aux XIXe et début XXe siècles, thèse de doctorat, Guy BURGEL (dir.), Paris X, octobre 1996,
p. 191-194.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 27

turque moderne a longtemps désiré gommer le passé du territoire. Arméniens et


Grecs orthodoxes sont les personnes non grata dans l’espace et le temps de la
Turquie. Il s’agit d’une manipulation idéologique inverse de celles d’autres groupes
désireux de s’approprier exclusivement la péninsule50. L’argument de l’autochtonie
n’est cependant pas le seul qui puisse étayer cette revendication exclusiviste. La
conviction d’être le peuple ayant reçu l’ultime révélation, et que le territoire que
l’on a conquis est donc régi par la véritable foi, permet même de valoriser la très
relative nouveauté de la présence des Turcs en ces contrées gagnées au Dar-al-
Islam. Le territoire ainsi sanctifié devient intangible, selon la formule de Vryonis :
« once Muslim, always Muslim51 ».

LES IMMIGRANTS MUSULMANS

Depuis les débuts des nationalismes en Turquie d’Europe, une partie des
musulmans ottomans qui résidaient sur place – qu’ils soient issus de convertis
locaux ou d’anciens immigrants musulmans – sont obligés de partir sous la pression
des nouveaux États ou des populations, ou bien font le choix personnel de rester en
territoire sous souveraineté musulmane52. Ainsi, l’Asie Mineure connaît un afflux
de muhacirs, qui renouvelle la population musulmane. L’Anatolie devient un refuge
pour les musulmans des Balkans, poussés à l’émigration. Il s’agit d’un changement
qualitatif important. En effet, ces muhacirs éprouvent du ressentiment envers ceux
qui les ont chassés de chez eux53. En particulier, les Turco-Crétois qui commencent
à affluer après la première insurrection grecque orthodoxe de 1821-1829 se
montrent, le plus souvent, hostiles envers les Grecs orthodoxes du vilayet. Cette
inimitié s’exprime ouvertement à l’extérieur de Smyrne. De nombreux témoignages
de réfugiés Grecs orthodoxes d’Asie Mineure confirment ce changement : « Nous
avions peur des Crétois sans maître. Ils tuaient. Ils volaient, c’était de terribles
tueurs de chrétiens. Dès qu’ils mirent le pied en Asie Mineure, après l’occupation
de la Crète, la vie des chrétiens changea54. »

50. COPEAUX É., Espaces et temps de la nation turque, analyse d’une historiographie
nationaliste, 1931-1993, Paris, 1997, p. 25 : « En s’établissant en Anatolie, puis dans les Balkans, les
Turcs ont dû entretenir avec le passé et les populations de ces terres des rapports complexes, qui ont
mené à la série de drames et de désastres du tournant du siècle. Ce rapport, unique en son genre, d’un
peuple avec des terres si éparses sous-tend le récit historique [...] »
51. VRYONIS, op. cit., p. 285.
52. MCCARTHY J., Death and Exile. The Ethnic Cleansing of Ottoman Muslims, 1821-1922,
Princeton, 1995.
53. MCCARTHY J., Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and the End of
the Empire, New York, 1983.
54. CEAM, ATO, Magnésie, AIO 18-19-20, Yiôryis Kiougkis, né à Magnésie, en 1895, int. à
Athènes, le 22.IX.62, par Zôi Kyritsopoulou.
28 Un territoire non national

Les Turco-Crétois ne quittent une île, où ils occupent toutes sortes de professions,
dont leurs ancêtres sont originaires, et dont le dialecte grec est l’unique langue, que
sous la contrainte de violences, répétées tout au long du XIXe siècle : en 1821-1829,
puis 1858, 1866-1869 et finalement 1896-189755. À Smyrne et dans d’autres villes ou
villages de la région, ils s’installent dans de nouveaux quartiers56. Le plus souvent, ce
sont des lieux improvisés comme au sud de Kadifekale, construits à la hâte, peu à
même de faire oublier la Crète57. Après les guerres balkaniques, de nombreux muha-
cirs de Thrace, de Macédoine et d’Épire arrivent en Asie Mineure. Ce courant
migratoire grossit, jusqu’aux guerres balkaniques de 1912-1913.
Les autorités ottomanes établissent des quartiers de muhacirs, notamment de
Thessalie qui vient d’être enlevée à la Grèce, en 1882 dans les lieux suivants :
Kadife Kalesi, Beli Bahçe, Göztepe, Halka Bunar et Baªı Burnu. Le cimetière juif
de Deªirmen Daªı est convoité lui aussi, il s’agit d’un terrain en face de Karata¤.
L’espace est saisi par la « Commission pour l’installation des émigrés ottomans ».
On installe d’abord des baraques, puis le campement est amené à devenir un
village58. La communauté juive est très choquée par la profanation d’un cimetière
qu’elle utilise depuis plusieurs siècles, sans être toutefois à même de produire le
ferman impérial qui lui en accorde l’usage59. Cet afflux conditionne le développe-
ment de la ville de Smyrne et contribue à gommer certaines traces de son histoire,
car les vestiges antiques servent de carrière de pierres, en particulier lors de la
construction de quartiers pour les muhacirs. Personne alors n’accorde de valeur
au passé ni à ses vestiges.
La population muhacir n’est pas homogène. À côté des quartiers miséreux de
réfugiés, elle se distingue aussi par son apport de talents et de compétences. Cela est
vrai à l’échelle de l’Empire, notamment sur le plan intellectuel60. C’est également
vrai à Smyrne dans le domaine de la fonction publique ottomane. De hauts digni-
taires dans l’administration du vilayet sont originaires de territoires perdus par
l’Empire. C’est le cas du defterdar Kemal Bey, au début du XXe siècle, qui arrive de
Crète, ainsi que du vali Rahmi Bey, dont la famille était établie à Salonique61. Il

55. KOLODNY É., « Des musulmans dans une île grecque : les “Turcocrétois” », p. 1-15,
Mediterranean World, n˚ XIV, Tokyo, 1995.
56. CEAM, ATO, Bunarba¤ı, IÔN 27, Kôstis Lamprinoudis, né à Bunarba¤ı, en 1887, int. à
Athènes, le 20.IV.65, par Chara Lioudaki : « Environ 40 familles turco-crétoises vinrent s’installer.
Elles s’installèrent au Kaminaki, un quartier turc séparé. »
57. BILSEL, op. cit., p. 306-308.
58. AMAEF-AT-CES-1881-1884, dp n˚ 230, Smyrne le CGF, H. Pellissier, à l’AF, M. Tissot, le
19.II.82.
59. KRUMBACHER, op. cit., p. 73.
60. Pour un exemple de parcours intellectuel d’un Tatar de la Volga dans l’Empire ottoman :
GEORGEON F., Aux origines du nationalisme turc, Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980.
61. HUMBERT G., Konstantinopel-London-Smyrna, Skizzen aus dem Leben eines kaiserlich
deutschen Auslandsbeamten, Berlin-Charlottenburg, 1927, p. 76 : « Nous avions depuis septembre
1913 un vali, Rahmi Bey, originaire des environs de Salonique que précédait sa réputation d’être non
seulement un membre zélé du comité jeune-turc Union et Progrès mais un homme aux convictions tout
particulièrement nationalistes turques. »
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 29

arrive à Smyrne en septembre 1913 et reste en fonction jusqu’en 1918. L’attitude de


ces fonctionnaires envers les Grecs orthodoxes ne peut être bienveillante.
La population musulmane de Smyrne est au contact de l’Europe et est attirée,
elle aussi, par sa puissance. Elle appartient aux catégories sociales auprès
desquelles le Comité Union et Progrès (CUP) a un fort succès. La consultation du
Moniteur oriental ne laisse aucun doute sur la présence en ville d’une élite musul-
mane accédant à des professions libérales comparables à celles exercées par les
chrétiens : médecine, journalisme, enseignement ou droit. On distingue même la
présence de commerçants musulmans dans toutes les branches d’activité, même si
les contacts avec l’Occident sont plutôt le fait de non-musulmans. En juillet 1908,
cette population moderne est enthousiasmée par la révolution du CUP. Izmir est
aussi une ville de la modernité musulmane ottomane. Néanmoins, le nationalisme
turc y est de facto minoritaire dans la population, puisque les Turcs y sont minori-
taires62. Le voisinage de populations non musulmanes européanisées, et
manifestement aisées, avive l’envie de se hisser au même niveau matériel et poli-
tique que cet Occident si présent dans cette ville. En comparaison, Stamboul est la
ville du conservatisme impérial et relativement hostile aux idées du CUP.

JUIFS ET ARMÉNIENS : ENTRE EXIL ET AUTOCHTONIE

La population juive d’Asie Mineure se voit doublement en exil. D’un point de


vue religieux, le peuple juif est en exil depuis la seconde destruction du temple,
en 70. D’un point de vue linguistique, la population juive se sait l’héritière de la
population juive expulsée d’Espagne, lors de la Reconquista par les Rois très
Catholiques63. La population juive, comme celle de Salonique ou de Constanti-
nople, maintient l’usage de l’espagnol du XVe siècle, mâtiné d’apport des langues
liturgiques et des langues de contact. La création d’une communauté juive est
tardive, puisqu’elle a lieu en 1605. La croissance de la population est rapide, car
déjà vers 1630, elle compte environ 2 000 personnes. L’installation à Smyrne
d’une communauté juive fait suite à la crise du textile, notamment à Salonique, la
Jérusalem des Balkans64. Elle détrône ainsi Magnésie, qui était le centre régional
principal de la population juive. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Smyrne
est plus peuplée que Salonique, qui ne rassemble, malgré sa croissance, que
150 000 habitants au début du XIXe siècle, alors que Smyrne en compte le

62. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 160, de Smyrne par le CGF, P. Blanc, à L’AF à


Constantinople, le 14.VIII.08, « Entretien avec Nazim Bey », et la dp n˚ 177, envoyée le 10.IX.08 par
le CGF, P. Blanc, à L’AF à Constantinople, « L’élément grec et le régime constitutionnel ».
63. SEPHIHA H., L’Agonie des Judéo-Espagnols, Paris, 1977.
64. VEINSTEIN (dir.), Salonique 1850-1918, la « ville des Juifs » et le réveil des Balkans, Paris,
1992.
30 Un territoire non national

double65. Salonique est encore moins musulmane que Smyrne l’Infidèle. Au début
du XXe siècle, elle ne compte que 27 % d’habitants musulmans contre 33 % à
Smyrne66. Sa majorité juive en fait une ville bien différente de Smyrne, où ce
groupe est minoritaire et moins aisé.
Smyrne est importante dans l’histoire juive, car elle est le cadre, au XVIIe siècle,
du sabbataïsme, un mouvement messianique qui aboutit à la fondation d’une
communauté secrète, celle des dönmes67. La population juive compte, à la fin du
XIXe siècle, environ de 15000 à 20000 personnes68. Cette population n’a aucune
prétention à l’hégémonie en ville69. Le groupe est considéré comme fidèle au
régime ottoman. Après le XVIIe siècle, qui a été un siècle de grande influence des
juifs dans l’Empire, ils s’estiment eux-mêmes en situation de décadence, dès le
début XIXe siècle. À Smyrne, ils connaissent la gêne matérielle, concentrés dans leur
quartier, limitrophe du quartier turc et assez éloigné des quartiers européens. Il
existe également de nombreuses mais petites communautés dans l’ensemble du
vilayet comme par exemple à Magnésie, Aydın ou Tire.
Les sources arméniennes s’attachent à faire remonter la présence d’Arméniens à
Smyrne le plus tôt possible, même avant la destruction des royaumes de Cilicie au
XIVe siècle, mais aussi des expulsions d’Arménie orientale, consécutives à la conquête
perse de l’Arménie orientale. Une place de choix est faite dans ces récits aux déporta-
tions du chah Abbas, qui a également provoqué des mouvements de population vers
l’ouest70. Ne serait-ce pas là un schéma préétabli de légitimation, ressentie comme
nécessaire, de la présence d’une communauté hors de tout territoire national, par des
monographes nationalistes du XIXe siècle ? La seule légitimité possible est celle que
confère la destruction d’un noyau national, qui prend des allures mythiques avec
l’éloignement. D’une façon plus matérialiste, on peut avancer que les Arméniens
viennent à Smyrne quand celle-ci acquiert une fonction commerciale internationale.
C’est au début du XVIIe siècle que des Arméniens d’Alep et de Perse viennent
s’installer à Smyrne. Le commerce avec la Perse – et, en particulier, le commerce des
soieries – amène de nombreux Arméniens à s’y fixer.
L’effectif de la population arménienne est presque stable de la fin du
XVIIe siècle au début du XXe siècle. Smyrne n’est, le plus souvent, qu’une étape dans

65. ANASTASSIADOU M., Salonique, 1830-1912, Une ville ottomane à l’âge des Réformes,
Leiden, 1997, p. 4-97 ; PAPAYEÔRYIOU V., « Les petites communautés ethniques à Salonique, à
l’époque du déclin de l’Empire ottoman », p. 103-120, in Historika, n˚ 26, vol. XIV, 1997, Athènes.
66. GEORGEON, « Selanik musulmane et dönme », p. 105-118, in VEINSTEIN (dir.), Salonique,
1850-1918, la « ville des Juifs » et le réveil des Balkans, Paris, 1992.
67. BEN ZVI I., Les Tribus dispersées, Paris, 1959, p. 193-217, et ZORLU I., Oui, je suis
Salonicien, Istanbul, 1998 (tu.).
68. En 1912, Salonique a environ 170 000 habitants, presque aux deux tiers juifs séfarades.
69. Les juifs sont les non-musulmans modèles de l’Empire. Ils sont si attachés au statu quo
ottoman qu’ils aimeraient le voir perdurer après la chute de l’Empire. Cf. MORIN E., Vidal et les siens,
Paris, 1989.
70. KÉVORKIAN R. et PABOUDJIAN P., Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du
génocide, Paris, 1992, p. 160-172.
Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité 31

un itinéraire qui mène les Arméniens de Smyrne vers l’Occident : Trieste, Venise,
Amsterdam ou Marseille, ou même vers d’autres rivages propices aux affaires
comme l’Égypte71. Le mouvement est si prononcé que certaines colonies, au Caire
ou à Candie, sont constituées en majorité d’Arméniens de Smyrne. Des immigra-
tions successives d’Anatolie ou d’Arménie ottomane compensent ces départs. Elles
sont causées, d’une part, par l’insécurité chronique, où les relations entre musul-
mans et non-musulmans n’ont pas les dehors policés de Constantinople ou de
Smyrne, et d’autre part, par la pauvreté des lieux quittés. Smyrne promet une rela-
tive sécurité, ainsi que la possibilité de trouver à s’employer, de scolariser ses
enfants et d’espérer ainsi une ascension sociale pour soi-même ou ses descendants.
Il s’agit aussi d’une population urbaine. Elle compte de nombreuses mais
modestes communautés dans la région, comme à Magnésie. Les Arméniens de
Smyrne sont moins nombreux que les juifs, mais ont la réputation d’être, dans
l’ensemble, plutôt à l’aise. L’effectif total se maintient autour de 10000 personnes
environ, jusqu’en 1914. Il y a aussi déperdition de capital humain par le jeu de
nombreux mariages exogames avec des membres de millets plus attractifs que la
communauté arménienne. La stabilité apparente de l’effectif de ce groupe humain
masque donc une histoire sociale et migratoire plus complexe.

*
* *

Toutes les populations de la région sont présentes en raison d’une histoire


longue et enchevêtrée. Cette situation est attestée partout dans les Balkans et au
Proche-Orient. L’éparpillement y est partout la norme72. Dans cet écheveau de
mouvements divers, les principaux groupes développent des discours, qui sont
autant de revendications exclusivistes. Grecs et Turcs veulent faire de cette région
leur propriété. Le rapport au territoire acquiert une acuité nouvelle. Le XIXe siècle
fait du modèle de l’État-nation et de la patrie territorialisée, le modèle normal de
l’organisation politique des populations. Dès lors, Smyrne, comme quelques
grandes cités portuaires de l’Est méditerranéen – en particulier Salonique, Odessa,
Alexandrie et Constantinople –, est une anomalie à normaliser, en la vidant de la
population indésirable, afin de l’inclure dans un ensemble national en création.

71. KALOUSDIAN C. O., « Smyrne et la colonie arménienne de Smyrne », Almanach arménien de


Grèce, Athènes, Nor Or, 2e année, 1928 (ar.), p. 276-351.
72. JELAVICH B., History of the Balkans, Eighteenth and Nineteenth Centuries, vol. I,
Cambridge, 1993 (éd. cons.), p. 53-57 : « Comparés aux autres peuples balkaniques, les Grecs se
distinguaient par leur dispersion. Dans l’Antiquité, on pouvait trouver des communautés grecques le
long des côtes de la Mer Noire, de la Méditerranée et en Asie Mineure. Lors de la conquête ottomane,
les Grecs émigrèrent en particulier en Italie, où le royaume des Deux-Siciles et Venise allaient abriter
de grandes colonies grecques. Le centre vénitien allait se révéler le plus important pour l’avenir. Avec
l’expansion commerciale européenne, impliquant des Grecs, des colonies grecques apparurent dans les
principales villes européennes : Londres, Vienne, Marseille et plus tard Odessa se révélèrent
particulièrement influentes. »
Smyrne : une urbanité moderne
hors du cadre national

CENTRALITÉ URBAINE RÉGIONALE

Smyrne, logée au fond d’un golfe, √zmir Körfezi, possède le plus grand port
naturel du littoral micrasiatique. Il pénètre à une cinquantaine de kilomètres dans les
terres. La baie permet l’arrivée de bateaux à fort tirant d’eau jusqu’au port. Le site
de la ville de Smyrne est une vallée deltaïque formée par le Mélès au pied du mont
Pagos. La ville forme un amphithéâtre, dominé par ce mont, site de l’acropole, puis
d’une forteresse byzantine, dont des vestiges sont toujours visibles. En 1867-1877,
Smyrne est dotée d’un quai, qui présente un rivage policé au voyageur arrivant du
large1. Elle est, au XVIIe siècle, la destination des caravanes anatoliennes qui y
apportent les richesses de l’Orient. La cité devient ainsi un des principaux points de
contact de l’Empire avec l’Occident. L’arrivée à Smyrne par la mer offre un pano-
rama saisissant2. Elle allie à l’aspect minéral et propre de ses quais et de ses
bâtiments principaux les tuiles rouges des quartiers de petites maisons, comme dans
le quartier turc, et la végétation méditerranéenne, notamment les cyprès, alors
encore très présente dans la ville même et aux alentours3.

1. GEORGIADÈS D., La Turquie actuelle, les peuples affranchis du joug ottoman et les intérêts
français en Orient, Paris, 1892. Cf. chap. XXI, « Les ports et les quais de Smyrne », p. 331-366.
2. Presque tous les récits de voyage, en toutes langues, commencent par une description de ce
panorama, pratiquement à toutes les époques. La construction des quais renforce encore l’éloge. Voir
par exemple : REYNAUD C., D’Athènes à Baalbeck, Paris, 1846, p. 49 ; EUDEL P., Constantinople,
Smyrne et Athènes. Journal de voyage, illustrations de Frédéric Régamey et A. Giraldon, Paris, 1885,
p. 299 ; MARISON F., O’er the Oceans and Continents with the Setting Sun, Chicago, 1909, ou STARK
K. B., Nach dem Griechischen Orient, Reisestudien, Heidelberg, 1874, p. 181.
3. On trouve quelques voix discordantes parmi ces récits. Ainsi REINACH J. dans son Voyage en
Orient, Paris, 1879, écrit : « La perle d’Orient, disaient les poètes et répètent aujourd’hui les rédacteurs
d’itinéraires. J’ai le regret de ne pouvoir me joindre en conscience à ce chorus d’admirateurs. »
Smyrne : une urbanité moderne 33

Smyrne s’étend, dès les années 1870, le long du rivage, tant vers le sud jusqu’à
Karata¤ et Göztepe, que vers le nord, jusqu’au quartier de la Pointe et, au-delà, vers
les faubourgs de Halka Bunar et Hayia-Kyriaki. Smyrne essaime et les banlieues
apparaissent. Celles-ci peuvent être créées ex nihilo comme Cordélio, ou bien il
peut s’agir de bourgades à l’existence plus ancienne, comme Burnova, Buca ou
encore Sevdiköy qui se suburbanisent à mesure que les transports entre Smyrne et
sa périphérie deviennent plus faciles, grâce aux deux lignes de chemin de fer qui
sillonnent l’arrière-pays jusqu’à Kasaba et Aydın, puis relient la ville au Bagdad-
Bahn d’une part et à la mer de Marmara d’autre part, tout à la fin du siècle. La
région entière de Smyrne est ainsi marquée par le fait urbain central et subit son
rayonnement tant au plan économique, administratif que culturel.
Smyrne est une ville différente des autres villes de la région. Aydın, qui pourtant
n’est éloignée que de 80 km et est reliée à celle-ci par le train, fait figure de citadelle
de la turcité4. Il est significatif que cette ville ait été démise de ses fonctions de chef-
lieu en faveur d’une ville dont le caractère non musulman se renforce au cours du
XIXe siècle. La ville, qui porte le nom d’un chef seldjoukide, n’est plus qu’une bour-
gade intérieure, distancée en importance par la métropole côtière. Elle ne regroupe
qu’un dixième de la population smyrniote. Son espace urbain n’est pas entré dans un
processus de modernisation comparable. Aydın ne présente qu’un « fouillis de ruelles
animées 5 ». Les observateurs identifient Aydın immédiatement comme une ville
turque6. Alors que le fait chrétien est central dans la physionomie de Smyrne, les non-
musulmans d’Aydın occupent des espaces périphériques7. La ville fait figure d’espace
traditionnel. Elle ne remplit qu’un rôle de marché agricole local, de lieu d’échange de
produits artisanaux et de centre administratif secondaires.
Smyrne diffère des villes de l’intérieur par l’identité ethnique et religieuse de
ses habitants. Au début du XXe siècle, Smyrne est une ville de 300000 habitants ; le
consul allemand, Mordtmann, répartit la population de la ville, vraisemblablement
sur la base des salname officiels, distinguant le statut politique des habitants et leur
identité religieuse8. 245000 sujets ottomans vivent à Smyrne, parmi lesquels on
trouve : 90000 musulmans, 110000 rayas grecs, 30000 rayas juifs et 15000 rayas
arméniens. On compte aussi 55000 étrangers installés à Smyrne, dont 30000 sujets
hellènes, 10000 Italiens, 2000 Français et 1200 Britanniques et 10000 autres Euro-
péens. La population grecque orthodoxe constitue la majorité, au moins relative,
dans la ville, rassemblant 140000 habitants sur 300000, alors que la population
turque y est minoritaire. En 1914, la tendance s’est encore renforcée dans tout le

4. KRUMBACHER, op. cit., p. 248.


5. Ibid., p. 249.
6. KONTOYANNIS, op. cit., p. 335. Sur 40000 habitants, les Turcs sont 25000, les Grecs 10000,
les juifs 1500, les Arméniens 300 et les Levantins et Européens 1000.
7. KRUMBACHER, op. cit., p. 253 : « Au contraire de Smyrne, c’est l’élément turc qui domine
dans la majeure partie de la ville ; les quartiers juif, arménien et grec sont situés à l’écart des
principales artères de communication. »
8. DJB-6 715, Rapports commerciaux annuels du consulat impérial de Smyrne, t. IV, I.08-II.14,
de Smyrne, le 18.XI.09, par le consul Mordtmann au chancelier impérial, von Bethmann-Hollweg.
34 Un territoire non national

sancak, d’après l’Annuaire oriental, daté de 1915. La population est évaluée à


500000 habitants, répartis entre un peu moins de 30 % de Turcs, 64 % de Grecs,
4 % de juifs, 2 % d’Arméniens et quelque 2000 « étrangers ». En chiffres absolus,
Smyrne est assurément la ville infidèle en Asie Mineure.

LES QUARTIERS ETHNO-RELIGIEUX

Les voyageurs occidentaux remarquent, dès le XVIIe siècle, la polarisation


spatiale des populations à Smyrne. Ils écrivent très nettement que les Francs et les
Turcs vivent dans des endroits différents, à tel point que la rue Franque a des allures
de ville de chrétienté en terre d’Islam. À Constantinople aussi, la population se
polarise selon les lieux. Par exemple, au XIXe siècle, dans la nouvelle Constanti-
nople de Galata-Péra, un cinquième seulement des habitants est musulman 9. Mais
Galata-Péra n’est pas exclusivement chrétienne, de même que la vieille ville, Stam-
boul, n’est pas non plus exclusivement musulmane. Si la polarisation des
populations existe, elle est imparfaite dans ces villes.
Pratiquement tous les plans de Smyrne dressés au XIXe siècle la scindent en
quartiers homogènes. Ces plans sont trop statiques. Certaines populations sont
présentes à Smyrne, sans être jamais nommées. Sur les pourtours de la ville en
croissance s’installent des populations pauvres, voire marginalisées, à l’instar de
très modestes foyers de Grecs orthodoxes. On trouve aussi des Tsiganes et des
Noirs, descendants d’esclaves, appelés « Arabes ». Par ailleurs, de tels plans igno-
rent d’autres logiques de répartition de la population dans la ville et, à la fin du
XIXe siècle, de nature sociale et économique qui remettent en cause la mosaïque qui
accole un quartier turc à un quartier juif, à un quartier arménien, à un quartier grec
orthodoxe et à un quartier franc de front de mer. Dès les années 1870, certains se
rendent compte que le zonage ethnique de la ville s’est estompé :

« Il n’y a pas de séparation exacte entre quartiers désormais. Le quartier juif est le
mieux défini, mais depuis 1864, on note de nombreuses maisons juives à l’extérieur. Le
quartier arménien est en bas, entre la route du pont des Caravanes, le quartier turc et les
districts grecs ; mais ces riches citoyens occupent désormais de nombreuses maisons
parmi les meilleures à travers toute la ville. Il n’y a pas de quartier franc à proprement
parler aujourd’hui. Dans la rue Franque, il y a de nombreux établissements européens,
mais les Européens comme les Arméniens sont disséminés partout. Les bazars sont
situés entre les Turcs et les Juifs, et la fin de la rue Franque. Les Grecs occupent la
majeure partie de la ville basse, bornée par les quartiers turc, arménien et juif10. »

9. MANTRAN R., Histoire d’Istanbul, Paris, Fayard, 1996, p. 306.


10. Handbook for Travellers in Turkey…, Londres, 1878, p. 260.
Smyrne : une urbanité moderne 35

À la fin du XIXe siècle, rien ne contraint les gens à se séparer. Il existe d’ailleurs
des îlots inattendus dans certains quartiers : l’église Saint-Jean des orthodoxes se
trouve dans le quartier turc. Cette paroisse orthodoxe dans le quartier musulman est
le témoin des déplacements des quartiers non musulmans pendant l’histoire otto-
mane de la ville. Depuis la loi de Sefer 1284-juin 1867, l’Empire ottoman connaît le
régime de propriété privée pour tous, y compris les ressortissants étrangers. Terres
et biens immobiliers, hormis les biens des vakıfs, sont désormais librement négocia-
bles. La loi du marché s’installe ainsi. Mais les biens immobiliers des différentes
communautés sont enregistrés auprès d’administrations séparées 11. L’administra-
tion municipale ne considère pas qu’il existe un unique public ottoman à servir par
une seule administration. Elle conserve une vision très claire de la disparité des
richesses, selon les communautés. Gâvur √zmir est aussi une réalité foncière.

L’ancien quartier franc


Le quartier européen de Smyrne est l’héritier de la rue franque du XVIIe siècle,
qui longeait le rivage et où résidaient les marchands européens expatriés, ainsi que
les catholiques latins de la région, en particulier de l’Archipel, qui se joignaient à
leurs activités. Les maisons, frenkhane, donnaient directement sur le golfe et
permettent le chargement et déchargement de marchandises, ainsi que leur stockage
immédiat. Néanmoins, ce quartier ne peut avoir été habité que par des Européens,
qui étaient si peu nombreux, au plus quelques milliers de personnes. Nombre des
habitants du quartier sont en fait des autochtones, ralliés à l’Occident 12. Des ortho-
doxes, des Arméniens et des juifs participent à cet Occident idéal, imaginé par ces
Ottomans à la fin du XIXe siècle. Une de leurs habitudes est de se promener sur les
quais en parlant français, entretenant une image de la ville dont la conformité à la
réalité est remise en cause par certains voyageurs13. Le quartier franc cache au
regard une grécisation, plus générale encore, des chrétiens de toutes confessions.

Le quartier arménien
Au XIXe siècle, le quartier se retrouve en position centrale grâce à la croissance
urbaine vers le nord. À la faveur d’un incendie en 1845, le quartier est reconstruit de
façon planifiée. Il est ainsi un des premiers à avoir un aspect moderne. Dans ce quar-
tier, les rues sont tirées au cordeau entre deux axes qui relient la ville à l’extérieur.
Selon Câna Bilsel, l’État aurait joué un rôle en envoyant des architectes pour procéder
à la reconstruction du quartier arménien suivant des critères urbanistiques modernes.

11. Annuaire des commerçants de Smyrne et de l’Anatolie, Smyrne, 1893, p. 39.


12. PHALBOS Ph., Le Quartier franc de Smyrne, Athènes, ES, 1961. Cf. chap. IV, « Le
levantinisme », p. 216-247 (gr.).
13. KRUMBACHER, op. cit., p. 272.
36 Un territoire non national

Ainsi a-t-on veillé à supprimer les impasses, à respecter un écartement minimal entre
les bâtiments. Il se peut, comme le suppose aussi Câna Bilsel, que la famille des archi-
tectes Balian, au service du sultan, ait pris l’initiative de cette reconstruction planifiée.
Elle mentionne par ailleurs que les Arméniens de Smyrne avaient la possibilité de
lever des fonds en Europe pour rebâtir leur quartier. La présence d’une population
européenne au sein de la ville aurait-elle favorisé la reconstruction ? Dès lors, dans
quelle mesure l’État est-il réellement intervenu ? Notons que les sources arméniennes
consultées ne mentionnent jamais l’intervention de l’État. L’attachement des Armé-
niens à ce quartier, symbole de leur modernité, est en revanche bien sensible. Une
modernité d’autant plus affichée que la description des quartiers voisins, turc et juif,
est tout à l’avantage des Arméniens14.
Les institutions arméniennes apostoliques y sont concentrées. L’école catholique
des pères mékhitaristes en est proche, ainsi que les établissements scolaires protes-
tants nord-américains, qui recrutent surtout parmi les Arméniens. L’ensemble des
Arméniens peut ainsi s’identifier à ce territoire urbain. Le quartier arménien est vu
comme tel par tous. Il y a un consensus citadin sur la place des uns et des autres dans
le tissu urbain. Ainsi, toutes les langues de Smyrne désignent, en parallèle, de la même
façon ce quartier. L’usage toponymique inscrit ainsi la diversité des groupes dans le
territoire urbain. Le marquage de la ville par les Arméniens est notable au-delà du
quartier arménien lui-même. La construction d’un immeuble ou d’un passage permet
de donner son nom ; ainsi trouve-t-on sur les plans un passage Bakırdjian ou encore
Kouyoumdjian. La puissance économique de certains Arméniens et de la région fait
que ce groupe est finalement plus présent dans l’espace de la ville que sa taille réduite
ne le laisserait attendre. Il s’agit d’une présence connue de tous15.

Le quartier juif
Le quartier juif se signale par ses synagogues ainsi que par ses bains rituels. Il
est situé à proximité des anciens quartiers commerçants. Les observateurs font une
présentation peu élogieuse de ce quartier. Pour un voyageur anglais, « les rues et les
maisons sont sales16. » Quant à un voyageur allemand, qui par ailleurs est plutôt
bien intentionné vis-à-vis des « juifs espagnols » de l’Empire ottoman, il déclare :
« Comme les autres populations, les Juifs possèdent aussi leur quartier séparé, qui
ne se distingue pas par sa grande propreté. Les maladies contagieuses dans la ville
doivent avoir, d’après les assurances des autorités, toujours leur foyer d’origine dans
le quartier juif17. »

14. Handbook for…, op. cit., p. 262.


15. Cette réalité est en opposition avec le paysage urbain en Turquie actuelle. La plus extrême
discrétion est de rigueur pour les non-musulmans.
16. Handbook for…, op. cit., p. 263.
17. GELZER H., Geistliches und Weltliches aus dem Türkisch-Griechischen Orient, Leipzig, 1900,
p. 242.
Smyrne : une urbanité moderne 37

La situation est confirmée par les dépêches françaises lors d’une épidémie de
choléra en 189318. La vivacité de l’épidémie et la misère du quartier sont corrélées.
Les autorités sanitaires le désignent comme nid de contagion récurrente. Il est en
marge du processus de modernisation de la ville. La seule solution est l’évacuation,
au moins temporaire, des habitants. Le vali réunit une commission pour organiser
des secours. Les juifs figurent parmi les tout premiers bénéficiaires, ce qui, au
regard de leur nombre à Smyrne, révèle clairement leur misère économique collec-
tive. Lors de cette épidémie, le trajet des juifs qui partent révèle leurs réseaux de
connaissances. Les plus aisés peuvent sortir de Smyrne grâce à leur famille élargie,
qui s’étend jusqu’à Magnésie et Aydın.

L’Izmir turque et musulmane


Il s’agit surtout d’un quartier d’habitation en retrait du rivage, sur les pentes du
mont Pagos. Il est proche des bazars, lieux d’économie commerciale traditionnelle.
Le plan du quartier se distingue par ses nombreuses impasses. Un voyageur bien-
veillant peut le décrire ainsi : « Beaucoup de ces rues sont très pittoresques et
offrent des images intéressantes19. » Le quartier semble à l’écart de l’activité écono-
mique et des grandes transformations urbaines du XIXe siècle. Sa prétendue
léthargie est peut-être exagérée par la plupart des sources non-musulmanes. Un
diplomate allemand tempère cette impression, en s’intéressant aux muhacirs :

« [Smyrne] a connu une immigration particulièrement importante de Tatares de


Bulgarie. Environ 50000 de ces derniers se sont installés ici et ont construit tout un
nouveau quartier. Tout comme ils ont transformé les pentes presque nues du mont de la
forteresse, par leur activité, en oliveraies et en vignes, ils sont appréciés dans d’autres
domaines, pour être de diligents ouvriers ; ils constituent pour cette raison un accroisse-
ment précieux de notre population, qui devrait bientôt parvenir à une certaine
aisance20. »

Pourtant, l’histoire de la région affecte ce quartier. Il n’est pas hors du temps.


De surcroît, la Smyrne administrative ottomane le prolonge. La prison, la caserne
proche du konak et la municipalité, rue Karfiadika, s’y trouvent. Le quartier turc est
devenu un pôle de modernité étatique, sinon sociale. Les mosquées de Smyrne sont

18. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 43, du CGF, F. Rougon, à La Boulinière, ChF, le 6.IX.93,


« Situation sanitaire de Smyrne ; nouvelles mesures prises contre l’épidémie cholérique ; souscription
publique en faveur des malheureux ; stagnation continue des affaires commerciales ».
19. Handbook for…, op. cit., p. 263.
20. DJB-53 742, Rapports annuels du consulat impérial de Smyrne et de l’agence consulaire de
Pergame, t. II, de novembre 1887 à fin 1889, f. n˚ 3, Smyrne, le 28.VIII.87, « Rapport sur la navigation
et le mouvement commercial de l’année 1886 ».
38 Un territoire non national

plus rares et plus discrètes qu’à Constantinople. Il n’y a pas de mosquée impression-
nante comparable aux mosquées impériales, Aya Sofya ou Sultanahmet.

Les quais
Les travaux de construction des quais débutent en 1868 et sont achevés en
1876-187721. Leur construction est une date charnière. Smyrne se trouve ainsi inté-
grée plus étroitement à l’économie mondiale en permettant l’accostage d’un
nombre supérieur de navires en toute sécurité, grâce aux digues de protection. Cet
aménagement renforce son avance sur Salonique22. Il achève l’occidentalisation de
la baie23. Il s’agit d’une grande opération de rationalisation, car elle va mettre fin au
transbordement des marchandises par caïques et mahonnes.
Le projet naît sur l’initiative de capitalistes britanniques qui obtiennent une
concession de la part du gouvernement ottoman en 1867. Ces intérêts britanniques
ont recours à une entreprise de travaux publics marseillaise, Dussaud Frères. Cette
société va non seulement construire l’ouvrage mais ensuite exploiter la Société des
quais, après retrait des intérêts britanniques. Il s’agit d’une entreprise expérimentée
dans ce genre de projets. Elle peut se prévaloir de la construction de jetées dans les
plus grands ports méditerranéens de la fin du XIXe siècle. Elle est notamment partie
prenante dans la construction des jetées de Port-Saïd, au débouché du canal de
Suez, au début des années 1860. La construction des quais introduit un élément de
nouvelle homogénéité dans l’espace méditerranéen. Smyrne est techniquement et
même architecturalement mise en réseau. La société des frères Dussaud modernise
également la rade d’Ayvalık, au nord de Smyrne. L’entreprise est menée à bien,
malgré les nombreuses pressions de particuliers, des consulats occidentaux, en
particulier français et anglais, ainsi que des retournements de soutien à Constanti-
nople au sein de l’État ottoman24. On voit que les représentants des puissances sont
très soucieux de veiller à la préservation des intérêts de leurs sociétés privées 25. À
cette échelle, la concurrence entre expansionnismes britannique et français est vive,
même si elle prend des formes moins manifestes que dans les pays directement
soumis à la domination coloniale.
Le quai part du konak, au sud-ouest, pour ensuite remonter jusqu’à la pointe, au
nord-est. Il est long de 4 km environ. Cette jetée est l’image entre toutes que les
habitants de la ville aiment donner. C’est celle qui figure sur la majeure partie des

21. GEORGIADÈS D., Smyrne et l’Asie Mineure au point de vue économique et commercial, Paris,
1885. Cf. « L’établissement des quais et des droits de quai à Smyrne », p. 154-163, ainsi que
« Annexes au tarif des droits de quai de la ville de Smyrne (19.VII.83) », p. 174-177.
22. ANASTASSIADOU, op. cit., p. 142 et suiv.
23. GEORGIADÈS, La Turquie actuelle…, op. cit., cf. « Les ports et les quais de Smyrne », p. 331-
366.
24. Georgiadès expose dans le détail ces péripéties du déploiement capitaliste occidental.
25. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 163, du CGF, Pellissier, à Tissot, AF, le 7.I.81,
« Nouvelles locales ».
Smyrne : une urbanité moderne 39

cartes postales. C’est une icône de la modernité locale : « Les travaux de


MM. Dussaud [...] ont déjà porté leurs fruits et [...] auront, en outre, le mérite
d’avoir été, au grand profit de l’hygiène, le point de départ d’une ère de régénération
qui ne peut que s’accentuer de plus en plus dans une ville appelée à un immense
développement commercial et dont la richesse et la population cosmopolite
s’accroissent chaque jour davantage26. »
Cet aménagement permet aussi une opération immobilière d’envergure. La côte
est avancée. Sur les terrains gagnés sur la mer, on construit un nouveau quartier.
L’espace urbain créé brasse la population smyrniote aisée, dans un cadre à l’occi-
dentale. De nombreux Grecs, des Levantins, des Arméniens et des juifs s’y
installent ; mais rien n’interdit à des musulmans, commerçants ou fonctionnaires
ottomans de venir y loger. Il s’y concentre de nouveaux lieux importants comme le
théâtre de Smyrne, l’hôtel Kræmer ou les très nombreux cafés-terrasses. Habiter ce
nouveau quartier, c’est rejoindre une vie à l’européenne : « Des cafés, des clubs, des
cinémas occupent les abords du port fermé27. » Les quais sont également le lieu de
concentration des banques, puis des institutions exerçant la tutelle économique
occidentale sur l’Empire comme la Régie des tabacs ou l’Administration de la dette
publique ottomane. Les quais deviennent aussi une artère de circulation. Ils forment
une nouvelle voie carrossable, sur laquelle on installe une ligne de tramway
hippotracté.

LES FONCTIONS URBAINES

La ville ottomane traditionnelle sépare les fonctions urbaines. Alors que les fonc-
tions commerciales sont centrales, l’habitat peut être plus excentré. Certaines activités
sont rassemblées dans certaines rues, qui tirent leur nom de l’activité qui y est exercée.
Le nom de la rue Karfiadika, évoquée plus haut, indique qu’on y fabrique et que l’on y
vend des clous. De nombreuses rues commerçantes et artisanales, proches des bazars,
portent de tels noms transparents. Les fonctions d’échange sont la raison d’être de
Smyrne. Dans le tissu urbain lui-même, les échanges façonnent des lieux où s’effectue
le commerce de détail ou de gros. Plusieurs schémas de consommation et d’échange
se superposent à Smyrne. Une consommation vivrière, une consommation de biens
traditionnels et une consommation, sûrement plus réduite en volume, mais pas en
valeur, de type moderne, dont les modèles sont importés d’Europe occidentale. On
peut aussi tracer un axe commercial principal, qui traverse Smyrne du nord, franc et
chrétien indigène, au centre commercial traditionnel plus au sud, plus proche de la
zone turque et du quartier juif. Cet axe suit les voies suivantes : « Trassa, rue centrale

26. AMAEF-AT-CES-1881-1884, dp n˚ 234, du CGF, Pellissier à Tissot, AF, le 13.II.82, « Au


sujet de la vente de l’entreprise des quais de Smyrne ».
27. JANCARD P., L’Anatolie, Paris, 1919, p. 21.
40 Un territoire non national

du quartier Fasula, rue Franque, rue des Verreries, bezestens, château Saint-Pierre et
çar¤ıs28 ». Ce qui apparaît aujourd’hui comme des mondes différents était en fait en
continuité dans le tissu urbain.
Le tissu commercial de Smyrne est composé de lieux dont la typologie est
complexe, d’autant que le passage du temps peut changer le sens des termes. Des
bezestens, ou marchés couverts au sein de bâtiments construits à cet effet, des çar¤ıs,
ou marchés dans une rue légèrement couverte, des bazars ou marchés de plein air, des
hans, auberges où commerçants et voyageurs, animaux et marchandises pouvaient
être logés pour quelques jours, mais dont le rez-de-chaussée, organisé autour d’une
cour intérieure, peut faire fonction de place de commerce, composent le paysage
commercial de Smyrne. Le han est en fait un lieu de fonction variable. Du caravansé-
rail, cher aux orientalistes, à l’hôtel meublé bon marché pour familles impécunieuses,
à l’immeuble de bureaux et magasins où des rédactions, voire des imprimeries, de
journaux peuvent trouver à se loger, le han remplit de très nombreuses fonctions.
L’espace commercial et professionnel est un lieu partagé. Les bezestens sont un lieu
où cohabitent des hommes de différents groupes. Mais il s’agit aussi d’un lieu mixte,
car les femmes viennent y faire des emplettes. Les diverses formes de bazar sont « aux
mains » des Grecs, selon la formule consacrée par les contemporains, mais le petit
personnel est musulman29. Le cœur de la Smyrne dite orientale est investi par les non-
musulmans. L’ambiance quotidienne est toujours marquée par le fait turc ; les cris des
vendeurs, qui proposent rafraîchissements ou boissons chaudes, sont proférés en turc.
C’est la langue des affaires dans cette partie de la ville. Tapis, tissus, soieries, pierres
et métaux précieux, produits agricoles convergent vers les entrepôts de Smyrne, où les
marchandises sont stockées et échangées30.
Parallèlement à cet héritage vivace, les magasins de la rue Franque font se
rencontrer l’offre et la demande de produits et services importés ou inspirés de
l’Occident. Cela est attesté par les boutiques de chapeliers, de bottiers et de photo-
graphes. La grande majorité des compagnies de navigation vapeur ou les
compagnies d’assurances y sont représentées. Cet aspect de la consommation est
particulièrement visible dans les annuaires commerciaux, car c’est cette Smyrne-là
qui s’empresse d’adopter les formes de publicité à l’occidentale, et tente d’inté-
resser aussi une clientèle de passage ainsi que des firmes européennes à la recherche
de partenaires. On peut suivre, par exemple, le développement des photographes de
1883 à 192031. La rubrique passe de quatre à dix-neuf noms. Aucun nom musulman
n’est jamais mentionné. La relative technicité de l’activité et l’investissement néces-
saire barrent l’accès de la profession aux Turcs. L’activité qui prend son essor dans
la rue Franque et auprès du Casino européen diffuse quelque peu aux alentours : rue

28. PHALBOS Ph., « Les bezestens et les hans à Smyrne », p. 130-195, MCh, t. IX, 1961, p. 146
(gr.).
29. PHALBOS, art. cit. Il est possible que l’auteur ait une certaine complaisance à décrire ces
rapports sociaux. (gr.)
30. ERSOY B., Les Hans d’Izmir, Ankara, 1991 (tu.).
31. Annuaire oriental, 1883, p. 588, et MIKHAÏL G. N., Guide grec, Athènes, 1920 (gr.).
Smyrne : une urbanité moderne 41

des Roses, rue Basmahane, rue Galazio, où quatre Arméniens ont ouvert un
commerce de ce type en 1920. Dans la Smyrne du début des années 1920, on trouve
des noms de commerçants musulmans possédant leur boutique dans la rue Franque.
Une frange de la population turque accompagne les changements sociaux et écono-
miques dus à l’interaction avec l’Occident.

La présence impériale à Smyrne


Il importe au pouvoir ottoman de s’afficher dans l’espace, alors que la popula-
tion non musulmane est majoritaire, dans une période de déclin international, où la
souveraineté de l’Empire est menacée de part et d’autre des frontières par l’avancée
de la Russie à l’est et la création d’États chrétiens balkaniques. Le konak est un
grand bâtiment néoclassique. L’importance de ce centre administratif est comme
symboliquement reconnue dans l’espace par l’Allemagne impériale, puissance à la
croissance économique et politique rapide, qui fait cadeau d’une horloge mauresque
au vilayet, en 1901. Cette horloge indique l’heure à l’européenne et fait face au
konak. Elle évoque l’autre présent allemand à l’Empire, la fontaine monumentale,
sur la place de l’Hippodrome à Constantinople. Elle rappelle l’existence des Alliés
potentiels de l’Empire.
Les casernes manifestent la force militaire de l’État. Smyrne est le lieu d’embar-
quement des troupes anatoliennes pour les théâtres d’opérations balkaniques. Les
casernes sont un gage de l’appartenance de cette ville et de cette région à l’Empire.
Des bâtiments de la rue Beyler sokaªı abritent l’administration militaire, qui gère la
conscription des chrétiens pendant la Première Guerre mondiale. Un lieu du pouvoir
ottoman, honni par la population chrétienne, depuis l’établissement par les Jeunes-
Turcs de la conscription pour les non-musulmans, qui signifie l’enrôlement dans des
bataillons de travaux forcés, les amele taburu. Les karakols de la ville, c’est-à-dire les
postes de police, sont disséminés dans la ville et ce sont eux qui symbolisent et appli-
quent le pouvoir ottoman. Même si l’entrée dans des domiciles non musulmans ne
peut, théoriquement, avoir lieu qu’en présence du muhtar chrétien du quartier, le
pouvoir de la police ottomane demeure un objet de crainte pour tous les habitants. Les
Annuaires orientaux évitent de mentionner ces postes de police dans le tissu urbain,
comme si ce service n’avait qu’une importance secondaire pour les utilisateurs.

Symbolique du territoire urbain


La ségrégation en quartiers homogènes et cloisonnés a été un idéal civilisa-
tionnel musulman de la première époque de l’expansion arabe32. Certains

32. MANTRAN, L’Expansion musulmane, VIIe-XIe siècles, Paris, PUF, 1969 et 1991, p. 264 :
« Jamais les musulmans ne laissèrent ignorer aux dhimmî qu’ils étaient de condition inférieure au sein
de la société musulmane […] Le mépris des musulmans pour les dhimmî ne fut pas étranger à la
ségrégation dans les villes, où chaque groupe religieux occupait son quartier. »
42 Un territoire non national

chercheurs questionnent cette vision anhistorique de la répartition des habitants


dans les tissus urbains du monde musulman33. Pourtant, on trouve encore à la fin du
XIXe siècle des éléments qui soulignent une polarisation, sinon séparation, des
groupes en ville, en particulier dans le vieux centre, celui qui était déjà bâti vers
1840. Ces éléments indiquent une continuité avec la description, donnée par
Antoine Galland en 1678, d’une ville nettement séparée en communautés : « [Les
maisons] sont divisées en treize mahallés ou quartiers, dont il y en a onze où il ne
demeure que des Turcs. Les Grecs, les Arméniens et les Juifs en occupent trois, et
les Francs un qui s’appellent Kassab Kedir34. »
Vivre entre soi, c’est pouvoir profiter de l’offre de sa communauté, en termes
religieux, sociaux, voire sémantiques : l’éducation, la santé, l’assistance sociale,
l’organisation politique, les activités associatives de toutes sortes, notamment après
1908. Plus l’offre est riche et plus l’attrait du quartier sur les membres de la commu-
nauté est fort. Autre intérêt du quartier homogène, il permet de protéger les femmes
des ardeurs des hommes de l’extérieur. Les familles trouvent important de marier
leurs enfants dans leur propre groupe. L’endogamie est ressentie comme une néces-
sité vitale par les non-musulmans. Il est nécessaire de conserver les femmes de son
groupe. La crispation est d’autant plus forte que tous les groupes ne sont pas à
égalité juridique ; en effet, les hommes musulmans peuvent épouser des non-musul-
manes, alors que l’inverse est impensable. Le groupe musulman ne donne pas de
femmes aux autres, alors qu’il peut en prendre. Il est donc menaçant. Le contrôle
social est accru dans le quartier homogène. Il permet de protéger l’homogénéité
future du groupe. En particulier, la nuit, les femmes n’ont pas à traîner dans d’autres
quartiers. La nuit, la séparation entre communautés est plus nette que le jour. La
Smyrne diurne, bariolée et mélangée, s’oppose à la Smyrne nocturne, plus
compartimentée.
Au cours du XIXe siècle, les différentes communautés se trouvent prises dans
une dynamique d’affirmation identitaire, qui se traduit dans la cité. La formalisation
du système des millets, à la faveur des décrets de réformes, puis la publication de
règlements organisationnels des millets entraînent une même structuration politique
à travers l’Empire des populations des différents millets35. Il faut institutionnaliser
sa présence dans la ville. L’effort scolaire, sanitaire, culturel est de plus en plus
voyant. La majeure partie de ces nouveaux bâtiments se trouve dans les quartiers
ethniques classiques. L’observateur de la cité perçoit des logiques de conquête
douce de l’espace urbain. Il s’agit pour tous d’être visibles. De s’affirmer présents

33. TAMDOG* AN-ABEL, op. cit., p. 15 : « [..] il est apparu que les quartiers ne correspondaient pas
de manière univoque à des communautés religieuses ou à des séparations claniques, et que dans leur
agir les quartiers d’Adana ne jouaient pas comme des groupes ou des communautés homogènes. »
34. GALLAND A., Le Voyage à Smyrne, Paris, Chandeigne, 2000.
35. L’organisation en millets de la population ottomane n’est pas un invariant dans l’histoire de
cet Empire. Cf. BRAUDE B., « Foundation Myths of the Millet System », p. 69-88, in BRAUDE B. et
LEWIS B., Christian and Jews in the Ottoman Empire, t. I, The Central Lands, 1982 ; VALENSI L., « La
tour de Babel : groupes et relations ethniques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord », p. 817-838,
Annales ESC, VII-VIII.86, n˚ 4.
Smyrne : une urbanité moderne 43

auprès de bâtiments importants, que l’on entend concurrencer, comme les consulats
européens à Smyrne, le konak ou même la mosquée ailleurs : « Ils construisirent,
près de la mosquée et du konak ces deux fortins nationaux : l’église et l’école36. »
L’affirmation des diverses communautés, au sein du système des millets trouve son
expression la plus marquante dans la multiplication des lieux de culte monumen-
taux, en particulier chez les chrétiens depuis la fin du XIXe siècle37.
Même au niveau de bâtiments aussi symboliques que les églises ou les écoles, la
croissance urbaine entraîne des relocalisations hors du quartier premier. Par exemple,
l’École américaine se trouve à Paradis-Kızılcullu, en retrait de la ville, vers l’ouest. Si
l’ancienne École évangélique se trouvait à côté des bezestens, dans le centre-ville
ancien, relativement proche des quartiers juif et turc, les nouveaux bâtiments de cet
établissement se trouvent plus à l’intérieur de la ville, dans des zones orthodoxes, mais
dans des quartiers plus récents, situés plus au nord. Si le développement joue contre
les répartitions tranchées des institutions communautaires, les traces d’un passé plus
complexe n’ont jamais été complètement effacées non plus, comme le montre
l’exemple de la paroisse orthodoxe Saint-Jean au sein du quartier turc. Dans les
nouveaux quartiers ou banlieues de Smyrne, on peut trouver plusieurs bâtiments
récents de diverses religions dans un périmètre réduit, alors qu’à Smyrne même, les
bâtiments sont le plus souvent localisés dans leur quartier éponyme. De centraux d’un
point de vue topographique, ces bâtiments deviennent de simples ajouts, dans les
nouveaux lieux de concentration de la population.
L’affichage commercial courant est principalement en français, en italien, en
grec, et éventuellement en arménien ou en turc ottoman. L’espace des rues à
Smyrne est saturé par une multitude de systèmes de signes et d’alphabets différents.
L’observateur occidental en est souvent décontenancé, mais il s’agit d’un phéno-
mène habituel pour les habitants de cette région du monde, encore observable, dans
une certaine mesure, à Beyrouth ou à Alep38. Les habitants de ces régions sont cons-
cients de la multitude des langues dans leur espace quotidien, beaucoup sont
plurilingues, quoique les compétences liées à l’écrit dans plusieurs langues soient
sûrement plus rares. L’affichage plurilingue ne remplit donc pas uniquement une
fonction indicative, mais sert aussi à marquer l’identité du propriétaire, concourt à
une stratégie de séduction envers la clientèle, qui doit se sentir flattée d’être retenue,
digne de se voir ainsi adresser une inscription, visible par tous, en sa langue propre.
L’affichage commercial légitime la présence de divers groupes dans l’espace urbain.
Il semble néanmoins, d’après la plupart des photographies de Smyrne, que les affi-
ches commerciales en grec soient les plus nombreuses. La langue grecque marque
le territoire, en dehors du quartier turc.

36. KONTOYANNIS P., La Grécité des vilayets de Brousse et de Smyrne, Athènes, ADLU, 1919,
p. 86 (gr.).
37. SOLOMÔNIDIS Ch., L’Église à Smyrne, Athènes, 1960 (gr.). Les exemples sont très nombreux
dans les nouveaux quartiers chrétiens du nord-est de Smyrne.
38. A contrario, l’affichage public, privé ou officiel, est aujourd’hui unilingue à Istanbul ou en
Thrace grecque.
Suburbanisation :
logique économique et sociale

La Smyrne ottomane tardive est engagée dans le processus d’occidentalisation


de l’espace urbain, qui affecte l’Empire, depuis 18361. Son développement se fait
grâce à l’initiative privée, de règle à Smyrne pendant le XIXe siècle, sous forme de
lotissements, constructions privées et développement du réseau de transport par
concession à des intérêts occidentaux. Les zones encore empreintes de l’histoire de
la ville islamique s’amenuisent ou perdent de leur importance relative dans la vie de
la ville2. À l’inverse, le pouvoir étatique ottoman, présent au travers du konak et des
bâtiments du pouvoir, autrefois légèrement excentrés, y est incorporé, en raison du
développement de la ville vers le sud-ouest. La distance entre le centre administratif
et celui de l’espace commerçant décroît grâce à l’installation d’une ligne de
tramway. La croissance urbaine sert aussi une logique de contrôle accru de l’Admi-
nistration sur la ville en croissance.
La modernisation ne doit pas laisser penser que la ville est peu à peu conforme
à un plan d’ensemble réfléchi. Certains éléments de modernité technique peuvent
même avoir du mal à interagir du fait de la permanence du tracé historique de la
voirie. Ainsi, les gares des deux lignes, celle de Cassaba, à Basmahane, et celle
d’Aïdin, à la Pointe, ne sont pas aisées à relier. De même, les deux gares sont en
retrait des quais modernes. Ces défauts sont rapidement perçus par les contempo-
rains, qui doivent s’acquitter de frais supplémentaires dus aux ruptures de charge et
à la lenteur des transports intra-urbains. Il s’agit d’un marché potentiel, et les appé-
tits européens s’aiguisent à la perspective de corriger ces manques. Mais la pratique
de l’expropriation ne sera jamais établie dans l’Empire ottoman3.

1. YERASIMOS S., « Occidentalisation de l’espace urbain : Istanbul, 1839-1871 », p. 97-119, dans


PANZAC (dir.), Les Villes dans l’Empire Ottoman : activités et sociétés, t. I, Marseille, CNRS, 1992.
2. YERASIMOS, « À propos des réformes urbaines des Tanzimat », p. 17-31, in DUMONT et
GEORGEON (dir.), Villes ottomanes à la fin de l’Empire, Paris, 1992.
3. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 43, doc. cit., « Concessions de travaux demandées par
capitalistes italiens ».
Suburbanisation : logiques économique et sociale 45

Le développement des banlieues est marqué par des phénomènes de polarisation


sociale, alors qu’ils effacent la séparation ethnique et religieuse que l’on rencontre
dans l’espace du centre-ville. C’est le cas, par exemple, à deux endroits autour du
golfe, à Cordélio et à Göztepe, des banlieues riches à l’allure moderne. Les deux loca-
lités sont célèbres pour leurs villas, les demeures spacieuses et imposantes qui
s’offrent à la vue, en particulier au voyageur qui accostait aux débarcadères de ces
deux banlieues. Il s’agit en effet de localités bien desservies par les transports. Elles
sont reliées au centre de Smyrne par une route carrossable et, de plus, elles bénéficient
de liaisons avec le centre, depuis 1874, grâce à une compagnie de bateaux à vapeur.
Le développement de ces transports suscite en retour la croissance accélérée de ces
nouveaux centres. Il s’agit donc de nouveaux territoires de la région urbaine. Les
transformations urbaines et surtout la croissance de Smyrne et l’apparition de
faubourgs et banlieues dépendant du centre, n’échappent pas aux contemporains. Ils
sont, au contraire, très conscients des changements inédits en cours4.

CORDÉLIO

Le cas de Cordélio est surprenant. On voit ici comment les logiques commu-
nautaires demeurent vivaces, alors que l’urbanisme uniformise les manières de
vivre. En 1874, Cordélio ne compte que quelques maisons rustiques, éparses à
travers champs. À partir de 1874, la première ligne de navettes maritimes relie
Cordélio à Smyrne et même Göztepe. Tout le golfe est ainsi desservi par cette
compagnie, qui arbore le pavillon britannique. En 1880, une nouvelle compagnie
est fondée par Popovitch, agent du Lloyd autrichien, et Sadik Bey, entrepreneur de
transport. En 1884, une troisième compagnie est fondée, dite Hamidiye, par Yaya
Kayatı Pa¤a. Ce dernier notable est favorisé par le pouvoir ottoman, qui lui accorde
le monopole sur la ligne. En contrepartie, le capital de la compagnie est ouvert aux
concurrents, qui sont ainsi absorbés de façon feutrée. La concurrence des convoi-
tises atteste l’importance de ce marché en croissance. En retour, grâce aux liaisons
établies, l’agglomération se développe rapidement5.
À la fin des années 1880, Cordélio compte déjà 5000 habitants. Au début des
années 1920, on dépasse les 10000 âmes. La nouveauté de l’agglomération est bien
connue des habitants6. La croissance du village donne lieu à un certain brassage

4. MICHAÏL, op. cit., p. 98.


5. KARARAS N., Cordélio, l’orgueil de Smyrne, histoire-folklore, Athènes, ES, 1971 (gr.), p. 20-26.
6. CEAM, ATO, Cordélio, IÔN 7, int. Sophia Phrangou : f. 10-11 : « Les habitants grecs étaient
pour la plupart autochtones. Je ne sais pas à partir de quand Cordélio existait. Ceux qui venaient plus
tard étaient du Magne, de Chios, d’Icaria et d’ailleurs. Ils venaient travailler à Cordélio, épousaient des
filles de là-bas et y restaient. Nous avions un oncle qui était venu comme apprenti du Magne sur les
terres d’un riche propriétaire. Il travaillait comme jardinier. Son patron le prit en estime et en fit son
gendre en lui donnant une de ses filles. C’est ce qui se passait avec les autres. Je ne sais pas si les
premiers habitants de Cordélio étaient des Grecs ou des Turcs. Nous n’avons rien appris à ce propos. »
46 Un territoire non national

ethno-religieux, mais assure aussi une certaine homogénéité sociale de la popula-


tion. À défaut de partager une nationalité ou une religion commune, on partage dans
le Cordélio des villas une même vision du monde, celle de la société proche-orien-
tale levantine. La croyance en la supériorité de l’Occident et de ses formes
extérieures, l’adhésion et l’adaptation au jeu capitaliste au Proche-Orient, la
maîtrise d’un jeu subtil des contacts sociaux par le truchement symbolique d’une
langue estimée supérieure et que l’on voudrait neutre, le français, qui facilite le
voisinage.
Cordélio est le lieu d’installation rapide d’une infrastructure scolaire catho-
lique, pour les enfants des deux sexes, qui accueille aussi beaucoup d’enfants de
notables Grecs orthodoxes. Les Dames de Sion, les Sœurs de Saint-Joseph et les
Frères capucins créent des établissements à la lisière de la localité. Cordélio est un
lieu de concentration des catholiques aisés de Smyrne. On en compte un millier au
début du XXe siècle, venus s’installer en vingt-cinq ans environ. Parallèlement, à la
fin des années 1880, il y a 5000 orthodoxes à Cordélio. Au début du XXe siècle,
jusqu’à l’exode grec de 1922, la population atteint 15000 habitants. Il est difficile
de fixer des proportions de population. L’administration hellénique affirme que sept
dixièmes des habitants sont Grecs orthodoxes, mais au début du XXe siècle, le
bulletin Xénophanis, qu’on ne peut suspecter de tiédeur nationale, n’accorde que
52 % environ à la population grecque orthodoxe, 35 % aux étrangers, catégorie mal
définie et qui contient peut-être les Hellènes installés, et 12 % aux Turcs. Cordélio
est une zone d’habitation pour personnes qui ont tout à gagner au statu quo.
Mais le consensus n’est pas total. La population grecque orthodoxe se dote
aussi d’écoles primaires dans les dernières années du XIXe siècle et d’une paroisse
organisée. Cordélio devient même le siège de facto du métropolite d’Éphèse, auprès
de l’église Hayia Anna. Le métropolite y estive mais séjourne à Magnésie l’hiver.
Cordélio possède trois églises, toutes construites dans la dernière décennie du
siècle, Haya Anna, Hayios Iôannis Prodromos et une dernière, Hayia Marina, à
Alabey. Le cosmopolitisme levantin est tempéré par la vigueur de la vie grecque
orthodoxe, où notables et clergé veillent à ce que l’ouverture à certaines formes et
idées extérieures ne dépasse pas la mesure. En 1898, lors de l’agrandissement et la
reconstruction en dur de l’église Hayia Anna, le style adopté évoque Byzance.
L’espace nouvellement occupé est marqué par la réintroduction d’une architecture
qui a disparu de la région. Le style italianisant de Hayia Phôtini de Smyrne, église
métropolitaine, en est la meilleure preuve7.
Les terrains à Cordélio sont chers et font l’objet d’une spéculation qui empêche
l’installation de familles aux revenus modestes. On y construit des bâtiments
coûteux et impressionnants. Les photographies montrent une banlieue comparable
au Vésinet du début du XXe siècle. L’architecture rappelle les demeures en meulière,

7. La reconstruction à l’identique de ce clocher blanc qui évoque plutôt l’Italie à Néa Smyrni,
dans la banlieue d’Athènes, sur le flanc d’une église orthodoxe néo-byzantine, dédiée à Hayia Phôtini
bien sûr, bien ronde et ocre, est une des nombreuses facéties du jeu absurde, mais sans cesse renouvelé,
des références identitaires.
Suburbanisation : logiques économique et sociale 47

à toit en pente cassée, fait d’ardoise et zinc, avec jardins à l’anglaise parcourus
d’allées de gravier, agrémentés de pièces d’eau et de fontaines, entourés de murs en
pierre surmontés de grilles en fer forgé. L’Orient semble absent de ces photogra-
phies. Il se rappelle au regard par quelque plante méditerranéenne ou l’apparition de
la mer. Il y a certes plus de photographies des bâtiments qui appartiennent à l’élite
sociale du lieu que de ceux où loge la population plus modeste. La production de
l’image d’un lieu est orientée par ceux qui décident de sa production et sa
diffusion8.
Les Arméniens de Cordélio sont considérés comme quantité négligeable pour
les sources grecques, alors qu’un développement entier est consacré à cette popula-
tion dans la grande monographie de référence. Son auteur, le père mekhitariste
Qossian, reconnaît certes que la communauté est petite, mais il met tout de suite en
avant son activité, son organisation et sa richesse. La vigueur de cette population
révèle l’ampleur de ses ressources économiques mais aussi symboliques, puisque le
modèle organisationnel type est bientôt parfait dans cette localité. À la fin du
XIXe siècle, la communauté arménienne posède déjà un conseil communal. On y
construit l’église de la Mère de Dieu, commencée en 1871 et servie par un prêtre à
demeure, ainsi qu’une école primaire mixte, ouverte en 1898, adjacente à l’église,
dont le terrain fut offert par la famille Ipliqdjian, négociants en produits manufac-
turés, propriétaires de magasins dans la rue Saint-Georges à Smyrne, et celle
d’Avédis Avédiqian, négociant en draperies. La communauté dispose aussi d’un
cimetière au lieu-dit Alabey, offert par Garabed efendi Balızian, négociant. Les
Arméniens de Cordélio, malgré leur dispersion – il n’est nulle part fait mention d’un
quartier arménien –, comptent environ 140 à 150 foyers, soit environ 700 personnes,
à la fin du XIXe siècle9. On voit donc à l’œuvre, tant chez les Arméniens que chez les
Grecs orthodoxes, des logiques organisationnelles tout à fait habituelles, qui atté-
nuent l’uniformisation levantine de la population.
Cordélio devient une véritable banlieue. La vie active de la plupart des hommes
se déroule au centre urbain ancien, ainsi que celle des enfants que l’on désire scola-
riser au-delà du primaire. On voit alors apparaître un phénomène de navette
quotidienne entre banlieue et centre. Les hommes et les élèves avancés gagnent tous
les matins en vapeur les centres scolaires et ceux de la vie des affaires. L’absence
dure jusqu’à la fin de la journée de travail, souvent le début de l’après-midi, moment
où les hommes rentrent manger. Le rythme des affaires doit composer avec la
journée de travail qui s’interrompt longuement à midi. Le commuting affecte tous
les hommes, indépendamment de leur affiliation communautaire. Il y a, à nouveau,
stricte séparation entre les différentes fonctions urbaines, mais sur des distances
allongées par le progrès technique. Cordélio est une zone de résidence, de vie fami-
liale et de divertissement. On trouve à cette fin de quoi faire des courses pour les

8. Une visite à Kar¤ıyaka aujourd’hui laisse deviner les traces de ce Cordélio passé, en particulier
sur le bord de mer, malgré l’accroissement de l’urbanisation entre-temps.
9. QOSSIAN H., Arméniens à Smyrne et dans les environs, t. I : Smyrne et les Arméniens, t. II : Les
Villes principales du diocèse de Smyrne et les Arméniens, Vienne, 1899 (ar.).
48 Un territoire non national

consommations quotidiennes : « Nous avions un çar¤ı, nous y trouvions tout ce que


nous voulions. Il y avait des poissonneries, des épiceries, des boucheries, des
marchands de farine10. » Malgré l’utilisation du mot turc pour désigner la rue
commerciale, soit l’artère centrale qui s’enfonce à partir du débarcadère vers les
terres, tous les commerces de centre-ville appartiennent à des Grecs ou à d’autres
non-musulmans. Quelques commerces se trouvent éparpillés dans les zones d’habi-
tation. La spécialisation de l’espace selon ses fonctions est établie aussi, mais elle
n’est pas sans exception. On y trouve aussi des cafés, comme celui de l’arménien
Artin ou Philippe, un club grec, « la Brise ». Le club offre à ses membres un buffet,
un théâtre, un cinématographe, une salle de lecture, une salle de divertissement et
une salle de billard. Dans cette zone, on trouve aussi des brasseries, comme celle de
Klonaridis à l’intérieur du club, des restaurants avec terrasse.
Une telle évolution pourrait mettre fin au cloisonnement relatif de l’espace
urbain en fonction des appartenances. C’est vrai en grande part, mais, de fait, la
hiérarchisation sociale recoupe les découpages ethniques dans la société ottomane
de Smyrne. C’est d’ailleurs ce que pensent les Grecs orthodoxes eux-mêmes. Les
grandes demeures du bord de mer sont tellement impressionnantes qu’elles sont
attribuées par une jeune fille grecque de Cordélio à une autre nationalité : « Les plus
beaux bâtiments, en particulier sur le rivage, appartenaient à des Français de
Smyrne. Les autres Européens de Smyrne possédaient aussi des villas 11. » Elle
n’imagine pas, même a posteriori, que des gens de sa communauté, qui devraient
lui être proches, puissent atteindre ce comble du raffinement. Un monographe, plus
introduit dans ce milieu social, parle des bâtiments du bord de mer avec la même
admiration, mais attribue la fortune à d’autres propriétaires : « Des villas des plus
élégantes, de petits paradis secrets qui appartenaient à des Grecs, des Arméniens,
des Français, des Anglais, des Italiens12. »
Pourtant, même à Cordélio, une certaine mixité sociale est présente pour celui
qui désire la percevoir. Il s’agit aussi d’une localité à vocation agricole. Pour dési-
gner la localité, on trouve en grec deux termes : soit proastio, c’est-à-dire banlieue,
soit chôrio, c’est-à-dire village. À l’instar de cette double appellation, on devine sur
les marges de la localité bourgeoise, un autre Cordélio, rural et ouvrier. À côté de
l’oasis mondaine, que l’on célèbre officiellement à l’écrit, les petites gens, qui
purent être interrogées par le Centre d’études d’Asie Mineure, évoquent le Cordélio
des modestes. De nombreux potagers fournissent les magasins locaux, mais peuvent
aussi écouler un surplus vers Smyrne. Les produits sont envoyés en face par bateau,
le soir, pour être vendus à des grossistes. Cordélio est aussi le lieu de résidence
d’ouvriers chrétiens qui vont à Smyrne tous les jours, non pas pour participer à la
vie des affaires, mais pour travailler à la manufacture, notamment conditionner des
raisins, des figues et du tabac13.

10. CEAM, ATO, Cordélio, IÔN 7, int. S. Phrangou, f. 49.


11. CEAM, ATO, Cordélio, IÔN 7, int. S. Phrangou, f. 34.
12. KARARAS, op. cit., p. 31.
13. CEAM, ATO, Cordélio, IÔN 7, int. S. Phrangou, f. 50.
Suburbanisation : logiques économique et sociale 49

Les textes et les témoignages qui signalent l’absence des Turcs dans ce genre de
banlieues sont erronés. Les monographies nostalgiques du Cordélio chrétien avouent,
au détour d’un paragraphe, la présence d’habitants turcs aisés, fondus parmi la popu-
lation chrétienne : « Les plus riches d’entre eux habitaient des maisons de très belle
allure et mêlées à toutes les autres14. » L’existence d’un collège ottoman de plus de
120 élèves au début des années 1920, entre Alabey et Soªuk Kuyu, en est une preuve.
Soªuk Kuyu est le quartier réputé comme turc de Cordélio, qui compte quelque
800 habitants au début du XXe siècle. Ainsi, la séparation ethnique la plus sensible se
fait surtout sur le clivage simplifié entre musulmans et non-musulmans. Mais le
marché de Soªuk Kuyu, le vendredi, attire les acheteurs de toutes les confessions. Les
habitants Grecs orthodoxes de Cordélio comprennent au moins le turc. Ceux qui
l’ignorent se font remarquer comme émigrés du royaume de Grèce. Les classes plus
simples ont des contacts quotidiens avec les Turcs. Les enfants jouent ensemble dans
la rue. Cette proximité n’est pas toujours harmonieuse15.

GÖZTEPE

Les auteurs ou les témoins grecs développent la plupart du temps un discours


faisant de Smyrne une ville grecque. C’est le cas aussi de Göztepe par exemple. Ce
discours idéologique n’est pas sans contradiction. Parmi les maisons les plus
impressionnantes de Göztepe, un témoin de l’époque cite tout de suite les
« châteaux » des familles arméniennes Aznavourian et Sivri-Hissarian, manufactu-
riers et négociants en tissus et fil de coton. Il mentionne la présence de familles
turques très aisées, notamment la famille du vali Rauf, alors même qu’il a identifié
Göztepe comme une banlieue très chrétienne16. En effet : « Nous n’avions pas de
quartier turc. Les rares maisons turques étaient mélangées17. » Sur place, il n’y a
pas de vie collective arménienne si distincte qu’elle puisse être remarquée. Les
voisins arméniens peuvent passer inaperçus dans ce quartier privilégié. Göztepe est
identifié par la monographie de Qossian comme un lieu surtout habité par des
Grecs. Le lieu est en effet dominé par l’église orthodoxe, à double tour et à coupole.

14. KARARAS, op. cit., p. 65.


15. CEAM, ATO, Cordélio, IÔN 7, int. S. Phrangou, f. 93. L’ambiguïté des relations entre
groupes, les dissonances entre les diverses expériences de coexistence et entre le discours et la réalité
sociale vécue afleurent ici : « Petites, nous jouions avec les petites Turques. Chaque fois qu’elles
voulaient nous faire enrager, elles dessinaient une croix sur le sol, ensuite elles crachaient dessus et
urinaient. C’est ainsi qu’elles nous froissaient. Nous avions peur des Turcs des villages voisins. C’était
des barbares. Mais mon père avait des liens d’amitié avec les Turcs. [...] »
16. CEAM, ATO, Göztepe, IÔN 3, int. Heleni Ampatzoglou, née vers 1892 à Göztepe, interrogée
en juil. 1962, f. 31. H. Ampatzoglou a reçu une bonne éducation et est considérée par le collaborateur
du CEAM qui l’interroge comme une bonne informatrice.
17. CEAM, ATO, Göztepe, IÔN 3, int. H. Ampatzoglou, f. 30.
50 Un territoire non national

Les Arméniens locaux appartiennent à la classe très élevée. Göztepe, de même que
Cordélio, fut d’abord un lieu où l’on venait l’été en villégiature avant de devenir un
lieu de résidence permanente. Ainsi, à la fin du siècle, il y a encore une nette diffé-
rence entre la population arménienne estivale de Göztepe, qui compte alors une
trentaine de familles, et celle de l’hiver où elle se réduit à quelques unités. Il y existe
pourtant depuis 1870 une chapelle apostolique en pierre, dédiée à la sainte Trinité.
L’élite ottomane n’a pas non plus de comportement qui remette en cause la
vision grecque de la localité dans son ensemble. La perception de l’altérité n’était
pas toujours chose facile en milieu urbain, malgré l’œil aiguisé de personnes vivant
dans une société où l’appartenance communautaire détermine les rôles sociaux et
d’éventuels rapports de pouvoir entre individus. L’altérité se fait moins voyante à
mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale, où un certain consensus se dessine
quant au bon ton. Tous les « autres » ne se distinguent pas par leur mise, leur langue
ou leur mode de vie objectif. Plus rien ne les y oblige. L’altérité en milieu urbain se
fait plus discrète, à la fin du XIXe siècle, en particulier quand peu de manifestations
de vie collective sont perceptibles sur la voie publique. Qu’est-ce qui pouvait bien
différencier les habitants arméniens ou turcs du quartier aux yeux d’une jeune
Grecque orthodoxe de Göztepe ?
L’espace de Smyrne appartient à un Empire en constante régression territo-
riale. De centrale, Smyrne devient frontalière, ce qui fragilise la paix sociale entre
les divers membres de sa population. Smyrne est de plus en plus perçue comme une
avancée de l’Occident ou du royaume de Grèce sur le flanc d’un Empire déjà
chassé d’Afrique par la conquête française de l’Algérie, le protectorat français sur
la Tunisie, le débarquement anglais en Égypte puis la conquête italienne des
provinces libyennes, et pratiquement expulsé d’Europe après 1912.
Alors que l’Empire recule et faiblit, l’espace smyrniote se développe. La
fortune du port semi-colonial favorise la croissance de la ville. Industrialisation et
suburbanisation, conjointement au développement des transports dans la cité elle-
même, entre la cité et l’intérieur du vilayet puis de l’Anatolie tout entière, ainsi que
l’amélioration des liaisons avec le monde extérieur poursuivent leur essor jusqu’au
seuil du premier conflit mondial. La ville plurielle articule des espaces à identité
ethnique et religieuse forte – quartiers homogènes, figés par la cartographie euro-
péenne au milieu du XIXe –, et englobe aussi des lieux aux fonctions économiques,
sociales, administratives mais aussi simplement résidentielles, où des membres de
différents groupes ethniques et culturels se côtoient à la faveur de logiques sociales
et économiques vigoureuses, non réductibles au discours envahissant sur l’origine
des gens.
Ainsi, une des villes les plus peuplées et les plus composites, ainsi que des
mieux équipées de l’Empire, devient un enjeu de conflits ouverts entre les impéria-
lismes occidentaux et les revendications nationalistes exclusivistes des Grecs tout
d’abord, puis des Turcs. Ces tensions auront raison du fragile équilibre de la cité
qui, comme d’autres villes analogues de cette « région intermédiaire », selon la
formule de Dimitris Kitsikis, disparaîtra.
Deuxième partie

L’ÉCOLE À SMYRNE :
CULTIVER L’ENTRE-SOI
Smyrne, pôle éducatif

Smyrne est une des villes de l’Empire les mieux pourvues en écoles, se situant
juste après Constantinople pour ce qui est du nombre d’établissements et des effec-
tifs. L’école à Smyrne connaît son apogée de 1870 à 1922. C’est le principal pôle
d’éducation en Asie Mineure. Rougon, ancien consul de France, présente ainsi la
situation :

« La développement de l’instruction générale a suivi, à Smyrne, une marche


progressive en rapport avec l’accroissement continu de la population et les exigences de
la vie moderne. Les institutions existantes répondent à tous les besoins : les unes
apprennent aux classes inférieures les éléments d’instruction première indispensables à
toutes les conditions sociales ; les autres préparent la jeunesse, par un enseignement
solide et largement développé, à la pratique des affaires de commerce et de finance1. »

La pluralité des possibilités de scolarisation ne doit pas masquer les relations


hiérarchiques qui existent entre elles. Toutes ne se valent pas et toutes ne valent pas
pour tout le monde de la même façon. La profusion de la cité plurielle est toujours
ordonnée. À première vue, chacune des communautés de Smyrne aurait développé
ses propres établissements scolaires. Les musulmans fréquenteraient les établisse-
ments ottomans étatiques ou les écoles religieuses traditionnelles, medreses. Les
Grecs orthodoxes bénéficieraient de l’offre éducative des établissements commu-
nautaires, ainsi que de celle des différentes écoles privées. Les parents juifs
disposeraient de divers établissements juifs, les parents arméniens des écoles armé-
niennes, les parents catholiques des établissements catholiques et les protestants des
établissements protestants. Le compartimentage ethnique et religieux ottoman
semblerait répliqué également au niveau scolaire.
Les monographies grecques, par exemple, reprennent l’organisation commu-
nautaire en ne donnant généralement que peu d’informations sur les établissements

1. ROUGON F., Smyrne, situation commerciale et économique des pays compris dans la
circonscription du consulat général de France (vilayets d’Aïdin, de Konieh et des îles), Paris, 1892,
p. 36-37.
56 L’école à Smyrne

non grecs, voire des informations erronées2. La structure même des exposés
renforce l’impression que les jeunes Grecs orthodoxes vont tous dans les écoles de
leur communauté ou, plus insidieusement, que c’est là la meilleure décision
possible, celle qui va dans le sens de l’Histoire. C’est une vision que reprend large-
ment l’enquête sur les conditions sociales à Smyrne en 1921, que mènent les
Américains du YMCA. Les enquêteurs, venant eux-mêmes d’une société organisée
selon des communautés ethniques et religieuses, dans des modalités certes diffé-
rentes, épousent cette grille de lecture3. C’est une approche utile, mais cette image
ne rend pas compte du fait que certains enfants ont des parcours qui vont à
l’encontre des frontières entre communautés. Les divisions scolaires, à l’instar des
catégories ethno-religieuses, existent, mais elles ne sont pas hermétiques. Certaines
familles peuvent appartenir à plusieurs groupes et ont le choix entre plusieurs
écoles. On ne peut donc pas prendre les divisions communautaires scolaires pour
des lignes de fracture infranchissables. En effet, le développement scolaire d’un
groupe influe sur celui du groupe voisin par le biais de la concurrence, soit au
niveau du recrutement des élèves, soit, plus tard, sur le marché du travail entre
anciens élèves sortis d’établissements différents.
Le propos est ici resserré sur quelques formes d’éducation à l’occidentale
offertes à Smyrne, puis sur l’offre éducative développée au sein même de la
communauté grecque orthodoxe. On évoque aussi l’effort éducatif de l’État ottoman
et des communautés juives et arméniennes. Les cursus scolaires qui dépassent les
frontières ethniques et religieuses existent et ils ne se font pas au hasard. Ils obéis-
sent à une hiérarchisation entre communautés qui correspond aussi à une
hiérarchisation entre passeports, laquelle s’est établie dans la cité égéenne comme
partout au Proche-Orient. Cette hiérarchie change lentement. Elle n’est pas forcé-
ment la même pour toutes les communautés, ni pour tous les individus. Néanmoins,
la pyramide des mérites supposés est couronnée par l’Occident, en particulier la
France4. L’Ouest s’impose par l’évidence de ses supériorités technique, écono-
mique, sanitaire, politique, militaire qui expriment, croit-on, une supériorité
essentielle de sa civilisation. Ses us et coutumes sont copiés et imités, avec des
adaptations locales. Les populations les plus proches du modèle unique de la
modernité sont les plus prestigieuses.

2. SOLOMÔNIDIS, L’Éducation à Smyrne, Athènes, 1961 (gr.), ou BELITSOS T., Les Écoles de la
Smyrne grecque au début du XXe siècle, Athènes, 1993 (gr.).
3. BIRGE J. K. (dir.), A Survey of some Social Conditions in Smyrna, Asia Minor, Smyrne, 1921.
4. Être allé à l’école française confère encore une distinction certaine. Les établissements français
d’Istanbul ou d’Athènes, ainsi que ceux de Beyrouth, assurent pour la vie un capital de distinction. Ce
concept est défini et développé par BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement,
Paris, Éditions de Minuit, 1979. Les phénomènes de distinction expriment et contribuent à consolider
la stratification sociale. L’école joue un rôle majeur dans ces processus, mais pas forcément celui que
l’on attendrait. Elle ne fait plutôt, selon Bourdieu, que sanctionner ce que certains milieux sociaux
détiennent déjà comme capital culturel. Le constat serait-il si sévère dans les périodes de
développement des structures sociales ? Que faire des boursiers faisant preuve de « bonne volonté
culturelle » ?
Smyrne, pôle éducatif 57

Parmi les habitants, la population urbaine grecque orthodoxe pourrait bien


occuper le sommet de l’échelle du prestige, alors qu’on trouverait à sa base la popu-
lation paysanne, souvent musulmane, de l’extérieur de la ville. « L’Orient » n’a pas
bonne presse ni chez les Smyrniotes ni, d’une façon générale, chez les Proches-
Orientaux, ce qui ne laisse pas de surprendre5. Un responsable de l’Alliance Israé-
lite Universelle, Gabriel Arié, qui est né lui-même en Bulgarie ottomane, en 1863,
dans une famille sépharade, et qui dirige les écoles de l’Alliance à Smyrne de 1893
à 1906, se laisse ainsi aller, en 1893, à des propos pessimistes, et souvent racistes,
sur l’Empire dont il est issu :

« Il est impossible de supposer qu’on pourra jamais corriger tant de défauts par
l’éducation donnée à l’école, le mal pourra bien être atténué quelque peu, mais il me
semble qu’il se bercerait de chimères, celui qui prétendrait arriver, par l’école ou autre-
ment, à moraliser cette masse. Trop d’éléments concourent à la corrompre : l’exemple
d’en haut, l’absence d’un gouvernement, la mauvaise foi grecque, la bassesse armé-
nienne, l’indolence et l’amour des plaisirs orientaux, tout cela agissant à la fois sous les
yeux de cette population ignorante et essentiellement imitatrice, voilà plus qu’il n’en
faut pour rendre très difficile l’action moralisatrice de l’œuvre de l’Alliance en
Orient6. »

Des discours pleins de haine de soi sont courants dans les écrits des lettrés
locaux7. Être oriental, ce serait être attardé. S’être trop ouvertement frotté au petit
peuple n’est pas considéré. Aristotelis Ônassis, le futur armateur, est scolarisé dans
les années 1910 et au début des années 1920 à Smyrne, à l’école Arônis puis à
l’École évangélique. Or il connaît le turc, sa mère étant originaire de Salihli, certes
toujours située à l’ouest de l’Asie Mineure, mais à une trentaine de kilomètres à
l’est de Smyrne8. Ces deux caractéristiques en font clairement un grossier
« Oriental » pour ses camarades, d’autant que ses résultats scolaires sont mauvais.
Bien savoir le turc dans les milieux grecs smyrniotes et scolarisés de la fin de
l’Empire ottoman est presque infamant9.

5. Ce discours d’autodénigrement est toujours actuel. L’aire géographique et sa civilisation sont


nommées généralement directement soit en français, soit en anglais. Il s’agit de se désolidariser de son
environnement et de prétendre rejoindre l’Occident. Cette attitude n’est pas l’apanage d’un groupe
social ou ethno-religieux. Ce discours se double d’agressivité envers l’Occident. Les deux attitudes
montrent combien cruciaux sont les rapports entre ce qu’on suppose être deux mondes opposés.
6. Lettre de Gabriel Arié, du 17.XI.93, à la direction de l’AIU, AAIU, Turquie, LXXIV-E., citée,
p. 206-213, in BENBASSA E. et RODRIGUE A., Une vie judéo-espagnole à l’Est : Gabriel Arié (1863-
1939), autobiographie, journal et correspondance, Paris, 1992. Paradoxalement, ce genre de propos se
trouve sous la plume de pédagogues dont l’action est peu compatible avec ces avis arrêtés.
7. La formule a été élaborée in LESSING T., Jüdischer Selbsthass, Berlin, 1930. Cf. GEORGELIN,
« Smyrne à la fin de l’Empire ottoman : un cosmopolitisme si voyant », Cahiers de la Méditerranée,
n˚ 67, décembre 2003, p. 125-147.
8. Son père est originaire de Kayseri.
9. ANASTASSIADIS M., « Les derniers diplômés de l’École évangélique de Smyrne », MCh,
t. VIII, 1959, p. 232.
58 L’école à Smyrne

Les Smyrniotes, quel que soit leur millet, considèrent que le monde est hiérar-
chisé. Il est plus difficile de décrire de façon péremptoire la hiérarchie entre millets
qui doit régner dans les esprits ou les pratiques sociales de la cité. Le rapport des
différents millets à l’Occident est déterminant dans leur vision hiérarchique du
monde. Au sein de tous les millets, ce rapport est ambivalent. Comment se situer
face à cette puissance, si évidemment supérieure, mais à laquelle on est étranger ?
Le processus, sans cesse réactualisé, de hiérarchisation des groupes influe sur le
système scolaire, car les différents établissements ont tous une affiliation à un pays
occidental et/ou une appartenance communautaire à un millet local. L’école otto-
mane étatique, de développement tardif, ne parvient pas à modifier cet état de chose
et prendra l’aspect d’une école musulmane modernisée sans parvenir, si tel était son
but, à évincer les tropismes communautaires et xénophiles des parents d’élèves 10.
Cette hiérarchie idéologique pousse chaque groupe local et chaque État
étranger à entretenir sa réputation, accroître son prestige, en vantant certaines
qualités prétendues immanentes à sa culture et à son éducation. Pour les parents
d’enfants à scolariser, il faut s’approcher autant que possible de l’Occident rêvé,
mais tout en choisissant des modalités acceptables pour l’image que l’on a de soi.
La hiérarchie entre établissements s’établit aussi selon les pressions du développe-
ment économique. Les enfants doivent suivre une scolarité qui leur permette de
s’insérer au mieux dans la vie sociale locale et économique de Smyrne, ville
portuaire à l’économie semi-coloniale, en rapports étroits avec l’étranger.
Au sein même de chaque communauté, il existe des établissements aux profils
divers. On peut choisir entre divers degrés de proximité de l’Occident, au sein
même des communautés. Par exemple, pour la population juive, les établissements
de l’Alliance israélite universelle luttent contre les autres écoles juives lors de leur
installation. Celle-ci désire « régénérer » une population juive ottomane qui se
perçoit en pleine décadence, ainsi que favoriser l’avancement des populations juives
dans les pays où elles se trouvent11. À cette fin, elle désire favoriser l’accès à la
lingua franca indiscutable de l’époque, le français, et une formation rationaliste 12.
Elle concurrence ainsi les établissements plus traditionnels, dont l’enseignement est

10. FORTNA B. C., Imperial Classroom, Oxford, 2002, p. 23 : « It was not a mere semantic
convenience that prompted Ottoman officials to refer to their nominally interdenominational
institutions as “Muslim” schools. »
11. RODRIGUE A., De l’instruction à l’émancipation, les enseignants de l’Alliance israélite
universelle et les Juifs d’Orient, 1860-1939 (trad. de l’anglais par CARNAUD J.), Paris, 1989, p. 17 :
« La spécificité idéologique de ce programme de “régénération” mise à part, d’autres raisons
poussaient les Juifs d’Occident à s’intéresser à leurs coreligionnaires du Bassin méditerranéen. La
pénétration croissante du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord par l’économie occidentale, le
développement de la navigation à vapeur et l’intensification des échanges avaient considérablement
accru le nombre des Européens, commerçants et autres, présents dans les ports de la Méditerranée. »
12. BENBASSA et RODRIGUE, Juifs des Balkans, espaces judéo-ibériques, XIVe-XXe siècles, Paris,
1993, p. 172 : « La petite classe moyenne en se francisant tira la première les bénéfices de cette
scolarisation. Elle avait besoin de langues étrangères pour se placer sur un marché de plus en plus
occupé par l’Europe et où les nouveaux enjeux économiques dépassaient les cadres locaux. »
Smyrne, pôle éducatif 59

à base religieuse. Puis, à la fin du XIXe siècle, l’Alliance doit faire face à un autre
défi idéologique, celui de la constitution du yishuv, le proto-Israël moderne13.
De façon analogue, chez les Arméniens, les parents ont le choix de scolariser
leurs enfants chez les mekhitaristes de Vienne ou dans des établissements de la
communauté apostolique, les principaux étant l’école Mesrobian pour les garçons et
l’école Hripsimian pour les filles. Les Mekhitaristes ont un rapport à l’Occident plus
direct que les structures apostoliques, tout en étant en mesure de revendiquer
l’excellence en langue arménienne, puisque l’ordre a joué un rôle primordial dans le
premier renouveau de la culture arménienne, ou Zartonq. Ils sont présents dans le
quartier arménien, tout comme les institutions apostoliques14.

ÉTAT ET MILLETS

L’action de l’État ottoman en matière scolaire est tardive15. La scolarité n’est


pas de facto obligatoire, malgré les dispositions légales16. La socialisation des
enfants ne se fait qu’assez rarement dans le cadre scolaire. Le parcours normal est
l’apprentissage chez un maître artisan ou commerçant. Le contrôle de l’État impé-
rial est d’abord faible sur les affaires scolaires, puis il s’affirme sous Abdülhamit,
pour devenir très sensible en 1909 et de plus en plus contraignant à partir de 1914.
En 1912, l’Empire crée la Direction de l’enseignement public. Les établissements
occidentaux, sous régime capitulaire, sont normalement exemptés d’inspection
étatique ottomane. Mais le consul de France s’inquiète de toute présence d’officiels
ottomans dans les locaux et cherchent à toujours circonscrire la portée de telles
visites. Les autorités françaises sont jalouses de l’autonomie de leurs établissements
vis-à-vis du pouvoir local17.

13. RODRIGUE, op. cit., p. 183 : « Sur le plan idéologique, les sionistes et l’Alliance professaient
des vues diamétralement opposées. »
14. QOSSIAN, op. cit., p. 350-351.
15. BA⁄GÖZ √. et WILSON H., Educational Problems in Turkey, 1920-1940, Bloomington, 1968,
p. 19 : « The government attempted to establish a new elementary school system, rü¤tiye. Opened in 1839,
these new schools were a major means of preparing civilian youth for entrance into the military schools. »
16. En 1869, l’Empire adopte un « Règlement pour l’éducation publique », qui prévoit la
scolarité obligatoire pour les filles et les garçons. Rien ne semble avoir été prévu en cas de non-respect
de cette obligation. Malgré toutes les transformations de la société turque depuis la fin de l’Empire
ottoman, le travail enfantin précoce est encore une réalité visible dans les rues d’Istanbul aujourd’hui.
17. AMAEF-AT-CES-1896-1902, dp n˚ 52 du CGFS, Jousselin, du 12.VII.01, à Constans, AF,
« Autorisation pour leur école, demandée par les Frères des écoles chrétiennes ». L’enseignement
congréganiste peut être tenté par un rapprochement avec les autorités ottomanes, alors que la France
républicaine s’achemine vers la séparation des Églises et de l’État. Ainsi, les écoles catholiques
pourraient, elles-mêmes, remettre en cause les Capitulations et solliciter l’inspection ottomane. On
introduit l’étude du turc, ce qui fait scandale et en dit long sur l’état d’esprit du public scolarisé vis-à-
vis du pays dans lequel il vit.
60 L’école à Smyrne

Il n’existe aucune obligation pour les parents d’envoyer leurs enfants dans tel
ou tel établissement. L’organisation scolaire est du ressort des millets18. On trouve à
Smyrne des établissements privés payants, d’accès limité. Mais il existe aussi des
possibilités de bourses offertes par chaque communauté. L’appartenance sociale ou
ethno-religieuse détermine les chances d’une scolarité plus ou moins longue. C’est
la communauté orthodoxe qui a le système le plus développé d’aide aux études, au
moins primaires, pour les enfants de parents impécunieux. Ce soin collectif justifie
le nombre élevé d’écoles, jusque dans les petites bourgades peuplées de Grecs en
Asie Mineure, ainsi que le relatif haut niveau d’alphabétisation de la population
grecque orthodoxe à la fin de l’Empire, par rapport à la population du royaume de
Grèce19.

ÉCOLES SMYRNIOTES ET GENRE

Il y a peu d’écoles mixtes à Smyrne et dans sa région. La spécialisation par


genre des tâches sociales est marquée au Proche-Orient. Il est ainsi considéré
comme normal que les garçons et les filles ne reçoivent pas la même éducation. La
proximité des adolescents des deux sexes est combattue. Elle est considérée comme
une menace pour la virginité des filles. Le contact des filles pourrait aussi trop
adoucir, voire féminiser les garçons. Les grands établissements des diverses
communautés sont des établissements spécifiques aux filles ou aux garçons. Si
certaines écoles sont mixtes, il s’agit souvent d’écoles se trouvant dans des agglo-
mérations de moindre importance. Ce sont presque toujours des écoles primaires.
La mixité affichée n’implique d’ailleurs pas que la pédagogie dispensée soit
commune aux filles et aux garçons, la ségrégation des sexes peut s’organiser dans
une même salle de classe, où enseigne un maître unique. D’une façon générale,
l’éducation des filles à Smyrne se développe plus tard que celle des garçons. Son
contenu est différent. Elles n’étudient pas les mêmes langues dites étrangères. On
tient les filles éloignées de l’étude du turc. Les travaux manuels pour filles ne sont
pas ceux auxquels on occupe les garçons. Une jeune fille doit avoir des connais-
sances en cuisine, en couture et crochet qu’un jeune homme n’est pas obligé de
posséder, voire doit se garder d’avoir. L’importance des travaux ménagers ou
travaux d’aiguille est particulièrement grande pour certaines catégories sociales.

18. Dans le Hatt-i Hünayun de 1856, l’Empire fixe formellement le cadre des autonomies des
millets. C’est ce document qui amènera la rédaction de l’azkayin sahmanatroutioun arménienne
apostolique et des yeniki kanonismi orthodoxes.
19. AUGUSTINOS G., The Greeks of Asia Minor, Kent, 1992, p. 154 : « On a per capita basis the
Asia Minor communities did rather well in primary schools in comparison with the state-supported
system in Greece. Those along the western coast of Asia Minor matched or surpassed all other areas
except the Cycladic islands of the kingdom. »
Smyrne, pôle éducatif 61

Dans les petits établissements de la région, on consacre beaucoup de temps à ces


activités.
L’horizon du développement féminin est différent de celui des hommes. Une
femme à Smyrne, quelle que soit sa communauté, a pour vocation de devenir une
épouse, puis une mère, une maîtresse de maison, dont la conversation, voire les
loisirs doivent correspondre au statut social de son mari. Ces développements
sociaux sont relativement parallèles à ceux observables en Europe occidentale.
Cependant, la mixité de fait de la vie domestique, le rôle prépondérant que l’on
reconnaît à la mère dans l’éducation des enfants, notamment dans l’acquisition du
langage, sensibilisent les responsables à l’importance de l’éducation des filles. Les
dimensions linguistique et religieuse sont particulièrement importantes pour les
Grecs, puisque la mère doit ainsi transmettre l’orthodoxie et l’usage du grec à ses
enfants. Elle a dû elle-même apprendre convenablement au moins des rudiments de
catéchisme et la langue nationale. À l’intérieur du vilayet, la situation est tendue,
puisqu’il s’agit pour les responsables de l’éducation grecque orthodoxe de faire
disparaître l’usage familier du turc. La scolarisation des filles est déterminante dans
les changements linguistiques à la fin du XIXe siècle dans des villes comme Aksaray.
Si le cas est particulièrement patent chez les Grecs orthodoxes, il est observable
dans les autres communautés. On voit même s’ouvrir quelques établissements
musulmans pour jeunes filles20.

20. ROUGON F., op. cit., 1892, p. 37 : « Les écoles spéciales de jeunes filles sont encore en bien
petit nombre et on peut dire que l’éducation de la femme, chez les musulmans, commence à peine. »
La modernité scolaire occidentale :
entre catholicisme français
et protestantisme anglo-saxon

Depuis le XVIIe siècle, des écoles catholiques existent à Smyrne. En particulier,


l’ordre des Jésuites s’installe en 1638 dans la ville et y fonde le collège du Sacré-
Cœur, qu’il dirige jusqu’en 1773, date à laquelle il est expulsé de l’Empire. Ces
établissements catholiques s’adressent aux colonies de coreligionnaires, mais ils atti-
rent aussi les enfants des chrétiens autochtones « protégés » et escomptent provoquer
des conversions au catholicisme. À la fin du XIXe siècle, les écoles européennes sont
bien plus nombreuses et diversifiées. Des établissements protestants se sont joints aux
écoles catholiques. Des établissements privés, préparant aux professions commer-
ciales, ont été ouverts. L’offre scolaire occidentale excède nettement les besoins des
enfants des Européens ou des rayas latins ou protestants. Elle s’adresse à un marché
éducatif constitué surtout d’enfants chrétiens et juifs autochtones.
Les écoles occidentales sont bien visibles dans le tissu urbain1. On en trouve
aussi jusque dans les gros bourgs des environs. Le premier bienfait recherché auprès
de ces écoles est la maîtrise des langues européennes, qu’elles peuvent garantir. Il
est primordial d’apprendre le français pour entrer dans le commerce d’import-
export, activité nourricière de Smyrne et sa région. À Smyrne, il est facile
d’apprendre le français bien sûr, mais aussi l’anglais, l’italien ou l’allemand. Au-
delà de ses fins utilitaires, cet apprentissage linguistique est de bon ton. Parler fran-
çais est un élément de distinction sociale2. Or les établissements occidentaux sont
les plus légitimes et les plus efficaces à cet égard. Les « bonnes familles » de
Smyrne – la société et les individus se hiérarchisent en bonnes et en moins bonnes

1. LEWIS B., La Formation du Moyen-Orient moderne, Paris, 1995, chap. : « Le choc de


l’Occident », p. 45-75.
2. En Grèce actuelle, on se moque de ce type d’éducation, résumé ironiquement par la formule
« piano et français ». Les critères de la distinction ont aussi une histoire, malgré l’idéologie
charismatique qui les naturalise et les fige, selon Bourdieu.
La modernité scolaire occidentale 63

familles – envoient leurs enfants à l’école occidentale3. Cependant, le prosélytisme


plus ou moins discret des congrégations suscite la défiance des populations locales.
Cette réaction stimule le propre développement scolaire des millets4. Pourtant, les
parents qui veulent faire bénéficier leurs enfants d’une « bonne » éducation ne
demeurent pas fidèles aux établissements scolaires de leur propre communauté.

À L’ÉCOLE D’UNE CERTAINE FRANCE

Les écoles françaises à Smyrne sont les plus nombreuses. On compte plus
d’écoles françaises que d’écoles de tous les autres pays occidentaux réunis. Les
établissements dits français sont en fait des établissements religieux tenus par des
frères ou des sœurs francophones. Le catholicisme et la francophonie sont intime-
ment liés au Proche-Orient, au moins depuis les capitulations de 1535 5. Ces écoles
échappent à la laïcisation en cours en France. Elles constituent un capital que la
IIIe République n’entend pas dilapider, malgré les débats qu’elles suscitent 6. La
question des subventions républicaines aux écoles congréganistes à l’étranger agite

3. SCHERZER (DE) C., La Province de Smyrne considérée du point de vue géographique,


économique et intellectuel, SILAS F. (trad.), Vienne, 1873, p. 60 : « [...] on trouve un notable contingent
de garçons et de demoiselles appartenant à de bonnes familles arméniennes », ou encore p. 66 : « ...
l’école de la Mission écossaise [...] est volontiers fréquentée par les enfants (garçons et filles) des
familles grecques, arméniennes et israélites ».
4. Mgr Chrysostome déclare en juin 1912, à une assemblée de notables grecs-orthodoxes : « Il
n’est pas correct que les jeunes privés de formation commerciale et de formation en langues étrangères
submergent les écoles et lycées privés étrangers », cité in SOLOMÔNIDIS, Chrysostome de Smyrne,
Athènes, deux tomes, 1971 (gr.), p. 111.
5. AMAEF-AT-CES-1875-1879, dp n˚ 89 de Pellissier, CFS, à Fournier, AF, du 2.VIII.79,
« Protectorat religieux en Orient » : « Notre premier acte de protection prouvé en faveur des
catholiques fut l’appui qu’en 1559 M. d’Aramon, ambassadeur de Henri II, prêta aux religieux de la
Terre sainte au sujet de quelques avanies qu’on leur faisait éprouver. Ce ne fut du reste qu’une
intervention officieuse, accueillie bénévolement par la Porte, mais ne reposant sur aucun droit
préalable. Le premier germe diplomatique du protectorat religieux de la France fut déposé par les
capitulations de 1604 dans une stipulation relative aux Lieux saints. »
6. AMAEF-AT-CES-1903-1906, f. sin. num., sin. dat., copie d’un article de presse,
vraisemblablement d’un journal en français de Smyrne, de 1906 : « Les écoles françaises ; notre
confrère de Smyrne “Amalthée” a publié ce qui suit : Le gouvernement français a décidé de supprimer
toutes les écoles congréganistes fonctionnant en Grèce et en Orient et qui sont dirigées par des
religieux et des religieuses. Jusqu’à présent, la France, expulsant les religieux de son territoire, se
trouvait souvent dans la nécessité, agissant contre ses principes, de les protéger à l’étranger et de les
présenter comme des citoyens français, ce qui souvent a mis dans une position difficile les consuls
français. Pour éviter donc cet inconvénient et faire cesser, en même temps, des protestations trop
souvent répétées contre les congrégations, le gouvernement français a décidé la suppression de ces
écoles. En même temps, il a décidé également d’envoyer en Orient une commission pour l’organisation
de l’instruction laïque par des écoles françaises spéciales. La direction des travaux de cette commission
a été confiée à M. Charlot, chef de bureau au ministère de l’Instruction publique qui, comme nous
l’avons déjà annoncé, est arrivé avant-hier soir. »
64 L’école à Smyrne

la vie politique française, alors que le régime en vient à rompre ses relations avec le
Vatican, le 30 juillet 1904. Paradoxalement, la République entretient et développe
au Levant des structures issues de l’Ancien Régime, qui la représentent et la
servent. À Smyrne, ces écoles sont groupées dans le quartier franc, dans la vieille
ville. Mais le développement du réseau scolaire français accompagne également
l’urbanisation de la région et le phénomène de suburbanisation des chrétiens.
Nous présentons ici un panorama de ces écoles, selon l’ordre d’ancienneté
d’installation et distinguant les établissements pour garçons des écoles pour filles 7.
En 1787, les Lazaristes fondent une école de garçons, Saint-Polycarpe, qui permet
des études gratuites. Elle devient un lycée classique, sur le modèle napoléonien
français, en 1802. L’établissement existe jusqu’en 1922. Il scolarise alors une
soixantaine d’élèves. L’école se trouve dans le quartier franc. En 1837, l’archevêque
latin de Smyrne fonde un collège de la Propagande, ou collège français du Sacré-
Cœur. À partir de 1845, ce sont les Lazaristes qui dirigent l’établissement. Il est
situé près de leur église, dans la rue Franque. Le grec y était obligatoire jusqu’en
1890. Puis il fut aboli. Le collège amène jusqu’au niveau des baccalauréats littéraire
et scientifique. Bien sûr, les Lazaristes suivent le programme des collèges français 8.
Au début des années 1870, l’établissement scolarise environ soixante-dix élèves.
Vingt ans plus tard, l’établissement en compte une centaine ; en 1922, il en compte
environ deux cents. Le collège des Lazaristes voit ses effectifs croître constamment.
Les Frères des écoles chrétiennes, ou Frères ignorantins, sont les congréga-
nistes les plus actifs à Smyrne. Ils y opèrent depuis 1841. Ils dirigent un des
établissements les plus renommés de la Smyrne levantine, le collège Saint-Joseph,
fondé en 18819. Installé rue des Roses, une rue au nord du quartier franc où se
concentrent de nombreuses écoles, il fonctionne comme un collège payant 10.
L’établissement est à proximité de l’église du même nom, tenue par le même ordre.
Bien sûr, cette école suit le programme des établissements français comparables. Il
scolarise environ 140 élèves au début des années 189011. L’établissement couronne

7. Sauf indication contraire, les effectifs indiqués sont tirés pour le début des années 1870 de
SCHERZER, op. cit., pour le début des années 1890 de CUINET, La Turquie d’Asie, t. III, Paris, 1894 et
de ROUGON, op. cit.
8. SCHERZER, op. cit., p. 44.
9. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 162 du CF, Pellissier, du 12.XII.80, à l’AF, Tissot,
« Inauguration du nouveau collège des Frères de la doctrine chrétienne » : « Les cérémonies d’usage
ont eu lieu au milieu d’une affluence considérable de parents des élèves et d’amis des Frères qui par
leur empressement auprès de ces maîtres dévoués ont voulu témoigner de leur vive sympathie et de leur
reconnaissance. À la grand’messe, l’Archevêque, qui saisit toutes les occasions de parler de la France
en termes élogieux, s’est exprimé encore sur notre pays de la façon la plus chaleureuse. Mgr Timoni a
appelé de son siège épiscopal les bénédictions du ciel sur la France et a dit bien haut au nombreux
auditoire qui l’entourait que c’était à la France seule, à la grande nation fille aînée de l’Église, que les
populations chrétiennes de son vaste diocèse avaient toujours dû la protection du culte et devaient,
depuis des siècles déjà, l’éducation apportée d’Europe au sein des familles par les missionnaires. »
10. CUINET, op. cit., p. 458-461.
11. L’établissement a traversé les vicissitudes de l’histoire et fonctionne encore à Izmir
aujourd’hui, dans des conditions différentes.
La modernité scolaire occidentale 65

l’activité des Frères qui se distingue au niveau des écoles paroissiales et écoles
gratuites à Smyrne, et continue de croître à la fin de l’Empire ottoman. Par exemple,
en 1876, les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul fondent et placent sous la direc-
tion des Frères des écoles chrétiennes l’école Saint-André, dans le quartier
populaire chrétien de la Pointe, entre le boulevard Aliotti et la rue de la Pointe.
En 1833, les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ouvrent une école de filles, le
collège de la Providence, ou Yedi Kızlar Medresi pour les Turcs, à nouveau dans la
rue Franque. Cette école scolarise gratuitement les filles de familles pauvres. Par
ailleurs et surtout, elle fonctionne comme tous les autres établissements de l’ordre,
dans le monde : « L’usage de la langue française [y] est exclusif 12. » Au début des
années 1890, elle scolarise 450 élèves environ. C’est le genre d’établissements
susceptibles d’attirer des filles pauvres, d’autres confessions, grâce à la gratuité. À
l’autre extrémité du spectre social, l’ordre des Dames de Sion ouvre en 1875 une
Institution de jeunes filles dans la rue Trassa, à proximité du consulat français.
L’établissement est fondé à la demande de l’archevêque latin de Smyrne. Il s’agit
d’un pensionnat payant où l’enseignement est aussi dispensé uniquement en fran-
çais. Il accueille au début des années 1890 une centaine d’élèves. En 1922, les
Dames de Sion scolarisent environ deux cents élèves. C’est l’apothéose de ce genre
d’institutions à la fin de l’Empire ottoman.
On voit avec ces deux exemples que les ordres enseignants savent s’adapter aux
besoins de publics différents. De l’école gratuite à l’institution sélective pour jeunes
filles issues des bonnes familles, toutes les catégories sociales peuvent trouver chez
les sœurs une école à leur convenance. La société ottomane tardive considère
comme normal que des classes de population différentes aient des besoins éducatifs
différents et donc des ambitions différentes pour leurs enfants. La hiérarchie entre
groupes sociaux est au moins aussi solide que celle établie sur des critères ethni-
ques. Peu la remettent en question, certainement pas les courriers ou les
publications des consuls occidentaux.
En 1913, la ville compte sept écoles françaises catholiques de garçons dirigées
par les Frères des écoles chrétiennes13. L’école catholique française est également
présente dans les banlieues chrétiennes plutôt chic, issues du mouvement de crois-
sance urbaine et suburbaine. Tout ce réseau rayonne au-delà des cercles français ou
européens. On compte en effet une école paroissiale catholique française à Boudja,
une école catholique française, Saint-Germanicus, à Göztepe, une école catholique
française, Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle, à Bournabat, une école paroissiale catho-
lique française, Saint-Polycarpe, à Cordélio, qui est composée d’une classe payante
et d’une classe gratuite au début des années 189014. La Mission laïque est absente
de Smyrne, a contrario de Salonique.
Ni l’anglais ni la culture anglo-saxonne ne sont en position dominante ni à
Smyrne ni au Proche-Orient, quoiqu’une colonie britannique influente habite en

12. CUINET, op. cit., p. 460.


13. Annuaire oriental, 1913, p. 1725, 1re col.
14. Annuaire oriental, 1915, p. 1518, 2e col.
66 L’école à Smyrne

ville. Cette colonie ne dépasse jamais les quelques milliers de personnes. La


présence scolaire britannique est relativement discrète, mais de qualité. Les Anglais
de Smyrne ont la réputation de mettre un grand soin à conserver leur langue et leur
caractère national. La population britannique est particulièrement dense dans les
villages de Bournabat, où se trouve le Bournabat English College, dès 1848. Les
établissements les plus connus sont l’École commerciale libre de M. Barkshire,
fondée en 1852, qui scolarise environ une centaine d’élèves au début des années
1890, puis près de 150 élèves vers 1900. On trouve une Institution dite écossaise
dans le quartier arménien. Au début des années 1890, elle scolarise en majorité des
élèves juifs ou grecs, soit 150 enfants à la fin du XIXe siècle15. Ces écoles privées
affirment toutes enseigner l’anglais, bien sûr, mais aussi le français, du fait de son
importance pratique. Elles assurent également réserver une place aux langues
autochtones, mais autres que le turc, dans leur programme.

L’ÉCOLE AMÉRICAINE À SMYRNE :


LA NOUVELLE VOIE VERS LA MODERNITÉ

Les Américains sont les derniers venus occidentaux à Smyrne, mais ils s’y
installent avec des moyens nouveaux. Smyrne devient une base importante du
prosélytisme protestant américain. Les premiers de ces missionnaires arrivent en
1820 dans l’Empire. C’est à Smyrne qu’ils débarquent, avant de déployer leurs acti-
vités en Anatolie. En 1833, leur imprimerie est transférée de Malte, pour quelques
années. Les missionnaires américains disposent désormais d’un établissement
permanent. Les écoles de Smyrne entrent en réseau avec le système nord-américain
à travers tout l’Empire. Les fleurons de cette éducation sont le Robert College à
Constantinople, fondé en 1863, et le Syrian Protestant College (future American
University of Beirut), fondée en 1866. Ce réseau est utilisé, en premier lieu, par les
Grecs et les Arméniens qui rejoignent le protestantisme, quoique les missionnaires
se défendent de vouloir créer de nouvelles Églises, séparées des Églises autoch-
tones16. Malgré ce discours, la présence scolaire américaine est étroitement liée à la

15. Scherzer, Rougon et Cuinet donnent à plus de vingt ans d’intervalle à peu près les mêmes
informations.
16. DWIGHT H., « Die amerikanischen Missionen in der asiatischen Türkei » (angl.), p. 450-464,
in OBERHUMMER R. et ZIMMERER H. (dir.), Durch Syrien und Kleinasien, Reiseschilderungen und
Studien, Berlin, Dietrich Reimer (Ernst Vohsen), 1899, p. 452 : « Le but de l’American Board of
Missions en se lançant dans l’aventure missionnaire en Turquie n’était pas de développer une secte. Il
ne s’agissait pas d’inviter les membres d’une Église chrétienne à la quitter et d’en rejoindre une autre.
[Le Board] n’avait aucun motif d’hostilité envers les vénérables Églises orientales. [...] L’American
Board [...] espéra amener le clergé des Églises orientales à approuver ses efforts pour populariser
l’éducation et la connaissance de la Bible qu’ils affirmaient tous suivre. »
La modernité scolaire occidentale 67

volonté missionnaire de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions


to the Oriental Churches.
Dès leur création à Smyrne, ces établissements sont appréciés. Ils forment une
première étape dans un projet de migration vers les États-Unis. Les progrès techni-
ques – le développement de la marine à vapeur, puis des liaisons ferroviaires avec
l’Europe – rendent possibles les allers-retours entre les États-Unis et l’Empire. Ces
écoles n’ont pas, elles non plus, pour vocation de scolariser des enfants d’expatriés.
Selon le consul général des États-Unis en 1922, George Horton, la quasi-totalité des
Américains de Smyrne sont en fait des Grecs ottomans naturalisés. Il s’agit alors de
250 personnes environ17. En l’absence d’Américains, ces établissements visent une
autre clientèle.
Curieusement, le premier établissement fondé est consacré à l’éducation des filles.
Le développement de l’éducation américaine se fait à rebours de celle des autres écoles
sur place, peut-être pour contrer la négligence locale. L’école naît en 1875 d’une initia-
tive privée. Une résidente américaine, Mary West, fonde dans sa propre maison
l’American Collegiate Institute for Girls. L’école est ensuite déplacée vers Magnésie,
où il est possible d’ouvrir un pensionnat, élément primordial de rayonnement. Puis elle
revient à Smyrne, en 1887, et est abritée dans un bâtiment construit à Basmahane, dans
le quartier arménien, avec l’aide du Women’s Board for Foreign Missions of Boston, se
liant ainsi aux autres établissements américains. Elle prend le nom de l’International
American Collegiate Institute et se développe pour comprendre, après guerre, un cycle
primaire, un cycle secondaire et une section de formation pédagogique. Au début des
années 1890, l’établissement compte une centaine d’élèves. Au début des années 1920,
il en scolarise environ trois fois plus. L’exiguïté des locaux inquiète après guerre.
L’effectif scolaire au début des années 1920 est pratiquement équivalent à l’effectif
complet de la colonie américaine à Smyrne18.
Le système américain local est complété par l’International College, ou
College McLachlan, fondé en 1891, dans le quartier arménien. En 1897, l’établisse-
ment prend le nom d’American Collegiate Institute for Boys. En 1903, il deviendra
l’International College après avoir été reconnu officiellement comme College par
les États-Unis. Puis, en 1913, l’établissement s’installe à Paradis-Kızılcullu, sur la
ligne de chemin de fer qui mène à Boudja. Le College y prend possession de bâti-
ments imposants qui forment un campus, comme outre-Atlantique 19. Il est financé
en partie par l’American Board of Foreign Missions et par le Women’s Board of
Missions in Boston. L’Annuaire oriental de 1915 précise que les bâtiments sont
éclairés à l’électricité, ce qui atteste leur modernité20. L’établissement prépare aux

17. HORTON G., Report on Turkey : USA consular documents, Athènes, Journalists’ Union of the
Athens Daily Newspapers, 1985 (trad. gr. cons.), p. 142-143.
18. BIRGE J. K. (dir.), op. cit., p. 18-19. VERHEIJ J., « Die armenischen Massaker von 1894-1896,
Anatomie und Hintergründe einer Krise », p. 69-129, in KIESER H.-L., Die armenische Frage und die
Schweiz (1896-1923), Zürich, 1999.
19. Les installations furent utilisées ultérieurement par les forces de l’OTAN.
20. Annuaire oriental, 1915, p. 1515, 2e col.
68 L’école à Smyrne

Bachelor of Arts et Bachelor of Commerce. L’anglais est obligatoire. Le grec et


l’arménien, mais aussi le français ne sont qu’optionnels21. Les langues locales
permettent d’apprécier la clientèle de cet établissement : il s’agit bien de Grecs ou
d’Arméniens, éventuellement convertis. Les publications arméniennes apostoliques
désignent les Arméniens protestants comme totalement dépendants des mission-
naires en matière d’éducation22. Des sources levantines corroborent cette
affirmation23. L’International College forme de futurs religieux protestants armé-
niens. Après les massacres hamidiens de 1894-1896, il devient havre de sécurité et
d’éducation, en accueillant des orphelins des provinces intérieures 24. Les mission-
naires protestants sont très au fait de ces événements, où ils jouent un rôle décisif
pour la survie d’Arméniens. Au début des années 1890, l’école scolarise cent
élèves, au début des années 1920, environ quatre fois plus25.
Les effectifs des deux écoles américaines croissent fortement, ce qui traduit un
véritable engouement pour les perspectives offertes par cette éducation. Tout
comme les établissements occidentaux concurrents, leur programme d’études est
calqué sur celui de la métropole. On se soucie peu de l’insertion sociale locale des
élèves une fois qu’ils ont quitté l’école.

L’IMPACT DES ÉCOLES OCCIDENTALES


SUR LA SOCIÉTÉ SMYRNIOTE

L’école occidentale diffuse des compétences linguistiques mais aussi cultu-


relles qui permettent à l’économie smyrniote de s’insérer dans le commerce
mondial, dominé par l’Occident. Langue, culture et commerce entretiennent des
relations complexes ; l’accès au premier des trois domaines peut ouvrir les deux
autres. En plus des connaissances strictement linguistiques, cette école dispense
souvent des cours de formation commerciale. Les techniques comptables, commer-
ciales, financières de l’économie capitaliste occidentale s’universalisent.
Malgré la présence très limitée des musulmans, les écoles occidentales sont un
des rares lieux où la mixité ethno-religieuse est possible. Par exemple, dans les

21. SOLOMÔNIDIS Ch., L’Éducation …, op. cit., p. 372.


22. AMADIAN S., « La colonie arménienne d’Izmir », p. 166-181, in Théotig, almanach pour
tous, petite encyclopédie de l’Arménien libre, Constantinople, 7e année, 1913 (ar.), p. 180.
23. BIRD S. W. H., And Unto Smyrna, the Story of a Church in Asia Minor, Londres, James
Clarkes & Co, 1957, p. 68 : « En 1836, davantage de missionnaires américains arrivèrent, mais les
autorités grecques, ayant peur du prosélytisme, firent retirer les enfants grecs des écoles. Malgré la
fermeture des écoles, l’American Board accrut son personnel. M. Temple fit des prêches en anglais à la
chapelle hollandaise et M. Adger organisa des services religieux pour les Arméniens. Leur mission
trouva un écho considérable chez les Arméniens. »
24. Notre Smyrne, New York, 1960 (ar.), p. 80.
25. BIRGE, op. cit., § Education, p. 18-19. VERHEIJ, art. cit.
La modernité scolaire occidentale 69

collèges français de Smyrne en 1906, sur un total de 278 élèves, on ne compte que
20 musulmans, soit environ 7 % des effectifs contre à peu près 6 % pour les élèves
juifs, 27 % de chrétiens non catholiques et 60 % de catholiques 26. La présence des
élèves demeure largement déterminée par leur appartenance religieuse. Les catholi-
ques y sont surreprésentés par rapport à leur place dans la cité. Le même constat
s’impose à propos des écoles allemandes27. Même si c’est un des lieux à Smyrne où
chrétiens, juifs et musulmans se côtoient, cette cohabitation a lieu dans des propor-
tions numériques sans mesure avec celles de la cité. Le recrutement scolaire y est
biaisé en fonction d’une discrimination sociale et religieuse de fait. À l’inverse, les
parents musulmans se méfient de tout prosélytisme. Il est excessif d’avancer que
l’éducation française est la seule à avoir un caractère universaliste, même si le
géographe Vital Cuinet insiste sur l’ouverture des établissements catholiques fran-
çais, qui accueillent des élèves de toute ethnie et de toute religion. Les musulmans
n’y ont qu’une présence marginale, réduite à quelques individus.
La forte proportion d’enfants des millets non musulmans dans ces écoles déter-
mine le développement scolaire de ces millets. Juifs et chrétiens d’Orient ont peur
de voir leurs enfants leur échapper. En effet, toute sortie du millet d’origine est
synonyme de mort sociale de l’individu et tragédie pour la famille, mais c’est
surtout une menace pour l’intégrité du groupe dans son entier. La présence d’écoles
occidentales à Smyrne, comme dans tout l’Empire, a suscité la vigilance des élites
locales et incité à développer les systèmes scolaires autochtones, communautaires
ou publics. Pour autant, des membres de mêmes communautés peuvent avoir des
réactions d’adhésion, mais aussi de défiance vis-à-vis de l’école occidentale. Les
millets ne sont pas des groupes homogènes en tout.
La voie de l’émancipation scolaire vis-à-vis de l’Occident passe par l’appro-
priation des compétences occidentales, linguistiques et techniques. Ainsi, le français
s’enracine, étant largement enseigné dans les écoles non françaises de Smyrne. La
francisation est extrême dans le cas de l’Alliance israélite, qui ne reconnaît aucune
langue juive autochtone. Le judéo-espagnol n’est pour elle qu’un jargon mépri-
sable28. Mais l’hébreu vivant du yishuv est aussi combattu par le bureau central à
Paris. La transmission des connaissances issues du monde occidental s’opère dans
un cadre culturellement oriental, accordant une place à une culture autochtone stan-
dardisée ailleurs. Dans ce processus, la culture locale connaît une mutation radicale,
puisqu’elle s’approprie des formes importées, comme le discours historique
national. Cette appropriation est à double sens. Le modèle de l’État-nation, plus ou
moins parfait, conquiert ainsi la planète. L’éducation reçue dans de tels établisse-

26. PINON R., L’Europe et l’Empire ottoman, les aspects actuels de la question d’Orient, Paris,
Perrin, 1908, p. 511.
27. GEORGELIN, « La lente disparition d’un monde ethnique complexe : Smyrne à la fin de
l’Empire ottoman, 1894-1922 », Deltio, n˚ 14, Athènes, 2004.
28. AAIU, France, XVII-F28 : rapport annuel, 1907-1908, de M. Fresco : « Le turc est un habit
d’emprunt, le français un habit de gala, le judéo-espagnol la vieille robe de chambre commode où l’on
se sent le plus à l’aise. » Cité in RODRIGUE, op. cit., p. 115.
70 L’école à Smyrne

ments contribue à une aliénation des enfants par rapport à l’Empire. Les enfants de
la cité apprennent à penser le monde selon des références intellectuelles occiden-
tales et forment leur jugement selon des critères européocentrés. Ils sont
« désorientés », même si leur formation solide leur permet, dans un premier temps,
d’acquérir des postes privilégiés au sein de l’économie semi-coloniale de la cité. La
réussite matérielle des individus peut paradoxalement nuire à la pérennité du groupe
sur place, en le fragilisant, d’un point de vue politique, dans le kaléidoscope
communautaire local.
L’absence d’apprentissage du turc dans tous ces établissements est symptoma-
tique. Le turc peut apparaître accessoire à certains parents s’ils n’ont pas de
relations avec l’intérieur de l’Anatolie et s’ils parviennent à éviter d’en avoir avec
les autorités ottomanes. En revanche, cette langue intéresse ceux qui peuvent envi-
sager que leur progéniture ait des contacts économiques avec les turcophones de
l’intérieur du vilayet. Le commerce de détail des biens manufacturés se développe
le long des voies de chemin de fer. Or la clientèle est turcophone. De même, les
achats en gros de produits agricoles d’exportation impliquent des contacts avec les
fournisseurs, souvent turcophones. Enfin, certaines familles sont venues à Smyrne
de l’intérieur : c’est le cas des Grecs karamanlıs installés à Smyrne. Des relations
suivies avec l’administration ottomane imposent la connaissance du turc. Il y a
toujours certains postes, administratifs ou judiciaires, pourvus par des non-musul-
mans, en particulier dans des villes comme Smyrne29. L’absence d’un apprentissage
suivi de la langue turque fragilise à terme l’arrimage des non-musulmans au pays
lui-même, même si certains perçoivent Smyrne comme différente de l’Anatolie.
Les programmes d’enseignement sont centrés sur l’Occident. Ils transmettent
une vision – géographique, historique et morale – catholique romaine ou protestante
du monde. Les musulmans sont comme absents de ce monde chrétien occidental,
donc comme absents du monde moderne, performant, propre, en progrès constant,
tant technique que moral. Cette vision scinde la société ottomane en posant les chré-
tiens et les juifs orientaux comme potentiellement plus proches de l’Occident. De
fait, l’apprentissage du français ou d’autres langues occidentales est moins répandu
chez les musulmans. L’accès au français est un rouage important de la ségrégation
sociale ottomane. Les écoles occidentales encouragent le développement du quant-
à-soi communautaire, suspect aux yeux des musulmans. La fréquentation de ces
écoles et la pratique des langues occidentales sont la pointe visible de la possible
collusion des puissances occidentales avec les chrétiens locaux.
À la fin du siècle, on observe que les écoles occidentales renforcent leur carac-
tère national, notamment en ce qui concerne la langue d’usage. En effet, l’école
italienne tend à imposer l’italien aux dépens du français, l’école allemande

29. KRIKORIAN M. K., Armenians in the Service of the Ottoman Empire, Londres, 1978, p. 1 :
« La participation de la communauté arménienne à la vie publique ottomane en Anatolie orientale et en
Syrie n’a pas encore fait l’objet d’une recherche spécialisée. » FINDLEY C. V., « The Acid Test of
Ottomanism : The Acceptance of Non-Muslims in the Late Ottoman Bureaucracy », chap. XVI, in
BRAUDE et LEWIS (dir.), op. cit.
La modernité scolaire occidentale 71

supprime le français et veut imposer l’allemand. Les collèges catholiques français


de Smyrne sont très unidimensionnels, très attachés à implanter une parcelle de
France en Orient, sans s’insérer intellectuellement dans le monde présent autour
d’eux. Les écoles privées peuvent moins faire l’impasse sur les langues locales,
intégrées comme options. Mais des matières optionnelles que ne suivent que
certains élèves sont-elles prises très au sérieux par ceux-ci ? Le statut social des
savoirs dispensés à l’école est primordial dans le processus d’acquisition. La
mention de telle ou telle langue proposée à l’étude rassure les parents, qui font une
infidélité aux établissements de leur millet. Le mythe de la cité cosmopolite pâtit
singulièrement d’un examen approfondi de la réalité scolaire. La cité ne vit pas de
plein gré sa pluralité. Elle entretient des institutions scolaires hiérarchisées et de
plus en plus cloisonnées pendant la dernière période ottomane. Elle hisse au
sommet de la pyramide des établissements qui refusent, voire dénigrent, le Proche-
Orient30. Le discours et les pratiques nationalistes potentiellement agressives des
Occidentaux entre eux s’imposent comme norme de relation intercommunautaire 31.
Le but de l’entreprise scolaire des Occidentaux, outre le discours parfois avancé
de développement des individus sur place, est de nature impérialiste32. C’est une fin
alors légitime, exprimée ouvertement par les publicistes et les hommes politiques de
l’époque33. Il s’agit de familiariser des esprits avec tel ou tel modèle occidental, ceux-
ci étant censés lui demeurer fidèles. C’est un calcul avéré, à une époque où l’impré-
gnation scolaire a un impact fort sur l’esprit de la majorité des enfants34. L’élévation
du niveau d’études n’est pas, en soi, la fin première de la présence scolaire des Occi-
dentaux, malgré leurs établissements d’excellence dans l’Empire35.
Enfin, la fréquentation d’une école occidentale favorise l’émigration, promesse
pour l’individu d’enrichissement ou simplement de survie ailleurs. Le départ pour

30. Selon Pinon, il est indiscutable que les élèves orientaux sont plus lents que les élèves
occidentaux, et il serait chimérique de vouloir leur faire atteindre le même niveau d’études qu’aux
élèves d’Occident.
31. Il est possible que les familles ne scolarisent pas tous leurs enfants dans le même système
scolaire, comme c’est le cas de certaines familles de la communauté arménienne aujourd’hui à
Istanbul.
32. PINON, op. cit., p. 500-501.
33. Les autorités allemandes procèdent aux mêmes calculs. Voir par exemple la Nordeutsche
Allgemeine Zeitung, 23.III.06, « Pérennité incertaine de l’école allemande de filles à Smyrne », cité in
DS-39, p. 668 : « D’année en année, le besoin s’est accru de faire connaître aux filles du pays la langue
allemande et la vie de l’esprit allemand. Ces filles deviennent des mères et ce sont les mères qui
déterminent l’esprit et la langue de leur foyer. Dans une ville commerciale où se trouvent la langue
allemande et l’influence allemande sur les esprits, on peut trouver le plus sûr chemin pour des liens
commerciaux allemands. Notre école allemande de filles consacre ses forces en premier lieu, bien sûr,
aux élèves qui lui sont confiées. Elle est cependant consciente qu’elle sert ainsi la patrie allemande. »
34. Le statut de la parole scolaire s’est modifié depuis lors. Toutefois, les élèves au tournant du
siècle, pouvaient déjà aussi prendre leurs distances par rapport au discours de l’institution. Cf.
PERGAUD L., La Guerre des boutons : roman de ma douzième année, Paris, 1912.
35. L’université Saint-Joseph de Beyrouth, tenue par les Jésuites, et le collège Saint-Benoît de
Galata à Constantinople, tenu par les Lazariste, et le lycée de la Mission laïque à Salonique sont des
exemples pour le système français.
72 L’école à Smyrne

les États-Unis devient pour les Arméniens un horizon de vie banal, en particulier
après les massacres de 1894-1896. Les écoles occidentales sont autant de sas de
sortie éventuelle. Elles mettent grandement en péril la stabilité des groupes dans la
ville de Smyrne et sa région. Ce capital de mobilité potentielle est utilisé quand les
conditions politiques ou économiques rendent son activation nécessaire. Ce sera le
cas à Smyrne après la Première Guerre mondiale, puis en toute urgence en
septembre 1922.
L’école autochtone :
l’exemple grec orthodoxe

Hormis l’appétit de connaissances ou de compétences que les auteurs du siècle


dernier attribuent à la « race grecque », le développement du réseau scolaire ortho-
doxe est initialement une réponse à la présence à Smyrne des écoles catholiques 1.
C’est pour protéger les enfants d’une influence étrangère, considérée comme radica-
lement mauvaise, que les premières écoles grecques sont créées. Les écrits
orthodoxes à ce propos forgent et emploient de façon récurrente tout un vocabulaire
de forte délimitation entre le soi et l’autre. On perçoit dans les articles des Mikrasia-
tika Chronika que le rapport aux autres chrétiens était un sujet de préoccupation
constante pour les dirigeants de ces institutions, généralement auteurs de contribu-
tions dans cette revue. Le soi est présenté comme un pôle positif, un univers
harmonieux où l’on partage un même sol, une même culture et une même race,
voire une même famille. Les termes suivants sont particulièrement récurrents :
homoyenis, « de même engeance », yiyenis, « engendré par le sol », mitrikos,
« maternel », patrôos, « ancestral », hellinomathis, « ayant appris le grec » et katha-
rohaimos, « de sang pur ». L’opposition entre les visions allemande et française de
la nation ne suffit pas à rendre compte de la situation idéologique dans l’Empire
ottoman. Il serait plus éclairant de voir comment les deux discours se combinent et
ne forment souvent que les deux faces d’une même pièce2. Pour désigner l’Autre,
par essence suspect, on rencontre ces termes, opposés aux premiers : allotrios,
« étranger, qui ne nous concerne pas », xenos, « étranger », alloethnis, « d’une autre
nation », alloyenis, « d’une autre engeance », tourkomathis, « ayant appris le turc »,
ou encore heteroglôssis, c’est-à-dire « parlant une autre langue [que le grec] »3. On

1. Les monographies écrites par des auteurs grecs les désignent de façon régulière comme
« établissements scolaires de la Propagande ».
2. SIGALAS N., « Hellénistes, hellénisme et idéologie nationale. De la formation du concept
d’“hellénisme” en grec moderne », p. 239-291, in AVLAMI Ch. (dir.), L’Antiquité grecque au XXe siècle,
un exemplum contesté ?, Paris, 2000.
3. ISSIGONIS A., « L’institut pédagogique grec de Smyrne », p. 79-113, MCh, t. XII, 1965 (gr.).
74 L’école à Smyrne

retrouve le double aspect de l’altérité, décrite selon des catégories génétiques et


culturelles. Malheureusement pour les auteurs consultés, l’altérité se glisse irrésisti-
blement dans la sphère du soi. Certains Rums sont considérés comme altérés et trop
proches de la population turque ou des autres groupes religieux.
Se donner les moyens d’éduquer les enfants dans un cadre grec orthodoxe
implique d’organiser des pensionnats qui puissent héberger les élèves des localités
éloignées, dépourvues de structures secondaires. Les institutions catholiques ou
protestantes en disposent et peuvent attirer ainsi de nombreux enfants orthodoxes.
Les établissements communautaires tardent à organiser de telles structures. L’initia-
tive privée comble cette lacune : l’école Arônis (en 1854), l’Institut pédagogique
grec de la famille Isigonis (dès sa fondation, en 1851), ainsi que l’école de filles
Homirion (dès sa fondation, en 1881). L’internat de l’école Arônis compte une
cinquantaine de pensionnaires en 1900. Il permet à l’établissement de rayonner sur
l’ensemble du monde grec, de l’intérieur de l’Anatolie à l’Égypte.
C’est un sujet particulièrement délicat pour l’éducation féminine dont le déve-
loppement a du retard sur l’éducation masculine, comme c’est d’ailleurs le cas en
Occident4. Selon Solomônidis, seules quatre femmes savaient lire et écrire à
Smyrne au début du XVIIIe siècle5 ! La règle était de fréquenter des établissements
des ordres religieux occidentaux, où les jeunes filles apprenaient au moins une
langue occidentale. En 1841, on crée l’École centrale de jeunes filles d’Haya
Phôtini. Mais elle ne dispose pas de pensionnat. En 1881, des notables fondent
l’Homirion « pour servir les besoins éducatifs des jeunes filles grecques en accord
avec leurs traditions nationales et religieuses, en conformité avec les dernières
méthodes et les besoins du monde contemporain6. » Cette initiative porte ses fruits,
puisque les jeunes filles grecques-orthodoxes ne fréquentent plus autant les écoles
étrangères à la fin des années 18807. Les cinq immeubles qu’occupe l’Homirion se
trouvent dans la rue Magnifique, près de Trassa, tout près de l’établissement des
Dames de Sion, que l’Homirion entend bien concurrencer, ce qui se manifeste
même dans l’espace urbain.
La présence d’écoles communautaires grecques est attestée dans les moindres
villages de la région égéenne, vers la moitié du XIXe siècle. L’éducation primaire
grecque orthodoxe est presque généralisée. Elle est liée à l’église du village. Le
bâtiment ou les deux bâtiments scolaires, un pour les garçons et un pour les filles
dans le cas idéal, se trouvent souvent dans son enceinte. Le schéma d’organisation
de telles écoles est toujours le même. Une éphorie, c’est-à-dire un conseil d’admi-

4. OZOUF M., L’École, l’Église et la République, 1871-1914, Paris, 1963 (2e éd. cons., Paris,
1982).
5. SOLOMÔNIDIS, L’Éducation …, op. cit., p. 224.
6. ATHINOYENIS A., « L’école de filles Homirion de Smyrne », p. 137-158, MCh, t. I, 1938,
Athènes, ES, 1938 (gr.), p. 152.
7. L’affirmation péremptoire de l’auteur selon laquelle les jeunes filles grecques orthodoxes ne
fréquentaient plus du tout les établissements dits occidentaux après la fondation de l’Homirion est
fausse.
L’exemple grec orthodoxe 75

nistration, est élue par le conseil paroissial parmi les notables du village. Le
financement est assuré par les revenus de l’église ou par des dons de particuliers,
dont le nom est éventuellement repris dans l’appellation de l’école, exhibé ainsi aux
coreligionnaires.
Les établissements grecs orthodoxes fonctionnent en réseau : le mouvement
des élèves en son sein est prévu. En effet, les Grecs orthodoxes sont mobiles. On
compte de nouvelles arrivées de Grecs de l’Archipel sur les côtes ottomanes de
l’Asie Mineure jusqu’aux guerres balkaniques. Ces populations pénètrent toujours
plus avant dans les terres, avec leurs enfants. Plus le système scolaire s’avance à
l’est, plus facile est l’arrivée de nouvelles familles, agriculteurs ou commerçants, le
long de voies ferroviaires, au fond des vallées fertiles du Méandre ou de l’Hermos.
L’existence du réseau favorise un autre type de mobilité, en sens inverse. L’articula-
tion des différents programmes autour de celui de l’École évangélique permet une
reconnaissance mutuelle. Les bonnes écoles orthodoxes offrent ainsi la possibilité
de venir à Smyrne pour acquérir une éducation secondaire générale, qui peut ouvrir
les portes de l’université d’Athènes ou d’une formation à contenu commercial.

LE PERSONNEL DES ÉCOLES ORTHODOXES

Le personnel enseignant des petites écoles peut être recruté sur place. La région
forme en effet ses pédagogues de niveau élémentaire grâce à l’activité de l’École
évangélique, puis à celle de l’école de filles Homirion, qui abritent toutes les deux
une école normale. Au niveau local le plus élevé, c’est-à-dire à celui des enseignants
des grands lycées smyrniotes, on retrouve souvent un même parcours de formation.
Les enseignants sont des hommes et sont très souvent sortis de l’École évangélique
de Smyrne ou d’autres grands lycées du monde grec. Ils sont ensuite allés faire leurs
études à l’université d’Athènes, puis ils ont achevé leur formation par des études
doctorales ou postdoctorales en Europe occidentale, le plus souvent à Paris mais
aussi, très souvent, en Allemagne8.
Christos Arônis, dont le père a fondé l’école éponyme en 1852, part en 1880
étudier à l’université d’Athènes puis poursuit ses études en Allemagne, à Iéna et
ensuite à Munich. Ses études sont celles d’un philologue classique, mais il les
complète par une formation pédagogique. Il revient à Smyrne pour diriger l’école
avec son père, lui-même formé à l’université d’Athènes, dans les années 1840 9. Le

8. C’est aussi le cas de professionals de Boudja, comme P. Phôtiadis, juriste, d’A. Arealis, avocat,
de A. Athinogénis, juriste également. KARARAS N., Boudja, le village fleuri de Smyrne, son histoire, sa
vie, Athènes, 1962 (gr.), p. 39 et suiv.
9. ARÔNIS N., Contribution à l’histoire de l’éducation à Smyrne, la chronique de l’école Arônis,
Athènes, 1963 (gr.). L’université d’Athènes est une initiative de la monarchie othonienne, et fut
inaugurée en mai 1837. Arônis père en a été un des premiers étudiants.
76 L’école à Smyrne

cursus universitaire allemand n’est pas contradictoire avec une excellente maîtrise
du français. On retrouve des itinéraires similaires chez les jeunes filles. La directrice
de l’école Homirion, Heleni Louïzou, qui est l’unique directrice de l’établissement
de 1881 à 1922, a étudié à l’Arsakeion, le grand lycée féminin d’Athènes, puis a
continué ses études en Allemagne et en Autriche10. Les directrices de l’École de
filles centrale ont, elles aussi, suivi ce genre de parcours11.

NON-ORTHODOXES À L’ÉCOLE ORTHODOXE

Pas un seul nom musulman ne figure dans les listes d’anciens élèves de l’École
évangélique de Smyrne12. Tout indique que les établissements grecs n’exercent
aucune attirance sur la population turque. L’enseignement orthodoxe est-il perçu
comme fondamentalement antagoniste à la population musulmane, comme porteur
du nationalisme grec, difficilement supportable pour un élève dont l’univers de légi-
timité est tout autre ? Il est vraisemblable que la scolarisation d’enfants turcs dans
des établissements orthodoxes soit plus facile dans des localités où les musulmans
sont très minoritaires, où ils sont hellénophones ou bilingues turc-grec et où il
n’existe pas d’autre école. Le dilemme se pose dans les mêmes termes pour les
parents et responsables juifs dans des localités comme Vourla, dépourvues d’école
juive, après la Première Guerre mondiale. L’AIU conseille une éducation dans un
cadre grec orthodoxe, relativement organisé et moderne, plutôt qu’une scolarisation
dans une école juive religieuse13. En dehors de Smyrne, les parents turcs ou juifs ont
donc souvent à choisir entre une école orthodoxe, en langue grecque, et l’absence de
scolarité. C’est le cas en particulier dans le village de Hacılar, situé à 12 km, où
certains enfants turcs vont à l’école orthodoxe14. Les petits musulmans y assistent
au catéchisme et certains savent réciter des prières orthodoxes : « À une époque, un
petit Turc fréquentait l’école grecque. Lors d’une fête scolaire, le maître le fit lever
et l’interrogea lui aussi. – “Allez, Mustafa, lui dit-il, dis-nous toi aussi le Christos

10. ATHINOYENIS, « L’école de filles… », art. cit., p. 137-158.


11. ANASTASSIADIS S., « L’école centrale de filles de Smyrne », p. 162-171, MCh, t. III, 1940
(gr.).
12. SOLOMÔNIDIS, L’éducation…, op. cit, p. 183-194. Il est possible que ces listes ne soient pas
exhaustives. Il y a, en revanche, deux noms à consonance arabe mais à côté d’un prénom orthodoxe
comme Abou Selam Michalis, diplômé en 1909, ou Abou Selam Iôannis – peut-être le frère du
précédent –, diplômé en 1911, deux noms éventuellement juifs, Ganôn Isaak, diplômé en 1894, et
Co[h]en Arthur, diplômé en 1901, deux noms éventuellement arméniens, Arônian [A]ram, diplômé en
1904, et Agatzanian Aram, diplômé en 1922.
13. AAIU-LXXXIV-E, Izmir, dp n˚ 39/290, du 13.XII.20 du directeur local de l’Alliance, Nabon,
au bureau central de l’AIU.
14. Hacılar compte environ 500 habitants sur l’ensemble de la période examinée, dont environ un
quart de Turcs qui parlent le grec.
L’exemple grec orthodoxe 77

Anesti.” Et Mustafa récita avec grand plaisir le tropaire, à la grande joie de son père
présent15. » La socialisation scolaire commune entraîne le partage de jeux et
d’expressions religieuses, fréquentes de la même façon dans toutes les langues de la
région, inattendues dans la bouche de petits musulmans en raison de leur coloration
chrétienne : « On raconte aussi qu’une fois un autre petit Turc jouait aux billes avec
des petits Grecs. À un moment où il y eut un doute s’il avait atteint la bille qu’il
visait, il jura pour certifier qu’il l’avait frappée : “Mais par la Très-Sainte, je vous
dis que l’ai eue !”16. » Le monographe, Nikos Kararas, rapporte ces détails avec
ironie, ce qui laisse penser que même l’intégration réussie d’enfants non orthodoxes
n’est pas sans ambiguïté. Elle est au moins aussi problématique que l’ignorance
mutuelle qui prévaut généralement.
On ne trouve que deux noms arméniens parmi les listes d’anciens élèves de
l’École évangélique. Les familles arméniennes, si elles offrent des études longues à
leurs fils, préfèrent d’autres établissements, même si l’offre grecque est la plus
élaborée, même si elle est la manifestation de la culture chrétienne autochtone la
plus présente. Les établissements qui attirent les Arméniens sont européens ou
américains. Solômonidis, publiciste smyrniote, ne semble pas s’être inquiété de
l’homogénéité des listes d’anciens élèves. Cette caractéristique est même désirée.
L’École évangélique est un lieu de l’entre-soi, de formation fermée. L’horizon idéo-
logique des élèves ainsi ségrégués ne peut qu’en être influencé. En revanche, la
qualité de l’éducation grecque orthodoxe est un argument pour attirer les parents de
jeunes filles. En particulier, les jeunes juives et arméniennes de Smyrne sont
nombreuses à l’école Homirion, selon Athinoyenis, dernier secrétaire du conseil de
cette école. Les listes d’anciens élèves n’indiquaient que le nom des élèves de
dernière année, diplômés ou non ; les élèves non grecs orthodoxes, ayant fréquenté
seulement quelques années les écoles grecques, n’y figurent donc pas 17.

15. KARARAS, Les Villages de Bournabat : Chatzilari-Narlikeuy-Bounarbachi-Koukloutzas-


Naldoukeni, Athènes, 1958 (gr.), p. 26.
16. Idem, p. 27.
17. ATHINOYENIS, « L’école de filles…», art. cit.
Tradition musulmane
et effort étatique ottoman

Il n’y a pas pléthore d’informations sur les écoles « ottomanes » ou


« musulmanes » de Smyrne dans nos sources. Il est patent que ce monde est le plus
éloigné des observateurs non musulmans. Au début des années 1870, Scherzer
condamne l’éducation des enfants musulmans à demeurer ancrée ad aeternam dans
le monde religieux traditionnel. Mais la sphère scolaire musulmane lui reste en
grande partie opaque. Solomônidis ne consacre que quelques lignes aux écoles
« turques », qu’il classe d’ailleurs sans hésitation parmi les établissements étran-
gers, tout comme les écoles juives ou arméniennes de la ville. Néanmoins, dans la
mesure où ce système se modernise à partir du haut, selon des impulsions venues de
la capitale en 1846, ces écoles se rapprochent des observateurs occidentaux. Ceux-
ci ne sont pas toujours enclins à les dénigrer. Même si les progrès du système
ottoman sont moins voyants que ceux des autres communautés, ils n’en existent pas
moins. Le rapport étasunien sur l’état de l’éducation à Smyrne insiste sur la désor-
ganisation de l’école ottomane, pour mieux souligner l’excellence de certains
établissements, en progrès constants jusqu’en 1916. Le taux de scolarisation parmi
la population turque est faible, et bien inférieur à celui attesté parmi la population
grecque orthodoxe qui, en Asie Mineure occidentale, tend à l’universalisation de
l’éducation primaire. L’éducation ottomane moderne et élitiste soutient pourtant la
comparaison avec les meilleurs établissements non musulmans de Smyrne.
Déjà pendant le règne d’Abdülhamit, le vali relaie la volonté officielle de déve-
lopper le réseau scolaire étatique : « Hamdi Pacha cherche également, en ce
moment, à créer des écoles dans chaque localité du vilayet, jusque dans de petits
villages, et à faire construire sur plusieurs points des chaussées, des routes et des
ponts par les Mudiriés intéressés1. » Cette mention est une des très rares allusions
aux écoles ottomanes étatiques trouvées dans les archives diplomatiques. Les
sources utilisent de façon interchangeable le terme d’« ottoman » et celui de

1. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 97 du CF, Pellissier, à l’AFC, Fournier, du 5.I.80,


« Nouvelles du pays, situation commerciale, brigandage, projets du vali ».
Tradition musulmane et effort étatique ottoman 79

« musulman » et d’« étatique ottoman » ou « impérial ». Cet usage instaure une


distance entre l’Empire ottoman et les non-musulmans. Hormis au sein d’une petite
élite ottomaniste convaincue qui peut se recruter dans tous les millets, et à part la
courte période de quelques mois suivant la révolution jeune-turque pendant laquelle
une certaine euphorie politique suit la fin de l’absolutisme, et donne lieu à des
scènes de fraternisation publique, le terme d’« ottoman », à Smyrne également, ne
désigne pas l’ensemble des sujets ottomans dans l’esprit des intéressés. Il faut bien
admettre qu’il en est ainsi. Ainsi, les « écoles ottomanes » désignent deux réalités
seulement : les écoles musulmanes traditionnelles et les écoles étatiques ottomanes
où le turc est l’unique langue locale à être étudiée et qui recrutent dans le millet
musulman. Seuls quelques non-musulmans vont à l’école étatique.
Les établissements scolaires turcs sont concentrés autour du konak et de la Millî
Kütüphane, sise alors dans la Beyler sokaªı, c’est-à-dire autour des lieux du pouvoir
public, situés dans la partie moderne de la ville turque. Dans les banlieues ou
faubourgs de Smyrne, on observe que les établissements turcs sont plus proches des
établissements non turcs qu’au centre de Smyrne même. Dans ces nouveaux lieux
de regroupement social, l’ethnicité est moins marquée dans l’espace. À Cordélio, il
existe même une école maternelle musulmane.
Alors que la population non turque est majoritaire à Smyrne, l’école otto-
mane officielle accorde, elle aussi, difficilement une place à cette altérité
omniprésente, en particulier si l’on prend en considération le critère des langues
enseignées au lycée sultanî. Hormis le turc ottoman et le français, le grec est
absent. Il n’y sera enseigné qu’après son introduction imposée par les Autorités
helléniques, pour l’année scolaire 1919-1920 2. Cette situation ne préjuge pas des
connaissances orales des élèves si ceux-ci sont smyrniotes et surtout s’ils habitent
dans un quartier autre que le vieux quartier turc, relativement homogène. Il y a
donc un déséquilibre entre les programmes des écoles grecques ottomanes et ceux
des écoles étatiques. La langue de l’Autre, du voisin, n’est en fait présente dans
les programmes scolaires qu’à la faveur du pouvoir politique en place. Son ensei-
gnement dépend d’un rapport de force. On peut douter de l’efficacité d’un tel
apprentissage imposé par voie administrative, sans que les élèves aient ni l’envie
ni l’usage de la langue en question. Il n’y a jamais eu de politique scolaire de
bilinguisme généralisé à Smyrne. Les établissements scolaires des différents
millets fonctionnent côte à côte, peu soucieux de collaborer à la formation
d’enfants différents, pourtant voués à vivre ensemble.
En revanche, le français est enseigné au lycée sultanî et idadi. L’influence fran-
çaise est accueillie par tous de façon analogue. Côte à côte, les autochtones
s’approprient le français. La provenance occidentale du français, mais surtout son
utilité commerciale et communicationnelle atténuent son caractère chrétien auprès

2. TINAL M., « Le lycée impérial d’Izmir pendant l’occupation hellénique », in Tarih ve Toplum,
n˚ 188, août 1999 (tu.), p. 72.
80 L’école à Smyrne

des Turcs et son origine catholique auprès des Grecs. Il devient ainsi également
désirable pour les deux millets3.
Les non-musulmans à l’école ottomane sont rares. Leur présence est d’autant
plus discrète qu’elle contrevient au discours communautaire, voire nationaliste.
L’envoi d’enfants chrétiens dans des établissements ottomans peut néanmoins être
le fruit de calculs parentaux, qui misent sur une carrière dans la fonction publique,
où une solide formation en osmanlıca est nécessaire. Or cette formation ne peut
s’acquérir qu’en milieu institutionnel, étant donné la situation de diglossie turque.
On peut trouver des traces de tels itinéraires dans les listes d’enseignants des
établissements chrétiens, qui ont toujours besoin de personnes ayant eu des rapports
avec le monde scolaire ottoman officiel afin d’assurer les cours de turc ottoman. On
trouve mention d’un certain Aristotelis Doktoridis, qui enseigne le turc à l’École
évangélique et le grec à l’orphelinat musulman. Il est l’auteur d’une grammaire
élémentaire de l’osmanlıca, publiée en 1893. Vassilakis Kouvas, diplômé du lycée
turc, idadi de Smyrne, en accord avec les éphores de l’école Arônis, met en avant les
connaissances en turc, supposées matérialiser la fidélité des enfants au régime du
sultan, lors de fêtes officielles, si les représentants officiels du vilayet sont présents.
De tels enseignants assurent l’interface entre les différents mondes voisins. Leur
rôle est discret et vraisemblablement ingrat au quotidien4. Ce sujet est rarement mis
en avant dans les écrits des non-musulmans.
Dans les écoles turques, en particulier quand les tâches sont considérées
comme féminines, le petit personnel de service peut comprendre des chrétiennes.
L’entretien du linge et le ménage, en particulier pour les pensionnaires du sultanî,
sont assurés par une servante grecque orthodoxe5. Les élèves ne comprennent pas
les discussions de cette servante avec les officiers hellènes en 1919. Elle-même est
donc capable de communiquer en turc avec les lycéens. Elle se révèle une auxiliaire
précieuse pour sortir du sultanî, si proche du lieu où éclatent les fusillades qui
accompagnent le débarquement hellénique. Elle négocie en effet la sortie des
élèves, qui sont protégés de la foule par l’armée grecque. Acte courageux, car le
sultanî ou l’idadi sont des foyers du nationalisme turc. Tant les enseignants, les
cadres dirigeants des établissements que leurs élèves les plus âgés sont contre le
débarquement et certains rejoignent des mouvements de résistance. Cet engagement
politique éclaire l’ambiance et le contenu des programmes scolaires suivis dans ces
établissements. Ce phénomène n’est pas étonnant tant le rôle des grands établisse-
ments grecs de Smyrne est analogue. Les ambitions scolaires modernistes de l’État

3. FORTNA, op. cit., p. 14-15 : « France has long served as the focal point of Western emulators in
the Ottoman Empire. Whether in the fields of literature, social and political thought, or fashion,
Ottomans turned to Paris for models. » Pour une fois, on peut entendre par « Ottoman » tout sujet du
sultan, sans distinction de religion ou de nationalité.
4. Voir la scène du roman de THÉOTOKAS G., Leonis, enfant grec de Constantinople, Paris, 1985
[trad. de THEOTOKAS Y., Leônis, Athènes, 1946 (gr.)], où le professeur grec ottoman de langue turque
gifle un élève qui répugne à apprendre ses leçons, mettant en péril politique son établissement et
anéantissant les efforts du pédagogue.
5. KARARAS, Cordélio…, op. cit., p. 71.
Tradition musulmane et effort étatique ottoman 81

ottoman sont reprises par le Comité Union et Progrès (CUP), qui ouvre un établisse-
ment à Smyrne. Le CUP a la claire volonté de rattraper l’avance des chrétiens en
termes de compétences. Il s’ouvre aussi à Smyrne une École des arts et métiers. Il
s’agit de deux lieux de renforcement du sentiment national : « Il y a quelques jours
des élèves de l’École Union et Progrès et des élèves de l’École des arts et métiers
sont allés manifester devant certains magasins du Bazar, accusés de philhellénisme,
sous prétexte qu’ils avaient des vitres bleues ; ils les ont invités à enlever ces vitres.
Les négociants dont il s’agit s’y étant refusés, les écoliers manifestants ont brisé
leurs carreaux6. »
À Aydın, un des bâtiments les plus imposants de la ville est le lycée idadi. Le
bâtiment est situé en hauteur de la ville, sur le site de la vieille ville de Tralles. Il a
même été construit avec des pierres de la ville antique. L’allure impressionnante du
bâtiment, ses matériaux de construction, marquent l’affirmation de l’autorité
étatique sur un terrain dont l’identité historique est problématique. Il scolarise non
seulement des enfants musulmans, mais aussi grecs et arméniens 7. Le système
ottoman officiel est ici dans des conditions particulières, en l’absence de concurr-
rence chrétienne sérieuse. Il convainc certains parents chrétiens qui désirent
scolariser leurs enfants malgré tout.
L’administration publique des affaires éducatives, le maarif, se structure de
plus en plus dans le but de contrôler les activités des écoles non musulmanes. En
particulier, après l’abolition des capitulations, fin septembre 1914, la langue turque,
l’histoire et la géographie de l’Empire doivent obligatoirement être enseignées en
turc dans toutes les écoles. Ces décisions irritent les non-Turcs. Les uns, dans leur
pose coloniale, ne comprennent pas l’irruption dans leur quotidien scolaire d’un
Orient qu’ils imaginent dominer. Les autres s’estiment aussi autorisés que les Turcs
à traiter de l’histoire et de la géographie de la région, selon leur angle de vue, et ne
voient pas pourquoi le turc, d’un usage pratique limité dans bien des quartiers de
Smyrne, leur serait imposé dans ce qu’ils considèrent comme le nouveau saint des
saints : l’école grecque.

6. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 168, dp. n˚ 24, du CGF, M. Colomiès, au MAE, à Paris, du


23.III.14, « Insécurité dans le vilayet et boycottage ».
7. QOSSIAN, op. cit., p. 7.
L’école grecque :
un rouage essentiel de l’hellénisation

C’est la communauté grecque orthodoxe qui se distingue dans le domaine


éducatif. Cette activité entraîne une profonde modification des rapports des Grecs
orthodoxes à leur environnement ottoman. Les écoles grecques orthodoxes dans
l’Empire sont animées par le projet expansionniste de l’État-nation néohellénique,
avant même la formulation politique explicite du projet annexionniste. Celui-ci est, de
toute façon, entravé depuis la guerre de Crimée1. Le nom même des établissements
atteste la référence étroite au royaume de Grèce. Le terme usuel de Rômios disparaît
de la langue écrite. Il n’y a plus de terme équivalent au turc, Rum. La perception de soi
du groupe grec orthodoxe et sa place officielle dans l’édifice ottoman divergent. Au
mieux, toutes les réalités orthodoxes sont englobées et homogénéisées dans les mots
de la famille d’Hellin. Ce cas mérite qu’on s’y arrête.

LES PROGRAMMES SCOLAIRES :


DES REPRÉSENTATIONS DE SOI ET DES AUTRES

Les programmes consultés datent tous de la période constitutionnelle, entre


1908 et 1912. Leur analyse montre qu’ils font la part belle aux matières à fort
contenu idéologique identitaire, comme l’étude de la langue grecque, de l’histoire et

1. SKOPETEA E., Le Royaume modèle et la Grande Idée : aspects du problème national en Grèce
(1830-1880), Athènes, 1988 (gr.). Cf. p. 287 et suiv., « L’extension du royaume hellénique ». Selon
Skopetea, après la guerre de Crimée (1853-1856), la Grèce est dans le mauvais camp diplomatique.
L’intégrité de l’Empire ottoman est réaffirmée par le traité de Paris du 30 mars 1856. Les Alliés
occidentaux se sont assuré la modération de la Grèce pendant le conflit, en installant une escadre au
Pirée, de 1854 à 1857.
L’école grecque 83

de la géographie, ainsi que de la religion orthodoxe. Les programmes s’articulent


autour d’une trinité pédagogique, que l’on présente comme formant un tout
indivisible : le progrès, le christianisme et le nationalisme2. L’analyse des intitulés
de programmes n’informe certes pas complètement sur la réalité de l’éducation
dispensée. Les pratiques peuvent différer des buts fixés. La personnalité des ensei-
gnants peut aussi apporter de singulières nuances à un programme. Néanmoins, tous
les documents consultés sont cohérents dans leur orientation idéologique globale, ce
qui n’est pas fortuit.
La scolarité est bien plus qu’un simple temps d’accumulation de connais-
sances3. C’est une période charnière de la socialisation des individus. Dans les
documents consultés, rien n’indique que l’on désire développer l’esprit critique. Le
XIXe siècle et le début du XXe siècle croient au progrès et au viatique scolaire pour y
participer. Ce statut de l’école légitime les contenus idéologiques des programmes,
lesquels ne sont pas mis en cause au sein de ces institutions4. Or l’école ottomane
est communautaire. En plus de dispenser des connaissances, l’école forme des
membres des communautés ethno-religieuses, qui structurent la vie sociale de
l’Empire. Elle met surtout en valeur la culture d’appartenance, qualifiée de natio-
nale. En particulier, l’école grecque inculque aux élèves un corpus de références,
aisément décrétées classiques pour l’humanité entière.
Pendant la période ottomane, les programmes scolaires orthodoxes dans la
région de Smyrne sont officiellement déterminés sur place. Les enseignants les
élaborent mais les éphories locales les sanctionnent, en accord avec la démogérontie
et la métropolie dont ils dépendent. Pourtant, il est possible de discerner le rôle
moteur de l’École évangélique et de l’École centrale de jeunes filles de Smyrne.
L’alignement sur ces programmes smyrniotes est même un argument avancé par les
écoles pour convaincre les parents de la qualité de leur enseignement. Donc, l’auto-
nomie des communautés locales en ce domaine devient formelle. L’école primaire
des environs de Smyrne est de bonne qualité, quand elle assure à ses élèves les plus
doués et motivés, et les mieux lotis financièrement, l’entrée au lycée smyrniote qui
va leur permettre de poursuivre de leurs études.
Il est difficile de déterminer la réalité du contrôle des inspecteurs du Patriarcat
œcuménique dans les affaires scolaires de Smyrne5. Le mouvement de centralisa-
tion qui affecte la région n’a pas lieu à partir de Constantinople, mais plutôt

2. Commission de révision et de rédaction des programmes, Programme analytique des leçons


dispensées dans les écoles civiles de six classes de l’École évangélique [de Smyrne], Smyrne, 1910
(gr.), p. 6 : « Le but [de l’école civile] est la formation de l’enfant du point de vue religieux, national et
moral. »
3. Cette réalité scolaire est connue des acteurs, Règlement général du lycée gréco-allemand
Kyriakos Yiannikis, Smyrne, 1910 (gr.), p. 6, § 3.
4. PARASYRAKIS S. (?), « Notes à propos de l’éducation et du clergé des nationalités en Turquie »,
p. 214-224, in PARASYRAKES S. A. (dir.), Panhellenic Annual, Londres, 1879 (?) (gr.).
5. La modestie des ressources humaines de l’institution héritière à Istanbul ne permet plus
d’imaginer le rôle joué par ce patriarcat autrefois. La remarque vaut pour les Arméniens apostoliques
stambouliotes.
84 L’école à Smyrne

d’Athènes6. Dans les statuts qu’ils publient, les grands établissements smyrniotes
s’empressent, après avoir reproduit le berat impérial qui autorise leurs activités, de
présenter une copie du courrier des autorités helléniques qui reconnaît la validité de
leur diplôme de fin d’études et ouvre les portes de l’université d’Athènes aux bache-
liers locaux. Les grands établissements dans la région fonctionnent comme
appendices du système scolaire hellénique. Ce sont l’École évangélique (tôt
reconnue par la Grèce, en septembre 1862), le lycée gréco-allemand de Smyrne (à
partir d’octobre 1908), le lycée franco-grec de la famille Arônis (en 1911) et le
lycée Paruena (en 1900), sans oublier le prestigieux lycée d’Ayvalık. Les ensei-
gnants des différents établissements sont recrutés, rémunérés et surveillés par
l’éphorie. Ils doivent faire la demande annuelle du renouvellement de leur contrat
d’enseignement. Le personnel de direction est recruté de la même façon par les
responsables locaux. Tout le système fonctionne a priori de façon décentralisée.
Malgré cette autonomie locale formelle, le tropisme athénien est déjà relevé par
Scherzer dès le début des années 1870. Les enseignants des établissements grecs
orthodoxes ont été formés à Athènes.
L’étude des matières scientifiques pourrait faire accéder les élèves à des réalités
indépendantes des cloisonnements nationaux et donc à un espace universaliste.
Néanmoins, même en ce domaine, le nationalisme grec s’infiltre de façon subtile.
En effet, la langue grecque permet, encore jusqu’au début du XXe siècle, par un
hasard heureux pour les nationalistes, d’éviter beaucoup d’emprunts étrangers pour
désigner phénomènes scientifiques et techniques. L’héritage de l’Antiquité, ainsi
que l’importance de la culture classique parmi les scientifiques occidentaux font du
grec savant une langue aisément applicable à ces domaines. La tradition helléniste
occidentale permet d’entretenir l’illusion d’une science évidemment grecque.
L’illusion est relayée par l’avantage pratique réel que constitue la possibilité
d’enseigner ces matières dans une langue homogène, alors que le turc ou l’arménien
doivent recourir largement aux emprunts aux langues occidentales ou à l’arabe, ou
bien à des calques du grec, souvent peu naturels. L’outil linguistique grec est en
adéquation, certes fortuite mais confortable, à son objet d’étude. Ainsi, les
programmes scientifiques des écoles grecques peuvent laisser penser que les Grecs
sont chez eux dans ce domaine.

Langues grecques
L’excellence en langue grecque est un des buts premiers de l’éducation grecque
orthodoxe ottomane. Le nombre d’heures consacré à cette étude le prouve bien. En
primaire, c’est environ un tiers du temps scolaire qui lui est directement consacré.

6. Pour comparer le cas de Smyrne à celui de la Macédoine ottomane, voir VOURI S., Éducation
et nationalisme dans les Balkans, le cas de la Macédoine du nord-ouest, 1870-1904, Athènes, 1992
(gr.). Selon Vouri, le contrôle des consulats grecs sur l’activité scolaire grecque ottomane de ces
régions est déterminant.
L’école grecque 85

Mais la diglossie grecque rend cet apprentissage ardu. La langue grecque écrite et la
langue parlée n’ont jamais été strictement les mêmes, à aucune époque de l’histoire.
L’époque contemporaine se caractérise par l’usage d’une langue épurée, kathare-
voussa, qui se démarque de la langue d’usage oral spontané, homiloumeni, ou
dimotiki. Le standard du grec démotique n’est formalisé qu’en 1941 par Manôlis
Triantaphyllidis. Il est très proche des parlers du Péloponnèse, berceau de l’État
grec moderne7. Les élèves scolarisés dans le système grec orthodoxe doivent
maîtriser la norme écrite8. La recherche de l’excellence en grec est sans cesse réaf-
firmée dans l’enseignement orthodoxe. Outre le grec savant, l’enseignement du grec
ancien est introduit dès la fin de l’école primaire, en sixième classe. Il n’y a pas
d’alphabétisation en grec démotique dans les années 1870, même si certains la
réclament, se souvenant de l’impact qu’a eu le changement de statut des langues
vernaculaires à la Renaissance, en Europe occidentale9. Cette question ne sera
jamais à l’ordre du jour à Smyrne. Le seul journal à paraître en démotique est un
journal socialiste de 1908. La scolarisation dans un bon établissement n’a pas pour
but de préparer à une telle lecture.
Il se produit pourtant une inflexion, pendant cette dernière époque ottomane, en
ce qui concerne le standard linguistique enseigné. En effet, à partir de l’année
scolaire 1875-1876, le grec démotique est introduit dans les programmes des écoles
primaires de la région smyrniote. Le grec ancien perd du terrain face à la langue dite
épurée. La diglossie a elle-même son histoire. L’idéal de maîtrise du standard
attique du Ve siècle avant l’ère chrétienne laisse la place à une langue un peu plus
proche du grec spontané. Cette réforme linguistique scolaire se heurte aussi à une
difficulté matérielle, puisqu’il n’existe alors pas de matériel pour enseigner le démo-
tique. Smyrne a eu un rôle pionnier dans cette réforme, qui est aussi un début d’aveu
de la distance existant entre le monde grec ancien et la réalité grecque moderne. Le
grec démotique est introduit dans les petites classes, langue dans laquelle a lieu, dès
lors, la première alphabétisation. L’alphabétisation en grec épuré s’est avérée ineffi-
cace pour le plus grand nombre, alors que la fréquentation scolaire chez les
orthodoxes est en voie de généralisation. Smyrne, ville marchande, recherche l’effi-
cacité en termes pédagogiques et ne peut s’embarrasser d’oripeaux linguistiques
encombrants. Le constat d’inutilité d’une éducation primaire cherchant à inculquer

7. ANDRIÔTIS N. P., Histoire de la langue grecque, Thessalonique, 1992 (gr.), et TONNET H.,
Histoire du grec moderne, Paris, 1993.
8. Des situations linguistiques encore plus complexes sont envisageables pour les élèves
orthodoxes de l’Empire. C’est le cas, par exemple, des élèves dans la région du Pont, dont la propre
langue spontanée est dite langue grecque pontique, qui est un rameau séparé depuis le grec byzantin. Il
leur faut donc apprendre deux formes de grec qui leur sont étrangères mais qui, dans leur horizon
communicationnel, sont indispensables : la démotique standard, s’ils désirent converser avec un Grec
d’une région autre que la leur, et la katharevoussa, langue pratiquement unique de l’écrit grec
orthodoxe. C’est également le cas des élèves des régions centrales turcophones qui doivent apprendre
ces deux formes de grec étrangères à leur langue maternelle, le turc. Ces exemples doivent mettre en
évidence l’arbitraire des catégories officielles du propre et de l’étranger dans le domaine linguistique.
9. ISSIGONIS, « L’institut … », art. cit., et PARASYRAKIS, art. cit.
86 L’école à Smyrne

des rudiments de grec ancien s’impose aux esprits vigilants, comme Isigonis. Le
grec ancien est alors abordé dans le cadre du secondaire.
L’ambition du programme de lectures est saisissante. Il est prévu que les élèves
lisent des textes de L’Anabase de Xénophon. L’apprentissage des règles morpholo-
giques et syntaxiques du grec ancien fait partie de la formation au lycée gréco-
allemand dès la troisième classe de primaire. Cette étude est poursuivie pendant
trois années10. L’enseignement est par ailleurs dispensé en grec savant. La situation
de diglossie a des conséquences sur la pédagogie. Elle présuppose des leçons préa-
lables pour pouvoir désigner les choses dans la vie courante. La langue parlée
spontanée est pour les conservateurs une forme moins noble que le standard savant.
Les performances attendues en septième année d’étude au lycée gréco-allemand
sont impressionnantes : Thucydide, Homère, Démosthène, Euripide, Sophocle sont
au programme, alors même que la formation classique dans cet établissement n’est
pas aussi complète qu’à l’École évangélique11. Les élèves doivent concevoir le grec
comme anhistorique. La katharevoussa est assimilée à la koinè des Évangiles,
marque manifeste d’une nouvelle élection historique de la culture grecque. Il s’agit
de « rendre grâce au Christ dans la langue de nos pères12 ».

Des langues étrangères si nécessaires


Malgré la centralité de l’apprentissage du grec, la situation géographique et
l’économie commerçante, ouverte sur le monde de Smyrne, imposent l’enseigne-
ment du français. Cet apprentissage débute assez tôt, dès la quatrième classe de
l’école primaire. Les autorités scolaires redoutent une altération de l’identité des
élèves si ceux-ci étudient plus tôt la lingua franca de l’époque. Le classement du
français comme langue étrangère à Smyrne est discutable, en raison de l’autochtoni-
sation de cette langue dans tout le Levant. Les programmes de français du lycée
gréco-allemand sont eux-mêmes rédigés en français, comme si les lecteurs de ces
documents étaient à même de les lire. Rien dans ces programmes en revanche n’est
écrit en allemand. Le programme linguistique de l’école grecque peut être modifié
selon l’endroit où elle se trouve. Les heures consacrées à Smyrne au français
peuvent servir, ailleurs, à dispenser des cours d’agriculture. Les établissements à
l’intérieur du vilayet ou au-delà qui s’aviseraient de reprendre en partie le
programme proposé par l’École évangélique sont invités à adapter leur enseigne-
ment aux conditions locales, mais également aux compétences pédagogiques
disponibles13. Dans les meilleurs établissements orthodoxes, les enseignants de
français se doivent d’être des Européens francophones ou des Levantins compé-

10. Programme analytique du lycée gréco-allemand Kyriakos Yiannikis, fondé en vertu d’un
décret impérial et reconnu par les universités, Smyrne, 1910 (gr.), p. 15.
11. Idem, p. 57.
12. Programme analytique des écoles de l’Éparchie de Smyrne, Smyrne, 1911 (gr.), p. 81.
13. Commission de révision…, op. cit., p. 4.
L’école grecque 87

tents. On accepte même le catholicisme d’un enseignant grec s’il enseigne le


français. C’est le cas de Vardas, qui enseigne français et latin à l’École évangélique.
Les deux caractéristiques, l’une professionnelle l’autre religieuse, s’équilibrent
alors. L’idéologie essentialiste suggère même que la compétence est comme natu-
rellement déterminée par l’appartenance à l’église de Rome14.
L’osmanlıca n’est pas traité très différemment du français. Comme le français,
il est désigné « langue étrangère » dans les programmes. Le monde turc, à côté
duquel et souvent dans lequel les enfants grecs vivent, est ainsi mis à distance par le
discours orthodoxe. L’étude de cette langue se justifie par son statut de « langue
officielle de l’État ». On ne lui accorde que peu d’importance pratique ou de vertu
éducative. L’étude en commence un an après le français. On se plie donc plus facile-
ment à l’étude de la lingua franca qu’à celle du turc, dont l’apprentissage est
réservé aux garçons. Les filles n’ont pas à le connaître, en particulier sa forme
écrite. On imagine mal qu’une femme ait des démêlés directs avec la justice ou
d’autres instances turques dans le cours d’une vie professionnelle par exemple. Par
ailleurs, l’ignorance du turc doit protéger les jeunes filles de contacts avec des
jeunes gens musulmans. La communauté désire absolument les en empêcher. Le
non-enseignement de la langue écrite chez les filles et l’enseignement relativement
tardif de l’osmanlıca chez les garçons ne présument pas de leurs connaissances
orales, plus difficiles à déceler, mais il est indicatif du moindre statut de cette langue
parmi les Grecs de Smyrne, en particulier au sein de leur intelligentsia.
Les autres langues ne jouent pas un rôle comparable aux trois précédemment
évoquées. La place relative de l’allemand dans les préférences est sans commune
mesure avec sa situation actuelle, « non seulement en raison de son utilité sans cesse
croissante dans les sciences et le commerce, mais aussi en raison des progrès enre-
gistrés en Allemagne en pédagogie qui fournissent des principes dignes d’être
imités, parmi lesquels le lycée essaie de puiser ce qui est utile pour nous
également ». La remarque vaut bien sûr surtout pour le lycée germano-grec, mais
pas uniquement. Les programmes des écoles de l’éparchie de Smyrne reconnaissent
aussi la pédagogie allemande comme la plus avancée de l’époque. On se réfère
directement aux programmes des écoles civiles allemandes, ou Bürgerschulen, pour
remanier les programmes scolaires des écoles orthodoxes15. Le développement de
la langue allemande cessera en 1918.
La multiplicité des autres langues étudiées nous montre que le jeu des
influences culturelles est encore très ouvert. L’anglais est enseigné à Smyrne, mais
sa position n’est privilégiée que dans les établissements anglophones, américains ou
britanniques levantins. Au lycée gréco-allemand par exemple, l’anglais n’est qu’une
langue optionnelle16. Après le conflit mondial, le développement de l’anglais
s’accentue : « L’anglais est parlé par beaucoup des habitants chrétiens et des juifs de
Smyrne mais aussi par quelques Turcs et il gagne en popularité et en usage très

14. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 232.


15. Commission de révision…, op. cit., p. 4.
16. Règlement général du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 7.
88 L’école à Smyrne

rapidement17. » Le russe, quant à lui, est le grand absent, malgré le prestige et


l’importance de l’Empire russe pour la population orthodoxe et, éventuellement, la
population arménienne. L’italien, enseigné dans de nombreux établissements reli-
gieux, peut prétendre à un rôle nouveau grâce à la politique de l’État-nation italien
après 1860, mais il n’est jamais en mesure d’évincer le français. Au début des
années 1920, les enquêteurs américains déclarent que « très peu de gens en dehors
des sujets italiens [le] parlent ». Toutes ces langues étrangères doivent être utiles.
Au lycée gréco-allemand, elles doivent permettre de rédiger une correspondance
commerciale tant en grec, qu’en français, allemand et anglais. On ne pense pas que
l’étude des langues doive contribuer à la formation d’esprits critiques, mais être un
outil sur le marché du travail ou celui de la distinction sociale. Cas extrême, le latin
est enseigné à l’École évangélique. Il est nécessaire pour entrer à l’université
d’Athènes, comme dans les universités d’Europe occidentale, et pour faire des
études de médecine, par exemple.

Éduquer les corps


La gymnastique est longtemps ignorée des programmes. Son introduction
tardive est souvent le fait de directeurs qui ont étudié en Allemagne, où le mouve-
ment gymnique des Turnvereine apparaît comme un des éléments de la supériorité
du système allemand. La défaite militaire française de 1870 est considérée comme
la preuve éclatante de cette supériorité culturelle, qui aboutit à l’unification natio-
nale pour une partie du monde allemand. L’enseignant en charge de la gymnastique
à l’école Arônis est un ancien militaire, un officier de réserve de l’armée hellénique.
Il y a conjonction étroite entre l’idéal nationaliste et le soin apporté au développe-
ment des aptitudes corporelles. La gymnastique « [...] vise, par le développement
naturel, mesuré, sage et harmonieux des corps des jeunes gens, la santé, le bien-être,
la beauté, la force, l’endurance, le renforcement de la volonté, la culture du courage,
la confiance en soi, la discipline, la concorde, l’aide mutuelle, la bienséance et
l’amour de la patrie18 ». L’idéologie de la volonté, de la force, de l’obéissance et des
vertus militaires envahit le discours pédagogique. Le culte du corps guerrier et de
l’agressivité est présenté comme indissociable de l’amour que l’on doit à sa patrie,
en conformité avec le modèle allemand. Il s’agit d’un souci pédagogique nouveau,
commun à toutes les communautés.

17. A Survey …, op. cit., § General Information ; les informations sont fournies par le consul
général des États-Unis.
18. Programme analytique du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 18.
L’école grecque 89

L’orthodoxie, la vraie foi


La religion figure en première place dans les programmes scolaires Grecs
orthodoxes dans l’Empire. Ainsi, l’éducation religieuse est symboliquement mise à
la place d’honneur dans le curriculum, même si l’horaire consacré à ces études est
relativement faible. Cet enseignement est, en fait, un catéchisme. Il s’agit pour
l’élève de devenir un bon chrétien, c’est-à-dire un chrétien orthodoxe. L’enseigne-
ment religieux est plus important en heures pour les filles, pour lesquelles il fait
partie d’un bloc intitulé « morale ». La religion est enseignée deux heures par
semaine, sur une trentaine d’heures de classe. En revanche, elle est présente bien au-
delà de son horaire. Le temps scolaire lui-même est articulé religieusement 19. La
journée d’étude commence et s’achève par une prière commune. Le calendrier
scolaire suit le calendrier julien – en décalage avec celui de l’État ottoman – des
populations catholiques locales ou de l’Europe. Le repos dominical est de règle et
les nombreuses fêtes religieuses des saints, Georges et Démètre par exemple, sont
fériées20. Les saints Polycarpe et Barbara permettent d’ancrer la religion dans le sol
micrasiatique, en exaltant l’ancienneté du christianisme sur ce territoire 21. La
présence des élèves et des enseignants à la liturgie dominicale est obligatoire.
Pendant le carême et à la Sainte-Barbara, la communion est obligatoire pour tous.
L’imbrication entre Église et école est forte22.
Toutes les matières comportent des références à la religion chaque fois que cela
est possible. Ainsi, les leçons de choses portant sur la vie familiale incluent la descrip-
tion d’une église et de ses différentes parties23. L’enseignement de l’histoire est
structuré par la vision d’une confrontation entre les différentes formes de christia-
nisme, puis entre les religions en Orient. Par exemple, le « schisme bulgare » est
intégré au programme d’études en 1910 en histoire ecclésiastique, discipline qui fait la
liaison entre enseignements historique et religieux24. Le péril bulgare est alors la prin-

19. L’Islam remplit la même fonction dans les établissements de l’État ottoman. D’une
communauté à l’autre, tout est différent et pourtant si analogue. Cf. FORTNA, op. cit., p. 23 :
« Officially sanctioned Islam gave rhythm to daily life in the schools in the form of prayers, holiday
observances, and vacations. Students were monitored in terms of their religious-moral conduct as well
as academically, and members of the ulama were a constant feature on the school scene. »
20. Ces saints chevaliers, importants pour toute l’orthodoxie, sont fêtés respectivement le 23 avril
et le 26 octobre.
21. Polycarpe fut le premier évêque de Smyrne, martyrisé en février 156. Barbara est une sainte
d’Asie Mineure, martyrisée en 235, à Nicomédie. Ils sont fêtés respectivement le 23 février et le
4 décembre.
22. Programme analytique des Écoles…, op. cit., p. 15.
23. Commission de révision…, op. cit., p. 12.
24. Il n’y a pas eu de raisons religieuses à la constitution d’une Église bulgare (1848 : fondation
d’une Église bulgare à Constantinople, 1860 : proclamation unilatérale de l’indépendance
ecclésiastique bulgare dans cette Église, 1871 : reconnaissance par ferman impérial de l’Église bulgare
et donc d’un nouveau millet). Il faut voir ce renouveau ecclésiastique comme un fait national et non
comme un schisme à propos du dogme. Le Patriarcat œcuménique ne lève sa condamnation pour
hérésie de phylétisme, formulée en 1872, que le 22 février 1945 ! Cf. CRAMPTON R. J., A Short History
of Modern Bulgaria, Cambridge, 1987.
90 L’école à Smyrne

cipale préoccupation du monde grec25. En revanche, la déclaration d’autocéphalie de


l’Église du nouvel État hellénique, qui a été fort difficile à accepter pour le Patriarcat
œcuménique, est présentée, elle, comme « l’indépendance de l’Église de Grèce26 ».
On traite à l’inverse des phénomènes analogues. Les Grecs sont présentés comme un
grand peuple évangélisateur, envers lequel le monde slave a une dette, dont il ne veut
pas s’acquitter. Les chrétiens orientaux ralliés à Rome sont appelés « uniates », une
dénomination récusée par les personnes concernées, qui vise à les délégitimer et à
suggérer leur traîtrise27. La moitié environ du programme de chant est constituée de
chants religieux. Les Évangiles sont livre de lecture dès la cinquième classe de
primaire. Une fois par semaine, il est prévu qu’on lise en classe l’évangile dominical28.
La rupture historique de la christianisation est présentée comme une simple inflexion
de l’histoire grecque. Il n’y pas d’interrogation sur les changements de lieux de
l’Hellade à Constantinople. Les aspects sémitiques du christianisme sont minimisés.
Les dispositions de nature religieuse, si elles n’excluent pas stricto sensu la
scolarisation d’enfants d’autres religions, entraînent leur marginalisation. En effet,
ces élèves sont constamment renvoyés à leur différence religieuse. Par ailleurs, les
sources évoquent à peine cette possibilité. À Magnésie, le règlement des écoles en
prévoit l’éventualité. Le directeur doit tenir un registre des élèves en indiquant leur
religion, ce qui implique qu’au moins plusieurs confessions sont envisagées. Il est
prévu que ceux-ci ne soient pas soumis aux obligations religieuses imposées aux
enfants orthodoxes. Il est vraisemblable que ces dérogations à la règle ne sont pas
les bienvenues, car elles suggèrent aux enfants orthodoxes, dans la simplicité quoti-
dienne de rapports familiers, la possibilité d’une vie différente, voire celle de se
soustraire à l’emprise sociale de l’Église orthodoxe. Cette forme de mixité n’est que
tolérée et non recherchée29.
Les enseignants orthodoxes ne sont pas censés avoir de contact avec le monde
catholique. Ainsi, lorsqu’un des enseignants de latin au lycée de l’École évangélique,
Polyvios Aryiropoulos, entretient des relations avec le séminaire catholique, celles-ci
sont condamnées par la population orthodoxe qui en a eu vent30. Pour un enfant grec
orthodoxe, la fréquentation d’une école catholique met en péril son caractère national
et son orthodoxie religieuse. De surcroît, une vision catholique du monde, que l’on ne
prend pas la peine de définir, s’immiscerait dans l’esprit malléable des petits Grecs
orthodoxes, qui fausserait ou altérerait leur perception du monde. Les enfants seraient

25. Elle n’est sûrement pas nulle pour autant. Le premier périodique bulgare a été publié à
Smyrne en 1844, sous le titre de Liouboslovie.
26. Pour se convaincre de la difficulté de la normalisation des relations entre le Patriarcat
œcuménique de Constantinople et la nouvelle Église de Grèce, qui prit quelques décennies, voir
FRAZEE C. A., The Orthodox Church and Independent Greece, 1821-1852, Cambridge, 1969.
27. Programme analytique du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 43.
28. Commission de révision…, op. cit., p. 16.
29. Communauté orthodoxe de Magnésie, Statuts des établissements scolaires de la communauté
orthodoxe de Magnésie, Athènes, 1889 (gr.), p. 5, § 8 et p. 12, § 43.
30. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 232.
L’école grecque 91

menacés d’acquérir subrepticement une « connaissance » et une « expérience » du


monde toute catholique31.

S’approprier symboliquement le temps et l’espace


La culture hellénique antique est présentée comme l’unique origine de la civili-
sation. L’Occident européen n’est qu’un avatar de ce souffle civilisateur. D’autorité,
on pose un rapport de filiation, en ligne droite, depuis les temps mythologiques
jusqu’à l’époque moderne des Grecs orthodoxes ottomans. L’enseignement de
l’histoire commence ainsi à l’école primaire par les légendes mythologiques.
L’étude historique doit être édifiante : religion et histoire sont présentées comme
concourant à une même fin éducative morale et normative. L’enseignement de
l’histoire grecque occupe deux heures par semaine dès la primaire et jusqu’à la
terminale au lycée gréco-allemand. Une grande importance est accordée à l’origine
du millet qui est, depuis les Lumières grecques, celle des Grecs anciens32. Dès
l’école primaire, on aborde le thème de l’unité nationale, même pendant
l’Antiquité33 ! On projette les préoccupations du début du XXe siècle sur la période
antique. L’histoire grecque est présentée comme une suite de biographies de grands
hommes, champions de la cause nationale à travers les millénaires, et de combats
pour le salut des Grecs. Les grandes figures politiques athéniennes, Alexandre et les
empereurs byzantins, sont à connaître dès le primaire. Alexandre permet de parler
de l’hellénisme en Asie. Le programme évoque le problème de l’origine des Macé-
doniens anciens. Il est urgent d’asseoir le discours de la grécité des Macédoniens si
l’on veut s’approprier l’ancien territoire d’Alexandre. L’histoire enseignée est hellé-
nocentrée, même quand elle aborde d’autres objets. On ne parle pas directement de
l’expansion romaine, mais de la soumission des Grecs à Rome. Heureusement,
l’histoire romaine est présentée comme convergeant vers l’avènement de Constantin
le Grand et la construction de l’État byzantin. Les questions posées en fin de
programme de chaque classe, censées dynamiser l’enseignement dispensé, sont
libellées en termes nationalistes, comme par exemple : « Pourquoi la Grèce tombe-
t-elle devant les Romains ? » Tout est présenté comme s’il n’y avait qu’une Grèce,
constamment semblable à elle-même, presque en dépit de l’histoire.
L’histoire de l’Empire ottoman est étudiée sur le mode de la catastrophe natio-
nale, scellée par la chute de Constantinople. Les aspects de l’histoire ottomane mis

31. ISSIGONIS, « L’institut… », art. cit., p. 83.


32. KITROMILIDÈS P. M., Les Lumières grecques modernes, les idées politiques et sociales (trad.
de l’anglais en grec par LIKOLOUDI Stella, Tradition, Enlightment and Revolution, thèse de l’université
Harvard, 1978), Athènes, Fondation culturelle de la Banque nationale de Grèce, 1996, p. 95 : « Le
sentiment de continuité, qui apparut lors de la prise de conscience du fait que les Grecs modernes
vivaient dans le même espace et parlaient la même langue que les Anciens, a constitué le socle sur
lequel on forgea la conscience grecque moderne, dont la principale quête était justement la
reconnaissance de cette continuité. »
33. Programme analytique des écoles…, op. cit., p. 26.
92 L’école à Smyrne

en avant sont le système du dev„irme, ou levée d’enfants qui alimentait le corps des
janissaires. C’est seulement dans la dernière classe de l’école primaire, la sixième
classe, que l’on parle de l’État arabe puis de l’« État turc ». L’histoire est envisagée
de façon encyclopédique. Le passé éloigné est plus important que les temps
présents ; il est plus lisible et aussi plus facile à enseigner. Il s’avère, en revanche,
problématique de traiter des temps plus proches, politiquement plus délicats. Dans
le secondaire, il demeure essentiel pour les élèves d’acquérir une connaissance
étendue de l’histoire ancienne. L’histoire universelle médiévale et moderne est
évoquée brièvement34.
L’histoire du XIXe siècle permet l’introduction des nouveaux mondes. Les
énoncés ignorent les concepts d’impérialisme, de colonialisme ou d’expansion-
nisme. Cette seconde section du programme comprend, à la fin, l’histoire de la
Grèce moderne, dans le cadre du mouvement des idées libérales et nationales du
XIXe siècle, qui débute à la Révolution française, dont on affirme la place éminente
dans l’histoire contemporaine. La Grèce moderne constitue le dernier ensemble à
connaître. Le premier titre de cette partie du programme est consacré aux Églises,
posées comme les foyers de l’existence nationale, avant l’apparition des États. La
révolution grecque est traitée une troisième fois au cours de cette année – après
l’avoir été une fois dans l’histoire générale de la Turquie et une fois dans l’histoire
du XIXe siècle –, dans la partie finale consacrée à la Grèce moderne. Les derniers
énoncés sont la guerre de 1897 et l’autonomie crétoise. L’histoire grecque moderne
est orientée vers une « libération nationale » générale, mais le mot est toujours
soigneusement évité. Quelles conséquences un tel programme d’études, officiel, a-t-
il sur la conscience politique des élèves ? Comment est-il possible, après l’instaura-
tion par les Jeunes-Turcs d’une inspection publique de tous les établissements
scolaires sur le territoire ottoman, que ce programme soit maintenu ? On imagine
qu’il ne doit pas manquer de matière à conflit avec la nouvelle administration. Mais
la protection occidentale sur les grands lycées grecs de Smyrne les met à l’abri
jusqu’à la fin septembre 1914.
Pour enseigner la géographie, on respecte un principe moderne : partir de la
réalité proche, considérée comme plus simple, pour aller vers le plus lointain ou
abstrait. Smyrne a ainsi une place de choix dans le programme dès les petites
classes. Le thème est constamment repris. On décrit sa population et on évoque sa
fonction commerciale. D’ailleurs, même dans les classes d’enseignement général,
des éléments de culture commerciale sont dispensés aux élèves. Une connaissance
générale en ce domaine apparaît nécessaire à tous.
La géographie est souvent envisagée en primaire comme patridographia, soit
étude de la patrie, c’est-à-dire étude de la géographie de Smyrne et sa région, mais
aussi de l’État néo-grec. La double signification du mot patrie est lourde de consé-
quences. L’espace de l’Asie Mineure occidentale est désigné selon les toponymes
helléniques, classiques ou recréés, quand bien même ils n’étaient pas compris par

34. Règlement général du lycée gréco-allemand…, op. cit., p. 6, § 3.


L’école grecque 93

les lecteurs. Par exemple, le faubourg sur le rivage sud de Smyrne, connu par tous
comme Göztepe, est désigné comme Henopi dans les programmes scolaires.
Souvent, le vrai nom est malgré tout indiqué entre parenthèses, ce qui est un aveu de
manipulation, ainsi que d’une certaine reconnaissance du caractère composite des
populations locales. La volonté de normalisation de l’espace se heurte ainsi à
certaines réalités. Au pire même, il n’est pas mentionné de noms grecs pour certains
lieux familiers, comme Mersinli.
Dans les petites classes, l’étude omet la plupart du temps les religions autres
que le christianisme ; elles sont évoquées en troisième classe de primaire, où l’on
doit traiter en classe des « temples » dans la ville. En revanche, on sensibilise très
tôt les enfants à la présence occidentale. Les consulats occidentaux, les bureaux de
poste étrangers sont de véritables points de repère dans le tissu urbain, ainsi que le
symbole du partage de facto du pouvoir dans l’Empire. L’élargissement de l’horizon
géographique des élèves se fait en suivant des zones concentriques du monde grec :
le royaume, la Méditerranée orientale et les Balkans, abordés bien avant les
provinces de l’Est ottoman, que l’on nomme sans réserve Arménie ou Kurdistan. La
vision de l’espace est donc différente de celle que les écoles françaises entretiennent
à la même époque, au même endroit.
La géographie ancienne est reprise, à tel point que les divisions géographiques
de la plus haute Antiquité grecque sont remises à l’honneur pour décrire des types
comportementaux humains35. Ainsi, un ancien élève de l’École évangélique peut, le
plus sérieusement du monde, classer ses anciens professeurs selon leur origine
géographique : un tel sera le lourd Dorien typique, un autre une incarnation de
l’absolu Lydien, un autre encore l’Éolien parfait, un dernier enfin l’Ionien par excel-
lence. Or ces divisions n’ont depuis des siècles aucune réalité sur le terrain, car les
Grecs d’Asie Mineure occidentale sont presque tous issus de mouvements migra-
toires venus de l’Égée moderne36.

L’excursion scolaire : mise en pratique des discours


Les programmes scolaires des écoles recommandent toujours les pratiques péda-
gogiques de plein air, comme en Occident. On voit ici un exemple de simultanéité des
évolutions entre la frange moderne de la population ottomane et l’Europe occiden-
tale37. Les excursions ou même les voyages en train font partie des cursus. Les filles
doivent faire les mêmes excursions. Les enfants des deux sexes doivent connaître le
vilayet d’Aydın, dénommé « nome » d’Aydın. Kosmas Politis insère dans son roman,
Dans le quartier de Chatzifrangou, dont l’action se déroule à Smyrne, une scène où

35. PETROPOULOU I., « L’usage de noms hellénisés et archaïsants en Cappadoce au XIXe siècle »,
p. 141-200, DKMS, t. VIII, 1988-1989 (gr.).
36. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 228-230.
37. CHANET J.-F., L’École républicaine et les petites patries, Paris, 1996. Cf. chap. IX, « Éduquer
hors de la classe », p. 328-357.
94 L’école à Smyrne

des adolescents partent en excursion, au début du XXe siècle38. Les deux grandes
classes d’une école primaire grecque orthodoxe, soit environ soixante-dix enfants
partent, avec leurs deux instituteurs, visiter le quartier turc de la ville pour faire
l’ascension du mont Pagos, afin d’y contempler le panorama. Le quartier turc semble
étrange aux élèves. Il y règne « une sérénité orientale » qu’ils semblent ignorer39.
L’hostilité des habitants y est sensible. Certains passants crachent au passage du petit
convoi, alors qu’un hoca salue les enseignants. Les officiels jouent le jeu de la civilité
ottomane. Les élèves atteignent la partie supérieure du mont, dénuée de construction à
l’époque de l’action. Un des enseignants situe le théâtre, puis l’acropole de la cité
antique. Les paroles des deux enseignants sont rapportées en katharevoussa dans le
roman qui, lui-même, est écrit en démotique, riche en formes lexicales et morphologi-
ques locales. Le romancier veut souligner le décalage entre le discours officiel et celui
de la vie spontanée des enfants. (La katharevoussa n’est vraiment pas la langue des
petits Grecs orthodoxes.) Il semble séparer l’innocence de l’enfance et les obsessions
nationalistes adultes.
Les deux instituteurs sont autoritaires et prennent une posture hiératique :
« Debout et faites silence un instant pour rendre hommage à la gloire de la Grèce
ancienne ! Dans ce théâtre retentirent les tragédies d’Eschyle et de Sophocle. Ici
Homère, enfant du Mélès, chanta ses vers immortels40. » L’excursion prend des
allures de pèlerinage obligé. Les deux enseignants interrogent les enfants sur les noms
des sommets environnants. Les réponses fusent en turc : Manisa Daªı, puis Boz Daªı,
au grand désespoir des enseignants. Les seuls noms qui vaillent, d’ailleurs enseignés
dans le cours de patridographia, sont les noms grecs anciens, tombés en désuétude,
soit Sipylos et Tmôlos, que les élèves ne prononcent qu’après de longues hésitations.
Les monuments et les paysages que les enseignants choisissent et imposent à la
contemplation des élèves excluent toute trace de la présence musulmane ou franque
dans l’espace et l’histoire de la région. Le regard est exclusiviste, il doit permettre une
appropriation optique de l’espace. Après avoir enfin entendu les noms grecs anciens,
l’enseignant prend la pose devant le paysage et se lance dans une tirade : « Tout cela
était grec. Tout cela (sa voix tremblota soudain, ses yeux brillèrent de larmes qu’il
tâchait de retenir) était, est et sera grec… à tout jamais41. »
L’évocation du passé hellénique suggère l’horizon rédempteur du retour d’un
pouvoir grec en ces lieux42. D’autres spectateurs suivent toutefois cette scène. Le
pathos nationaliste de l’instituteur provoque des jets de pierres, lancés depuis les
créneaux de la forteresse. On est bien loin d’un cosmopolitisme serein et harmonieux.
Politis, malgré toute l’affection qu’il a pour la ville qu’il a dû quitter, ne cache pas la
précarité des relations entre les communautés. L’excursion doit son salut à une pause
pique-nique, qui met fin aux déclamations et apaise les observateurs invisibles que les

38. POLITIS K., Dans le quartier de Chatzifrangou, Athènes, 1962, 1988 (gr.), 288 p.
39. POLITIS, op. cit., p. 51. C’est moi qui souligne.
40. POLITIS, op. cit., p. 52.
41. POLITIS, op. cit., p. 53.
42. POLITIS, op. cit., p. 51.
L’école grecque 95

deux enseignants savent tout de suite assimiler à la communauté musulmane. Cette


excursion n’est probablement pas exceptionnelle ni propre au millet orthodoxe. On
imagine tout aussi bien une excursion semblable dans d’autres communautés de
Smyrne. La juxtaposition de lieux ou de monuments dans la région est telle que de
nombreuses lectures exclusivistes peuvent coexister, aveugles les unes aux autres. Les
bâtiments ottomans, le sanctuaire marial d’Éphèse reconnu par les seuls catholiques,
les églises arméniennes disséminées dans la région : tout sur la côte d’Asie Mineure
se prête à ce genre d’utilisations pédagogiques.

L’ÉVINCEMENT DE CONSTANTINOPLE
AU PROFIT D’ATHÈNES

La centralité d’Athènes pour le système éducatif rum s’institutionnalise par la


reconnaissance, déjà évoquée, de certains établissements scolaires smyrniotes par
l’éducation publique hellénique. De façon plus profonde, il s’agit d’une orientation
des esprits vers Athènes, qui prend la force de l’évidence. On forge ainsi « une
communauté imaginaire », désormais bien réelle, centrée sur la Grèce43. La Constan-
tinople orthodoxe ou ottomane est en voie de marginalisation. Le rôle du Patriarcat en
matière scolaire n’est que rarement évoqué par la bibliographie ou les sources.
Après des démarches du directeur Kônstantinos Xanthopoulos auprès du
consul de Grèce à Smyrne, l’École évangélique est reconnue par le recteur de
l’université d’Athènes, Kônstantinos Assôpios, le 2 septembre 1862, comme égale
aux lycées du royaume44. Les bacheliers de cet établissement ont le privilège de
pouvoir s’inscrire dans les facultés de l’université othonienne, sans examen. Néan-
moins, cette facilité n’est accordée qu’à la condition que le consul de Grèce contrôle
la qualité de l’enseignement dispensé par l’école. Le diplomate devient inspecteur
de l’éducation nationale hellénique à Smyrne45. Il doit pouvoir assister aux examens
publics de fin d’année afin de garantir le niveau des éventuels étudiants. Cette
reconnaissance arrime l’établissement éducatif de référence des Grecs smyrniotes
au système éducatif grec. Il est désormais entendu que le débouché formel de telles
études est l’entrée à l’université d’Athènes, dont le rôle central dans la vie intellec-
tuelle de la nation grecque est ainsi affirmé46.

43. ANDERSON B., Imagined Communities, Reflection on the Origin and Spread of Nationalism,
Londres, 1983 (7e éd. cons., 1996).
44. Kônstantinos Xanthopoulos est directeur de l’École évangélique de 1861 à 1884. Il est né à
Trébizonde, centre de l’autre grande région grecque orthodoxe d’Anatolie, le Pont. Il a étudié en
Allemagne et réside à Athènes quand il est appelé à Smyrne pour diriger l’École évangélique. Il
présente le profil intellectuel et national adéquat pour remplir sa fonction.
45. VOURI, « Inspecteurs scolaires », op. cit., p. 149-154.
46. PARANIKAS M., Histoire de l’École évangélique de Smyrne, rédigée à partir des sources,
Athènes, Imprimerie Alithias, 1885 (gr.), p. 65-66.
Une école, à Smyrne aussi, est bien plus qu’un lieu d’enseignement. Il s’agit
d’un fait social plus ample. Elle traduit les soucis du moment des parents, leurs
visions de l’avenir de leurs enfants. Elle engage l’avenir du groupe en le préparant,
ou non, de façon délibérée ou inconsciente, à certaines évolutions. Des points de
convergence sont décelables dans le fonctionnement des divers établissements à
Smyrne. Tous sont organisés selon des principes autoritaires. Ils encouragent au
conformisme social et professent l’adéquation à l’économie semi-coloniale de la
cité. Ils permettent ainsi de s’intégrer et de s’élever dans la société ottomane
tardive. En y envoyant ses enfants, les parents désirent les faire accéder aux profes-
sions modernes.
Ouvrir une école n’est pas un geste gratuit. Elle apparaît constituer le meilleur
garant de la pérennité culturelle du groupe, voire sa survie. Il semble que l’école
d’avant l’ère audio-visuelle pouvait jouer un rôle prescriptif bien plus fort
qu’aujourd’hui. Les propos des sociologues Bourdieu et Passeron sont particulière-
ment pertinents dans un tel cadre. Peut-être même que leurs lignes ont plus de
portée historique rétrospective que de valeur de diagnostic sociologique pour le
monde d’aujourd’hui : « Toute action pédagogique est objectivement une violence
symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire
culturel1. » Quelques lignes auparavant, les deux auteurs exposent ce qu’ils enten-
dent par « rapport de violence symbolique », rapport auquel sont soumis fortement
les enfants scolarisés à Smyrne : « Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout
pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes
en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa
propre force, i.e. proprement symbolique, à ces rapports de force2. » Le système
semble tellement efficace que même les chrétiens arabophones de Smyrne caressent
l’idée d’ouvrir une école où l’arabe serait enseigné dans un cadre chrétien catho-
lique3. Ainsi, les horizons historiques de chaque groupe divergent profondément et

1. BOURDIEU P. et PASSERON J.-C., La Reproduction, éléments d’une théorie du système


d’enseignement, Paris, 1970, p. 18.
2. BOURDIEU et PASSERON, op. cit., p. 18.
3. AMAEF-AT-CES-1896-1902, dp n˚ 56, de G. Jousselin, 1er drogman en charge du CGF, à
Constans, AF, du 26.VII.01, « Passage à Smyrne du vicaire général du patriarche Melchite de
Damas » : « Le curé melchite de Smyrne, qui porte le titre de Vicaire et qui est assisté de deux religieux
du même rite, nourrit en effet depuis deux ou trois ans l’ambition de posséder une église pour les 100
ou 150 Grecs unis, syriaques, coptes ou chaldéens relevant de son autorité. Le gouvernement local se
montre, sous l’influence sans doute du puissant clergé orthodoxe, passablement hostile au projet dont il
s’agit, qu’encouragent, d’autre part, les Syriens établis à Smyrne. La création d’une école a même été
envisagée il y a quelque temps. L’idée paraîtrait ambitieuse, étant donné le petit nombre des élèves à
98 L’école à Smyrne

cette divergence est cultivée par les écoles qui contribuent ainsi aux tensions dans
cette société.
À l’examen des éléments de programme trouvés pour l’ensemble des écoles, on
remarque que ceux-ci s’articulaient en deux parties différentes. D’une part, les
élèves devaient acquérir certaines connaissances, en rapport avec l’état des
sciences de l’époque et avec la situation géographique et économique de Smyrne.
Celles-ci étaient peu ou prou les mêmes partout, quelle que fût l’origine des élèves
ou l’affiliation ethno-religieuse de l’école considérée. Ces matières communes
étaient le français, convoité même dans les écoles musulmanes, quand elles étaient
étatiques, les matières scientifiques, ainsi que l’éducation physique. Certes, l’exer-
cice physique était intégré dans un discours nationaliste. En second lieu, venait tout
un bloc de connaissances auxquelles était assignée une fonction d’élaboration de
l’identité collective. Il s’agit tout d’abord de l’étude de la langue « nationale ». Le
français joue ce rôle dans les écoles congréganistes française. Le cumul de ce rôle
et de sa situation objective de lingua franca en faisait une langue identitaire à
tendance exclusive dans les écoles congréganistes. De même, les cours de religion
ou d’histoire et géographie « nationales » façonnaient une vision du monde qui
plaçait la communauté titulaire de l’école au centre de l’œcumène et renvoyait les
Autres à la périphérie. La présence d’élèves étrangers à la « nationalité » de l’école
a peut-être été plus bénéfique à la société ottomane qu’elle n’en avait elle-même
conscience. Force est de constater la rareté de parcours entre établissements des
divers millets autochtones.
Le développement rapide des systèmes scolaires à Smyrne tirait de plus en plus
les jeunes citadins à hue et à dia. L’école de Smyrne fonctionnait en quelque sorte
contre la Smyrne réelle, bariolée et orientale, en présentant comme ligne d’horizon
une Smyrne hellénique ou une Smyrne turque, voire une Smyrne totalement colo-
nisée. Si ces divergences manifestes ne sont pas la cause principale des événements
catastrophiques de septembre 1922, elles n’en demeurent pas moins dans l’arrière-
fond des perceptions mutuelles des groupes ethno-religieux de la cité. L’osmanlılık
présente dans les discours officiels, même sous le régime jeune-turc, ne résiste pas à
l’examen des réalités scolaires. Le but même de ces écoles est de développer
l’entre-soi. L’Autre est considéré comme un concurrent et non comme un
concitoyen.

3. (suite) réunir, si l’on ne tenait compte du sentiment particulier qui pousse tous les gens de culture et
d’esprit arabes à maintenir traditionnellement, dans leur famille, l’usage de la langue nationale. »
Troisième partie

RÉJOUISSANCE, VIE PRIVÉE


ET LOISIRS :
RENCONTRER LES AUTRES
Fêtes collectives

Les temps libres d’une société sont autant d’occasions de détente, de rencontres
et d’échanges pour ses membres. Dans un contexte de pluralité ethno-religieuse, les
groupes peuvent entrer en contact. Au tournant du siècle, les modes de réjouissance et
de loisirs évoluent, au moins en partie, sous l’influence du modèle occidental. Si les
fêtes religieuses de chaque communauté restent centrales, en particulier au niveau
idéologique, l’irruption de formes nouvelles de loisir, comme le cinéma, change les
habitudes. L’objet de ce chapitre est de visiter certains lieux et d’observer certains
moments où les Smyrniotes, issus de toutes communautés, peuvent se rencontrer.
Alors que la fête relève du collectif se pose la question de l’émergence d’une sphère
privée à Smyrne, à la fin de l’Empire. La population est nombreuse et sujette à de
perpétuels mouvements en provenance d’autres villes portuaires et pays marchands
mais aussi d’Anatolie. Smyrne a la réputation d’être plus libre que l’intérieur de l’Asie
Mineure. Des schémas contraignants de l’ordre social s’y rencontrent dans une atmos-
phère urbaine qui favorise l’éclosion d’espaces de relative liberté, y compris dans les
relations entre genres. La foule et ses mouvements permettent presque l’anonymat,
malgré les pratiques de contrôle social.
Ce sont de véritables événements publics qui manifestent aux voisins la viva-
cité du groupe en fête, et qui le distinguent de son environnement, demeuré dans le
temps social normal. Lors de ces fêtes, la mise à distance des autres mais également
leur évocation explicite sont centrales. Il est de bon ton de visiter et féliciter les
membres de la communauté en fête. Ces fêtes suivent des calendriers qui diffèrent
selon les religions, et même parmi les chrétiens. Les orthodoxes ainsi que les apos-
toliques suivent le calendrier julien, alors que les chrétiens dits occidentaux
respectent le grégorien. Par ailleurs, le mode de calcul des dates des fêtes mobiles,
comme Pâques, diffère d’un groupe à l’autre. Les temps de réjouissance religieuse
sont décalés parmi la population. Une même fête chrétienne peut être célébrée deux
fois1. Grâce aux divers calendriers, on met en scène les divergences ecclésiales,

1. C’est toujours le cas à Alep. Les chrétiens y souffrent de l’étalement de leurs fêtes qui les
discrédite, pensent-ils, aux yeux de l’environnement musulman.
102 Réjouissance, vie privée et loisirs

socle des identités communautaires, dans le système ottoman qui ne reconnaît


encore que les différences religieuses entre ses sujets, au début des années 1870.
On échange des cadeaux entre personnes ou familles de groupes différents lors
de cérémonies privées, où l’on est invité, mais également lors de fêtes religieuses.
Les chrétiens offrent des œufs et du çörek au voisin ou à l’ami musulman, et inver-
sement. Ces échanges entretiennent un réseau d’obligations mutuelles. Ce genre de
rapport garantit la civilité entre personnes vivant dans des systèmes référentiels
explicites différents. Les décalages calendaires permettent la réciprocité dans le
temps, d’autant que les usages sont matériellement très proches. On consomme de
l’agneau pour Pâques mais aussi pour le Bayramı, on mange des sucreries pour la
Saint-Nicolas, la Noël ou les fêtes de Pâques, mais aussi lors du ⁄eker Bayramı. La
culture matérielle mais aussi les symboles qui sont associés aux produits communs
sont partagés par les différents groupes. On communie, d’une certaine façon, par
ces rites d’échanges, au-delà des divisions ethno-religieuses. Ils sont même comme
suscités par ces divisions.

LES FÊTES ORTHODOXES

Chaque paroisse, qu’elle constitue un quartier, un faubourg ou un village de


Smyrne, a sa fête fixée le jour de la fête de son saint patron, lors de laquelle elle
organise une procession avec sortie de l’icône dans les rues alentour. Le rite prend
une dimension publique et draine des habitants d’autres lieux voisins. Le métropo-
lite de Smyrne ou d’Éphèse peut se déplacer en cette occasion pour visiter ses
ouailles. Le calendrier met tour à tour les différentes localités à l’honneur. Il y a
ainsi sacralisation orthodoxe de l’espace micrasiatique. L’institution se retrouve
dans toutes les paroisses orthodoxes ; elle s’appelle paneyiri et uniformise et occupe
l’espace. Elle tend à exclure les autres populations de la perception des lieux par les
orthodoxes. Il s’agit d’une occasion où l’on danse sur la place, dans la cour d’une
école ou d’une église. On consomme de l’alcool, les cafetiers montent des buvettes
en plein air. C’est une distraction importante pour la jeunesse de la région. Obtenir
la permission d’aller à un paneyiri est un privilège. Toutes les mères ne laissent pas
leurs filles y aller, ce qui laisse entendre la possibilité de flirts entre les filles et les
garçons2.
Le carnaval de Smyrne est renommé dans l’ensemble du monde grec. Il s’agit
d’une fête familiale mais qui implique tous les chrétiens de la ville :

2. CEAM, ATO, Karantina, IÔN 4, Lemonia Pangalou, née en 1903, int. en 1968, f. 14-15 :
« Nous avions deux Eglises, celle du Christ et celle des Saints Anargyres. Nous faisions une procession
pour les Saints Anargyres. Moi, ma mère ne me laissait pas courir aux processions. »
Fêtes collectives 103

« À Smyrne, lors des Apokryes, tout d’abord, de la maison la plus pauvre à la


maison la plus riche, on préparait de la nourriture savoureuse, c’est-à-dire des plats
avec de la viande, cuits au four ou mijotés. On faisait des pâtisseries à la maison, on
n’avait pas alors l’habitude d’en acheter : du baklava, du kadaïf, du galaktoboureko.
Toute notre parenté et nos amis se réunissaient dans une grande maison et là il y avait la
fête : on chantait, on dansait, et les plus enjoués se costumaient3. »

Comme tout carnaval, il s’agit d’un temps d’inversion des conventions sociales.
Le monde est mis sens dessus dessous. Les carnavaliers portent des ombrelles la
nuit. Le carnaval de Smyrne présente des traits particuliers en raison du contexte
pluriel. À côté des rites d’inversion sociale portant sur le genre, c’est-à-dire le
travestissement festif et la plus grande hardiesse entre les sexes, qui peut donner lieu
à des scandales après la fête, il permet également de changer d’aspect, notamment
ethnique et religieux4. Les faux Arabes, faux Zeybeks, faux Juifs, faux Arméniens
ou encore faux Levantins sont alors légion5. On contrefait sa voix en imitant
l’accent, considéré comme typique, des autres habitants de la ville : « La nuit, on
ouvrait toutes les maisons, on illuminait et les carnavaliers entraient et sortaient
avec leurs masques furieux et leur voix différente, leur voix grossière, avec leur
langue incompréhensible pour les étrangers, avec une prononciation arménienne,
des mots grecs corrompus, du turc et tout ce qu’on voulait6. »
La mascarade n’implique pas la population turque ou des figures du pouvoir,
mais il est possible que, lors de l’occupation hellénique, ce thème soit apparu. Elle
permet de défaire, un temps, les hiérarchies sociales qui impliquent des identités
ethno-religieuses. Les avocats et les médecins, professions libérales si prisées des
familles du Proche-Orient, symboles de réussite et d’occidentalisation, deviennent
objet de dérision. On se moque en particulier de l’arrogance des médecins ayant fait
leurs études en France. La xénomanie levantine, l’appétit d’Occident smyrniote,
n’est pas sans ambiguïté, et on n’attend souvent qu’une occasion pour contrer cette
attirance étouffante.
La mascarade dévoile aussi, en même temps qu’elle cache, les habitudes et la
normalité. Le défilé de chars permet la mise à l’honneur, cette fois-ci sur un mode
autre que celui de la dérision, de l’Antiquité grecque. Le char qui gagne le premier
prix en 1904 est celui du club athlétique Appolôn. Au centre du char trône un
Appolon figuré par l’athlète grec orthodoxe en vue du moment, un certain G. Issi-
gonis, tenant une lyre. Devant le char, neuf jeunes filles blondes vont à cheval. Elles

3. CEAM, ATO, Smyrne, IÔN 1, Zôi Kapa, née à Smyrne en 1885 : « Vie religieuse, 12 1/2 p. »,
int. par Zôi Kyritsopoulou, à Athènes, le 3 III.1970.
4. Ibid., p. 2-3 : « Certains y réussissaient particulièrement bien ; ils se déguisaient en Arabes et
se teignaient la peau tout en noir, d’autres s’habillaient en femme et avec de belles robes longues, ils
laissaient voir en bas leurs grosses jambes viriles. »
5. ANGELOMATIS Ch., « Les Grecs déracinés se souviennent avec nostalgie du carnaval de
Smyrne », Thissavros (périodique), p. 18-19, 27 II.79, p. 18. (gr.)
6. Ibid., p. 19.
104 Réjouissance, vie privée et loisirs

portent des tuniques ioniennes et figurent les Muses. Elles chantent un hymne à
Apollon, alors même que la musique de l’Antiquité est mal connue. D’autres
athlètes du club, eux aussi habillés à l’antique, encadrent le char qu’un peintre et un
sculpteur de la ville ont décoré. Il y a appropriation du passé antique païen lors de
fêtes collectives. On affirme la continuité entre la Grèce ancienne et la population
grecque orthodoxe du début du XXe siècle. La blondeur des Muses est emblématique
de l’Antiquité hellénique désirée. Elle rapproche le monde grec de l’image qu’il se
fait de l’Occident. On peut voir ici un exemple de subversion du religieux chrétien
par le nationalisme culturel impliquant des éléments antéchrétiens ou une illustra-
tion du renouvellement de l’identité collective grecque au début du XXe siècle,
initiée au XVIIIe siècle.
Fêter le plus bruyamment ses Apokryes et, en particulier, organiser alors le plus
grand bal de la Smyrne chrétienne, en face de l’hôpital grec est une façon de
prendre symboliquement possession de la ville. Il y a une grande concurrence au
cours de l’année afin d’organiser le bal le plus important ou le plus prestigieux. Les
bals italiens et anglais sont très courus. Sont-ils aussi populaires ? S’agit-il vraiment
du même type de manifestation ? C’est peu probable, car les colonies levantines
sont si peu nombreuses. Peut-être que la population italienne est plus populaire que
les autres et peut attirer des participants d’autres communautés, notamment ortho-
doxes, à ses réjouissances.
Tous les chrétiens participent aux Apokryes orthodoxes. S’il est inimaginable
que les musulmans aient rejoint ouvertement ces réjouissances, et sûrement pas les
musulmanes, les juifs et les Tsiganes ont, eux, une fonction bien particulière dans le
déroulement de la fête. Les juifs vendent dans des paniers des confettis et autres
serpentins. Il est possible que l’association faite entre juifs et argent repose sur un
certain antisémitisme. Mais il est bien commode que les juifs, non impliqués dans
les réjouissances, rendent alors service aux carnavaliers. La présence des uns faci-
lite la vie des autres. Les Tsiganes interviennent également, à la fin de la fête. Le
soir du Lundi pur qui inaugure le carême, les Tsiganes musulmans passent dans les
maisons orthodoxes, qui sortent de la période de fête, pour récupérer les restes
alimentaires. Ils contribuent au débarras de nourritures désormais illicites. C’est un
nouvel exemple de complémentarité des communautés. Les Tsiganes honnis facili-
tent la pratique de la religion orthodoxe. Le sacrifice de cette nourriture a valeur de
purification.

LES PÂQUES ORTHODOXES

La fête majeure des chrétiens d’Orient est bien plus Pâques que Noël. Les
Pâques sont l’occasion de réjouissances simultanées dans toutes les paroisses. Elles
permettent une communion des croyants malgré l’éloignement, et créent ainsi
l’unité parmi les fidèles. La fête revêt plusieurs aspects pertinents quant aux rela-
Fêtes collectives 105

tions avec les autres populations. Elle est l’occasion d’échanges entre individus de
différentes communautés, en particulier avec les musulmans, lors des préparatifs ou
de la consommation des mets de la fête pascale. Cette fête revêt aussi un caractère
très antisémite dans les pratiques, tout au moins à l’extérieur de Smyrne. Puis elle
prend un contenu de plus en plus hellénique, phénomène qui révèle l’identification
du Rum milleti à la nation moderne de type étatique.
L’approche des célébrations pascales fait converger vers Smyrne des vendeurs
de mouton de l’intérieur. Juste avant Pâques se tient un marché qui ressemble à
celui des veilles de Bayram. Les marchands musulmans sont d’ailleurs bien au fait
des rites et procurent, eux aussi, aux chrétiens, les agneaux dont ils ont besoin. La
fête religieuse du grand groupe chrétien est intégrée à l’économie de la région :

« … Et nous voici dans le quartier grec ; nous tombons sur des marchés aux
moutons, qui se tiennent pour la fête : un merveilleux tableau, fait de chaude lumière
orientale pénétrant les obscurités pleines de choses colorées et brillantes. [...] Ces
vendeurs ont des costumes, inusités ici, qui viennent des provinces lointaines, attirantes
comme l’inconnu ; sur leur tête est un haut bonnet bleu ; appuyés placidement sur un
grand bâton de berger, ils regardent la foule en maintenant d’une main, sur leur poitrine,
la sacoche de cuir noir où est l’argent. Devant eux, une centaine de moutons sont
entassés, des moutons blancs et noirs, aux longues cornes deux fois enroulées en
spirale. Les acheteurs se pressent pour voir, pour palper ; à chaque instant, l’un d’eux se
penche, soulève une bête, juge de son poids, la tête sous la laine, fait un geste de
mécontentement et la repose ; on voit ceux qui ont achevé leur choix enlever le mouton
par les pattes de devant, le porter quelque temps jusqu’à un endroit calme ; puis, d’un
effort robuste, le passer sur leurs épaules à la façon de l’Hermès Criophore… “Gare,
gare !” C’est un grand Égyptien tout noir, vêtu d’un bleu clair éclatant, qui se fraye un
passage… “Gare, gare !” C’est un ânon, qui arrive avec une charge plus haute que lui.
“Gare !” Ce sont des moutons, et encore des moutons7. »

La lecture du Nouveau Testament est tout à fait littérale. La culpabilité des juifs
de Jérusalem de l’an 33 ne fait aucun doute. L’idée du peuple déicide conserve toute
sa validité. Les témoins emploient le même mot Hevraios ou Hovraios pour dési-
gner les juifs bibliques et ceux, bien réels et à portée de main, des villes de la région.
Au Çiflik Saint-Georges, lors de l’office de la résurrection, les fidèles piétinent
bruyamment le sol de l’église, alors que l’officiant lit les Évangiles dans toutes les
langues de l’orthodoxie8. Ils prétendent piétiner les juifs. Rien n’indique que l’offi-
ciant escompte un autre comportement.
À Aydın, les réjouissances qui suivent l’annonce par le pope que le Christ est
ressuscité sont encore plus explicites et menaçantes pour les juifs en chair et en os

7. LAUNAY L. (DE), Chez les Grecs de Turquie, autour de la mer Égée, Paris, Édouard Cornély,
Librairie d’Éducation moderne, 1897, p. 29.
8. CEAM, ATO, Çiflik Saint-Georges, IÔN 15, Giôrgos Terzoglou, int. en 1970, par I.
Loukopoulos. (L’identification de l’informateur est lacunaire.)
106 Réjouissance, vie privée et loisirs

qui habitent un quartier plus loin. Aydın est l’ancienne capitale du vilayet, c’est
aussi une grande gare de la ligne de chemin de fer du même nom. Ces rites témoi-
gnent sûrement d’usages plus répandus dans la région :

« Le samedi saint, veille de Pâques à part les préparatifs que nous faisions chez
nous : nettoyage, çöreks, œufs rouges, des agneaux dès que le pope disait : “Le Christ
est ressuscité”, nous allumions des feux d’artifice et nous brûlions le Juif. Pour les feux
d’artifices c’était plus facile, nous installions une couronne en hauteur. Dans chacun de
ses axes, nous fixions des matières inflammables, quand ils arrivaient, les feux se
joignaient les uns aux autres et c’était un beau spectacle. Pour le Juif, nous trouvions un
vieux costume, nous le remplissions de papier, de bois et surtout de rotin. Tout ça
flambe facilement, à l’intérieur nous mettions de la poudre, un fez comme tête et le Juif
était tout fier. Nous le fixions à un coin de l’enceinte de l’église et nous attendions le
moment de brûler et de frapper sa poudre. Dès que le pope disait “Le Christ est
ressuscité !”, tous les jeunes gens en armes se jetaient sur le Juif et nous le brûlions. La
même chose arrivait avec la couronne. Nous lui tirions une fois dessus et puis elle
brûlait toute seule. Alors avait lieu un véritable pandémonium de flammes, de coups de
feu et de cris, tel que les policiers turcs qui venaient pour l’ordre tiraient eux aussi en
l’air par enthousiasme9. »

Rien n’indique que l’informateur exprime la moindre réserve par rapport à ce


qu’il avait l’habitude de faire alors. En revanche, une réelle allégresse se dégage de la
fête, allégresse si communicative que même les policiers ottomans s’y joignent, alors
qu’ils ne sont pas concernés par ces pratiques. La violence symbolique de ces
coutumes fait partie de l’habitude, que personne ne remet en question. La suite des
célébrations pascales au Çiflik Saint-Georges est la même qu’à Aydın. Brûler un juif
en effigie est une pratique régionale répandue10. Il est étrange de ne rien trouver dans
les archives du CEAM sur de telles pratiques à Smyrne même. Y a-t-il eu autocensure
des informateurs, plus conscients peut-être des connotations de ces pratiques que les
« provinciaux » ? Le clergé de la ville contrôlait-il mieux les fidèles ?

LE RAMADAN À SMYRNE

Apparemment, la ville chrétienne n’est pas impliquée du tout dans les festivités
du ramadan. Les chrétiens ou les étrangers de passage ne se mêlent pas aux réjouis-
sances de la partie turque de la ville. Les réjouissances ont lieu la nuit, lorsque le

9. CEAM, ATO, Aydın, KAR 1, Nikolaos Kyriakopoulos, né à Aydın, en 1901, int. à Athènes, le
16 I.71, par Zôi Kyritsopoulou. 3 f. : « Pâques ».
10. Des pratiques similaires sont attestées à Gâvurköy, autre village de la région. Voir CEAM,
ATO, Gâvurköy, IÔN 16.
Fêtes collectives 107

jeûne diurne a pris fin. Les mosquées de Smyrne sont alors illuminées par des guir-
landes. Le konak est en revanche central dans les réjouissances. La Smyrne
ottomane officielle, administrative, ne correspond pas à la ville-échelle chrétienne
levantine. Derrière la Smyrne Belle Époque à l’aspect si européen se trouve une
ville musulmane et turque :

« Plus loin, quelle étrange rue, vivement éclairée, avec ses boutiques ouvertes, ses
cafés débordants, qui jetaient sur les pavés une nappe lumineuse, parmi le grouillement
des turbans, des caftans, des faces barbues, dans l’odeur grisante des narghilés !
Éveillés et secoués par le coup de canon qui annonçait chaque soir, au coucher du
soleil, la levée du jeûne de ramazan [ramadan], les Turcs se dédommageaient, par des
réjouissances nocturnes, de l’abstinence de la journée. [...] Dans cette foule compacte,
des musiciens nomades faisaient chanter et pleurer leurs mandolines. Je vis là quelques
exemplaires de la population très diverse qui fourmille en Anatolie [...]11. »

On peut rapprocher certains éléments du ramadan des célébrations du


carnaval : l’inversion de l’ordre courant, du jour et de la nuit. Il s’agit également
d’une période d’achats de vêtements, de consommation accrue. De nombreux
producteurs et consommateurs convergent de l’intérieur de l’Anatolie vers la ville.
On observe les mêmes déplacements que pour les Pâques orthodoxes, mais les simi-
litudes ne sont jamais soulignées. Tout se passe comme si les divers groupes
vivaient côte à côte, dans le même espace, en partageant des traits culturels
communs et tacites, mais que le discours articulé ignore soigneusement.
Si Deschamps prend la peine de parler du ramadan, peu d’Occidentaux et peu
d’auteurs chrétiens le font. Il s’agit de l’autre temps fort religieux de Smyrne, il fait
pendant aux Pâques orthodoxes. Mais l’observateur de passage reste extérieur à
l’événement. Il n’entre pas dans l’intimité d’une famille turque. Il ne voit que ce qui
se passe dans la rue, l’espace public dans lequel il peut se glisser, mais où rien ne
l’attend. Il ne peut alors s’empêcher de faire une digression à propos de la situation
politique des musulmans. Ses descriptions témoignent d’une perception orientaliste,
c’est-à-dire statique et essentialiste, de l’Islam. Cet immobilisme posé condamne
les musulmans de Smyrne : « Quelle nuit de visions lointaines, où apparaissait
l’histoire d’une race épique, stérile, si souvent victorieuse et maintenant vaincue !
Cette veillée du ramazan, ces buveurs de café et de sorbets, ces fumeurs de narghilé,
ces chanteurs, ces visages et ces costumes, rien de tout cela n’avait changé depuis
des siècles. »
Toutefois, le voyageur occidental est plus hardi que son guide orthodoxe
autochtone, Manôlis. Il va s’aventurer dans la ville turque sans escorte. Le guide
exprime sa crainte d’y aller, à cette époque, sans cependant préciser l’objet de ses
appréhensions. Lors de cette période d’intense vie religieuse, il ne veut pas gêner
ses voisins ou être gêné par le déploiement ostentatoire de l’Islam dans l’espace.

11. DESCHAMPS, op. cit., p. 127-133.


108 Réjouissance, vie privée et loisirs

Sans doute, la foi est plus vive pendant de telles festivités et les phénomènes de
phobie contre les mauvais croyants le sont éventuellement autant. Plus simplement,
les privations de la journée rendent les Turcs irascibles et le guide n’a pas envie de
s’exposer à leur mauvaise humeur. Il est probable que les musulmans de Smyrne
aient pris également l’habitude d’être entre eux pendant cette époque. Pourtant, il
n’arrive rien de particulier à Deschamps, dont l’aspect doit trahir l’extranéité.
L’accueil fait à un voyageur occidental est-il meilleur que celui que l’on réserverait
à un non-musulman autochtone ?

UN AJOUT AUX CALENDRIERS RELIGIEUX :


LES FÊTES NATIONALES

L’Empire ottoman sait se fêter lui-même. L’anniversaire de l’avènement au


trône du sultan est une des grandes fêtes publiques. L’exemple du ramadan et des
fêtes nationales occidentales en inspire les modalités :

« Dans la soirée [du jour de la fête du Sultan], en effet, le Conak est ouvert aux
habitants de la ville qui, suivant leur condition, stationnent dans le jardin ou se rendent
dans les salons dans lesquels se tiennent le vali, les fonctionnaires ottomans et le corps
consulaire. En face du Conak se trouve la grande caserne dont l’immense cour est
envahie par la populace musulmane désireuse de voir les illuminations du Conak. Au
coin de la caserne commence la ligne des quais sur lesquels, ce soir-là, plus de trente
mille personnes vont, tout en cherchant la fraîcheur, jouir du spectacle des
illuminations12. »

Les fêtes nationales des puissances européennes donnent lieu à des festivités
importantes, peut-être plus importantes que ce que l’Empire peut organiser lui-
même. En début de journée, un office d’action de grâces est célébré dans l’édifice
religieux qui sert la colonie locale de la puissance concernée, puis une réception a
lieu au consulat ou dans des locaux des organisations culturelles ou sociales de la
colonie ; le consul y reçoit les félicitations de sa colonie et des différents dignitaires
ottomans, le vali, à tout le moins le directeur des affaires politiques du vilayet, ainsi
que les dignitaires religieux de la ville, les membres influents de la colonie, c’est-à-
dire notamment les hommes d’affaires expatriés ou levantins, les dignitaires étran-
gers de la ville, notamment les consuls des autres puissances et également les
notables de leurs colonies respectives. C’est un déploiement de drapeaux nationaux
sur tous les établissements scolaires protégés ou sur les bâtiments privés, en particu-

12. AMAEF-CPC-NS- 68, f. n˚ 10 et suiv., « Complot arménien à Smyrne », dp du CGF au MAE


à Paris, du 19.VIII.05.
Fêtes collectives 109

lier dans le quartier franc, et d’hymnes nationaux, qui donnent alors le ton de la
journée, laquelle s’achève sur un bal.
Les courriers diplomatiques français regorgent de descriptions détaillées des
célébrations du 14 Juillet à Smyrne. La lecture de ce genre de dépêches donne
l’impression d’un attachement important de la population locale à la France. C’est
la conviction des consuls successifs, ou celle qu’ils essaient de transmettre à
l’ambassadeur de France ainsi qu’au ministère des Affaires étrangères. Mais on
célèbre les fêtes britanniques et dans une moindre mesure celles des autres États
occidentaux. Elles sont rehaussées par la présence de bâtiments militaires en rade de
Smyrne. Un détachement de marins participe aux différentes festivités, on tire au
canon, l’officier du bâtiment est l’hôte du consul de France. La fête nationale est
l’occasion de rappeler à tous, en particulier aux officiels ottomans, que la présence
de la puissance peut, à tout moment, dépasser le cadre amical13. Être présent à une
telle fête, c’est tenter de s’approprier une parcelle du prestige du pays occidental en
fête, c’est marquer sa distinction en tant que résident ou sujet ottoman ayant un
contact avec le monde extérieur.

13. MANSOUR Cheikh, Éléments d’histoire : présence et rôle de la marine française au Levant de
1870 à 1914 autour des Cyclades, de la Crète, des archipels de la mer Égée, ceux des côtes d’Asie
Mineure et des Échelles du Levant, mémoire de DEA « Sociétés, échanges et cultures des pays de la
Méditerranée septentrionale », 1992-1993.
Réjouissances non religieuses

Le domaine des réjouissances et des loisirs est plus vaste que celui des fêtes
religieuses, même dans une société où les religions ont l’ambition de régir la vie
humaine. Dans le rapport américain de 1921 sur la société smyrniote, à vocation de
conseil pour l’administration à mettre en place, les enquêteurs considèrent aussi le
domaine des loisirs. Voici le bilan qui est dressé au début des années 1920 1. On
reviendra sur les modifications des loisirs à Smyrne, à partir des années 1870 :

« a) Les hommes utilisent les institutions de loisir marchand de la ville bien plus
que les femmes. b) Certaines formes de loisir, en particulier les cafés, les brasseries et
les bars sont fréquentés de façon exclusive sinon presque uniquement par des hommes.
c) Les enfants ne pratiquent que trois formes de loisir et sont ainsi quelque peu protégés
de certains maux évidents que l’on peut distinguer dans les loisirs commerciaux en
général2. »

Les deux enquêtrices chargées du chapitre sur les loisirs ne trouvent pas perti-
nent de faire de distinction selon les communautés dans leur rapide bilan. Selon des
modalités différentes, femmes et hommes vivent séparément leur temps libre, dans
tous les groupes. Il s’agit d’une caractéristique culturelle de la région.

LE CAFÉ, LIEU SOCIAL PIVOT

Il s’agit d’un lieu dont l’importance est bien attestée dans l’histoire sociale
ottomane, dans les grandes villes comme dans les bourgades3. C’est aussi ce que

1. Une enquête similaire, conduite à Constantinople et de grande envergure, a été publiée :


JOHNSON C. R. (dir.), Constantinople to-day or The Pathfinder Survey of Constantinople, New York,
1922.
2. SNELL S. et FORSYTHE M., « Recreation », in A Survey…, op. cit.
3. DESMET-GRÉGOIRE H. et GEORGEON F., Cafés d’Orient revisités, Paris, 1997.
Réjouissances non religieuses 111

constatent à Smyrne les enquêtrices en 1920, faisant preuve d’un souci d’exhausti-
vité incomparable dans leur recensement desdits cafés : « Il ne fait aucun doute que
le loisir principal à Smyrne est la fréquentation du café. Il y en a 495 à Smyrne et ils
emploient 2429 personnes4. » Le café intéresse ici en tant qu’éventuel lieu de
mixité communautaire, ce qui semble bien être le cas, mais selon des modalités
différentes selon les villes de la région, voire les quartiers dans lesquels ils se
situent, tout à fait à l’image des cafés de Constantinople5. Un voyageur français
découvre un café populaire smyrniote dans les années 1890 et le décrit ainsi :
« C’est au débouché d’une ruelle sombre, sur une petite place ensoleillée comme
une clairière en forêt ; au centre, une fontaine bien éclairée, où des hommes puisent,
verts, roses, bleus : à gauche, un café en plein vent, des tables, des fumeurs, leurs
turbans verts, les fez rouges, les bonnets brodés arméniens, tout roses sur une étoffe
noire ; ces bouteilles de verre luisantes qui sont des narghilés6. »
Pour l’observateur de passage, tous les consommateurs partagent la même
pratique, exotique à ses yeux, orientale, celle du narghilé. Ils ne se distinguent que
par la couleur de leur couvre-chef. La relation univoque qu’il établit entre les trois
couleurs et les trois identités communautaires est plus un effet de style qu’une
observation rigoureuse. Au contraire des cafés d’aspect traditionnel, les cafés du
bord de mer, ceux que les Européens de passage ne peuvent pas ignorer et qui dési-
rent les attirer, ainsi que tous ceux qui prétendent vivre à la mode européenne,
alafranga, sont d’un autre type que ceux de l’intérieur de la ville : « La plupart des
maisons les plus grandes et les meilleures sont le long des quais, dans certains quar-
tiers, le front de mer est entièrement occupé par des bâtiments et des jardins utilisés
à cette fin récréative7. »
À l’inverse des misses américaines, les annuaires commerciaux ne recensent
que les établissements des quais. Les cafés à l’européenne sont dotés d’une terrasse.
On imagine que la sociabilité y suit les règles, copiées sur celles des capitales occi-
dentales, et qu’il est fréquent de s’y faire servir en français. Ces cafés portent des
noms révélateurs du modèle qu’ils désirent imiter. Certains noms se retrouvent
d’ailleurs à l’identique dans des villes soumises directement à l’emprise coloniale.
Comme Tunis, Smyrne a son « Café de Paris », qui est propriété de deux Grecs
orthodoxes, Elias Kritikos et Pan[ayiôtis] Karydis8. À côté de la référence habituelle
à la France, une autre apparaît en 1920. Un « Café de Boston » se trouve non loin,
appartenant lui aussi à un Grec orthodoxe, G. Beloutsis, tout comme un « Café John
Bull », appartenant à un Arménien, Hovhannès Haïg. La modernité que l’on

4. SNELL et FORSYTHE, art. cit.


5. GEORGEON, « Les cafés à Istanbul à la fin de l’Empire ottoman », p. 39-78, in DESMET-
GRÉGOIRE et GEORGEON, op. cit.
6. LAUNAY, op. cit., p. 29.
7. SNELL et FORSYTHE, art. cit.
8. MICHAÏL, op. cit., p. 67, 1re col. À l’été 2002, force est de constater que ce nom a encore un
certain attrait dans cette région du monde. Un établissement du nom de Parizian srdjaran fonctionne
depuis peu sur une des rue principales de Yérévan.
112 Réjouissance, vie privée et loisirs

invoque n’est plus la même désormais. À côté de ce glissement de tutelle symbo-


lique fleurissent des noms manifestant l’orientation nationaliste du propriétaire :
« Élefthérios Vénizélos », « Panhéllinion », « La Liberté », etc. 9. En 1920, des
Turcs pouvaient-ils fréquenter des établissements arborant de telles enseignes ?
En 1883, l’Indicateur ottoman signale seize établissements sur les quais,
auxquels il ajoute quatre cafés-concerts, ainsi que trois brasseries plus une à la
Pointe. Le Guide grec Michaïl compte, lui, vingt-quatre cafés sur les quais – dont
les cafés-concerts de 1883 – et quatre brasseries sur les quais 10. Cette activité se
développe. Mais le dernier guide nous entraîne plus avant dans la Smyrne grecque
moins huppée, même si, selon toute vraisemblance, il ignore les petits cafetiers
turcs de Smyrne. Ainsi il offre une rubrique « Débits de boissons alcoolisées »
assez importante puisqu’elle recense vingt-neuf établissements 11. Aucun de ces
établissements, aucune distillerie non plus, n’appartient à un musulman. En tout
cas, il serait impossible à un musulman de figurer sous cette rubrique. On constate
une concentration de certaines activités dans certaines rues, qui peuvent en tirer
leur nom, au moins dans l’usage populaire. Ainsi, le quartier des « Grandes
Tavernes » regroupe neuf des établissements mentionnés, au centre de la ville,
entre les bezestens et le quartier arménien, alors que onze se trouvent autour de la
place Fassoula, plus au nord, dans la Smyrne plus chrétienne. Les premiers
établissements peuvent donner lieu à une mixité sociale et ethnique, selon des
modes de sociabilité populaire. Le voisinage des musulmans avec des Grecs
orthodoxes, non soumis aux mêmes interdits, facilite la consommation d’alcool
par les premiers12. La mixité accroît ainsi le choix des plaisirs que les musulmans
peuvent se permettre.
À Aydın, le partage de ce lieu de sociabilité se fait autrement. Un voyageur
européen écrit : « À l’inverse de Smyrne, c’est l’élément turc qui domine ici dans la
majeure partie de la ville. » Le café, lieu de rassemblement des hommes à la fin de
la journée, a une tout autre allure que celle des terrasses des quais à Smyrne ou celle
des tavernes grecques de l’intérieur de la ville. Il n’est d’ailleurs fait aucune
mention dans le texte à l’alcool. Distante de Smyrne dans l’espace, Aydın apparaît
parfois être aussi distante dans le temps du grand port, comme plus proche de la
société ottomane d’avant la pénétration européenne et des nationalismes :

« Alors qu’avec l’arrivée de l’obscurité, les rues étroites et inégales devenaient


désertes, nous nous retirâmes dans un gros café où des Turcs, des Grecs et des Armé-
niens s’étaient réunis dans une atmosphère amicale. Ce qu’un observateur européen
remarquait à l’aménagement de la maison, c’était la bassesse des tables et les chaises

9. MICHAÏL, op. cit., p. 67, 1re et 2e col. (gr.).


10. En ce qui concerne les brasseries, le terme induit une certaine confusion en français, alors que
le grec savant distingue bien entre le débit, zythopôleion, et la fabrique de cet alcool, zythopoieion.
11. MICHAÏL, op. cit., rubrique Oinopôleia.
12. Cette consommation s’est maintenue en Turquie actuelle.
Réjouissances non religieuses 113

semblables à des tabourets. Un homme au regard martial mit en jeu un poulet dodu ; il
cria chaque numéro avec grande adresse d’abord en turc puis en grec13. »

L’étranger remarque la relative incorrection du grec utilisé : comme par hasard,


il semble que ce Grec orthodoxe alterne étrangement et fautivement les voyelles en
grec… Après s’être informé, il affirme que la prépondérance du turc empêche
l’homme qu’il entend, de maîtriser correctement « sa propre langue 14 ». Cette
remarque linguistique indique l’interpénétration des groupes entre eux. Il est même
improbable que le grec soit utile. Il est possible que l’homme en question ne
s’efforce de donner les numéros en grec que pour les étrangers de passage, qui, de
fait, ne maîtrisent pas le turc. La remarque que Krumbacher fait sur l’ambiance
amicale qui règne entre les hommes appartenant à trois groupes ethniques va dans le
même sens. Au-delà d’inévitables contacts dans la vie économique, on se fréquente
aussi après le travail. Ainsi, dans les années 1880, une certaine convivialité otto-
mane, à dominante turque, est observable à Aydın, par un voyageur européen, qui en
tant que bon connaisseur du monde grec, surtout ancien, et sans sympathie pour le
monde turc, est peu porté à amplifier le phénomène15.
Le café ou débit de boissons alcoolisées est aussi un lieu qui peut devenir l’arène
d’affrontements entre clients, notamment entre membres de communautés
différentes : « Dans la soirée du 30 novembre, un Français levantin, de religion ortho-
doxe, le sieur Yanako Fontrier, a été assassiné par deux soldats turcs au cours d’une
rixe provoquée par ceux-ci. L’événement a eu lieu dans un petit café du quartier grec ;
un des deux soldats a été tué, probablement par les consommateurs présents ; l’autre
est actuellement arrêté16. » La rixe oppose des soldats, forcément musulmans en
1901, à un orthodoxe, que le jeu des protections ou des mélanges de population sur
place a fait citoyen français. Les soldats reviennent de Tripolitaine et se montrent
hostiles aux chrétiens qu’ils rencontrent, puisqu’ils se livrent à plusieurs exactions lors
de leur passage. Ils pénètrent dans une maison européenne sans y être invités et escro-
quent un restaurateur grec. L’incident nous montre que le sieur Fontrier fréquente des
lieux plutôt dans la mouvance de sa communauté religieuse et non des lieux français
de façon univoque, ce qui indique l’autochtonisation de certains Français, mais aussi

13. KRUMBACHER, op. cit., p. 53.


14. Dans les milieux non musulmans résiduels ou non turcs de Turquie actuelle, ainsi que dans la
diaspora arménienne, c’est une expression normative encore très utilisée. Peu importe la langue
maternelle réelle, la « langue maternelle » est celle que l’on devrait parler en tant que bon Arménien,
bon Rum, etc.
15. KRUMBACHER ne fait d’ailleurs pas mystère de son pronostic quant à l’avenir du pays qu’il
visite, alors qu’il contemple la misère du village d’Ayasoluk, op. cit., p. 258 : « ... ici au milieu du pays
turc, à proximité d’Aïdin, bastion ottoman, de tels faits [...] ne nous montrent que trop clairement le
déclin irrésistible des affaires turques. À côté, les Grecs et les Arméniens progressent, rapides et
décidés ; puisque les premiers détiennent la grande majorité presque partout, la victoire définitive ne
saurait leur échapper. »
16. AMAEF-CPC-NS-67, f. n˚ 137, dp. du 1er drogman du CGF, Gaston Jousselin, au MAE à
Paris, le 3.XII.01, « Assassinat du sieur Fontrier ».
114 Réjouissance, vie privée et loisirs

que des soldats musulmans sont servis tout naturellement dans des tavernes tenues par
des non-musulmans. Les témoins font tout pour nuire à l’éclaircissement des faits. Les
clients orthodoxes ont pris fait et cause pour Yannakos, car son agresseur est égale-
ment assassiné. Le tenancier prend la fuite pour ne pas être impliqué. La population
chrétienne se défie de la police et de la justice. Le conflit est étouffé grâce à la loi du
silence, que chacun observe scrupuleusement. L’incident est, de façon notable,
déclenché par des soldats de passage. Ce courrier diplomatique laisse entendre que les
frictions entre communautés sont importées de l’extérieur et tiennent à la situation
globale de l’Empire, alors que Smyrne serait, elle, un îlot de paix où les cafés grecs
serviraient tout le monde sans distinction.

LES PLAISIRS DE LA TABLE

La population de Smyrne est connue dans l’Empire pour sa sociabilité : « Les


gens de Smyrne avaient le cœur léger, sociable, célèbre pour leur amour des bals et
du jeu, et des “joiners” invétérés17. » Une des formes de loisir les plus prisées de
réjouissance est celle du repas, qu’il s’agisse d’un pique-nique à l’occasion d’une
fête religieuse, comme la fête de l’Ascension pour les Arméniens, un repas familial
dominical, ou bien encore d’un repas au restaurant, dans un établissement à l’euro-
péenne à Smyrne, chez Kraemer par exemple, dans une taverne de quartier, comme
en Grèce aujourd’hui, ou bien dans un lieu de récréation, un kazino à la turque, où
l’on offre aussi bien nourriture et boisson que musique et chansons. Ces lieux sont
souvent situés au bord de l’eau, dans les environs proches de Smyrne, comme à
Bayraklı ou à Kokaryalı. À Bayraklı, un Arménien, Artin, possède un établissement
célèbre au début du siècle, qui attire les riches Smyrniotes. Il se trouve juste à côté
du débarcadère, facile d’accès par le vapeur, qui dessert le pourtour du golfe : « Sur
le rivage il y avait des restaurants et des centres de récréation, où on venait de
Smyrne pour faire la fête18. » De même à Kokaryalı, des établissements onéreux
attirent une clientèle de bons vivants, à l’aise financièrement, réjouis par des chan-
teuses qu’il faut rétribuer et qui éventuellement poursuivent leur modeste carrière en
Grèce, après 1922. La clientèle est surtout chrétienne, la fréquentation de ces
établissements est importante, en particulier le dimanche19.

17. HEWSEN R. H. et SALVATICO C. C. (cartographe), Armenia. A Historical Atlas, Chicago,


2001, p. 187.
18. CEAM, ATO, Bayraklı, IÔN 9, Yiannis Kavgalakis, né à Bayraklı, en 1901, int. à Athènes, le
14.IV.70, par Hermalaos Andreadis.
19. CEAM, ATO, Kokaryalı, IÔN 6, Alexandros Kitharas, né à Kokaryalı, en 1900 environ, int. à
Athènes, le 24.VIII.62, par Zôi Kyritsopoulou. L’informateur est peu éduqué. Il s’agit d’une personne
sans grande nostalgie ni enthousiasme envers son ancienne patrie. Il semble avoir vécu de grands
malheurs.
Réjouissances non religieuses 115

La production d’alcool à Smyrne permet aussi des excursions qui rappellent


des visites aux Biergärten allemands :

« Daraªaç se trouvait après le cimetière de Smyrne, par là il y avait aussi l’usine de


la “Bière d’Aydın”. Des bandes d’amis des villages alentours venaient en voiture au
jardin de la brasserie de Smyrne ; ils emmenaient de la nourriture de chez eux dans des
paniers couverts et achetaient sur place un petit tonneau de bière, car on ne vendait pas
moins. Ils mangeaient et buvaient sans arrêt. Quand le soir tombait et que la nourriture
s’épuisait, ils rentraient en voiture. Celui qui voulait pouvait aussi prendre le train20. »

A priori, ce genre d’excursion était interdit aux musulmans, mais la consomma-


tion d’alcool dans l’Empire est bien partagée par les musulmans et les chrétiens.

LES FÊTES FAMILIALES

Les fêtes familiales, en particulier les fiançailles et les mariages, sont l’occa-
sion de réjouissances. C’est un honneur d’être invité en tant qu’ami, appartenant à
une autre religion, à ce genre d’occasions, qui ont à voir avec l’intimité d’une
communauté. Les invitations concernent généralement la famille entière, car les
amitiés impliquent les familles et non les individus21. Assister à ces célébrations
confère une certaine connaissance de la part du groupe qui invite :

« Quand il y avait un mariage, [les amis turcs] voulaient offrir des cadeaux. Quand
je me suis mariée, un Turc, que nous connaissions, m’a donné une horloge haute avec
un aigle qui frappait les heures. Une autre fois, nous avons offert un gramophone avec
sept disques. Dans un mariage turc, le gendre faisait la fête dans sa maison avec les
hommes, et les femmes dans la maison de la bru, séparément, ils jouaient d’instruments
de musique et faisaient la fête. Nous y allions nous aussi quand ils nous invitaient,
comme ils en avaient l’habitude, l’homme chez le gendre et la femme chez la bru22. »

20. CEAM, ATO, Mersinli, IÔN 8, Alexandros Katsaris, né à Mersinli, en 1903 environ, int. à
Athènes, le 23.IV.70, par Zôi Kyritsopoulou, qui le considère comme un bon informateur, ressentant
quelque nostalgie pour son village.
21. On parle de « relations familiales » ou ındanegan haraperoutiounner, par exemple, en
arménien. Il est alors entendu que les contacts se font entre pairs de même genre et/ou de statut
équivalent, dans les deux familles.
22. CEAM, ATO, Menemen, IÔN 43, Aglaïa Kontou, née à Menemen, en 1893, de parents
autochtones, int. à Athènes, le 18.VI.62, par Iôanna Loukopoulou. L’informatrice n’a que peu
d’instruction mais se souvient bien de son ancienne patrie. Elle est considérée comme une bonne
informatrice.
116 Réjouissance, vie privée et loisirs

Il s’agit d’une occasion de rassemblement familial et amical. On fait appel à


des musiciens pour égayer et faire danser l’assistance. C’est l’usage à Smyrne
même : « [Le quartier Saint-Dimitris] était proche aussi du café Çakılcı ba¤ı.
C’est là que se rassemblaient les joueurs d’instruments, là on pouvait les trouver
quand on voulait pour les emmener à des fêtes 23. » Les villes de l’intérieur ont les
mêmes pratiques. Ces musiciens sont éventuellement tsiganes. Le groupe
marginal par excellence de la société ottomane trouve alors sa place dans le grand
agencement social. À Menemen, le recours aux tsiganes est systématique : « Nous
avions aussi le Çingene mahallesi. C’est là que vivaient des musiciens tsiganes. Il
y en avait de trois ou quatre sortes. Ils jouaient de la clarinette, du violon, du
santour. Les chrétiens et les Turcs les engageaient pour les fêtes. Ils savaient le
grec de façon impeccable24. » Les Tsiganes ne sont pas arrêtés par les différentes
langues. L’informateur souligne leur maîtrise du grec, pour satisfaire les attentes
d’une enquête menée dans le cadre idéologique d’un État-nation fortement
unilingue. Un si petit groupe ne peut pas se permettre d’ignorer les diverses
langues de son entourage et les hommes doivent être capables de trouver à
s’employer partout où cela est possible.

VIE MONDAINE DU PETIT PARIS ÉGÉEN

Il est bien établi que la société levantine tente de reproduire des modes de
sociabilité proches de celle qu’elle imagine être la norme occidentale, en particulier
parisienne. L’élite économique et sociale de Smyrne tend à se fréquenter dans le
milieu fermé de ses cercles25. « Le cercle de Smyrne [est sis] entre l’Échelle des
Anglais et l’avenue Parallèle. Le conseil d’administration est composé de Messieurs
Giraud I., Mainetis I et Psaltôph A. ainsi que de huit conseillers. Il regroupe environ
300 membres. Il possède un restaurant pour ses membres et leurs familles. Le cercle
de Smyrne est issu de l’unification en 1902 du club nouveau, fondé en 1886, et du

23. CEAM, ATO, Smyrne, IÔN 1, Dimitrios Iliadis, né à Smyrne, dans le quartier de Saint-
Dimitris, en 1900 environ, int. à Athènes, par Zôi Kyritsopoulou, le 14.IV.70. Il s’agit d’un ancien
élève de l’École évangélique. Zôi Kyritsopoulou le considère comme un informateur moyen.
24. CEAM, ATO, Magnésie, AIO 18-19-20, Evangelos Karampetsos, né à Magnésie, en 1887
environ, int. à Athènes, le 18.I.62, par Zôi Kyritsopoulou, f. n˚ 12. Il s’agit d’un bon informateur qui
éprouve de la nostalgie pour son ancienne partie et qui fait preuve d’intelligence. Il était agriculteur
dans son ancienne patrie et est devenu cafetier en Grèce.
25. Ces cercles s’appelaient casins ou kazino jusque dans les années 1880, mais il semble,
d’après les nomenclatures de l’Annuaire oriental, que le terme tombe ensuite en désuétude au Proche-
Orient aussi pour désigner un club fermé. Les termes courants sont désormais « cercle » ou « club » ou
bien en grec leschi. Le turc kazino se maintient pour désigner un lieu de restauration et de
divertissement avec spectacle musical qui, sans être réservé à quelques membres, n’a rien à voir avec
ce que on appelle en Occident un « casino ».
Réjouissances non religieuses 117

cercle européen, fondé en 185926. » L’indication du nombre de membres pose la


question de la représentativité de telles institutions dans le corps social, dans la
mesure où moins d’un Smyrniote sur 1000 fait partie de ce cénacle. Centrer la
présentation d’une ville à ce genre d’usages sociaux n’est légitime que dans la
mesure où ces formes de sociabilité sont la norme à atteindre pour bien des contem-
porains. Ces formes influencent aussi la vie sociale strictement communautaire de la
ville27. En effet, il existe d’autres cercles, comme le « cercle grec », qui prétend à
l’antériorité sur le cercle de Smyrne. Sur le même modèle, on y retrouve des noms
de l’élite grecque orthodoxe. Certains patronymes, comme celui de Psaltôph,
reviennent dans les instances dirigeantes des deux cercles, ce qui indique leur fonc-
tionnement parallèle et la proximité des milieux dans lesquels ils recrutent 28.
La Smyrne mondaine, européanisée, tout en solennités de bon ton, est un topos
dont regorgent les documents diplomatiques ou les récits de voyageurs. À la veille
du conflit mondial, Paul Jancard, qui est en mission « purement économique » à
Smyrne, est l’un de ces voyageurs tout de suite introduits dans le meilleur monde
levantin. Il est accueilli par la famille Guiffray, dont les hommes occupent de hautes
responsabilités dans l’exploitation des quais, dès sa descente de bateau et rencontre
le vali, Rahmi Bey, le directeur des affaires politiques du vilayet, Karabiber Bey, le
tout sans avoir besoin de parler deux mots d’une quelconque langue locale, puisque
ses interlocuteurs sont à l’aise en français. La vie semi-coloniale est brillante, alors
que l’Europe est à l’apogée de sa puissance et de son pouvoir de fascination : « Je
ne saurais [...] passer sous silence les soirées de Smyrne. Grands dîners en smoking,
chez quelques notables de la colonie européenne, grecque et arménienne. Ces dîners
étaient offerts à des intimes, mais ils furent très somptueux. Le faste de ce pays de
soleil se révélait à moi pendant ces réceptions29. »
Dans l’image ainsi produite de la ville, il n’y a aucune place pour les tensions
sociales, ethno-religieuses ou politiques de la cité véritable. Un des exemples les
plus manifestes de l’emprise de ce genre de mondanités sur la population concerne
une célébration italienne du Statut, à la fin du XIXe siècle30. Nul doute que le consul
de France se complaise à la description d’un monde qu’il incarne, pense-t-il, en tout
premier lieu. Il trouve étrange que ce soit l’Italie et non la France qui, pour une fois,

26. MICHAÏL, op. cit., p. 85, 2e col., p. 86, 1re col.


27. Le mode de sociabilité des familles arméniennes est encore une réalité sociale tangible dans
une ville comme Alep. Il est presque exclusivement centré autour du club, l’agoump, affilié à un parti
politique traditionnel – c’est-à-dire issu des vestiges de l’expérience politique arménienne au sein de
l’Empire – et en relations étroites avec une organisation sportive, des établissements scolaires, un
jardin, bardèz, où les femmes et les enfants peuvent venir jouer, bavarder et se désaltérer le soir, voire
une « Académie » des Beaux-Arts.
28. AGULHON M., Le Cercle dans la France bourgeoise, étude d’une mutation de la sociabilité,
Paris, 1977.
29. JEANCARD P., op. cit., p. 26. L’auteur arrive en avril 1914 à Smyrne. Il est mobilisé un mois et
demi après son retour en France, fin juin 1914. Ce récit enlevé paraît après la guerre.
30. Le Statuto fondamentale, promulgué le 4.III.48 par le roi Charles-Albert de Piémont-
Sardaigne, est en fait une constitution qui ouvre la voie à l’unification et à la démocratisation italienne.
118 Réjouissance, vie privée et loisirs

soit à l’honneur, d’autant que la République, engagée sur la voie de la laïcisation,


pourrait voir sa protection sur les catholiques d’Orient mise en cause par l’Italie.
La solennité organisée allie plusieurs éléments composant la Belle Époque des
villes coloniales31. L’Europe est omniprésente. Un détachement militaire italien
œuvre en toute liberté sur le sol ottoman, certes de façon pacifique. L’événement a
lieu sur la propriété d’une société aux capitaux européens, symbole du progrès tech-
nique que constitue l’eau courante. Le transport est assuré par une société
ferroviaire aux capitaux occidentaux, qui symbolise aussi la modernité technique en
Anatolie. L’exposé du consul ne fait presque aucune place à la dimension musul-
mane de la ville. Un toponyme, Halkabunar, doublé de son nom antiquisant, un vali
embarrassé, que l’on peut côtoyer, grâce à son rang, sont les seules touches turques
du tableau. En revanche, l’atmosphère décrite évoque un jardin de Saint-Mandé. La
domination du monde local bénéficie, de surcroît, d’une mise en scène bucolique.
Cette vie sociale smyrniote est façonnée selon des prototypes extérieurs. Mais il
s’agit de bien plus qu’un chromo, puisque le nombre des participants, deux mille,
est assez élevé. Peut-on pour autant parler du caractère populaire de la fête, comme
le fait le consul de France, alors qu’il use, plus haut, des termes de « rendez-vous
mondain » ? Il semble, certes, que le public soit aussi composé de personnes issues
de couches moyennes. Néanmoins, la ville compte à l’époque peut-être
250000 personnes. La garden-party est sans doute un succès, mais son ampleur
réelle doit être relativisée. En revanche, le milieu à l’origine de telles réjouissances
est aussi celui qui produit des textes et qui, notamment, domine la presse. Dès lors,
l’événement, somme toute de portée limitée, est grossi au regard des observateurs,
qui n’utilisent que ce genre de sources facilement disponibles.

31. AMAEF-CPC-NS-67, f. n˚ 18, dp envoyé de Smyrne, par le CGFS, Rougon, au MAE, le


10.VI.97, « Séjour du cuirassé italien “Marco Polo” portant le pavillon du contre-amiral Palumbo. Fête
nationale italienne du Statut. Organisation, à cette occasion, d’une garden-party en faveur de la société
de bienfaisance italienne ».
Individualité naissante

Des éléments de liberté individuelle, telle qu’on peut l’entendre en Occident –


depuis leur lente émergence au XVIIIe siècle –, apparaissent aussi dans le grand port
égéen. Quoi qu’on puisse prétendre, il s’agit alors d’un mode d’être en opposition
avec les valeurs de la société proche-orientale, toutes communautés considérées.
Aucun des groupes sur place n’était prédestiné à se joindre à la libéralisation des
comportements individuels1.

LA MISE

Les Smyrniotes doivent soigner leur mise. Les photographies montrent des
gens qui prennent soin de leur tenue. L’allure de certains est si européenne, qu’on ne
peut plus dire a priori où ces photographies ont été prises. Certains usages sont
cependant lents à s’installer. Pour les hommes, ne plus porter de moustache, c’est
enfreindre une norme2. En 1885, le jeune Christos Arônis rentre d’Allemagne sans
moustache et devient enseignant dans l’école de son père. Se raser entièrement le
visage fait plus européen, mais peut-être pas tout à fait sérieux ni viril. Ses élèves

1. OKTAY C., « De la Taxis et de l’Oikonomia au Cercle de justice : de l’idéologie politique


byzantine à l’idéologie politique ottomane », Méditerranées, revue de l’association Méditerranées,
n˚ 20, p. 83-94 ; L’Image grecque et l’Empire ottoman, L’Harmattan, 1999. En particulier, p. 84 : « ...
la civilisation byzantino-ottomane en tant que civilisation traditionnelle, c’est-à-dire fondée sur
l’expérience des ancêtres, se situe à l’opposé de ce qu’il convient d’appeler la société individualiste et
moderne, où rien n’est immuable, rien n’est fixé pour toujours. »
2. Le port des moustaches fait encore partie de la norme masculine de présentation de soi en
Turquie ou à Alep, et pas uniquement dans les milieux populaires.
120 Réjouissance, vie privée et loisirs

tentent de le chahuter à ce sujet, mais le jeune homme est assez sûr de lui pour
savoir, avec humour, rétablir l’ordre3.
L’habit est un lieu de l’identité ethnique que l’on désire ou que l’on est
contraint d’afficher. Smyrne reste une ville où des habits divers cohabitent jusqu’en
1922, mais l’habit européen gagne du terrain et le chatoiement des tenues musul-
manes n’est plus ce qu’il était avant les Tanzimats, alors que les fonctionnaires
portent désormais la stambouline et le fez. Les photographies prises au début du
XXe siècle de rues de Smyrne montrent la diversité colorée des canotiers, fez otto-
mans, turbans encore existants. Les uns portent le pantalon droit à l’européenne,
d’autres des ¤alvars, d’autres encore des tuniques. Les unes se voilent de noir et
bien peu du reste de leur habillement transparaît, alors que les autres portent des
robes ou des jupes et des chapeaux semblables à ceux que l’on voit en Occident à la
même époque. En 1900, les canons, sinon la pratique, de la mode parisienne sont
ceux du vaste monde, à l’unisson de l’Occident.
En 1908, le fez est à nouveau imposé, cette fois-ci à tous les sujets ottomans. Une
fois de plus, l’individu n’a pas le choix, alors qu’on vient de rétablir une Constitution
qui doit garantir les libertés individuelles4. Il s’agit d’une mesure qui vise en particu-
lier les non-musulmans qui auraient été trop prompts à se départir du fez, sans adopter
les coiffures les plus diverses proposées à cette époque : « en astrakhan, en drap de
toutes les couleurs et de toutes formes5. » Les membres du Comité Union et Progrès
« ont découvert la preuve que leurs congénères non musulmans étaient désireux de
s’affranchir de tout lien avec la sujétion ottomane qu’en certaines circonstances, il
deviendrait ainsi difficile de les distinguer des sujets étrangers et d’exercer sur eux une
surveillance aussi complète que par le passé6 ».
Les changements autoritaires de normes vestimentaires sont les signes mani-
festes d’une exacerbation des relations entre l’État et ses propres sujets, dont on
attend que les dehors révèlent l’identité. Tous les troubles discréditent un couvre-
chef, qui est porté naturellement par de nombreux sujets ottomans non musulmans 7.
Par exemple, le fez de l’ingénieur du vilayet qui fait son apparition dans le roman de
Kosmas Politis, Stou Chatzifrangou, est remarquable. Le personnage est grec
ottoman, comme la vraisemblance l’exige8. C’est un être important, compétent et
très satisfait de son fez. L’auteur, peut-être dans un geste didactique légèrement

3. ARÔNIS, op. cit., p. 30 : « [Il avait] la moustache rasée, comme c’était alors la mode en
Allemagne, mais comme ce n’était pas encore à la mode à Smyrne, la deuxième classe de collège
l’accueillit exprès avec une caricature moustachue, dessinée au tableau avec au-dessous cette légende :
“Christos le moustachu”. »
4. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, dp n˚ 32, envoyé, par le CGFS, Blanc, au MAE, le 15.III.09,
« Situation en Asie Mineure ».
5. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, doc. cit.
6. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 116, doc. cit.
7. Cf. les nombreuses photographies de famille insérées dans l’autobiographie de KAZAN Elia, A
Life, New York, Knopf, 1988 (trad. fr. cons. Une vie, Paris, 1989).
8. La quasi-totalité des postes techniques du vilayet sont occupés par des non-musulmans
ottomans. Cf. Annuaires orientaux.
Individualité naissante 121

appuyé, destiné à un lectorat helladique, l’appelle d’ailleurs feslis, en grécisant à


peine l’emprunt turc fezli.
La mise des jeunes gens se transforme plus rapidement encore après la guerre
mondiale. Le bon goût n’est plus aussi assurément défini et certains interdits chan-
cellent. Le jeune Ônassis – il doit avoir moins de vingt ans à l’époque – se permet
de fumer dans la rue. Le contrôle social au début des années 1920 ne l’empêche plus
de le faire. Fumer sur un banc dans le jardin du konak, un dimanche après la liturgie,
c’est afficher son esprit frondeur et nier son jeune âge. Il est probable que cette
désinvolture donne un genre, au sens propre du mot, qu’Ônassis juge séduisant. On
remarque que les jeunes gens ne se pressent pas de rentrer chez eux après l’église,
qu’il est donc normal qu’ils traînent un peu, hors de tout contrôle familial. Cela fait
encore déplacé pour certains de ses camarades, qui doivent l’envier ou au moins
admirer sa liberté de comportement9.

LES RAPPORTS ENTRE GENRES

La séparation des sexes, par exemple au sein d’établissements scolaires


distincts, n’empêche pas certains contacts, assez ouverts, du moins dans les milieux
non musulmans. Aller voir les filles, en pleine connaissance de l’interdiction, est un
plaisir en soi pour les adolescents rums. Au tout début du XXe siècle, on flirte à la
sortie de l’école Arônis, alors que les lycéens ont ordre de rentrer directement chez
eux. Vraisemblablement, les garçons savent à quoi s’en tenir quant à la réalité de
l’interdiction qui leur est faite. Il s’agit d’une interdiction qui doit être trans-
gressée10. Les lieux de rendez-vous favoris sont les pâtisseries, notamment chez
Kôstis Gavriil, rue de l’Échelle anglaise, dans le quartier franc11. Les garçons de
l’école Arônis y attendent les filles de l’Homirion qui passent un quart d’heure après
leur arrivée. L’âge adulte doit être, de toute façon, celui du mariage.
Si Christos Arônis veut occuper une place de directeur d’école, un poste à
responsabilités dans la société smyrniote, il doit impérativement se marier 12. La
norme est la vie maritale, à laquelle les individus ne peuvent se dérober sans éveiller
la réprobation, à moins de chercher des statuts sociaux qui le permettent, comme
l’état de moine par exemple, pour les chrétiens orthodoxes. Un milieu restreint, plus
libéral, une vingtaine d’années plus tard, accepte qu’un monsieur juif puisse vivre

9. ANASTASSIADIS, art. cit., p. 233. Le jeune Aristote Ônassis est un ancien élève de l’École
évangélique, quoiqu’il n’ait pas réussi aux épreuves du baccalauréat. En revanche, il se distinguait déjà
alors par son sens aigu des affaires.
10. ARÔNIS, op. cit., p. 87.
11. Annuaire oriental, 1913, p. 1737, 1re col., et MICHAÏL, op. cit., p. 62, 1re col. Ce dernier
annuaire indique que l’établissement a été fondé en 1840.
12. ARÔNIS, op. cit., p. 34.
122 Réjouissance, vie privée et loisirs

en union libre avec une jeune femme grecque. Mais cette configuration reste
l’exception. Elle est favorisée par la transgression des limites communautaires, qui
fait que le couple ne corresponde plus à aucun discours collectif, et est en quelque
sorte perdu pour tout le monde. Il peut évoluer dans le milieu ouvert et non national
de certains Levantins, par exemple13.
Les femmes de Smyrne sont réputées pour leur liberté de comportement. Cette
remarque s’applique aux femmes non musulmanes, car les musulmanes sont encore
cachées aux regards des voyageurs et passants : « Des femmes étaient assises dans des
patios ou dans les cours ouvertes des maisons, et les dames grecques de Smyrne, de
toute évidence, ne sont pas timides. Elles retournaient audacieusement mes regards
scrutateurs et ceux de mon compagnon, et paraissaient plutôt contentes qu’autre chose
de notre curiosité14. » Le machisme évident des propos ci-dessus ne doit pas nous
cacher qu’en effet, les normes de comportement entre sexes diffèrent de l’Angleterre,
que le voyageur vient de quitter, aux rives orientales de la mer Égée. En particulier,
des femmes mariées non musulmanes, de surcroît chez elles et vraisemblablement en
groupe, ne se gênent pas pour rendre leurs regards indiscrets aux messieurs de
passage. L’absence relative de tabou sur le divorce doit changer considérablement les
relations entre sexes entre les deux mondes, tant parmi les Grecs orthodoxes, que chez
les musulmans15. Le texte se termine par une remarque sur le manque d’hygiène des
femmes de Smyrne, qui ne prendraient pas soin de leur visage. Cela est peu crédible.
Ce qui se voit le plus est l’objet de soins attentifs. Peut-être le visiteur désire-t-il criti-
quer un teint bronzé qui ne correspond pas encore aux critères de beauté ouest-
européens ? Tous les observateurs n’ont pas ces préventions : « … par beau temps, les
femmes smyrniotes ont l’habitude de se tenir à leurs portes avec leurs meilleurs
habits16 ». La beauté des femmes de Smyrne est un topos que l’on retrouve dans les
chansons populaires grecques, ainsi que dans la littérature évoquant l’Asie Mineure 17.
Le même cliché existe encore en Turquie aujourd’hui.
Le contrôle social est important dans toutes les communautés, dans tous les
quartiers de la ville. Beaucoup de gens prennent le frais devant la porte ou bien
mangent le soir, toutes portes et fenêtres ouvertes18. Alors que des voyageurs britan-
niques peuvent penser que, ce faisant, l’on s’expose avec hardiesse, on se soumet
aussi, simultanément, au contrôle vigilant d’autrui. L’espace public est surveillé, les

13. Entretien avec feue Mme Contente, de la communauté juive de Smyrne, à Paris, en 2000.
14. BURNABY F., On Horseback through Asia Minor, Londres, 1898, p. 3-4.
15. POLITIS, op. cit., p. 86 : Des femmes n’hésitent pas à conseiller à une amie de divorcer alors
que son mari lui est infidèle : « “Tu perds ta jeunesse”, lui dirent-elles. Demande le divorce et remarie-
toi ! Tu as un bon travail et une grande maison à ton nom ! »
16. A Handbook …, op. cit., p. 250, 2e col.
17. Par exemple la chanson, Une Smyrniote à Kokkinia, quartier d’installation de Grecs d’Asie
Mineure entre Athènes et le Pirée. Le chant est interprété par Antônios Dalgas, né à Arnavutköy, près
de Constantinople, en 1892, in Great Voices of Constantinople, Cambridge, 1997.
18. POLITIS, op. cit., p. 75 : « En avril, alors que le temps devenait plus doux puis plus chaud, les
gens circulaient jusqu’à tard le soir dans les rues et bientôt les voisins sortiraient leurs chaises devant la
porte et s’y assiéraient jusqu’après minuit pour se rafraîchir. »
Individualité naissante 123

allées et venues des voisins aussi. Cette vigilance conduit à la découverte du


complot de la Fédération révolutionnaire arménienne. Une voisine a remarqué des
allées et venues d’une femme souvent accompagnée d’hommes différents. La
surveillance des mœurs des uns par les autres a ici des conséquences politiques
importantes. Un scandale public est toujours possible, car l’adultère est considéré
comme un déshonneur pour le quartier dans son ensemble.

Genres et millets
L’endogamie des différents groupes induit des prescriptions strictes quant aux
choix matrimoniaux. Les choix de vie personnelle sont limités, mais qui se pose la
question en ces termes ? En particulier, les frontières entre grands groupes mono-
théistes présents dans la cité égéenne : judaïsme, christianisme et islam, doivent
rester étanches les unes aux autres. Il faut pourtant remarquer que le groupe
musulman, dominant les structures étatiques, peut accueillir des femmes des autres
groupes et que celles-ci n’ont pas, stricto sensu, l’obligation de se convertir.
L’exogamie n’est que partielle, car il n’est pas question pour une femme musulmane
de rejoindre les non-musulmans. Les règles d’échanges matrimoniaux sont défavo-
rables aux non-musulmans. Cette ouverture à sens unique est ressentie comme une
menace par les autres groupes de la ville19. La mariée non musulmane à un
musulman, souvent convertie à l’islam, meurt alors socialement pour son premier
groupe. Pour tous les groupes en place, la femme rejoint le groupe de son mari,
alors même que le groupe juif accorde un statut essentiel à la filiation matrilinéaire.
Autre différence d’usage inquiétant pour des parents non juifs20 ayant un garçon.
La rigueur des interdits a des effets psychologiques inverses. Ainsi, la femme
de l’autre groupe, dont on se tient et dont on est tenu éloigné, est objet de convoi-
tises et d’interrogations dans la culture, les chants et la littérature, de tous les
groupes21. « L’embellissement et l’idéalisation de l’inconnu génèrent de superbes
chansons d’amour22. » Il s’agit d’un thème omniprésent, tant sous des plumes
universalistes comme celle de Politis que sous celles d’auteurs habités par le natio-
nalisme de leur groupe, comme Spanomanôlis. Dans l’œuvre de Politis, la belle

19. Il n’est pas certain que les interdits aient été respectés scrupuleusement dans les zones tribales
du sud de la Turquie actuelle, par exemple entre le groupe arménien mais kurdophone et les tribus
kurdes, en particulier à la faveur de l’histoire mouvementée de cette région du monde depuis les années
1890. D’un point de vue empirique, la grande diversité des traits dans le groupe arménien occidental
laisse penser que de nombreux brassages de population, y compris avec des populations venues d’Asie
centrale, ont bien eu lieu, parfois aussi, même de façon marginale, en faveur du groupe arménien.
20. POLITIS, op. cit., p. 70 : « Est-ce qu’elle prend Dimitri au sérieux ? Ridicule ! Elle ne se
marierait qu’avec un juif. Elle n’était pas fanatique, tout au contraire, mais c’est ce que prévoit l’âdet
[emprunt direct au turc dans le texte : l’usage]. Elle ne se marierait jamais à un chrétien ! »
21. Les chansons populaires expriment ainsi cette fascination érotique pour les femmes interdites.
Cf. Armenians, Jews, Turks & Gipsies in Old Recordings, Athènes, 1995.
22. Idem, TABOURIS Petros, livret du disque, p. 1.
124 Réjouissance, vie privée et loisirs

juive de Corfou installée à Smyrne, Siora Fiora, fascine un jeune Rum. Elle lui est si
proche par son grec, peut-être même plus standard que celui des Grecs de Smyrne,
par son lieu d’habitation, situé au milieu d’un quartier considéré comme grec, mais
aussi socialement si lointaine par son âge et sa religion. Cette situation ne doit pas
cacher que les relations collectives entre Grecs orthodoxes et juifs sont tendues, ces
derniers étant accusés de meurtres rituels jusqu’au début du XXe siècle23.
Dans le récit autobiographique de Spanomanôlis, Beyler Sokaªı, le jeune héros
vit une incroyable histoire d’amour, certes platonique, avec Melek Hanım, dont la
famille, réduite au père, vient d’emménager dans un appartement de la rue Trassa, soit
une des rues centrales du quartier franc, où habite un ami du héros. La jeune fille
rentre de Vienne, où elle a étudié. Elle trouve tout naturel d’inviter un jeune homme à
boire le thé. Si elle se voile à Smyrne, c’est que les temps ne sont pas encore mûrs,
assure-t-elle. Il est probable, que l’épisode soit fictif, quoiqu’on ne comprenne pas
quelles sont alors les motivations de l’auteur, peu distancié vis-à-vis du nationalisme
grec. Mais l’épisode montre clairement la tension psychologique qu’induisent les
barrières de la société, alors que les modes de vie des communautés convergent, ne
serait-ce que par l’occidentalisation du monde ottoman puis turc. Chez les deux
auteurs, les deux figures masculines sont troublées également par le caractère anodin
et si peu différent des intérieurs dans lesquels ils pénètrent. Ils semblent être à deux
doigts de prendre la mesure de la nature conventionnelle des interdits régissant les
relations entre sexes, par-delà les frontières communautaires24.
Au sein des groupes monothéistes, la circulation matrimoniale est inévitable,
malgré les normes et les interdits des sous-groupes. En particulier, la communauté
arménienne connaît, d’après Qossian, une exogamie subie et déplorée, qui explique
sa stagnation dans la ville25. Cette circulation peut être fatale aux petits ensembles
dans le système culturel de forte hiérarchisation, d’une part des millets ottomans
entre eux, selon qu’ils sont plus ou moins proches du pouvoir, selon qu’ils sont
ressentis comme plus ou moins proches de l’Occident, d’autre part des passeports
détenus par les individus, car gagner l’Occident, fût-ce de manière symbolique, est
une des perspectives les plus désirables. Ainsi, les groupes catholiques et protes-
tants, qui jouissent problement d’une situation matérielle enviable, ainsi que de
passeports occidentaux, sont des réservoirs matrimoniaux intéressants. La conver-
sion à un christianisme dit occidental est souvent de rigueur, même si les
conversions au catholicisme sont inacceptables pour le groupe orthodoxe.
Les cas de passage à l’acte, du mariage hors communauté, sont rarement
mentionnés dans notre corpus d’archives. Les seuls exemples trouvés dans ces

23. L’incident le plus marquant dans nos sources date des Pâques orthodoxes de 1901. Un jeune
homme orthodoxe disparaît et toute la communauté juive est violemment accusée de meurtre par la
populace grecque. Il s’avère que l’adolescent a simplement fait une fugue et que la grande agitation
n’était le fruit que des phobies antisémites des orthodoxes.
24. POLITIS, op. cit., p. 68 : « La maison ne différait en rien d’une maison chrétienne, hormis une
odeur d’huile de sésame et un chandelier à sept branches sur une table. »
25. QOSSIAN H., op. cit.
Individualité naissante 125

courriers impliquent toujours une jeune orthodoxe se mariant à un musulman. De


telles alliances s’accompagnent alors de troubles dans la population orthodoxe,
indépendamment de la volonté de la jeune fille, pourtant concernée au premier
chef. Dans le premier cas, en septembre 1901, la jeune femme semble revenir sur
sa décision. Elle n’a pas été ni ne s’est convertie. Quelques mois après son
alliance, elle désire réintégrer son groupe et semble profiter de la protection de
l’Église orthodoxe. Son époux légitime va se plaindre au kadı, puis au vali pour
récupérer son épouse enfuie26. Ce dernier, Kâmil Pa¤a, ne transige pas avec
l’honneur conjugal du plaignant et va jusqu’au conflit avec le métropolite ortho-
doxe pour que la jeune femme se présente à la justice ottomane. Les archives
n’indiquent pas comment l’affaire se termine.
La deuxième occurrence date de décembre 1912, dans une situation interna-
tionale bien plus tendue. Il implique une jeune femme non seulement grecque
orthodoxe, mais hellène, et donne lieu, en raison de l’état de guerre dans la
région, à un échange nourri entre le consulat français, l’ambassade de France et
le ministère des Affaires étrangères à Paris 27. La jeune fille, Vassilia, âgée de dix-
huit ans, a été emmenée par les autorités ottomanes dans la maison d’une vieille
musulmane avant de se marier et, en l’occurrence, de se convertir à l’islam. La
réaction du groupe ne se fait pas attendre : « Cet incident cause une forte
émotion dans la population grecque qui est prête à se porter à des actes de
violence susceptibles de provoquer une répression et des troubles 28. » Après
l’intervention de l’ambassade de France auprès du ministre ottoman de l’Inté-
rieur, le vali envoie la jeune fille à Constantinople, où, délivrée des pressions
extérieures, elle doit être à même de se prononcer librement. Si l’éloignement de
Vassilia est habile, il n’est pas de nature à régler la situation comme l’escompte
le groupe grec orthodoxe : « La population grecque de Smyrne attend anxieuse-
ment l’issue de cet incident29. »

Sexualité hors mariage


Le cadre conjugal ou préconjugal n’est pas la seule sphère des rapports entre
sexes. Les normes existent pour mettre en forme une réalité qui n’y est pas
conforme a priori. Il y a une vie sexuelle hors mariage à Smyrne pendant la Belle
Époque. Se marier exige d’ailleurs des moyens financiers, considérés comme

26. AMAEF-CPC-NS- 67, f. n˚ 28, dp n˚ 32, par le drogman de 1re classe du CGFS, Jousselin, au
MAE à Paris, le 13.IX.01, « Difficultés entre le métropolite orthodoxe et le vali de Smyrne ».
27. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 125, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le
10.XII.12 ; AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp de Péra, par Bompard, AF, à Colomiès, CGFS, le
12.XII.12 ; AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 126, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le
19.XII.12.
28. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 125, doc. cit.
29. AMAEF-AT-CES-1906-1916, tél. chiffré n˚ 126, doc. cit.
126 Réjouissance, vie privée et loisirs

raisonnables par la famille de la jeune fille, pour que le jeune couple puisse subvenir
à ses besoins. Le plus souvent, les alliances donnent lieu à des tractations entre
familles qui retardent les mariages, voire les compromettent30. Les jeunes gens non
mariés sont donc relativement nombreux et ce fait social induit, entre autres, le
développement de la prostitution.
Celle-ci a son territoire limité socialement. Le quartier renommé pour ce genre
de services se situe près du pont des Caravanes, où se trouvent des maisons closes.
Trouver les traces de cette activité n’est pas aisé. Les Annuaires orientaux ou les
guides touristiques sont discrets à ce propos. Par ailleurs, la toponymie multiplie et
brouille les pistes, mais c’est bien toujours du même lieu qu’il s’agit. On parle aussi
du quartier de l’église Saint-Constantin, au lieu-dit Tepecik ou Chiôtika 31. Il est
probable que la prostitution s’exerce ailleurs également. Sans doute faut-il évoquer
le quartier des Tavernes, central et facile d’accès32. La ville portuaire, c’est-à-dire
lieu de passage de commerçants, de marins, ainsi que de régiments, offre toutes les
conditions habituelles de développement de cette activité.
On est loin de la façade rutilante de la Belle Époque smyrniote, mais il est certain
que cette institution participe du même système social. En effet, si les différentes
communautés attachent une grande importance à la virginité des filles lors de leur
mariage, elles ont une attitude inverse envers leurs garçons33. Les lieux de prostitution
sont pour les jeunes gens, quelle que soit leur communauté, les lieux d’apprentissage
de la sexualité. De surcroît, les normes conjugales de la bourgeoisie parisienne
s’exportent en même temps que ses effets induits34. Après la guerre, les misses améri-
caines se doivent de faire le point sur cette pratique, par souci d’exhaustivité :

« L’immoralité est également très répandue dans la ville. […] Avant que les Grecs
ne prennent le pouvoir, un quartier chaud était installé au beau milieu du quartier des
affaires et des boutiques de la ville, où il était si facile d’accès qu’il était une tentation

30. Les sources en arménien sont sans appel. Les exigences financières des parents arméniens de
jeunes filles sont telles au début du XXe siècle que les jeunes prétendants de ce groupe restreint ne
peuvent se marier facilement. Les ambitions matérielles des familles peuvent entrer en contradiction
avec la norme de l’endogamie du groupe arménien.
31. POLITIS, op. cit. Le thème de ce quartier mal famé revient à plusieurs reprises dans le texte.
Cf. p. 55 : des préadolescents discutent entre eux de l’interdiction qu’on leur fait à la maison d’aller
traîner près du pont des Caravanes ou d’aller à l’église Saint-Constantin. Cf. p. 64 : un père et sa fille se
disputent violemment à propos d’un mariage que le père ne désire pas. La fille menace son père : « Si
tu ne me maries pas, je vais entrer dans une maison près de Saint-Constantin. »
32. ARÔNIS, op. cit., p. 57 : « Un soir, Bolanis fut trouvé avec deux Arméniennes des bas-fonds. Elles
étaient peut-être mouchardes également. Elles parvinrent à l’enivrer et Bolanis leur révéla son secret.
C’était bien ça. Les deux chanteuses prévinrent les forces de l’ordre et Bolanis fut arrêté et emprisonné. »
33. Les mères acceptent que leurs fils jeunes adultes aillent dans le quartier de Saint-Constantin,
si toutefois cette habitude ne compromet pas la régularité de leur vie sociale. Cf. POLITIS, op. cit.,
p. 248 : « Sa mère le regarda de travers, mais ne lui dit rien. »
34. ARIÈS P. et DUBY G. (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV, De la Révolution à la Grande
Guerre, p. 490-491, « La demande préconjugale », p. 496-498, « L’archipel du désir vénal », et p. 515-
517, « L’illusion de l’adultère vénal ».
Individualité naissante 127

constante pour les jeunes gens et qu’il s’imposait à la vue des enfants et des adultes qui
étaient désireux de l’éviter35. La nouvelle administration grecque a déplacé ce quartier
à la périphérie de la ville de sorte qu’on y arrive moins facilement et qu’il se voie
moins. Actuellement, les maisons de prostitution sont assez bien isolées36. »

Il s’agit d’une activité florissante. Ses conditions d’exercice font que les mala-
dies vénériennes sont endémiques à Smyrne37. Par ailleurs, il s’agit aussi d’un motif
littéraire de perception de l’Orient. Il est obligé que cette thématique soit présente
dans les sources38. Quelques plumes alertes de voyageurs rendent compte, au moins
partiellement, de leurs explorations en ce domaine :

« C’est tout un quartier de maisons blanches, si peuplé de femmes échevelées, que


les hellénistes égarés dans ce faubourg songent involontairement à ce chapitre célèbre
où Hérodote décrit avec tant de précision les devoirs d’hospitalité que la loi religieuse
imposait aux dames de Babylone, et les rites sacrés de Mylitta. Sous les lugubres réver-
bères qui clignotent, et donnent aux impasses de ce faubourg un aspect de coupe-gorge,
les vieilles juives viennent chuchoter à l’oreille de l’étranger des paroles si engageantes
qu’on ne peut se défendre d’une tentation et d’un frisson39. »

Dans ce texte, le commerce charnel implique la division communautaire de la


société. Selon lui, ce sont de « vieilles juives » qui dominent le marché, dans les
rôles d’entremetteuses ou souteneuses, et de jeunes chrétiennes qui se prostituent.
Dans quelle mesure ce tableau rapide peut-il dépasser une superficielle impression ?
Deschamps ne projette-t-il pas sur Smyrne certains schémas de la France de son
époque40 ? Dans les archives diplomatiques, nous avons pu trouver mention d’un
proxénète maltais. De même, il est douteux que seules des chrétiennes se prosti-
tuent. Mais il est vrai que les rares mentions du phénomène auprès des diplomates
concernent toujours des chrétiennes, éventuellement appartenant au milieu euro-
péen ou levantin, ce qui nuance considérablement la vision de ce monde présenté

35. D’où mon hypothèse pour localiser cette activité dans le quartier des Grandes Tavernes, car
Tepecik n’est pas central.
36. SNELL S. et FORSYTHE M., art. cit.
37. RANKIN E. W., « Health », in A Survey…, op. cit. : « Les maladies vénériennes sont très
répandues dans cette ville. Toutes les autorités médicales sont d’accord sur ce point. Un des plus
éminents médecins de Smyrne affirme que 80 % de la population souffre d’une forme de maladie
vénérienne. La plupart des cas sont bénins, mais certains cas ne devraient pas être considérés à la
légère cependant, car ils peuvent bien être les vecteurs de contamination de la maladie à d’autres
personnes, dans les formes, cette fois, les plus sérieuses. »
38. KAZAN, op. cit., situe quelques scènes dans un « clandé » à Cordélio.
39. DESCHAMPS, op. cit., p. 172-173. La référence à un auteur classique permet ici de mettre à
distance la réalité décrite, d’enjoliver ce qu’elle peut avoir de sordide.
40. D’autres passages du livre cité sont plus clairement antisémites. Des différents groupes ainsi
décrits, c’est celui-là qui est le plus éreinté. Cf. p. 168-178, « Les Juifs de Smyrne ». Dreyfus est
condamné en XII.1894 et n’est réhabilité qu’en 1906. Deschamps n’est épargné par l’antisémitisme
ambiant.
128 Réjouissance, vie privée et loisirs

comme brillant et supérieur41. Les chrétiennes qui en viennent à se prostituer, selon


Deschamps, sont celles « qui ont eu le tort de ne pas faire assez d’économies pour
payer leurs loyers42 ». Pour lui, les clients sont à la recherche du « paradis de
Mahomet ». L’Orient à travers les âges est en soi un topos érotique pour les Occi-
dentaux, comme l’attestent les références faites à des pratiques de l’Antiquité ou au
Coran. Deschamps est d’une étonnante franchise, pour cette époque et étant donné
son milieu savant, car il ne prétend pas s’exclure de ce qu’il décrit. Une fois de plus,
on retrouve la proximité, sinon la continuité, au moins partielle, entre les divisions
de genre et les divisions communautaires, existant aussi à propos des hamams.
La seconde forme, fortement réprouvée, de sexualité hors mariage implique des
non-professionnelles. Or avoir un enfant, pour ces femmes, est socialement stigma-
tisé. Cette inconvenance mène à l’abandon de l’enfant que la société appelle
« bâtard ». Pour celle-ci, la lignée et l’origine sont fondamentales, en particulier dans
cette phase de cristallisation des nationalismes. Les bâtards sont autant de transgres-
sions de cette organisation du monde. Ils viennent détruire le lisse aspect des récits
familiaux, constitutifs du récit du groupe auquel la famille appartient nécessairement.
Le sort de nombreux enfants illégitimes est d’être recueillis à l’orphelinat, après
abandon. Il est expressément interdit au personnel de les appeler par ce « mot
barbare » en usage à l’extérieur. L’auteur du règlement n’ose pas l’écrire. La bâtardise
renvoie à l’existence du monde des pulsions, hors des conventions sociales si contrai-
gnantes, ainsi que du péché de concupiscence. On évite toute mixité dans l’orphelinat.
L’entrée des personnes extérieures, même des enseignants, est réglementée. Les
déplacements au sein de l’orphelinat sont balisés, par peur vraisemblable de mauvais
traitement ou d’actes sexuels illicites43. Les orphelins ne sont adoptables que jusqu’à
deux ans et demi. En vertu de quel critère cette disposition est-elle prise ? L’adoption
est considérée comme une démarche de fusion de l’enfant adopté dans la famille
accueillante qui tait l’adoption. À terme, l’enfant adopté doit appartenir à sa fausse
famille biologique. La pratique de l’adoption est malaisée et mal vécue.

41. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 246 de Carlier, gérant du CGFS, à Boppe, ChAfF, le


11.XI.09, « Rapatriement d’une mineure française ». Le texte illustre la triste variété des administrés d’un
consul de France à un poste prestigieux comme celui de Smyrne : « … je viens de prendre à l’égard d’une
jeune Française, mineure, qui m’a été signalée aujourd’hui même, comme se cachant sous un faux nom
dans une maison de prostitution, une mesure de rapatriement par ordre administratif. Cette demoiselle
Émilie, Marguerite Soltis, née à Paris, 5e arr., en 1893, dont la mère demeure actuellement, dit-elle, à
Paris, 16 rue Philibert-Lucot, a été entraînée hors de France par un Maltais du nom de Charles Taliana qui
se trouve, paraît-il, actuellement à Constantinople. Conduite par cet individu dans une maison de
tolérance de Naples où elle ne tarda pas à contracter une maladie vénérienne grave, elle a ensuite visité,
toujours sous la garde de ce triste protecteur, Constantinople et enfin Smyrne… »
AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 137, dp n˚ 20, du CGFS, Colomiès, au MAE, le 13.III.14, « Au sujet
de Rahmy Bey, vali de Smyrne », Annexe : « Procès-verbal de la réunion du corps consulaire du 5 mars
1914, à 11 heures du matin au consulat général des Pays-Bas, sous la présidence de M. Van Uje
Pieterse, doyen du corps consulaire », § 2, « La fille Marie Negri ». Il s’agit d’une histoire de brutalités
infligées à une prostituée de nationalité française.
42. DESCHAMPS, op. cit., p. 173.
43. Règlement de l’orphelinat grec à Smyrne, fondé en février 1870, Smyrne, 1874 (gr.), p. 7.
Temps libre et modifications

La journée n’est pas consacrée qu’au travail. La chaleur des midis égéens
s’accompagne d’une baisse d’activité. De même, la clémence des soirées invite soit
à la sortie sur la voie publique, soit à la visite aux amis, ou encore à la conversation
sur le perron entre voisins, voire à la fréquentation d’établissements de boisson ou
culturels. Le repos hebdomadaire donne lieu aussi au développement d’activités qui
échappent au temps économique, sans être entièrement occupé par la religion. La
sphère des loisirs à Smyrne et dans la région est partagée entre les deux. Elle
englobe des activités traditionnelles, ou plus exactement inconnues en Occident, et
des pratiques qui en sont nettement importées. Ainsi, on peut assister à un combat
entre dromadaires ou entre pehlivans mais aussi à une projection cinématogra-
phique Pathé ou à des courses hippiques à Buca.

SPECTACLES

Des spectacles traditionnels distraient la population, comme par exemple les


combats dits de chameaux. Smyrne est le point d’arrivée de caravanes, reliant le
port égéen à l’intérieur de l’Anatolie, à la fin du XIXe siècle1. Cette présence en ville,
évocatrice d’un ailleurs, est prisée des Occidentaux : « Nous vîmes encore une cara-
vane pittoresque qui rentrait d’un combat de chameaux, le chameau vainqueur,
richement décoré, le “behlivan”, marchait, le crâne altier et secouait de bonne
humeur les petits grelots qu’on lui avait accrochés2. »

1. KRUMBACHER, op. cit., p. 74 : « ... nous rencontrâmes dans le quartier turc des caravanes
infinies de chameaux qui chargés de coton et de céréales apportaient à la ville la richesse des vallées
fécondes de l’intérieur. »
2. KRUMBACHER K., op. cit., p. 74.
130 Réjouissance, vie privée et loisirs

Le théâtre prit un essor important à Smyrne, assez tôt pour l’Empire 3. Un


premier bâtiment ad hoc y fut construit à la fin du XVIIIe siècle4. En 1883, l’Indica-
teur ottoman signale quatre établissements permanents : le Théâtre arménien, dans
le quartier arménien, le théâtre Eldorado, sur les quais, le Théâtre Euterpe, rue des
Roses, dans le quartier européen, le Théâtre de Smyrne, rue Horiat-Alan. Ces
établissements ne sont pas pérennes. Ainsi, le Théâtre arménien a fermé ses portes5.
Il est possible que cette fermeture soit due au déclin de l’arménien à Smyrne 6. En
1913, l’Annuaire oriental indique l’existence du Théâtre de Smyrne, établissement
des quais, un théâtre qui appartient au Sporting-Club, ainsi que deux établissements
aux noms incontestablement grecs, la Nea Skini et le Parthénon. L’urbanisme de la
ville est transformé par l’occidentalisation des loisirs ; la plupart des grands établis-
sements se concentrent sur les quais.
Smyrne se trouve sur l’itinéraire des tournées de troupes venues d’Europe occi-
dentale, de Constantinople ou du royaume de Grèce. La Smyrne moderne et
européanisée est plus en phase avec l’Europe occidentale que le petit royaume. Des
sociétaires de la Comédie-Française y passent. En mars 1908, le sociétaire Deloir
joue trois soirées de suite, au Sporting-Club, l’institution élitiste. Ces tournées sont
suivies par les diplomates français et sont un élément de satisfaction pour la popula-
tion francophile. Tout incident est remise en cause de cette suprématie symbolique.
En mars 1908, le vali aimerait apposer le timbre du Hedjaz sur des billets, vendus la
veille. Blanc refuse cette taxe a posteriori qui reviendrait à une augmentation indue.
Mais Blanc tient à ce que la représentation ait lieu, soucieux qu’il est de l’opinion
de ses administrés. Comme dans une colonie, les kavas du consulat sont à même
d’assurer le déroulement des représentations, si besoin est7. Blanc n’hésite pas à
prendre le risque d’une confrontation avec les forces de l’ordre. Celles-ci reculent et
les autorités doivent accepter l’insoumission de la société levantine, appuyée par la
diplomatie française.

3. SOLOMÔNIDIS, Le Théâtre à Smyrne (1657-1922), Athènes, 1954 (gr.). Cette monographie est
bien informée, en particulier sur la vie théâtrale au sein de la communauté grecque. Elle est moins
riche en ce qui concerne les contacts culturels, à Smyrne même, entre les théâtres de différentes
langues. En particulier, la vie théâtrale des Arméniens est juste effleurée, p. 119-120, et celle des Turcs,
en décalage chronologique sans doute, également, p. 180-189 ; SEV√NÇ√L√ Efdal, Le Théâtre à Izmir,
Izmir, Ege Yayıncılık, 1994 (tr.).
4. SOLOMÔNIDIS, Le Théâtre…, p. 45.
5. On ne peut trop insister sur l’importance du théâtre arménien pour les cultures de Turquie.
C’est ce groupe ethnoreligieux qui donne ses premières pièces à la culture d’expression turque.
6. Il s’agit d’un thème répété à loisir tout au long de l’histoire arménienne. Qossian insiste sur ce
phénomène, dans sa conclusion, « Dernier regard sur les Arméniens de Smyrne », t. I, op. cit., p. 298-
301. Ni Qossian en 1899, ni l’Union des compatriotes arméniens de Smyrne et des environs en 1936, ni
l’Armenian Smyrna Association de 1961 n’évoquent le théâtre comme forme de loisir. Il semble que
l’activité théâtrale arménienne professionnelle cesse dans les années 1880. La seule mention d’une
troupe théâtrale est celle de l’association Ardavazt, pendant l’administration hellénique, Our Smyrna,
op. cit., p. 185.
7. AMAEF-C-SI-1914-133, dp n˚ 41, envoyé par Blanc, CGF, à l’AF, le 14.III.08, « Incident avec
les autorités turques ».
Temps libre et modifications 131

Après l’émergence du théâtre moderne en Grèce, les tournées passent par


Smyrne. Leur répertoire est proche de ce qui se joue en Occident. Les normes
linguistiques de Grèce s’exportent aussi par le biais du théâtre traduit :

« Au début, la plus grande influence que l’art scénique européen exerçait sur
l’Orient consistait en une masse de troupes d’opérette, au sein desquelles des musiciens
de Bohême ou italiens tâchaient de réjouir cet étrange public mêlé d’éléments orientaux
et européens. Ce n’est pas qu’à Athènes, Smyrne ou Constantinople que l’on rencontre
ces pionniers suspects de notre civilisation, mais même jusque dans les plus petits
villages grecs ou turcs de telles bandes apparaissent qui ont rarement une bonne
influence sur la moralité et la culture esthétique de la population8. »

L’observateur est surpris par l’exportation de formes culturelles occidentales


populaires, relayées par des intermédiaires, comme les comédiens de Grèce :
« Comme on pouvait le voir sur le programme du théâtre, la troupe “Menandros”
d’Athènes sous la direction de M. Dionysios Taboularios. Le programme annon-
çait ensuite comme contenu de la représentation “Le beau drame familial Max
Wel” du dramaturge français célèbre, Jules Barbier, traduit par P. Typaldos 9. » Le
public appartient à des classes moyennes ou inférieures. Les pièces de théâtre et
l’opéra ou plutôt l’opérette doivent être joués en grec pour toucher un large
public. Malgré la virulence de la francophilie revendiquée par les diplomates
français, le français ne permet pas de toucher un aussi vaste public que le grec.
La francophonie est réelle mais limitée à certaines couches de la population. En
tant que canon culturel, il s’agit plus d’une norme désirée que véritablement
atteinte.
Le théâtre puis le cinématographe attirent la jeunesse de la région, renfor-
çant la centralité smyrniote comme pôle de modernité pour l’ensemble de l’Asie
Mineure. Comme en Occident, ce sont les mêmes lieux qui vont accueillir le
nouveau divertissement : le cinématographe devient un loisir populaire : « Nous
allions souvent à Smyrne, pour des courses, pour nous divertir : les femmes y
achetaient la dot des filles. Nous les jeunes, nous allions au théâtre, au
cinéma10. » Smyrne fonctionne comme le relais de l’influence occidentale en
Asie Mineure.
Les femmes musulmanes accèdent difficilement à ces divertissements. Il n’est
pas imaginable qu’elles soient seules dans une salle fermée, obscure, en présence,
voire à côté d’inconnus. La salle doit être scindée en deux ou bien on doit organiser
des séances réservées. Le problème de la mixité, lors des représentations, entraîne des
résistances religieuses, même dans une ville considérée comme libérale par tout le

8. KRUMBACHER, op. cit., p. 70.


9. Ibid., p. 69.
10. CEAM, ATO, Bayraklı, IÔN 9, Yiannis Kavgalakis, né à Bayraklı, en 1901, int. à Athènes, le
14.IV.70, par Hermolaos Andreadis, f. 36. L’informateur est allé six ans à l’école primaire. Il est
considéré comme concis mais positif.
132 Réjouissance, vie privée et loisirs

monde. Des religieux musulmans s’opposent même à une représentation féminine au


début du XXe siècle, alors même que, sur l’initiative du CUP, on organise une repré-
sentation spéciale d’une pièce d’un auteur censuré sous Abdülhamit, Vatan ou la prise
de Silistrie, de l’auteur dramatique Namık Kemal11. La représentation doit avoir lieu
au Sporting-Club, une institution qui est donc ouverte à l’élite musulmane masculine
de Smyrne. La nouvelle ne réjouit pas les conservateurs qui se précipitent chez le
müftü, terrorisé par les pressions. Bien qu’il se réfugie au konak, il ne peut finalement
que déclarer : « La loi du Coran non seulement n’autorise pas les femmes à se rendre
au théâtre, mais encore leur interdit de se rendre à la mosquée, attendu qu’elles
doivent se livrer à leurs dévotions chez elles12. »
Il s’agit d’un cas d’instrumentalisation réussie du Coran, qui fait reculer le
CUP, au pouvoir peu contesté, après la révolution de juillet 1908 13. Alors que
Solomônidis indique que des musulmanes ont demandé elles-mêmes à profiter de la
représentation, ce qui prouve l’existence d’un milieu en rupture avec le monde
traditionnel musulman, le Comité recule et : « … Les musulmans envoyèrent un
crieur public annoncer dans tous les quartiers turcs que si une femme musulmane
était vue hors de son domicile après le coucher du soleil, elle serait impitoyablement
tuée et qu’il était absolument interdit à toute femme musulmane d’assister à une
représentation théâtrale. » Cette restriction de la liberté individuelle et de la moder-
nisation des modes de divertissement des femmes turques ne laisse rien présager de
bon à Blanc : « Ce petit incident [...] prouve que la population musulmane même
d’une grande ville comme Smyrne si près de l’Europe est encore bien loin
d’admettre une liberté même très peu étendue pour la femme turque, malgré la
Constitution, il faudra encore compter avec de nombreux accès de fanatisme
religieux14. » Pourtant, si l’influence des formes occidentales de divertissement se
fait sentir par à-coups et selon des chronologies différentes selon les communautés,
elle n’en est pas moins réelle et puissante. Le XIXe siècle est une époque favorable
au théâtre car il se prête bien à l’expression de thèmes nationalistes. C’est une
dimension importante des représentations d’amateurs, par exemple lors des fêtes de
fin d’année scolaire15.
Au début du xxe siècle, le cinématographe occupe une place de choix dans les
loisirs. Le cinématographe, c’est la mécanisation des loisirs. Il faut désormais
utiliser l’énergie électrique pour se divertir. Il y a contemporanéité des loisirs
smyrniotes, de certaines couches de la population du moins, avec ceux d’Europe
occidentale16. La première salle de cinéma permanent à Paris ouvre en

11. SOLOMÔNIDIS, Le Théâtre…, op. cit., p. 188-189.


12. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 75, dp n˚ 122, envoyé de Smyrne, par Blanc, CGFS, au MAE à
Paris, le 29.VIII.08, « Incident musulman à Smyrne ».
13. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 75, dp n˚ 122, doc. cit.
14. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 75, dp n˚ 122, doc. cit.
15. Aux représentations théâtrales lors de fêtes de fin d’année scolaire, en Grèce, l’insurrection de
1821 est encore mise en scène et rejouée par les élèves.
16. KALIFA D., La Culture de masse en France, Paris, 2001. Voir en particulier, p. 64-69,
« Cinématographies », et p. 84-87, « Pathé, Gaumont et l’industrie du cinéma ».
Temps libre et modifications 133

décembre 1906 et on en compte une centaine en 1914. Les films projetés à


Smyrne sont tous importés d’Europe. Les compagnies présentes sur les écrans
sont les deux précurseurs français, Pathé et Gaumont. En 1920 se sont ajoutés des
films d’Éclair, Nordix, Gloria, Ambrosio, Torino, Milano et Italia film 17. L’offre
se diversifie un peu. C’est la population non musulmane qui a la plus grande
propension à s’approprier ces formes de loisir. Des Grecs possèdent les salles et
les cinématographes et les films sont sous-titrés en grec, s’ils le sont en une
langue locale. Les manchettes en grec disparaissent même en 1913 pour ne pas
ralentir l’action et pour ne pas accroître le prix des films. Le genre cinématogra-
phique est si attrayant qu’il peut s’imposer avec des manchettes dans une langue,
le français, que tous ne lisent pas18.
Une des caractéristiques de ces spectacles est qu’ils touchent un large
public. Ces loisirs culturels annoncent l’ère des loisirs de masse, qui se déve-
loppe tout d’abord dans les grandes villes d’Europe puis en Amérique du Nord.
Smyrne est en synchronie par rapport à ces développements. Aller au cinéma à
Smyrne, à la fin de l’Empire, c’est consommer des images produites par l’Occi-
dent et, plus ou moins consciemment, faire siennes ces valeurs, côtoyer des
psychologies, des formes d’humour, des relations entre sexes, un sens de l’indi-
vidualité définis ailleurs. C’est suivre l’action sur des manchettes écrites dans
une langue autre, la plupart du temps le français, mais aussi l’italien ou
l’anglais. Les précoces réalisations balkaniques des frères Manakis sont
absentes des programmes. Elles n’auraient pas intéressé le public, surtout friand
d’Occident. Les salles sont concentrées sur les quais, qui réunissent toutes les
formes évidentes de modernité européenne. Le cinématographe atteint aussi les
banlieues chic : Cordélio se dote d’un théâtre, l’Olympie, qui organise des
projections. D’ailleurs, hormis le projecteur, il n’est pas nécessaire d’avoir
beaucoup de matériel. L’ouverture de cinémas à Smyrne a lieu après 1908, deux
ans après Paris ! Les salles, encore en fonction en 1920, portent des noms
évocateurs de l’Antiquité grecque ou de l’Europe occidentale. Certains noms
peuvent ainsi faire double emploi. Ainsi, on peut suivre deux établissements de
l’Annuaire oriental de 1913 puis de 1915, au Guide grec de 1920 : le Cinémato-
graphe de Paris et le Phoenix. Dans l’édition de 1915 de l’Annuaire oriental, la
dernière témoignant de l’ouverture de l’Empire à l’Occident, un maximum de
dix cinématographes est répertorié. Ce secteur, privé de films européens et à la
clientèle appauvrie, pâtit du conflit. Le nombre d’établissements tombe à six en
1920.

17. MICHAÏL, op. cit., p. 35, 2e col.


18. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 101, dp n˚ 11, de Colomiès, CGFS, au MAE, le 16.II.14, « Au
sujet des manifestations dans les cinématographes ».
134 Réjouissance, vie privée et loisirs

Cette pratique culturelle est remise en cause par la critique de l’impérialisme


culturel occidental, fin 1913 puis en février 191419. Des nationalistes du CUP expri-
ment bruyamment leurs revendications linguistiques en exigeant des inscriptions en
osmanlıca. Une part de la population turque, notamment le CUP, revendique sa parti-
cipation à la modernité. Ces actions ne sont pas isolées à Smyrne mais touchent
également Constantinople. Pourtant, la langue la plus employée à Smyrne est le grec,
alors que la langue de prestige dite aussi internationale, celle que l’on doit utiliser avec
un Européen sur le quai, ou que l’on s’attend à entendre au cinéma, y est le français 20.
Le turc, et a fortiori la forme écrite de l’osmanlıca, n’est maîtrisé que par une minorité
qui, au surplus, ne pratique pas forcément ces loisirs. Une fois encore, la sphère des
loisirs devient un enjeu national. La présence dans les salles de jeunes gens turcs
montre que le public est plus mélangé que les sources grecques ou occidentales
peuvent le suggérer. Toute personne s’acquittant de son billet peut entrer dans la salle
de cinéma. La distribution de feuillets d’explication en ottoman satisfait en premier
lieu les manifestants, qui réitèrent pourtant leurs chahuts violents quelques mois plus
tard. Les cinémas restent fermés par peur d’incidents. Le consul de France indique
notamment que des bris de matériel et des violences à l’encontre des spectateurs
risquent de se produire dans la cohue. Le régime unioniste soutient les fauteurs de
trouble : « Les manifestations avaient en quelque sorte un caractère officiel. Les mani-
festants étaient en effet, pour une large part, à côté des individus dangereux des basses
classes, des employés des administrations publiques. »
Des menaces d’intervention des consulats de France, puis d’Autriche-Hongrie,
alors que la politique de la canonnière est encore la norme dans les relations entre
l’Europe occidentale et le reste du monde, sont adressées ouvertement au vali. Elles
suffisent à mettre un terme apparent aux agitations. Le consul de France ne voit
aucune légitimité aux revendications exprimées, conscient du bon droit de supré-
matie du français au Levant. Il présente même, avec ingénuité, cette situation
privilégiée comme un fait de nature, désormais irréversible. En fait, ces manifesta-
tions mettent en évidence la fragilité du consensus idéologique en faveur de cette
langue, aujourd’hui largement disparue de cette région du monde, à l’exception de
Beyrouth peut-être, où des traces d’une société semblable se maintiennent. Le
consensus sur le bon ton de la Belle Époque et l’héritage de la protection catholique
de la France monarchique sur les chrétiens d’Orient, tous ces facteurs vont large-
ment voler en éclats dans la région égéenne lors du conflit mondial.

19. AMAEF-C-SI-1914-133, tél. chiffré n˚ 66, de Colomiès, CGFS, à Bompard, AF, le 3.XII.13 ;
AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 99, tél. chiffré n˚ 3, de Colomiès, CGFS, au MAE, le 13.II.14.
20. La vivacité du grec vernaculaire est attestée de nombreuses façons. Mme Contente, habitante
d’Izmir, assurément peu portée à l’hellénophilie, assure que la bonne société juive parlait grec en
milieu levantin, quand le ton était à la familiarité. Cette société d’expression grecque en privé se
maintint quelques années après 1922. Par ailleurs, le grec était même une langue importante au sein de
l’Église catholique latine de Smyrne. Cf. POLITIS K., op. cit., p. 34 : « Même à la cathédrale,
Monseigneur faisait ses prêches en roméique. »
Temps libre et modifications 135

Hormis les distractions offertes par les arts scéniques, les Smyrniotes peuvent
s’adonner de plus en plus, dans la dernière décennie du XIXe siècle puis au début du
XXe siècle, aux joies des disciplines sportives venues d’Europe. Les prouesses
physiques faisaient partie de la culture traditionnelle du Proche-Orient, mais celles-
ci vont prendre désormais des formes policées d’inspiration occidentale et s’insérer
dans un discours idéologique nouveau, celui du corps discipliné, à mettre en
harmonie avec celui des autres membres du groupe et à terme au service du groupe.

DE NOUVELLES SYMBOLIQUES ET PRATIQUES CORPORELLES

Exercices physiques
Il existe d’anciennes formes autochtones d’exercice physique, encore vivantes
au début du XXe siècle, comme la lutte, près du Çiflik Saint-Georges, à une ving-
taine de kilomètres de Smyrne : « À Litzia [...] il y avait des combats de lutte. Des
Turcs et des Chrétiens luttaient. Du monde se rassemblait et regardait. On donnait
des cadeaux à celui qui gagnait, le plus souvent des mouchoirs en soie [...]. Il y avait
deux frères, des chrétiens, ils s’appelaient Dana. Dana en turc veut dire “bœuf21”.
C’est eux qui gagnaient presque tout le temps à la lutte. Il se peut qu’on les appelait
ainsi parce qu’ils avaient un grand corps et étaient très costauds 22. » Des individus
issus de communautés diverses peuvent prendre part à cette forme d’affrontement.
La figure du lutteur, du pehlivan, est partagée par toutes les communautés de la
région comme figure emblématique de la force physique, comme personnage de
l’imaginaire enfantin, qui peut inspirer des jeux d’enfants23. Le mot est lui-même
d’origine persane et se retrouve dans toutes les langues de la région.
Le sport est une nouvelle pratique. Il s’agit de pratiquer un exercice physique
sans autre but, a priori, que lui-même. La pratique sportive s’organise, elle aussi,
dans le cadre communautaire, à Smyrne comme à Constantinople. Les activités les
plus prisées sont le football, l’athlétisme, la natation voire le cyclisme, sous
l’influence de l’Europe, qui découvre les vertus de l’exercice physique 24. Le sport

21. Dana veut dire « veau sevré ». La traduction qu’en donne l’informatrice respecte le sens de la
situation.
22. CEAM, ATO, Smyrne, Çiflik Saint-Georges, IÔN 16, Ariadni Polykrati, née à Çiflik Saint-
Georges, au début du XXe siècle, int. à Athènes, en 1963, par Zôi Kyritsopoulou, qui considère
l’informatrice comme intéressante, « positive sur tous les sujets », sans souffrir de nostalgie. La
mémoire de l’informatrice s’organise selon deux camps opposés, les Turcs et les chrétiens, en fait les
Grecs. Pourtant, les deux frères grecs qu’elle mentionne portent un surnom turc qui montre
l’interpénétration des populations.
23. TER MINASSIAN A., « Les jeux des adolescents arméniens dans l’Empire ottoman », p. 195-
212, in GEORGEON et DUMONT (dir.), Vivre dans l’Empire ottoman, Paris, 1997.
24. Bulletin mensuel de la chambre de commerce française de Smyrne, 5e année, 30.XI.97, n˚ 59,
« Le cyclisme » : « Le cyclisme à Smyrne est de vogue récente. »
136 Réjouissance, vie privée et loisirs

est à mettre en rapport avec la sédentarisation du mode de vie, phénomène déjà


sensible à Smyrne, dès la fin du XIXe siècle. Au sortir de la guerre, l’enquête améri-
caine fait le bilan suivant :

« Il y a deux clubs sportifs grecs principaux : l’Appolôn et le Paniônien. Ce dernier


dispose d’un bâtiment et d’un terrain mis à disposition par la communauté grecque
orthodoxe, tandis que le premier loue un terrain et deux pièces pour son propre usage. Il
y a également trois clubs sportifs arméniens : un dans la ville même, l’autre à Cordélio
et un à Karatache. Ces deux derniers ont leurs propres terrains. Un club anglais à Bour-
nabat possède un parcours de golf et des courts de tennis. Il existe deux équipes
sportives turques mais pas de clubs organisés à proprement parler25. »

L’Association gymnique paniônienne est fondée en 1890 et parvient à


regrouper 500 membres environ. Elle est divisée en plusieurs sections : athlé-
tisme, football, sport nautique, natation et escrime. Le mouvement sportif grec en
Asie Mineure appartient à un mouvement qui englobe toute la Méditerranée
orientale. Comme il faut le deviner, la vie sportive grecque moderne commence à
Alexandrie et Constantinople. Athènes suit. Elle développe une idéologie sportive
nationaliste, reprise partout26. L’ordre, le sens de la discipline, l’exaltation de la
puissance physique au service de la grandeur supérieure de la nation sont autant
d’éléments présents, de façon exaltée, dans une ville comme Smyrne, à l’orient du
monde grec.
À partir de 1896, date de l’organisation des premiers Jeux Olympiques
modernes à Athènes, l’Association gymnique organise les Jeux paniôniens,
auxquels participent les athlètes de clubs de toutes les régions où vivent des
Grecs27. Elle possède un stade, où ont lieu ces jeux, capable d’accueillir 7000 spec-
tateurs. L’association a des concurrentes, plus petites, qui voient le jour à cause de
divergences entre personnalités. Les jeux qu’elles organisent visent à s’approprier
un espace urbain, en premier lieu, mais au-delà, dans tout l’espace géographique
habité par des Grecs. Ils réunissent des représentants venus de tous les lieux d’un
espace divisé politiquement, par-delà les frontières. Ils suggèrent fortement une
unité à établir, malgré tout. Le terme grec employé pour des « jeux sportifs » est le
mot « combat », qui renforce la perception martiale du sport28.
Le Sporting-Club est une autre institution d’importance. Fondé en 1893, il
brûle en 1913 et est promptement reconstruit en 1914, bien que le climat interna-
tional et régional soit déjà tendu. Après guerre, en 1920, son conseil est composé de
E. Guiffray et E. Perossier, qui sont vice-présidents, I. Spingeltal, secrétaire général,

25. SNELL et FORSYTHE, art. cit.


26. KOULOURI C., « Voluntary Associations and New Forms of Sociability : Greek Sports Clubs
at the Turn of the Nineteenth Century », p. 145-160, in Greek Society in the Making, 1863-1913 :
Realities, Symbols and Visions, Londres, 1997.
27. MIKHAÏL, op. cit., p. 31-32.
28. Soit agônas
Temps libre et modifications 137

L. Kouzinieri, secrétaire et des membres : I. Geôrgiadis, S. Papamichaïl, A. Psal-


tôph, A. Skalas, K. Mousmouzis, A. Evphraimidis et M. Simonian. On en devient
membre après demande écrite puis approbation par le conseil. Le but du club est
officiellement la pratique de divers sports. Mais il s’agit aussi de bien autre chose.
Ce club est un lieu de sociabilité élitiste, tant pour les Arméniens, les Grecs que les
Levantins. Il s’établit un entre-soi non pas communautaire mais social, quoique les
musulmans en soient apparemment absents au niveau des instances dirigeantes.
Tout le monde ne peut prétendre en faire partie. Les modalités d’admission sont à la
discrétion du conseil de direction. Il s’agit d’une société fermée, se cooptant, et qui
l’admet de façon explicite, à peine feutrée. La comparaison avec le cas athénien
souligne la différence avec la société grecque moderne de l’État national. Il n’est
évidemment pas pertinent dans le cadre des clubs sportifs athéniens de s’interroger
sur l’identité ethnique des membres. Le seul élément non grec est le personnel
diplomatique. Ce n’est en rien comparable avec ce que Smyrne induit comme bras-
sage, à l’avantage bien compris de la société levantine.
Le développement du sport ne se limite pas à la communauté orthodoxe. Le
monde arménien ottoman adopte lui aussi ces nouvelles pratiques. Il existe aussi des
clubs turcs29. Des rencontres sportives ont lieu entre les divers clubs, mais ces
rencontres sont l’objet d’une mention très rapide dans les récits d’un ancien
membre, comme par exemple Raïssis, ancien joueur de football du club Appolôn30.
La réalité plurielle de la société est comme refoulée du monde conscient, comme si
la norme de vie désirable était, sinon celle d’un État-nation homogène, au moins
d’une communauté exclusive.

Le corps et l’eau
Les rivages égéens offrent des possibilités de baignade importantes, mais
l’habitude n’en est pas ancienne, pour des raisons de pudeur. Le bain de mer se
développe pour l’ensemble de la population, sous l’effet des usages aristocratiques
puis bourgeois occidentaux31. En effet, hommes et femmes vivent fortement séparés
chez les musulmans, mais aussi, dans une moindre mesure, dans les autres commu-
nautés. L’exposition de son corps est impossible à l’autre sexe. Pour mieux séparer

29. KARARAS, Cordélio…, p. 91 : « Il y avait à Cordélio – et il existe encore, même si le siège se


trouve maintenant à Izmir – un assez bon groupe de football turc qui s’appelait Altay, dont le siège était
à Soªuk Suyu, qui avait une place satisfaisante parmi les équipes de football des associations sportives
de Smyrne. »
30. RAÏSSIS E., Une vie comme un roman (autobiographie), Athènes, 1987 (gr.). L’auteur fait une
vague mention, au détour d’une phrase, à des équipes de football turques, celle de Be¤ikta¤, et
arménienne, contre lesquelles son club smyrnéen, l’Appolôn, disputait des matchs. C’est quasiment la
seule émergence des autres communautés dans le champ narratif de la vie sociale quotidienne au sein
de ce récit autobiographique.
31. CORBIN A., Le Territoire du vide, l’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris,
Flammarion, Champs, 1988. Voir en particulier le chap. v, « L’invention de la plage », p. 283-317.
138 Réjouissance, vie privée et loisirs

hommes et femmes, on dispose des palissades de façon à ce que les femmes se


baignent en paix :

« Quand nous restions à Smyrne, je me réjouissais car nous allions aux bains à
Karatache ou à Boudja. Là-bas, les bains avaient des planchers en fonction de ta taille
et tu pouvais entrer sans avoir peur, j’avais aussi une bouée. Il y avait des chambres
avec des planches tout autour. C’était construit ici en raison du namahrem, car les
hanıms y venaient aussi avec leurs enfants. Pour les adultes qui savaient nager, la mer
était là-bas très profonde et plus on avançait, plus c’était profond mais toujours fermé
pour qu’aucun œil masculin ne nous voie. Cela me plaisait beaucoup à moi, car nous
étions toutes des petites filles du même âge que moi. Les murs intérieurs étaient ouverts
et nous voyions tous les espaces, où les grandes nageaient32. »

Les femmes de toutes les communautés partagent les mêmes installations de


bain. La distance entre les groupes demeure. C’est remarquable dans une ville qui
offre de tels lieux communs où les contacts sont inévitables. Par ailleurs, comme
partout en Méditerranée orientale, l’espace maritime est parfois privatisé, le rivage
aménagé est soustrait au public. C’est notamment le fait des grandes maisons, à
Smyrne, souvent chrétiennes : « Les maisons du bord de mer avaient leurs bains 33,
permettant ainsi à leurs habitants de se baigner dans la mer34. » La natation et la
baignade se développent sur le rivage. Il faut prévoir certains aménagements néces-
saires pour respecter les tabous concernant la nudité. Des constructions en planches
doivent empêcher les regards masculins indiscrets sur les anatomies féminines :
« Bains de mer, en été, dans de nombreux établissements de bain ; est à
recommander : le bain de mer “Eden” [à la Pointe], bain à 2,5 piastres d’argent,
linge fourni35. »
La nouveauté des bains de mer s’ajoute à la pratique ancienne du bain à fins
hygiéniques, le « bain turc ». C’est un lieu important dans la ville ottomane clas-
sique. Si cette institution sociale est encore très vivace, la possibilité de se laver
chez soi, selon des normes de confort européen, apparaît au moins dans l’horizon
des représentations des Smyrniotes, à la fin du XIXe siècle. Les hôtels qui attirent
les visiteurs, touristes ou hommes d’affaires occidentaux se doivent d’offrir ce
genre d’aménagement. A contrario, les guides touristiques, au tournant du siècle,
se sentent obligés d’indiquer sommairement l’existence de ces hamams. Néan-
moins, ils sont accompagnés de commentaires peu amènes qui mettent en garde

32. KOURTIAN A., « Ermeni », trois témoignages d’Arméniens à propos du génocide, Athènes,
Hestia, 1990 (gr.), p. 31.
33. Les banieres désignent des bains de mer, notamment des palissades pour protéger les
baigneuses des regards masculins indélicats. Il ne s’agit pas de baignoire, sauf erreur.
34. CEAM, ATO, Göztepe, IÔN 3, Heleni Ampatzoglou, née environ en 1892, à Göztepe, int. en
1970, à Athènes, par Zôi Kyritsopoulou, qui juge assez bon le niveau scolaire de l’informatrice mais
assez mauvaise sa contribution à l’enquête menée, f. 31-32.
35. Meyers Reisebücher, Griechenland und Kleinasien, Leipzig, 1901, p. 284.
Temps libre et modifications 139

sinon découragent le visiteur trop hardi : « On trouve des bains turcs (pas très
propres) dans le bazar, le meilleur est situé près du bazar du Bezistan ; 5 ou
6 piastres d’argent36. » La même remarque se retrouve toutefois une quinzaine
d’années plus tard, dans l’étude américaine : « Le seul danger possible de cette
forme de loisir est qu’elle peut affecter la santé publique en raison des conditions
malsaines dans certains de ces bains. » C’est pourtant un lieu d’hygiène corpo-
relle essentielle. Les auteurs, proches du YMCA, indique que : « Ce sont d’abord
les gens les moins aisés ou ceux arrivés récemment ici de l’intérieur qui fréquen-
tent surtout ces bains37. » Smyrne en compte vingt-cinq38. Ils constituent un pôle
attractif pour la ville sur ses environs, dénués de telles installations. Que l’on
doive venir en ville pour se laver indique combien l’hygiène corporelle des
campagnes est rudimentaire. Au-delà de sa stricte fonction hygiénique, le hamam
est un lieu de sociabilité entre individus du même sexe, les jeunes enfants allant
tous se laver avec les femmes : « L’utilisation des bains turcs est en fait un événe-
ment social important dans la vie de bien des hommes et des femmes, en
particulier de ces dernières, quand ils viennent de l’intérieur. Bien des usages de
l’intérieur sont toujours en vigueur à Smyrne. Ainsi nous pensons que les visites
hebdomadaires, bihebdomadaires ou même moins fréquentes sont des occasions
sociales d’importance39. »
Les jours d’ouverture du hamam sont divisés entre jours pour hommes et jours
pour femmes. « Différentes nationalités les fréquentent », en les utilisant de la
même façon, c’est-à-dire aussi comme un lieu de pique-niques et de discussions qui
peuvent durer la journée entière40. Mais la première division entre hommes et
femmes se double parfois d’une seconde division entre jours d’utilisation pour chré-
tiens et jours pour musulmans : « À un quart d’heure se trouvait l’autre hamam, lui
fonctionnait selon les jours et les heures : la nuit les hommes, le jour les femmes.
Certains jours les Turcs, les autres les chrétiens41. » La division entre genres et celle
entre communautés n’est sans doute pas de la même nature, mais on suppose
qu’elles ont quelque chose en commun. La division des jours de fréquentation du
hamam suggère cette continuité. Elle n’est pas observée partout. Il n’est même pas
certain que cette division ait bien été appliquée, mais il n’est pas fortuit que les
souvenirs de l’informatrice s’organisent ainsi, comme si la si grande proximité avec

36. Ibid.
37. SNELL et FORSYTHE, art. cit.
38. HEWSEN R. et SALVATICO C., op. cit., p. 187. Le Guide grec répertorie vingt-trois
établissements. Sur ces 23 hamams, seuls deux ont des propriétaires non musulmans : l’√stanköy
Hamamı appartient à un Arménien, selon le guide, et le hamam de Saint-Constantin appartient à
K. Sakalidena, nom à consonance non turque.
39. SNELL et FORSYTHE, art. cit.
40. Ibid.
41. CEAM, ATO, Menemen, IÔN 43, Dimitrios Katroulis, né à Menemen, en 1888, int. à
Athènes, le 23.VII.63, par Zôi Kyritsopoulou. Il a reçu une instruction primaire mais a l’esprit alerte et
a continué à se former et à s’informer, notamment grâce à sa profession de commerçant. Zôi
Kyritsopoulou le considère comme un informateur extraordinaire.
140 Réjouissance, vie privée et loisirs

des femmes de l’autre religion avait quelque chose de vaguement indécent 42. Les
bains dans le quartier de la Quarantaine à Smyrne, se trouvent dans un endroit
habité de Turco-Crétois. Il faut que les chrétiens passent par ce quartier pour aller se
laver. Ce trajet risque d’être désagréable, car l’hostilité ambiante est palpable. Les
contacts ou relations exposant les membres des divers groupes, ils peuvent alors
préférer la séparation pour être en sécurité : « Il y avait dans le quartier crétois des
bains où allaient les Turcs et les chrétiens. Mais lorsque nous y allions, nous, les
enfants turcs nous lançaient des pierres43. »

SORTIR DE LA VILLE

Les excursions et les pique-niques modifient la perception de l’espace par les


citadins. Les alentours de Smyrne deviennent le lieu où l’on va se détendre, à
mesure que les moyens de transport se développent. La villégiature est un thème
privilégié de la littérature à propos de Smyrne : l’habitant aisé, souvent chrétien,
parfois levantin, dispose d’une seconde maison en bord de mer ou dans un village
réputé, Boudja, Bournabat ou Sevdiköy, pour sa fraîcheur due à un cours d’eau 44. Il
s’agit d’une pratique qui rassemble, de façon inattendue, tant des usages européens
– on pense aux folies des environs du Paris du XVIIIe siècle –, que des pratiques de
semi-nomadisme, attestées dans d’autres centres ottomans comme Adana ou
Angora par exemple45. La volonté de quitter le centre urbain trop chaud est la même
dans tous les groupes.

42. À Alep, aujourd’hui, rien de tel n’est pratiqué. Le hamam est un des lieux de contact resserré
avec les femmes de l’autre grande communauté, qu’elles soient employées du hamam ou clientes.
43. CEAM, ATO, Quarantaine, IÔN 16, Athanasia Katsivani, née à Smyrne, à la Quarantaine, en
1892 environ, int. à Athènes, le 9.VII.62, par Alexis Kyritsopoulos, f. 12. L’informatrice a fait des
études d’infirmière à Athènes et est retournée travailler à Smyrne. Alexis Kyritsopoulos la considérait
comme une excellente informatrice.
44. Kararas, Boudja…, op. cit. Buca est situé à 9 km de Smyrne, à l’est de Smyrne. La bourgade
est reliée par le chemin de fer à Smyrne, à partir de la gare de la Pointe, à partir de 1872, par la
compagnie d’Aïdin ; KARARAS, Bournabat, historique-souvenirs, Athènes, 1955 (gr.). Burnova se
trouve à 8 km au nord-est de Smyrne. La bourgade compte 15000 habitants l’été, dont la moitié rentre
à Smyrne l’hiver, au début des années 1920.
45. TAMDOG* AN-ABEL, op. cit. Tamdoªan-Abel parle longuement de la pratique du yayla. Les
citadins quittent Adana, devenue étouffante pour des estivages dans les montagnes ciliciennes. De
même, alors que les hommes continuent à travailler à Beyrouth, les familles, si elles le peuvent, partent
dans le djebel. Ces usages sont remis en cause par la diffusion des climatiseurs. De même, les familles
arméniennes aisées vont rejoindre la bourgade du Nord de la Syrie, Kessab, alors que les hommes
demeurent sur leurs lieux de travail. Pour un témoignage de la pratique d’estivage sur les « vignes
familiales » à Angora-Ankara à la fin de l’Empire ottoman, cf. ODIAN KASPARIAN Alice, Histoire des
Arméniens d’Angora et de Sdanoz, Beyrouth, 1968 (ar.), p. 5.
Temps libre et modifications 141

La perception de la région va être affectée par le développement du tourisme


en Asie Mineure. La rencontre réelle entre ce type nouveau d’Occidentaux et les
Smyrniotes modifie la perception que ces derniers ont de leur propre territoire,
ainsi que de leur temps libre. À mesure que les visiteurs se font plus nombreux,
des guides touristiques, dans les principales langues occidentales, succèdent aux
relations de voyages à ambition scientifique des deux siècles précédents. Smyrne
et sa région deviennent une destination touristique pour les privilégiés occiden-
taux, qui se permettent de voyager pour le plaisir, à la fin du XIXe. Parmi les
lectures de préparation au voyage que les guides conseillent, on retrouve des
savants récits d’expéditions archéologiques ou géographiques. Le touriste est
alors un Occidental cultivé46. Ce développement engendre les premiers discours
critiques envers la pratique, encore limitée. Le touriste est un être incongru,
déplacé, hors contexte. Un voyageur français, qui lui-même ne se considère pas
comme un touriste, décrit ainsi en 1887, un hôtel de Smyrne, fréquenté par le
voyagiste anglais, Cook : « Dans un premier salon, des Anglaises cramoisies de
coups de soleil (une caravane Cook retour de Jérusalem) comptent du linge [...]
La caravane Cook est à table, son cornac en bout de table, qui fait son speech
entre chaque plat. Tout à fait plaisants, ces Anglais, les femmes surtout, rouges
comme des homards cuits, avec leurs chapeaux de paille au voile enroulés et cet
[air] ahuri si caractéristique des filles d’Albion, toujours occupées à faire :
aoh47 ! »
Le tourisme influe fortement sur la perception que les autochtones ont de leur
propre région. L’intérêt porté par des gens venus de si loin éveille les curiosités
locales. Les cités ruinées passent du statut de carrières de pierre à celui d’objet
légitime d’études archéologiques ou de visites. L’action des missions archéologi-
ques européennes est sensible sur le terrain : Éphèse est en partie transportée à
Londres et Pergame à Berlin, où elle a son musée éponyme. On peut dire que
l’Europe occidentale pille les côtes d’Asie Mineure de leurs antiquités, tout en
prétendant les mettre à l’abri et en assurer la conservation. Cet intérêt occidental
institutionnel et individuel engendre toute une activité de nombreux marchands
dans les bazars de Smyrne qui essaient de revendre, qui un bout de statue, qui une
pièce de monnaie ancienne48.
L’intérêt scientifique puis touristique occidental pour les vestiges de l’Antiquité
grecque contribue à l’hellénisation idéologique de l’Anatolie occidentale. Il tend à
légitimer la présence grecque sur place et délégitime celle des autres groupes, en

46. Ce tourisme premier se présente dans la continuité des explorations scientifiques. Ainsi, la
Revue des sciences allait organiser un séjour sur les côtes méridionales de l’Empire, vers Adalya, en
novembre 1901. 180 personnes devaient y participer. Cf. AMAEF-AT-CES-1896-1902, dp du
15.XI.01, de CGFS, Jousselin, à l’AF.
47. LAUNAY, op. cit., p. 25.
48. Le terme spontané, non savant, tant en turc en grec qu’en arménien, est le même pour parler
de ces reliques monnayables, en particulier à des Occidentaux. Comme on pouvait s’y attendre, il
s’agit d’un emprunt à l’anglais antika.
142 Réjouissance, vie privée et loisirs

particulier celle des Turcs, perçus comme des intrus parmi ces pierres si grecques.
Les esprits locaux participent au mouvement : « Il était tout naturel que parmi les
Smyrnéens aussi, les hommes qui étaient actifs en matière de recherches sur l’Anti-
quité, rares mais infatigables, se joignissent à nous et nous apportassent tous les
jours de nouveaux avis et de nouveaux objets d’observation 49. » Les institutions
grecques orthodoxes locales, issues de l’École évangélique, comme la bibliothèque,
fondée en 1733, et le musée de l’École évangélique, fondé en 1873, relaient le
mouvement. Les fonds de la bibliothèque et du musée sont constitués, en partie, par
l’achat de collections de chercheurs occidentaux, comme par exemple celle du
Suisse philhellène, Gonzenbach50. La conservation des pièces s’accompagne d’une
activité savante locale : l’édition d’une revue, Mousion kai Vivliothiki tis Evange-
likis Scholis, à laquelle s’intéressent les institutions occidentales51. Elle offre la
constitution d’une structure associative qui permet aux intéressés, des notables, de
contribuer à la bonne marche de l’institution et de s’afficher comme évergètes.
L’intérêt pour l’Antiquité s’est acclimaté52. Auparavant, nul ne comprenait vraiment
la nature de l’intérêt suscité par les sites anciens53. C’est un souci nouveau pour la
population, qui ne se répand que lentement54. Le culte de l’Antiquité qui gagne
l’élite cultivée d’Asie Mineure renforce la continuité que l’on désire établir entre
Rums et Grecs anciens. Voici comment le Mousion rend compte de la première
année d’existence des collections : « Dès leur fondation, l’amour des bons enfants
de la patrie pour les reliques de nos ancêtres s’émut aussitôt ; ce qui montre bien
que la constitution du musée correspondait au désir général. C’est pourquoi nous
vîmes avec plaisir de très nombreuses personnes déposer en ce temple sacré tout ce
qu’elles gardaient d’ancien dans leurs maisons ou ce qu’elles purent racheter des
mains de véritables vautours qui dépouillaient jour après jour notre pays 55. »

49. STARK, op. cit., p. 184-185.


50. Musée et bibliothèque de l’École évangélique, « Première période », Smyrne, p. 12.
51. SOLOMÔNIDIS, L’Éducation…, op. cit., p. 219 : « Le musée et la bibliothèque de l’École
évangélique publièrent de 1873 à 1885 une revue qui portait le même titre, Musée et bibliothèque de
l’École évangélique, laquelle éditait des études et mémoires scientifiques, archéologiques et
historiques, etc. Nombre de ces études furent publiées en français. » La revue se trouve dans la
bibliothèque de l’École française d’Athènes.
52. CLOGG R., « Sense of the Past in Pre-independence Greece », p. 85-110, in CLOGG R. (dir.),
Balkan Society in the Age of Greek Independence, Londres, 1981. L’auteur insiste sur la subsistance de
légendes populaires ainsi que de superstitions liées à une vague mémoire d’un passé illustre.
Néanmoins, tout son propos souligne les efforts entrepris par les lettrés grecs modernes, le plus souvent
résidant en Occident ou y ayant étudié, pour « réveiller » ce sentiment de continuité historique.
53. REYNAUD, op. cit., p. 58.
54. KRUMBACHER, op. cit., p. 269 : « Le peuple dont le nom était autrefois synonyme d’art et de
science a sombré si bas sous les despoties byzantine et ottomane que la grande masse ne regarde les
œuvres des temps anciens qu’avec une bêtise tout à fait incroyable et une absence complète de
compréhension. » En bon antiquisant, Krumbacher rejette Byzance et l’Empire ottoman dans un même
geste de désapprobation.
55. Musée et bibliothèque de l’École évangélique, « Première période », Smyrne, p. 29.
Temps libre et modifications 143

L’initiative ressortit à la fois à la science et au nationalisme. Il s’agit non seule-


ment de développer un savoir sur la région, habitée par des Grecs orthodoxes, mais
d’un devoir de mémoire, qui vise à s’approprier le lieu, dont on parle comme de
« son pays », servi par « les enfants de la patrie56 ». L’archéologie s’inscrit dans le
projet national grec moderne. Deschamps, lui-même élève de l’École française
d’Athènes en voyage en Asie Mineure, fait ce commentaire : « Les victoires archéo-
logiques et épigraphiques sont les seules, depuis longtemps, qui puissent flatter
l’amour-propre des Grecs. Comme ils en sont fiers ! Et comme ces études, dont
l’intérêt pour nous est purement théorique et scientifique, font battre leur cœur
d’orgueil et d’émotion57 ! » À côté des développements savants, des pratiques
domestiques montrent aussi qu’une part de la population désire désormais souligner
sa proximité avec le monde ancien. La bourgeoisie chrétienne décore ses jardins ou
cours intérieures avec des vestiges glanés ici ou là. Elle se pare ainsi d’ornements
qu’elle investit d’un contenu identitaire : « Celui qui aurait l’occasion de parcourir
les maisons les meilleures et les plus riches de la population chrétienne ainsi que ses
jardins rencontrerait ainsi tout un trésor de statues anciennes isolées, placées à des
fins décoratives, et en particulier de bas-reliefs ainsi que des pièces d’architecture de
toutes sortes58. »

AMBIVALENCES DU TOURISME
ET PERCEPTION DE SOI

Avec les contacts personnels entre les touristes occidentaux et le Proche-Orient se


développe l’infrastructure hôtelière. En 1883, l’Annuaire oriental, recense seulement
huit hôtels, alors qu’en 1920, le Michaïl en compte vingt-six. Sur ces vingt-six établis-
sements hôteliers recensés, dix-neuf sont situés sur les quais. La façade maritime,
icône de la modernité, monopolise pratiquement cette fonction59. Selon les mêmes
sources, la ville compte quatre restaurants – de type occidental – en 1883, contre huit
en 192060. Les nouveaux visiteurs apportent avec eux de nouvelles normes d’habitat
et d’ameublement. Celles-ci ont un effet d’entraînement. Les débuts du tourisme euro-

56. On parle de progonoplexia, ou complexe des ancêtres, pour ce mouvement idéologique


historique dans le monde grec. Arméniens, juifs ou Turcs, avec des décalages chronologiques, y
succombent aussi.
57. DESCHAMPS, op. cit., p. 165.
58. STARK, op. cit., p. 197.
59. Ce genre de sources oblige à se demander sur quels critères les établissements sont recensés.
Bien sûr, l’intérêt des annuaires est d’être les plus complets possibles. Néanmoins, ils s’adressent à une
clientèle de type supérieur. La vie économique des couches modestes de la société ottomane et en
particulier du monde musulman y est minorée, même si cette minoration est significative.
60. Il faut comprendre ici que ce ne sont que des établissements de type supérieur, à
l’européenne, quand on connaît la vivacité de cette activité tant en Grèce qu’en Turquie.
144 Réjouissance, vie privée et loisirs

péen font également circuler des représentations : les Européens cherchent


éventuellement à demeurer dans des cadres sécurisants. On part en Orient pour en
regarder le spectacle, mais l’on désire aussi s’en protéger. Le discours des voyageurs
est empreint de cette ambiguïté, même chez les scientifiques. On vient découvrir,
déchiffrer et comprendre l’Orient, surtout ancien d’ailleurs, mais sans s’exposer à
l’Orient réel et à la modestie des conditions de vie locales. Le contact doit être adouci
par des points de chute balisés. Les expatriés ou les Levantins ont les plus grandes
chances d’accueillir ces visiteurs. On recherche la langue que l’on a quittée, un certain
confort, voire certains mets ou boissons : « Un hôtel allemand rustique, le seul hôtel
européen, mais vraiment bien équipé à Smyrne – encore une preuve certaine du petit
nombre des voyageurs séjournant à Smyrne –, celui du Zurichois Müller, donne tout
de suite à l’Allemand le sentiment de se trouver dans son foyer61. » Ces figures
d’hôteliers, de guides ou de drogmans, entre deux mondes, sont les indigènes qui
permettent le truchement vers l’Orient, forcément caché62.
Au début du siècle, les guides touristiques indiquent même la provenance de la
bière servie dans les établissements de Smyrne. Le Baedeker de 1905 recommande
le restaurant de l’hôtel Kraemer pour ses bières de Pilsen et de Munich. De toute
façon, l’imposante bâtisse sur les quais ne peut être ignorée. Le même guide ne
recommande que les établissements européens ou plutôt se présentant comme tels.
En revanche, les mentions portant sur les établissements de style local sont néga-
tives ou évasives. Les seuls à être vraiment présentés sont ceux qui se rapprochent le
plus de la norme européenne. Ils se trouvent tous sur les quais, la grande façade
maritime européanisée. Le texte semble indiquer que son auteur n’a pas essayé
d’autres établissements et qu’ils sont pour lui tous indistincts et radicalement
étrangers : « Les maisons grecques sont de deuxième rang et on peut à peine en
faire mention : H[ôtel] de l’Égypte, sur le quai ; H[ôtel] Léonidas, quai Anglais. [...]
Les cafés turcs se trouvent dans le quartier turc63. » La relation des voyageurs à
cette région est marquée par une forte ambivalence. Elle a été le cadre concret de
formes civilisationnelles qui sont considérées comme des références indépassables,
voire comme la source de la civilisation occidentale, à la fois antique et chrétienne.
Stark, au début des années 1870, consigne la moindre trace imaginable de ce double
passé, au point que l’on peut se demander s’il voit aussi la Smyrne contemporaine,
en particulier la ville turque. En tout cas, sa hiérarchisation des observations est
limpide : la réalité contemporaine anatolienne est inférieure à la civilisation maté-
rielle occidentale64. L’idée de décadence s’impose et celle de restauration nécessaire
suit rapidement.

61. STARK, op. cit., p. 184. Alors que l’unité nationale allemande est encore en devenir, Zurich est
comprise ici comme une ville allemande.
62. La médiation est séduisante. Mais à trop la mettre en valeur, sans lui fixer de durée maximale,
les voyageurs ou les scientifiques ne risquent-ils pas de ne jamais se confronter à l’altérité ?
63. BAEDEKER K., Konstantinopel und das Westliche Kleinasien, Handbuch für Reisende,
Leipzig, 1905, p. 194.
64. STARK, op. cit., p. 188-189.
Si les fêtes religieuses demeurent essentielles et acquièrent au fil du temps,
jusqu’à l’excès même, une centralité idéologique qui les fait participer au nationa-
lisme exacerbé, d’autres célébrations viennent se greffer sur le calendrier festif des
Smyrniotes, comme les fêtes nationales, qu’elles soient étrangères ou ottomanes.
Des loisirs nouveaux, en apparence détachés du jeu communautaire, apparaissent à
Smyrne. Le cinéma diffuse dans la cité des images occidentales, surtout françaises,
jusqu’au premier conflit mondial, du moins qui peuvent réunir toutes sortes de
publics.
On assiste à des évolutions parallèles dans toutes les communautés ; les habi-
tants de ce même lieu ne sont pas objectivement si différents que cela, mais se
pensent vigoureusement, et c’est bien aussi un fait, comme différents. Il faut cepen-
dant rendre compte du décalage chronologique. La population turque n’est pas
encore massivement partie prenante du phénomène d’imitation occidentale à la fin
de l’Empire. Certains se pensent même comme un contre-modèle. Ironiquement,
c’est après la disparition des non-musulmans que l’on assistera à l’appropriation
collective des formes occidentales, dans la mesure où elles ne sont plus explicite-
ment liées au christianisme, par les Turcs. Souvent, les mêmes lieux sont
maintenus : il est toujours de bon ton d’aller passer une soirée à Kar ¤ıyaka, boire
quelque boisson alcoolisée et écouter de la musique au bord du rivage.
À l’échelle individuelle, la séparation entre grandes communautés reste certes
de mise, mais dans les grands groupes religieux, les individus circulent entre les
sous-groupes de facto. Une certaine exogamie est pratiquée par les petits groupes,
même si les normes doivent en souffrir. Enfin, la séparation n’empêche pas le thème
de l’Autre d’être constamment présent dans la fête : les Pâques orthodoxes impli-
quent les voisins juifs, les concours de lutte sont l’occasion de comparer les lutteurs
orthodoxes avec les lutteurs turcs, les matchs de football permettent de mesurer les
performances sportives de son groupe à celles de l’autre groupe, comme s’il fallait
constamment se remémorer l’existence de celui-ci pour s’en distinguer. La dispari-
tion des non-musulmans à Smyrne paraît ainsi paradoxalement avoir accéléré
l’occidentalisation de la vie des Turcs d’Izmir.
Quatrième partie

LES MILLETS DANS LA VIE


POLITIQUE :
VIVRE ENSEMBLE ?
Vie politique apparemment atone
sous Abdülhamit

Le champ politique est particulier dans une ville de l’Empire tardif, État non
démocratique, où la population n’est pas une, mais constituée d’« éléments », selon
l’usage linguistique de l’époque1. Que faut-il alors entendre par « champ
politique » ? Il s’agit des modes de gouvernement de la région, ainsi que des
éléments d’association des communautés à l’exercice du pouvoir. Il n’y a pas de
forum politique ni de citoyens et encore moins de citoyennes. La culture du débat
contradictoire et de la prise de décision négociée est limitée. L’idée même d’affaires
concernant l’ensemble des habitants de Smyrne, indépendamment de la religion
qu’ils pratiquent, ou de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent, est
saugrenue. Mais si le cadre et les conditions du politique sont spécifiques, celui-ci
n’en existe pas moins.
La vie politique dans l’Empire hamidien est obstruée par la suspension de la
Constitution de 1878, alors qu’elle a été rédigée par Midhat Pa¤a en décembre 1876.
Le politique s’articule à deux niveaux différents. Tout d’abord, la grande politique
d’Empire, domaine réservé du sultan et de son administration centrale à Babı Âli.
La désignation du vali d’Aydın relève de ce domaine, dont on ne traite pas ici.
Ensuite, il faut considérer un espace local et communautaire où une certaine décen-
tralisation administrative et le respect de processus électoraux sont attestés dans la
vie des non-musulmans. Il s’agit de petites négociations et du règlement d’affaires
courantes, pour lesquelles les millets essaient de s’arranger avec l’autorité locale.
Les dignitaires des millets non musulmans sont attachés à l’administration des
vilayets. Ils siègent à l’√dare meclisi, à majorité musulmane toutefois, à Smyrne la
non-musulmane, comme partout ailleurs dans l’Empire.

1. L’usage d’« élément » fait partie des termes métaphoriques fréquents dans les courriers
diplomatiques ainsi que dans les parutions d’époque. La physique, la chimie et la biologie fournissent
des analogies pour cerner le social.
150 Les millets dans la vie politique

L’ORGANISATION POLITIQUE COMMUNAUTAIRE

Le champ politique est organisé, à la base, au sein des communautés 2. C’est à


ce niveau qu’a lieu une vie politique plus ouverte. À la tête de chaque communauté
locale, on élit un muhtar : « C’est un moukhtar qui administrait Kokaryalı et une
commission pour les affaires de l’église et de l’école. Le moukhtar ainsi que la
commission étaient nommés tacitement par le prélat, mais l’on faisait des élections
formelles et ils étaient élus par acclamation3. » Le système communautaire est
certes représentatif, mais sa nature démocratique est limitée. Tout discours vantant
l’avancée démocratique des non-musulmans dans l’Empire est à relativiser. Les
familles importantes locales monopolisent les fonctions électives. Les conditions à
remplir pour se présenter à des élections et y être électeurs sont fortement
restrictives : « Pour que quelqu’un devienne moukhtar, il fallait qu’il soit enfant du
pays, qu’il soit du lieu. Il fallait qu’il ait quelque fortune immobilière. On ne
pouvait être élu si l’on était commerçant ou artisan. Ils préféraient toujours élire
leurs moukhtars ou commissaires dans les bonnes maisons, les familles célèbres qui
n’avaient jamais commis d’action honteuse4. » Leur élection est d’ailleurs validée
par le prélat orthodoxe, le despote, qui décide en dernier ressort des résultats de
cette élection. La démogérontie est l’institution de base de l’organisation politique5.
Elle est étroitement liée à un quartier ou une petite agglomération. Elle est liée
également à la présence d’une église et d’une paroisse. La communauté locale,
quand elle est assez importante, élit également une démogérontie. Peu importe la
religion de la communauté considérée. Sur le fond, le système demeure analogue.
Les musulmans élisent un ihtiyar meclisi6, les Arméniens apostoliques un conseil de
quartier, constitué de taghagans7. Le système est plus formalisé chez les non-
musulmans, à mesure que ceux-ci se dotent, sur l’invitation du pouvoir, de règle-
ments internes qui institutionnalisent sécularisation et modernisation au sein des
grands ensembles chrétiens de l’Empire8.

2. Règlement organique de la communauté orthodoxe de Smyrne, 1878.


3. CEAM, ATO, Kokaryalı, IÔN 6, Alexandros Kitharas, né environ en 1900, à Kokaryalı, int. en
1962, à Athènes-Kaisariani, par Zôi Kyritsopoulou. L’informateur est considéré comme assez bon. Le
CEAM note qu’il ne fait preuve ni de nostalgie ni d’enthousiasme particulier ; f. 37-41.
4. Ibid., f. n˚ 38.
5. ANAGNÔSTOPOULOU S., Asie Mineure, du XIXe siècle à 1919, les communautés grecques
orthodoxes, du millet rum à la nation hellénique, Athènes, 1997 (gr.).
6. AMAEF-AT-CES-1895-1898, dp n˚ 14 du CGF, Hansy, à l’AF, Cambon, du 24.III.98. Dans ce
courrier, l’agent consulaire fait référence à la démogérontie ou ihtiyar meclisi des musulmans de
Zeytunlu, à deux heures d’Edremit.
7. Le taghagan est le représentant élu des Arméniens habitant un quartier donné. C’est toujours
ce vocabulaire que l’on utilise à Istanbul ou à Alep.
8. Il s’agit des Yeniki Kanonismi, ou Règlements généraux orthodoxes, promulgués en 1862, et de
l’azkayin sahmanatroutioun, ou Constitution nationale, octroyée en 1863. La Constitution arménienne
est suspendue de septembre 1891 à 1908.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 151

Les institutions locales ne sont pas toujours respectées par l’administration, en


particulier en dehors des centres urbains. Le consul de France est informé de la
situation à l’intérieur de sa circonscription par son réseau d’agents, qui ne manquent
pas de lui rapporter tout dysfonctionnement. La situation à Ayvalık, en particulier,
préoccupe les diplomates français9. Au début du XXe siècle, selon l’agent consu-
laire, Sapunzoglou, « la population d’Aïvaly commence à avoir une existence très
dure à cause des demandes réitérées du Trésor et des agissements violents et arbi-
traires des agents du fisc10 ». Ces errements sont dus à des dissensions entre
fonctionnaires locaux, mais aussi à d’instructions venues de haut lieu. Le
kaymakam, Hasan Bey, ne peut résister aux pressions du mutasarrıf de Balıkesir qui
exige toujours plus d’impôts. Si le kaymakam désire ménager ses administrés, on le
soupçonne de se faire l’« avocat des Aïvaliens ». Le paiement du bedel (impôt de
dispense militaire) et du vergi (impôt foncier) est à renouveler en tant qu’avance
pour les années à venir. La famille restée sur place doit s’acquitter des impôts de
parents émigrés11.
Les moyens utilisés sont la menace et la saisie violente, alors que les hommes
sont au travail. Les récalcitrants sont soupçonnés de manquer de foi en la parole du
Padi¤ah. Les zaptiyes accompagnent les agents du fisc lors de ces tournées,
auxquelles le muhtar orthodoxe n’est pas convié. Sapunzoglou s’interroge sur la
situation dans l’intérieur des terres, où les puissances n’ont aucun moyen d’être
informées et se hasarde à penser que si, même à Ayvalık, à 150 km de Smyrne, la
population est aussi mal traitée, alors que le pouvoir local se sait observé, les exac-
tions doivent être de règle ailleurs. Il faut un courage certain à la démogérontie et la
certitude que les puissances peuvent intervenir pour empêcher abus et répression,
pour protester ouvertement12. C’est ce qui est fait par l’envoi d’un takrir, soit une
motion officielle, au kaymakam, qui le fait remonter au vali de Brousse. L’agent
consulaire se garde de mettre en cause le pouvoir impérial lui-même, mais estime
que ces méfaits sont à attribuer à des inimitiés entre fonctionnaires territoriaux 13. Ce
courrier met en évidence que l’administration ottomane est mal contrôlée par le
pouvoir central et que les conflits de personnes peuvent en gêner la bonne marche,
en particulier aux frais des sujets non musulmans. Les structures locales ont bien du
mal à empêcher les méfaits de se produire, mais elles ont aussi, dans certains lieux
au moins, recours à leur disposition. La visite d’inspecteurs du pouvoir central est

9. AMAEF-AT-CES-1903-1906, dp n˚ 163 du CGFS, Blanc, à l’AF, du 12.XII.03, « Excès des


agents du fisc à Aïvaly », reprenant une lettre de l’agent consulaire de France à Ayvalık au CGF, du
8.XII.03.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ayvalık-Cydônie était un port orthodoxe, fondé à la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe siècle, et qui était très réputé pour son développement scolaire et son autonomie administrative.
L’essor de cette localité a été interrompu en 1821, lors de sa destruction par les Ottomans en mesure de
rétorsion contre l’insurrection grecque.
13. AMAEF-AT-CES-1903-1906, dp n˚ 15 du CGF, Blanc, au ChAfF, du 2.II.14, « Situation
politique à Aïvaly ».
152 Les millets dans la vie politique

rare14. Les courriers de l’agent, lui-même orthodoxe, sont aussi au nombre des
recours informels possibles.

POUVOIR CENTRAL ET ADMINISTRATION LOCALE

Le sultan choisit soigneusement l’administrateur qu’il nomme vali à Smyrne.


Ainsi Midhat Pa¤a, ancien grand vizir tombé en disgrâce, vient administrer la ville
en 1881. En 1897, le sultan nomme Kâmil Pa¤a, ancien grand vizir lui aussi, origi-
naire de Chypre, comme vali. Les hommes nommés à ce poste de responsabilité
sont souvent polyglottes et sont des administrateurs confirmés de tendance libérale,
car ils doivent être à l’aise dans cette ville ouverte sur le monde. Le vali est entouré
par un conseil administratif, au sein duquel siègent tous les dirigeants religieux du
vilayet. Le métropolite, le grand rabbin, l’archevêque arménien apostolique, mais
aussi l’archevêque catholique et bien sûr le müftü de Smyrne sont membres de ce
conseil.
La population est représentée a minima par ses leaders religieux. Le système
contribue à aiguiser les antagonismes dans la population ottomane sur des bases
confessionnelles. Les rapports entre quelques notables prennent une importance
extrême, puisque ce sont les seuls qui forment la vie politique reconnue. Des face-à-
face personnels peuvent avoir lieu dans le cadre confiné de tels conseils qui n’ont
pas grand-chose à voir avec la vie des gens ou les tensions sociales, censées être au
centre des réunions. Par exemple, en 1887, un refroidissement entre le métropolite
grec orthodoxe Basile et le vali de Smyrne Nazif Pa¤a provoque une mobilisation
des primats grecs de l’Empire, puis l’intervention à Smyrne d’un notable orthodoxe
de Constantinople, Dimitrakis Yenidünya, pour que la querelle cesse. La réconcilia-
tion a lieu à l’Hôpital orthodoxe de la ville. Le vali s’y rend en même temps que le
métropolite et les membres orthodoxes des conseils du vilayet, qui ont cessé de
siéger depuis le rudoiement du métropolite par le vali : « Celui-ci a manifesté au
prélat grec ses regrets de s’être laissé aller à un mouvement de mauvaise humeur
mis sur le compte de la surexcitation maladive causée par l’extrême chaleur et les
fatigues d’un travail excessif, et la réconciliation s’est ainsi opérée à la grande satis-
faction de tous les Grecs du pays, sujets ottomans ou sujets hellènes 15. » La
collaboration des élites grecques au maintien du statu quo ottoman importe aux
autorités. Même si les conseils ne sont pas en mesure de prendre des décisions sans
l’aval du vali, la présence des membres orthodoxes leur assure une légitimité. Les
apparences doivent être sauvegardées, car les Occidentaux surveillent la bonne

14. Selon B. Lory, une ville balkanique comme Manastır-Bitola reçoit la visite de tels inspecteurs
tous les dix ans environ.
15. AMAEF-AT-CES-1880-1889, dp du CGF, Champoiseau, à l’AF, Comte de Montebello, du
21.VII.87, « Fin du différend entre Nazif Pacha et l’archevêque grec ».
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 153

marche des institutions et sont prêts à s’ingérer dans les affaires de l’Empire. Mais
la réconciliation obtenue entre le vali et le prélat ne satisfait qu’une partie de la
population. Les musulmans, selon le consul de France, sont marris des excuses de
l’administrateur16. Un bon vali doit se maîtriser, même par grande chaleur, ou s’il
ne se maîtrise pas, il doit savoir imposer ses humeurs sans s’exposer aux armes
symboliques de ses adversaires. À la fin du XIXe siècle, les prélats orthodoxes ne
sont pas dépourvus de moyens de pression, lorsque les règles sont remises en cause
par un fonctionnaire.
Smyrne est une des villes de l’Empire dotées d’une municipalité. Il s’agit
d’un organisme créé sur le modèle de Galata-Péra 17. Il voit le jour, deux ans
après celui-ci, à la fin des années 186018. Les consuls européens observent son
fonctionnement. Il représente les communautés qui possèdent des biens immobi-
liers dans la ville. Le consul allemand décrit ainsi son fonctionnement : « La
municipalité, composée de deux entités – la première doit s’occuper du quartier
mahométan, pendant que la seconde doit administrer les quartiers habités par les
Grecs, les Européens, etc. –, compte, hormis les présidents, deux fois cinq
membres, élus parmi les sujets turcs. Malheureusement, on n’est pas encore
parvenu à assurer des représentants aux protégés étrangers au conseil municipal
qui les intéresse19. » La division de la ville en deux « cercles » explique que
parfois les diplomates parlent de deux municipalités 20. Les statuts précisent qu’un
musulman préside l’organisme, qui est courtisé par les intérêts occidentaux, en
raison de ses compétences d’aménagement urbain. En 1909, le président déclare
vouloir « améliorer l’état de la ville de Smyrne par l’organisation d’une voirie ; la
régularisation des rues et la construction de différents édifices d’intérêt
municipal ». Les Italiens et les Français sont au coude à coude pour s’emparer de
ces marchés21. La municipalité de Smyrne est souvent évoquée pour sa corruption
et sa mauvaise gestion22. Elle n’inspire aucun respect au consul de France, Blanc.
Sa présidence ne sert qu’à s’enrichir. Blanc trouve choquant que la présidence soit
musulmane alors que l’islam est minoritaire à Smyrne. Cependant, ces quelques

16. Ibid.
17. MANTRAN, Histoire d’Istanbul, op. cit., Paris, 1996, p. 306.
18. SERÇE E., La Municipalité à Izmir des Tanzimats à la République (1868-1945), Izmir, Dokuz
Eylül Yayınları, 1998 (tu.).
19. DJB-53 742, Rapports annuels du consulat impérial à Smyrne et de l’agence consulaire de
Pergame, t. II, novembre 1887-fin 1889, f. n˚ 3, du 28.VIII.87, « Rapport sur le mouvement
commercial et maritime pour l’année 1886 ».
20. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 110, du CGF, Pellissier, à Fournier, AF, « La tranquillité
est rétablie à Smyrne ».
21. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 154, dp n˚ 162 de Dallemagne en charge du CGF, au MAE, du
9.VIII.09, « Les Italiens et la municipalité de Smyrne » : « Il y a [...] lieu de regretter très vivement que
la finance française ait refusé aussi péremptoirement de prêter de l’argent à la municipalité de Smyrne
car les Italiens vont ainsi prendre pied dans toutes les affaires de la ville. »
22. AMAEF-AT-CES-1874-1891, dp n˚ 7 de Pellissier, CF, au baron de Wismes, ChAfF, du
6.XII.84, « Inspections du vali ».
154 Les millets dans la vie politique

éléments de système électif peuvent mettre en échec, temporairement, le système


discrétionnaire des nominations impériales23.
Le rôle de la municipalité de Smyrne est de procéder à certains aménagements
urbains, notamment l’entretien de la voirie, et pour cela, elle perçoit un impôt
foncier. L’emprise des ressortissants étrangers sur l’immobilier de Smyrne est
prédominante. Pour autant, il n’y a pas de droit commun à tous puisqu’il y a
plusieurs statuts de propriétaire foncier. Cependant, les puissances sont en mesure
d’exiger que leurs ressortissants propriétaires immobiliers, soient consultés pour
fixer le montant de l’impôt. En 1874-1882, une commission de fixation de l’impôt
immobilier est organisée. Mais les propriétaires européens se désintéressent de la
commission, entraînant ainsi l’intervention des consuls européens 24. La municipa-
lité se mobilise aussi pour faire face à des situations exceptionnelles. Elle essaie
d’accueillir des réfugiés musulmans, chassés de territoires perdus par l’Empire ou
sur le point de l’être25.
Le bâtiment de la municipalité est un lieu symbolique important. Le régime
unioniste peut y organiser des manifestations de protestation, lors de la conquête
d’Edirne par la Bulgarie26. En aucun cas cependant, la municipalité de Smyrne n’est
comparable au système de gestion urbaine mis en place à Alexandrie 27.

LES ORTHODOXES : UNE FORCE POLITIQUE

Chez les chrétiens de toutes obédiences, l’Église joue un rôle fondamental dans la
vie sociale. Mais l’Église est aussi un réseau légal, capable d’agir dans tout l’Empire.
Smyrne est alors un maillon de ce maillage, qui suit les directives de Constantinople,
capitale de l’Empire et siège du Patriarcat œcuménique. En 1890, le patriarcat s’estime
lésé par les décisions des autorités, qui remettent en cause le statut distinct et l’auto-
nomie des communautés religieuses en matière d’état civil et de succession. Il prend la
décision de protester contre ce qu’il tient pour des empiétements sur ses privilèges,
toujours qualifiés d’« historiques » : « Dans les premiers jours de ce mois, sur des
instructions venues du Phanar, l’église métropolitaine de Sainte-Photinie, à Smyrne, a

23. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 48 du CGF, Blanc, à l’AF, du 28.III.08, « Destitution du


defterdar » : « Dernièrement ont eu lieu à Smyrne les élections pour le poste de président de la
municipalité de la ville. C’est un poste très recherché par ce que [sic] il rapporte beaucoup. »
24. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 46 du CGF, Rougon, à l’AF, Cambon, du 17.XI.91,
« Impôt foncier ».
25. AMAEF-CPC-NS-67, f. n˚ 49, dp n˚ 11 du CGF, Guillois, au MAE à Paris, du 31.V.99, « Au
sujet des réfugiés crétois ».
26. HHStA-K-405, dp du CGAH, Stumvoll, à l’AAH, du 16.VIII.13, « Meeting massif à Smyrne
dû au danger du détachement d’Andrinople ».
27. ILBERT R., Alexandrie 1830-1930, histoire d’une communauté citadine, t. I, Paris, 1996,
p. 272 et suiv.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 155

été fermée, ainsi que les autres sanctuaires au nombre de 21, situés soit en ville, soit
dans les villages environnants. La même mesure a été appliquée aux 200 églises grec-
ques, environ, disséminées dans les districts de l’intérieur de la province, à Magnésie,
Aïdin, Sokia, Alaschéir, Akhissar, Kirkagatch, Pergame, etc.28. »
Le conflit est dur. Les orthodoxes font preuve d’une solidarité sans faille afin de
faire partout pression sur le pouvoir impérial. Cette période est délicate pour le
pouvoir local, qui craint que la population grecque orthodoxe ne déborde la démo-
gérontie, intégrée au jeu institutionnel, notamment en se livrant à des manifestations
incontrôlées sur la voie publique. Malgré les pressions sur la démogérontie, une
frange de la population ignore ses représentants officiels et ses suppliques au sultan,
comme en rend compte la presse locale : « Les manifestants, dont les rangs compre-
naient des hommes appartenant à toutes les classes de la communauté orthodoxe,
arrivèrent sans le moindre incident devant le palais du Gouverneur et remplirent
l’esplanade de la caserne, la cour du Conak et les rues avoisinantes. Leur nombre a
été évalué à environ 20000. Les membres du comité furent reçus par Emin effendi,
chef de la police, qui les introduisit, auprès de Son Excellence le vali 29. »
Le conflit des deux centres, ottoman et orthodoxe, à Constantinople, aboutit à
une intrusion massive de la population orthodoxe dans l’espace officiel local. L’élite
grecque ottomane ne tient pas toujours ses ouailles. Ce débordement est-il vraiment
incontrôlé comme l’affirme Sefer Efendi Kallenderoglou, démogéronte orthodoxe,
au vali qui le reçoit en délégation ? Toujours est-il que la manifestation montre que
la population orthodoxe à Smyrne n’a pas peur de manifester, illégalement bien sûr.
La supplique au sultan est adressée par le vali lui-même. Les orthodoxes obtiennent
gain de cause et les autorités reviennent sur leurs décisions30. Comme toujours, on
tente de conserver des formes policées. Tout d’abord, la protestation de la popula-
tion prend la forme d’une supplique adressée au souverain, en suivant les voies
hiérarchiques, quoique la rue ait voulu contraindre l’administrateur. Finalement, on
termine poliment ce conflit. Des remerciements ampoulés sont adressés au trône,
qui a bien voulu entendre les désirs de ses sujets. Le style de l’époque maquille les
conflits entre les différents protagonistes, qui descendent pourtant jusque dans la rue
à Smyrne. Mais qui est dupe de ces formes31 ? La réalité des conflits ne rattrapera-t-
elle pas leurs acteurs ?

28. AMAEF-AT-CES-1872-1889, dp n˚ 44 du CGF, Rougon, au ChAfF, Comte de Laugier-


Villars, du 26.XI.90, « Fermeture des églises grecques, supplique adressée au sultan par la
communauté orthodoxe ».
29. « La manifestation de Dimanche », in Courrier de Smyrne, du 26.11.90, annexe de AMAEF-
AT-CES-1872-1889, dp n˚ 44, doc. cit.
30. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 2 du CGF, Rougon, au ChAfF, comte de Langier-Villars,
du 7.I.91, « Réouverture des églises grecques » : « [...] Mgr Basile a reçu du Patriarcat œcuménique le
télégramme suivant, daté de 1h du matin : “La question ayant été résolue favorablement, louez Dieu
dans les églises et priez pour notre très-auguste Souverain.” Signé Dionysios. »
31. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 3 du CGF, Rougon, au ChAfF, le comte de Langier-
Villars, du 10.I.91, « Remerciements adressés par la communauté orthodoxe au Sultan et au Patriarche
œcuménique, à la suite de la solution favorable de la question des privilèges ».
156 Les millets dans la vie politique

C’est surtout en dehors des rares périodes de crise ouverte que la population
smyrniote, à l’instar de celle des autres villes, sait exprimer sa distance envers les
autorités impériales. Pour ce faire, elle s’associe aux festivités étrangères. On
s’affiche sous la protection d’une puissance, qu’on estime amie de son millet, par
exemple lors de la célébration du 14 juillet, de la fête nationale hellénique ou bien
encore de la visite d’un prince russe32. La population orthodoxe de Smyrne ne
manque aucune occasion d’afficher sa sympathie pour l’Empire des tsars 33. Ces
manifestations de solidarité avec des pays aux intérêts opposés à ceux de l’Empire
sont autant de bravades. Être pro-français ou pro-britannique, ou pro-allemand est
une opinion politique dans le cadre ottoman. Cette orientation vers l’extérieur est
due en partie au blocage de la vie politique dans un cadre autoritaire. L’impéria-
lisme européen sait profiter de cette situation. L’horizon politique régional se limite
à la soumission ou à l’influence de telle ou telle puissance. Cet intérêt pour les États
étrangers est une marque d’aliénation de Smyrne à l’Occident. Toute la région est
concernée par cette intrusion de l’étranger dans la conscience politique des sujets et
pas seulement l’Empire ottoman. Les premiers partis politiques de la Grèce indé-
pendante vont jusqu’à prendre le nom de la puissance protectrice qu’ils souhaitent
pour cette « Hellade » qui vient pourtant d’être libérée34. Cette attirance vers des
pôles extérieurs à la région est à la fois le symptôme et une des causes profondes de
la fragilité de celle-ci.
L’expression politique que recèlent les sources prend le plus souvent la forme
de la manifestation, ce qui ne laisse guère de place au propos argumenté et ne fait
que révéler les rapports de force existants. On est toutefois surpris de voir la liberté
prise par les Grecs, Hellènes ou Rums de Smyrne, sous l’Empire hamidien. L’auto-
rité ottomane si pesante, selon certains auteurs grecs, est de fait souvent battue en
brèche, à Smyrne l’infidèle. Le sens de ces manifestations tranche aussi avec la
prose ottomaniste, si lisse, des gazettes de l’époque. La population grecque ortho-
doxe locale peut remettre en cause ouvertement tant le pouvoir ottoman que ses
propres élites, installées dans le jeu de relations définies par le centre 35.

32. AMAEF-AT-CES-1878-1881, dp n˚ 137 du CF, Pellissier, à l’AF, Tissot, du 16.VII.80,


« Manifestation des Hellènes à l’occasion de la fête du 14 Juillet » ; AMAEF-AT-CES-1880-1889, dp
du CGF, Rougon, au ChAfF, Imbert, du 2.XI.88, « Cérémonie religieuse à l’église Sainte-Photinie, à
l’occasion du jubilé du roi de Grèce » ; AMAEF-AT-CES-1880-1889, dp du CGF, Rougon, à l’AF,
Comte de Montebello, du 2.X.88, « Passage des grands-ducs Serge et Paul de Russie à Smyrne ».
33. AMAEF-AT-CES-1891-1896, dp n˚ 81 du CGF, Rougon, à l’AF, Cambon, du 15.XI.94,
« Impression produite par la mort du Czar, célébration d’un service funèbre à l’église métropolitaine,
orthodoxe de Sainte-Photinie ».
34. Cette attitude n’a pas disparu de lieux où l’intervention étrangère est toujours décisive comme
au Liban, par exemple.
35. AMAEF-AT-CES-1903-1906, dp n˚ 59 du CGF, Blanc, l’AF, du 2.V.04, « Suite du conflit
turco-hellénique » : « On s’attendait à une forte manifestation des Grecs qui devaient se réunir au
consulat de Grèce au nombre de plusieurs milliers, y voter et y signer des protestations contre la façon
dont ils sont traités par les autorités ottomanes [...] »
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 157

LES ARMÉNIENS ENTRE LÉGITIMISME ET NATIONALISME

Smyrne n’est pas une ville besogneuse, où il ne se passe jamais rien. Elle
s’adonne, certes, intensément à ses activités économiques, à la satisfaction des inté-
rêts occidentaux qui surveillent l’administration. Pourtant, sous les dehors policés
de la société semi-coloniale du port affleurent quelques failles. Smyrne et sa région
sont au fait des violences perpétrées à l’intérieur. La cité égéenne est en prise sur les
développements politiques partout dans l’Empire. Les mouvements idéologiques et
les événements y trouvent un écho, même si un certain bon ton et surtout la censure
ne permettent pas toujours de prendre la mesure des phénomènes en cours. Les
tensions montent entre les composantes de la population. Au-delà de la concorde
quotidienne, les millets s’éloignent les uns des autres. On relève des violences ou
des « rumeurs d’excès » fréquentes, selon la langue diplomatique, de la part des
musulmans contre les non-musulmans, dans les archives diplomatiques de pays
aussi différents que la France ou l’Autriche-Hongrie. Les affaires arméniennes trou-
blent régulièrement la ville, qui ne compte pourtant qu’une modeste communauté,
alors que ses dirigeants officiels aiment réaffirmer son caractère paisible. Les
massacres d’Arméniens à travers l’Empire, à partir de 1894, ne laissent pas la
communauté de Smyrne indifférente. Le peu d’espace politique concédé par le
pouvoir, qui a suspendu en 1891 la Constitution nationale arménienne, octroyée en
1863, provoque un regroupement du millet arménien apostolique autour de son
Église.
Les fêtes religieuses arméniennes, comme Vartanants dans le cas que l’on va
évoquer ici, sont, comme chez les Grecs orthodoxes, des occasions de célébrer et de
manifester tout autre chose que sa ferveur religieuse36. Certaines personnalités sont
assez engagées pour manifester leur attachement à la cause nationale et à l’existence
d’une Arménie occidentale, en pleine église, en s’écriant : « Vive l’Arménie ! ».
Mais le réseau d’espions dans la population est aussitôt efficace : après la céré-
monie, certains enthousiastes sont arrêtés37. Hormis une oligarchie réduite, argentée
et intéressée à la pérennité du régime, la population, même d’une ville aussi éloi-
gnée de terres arméniennes et aussi peu nombreuse, est gagnée par le sentiment
national. Au sein du groupe, des conversations se font ouvertement hostiles au
régime hamidien. On lève des fonds pour financer des œuvres dites nationales.
L’évolution du climat idéologique est accompagnée, sinon guidée, par le clergé
apostolique.

36. Il s’agit de la commémoration de la bataille perdue d’Avarayr que livra Vartan Mamigonian à
l’armée perse en 451. Cette fête ressortit autant du domaine national que religieux. C’est un exemple
supplémentaire de la continuité des deux champs au Proche-Orient.
37. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par le consul général d’Autriche-Hongrie, von Jankó, à
l’AAH, Freiherr Heinrich von Calice, le 8.III.95, « Incident dans l’église métropolitaine arménienne
non unie, comportement des Arméniens ».
158 Les millets dans la vie politique

La répression de la manifestation, organisée par le parti hntchag à Constanti-


nople, le 18 septembre 1895, près de la Sublime Porte, attise les inimitiés de
milieux turcs envers les Arméniens38. Le fait que des sujets d’un groupe soumis
puissent manifester dans la capitale même est inouï. Certains désirent punir cet
affront et participer aux massacres qui ont lieu à travers l’Empire. Une tentative
d’attaque contre les Arméniens a lieu à Cordélio. Des Turcs de Soªuk Kuyu sont
poussés par quelques « fanatiques » à des attaques armées contre les Arméniens de
la riche banlieue. Les comploteurs anti-arméniens se recrutent dans les couches
humbles de la population, alors que leurs desseins sont révélés à la police ottomane
par un notable turc de Cordélio. La police intervient et les zaptiyes arrêtent entre
cinq et quinze individus. L’aratchnort de Smyrne se plaint officiellement au vali,
Kâmil Pa¤a, et demande la protection des biens et des personnes de sa commu-
nauté39. Le consul autrichien, von Jankó, insiste sur l’importance de l’image du vali
auprès de la population dans les relations entre les « éléments ». Si l’autorité
publique n’est pas assez forte pour intervenir ou si elle n’en a pas envie, les malfai-
teurs s’agitent et les relations entre groupes peuvent rapidement se détériorer. Le
vali organise des patrouilles, la nuit, dans les quartiers peuplés d’Arméniens et de
Turcs afin de prévenir les violences. Ainsi, le calme est maintenu, bien que la popu-
lation musulmane soit très remontée et qu’elle achète des armes au bazar. Le vali
intervient pour en réduire l’offre, en procédant à des achats préventifs.
À côté de mesures protectrices, d’autres sont prises, à caractère répressif.
Pendant cette même période, la Sublime Porte impose de fortes contraintes aux
Arméniens. Un système de passeport rend les déplacements vers l’intérieur impos-
sibles. Une telle disposition gêne cette ville commerçante, en relations constantes
avec son hinterland. Toute réunion entre Arméniens est interdite. Pareille disposi-
tion va à l’encontre du mode de vie de toutes les populations locales. Or la police
applique ces mesures avec zèle. Elle menace de fermer le Club arménien, qui pour-
tant ne recrute ses membres que dans les milieux les plus installés de Smyrne et qui
n’a d’autre fin qu’une sociabilité de bon ton entre notables. Le club n’est pas fermé
après l’intervention des plus éminents membres de la communauté arménienne
auprès du vali. L’ensemble de ces mesures de discrimination, prises au niveau impé-
rial, éventuellement tempérées par des mesures de protection au niveau local,
contribue à la radicalisation politique de certains Arméniens, même à Smyrne. Si le
climat est juste tendu en ville, des incidents ont lieu dans des localités proches,
comme Magnésie ou Ala¤ehir40.
La Sublime Porte relègue une centaine d’Arméniens constantinopolitains à
Smyrne. Kâmil Pa¤a voit ces arrivées comme autant d’incitations à la violence pour

38. NORADOUNGHIAN G., « Extraits des Mémoires, recueillis par Aram Andonian », p. 199-245,
Revue d’histoire contemporaine arménienne, Paris, Annales de la bibliothèque Nubar, t. I, 1995,
p. 212.
39. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par von Jankó, CGAH, à l’AAH, Freiherr Heinrich von
Calice, le 25.XI.95, « Découverte d’un complot des Mahométans locaux contre les Arméniens ».
40. HHStA-K-404, nombreux courriers de novembre à décembre 1896.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 159

certains cercles. Il s’emploie à assurer l’ordre public malgré tout, dans une période
où les populations arméniennes ne sont pas l’objet de tant de sollicitude de la part
de ses collègues à l’intérieur des terres41. Le consul d’Autriche-Hongrie atteste que
le vali d’Aydın protège toute la population : « En particulier, hormis les Arméniens,
on devra surtout surveiller les citadins musulmans et parmi ces derniers, surtout les
émigrés d’anciennes provinces turques installés ici, dont la haine fanatique et inex-
tinguible des chrétiens ainsi que la forte inclination aux désordres politiques et
toutes sortes d’excès sont notoires42. » Les exilés ne sont toutefois pas traités avec
ménagement. On incarcère les hommes de façon préventive, sans procédure judi-
ciaire. Les familles sont réduites à demander l’assistance à la communauté.
L’aratchnort ne peut faire face à cette « misère effroyable » soudaine et vient
implorer le vali pour qu’il ordonne au chef de la police d’examiner le cas des incar-
cérés, « et, si lors de cet examen rien de répréhensible n’était prouvé contre eux, de
les faire sortir de prison, en prenant soin de considérer en premier lieu le cas des
pères de famille. Kiamil Pacha céda enfin à ces justes demandes et pria le directeur
de la police d’examiner l’affaire dans le sens de la requête que lui présentait le diri-
geant ecclésiastique arménien43 ».
Les notables règlent entre eux, selon leur bon vouloir, le sort des populations. À
Smyrne, ils sont plutôt de bonne composition et attachés à éviter les excès, mais le
régime mécontente des Arméniens appartenant à des couches sociales moins favori-
sées. Ces franges de la population vont trouver un exutoire dans la violence
politique. La Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) – le Tachnagtsoutioun –,
fondée en 1890 à Tiflis, est présente dans la région de Smyrne dès 1896-1897. Des
membres itinérants ou permanents y sont actifs44. Lors de son troisième congrès
général, qui se tient à Sofia en 1904, la FRA opte pour une stratégie terroriste
d’envergure contre le régime hamidien45. Smyrne, la « Mine d’or » selon le langage

41. MEYRIER G., Les Massacres de Diarbékir, correspondance diplomatique du vice-consul


de France, 1894-1896, Paris, 2000, p. 67, dp du VCF à Diarbékir, Meyrier, à l’AF, du 30.III.95,
« La situation à Diarbékir à la fin du ramadan » : « En présence d’une situation si grave, l’attitude
des autorités a été déplorable. Elles ne l’ignoraient pas et non seulement elles n’ont pris aucune
initiative pour la faire cesser, mais encore elles l’ont aggravée par l’impunité dont elles ont couvert
les actes de violence dont les musulmans se rendaient publiquement coupables à l’égard des
chrétiens [...]. »
42. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, von Jankó, à l’AAH, Freiherr von
Calice, le 11.XI.95, « Mesures préventives pour le maintien de l’ordre public, comportement de la
population arménienne et turque ».
43. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne par le VCAH, Schafrath, à l’AAH, Freiherr von Calice,
du 26.IX.96, « Mesures préventives prises par l’administration du vilayet pour maintenir l’ordre public
à Smyrne » et « Situation des Arméniens expulsés de Constantinople, envoyés à Smyrne ».
44. DASNABÉDIAN H. (dir.), Documents pour l’histoire de la Fédération arménienne
révolutionnaire, t. I, Beyrouth, 1984, Introduction de H. Dasnabédian (ar.), p. 7, 1re col.
45. TOQADJIAN M., « Actions d’éclat, Souvenirs du passé », p. 72-84, in Hayrenik, Boston,
IX.60, vol. 38, n˚ 9 (ar.). Le parti, illégal, avait déjà usé de telles méthodes le 26.VIII.96, lors de la
prise du siège de la Banque ottomane de Constantinople, ainsi qu’en 1903 contre la succursale de la
Banque ottomane à Salonique.
160 Les millets dans la vie politique

codé de la FRA, est concernée par cette décision46. Un grand complot doit y avoir
lieu en 1905. La planification et la direction des préparatifs sur place sont assurées
par un des fondateurs du parti, Qrisdapor Miqaelian, sujet russe 47. C’est une affaire
d’envergure, qui doit coûter la vie à de nombreuses personnes sur les quais, lors de
la célébration de la fête de l’avènement au trône d’Abdülhamit. Il s’agit de « mettre
en péril tous les intérêts européens, c’est-à-dire de faire sauter, par exemple, les
banques, les grands ponts et les conduites souterraines, ainsi qu’une série d’institu-
tions importantes48. Il fallait brûler la douane qui contenait des marchandises
européennes d’une valeur de plusieurs centaines de milliers de livres. Il fallait
s’emparer des consulats ainsi que des consuls et leur présenter nos exigences, et,
s’ils ne nous donnaient pas satisfaction, les faire sauter eux aussi 49 ».
La FRA porte ses coups contre le représentant du pouvoir central – le konak et
la caserne doivent être plastiqués – qu’elle juge responsable des souffrances du
peuple arménien sur le haut plateau arménien, ainsi que contre les puissances euro-
péennes, oublieuses du sort de ce peuple, malgré l’internationalisation de son statut,
au congrès de Berlin, en 1878. En plus des institutions et des biens européens à
Smyrne, c’est aussi toute la vie à l’européenne qui est la cible de cet attentat : « On
devait jeter des bombes à main dans les cafés des quais, les théâtres en plein air, le
jardin du Sporting-Club et sur les bateaux amarrés dans le port50. » Le programme
des actions évoque celui des attentats de Salonique de 1903, mais également
l’attentat, raté lui aussi, du vendredi 21 juillet 1905 contre le sultan, alors qu’il sort
de la cérémonie du Selamlık. Les « opérations d’éclat », selon la terminologie de ce

46. Vosgehanq, c’est-à-dire la « mine d’or ». Le nom choisi – les pseudonymes tachnags sont
parfois évocateurs – indique bien le rôle de pourvoyeurs de fonds, volontaires ou souvent contraints,
dévolu aux notables commerçants arméniens de cette ville. Comme des assassinats sur la voie publique
de riches Arméniens se sont déjà produits à Smyrne, la police ottomane pense alors tout de suite à des
représailles de la part d’organisations politiques arméniennes nationalistes contre de mauvais payeurs.
Voir par exemple HHStA-K-404, dp du CGAH, von Jankó, à l’AAH, Freiherr von Calice, du 29.I.98,
« Assassinat du grand négociant arménien, E. Esaïan, insécurité à Smyrne ». La lecture de souvenirs
d’anciens membres actifs de la FRA ne laisse aucun doute sur les moyens de l’organisation qui peut
faire voyager ses agents sur les paquebots des compagnies européennes d’un point à l’autre de la
Méditerranée orientale et de la mer Noire. Certains s’octroient même le droit de séjourner à l’hôtel
Kraemer lorsqu’ils sont en mission à Smyrne, à moins qu’un supérieur économe ne mette un peu
d’ordre dans ces coûteuses dispositions. Les préparatifs du complot comprennent aussi la location de
boutiques proches, voire comprises dans les établissements à détruire, dans un quartier fort cher. Les
agents de la FRA ouvrent, par exemple, une échoppe de tailleur, bien peu crédible, dans le bâtiment de
la Banque ottomane, une menuiserie à proximité du Crédit lyonnais, une échoppe de boucher auprès
des Messageries maritimes et de la Compagnie de navigation russe. La FRA dispose donc de
ressources financières importantes pour ses entreprises terroristes à la fin de l’ère hamidienne.
47. Documents pour l’histoire de la FRA, op. cit., p. 7, 1re col.
48. Le terme kednoughghi, soit « conduite souterraine », peut prêter à confusion. Les courriers
diplomatiques indiquent que les conduites de gaz permettant l’éclairage public étaient visées par
l’attentat, afin de faciliter sa réalisation et la fuite des comploteurs.
49. TOQADJIAN, art. cit., p. 1.
50. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 5 et suiv., dp envoyé pour le consul général par le consul
suppléant, Paul de Reffye, au chargé d’affaires de France à Constantinople, M. Boppe, du 16.VIII.05.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 161

parti révolutionnaire, sont le fait de militants enthousiastes et jusqu’au-boutistes


mais peu entraînés, voire dilettantes.
Les agents locaux de la FRA ont un même profil sociologique : il s’agit surtout
d’hommes jeunes, voire d’adolescents, petits boutiquiers de leur état, de petits
employés de commerce, mais aussi de simples portefaix. On s’aperçoit également
que les milieux éducatifs arméniens, même les plus officiels, ceux de l’école Mesro-
bian, et les milieux religieux apostoliques, jusqu’à l’aratchnort Tourian, ont une
attitude bienveillante envers le mouvement. À Smyrne, la FRA recrute dans les
classes sociales inférieures ainsi que dans l’intelligentsia éducative, fût-elle réduite.
Les souvenirs d’agents arméniens, mais également les documents diplomatiques,
évoquent la présence de femmes au sein de l’organisation ou dans l’entourage
immédiat de ses membres. Elles sont souvent les brillantes assistantes, mais aussi
les derniers recours, des agents masculins quand ceux-ci sont soupçonnés ou
contrôlés par les autorités ottomanes. Qu’il s’agisse de mères ou de militantes,
certaines femmes, comme au second plan dans ces récits tous masculins, mais de
façon récurrente, s’impliquent également dans ces préparatifs d’actions violentes.
La communauté arménienne, représentée par des commerçants à l’aise et des
professions libérales, telle qu’elle apparaît dans les courriers diplomatiques, est
dépassée par certaines franges de la population qu’elle ne contrôle pas.
Les dépêches diplomatiques françaises ne mentionne jamais la FRA, mais les
« anarchistes » ou le « comité hintchakiste ». Cette erreur d’identification montre à
quel point la perception de la réalité sociale et politique par les consuls occidentaux
peut être limitée51. Il est vrai que ces activités sont clandestines, mais l’erreur perdure
après l’échec des opérations et l’arrestation de certains agents. En revanche, malgré la
dénomination lacunaire, la correspondance consulaire traite de cet attentat pendant les
mois d’août et de septembre 1905. Le consul français suit l’affaire jusqu’au jugement
rendu l’année suivante, tâchant de collecter le maximum d’informations.
Quelques semaines avant l’attentat projeté, le lundi de Pâques 1905, les Armé-
niens de Smyrne se rendent à leur cimetière pour y faire célébrer des offices pour les
morts, selon leur coutume. Les militants impliqués dans les préparatifs de l’attentat
se retrouvent mêlés à une dispute entre Arméniens. L’un d’eux se plaint à la gendar-
merie, présente sur les lieux lors de telles affluences. Le cimetière devient alors le
théâtre d’une bataille rangée entre les jeunes gens armés et les gendarmes présents.
Les jeunes révolutionnaires s’emparent des armes des forces de l’ordre. Des
membres du conseil communautaire mettent fin à cette situation embarrassante 52.

51. Le parti hntchag, fondé en 1887, à Genève, par des étudiants arméniens, sujets russes, est
surtout actif des années 1890 à 1896. Les massacres hamidiens des années 1894-1896 l’affaiblissent
considérablement en provoquant, en particulier, une scission entre parti refondu et parti maintenu, qui
recoupe la fracture entre Arméniens ottomans et Arméniens russes. Si le parti hntchag a fait beaucoup
parler de lui jusque dans les années 1895-1896, le consul français à Smyrne n’est plus au fait, en 1905,
de la vie politique arménienne.
52. Les représentants officiels de la communauté arménienne sont les taghagans, contrepoints
des démogérontes orthodoxes.
162 Les millets dans la vie politique

Les agités sont évacués vers l’église. Les armes sont livrées aux forces de l’ordre,
mais les jeunes gens s’enfuient de l’église, après avoir refusé de donner leurs noms.
L’ambiance était déjà agitée au sein de la jeunesse masculine, avant même
l’attentat53. Les militants sont des jeunes gens avides d’en découdre. Ils manquent
de sang-froid. Le responsable local des préparatifs, Antranig Torkomian, est furieux
contre ses jeunes recrues. Un tel camouflet infligé aux forces de l’ordre ottomanes
est inédit à Smyrne.
Le traitement du complot par les dépêches consulaires présente Smyrne comme
une ville agressée de l’extérieur. Les explosifs sont venus de Marseille et d’Odessa
par des liaisons maritimes54. De fait, les Arméniens sont déjà dispersés à travers les
espaces ottoman et russe, ainsi que sur le pourtour méditerranéen, bien au-delà d’un
espace national circonscrit55. Cette diaspora ou, plutôt certains groupes en son sein
peuvent se constituer en réseau pour la cause nationale, mobilisant plus de
ressources et plus librement que les Arméniens d’une ville ottomane, surveillée
comme Smyrne. Les contacts établis entre les différents points de la dispersion
permettent de circuler rapidement d’un lieu à un autre, et peuvent mettre en échec la
vigilance des Empires russe et ottoman. Les diplomates occidentaux et a fortiori les
responsables ottomans sont bien conscients de cette réalité humaine aux antipodes
des intérêts de contrôle étatique. La police ottomane sait que la cause arménienne
mobilise à l’étranger. Malgré son réseau d’espions, « elle ne sait pas encore quel est
ce mystérieux Comité arménien révolutionnaire dont la “succursale de Smyrne” a
montré tant d’activité. Il est probable que ses membres principaux échapperont à la
vengeance des autorités turques56 ».
Ce sont deux Arméniens de l’Empire russe, Lévon et Gosdan, qui prennent en
charge les préparatifs techniques, à savoir la mise au point de machines infernales
dotées de mécanismes d’horlogerie, qui doivent faire sauter l’agence du Crédit
lyonnais sur les quais. De surcroît, des écrits militants en arménien, « dans un
idiome arménien que les traducteurs du konak ne comprennent que difficilement »,
vraisemblablement en arménien oriental, sont saisis lors des perquisitions qui
suivent la découverte du complot. Cette littérature militante doit avoir été importée
du Caucase. Mais si le centre de décision et certains moyens techniques et humains
sont bien extérieurs à la ville de Smyrne, les militants de base sont, eux, des rési-
dents. Ce sont ces nombreux relais locaux qui sont remarquables, car ils contrastent
avec la réputation d’indifférence politique prêtée à la population arménienne de la

53. TOQADJIAN, art. cit., p. 76 : « La nouvelle de cette bataille se répandit à la vitesse d’une
étincelle parmi l’ensemble de la population arménienne de Smyrne. Et les Arméniens qui nous
voyaient, nous désignaient du doigt et se disaient : “Ce sont eux qui ont battu les gendarmes.” »
54. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 10 et suiv., dp envoyé par le consul général Paul Blanc au ministre
des Affaires étrangères à Paris, du 19.VIII.05.
55. Le consul français fait néanmoins allusion aux eyalets arméniens, une toponymie que
l’Empire ottoman a supprimée depuis 1864 et que la Turquie républicaine a bannie.
56. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 23 et suiv., « Affaires arméniennes, conspiration de Smyrne », dp
envoyé de Thérapia, par le ChAfF, Boppe, au président du Conseil et MAE à Paris, M. Rouvier, du
21.VIII.05.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 163

région. Les populations arméniennes de Magnésie et d’Ödemi¤ ont été, elles aussi,
touchées par la vague nationaliste, dans sa version tachnag. On découvre à
Magnésie les préparatifs d’un complot similaire à celui de Smyrne. Toute l’Anatolie
occidentale est concernée par la vague de profond mécontentement national armé-
nien, à la fin de l’ère hamidienne.
Le complot est éventé par la structure de la société ottomane. La présence du
premier repaire des terroristes, loué par Antranig Takvorian et sa femme, attire
l’attention dans un quartier non arménien. Situé dans le quartier de la Pointe, il
suscite l’animosité d’une voisine grecque, qui voit d’un mauvais œil les allées et
venues de nombreux hommes chez un couple sans enfants. Elle menace de
dénoncer à la police les mauvaises mœurs de la dame, qui sont attentatoires à
l’honneur du quartier tout entier. Il faut donc déménager au plus vite dans le quartier
arménien. La seconde maison louée appartient au drogman du consulat de France,
Haïg Simonian. Mais là aussi, les nouveaux venus, qui se font passer pour une
famille, dérogent encore aux règles de la vie familiale normale. Le voisinage exerce
une surveillance continue, et va bientôt suspecter cette famille de ne pas en être une
et de se livrer à quelque activité illégale. Ce contrôle social permet aux services de
l’État d’être informés rapidement de la moindre déviance. De plus, il s’agit pour les
voisins de protéger l’honneur du quartier. La perception de l’espace urbain n’est pas
celui d’une métropole contemporaine où règnent l’anonymat et l’atomisation des
foyers. Chacun tient sa place dans l’ordonnancement général et doit veiller à ce que
tout le monde en fasse autant. Le comportement du voisin peut ternir sa propre
réputation. Il faut l’empêcher d’enfreindre certaines limites57.
Le complot de Smyrne échoue définitivement à cause d’une maladresse, qui
révèle l’amateurisme des agents locaux de la RFA. Un coup de fusil malencontreux
part d’une arme et blesse au côté droit un des factieux. Le bruit, puis la vue du sang,
alarme le voisinage grec qui, soucieux de sa tranquillité et de l’ordre public, se
précipite pour se saisir du tireur, mettant fin aux préparatifs. Les souvenirs d’un des
protagonistes décrivent la population grecque comme un groupe en majorité hostile
et proche de l’ordre ottoman, quand il s’agit de la cause arménienne. Les dépêches
consulaires de Blanc ne laissent pas de doute quant à la possibilité de violences
orthodoxes contre les Arméniens au cas où l’attentat aurait réussi.
L’attentat n’entraîne pas d’arrestations dans d’autres groupes que chez les
Arméniens. L’action politique, en 1905, ne déborde pas les frontières ethno-reli-
gieuses. Les rares Grecs qui appuient les révolutionnaires arméniens le font à titre
personnel. Ce sont ces complicités qui déjouent les cloisonnements sociaux et qui
permettent de brouiller les pistes. Trouver refuge chez un Grec ou gagner un village
à majorité grecque orthodoxe, comme Boudja, rend le travail de la police bien plus
ardu. Selon un protagoniste, ce sont les complicités de contrebandiers grecs ortho-

57. Ce système permet aujourd’hui encore, dans cette région du monde, la régulation sociale de
mégalopoles qui pourraient sembler ingérables. Cf. WIKAN Unni, Tomorrow God Willing : Self-Made
Destinies in Cairo, Chicago, The University of Chicago Press, 1996. Nous nous référons aussi à l’intervention
de l’auteur à l’EHESS : « Violence in Cairo : Why does Cairo remain a Safe City », du 14.V.96.
164 Les millets dans la vie politique

doxes qui permettent à certains agents de la FRA de gagner l’étranger, souvent


l’Égypte, sous tutelle britannique58. La contrebande grecque permet aussi de
s’approvisionner en dynamite, sans que les pourvoyeurs soient informés de l’usage
ultime de la marchandise qui leur est demandée59. Les projets, arméniens ou grecs
par exemple, d’actions revendicatives s’élaborent dans le cadre d’un millet ottoman,
que l’on désire promouvoir au rang de nation à l’européenne puis d’État-nation. Il
n’y a pas de solidarité avérée entre chrétiens autochtones et encore moins entre non-
musulmans, pendant l’Empire hamidien. Les agissements révolutionnaires des uns
n’intéressent pas les autres, même si ceux-ci, Rums ou juifs, peuvent également
nourrir des griefs contre le régime ou la société de l’Empire.
La communauté officielle à Smyrne est atterrée par les agissements de ses core-
ligionnaires et l’envergure du complot. Les agents de la FRA savent aussi qu’ils
doivent se méfier de certains de leurs co-nationaux et que le milieu arménien ne
manque pas d’informateurs au service de la police ottomane60. L’étude des docu-
ments arméniens laisse percevoir des polarisations idéologiques que les seuls échos
des déclarations officielles ne laissent pas imaginer. Il est ainsi possible de saisir des
contradictions entre les voix officielles de la communauté, en particulier de son
conseil communal, et les soutiens ponctuels apportés par certains Arméniens de
Smyrne, voire officiels ou institutions de la communauté. Par exemple, lors de la
traque des terroristes, le concierge puis le directeur de l’hôpital arménien, sous la
menace de représailles, ainsi que l’archevêque arménien de Smyrne, M gr Yéghichè
Tourian, informés tout de suite, couvrent le révolutionnaire blessé par accident.
L’autorité ottomane procède à une centaine d’arrestations, ce qui tend à montrer que
le complot peut avoir des relais dans la société arménienne locale, malgré les
démentis61. On peut dès lors se demander si le terme de communauté organisée
représente autre chose que cette élite communautaire, intégrée dans le jeu social
ottoman, peut-être en décalage avec la réalité sociale et idéologique du millet consi-
déré. La population arménienne de Smyrne, à l’instar du groupe dans l’Empire, est

58. TOQADJIAN, art. cit., p. 83.


59. La contrebande grecque d’explosifs et de dynamite est un thème présent, mais dans un tout
autre contexte, dans la correspondance consulaire française. Voir à ce propos AMAEF-AT-CES-1872-
1889, dp n˚ 4 du CGF, Rougon, à l’AF, comte de Montebello, « Saisie pratiquée par le gouvernement
local sur un voilier grec d’un chargement en contrebande de poudre et de dynamite ». Cette source
d’approvisionnement des conjurés tachnags n’a donc rien d’étonnant.
60. Le thème de l’espion, lrdés, ou du traître, madnitch, est un leitmotiv des textes arméniens à
propos de la vie nationale au sein de l’Empire ottoman. C’est également un thème que l’on retrouve
dans les milieux bulgares. Il s’agit d’une obsession de la période hamidienne, dans tous les groupes de
l’Empire ottoman
61. La biographie autorisée de cet ecclésiastique ne dit pas un mot sur ses convictions à cette
période. L’ouvrage confirme l’existence d’une communauté de ton et de manières entre
l’administration ottomane, conduite par Kâmil Pa¤a, et l’archevêque arménien apostolique qui
s’arrangent pour ne pas donner trop d’importance à des événements qui ne correspondent pas au
caractère paisible et industrieux de la communauté arménienne de Smyrne. Archevêque Torkom, Le
Patriarche Yéghichè Tourian, Jérusalem, 1932 (ar.). Cf. chap. V : « Dans la carrière pastorale
(Smyrne) », p. 205-229.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 165

travaillée par le nationalisme, calqué sur les modèles occidentaux. On saisit un caté-
chisme arménien dans la cache principale des comploteurs, véritable manuel de
nationalisme.
Les autorités ottomanes ne sont pas dupes de la réputation de tranquillité des
Arméniens locaux. Elles sont sur le qui-vive. Les services constantinopolitains tien-
nent constamment le vali au courant de leurs moindres soupçons. Ainsi, tel ou tel
nouveau venu se voit interdit d’exercer une charge d’enseignant. Après l’échec de
l’attentat contre la personne du sultan lui-même, la Sublime Porte télégraphie à
l’administration du vilayet pour que l’on arrête certains membres de la FRA, un
certain Dikran et son frère, ainsi que leur cercle d’amis. Sans le savoir, l’administra-
tion ottomane met ainsi à mal les préparatifs d’un attentat spectaculaire. Les cercles
de la FRA, ayant eu vent des intentions de la police ottomane, déménagent au plus
vite, dans des caisses, les explosifs, les armes, les mécanismes d’horlogerie, les
documents ainsi que le sceau et l’argent du parti, jusqu’alors entreposés chez
Dikran. C’est à la suite de cette évacuation précipitée vers la cachette dans le quar-
tier arménien, louée par Antranig Torkomian, qu’un révolutionnaire manipule
maladroitement un fusil et attire l’attention du voisinage puis des autorités.
Le terrorisme arménien apparaît ici dans sa radicalité. Il s’agit du choix de la
violence aveugle, que le consul français rapproche des procédés révolutionnaires
bulgares. Les usages des anarchistes russes ou ouest-européens influencent aussi les
agissements de ces milieux. Le mythe de la Belle Époque, dans sa version otto-
mane, est une fois de plus écorné. La violence potentielle ne demande qu’à se
libérer. L’ordre social, économique et idéologique de l’Empire ne satisfait pas tout
le monde. Ce sont cet ordre et ces conventions que vise le terrorisme arménien. Le
complot cible les grandes institutions emblématiques de la prospérité mais aussi de
la mise sous tutelle de l’Empire. Il s’agit de faire sauter le Crédit lyonnais, les
bureaux de la Dette publique ottomane, la Régie des tabacs, la Société des quais,
ainsi que les bureaux des deux lignes de chemin de fer « Smyrne-Cassaba » et
« Smyrne-Aïdin ». Les ponts et les gares jusqu’à U¤ak doivent être également dyna-
mités. L’action doit avoir d’autant plus d’éclat qu’elle s’en prend au cœur même de
la vie du pays. La personne d’Abdülhamit est symboliquement visée par le choix de
la date. L’attentat doit saboter l’autocélébration du régime lors des festivités impé-
riales et mettre en scène la radicalité des revendications nationales arméniennes,
ainsi que l’ampleur des moyens dont les activistes disposent là où ce genre de trou-
bles est inattendu.
A posteriori, il apparaît peu habile de s’en prendre aux intérêts occidentaux
dans l’Empire. Ces intérêts priment toute autre considération pour les États occiden-
taux. Blanc coopère avec la police contre le réseau arménien62. En amont, la police
parisienne a prévenu l’Ambassade ottomane des agissements suspects d’un

62. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 10 et suiv., doc. cit. : « Au cours de mon entretien avec Kiamil
Pacha, je lui ai déclaré que j’étais décidé à lui accorder toute mon assistance pour la découverte des
coupables et que j’étais prêt, le cas échéant, à lui faciliter les perquisitions que la justice pourrait avoir
à pratiquer chez des Français. »
166 Les millets dans la vie politique

dénommé Papazian, frère de Vahan Papazian, chef magasinier à la succursale locale


du Crédit lyonnais, qui est en effet mêlé aux préparatifs terroristes 63. Le plasticage
du Crédit lyonnais n’importe d’ailleurs au consul de France qu’en tant que celui-ci
peut causer de fortes pertes à la banque française. Il ne se perd pas en conjectures
sur le sort du peuple arménien64. Les dépêches permettent de saisir les réelles moti-
vations des diplomates dans l’Empire, même si ces courriers prennent parfois le
soin de replacer les violences qui viennent d’être évitées dans le contexte de
violences musulmanes contre les Arméniens de l’Arménie turque 65. Tabler sur une
coopération entre l’Occident et les chrétiens autochtones se révèle erroné. La stra-
tégie du terrorisme arménien risque plutôt de s’aliéner des sympathies. Elle compte
avec le sacrifice de populations arméniennes locales qui seraient massacrées après
les attentats, soit par la foule, soit par les forces de l’ordre elles-mêmes 66. Il faut
compter sur l’hostilité des musulmans de Smyrne, mais aussi sur celle des ortho-
doxes, soucieux de venger leurs morts, ou des Zeybeks des campagnes,
continuateurs d’un ordre social dans lequel le musulman domine le zimmi. La stra-
tégie terroriste arménienne a une dimension suicidaire67. Un nombre élevé de
victimes de vengeances auraient pu être instrumentalisé par la RFA, à des fins de
propagande68.
Le jugement des Arméniens arrêtés constitue l’épilogue de ce complot raté.
L’instruction dure un an69. Les cinq principaux responsables sont condamnés à mort
par contumace, puisqu’ils ont réussi à s’enfuir ; dix-huit sont condamnés aux
travaux forcés à perpétuité ; six à trois ans de travaux forcés pour participation
obtenue sous la contrainte, une pratique révolutionnaire courante ; sept à un an de
prison seulement et vingt-trois prévenus sont acquittés faute de preuves. Selon le

63. Ibid.
64. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 38 et suiv., « Au sujet du complot arménien », dp envoyé pour le
CGF, par le consul suppléant, Paul de Reffye, au MAE à Paris : « En dehors de la perte en vies
humaines, la catastrophe aurait coûté au Crédit lyonnais tout son encaisse, tous ses titres et papiers… »
65. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 23 et suiv., doc. cit. : « Les nouvelles qui sont parvenues
d’Arménie à l’Ambassade au cours de ces dernières semaines sont loin d’être satisfaisantes. [...] Si la
plaine de Mouch est la partie la plus éprouvée des vilayets arméniens, l’ordre est loin de régner dans le
reste de la région. Les Hamidiés s’y livrent à toutes sortes d’exactions. »
66. Le révolutionnaire arménien dans Hayrenik parle de la populace, khoujan, turque qui
s’attaquerait au quartier Arménien après les attentats, tandis que le CGF se félicite du calme du vali,
Kâmil Pa¤a qui a décidé de ne pas opérer par « voie de massacres ».
67. Cette méthode d’action est attestée dans d’autres lieux de l’Empire, en proie à l’agitation
nationaliste comme la Macédoine ou la Bulgarie ottomane.
68. Les calculs et les manipulations sont plus qu’avérés. Ainsi, alors que la FRA renouvelle
constamment son soutien au CUP de 1908 et jusqu’à l’été 1914, à Erzeroum, lors du dernier congrès de
la FRA dans l’Empire, son attitude conciliante n’empêcha pas l’anéantissement des Arméniens
ottomans. Cf. MINASSIAN Gaïdz F., « Les relations entre le CUP et la FRA à la veille de la Première
Guerre mondiale d’après les sources arméniennes », p. 45-99, in Revue d’histoire arménienne
contemporaine, Annales de la bibliothèque Nubar de l’Union arménienne de bienfaisance, Paris, t. I,
1995.
69. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 53, « Au sujet du procès des Arméniens », dp de CGF, Blanc, à
l’AF, du 27.VII.06.
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 167

consul de France, la pratique de la torture dans les prisons ottomanes est établie.
Plusieurs courriers mentionnent la haute probabilité de dénonciations de complices
par les Arméniens déjà arrêtés. Les accusés n’ont pu faire entendre leurs plaintes
contre ces pratiques de détention et d’investigation auprès des magistrats ottomans.
La méfiance envers la population arménienne demeure. Les allées et venues
d’Arméniens sont surveillées et les autorités impériales se doutent qu’il existe un
réseau de sympathisants potentiels des organisations révolutionnaires arméniennes
à Smyrne même, mais aussi à Magnésie et Ödemi¤70.

SMYRNE HAMIDIENNE ET IRRÉDENTISME HELLÉNIQUE

Les Arméniens de Smyrne ne sont pas le seul groupe à créer des difficultés à
l’administration. Leur effectif réduit limite plutôt les problèmes qu’ils occasionnent
d’habitude. En revanche, la population grecque orthodoxe, majoritaire à Smyrne,
constitue une donnée fondamentale de la géographie humaine locale. Or cette
présence grecque en Asie Mineure est de plus en plus politisée. Le long règne
d’Abdülhamit est celui de la montée de la solidarité entre les Rums de tout l’Empire
avec le royaume de Grèce. Celle-ci est largement étayée par le rôle décisif en
matière éducative du royaume de Grèce au sein de l’Empire ottoman. Progressive-
ment s’installe une vision du monde où seuls les États-nations sont les sujets
historiques. Il faut se rallier à ces entités. À Smyrne, en particulier, le sentiment
national hellénique s’exprime ouvertement. La paralysie de la vie publique dans
l’Empire accentue l’intérêt que les Smyrniotes portent à ce qui se passe à l’étranger.
De l’extérieur viendront d’éventuels changements dans leur condition de sujets du
sultan. Ainsi, les affaires de Crète sont suivies avec une grande attention. Le sort de
l’île peut préfigurer le sort des Grecs du littoral occidental de l’Asie Mineure, si
l’essor territorial de la Grèce se poursuit. Ces affaires enthousiasment ou inquiètent,
selon le groupe ethnique et confessionnel auquel on ressortit, mais aussi selon la
catégorie sociale à laquelle on appartient.
Le consul d’Autriche-Hongrie, von Jankó, tente de nuancer la solidarité de la
population grecque orthodoxe de Smyrne envers les Crétois, en insistant sur le
« patriotisme local » commun à tous les habitants de la région, qui serait plus fort
que toute sorte de nationalisme offensif, toujours étranger à Smyrne 71. Von Jankó
affirme que la prospérité de la ville, sensible même pour les classes inférieures,
met à l’abri la population d’engouements inconsidérés pour des causes, somme
toute lointaines, alors que Smyrne à la fin du XIXe siècle n’a pas été affectée direc-

70. AMAEF-CPC-NS-68, f. n˚ 57, « Arrestation d’Arméniens », dp du CGF, Blanc, au MAE à


Paris, du 15.IX.06.
71. HHStA-K-404, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, von Jankó, à l’AAH, Freiherr von
Calice, du 18 II.96, « Attitude de la population grecque locale au regard des événements en Crète ».
168 Les millets dans la vie politique

tement par les revers extérieurs de l’Empire72. Le plaidoyer n’est pas toujours
convaincant. Le conservatisme prudent et le souci de ménager les susceptibilités
des différents habitants, que l’on attribue à l’ensemble orthodoxe, pourraient bien
n’être imputables qu’à ceux qui ont tout à gagner au statu quo ottoman, que von
Jankó fréquente certainement davantage que les « plus basses classes
populaires », dont il minimise l’importance. Avec beaucoup de soin cependant, il
note que ces Grecs de basse extraction pourraient se livrer à des manifestations
que la population musulmane accepterait très mal. Le consul cite comme précé-
dent l’arrivée du premier navire de guerre hellénique en rade de Smyrne qui a
donné lieu à des manifestations d’enthousiasme « patriotique » déplacées. C’est
en effet le cas lors de la visite de l’« amiral Miaoulis » à Smyrne, en 1884. Rums
et Hellènes de Smyrne communient dans un même nationalisme 73. Von Jankó va
ainsi parfois à l’encontre de son propre diagnostic. Il est possible qu’en tant que
serviteur d’une monarchie composite, il lui importe de ne pas reconnaître la toute-
puissance du principe national.
L’attirance envers la Grèce n’est pas circonscrite au niveau des idées. La circu-
lation entre les deux rives de l’Égée conduit aussi à l’installation de Grecs d’Asie
Mineure dans le royaume74. Ceux-ci conservent des liens avec leurs lieux d’origine
et constituent un groupe sensible au sort des Rums. Le royaume fonctionne comme
un prolongement politique plus libéral pour certains milieux grecs ottomans. Les
Grecs d’Asie fondent en Grèce une association, Hi Anatoli, qui informe le public
grec, de part et d’autre des frontières, sur la situation des Grecs anatoliens et qui
espère, assez ouvertement, un regroupement des Grecs dans le même État 75. La
défiance envers le pouvoir atteint son paroxysme lors de la guerre entre l’Empire et
la Grèce, en 1897. Il s’agit cette fois-ci, non plus de se placer sous le parrainage
d’une puissance, mais d’exprimer son soutien à un jeune État issu du recul de
l’Empire dans les Balkans. Le divorce politique est plus flagrant et à terme plus
dangereux pour la société ottomane. De jeunes orthodoxes de Smyrne et de
l’archipel, sujets ottomans, s’embarquent bruyamment pour rejoindre les armées du

72. Dans quelle mesure un consul occidental est-il capable de juger de l’état de satisfaction
économique des classes inférieures ? Le petit monde des diplomates à Smyrne n’a que des rapports
bien limités au bas peuple, éventuellement par l’intermédiaire des kavas.
73. AMAEF-AT-CES-1874-1891, dp n˚ 386 du consul de France à Smyrne, Pellissier, à l’AF,
marquis de Noailles, du 6.V.84, « Arrivée du croiseur grec l’Amiral Miaoulis » : « La nombreuse
population grecque de Smyrne, toujours heureuse de témoigner d’un ardent patriotisme, a fait une sorte
d’ovation à ce navire de guerre, le plus beau, sous le pavillon national, qu’elle ait encore vu et dont la
visite a, d’ailleurs, coïncidé avec la fête de S. M. le roi Georges. »
74. Le principal mouvement migratoire est orienté en sens inverse. Le royaume de Grèce n’est
pas capable de retenir ni de nourrir sa population. Il n’est, cependant, pas capable non plus de trouver
uniquement en lui-même ses élites administratives, universitaires, intellectuelles et économiques qui
viennent de l’extérieur, par exemple de Constantinople, pour participer à la construction du royaume.
Une certaine population a bien l’expérience de l’espace grec partagé entre le royaume et le monde grec
extérieur à ce qui va être perçu comme un noyau territorial étatique.
75. MILIÔRIS N. E., « L’association des Grecs d’Asie Mineure “Anatoli” », p. 337-367, MCh,
t. XII, 1965 (gr.).
Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit 169

royaume76. Le mouvement affecte les classes populaires. La population se comporte


avec hardiesse, comme si elle se sentait en position de force face à l’État. L’affilia-
tion à l’Empire n’est plus qu’un détail formel chez ces volontaires. Les Grecs
orthodoxes se comportent comme un corps unique, un même ensemble national en
guerre contre l’Empire. Le consul de France, Rougon, condamne une telle attitude :
« Le gouvernement local n’avait pas tenté jusqu’ici d’empêcher ces démonstrations
inconvenantes, malgré l’impression pénible que la population musulmane en
ressentait77. »
Parallèlement, le consulat hellénique fonctionne, sans être inquiété, comme
bureau de recrutement pour l’armée grecque. La Grèce cherche à établir une
certaine continuité administrative de facto de part et d’autre de la mer Égée. Son
représentant peut même distribuer de la nourriture aux volontaires désargentés, qui
attendent un embarquement, si possible gratuit. Les autorités ottomanes réagissent à
peine78. Elles se bornent à des menaces de destitution de la sujétion ottomane, par
voie de presse79. Dans ces conditions, les autorités sont sans illusion sur les senti-
ments profonds de la population orthodoxe du vilayet d’Aydın.

76. AMAEF-CPC-NS- 67, f. n˚ 11, dp n˚ 9 du CGF, Rougon, au MAE à Paris, du 4.IV.97 : « Les
volontaires en question appartenaient à la classe inférieure de la population. Ils avaient réclamé la
gratuité du passage, que les réservistes et volontaires à destination du Pirée obtiennent, sans difficulté,
depuis un mois, à bord des bateaux des sociétés maritimes de cabotage sous pavillon hellène. »
77. Ibid.
78. Ibid : « Le gouvernement local n’avait pas tenté jusqu’ici d’empêcher ces démonstrations
inconvenantes, malgré l’impression pénible que la population musulmane en ressentait. »
79. Communiqué officiel du vilayet d’Aydın, du 27.III.-8.IV.97, publié dans la presse de Smyrne,
annexe de HHStA-K-404, dp du CGAH, von Jankó, à l’AAH, von Calice du 12.IV.97, « Communiqué
du gouvernement provincial de Smyrne pour empêcher le départ de volontaires grecs de nationalité
turque [sic] pour la Grèce ».
1908 : rétablissement de la Constitution
et ouverture du champ politique

Le rétablissement du régime constitutionnel, suspendu depuis 1878, permet


l’expression d’opinions renouvelant l’espace politique Les institutions prévoient, en
effet, des élections législatives pour constituer une Assemblée unique. Le corps
électoral est constitué de tous les sujets ottomans masculins, sans distinction de race
ou de religion1. Soudain, la vie politique devient plus visible : elle n’est plus
l’apanage du souverain.
Le rétablissement de la Constitution, Me¤rutiyet, a lieu le 23 juillet 1908, sous
la pression d’officiers jeunes-turcs de l’armée de Macédoine, qui prennent le
maquis. La IIIe armée menace de marcher sur Constantinople et de destituer le
sultan si celui-ci ne rétablit pas le texte de 1876. Abdülhamit obtempère. Le Comité
Union et Progrès de Salonique, qui a approuvé la sédition, n’est pas en mesure de
prendre le pouvoir de suite. En revanche, il essaime dans tout l’Empire et crée des
comités qui veillent à la réalité des changements à l’échelle locale. Ainsi, la libérali-
sation du régime amène le remplacement du vali de Smyrne. Reuf Pa¤a vient
prendre la direction de la région. Le CUP local contrôle le nouvel administrateur ce
qui inquiète Blanc : « [...] il serait réellement pénible pour ne pas dire dangereux
d’être obligé de traiter avec un comité anonyme et de ne sentir devant soi aucune
autorité responsable.2 » Tout comme à Constantinople, le comité ne prend pas de
responsabilités officielles, mais étend son influence. Blanc demeure d’abord mesuré
dans ses comptes rendus : « Les membres du comité de Smyrne [...] semblent
rechercher l’isolement et il est assez difficile de les rencontrer. D’ailleurs les noms
des Jeunes-Turcs, qui composent le comité, ne sont pas connus du public 3. »

1. BOURA K., « Les élections législatives dans l’Empire ottoman : les députés grecs 1908-1918 »,
DKMS, t. IV, 1983 ; BOURA C., « The Greek Millet in Turkish Politics : Greeks in the Ottoman
Parliament (1908-1918) », in GONDICAS Dimitri et ISSAWI Charles (dir.), Ottoman Greeks in the Age of
Nationalism : Politics, Economy, and Society in the Nineteenth Century, Princeton, 2000.
2. AMAEF-CPC-NS- 69, f. n˚ 68, dp n˚ 115 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 24.VIII.08.
3. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 160 du CGF, Blanc, à l’AF, du 14.VIII.08, « Entretien
avec Nazim Bey ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 171

Le consul de Grèce, Evyéniadis, est plus inquiet : « Le comité agit de façon


résolue, il inspire la crainte et constitue [à lui seul] tout pouvoir4. » Le consul
hellène pense aussi que l’administration ottomane est surveillée par le CUP, que
personne ne contrôle5. Evyéniadis avance que son emprise sur l’administration
durera au moins jusqu’à l’élection d’une Assemblée ottomane, qui pourra alors
contrôler le gouvernement du pays, en accord avec la Constitution. Mais la discré-
tion des agissements du CUP reste de règle plus tard. La liste exacte des membres
du CUP local demeure une énigme pour les diplomates occidentaux. Néanmoins le
consul de France semble un interlocuteur privilégié. Il faut convaincre Blanc que le
mouvement en cours a des similitudes avec la République française. Celui-ci
indique fréquemment qu’il a de bons contacts avec les membres du CUP local 6.
La population smyrniote est, comme partout dans les villes de l’Empire, satis-
faite du changement politique qui s’annonce. La révolution jeune-turque provoque
une flambée d’ottomanisme. Les diverses communautés fraternisent ostensiblement
dans la rue. Des slogans en différentes langues autochtones célèbrent l’avènement
d’une ère nouvelle pour tous les groupes de population dans l’Empire. Le bazar de
Smyrne, où tous se mêlent à la vie des affaires, est enthousiasmé par la nouvelle.
Voici comment un membre de la FRA décrit la journée du rétablissement de la
Constitution à Smyrne : « Sur mon chemin, de jeunes gens turcs, habillés magnifi-
quement, s’embrassaient et se félicitaient en criant Hürriyet. Les boutiques
commençaient à pavoiser alors que les clameurs ôtaient des cœurs des hommes
toute sévérité. Les cris de Ya¤asın hürriyet, adalet s’élevaient au ciel. Enfin, le trône
de la bête rouge était brisé, trente-deux ans après l’intronisation tyrannique du feu et
du sang7. » Une des conséquences les plus populaires du rétablissement de la Cons-
titution est la suppression des documents de voyage, teskere. La liberté de
déplacement, celle de réunion et d’expression sont les bienvenues à Smyrne 8.
Cependant, Blanc, marié à une orthodoxe, reste un observateur sceptique de
l’enthousiasme de nombreux Grecs pour cette révolution : « L’enthousiasme est
parfois mauvais conseiller et j’avoue que je ne comprends pas très bien les raisons
qui motivent cet enthousiasme de l’élément hellénique envers le nouveau régime. Y
gagnera-t-il quelque chose ou y perdra-t-il beaucoup9 ? »

4. AYE-1908 / 111, dp n˚ 3756 du CGH, Evyéniadis, au MAE à Athènes, du 25.VII.-7.VIII.08.


5. AYE-1908 / 111, dp n˚ 3566 du CGH, Evyéniadis, au MAE à Athènes, du 17-30.VII. 08.
6. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 68, doc. cit. : « C’est ce que je me suis efforcé d’indiquer
aujourd’hui même au vali et aux amis que je compte parmi les membres du comité. »
7. BOYADJIAN H., « La Fédération révolutionnaire arménienne dans la région de Smyrne », in
Hayrenik, Boston, XI.58, p. 81. Les clameurs veulent dire : « Vive la liberté ! Vive la justice ! »
8. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 116, dp n˚ 32 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 15.III.09,
« Situation en Asie Mineure ».
9. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 72, dp n˚ 117 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 29.VIII.08,
« Situation à Smyrne ». Là encore, l’utilisation que fait Blanc de l’adjectif « hellénique » relève de
l’usage du terme en langue grecque moderne. Il veut en fait parler de l’ensemble des Grecs à Smyrne, tant
les Rums que les Hellènes installés en Asie Mineure et non des seuls Hellènes. Ce lapsus linguae indique
clairement que pour ce diplomate, l’humanité est divisée en ensembles nationaux anhistoriques.
172 Les millets dans la vie politique

L’ottomanisme demeure une constante rhétorique du régime, au moins


jusqu’en 1913. Même une fois l’enthousiasme de 1908 évanoui, ce qui prend juste
quelques mois, le personnel politique fait encore référence à une patrie ottomane
commune à tous et à un projet politique commun à tous les citoyens de l’Empire
constitutionnel. La visite à Smyrne du Président du Parlement, Ahmet Riza Pa¤a, en
août 1910, permet de mettre en scène cet ottomanisme officiel, alors que bien des
tensions entre communautés subsistent et que les désillusions quant à la nature du
régime se sont déjà multipliées :

« Les députés de Smyrne Carolidès, Saïd Effendi et Jaco Effendi Devidas, le


gouverneur général, M. Collot, ingénieur français de la Compagnie de Smyrne à
Cassaba et prolongement [ferroviaire], et plusieurs notables de ma résidence étaient
allés à Magnésie pour lui souhaiter la bienvenue. À la gare de Basmahané qui avait été
élégamment pavoisée pour la circonstance, une manifestation des plus sympathiques l’a
accueilli dès sa descente du train. M. Carolidès lui a dit au nom de tous combien la ville
de Smyrne était heureuse de sa visite10. »

On voit au compte rendu du consul de France que les députés ottomans restent
attachés à leur communauté ethno-religieuse. Ils ne représentent la nation ottomane
qu’en théorie, leur appartenance communautaire prime. Le président de la Chambre
des députés ottomane ne s’y trompe d’ailleurs pas non plus. Son après-midi est
consacré en partie à des visites des chefs des communautés religieuses de la ville :
« Le président a rendu, accompagné du président de la municipalité et du député de
Smyrne, Saïd Bey, leur visite au métropolite, à l’archevêque arménien et au grand
rabin11. » Il agit lui-même selon cette logique, puisqu’il s’associe le député
musulman de Smyrne et le président de la municipalité. Les élus locaux musulmans
sont plus proches du pouvoir que les autres.
Après les réjouissances publiques de juillet 1908, les Grecs orthodoxes expri-
ment rapidement leur méfiance12. L’unité entre des groupes religieux, dont les
séparations sont institutionnalisées et quotidiennement sensibles dans la vie sociale,
ne se décrète pas. Il y a plusieurs opinions publiques ottomanes et non une seule.
C’est bien la perspective d’exposition que choisissent les diplomates occidentaux.
Malgré tout, on peut considérer l’ensemble ottoman, par enthousiasme, comme un
ensemble national, car l’abolition de l’ancien régime hamidien satisfait l’ensemble
des sujets : « [...] les Grecs rayas saluent avec joie le nouveau régime en ce qu’il les
a débarrassés du régime de délation, de démoralisation et de terreur qui a opprimé la
Turquie pendant de si longues années. À ce point de vue, ils sont disposés à marcher
la main dans la main avec leurs compatriotes musulmans. Mais ceci n’est que le

10. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 21, dp n˚ 51 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 29.VIII.10,


« Arrivée à Smyrne du président de la Chambre des députés, Ahmet Riza Bey ».
11. Ibid.
12. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 175 du CGF, Blanc, à l’AF, du 8.IX.08, « La
Constitution en Turquie ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 173

présent et c’est l’avenir qui les rend rêveurs13. » Des cercles grecs redoutent une
régénération subite de l’Empire qui entraverait l’établissement, certains pensent
plutôt à la résurrection, d’une Grèce chrétienne moderne aux dimensions byzan-
tines14. Ces Grecs ottomans ne peuvent adhérer naïvement à la perspective de
rénovation de l’Empire : « Pour eux quoi qu’il arrive, les musulmans, malgré leurs
déclarations retentissantes et répétées, entendront rester toujours la race conqué-
rante et, le jour où ils seront assez forts pour ne plus avoir besoin du concours de
l’élément chrétien, ils n’auront d’autre objectif que celui de rétablir la “turcocratie”
et de traiter en “conquis” leurs alliés de la veille15. » Le consul est on ne peut plus
sceptique quant à la réalité du nationalisme ottoman. Il ne peut croire un instant à la
viabilité de cette alternative. Il n’y a pas de nation ottomane dans les faits, selon lui,
elle ne peut apparaître ainsi pour satisfaire quelques rêveurs. Les deux définitions de
la nation, tant la « française » que l’« allemande », s’opposent à l’émergence d’une
patrie ottomane. Les habitants de l’Empire sont ethniquement différents et se consi-
dèrent fermement comme tels. Leurs aspirations politiques divergent et sont déjà
opposés à un projet fédérateur. Blanc voit nettement les limites de la fraternisation :
« [...] l’élément grec se replierait sur lui-même et crierait facilement à la persécution
si l’on venait jamais à proposer dans le futur parlement d’asseoir l’égalité de tous
les “citoyens ottomans” sur la disparition ou même la diminution des privilèges
appartenant aux différentes communautés. »
L’enthousiasme de juillet 1908 laisse vite place au désenchantement après les
élections. La presse grecque locale se détache du régime, dès le début de l’année
1909. Selon Blanc : « Les journaux grecs déclarent nettement qu’ils n’ont plus la
moindre confiance dans le régime actuel, que l’autocratie du souverain a été pure-
ment et simplement remplacée par la tyrannie de petits potentats anonymes qui ne
cherchent qu’à asservir l’élément chrétien. Ils déclarent, en outre, que du train dont
les choses marchent, les complications les plus graves sont à prévoir 16. » De même,
la révolution a pris de court la Grèce. Sa médiocre information montre à quel point
les deux États voisins sont déjà éloignés l’un de l’autre. En particulier, les officiels
du royaume ne pensent pas, ni ne souhaitent, que l’Empire puisse avoir des
ressources propres de rénovation. L’année suivante, toute illusion de concorde a
disparu. Même si le nouveau régime tente de célébrer son instauration, il n’attire pas
l’ensemble des sujets. Les Arméniens et les Grecs ne participent pas aux réjouis-
sances, au contraire des juifs de Smyrne17. Il n’y a pas de position politique
commune entre non-musulmans face au nouveau pouvoir. Le ralliement des juifs de

13. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177 du CGF, Blanc, à l’AF, du 10.IX.08, « L’élément


grec et le régime constitutionnel ».
14. GEORGIADÈS D., La Régénération de la Turquie est-elle possible ?, Paris, 1909.
15. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177, doc. cit. Le vocabulaire de Blanc, notamment son
usage du terme « turcocratie », indique bien sa proximité avec le monde grec moderne.
16. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, dp n˚ 11 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 3.II.09,
« Excitation entre Turcs et Grecs ».
17. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 146, dp n˚ 110 du CGF, Dallemagne, au MAE à Paris, du
26.VII.09, « Fête nationale ottomane du 23 Juillet à Smyrne ».
174 Les millets dans la vie politique

Smyrne au régime constitutionnel n’étonne pas. Le sionisme est presque inexistant


dans l’Empire. Sans projet national, il est dès lors compréhensible que le choix offi-
ciel soit l’adhésion aux nouvelles règles du jeu18.
Qui fait vraiment partie du nouveau « peuple ottoman » en pleine révolution
« nationale » ? Les réponses sont très diverses. De nombreux courriers diplomati-
ques laissent comprendre qu’un glissement net est apparu. Aux populations
multiples, aux différents « éléments » constitutif de l’ensemble ottoman, est venue
se substituer une acception bien plus restrictive des mots « peuple » et
« population », qui ne concernent plus, idéalement, que les musulmans turco-
phones. L’inspecteur général du CUP à Smyrne, le Dr Nazim Bey, parle à Blanc de
ses seuls coreligionnaires comme étant membres de son peuple. Le CUP, mouve-
ment qui se proclame proche de la Révolution française, hérite du poids de la
définition religieuse de la nation en Orient et l’adopte. Il s’agit aussi de présenter
une révolution faite par certains milieux militaires occidentalisés, souvent tièdes
croyants, comme, au contraire, une révolution populaire au service des musulmans.
Le CUP retaille le « peuple » ottoman selon sa seule dimension « musulmane »,
puis « turque ». Les autres sujets ottomans ne sont que des invités tolérés, résidents
sur un territoire sur lequel ils n’ont aucun droit. L’offre de fraternité et d’égalité des
droits prend des allures de statut octroyé, peu à même d’inspirer confiance. Le
discours gomme ainsi l’autochtonie, entendons par là la légitime présence des
peuples, anciennement conquis, dans l’Empire et à Smyrne, en particulier. Le Dr
Nazim fait même un procès rhétorique détaillé des chrétiens de l’Empire, en esquis-
sant, en creux, leur portrait collectif, après un long plaidoyer en faveur des
musulmans. On ne peut compter sur eux, ils sont faibles, ils n’ont pas la ferme
volonté des Ottomans musulmans, et ils sont de mauvaise foi [sic]. Seuls les Otto-
mans musulmans doivent être les véritables partenaires de l’Occident. Sous couvert
d’ottomanisation de l’Empire, la nouvelle politique prend des allures de turcisation
des populations non turques et d’une officialisation de l’Islam comme unique reli-
gion nationale. L’islam est dit « religion ottomane » par le Dr Nazim dès
septembre 1908. Ainsi, la précarité du statut des chrétiens dans l’Empire de la révo-
lution apparaît très tôt aux observateurs19.

ÉLECTIONS

La Constitution ottomane prévoit des élections en deux temps. La première


étape du processus électoral a lieu au suffrage universel masculin. Le régime

18. Ibid.
19. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 160, doc. cit. Nazim Bey se distingua notamment dans
son rôle actif lors de la destruction systématique du monde arménien ottoman. Ses propos de 1908 sont
des plus sincères.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 175

désire installer un mode de scrutin qui, en raison des réalités communautaires,


c’est-à-dire des différences de développement politique, pourrait mettre en danger
la prééminence turque. Or les institutions parlementaires sont entièrement
nouvelles pour le corps social, en particulier musulman. Le mode de scrutin est
alors aménagé. Il s’agit d’élections indirectes. Les citoyens ottomans sont appelés
à élire, dans chaque circonscription, de grands électeurs, qui procéderont ensuite à
l’élection de députés. De facto, des candidats qui ne bénéficient pas du soutien du
CUP ne peuvent qu’exceptionnellement être élus au Parlement 20. Les différentes
communautés n’ont pas de représentation proportionnelle à leur poids démogra-
phique. La population ottomane est fondue en un grand tout, du moins sur le
papier, car la représentation des non-musulmans devra correspondre à des chiffres
négociés entre le CUP et les autorités, patriarcats ou partis politiques, des
communautés non-musulmanes. Implicitement, le CUP reconnaît que cette repré-
sentation ne peut tomber en dessous de minima. L’unicité du corps électoral est
théorique, pour une autre raison. Le CUP ne laisse pas les non musulmans
parvenir à un nombre de sièges qui pourrait mettre en cause la nature turque et
musulmane de la majorité à l’Assemblée ottomane. Le découpage des circons-
criptions n’avantage pas les chrétiens. Les Grecs sont concentrés sur les bandes
littorales. Les Arméniens sont déjà mêlés aux muhacirs du Caucase et aux Kurdes.
À ces principes vont s’ajouter les pratiques d’accord ou d’absence d’accord élec-
toral entre le CUP et le Patriarcat œcuménique, pour les Grecs orthodoxes, et les
partis arméniens. Les députés non musulmans sont sélectionnés par le CUP. On
peut penser que les personnalités les plus fortes et les plus indépendantes sont
ainsi exclues. Les élections ottomanes sont des élections très encadrées par le
Comité, seule organisation à s’impliquer dans le processus électoral, en menant
une action efficace sur l’ensemble du territoire ottoman 21.
Malgré tous ces freins mis à l’expression de la volonté populaire, les vain-
queurs du premier scrutin constitutionnel seraient surtout des chrétiens. La
population chrétienne est consciente des enjeux d’une telle consultation et est fami-
lière de ces modes de consultation, qu’elle applique déjà dans ses propres
institutions. Démocratiquement, l’Empire risque de se retrouver avec une classe
dirigeante chrétienne22. Il s’agit d’une perspective inacceptable pour le Comité, qui
va intervenir dans le processus de désignation des grands électeurs. Le CUP désire
une démocratie, mais selon une forme nationale précise : musulmane mais surtout
turque. L’intervention du CUP dans le déroulement de la consultation souligne les

20. AHMAD F., The Young Turks, The Committee of Union and Progress in Turkish Politics 1908-
1914, Oxford, 1969, p. 28 : « [...] il était difficile de gagner un siège sans son soutien. »
21. AHMAD F., op. cit., p. 27 : « Immédiatement après la révolution de juillet, le comité envoya
des émissaires dans les provinces pour expliquer la nature du mouvement et mettre sur pied des
organisations pour assurer l’élection de ses candidats. »
22. AHMAD F., op. cit., p. 28, présente les Grecs comme les seuls insatisfaits du scrutin.
Toutefois, il cite Hüseyin Cahit YALÇIN, qui affirme : « Si le CUP n’était pas intervenu dans les
élections à Istanbul, on peut douter du fait qu’il y eût un seul député turc élu là-bas. [...] Les Grecs
étaient très bien organisés et avaient une longue expérience des processus électoraux. »
176 Les millets dans la vie politique

différences de développement politique entre les « éléments ». Les musulmans sont


en 1908 les moins prêts à passer au régime constitutionnel et à être représentés par
des élus, alors que cette révolution prétend avoir lieu en leur nom et à leur profit 23.
La population musulmane ne saisit pas, dans sa grande majorité, l’enjeu du change-
ment de régime :

« Profitant du pouvoir considérable dont [les membres du comité] disposaient


encore et de la soumission que leur témoignaient tous les fonctionnaires, ils procédè-
rent par voie d’oukases, annulant les premières élections, morcelant, séparant ou
fondant ensemble, suivant leurs intérêts, les circonscriptions électorales et broyant
l’élément chrétien au point que non seulement il lui devenait impossible de profiter du
désarroi des musulmans pour acquérir une situation supérieure à celle qui devait lui être
attribuée par son importance numérique, mais qu’il ne lui était même plus possible de
conserver le nombre de sièges de députés auquel il avait droit. Les chrétiens eurent
beau protester, les Jeunes-Turcs leur répondirent avec une superbe et un dédain qui leur
fit vite comprendre que le Turc entendait rester le maître, le conquérant incontesté et
qu’il faudrait se contenter de ce qu’il consentirait à accorder […].
Malgré la dureté et l’injustice dont firent preuve les Jeunes-Turcs à cette occasion,
cet accord aurait pu, à la rigueur, servir de base à une entente future s’il avait été tenu de
bonne foi. Mais j’ai dû, à l’époque, vous faire connaître la duplicité dont les Jeunes-
Turcs firent preuve quand ils crurent n’avoir plus à compter avec les inquiétudes que
leur causait la parti vieux-turc, leur manque de parole et leur mépris scandaleux de tous
les engagements qu’ils avaient contractés24. »

L’intervention du CUP montre dans quelles limites les professions de foi démo-
cratiques sont à prendre au sérieux. Il s’agit, plutôt que d’établir un régime
démocratique, d’assurer une majorité écrasante de Turcs dans tous les rouages des
nouvelles institutions. Le CUP fait passer la promotion de l’élément turc avant la
démocratisation du régime. Ce test de sincérité ouvre les yeux des ralliés non
musulmans à l’osmanlılık nouvelle. L’égalité entre groupes religieux et nationaux
au sein du nouveau régime à bâtir est refusée de facto. À court terme, elle mettrait
en danger la nature de l’État à construire. Les publicistes chrétiens et même le
Patriarcat œcuménique dénoncent les irrégularités de scrutin, mais sans aucune
conséquence25. Pour le consul général de France, le régime jeune-turc entretient
l’équivoque envers la population musulmane. Le CUP a dû forcer la main au méca-
nisme électoral pour asseoir son pouvoir « national » et mobiliser un électorat
indifférent, en usant de la rhétorique religieuse. Or la création d’une vie parlemen-

23. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 82, dp n˚ 192 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 7.X.08, « État
des esprits dans ma circonscription consulaire ».
24. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 26 du ministre plénipotentiaire chargé du CGF, Blanc, à
l’AF, du 15.II.09, « La population musulmane et le “Chéri” ».
25. BOURA, « Les élections législatives… », art. cit.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 177

taire, même imparfaite, n’est pas du tout équivalente à une fixation du droit ottoman
selon un corpus immuable. C’est même du contraire qu’il s’agit. Blanc, se basant
sur ses contacts avec des notables turcs, revient sur une prétendue incompatibilité
du parlementarisme avec la culture turque :

« Les populations musulmanes des districts de l’intérieur seraient donc convain-


cues que la seule mission du Parlement ottoman est d’imposer au sultan et aux pouvoirs
publics le respect absolu de la loi du “Chéri” de faire revivre cette loi dans toute son
intégrité et d’entendre les prescriptions encore plus rigoureuses [...].
Or toujours, d’après mon interlocuteur, le jour où la loi du “Chéri” recevra la plus
petite atteinte et où les musulmans se rendront compte que, sous le fallacieux prétexte
du principe d’égalité qu’ils ne comprennent même pas, ils ne pourraient plus être consi-
dérés comme les “Maîtres” des populations conquises, mais simplement comme les
égaux des “Giaours” il y aurait un soulèvement si général et si violent de la masse
musulmane qu’en dehors des dangers qui s’ensuivraient pour la population chrétienne,
l’irritation contre les députés serait telle que ceux-ci feraient bien de chercher refuge à
l’étranger s’ils ne voulaient pas être exposés à tomber assommés sous les coups de
bâton de leurs coreligionnaires26. »

Blanc approuve les propos de ce notable. Il tend lui aussi à fixer la population
turque dans un immobilisme qui empêche toute modernisation. Cet essentialisme a
été démenti, car il n’y a pas eu de rétablissement de la „eriat, mais bien développe-
ment d’une pratique parlementaire. En revanche, la difficulté des relations
politiques avec d’autres groupes ethniques ou religieux devra trouver une
« solution » radicale, comme il le pressent bien. La régulation du rapport à l’Autre
se fera alors, non selon une domination codifiée ou conventionnelle, voire de façon
marginale pour des communautés résiduelles, mais par son éviction totale.

ASPECTS RÉVOLUTIONNAIRES

Le changement de régime présente des aspects révolutionnaires. Il ne s’agit pas


d’une simple restauration de la Constitution de 1876, mais d’une œuvre de longue
haleine : « Le comité agit de façon décidée et inspire la crainte car il détient
l’ensemble du pouvoir27. » L’administration change, sous le contrôle des activistes :
« Le comité ici comme partout surveille l’activité des autorités et s’impose 28 ». Il y

26. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 26, doc. cit.


27. AYE-1908 / 111, dp n˚ 3756 du CGH, Evyéniadis, du 25.VII.08 et 7.VIII.08.
28. AYE-1908 / 111, dp n˚ 3566 du CGH, Evyéniadis, au MAE à Athènes, du 17.VII.08 et
30.VII.08.
178 Les millets dans la vie politique

a dyarchie des pouvoirs à Smyrne, à partir du rétablissement de la Constitution 29.


Le vali doit se soumettre au CUP. L’administration n’a pas les moyens de résister à
cette structure politique. Le premier vali de la seconde période constitutionnelle n’a
même pas l’ambition de conserver son pouvoir d’initiative et son indépendance :
« [Reuf Pa¤a] s’est renfermé dans une inaction absolue, assistant en simple specta-
teur à la débâcle administrative de son vilayet30. »
Le pouvoir du comité sort renforcé de la chute du vizir libéral, Kâmil Pa¤a, fin
février-début mars 1909. Le nouveau vizir Hüseyin Hilmi Pa¤a dépend du bon
vouloir du comité. La plupart des domaines administratifs passent sous le contrôle
du CUP. Il se lance même dans une offensive pour dominer les institutions
judiciaires : « Après avoir pendant quelques semaines fait mine de renoncer aux
anciens errements et à leurs vieilles habitudes de corruption, les juges ne songent
plus qu’à rattraper le temps et les bénéfices perdus [...]. Quant à la justice répres-
sive, elle est, au moins dans la ville de Smyrne, entièrement à la discrétion du
comité qui s’efforce [...] de mettre la main sur les autres tribunaux des districts de
l’intérieur31. » Il se peut que Blanc exagère la situation. Il va bientôt changer de
poste et cela l’amène à dramatiser les circonstances de son départ. Il est, en tout cas,
conscient que le CUP est désireux d’abolir les Capitulations. Voir réduits les admi-
nistrés du consulat au lot commun ottoman n’est pas une perspective qui le
satisfasse. Au ton de ses missives, on comprend que la réalisation de ce projet est
désormais vraisemblable.
À l’occasion du changement de régime, certaines catégories sociales profitent
des nouvelles libertés pour investir l’arène politique. Le processus révolutionnaire
est lent. Des troubles sociaux éclatent, en août 1908, dans la région. L’ordre social
est mis en cause. Ces grèves posent des problèmes sociaux auxquels le régime
hamidien laissait moins de latitude d’expression : « Les grèves continuent. Celles
des débardeurs, des menuisiers, des conducteurs de tramways et de quelques autres
corporations ont pris fin après accord entre employeurs et ouvriers. Celles des tein-
turiers et des filateurs battent leur plein. On annonce la mise en grève imminente des
employés et ouvriers du chemin de fer de Cassaba qui serait suivie de la grève géné-
rale du chemin de fer d’Aïdin32. » Ces grèves ne sont pas uniquement à placer dans
la perspective du mouvement national turc. Le rôle des non-musulmans a été
décisif33. D’après Blanc, les grévistes sont souvent des non-musulmans menés par
des non-Turcs. Dans quelle mesure ses appréciations sont-elles étayées, alors qu’il a
surtout affaire aux notables ottomans ?

29. SKOPETEA E., L’Occident de l’Orient, images de la fin de l’Empire ottoman, Athènes, 1992
(gr.), p. 166.
30. AMAEF-CPC-NS-69, f. n° 27 de CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 10.III.09, « Arrivée du
nouveau vali, situation actuelle ».
31. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 116, dp n˚ 32 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 15.III.09,
« Situation en Asie Mineure ».
32. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 118 et suiv., dp n˚ 115, par Blanc, CGF, au MAE à Paris, le
24.VIII.08.
33. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980.
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 179

« [Les grèves] sont dirigées par quelques meneurs qui ne paraissent point désireux
de trouver une sortie à ces conflits et qui ont tout intérêt à les prolonger pour satisfaire
leurs ambitions personnelles et assurer le succès de leur candidature aux fonctions déjà
enviées de député au futur Parlement ottoman. Ces meneurs sont pour la plupart des
journalistes grecs rayas qui passent leur temps à haranguer la foule et à faire une
réclame bruyante à leur profit34. »

La nature des mouvements en cours est peu claire pour Blanc. S’il compatit aux
conditions de rétribution des ouvriers de la cité, il reste soucieux des intérêts des
commerçants dont il représente les intérêts, et promet les plus grands déboires aux
grévistes. L’étalement des grèves pendant l’été, alors que la saison commerciale bat
son plein, l’inquiète au plus haut point. En octobre 1908 encore, les mouvements ne
sont pas terminés et il les commente ainsi : « À Smyrne, c’est le gâchis le plus
absolu et la situation n’y est pas sans offrir quelque danger35. » Blanc revient sur le
rôle important des manœuvres italiens dans la Compagnie ferroviaire d’Aïdin qui
organisent un lock-out général. Il est possible qu’il insiste sur l’identité italienne de
ces ouvriers, en raison du contexte de concurrence éducative et religieuse, mais
aussi économique et politique, que se livrent l’Italie et la France à cette époque.
Après avoir été dépêchée par le vali Reuf, la force armée intervient contre les
grévistes, alors qu’elle est placée sous la direction d’un officier d’origine cauca-
sienne, E¤ref, qui fait tirer sur la foule. Un badaud italien est tué. L’officier ne sera
finalement pas sanctionné grâce à Enver Bey36. Une des revendications des
grévistes est d’obtenir l’ottomanisation des cadres et le renvoi du personnel
anglais37. À qui profiteraient ces renvois ? Que faut-il comprendre par
« ottomanisation » ? Tous les protagonistes n’en avaient assurément pas la même
représentation. Le soutien que le Comité Union et Progrès apporte aux grèves laisse
penser qu’ottomaniser le personnel reviendrait à le turquiser. Mais il s’agit d’une
perspective que les manœuvres non musulmans ne désiraient sûrement pas : « [...] le
“Comité Union et Progrès” encourage les grévistes, et Enver Bey, le fameux héros
de la Constitution actuellement à Smyrne, s’est rendu à la gare de la Compagnie
d’Aïdin pour haranguer les soldats, leur reprocher d’avoir tiré sur leurs frères les
ouvriers, et pour dégrader l’officier qui avait donné l’ordre de faire feu 38. »

34. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 118 et. suiv., dp n˚ 115, de Blanc, CGF, au MAE à Paris, le
24.VIII.08.
35. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 82, doc. cit.
36. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, doc. cit. : « C’est ce même officier qui, lors des dernières
grèves de Smyrne, fit tirer ses soldats, sans raison apparente, sur le peuple, tua un Italien se trouvant sur
la place en simple spectateur et qui, arrêté de ce chef, fut grâcié par Enver Bey lui-même, le héros de la
liberté. »
37. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 78, dp n˚ 129, de Blanc, CGF, au MAE à Paris, le 2.X.08, « Les
grèves et la situation à Smyrne » : « Les grévistes dirigés par une vingtaine de manœuvres pour la
plupart italiens maintiennent énergiquement leurs demandes de renvoi du directeur et de tous les hauts
fonctionnaires anglais de la compagnie. »
38. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 78, doc. cit.
180 Les millets dans la vie politique

Soutenir des grévistes alors que le vali Reuf est assailli de pressions occiden-
tales pour que le travail reprenne revient à miner l’autorité du vali nouvellement
nommé. Il sera d’ailleurs remplacé par une série de personnages qui ne feront pas
long feu à leur poste, donnant l’impression aux consuls occidentaux que le vilayet
est délaissé par le CUP. En fait, ce dernier soutient les grèves quand elles ont lieu
au sein d’entreprises étrangères et se montre répressif quand des services publics
sont mis en cause. D’une façon générale, après quelques mois, les libertés réta-
blies seront réduites, voire remises en cause 39. Les grèves apparaissent comme un
phénomène d’initiative chrétienne, qui attire la réprobation de la population
musulmane, avide de travail salarié et qui ne comprend pas qu’on l’empêche de
travailler : « Si par leur faiblesse ou leur inertie, [les autorités] laissent la situation
s’aggraver, elles ruineront le marché et elles provoqueront en même temps le
mécontentement de la population des campagnes qui forme cependant l’appui le
plus considérable sur lequel doivent compter les comités jeunes-turcs 40. » Des
ouvriers musulmans sont prêts à prendre la place des ouvriers chrétiens grévistes,
notamment des Italiens. Les conflits sociaux de type classique, opposant
employés à employeurs, n’émergent que difficilement dans le contexte multieth-
nique. Si un millet fait défaut au consensus social et économique, un autre peut
prendre sa place, d’autant plus facilement que ce sont les chrétiens qui forment la
première main-d’œuvre moderne des entreprises de transport, par exemple. Leurs
emplois sont enviables pour la population musulmane qui gagne mal sa vie à la
campagne. Cette situation est défavorable à des mouvements panottomans, sur des
lignes de partage de nature sociale stricto sensu.

RÉVOLUTION JEUNE-TURQUE ET NON-TURCS

Le CUP ne ménage pas ses efforts pour essayer de présenter une Turquie
nouvelle, faisant place à tous ses peuples, tant aux regards de l’Occident qu’à
ceux de sa propre population. Mais, à l’automne 1908, il s’agit déjà d’une
concorde de commande, qui peut durer le temps d’une manifestation, alors que les
orthodoxes regardent depuis plusieurs décennies vers la Grèce. Blanc parle
d’« impression sédative » laissée par une manifestation des enfants des diverses
écoles organisée par le CUP, en octobre 1908 41. La nouvelle des massacres anti-

39. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 116, dp n˚ 32 du CGF, Paul Blanc, au MAE à Paris, du 15.II.09,


« Situation en Asie Mineure ».
40. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 68, doc. cit.
41. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 90, dp n˚ 147 du CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 29.X.08,
« Situation en Asie Mineure ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 181

arméniens de Cilicie, commis à partir du 14 avril 1909, parvient à Smyrne 42.


L’information circule vite grâce au réseau télégraphique. L’ampleur des pertes
humaines, quelque 30 000 victimes et 10 000 orphelins, est peu à peu connue.
Rien de semblable ne se produit à Smyrne. Cependant, l’inquiétude règne chez les
chrétiens qui vont « faire des achats considérables d’armes chez les armuriers de
la ville43 ». Par-delà les déclarations généreuses du CUP de juillet 1908, qui ont
enthousiasmé dans l’Empire, la pratique du pouvoir laisse percevoir un tout autre
dessein, car la responsabilité de ces massacres semble lui incomber, et non à la
réaction hamidienne, comme on tente de le faire croire. Les Arméniens de
Smyrne, qui pourtant ne cessent de se présenter comme de bons et loyaux sujets,
se réjouissent ouvertement lors de la destitution du sultan : « Les Arméniens ont
presque tous pavoisé [...]44. » Les souffrances arméniennes pendant l’ère hami-
dienne ne sont un secret pour personne. Les consuls occidentaux n’ont pas besoin
d’expliquer davantage à quoi ils font allusion. Même si la communauté de Smyrne
a été épargnée, elle prend conscience, une fois de plus, des déboires des Armé-
niens ailleurs et que beaucoup de ses membres se sentent solidaires de leurs co-
nationaux, même lointains.
La vie collective des Arméniens de Smyrne ne se réduit pas, en effet, à la seule
sphère philanthropique, mise en avant dans les monographies arméniennes. Ceux-ci
expriment publiquement leur inquiétude. En septembre 1912, alors que les libéraux
ottomans sont revenus au pouvoir à Constantinople, environ 1500 Arméniens mani-
festent contre la situation dans les six vilayets orientaux, que le consul d’Autriche-
Hongrie appelle d’ailleurs les provinces arméniennes. Les manifestants s’émeuvent
des brutalités et des rapines kurdes commises à grande échelle, et de la passivité des
pouvoirs publics. Ils adoptent des résolutions de protestation, qu’ils envoient par
télégraphe au grand-vizir, Kâmil Pa¤a, au ministre de la Guerre, au ministre de
l’Intérieur et au ⁄eyhülislam, ainsi qu’au vali de Smyrne, Re¤id Bey45. Malgré les
inquiétudes, des éléments de la vie constitutionnelle demeurent inchangés. Smyrne
reçoit la visite de leaders arméniens de premier plan comme Agnouni, cadre diri-
geant de la FRA46. Au cours de sa visite, ce dernier adopte une grande liberté de ton
lors d’entretiens qu’il a, en août 1913, avec le consul d’Autriche-Hongrie, auquel il
ne cache pas la désillusion des Arméniens ottomans envers le régime constitu-
tionnel. C’est une opinion largement répandue dans des cercles extérieurs à la

42. KÉVORKIAN R., « Les massacres de Cilicie d’avril 1909 », p. 7-141, Revue d’histoire
arménienne contemporaine, t. III, n˚ spécial, La Cilicie (1909-1921), des massacres d’Adana au
mandat français, 1999.
43. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 132, dp n˚ 43 de V. Carlier, au MAE à Paris, du 15.III.09,
« Situation à Smyrne ».
44. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 133, dp n˚ 45 de V. Carlier, au MAE à Paris, du 29.IV.09. « La
situation à Smyrne, avènement du nouveau sultan ».
45. HHStA-K-405, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, Merle, à l’AAH, Margrave Johann von
Pallavicini, le 10.IX.12, « Meeting d’Arméniens ».
46. HHStA-K-405, dp envoyé de Smyrne, par le CGAH, Stumvoll, à l’AAH, Margrave Johann
von Pallavicini, le 16.VIII.13, « À propos d’un entretien avec un chef de parti arménien Agnouni ».
182 Les millets dans la vie politique

FRA : « Il serait un peu naïf de croire que dans ce pays par la simple proclamation
de la Constitution, on allait modifier l’état d’esprit général de la population otto-
mane, à savoir que le chrétien ne peut être considéré comme l’égal du musulman,
qui est le seul à avoir des droits47. »
Le nationalisme turc n’est pas un phénomène créé ex nihilo, il modifie mais
prolonge aussi le sentiment d’identité collective musulmane48. Le discours du
« nationalisme musulman » est utilisé pour créer le nationalisme turc. Il y a filiation
entre les deux moments. L’hostilité envers les non-musulmans des Vieux-Turcs
comme des Jeunes-Turcs est la même, selon le consul de France 49. Les change-
ments idéologiques en cours ne transforment pas la situation ambiguë des non-
musulmans et non-Turcs dans le pays50. À terme, les chrétiens ne peuvent rester les
alliés du CUP. Les déclarations programmatiques de turquification future sont
claires. Que ne les prend-on au sérieux51 ? Blanc fait peut-être preuve de pessi-
misme. Le Coran, selon lui, empêche tout rapprochement. Il s’agit d’un pessimisme
foncier quant aux possibilités de vie commune entre gens différents. Des courriers
parlent désormais de tensions ouvertes entre communautés, qui attestent la suspi-
cion dans laquelle les uns tiennent les autres et les rumeurs qui circulent et
fragilisent le lien social ottoman. Des incidents éclatent même à proximité de
Smyrne. Leurs causes peuvent sembler des plus triviales. Ainsi, en janvier 1909, le
couvre-chef devient le centre de fixation de crispations identitaires, qui sont
centrales pendant cette période de redéfinition du régime politique. Pourtant, le fez
des Tanzimats est-il vraiment la coiffure nationale ottomane quand il est fabriqué en
Autriche-Hongrie ?

« [À Sevdiköy] alors que les gens étaient ramassés sur la place principale pour
assister à la représentation d’un acrobate quelconque, un gamin poussa avec son pied le
fez qui était tombé de la tête d’un spectateur.
Un gendarme, présent sur les lieux, maltraita ce gamin et voulut l’arrêter quand un
des spectateurs lui fit observer que ce n’était vraiment pas la peine pour une simple
plaisanterie d’employer des moyens aussi violents.- il aurait pu d’ailleurs ajouter qu’il y
a quelques semaines à peine, des bandes de musulmans poursuivaient sur les quais de
Smyrne tous les passants porteurs d’un fez, déchiraient ou jetaient à la mer leur coiffure

47. Déclaration de Krikor Zohrab, homme de lettres et homme politique arménien ottoman, cité
in KÉVORKIAN et PABOUDJIAN, op. cit., p. 32. En d’autres termes, DAVISON, op. cit., ne dit pas autre
chose sur la permanence des représentations des musulmans envers les non-musulmans, qui freine le
processus des réformes dans l’Empire.
48. Les deux termes continuent d’avoir des rapports étroits dans une république laïque,
mais dont la population non musulmane a été réduite à moins d’un pour-cent de la population
totale.
49. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, doc. cit.
50. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 177, doc. cit.
51. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 148, dp n˚ 114 de Dallemagne, au MAE à Paris, du 31.VII.09,
« La fête du 23 Juillet à Mételin ».
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 183

et que les agents de la police smyrniote regardaient complaisamment ce jeu tant soit
peu brutal52. »

Les gendarmes tirent sur la foule à Sevdiköy. Des villageois musulmans


veulent se joindre aux gendarmes. Un village proche, Gerece, désire se lancer à
l’assaut du village chrétien. Des notables musulmans, de fait les instances raisonna-
bles dans le corpus des courriers diplomatiques, arrêtent la foule excitée. Des
attaques ponctuelles ont lieu dans les environs de Smyrne et l’horizon d’attente des
Grecs orthodoxes s’assombrit53. Remarquons que les curieux de Sevdiköy, vraisem-
blablement grecs orthodoxes, n’ont pas peur de reprendre le gendarme indélicat, ce
qui indique la nature du rapport de force local, même si la police de Smyrne laisse
faire des « agents musulmans », selon la formule de Blanc, qui se livrent à la chasse
aux fez dont bien des porteurs sur les quais devaient être non musulmans. Les deux
situations indiquent que la force publique n’est pas neutre dans le champ social et
qu’elle tient à protéger, au prix d’excès, des symboles d’affiliation à la nation otto-
mane ou déjà turque, dont la signification n’est pas encore la même pour tous ses
membres !
Lors du nouveau rebondissement de l’affaire crétoise, après la déclaration
unilatérale d’Henôsis de 1908, les musulmans se liguent contre l’ensemble Grecs
ottomans et Grecs du royaume. Le consul général de France reçoit des nouvelles
alarmantes d’Adalya. L’agitation politique prend des formes modernes de meetings,
qui sont alors organisés dans les cours des mosquées. Le boycottage vise indiffé-
remment les deux ensembles. La population turque défie ouvertement ses voisins
grecs orthodoxes. Le boycottage est organisé par le Comité Union et Progrès selon
l’agent consulaire de France à Adalya54.

52. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 95, dp n˚ 5, CGF, Blanc, au MAE à Paris, du 25.I.09, « Conflit


sanglant à Sewdikeuy, l’antagonisme de l’élément grec et musulman ».
53. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 97, dp n˚ 11 de Blanc, CGF au MAE à Paris, du 3.II.09,
« Excitation entre Turcs et Grecs ».
54. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 155, dp n˚ 133 de Dallemagne, au MAE à Paris, du 17.VIII.09,
« Situation à Adalia ».
Renoncement à toute osmanlılık rénovée
%
et fin annoncée de Gâvur Izmir

L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE DE LA NATION TURQUE

L’organisation de mouvements de boycottage à l’échelle de l’Empire entier


permet de coordonner des actions sur l’ensemble du territoire, qui est en train de
devenir une « patrie » territorialisée. C’est un processus nouveau dans l’histoire
turque, porteur de difficultés idéologiques1. Plusieurs boycotts vont s’échelonner
pendant la période constitutionnelle. Le premier a lieu contre l’Autriche-Hongrie,
pour protester contre l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, en 1908, que la double
monarchie administre depuis le congrès de Berlin. Le deuxième a pour cible la
Grèce, pour protester contre la déclaration unilatérale d’union entre la Crète et le
royaume de Grèce, toujours en 1908. Le troisième a pour cible l’Italie après la
guerre en Tripolitaine et l’occupation du Dodécanèse, en 1911. Il dure jusqu’en
1912, date à laquelle les relations sont normalisées avec l’Italie, alors que l’Empire
est aux prises avec une offensive balkanique. Enfin, la Grèce voit ses produits mais
surtout ses navires boycottés à nouveau, après les guerres balkaniques et l’occupa-
tion, contestée par l’Empire ottoman, des îles de l’Est égéen, en 1913. Le
phénomène est au moins latent de 1908 à la guerre mondiale. Smyrne, port principal
de l’Empire, est très affectée par ces boycotts : « Le boycottage des marchandises
autrichiennes prend un caractère général ; la foule s’oppose actuellement aux opéra-
tions de débarquement d’un paquebot du Lloyd2. » Le boycottage contre l’Autriche
est efficace, car il permet d’accélérer la sortie de la crise, certes sans rétrocession de

1. COPEAUX É., Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS Éditions, Méditerranée, 1997,
p. 287 : « Il est difficile [...] de développer un discours identitaire fondé sur le sol. Il faudrait pour cela
que le récit historique prenne entièrement en compte tout le passé de l’Anatolie ; ce n’est pas le cas… »
2. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 87, dp n˚ 23 de Blanc, tél. au MAE à Paris, du 16.X.08.
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 185

la Bosnie-Herzégovine à l’Empire, mais après obtention d’une indemnité 3. Au-delà


du résultat, il fait éprouver des liens de solidarité, non immédiats, aux Turcs à
travers le territoire. Ces épreuves de force expriment le mécontentement vis-à-vis
du statut de semi-colonie occidentale. Le boycott contre l’Italie est assorti de la
suspension des garanties capitulaires des ressortissants italiens. L’abrogation des
Capitulations est un leitmotiv de la vie politique. Toutes les occasions sont bonnes
pour le rappeler. De surcroît, ces tensions extérieures ont des répercussions sur la
société et l’économie de l’Empire, dans la mesure où, souvent, les États boycottés
ont des colonies installées sur place et où certains d’entre eux prétendent à la
protection sur des sujets ottomans. Ainsi, boycotter l’État grec affecte la position
économique non seulement des sujets hellènes dans l’Empire, mais également les
Rums, qui proclament si souvent leur proximité avec le royaume. Si un vali
s’oppose au boycottage, il est déplacé par le CUP, quels que soient ses mérites
d’administrateur ou son prestige politique4. L’économie est pensée en termes natio-
naux5. Les populations entrent massivement dans la vie politique. Le boycottage
n’est pas la seule occurrence de ce changement d’attitude envers la sphère politique.
Déjà, les orthodoxes pouvaient se livrer à des manifestations publiques contre le
konak. Il y a modernisation politique des populations ottomanes de façon successive
et divergente. Les moyens d’expression de l’insatisfaction politique sont parfois les
mêmes – manifestations publiques –, mais d’autres sont particulières – boycottage
des navires et des marchandises grecs.
Selon Blanc, la seconde expérience parlementaire est une aporie. Le projet jeune-
turc se heurte à l’écueil du développement social moins avancé des musulmans, par
rapport à celui des chrétiens. Les projets national et démocratique sont antinomiques.
Les courriers diplomatiques occidentaux et helléniques emploient déjà, depuis long-
temps, le mot « Turquie » pour désigner l’Empire ottoman, comme si ce terme allait
de soi, alors que les nombreuses composantes de la population développent leur
propre nationalisme au sein d’un même espace. La situation idéologique est confuse
pour tous les contemporains. Quelle place accorder aux projets dits libéraux, dont la
figure du prince Salahettin est le symbole ? L’Empire peut-il évoluer vers une fédéra-
tion de peuples unis ? N’est-ce pas déjà trop tard en 1908, alors que le principe du
« droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ou des « nationalités » est bien installé,
sinon dans les faits du moins dans les consciences ?

3. AHMAD F., op. cit., p. 162 : « When organized, as in the case of the boycott of Austrian goods,
the people were very effective and they were used against both Greece and Italy in the same way. »
4. AMAEF-CPC-NS-69, f. n˚ 155, dp n˚ 145, envoyé de Smyrne, par Dallemagne, gérant du
CGF, au MAE à Paris, le 6.IX.09, « Arrivée du nouveau vali ; Mahmoud Mouktar Bey » : « Écœuré
d’une révocation qu’il ne méritait nullement et qui n’est due en somme qu’aux efforts qu’il a faits pour
tenter d’arrêter le boycottage antihellène désapprouvé par lui parce qu’il se rendait fort bien compte
que sa durée entraînerait la ruine du pays, Kiazim Pacha ne voulait même plus assurer la marche des
affaires jusqu’à l’arrivée de son successeur. »
5. GEORGELIN, « Boycottage des non-musulmans à Smyrne et dans le vilayet d’Aydın, d’après les
archives diplomatiques », p. 7-22, in Revue du monde arménien moderne et contemporain, t. IV, Paris,
1998.
186 Les millets dans la vie politique

Le CUP a fait sien le matérialisme des positivistes, qui s’allie pourtant mal avec
la culture turque musulmane6. Il y a certes césure entre les musulmans de Smyrne et
ceux des villes plus à l’est. L’établissement de l’égalité juridique entre musulmans
et non-musulmans déplaît à Konya7. Mais le discours politique du CUP, à Smyrne
comme ailleurs, n’est pas un discours homogène. Ses apparentes contradictions lui
permettent de s’adresser à diverses couches de la population, mettant en avant telle
ou telle de ses composantes idéologiques. Il est important pour le CUP de pouvoir
s’adresser à différents groupes de population dans un cadre où des élections, même
au caractère démocratique discutable, sont organisées régulièrement et où, théori-
quement, il peut ne pas conserver la direction des affaires ottomanes. Ainsi, auprès
des populations non musulmanes, ce sont les aspects démocratiques et progressistes
qu’il s’agit de mettre en avant. Auprès de la population musulmane, hormis la fine
couche éclairée moderniste dont il est l’émanation, il convient de faire adhérer au
nouveau régime des gens dont l’univers idéologique est encore théocratique 8. C’est
la grande force du discours du CUP d’être adaptable et finalement peu soucieux de
contradictions internes. À la pluralité des facettes du discours, l’historien peut
opposer l’ensemble des mesures réellement prises par le CUP et faire la part entre
les effets d’annonce et les discours en phase avec l’action réelle du mouvement au
pouvoir de facto dans l’Empire depuis 1908.
La population turque de Smyrne se mobilise selon des formes modernes, ce
sont partout des comités de boycottage, de nombreux comités affiliés à l’Union et
Progrès, le ⁄ehir klübü à Smyrne, et distribution de tracts aux Turcs9. Autant de
formes politiques qui tranchent avec l’image d’un Orient assoupi 10. Les limites

6. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 37, dp n˚ 14 du gérant du CGF, Thierry de Witasse, au MAE à


Paris, du 22.IV.11. « Sociétés secrètes à Smyrne », confidentiel.
7. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 175, doc. cit. : « Il y a quelques semaines le comité de
Smyrne n’était pas sans inquiétudes au sujet de la disposition des esprits dans le vilayet de Koniah. Les
musulmans de cette province sont gens assez arriérés et fort fanatiques et ils n’eurent pas l’air, au
premier moment, de goûter les avantages d’un régime qui paraissait désireux d’effacer d’un trait de
plume la suprématie de la race conquérante et de faire reposer ses assises sur le principe de l’égalité des
races et des religions. Des émissaires furent donc envoyés dans ce vilayet récalcitrant, ils allèrent y
prêcher la bonne parole et on m’assure qu’ils le firent avec succès. Ils ont réussi en tout cas à annihiler
l’autorité des fonctionnaires qui se montraient irréductibles et à gagner la confiance des soldats et des
rétifs. C’est plus qu’il n’en faut pour les débarrasser de tout souci car le gros de la population
appartient à cette race moutonnière des Turcs d’Asie Mineure qui suivent sans trop discuter la direction
donnée par ceux qui savent prendre l’ascendant sur eux. »
8. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 26, doc. cit. : « Mon rapport est à peine achevé qu’en
parcourant le Stamboul du 12 février, j’y ai relevé l’information suivante : “Koniah, 8 février 1909.
Tout dernièrement 10 000 religieux musulmans environ se sont réunis à la mosquée d’Azizié et,
après les prières, ont tenu un meeting dans lequel ils ont décidé de proposer au Parlement de
remplacer la loi judiciaire par la loi religieuse du ‘Chéri’. Une pétition a été signée et adressée au
gouvernement.” »
9. La « communauté imaginée » devient une communauté en partie vécue. Ces catégories sont
empruntées à Anderson.
10. FEROZ, op. cit., p. 162 : « The Committee was the first political organization in the Empire to
have a mass following and this gave the politics of the day a populist basis. »
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 187

entre légalité et illégalité ou entre démarche officielle et spontanée sont floues. Le


pouvoir soutient de actions de force, mais celui-ci prend encore des précautions
oratoires, quand les puissances le mettent en cause11. La violence ouverte est
exercée au nom de la population turque à l’encontre des orthodoxes en particulier.
Ces violences créent le lien national12. L’action commune renforce le credo de
l’unité. La violence est fréquente à l’extérieur de Smyrne, mais ponctuellement
aussi en ville même. Les actions menées à l’échelle de l’Empire établissent la
simultanéité de l’histoire vécue par les membres de la nation turque moderne 13. Sur
l’ensemble de l’Asie Mineure occidentale, d’Edremit au nord à Burdur au sud, le
même mouvement de boycottage contre les activités économiques des Grecs ortho-
doxes est attestée en 191414.
Le CUP approche les établissements scolaires15. Comme dans les autres
mouvements nationalistes de l’Empire, un rôle important est dévolu à l’école turque
moderne comme creuset d’une nouvelle nation, jeune et moderne. Le CUP instru-
mentalise la population écolière ou estudiantine pour commettre des voies de fait,
plus difficilement punissables. Le nationalisme turc a des visages divers. On cons-
tate, d’une part, la modernité de la machine politique et de son discours nationaliste,
mais on peut, d’autre part, recycler, au moins à court terme, des formes et des insti-
tutions traditionnelles. Par exemple, des religieux peuvent appeler au boycottage
des chrétiens au nom de l’Islam. Par une mesure symbolique, on tente d’islamiser le
temps hebdomadaire à Smyrne l’Infidèle. Il s’agit de déplacer le repos hebdoma-
daire du dimanche au vendredi16. On veut s’approprier le temps de la cité. C’est une
démarche clairement hostile car à Smyrne, la majeure partie de la population tient à
chômer le dimanche. Le CUP désire fondre l’ensemble de la population musulmane
en un seul ensemble, autant que faire se peut. Par exemple, les Albanais, demeurés
en Asie Mineure après les guerres balkaniques, doivent se soumettre aux mêmes
régulations que les Turcs17. Ils se voient attribuer un nüfus cüzdanı, des documents
d’identité qui en font des sujets musulmans comparables à tous les autres, c’est-à-
dire des Turcs.

11. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 127, dp n˚ 16 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 3.III.14,


« Au sujet du boycottage ».
12. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 167, dp n˚ 23 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 21.III.14.
« Condamnation à mort d’un Grec ottoman de Sarakeuy, émotion de l’élément chrétien ».
13. AHMAD, op. cit., p. 162 : « The very idea of mobilizing the masses was revolutionary for the
politics of the Empire. »
14. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 127, doc. cit.
15. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 168, dp n˚ 24, du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 23.III.14,
« Insécurité dans le vilayet et boycottage ».
16. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 186, dp n˚ 52 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 6.VI.14,
« Tentative des autorités pour faire du vendredi un jour férié ».
17. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 87, dp n˚ 1 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 8.I.14,
« Situation politique ».
188 Les millets dans la vie politique

LA MODERNISATION OTTOMANE ET LES RUMS

Les consultations électorales se multiplient juste avant le conflit mondial. Il


ne s’agit pas d’un signe de démocratisation du pays, mais d’une marque de son
instabilité et de la dépendance du pouvoir législatif envers le pouvoir exécutif,
petit à petit monopolisé par le CUP. En 1908, on organise les premières élections
à l’Assemblée ottomane. Le mode de scrutin exclut le principe de la représenta-
tion proportionnelle de chaque communauté. Les élections de 1912 sont dites
élections au gros bâton, sopalı seçim, dans l’historiographie turque. On peut géné-
raliser l’appréciation du consul britannique de Manastır-Bitola : « Je n’ai pas
besoin de dire que tous les moyens légaux et illégaux ont été utilisés pour
s’assurer du résultat [des élections]18. » En 1912, le CUP fait élire une assemblée
qu’il contrôle complètement, mais sous la pression d’officiers, le CUP perd le
pouvoir en août 1912 et cette Assemblée est dissoute en août 1912. L’élection
d’une nouvelle assemblée a lieu fin 1913, après que le CUP s’est à nouveau
emparé du pouvoir en janvier 1913, et a installé un régime dictatorial en
juin 1913. Le CUP est le seul parti politique à prendre part aux élections de 1913.
Le 30 octobre 1913, les Arméniens émettent le vœu d’avoir vingt députés à
l’Assemblée, arguant du nombre des Arméniens dans l’Empire, qu’ils estiment à
deux millions de personnes. Les Grecs expriment une volonté analogue. Mais la
Porte refuse19. Les députés ottomans ne doivent pas être les représentants de leur
millet, mais de la nation ottomane entière. On peut se demander si l’universalité
des principes n’est pas mis au service des seuls intérêts de la nation turque.
En 1908, Smyrne est représentée par A. Yeôrgantzoglou, auxiliaire du vali de
Smyrne, qui en 1910 devient sénateur et dont le neveu, Emmanouil Emmanouilidis,
avocat, hérite alors du siège de député. La ville envoie également un député juif à
l’Assemblée ottomane pendant les trois législatures20. En 1912, Smyrne est repré-
sentée par Pavlos Karolidis, le détenteur de la chaire d’histoire de l’université
d’Athènes, qui représentait auparavant Sıvas, sa région d’origine, et Emmanouil
Emmanouilidis21. Les personnalités qui se sont trop vite réjouies de la perte de
pouvoir du CUP en 1912 sont éliminées. Karolidis s’exile en Grèce. En 1914,
Smyrne est représentée par S. Symeonoglou, commerçant, E. Meïmaroglou, ingé-
nieur et Emmanouil Emmanouilidis, qui demeure dans l’Empire pendant la guerre.
On peut dire que le lien politique des Rums avec leur État se distend, sans rémission,

18. FO371/1495/3463, Morgan à Lowther, Manastır-Bitola, 18.V.12, annexe de Lowther à Grey,


n˚ 435 con., Constantinople, 24.V.12, cité par AHMAD F., op. cit., p. 104.
19. AHMAD, op. cit., p. 144-145.
20. TRIETSCH D., « Les juifs de Turquie », in Länder und Völker der Türkei, Schriften des
Deutschen Vorderasienkomittees, n˚ 8, Leipzig, 1915, p. 23 : « Le nouveau régime lui aussi respecte les
droits des juifs mieux que ne le font dans la pratique la représentation populaire dans tous les autres
pays. »
21. La « nationalité » ottomane de Karolidis fut mise en cause puisqu’il était aussi naturalisé sujet
du royaume de Grèce.
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 189

après 191322. De 1914 à 1918, le parlement ottoman ne travaille plus normalement.


Les députés orthodoxes ne peuvent contrer la mobilisation de la jeunesse orthodoxe
dans les compagnies de travaux forcés, amele taburu. En revanche, à partir de
l’armistice de Moudros et jusqu’à la dissolution de l’Assemblée ottomane, les
députés chrétiens reprennent la parole et abordent la question du traitement des
leurs pendant le conflit23. À ce moment, le Parlement ottoman ne peut plus passer
sous silence les expulsions, les déportations et l’extermination des orthodoxes dans
le cadre de la mobilisation, ainsi que l’anéantissement planifié de la population
arménienne ottomane à partir de 1915.
Le Dr Nazim, membre influent du CUP, est actif à Smyrne. Talât Bey, alors
ministre de l’Intérieur, est envoyé en 1914 par le grand-vizir, Said Halim, en inspec-
tion dans la région de Smyrne pour rétablir l’ordre, après les plaintes des députés
grecs-ottomans à propos de l’insécurité entretenue dans les campagnes afin de favo-
riser l’émigration. De retour de sa mission dans la région de Smyrne, Talât Bey
remarque à la tribune du Parlement à quel point Vourla semble grecque. Dès l’avant-
guerre, des menaces planent sur la pérennité de la présence orthodoxe en Asie
Mineure24. Cependant, malgré les déboires des populations grecques de cette
région, l’aspect général de la ville de Smyrne demeure grec et cela est un crève-
cœur pour Rahmi Bey, le vali unioniste venu de Salonique, grecque depuis 1912.
Les guerres balkaniques s’achèvent par une modification profonde de la posi-
tion géographique de Smyrne dans l’espace ottoman. Smyrne est devenue une ville
frontière, depuis que les Îles de l’Archipel sont désormais soit annexées, soit occu-
pées par le royaume de Grèce. La Turquie d’Europe est réduite à la Thrace orientale,
reconquise sur la Bulgarie à la faveur de la deuxième guerre balkanique, qui a connu
un retournement d’alliances favorables à l’Empire. Edirne, une des premières capi-
tales de l’Empire, est alors reconquise. Dans quelle mesure la perspective d’une
conquête étrangère soude-t-elle les divers éléments de la population ottomane de
Smyrne ? La prise d’Edirne donne lieu à des manifestations auxquelles participent
toutes les communautés de Smyrne25. On organise un rassemblement sur la place de
la caserne qui regroupe entre 15000 et 50000 personnes. Smyrne est à l’unisson
avec Constantinople26. Les principaux orateurs sont turcs, tout comme les organisa-

22. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 20 du CGF, Colomiès, au ChAfF, Boppe, du 28.I.14,


« Persécution contre les orthodoxes ».
23. Les Persécutions antihelléniques en Turquie depuis le début de la guerre européenne, d’après
les rapports officiels des agents diplomatiques et consulaires, Paris, 1918.
24. EMMANOUILIDIS E., Les Dernières Années de l’Empire ottoman, Athènes, 1924 (gr.), p. 311 :
« [Talât Bey] en vint à parler de Vrioula ; “une très jolie ville, dit-il, un morceau de la Grèce transplanté
en Asie”, propos qui laissait supposer une calamité étudiée pour la florissante cité grecque du golfe de
Smyrne. »
25. HHStA-K-405, dp du 16.VIII.13, doc. cit.
26. La perte de Salonique a, sans aucun doute, frappé les esprits à Smyrne également. Même si
Salonique est la ville la moins musulmane de l’Empire, elle n’en est pas moins le berceau du CUP.
Mais il n’y a pas de tentative de reprise de la métropole balkanique, la défaite est sans appel, alors que
le sort d’Edirne, ancienne capitale ottomane, demeure ouvert.
190 Les millets dans la vie politique

teurs du meeting. Mais les Grecs participent également. Ils n’auraient eu d’ailleurs
aucun motif de se réjouir de voir la Thrace orientale échoir à la Bulgarie. Le
discours grec ottoman assimile la prospérité de l’Empire ottoman à celle des Grecs,
en opposant à la « Grande Idée » irrédentiste et déstabilisatrice une « Idée grecque »
non seulement compatible avec l’Empire, mais consubstantielle à la réalité otto-
mane27. Le danger slave est plus ouvertement dénoncé que tout autre dans les
publications. Le personnel de l’hôpital grec assure le service d’ordre de la manifes-
tation. Arméniens et juifs ont leurs orateurs, qui s’enflamment, eux aussi, contre les
Bulgares. La manifestation se termine par l’envoi de motions aux dirigeants de
Constantinople ainsi qu’aux ambassadeurs des puissances.
Dans quelle mesure cette manifestation est-elle spontanée, alors que l’ottoma-
nisme rhétorique perd une bonne part de sa base concrète avec la Turquie
d’Europe28 ? La peur qu’inspire une fin soudaine, prochaine et incontrôlée de
l’Empire peut motiver les manifestants non-musulmans. Le CUP, présent derrière
cette manifestation, a vraisemblablement déjà les moyens de contraindre à la parti-
cipation l’ensemble des Ottomans. Les formes de cette participation se sont
désormais bien établies : tout d’abord, organisation par un comité réduit, puis mani-
festation de masse pour légitimer la cause défendue et, enfin, envoi de motions non
seulement aux puissants mais surtout aux représentants d’un Occident qui, en
matière territoriale, peut avaliser ou infirmer les conquêtes bulgares.
Le pouvoir unioniste combat les nationalismes concurrents qui pourraient
profiter des libéralités du régime. Ainsi, le métropolite de Smyrne, Chrysostome,
bien connu de l’administration ottomane pour ses hauts faits alors qu’il était métro-
polite de Drama en Macédoine, et héraut du nationalisme grec au sein de la
structure ecclésiale orthodoxe, est éloigné de Smyrne sur demande du vali Rahmi
Bey, en août 1914. La communauté orthodoxe de Smyrne est avertie qu’elle n’a plus
à compter sur l’indulgence du pouvoir. Les liens d’attachement à l’État ottoman
sont distendus, à mesure que la suspicion à l’encontre de l’élément grec se fait plus
manifeste29. En juin 1914, le vali interdit un Te deum en l’honneur de Constantin.
Toute manifestation de sympathie pour le royaume est désormais contrecarrée par
les autorités30. Jusqu’à la guerre, le mécontentement orthodoxe ne cherche qu’une
occasion pour s’exprimer.

27. NICOLAÏDÈS N., Les Grecs et la Turquie, Bruxelles, 1910.


28. La formule de Ternon : « Puisque les Balkans ont été livrés aux nations balkaniques, que la
Turquie soit aux Turcs ! » résume bien le basculement définitif du climat idéologique dans l’Empire après
les guerres balkaniques. TERNON Y., Empire ottoman : le déclin, la chute, l’effacement, Paris, 2002.
29. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 79, dp n˚ 9 du consul suppléant, gérant le CGF, Dollot, au MAE à
Paris, du 30.VII.13, « Fête du 14 Juillet à Smyrne ».
30. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 185, dp n˚ 46 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 3.VI.14,
« Interdiction d’un Te deum en l’honneur du roi Constantin » : « Conformément à la tradition, le
consulat général de Grèce avait invité toute la colonie hellène à assister ce matin en l’église Sainte-
Photinie à un Te deum en l’honneur du roi Constantin ; au dernier moment, le vali a interdit cette
cérémonie. Cette interdiction, manifestant sous une forme éclatante l’hostilité des autorités à l’égard de
l’élément grec, a produit dans ma résidence une profonde émotion. »
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 191

Le boycottage a repris de plus belle contre les orthodoxes après les guerres
balkaniques. Il est intense de 1913 à 1914. L’occupation par le royaume de Grèce
des îles ottomanes de l’Archipel est particulièrement difficile à accepter. La perte de
la Turquie d’Europe et l’arrivée de réfugiés musulmans des territoires perdus aigui-
sent le sentiment de défaite injuste chez les Turcs. Il y a désormais assimilation
totale entre Rums et royaume de Grèce, dans la presse et dans l’administration unio-
nistes. Le nationalisme turc se durcit face aux conquêtes grecques qui menacent
même l’Asie ottomane. Il déploie des figures rhétoriques communes à tous les
nationalismes comme l’éloge de l’attachement à la terre, qui n’est pas un élément
important pour la culture ottomane classique ni turque nomade 31. Le CUP et ses
organes de presse expriment ouvertement ce nationalisme ; celui-ci est mûr en tant
que discours public après les guerres balkaniques32. On appelle à la violence envers
les orthodoxes de toutes nationalités. Il s’agit de se défaire d’une sangsue qui pour-
rait être fatale à l’Empire :

« La Grèce est l’ennemie de notre religion, de notre histoire, de notre honneur,


de notre patrie, en un mot enfin l’ennemie de notre existence matérielle et spirituelle.
Fais-toi tuer, promène-toi sans couverture, reste sans nourriture, couvre-toi de sacs
mais n’achète rien d’un Hellène ou d’un homme qui a la tête hellène. Pense qu’un
para des cinq paras que tu donnes à ce traître sera pire qu’une balle qui éclaterait sur
notre poitrine, sur notre honneur, sur notre religion. Sans notre commerce, la Grèce
serait restée sans nourriture. Le trésor amassé ici devient, en Grèce, des canons, des
fusils, des balles qui éclatent ensuite sur notre tête. Laissons dorénavant l’inattention
et tenons la vérité, témoignons de l’inimitié à ceux qui nous en témoignent. Eux, nous
donnent-ils cinq paras ? Font-ils du commerce avec nous ? Nous, au contraire, nous
les considérons comme s’ils nous étaient utiles. Si nous n’avons pas d’épiciers dans
nos villages, installons-en. Si nous avons besoin de manufactures, trouvons-en. Si
nous avons besoin d’un magasin de nouveautés, créons-en un. Faisons-nous tuer,
mais ne donnons pas un centime à un Hellène. C’est ainsi que nous pourrons sauver
l’honneur de la patrie et de la religion. C’est ainsi que nous pourrons sauver
l’honneur de nos femmes et de nos filles33. »

31. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 87, doc. cit.


32. « Vive la vengeance », in Köylü du 20 Teschrin Ceval 329, 2 I.14, cité in AMAEF-CPC-NS-
70, f. n˚ 87, doc. cit.
33. Art. cit. du Köylü, organe du CUP à Smyrne, du 20 Teschrin Ceval 1329-2.I.14.
192 Les millets dans la vie politique

Le boycottage gagne l’intérieur des terres. Les plus petits épiciers orthodoxes
doivent être boycottés34. Le mouvement suit les lignes de chemin de fer, les axes de
pénétration de la présence orthodoxe en Asie Mineure35. Les mots d’ordre politique
sont transmis selon les réseaux modernes de communication et de transport 36. En
continuité avec les mesures d’ostracisme économique, l’Empire, après la défaite en
Europe, expulsent les orthodoxes des régions occidentales d’Anatolie :

« Le consulat général des États-Unis vient de me faire connaître un fait particuliè-


rement significatif qu’il rapporte d’ailleurs à son ambassade. Il y a un an un sujet
américain, M. Adamopoulos, qui après avoir passé la plus grande partie de sa vie aux
États-Unis s’est installé à Dévélikeuy, sur la ligne d’Aïdin, y fit venir quinze familles
orthodoxes de Gallipoli. L’insuffisance de la main-d’œuvre locale ne lui permettait pas,
en effet, d’assurer l’exploitation de ses propriétés. Sans aucun motif ces quinze familles
viennent d’être expulsées. M. Horton a dépêché son drogman au vilayet pour savoir si

34. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 125, dp n˚ 15 du CGF Colomiès, au MAE à Paris, du 2.III.14,


« Au sujet du boycottage » : « Les localités où le boycottage se fait le plus sentir sont les
suivantes : Magnésie, Axar, Kirkagatch, Yayakeuy (près d’Axar), Soma, Pergame, Adramite et ses
alentours, Aïdin, Nazli et ses environs, Koniah, Bouldour. Mais c’est aux abords du chemin de fer
Smyrne-Magnésie-Soma-Panderma que la situation est la plus grave. Le boycottage s’y exerce
avec une vigueur et une brutalité inouïes. On me rapporte qu’à Magnésie, Axar, Kirkagatch, Soma
et Pergame, les boycottadjis surveillent tous les magasins des chrétiens et maltraitent
publiquement et sous les yeux des autorités locales tout musulman qui ose pénétrer dans un
magasin chrétien. De plus ils détruisent l’objet acheté, ou s’en emparent et se l’approprient.
Certains musulmans qui n’ont pas voulu se lier au boycottage ont été frappés d’une amende par
les organisateurs de celui-ci. »
35. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 157, dp n˚ 21 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 13.III.14,
« Vote par le corps consulaire de Smyrne d’un ordre du jour relatif au boycottage ».
« [M. Kapsamnélis] tient seulement à signaler à ses collègues que le boycottage qui sévit
actuellement d’une façon si intense le long de la ligne Smyrne-Cassaba tend maintenant à s’étendre
à la ligne d’Aïdin et à Smyrne même. Le gérant du consul général de Grèce croit devoir signaler
deux documents qui montrent à quel degré le boycottage est parvenu sur certains points et d’autre
part les procédés employés pour sur exciter le fanatisme musulman. Le premier est une circulaire
imprimée des commerçants de Soma à leurs fournisseurs de Smyrne dans laquelle ils exposent
comment par suite du boycottage ils sont dans l’impossibilité de satisfaire à leurs engagements. Le
second est une gravure aux couleurs voyantes intitulée Comment les Grecs traitent les musulmans et
qui reproduit de prétendues scènes de massacre de mahométans par les Hellènes au cours de la
dernière guerre. »
36. Certains vont jusqu’à affirmer que les commerçants orthodoxes auraient profité du boycottage
musulman. Les documents consultés vont dans le sens contraire. Cf. FRANGAKIS-SYRETT E., « The
Economic Activities of the Greek Community of √zmir in the Second Half of the Nineteenth and Early
Twentieth Centuries », p. 17-44, in GONDICAS D. et ISSAWI Ch. (dir.), Ottoman Greeks in the Age of
Nationalism : Politics, Economy, and Society in the Nineteenth Century, Princeton (New Jersey), The
Darwin Press, 1999, p. 26 : « It was the shipping that suffered most openly, but most of the boycotted
lines of navigation have since established profitable services elsewhere : while Greek merchants were
but little affected, as their either found means of trading through others or changed their nationality to
Austrian or Italian. Within the last year Greek tonnage itself increased… » Pour étayer cette
affirmation, la chercheuse cite l’unique document britannique suivant : FO.195.2383, consul Barnham,
Smyrne, du 28.XI.11 à l’ambassadeur britannique à Constantinople.
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 193

les autorités ottomanes avaient quelques reproches à formuler contre ces immigrés. On
lui a répondu qu’aucun grief n’était formulé à leur égard. Il s’agit purement d’une
mesure politique37. »

On évoque dans les études grecques le rôle déterminant de Liman von Sanders,
attentif aux nouveaux enjeux géopolitiques, malgré les démentis de ce dernier38. Il ne
s’agit plus de promouvoir une osmanlılık rénovée, le nationalisme turc est désormais
ouvert et exclusiviste, comme tout nationalisme : « L’administration s’inspire de senti-
ments nettement anti-chrétiens. Aussi hostile aux catholiques qu’aux orthodoxes, elle
réserve aux Grecs ottomans le maximum de sa sévérité39. » Le pouvoir cherche à faire
partir les non-musulmans de son territoire. Le vali Rahmi Bey contribue à cette poli-
tique, après qu’il a été lui-même dépossédé de ses terres près de Salonique, en 191240.
Devant l’absence d’indemnisation pour la perte de sa propriété macédonienne, il prend
les devants : « “Qu’à cela ne tienne, a dit Rahmy Bey, je m’indemniserai moi-même”,
et il a confisqué une propriété de deux cent mille francs aux environs de Magnésie41. »
L’État se mobilise contre une partie de ses ressortissants :

« Sous l’administration de Rahmy Bey, le vilayet de Smyrne est devenu une véri-
table satrapie. La politique du vali peut se résumer en peu de mots : rendre la vie
intolérable aux Grecs qu’ils soient hellènes ou raïas, sous le prétexte de la perte des îles et
de la Macédoine. Il faut mettre la Grèce en face de ce dilemme, pense Rahmy Bey, et il le
déclarait hier encore au gérant de la Métropole. “Ou bien elle doit restituer Chio et Myti-
lène à la Turquie, ou bien elle verra expulsés, non seulement tous ses ressortissants, mais
tous les orthodoxes de Smyrne et de la côte et leurs biens confisqués.” Dans la pratique,
voici comment on procède actuellement. Sous les prétextes les plus divers, les gendarmes
avisent une maison en expulsant le propriétaire, s’y installent, puis au bout de quelques
jours cèdent la place à une famille musulmane. On donne actuellement trois à quatre
heures de délai pour déménager. Smyrne est d’ailleurs une des villes les mieux gardées de
l’Europe. Nous avions dix commissariats de police, nous en avons environ quatre cents ;
dès qu’une maison d’angle n’a pas l’heureuse fortune d’appartenir à un Européen, elle est

37. AMAEF-AT-CES-1906-1916, dp n˚ 16, envoyé de Smyrne, par Colomiès, CGF, à Boppe,


ChAfF, le 23.I.14, « Persécution contre les orthodoxes ».
38. Von SANDERS L., Fünf Jahre in der Türkei, Berlin, 1919.
39. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 87, doc. cit.
40. HUMBERT, op. cit., p. 77. Le vali est sollicité par l’ambassadeur d’Allemagne à Athènes, le
comte Arco, pour qu’il facilite le retour à Çe¤me d’un couple de vieillards grecs, réfugiés à Athènes.
Rahmi Bey accorde la permission mais ajoute que l’ambassadeur d’Allemagne devrait savoir que
« s’ils revenaient chez eux, ils ne retrouveraient pas le même environnement que celui qu’ils avaient
quitté. À part eux, il ne se trouverait désormais comme voisins à Çe¤me que des personnes inconnues
et qui parleraient turc, et ils devraient s’habituer ainsi de toutes façons à une autre vie que celle qu’ils
avaient jusqu’alors menée. – Je n’ai, par la suite, plus jamais entendu parler des protégés du comte
Arco. »
41. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 196, dp n˚ 81, par Jean-Marie Colomiès, CGF, au MAE à Paris, le
24.IX.14, « Politique de Rahmy bey, vali du vilayet d’Aïdin ».
194 Les millets dans la vie politique

confisquée. Aussi les Grecs évacuent de plus en plus la ville. Le bateau de la Cie hellène
Pantaléon, qui part aujourd’hui, est bondé d’émigrants42. »

La politique à l’encontre des orthodoxes présents dans l’Empire n’est pas systé-
matiquement liée à la politique extérieure envers le royaume. Il peut être opportun
de se rapprocher de la Grèce du roi Constantin, alors même qu’il est considéré
comme tout aussi opportun de se débarrasser, autant que faire se peut, de la puis-
sance économique et démographique des orthodoxes dans l’Empire 43. À l’heure des
nationalismes, les États et leurs raisons prévalent largement sur le droit des groupes
qu’ils seraient censés défendre. Finalement, il est légitime pour la nouvelle Turquie
nationaliste d’agir comme bon lui semble, la monarchie grecque n’y voyant pas
d’inconvénients majeurs. Même Élefthérios Vénizélos accepte déjà un échange des
populations entre la Grèce et l’Empire ottoman, même si, selon lui, cet échange doit
se faire dans le cadre strict du volontariat44. La Grèce pourrait ainsi avoir les mains
libres dans ses nouveaux territoires du Nord et de l’Est égéen pour résoudre le
problème que lui pose, dans sa logique d’État-nation, la présence massive de non-
orthodoxes et de non-Grecs.
Les défaites de l’Empire dans les Balkans entraînent des représailles contre les
populations non musulmanes, encore sujettes de l’Empire qui, dans son ensemble,
est de plus en plus musulman et que l’élite politique voit, en conformité avec
l’usage déjà ancien des langues occidentales, comme une préformation de la
Turquie nationale. Les pressions contre les orthodoxes culminent au début du mois
de juin 1914. Le Patriarcat œcuménique décide, en signe de deuil, la fermeture des
églises et des écoles orthodoxes dans l’Empire, après avoir déclaré l’Église en état
de persécution, en diôgmô45. Après les expulsions d’orthodoxes de Thrace orientale,
résidu de la Turquie d’Europe sauvé par l’Empire qui désire se garantir ce territoire,
en écartant les bases démographiques de toute revendication ultérieure, les Grecs
d’Asie Mineure sont visés à leur tour. Le patriarcat demeure la seule structure offi-
cielle pour les orthodoxes de l’Empire, quel que soit l’État dont ils sont

42. Ibid.
43. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 125, doc. cit.
44. MOURELOS Yiannis G., « The 1914 Persecutions and the First Attempt at an Exchange of
Minorities between Greece and Turkey », p. 389-413, in Balkan Studies, Thessalonique, Institute for
Balkan Studies, vol. 26, n° 2, 1985, p. 393 : « Le 7/20 mai, le ministre turc à Athènes, Ghalib Kemaly
Bey, rencontra le Premier ministre Élefthéros Vénizélos et lui proposa d’échanger les habitants grecs
du vilayet d’Aydın contre les musulmans de Macédoine et d’Épire, prétendant que sa proposition
faisait partie d’un effort plus général pour résorber la crise des relations entre les deux pays. Le 8/
21 mai, il fit parvenir une version écrite de son projet et il reçut une réponse positive le jour suivant. »
45. AMAEF-C-SI-1914-133, dp chiffré n˚ 209, envoyé de Péra, par Boppe, ChAfF, à
Doumergues, MAE à Paris, le 8.VI.14, 18 h 15 min, « La Constitution en Turquie » : « En raison des
vexations dont les Grecs sont victimes en Asie Mineure le Patriarcat a décidé de fermer les églises et
les écoles en signe de deuil. Les vilayets d’Aïdin et de Brousse sont en effet profondément troublés par
les agissements des immigrés musulmans qui terrorisent les Grecs et dévastent leurs biens. »
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 195

ressortissants – Grèce moderne, Russie ou même puissances occidentales –, à la


faveur d’une protection ou d’une naturalisation.
Le projet d’échange de populations entre le royaume de Grèce vénizéliste et la
Turquie du CUP laisse les Grecs de l’Empire incrédules, en particulier leurs repré-
sentants à l’Assemblée ottomane, à qui le pouvoir recommande avec empressement
de ne pas poser de questions à ce sujet en séance. Pourtant, la solution semble aller
de soi aux hommes d’État de part et d’autre de la mer Égée. Comme pour accélérer
le mouvement, des réfugiés musulmans des Balkans, muhacirs, sont installés dans
les quartiers chrétiens. Le pouvoir ottoman organise des commissions chargées de
préparer l’indemnisation immobilière des réfugiés, en anticipant les départs volon-
taires de Grecs orthodoxes qui ne manqueraient pas de se produire 46. Les Grecs
d’Asie Mineure, installés dans le royaume de Grèce, essaient de réagir par la voie
diplomatique, en s’adressant, dans une prose outrancière, au gouvernement hellé-
nique, bien sûr, mais aussi aux gouvernements des grandes puissances occidentales,
sans oublier celui des États-Unis.

« [L’Union nationale des Hellènes d’Asie Mineure] repousse avec horreur le projet
soutenu par le gouvernement ottoman, d’un échange d’habitants et de propriétés à orga-
niser entre les deux pays ; repousse avec une égale horreur le projet déjà mis en
exécution de favoriser l’implantation artificielle des masses non chrétiennes et non
grecques dans les contrées habitées par les populations hellènes en Asie Mineure et en
Thrace ; car il paraît étrange qu’on puisse admettre que des métèques enrégimentés au
fond des provinces les plus incultes de l’empire viennent cueillir les fruits d’un labeur
trente fois séculaires sur des terres qu’a rendues célèbres et prospères la vieille et paci-
fique race des Grecs47. »

L’échange de ressortissants entre deux États est devenu une possibilité accep-
table pour le monde d’avant 1914, tant celui-ci partage l’idéal de l’État-nation
homogène. En 1871 déjà, après la conquête de l’Alsace-Lorraine par le nouvel
Empire allemand, la population qui désire rester française a la possibilité d’opter
pour la France, mais doit alors quitter sa région. S’il n’y a pas d’échange de popula-
tions, on voit bien que le but de cette disposition est de constituer une population
homogène et fidèle dans la province allemande. La conquête de l’Alsace, au XVIIe
siècle, par la monarchie française, ne se pose pas en ces termes. Cet exemple montre
combien la conception des rapports entre la population et l’État a changé.
L’échange de populations est désormais considéré comme une nécessité pratique
pour la réalisation des projets nationaux de nouveaux États modernes. Afin de
parvenir à cet idéal, aucun moyen n’est à rejeter. Ni la Grèce, c’est-à-dire Élefthé-

46. EMMANOUILIDIS, op. cit., p. 312


47. AYE-1915/B/43-45, lettre de l’« Union nationale des Micrasiates », n˚ 12, au MAE à
Athènes, du 14.I.15 (27.I.15). Le terme de « métèque » a-t-il le sens français de cette époque, qui est
très péjoratif, ou plutôt le sens grec de « migrant » ? Quoi qu’il en soit, le texte cité fait preuve de
racisme antiturc.
196 Les millets dans la vie politique

rios Vénizélos et le roi Constantin, ni l’Empire ne voient d’impossibilité majeure à


l’exécution d’un tel projet en 1914.

LE CUP CONTRE LES CAPITULATIONS

Le CUP tente de remettre en cause par tous les moyens possibles les Capitula-
tions, afin d’homogénéiser l’espace juridique de l’Empire48. C’est un souci ottoman
ancien que de mettre fin à l’extraterritorialité judiciaire des Européens établis dans
l’Empire. Mais alors que la position ottomane libérale était d’améliorer l’adminis-
tration et la justice de l’Empire, de manière à gagner la confiance des Européens et
rendre ces privilèges superflus, le CUP passe outre à partir de 1913 49. Les puis-
sances européennes prennent la peine de contrôler très systématiquement l’œuvre
législative de la Chambre ottomane pour faire respecter les Capitulations. Mais on
assiste à un irrespect de plus en plus fréquent de celles-ci, sur l’initiative du vali.
C’est la fin annoncée d’une disposition légale qui a de multiples conséquences,
peut-être tout simplement aussi la fin d’une ambiance de Belle Époque semi-colo-
niale. Les menaces des puissances occidentales, soucieuses de conserver les statuts
privilégiés de leurs ressortissants, semblent désormais sans prise sur l’administra-
tion ottomane50. Le maintien des Capitulations était d’autant plus mal ressenti par
les Jeunes-Turcs que celles-ci étaient abolies dans les territoires anciennement otto-
mans, progressivement rattachés à la Bulgarie, en 1909, ou au royaume de Grèce, en
191451. L’Empire ottoman, réduit territorialement et dominé sans partage par le
CUP, abolit unilatéralement les Capitulations, le 9 septembre 1914.
Le changement dans les rapports entre l’Occident et l’Empire, modifie
l’horizon des puissances. Celles-ci se détachent des chrétiens autochtones et remet-
tent en cause leurs liens traditionnels de clientèle. Il s’agit désormais de faire la part
des choses. Le petit personnel auxiliaire ne doit plus être recruté parmi les ortho-
doxes des différentes localités52. On peut imaginer s’adresser à des Turcs sans
truchement. Ces ajustements diplomatiques peuvent cependant cohabiter avec un
attachement résiduel, de nature culturelle ou idéologique de la part des diplomates
occidentaux sur le terrain, à la Grèce des hellénistes ou au christianisme 53.

48. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 122, dp du ChAfF, Boppe, de Péra, au MAE à Paris, du 26.II.14,


« Attitude du vali d’Aïdin ».
49. AHMAD, op. cit., p. 22.
50. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 123, dp n˚ 139 envoyé du MAE de Paris, au CGF, du 10.II.14,
arrivé le 27.II.14 à Smyrne, « Au sujet de l’attitude des autorités ottomanes en général ».
51. AMAEF-AT-CES-1906-1916, sous-dossier Samos, dp non numéroté du MAE à l’AF,
Bompard, du 2.IX.14, « Agence de Samos ».
52. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 163, dp n˚ 22 du CGF, Colomiès, au MAE à Paris, du 21.III.14,
« Au Sujet de l’agence consulaire à Adalia ».
53. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 196, doc. cit.
La gestion des affaires politiques du vilayet laisse peu de place à l’émergence
d’une vie politique locale ouverte. La Belle Époque ottomane permet aux seuls
notables communautaires de se faire entendre auprès du pouvoir, en fait discrétion-
naire, nommé par Constantinople. Cette formalisation entraîne des phénomènes de
clientélisme qui affectent les grandes figures que sont le métropolite orthodoxe ou
l’archevêque arménien, faisant partie des proches du vali nommé par la Porte.
L’inexistence d’un espace public ottoman confine chacun dans sa propre commu-
nauté et lui ôte la possibilité de faire l’expérience d’une quelconque communauté
d’intérêts avec les autres Smyrniotes d’affiliation différente, ainsi que le remarque
l’enquête qu’entreprennent après guerre des ressortissants des États-Unis
d’Amérique1. Les limitations de ce système favorisent l’apparition de mouvements
de contestation radicale comme, par exemple, le patriotisme hellénique spectacu-
laire pour les Grecs orthodoxes et l’action révolutionnaire pour les Arméniens de
Smyrne. Malgré l’ordre social assuré par les conventions et la répression hami-
diennes, l’Empire ne peut ignorer ces crises de cohésion politique même dans une
ville florissante comme Smyrne, où il demeure sur le qui-vive.
La restauration du régime constitutionnel en 1908 ne change rien à l’exclusion
des populations smyrniotes des décisions politiques et ne permet pas l’organisation
de mouvements politiques locaux qui auraient pu transcender la structure commu-
nautaire de la société. Certes, l’expression publique d’avis divergents est plus libre
entre 1908 et 1913. Mais le régime dictatorial, instauré en janvier 1913, qui ne
prend fin qu’avec l’armistice de Moudros, réduit les effets de la première
libéralisation.

1. BIRGE, A Survey…, op. cit. Un chapitre entier de l’étude est consacré à l’administration de la
ville de Smyrne. Il est écrit en juillet 1920 par J. K. Birge, c’est-à-dire par le responsable même de
l’entreprise. La première des recommandations générales adressées aux lecteurs, vraisemblablement le
pouvoir politique alors hellénique, ressort du domaine politique : « That a “city club” or a “civic
welfare league” be formed [...] whose aim shall be a better Smyrna, committed to work without
reference to nationality or creed or class for the good of all. » Même pour des observateurs rompus au
système communautaire, tel que celui des États-Unis, le manque d’esprit de concorde est très marquant
à la veille de la destruction de la Smyrne ottomane.
Cinquième partie

ÉPILOGUE MEURTRIER
Un cosmopolitisme à détruire

Il ne semble pas possible d’écrire un livre sur la Smyrne ottomane sans aborder
la destruction de la ville et les problèmes historiographiques qu’elle soulève. La
position d’historien dans un pays libre y contraint presque. Refuser les dimensions
politiques de l’activité historienne paraît illusoire et confortable, à bien court terme
seulement.
La cité chatoyante a vécu un court après-guerre ottoman, relativement libéral,
puis elle échoit, par la volonté des vainqueurs en conférence à Versailles, à l’admi-
nistration hellénique, qui débute le 15 mai 1919. Le débarquement dans la ville est
marqué par quelques escarmouches, de très mauvais effet, et une liesse populaire
parmi la majorité grecque orthodoxe de la ville. L’administrateur hellénique, Aris-
tidis Steryiadis, choisi par Elefthéros Vénizélos, essaie de préparer le rattachement
de la ville au royaume en ménageant les droits collectifs des musulmans, malgré les
débordements qui ont précédé et accompagné l’arrivée des soldats du royaume sur
place1. Son intransigeance sur ce point le rend très impopulaire auprès des Rums2. Il
n’est pas responsable du comportement des soldats en campagne, parmi lesquels les
classes de jeunes Grecs orthodoxes sont incorporées. L’armée hellénique avance par
à-coups jusqu’aux abords d’Ankara, sur le fleuve Sakarya (23 août-13 septembre
1921). Mais ce sera ensuite le reflux. La retraite est accompagnée de saccages et
d’incendies3. La population grecque orthodoxe essaie de fuir avec l’armée grecque.

1. ATAY C., Izmir dans l’histoire, Izmir, 1978 (tu.), p. 89. L’auteur, peu suspect de sympathies
hellénophiles, rend même un discret hommage aux actions conduites par Steryiadis pour rétablir
l’ordre public : « ... il entra en fonction en livrant les responsables des incidents à la justice, réussit à les
faire punir, fit payer des indemnités à ceux qui avaient subi des dommages, fit réintégrer les petits
fonctionnaires et prit des mesures contre les Rums du lieu qui s’étaient attaqués aux Turcs. »
2. AMAEF-L-T-22, f. n˚ 58, dp de Laporte, CGF, à Defrance, HCF, du 11.XI.20, « Situation
politique » : « Seuls les Grecs de Smyrne ne lui pardonnent pas encore sa modération pour ne pas dire
sa prédilection à l’égard des musulmans, pour lesquels il a, en vérité, un secret penchant. “Ce sont, dit-
il, les seuls gens de ce pays qui aient de la reconnaissance.” »
3. Toutes les villes de l’intérieur – Eski¤ehir, U¤ak, Magnésie, Cassaba – sont pillées et
incendiées. AMAEF-L-T-55. Le microfilm n˚ 1380 est intitulé « Incendie de Smyrne et d’autres
localités ». C’est un sujet ouvert à la recherche.
202 Épilogue meurtrier

La Grèce s’est isolée diplomatiquement, en renvoyant Vénizélos dans l’opposition


(novembre 1920) et, rappelant le roi Constantin, beau-frère du Kaiser déchu. Le
mouvement nationaliste animé par Mustafa Kemal, en Anatolie, prend position sur
le terrain et parvient habilement à trouver des soutiens internationaux : Russie
bolchevique (livraison d’or russe, le 8 septembre 1920, à Erzurum, puis traité
d’amitié et de fraternité turco-soviétique du 16 mars 1921), Italie (février 1921) et
France (20 octobre 1921, accord d’Angora), retournant en sa faveur une situation
mal engagée.
Le 8 septembre 1922, Steryiadis est le dernier dignitaire civil à quitter la cité,
où il est en fonction depuis trois ans4. L’administration hellénique cesse d’exister à
dix heures du soir. La ville est à prendre. La Grèce n’a pas été capable de créer un
lien politique dans sa zone d’administration en Asie Mineure qui rassemble les
Rums, les musulmans, les juifs et les chrétiens d’obédience occidentale. L’arrivée de
l’avant-garde turque dans la ville a lieu le 8 septembre 1922 au soir.

À QUI ATTRIBUER L’INCENDIE DE SMYRNE ?

Toutes les voix diplomatiques ne sont pas concordantes. Ces dissonances ne


sont pas le fruit du hasard ou le signe d’un dysfonctionnement des services diplo-
matiques ou de lacunes personnelles des diplomates en place. À la lecture des
archives diplomatiques françaises, des divergences de fond apparaissent entre le
gérant du consulat, Graillet, diplomate de terrain, et le commissaire de la Répu-
blique en Orient, le général Pellé, qui est un homme proche des décisions politiques
centrales. Graillet est juste en charge du consulat de Smyrne, depuis le départ de
Laporte, parti organiser la cession de la Cilicie au pouvoir kémaliste. Le général
Pellé est envoyé à Smyrne sur ordre de Poincaré pour enquêter sur les responsabi-
lités de l’incendie. L’enquête ne commence qu’après l’arrivée des réfugiés français
en Europe, qui accusent le nouveau pouvoir d’être responsable du sinistre et dont
les propos sont repris par la presse. Le général Pellé est sommé par Poincaré de lui
faire parvenir un courrier qui puisse « le fixer5 ». Il s’exécute et affirme que les
Turcs ne sont pas responsables du sinistre et que l’amiral Dumesnil a « réduit à
néant » les témoignages contraires à sa propre version des faits6. En effet, l’amiral
Dumesnil, chef de l’escadre française en rade de Smyrne, joue un rôle diplomatique

4. Steryiadis part de Smyrne à bord du navire américain, Iron Duke. Il est conspué sur les quais. Il
s’en va en direction de Constantinople, où il est transbordé pour Constanza, port roumain. De là, il
gagne Paris, fin septembre 1922. En 1927, il donne une unique interview à l’Eleftheros Typos. Il meurt
en 1950 sans avoir jamais pu rentrer en Grèce, craignant pour sa sécurité, après une existence
misérable d’exilé.
5. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 81, tél. du MAE au général Pellé, HCF, le 21.IX.22.
6. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 96, tél. du HCF, général Pellé, au MAE, du 23.IX.22.
Un cosmopolitisme à détruire 203

important, puisque c’est de son navire, l’Edgar-Quinet, que partent les communica-
tions pour Paris. Les rapports de l’amiral diffèrent de ceux de Pellé, comme de ceux
de Graillet. Il fait notamment parvenir à Paris un long document intitulé Quels sont
les auteurs de l’incendie ?, dans lequel il affirme à plusieurs reprises que ce sont les
Arméniens qui ont mis le feu à la ville, usant surtout d’arguments racistes à
l’encontre de ce groupe : « Je crois volontiers que la grosse responsabilité doit en
effet leur incomber, étant donnés leurs habitudes et leur caractère 7. » Tous les
rapports signés par Graillet affirment au contraire que la responsabilité de l’incendie
incombe aux Turcs : « l’incendie [...] allumé aux dires des Frères par des soldats
turcs qui auraient arrosé le quartier arménien de pétrole et de matières
combustibles8 ». Certains courriers diplomatiques français ultérieurs affirment que
Graillet est finalement convaincu par la thèse turque officielle. Mais aucun docu-
ment signé de sa main ne vient confirmer ces affirmations. Comment Graillet aurait-
il pu se rétracter, lui qui s’est rendu à terre, le 17 septembre 1922, et écrit par
exemple : « Les Turcs plus que jamais répètent à qui veut l’entendre qu’ils ne sont
pas les auteurs de l’incendie et que leur intérêt n’était pas de saccager Smyrne. On
peut répondre à ceci que leur intérêt était aussi d’arrêter le fléau. Or, dans cet ordre
d’idées, rien n’a même été tenté. La troupe s’est contentée de massacrer des gens
inoffensifs, à coups de fusil d’abord, puis à coups de crosse pour éviter le bruit, et à
piller les maisons évacuées9. »
De multiples témoignages occidentaux, grecs et arméniens10, ceux des frères
lazaristes du Sacré-Cœur, évacués par le vapeur Phrygie11, ceux des dirigeants des
établissements scolaires américains, concordent pour attribuer la responsabilité de
l’incendie aux troupes kémalistes12. Certains anciens élèves musulmans des institu-
tions occidentales prouvent leur reconnaissance envers leurs maîtres en les prévenant
du danger, dont ils ont bien connaissance13. Il est difficile d’imaginer que ces sources,
si diverses, aient été rédigées sur la base d’une conspiration. Elles concordent pour
attribuer la responsabilité de l’incendie qui détruisit Smyrne, à partir du 13 septembre
1922, à l’armée victorieuse. Les descriptions des événements concordent à quelques
détails près. Les quelques entretiens avec des survivants de l’époque ou des descen-
dants de vieilles familles résidantes dans la ville ne laissent aucun doute sur la
responsabilité de l’armée régulière et irrégulière, ainsi que d’une partie de la popula-
tion turque, qui ont mis le feu à la ville en utilisant du pétrole. La destruction de la

7. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 127-129, Extrait d’un rapport de l’amiral Dumesnil, du 28.IX.22,


« Quels sont les auteurs de l’incendie ? ». Les séquences racistes sont présentes dans une majorité de
documents d’époque. Le texte de Dumesnil est donc tout à fait ordinaire de ce point de vue. La grande
faiblesse de son rapport est qu’il n’est pas capable de décrire la mise à feu et la propagation du sinistre
de façon aussi précise que les nombreux témoins cités dans ce chapitre.
8. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 20 et suiv., doc. cit.
9. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 70 et suiv., doc. cit.
10. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 23, doc. cit.
11. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 8, « Les responsabilités de l’incendie ».
12. HORTON G., op. cit., et BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., A. 5., « L’entrée des Turcs », p. 2.
13. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., A. 5., « L’entrée des Turcs », p. 2-3.
204 Épilogue meurtrier

Smyrne chrétienne est une décision politique. Graillet est ensuite écarté de son poste à
Izmir. Pellé demande, de façon appuyée, qu’il soit remplacé « sans que l’on puisse
parler de sanction14 ». On retrouve la même différence de vues entre le consul améri-
cain en place, George Horton, et les services diplomatiques et politiques centraux des
États-Unis15.
Les documents de l’Alliance israélite universelle ne permettent pas d’incri-
miner ou d’identifier des incendiaires chrétiens, malgré la faible sympathie
qu’inspirait le pouvoir hellénique à la population juive, ainsi qu’aux responsables
des institutions communautaires. Cette antipathie était motivée par l’antijudaïsme
des Grecs orthodoxes, ainsi que par les difficultés des juifs de Thessalonique
vivant sous régime hellénique depuis 1912. Lors de la reprise des communications
postales entre la Smyrne incendiée et le monde extérieur, les courriers de
l’Alliance ne peuvent plus passer que par la poste turque. La possibilité d’envoyer
le courrier en France par les postes étrangères – l’Alliance utilisait la poste fran-
çaise – a disparu. Tant que cette première voie d’acheminement existait, les
commentaires sur la situation sont concis, mais tout à fait clairs, à la façon des
dépêches diplomatiques. La débandade des armées helléniques et les méfaits
qu’elles causent dans leur retraite vers l’Égée sont mentionnés sans ambiguïté.
L’arrivée de réfugiés de toutes appartenances ethno-religieuses est aussi évoquée,
même si c’est de façon marginale dans un récit ethnocentré. Le courrier du
18.IX.22 que Benaroya envoie à la présidence de l’Alliance est tout à fait diffé-
rent. Il n’y analyse pas du tout les causes du sinistre, s’y refuse par une
échappatoire : « Ce n’est ici ni le moment ni le lieu de vous décrire tout ce que
nous avons enduré durant ces derniers jours 16. » Malgré nos recherches à
l’Alliance, n’apparaissent ni « le moment » ni « le lieu » qui auraient été consi-
dérés comme convenables pour une explication plus précise. La prudence du
directeur devait l’empêcher d’évoquer les responsabilités turques. Le courrier est
surveillé. Il s’agit pour Benaroya de continuer à travailler sous le nouveau régime.
Pourquoi Benaroya n’incrimine-t-il pas ouvertement certains Grecs ou
Arméniens ? Les censeurs de son courrier n’y auraient rien trouvé à redire. Sa probité
ne lui permet vraisemblablement pas d’accuser les victimes principales de l’incendie,
ce qui aurait pourtant corroboré les affirmations du nouveau régime. Il prend soin de
louer les autorités turques pour leur empressement à empêcher que le quartier juif ne
brûle, sans désigner toutefois les incendiaires. Sa formulation est ambiguë : « Qu’il
vous suffise de savoir que si toute la ville n’a pas été réduite en cendres, c’est bien
grâce à l’armée turque qui a pu arriver à temps17. » Les chrétiens disparaissent tout à
fait de ses courriers. L’univers ethno-religieux se résume à deux pôles : les israélites,
c’est-à-dire « nous », et le pouvoir et la population turcs, c’est-à-dire un « ils » désor-

14. Dossier personnel du MAE, « Michel Auguste Graillet ».


15. HORTON G., op. cit., « Les responsabilités des USA… », p. 231-237.
16. AAIU, LXXVIII-E, Izmir, lettre n˚ 66/189 du 18.IX.22, envoyée de Smyrne, par I. Benaroya
au président de l’AIU, à Paris.
17. Ibid.
Un cosmopolitisme à détruire 205

mais unique : « Il ne reste plus que le quartier turc et le quartier juif18. » Rien n’est dit
du sort des chrétiens, pourtant soumis à bien des crimes et brutalités. Les dommages
que la population chrétienne a subis sont évoqués comme une donnée matérielle :
« Malgré tout, le cœur de Smyrne, la partie la plus belle, la plus riche de la ville, a
disparu ; les quartiers européens, grecs et arméniens, les maisons de commerce, les
banques, les quais jusqu’aux consulats européens, tout a brûlé. [...] Les pertes se chif-
frent par des millions de livres turques. » La destruction de la Smyrne chrétienne,
c’est-à-dire également de la Smyrne commerçante, moderne et européanisée
n’importe que dans la mesure où elle concerne les juifs : « Bon nombre de nos coreli-
gionnaires qui avaient soit leurs maisons d’habitation, soit surtout leurs maisons de
commerce dans les quartiers incendiés sont ruinés19. »

LES LACUNES DE L’HISTORIOGRAPHIE

La destruction de la ville n’est toujours pas étudiée sereinement par les histo-
riens turcs, ni certains de leurs collègues occidentaux. Comme on peut s’y attendre,
les auteurs « turcophiles » épousent aisément les thèses de l’histoire officielle,
parfois en prenant quelques précautions oratoires. Shaw est un exemple des plus
fervents défenseurs de l’innocence de la Turquie moderne. En toute occasion, il vole
au secours du plus fort : déjà lors des massacres hamidiens de 1894-1896 à travers
l’Anatolie et l’Arménie ottomanes20, puis en 1915, à propos du génocide, qui n’en
est pas un bien sûr21 et enfin plus tard, en 1925, à propos de la révolte des Kurdes de
1925, qui sont juste matés avec les moyens nécessaires22. Cette fois-ci non plus,
Shaw n’abandonne pas le vainqueur. L’incendie de Smyrne ne peut avoir été
l’œuvre des conquérants, c’est une pétition de principe. La cruauté de la presse
occidentale culmine lorsqu’elle dénonce le forfait des armées victorieuses 23. Cepen-

18. Ibid.
19. Ibid.
20. SHAW S. J. et KURAL SHAW E., History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, t. II,
Reform, Revolution, and Republic : The Rise of Modern Turkey, 1808-1975, Cambridge, 1977, p. 204.
21. Idem, p. 315 et suiv. Tout le développement est un morceau d’anthologie. Selon Shaw, les
Arméniens étaient fort peu nombreux, mais l’Empire devait se prémunir du danger d’une sédition
tachnag imminente dans les régions frontalières de la Russie ; certes, les déportations ont été
soigneusement organisées par l’armée ottomane, qui devait protéger les déportés contre les populations
civiles musulmanes exposées pendant de longues années au terrorisme arménien ; néanmoins, les
quelques morts arméniens, notamment à cause de la famine, des maladies et des opérations militaires,
sont bien moins nombreux que les morts musulmans, dans le même laps de temps, etc.
22. Idem, p. 381 et suiv. : « [The revolt] was stimulated by the Russian communists, who no
longer could use the Armenians as weapons of disruption… »
23. Idem, p. 363 : « Perhaps the last atrocity of the war was the suggestion, quickly taken up by
the Western press, that the victorious Turkish army was responsible for burning the conquered second
city of the old empire. »
206 Épilogue meurtrier

dant, pour une raison inconnue, Shaw relègue le problème dans la catégorie de
l’indécidable24. Tout le passage est apodictique. Shaw utilise peu de documents et
surtout pas de documents contradictoires, pourtant très nombreux et rédigés dans
de très nombreuses langues, pour appuyer son propos. On reste surpris par la
constance de certains propos, repris directement d’encyclopédies officielles 25,
dans des travaux universitaires récents26. Après Shaw sont toutefois venus les
historiens des précautions oratoires, de la prudence, ce qui constitue déjà un
progrès considérable27.
L’écriture historique évolue, car l’éloignement dans le temps et l’arrivée à
maturité d’historiens locaux, mais surtout de pays tiers, favorisent les progrès.
L’approche internationale et comparative du premier conflit mondial et le concept
de brutalisation totale des sociétés permettent de se dégager des mythologies
héroïques, et parfois victimaires, élaborées par chaque État-nation, en Europe,
mais ailleurs aussi28. Certains auteurs sont dégagés des institutions officielles de
l’histoire turque. Ils travaillent surtout dans des champs proches, comme l’histoire
balkanique. L’historien américain Dennis Hupchick est affirmatif. Tout en rappe-
lant les exactions helléniques en Asie Mineure, pendant l’occupation et la retraite
militaires, l’auteur impute clairement l’incendie de la ville à l’armée victo-
rieuse29. D’autres travaux universitaires, dont les auteurs ne peuvent être
suspectés d’hostilité de principe envers le monde turc 30, laissent apparaître le

24. Idem, p. 363 : « Actual culpability has never been proved. »


25. Yurt Ansiklopedisi, Türkiye, il il, Dünü, Bugünü, Yarını, t. 6 (√stanbul, √zmir, Kars,
Kastamonu, Kayseri), Istanbul, 1982-1983, p. 4294-4296, « “Gâvur √zmir” yanıyor » (tu.).
26. BILSEL C., op. cit., p. 317-318.
27. GEORGEON et DUMONT, dans leur chapitre sur la fin de l’Empire in MANTRAN (dir.), Histoire
de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 645, n’évoquent pas cet incendie et les événements qui lui
sont liés. DUMONT dans 1919-1924, Mustafa Kemal, Bruxelles, p. 127, fait état de deux versions
possibles quant aux causes de l’incendie. Ces deux versions sont présentées symétriquement, comme
également valables. En revanche, il dénonce, sans grand risque, la passivité des forces occidentales lors
de cet épisode. ZÜRCHER Erik J. n’est pas très clair dans Turkey, A Modern History, Londres, 1998 :
p. 162, il parle de la conquête du 9 septembre 1922, omettant l’incendie, puis p. 172, il évoque, entre
parenthèses, la destruction de Smyrne, dans le contexte d’un bilan des destructions en Asie Mineure, en
tant qu’exemple probant. Puis il rappelle que ces dégâts, en général, ont été causés par l’armée
hellénique en retraite. La responsabilité de l’incendie de Smyrne tend à être attribuée aux troupes
helléniques, sans que cela soit directement écrit. Ce serait une incohérence chronologique, en regard du
récit de la victoire turque que Zürcher fait dix pages auparavant.
28. AUDOIN-ROUZEAU S. et BECKER A., 14-18, Retrouver la guerre, Paris, 2000, p. 105 : « Face
au souvenir hypertrophié des souffrances combattantes, l’amnésie concernant le traitement des
victimes civiles du premier conflit mondial s’inscrit au cœur de ce refoulement [des violences à
l’encontre des populations civiles]. L’oubli prolongé des exactions contre les civils, comme de
l’extermination des Arméniens, a offert par la suite l’impunité à ceux qui voulurent réitérer. »
29. HUPCHICK, The Balkans from Constantinople to Communism, New York, 2002, p. 336 :
« When Izmir fell to the Turks (September), the city’s Greek-inhabited quarters were sacked and
burned, and many Greek civilians received the same treatment that the routed Greek troops had
inflicted on Turks. »
30. Clogg est renommé pour sa connaissance de l’Orient grec et de sa participation intime au
monde turc ottoman.
Un cosmopolitisme à détruire 207

défaut majeur de la thèse officielle : les victimes de l’incendie n’auraient été que
les groupes dont auraient été issus les incendiaires eux-mêmes, ce qui serait une
aberration31.

Le kémalisme et l’organisation du récit historique


Le travail historiographique indépendant a du mal, en Turquie, à s’opposer à
l’attitude de déni32. Dans les écoles mêmes d’Izmir, on apprend toujours que le feu
est l’œuvre des Grecs et des Arméniens33. C’est une thèse qui a été organisée très
tôt, et par les plus hautes instances du nouveau régime. Le consul Graillet rapporte
le contenu de l’entrevue qu’il a en compagnie de l’amiral Dumesnil avec Mustafa
Kemal Pa¤a, le 15 septembre 1922 : « La (recherche) des causes (de l’)incendie fit
l’(objet) de notre conversation. Mustapha Kemal en (rejette) entièrement la faute sur
les Arméniens et les Grecs, qui, a-t-il dit, avaient organisé une troupe armée (mot
passé) incendiaires34. » Ce discours a été relayé en Occident aussitôt par les parti-
sans de la politique de conciliation envers la Turquie nationaliste menée par le
gouvernement français, politique à laquelle se rallient les autres gouvernements, les
uns après les autres. Dans son télégramme du 15 septembre, l’amiral Dumesnil fait
preuve d’une extrême ambiguïté en effaçant toute frontière claire entre citations et
appréciations personnelles : « Journaux turcs commencent à publier informations
officielles dénonçant les Arméniens comme les auteurs de l’incendie de Smyrne –
La complicité de l’élément grec est à peine indiquée35. »
Le discours complaisant de la France envers le nouveau régime a ses limites
internes. On évoque constamment les preuves que les nouvelles autorités détien-
nent de la culpabilité d’incendiaires grecs ou arméniens, sans jamais citer autre
chose que l’existence de telles preuves 36. On entremêle des fragments de récits
attestés, pour rendre l’ensemble d’un rapport vraisemblable, en présentant

31. CLOGG R., A Concise History of Greece, Cambridge, 1992, 2002, p. 97 : « The Turkish
occupation of the city was accompanied by a massacre of some 30,000 Greek and Armenian
Christians. In the great fire that ensued only the Turkish and Jewish quarters survived. “Infidel Izmir”,
as the Turks had called Smyrna on account of its huge non-Muslim population, was consumed in the
holocaust as panic-stricken refugees sought to escape to the neighbouring Greek islands. »
32. BERBER E., Les Années douloureuses, Izmir 1918-1922, le sandjak d’Izmir pendant la
période de l’armistice et de l’occupation grecque, Ankara, 1997 (tu.), est muet à ce sujet. Les limites
temporelles choisies lui permettent d’ignorer la destruction de la ville par l’incendie. Berber est un
historien très fin. Il a pris la peine d’apprendre le grec moderne. Son silence est curieux.
33. Entretiens avec un ancien habitant quarantenaire et un habitant trentenaire d’Izmir, réalisés à
Paris.
34. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 31, tél. du 16.IX.22, de M. Graillet, en charge du CGF, au PrC,
R. Poincaré, MAE, reçu le 18.IX.22, à 16h45. Pour le mot passé, on peut proposer « d’ » ou
« d’agents » ; le sens du tél. est par ailleurs très clair.
35. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 19, tél. officiel du MM au MAE du 15.IX.22, reprenant le tél. de
l’amiral Dumesnil, en rade de Smyrne, du 23.IX.22 au MM, à Paris.
36. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 96, doc. cit.
208 Épilogue meurtrier

comme une découverte que « [l’incendie] est dû à la malveillance 37 ». On recon-


naît, avec embarras, du bout de la plume, que l’armée turque a fait preuve d’une
« certaine inertie » lors de l’incendie, même si c’est pour affirmer que c’est bien
la seule chose que l’on puisse reprocher à cette armée 38. Certaines réalités exté-
rieures pouvaient rendre de telles affirmations vraisemblables aux yeux d’un
lecteur éloigné des événements. En particulier, il est tout à fait attesté que de
nombreuses villes de l’intérieur ont été incendiées par l’armée hellénique. Ces
précédents laissent escompter des débordements semblables à Smyrne. Graillet
ainsi que les consuls américain et italien ont pressé Theodôris, le ministre grec
de la Guerre, en visite à Smyrne, d’assurer que l’armée hellénique évacuerait
Smyrne sans aucun pillage ni incendie 39. Le ministre affirme alors être dans
l’impossibilité de donner une telle assurance. Le contrôle des autorités grecques
sur leurs troupes s’est évanoui. Mais hormis l’inquiétude légitime causée par ces
précédents, aucun faisceau de témoignages précis ne permet d’incriminer
personne d’autre que l’armée turque.
Accepter la thèse officielle de l’incendie allumé par des Arméniens ou des
Grecs, quelles que soient ses invraisemblances, était la solution la plus commode
pour les diplomaties de l’époque. Cette acceptation relève de la même logique que
le traité de Lausanne, qui liquidera légalement les populations chrétiennes autoch-
tones en Asie Mineure, ainsi que l’existence d’une région kurde. Par ailleurs, d’un
point de vue plus prosaïque, elle permet de couper court aux prétentions des compa-
gnies d’assurances qui viendraient à demander des dédommagements au nouveau
régime. La position de la France est exprimée dans un télégramme envoyé à sa léga-
tion à Washington, fin septembre40. La France déclare que les incendiaires sont
sûrement des Arméniens et des Grecs, que les témoignages contraires ont été réduits
« à néant ». Le dernier des trois paragraphes de ce télégramme rappelle qu’il est
d’ailleurs largement établi que les troupes grecques ont brûlé de nombreuses villes
dans l’intérieur de leur zone d’occupation, désirant emporter l’adhésion en mettant
en avant la vraisemblance de l’assertion.

Une position difficile à tenir


Lors de l’incendie, l’armée hellénique n’est plus présente à Smyrne. Il n’y a
plus que des soldats ou des officiers désorganisés, épars dans la population des réfu-
giés et des sans-abri qui se joignent à eux. Si la destruction de la ville avait été

37. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 77, tél. du 20.IX.22, de Constantinople, par Pellé, HCF, au MAE, reçu
le 21.IX.22 à 19h30.
38. Ibid.
39. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 1, tél. du CF, Graillet au MAE, du 6.IX.22, à 19h40, reçu à Paris, le
7.IX.22, à 0h5.
40. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 111, tél. sin. dat., du MAE au chargé d’affaires à Washington. Il est
vraisemblable qu’il ait été envoyé vers la fin septembre 1922.
Un cosmopolitisme à détruire 209

prévue par l’armée en déroute, l’incendie aurait eu lieu avant le 9 septembre. La


population chrétienne est déjà terrorisée à cause des diverses exactions qui ont eu
lieu dès l’après-midi du jour d’entrée des troupes turques en ville. Rares sont ceux
qui osent sortir en ville, s’ils ont la possibilité de se cacher chez eux. Les civils chré-
tiens ne sont donc pas à même d’organiser l’incendie. Leur présence dans la rue les
expose à tous les dangers. Le rapport de la Délégation nationale arménienne affirme
clairement : « L’Arménien qu’ils rencontraient, le Grec qu’ils rencontraient, [les
Turcs] l’assassinaient41. » Or il eût fallu une organisation importante pour mettre le
feu à divers points de la Smyrne chrétienne. On n’imagine guère plusieurs indi-
vidus, équipés de bidons et matières explosives, se faufiler incognito dans la cité où
les troupes turques, régulières et irrégulières, ainsi que les civils turcs qui secondent
l’armée, sont omniprésents.
Pourquoi le feu ne s’est-il pas déclaré tout de suite à l’entrée des troupes, le
samedi 9 septembre 1922, dans la matinée, alors que l’incendie a éclaté le mercredi
13 septembre 1922 ? On trouve dans les sources l’indication que l’imbat, le vent,
souffle avant le 13 septembre, de la mer vers la terre, mettant ainsi directement le
quartier turc et le quartier juif dans la direction d’un feu qui se déclarerait dans les
quartiers chrétiens. Or le vent tourne le 13 septembre, et ce vent de terre est vigou-
reux, soufflant en direction du nord-ouest. Le fait que les quartiers juifs et turcs,
contigus à la zone incendiée, soient épargnés par l’incendie est troublant. Des incen-
diaires chrétiens devraient prendre soin au moins de les inclure dans leur œuvre de
destruction. Il y a un très grand danger pour les chrétiens d’incendier leur propre
partie de la ville. Ils y résident encore et sont terrés dans les maisons, les bâtiments
communautaires ou massés sur le quai en l’attente d’un hypothétique navire. En
plus du danger de suicide par le feu, il y a celui d’exciter la colère des Turcs, qui ne
manqueraient pas de vouloir se venger. Naïvement, beaucoup de chrétiens d’Asie
Mineure pensent pouvoir continuer à vivre à Smyrne sous un nouveau régime turc.
La plupart d’entre eux y possèdent toute leur fortune. C’est là qu’ils ont vécu ou
recommencé une vie normale après la guerre. Le seul bénéfice que des incendiaires
chrétiens pouraient tirer de cet incendie est de nature psychologique. C’est celui
d’affaiblir l’économie de la nouvelle Turquie à très court terme. Est-il possible que
la population chrétienne autochtone ait pu procéder à de tels calculs, alors qu’elle
est bloquée dans Smyrne ?
En revanche, on peut trouver des motivations convaincantes au nouveau
pouvoir pour brûler Smyrne. À moyen terme, le gain politique et économique pour
la nouvelle Turquie est certain. L’incendie, les massacres, les déportations et les
expulsions hors du territoire de la Turquie apportent une solution définitive au
problème grec orthodoxe sur les rives égéennes, dans ses deux dimensions inté-
rieure et extérieure à la Turquie. Des populations chrétiennes soudées, qui ont
toujours désiré et su préserver leur quant-à-soi politique et culturel à l’intérieur de
l’Empire ottoman, sont éliminées. La supériorité économique des Rums dans

41. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 8, « Les responsabilités de l’incendie », p. 1.


210 Épilogue meurtrier

l’économie de l’Asie Mineure est détruite à jamais42. Le système des millets, forma-
lisé au XIXe siècle est ipso facto périmé. Cette population qui a soutenu le
rattachement de l’Asie Mineure égéenne à la Grèce est effacée. Son cadre de vie est
détruit, il ne reviendra pas. La sécurité du jeune État national, qui prétend à un droit
de propriété exclusif sur l’Anatolie, est ainsi fortement accrue. Hrant Mamourian,
journaliste smyrniote, écrit peu de jours après la destruction : « L’élément chrétien
doit pour toujours s’éloigner des terres turques et c’est bien à cela que mènent le
pillage, le massacre et toute autre chose possible, c’est-à-dire éloigner les chrétiens
et les exterminer autant que faire se peut43. »

LA DESTRUCTION DE LA PRÉSENCE CHRÉTIENNE À SMYRNE

La violence à l’encontre des chrétiens va se généraliser. Cette évolution prend


des formes spontanées et archaïques comme le pillage crapuleux, mais a aussi un
caractère planifié et systématique. Il s’agit de s’enrichir aux dépens d’une popula-
tion, qui domine la vie économique de la ville. Le pillage des commerces,
arméniens et grecs, commence dès le 9 septembre, juste après midi 44. Les magasins
ont fermé, au plus tard, lors de l’arrivée des troupes turques dans la ville. Ils sont
ouverts de force. Au moyen de massues et d’explosifs, on enfonce les devantures.
Les sources arméniennes évoquent de façon récurrente un fleuron du commerce
arménien à Smyrne, la Manufatura45. Les marchandises volées, tissus, meubles,
aliments, sont transportées dans de grands camions vers les gares pour être
envoyées dans les provinces de l’intérieur. Une partie est transférée dans le quartier
turc46. Le quartier franc est également pillé. Les bijoutiers et horlogers de ce quar-
tier attirent particulièrement les pillards. « Après le pillage, les témoins qui
passèrent par le marché racontent que, dans ces énormes entrepôts, il ne restait plus
que quelques chaises ou tables cassées47. » L’archevêque arménien affirme que, le
mardi 12 septembre, toute boutique grecque ou arménienne a été pillée. Les auto-
rités turques sont cependant à même de protéger certains entrepôts. Ceux du Near
East Relief sont bien gardés. Les pillards qui se présentent à cet endroit se voient
repoussés. On les informe qu’« une faveur exceptionnelle » des autorités protège
ces entrepôts du pillage48.

42. ISSAWI Ch., The Economic History of Turkey, 1800-1914, Chicago, 1980, p. 366-367.
43. MAMOURIAN, art. cit., nos 1 et 2.
44. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B.6, « Pillage et massacre », p. 1.
45. AMADIAN, « La catastrophe d’Izmir – Comment Izmir a été dévastée », n˚ 2, in Arev,
Alexandrie (ar.), 13.X.22, ainsi que BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 4, p. 4.
46. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1.
47. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B.6, « Pillage et massacre », p. 2.
48. PUAUX, La Mort…, citation du Daily News, p. 10.
Un cosmopolitisme à détruire 211

Après le pillage des quartiers chrétiens, c’est l’incendie qui va détruire de façon
définitive l’assise matérielle de la présence non musulmane. L’éviction des bour-
geoisies non musulmanes, assimilées au régime semi-colonial des Capitulations, est
un souci majeur depuis la révolution jeune-turque, explicitement formulé par les
idéologues du CUP49. Les initiatives en ce sens sont constamment répétées depuis
les campagnes de boycottage, dès 190850. Le nationalisme économique des cercles
jeunes-turcs est activement repris par le kémalisme51.

Éradiquer par le feu


La peur de l’incendie règne à Smyrne au début de septembre 1922. La popula-
tion pense que l’armée hellénique ou plutôt ses soldats battant en retraite peuvent
incendier la ville, comme ils l’ont fait dans des localités de l’intérieur, à Afyon,
U¤ak, Ala¤ehir ou Salihli52. D’éventuels combats entre troupes helléniques et kéma-
listes pourraient également être fatals à la ville. Mais l’armée hellénique n’incendie
pas la ville, métropole chrétienne où abondent les réfugiés chrétiens de l’intérieur.
Quand les troupes kémalistes entrent à Smyrne, il ne s’y trouve plus que des soldats
désorganisés ou des déserteurs de l’armée vaincue. Il n’y a donc pas de combat dans
la ville même. Rien d’étonnant à cela, si l’on considère que la débandade est telle
que l’armée hellénique ne combat plus vraiment, depuis sa défaite d’Afyon-Kara-
hisar, dès la fin du mois d’août 192253. Les dernières troupes helléniques qui se
retirent en ordre sont celles de Plastiras. Les derniers coups de feu sont tirés sur la
presqu’île de Çe¤me.
Selon Mgr Tourian, l’aratchnort arménien apostolique, dans la matinée du
dimanche 10 septembre, un incendie s’est déjà déclaré à l’extrémité du quartier

49. Voir Ziya Gökalp mais également Yusuf Akçura. Cf. GEORGEON François, Aux origines du
nationalisme turc, Paris, Institut d’études anatoliennes, Édition ADPF, 1980. Voir en particulier le
chap. II, « Luttes pour le panturquisme (1905-1914) ; § 4 : La révolution sociale », notamment « La
promotion de la bourgeoisie nationale turque », p. 53 et suiv., ainsi que les lignes de conclusion
suivantes : « Dans l’arsenal intellectuel du XIXe siècle, il a puisé à pleines mains et s’est emparé des
armes qui convenaient le mieux à son projet ; parmi les théories sur le nationalisme, il adopte celle qui,
mettant l’accent sur l’ethnie, s’adapte le mieux à la cause du nationalisme turc. Il emprunte la notion de
lutte des classes au marxisme, mais c’est pour la mettre au service de la bourgeoisie nationale. » (C’est
moi qui souligne.)
50. GEORGELIN, « Boycottage… », art. cit.
51. La levée d’un impôt spécial, le varlık vergisi, pendant la Seconde Guerre mondiale offre un
exemple de continuité politique à cet égard. Cf. ÖKTE K., The Tragedy of the Turkish Capital Tax (trad.
du turc par COX G., Londres, Sidney, Croom Helm, 1987).
52. AMAEF-L-T-55, tél. nos 3 à 7, extraits de lettres reçues de Smyrne, dp du début
septembre 1922. Le document n’est pas signé. Au ton des textes, on peut faire l’hypothèse qu’ils sont
écrits par un officier, peut-être Dumesnil. Le fait que seuls des extraits soient reproduits pourrait
s’expliquer par la prudence du MM envers celui des Affaires étrangères.
53. AMADIAN, « La catastrophe d’Izmir – Comment Izmir a été dévastée », n˚ 1, in Arev,
Alexandrie (ar.), 11.X.22.
212 Épilogue meurtrier

arménien, à proximité du quartier turc. Une équipe de pompiers, accompagnés de


marins anglais, est venue sur les lieux et a immédiatement éteint le sinistre. Le
mardi 12 septembre 1922, un autre incendie se déclenche auprès de l’église ortho-
doxe Hayios Kônstantinos, dans le quartier grec. Il est rapidement circonscrit. Le
même jour, Kokluca, un village grec de cinq cents maisons à l’extérieur de
Smyrne, brûle, après que des Turcs y ont mis le feu 54. Le sinistre est visible de la
ville et des bâtiments en rade de Smyrne55. Le mercredi 13 septembre 1922, des
crieurs publics turcs viennent dans le quartier arménien avertir les habitants non
arméniens, surtout juifs ou turcs, mais aussi tous ceux qui marauderaient dans le
quartier dévasté, qu’il faut d’urgence quitter les lieux. M gr Tourian interprète la
situation de la façon suivante : « Le sens de cette annonce devint compréhensible
après le départ des Turcs, lorsque, vers midi, le feu fit son apparition dans le
quartier arménien56. »
Le feu se déclare vers deux heures, dans l’après-midi du mercredi 13 septembre
192257. Il est remarquable qu’il prenne à plusieurs endroits simultanément, ce que
toutes les sources consultées attestent. Aucune source ne fait état d’un incendie
accidentel. Beaucoup d’auteurs ou de témoins avancent que le méfait ne peut avoir
été commis que par une équipe organisée. Toutes les sources désignent le quartier
arménien comme le premier foyer de l’incendie. Au sein même du quartier, il y a
plusieurs points d’embrasement, dont la dénomination peut légèrement varier d’un
témoin à un autre. Il s’agit de la rue faisant face à la gare de Basmahane, de l’église
grégorienne Sourp Sdépannos, de l’hôpital arménien et d’une église orthodoxe,
Hayia Paraskevi58. Le quartier arménien brûle de tous côtés, en même temps. La
chancellerie de la Délégation nationale arménienne y voit une malveillance particu-
lière, dirigée contre la présence arménienne dans cette ville : « Le foyer de
l’incendie était assurément dans le quartier arménien, car à travers les flammes, on
distinguait clairement le clocher de l’église Sourp Sdépannos59. » Or le quartier
arménien est alors pratiquement vide d’Arméniens vivants, selon ce même rapport :
« Ceux qui devaient se faire massacrer avaient été massacrés, ceux qui allaient
s’enfuir s’étaient enfuis, et toutes les maisons avaient été pillées60. »
Selon Mgr Tourian, le sinistre progresse de la façon suivante : après le quartier
arménien, c’est au tour de la zone des bezestens, autour notamment de l’église
orthodoxe Hayios Yôryios, à l’ouest du quartier arménien, plus près du rivage. Le
feu éclate ensuite dans le quartier de Tabakhane, plus à l’est. C’est dans ce quartier
que se trouvent le lycée féminin arménien Hripsimian et la Highschool américaine
pour filles. Le feu apparaît également dans les quartiers éloignés du rivage, où sont

54. Le même incendie est signalé par PUAUX, Les Derniers…, p. 14.
55. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie ».
56. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 6, p. 7.
57. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 1.
58. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1.
59. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 1.
60. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 8, « Les responsabilités de l’incendie », p. 1.
Un cosmopolitisme à détruire 213

installées la plupart des grandes institutions européennes61. Le consul de France,


Graillet, à bord de l’Edgar-Quinet, décrit l’incendie de façon légèrement différente.
Il borne l’espace en fonction d’autres repères urbains, plus pertinents dans sa vision
de la Smyrne française62 : « Le feu a débuté par un gros foyer dans le quartier armé-
nien au centre de la ville, un autre foyer près de la gare de notre chemin de fer
S[myrne]-C[assaba] et Prolongements. Puis un troisième foyer dans les environs
des établissements Orosdi Baeck. Bientôt les trois incendies n’en forment plus
qu’un et l’aspect terrifiant change avec les heures de la nuit, de l’aurore et du
jour63. »
Le vent est favorable à la propagation, car il est vif et souffle vers le nord-ouest,
c’est-à-dire en direction des quartiers grecs et francs. Les grands commerces des
bezestens et des rues commerçantes du quartier franc brûlent après qu’ils ont été
pillés. Vers cinq heures de l’après-midi, les différents bras de l’incendie se sont
rejoints. Seul le quartier de la Pointe, à l’extrême nord de la ville, est épargné. Le
feu progresse très vite. Depuis l’entrée des forces turques, l’eau courante a été
coupée en ville64. Pendant l’incendie, on entend régulièrement des explosions, qui
laissent penser que le feu n’est pas accidentel, mais entretenu et propagé par des
bombes incendiaires65. On fait sauter également des bâtiments qui pourraient éven-
tuellement barrer la route au sinistre. Les quartiers qui ont brûlé sont en effet ceux
où il y avait le plus de bâtiments en pierre66. Mais d’après le consul américain
George Horton, les architectures alliaient la pierre et le bois pour des raisons de
sécurité sismique. Les pièces de bois dans les murs accroissaient l’élasticité des
constructions. Ce dispositif était particulièrement sensible à la chaleur de l’incendie
et pouvait provoquer l’effondrement et l’embrasement soudains des bâtiments.
De très nombreux témoignages rapportent que des soldats, réguliers ou irrégu-
liers, de l’armée turque ont répandu du pétrole dans la ville pour y mettre le feu.
Celui de la directrice du Collegiate Institute américain, Miss Minnie Mill, a été
souvent cité67. Le pétrole était soit versé directement dans les maisons à incendier,
soit servait à imbiber des chiffons qui étaient déposés dans les bâtiments visés.
Krikor Baghdjian est un des témoins les plus précis dans ses descriptions. Vêtu d’un
uniforme du YMCA de Jérusalem, il est réfugié sur le toit d’une maison grecque de
la rue Re¤idiyye, le grand boulevard du quartier arménien. Il témoigne ainsi de ce
qu’il a vu le 13 septembre :

61. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 7, p. 7.


62. La géographie smyrniote de Horton est, elle, centrée sur la présence américaine dans la ville.
63. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 20 et suiv., courrier du 15.IX.22, de M. Graillet, CF, au PrC,
R. Poincaré, MAE à Paris, « Guerre gréco-turque (suite), incendie de Smyrne ».
64. MAMOURIAN, art. cit., nos 1 et n˚ 2.
65. ArRe, vol. 35, n˚ 4-140, art. cit., p. 372.
66. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., « L’incendie », p. 2.
67. Cité par HORTON, p. 65 : « J’ai vu les soldats turcs entrer dans les maisons en portant des
bidons avec du pétrole et éclater l’incendie juste après qu’il en sont sortis. On ne pouvait voir nulle part
d’Arméniens. Seuls des soldats turcs circulaient – des soldats qui portaient l’uniforme élégant de
l’armée régulière. », ainsi que par PUAUX, La Mort…, p. 13.
214 Épilogue meurtrier

« Vers midi, je vis [les Turcs] apporter sur des charrettes des barils de pétrole. Je
n’en voyais pas le contenu, mais à en juger par leur couleur et leur forme, ils étaient
identiques aux barils de la “Compagnie des pétroles de Smyrne”. Chaque baril était
gardé par 2 ou 3 soldats turcs et était amené en charrette tout au long de la rue Rechidie,
vers la prélature arménienne. [...] Je vis également d’autres barils être roulés dans la
direction de l’autre club arménien, à Krya Vrissi, tout au bout de la rue Rechidie68.
Lorsque tous les barils furent en position (un tous les 200-300 mètres) à la fin de
l’opération, j’entendis ce que je peux seulement décrire comme “des bruits de pluie
tombant sur un toit”. Mes amis et moi avons commencé à perdre tout espoir de fuir hors
de nos cachettes. Alors que nous commencions à chercher des itinéraires pour fuir par
les toits autour de notre cachette, nous avons senti des gouttes tomber sur nous, des
soldats dans la rue en bas lançaient en haut des murs un liquide avec des seaux. Dès que
je sentis l’odeur de ce liquide sur mes vêtements mouillés, je ne doutais plus qu’il
s’agissait de pétrole69. »

L’action des pompiers de Smyrne a été entravée par la troupe turque, alors
qu’ils étaient particulièrement bien organisés et équipés de pompes. On a même
édité des cartes postales montrant leur équipement moderne. Pourtant, ils n’entrè-
rent pas en action ou ne purent agir de façon significative, selon le consul américain
George Horton70. Plusieurs descriptions des moyens mis en œuvre pour neutraliser
les pompiers de Smyrne circulent. Les tuyaux des pompes à incendie ont été percés,
les pompes elles-mêmes ont été endommagées. Les soldats turcs ont utilisé des
pompes pour répandre du pétrole sur les bâtiments71. Ils ont tiré des coups de feu
sur les pompiers de Smyrne désireux de lutter contre l’incendie pour les en
empêcher.
L’alerte a pourtant bien été donnée, comme d’habitude en pareil cas. Selon le
Rapport de la chancellerie de la Délégation nationale arménienne : « Soudain, on
remarqua trois colonnes de fumée qui s’élevaient de l’intérieur du quartier armé-
nien. On tira trois coups de canon en même temps, pour donner le signal d’incendie,
comme c’est l’habitude ancienne à Izmir72. » À ce moment, une troupe de pompiers
se déplace. Mais cette fois-ci, elle n’est pas accompagnée de marins anglais,
l’amiral britannique ayant retiré ses troupes de la terre ferme. Mgr Tourian affirme
que les soldats turcs ouvrent alors le feu sur les pompiers dépêchés sur les lieux et
les empêchent d’éteindre le sinistre73. Les autorités turques ne sont pourtant pas
impuissantes. Elles parviennent à sauver des bâtiments très exposés aux flammes,
comme la filature Guiffray, le Crédit lyonnais, la Banque nationale de Grèce, ainsi

68. « Source froide », un quartier de Smyrne.


69. ArRe, vol. 35, n˚ 4-140, art. cit., p. 388.
70. HORTON, op. cit., p. 172 : « Je ne les ai rien vu faire. »
71. PUAUX, Les Derniers…, p. 19-21, citation d’un rapport du supérieur des mékhitaristes de
Vienne.
72. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 1.
73. BNu.IV.45.3 (2), Mgr TOURIAN, Rapport…, § 7, p. 7.
Un cosmopolitisme à détruire 215

que l’école italienne74. Mgr Tourian affirme qu’un soin particulier a été mis dans le
sauvetage de ces institutions. De même, Israël Benaroya, le directeur des écoles de
l’Alliance israélite universelle, souligne, dans son courrier du 18 septembre, que le
quartier juif a été épargné grâce à l’action des Turcs. Or le quartier juif était contigu
à celui des Arméniens.
Le jeudi 14 septembre 1922, l’incendie se rapproche des quais, où se trouvaient
les réfugiés de l’intérieur de l’Asie Mineure, ainsi que tous ceux qui les ont rejoints au
fur et à mesure que les quartiers chrétiens ont pris feu, dans la mesure où l’accès aux
quais ne leur a pas été interdit par les soldats turcs. Les malheureux en proie aux
flammes se mettent à hurler et tentent de se déplacer vers la Pointe, le long de la jetée,
plus au nord. Certains d’entre eux se lancent à l’eau soit pour se suicider, soit pour
tenter d’atteindre les navires en rade de Smyrne qui pourraient les recueillir. Certains
bâtiments alliés en rade allument leurs projecteurs pour faciliter leur déplacement. Les
sources consultées insistent sur le fait que l’incendie a été instrumentalisé pour tuer le
plus de chrétiens possible. On interdit aux chrétiens qui se trouvent encore à l’inté-
rieur des maisons qui brûlent de sortir de certaines rues. Les réfugiés qui se trouvent à
l’intérieur de certaines églises, Hayia Phôtini par exemple, ne sont pas autorisés à
sortir et sont brûlés vifs. Des salves de mitrailleuses s’entendent des bateaux qui quit-
tent le port. Les soldats turcs tirent dans la foule des réfugiés sur le quai. De très
nombreux cadavres calcinés gisent partout dans la ville75.
Le bilan de l’incendie, au matin du 14 septembre 1922, s’élève déjà à plus de
50000 bâtiments brûlés, dont vingt et une églises, trente-deux écoles, cinq consu-
lats, sept clubs, cinq banques, cinq hôpitaux76. L’incendie dure jusqu’au dimanche
17 septembre. Smyrne est alors brûlée aux trois quarts. L’infrastructure commer-
ciale de Smyrne est détruite. Au terme de l’incendie, il y a environ 200000 chrétiens
sans abri sur le quai. Dans les rues de la ville en cendres, de nombreux cadavres se
décomposent dans la chaleur des journées de septembre. La puanteur est intenable
dans certaines rues. Ces dépouilles sans sépulture constituent un risque d’épidémie
majeur.

Détruire les élites autochtones


Le métropolite de Smyrne, Chrysostome, est le personnage qui symbolise la
communauté orthodoxe irrédentiste. Il a milité ardemment pour le rattachement de
l’Asie Mineure à la Grèce indépendante. Il s’est engagé dans le mouvement de
défense de l’Asie Mineure, lorsque la position des armées helléniques est devenue
précaire et que certains cercles Rums ne se résignaient pas à se voir abandonnés à
leur sort par le royaume de Grèce. L’écrivain Ilias Vénézis lui attribue le titre
d’ethnarque de l’Asie Mineure, titre qui n’échoit qu’au patriarche œcuménique de

74. Ibid.
75. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 7, « L’incendie », p. 2.
76. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 7, p. 7.
216 Épilogue meurtrier

Constantinople et traditionnellement au métropolite de Chypre. Il refuse de se faire


évacuer alors que de nombreuses propositions lui sont faites avant l’entrée des
troupes kémalistes dans la ville77. Il tient en effet à partager le sort de ses ouailles
jusqu’au bout. Il est prêt à une mort violente, qu’il peut interpréter selon sa foi 78 :
« J’ai, moi, depuis toujours le pressentiment de la mort du martyr 79. »
L’archevêque arménien, un proche du métropolite, donne un témoignage direct
de la dernière journée de Chrysostome80. Selon lui, il n’y a pas eu une mais deux
entrevues entre le métropolite et le chef militaire vainqueur, Nurettin Pa¤a81. La
première a eu lieu vers quatre heures de l’après-midi, le samedi 9 septembre 192282.
Le métropolite se présente à Nurettin Pa¤a pour se soumettre au nouveau pouvoir et
recevoir les instructions de celui-ci. Deux notables grecs, Tsourouktzoglou et Klima-
noglou l’accompagnent83. Nurettin Pa¤a les accueille et formule trois exigences
envers la population orthodoxe de Smyrne : les détenteurs d’armes doivent les
remettre aux nouvelles autorités, les soldats fuyards doivent leur être livrés et la popu-
lation ne doit pas avoir peur, mais vaquer à ses occupations comme auparavant.
Chrysostome quitte Nurettin Pa¤a en le félicitant et le remerciant. Il se consacre alors
immédiatement à l’application des directives du commandant en chef. La scène
décrite est étrange si l’on considère les deux fortes individualités en présence, mais il
n’y a rien d’étonnant à ce qu’un métropolite orthodoxe se soumette au pouvoir sécu-
lier en place, quel qu’il soit. Il est aussi traditionnel pour le pouvoir turc de s’adresser
au leader religieux comme autorité suprême d’un groupe ethno-religieux. C’est cette
structure culturelle du millet qui est à l’œuvre encore ici. C’est elle qui permet un
retour à la vie normale après l’anomie. Les remerciements et les félicitations du grand
nationaliste grec au gouverneur militaire de la ville sont tout à fait dans le ton des
hommages flagorneurs au sultan en exergue des parutions dans les langues des chré-
tiens ottomans, jusqu’en 1908. La scène ressuscite des mécanismes de l’Empire.
Mais deux heures après le retour du métropolite, des soldats et des policiers se
présentent et l’invitent à nouveau à venir chez le commandant militaire. Vers six
heures de l’après-midi, Chrysostome se rend, entouré des deux mêmes notables,
auprès de Nurettin Pa¤a, c’est-à-dire au konak, près duquel une foule turque est

77. VÉNÉZIS, Asie…, p. 30-35. En dernier lieu, le consul de France insiste pour que Chrysostome
se réfugie chez les frères du Sacré-Cœur ou même au consulat. Mais celui-ci refuse. PUAUX, La
Mort…, p. 21-22, reprend les mêmes informations.
78. VÉNÉZIS, op. cit., « Je servirai l’Église et la nation », p. 9-36.
79. VÉNÉZIS, op. cit., p. 31, propos que Chrysostome aurait tenus à un notable de Smyrne, G. I.
Anastassiadis, qui l’enjoignait de quitter la ville.
80. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 9, p. 8-9.
81. Mgr Tourian invente-t-il cette première entrevue pour accabler Nurettin Pa¤a ? Quelles étaient
ses sources d’information ?
82. Puaux affirme que c’est le 10.IX.22 que le métropolite a été tué. Or le dimanche, le
métropolite aurait été occupé à célébrer le culte une bonne partie de la journée. Mais il n’y eut pas de
messe ce dimanche-là.
83. VÉNÉZIS, Asie…, p. 34, et Mgr TOURIAN, doc. cit., p. 8, citent bien les mêmes noms à
quelques détails orthographiques près.
Un cosmopolitisme à détruire 217

massée. L’entrevue ou les entrevues entre Nurettin Pa¤a et Chrysostome sont l’objet
de maintes variantes, rumeurs ou pseudo-dialogues qui reprennent tous plus ou
moins le même canevas. Y avait-il vraiment des témoins lors des entrevues qui ont
survécu à celles-ci ? Les deux notables qui accompagnaient le métropolite seront
assassinés également. La profusion de ces dialogues rapportés atteste, en tout cas, le
caractère emblématique du dignitaire religieux, auquel la population de Smyrne
s’identifiait bien plus qu’au haut-commissaire Steryiadis. Les nombreuses versions
consultées se recoupent toutes, plus ou moins, à quelques détails près. Dans le
rapport de la Délégation nationale arménienne, on cite le journal grec athénien,
Eleftheros Typos, qui affirme que Nurettin Pa¤a désirait se venger de l’accueil fait à
l’amiral britannique Dixon, en 1918. Nurettin laisse la foule turque décider du sort
de Chrysostome, qui sera assailli à sa sortie du konak84. Selon un témoin oculaire
français, cité par Puaux, la foule est invectivée par Nurettin Pa¤a : « S’il vous a fait
du bien, faites-lui du bien, s’il vous a fait du mal, faites-lui du mal 85 ! »
Mgr Tourian rapporte la scène en des termes un peu différents. Nurettin Pa¤a
demande à Chrysostome de s’expliquer sur sa conduite pendant l’administration
hellénique et en particulier l’accuse de méfaits envers des Turcs. Bien que Chrysos-
tome veuille s’expliquer, on lui dit qu’il sera détenu en prison jusqu’à la fin de son
procès. Il est ligoté et Nurettin Pa¤a le confie à des fonctionnaires pour qu’il soit trans-
féré à la prison. Chrysostome demande que des soldats le protègent des attaques de la
foule pendant le transfert. Dès que le métropolite sort du konak, la foule se précipite
sur lui et les deux notables qui l’accompagnent. Il est mené vers le quartier de Ba¤-
Oturak, où il est déjà à demi nu et incapable de marcher, puis il est traîné vers le quar-
tier de √ki Çe¤meli, où la foule les met, lui et ses deux compagnons, en pièces86. Selon
Ilias Vénézis, le métropolite est juché sur un âne. On lui crache dessus pendant qu’il
est traîné vers l’intérieur des quartiers turcs. On lui rase la barbe et les cheveux chez
un coiffeur, où il est affublé d’une blouse blanche. Puis on lui coupe les oreilles et le
nez et on lui crève les yeux. Finalement, on le démembre. Sa dépouille est laissée aux
chiens dans le quartier turc. Les assassins de Chrysostome ne sont jamais nommés
dans les témoignages consultés. Il s’agit toujours d’une foule, d’une populace
anonyme, identifiée par son appartenance ethno-religieuse. On insiste sur la participa-
tion d’hommes et de femmes, voire d’enfants à la curée. Le meurtre est présenté
comme une action collective, anonyme87. La présence d’une patrouille de marins
français, lors de la scène de torture du métropolite est attestée par deux documents. Il
leur fut interdit d’intervenir dans le cours des événements88.
L’animosité de nombreux Turcs envers les membres des clergés chrétiens est un
fait bien attesté. Elle montre à quel point les chefs religieux remplissent un rôle

84. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., B. 9, « L’assassinat de l’archevêque des Grecs ».


85. PUAUX, La Mort…, IV. L’assassinat de Mgr Chrysostome, le témoignage décisif d’un
Français, p. 20-25.
86. BNu.IV.45.3 (2), doc. cit., § 9, p. 9.
87. VÉNÉZIS, Asie…, op. cit., p. 35.
88. PUAUX, La Mort…, p. 23, ainsi que Les Derniers…, p. 12-13, et VÉNÉZIS, Asie…, op. cit., p. 35.
218 Épilogue meurtrier

politique dans cette société. Les prêtres arméniens qui se trouvent dans l’église
Sourp Sdépannos, ont la prudence de se raser la barbe avant de sortir pour se diriger
vers le quai89. De même, Mgr Tourian débarrassé de sa coiffe de dignitaire peut se
déplacer plus facilement. Les leaders communautaires Rums et arméniens sont
recherchés de façon méthodique à partir du 10 septembre 1922. Hrant Mamourian,
le célèbre journaliste arménien de Smyrne, affirme qu’il existait une liste noire des
notables à éliminer90. Les hommes de presse sont visés en particulier. Le directeur
du journal en français, la Réforme, M. Jurukdoglou, est traîné, les pieds attachés à
une voiture, jusqu’à ce que mort s’ensuive91. De même, les notables qui accompa-
gnent Chrysostome, eux aussi hommes de presse, subissent un sort identique 92.
L’éditorialiste du journal arménien Horizon, Zarèh Kavèzian, est abattu dans les
environs de Sourp Sdépannos. L’avocat, membre du conseil politique arménien,
Nazareth Hilmi Nersèssian, qui avait pourtant peu de sympathie pour les Grecs, est
tué alors qu’il essaie de défendre sa fille que des soldats turcs veulent enlever 93.

Humilier et violer
La catégorie du genre est centrale dans le déploiement de violence contre les
habitants chrétiens. Les frustrations de soldats en campagne depuis longtemps,
pendant laquelle le cadre marital de la sexualité est caduc, peuvent trouver désor-
mais un exutoire parmi la population chrétienne sans défense, terrorisée par les
événements. L’aspect sexuel des violences est constamment signalé dans les
sources. Les viols, de toutes natures, y sont attestés. Les témoignages directs de
cette expérience sont rares, le viol ayant comme caractéristique d’inspirer de la
honte des faits subis à la victime et à ses proches94. En revanche, les témoignages
abondent à propos des femmes ou des filles des autres. Uregian décrit : « Des
groupes de Turcs [...] kidnappaient de jeunes femmes. Dieu sait combien de femmes
furent violées à Smyrne pendant ces journées terribles95. » Il s’agit d’un phénomène

89. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., « Le problème de l’autodéfense », p. 2.


90. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1.
91. PUAUX, La Mort…, p. 23.
92. PUAUX, Les Derniers…, p. 13.
93. BNu.IV.45.3 (1), doc. cit., « Les Arméniens célèbres assassinés ».
94. VIGARELLO G., Histoire du viol, XVIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1998, p. 284-285 : « Une vision
durablement moralisée du crime sous l’Ancien Régime renforce ce silence en enveloppant la victime
dans l’indignité de l’acte, transformant en infamie le seul fait qu’elle ait vécu par les sens et les gestes
la transgression condamnée. D’où cette inévitable tendance à dénoncer la victime indépendamment des
circonstances, cette constante difficulté à écarter le soupçon : la contamination subie assimilée à une
acceptation par la femme violée. »
95. UREGIAN H., « Smyrna Diary, 1922, Memories of an Armenian Eyewitness », p. 362-384, et
BAGHDJIAN K., « Court Evidence of the Responsabilities for the Holocaust of Smyrna Presented at the
Famous Trial Pitting the American Tobacco Company vs. the Guardian Assurance Co. Ltd in 1924 »,
p. 384-389, « Two Unpublished Eyewitnesses Accounts of the Holocaust of Smyrna, September
1922 », p. 362-389, in The Armenian Review, Boston, vol. 35, n˚ 4-140, hiver 1982.
Un cosmopolitisme à détruire 219

habituel dans des situations analogues. Les publications ottomanes ou turques sur la
présence des troupes helléniques rapportent également les violences sexuelles des
soldats hellènes à l’encontre des populations musulmanes96. Les affirmations
présentes dans l’ouvrage de George Horton, issues d’une lettre d’une femme
médecin américaine, M. C. Eliott, ne sont pas très convaincantes : « Pendant les
quatre ans de mon service en Turquie, je fus impressionnée par le fait que je n’ai
jamais vu de musulmane victime de viol97. » Dans quelle mesure une femme violée,
dans des lieux de campagne militaire, peut-elle aller consulter une femme médecin,
de surcroît américaine ? Pourquoi la soldatesque grecque aurait-elle eu un compor-
tement irréprochable dans des lieux où elle a été toute-puissante ?
Néanmoins, à Smyrne, en septembre 1922, le phénomène dépasse le cadre
des excès contingents à une campagne militaire : la violence sexuelle fait partie
intégrante de la guerre contre la population civile ennemie dans son entier 98. Les
violences sexuelles deviennent, à partir du 9 septembre 1922, un mode de lutte
contre la population chrétienne, une part importante du mécanisme de destruc-
tion des groupes visés. La même femme médecin, citée par George Horton,
déclare : « D’après ce que j’ai vu de mes propres yeux, je peux affirmer avec
assurance que le viol de jeunes filles à Smyrne fut un phénomène général. J’ai
examiné des dizaines de victimes de ces méfaits et j’ai entendu des lèvres de ces
filles malheureuses ce qu’elles avaient subi [...] En examinant leurs blessures,
j’ai constaté que ces filles disaient la vérité et qu’elles n’exagéraient pas du tout
dans leurs descriptions. [...]99. »

Assassiner et déporter les hommes


La population masculine chrétienne, âgée de 18 à 45 ans, est séparée des
femmes, des enfants et des vieillards, pour partir en déportation à l’intérieur du
pays. On peut trouver l’indication d’autres limites d’âge. Il va de soi que les soldats
turcs procèdent à une grossière sélection d’après l’apparence physique et que les
âges fixés n’ont pas été respectés à la lettre. Les hommes robustes sont retenus. Offi-
ciellement, il s’agit de reconstruire ce qui a été détruit par les forces helléniques
pendant la retraite. Il est entendu que les chrétiens autochtones sont assimilés aux
forces du royaume de Grèce : « Mustafa Kemal a déclaré qu’ils seront affectés à

96. LIGUE POUR LA DÉFENSE DES DROITS DES OTTOMANS (pub.), Atrocités grecques dans le
vilayet de Smyrne (mai 1919), documents inédits et témoignages des officiers anglais et français,
Genève, Imprimerie nationale, 1919, p. 10, Addendum, Le train allant de Dénizli à Smyrne.
97. HORTON, op. cit., p. 183, lettre du Dr M. C. Eliott à G. Horton, du 2.VI.23.
98. AUDOIN-ROUZEAU, L’Enfant de l’ennemi (1914-1918), Paris, Aubier, 1995, p. 69 et suiv. :
« Comme tout viol, les viols de 1914 apparaissent d’abord comme le fruit d’une volonté de
démonstration de pouvoir et d’humiliation. […] La prise de force du corps des femmes est une
manifestations, parmi d’autres sans doute, importante néanmoins, de la réalité de leur conquête, d’une
victoire à portée de main sur l’ennemi. »
99. HORTON, op. cit., p. 183, lettre du Dr M. C. Eliott à G. Horton, du 2.VI.23.
220 Épilogue meurtrier

reconstruire ces contrées qu’ils ont “détruites”100. » Il s’agit également d’empêcher


ces hommes de rejoindre les forces armées helléniques en Grèce. Le 15 septembre
1922, Mustafa Kemal a une entrevue avec le consul Graillet et l’amiral Dumesnil.
Le consul français rapporte : « [Mustafa Kemal Pa¤a] a ordonné l’enrôlement obli-
gatoire des Grecs orthodoxes de 16 à 45 ans, de façon à les empêcher de retourner
sous les drapeaux en territoire grec ou en Thrace101. » Ce propos présente une
version acceptable, presque légitime de cette décision. Mais il ne révèle rien de la
réalité des traitements lors de ces arrestations, ainsi que leur ampleur réelle. On
estime à 150000 le nombre d’hommes envoyés à l’intérieur de l’Anatolie 102. Ces
arrestations sont présentées comme une nécessité de nature stratégique, mais la
plupart des prisonniers sont en fait massacrés à l’extérieur de la ville. Ceux qui
survivent sont réduits dans un état de quasi-esclavage. Se rendant à terre, le
16 septembre 1922, le consul français, Graillet, témoigne : « J’ai croisé un convoi
de civils grecs, encadrés par des soldats qui les conduisaient avec la dernière bruta-
lité. Un vieillard qui faisait partie du cortège avait reçu tant de coups de bâton qu’il
avait la figure en sang103. » Les déportés offrent aussi une occasion à la population
turque, parfois maltraitée par les forces helléniques, de se venger elle-même sur des
Grecs, même si ceux-ci ne sont pas responsables des agissements de la soldatesque.
La traversée des bourgs dévastés est particulièrement périlleuse pour les déportés
qui sont assaillis par les populations civiles.
Les conditions de détention et de travail sont extrêmement dures, comme
l’atteste un photographe grec de Smyrne, qui est resté jusqu’en décembre 1922 dans
la ville, grâce à sa nationalité étrangère et qui y a travaillé pour le compte de divers
pa¤as :

« La situation générale des prisonniers grecs, en particulier ceux de l’intérieur de


l’Asie Mineure, est affligeante et déplorable à tous les points de vue. On ne les nourrit
pas ou seulement une fois par jour, avec juste du pain et encore fort peu, ils sont
entièrement nu-pieds et nus, ils se couvrent les membres du corps d’habits fabriqués à
partir de sacs, etc. Le comportement des soldats ottomans envers eux est très rude et
dur, ils sont insultés et battus de la façon la plus sauvage. Chaque jour, il en meurt de
faim, de mauvais traitements, de froid et de différentes maladies104. »

Peu de personnes reviendront vivantes de la déportation vers l’intérieur de


l’Anatolie. Selon l’écrivain Vénézis, seuls 23 des 3000 hommes d’Ayvalık, arrêtés

100. Article de une, « La terrible catastrophe d’Izmir – L’incendie et ses causes » (Paris, du
journal Abaka), in Arev, Alexandrie (ar.), 20.X.22.
101. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 70 et suiv., dp envoyé par M. Graillet, chargé du CGF, au PrC,
R. Poincaré, MAE, le 20.IX.22, « Guerre gréco-turque, incendie de Smyrne ».
102. PUAUX, Les Derniers…, p. 30-31.
103. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 70 et suiv., doc. cit.
104. AYE-1922/A/5/VI/4, Athènes, 21.XII.22 et 3.I.23, « Exposé sur la situation en Asie Mineure
selon le récit détaillé du photographe renommé, M. G. Prokopios, récemment arrivé de Smyrne ».
Un cosmopolitisme à détruire 221

en septembre 1922, arriveront en Grèce, soit environ 0, 8 % de la population mascu-


line déportée105. On retrouve ici certains éléments du plan d’exécution du génocide
arménien, lors duquel le même procédé de séparation des sexes pour affaiblir
l’ensemble de la population a été employé106. On s’efforce d’affaiblir les popula-
tions à détruire en les privant de leurs élites potentielles, puis des hommes
susceptibles de les défendre. À la place de la « déportation » des femmes et des
enfants arméniens dans les déserts de Syrie, on procède, dans le cas de la population
grecque de Smyrne, à une simple expulsion vers le royaume de Grèce, après vols,
viols et autres brutalités. Il ne faut laisser partir de Smyrne que des femmes, souvent
affaiblies, des enfants et des vieillards en état de choc, ce qui permet d’affaiblir la
Grèce de façon décisive, quand elle se voit confrontée à un afflux de réfugiés dont la
force de travail est limitée et les besoins immenses. L’expulsion des femmes, des
enfants et des vieillards est ordonnée pour le 30 septembre 1922. Les départs de
Smyrne se font à partir de l’embarcadère de la Pointe107.
Les violences, sous toutes les formes, concourent à la destruction de la popula-
tion pluriethnique de Smyrne et de l’Asie Mineure occidentale. Elles sont d’autant
plus faciles à commettre pour ceux qui passent à l’acte que la disparition de la popu-
lation chrétienne sur le territoire de la future Turquie semble imminente. Cette
perspective abolit tout droit des chrétiens. L’impunité est garantie aux coupables.

LES OCCIDENTAUX ET LA FIN DE LA SMYRNE PLURIELLE

En 1922, l’Occident est plus présent que jamais à Smyrne. Il regroupe les colo-
nies levantines avec leurs nombreux établissements commerciaux, leurs
établissements d’enseignement, de santé et leurs représentations diplomatiques. Ce
monde levantin a joui du rétablissement de facto des Capitulations pendant l’admi-
nistration hellénique, ainsi que de la sécurité qui a régné pour lui dans la ville
pendant ces trois années. En ce mois de septembre, le corps consulaire occidental a
obtenu l’arrivée de forces navales en rade de Smyrne. Les navires suivants sont
présents devant Smyrne : le vaisseau amiral français, Edgar-Quinet, et le cuirassé,
Jean-Bart, l’Ernest-Renan, le Hova, le contre-torpilleur Tonkinois ainsi que l’Iron
Duke, le Cardiff, le King George et le Tumult pour la Grande-Bretagne et les
destroyers Simpson et Lightfield pour les États-Unis. L’Italie avait également de
nombreux vaisseaux militaires en rade : le Re Umberto, le Venetia, le Vittorio

105. VÉNÉZIS, Asie…, p. 48-49.


106. MORLEY B. B., Marsovan 1915, The Diairies of Bertha Morley, KAISER Hilmar (dir.),
Reading, 1999, p. 10 et suiv. Pour un exemple monographique de l’application du plan génocidaire à
l’encontre des Arméniens.
107. PUAUX, Les Derniers…, p. 28, et KHATCHÉRIAN, op. cit., p. 53-57.
222 Épilogue meurtrier

Emmanuelle, le Solferino. De nombreux navires marchands sont également en


rade108.
L’incendie de Smyrne est déterminant pour le sort des Levantins à Izmir. Il est
la cause directe de la disparition de leur microcosme et de l’économie d’échelle
levantine de la cité. La Smyrne franque disparaît presque entièrement dans les
flammes. M. Graillet, consul de France décrit ainsi la situation à la fin du sinistre :

« C’est une perte considérable pour nous, rien n’existe plus. La cathédrale,
l’hôpital français, l’établissement des Sœurs de la Providence, des Lazaristes, des
Frères, Notre-Dame de Sion, Sacré-Cœur, église de Saint-Polycarpe, Petites Sœurs des
pauvres, hospice Saint-Roch, Franciscaines de Saint-Roch, les Carmélites. Tout a été la
proie des flammes et c’est ainsi que sont réduits à rien tous les efforts qui avaient été
faits par tous les dirigeants et le personnel de ces établissements109. »

Calculant à court terme, le directeur des écoles de l’Alliance israélite univer-


selle imagine que la disparition des écoles chrétiennes françaises va provoquer un
afflux massif d’élèves, qui les fréquentaient autrefois, dans ses propres établisse-
ments. Personne ne peut imaginer l’ampleur de l’exode qui va avoir lieu 110.
Pourtant, la population occidentale paie, elle aussi, son tribut aux violences des
conquérants, ainsi qu’à l’incendie. À Smyrne même, les colonies peuvent compter
sur la protection des soldats occidentaux et elles ont été regroupées sur certains
lieux, afin d’être protégées ou évacuées le cas échéant. Les pertes humaines seront
plus nombreuses dans les banlieues de Smyrne, Bournabat, Buca et Cordélio par
exemple111. Hrant Mamourian écrit : « Parmi les étrangers [occidentaux] il y avait
aussi de nombreux blessés et des morts. [...] De nombreux Anglais du village de
Bournaba ont été assassinés et de jolies femmes y ont été enlevées et violées 112. » À
Cordélio, les habitants européens ne trouvent pas grâce aux yeux des troupes
turques, malgré leur statut d’étrangers113. Le nombre de morts n’est pas élevé dans
l’absolu, étant donné la relative modestie des effectifs levantins. Les Levantins
maltraités ou tués sont même nommément cités dans les documents, tant leurs
éminentes fonctions sociales les distinguaient.
Le signe le plus tangible de la destruction de la Smyrne levantine est le fait
qu’une identité européenne, proclamée par un drapeau hissé sur un immeuble ou un

108. LA LOGE « MÉLÈS », Or. : De Smyrne, Asie Mineure, Liberté-Égalité-Fraternité, au nom et


sous les auspices du Grand-Orient de France, Suprême Conseil pour la France et les possessions
françaises, appel à la franc-maçonnerie universelle pour le désastre de Smyrne, octobre 1922.
109. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 23, courrier de M. Graillet, chargé du CGF, au PrC, R. Poincaré,
MAE, à Paris, 15.IX.22, du cuirassé Edgar-Quinet, « Guerre gréco-turque (suite), incendie de
Smyrne ».
110. AAIU, LXXVIII-E, Izmir, courrier n˚ 67/190 d’I. Benaroya, directeur local de l’AIU au
Président de l’Alliance à Paris, du 21.IX.22.
111. PUAUX, La Mort…, III. Dans la banlieue de Smyrne, p. 17-19.
112. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 1 et n˚ 2.
113. PUAUX, Les Derniers…, p. 10-11.
Un cosmopolitisme à détruire 223

passeport brandi, ne protège plus. Un monde semi-colonial, où la qualité d’Euro-


péen permettait d’échapper au lot commun, disparaît. Puaux écrit que :
« L’arrestation et [le] dépouillement des passants, même européens, étaient d’un
usage courant114. » Les Capitulations sont abolies dans les esprits. Ce bouleverse-
ment des relations entre les communautés provoque l’étonnement et une certaine
indignation des sources occidentales. René Puaux cite un témoin français : « Ils ne
voyaient aucune différence entre Grecs, Arméniens ou Européens ; pour eux
c’étaient tous des “giaours” ou chrétiens115. » C’est tout l’ordre hiérarchisé d’une
certaine Belle Époque ottomane qui sombre. L’archevêque latin M gr Vallega prend
tout de suite la mesure du bouleversement auquel il assiste. Les catholiques ne
peuvent imaginer une vie sans protection capitulaire, en étant assujettis aux mêmes
lois que le reste de la population de Turquie. Le gérant du consulat général de
France s’interroge : « Les autorités françaises et italiennes qui protègent les catholi-
ques devant quitter Smyrne, qui pourra répondre de la sécurité des
catholiques116 ? »
En rade de Smyrne, où se trouve rassemblée une escadre importante, les
marines occidentales restent passives face aux événements. Cette passivité dans un
des derniers épisodes de la guerre au Proche-Orient n’est pas une expression de
neutralité. L’Italie et la France mais également, sur un mode plus discret, les États-
Unis se sont ralliés au régime kémaliste117. Leur revirement politique ne tient pas
compte du sort des populations civiles de la région. Les anciens clients, cible privi-
légiée des entreprises commerciales et éducatives occidentales, sont abandonnés,
alors que leur position politique a disparu. Les États occidentaux n’ont pas tenu
compte, dans leurs préparatifs de secours, des non-musulmans autochtones qui
voudraient s’échapper de la ville conquise et monter à bord d’un navire allié. Un
rescapé arménien témoigne :

« Je suis arrivé, à la nage, à un navire français qui m’a refusé. J’étais à bout de
forces et comme j’étais resté deux heures dans l’eau, mon corps tremblait à cause du
froid et de la fatigue. Ces hommes cependant n’avaient pas une once de compassion et
contemplaient ma situation avec une indifférence bestiale. Impuissant, je me suis
adressé à un navire italien qui, après avoir longtemps attendu, a bien voulu m’accepter ;
j’étais nu, ils me donnèrent des vêtements et il y a trois jours, ils m’ont débarqué au
Pirée118. »

114. PUAUX, La Mort…, p. 10-11.


115. PUAUX, Les Derniers…, p. 16.
116. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 68, tél. reçu le 20.IX.22, à 18h10, envoyé par l’archevêque latin,
Vallega, au Cardinal Gasparri, grâce au consul, Michel Graillet.
117. HORTON, op. cit., « Les responsabilités des USA… », p. 231-237.
118. « La terrible catastrophe d’Izmir – Que disent les rescapés ? », in Arev, Alexandrie, n˚ 1,
6.X.22, et n˚ 2, 18.X.22.
224 Épilogue meurtrier

La nouvelle politique française en Turquie a des conséquences pratiques bien


tangibles à bord des navires ancrés en rade de Smyrne. Selon Hrant Mamourian, des
contrôleurs turcs viennent faire des inspections sur l’Ernest-Renan, en accord avec
les autorités françaises. Or Mgr Tourian se trouve à bord du navire, grâce à l’inter-
vention des frères français. Il est consigné dans sa cabine, devant laquelle on poste
deux gardes qui ont pour mission de ne laisser entrer personne. L’archevêque armé-
nien échappe ainsi de peu à l’arrestation par ces contrôleurs à la recherche de
personnalités grecques ou arméniennes, afin de les ramener à terre 119.
Les marins occidentaux écoutent de la musique sur leurs vaisseaux en rade,
pendant que, sur les quais de Smyrne, la foule des sinistrés grossit celle des réfugiés
de l’intérieur. Ils tournent même des films pendant la destruction de la ville. La nuit,
ils braquent les projecteurs de leurs bâtiments sur la ville. Plusieurs raisons peuvent
être avancées à cet éclairage nocturne. S’agit-il de protéger les gens amassés sur le
quai, en leur permettant de prévoir les attaques des Turcs et de se déplacer le long
du quai ? S’agit-il de pouvoir observer à l’aise les méfaits des forces turques et
satisfaire ainsi un certain voyeurisme120 ? En ville, on trouve tout cela surprenant
d’abord, puis franchement scandaleux. Khatchérian déclare : « Voilà l’attention et
les actions de l’Europe et de l’Amérique civilisées en lieu et place de l’assistance,
tant matérielle que militaire, qu’on espérait d’elles121. »
Cette non-intervention, bienveillante envers le nouvel ordre kémaliste, ruine,
auprès de tous, le crédit moral auquel prétendent les Occidentaux.

119. MAMOURIAN, art. cit., n˚ 2.


120. KHATCHÉRIAN, op. cit., p. 24-25, et SÔTIRIOU, op. cit., p. 314.
121. KHATCHÉRIAN, op. cit., p. 25.
La victoire des armées kémalistes est un des ultimes épisodes de destruction de
la société ottomane. L’élimination, par assassinat, déportation ou expulsion, de la
population chrétienne du rivage égéen est une des dernières étapes dans la création
de la République turque nationale, sinon homogène du moins déjà en voie d’homo-
généisation1. L’archevêque latin de Smyrne, Mgr Vallega, prend conscience, après le
9 septembre 1922, que la cité est désormais interdite pour la plupart de ses anciens
habitants : « Les horreurs et les représailles exercées ces jours-ci sur les Grecs et
Arméniens font craindre que l’intention des Turcs soit de se débarrasser des catho-
liques en mettant à exécution le programme nationaliste : détruire tout ce qui n’est
pas turc, œuvres et biens2. » En 1922, tout porte à croire que seule une population
musulmane homogène demeurera sur place. Cette population est appelée à être
fondue en une entité unique : celle de la nation turque, incarnée par la République
kémaliste.
Le cycle de violences ouvertes et la destruction de Smyrne marquent pour ainsi
dire la condamnation historique du cosmopolitisme de cette cité. Cependant, des
bribes d’un passé plus lointain, d’avant les nationalismes, ou plus proche, c’est-à-
dire plus domestique, émergent parfois. Dans de très nombreux textes grecs affleure
la mémoire d’un autre passé que celui de l’affrontement de communautés, radicale-
ment hostiles les unes aux autres. Des souvenirs de cohabitation, sinon
harmonieuse du moins possible, y sont exprimés de façon tout à fait inattendue, tant
sous la plume de témoins survivants de violences que chez des romanciers 3. Au lieu
du thème de la servitude séculaire apparaît en sourdine celui d’un modus vivendi
où une certaine articulation des différences était possible.

1. MATUZ J., Das Osmanische Reich, Grundlinien seiner Geschichte, Darmstadt, 1985, 1990,
354 p.
2. AMAEF-L-T-55, f. n˚ 68, doc. cit.
3. MITROPOULOS Y., La Catastrophe d’Asie Mineure dans la mémoire d’un enfant de dix ans,
Athènes, XI.80 (gr.), p. 16.
Conclusion

La Smyrne ottomane est une société complexe et diverse, en relations étroites


avec l’Occident, et en position de rayonnement sur l’ensemble de l’Asie Mineure
occidentale. À la fin du XIXe siècle, les différents groupes de population sont installés
depuis longtemps dans la région. Les communautés y sont toutes présentes depuis au
moins la fin du XVe siècle, après l’arrivée des juifs expulsés d’Espagne. Elles peuvent
vivre ensemble dans le cadre impérial ottoman et vraisemblablement mieux
qu’ailleurs dans l’Empire. Les réformes, Tanzimats, qui, à partir de 1839, visent à
instituer l’égalité des statuts entre sujets ottomans de toutes les confessions y sont
particulièrement bien appliquées. La présence des Occidentaux et de leurs protégés,
leur implication dans la vie économique et sociale de la cité, appuyée par les visites de
leurs navires de guerre en rade de Smyrne, assurent le maintien d’un statu quo favo-
rable aux non-musulmans. Au XIXe siècle, Smyrne abrite une population de moins en
moins turque et présente un aspect de plus en plus chrétien. La question de l’autoch-
tonie n’a que très peu de pertinence dans le jeu social, politique et économique. Ces
évolutions se poursuivent jusqu’en 1908 au moins. Un consul général de France se
laisse même aller à parler de Smyrne en tant que ville européenne1 !
Il n’y a donc pas de fatalité historique qui entraîne Smyrne à la catastrophe
finale. Cependant, de vives tensions existent entre les groupes en place, bien percep-
tibles dans leurs discours. Des mouvements idéologiques et historiques, dans toute
la zone, convergent pour l’élimination des ports multiethniques, multiconfession-
nels, devenus corps indésirables dans les ensembles politiques nationaux en devenir.
Le maintien de populations différentes au sein de l’Empire ottoman n’était
d’ailleurs pas dû à des considérations philanthropiques2. À Smyrne, cette présence
devient ostentatoire dans des domaines aussi divers que l’architecture, les célébra-

1. AMAEF-CPC-NS-70, f. n˚ 196, dp n˚ 81 de Colomiès, CGF, au MAE, du 24.IX.14,


« Politique de Rahmy Bey, vali du vilayet d’Aïdin » : « Smyrne est d’ailleurs une des villes les mieux
gardées de l’Europe. »
2. BRAUDE et LEWIS, « Introduction », in BRAUDE et LEWIS (dir.), Christians and Jews in the
Ottoman Empire, The Functioning of a Plural Society, Holmes and Meier, New York, t. I : The Central
Lands, p. 9 : « Contribuait également à une attitude positive, la considération pratique selon laquelle
les dhimmis étaient utiles. »
228 La fin de Smyrne

tions collectives, les pratiques distinctives en matière de langue ou de loisir, et


outrepasse le caractère utilitaire, dont le pouvoir ottoman sait s’accommoder, voire
profiter. Un lieu comme Smyrne est en contradiction avec le mépris des héritiers des
conquérants ottomans envers les non-musulmans3. La richesse de Smyrne, en effet,
n’est pas musulmane et les modèles bourgeois ostentatoires développés dans cette
ville du Levant demeurent inaccessibles à la plupart des Turcs ottomans. L’essor
scolaire, la modernisation politique, la synchronisation des temps de loisir avec
l’Europe, le mimétisme vestimentaire accroissent l’écart entre les deux grands
groupes de population. Avides de modernité européenne, les communautés de
Smyrne se trouvent et se savent en compétition les unes avec les autres.
Le cosmopolitisme levantin est ainsi fait de tensions4, même si certains auteurs
éprouvent un malaise face à cette réalité sociale5. Les hiérarchies de valeurs, les
critères de la distinction que la Belle Époque européenne exporte à travers le monde
contrarient fondamentalement la société de l’Empire. La bourgeoisie non musul-
mane déclasse l’ensemble des musulmans6. Les rapports sociaux s’ethnicisent. La
réalité concrète de cette fracture est discutable, tant les grands groupes religieux
sont eux-mêmes stratifiés socialement, mais elle est efficace d’un point de vue
symbolique, lors de la mobilisation politique des Turcs, par exemple, au cours des
mouvements de boycottage antigrec. Même si une élite turque, encore réduite,
prend part à la modernité économique, technique et idéologique de l’Occident, la
majeure partie du groupe turco-musulman s’en trouve exclue. La trop grande proxi-
mité des modèles de vie des non-musulmans avec l’Occident rend leur voisinage, à
terme, problématique. L’occidentalisation exhibée des non-musulmans autochtones
délégitime leur présence sur le territoire ottoman : « Ce ne sont plus des peuples
protégés par le Coran, mais par des puissances étatiques étrangères. Ils sortent du
domaine de l’Islam pour devenir des ressortissants du dar al-harb. Ils ne peuvent

3. BRAUDE et LEWIS, art. cit., p. 8 : « En somme, au contraire de l’antisémitisme chrétien, la


ligne de conduite [des musulmans ottomans] n’est pas [dictée par] l’envie ou la peur ou la haine, mais
simplement par le mépris. »
4. VALENSI L., « Les Autres, Autour de la Méditerranée », p. 207-232, in VALENSI L. et
WACHTEL N., Mémoires juives, Paris, 1986, p. 207 : « ... les différentes composantes de la population
ne sont pas perçues et présentées comme équivalentes. On devine au contraire des dénivellations, une
hiérarchie, et par conséquent la recherche des moyens appropriés pour en éviter les degrés inférieurs ou
se hisser aux degrés plus élevés. Derrière la pacifique coexistence, perce alors la compétition tacite qui
oppose les divers groupes. »
5. YANNAKAKIS I., « Adieu Alexandrie », p. 125-142, in ILBERT et YANNAKAKIS (dir.),
Alexandrie 1860-1960, Paris, 1992. Yannakakis affirme, p. 137 : « Parmi les étrangers, une mentalité a-
coloniale se crée au fil des ans. Tous ceux qui ont vécu à Alexandrie la partagent intimement, jusqu’à
aujourd’hui. » Puis, plus loin : « Cette identité [communautaire] permet à ces étrangers issus de
milieux pauvres de s’insérer dans la société alexandrine sans pour autant ressentir envers l’Égyptien un
sentiment de supériorité. »
6. WINOCK M., La Belle Époque, la France de 1900 à 1914, Paris, 2002, p. 134 : « Qu’est-ce qui
distingue le bourgeois ? C’est la distinction. Qu’est-ce que la distinction ? C’est l’opposé du commun,
c’est le système de signes visibles, ou perceptibles, qui démarque la bourgeoisie du commun. [...] Le
savoir-vivre est très codifié, comme le montrent le manuel de la “baronne” Staffe et bien d’autres [...] »
Conclusion 229

plus prétendre à la protection offerte sous forme de citoyenneté de seconde classe.


L’ottomanisme et les réformes qui devaient réduire la contradiction échouèrent 7. »
La ville ottomane, gérée par une administration impériale musulmane, ne satis-
fait pas non plus les élites de la communauté grecque orthodoxe. Smyrne est perçue
comme une ville de la périphérie orientale du monde grec, dorénavant centré sur le
petit royaume de Grèce. Smyrne ne peut avoir pour telos que l’incorporation au sein
du nouvel État-nation. Les voix ottomanistes parmi les Grecs ottomans sont de plus
en plus marginalisées. Même l’Église orthodoxe, institution impériale, propage le
nationalisme hellénique, depuis l’arrivée de Chrysostome sur le siège métropolitain
de Smyrne. De même, cette ville, objectivement accueillante pour la population
arménienne, contrevient aussi aux visions des nationalistes dans cette communauté.
Selon eux, l’ensemble de ce peuple doit vivre à terme dans l’État arménien à venir,
dont l’avènement doit être conquis par la violence. La paix, le brio intellectuel et le
bien-être matériel des Arméniens de Smyrne ne leur importent pas. La dispersion
des Arméniens dans l’Espace ottoman est considérée par les nationalistes comme
une aberration historique à corriger.
Après la destruction de la ville, les réfugiés grecs d’Asie Mineure jouent un rôle
de première importance dans le développement de la Grèce. De très nombreuses loca-
lités sont créées ex nihilo, comme Néa Smyrni dans la banlieue d’Athènes. Leur
arrivée change le caractère de certaines régions, comme la Macédoine grecque et sa
capitale8. La coexistence entre les Grecs d’Asie Mineure, parfois plus éduqués et
autrefois plus riches que les Grecs de Grèce, parfois si « orientaux » dans leurs
manières, ne se fait pas sans friction9. L’État hellénique peine à les accueillir et doit
recourir à des mesures autoritaires d’attribution de terres et de logements pour venir à
bout du problème des réfugiés. Ils jouissent toujours aujourd’hui d’une aura particu-
lière, à la faveur d’un courant de nostalgie pour le passé, mal connu, des Grecs hors
des frontières de l’État-nation. Leurs descendants se sont fondus dans l’ensemble
national et n’ont pas conservé de liens avec la nouvelle Turquie. Un certain nombre
d’entre eux n’ont pas trouvé de place en Grèce et sont partis en Occident. La réussite
matérielle de l’armateur Aristote Ônassis en Amérique et l’existence d’une commu-
nauté orthodoxe à Sartrouville sont les fruits de ces migrations.
La petite communauté arménienne de Grèce, quelques milliers de personnes, est
en grande part originaire de Smyrne. D’autres Arméniens smyrniotes ont émigré en
Occident, tant aux États-Unis, à l’instar de l’archevêque Ghevont Tourian, qu’en
France, comme la famille d’universitaires Dédéyan. Leurs descendants connaissent le
sort des autres Arméniens occidentaux en diaspora, qui articule apparente assimilation

7. BRAUDE et LEWIS, art. cit., p. 32.


8. DARQUES R., Salonique au XXe siècle, de la cité ottomane à la métropole grecque, Paris, 2000,
p. 75 : « L’hellénisation intégrale de Salonique est le double résultat d’un processus de départ des
populations qui donnaient à la cité son caractère multi-ethnique et d’installation des réfugiés de la diaspora.
La ville fut imprégnée dans son ensemble par cet afflux brutal et massif de populations allogènes. »
9. Pour marquer leur différence et leur réprobation, les autochtones les appellent « graines de
Turc ».
230 La fin de Smyrne

et vie communautaire. La communauté juive d’Izmir a poursuivi son existence sur


place, en s’adaptant au cadre national de la nouvelle République turque. Elle a perdu
progressivement ses institutions scolaires, son judéo-espagnol, son français, ainsi que
sa presse. Discrètement, elle a émigré vers la France, les Amériques, puis Israël. Elle
ne rassemble plus actuellement que quelques dizaines d’individus.
Izmir n’évoque pas la Smyrne plurielle. La population de la ville est issue des
mouvements de migration de l’intérieur anatolien et en partie des échanges de popula-
tions avec la Grèce. Sa conquête par l’armée kémaliste est tenue pour une
normalisation du cours de l’histoire. La majeure partie de la ville détruite a été recons-
truite selon un plan qui ne tient guère compte de l’ancienne structure. Il faut de la
persévérance, celle d’un historien, pour saisir une trace du passé grec moderne ou
arménien dans la ville. La croissance urbaine, depuis les années 1960, a été telle que
le panorama même en a été transformé. Izmir est une conurbation moderne où les
distances n’ont plus grand rapport avec ce que les habitants de Smyrne connaissaient.
La destruction de Smyrne s’inscrit dans le mouvement général de disparition
des cités cosmopolites de l’Est méditerranéen. Les sociétés multiethniques
d’Odessa et de Smyrne, au début du XXe siècle, puis de Thessalonique pendant
l’occupation nazie, enfin d’Alexandrie et d’Istanbul, en proie dans les années 1950
aux nationalismes exclusifs égyptien et turc, disparaissent les unes après les autres
dans des circonstances généralement violentes. Beyrouth demeure encore, malgré
l’instabilité géopolitique et la rupture de la parité entre chrétiens et musulmans, en
faveur du dernier groupe. Il est vrai que les communautés en présence y sont toutes
arabophones et que la communauté arménienne conserve une prudente neutralité
politique. Mais le groupe juif en a déjà été éliminé et les élites cultivées, compé-
tentes et occidentalisées émigrent régulièrement quand elles le peuvent. La
simplification continue de la composition des populations locales profite aux élites
« autochtones », qui s’approprient peu à peu, d’un point de vue concret et symbo-
lique, les fonctions économiques et certains aspects du style de vie des
communautés évincées. Simultanément et à rebours, les grandes cités occidentales
connaissent une diversification accrue de leur population et doivent inventer des
modes de coexistence pour des groupes aux différences marquées, qui réintrodui-
sent avec force les clivages religieux dans la sphère du politique.
La précarité du cosmopolitisme levantin ancien, dont Smyrne est un brillant
exemple, permet de mesurer la difficulté et l’enjeu des processus en cours 10.

10. KHOSRADOVAR F., « L’universel abstrait, le politique et la construction de l’islamisme


comme forme d’altérité », p. 113-151, in WIEVIORKA M. (dir.), Une société fragmentée ?, Paris, 1997,
p. 151 : « Une nouvelle synthèse républicaine et démocratique est nécessaire pour que des individus
puissent affronter une modernité traumatisante, là où l’État-nation montre ses limites. Le problème est
tout aussi bien d’assigner des limites aux formes néo-communautaires de gestion du sens, pour que la
vie sociale ne devienne pas un ensemble hermétique de communautés séparées les unes des autres.
Pour cela, du moins en France, il faut s’affranchir de la tyrannie d’un universalisme qui, au nom de la
légitimité autoproclamée de sa mainmise exclusive sur l’universel, est trop souvent porteur d’un
ethnocentrisme inavoué et d’un refus du dialogue. »
Références bibliographiques

SOURCES PRIMAIRES

ARCHIVES

A. Documents diplomatiques français, consultés aux archives du ministère


des Affaires étrangères1
1. Nouvelle série Turquie, Correspondance politique et commerciale ; Politique
intérieure, Asie Mineure. Archipel : AMAEF-CPC-NS-67 ; AMAEF-CPC-NS-
68 ; AMAEF-CPC-NS-69 ; AMAEF-CPC-NS-70.
2. Série E-Levant 1918-1929, sous-série Turquie, Corps diplomatique, Consulat de
Smyrne : AMAEF-L-T-22 ; AMAEF-L-T-225.
3. Série E-Levant 1918-1940, sous-série Turquie : AMAEF-L-T-52 ; AMAEF-L-T-
53 ; AMAEF-L-T-54 ; AMAEF-L-T-55.

B. Documents diplomatiques français, consultés au Centre des archives


diplomatiques de Nantes2
1. Archives des postes, Affaires étrangères, Ambassade de Turquie, Correspondance
avec les Échelles : AMAEF-AT-CES-1871-1875 ; AMAEF-AT-CES-1872-
1889 [en fait des dp de 1889-1890] ; AMAEF-AT-CES-1874-1891 [en fait des
dp de 1884] ; AMAEF-AT-CES-1875-1879 [en fait des dp de 1878-1879] ;
AMAEF-AT-CES-1878-1881 [en fait des dp de 1880-1881] ; AMAEF-AT-

1. MAE, Service des archives, 37, Quai d’Orsay, 75007 Paris.


2. MAE, Centre des archives diplomatiques de Nantes 17, rue du Casterneau, 44000 Nantes.
232 La fin de Smyrne

CES-1880-1889 [en fait des dp de 1887-1889] ; AMAEF-AT-CES-1881-1884


[en fait des dp de 1882-1883] ; AMAEF-AT-CES-1891-1896 [en fait des dp de
1891-1894] ; AMAEF-AT-CES-1895-1898 ; AMAEF-AT-CES-1896-1902 [en
fait des dp de mai 1900 -décembre 1902] ; AMAEF-AT-CES-1903-1906 ;
AMAEF-AT-CES-1906-1916 [en fait des dp de 1908 à octobre 1914].
2. Affaires étrangères, Constantinople, Situation intérieure, Boycottage : AMAEF-
C-SI-1914-133.

C. Documents diplomatiques allemands, consultés aux archives fédérales,


Fonds de Potsdam3

1. Rapports commerciaux annuels du Consulat impérial de Smyrne et l’Agence


consulaire de Pergame : DJB-53 742 ; DJB-53 743 ; DJB-53 745 ; DJB-6 715.
2. Les établissements des Diaconesses de Kaiserswerth et écoles des pauvres
(écoles de filles) à Jérusalem et Smyrne et l’école allemande de garçons à
Smyrne : DS-39 668 ; DS-39 669
3. L’école allemande de garçons à Smyrne : DS-39 708.
4. La communauté évangélique allemande à Smyrne : DG-39 580.

D. Documents diplomatiques autrichiens, consultés aux archives d’État


autrichiennes (fonds) d’archives de la Maison (impériale), de la Cour et de
l’État4

Correspondance du Consulat général impérial et royal d’Autriche-Hongrie de


Smyrne avec l’Ambassade impériale et royale à Constantinople : Carton 404,
Smyrne 1891-1898 : HHStA-K-404 ; Carton 405, Smyrne 1899-1914 :
HHStA-K-405.

E. Documents diplomatiques helléniques, consultés aux archives histori-


ques du ministère hellénique des Affaires extérieures5

AYE-1908/111 ; AYE-1915/B/38 ; AYE-1915/B/43-45 ; AYE-1918/A/5/VI ; AYE-


1919/A/5/VI ; AYE-1919/A/5/VI/9 ; AYE-1921/A’/10 ; AYE-1921/A/8/28 ;
AYE-1922/A/5/VI/4.

3. Bundesarchiv, Abteilungen Potsdam, Tizianstraße 13, 14 467 Potsdam. Les fonds ont depuis
été déménagés à Berlin même.
4. Österreichisches Staatsarchiv, Haus-, Hof- und Staatsarchiv, Minoritenplatz 1, 1010 Vienne.
5. Ministère des Affaires extérieures, Direction des archives historiques et des recherches, 3, rue
Zalokôsta, Athènes.
Références bibliographiques 233

F. Archives de la tradition orale, Centre d’études d’Asie Mineure, Athènes6


Magnésie, Éolide, AIO 18-19-20 ; Bayraklı, Ionie, IÔN 9 ; Bunarba¤ı, Ionie, IÔN
27 ; Burnova, Ionie, IÔN 10 ; Çiflik Saint-Georges, Ionie, IÔN 15 ; Cordélio,
Ionie, IÔN 7 ; Gâvurköy, Ionie, IÔN 16 ; Göztepe, Ionie, IÔN 3 ; Hayia
Kyriaki, Ionie, IÔN 14 ; Karantina, Ionie, IÔN 4 ; Karata¤, Ionie, IÔN 5 ;
Kokaryal, Ionie, IÔN 6 ; Mainemeni, Ionie, IÔN 43 ; Mersinli, Ionie, IÔN 8 ;
Smyrne, Ionie, IÔN 1 ; Cassaba, Lydie, LYD 10 ; Aydın, Carie, KAR 1.

H. Documents arméniens de la Délégation nationale arménienne7


1. 1922, Chancellerie de la Délégation nationale, La catastrophe d’Izmir, Rapport,
23 septembre 1922, Ce rapport a été préparé par la Délégation nationale Armé-
nienne, sur la base du témoignage de quelques survivants d’Izmir, dont les Dr
Djeleb, Karakotch et Izmirlian, et MM. Vahan Zmurnagessian, Takavor Baker-
djian, Andon Gazel, Charles Vosganian, Mme Roza Nalbandian, leurs enfants et
d’autres personnes : BNu.IV.45.3(1).
2. Archevêque Ghevont TOURIAN, Notre court rapport [adressé à la Chancellerie de
la Délégation nationale] à l’occasion de la terrible tragédie de Smyrne,
Athènes, 23 novembre 1922], 10 p. : BNu.IV.45.3(2).
3. Dr Karakotch, Informations du Docteur Karakotch, un des réfugiés d’Izmir
[adressées à la Chancellerie de la Délégation nationale], relatives aux événe-
ments de la ville [de Smyrne], Athènes, 20 septembre 1922, 4 p. :
BNu.IV.45.3(3).

G. Documents de l’Alliance israélite universelle8


AAIU, LXXVIII-E, Izmir ; AAIU, LXXXIV-E, Izmir.

PRESSE, DOCUMENTS, TÉMOIGNAGES

AKÇURA Yusuf, « Les trois systèmes politiques », 28 mars 1904, cité et traduit du
turc ottoman in GEORGEON François, Aux origines du nationalisme turc, Yusuf
Ak¤ura 1876-1935, Paris, ADPF, 1980.

6. CEAM, 11, rue Kydathinaiôn, 10558 Athènes.


7. Bibliothèque Nubar Pacha, 11, square Alboni, 75116 Paris.
8. Siège de l’AIU, 48, rue La Bruyère, 75009 Paris.
234 La fin de Smyrne

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Constantinople, The Annuaire Oriental and Printing Company Ltd, 19 e éd., 23e
année, 1903.
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Constantinople, The Annuaire Oriental and Printing Company Ltd, 20 e éd., 24e
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Annuaire oriental, Commerce, Industrie, Administration, Magistrature de l’Orient,
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Reisebücher, 1901.
Handbook for Travellers in Turkey in Asia including Constantinople, the
Bosphorus, Plain of Troy, Isles of Cyprus, Rhodes, etc., Smyrna, Ephesus, and
the Routes to Persia, Bagdad, Moosool, etc. [Manuel pour voyageurs en
Turquie d’Asie, y compris Constantinople, le Bosphore, la plaine de Troie, les
îles de Chypre, Rhodes, etc., Smyrne, Éphèse, et les routes vers la Perse,
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Carl Winter’s Universitätsbuchhandlug, 1874.
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d’Aubonne, en Turquie, en Perse et aux Indes, pendant l’espace de quarante
ans, et par toutes les routes que l’on peut tenir : accompagnez d’observations
particulières sur la qualité, la religion, le gouvernement, les coûtumes et le
commerce de chaque païs, avec les figures, le poids, et la valeur des monnoyes
qui y ont cours, Première partie, où il n’est parlé que de la Turquie et de la
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turc, Paris, Payot et Rivages, 1992.
MCCARTHY Justin, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia
and the End of the Empire, New York/Londres, New York University Press,
1983.
MCCARTHY Justin, Death and Exile. The Ethnic Cleansing of Ottoman Muslims,
1821-1922, Princeton (New Jersey), The Darwin Press, 1995.
MOURELOS Yannis G., « The 1914 Persecutions and the First Attempt at an
Exchange of Minorities between Greece and Turkey », p. 389-413, Balkan
Studies, Thessalonique, Institute for Balkan Studies, vol. 26, n˚ 2, 1985.
PANZAC Daniel, « L’enjeu du nombre. La Population de la Turquie de 1914 à
1927 », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n˚ 50, Turquie : la
croisée des chemins, 1988 (4).
PAULIN Frédéric, « Négationnisme et théorie des populations stables : la cas du
génocide arménien », Populatique, revue en ligne sur <http:/www.ehess.fr/
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SPHYOERA Vas. Vl., « Migrations et établissements de Cycladites à Smyrne pendant
la Turcocratie », p. 164-199, MCh, t. X, Athènes, 1962 (gr.).
250 La fin de Smyrne

OUVRAGES LITTÉRAIRES

MITROPOULOS Yôryios, La Catastrophe d’Asie Mineure dans la mémoire d’un


enfant de dix ans, Athènes, novembre 1980 (gr.).
KAZAN Elia, Beyond the Ægean, New York, Knopf, 1994 (trad. fr. cons. Au-delà la
mer Égée, Paris, Grasset, 1997).
KLEANTHIS Phanis, « Ce terrible mois de septembre », in Aiolika Grammata,
Athènes, 1973 (gr.).
MORIN Edgar, Vidal et les siens, Paris, Seuil, 1989.
PERGAUD Louis, La Guerre des boutons : roman de ma douzième année, Paris,
Mercure de France, 1912.
POLITIS Kosmas, Dans le quartier de Chatzifragkou, Athènes, Hermès, 1962, 1988
(gr.).
RAÏSSIS Emmanouil, Une vie comme un roman (autobiographie), Athènes, 1987
(gr.).
SÔTIRIOU Didô, Terres ensanglantées, Athènes, Kedros, 1967, 1983 (gr.).
THÉOTOKAS Georges, Leonis, enfant grec de Constantinople, Paris, Belles-Lettres,
1985. [trad. de THEOTOKAS Yiôrgos, Leônis, Athènes, Ikaros, 1946 (gr.)].
VÉNÉZIS Ilias, Asie Mineure, salut !, récit d’événements, Hestia, Athènes, 1931,
1992 (gr.).
VÉNÉZIS Ilias, Le Numéro 31328, Hestia, Athènes, 1956, 1995 (gr.).

DISCOGRAPHIE GRECQUE

Great Voices of Constantinople, Cambridge (Massachussetts), Rounder Records


Corp., 1997.
Armenians, Jews, Turks et Gipsies in Old Recordings, vol. 8, FM Records, The
Greek Archives, 634, Athènes, sin. dat. (disque produit dans les années 1990).
Table des matières

Introduction ..................................................................................................... 9

PREMIÈRE PARTIE
UN TERRITOIRE NON NATIONAL : HABITER PARMI LES AUTRES

Une région féconde et hospitalière depuis l’Antiquité ................................. 15


Un peuplement ancien, divers et changeant............................................... 17
Les discontinuités locales de l’histoire grecque......................................... 18
De l’Asie byzantine à l’Anadolu turque..................................................... 22
Les immigrants musulmans ....................................................................... 27
Juifs et Arméniens : entre exil et autochtonie ............................................ 29
Smyrne : une urbanité moderne hors du cadre national............................. 32
Centralité urbaine régionale ....................................................................... 32
Les quartiers ethno-religieux...................................................................... 34
L’ancien quartier franc......................................................................... 35
Le quartier arménien ............................................................................ 35
Le quartier juif ...................................................................................... 36
L’Izmir turque et musulmane ................................................................ 37
Les quais ............................................................................................... 38
Les fonctions urbaines................................................................................ 39
La présence impériale à Smyrne........................................................... 41
Symbolique du territoire urbain............................................................ 41
Suburbanisation : logique économique et sociale ......................................... 44
Cordélio...................................................................................................... 45
Göztepe ...................................................................................................... 49
252 La fin de Smyrne

DEUXIÈME PARTIE
L’ÉCOLE À SMYRNE : CULTIVER L’ENTRE-SOI

Smyrne, pôle éducatif...................................................................................... 55


État et millets.............................................................................................. 59
Écoles smyrniotes et genre......................................................................... 60
La modernité scolaire occidentale :
entre catholicisme français et protestantisme anglo-saxon ......................... 62
À l’école d’une certaine France ................................................................. 63
L’école américaine à Smyrne : la nouvelle voie vers la modernité ........... 66
L’impact des écoles occidentales sur la société smyrniote ........................ 68
L’école autochtone : l’exemple grec orthodoxe ............................................ 73
Le personnel des écoles orthodoxes........................................................... 75
Non-orthodoxes à l’école orthodoxe.......................................................... 76
Tradition musulmane et effort étatique ottoman ......................................... 78
L’école grecque : un rouage essentiel de l’hellénisation .............................. 82
Les programmes scolaires : des représentations de soi et des Autres ........ 82
Langues grecques.................................................................................. 84
Des langues étrangères si nécessaires.................................................. 86
Éduquer les corps ................................................................................. 88
L’orthodoxie, la vraie foi ...................................................................... 89
S’approprier symboliquement le temps et l’espace .............................. 91
L’excursion scolaire : mise en pratique des discours........................... 93
L’évincement de Constantinople au profit d’Athènes ............................... 95

TROISIÈME PARTIE
RÉJOUISSANCE, VIE PRIVÉE ET LOISIRS : RENCONTRER LES AUTRES

Fêtes collectives................................................................................................ 101


Les fêtes orthodoxes................................................................................... 102
Les Pâques orthodoxes............................................................................... 104
Le ramadan à Smyrne................................................................................. 106
Un ajout aux calendriers religieux : les fêtes nationales ............................ 108
Réjouissances non religieuses ......................................................................... 110
Le café, lieu social pivot ............................................................................ 110
Table des matières 253

Les plaisirs de la table ................................................................................ 114


Les fêtes familiales..................................................................................... 115
Vie mondaine du petit Paris égéen............................................................. 116
Individualité naissante .................................................................................... 119
La mise ....................................................................................................... 119
Les rapports entre genres ........................................................................... 121
Genres et millets ................................................................................... 123
Sexualité hors mariage ......................................................................... 125
Temps libre et modifications .......................................................................... 129
Spectacles................................................................................................... 129
De nouvelles symboliques et pratiques corporelles ................................... 135
Exercices physiques .............................................................................. 135
Le corps et l’eau.................................................................................... 137
Sortir de la ville.......................................................................................... 140
Ambivalences du tourisme et perception de soi......................................... 143

QUATRIÈME PARTIE
LES MILLETS DANS LA VIE POLITIQUE : VIVRE ENSEMBLE ?

Vie politique apparemment atone sous Abdülhamit.................................... 149


L’organisation politique communautaire ................................................... 150
Pouvoir central et administration locale..................................................... 152
Les orthodoxes : une force politique.......................................................... 154
Les Arméniens entre légitimisme et nationalisme ..................................... 157
Smyrne hamidienne et irrédentisme hellénique ......................................... 167
1908 : rétablissement de la Constitution et ouverture du champ politique 170
Élections..................................................................................................... 174
Aspects révolutionnaires ............................................................................ 177
Révolution jeune-turque et non-Turcs ....................................................... 180
%
Renoncement à toute osmanlılık rénovée et fin annoncée de Gâvur Izmir 184
L’expérience concrète de la nation turque ................................................. 184
La modernisation ottomane et les Rums..................................................... 188
Le CUP contre les Capitulations ................................................................ 196
254 La fin de Smyrne

CINQUIÈME PARTIE
ÉPILOGUE MEURTRIER

Un cosmopolitisme à détruire......................................................................... 201


À qui attribuer l’incendie de Smyrne ? ...................................................... 202
Les lacunes de l’historiographie................................................................. 205
Le kémalisme et l’organisation du récit historique .............................. 207
Une position difficile à tenir ................................................................. 208
La destruction de la présence chrétienne à Smyrne ................................... 210
Éradiquer par le feu.............................................................................. 211
Détruire les élites autochtones.............................................................. 215
Humilier et violer .................................................................................. 218
Assassiner et déporter les hommes ....................................................... 219
Les Occidentaux et la fin de la Smyrne plurielle ....................................... 221
Conclusion........................................................................................................ 227
Références bibliographiques .......................................................................... 231
Mise en page : EXEGRAPH, Toulouse

Achevé d’imprimer
Dépôt légal : avril 2005

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